Grand prix des lectrices de «Elle» 2018
En 2 mots:
Présentation de l’auteur : « En effectuant des recherches sur l’histoire de ma famille, j’ai découvert que mon arrière-grand-père irlandais avait été interné dans un asile du Yorkshire. J’ai cherché cet endroit sur Internet et je suis tombée sur un vaste bâtiment triste… mais qui abritait une spectaculaire salle de bal. J’ai lu que les hommes et les femmes, séparés durant la semaine, se retrouvaient chaque vendredi pour danser. Et qu’un orchestre de musiciens en smoking venait jouer pour eux.»
Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)
Les premières lignes
« Irlande, 1934
C’était une belle et douce journée. Elle marchait lentement, prudente sur le chemin semé d’ornières. De chaque côté se déployaient des prés, et dans ces prés du bétail paressait au soleil. Les fleurs d’été poussaient librement dans les fissures des murets éboulés. Le paysage était vert. Quelque part en bordure des choses elle sentait l’odeur de la mer.
Au sortir d’un virage elle vit la maison : basse et longue, avec trois fenêtres devant. Blanchie à la chaux. Une maison dont on avait pris soin. Il y avait autour un lopin de terre, où les grandes tiges des légumes poussaient en rangs, prêtes à être récoltées. Tout près se dressait une grange, où un homme travaillait au sommet d’une échelle, le tintement de son marteau cristallin dans l’air.
Elle s’arrêta. Retint son souffle. L’homme lui tournait le dos, absorbé par son travail. Il ne l’avait pas encore vue.
Elle ne s’était pas attendue à le trouver là. Bizarrement elle s’était dit qu’elle aurait peut-être le temps de voir la maison, de percevoir la présence de son occupant, de se demander s’il s’agissait vraiment du bon endroit.
Alors qu’elle observait l’homme, la fluidité de son geste, l’élévation et l’abaissement du bras au travail, elle sentit la crainte monter en elle.
La connaîtrait-il, après toutes ces années? La remercierait-il de perturber sa tranquillité?
Elle s’examina. Elle avait mis tellement de soin à se vêtir ce matin-là, et pourtant brusquement elle avait tout faux: ses chaussures trop serrées, la couleur de sa robe trop vive. Son chapeau trop élégant au vu de la chaleur de la journée. Elle pouvait encore rebrousser chemin. Il ne saurait jamais qu’elle était venue.
Elle ferma les yeux, la lumière tamisée du soleil dansait contre ses paupières.
Voilà trop longtemps qu’elle attendait ce moment.
Le marteau de l’homme s’était immobilisé. Elle ouvrit les yeux, le jour lui sauta au visage.
L’homme l’avait vue. Il se tenait debout sur le sol à présent, dos à la maison, le regard fixe. Elle n’arrivait pas à déchiffrer son expression. Son cœur flancha.
LIVRE PREMIER
1911
Hiver – Printemps
Ella
« Tu vas te calmer, oui ? résonnait la voix de l’homme. Tu vas te calmer, oui ? »
Elle émit un son. Ç’aurait pu être oui. Ç’aurait pu être non, qu’importe, on lui retira brusquement la couverture de la tête et elle aspira l’air avidement.
Une salle voûtée se déployait devant elle, éclairée par des lampes. Le sifflement ténu du gaz. Des plantes partout, et l’odeur du savon au crésol. Par terre des carreaux qui partaient dans toutes les directions, astiqués à fond, certains en forme de fleurs, mais les fleurs étaient noires. Comprenant qu’il ne s’agissait pas là d’un poste de police, elle se mit à crier, terrorisée, jusqu’à ce qu’une jeune femme en uniforme surgisse de l’obscurité et la gifle.
« Pas de ça ici. »
Irlandaise. Ella rejeta violemment la tête en arrière, des larmes plein les yeux bien qu’elle ne pleurât pas. Elle connaissait ces filles-là. La filature en était truffée. De vraies teignes.
Une autre femme arriva, elles glissèrent les mains sous les aisselles d’Ella et se mirent à la tirer vers une double porte. Ella laissa traîner ses pieds, mais elles la giflèrent pour la forcer à marcher. Toutes deux avaient un trousseau de clefs à la taille. Il devait y en avoir vingt, trente, qui s’entrechoquaient bruyamment. Les femmes poussèrent Ella entre les deux battants puis verrouillèrent derrière elles, et elles se retrouvèrent alors à l’entrée d’un couloir tellement long qu’on n’en voyait pas le bout.
« Où suis-je ? »
Pas de réponse. Seuls le chuintement du gaz et le couloir, interminable. Elles bifurquèrent à gauche, franchirent une autre double porte, faisaient avancer Ella d’un pas vif, au bruit du crissement de leur uniforme. Partout la même odeur âcre de savon, et autre chose, quelque chose de dissonant en dessous.
Ensuite, une dernière porte, et une vaste pièce où régnait une pestilence de porcherie : elles la traînèrent jusqu’à un lit étroit à l’armature métallique où elles l’allongèrent brutalement.
« On s’occupera de toi plus tard. »
D’autres lits se dessinèrent dans la lumière grisâtre, plusieurs centaines, alignés côte à côte. Sur chacun une personne, homme ou femme, elle n’aurait su dire. Des meubles imposants couraient le long des murs, peints d’une couleur sombre. Elle voyait les grandes portes doubles par lesquelles elle était entrée. Verrouillées.
Était-ce donc la prison ? Déjà ?
Elle se recroquevilla au bout du lit, le souffle court. Sa joue l’élançait. Elle y porta les doigts : gonflée, dure, fendue à l’endroit où les hommes l’avaient frappée un peu plus tôt. Elle tira la couverture rêche sur ses genoux. Non loin d’elle, quelqu’un chantait, le genre de chant qu’on chuchote pour endormir un bébé. Quelqu’un d’autre pleurait. Un autre encore marmonnait dans sa barbe.
Un fredonnement s’éleva. Il semblait provenir du lit voisin, mais tout ce qu’Ella discernait de la femme qui y était couchée c’étaient ses pieds, aux plantes pareilles à du papier jaune qui s’effrite, quand soudain la femme se redressa tel un diable à ressort. Elle était vieille, et pourtant elle s’était fait deux couettes, comme une petite fille. De minces pans de peau flasque pendouillaient de ses bras.
« Tu viendrais avec moi ? » demanda la vieille.
Ella s’inclina légèrement vers elle. Peut-être connaissait-elle un moyen de sortir.
« Où ça ?
— En Allemagne. »
La femme avait les yeux humides et brillants.
« On dansera, là-bas, on chantera. »
Elle entonna un air sans paroles d’une voix éraillée d’enfant. Puis elle ajouta dans un murmure sonore :
« La nuit, quand je dors, mon âme décanille : petitpas petitpas petitpas, comme une minuscule créature blanche. »
Elle pointa Ella du doigt et sourit.
« Mais faut la laisser faire. Elle revient le matin, fidèle au poste. »
Ella se couvrit les yeux avec ses poings et s’éloigna de la femme en se lovant en une balle compacte. Quelqu’un tambourinait contre les murs:
Chezmoimoijeveuxrentrerchezmoimoijeveuxrentrer chezmoi.
Ella s’y serait bien mise aussi. Sauf que chez elle, elle ne savait pas où c’était.»
L’avis de… Ar. S. (Le Monde)
« Internée de force à Sharston, un asile du Yorkshire, pour avoir volontairement brisé une vitre dans la filature où elle travaillait, Ella découvre un monde à part fait de brutalité et de répression. Hommes et femmes y vivent et travaillent séparément, ne se retrouvant qu’une fois par semaine, lors d’un bal. Ella y fait la connaissance de John, un Irlandais mélancolique brisé par la mort de son enfant et la dissolution de son mariage. Mais aussi celle de Charles, médecin adjoint et chef d’orchestre de l’institution, homme à la personnalité complexe. Inspiré par l’histoire du propre aïeul de l’auteure, interné jusqu’à sa mort pour dépression, ce mélodrame historique restitue avec profondeur le regard sans pitié porté à l’époque sur les malades mentaux ou abusivement considérés comme tels. »
Dominique présente La salle de bal d’Anna Hope. © Production Bibliothèques municipales de la ville de Genève
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Une réflexion sur “L’été en poche (26): La salle de bal”