L’été en poche (28): Cœur-Naufrage

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En 2 mots
Lyla a passé le cap de la trentaine et se retrouve sans réelles perspectives jusqu’au jour où Joris, qu’elle a rencontré l’été de ses seize ans, lui laisse un message. Commence alors une drôle de partie de ping-pong. Entre eux, mais aussi entre le passé et leur présent. Delphine Bertholon n’a pas son pareil pour happer le lecteur, pour lui offrir un épisode-choc et, à partir de là, faire monter la tension.

Ma note
★★★
(bien aimé)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes
« Rien de tout cela n’était prévu, ni même prévisible.
Je n’étais pas épanouie, encore moins comblée. Mais j’étais, disons, tranquillement malheureuse et avec le recul, ce n’était pas si mal. Je vivais à la manière d’un chat d’appartement, dans la sécurité confortable d’un périmètre contrôlé, toute pleine d’habitudes, lovée dans la croûte dorée d’une délicieuse routine. La routine, je m’en rends compte aujourd’hui, est ce qui nous reste lorsqu’on a tout perdu. J’étais tellement perdue que je m’accrochais à des bribes de réel – la Rose de Titanic sur son morceau de bois, immobile, impuissante, regardant mourir ses rêves dans l’eau réfrigérée.
Mon appartement, mon café-du-coin, mon téléphone, ma supérette, mon bus préféré. Ma copine plus-folle-que-moi, mon amant mal aimant, mon médecin généraliste, ma pharmacie de quartier, mon éditeur.
Une vie de petits cailloux, dans la chaussure.
Une vie boiteuse. 
Je suis traductrice, de l’anglais au français. Si je voyage en mots jusqu’à l’autre bout du monde, j’ai rarement quitté mon pâté de maisons. En réalité, je n’ai même jamais pris l’avion ; j’ai peur de l’avion, comme d’un grand nombre de choses (gaz, ascenseurs, commerciaux en costume, chiens, clowns, toilettes à la turque). Mes stages obligatoires, je les ai tous faits à Londres : l’invention miracle du tunnel sous la Manche a sauvé mon avenir – sans le tunnel, la manche, c’est moi qui la ferais. J’entretiens depuis deux ans une relation idiote avec un homme marié, tout en sachant très bien qu’il ne quittera pas sa femme. Pour être franche, cette relation me convient. Il y a les soirées pathétiques noyées dans le vin rouge comme dans une mer biblique, lorsqu’il m’envoie un message de dernière minute, joliment saturé d’émoticônes joyeuses, « Un problème avec les gosses, pardonne-moi baby, je me rattraperai », qui me laisse toute démunie dans mes porte-jarretelles ; mais N* me permet de rester cette adolescente éperdue, en larmes et s’alcoolisant à la première occasion, figure autotutélaire à laquelle j’ai bien du mal à renoncer. Il est l’alibi parfait de toutes mes névroses, mon conquérant de l’impossible, le salaud grâce auquel je maintiens mon célibat à un degré honnête d’intégration sociale. « Je suis tombée amoureuse », dis-je à mes amis, trémolos dans la voix. « Que veux-tu, je ne l’ai pas fait exprès… La vie est mal fichue. »
Il est tellement aisé de se mentir à soi-même.
De manière générale, je suis quelqu’un qui attend. J’attends que le jour se lève, que la nuit tombe, que la terre s’ouvre en deux. J’attends qu’on me téléphone et quelquefois, je ne réponds même pas. J’attends le serveur du bistrot d’à côté, puis j’attends mon verre, puis mon second verre. J’attends les miracles, les langues exotiques, les licornes zébrées. Le nez levé au ciel quand la nuit s’évapore, j’attends l’étoile filante ou une manifestation extraterrestre. Je m’attends moi-même, régulièrement, quand ma pensée se perd et que je me retrouve debout au milieu de la cuisine, où je m’étais pourtant rendue pour une raison précise mais que j’ai oubliée en passant devant la fenêtre. Certains jours, je m’attends des heures et ne me rejoins jamais ; je me pose un lapin, traître de moi-même.
Au fond, je dois aimer l’inertie.
Inerte et routinière, je suis parfois agitée d’un léger soubresaut – rires, larmes, vagabondage mental. Une conviction par-ci, une colère par-là, histoire de faire mine d’avoir des sentiments.
Tout ce que je voulais: ne pas penser à hier.
Désormais, je suis bien obligée de me poser la question. Dans ce qui m’est arrivé hier, quid de l’inertie, quid du déni, quid de la naïveté ?
Et dans ce qui m’arrive aujourd’hui ?
Ce qui m’arrive aujourd’hui n’est pour l’heure qu’un message. Un message que je n’ai même pas réussi à écouter jusqu’au bout.
Je me revois, dans la Renault bleu turquoise d’Alexis, prête à en découdre avec les videurs qui risquaient d’inquiéter mon petit cul de pucelle. Je nous revois, tous et toutes, sur le parking de la Centrale, enivrement méthodique à la vodka orange, alcool et jus de fruits dans des bouteilles d’Évian, adroitement recyclées en bombes éthyliques à effet retard pour économiser le prix des consommations. Je revois passer les gothiques, les drag-queens, les trans’, toute cette faune interlope éclairée par nos phares, le fleuve en contrebas dans lequel les garçons pissaient, un peu crâneurs, juchés sur le capot et hurlant à la lune. J’entends la techno industrielle qui sortait des minables enceintes de cette pauvre voiture, le son ténu mais les beats lourds, tantôt lancinants, tantôt euphorisants, chaud-froid, mon cœur qui tape trop fort au rythme de la musique, un gong, l’impression d’appartenir à l’instant – de comprendre, réellement, la notion même d’instant.
À quinze ans, à seize ans, on ne peut pas mourir. On pense sans arrêt à la mort, on écrit des poèmes avec du spleen dedans, on a souvent envie de se tailler les veines, suicide au bord des lèvres. Mais en vérité, on ne peut pas mourir. À quinze ans, à seize ans, on est tellement en vie que c’est le monde entier qui crève autour de soi, dans les lumières noires des pistes souterraines.
À dix-sept ans, on aimerait tuer… Même si pour cela, il est déjà trop tard.
 
Je suis dans le 86, mon bus préféré. C’est mon préféré parce qu’il relie Nation à Saint-Germain-des-Prés, et vice-versa. Porte à porte avec mon éditeur, ou presque. Je suis dans le 86, son numéro est rouge, il est toujours bondé, j’y fais quelquefois des crises de panique.
Je dis « mon éditeur » mais il s’agit plutôt de l’éditeur avec lequel je travaille. Je n’écris pas, moi, je me contente de transmettre l’écriture des autres. En ce moment, je traduis un premier roman britannique, acheté à prix d’or à la foire de Francfort. Je suis une femme de l’ombre, je l’ai toujours été, ma vie émaillée de signes pour que je reste ainsi – éclipsée. Le plus puissant de ces signes n’est pas étranger à ce que je veux raconter, mais je réalise qu’il est très compliqué d’écrire une histoire, même la sienne. Par où commencer ?
Le prodige britannique est, quant à lui, un as de la construction. Je me laisse porter par sa narration, j’interprète ses signes, un autre genre de signes avec lequel je suis plus à l’aise, alphabet, ponctuation, conjugaison.
Marges, et manœuvres.
Je recrée ce qui a déjà été créé, sous-fifre de Dieu.
— Lyla Manille, pour Léonie.
À l’accueil, la fille lève un œil bleu-vert tartiné de turquoise. Elle est peut-être nouvelle, ou remplace Mélina pour une raison quelconque. Cela fait longtemps que je ne suis pas venue. En tout cas, la fille ne me connaît pas et me considère d’un air circonspect.
— Vous êtes attendue?
Je hoche la tête. J’ai chaud, je ne me sens pas très bien, me demande s’ils ont un problème avec les radiateurs. Je suis sur le point de poser la question mais la fille décroche le téléphone après avoir fait éclater la bulle de son chewing-gum.
— Léonie ? Pardon de vous déranger, j’ai une Lyla pour vous… Han, han… OK d’acc’.
La fille raccroche, me regarde. Elle semble incroyablement jeune, le visage poupin, une sphère, et la peau d’un rosé flamboyant, comme fabriquée par ordinateur.
— Montez.
— Merci, mademoiselle.
Elle hausse un sourcil parfaitement épilé puis retourne à ses mystérieuses occupations de jeune fille à paupière bleue, cachée derrière les contreforts du bureau. »

L’avis de… Caroline Doudet (Cultur’Elle)
«Coeur-Naufrage est un roman sombre, douloureux, mais finalement lumineux, porté par une écriture intense et une narration parfaitement maîtrisée : encore une fois, Delphine Bertholon fait mouche et nous parle au creux de l’oreille de nos propres cicatrices. A lire absolument!»

Vidéo
Rencontre avec Delphine Bertholon à propos de Cœur-Naufrage © Bibliothèque de Sablé-sur-Sarthe

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