L’été en poche (32): J’ai vu un homme

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 En deux mots:
Trois hommes voient leur destin basculer. Ils ne sont pas coupables mais se sentent responsables. Trois drames liés entre eux et décrits jusqu’au plus petit détail. Un roman saisissant sur fond de guerre «moderne» menée à coups de drones!

Ma note:
★★★★(j’ai adoré)

 Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes
« L’événement qui bouleversa leur existence survint un samedi après-midi de juin, quelques minutes à peine après que Michael Turner, croyant la maison des Nelson déserte, eut franchi le seuil de la porte du jardin. Ce n’était que le début du mois, mais Londres se boursouflait déjà sous la chaleur. Les fenêtres béaient le long de South Hill Drive. Garées des deux côtés de la route, les voitures bouillaient, brûlantes, leurs carrosseries prêtes à craqueler au soleil. La brise du matin s’était retirée, laissant la rangée de platanes parfaitement immobile. Les chênes et les hêtres du parc alentour ne bruissaient pas davantage. La vague de chaleur s’était abattue sur la ville une semaine plus tôt, et cependant les herbes hautes qui s’étendaient hors de l’ombre protectrice des arbres commençaient à jaunir.
Michael avait trouvé la porte du jardin des Nelson entrouverte. Il s’était penché dans l’entrebâillement, l’avant-bras appuyé au cadre de la porte, et avait appelé ses voisins.
« Josh ? Samantha ? »
Pas de réponse. La maison avait absorbé sa voix sans lui renvoyer le moindre écho. Il baissa les yeux sur sa vieille paire de chaussures bateau, leurs semelles gorgées d’humidité par l’herbe fraîchement arrosée. Il jardinait depuis midi et était venu directement chez les Nelson, sans passer prendre une douche dans son appartement. Sous son short, ses genoux aussi étaient crasseux.
Repoussant le talon de sa chaussure gauche avec le bout de son pied droit, Michael s’en extirpa. Tout en répétant l’opération pour l’autre pied, il tendait l’oreille, guettant quelque signe de vie à l’intérieur de la maison. Toujours rien. Il regarda sa montre : 15 h 20. Il avait un cours d’escrime de l’autre côté du parc à 16 heures. Il lui faudrait au moins trente minutes pour arriver là-bas. Il s’avança, s’apprêta à pousser la porte, mais se ravisa en voyant ses mains sales et utilisa son coude afin de l’ouvrir et de se frayer un chemin à l’intérieur.
La cuisine baignait dans une pénombre fraîche et il fallut un moment à Michael pour ajuster sa vision à l’absence de lumière. Dans son dos, le jardin de ses voisins descendait en pente douce entre un poirier et une haie d’herbacées ratatinée. La pelouse desséchée dévalait jusqu’à un portail en bois envahi par les roseaux. Au-delà du portail, il y avait un saule pleureur penché au-dessus d’un des bassins du parc. Durant les derniers mois, ces bassins s’étaient recouverts d’une seconde peau de lentilles d’eau vertes, étonnamment luisante. Quelques minutes plus tôt, Michael, accroupi dans l’herbe pour se reposer, avait contemplé une foulque qui fendait la surface de l’eau depuis l’autre rive, sa tête blanc et noir comme un voile de nonne, avançant en rythme et traînant dans son sillage une nuée de canetons.
Debout dans la cuisine, Michael tendit l’oreille une nouvelle fois. Ce n’était pas le genre de Josh et Samantha de laisser la maison ouverte en leur absence. Il savait que Samantha avait rejoint sa sœur Martha pour le week-end. Mais il pensait que Josh et les filles étaient là. Pourtant la maison demeurait silencieuse. Seuls les bruits du parc lui parvenaient : les aboiements d’un chien, les bavardages de pique-niques lointains, les éclaboussures d’un plongeur dans le bassin de nage, de l’autre côté de la promenade. Plus près, dans un jardin tout proche, il entendit un jet d’eau automatique se mettre en marche. L’atmosphère était si figée et si calme que, de là où il se tenait dans la cuisine, ces bruits semblaient déjà tissés dans le fil de la mémoire, appartenant au passé, comme s’il avait franchi une porte temporelle et non le seuil d’une maison.
Peut-être Josh avait-il laissé un mot ? Michael s’approcha du réfrigérateur pour vérifier : modèle carré, à l’américaine, en acier brossé, avec un distributeur de glaçons intégré. Une montagne de paperasses en recouvrait la surface, au lieu de s’entasser sur un bureau, elles étaient retenues là à la verticale par des aimants à l’effigie des œuvres de Rothko. Michael passa en revue les menus de traiteur à emporter, listes de courses, bulletins scolaires, rien qui indique où Josh pouvait bien être. Il se détourna du réfrigérateur et scruta la pièce autour, espérant trouver un indice.
La cuisine de Samantha et Josh était robuste et généreuse, à l’image du reste de l’habitation. Les lamelles d’ombre des stores vénitiens caressaient l’îlot central, autour duquel étaient disposés un four, deux plaques de cuisson et un tableau d’ustensiles de cuisine professionnels. Derrière un comptoir où l’on prenait le petit déjeuner, des plantes en pots et des stores ocre séparaient la cuisine de la véranda où l’on pouvait s’installer dans un canapé affaissé et deux fauteuils. À l’autre bout de la cuisine se trouvait une table ovale pour les repas, et trônant au-dessus, un portrait des Nelson.
Cette photographie en noir et blanc, faite en studio à l’époque où Rachel était encore une petite fille et Lucy un bébé, montrait les deux enfants assises sur les genoux de leurs parents dans des robes blanches identiques. Samantha couvait ses filles d’un œil rieur, elle ne regardait pas l’objectif. Josh, en revanche, adressait un sourire franc et direct à l’appareil, sa mâchoire semblait plus anguleuse que celle de l’homme que Michael connaissait. Ses cheveux aussi paraissaient plus noirs, avec cette coupe de petit garçon qu’il arborait toujours, les tempes grisonnantes en moins.
Michael fixa un instant le regard de ce Josh rajeuni. Il se demanda s’il ne ferait pas mieux de l’appeler pour lui dire que la porte de son jardin était ouverte. Mais son téléphone était resté chez lui et Michael ne connaissait par cœur ni le numéro de Josh ni celui de Samantha. Et peut-être d’ailleurs n’y avait-il aucune raison de les inquiéter ? À première vue, aucun signe d’intrusion. La cuisine avait exactement la même apparence que d’habitude.
Michael ne connaissait les Nelson que depuis sept mois, mais leur amitié, une fois nouée, avait vite gagné en intensité. Ces dernières semaines, il avait l’impression d’avoir pris plus de repas chez eux qu’à sa propre table, dans l’immeuble voisin. Lorsqu’il s’était installé, il n’avait pas tout de suite vu le chemin qui menait de leur pelouse au jardin commun qui bordait la rangée d’immeubles où se trouvait son appartement. Traversant la haie à un endroit où elle s’interrompait, le sentier était presque invisible. Mais à présent, à force d’être emprunté, le tracé se distinguait facilement : Michael passait les voir le soir et Samantha ou les filles venaient le chercher les week-ends. Telle une famille, les Nelson étaient devenus pour lui une présence apaisante, un ancrage nécessaire contre les déferlantes du passé. Michael avait la certitude que cette cuisine n’avait pas été fouillée ou visitée. C’était la pièce dans laquelle il avait passé le plus de temps avec eux, l’endroit où ils mangeaient, buvaient, l’endroit où il avait véritablement eu le sentiment de panser ses blessures. Pour la première fois depuis qu’il avait perdu Caroline, il avait appris ici, grâce à Josh et Samantha, à se souvenir, non plus seulement de son absence, mais d’elle.
Détachant le regard du portrait de famille, Michael jeta un œil aux chaises et aux buffets dans la véranda. Sans doute ferait-il mieux de contrôler le reste de la maison. Tout en marchant vers le téléphone et en parcourant les Post-it collés un peu partout sur le combiné, il se persuada que Samantha et Josh ne voudraient pas le voir partir sans une inspection en règle. Mais il fallait faire vite. À l’origine, il ne devait passer que pour récupérer un tournevis prêté à Josh et dont il avait besoin pour réparer une épée avant son cours. Dès qu’il aurait mis la main dessus et fait le tour de la maison, il s’en irait.
Une nouvelle fois, Michael regarda sa montre. Il était presque 15 h 25. S’il trouvait quoi que ce soit de louche, il pourrait toujours appeler Josh en traversant le parc pour aller à son cours. Où qu’il soit, se dit Michael, avec les filles il ne pouvait pas être allé bien loin. Tournant le dos au téléphone couvert de gribouillages, Michael s’avança vers la porte qui menait au hall d’entrée. Tandis qu’il traversait la cuisine, les tommettes rouges, fraîches sous ses pieds, se couvraient des empreintes de ses chaussettes humides, qui disparaissaient lentement derrière lui comme si le vent venait recouvrir sa trace. »

L’avis de… Geneviève Simon (La libre Belgique)
« Owen Sheers signe avec « J’ai vu un homme » un roman impressionnant de maîtrise, impossible à lâcher, qui donne à ses personnages une présence et une épaisseur rares et dont l’intrigue est savamment orchestrée. Il y a du thriller mais aussi de l’amour et de la rédemption dans cette histoire qui place les hommes face aux conséquences inattendues de leurs choix sans les dédouaner de leurs responsabilités. Une décision prise avec les meilleures intentions peut engendrer des soubresauts imprévisibles et ébranler la conscience. Celle du lecteur pareillement. Et c’est vertigineux. »

 Vidéo


Owen Sheers présente son roman «J’ai vu un homme» © Production Librairie Mollat

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