L’été en poche (37): Gabriële

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En deux mots:
Gabriële Buffet-Picabia aura sacrifié sa carrière de musicienne pour se mettre au service de son mari et au-delà d’une révolution artistique. De Duchamp à Arp et d’Apollinaire à Beckett, elle accompagnera ce mouvement novateur. Gabriële revit aujourd’hui par la magie de l’écriture de ses deux arrière-petites-filles.

Ma note:
★★★ (beaucoup aimé)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes
« Avant-propos
Notre mère s’appelle Lélia Picabia. Un nom trop beau pour ne pas cacher une douleur. Enfants, nous ne connaissions pas l’origine de son nom. Notre mère ne nous parlait jamais de son père, ni de ses grands-parents.
En 1985, sa grand-mère (notre arrière-grand-mère) Gabriële Buffet-Picabia, est morte de vieillesse, à l’âge de 104 ans. Nous ne sommes pas allées à l’enterrement de cette femme, pour la simple et bonne raison que nous ne connaissions pas son existence. Bien plus tard, lorsque nous sommes devenues adultes, nous avons compris le silence qui l’entourait. Nous avons eu l’intuition que cette femme avait été un monument ignoré et égaré. Ignoré de nous. Égaré dans l’histoire de l’art. Pourquoi cette double disparition ?
Nous nous sommes alors lancées dans la reconstitution de la vie de Gabriële Buffet, théoricienne de l’art visionnaire, femme de Francis Picabia, maîtresse de Marcel Duchamp, amie intime d’Apollinaire.
Nous avons écrit ce livre à quatre mains, en espérant qu’il y aurait du beau dans ce bizarre. Nous avons tenté une expérience d’écriture en tressant nos mots les uns avec les autres, pour qu’il n’existe plus qu’une seule voix entre nous. Nous avions envie de retrouver cette joie disparue qui consiste à écrire aujourd’hui comme nous nous amusions autrefois – avec le sérieux de l’enfant quand il joue. Deux sœurs ensemble sont pour toujours des enfants.
Nous avons joué mais nous n’avons rien inventé, pas besoin, la vie de Gabriële est un roman. Pour écrire ce livre, nous nous sommes appuyées sur des ouvrages d’histoire, des archives et des entretiens. Néanmoins, nous ne sommes pas historiennes et ne prétendons pas l’être. Nous espérons que les spécialistes de l’art comprendront que, malgré la méticulosité de notre travail de recherche, notre subjectivité d’écrivains est entrée en jeu dans l’interprétation des sentiments de notre arrière-grand-mère. Les événements que nous racontons ont été vécus par les protagonistes, bien qu’ils soient contés à notre façon. Nous avons choisi le point de vue de la vie pour raconter celle de Gabriële Buffet. ANNE & CLAIRE BEREST

1 L’ensorcellement (L’encerclement)
On ne la remarque pas aussitôt. Pas d’extravagance dans cette taille moyenne, ce corps pudique, ces longs cheveux châtains ajustés en chignon cloche, parure sombre et provocante jamais révélée. Le visage de Gabriële Buffet n’a rien de charmant. Il ne fait pas de caprice. Le menton, surtout, est trop grand. Le front aussi. Ses yeux disparaissent dans des fentes perpétuellement songeuses, dessinant deux traits noirs de charbon mouillé sous des sourcils forts qui obstruent la couleur des iris. Cette femme, ni belle ni laide, est autre chose. Si l’on pousse la curiosité à observer cette figure banale, on saisit alors que la bouche pâle s’étire en deux longues ailes d’oiseau libre. Les pommettes tapent. L’ensemble est terriblement déterminé. Un air qui invite promptement à sonder le regard. À le suivre.
En 1908, Gabriële a 27 ans. Elle est partie finir ses études de musique à Berlin commencées à Paris. C’est une jeune femme indépendante. Pas de mari, pas d’enfant, pas d’attache. Elle mène une agréable vie, une vie de garçon. Elle gagne de l’argent en jouant dans des orchestres, elle n’a de comptes à rendre à personne.
Avec ses nouveaux amis berlinois, Gabriële a passé les vacances en Suisse, dans un chalet d’été. Elle y fait une drôle de rencontre : « À cette époque, autour de Genève, il y avait une grande quantité de petites maisonnettes louées qui recevaient les Russes réfugiés. Et j’ai connu Lénine, car il était dans une maison voisine de la mienne. Je le voyais sortir – ça n’a pas été plus loin – si ce n’est que j’ai trouvé qu’il avait une très belle tête1. »
La légende familiale dit que Gabriële a eu une aventure avec Lénine. Aucun ouvrage ne l’atteste, et nous en doutons. Mais ce qui est intéressant, c’est l’existence même de la légende. Cette idée qui persiste au-delà des décennies, que Gabriële n’aurait été séduite que par des hommes révolutionnaires – quelle que soit la nature de la révolution, politique ou artistique.
Après ses vacances dans les montagnes suisses, Gabriële rentre en France, pour rendre visite à sa mère et son frère Jean. Comme de nombreux militaires de l’époque, son père avait pris sa retraite à Versailles, cette ville cossue et tranquille qui possède sa propre société de tramways électriques, anciennement à « traction hippomobile ».
Gabriële n’aime pas tellement les vacances à Versailles, très vite elle s’agace de ce qui l’avait réjouie les premiers jours : les rituels familiaux, les gestes immuables, les histoires qui ne changent pas. Gabriële n’est pas « famille » et ne le sera jamais – même avec ses enfants. Surtout avec ses enfants.
C’est une belle journée de septembre 1908 qui marque la fin de l’été. La mère de Gabriële dresse la table sous la tonnelle du jardin, elle est heureuse d’avoir ses deux grands enfants auprès d’elle, elle porte une robe rose, le soleil dans le feuillage fait des taches de lumière sur la nappe blanche, nous sommes dans un tableau de Renoir.
Mme Buffet a le cœur lourd : c’est le dernier déjeuner de l’été en famille, Gabriële va repartir à Berlin, Jean, qui est peintre, s’est installé à Moret-sur-Loing, elle va se retrouver seule dans cette maison trop grande. Jean a choisi ce petit village de Seine-et-Marne car il fut le décor de nombreuses toiles de l’impressionniste Alfred Sisley, qu’il admire beaucoup. Sisley a peint l’église de Moret-sur-Loing, le pont de Moret-sur-Loing, les peupliers de Moret-sur-Loing et la rue des Tanneries… Et donc Jean fait à peu près la même chose, quinze ans plus tard. Quinze ans trop tard ? Il n’est pas en avance, Jean, has been même, au regard de Gabriële qui évolue dans le milieu de l’avant-garde musicale. Il fait partie de cette génération de jeunes gens néo-impressionnistes, un « jeune suiveur d’un mouvement déjà vieux». Certes, Jean a du talent, beaucoup même, mais Gabriële n’est pas émue par la joliesse de ses sujets, ni par la sensibilité de ses compositions, ni par sa capacité à créer une véritable puissance chromatique dans des paysages de neige. Pour elle, les impressionnistes faisaient scandale du temps de papa et maman. Aujourd’hui, ils font école.
Mais revenons à cette journée de septembre où Gabriële et sa mère sont assises dans le jardin, la glycine blanche a fleuri tardivement, mère et fille ne s’adressent la parole que pour rendre les silences acceptables, elles n’ont rien à se reprocher mais pas grand-chose à se dire. Jean n’est pas encore là. On l’attend pour déjeuner, il avait promis d’être à l’heure.
Après un certain temps, Gabriële et sa mère commencent le repas en se disant que « cela va le faire venir ». Et puis au dessert, on se résout à l’idée qu’il ne viendra pas et que chacun cachera son inquiétude en vaquant à ses occupations. L’après-midi passe, Gabriële empaquette ses bagages pour son retour en Allemagne – elle a hâte de rentrer à Berlin, ces vacances estivales n’ont été qu’une longue nuit d’insomnie, Gabriële étouffe. Elle tourne en rond dans sa chambre. La commode sent l’encaustique et renferme des robes sages, bleues et grises. C’est beau et c’est fade, comme le réséda.
La cathédrale Saint-Louis de Versailles sonne les vêpres. Son frère n’est toujours pas là, Gabriële écoute, attentive au son des cloches, leur lourd corps de bronze résonner d’une tonalité grave et solennelle. Soudain, un bruit inhabituel, Gabriële entend les graviers grincer violemment. Elle se précipite à la fenêtre de sa chambre : une voiture fait son apparition dans la cour. La vision, en ce début de siècle, est aussi incongrue qu’extravagante, comme imaginer aujourd’hui un hélicoptère atterrir soudain sur le gazon de son jardin. Il ne lui faut pas longtemps pour en deviner l’explication. »

L’avis de… Luc Le Vaillant (Libération)
« Les sœurs Berest sont écrivaines. Anne a 37 ans. Claire a 35 ans. Elles publient la biographie de leurs arrière-grands-parents. Gabriële Buffet était compositrice de musique, inspiratrice d’artistes et aussi alpiniste. Francis Picabia était peintre, viveur, farceur, provocateur, inconséquent et maniaco-dépressif. Le couple était transgressif, exceptionnel, dangereux. Un siècle après, leur descendance se réapproprie cette filiation méconnue, sinon cachée. »

Vidéo


Anne et Claire Berest présentent «Gabriële» © Production Hachette Littérature

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