En deux mots:
Paul Lerner, écrivain en panne d’inspiration, s’est exilé en Bretagne où il a trouvé un poste de journaliste. Si son épouse et son fils semblent s’adapter à cet exil, sa fille rêve de retourner à Paris. Mais cette insatisfaction n’est que la partie émergée d’un iceberg de problèmes.
Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Une famille explosive
Après la Chanson de la ville silencieuse et la mélancolie lisboète Olivier Adam nous entraîne en Bretagne sur les pas de Paul Lerner et de sa famille. On s’amuse autant que lui de ce portrait d’écrivain raté qui cumule les problèmes.
Commençons cette chronique par un peu de musique. Si je vous propose d’écouter «Exister» d’Alain Chamfort, c’est parce qu’Olivier Adam a trouvé le titre de son nouveau roman dans les paroles de cette chanson: «Exister quel sport de rue / Sûr c’est pas du badminton / Exister si j’avais su / Aurais-je décliné la donne».
S’il faut attendre la fin du roman pour que Manon lance à son père que «la vie est un sacré sac de nœuds, un putain de sport de rue». Et qu’il lui réponde, complice «Sûr, c’est pas du badminton», c’est que les problèmes n’ont pas arrêter de s’accumuler durant les quelques mois sur lesquels s’étalent la vie de cette famille. Pour comprendre comment on est arrivé là, il faut toutefois remonter un peu le temps.
Paul Lerner est un écrivain qui a publié une dizaine de romans et qui, après avoir connu un petit succès, peine à atteindre des tirages honorables. Avec Sarah, son épouse, il décide de quitter Paris pour s’installer en Bretagne, à Saint-Lunaire, de l’autre côté de la Rance. Une décision que son jeune fils Clément prend avec philosophie, mais qui révolte son adolescente de fille. Manon ne comprend pas pourquoi il faudrait s’enterrer dans ce coin perdu balayé par les vents du large.
Paul et Sarah espèrent que cette révolte sera passagère, le temps qu’elle trouve ses marques et se fasse de nouveaux amis. Lui a trouvé un emploi de journaliste à L’Émeraude, l’hebdomadaire local, elle travaille dans un centre d’accueil de migrants.
En racontant leur quotidien, Olivier Adam parsème son récit de petits indices permettant au lecteur de suivre cette montée insidieuse des périls. Ainsi, comme une piqûre de rappel, Paul croise un jour Meyerowitz, un écrivain en villégiature, dont les préoccupations lui rappellent combien il est désormais loin des manœuvres éditoriales: «Je fais un petit break. Je suis rincé. Ces promos infernales, ça m’essore. Enfin tu sais ce que c’est. Mais on ne peut pas faire sans. Surtout maintenant. Si t’es pas dans les cinq bouquins dont on parle partout c’est fini. Il n’y a plus de zone intermédiaire. Mais on me voit trop. Pour les prix. Mon éditeur m’a dit de me mettre au vert. Que ça allait finir par devenir contre-productif.»
Puis survient l’épisode de l’incendie volontaire du bâtiment qui héberge les migrants. Paul s’étonne que Sarah ne lui ai rien dit de ce fait divers alors qu’elle est censée travailler là-bas. Enfin, vient ce jour où sa fille est absente du collège, alors qu’elle est partie comme tous les matins prendre le bus de ramassage scolaire. À cette liste, on rajoutera l’article écrit pour dénoncer les manœuvres immobilières du maire et d’un promoteur pour vendre le camping en bord de mer et transformer le site en résidence de luxe. Autant de petits cailloux semés qui vont finir par faire très mal.
Manon part rejoindre son petit ami à Paris, Sarah a une relation avec Lise, la femme d’un policier, Paul subit les foudres du maire qui lui avait mis le pied à l’étrier. Son ami Aurélien meurt. Et pour couronner le tout, une femme prétend être sa demi-
«Dépression n°5. By Lerner. Paris.»
C’est là que la plume d’Olivier Adam fait merveille, mêlant lucidité et autodérision, choisissant de relever la tête plutôt que d’accepter ce qui a tout l’air d’un naufrage : «II était temps que ça cesse. Il avait quarante-cinq ans, merde. Il allait bien devoir un jour sortir de l’adolescence, arrêter de se défausser, de fuir, de se protéger. C’était ça, la vie. Des emmerdes, des deuils, des amitiés brisées, des secrets, des mensonges, des enfants qui partaient en vrille, des pépins de santé, des hauts, des has, le grand manège, du grand n’importe quoi. Et il fallait s’en contenter. La regarder bien en face, telle qu’elle était, et s’y mouvoir debout.»
Faisant un parallèle avec les soucis du pays, le romancier nous offre à travers cette chronique familiale un condensé de l’évolution de notre société. L’économie en mutation, le rapport ville-campagne, le déclin de l’édition, la question des migrants, celle de la violence conjugale ou encore les problèmes environnementaux sont amenés de la même manière, par petites touches, à la manière des impressionnistes. Pour finir sur un tableau saisissant. Après la quête mélancolique d’une fille sur les pas de son père dans Chanson d’une ville silencieuse, voici le retour – en pleine forme – d’Olivier Adam.
Une partie de badminton
Olivier Adam
Éditions Flammarion
Roman
000 p., 21 €
EAN 9782081382473
Paru le 21/08/2019
Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Saint-Lunaire et les localités situées de l’autre côté de la Rance, Saint-Briac, Lancieux, Saint-Jacut-de-la-Mer, Fréhel et à Paris. On y évoque aussi Rennes et Saint-Malo.
Quand?
L’action se situe de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Après une parenthèse parisienne qui n’a pas tenu ses promesses, Paul Lerner, dont les derniers livres se sont peu vendus, revient piteusement en Bretagne où il accepte un poste de journaliste pour l’hebdomadaire local. Mais les ennuis ne tardent pas à le rattraper. Tandis que ce littoral qu’il croyait bien connaître se révèle moins paisible qu’il n’en a l’air, Paul voit sa vie conjugale et familiale brutalement mise à l’épreuve. Il était pourtant prévenu: un jour ou l’autre on doit négocier avec la loi de l’emmerdement maximum. Reste à disputer la partie le plus élégamment possible.
Comme dans Falaises, Des vents contraires ou Les Lisières, Olivier Adam convoque un de ses doubles et brouille savoureusement les pistes entre fiction et réalité dans ce grand livre d’une vitalité romanesque et d’une autodérision très anglo-saxonne.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Devoir (Philippe Couture)
Interview de Olivier Adam à l’occasion de la sortie de son roman Une partie de badminton © Production Éditions Flammarion
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« En cale sèche
Son téléphone se mit à vibrer. Paul Lerner le laissa faire. Il avait depuis longtemps la réputation d’être injoignable. Avec les années, il s’était imaginé qu’on finirait par s’y habituer. Mais non. Tout le monde s’acharnait à le lui reprocher. Sarah, sa compagne. Manon et Clément, ses enfants. Sa mère. Ses amis – mais il lui en restait peu. Son éditeur à l’époque – une époque pas si lointaine en définitive, mais tout cela lui paraissait loin désormais, il y pensait comme à une autre vie, très ancienne, périmée. Et, ces temps-ci, Marion Gardel, rédactrice en chef de L’Émeraude, le journal local dont il rédigeait une bonne partie des articles.
— Ces engins sont pourvus d’une messagerie, lui répétait-il. Utilisez-la. Surtout si c’est pour me rappeler qu’on boucle demain et que j’ai du retard. Je le sais mieux que quiconque, figurez-vous, mais bordel, est-ce que je vous ai déjà plantée ? Oui ou non ? Non. Bon alors.
Paul n’y pouvait rien. Il détestait parler dans ce truc, y coller son oreille. Le sentir vibrer dans sa poche suffisait à lui serrer la gorge.
Il attendit en vain que l’appareil vibre de nouveau, indiquant que Marion Gardel lui avait laissé un message. Puis il se remit au travail. Dans son dos se mêlaient le bruissement des conversations et le vacarme du percolateur. Ils n’étaient pas nombreux, en dehors des week-ends, à s’installer en milieu d’après-midi aux tables calées dans le sable blanc de la paillote qui surplombait la grande plage. Le nouveau propriétaire, un type d’une quarantaine d’années au sourire inaltérable, semblait ne pas se résoudre à ce que la saison touristique ne dure qu’un mois, nichée entre le 14 juillet et le 15 août, et s’échinait depuis quatre ans à ouvrir son établissement dès les premiers jours d’avril pour ne le fermer qu’une fois les congés de la Toussaint consumés. En dehors des vacances, des ponts et de quelques week-ends ensoleillés, il se condamnait ainsi à demeurer seul sous la pluie, attendant qu’à la moindre éclaircie quelques locaux désœuvrés, une poignée de touristes égarés daignent lui commander un café ou un demi qu’ils consommaient à toute vitesse, sous peine de finir frigorifiés avant même d’en avoir bu la dernière goutte. Une telle abnégation frisait l’hérésie économique, personne ne comprenait comment il pouvait s’en sortir avec un si maigre chiffre d’affaires, mais cela faisait le bonheur de Paul. Il y avait établi son QG. C’était devenu une sorte d’extension de sa maison. Son jardin en quelque sorte (le petit carré d’herbe prolongeant la terrasse abritée dont bénéficiaient les Lerner, ainsi qu’on les appelait même si Paul et Sarah n’étaient pas mariés, quoique agréable, n’en méritait pas vraiment le nom). Il se sentait protégé face à ce paysage qui avait toujours eu le pouvoir (comment avait-il pu l’oublier, comment même avait-il cru pouvoir s’en passer ou vouloir autre chose, se demandait-il à présent) de dresser une muraille entre son cerveau et tout ce qui le rongeait. Dans l’ordre chronologique : la mort de son père et l’atmosphère de décomposition qui avait cerné leurs dernières années à Paris, l’insuccès de ses derniers livres et l’endurance dangereusement érodée de Sarah, son dos foutu et les deux années de douleur constante, de comprimés de codéine, de Lamaline et de capsules d’Acupan qu’il avalait comme des bonbons, les trois opérations des lombaires dans des cliniques hors de prix par de prétendus pontes de la chirurgie, l’interminable succession de convalescences, de rémissions et de rechutes, l’argent qui n’avait soudain plus suffi, même avec le salaire de Sarah, pour leur payer le luxe d’une vie parisienne, l’urgence qu’il y avait eu alors à dénicher un boulot pour assurer le quotidien, les démarches sans succès auprès des maisons d’édition (il ne suffisait pas, découvrait-il, d’avoir publié des romans dont certains avaient trouvé leurs lecteurs pour prétendre au titre d’éditeur ou de directeur de collection), du monde du cinéma (son étoile avait pâli depuis ses derniers succès en tant que scénariste) ou de la presse écrite (où sévissait une crise sans précédent), et pour finir leur retour ici, nimbé d’un tenace sentiment d’échec, à la faveur d’un emploi inespéré dans le canard local. Mais tout n’allait pas si mal. Certes, la réacclimatation de Manon s’avérait difficile : elle semblait ne pas se remettre d’avoir été arrachée à sa ville, son quartier, son lycée, ses amies. Quand bien même elle était née et avait passé ses onze premières années ici. Ses parents avaient gâché sa vie, affirmait-elle. Mais ils vivaient là de nouveau, à deux pas des plages et des falaises, à une quinzaine de kilomètres des lieux qu’ils avaient quittés cinq ans plus tôt, histoire de ne pas tout à fait accréditer la thèse d’un complet retour à la case départ. Clément, passé les premières angoisses liées à tout grand changement, s’en sortait plutôt bien, même si voir sa sœur se renfermer sur elle-même et ne plus lui porter qu’une attention négligeable, alors qu’ils avaient été si proches durant tant d’années, lui brisait le cœur.
Sarah avait obtenu sa mutation à temps, et en dépit des trajets en voiture quotidiens qu’elle s’infligeait pour gagner la banlieue de Rennes, paraissait avoir repris les forces que cinq ans d’enseignement en Seine-Saint-Denis et Paul lui-même (il était, de l’avis de tous, un type « difficile à vivre ») avaient sérieusement rongées au fil des années. Ils n’étaient pas à plaindre en définitive. Loin de là, même, se força à penser Paul.
La mer s’était retirée jusqu’aux confins des premiers îlots. Les bateaux s’échouaient comme en cale sèche, cernés d’oiseaux scrutant les reliefs d’un repas d’ordinaire accessible aux seuls sternes et cormorans, les rares bestioles de leur espèce assez dingues pour s’enfoncer à longueur d’année dans une eau que l’été peinait à réchauffer au-delà des dix-huit degrés et qui le reste du temps oscillait entre les neuf et douze. Sur l’écran de l’ordinateur s’affichait le texte que Paul était sur le point d’achever. Il n’avait rien de commun avec ceux auxquels il avait longtemps pensé consacrer sa vie entière. Mais il fallait bien s’y résoudre. Ses trois derniers livres n’avaient emballé ni la presse ni les lecteurs. Il était passé de mode. Ou il avait écrit de mauvais romans. En matière de littérature, le succès, l’échec, tout cela lui semblait relever en partie du malentendu, de l’air du temps ou de circonstances. De la chance il en avait eu très tôt, et par paquets entiers. Elle avait fini par le quitter, voilà tout.
Quelques gouttes éclaboussèrent le clavier de son ordinateur. Il jeta un œil vers le ciel, sauvegarda la dernière version de son article et se réfugia au bar. L’avancée du toit, recouvert d’un genre de paillis à la mode tropicale, l’abritait des pluies qui par ici alternaient tout au long des journées avec les trouées de lumière, assurant ces incessants changements de couleurs à la surface de la mer que vantaient les prospectus de l’office du tourisme et les reportages sur ce coin de la côte bretonne, qu’on pouvait suivre la nuit venue, au gré des insomnies, sur les chaînes les plus reculées du satellite. Paul lâcha au patron la désormais rituelle prédiction selon laquelle ce dernier finirait bien par se résoudre à aménager un coin de tables protégé en permanence, à quoi celui-ci lui répondit comme à l’accoutumée, imperturbable, qu’il faisait toujours beau ici et que c’était bien connu, en Bretagne il ne pleuvait que sur les cons. Ils avaient cet échange chaque semaine. Cela faisait partie des charmes de la vie locale. La pluie et le beau temps, les coefficients de marée et la force du vent, les sempiternels débats sur le climat qui régnait sous ces latitudes, moins mauvais que ce qu’en laissait croire la rumeur colportée par à peu près tout le monde sauf Paul, remplissaient une bonne moitié des conversations, le reste étant dévolu à des considérations générales sur l’actualité du coin (que Paul alimentait d’ailleurs dans des proportions non négligeables), aux résultats sportifs, à la santé des uns et des autres, aux variations d’état civil, naissances mariages divorces enterrements et, pour les plus audacieux et concernés, à quelques commentaires bien sentis sur la marche du pays, pour ne pas dire du monde, telle qu’elle était relatée dans les pages de Ouest France ou durant les deux minutes des flashs info dispensés par la station régionale de la radio publique. Paul aimait se laisser noyer dans ce babillage incessant, cette sociabilité de surface. Au fond, pendant les cinq ans de leur parenthèse parisienne, et sans qu’ils se le formulent jamais, cela lui avait manqué. Comme tout le reste. Les paysages, les gens, le sentiment obscur d’être au bord du pays, légèrement en retrait, et néanmoins en son cœur. Cette vie dont il avait cru s’être lassé. Qu’est-ce qui lui avait pris de vouloir partir, cinq ans plus tôt ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond ? Tout allait bien à l’époque, et mieux que ça, même, quand il y réfléchissait. Ses livres rencontraient un certain écho. Aussitôt l’un fini un autre lui apparaissait. Il écrivait sans difficultés notoires, puisant dans le lieu et ses habitants une bonne partie de sa matière – de là à croire qu’à Paris l’inspiration s’était tarie, ce qui pouvait expliquer que le contenu de ses livres s’en soit ressenti et qu’ainsi l’aient abandonné un à un les lecteurs, il y avait un pas qu’il hésitait encore à franchir. Sarah semblait heureuse alors – et ce fut pour lui une vraie surprise quand, le jour où il lui fit part de son désir de vivre dorénavant à Paris, elle avait acquiescé et soutenu ce projet sans réserve. Les enfants poussaient comme des herbes folles ; leur jardin était une plage de six kilomètres. Que demander de plus ? D’ailleurs, quand ils avaient annoncé leur départ, personne ici n’avait compris. Vous le regretterez vite. Vous reviendrez. Au bout d’un an, au bout de dix ans, mais vous reviendrez, s’étaient-ils entendu répéter. Sur le coup ils avaient souri à tous ces gens. Les faits leur avaient pourtant donné raison.
La pluie s’était mise à cingler mais déjà à l’ouest le ciel se déchirait et les rayons de soleil tombaient en rideau à travers les nuages anthracite. La mer s’illumina soudain, virant en un clin d’œil du gris fer à l’émeraude, avant de loucher vers le turquoise fluorescent. Le patron, le serveur qui l’assistait et les trois autres clients perchés sur de hauts tabourets contemplèrent le spectacle comme si c’était la première fois qu’un tel phénomène se produisait. Jamais personne n’avait l’air de s’en rassasier. Ce genre de lumières, de couleurs avait beau tout repeindre plusieurs fois par jour, c’était toujours le même éblouissement. Un type au comptoir observait Paul à la dérobée. Il finit par lui demander si, par hasard, il n’était pas romancier.
— Non, vous devez confondre…, répondit Lerner. L’était-il encore ? La question était sans fond. Depuis son dernier livre, il n’avait pas écrit une ligne et rien ne semblait vouloir se profiler. Du reste, personne ne semblait attendre encore quelque chose de lui. Ni les lecteurs, qui l’avaient déjà oublié. Ni son éditeur, pour qui la Terre ne s’était pas arrêtée de tourner : Noren comptait à son catalogue d’autres poulains sur qui miser, et sa maison continuait à collectionner les succès. Plus le temps passait, plus Paul se demandait si la page n’était pas définitivement tournée. Peut-être n’écrirait-il plus jamais le moindre roman. Peut-être ne publierait-il plus rien d’ici sa mort. Quand il s’en ouvrait à Sarah, elle haussait les épaules. Comme si la perspective de le voir se retirer du jeu ne la perturbait pas. Il avait longtemps gagné sa vie avec ses romans. Ce n’était plus le cas. Qu’il arrête et se consacre à un autre métier ne constituait pas un drame. Il ne serait pas le premier ni le dernier à devoir se reconvertir. D’ailleurs elle n’avait jamais vraiment compris pourquoi l’écriture, la réception de ses livres, en dehors des implications financières que cela supposait, le gouvernaient à ce point. Le plongeaient dans de tels états d’anxiété ou d’abattement, d’euphorie ou d’excitation. Tout cela lui paraissait nimbé d’une forme de romantisme démodé. Toute cette mythologie de l’auteur torturé. Rongé quand l’inspiration se dérobait. Hanté par le sentiment d’imposture ou d’échec. Elle en aurait souri si durant toutes ces années elle n’avait dû en subir les conséquences. Après tout, disait-elle, ce ne sont que des romans. Et puis quoi, tu n’es pas Faulkner non plus. Bien sûr Paul ne l’était pas, et ne le serait jamais. Mais tout de même, quelque chose dans ce discours, venant de quelqu’un qui vouait sa vie à enseigner les lettres à des lycéens rétifs, ne manquait pas de le troubler.
Il rentra chez lui et s’installa à son bureau, d’où l’on apercevait la mer si toutefois l’on voulait bien se pencher un peu par la fenêtre et consentir à se tordre le cou.
Son poste de travail était situé au deuxième étage de la maison. Celle-ci était mitoyenne d’un immeuble années trente qui avait abrité un hôtel à la grande époque des stations balnéaires, avant d’être démembré en une dizaine d’appartements surplombant un bar et une pizzeria qui la jouaient banchée et n’ouvraient que le week-end et durant les congés scolaires. L’été, les vacanciers y sirotaient des rhums arrangés jusque tard dans la nuit. Paul avait l’impression de les accueillir dans son jardin. Jusqu’à ce qu’ils rentrent se coucher ou gagnent la boîte de nuit perchée sur la pointe. Là-bas, nichés sur les derniers mètres de granit s’échouant à l’équerre, ils dansaient jusqu’à l’aube tandis que la mer engloutissait le monde.
La maison elle-même n’était pas très grande. Elle ressemblait plus à une résidence secondaire qu’à un endroit où vivrait à l’année un couple avec deux enfants, mais enfin, les Lerner s’y plaisaient, à l’exception de Manon bien entendu, aux yeux de qui rien ici ne présentait le moindre intérêt. Ils l’avaient trouvée via l’agent immobilier qui leur avait vendu la coquette villa balnéaire où ils avaient emménagé quelques mois avant la naissance de leur fils : à l’époque, les droits d’auteur commençaient à pleuvoir, trois romans aux ventes plus que convenables et deux adaptations cinématographiques les avaient soudain propulsés du monde des locataires dans celui plus envié des propriétaires. Ce même agent avait revendu la villa quand les avait pris le désir subit de tenter l’aventure d’une vie nouvelle à Paris. Lui aussi avait semblé désorienté à l’époque : des gens qui finissaient par s’établir dans la ville de bord de mer où ils passaient leurs vacances et où ils avaient toujours été si heureux, apaisés, unis, légers (mais n’était-ce pas là le propre des vacances, où qu’on les passe), il en avait vu défiler. Qui n’avait pas rêvé un jour de s’installer pour de bon dans un lieu de villégiature, de quitter la grande ville pour goûter à l’année au bonheur qu’ils n’éprouvaient que quelques semaines par an ? Mais on ne croisait pas si fréquemment des clients souhaitant faire le trajet dans l’autre sens, à moins d’y être contraints.
— Vous reviendrez, vous verrez. Vous en aurez vite marre de Paris. La mer vous manquera.
Quand bien même la mer n’avait pas grand-chose à voir là-dedans, ce type avait vu juste lui aussi, et c’est lui que la famille Lerner avait retrouvé devant cette maison un jour de mars, après qu’ils eurent posé leur préavis à Paris, que Paul se fut engagé auprès de L’Émeraude et que Sarah eut, par miracle dans des délais si courts, obtenu sa mutation dans un lycée de la banlieue rennaise. Ils n’en avaient pas visité d’autres. Ils étaient pressés, ne pouvaient pas reculer leur départ d’un an ou plus, et celle-là convenait. »
Extraits
« Je fais un petit break. Je suis rincé. Ces promos infernales, ça m’essore. Enfin tu sais ce que c’est. Mais on ne peut pas faire sans. Surtout maintenant. Si t’es pas dans les cinq bouquins dont on parle partout c’est fini. Il n’y a plus de zone intermédiaire. Mais on me voit trop. Pour les prix. Mon éditeur m’a dit de me mettre au vert. Que ça allait finir par devenir contre-productif. »
« En écoutant Éric déblatérer lui revinrent en tête les mots de Noren, son éditeur, au sujet du livre qui était paru quand ils s’étaient installés à Paris. La presse était moins abondante que pour les précédents. Paul avait bien été invité dans un certain nombre d’émissions littéraires mais ça demeurait insuffisant pour atteindre le seuil de visibilité critique qui faisait les succès. Huit ou dix ans plus tôt certains de ses romans avaient trouvé leurs lecteurs dans des conditions comparables. Mais c’était fini, tout ça, lui avait dit Noren. Les ventes se concentraient désormais sur une poignée de titres et les autres étaient condamnés à la confidentialité. Il fallait créer l’événement pour s’en sortir. D’une manière ou d’une autre. Être la nouvelle sensation. Ou tenir un sujet qui attire les médias. Qui fasse le buzz. Provoque la polémique. Ou qui intéresse d’emblée les gens. Genre, la Seconde Guerre mondiale. La vie romancée de Trucmuche. Un phénomène sociétal du moment. Ou à défaut se foutre à poil. Seuls les très gros vendeurs ou les auteurs « médiatiques » pouvaient se contenter d’écrire ce qui leur chantait. Pour eux, le simple fait de publier un nouveau livre constituait d’emblée un événement. Paul avait écouté Noren sagement. Il ignorait alors que ce qui ressemblait à un accident de parcours se répéterait en pire dans les années qui suivraient. Comparé aux deux qui lui succéderaient, ce roman-là avait eu une belle vie… »
« Mais il connaissait ce poison lent qui vous abattait quelques mois plus tard, une fois le plus dur passé. Il connaissait par cœur toutes les stratégies minables de la dépression pour vous scier les pattes à l’instant où vous vous y attendiez le moins. Mais tout de même, il ne put s’empêcher de se réjouir. La vie s’acharnait à faire voler en éclats ses certitudes, ses fondations mêmes, celles qu’il croyait immuables, mais ça allait. Ses livres qui n’intéressaient plus personne, la liaison de sa compagne, la fugue de sa fille qui ne les supportait plus, sa prétendue sœur cachée, la mort d’Aurélien, ça allait. Même ce qu’il avait découvert en lisant les lettres que ce dernier avait échangées avec Sarah, ça allait. Allez, s’encouragea-t-il. C’est juste la vie. Et il faut faire avec. La vie lui avait toujours fait peur. Les autres aussi. II était temps que ça cesse. Il avait quarante-cinq ans, merde. Il allait bien devoir un jour sortir de l’adolescence, arrêter de se défausser, de fuir, de se protéger. C’était ça, la vie. Des emmerdes, des deuils, des amitiés brisées, des secrets, des mensonges, des enfants qui partaient en vrille, des pépins de santé, des hauts, des has, le grand manège, du grand n’importe quoi. Et il fallait s’en contenter. La regarder bien en face, telle qu’elle était, et s’y mouvoir debout. »
« L’adolescence était un cimetière. Les dépouilles d’enfants joyeux y reposaient comme la peau d’une mue.»
« On pouvait observer ça dans tous les domaines et à tous les échelons. Pauvres gouvernements qui devaient dépenser un pognon de dingue pour s’occuper des plus vulnérables, des plus précaires, rognant des crédits qu’ils auraient tellement préféré réserver à l’enrichissement des premiers de cordée. Pauvres États prospères qui devaient accueillir des crève-la-faim, des gens fuyant la guerre, la misère ou la catastrophe climatique. Pauvres villes bourgeoises obligées d’abriter des ghettos pullulant de chômage et de délinquance et de s’occuper un minimum de leurs habitants qui ne rapportaient rien et coûtaient beaucoup. Pauvres établissements scolaires forcés d’abriter en leur sein des élèves défavorisés, récalcitrants, délaissés, largués, inadaptés, turbulents, malheureux. Pauvres parents affublés d’enfants fragiles, difficiles, remuants, apathiques, hyperactifs, angoissés, casse-cou, ingérables, maladifs, ingrats. Pauvres enfants accablés de parents vieillissants, diminués, séniles, isolés, mourants, chiants comme la pluie. Pauvres individus forcés de prendre soin des leurs. Que d’ennuis. Que de soucis. »
À propos de l’auteur
Olivier Adam est né en 1974. Il est l’auteur de nombreux livres dont Je vais bien, ne t’en fais pas (Le Dilettante, 2000), Passer l’hiver (L’Olivier, Goncourt de la nouvelle 2004), Falaises (L’Olivier, 2005), À l’abri de rien (L’Olivier, prix France Télévisions 2007 et prix Jean-Amila-Meckert 2008), Des vents contraires (L’Olivier, Prix RTL/Lire 2009), Le Cœur régulier (L’Olivier, 2010), Les Lisières, Peine perdue, La Renverse et Chanson de la ville silencieuse (Flammarion, 2012, 2014, 2016 et 2018). (Source: Éditions Flammarion)
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Très belle chronique sur un livre que j’ai beaucoup aimé ! Merci et bon weekend !
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On vient tout juste de me l’offrir et je me réjouis de le découvrir, surtout après une si jolie chronique !
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