Avant elle

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Après le décès de son père, sa fille trouve les carnets qu’il a rédigé sa vie durant et découvrir qui est vraiment cet homme qui a fui l’Argentine. De révélations en coups de théâtre, elle va se voir confrontée à des questions vertigineuses…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les sept carnets d’Ernesto

Rarement premier roman n’aura été d’une telle maîtrise et d’une telle force. En retrouvant les carnets de son père décédé, la narratrice va découvrir l’histoire de sa famille. Avant elle est un livre-choc et la révélation d’une formidable romancière!

C’est l’alcool, dès le matin, qui aide Carmen à tenir le coup. Aussi est-ce l’esprit un peu brumeux qu’elle assiste à un suicide. Un homme se lançant sous les roues du métro. Tout de même choquée, elle prévient l’école où elle enseigne qu’elle ne viendra pas. De retour chez elle un coup de fil lui apprend que son père décédé louait un espace dans un garde-meuble. Elle va y trouver un bureau et une petite clé. Après quelques recherches elle va finir par débusquer une cache renfermant sept carnets et extraits de journaux. Peut-être va-t-elle enfin pouvoir faire toute la lumière sur le passé de son père, toujours resté évasif sur sa famille et ses années passées en Argentine avant l’exil. Aussi n’est-ce pas sans une certaine fébrilité qu’elle ouvre le premier carnet.
L’histoire qu’elle va lire est dramatique et la plonge dans les années noires, durant la décennie 1936-1946. Le grand-père règne en maître sur sa famille et ses principes éducatifs sont simples. Il a tous les droits sur son épouse et ses enfants, y compris de les frapper quand il le juge opportun. Aussi quand le tyran décide de quitter le domicile pour vivre avec sa maîtresse, c’est d’abord un grand soulagement. Mais il sera de courte durée. Car un homme a compris qu’il pourrait profiter de la situation. Il viole la grand-mère avant de l’abattre.
Dès lors, la seule issue pour son fils consiste à fuir le plus loin possible. Il monte dans un bus pour Buenos-Aires où il finira par trouver refuge dans un pensionnat. Là, il trouve en Marcos, enfant abandonné parce que laid et muet, un ami. Ensemble, il vont grandir et donner un bel exemple de résilience. «Je suis l’antithèse de ton courage. Je bois. Trente-six ans et l’alcool pour ami imaginaire. Il me permet d’avancer et de me déresponsabiliser quand j’échoue ou manque à mes devoirs. Comment as-tu fait, papa, pour ne jamais abandonner? Dis-moi, donne-moi les clés.»
Ces clés sont, on l’aura compris, disséminées dans les carnets. Page après page et année après année, c’est un bien autre portrait qui se révèle à sa fille qui l’a connu taiseux, bien décidé à ne rien révéler de son passé douloureux.
Johanna Krawczyk, en confrontant les épreuves de la fille et du père, en passant par exemple de 1943 à 1991, donne davantage de profondeur au récit. Nous sommes face à une psychogénéalogie fascinante. Un père bien décidé à se battre et une fille qui sombre…
«Le vendredi 20 décembre 1991, entre 12 heures 30 et 12 heures 40, j’ai glissé de l’autre côté de ma vie, de sa légèreté et de sa joie. Ma mère est morte et je n’ai plus fait partie du monde normal. J’avais onze ans et marcher dans la rue, regarder les oiseaux piailler sur les branches, aller au collège, toutes ces activités du quotidien à priori simples étaient devenues irréelles».
On se dit alors que le destin de la narratrice a basculé. On a tort. Les chocs vont s’enchaîner au fur et à mesure de la lecture. Marcos a accompagné son ami au sein de l’armée et ensemble ils s’exaltent pour Peron et ses réformes, pour Evita et son charisme. Sauf qu’ils ne quittent pas leurs fonctions quand la junte militaire prend le pouvoir. Les horreurs vont alors devenir leur lot quotidien.
«Je suis au milieu du vide sur un câble qui ne va pas tarder à se rompre. Je ferme le carnet; peut-être qu’il y a des secrets qui doivent le rester, peut-être que toutes les vérités ne sont pas bonnes à connaître? Le mensonge protège là où la vérité foudroie, pourquoi faudrait-il toujours que la vérité triomphe?»
À ces questions vertigineuses, la romancière répond par des révélations, des exactions insoutenables, des crimes de sang-froid. Jusqu’à l’épilogue de ce roman dur et puissant, le lecteur va lui aussi être happé par la violence des faits, par l’image implacable qui se dessine. Que faire quand la vérité est trop lourde à porter? Espérer un ultime rebondissement?
Johanna Krawczyk. Retenez bien ce nom, car je prends le pari que nous en entendrons encore souvent parler!

Avant elle
Johanna Krawczyk
Éditions Héloïse d’Ormesson
Premier roman
160 p., 16 €
EAN 9782350877372
Paru le 21/01/2021

Où?
Le roman est situé en Argentine, principalement à Buenos-Aires et en France, à Paris. On y évoque aussi la Normandie et plus particulièrement Étretat.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’en 1936.

Ce qu’en dit l’éditeur
Carmen est enseignante, spécialiste de l’Amérique latine. Une évidence pour cette fille de réfugiés argentins confrontée au silence de son père, mort en emportant avec lui le fragile équilibre qu’elle s’était construit. Et la laissant seule avec ses fantômes.
Un matin, Carmen est contactée par une entreprise de garde-meubles. Elle apprend que son père y louait un box. Sur place, un bureau et une petite clé. Intriguée, elle se met à fouiller et découvre des photographies, des lettres, des coupures de presse. Et sept carnets, des journaux intimes.
Faut-il préférer la vérité à l’amour quand elle risque de tout faire voler en éclats ? Que faire de la violence en héritage ? Avec une plume incisive, Johanna Krawczyk livre un premier roman foudroyant qui explore les mécanismes du mensonge et les traumatismes de la chair.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radio RCJ (Sandrine Sebbane)
Blog positive rage 

Les premières pages du livre
« Chaque matin je me lève avec l’impression de ne pas être moi, de ne pas être à la bonne place, dans la bonne vie, de n’être qu’un gribouillage sans allure, sans rêve et sans joie, alors je bois un peu, dès 7 heures 30, l’heure à laquelle mon réveil sonne cinq jours sur sept, je bois un peu pour passer le temps, entre deux cours et discussions, et je recommence, jour et nuit, le même traitement, je bois et après je vole, dans la rue, le métro, les escaliers, partout je vole et je regarde les autres, je me détache, une particule abandonnée, dissidente, super puissante, c’est comme ça, des années que je me dis c’est comme ça, tu ne sais vivre qu’en suspension, il faut t’y faire.

PARIS, NOVEMBRE 2016
Je me prépare en quinze minutes malgré l’alcool de la veille qui œuvre encore à me donner la nausée. Enseignante appliquée, je me dépêche pour ne pas arriver en retard et courir désespérée après le temps perdu.
À 8 heures, le pas fébrile, j’effectue mon premier changement à Châtelet et me poste sur le quai de la ligne 7 en direction de Villejuif. Je patiente, embrumée, j’entends le métro arriver. Je tourne la tête et j’en découvre un neuf où il y aura la climatisation et où je n’aurai pas trop chaud, un métro qui sera bondé sans me donner le vertige. Un homme s’approche de moi par la droite, jeune, bien habillé, cravate bleue et chemise blanche sous un costume gris. Il avance comme tout le monde le long des flèches jaunes pour attendre que le métro soit à quai. Derrière, ça grouille. Lui, il ne fait plus comme tout le monde, il ne s’arrête pas, il sort du lot et marche jusqu’au rebord du quai, jusque sur les rails, sous le métro qui le fauche dans un crissement de freins.

Les voyageurs s’enfuient horrifiés.
Je vois les visages pétris d’effroi,
L’accident voyageur, en vrai, en chair, en sang. Mon cœur s’accélère, mon souffle se coupe, je dois sortir.

Dans la ville assourdissante, j’appelle le secrétaire de l’IHEAL pour prévenir que je ne viendrai pas. Je regarde les piétons et je trace, une funambule au milieu des travaux, avant d’entrer dans ce bar, le premier que je croise, un PMU en fin de vie sans odeur de clope. Une double vodka, merci, une autre, merci, une autre! J’enchaîne les verres, mon sac rempli de copies sur le dos. L’obsidienne dans mon ventre s’emballe, alors je bois cul sec et je pense à toi papa, mon roc mon géant, et mort pourtant. Accident vasculaire cérébral irréversible, il y a un an et sept mois. La rengaine du chagrin sans date de départ. Une autre, merci!
Au bout de quelques minutes et shots, l’obsidienne cesse de s’agiter. Je paie, pars, titube. À l’air libre, je lève le nez et je déchire le jour, je réalise de belles figures avec mes jambes. Je me sens pousser des ailes, mais je tombe. Je me relève, pas mal, et j’aperçois un immeuble de briques rouges. Je suis Spider-Woman, je vais grimper tout en haut, je verrai Paris, je sauverai les suicidaires!
Un trio de mésanges traverse le ciel. Si Raphaël me surprenait, il aurait honte. Je détruis notre mariage, une briseuse de promesses! Je prends un vélo, hop la barre, je tombe, je remonte, tourne la manivelle, il n’y en a pas, je pédale.
Je suis une girafe ivre.
Une girafe ivre qui pédale dans Paris.

J’arrive devant une grande grille métallique bleue. Ma porte. Au cinquième étage, mon cocon, je m’allonge enfin et mon téléphone sonne.
Numéro inconnu. J’hésite, puis je décroche. Une voix féminine évoque un garde-meuble, des impayés… Ernesto Gómez.
Un rire nerveux s’étouffe dans ma gorge. Elle réitère.
C’est mon père… il est mort.
Je tire les rideaux tant le soleil m’éblouit et j’entends :
« Récupérez ses affaires ou tout sera détruit. »
Je ne sais plus où je suis, je sombre.
Il fait noir, nuit peut-être, et je me sens courbaturée. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est. Raphaël n’est pas encore rentré avec Suzanne. Je m’étire, me tourne sur le côté, la couette sous l’oreille, prête à me rendormir dans la position du fœtus quand le flash me saisit : l’appel.
J’attrape mon portable, le numéro inconnu est là, les informations me reviennent.
Tu avais un garde-meuble, papa ?
Je me redresse dans un sursaut et regarde ma montre. 18 heures. Si je pars maintenant, j’ai encore une chance de récupérer tes affaires.
Le garde-meuble Presto-Secure, près de la station Gallieni, est un immense bâtiment sans fenêtre qui s’enfonce dans le sol et me donne le tournis. La femme que j’ai eue au téléphone, mon âge sûrement, la trentaine un peu passée, jolie et très maquillée, m’annonce que tu louais ce box depuis cinq ans. Elle me présente ses condoléances, me tend une facture, une clé, et m’indique le troisième sous-sol.
Voyant que je ne bouge pas, que je reste muette, elle agite son bras dans les airs : « L’ascenseur, c’est là-bas ! »
Je pivote. Mon corps me porte tandis que ma tête pense en solo, pourquoi ne m’avoir jamais parlé de cet endroit, pourquoi n’avoir jamais parlé de rien ? Tu te souviens, toutes ces fois où je t’ai demandé de me raconter et où tu as refusé ? Un soir au coin du feu, toi paisible dans ton fauteuil et moi fascinée par l’homme que tu étais. Un après-midi en balade le long de la mer, étourdis par le vent. Le jour de mes trente ans. Le jour où je suis allée te chercher au commissariat parce que tu avais insulté des policiers. Combien de fois j’ai voulu percer le mystère, briser les remparts que tu avais construits, faire mienne ta folie; comment as-tu fait?
Torturé, battu, humilié, comment as-tu fait pour continuer de vivre, rire, croire? De m’aimer, travailler, effectuer les petits gestes du quotidien, ces tout petits riens qui font la vie?
Tu es parti sans un mot, et
Je suis devenue orpheline,
Tes cartons chez moi,
Ton corps au cimetière,
Ton fantôme à mes côtés!
L’ascenseur me rappelle à l’ordre. J’entre, et face à moi, un homme d’une quarantaine d’années, perfecto et jeans troué. On se scrute sans un mot. Il penche sa tête vers la droite, style cow-boy, et sort au niveau moins deux.
Je regarde le panneau de contrôle, encore un étage et ce sera mon tour.
Les portes de l’ascenseur se referment dans mon dos. Mon pas est lourd, des picotements de peur s’invitent le long de mes doigts et de mes orteils. Je suis le couloir et arrive devant le box, noyé au milieu d’une dizaine d’autres identiques. L’obsidienne dans mon ventre s’active, cisèle et hache. Je lève la porte coulissante, partagée entre l’inquiétude et l’espoir. J’allume, et j’entre.
Le box est vide. Presque.
Au milieu, trônant en solitaire, un bureau, avec une lampe de chevet et une chaise. Dessus, il n’y a rien, pas même un stylo. Tu aurais détesté avoir cet immense secrétaire moderne en bois massif à la maison. Pourquoi un aussi gros meuble pour si peu de rangements? Je t’entends comme si tu étais à côté de moi, et je vois la mine désolée de maman, n’ayant aucune autre issue que de ramener l’objet du litige au fournisseur en le priant aimablement de la rembourser. Sur deux énormes pieds couleur pin, deux petits tiroirs encadrent le tiroir central, large mais peu profond. Je les fouille, ils sont vides. À l’intérieur, il n’y a rien: ni papier ni objet, ni clou ni vis. Je repasse la main une dernière fois, j’ai dû rater un indice. Je cherche, encore, jusqu’à ce que, tout au fond du tiroir de droite, mes doigts effleurent une petite clé.
Devant Presto-Secure, après trois quarts d’attente, la camionnette de Lucas fait son entrée. Depuis longtemps, les situations complexes, c’est lui. Ce grand brun à la mine aussi pâle que l’hiver me regarde sans poser de questions, attendant les consignes, ami fidèle même après des mois de silence.
Ce soir, sa main compatissante tapote mon épaule. Je le conduis au moins trois. Dans le box, j’étale deux rails blancs sur le bureau. Je pose mon nez, lui le sien, et on porte. Je manque de l’embrasser, le toise, me ravise. Je suis incorrigible : trouble de la personnalité borderline. TPB, la formule du psychiatre.
Après un rendez-vous pris sur les conseils de Raphaël, je me suis retrouvée avec ce tatouage imposé. Méthodique, j’ai lu tout un tas d’articles, état limite, hyperémotivité envahissante, sentiment chronique de vide, comportement puéril ou égoïste, difficulté à gérer la colère, tendances suicidaires, problème d’identité, alcoolo-dépendance, trouble de l’appétit, automutilation. Une liste labyrinthique pour un bilan simple : je suis une cocotte-minute sur le point d’exploser, un élastique qui se tend de plus en plus jusqu’à céder et se retrouver éjecté contre un mur.
Un élastique qui se tend.
Un putain d’élastique à 0,50 centime d’euros.
Borderline.

Le bureau est chargé. Lucas claque les portes arrière de la camionnette et on part à l’assaut des bouchons parisiens, l’heure de pointe, la nuit, l’enfer de la surpollution. Je ferme les yeux. J’ai besoin de chasser le vide et d’écouter ce qui vrombit là, tout près de moi.
Raphaël est hors de lui. Il ne dit rien pour ne pas me froisser et voir ma colère déferler brutalement sur lui, mais je sens qu’il n’en peut plus d’encaisser. Il ne me demande pas pourquoi j’ai ramené ce bureau, moi qui porte ta mort comme une croix, papa. Héritière de tes silences, je m’enfonce dans le chaos. Il ne me demande pas non plus qui est cet homme qui m’accompagne et qu’il n’a jamais rencontré. Il préfère détourner les yeux, ne pas se confronter, jouer les bons pères et me parler de Suzanne, de sa journée qui a été bonne, de sa danse sur les genoux et du fait qu’elle est restée debout appuyée contre la table au moins trente minutes. Vingt mois et debout pendant trente minutes, c’est mignon, n’est-ce pas ? Son cœur de père se réjouit, s’émeut des petites avancées de sa fille qui, à hauteur d’enfant, sont des progrès de géant. Je lui souris, mon cœur de mère reste froid mais je lui souris, bien fort pour que tout le monde le voie. Je caresse même la tête de Suzanne. Je partage mécaniquement sa joie, je relègue les non-dits pour plus tard.
Je suis un mur, construit au fil du temps, pierre après pierre, patiemment, une Antigone suppliciée. Le jour par la vie, la nuit par les rêves. Le psychiatre m’a conseillé de les écrire pour les mettre à distance et explorer mon inconscient. Je ne suis pas sûre que cette habitude me permette d’abattre le mur qui me sépare de moi-même: plus le temps passe, plus il s’épaissit.

Les pleurs de Suzanne me tirent du sommeil et chassent les cauchemars. J’ai envie de vomir mais j’enclenche la routine. Le mouvement crée l’énergie, je me le répète comme un mantra, le mouvement crée l’énergie.
Je me lève, sors Suzanne de son lit à barreaux et l’emmène au salon pour son biberon du matin. Je sens son petit corps se blottir contre moi. Enfant, je pouvais passer des journées entières dans les bras de ma mère. Maman douceur, c’est le surnom que je lui avais donné. Je lui répétais inlassablement, le matin, le midi, le soir. Je tournais frénétiquement autour d’elle, me transformais en fou rire, et maman, pour me calmer, m’installait sur ses genoux, glissait son bras droit autour de ma taille et passait la main dans mes cheveux sans jamais se fatiguer. Elle chantonnait, et moi, la tête sous son menton, je fermais les yeux et respirais son parfum. Réfugiée entre ses deux seins, enfoncée dans le bonheur de son amour insubmersible, je n’imaginais pas qu’il me serait si dur de reproduire son modèle. Je serre mes bras autour de Suzanne. J’essaie, mais la chaleur ne transite pas, mes sentiments sont bloqués dans un sas verrouillé. Ce n’est pas si facile d’aimer son enfant. Personne n’ose le dire, mais ce n’est pas si facile. Je ne veux pas craquer, pas déjà, j’appuie mon dos contre les coussins, place le biberon dans sa bouche et détourne le regard. Je contemple le bureau face à moi, posé à la va-vite au milieu du salon. Tout me revient d’une traite: l’alcool, un peu, beaucoup si j’en crois les cadavres de bouteilles, mon coup de pied violent dans le bureau, mes pleurs, et la petite clé.
La petite clé sans trou.
Alors, je l’aperçois. Une rainure verticale sur le côté du pied gauche du bureau. Je pose délicatement Suzanne sur le canapé. Je touche, force, et retire un grand rectangle de bois. Un faux fond, une porte de dix centimètres sur vingt. Je l’ouvre et découvre une boîte en métal bleue, parfaitement calée, parfaitement coincée. Je réussis à l’extirper, après maintes contorsions et doigts coincés. Elle est vieille, usée, et ressemble à une de ces boîtes à outils vintage avec une attache clip centrale et une poignée amovible sur le dessus.
Elle est lourde.
Tu m’as laissé un trésor, papa?

Une heure plus tard, Raphaël et Suzanne sont partis. Je suis seule et je m’empare de ta boîte. À l’intérieur, des pages et des pages de documents administratifs en espagnol, des photographies, des lettres, des journaux.
Enfin, après tout ce temps.
Il y a aussi des carnets, format A5, rigides et disparates, vert, rose, bordeaux, bleu-gris, avec une reliure en tissu sur le côté. Je m’imprègne de leur odeur, je les examine, avant de découvrir en bas à gauche, d’une fine écriture noire, un chiffre. Les carnets sont numérotés de un à sept. Je me jette sur le carnet numéro un et, sur la page de garde, d’une écriture d’enfant maladroite et appliquée, je lis: Cuaderno de Ernesto. En dessous, des dates: «1936-1946».
Je prends les autres carnets et constate que chacun d’eux embrasse une décennie, jusqu’à la fin, avril 2015, quelques jours avant ta mort. Je tourne la première page du premier carnet, et tout est en français. Mon cœur s’enflamme, les mots me brûlent les yeux.

Depuis l’au-delà, tu as décidé de me parler.

Je referme aussitôt la boîte, partagée entre l’excitation et la crainte. Tout ce que j’ai toujours voulu savoir est peut-être là, dans ces sept carnets, des objets divins, ta part secrète, les raisons de ta pudeur et de ton exigence, de ta souffrance et de tes silences. Je caresse les tranches et je t’imagine en Argentine, ta vie avec tes parents, tes chagrins d’enfant, tes amours d’adolescent. Je pense à la dictature aussi, à elle comme tu l’appelais, à tes quarante-neuf ans en 1977, l’année de ton enlèvement, à la torture et à l’humiliation par des plus jeunes que toi, des semblables, aux séquelles indélébiles et vivantes, gravées à jamais dans la chair et l’esprit.
Un jour où ton taux d’alcoolémie avait battu des records, tu m’avais raconté un bout de ton histoire. Tu avais été enlevé un matin en pleine rue. Tu étais entré déposer ton vélo dans un magasin spécialisé pour un problème de chambre à air, et une fois dehors, trois hommes avaient surgi, jeunes, habillés en civil, ils t’avaient passé une cagoule sur la tête, roué de coups et fait entrer de force dans une voiture en riant bien fort pour t’offrir un avant-goût de ce qui allait suivre.
Le début de ta deuxième vie était lancé. Un jeté de dés irréversible.
Je n’ai jamais rien su d’autre.
Tu ne m’as rien dit de plus.

Je suis perdue dans mes songes et l’écho feutré d’une chanson, Porque Te Vas, traverse le mur mitoyen pour venir m’entourer. Raphaël déteste cette proximité sonore des appartements parisiens. Moi, elle m’apaise. Todas las promesas de mi amor se irán contigo / Me olvidarás. J’aime entendre les gens vivre autour de moi, me laisser bercer par leur rythme, Porque te vas, Porque te vas, et oublier que je suis encore là.

J’ai tellement espéré ce trésor! Pourtant, je ne peux que fixer les sept carnets sans réussir à en tourner les pages, à en lire ne serait-ce qu’un passage. Assise par terre, je les touche et les renifle. Je colle même mon oreille contre chacun d’eux. Dans mon dos, j’entends le vent et la pluie s’abattre contre la vitre. Je me sens minuscule, une touche d’aquarelle dans l’océan. Je repense aux tisanes sans fin que l’on prenait papa, dans ta cuisine, à nos longs regards tendres déshabillés de toute parole, et à ce jour où, sans crier gare, j’ai perdu les eaux. Tu avais appelé Raphaël, complètement paniqué. L’accouchement de maman s’était tellement mal passé que tu appréhendais le mien comme si tu revivais le sien. Tu répétais en boucle, Ah lala, ma fille, désemparé, Ah lala, ma fille, avant de passer le flambeau à Raphaël et d’attendre, pétrifié, dans le couloir des urgences de la maternité.
Je vais chercher la photographie de maman et toi posée sur le bar pour prolonger le souvenir. Mais un frisson électrique me traverse de la tête aux pieds. Je marche jusqu’à la salle de bains, puis la chambre, avise la planche qui me fait office de bureau. Accrochée au mur, ma to do list me nargue, mon séminaire sur l’État en Amérique latine, mon HDR et le portrait de toi que j’ai promis d’écrire pour te rendre hommage. Je retourne au salon en pensant tout haut.
Le portrait, le portrait, le portrait !
Je suis invitée dans la prochaine émission de Jeanne, mon amie qui travaille à France Culture, pour une émission spéciale consacrée aux survivants. Tu aurais été touché de cette reconnaissance enfin venue, n’est-ce pas ? Je dois livrer mon texte dans deux jours et je ne pensais pas qu’il me serait aussi difficile de parler de toi. À chaque fois le phénomène se répète, j’allume l’ordinateur et les souvenirs me prennent à la gorge, du lierre foisonnant, comme cette fois où tu as sermonné sèchement un camarade de classe en pleine rue parce qu’il avait osé me siffler. J’avais eu honte, en rentrant à la maison, terriblement honte. Au dîner, face à mon silence, tu avais tenté de t’expliquer, Les catastrophes n’arrivent jamais d’un coup. Elles sont fourbes et se faufilent à petits pas.

« Ernesto Gómez, né en Argentine en 1928, exilé en France en 1979 : un destin brisé. »

Qu’en dis-tu, papa ?
Une bourrasque ouvre brutalement la fenêtre. Je suffoque, mon obsidienne se réveille, j’essaie de desserrer mon foulard invisible, en vain, je bois une grande lampée de vodka, et je franchis le seuil de l’appartement.

Canal Saint-Martin. Il est midi et la vie s’est emparée des berges. Une mère prend la main de son fils qui court trop vite après les pigeons, un couple d’adolescents rentre du collège, la symphonie citadine bat son plein, et tu m’apparais, encore, assis en terrasse d’un café. »

Extraits
« Je me jette sur le carnet numéro un et, sur la page de garde, d’une écriture d’enfant maladroite et appliquée, je lis: Cuaderno de Ernesto. En dessous, des dates: «1936-1946».
Je prends les autres carnets et constate que chacun d’eux embrasse une décennie, jusqu’à la fin, avril 2015, quelques jours avant ta mort. Je tourne la première page du premier carnet, et tout est en français. Mon cœur s’enflamme, les mots me brûlent les yeux.

Depuis l’au-delà, tu as décidé de me parler.

Je referme aussitôt la boîte, partagée entre l’excitation et la crainte. Tout ce que j’ai toujours voulu savoir est peut-être là, dans ces sept carnets, des objets divins, ta part secrète, les raisons de ta pudeur et de ton exigence, de ta souffrance et de tes silences. Je caresse les tranches et je t’imagine en Argentine, ta vie avec tes parents, tes chagrins d’enfant, tes amours d’adolescent. Je pense à la dictature aussi, à elle comme tu l’appelais, à tes quarante-neuf ans en 1977, l’année de ton enlèvement, à la torture et à l’humiliation par des plus jeunes que toi, des semblables, aux séquelles indélébiles et vivantes, gravées à jamais dans la chair et l’esprit.
Un jour où ton taux d’alcoolémie avait battu des records, tu m’avais raconté un bout de ton histoire. Tu avais été enlevé un matin en pleine rue. Tu étais entré déposer ton vélo dans un magasin spécialisé pour un problème de chambre à air, et une fois dehors, trois hommes avaient surgi, jeunes, habillés en civil, ils t’avaient passé une cagoule sur la tête, roué de coups et fait entrer de force dans une voiture en riant bien fort pour t’offrir un avant-goût de ce qui allait suivre.
Le début de ta deuxième vie était lancé. Un jeté de dés irréversible.
Je n’ai jamais rien su d’autre.
Tu ne m’as rien dit de plus. » p. 24-25

« Le vendredi 20 décembre 1991, entre 12 heures 30 et 12 heures 40, j’ai glissé de l’autre côté de ma vie, de sa légèreté et de sa joie. Ma mère est morte et je n’ai plus fait partie du monde normal. J’avais onze ans et marcher dans la rue, regarder les oiseaux piailler sur les branches, aller au collège, toutes ces activités du quotidien à priori simples étaient devenues irréelles ». p. 74-75

« Je suis au milieu du vide sur un câble qui ne va pas tarder à se rompre. Je ferme le carnet; peut-être qu’il y a des secrets qui doivent le rester, peut-être que toutes les vérités ne sont pas bonnes à connaître? Le mensonge protège là où la vérité foudroie, pourquoi faudrait-il toujours que la vérité triomphe? Je bois, fais les cent pas, passe l’aspirateur avec acharnement. Je mets de la musique. Très fort. Du hard rock. Je danse à en perdre la tête, m’agite, fais monter les battements de mon cœur, je veux oublier, m’égarer, m’envoler; j’évacue la détresse, et tombe.
Il est trop tard pour ne pas aller plus loin. » p. 101

À propos de l’auteur
KRAWCZYK_Johanna_©DRJohanna Krawczyk © Photo DR

Johanna Krawczyk est née en 1984. Elle est scénariste. Avant elle est son premier roman. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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Une loge en mer

DESCLOZEAUX_une_loge_en_mer  RL_2021

En deux mots:
L’immeuble étant mis en vente par son propriétaire, sa concierge se voit proposer un hébergement insolite, sur un porte-conteneur. Mais après quelques années de navigation, elle entend résilier son bail. Plus facile à dire qu’à faire, comme le prouve ce roman épistolaire.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«La concierge est en mer»

Renouvelant le genre du roman épistolaire, Magali Desclozeaux nous propose l’échange de lettres entre une ex-concierge qui vogue désormais sur un porte-conteneurs et divers correspondants censés l’aider à résilier son bail. Dépaysant!

Ça ne pouvait guère finir autrement. Un immeuble parisien qui se vide de ses habitants n’a plus besoin de concierge. D’autant qu’il va être transformé en parking. Alors, après avoir entretenu durant quelques mois le bâtiment désert, Ninon Moinot a dû rendre son tablier.
Mais plus surprenant, elle a échangé sa loge de 18 m2 contre un nouvel espace de 12m2: elle vit désormais dans le conteneur n°124328 sur le Ship Flowers l’un de ces immenses cargos qui parcourent les océans, transportant des marchandises d’un continent à l’autre. Dans sa seule valise elle a emporté ses économies – les étrennes accumulées au fil des années – ses sabots d’infirmière aux semelles antidérapantes et son thermos de café.
Elle a accepté la proposition de De Cuïus, le propriétaire de son immeuble, qui ne donne plus signe de vie depuis plusieurs semaines. Ce qui est très contrariant puisqu’elle souhaite résilier son bail. Elle s’adresse aussi à l’administration qui n’a rien changé de ses habitudes ubuesques, à une conseillère qui va s’avérer sénile et, en désespoir de cause, à un jardinier avec lequel elle ne pense que pouvoir relater son expérience avortée de faire pousser une plante sur son porte-conteneur. Ce dernier, Aimé Cosat, va s’avérer être son allié le plus précieux. Outre le fait qu’avec Ninon il voyage par procuration, il ne va pas renoncer à retrouver De Cuïus ou ses héritiers. Complétons la liste des correspondants de la passagère du Ship Flowers avec l’ancienne cuisinière qui, tout comme Ninon, a l’impression de s’être faite «enfumée» en confiant ses biens à la société financière gérée par leur ex-patron. Elle envisage même de la rejoindre sur le Ship Flowers qui pourrait recourir à ses talents. Un projet qui ne se concrétisera pas. D’autant qu’à la suite d’une erreur de manutention son conteneur est débarqué en plein désert.
Et même si tout finira par s’arranger, Ninon Moinot décide qu’après plus de trois années en mer, il est temps de retrouver la terre ferme. «Je n’en peux plus, les os rouillés, les articulations grippées, je peine à aller de l’avant. Rien de grave à ça, je n’ai pas d’issue à mon avenir. J’ai choisi d’embarquer autour du monde. Ça m’a fait rêver. Passée la deuxième année, le rêve a viré. Ça arrive. Il faut savoir perdre. J’ai entamé le dernier tour de piste de la boîte à chaussures. La tournée d’adieu de Lady Shrimp. Dans moins de 77 jours maintenant, je quitterai la scène.»
Un projet que les aléas de la navigation mais plus encore les fils tissés par le commanditaire du bateau vont venir contrarier. De nouvelles surprises et quelques rebondissements l’attendent avant la fin de son Odyssée.
Magali Desclozeaux, en renouvelant le genre du roman épistolaire, joue avec ce temps qui s’étire très différemment sur un porte-conteneur et nous démontre les effets d’un très long confinement. Quand par exemple, il empêche de voir les gens, quand l’attente des informations vire à l’obsession et, lorsqu’elles arrivent, ont déjà été périmées par un nouvel événement. Sans parler des vagabondages de l’esprit, propre à imaginer des choses, à combler les vides. Bien entendu, toute ressemblance avec une situation du même ordre infligée au lecteur ne saurait être que fortuite!

Une loge en mer
Magali Desclozeaux
Éditions du Faubourg
Roman
176 p., 16,90 €
EAN 9782491241490
Paru le 21/01/2021

Où?
Le roman est situé en principalement en pleine mer, de Fos-sur-Mer à Shanghai. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule de 2015 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ainsi donc, je mourrai là où je loge.
Dans une boîte.
Cela s’est imposé à moi alors qu’à l’aube, depuis le minuscule balcon sur lequel donne mon conteneur placé en bout de rangée avec une paroi à pic au-dessus de la mer, je guettais l’apparition du soleil.
Lorsqu’il se lève sur ma gauche et que la nuit précédente, nous avons largué les amarres dans un port greffé au désert, je sais que nous avons mis le cap sur l’Asie.
Et j’aurai beau attendre midi, un soleil à l’aplomb du radar qui coiffe le château et espérer une journée sans brume, jamais je ne parviendrai ne serait-ce qu’à deviner ce qui se trouve à bâbord.
La locataire de l’un des dix mille conteneurs du Ship Flowers entreprend, pour résilier son bail, de contacter son propriétaire domicilié dans un paradis fiscal. C’est le début d’une correspondance au long cours, rassemblée dans ce roman épistolaire

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Toute la Culture 

Lecture d’un extrait du roman par «Les livreurs» © Production Éditions du Faubourg

Les premières pages du livre
La Boucle

en mer Méditerranée, un jour d’hiver*

Chère Madame Noisette,
Il me souvient avoir lu la mention « conseil » sur une plaque en cuivre à votre nom, apposée à gauche de la porte cochère du 6 rue de la Corderie.
Ancienne gardienne de l’immeuble situé au 5 de cette même rue, je vous écris dans l’espoir que vous saurez m’indiquer la marche à suivre.
J’aimerais quitter la mer où je demeure depuis bientôt deux ans et demi or pour cela, il me faut rompre le contrat de pension viagère signé avec Félix De Cuïus.
En échange de ma retraite, il me garantit le gîte sous forme d’un conteneur embarqué sur un porte-conteneurs, avec douche et toilettes au château, et le couvert sous forme d’une collation et de deux repas par jour servis à la table du petit personnel navigant.
Comme vous le voyez, ma situation est simple : je cherche à rendre son gîte et son couvert au De Cuïus afin qu’en retour, il fasse établir le versement de ma retraite non plus sur un compte bancaire à son nom, mais au mien.
Mes courriers envoyés à la boîte postale 3210 à Nassau, Bahamas, étant restés lettre morte, je me permets de vous demander conseil sur ce point : selon vous, quelle est la démarche à suivre pour annuler un contrat de pension viagère signé par deux parties dont l’une ne répond plus ?

Bien cordialement,
Ninon Moinot

Ship Flowers
Conteneur nº 124328
c/o Seamen’s club
allée des Pins
13270 Fos-sur-Mer, France
*Cachet de la poste illisible.

Paris, le 28 janvier 2015

Chère Madame,

À ma connaissance, un contrat viager ne peut être cassé.

Salutations distinguées.
ppe Prune Noisette
[Signature illisible]

en mer de Chine, un jour de printemps*

Chère Madame Noisette,

Merci pour votre réponse dont je reconnais qu’elle m’a fichue à plat.
Ainsi donc, je mourrai là où je loge.
Dans une boîte.
Cela s’est imposé à moi alors qu’à l’aube, depuis le minuscule balcon sur lequel donne mon conteneur placé en bout de rangée avec une paroi à pic au-dessus de la mer, je guettais l’apparition du soleil.
Lorsqu’il se lève sur ma gauche et que la nuit précédente, nous avons largué les amarres dans un port greffé sur le désert, je sais que nous avons mis le cap sur l’Asie.
Et j’aurai beau attendre midi, un soleil à l’aplomb du radar qui coiffe le château et espérer une journée sans brume, jamais je ne parviendrai ne serait-ce qu’à deviner ce qui se trouve à bâbord. Un porte-conteneurs ne fait pas de cabotage et ses occupants ont ainsi toute latitude, comme moi aujourd’hui, pour imaginer un lent déroulé de plages sablonneuses. Il sera long et avant qu’il ne soit interrompu par une nouvelle escale, il faudra compter au moins six jours. Plus qu’il n’en faut pour mourir d’un arrêt du cœur, ce que je me souhaite et qui m’amène à solliciter un ultime conseil.
En cas de décès, j’aimerais être inhumée selon les coutumes du pays au large duquel il adviendra. Comme, par exemple, le bûcher en Inde. À qui dois-je adresser cette requête afin qu’elle soit exaucée ?

Très cordialement,
Ninon Moinot
*Cachet de Xiamen, 6 mai 2015.

Paris, le 21 mai 2015

Chère Madame,
Il suffit de l’indiquer sur un papier libre placé dans votre portefeuille.
Salutations distinguées.
ppe Prune Noisette
[Signature illisible]

en mer Rouge, un jour d’été*

Chère Madame,

En ce qui me concerne, ce sera dans un porte-monnaie à soufflets.
Mon portefeuille qui contenait ma carte senior, mes bons de réduction et mes tickets de métro, inutiles sur un porte-conteneurs, est resté à terre.
Quand on quitte une loge de 18 m2 sous le coup d’un avis d’expulsion pour venir s’établir dans une boîte de 12, mieux vaut partir léger.
J’ai appliqué une méthode simple afin d’y arriver, j’ai imaginé que j’étais payée par l’huissier pour emporter toutes mes affaires à la déchetterie et j’ai fait en sorte que la facture soit salée.
À part mes sabots d’infirmière aux semelles antidérapantes et mon thermos de café, j’ai transigé sur tout le reste et ça a été vite plié.
Résultat : une seule valise dans laquelle n’entrait pas mon sac à malice, le sac de sel à répandre devant la porte cochère de l’immeuble en cas de gelée où je cachais les étrennes offertes au fil des ans par mon petit monde avant qu’il ne soit expulsé lui aussi.
Je l’ai vidé sur les tommettes rouges de ma loge, traînée de cristaux couleur cendre, et sou après sou, j’ai rassemblé mes économies.
Un mince pécule confié à la Poste qui m’a proposé de le placer sur un livret de développement durable qui, en dépit de son appellation, n’est pas un livret mais une carte plastifiée. Lors de mes passages à Fos, si nécessaire, je retire quelques euros que j’échange à la buvette du Seamen’s club qui là aussi, en dépit de son appellation, n’est pas un club mais un foyer d’accueil pour les marins en escale.

Dentifrice, savon, mousse à raser, chips aux oignons, chips à la moutarde, chips au miel, vin blanc maltais ou bières, le tour de l’épicerie du château est vite fait et les prix ronds: de 1 à 3 dollars. Le cantinier n’a pas de caisse et il exige l’appoint.

Mais si je n’ai plus l’usage d’un portefeuille, je suis présente, en revanche, dans celui du De Cuïus.

Lorsque je reçus le contrat de pension viagère à signer, un billet l’accompagnait: «Merci, chère Ninon, grâce à vous, j’achève pleinement de diversifier mon portefeuille,» Me savoir dans son portefeuille me rassura, c’était le signe que j’avais de la valeur.
Et puisque je vaux quelque chose, n’est-ce pas là une marge de manœuvre pour tenter, à défaut de l’annuler, de renégocier mon contrat ? Qu’en pensez-vous ?
Je sais. J’avais dit ne plus vous demander conseil. Veuillez accepter que je me dédise en vous saluant.

Bien à vous
Ninon Moinot »

Extraits
« Qu’importe, cela n’en sera pas moins ma dernière boucle. Je n’en peux plus, les os rouillés, les articulations grippées, je peine à aller de l’avant. Rien de grave à ça, je n’ai pas d’issue à mon avenir. J’ai choisi d’embarquer autour du monde. Ça m’a fait rêver. Passée la deuxième année, le rêve a viré. Ça arrive. Il faut savoir perdre. J’ai entamé le dernier tour de piste de la boîte à chaussures. La tournée d’adieu de Lady Shrimp. Dans moins de 77 jours maintenant, je quitterai la scène. J’espère que ce sera en semaine. La Poste sera ouverte et j’entamerai le millier d’euros déposé sur mon livret de développement durable pour subvenir à mes besoins une fois débarquée à terre. Partir avec un ballot est une chose, revenir avec un ballot et deux fauteuils cabriolets en est une autre. » p. 74

« Île de Malte, Je 16 janvier 2017

Monsieur Maître Carré,

Vous me trouvez bouleversée par votre lettre.
Je m’apprêtais à envoyer un courrier à Aimé Cosat. Vous m’apprenez qu’il est mort.
Il m’avait bien dit prendre des cachets qui l’assommaient, mais de là à comprendre qu’il vivait ses derniers jours, il y a un pas que je ne pouvais franchir.
Débarquée à Malte dans un camp de transit, j’attends mes papiers après avoir déclaré la perte de mon passeport resté sur le lieu de mon ancienne résidence, le Ship Flowers. Je vous envoie le duplicata remis par les autorités. Suffira-t-il à justifier de mon existence?
Monsieur Cosat m’avait confié qu’il était jardinier et habitait dans une chambre de bonne. De lui, j’en sais à peine plus. Sauriez-vous m’éclairer sur ce que vous nommez gratification?

Avec mes remerciements

Ninon Moinot » p. 97

À propos de l’auteur

DESCLOZEAUX_Magali_©Claire_MoliterniMagali Desclozeaux © Photo Claire Moliterni

Magali Desclozeaux est traductrice de l’italien et romancière. Une loge en mer est son troisième roman après Le crapaud (Plon, 1997, sélectionné pour le Goncourt du premier roman) et Un deuil pornographique (Flammarion, 2003). Pour mieux raconter les aventures de Ninon Moinot dans Une loge en mer, elle a embarqué sur un porte-conteneurs à Fos-sur-Mer. (Source: Éditions du Faubourg)

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Nos Corps étrangers

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Le couple que forme Stéphane et Élisabeth part à vau-l’eau. Mais peut-être que la fait de quitter Paris pour s’installer en province leur offrira un nouveau départ. Mais il devront composer avec la rébellion de leur fille Maëva qui n’apprécie guère ce changement. La crise va perdurer…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Appuyer là où ça fait mal…

Autre belle révélation de cette rentrée, le premier roman de Carine Joaquim raconte comment un trio familial, le père, la mère et leur fille adolescente, va peu à peu se désagréger. Explosif!

Maëva est à l’image de beaucoup d’adolescentes, irritable et perturbée par tout ce qui va heurter ses habitudes. Obligée de suivre Élisabeth et Stéphane, ses parents, aux obsèques de sa grand-mère, elle va aussi manquer la rentrée dans son nouveau collège. Un collège de merde, comme elle dit. Car avant même de le fréquenter, son opinion était faite. Rien ne pouvait être mieux que l’établissement parisien où elle avait ses amis, à fortiori dans ce coin perdu en grande banlieue.
Pourtant Stéphane avait misé beaucoup sur ce déménagement. Davantage de place dans un meilleur environnement et une dépendance où Élisabeth pourrait installer son atelier et se remettre à la peinture. Mais alors que son RER est arrêté pour un grave « incident de personne », il doit bien reconnaître son échec, y compris dans sa tentative de rachat après avoir trompé son épouse avec la sensuelle Carla. L’harmonie familiale a bel et bien volé en éclats, se doublant d’un fort sentiment de culpabilité. «Il avait ensuite assisté à l’effondrement de Carla, tandis que le naufrage d’Élisabeth se poursuivait malgré son retour. Les voir souffrir toutes les deux à ce point, à cause de lui, lui fit même envisager plusieurs fois le suicide. S’il était capable de répandre autant de malheur, disparaître serait bénéfique pour tout le monde. Mais il se reprenait toujours à temps.»
Sauf que son mal-être, comme celui des autres membres de la famille va empirer après la convocation d’Élisabeth au collège pour une vidéo mise en ligne par Maëva et montrant un camarade de classe handicapé dans les toilettes au moment où il essaie de nettoyer ses fesses.
Le conseil de discipline va décider une exclusion avec sursis. L’intervention d’Élisabeth auprès du père de la victime réussira bien à le convaincre de ne pas porter plainte et Maëva se dit qu’elle l’a échappé belle. Elle va pouvoir continuer son idylle avec le grand Ritchie. Et de fait, l’incident semble clos. Si ce n’est qu’Élisabeth va revoir Sylvain, le père de Maxence. Ils vont se découvrir une passion commune pour la peinture, avant que cette passion ne se transmette à leurs corps: «ils se sautaient dessus sitôt la porte fermée, se dévoraient littéralement, comme s’il n’y avait rien d’autre à attendre de la vie que ce contact-là, d’abord la moiteur de la peau, puis leurs sexes malades de désir, qui appelaient l’autre d’une plainte humide et presque douloureuse.»
Élisabeth reprenait ensuite sa vie de mère de famille, accueillant sa fille après sa journée de cours, son mari de retour du travail, de plus en plus souriante, avenante, de plus en plus «épanouie» disait Stéphane avec satisfaction, persuadé d’être à l’origine de ce bonheur retrouvé et auquel il ne croyait plus. Bonheur éphémère, car cette nouvelle harmonie n’est qu’une façade. Stéphane aimerait tant revivre les jours intenses avec la maîtresse qu’il a quitté, Élisabeth veut partager bien plus avec Sylvain que leurs rendez-vous clandestins et Maëva entend se battre pour se construire une avenir avec Ritchie qu’elle sait menacé depuis qu’elle a appris qu’il n’y pas de papiers.
Carine Joaquim, en détaillant parfaitement les failles et les fêlures du trio familial durant une année scolaire pose les jalons d’un épilogue explosif qui vous laissera pantois. Et quand vous vous serez un peu ressaisi, alors vous admettrez que cette néo-romancière a un sacré talent. Il faut dire que c’est un peu la spécialité de La Manufacture de livres de dénicher de tels diamants bruts!

Nos corps étrangers
Carine Joaquim
La Manufacture de livres
Premier roman
232 p., 19,90 €
ISBN 9782358877244
Paru le 07/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville de province qui n’est pas nommée. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand Élisabeth et Stéphane déménagent loin de l’agitation parisienne avec leur fille Maëva, ils sont convaincus de prendre un nouveau départ. Une grande maison qui leur permettra de repartir sur de bonnes bases : sauver leur couple, réaliser enfin de vieux rêves, retrouver le bonheur et l’insouciance. Mais est-ce si simple de recréer des liens qui n’existent plus, d’oublier les trahisons ? Et si c’était en dehors de cette famille, auprès d’autres, que chacun devait retrouver une raison de vivre ?
Dans son premier roman, Carine Joaquim décrypte les mécaniques des esprits et des corps, les passions naissantes comme les relations détruites, les incompréhensions et les espoirs secrets qui embrasent ces vies.

Les critiques
Babelio
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Blog Cannibales lecteurs 
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Blog Whoozone (Bruno Delaroque)
Blog Encore un livre 
Blog Aude bouquine 
Blog Black Novel 1 
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Les premières pages du livre
« Premier trimestre
Parce que sa grand-mère eut la mauvaise idée de mourir à la fin de l’été, Maëva ne fit pas sa rentrée scolaire comme tout le monde. Pendant que les élèves de sa future classe faisaient connaissance avec leurs professeurs et découvraient leur emploi du temps, elle se tenait là, droite et stoïque dans un petit cimetière de province, à regarder le cercueil en bois laqué descendre au fond d’un trou boueux.
Son père se mouchait toutes les deux minutes, en essayant de ne pas trop faire de bruit, car dans ces circonstances, la discrétion était pour lui indispensable au maintien d’une certaine dignité. Élisabeth, sa mère, fixait un point mystérieux droit devant elle, le visage blanc et les yeux absents.
Le ciel vaporisait sur eux une brume de gouttelettes si fines qu’elles en étaient presque invisibles. De temps en temps, une vieille dame de l’assemblée, sans doute une voisine de la morte, retirait ses lunettes pour essuyer, dans un bruyant soupir, l’eau qui s’était accumulée sur ses verres, comme autant de larmes factices. Puis, avec des gestes lents, elle repositionnait soigneusement la monture sur son nez.
Le trajet du retour se fit dans le silence. Stéphane conduisait sans vraiment prêter attention à la route et, si Élisabeth ne l’avait pas si bien connu, elle aurait pu penser que cet air sérieux était un signe de concentration. Mais elle le savait : son mari s’était retranché au fond de ses souvenirs d’enfance.
Sur la banquette arrière, écouteurs vissés sur les oreilles, Maëva regardait distraitement par la fenêtre, plus attristée par le fait de rentrer dans une nouvelle maison, loin de l’agitation parisienne dans laquelle elle avait grandi, que par la journée de deuil qu’elle venait de vivre. Elle ne pardonnait pas à ses parents d’avoir quitté la capitale malgré ses protestations, ni de lui avoir imposé cet exil en lointaine banlieue et, tout en contenant sa rage, elle maudissait intérieurement les abrutis de son nouveau village ainsi que les élèves de son collège de péquenots, qu’elle serait condamnée à fréquenter dès le lendemain.
Ils avaient pris cette décision un peu précipitamment. Personne, dans la famille, n’avait vraiment envisagé la vie ailleurs qu’à Paris.
Ils habitaient jusque-là une petite maison, étroite et tout en hauteur, sur trois étages, nichée au fond d’une cour pavée. Depuis la rue, on ne voyait rien qu’un immeuble en pierre de taille, à l’apparence solide mais assez banale. Le hall était aussi ordinaire, des boîtes à lettres un peu usées sur la gauche, un escalier à droite et au bout, à côté du local à poubelles, une porte vitrée menait chez eux.
Aux beaux jours, la porte d’entrée n’était jamais fermée, la courette s’improvisait terrasse et, le soir venu, seules les protestations des voisins bougons ou fatigués les forçaient à renoncer à l’éclat des étoiles, à ce carré de ciel délimité par le haut des immeubles comme une lucarne ouverte sur l’infini.
Maëva avait grandi là. Elle gravissait les escaliers avant même de savoir marcher, rampait sur les genoux et les avant-bras, redescendait les étages à reculons. Elle avait fait ses premiers pas dans la cour. Élisabeth s’en souvenait bien, ils avaient sorti la petite table de jardin ronde au métal vert un peu rouillé, et les deux chaises qu’ils avaient repeintes en jaune l’été précédent. Stéphane était rentré tôt ce jour-là, un client avait annulé un rendez-vous au dernier moment, et ils avaient pris le goûter dehors, dans un bel élan familial. Élisabeth avait subitement décidé de faire des crêpes, provoquant le couinement d’une Maëva impatiente. Stéphane souriait, la petite sur ses genoux. C’est dans l’improvisation, sans doute, que se cache le bonheur, dans ces moments infimes où la joie s’invite, d’autant plus précieuse que personne ne l’attendait.
Quelques minutes plus tard, le visage encore plein de sucre, l’enfant glissa lentement au sol, posa ses mains sur les larges pavés, puis se redressa, vacilla un instant, perdit de son assurance avant de trouver de nouveau son équilibre et, déterminée, mit un pied devant l’autre. Ivre de ce nouveau pouvoir, elle renouvela l’expérience et prit de la vitesse malgré elle. Deux pas. Trois pas. Quatre, cinq, six.
Stéphane s’élança derrière elle au moment précis où Élisabeth réapparaissait sur le pas de la porte. Celle-ci poussa un cri bref mais strident, son bébé était debout, il marchait, courait même, c’était incroyable. Au moment où elle tendit les bras en direction de sa fille pour l’inciter à la rejoindre, l’enfant trébucha et s’étala de tout son long. Relevée par les deux parents à la fois fiers et inquiets, la petite se mit à pleurer à gros bouillons, les paumes écorchées et la lèvre en sang.
Les anniversaires. De nombreux enfants invités, année après année, dont les cris avaient résonné dans tout l’immeuble, donnant à la cour des airs d’école à l’heure de la récréation.
Et les amis qui s’éternisaient après le dîner, qui fumaient là une dernière cigarette avant de prendre congé, en s’émerveillant, dans ce petit recoin de verdure dissimulé aux regards, d’avoir l’impression de se trouver loin de Paris. C’était ce qu’Élisabeth aimait par-dessus tout : une fois poussée la porte vitrée, elle basculait dans un monde préservé, le monde de l’intime, protégé de l’environnement extérieur.
Au rez-de-chaussée, la grande pièce faisait à la fois office de cuisine, salon, pièce à vivre. Manteaux et chaussures s’accumulaient à l’entrée dans un joyeux bazar. Juste à côté, un piano droit occupait un mur entier. Stéphane en avait vaguement joué, enfant, et pour une raison encore mystérieuse, il avait tenu à le garder. Élisabeth ne s’y était pas opposée, mais elle trouvait étrange cette insistance, car il ne l’utilisait jamais. « Ce sera pour Maëva », disait-il parfois. Mais Maëva avait grandi et avait préféré s’essayer mollement à la guitare, avant de renoncer à la musique. Exception faite, bien sûr, des chansons idiotes qu’elle fredonnait sous la douche. Quand ils avaient déménagé, ils s’étaient finalement séparés du vieux piano inutile.
À l’étage, dans un espace qui ressemblait davantage à un palier qu’à une chambre, se trouvait le lit parental. Au deuxième, il y avait une salle de bains, avec une grande baignoire où l’on tenait aisément à deux. À trois, même, quand Maëva était bébé. Ils trempaient alors dans la même eau savonneuse où flottaient canards et bateaux en plastique. Si la petite était endormie, en sécurité dans son lit, il arrivait qu’Élisabeth et Stéphane s’y prélassent avec d’autres intentions, et les ondulations qui se formaient alors à la surface n’avaient plus rien des timides remous provoqués par les jeux de l’enfant.
Le troisième et dernier étage était le royaume de Maëva, aux étagères remplies de livres, peluches et jouets en tous genres, renouvelés à mesure que se succédaient anniversaires et fêtes de fin d’année. Plus tard, l’univers enfantin avait laissé place à des accessoires de mode, sacs à main, maquillage et même une paire de chaussures à talons exposée comme un trophée au milieu d’une bibliothèque où il ne restait plus que quelques livres.
Quand il avait fallu partir, Maëva avait refusé de faire les cartons. Élisabeth avait dû se résoudre à trier et emballer elle-même les affaires de sa fille, sous les pleurs et les menaces de suicide.
« Je ne vous le pardonnerai jamais ! », avait-elle hurlé au moment de quitter définitivement la maison.
Le regard d’Élisabeth s’était attardé une dernière fois sur les pavés où son bébé s’était éveillé au monde. Elle avait discrètement essuyé une larme, sans vraiment savoir ce qui, entre la douceur du souvenir et le déchirement du départ, l’avait fait couler.
– Alors ? fit Élisabeth depuis le canapé où elle lisait.
Maëva claqua la porte derrière elle, retira ses chaussures avec brusquerie, les fit valser avant de les abandonner au milieu de l’entrée et, tout en jetant sa veste en direction du portemanteau, lâcha en défiant sa mère du regard :
– Alors, c’est un collège de merde.
Élisabeth ravala toutes les paroles rassurantes qu’elle s’apprêtait à dire. Tout va bien se passer, c’est juste le temps que tu t’habitues, tu vas te faire de nouveaux amis. Les mots demeurèrent prisonniers de la boule qui grossissait dans sa gorge et, avec elle, s’installait aussi la nausée.
– C’est bon, je peux monter ? s’enquit Maëva avec impa¬tience.
Elle attendit à peine l’assentiment de sa mère pour grimper dans sa chambre. Restée seule, Élisabeth soupira bruyamment, en essayant de se persuader que les humeurs de sa fille étaient temporaires. Bientôt cela irait mieux, l’adolescence était une période si ingrate. Elle peina cependant à se concentrer sur son livre.
Assise en tailleur sur le lit, ses manuels scolaires étalés devant elle, Maëva fixait un point invisible sur le mur blanc. De longues minutes durant, elle s’efforça de ne penser à rien, et surtout pas à la journée écoulée. Elle était demeurée pratiquement muette du début à la fin des cours, se contentant d’observer, assistant lors des récréations aux retrouvailles d’amis séparés dans des classes différentes, qui comparaient leurs profs et échangeaient des anecdotes sur les années passées.
Pendant ce temps, le cœur de Maëva était resté à Paris, dans son ancien établissement scolaire. Que faisaient ses camarades ? Leur manquait-elle ?
Sitôt la grille franchie, à la fin de cette première journée, elle avait envoyé un texto à Lucie, son amie d’enfance qui poursuivait désormais seule le chemin qu’elles avaient entrepris à deux depuis l’école maternelle, mais elle n’avait reçu aucun message en retour. Lucie passait pourtant son temps rivée à son portable, jadis elle lui aurait répondu dans la seconde. C’était décevant, mais Maëva s’interdit de se sentir abandonnée. Sinon, ce serait encore plus dur.
*
Même s’il s’était promis de prendre son mal en patience, Stéphane trépignait dans le wagon du RER. Cela faisait vingt minutes que le train s’était arrêté au milieu de nulle part, le condamnant à supporter un peu plus longtemps l’odeur de transpiration âcre qu’exhalait sa voisine de siège. L’autre prenait ses aises. Elle avait commencé par agiter vigoureusement un éventail et, en même temps que le mouvement faisait circuler l’air, il diffusait les effluves nauséabonds. Maintenant, elle écartait ses grosses cuisses, dont Stéphane sentait la désagréable proximité.
Il pensa à sa mère, qui reposait désormais dans un trou dont elle ne ressortirait plus, mais il chassa rapidement cette image. À la place, il regarda les passagers du train, avec leurs mines agacées ou fatiguées qui lui arrachèrent un triste sourire. C’était bien utile de s’emmerder autant dans la vie, pour ce qu’elle vaut, et pour la manière dont elle est vouée à se terminer… Il jeta un bref coup d’œil à sa montre : cela faisait cinquante minutes qu’il avait quitté son bureau, et il n’était pas près de rentrer.
Les premiers jours après avoir emménagé dans la nouvelle maison, il avait pris sa voiture, profitant de la fluidité du trafic estival, mais depuis la dernière semaine d’août, c’était devenu impossible. Même en partant à l’aube, il arrivait au travail bien trop tard, et ses supérieurs s’étaient déjà fendus de remarques qui, sous couvert de plaisanterie, étaient en réalité de fermes avertissements. Stéphane avait donc opté pour les transports en commun en se répétant, à chaque fois que l’envie de soupirer le prenait, que des dizaines de milliers – de millions ? – de personnes s’accommodaient de ce quotidien-là. Il aurait tôt fait de s’y habituer, lui aussi.
Sa voisine se repositionna confortablement sur son siège, manquant de l’éjecter d’un coup de fesse. Elle continuait de s’éventer, et Stéphane, qui transpirait maintenant à grosses gouttes, fit taire son odorat pour savourer le souffle de vent qui lui parvenait. Il riposta tout de même en repous¬¬sant, par la contraction de ses jambes, celles de la grosse et regagna ainsi les centimètres d’assise que l’autre lui avait volés.
Une annonce informa les passagers qu’un incident grave impliquant un voyageur allait immobiliser le train pour encore un moment. On les priait de patienter. Stéphane se dit le plus sérieusement du monde qu’après quelques mois à ce rythme infernal, il pourrait envisager, lui aussi, de se jeter sous un train. Il comprit ce qu’il allait devenir : un banlieusard ordinaire, un peu plus aigri chaque matin, un peu plus dépressif chaque soir. Son avenir ne ressemblait en rien à la vie idyllique qu’il avait dépeinte à sa femme et à sa fille lorsqu’il avait évoqué, pour la première fois, la possibilité de déménager. Car c’était son idée à lui, la réparation qu’il proposait à Élisabeth pour effacer les fautes commises et repartir sur de nouvelles bases : une belle et grande maison, entourée d’un terrain verdoyant, avec une dépendance au fond du jardin qui servirait d’atelier à Élisabeth, le tout pour un prix très raisonnable. Elle s’était laissé séduire, ou elle avait fait semblant, mais ils avaient voulu y croire l’un et l’autre. C’était lui, maintenant, qui se disait, alors que la cuisse de l’inconnue collait de plus en plus à la sienne, qu’il s’était bien planté. La panique le gagna.
Une sonnerie aiguë se fit entendre, et le train redémarra. Stéphane cala sa respiration sur les cahots du wagon, yeux fermés, et il se laissa porter, comme tant d’autres, jusqu’à la gare la plus proche de chez lui.
Élisabeth rangeait le contenu de quelques cartons lorsqu’il ouvrit la porte d’entrée. Il buta sur les chaussures en vrac abandonnées quelques heures plus tôt par Maëva, les repoussa du pied avant de retirer les siennes. Il accrocha sa veste au portemanteau et s’approcha d’elle. Indifférente, elle le salua machinalement et ne cacha pas sa surprise lorsqu’il lui saisit le bras pour la retenir, avant de lui fourrer sa langue dans la bouche. Il força facilement la barrière des lèvres, puis les dents se desserrèrent. »

Extraits
« Il avait ensuite assisté à l’effondrement de Carla, tandis que le naufrage d’Élisabeth se poursuivait malgré son retour. Les voir souffrir toutes les deux à ce point, à cause de lui, lui fit même envisager plusieurs fois le suicide. S’il était capable de répandre autant de malheur, disparaître serait bénéfique pour tout le monde. Mais il se reprenait toujours à temps. » p. 44

« ils se sautaient dessus sitôt la porte fermée, se dévoraient littéralement, comme s’il n’y avait rien d’autre à attendre de la vie que ce contact-là, d’abord la moiteur de la peau, puis leurs sexes malades de désir, qui appelaient l’autre d’une plainte humide et presque douloureuse.
Élisabeth reprenait ensuite sa vie de mère de famille, accueillant sa fille après sa journée de cours, son mari de retour du travail, de plus en plus souriante, avenante, de plus en plus « épanouie » disait Stéphane avec satisfaction, persuadé d’être à l’origine de ce bonheur retrouvé auquel il ne croyait plus.» p. 109

« Après le retour de Stéphane à la maison, quelques années auparavant, ils s’étaient accordés tacitement sur le rôle dévolu à chacun, et tous l’avaient joué à la perfection. Le gentil mari. L’épouse digne. La jolie petite fille bien coiffée qui racontait, ses journées d’école en se persuadant que ça intéressait vraiment quelqu’un. Et en coulisses, ça dégueulait dans la nuit, ça pleurait sous la couette, ça fuyait de tous les côtés. Rien n’avait plus jamais été étanche. »

À propos de l’auteur
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Carine Joaquim © Photo DR

Née en 1976 à Paris où elle grandit, Carine Joaquim vit aujourd’hui en région parisienne et y enseigne l’histoire-géographie. Si elle écrit depuis toujours, c’est depuis six ans qu’elle s’y consacre avec ardeur. Nos corps étrangers est son premier roman publié. (Source: Éditions La Manufacture de livres)

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Le Bazar du zèbre à pois

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En deux mots:
Basile, de retour dans sa ville natale, ouvre une boutique originale, Le Bazar du zèbre à pois, dont le but est d’inventer des objets et concepts pour rendre les gens plus heureux. Une initiative qui va plaire au jeune Arthur, à sa mère Giulia, mais qui dérange aussi en «haut-lieu». La guerre est déclarée…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un drôle de zèbre dans une drôle de ville

Raphaëlle Giordano réussit à nouveau son coup. Après Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une, elle récidive avec ce roman tout aussi entraînant, avec une touche de poésie supplémentaire!

Arthur vit à Mont-Venus, une ville moyenne, avec Giulia sa mère. Quand il a eu quatorze ans, son père a filé avec une autre, «emportant tout, raison et sentiments». L’adolescent s’est alors lancé avec un copain dans le street art tandis que sa mère fait bouillir la marmite en élaborant des produits d’hygiène corporelle.
Mais un jour une curieuse boutique va attirer l’attention de l’adolescent, Le bazar du zèbre à pois. Basile, son concepteur, a choisi de revenir à Mont-Venus où il a grandi pour y proposer ses objets sans véritable utilité, si ce n’est de provoquer un sourire ou de faire réfléchir. Des inventions «à mi-chemin entre l’artistique et le philosophique», comme il l’explique à Audrey, la journaliste de La dépêche du Mont, intriguée par sa boutique. Mais Basile n’aura finalement pas droit à la double-page prévue car Louise Morteuil, la rédactrice en chef, est partie en guerre contre cette boutique trop originale pour être honnête. Elle a déjà assez à faire en essayant de mettre la main sur le graffeur qui s’attaque aux affiches électorales pour ne pas offrir à cet olibrius une publicité à bon compte. La stagiaire n’a qu’à trouver un autre sujet. Encore traumatisée par son enfance au milieu d’artistes sans le sou, la fondatrice de l’association Civilissime veut toutefois en avoir le cœur net et décide d’aller juger sur pièces. Ses craintes vont vite s’avérer fondées, car en entrant dans la boutique, elle tombe nez à nez avec Arthur, qu’elle a surpris en train de dégrader un édifice public avec ses bombes de peinture.
«Pour Louise Morteuil, ce jeune garçon est la résultante typique d’une éducation démissionnaire, et ce Basile l’incarnation même de l’adulte permissif qui, croyant aider la jeunesse, la pousse dans ses travers. En encourageant ces activités décadentes, comme le graffiti, trompeusement ludiques et irrésistibles comme un paquet de bonbons, il renforce une vision faussée de la vie et de ses réalités, à savoir les efforts et le travail indispensables pour mériter et s’en sortir.»
Ce qu’elle ne sait pas, c’est que Basile a déjà semé son virus du changement un peu partout. «Un audaciel n’a jamais dit son dernier mot. Après la Tagbox imaginée pour Arthur, il s’est intéressé à Giulia pour l’inciter à créer de nouvelles fragrances, loin du carcan imposé par son entreprise, à l’image de sa nouvelle invention, les Brain-bornes, qui doivent permettre de développer «les capacités du cerveau droit, souvent sous-développées»: intuition, émotions, créativité, audace et perception. Sa mission: débloquer l’imaginaire de ses clients.
Louise, quant à elle, fourbit ses armes. Elle va user de tous ses pouvoirs pour mettre des bâtons dans les roues du Bazap.
Contrarié, mais loin d’être abattu, Basile continue de créer et de pousser à la création. Il entraine Giulia dans un projet de détonateur sensoriel, un objet capable de diffuser des parfums en lien avec des souvenirs et des émotions particulières. Une idée qui va aussi les rapprocher au grand dam d’Audrey.
Raphaëlle Giordano continue de creuser le filon initié avec Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une et de mêler fort agréablement les conseils de développement personnel à une fiction fort agréable à lire. À l’image de ce slogan affiché comme un mantra Follow your dreams (suivez vos rêves), elle a cette capacité à développer chez ses personnages – et par ricochet chez ses lecteurs – l’envie de changer, de bouger, de créer. On la suit avec bonheur !

Le bazar du zèbre à pois
Raphaëlle Giordano
Éditions Plon
Roman
288 p., 18,90 €
EAN 9782259277617
Paru le 14/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, dans une petite ville qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Auteur star, Raphaëlle Giordano revient chez Plon avec un roman réjouissant. Après le best-seller Cupidon a des ailes en carton, l’auteur du phénomène Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une surprend et séduit une nouvelle fois. Au meilleur d’elle-même.
« Je m’appelle Basile. J’ai commencé ma vie en montrant ma lune. Est-ce pour cela que j’ai toujours eu l’impression de venir d’une autre planète ? Je n’ai pourtant pas compris tout de suite de quel bois j’étais fait. Peut-être plus un bois de Geppetto que de meuble Ikea.»
Basile, inventeur, agitateur de neurones au génie décalé, nous embarque dans un univers poético-artistique qui chatouille l’esprit et le sort des chemins étriqués du conformisme. De retour à Mont-Venus, il décide d’ouvrir un commerce du troisième type : une boutique d’objets provocateurs. D’émotions, de sensations, de réflexion. Une boutique « comportementaliste », des créations qui titillent l’imagination, la créativité, et poussent l’esprit à s’éveiller à un mode de pensée plus audacieux ! Le nom de ce lieu pas comme les autres ? Le Bazar du zèbre à pois.
Giulia, talentueux « nez », n’en est pas moins désabusée de cantonner son talent à la conception de produits d’hygiène. Elle rêve de sortir le parfum de ses ornières de simple « sent-bon » et de retrouver un supplément d’âme à son métier.
Arthur, son fils, ado rebelle, fâché avec le système, a, lui, pour seul exutoire, ses créations à ciel ouvert. Il a le street art pour faire entendre sa voix, en se demandant bien quelle pourra être sa voie dans ce monde qui n’a pas l’air de vouloir lui faire une place.
Trois atypiques, trois électrons libres dans l’âme. Quand leurs trajectoires vont se croiser, l’ordre des choses en sera à jamais bousculé. C’est à ça que l’on reconnaît les « rencontres-silex ». Elles font des étincelles… Le champ des possibles s’ouvre et les horizons s’élargissent.
Comme dans un système de co-création, ils vont « s’émulsionner les uns les autres » pour s’inventer un chemin, plus libre, plus ouvert, plus heureux….
Louise Morteuil, elle, est rédactrice en chef du Journal de la Ville et directrice de l’association Civilissime. Elle se fait une haute idée du rôle qu’elle doit jouer pour porter les valeurs auxquelles elle croit : Cadre, Culture, Civisme… Choc des univers. Forte de ses convictions en faveur du bien commun, elle se fait un devoir de mettre des bâtons dans les roues du Bazar du zèbre à pois…
Une galerie de personnages passionnés, sensibles et truculents, des embûches et surprises, des objets aussi magiques que poétiques, de l’adversité et de l’amour, l’art de se détacher des entraves par l’audace, de se libérer de la peur en osant… Le nouveau roman de Raphaëlle Giordano donne l’envie de mettre plus de vie dans sa vie et de s’approprier la philosophie phare et novatrice du zèbre : « l’audacité ».

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
BFM (Culture & Vous – Candice Mahout)
Blog Little pretty books 

Les premières pages du livre
« Scène d’exposition
Toute vie commence par un premier acte, et surtout par un lever de rideau. Qui sait si ces instants n’impriment pas un pli au reste de son existence ?
All the world’s a stage,
And all the men and women merely players
Shakespeare.
(Le monde entier est une scène de théâtre,
et tous les hommes et femmes y jouent, purement et simplement, les acteurs.)
Voilà pourquoi la manière de faire son entrée a toute son importance.

Un homme. Une femme. Ensemble, ils attendent dans une salle de consultation plongée dans la pénombre pour ménager la pudeur. Obstétrique oblige. Assis côte à côte, ils se jettent des regards furtifs et esquissent des sourires maquillés d’une confiance qu’ils sont loin de ressentir.
Le médecin en blouse blanche entre et invite sa jeune patiente à s’installer, en quelques directives bienveillantes. Elle s’exécute et ravale discrètement son besoin d’empathie, proportionnel à son insondable désir d’être rassurée. Elle s’allonge sur le papier blanc qui, immanquablement, se déchire. Sans raison, elle s’agace de cette feuille censée protéger le lit d’examen qui ne tient pas en place.
Le docteur lui demande de relever son haut au-dessus de la poitrine et regarde sans l’ombre d’un froncement de sourcils l’énorme bosse à découvert. Enfin, bosse. Ballon. Montgolfière. Exoplanète. Elle ne s’y fait toujours pas. Elle écarquille les yeux devant cette chose qui avant était son ventre et qui, maintenant, est devenue étrangère à son corps. Une protubérance qu’on regarderait comme une étrangeté dans un cabinet de curiosités.
Elle regarde la ligne brunâtre qui relie dorénavant son nombril à son pubis. Le premier dessin de son enfant pour elle. Elle aurait préféré que son fils trouve un autre mur que son corps pour taguer son amour. Elle ne lui en veut pas. Elle sent juste poindre de nouveau une crainte familière. Retrouvera-t-elle jamais ce joli petit ventre plat qui, hier encore, savait faire des ravages ? Elle n’a pas envie d’être déjà rangée dans une autre catégorie : sera-t-elle dorénavant mère avant d’être femme ? Elle ferme les yeux pour ne pas y penser. Pas maintenant. Pas encore.
Son homme s’enquiert : Ça va ? Oui, ça va. Le docteur, lui, à son rôle, se penche pour appliquer le gel froid sur son abdomen. Frissons. Tout bon porteur de stéthoscope aurait parlé d’horripilation ou de réflexe pilomoteur. Les autres – vous-et-moi – de chair de poule…
La sonde commence son travail d’exploration. Le silence s’installe. Il y a des moments où les mots n’ont pas leur place. Le regard de la femme aussi sonde et tente de décrypter la moindre parcelle d’information sur les traits lisses et concentrés de l’obstétricien. Soudain, le visage de l’homme se trouble. Là, n’est-ce pas la ride du lion qui se crispe entre ses deux yeux ? Elle retient son souffle et plante ses ongles dans la paume de son mari. L’inquiétude laisse quatre petites marques rouge sang dans sa chair. Il ne bronche pas, lui-même galvanisé par les images surréalistes du petit être qui apparaît sur l’écran.
Les secondes paraissent interminables. Puis le verdict tombe. Première délivrance quelques mois avant l’heure.
Tout va bien. Trois petits mots lâchés nonchalamment, avec un léger sourire flottant de praticien satisfait. Le cœur des heureux parents explose de joie. Mais pas trop bruyamment quand même, pour ne pas troubler l’ambiance chargée d’une médicale déférence.
Vous voulez connaître le sexe ? Oui. Ils veulent. C’est plus rassurant pour préparer la venue de l’enfant. La couleur du papier peint, les layettes premier âge…
La sonde s’agite de nouveau sur l’abdomen. Le médecin cherche. Tente. Tique. Désolé. On ne voit rien. Je ne pourrai pas vous le dire aujourd’hui…
L’œil humide de déception, la mère jette un ultime regard sur l’écran où s’affiche encore le postérieur narquois de son bébé.

Scène 1
Je m’appelle Basile. J’ai commencé ma vie en montrant ma lune.
Est-ce pour cela que j’ai toujours eu l’impression de venir d’une autre planète ?
Après quarante-deux ans d’existence, je crois savoir mieux, aujourd’hui, de quel bois je suis fait. Certainement plus un bois de Geppetto que de meuble Ikea.
À cinq ans, j’aimais m’entraîner à lire tout seul.
À six ans, après une course-poursuite effrénée dans la cour de récréation avec mes camarades de classe, je m’arrêtai, essoufflé, en portant deux doigts à ma jugulaire pour prendre mon pouls et m’exclamai :
— Oh ! Mon cœur bat trop vite !
La fille dont j’avais la faiblesse d’être amoureux – j’étais également atteint d’une forme de précocité sentimentale – se retourna vers moi en s’esclaffant d’un air moqueur :
— Mais non, espèce d’idiot ! Il n’est pas là, le cœur, il est là ! dit-elle en frappant sa poitrine au bon endroit.
Le fou rire général fit son œuvre de petit poignard, et l’incident me valut une réputation de crétin fini qui me poursuivit tout le reste de l’année scolaire.
Il faut dire, j’étais de ces enfants gauches qui n’attirent guère la clémence de leurs congénères.
Droitier du cerveau et gauche du corps. Si maladroit dans mes relations avec les gamins de mon âge. Je ne savais jamais quoi leur dire, comment leur parler, comment me faire accepter.
Pour encourager ma vie sociale, mes parents me poussaient à accepter un maximum d’invitations aux goûters d’anniversaire et toute occasion de me trouver avec ce que les adultes appelaient « mes semblables ». Imaginaient-ils un instant qu’il ne pouvait pas y avoir plus dissemblables que ces semblables ? Que je n’arrivais pas à me sentir bien parmi ces enfants dont je ne partageais aucun des jeux ni aucune des préoccupations ?
Parfois, je m’obligeais à entrer dans une bataille à l’épée avec la horde des « copains ». Un jour, l’un d’eux manqua de m’éborgner. Cela fit bien rire les autres sans que j’arrive à comprendre pourquoi. Tenant d’une main mon œil blessé, je me souviens d’avoir souri pour donner le change et laissé penser que je m’« amusais ». Jean qui rit et Jean qui pleure. Parfois encore, je me réfugiais dans la cuisine pour tenter d’avoir une conversation avec les parents. Je savourais ces interactions qui me mettaient d’égal à égal avec des cerveaux adultes. Eux me regardaient d’un œil étonné, curieux. Ils se prêtaient au jeu de la discussion quelques instants, puis finissaient par faire tomber la sentence de mon bannissement :
Tu ne veux pas aller jouer, mon grand ?
Dieu, que cette phrase a pu m’énerver. Dire à un enfant mon grand, c’est lui rappeler combien il est petit ! Un cauchemar.
Par la force des choses, j’ai appris à me suradapter en répondant par la réaction qui semblait la plus socialement acceptable. Expressions sur commande. Afin de mieux saisir les humeurs de mes camarades et d’anticiper les risques inhérents à la fréquentation de cette cruelle tranche d’âge, j’actionnais en permanence mes capteurs d’hypersensible. Ce qui créa chez moi un état de vigilance presque constant. Exténuant.

Je ne saurais dire tout ce que j’ai tenté pour grandir plus vite. Je crois que je suis l’enfant qui a mangé le plus de soupe au monde. Qui s’est tenu le plus droit sur sa chaise. Pendant que mes frères et sœurs jouaient comme chiens et chats à des jeux de leur âge, je me planquais dans un coin pour lire le dictionnaire et tout apprendre du parler adulte.
Parallèlement à ce programme d’accélérateur de croissance, je tentais aussi de satisfaire ma curiosité insatiable pour tout ce qui touchait à l’électronique et à la mécanique.
Il m’arrivait de partir en excursion dans une décharge voisine pour piquer des appareils divers et variés et, revenu chez moi, je les démontais pour voir comment ils étaient faits. Je lisais la consternation dans les yeux de mes frères et sœurs. Ma mère, elle, me grondait. Tu veux attraper le tétanos ? Je t’interdis de retourner là-bas ! Et si tu te coupes ? Et si tu tombes ? Et si tu te fais mordre par un rat ? Et si tu te fais compacter comme une carrosserie de voiture ?
L’imagination des mères est incroyablement prolifique. Mais je l’aimais plus que tout malgré ces quelques effets de zèle surprotecteur. Elle seule entrevoyait quelque chose de prometteur dans mes gribouillis bizarres de rêveur. Très tôt, je couvris mes carnets de croquis d’inventions improbables, de réflexions métaphysiques, de poésies…
Quand je lisais dans la cour de récré des livres de grands maîtres de la science-fiction, comme Les Robots d’Isaac Asimov ou Dune de Frank Herbert, je surprenais des propos moqueurs de certains camarades de classe dénués-de-classe, dont le jeu était de trouver les bons mots qui font mal. Les malveillants veillaient toujours à parler suffisamment haut et fort pour être entendus de leur victime. Laisse-le, il est bizarre.
Je percevais le mépris. Mais aussi une forme de peur qui suscitait mon étonnement. En quoi pouvais-je bien les effrayer, moi qui n’aurais pas fait de mal à une mouche ?
Je cherchai la définition de « bizarre » dans le dictionnaire. D’un caractère difficile à comprendre, fantasque. Je n’étais donc pas, aux yeux des autres, tout à fait « normal ». Je me suis beaucoup interrogé. Qu’est-ce que ça pouvait bien être, la normalité ? Sûrement un truc qui rassure. Si seulement je comprenais mieux en quoi ça consiste, avais-je souvent songé.
Il m’était même venu à l’idée, en dernière année d’école élémentaire, de me créer un observatoire de la normalité. Je pris la chose très sérieusement, tenant un carnet où je notais les stratagèmes envisageables : partager quelques bonbons avec les copains à la sortie des cours. Moins lever la main, et ne surtout pas donner trop de bonnes réponses à l’oral. Oser une petite insolence avec la maîtresse. Aimer le foot et les jeans à trous. Avoir une amoureuse (mot Avoir raturé. Remplacé par S’inventer). Recracher bruyamment ses épinards à la cantine en ayant l’air de trouver ça le plus dégueu possible. Acheter du faux sang pour Halloween. Graver ses initiales aux ciseaux sur sa table sans se faire attraper…
Malgré mes nobles tentatives, je restais celui avec qui il n’était « pas cool » de traîner.
Les choses ne se sont pas arrangées quand je suis entré au collège. D’objet de curiosité, je suis passé à bouc émissaire. Et là, j’ai compris qu’il me fallait réagir.
Je devais trouver un moyen de me faire accepter. Ne serait-ce que pour faire cesser les micro-harcèlements qui devenaient franchement pénibles, et parfois les castagnes des petites brutes du bahut, qui me valaient des collections de bleus au corps comme à l’amour-propre. L’amour-propre, qui guérit moins vite que le corps…
J’avais la chance d’avoir un père bricoleur. Il avait une passion pour les vieilles motos. Il en achetait, les retapait entièrement et les revendait ensuite. J’avais donc à portée de main tout un attirail d’outils qui me fascinaient. J’aimais passer un maximum de mon temps libre dans ce lieu paisible et inspirant. Seul. Tranquille dans mon univers, en tête à tête avec mes rêveries. Enfin chez moi. C’est là que j’ai créé mes premières bestioles articulées. Des araignées mécaniques. J’installai un accéléromètre couplé à un capteur de présence. Ainsi, dès qu’une main s’approchait à une certaine vitesse pour attraper l’araignée, elle détalait. Je peaufinai mon prototype en rajoutant une led rouge qui s’allumait pendant l’action. C’était du meilleur effet !
J’appelai mes spécimens des SpiderTrick. Elles connurent un franc succès dans la cour de récré. Grâce au bouche-à-oreille, j’eus même des commandes passées sous le manteau par des petits caïds des lycées du quartier, avides de bonnes affaires. Ils m’achetaient les SpiderTrick une bouchée de pain pour les revendre trois fois plus cher. Je me trouvai enrôlé malgré moi dans le trafic. Le proviseur finit par avoir vent de ce marché noir d’ados pas blanc-bleu. Cela fit toute une histoire. Convocation des élèves. Des parents. Passage de savon mémorable. Finalement, exclusion temporaire.
Je réalisai un gros effort de composition pour ne pas exploser de joie à l’annonce de ce renvoi qui sonnait le glas de mon impopularité, j’en étais persuadé. C’est en effet auréolé d’une certaine gloire que je fis mon retour au collège quinze jours plus tard, désormais en « rebelle » respecté.
Autant dire qu’avec cette mésaventure j’étais, à douze ans à peine, définitivement piqué par le virus de l’invention.

Scène 2
Arthur, un genou à terre, absorbé par sa tâche, prête à peine attention aux paroles de son camarade.
— Allez, viens, dit l’autre. On se taille !
— Ça va, tranquille, mon frère ! Continue à surveiller pendant que je termine…
Médine se dandine en faisant le pied de grue. Arthur voit bien que son pote le maudit intérieurement. Il n’a peut-être pas tort de s’inquiéter. S’ils sont pris, ils sont morts. Leur ardoise à conneries n’étant déjà plus très blanche, ils ne peuvent se permettre d’en rajouter une couche. Mais Arthur a cette manie d’être confiant et d’avoir un sang-froid à toute épreuve.
— Dépêche-toi ! s’agace encore Médine, de plus en plus nerveux.
Arthur est agenouillé et agite sa bombe pour continuer son tag. Ça fait deux semaines qu’il travaille sur le projet. Il a repéré la bonne bouche d’égout à grille. Il a passé beaucoup de temps à préparer son pochoir. Planqué dans sa chambre, alors que sa mère le croyait endormi, il se relevait pour travailler le dessin, minutieusement, avant d’en venir aux découpes sur la plaque de polypropylène à l’aide d’un X-ACTO, cette lame fine particulièrement acérée qui lui permet d’évider certaines parties du pochoir avec une grande précision.
— Attends ! Faut que je fasse les finitions.
Arthur voit bien que son pote est à bout. Il a l’air furieux.
Malgré tout, il est trop tard pour reculer : il faut finir. Tant pis pour les humeurs de son comparse. Arthur troque sa bombe noir mat pour un bleu lighting. Il retire la fat cap, embout trop large, et opte pour une skinny cap, plus adaptée aux détails. Et ressent un vrai bonheur à illuminer son graffiti d’effets de halo. Le moment si excitant de la révélation est arrivé. D’un geste rapide, il enlève le pochoir.
— Alors ? lâche-t-il avec une certaine fierté.
Médine est ébahi. Sous ses yeux, la bouche d’égout s’est transformée en squelette, avec la grille pour cage thoracique surmontée d’un message qu’Arthur est fier d’avoir trouvé : « Dégoût et des couleurs ». Il est content d’avoir pu exprimer à travers cette création un peu de sa révolte contre le système qui l’opprime à force de vouloir le faire entrer dans un moule trop petit pour lui ! Estampillé cancre, marqué au fer rouge de l’échec scolaire, il a parfois l’impression d’être déjà bon à jeter aux égouts… Si seulement il trouvait sa place !
En rangeant le matériel, un pan de son manteau traîne malencontreusement sur le tag pas encore sec.
— P… ça a bavé ! s’énerve Arthur.
Médine le tire par la manche, franchement inquiet, à présent. Un adulte se pointe. Pire. Un agent. Arthur attrape son matériel au vol, et les deux amis détalent à toutes jambes, entendant dans leur dos les interjections braillardes de leur poursuiveur. Arthur jette un regard à son ami qui semble avoir du mal à suivre le rythme et maudit un instant les quelques kilos en trop qui le ralentissent.
— Je sais où aller, suis-moi !
S’ils ne courent pas plus vite, ils vont se faire attraper ! Ils arrivent devant le grand hôtel de la ville.

Arthur entraîne Médine dans l’arrière-cour, l’entrée des fournisseurs. Là, attendent des chariots remplis de draps blancs prêts à être envoyés au pressing. Il saute dedans, suivi par Médine, et tous deux s’ensevelissent sous le linge.
L’agent municipal arrive peu après, à bout de souffle.
— Vous n’avez pas vu deux ados passer par là ?
La femme de chambre hausse les épaules. L’agent soupire et rebrousse chemin.
C’est ce qui s’appelle se mettre dans de sales draps, se marre Arthur, content de sa prouesse du jour.
Soudain, il sent le chariot bouger.
— Hey !
La femme de chambre pousse un cri de frayeur quand elle voit deux énergumènes hirsutes sortir de là. Elle les chasse sans ménagement. Ils attendent d’avoir dépassé le coin de la rue pour se bidonner.
Ils se dirigent vers la boulangerie. Toutes ces émotions, ça creuse. Ils en ressortent chacun avec un pain au chocolat et un Coca, et déambulent dans le quartier en savourant ce plein de sucre au bon goût d’après-exploit.
Le téléphone d’Arthur sonne.
— Attends, c’est ma daronne. (Changement de ton.) Allô, maman ? T’inquiète, j’rentre, là. Mais non, je traîne pas, je suis avec Médine, on mange juste un truc. Mais oui, je vais les faire, mes devoirs ! Je gère, je te dis ! Je peux pas te parler plus, je suis dans la rue, là. J’arrive…
Quand il raccroche, Arthur a le visage fermé. Médine se marre. Arthur le fusille du regard. Ils se séparent à l’habituel croisement après avoir échangé un check.

Arthur fourre les mains dans ses poches et rabat la capuche de son sweat-shirt. Il trace le long de la rue marchande. Il ne veut pas contrarier davantage sa mère. L’ambiance est suffisamment tendue à la maison. Il remarque néanmoins un nouveau magasin qui fait l’angle. Depuis des semaines, l’emplacement était caché par les travaux. Il se demande qui a bien pu s’installer. Un opticien ? Une boutique de téléphonie ? Un coiffeur ? songe-t-il, désabusé d’avance. Rien de tout cela. Quand il approche, la devanture l’intrigue au plus haut point. Il lit en grosses lettres calligraphiées, blanches sur fond noir :
Le Bazar du zèbre à pois.

Scène 3
Basile, ta présentation laisse encore à désirer… me dis-je avec mon perfectionnisme habituel. J’apporte les dernières finitions à la boutique depuis des heures. Il faut dire, j’ai le temps. Difficile d’attirer le chaland en nombre dès le premier jour. Rien d’anormal. Pour l’heure, les gens repèrent. Ils passent, s’arrêtent quelques secondes devant la vitrine, s’interrogent.
Revenir à Mont-Venus, six mois auparavant, avait été pour moi un authentique retour aux sources. Mont-Venus… Le nom me fait sourire aujourd’hui encore. Je revois ma mère, quand elle dictait notre adresse, préciser avec un sérieux désarmant : « Venus, sans accent, s’il vous plaît, du verbe “venir”. » Oui, l’enfant du pays est de retour. Un aller simple. Je reviens ici dépouillé de mon passé, en homme assassiné qui marche encore debout. Un homme qui avait tout dans les mains et qui a trouvé le moyen de perdre son essentiel. Et c’est bien ce que je suis venu chercher ici : un essentiel. Repartir de zéro et, dans un élan fondateur, me réinventer dans un projet qui a du sens. Renaître de mes cendres. Fini la course folle et égotique après l’argent et la renommée. Je n’aspire plus qu’à une forme de calme, de paix et de joies simples. Je n’ouvre pas une boutique. Je m’offre un nouvel art de vivre. Plus épuré. Plus authentique. Les objets que j’invente titillent l’imagination, la créativité, et poussent l’esprit à s’éveiller à un mode de pensée plus audacieux. Ils ne sont d’aucune utilité pratique… C’est ce qui m’amuse. Sur la porte, j’ai peint en jolies lettres cursives la mention : Boutique d’objets provocateurs.
J’en ai conscience, lancer une telle affaire à Mont-Venus est une grosse prise de risque. Dieu sait pourtant que je l’aime, cette jolie commune de France, avec ses cinquante mille habitants, fiers de garder un pied dans un glorieux passé de coutumes… Mais, il faut bien le reconnaître, la ville n’est pas vraiment réputée pour être une plateforme de l’avant-garde. Et le bazar pourrait bien détonner sur la grande rue marchande où se concentrent les commerces traditionnels.

Bien sûr que ma formule de concept store commencera par dérouter. Mais j’ai confiance. Et j’adore l’idée de contribuer à démontrer que l’esprit d’invention n’est pas l’apanage des grandes métropoles.
Qu’importe si, au départ, les gens d’ici sont interloqués. L’objectif est de les surprendre, de les amener à céder à leur curiosité en franchissant le seuil pour découvrir mon univers.
Dehors, j’ai recyclé une vieille enseigne en fer forgé, afin d’y placer mon logo de zèbre à pois, visible de loin. Un logo rond avec, à l’intérieur, une évocation très stylisée de zèbre avec des points en guise de rayures. J’avais cherché une image pouvant exprimer graphiquement l’idée d’atypisme. Le zèbre m’est apparu comme l’un des animaux les plus graphiques avec ses incroyables rayures. Mais, les rayures, c’était encore trop attendu. Alors qu’un zèbre à pois, tel un mouton à cinq pattes, me semblait plus singulier. De même, tout le décor de la boutique a été pensé dans un esprit contemporain, que je conçois comme le choc d’un joyeux mélange des genres. D’où un parti pris très design à l’extérieur, et décalé-vintage à l’intérieur, façon loft-atelier d’artiste. Oser le contraste me paraissait indispensable ! D’abord, la façade en bois noir, modernité d’une esthétique sobre et élégante que j’affectionne : lignes épurées, lettres de l’enseigne peintes en élégantes minuscules blanches aux pleins et déliés indémodables – la police Elzévir est à la typographie ce que la petite robe noire est à la mode. La grande vitrine met en scène, au premier plan, les créations phares, et permet d’apercevoir, au second plan, l’intérieur : différents espaces, comme des écrins pour présenter chaque ligne d’objets en série limitée, afin d’en souligner la poésie, le mystère ou la provocation. Là, un pan de mur en brique, là, un mur blanc et un autre noir, et en haut de la mezzanine, mon bureau-atelier auquel on accède par un escalier d’acier en colimaçon. Tout l’avant de la boutique est baigné de lumière grâce à sa verrière et à son incroyable hauteur sous plafond.
Le visiteur circule entre les étals comme dans une exposition, et s’arrête, au gré de ses envies, devant les inventions qui l’interpellent. Pour autant, pas de vraie parenté avec une galerie d’art. Le Bazar du zèbre à pois se veut un lieu qui « donne à vivre » autant qu’à voir. On y vient, on s’y étonne, on s’y amuse, on s’y assoit, on y grignote, on y sirote, on y papote…
Tel un temple de la curiosité qui n’imposerait pas le chuchotement.
Je suis même allé jusqu’à improviser un mini-coin salon de thé, cosy et accueillant avec son mobilier rétro, et annoncé par une pancarte en métal peint qui détourne le « Home sweet home » en « Shop sweet shop ».

Tandis que le soir tombe en ce début d’automne, je m’approche de la vitrine pour contempler le logo en fer forgé de mon zèbre qui se balance légèrement au gré du vent. Fierté.
Soudain, le carillon de l’entrée retentit. Un grand garçon entre. Quel âge peut-il avoir ? Quinze, seize ans ?
— Bonsoir ! Bienvenue !
Son regard arrête ma cordialité dans son élan. Je m’efface pour lui laisser de l’espace et tout le loisir de fureter à sa guise. Tout en faisant ensuite mine de ranger afin de l’observer du coin de l’œil.
Je note le manteau maculé de peinture noire. Des taches qu’il a aussi sur les doigts. Avec sa capuche rouge remontée sur la tête, il se donne des airs frondeurs comme pour clamer une rébellion sans doute moins bien assumée qu’il n’y paraît. Je détaille furtivement son visage rond aux traits harmonieux en dépit d’une légère déviation de la cloison nasale, ses yeux noirs brillants avec un je-ne-sais-quoi de fuyant, ses cheveux d’un brun foncé à la coupe soignée qui tranche avec le négligé de sa tenue. La mode dicte ses effets de style comme des figures imposées aux jeunes garçons de sa génération : le plus souvent, un dégradé, avec les cheveux très courts sur les côtés et plus longs sur le dessus, sans oublier une raie de séparation marquée par un trait tracé à la tondeuse.
Je souris à ce conformisme capillaire, qui me rappelle mes propres paradoxes : comment appartenir au groupe tout en trouvant sa singularité ?
L’ado s’avance vers le premier étal où trônent les bestioles de mon enfance. Les SpiderTrick nouvelle génération. Il ne comprend pas comment ça marche. Ça l’énerve. Je laisse faire. Si je lui montre, son plaisir de la découverte sera gâché. Il fait l’effort de lire le petit carton de présentation qui livre les secrets de mon insecte à pattes mécaniques. Il comprend le système du détecteur de présence et de l’accélérateur de vitesse qui déclenche le mouvement à l’approche de la main qui veut se saisir de l’insecte. Il sourit discrètement et recommence deux, trois fois.
J’ai l’impression d’avoir passé le premier tour face à un jury exigeant.
Redevenu méfiant, il poursuit son exploration du côté des objets de prêt-à-penser. Le voilà devant mes « boîtes de conserve pour ouvrir l’esprit ».
La première porte le message : « Les rêves ne poussent pas dans les boîtes à sardines ».
À l’intérieur, quatre petites sardines alignées, en bois peint. Chacune porte une inscription avec deux antonymes, censés faire réfléchir à la conception de la vie qu’on veut avoir. « Généreux ou étriqué ? » ; « Constructif ou critique ? » ; « Audacieux ou frileux ? » ; « Volontaire ou passif ? »
L’ado se gratte la nuque. Je jurerais que ça cogite, là-dedans.
Je me réjouis intérieurement. Il s’empare d’une autre boîte, et je vois ses lèvres en lire l’intitulé : « Conserve politisée ». Il l’ouvre et sursaute tandis qu’un message jaillit façon diable dans la boîte « Non aux idées conservatrices ! » Il se tourne vers moi et lâche, goguenard :
— Elles servent à rien, ces boîtes !
Je m’amuse de sa réaction :
— D’un point de vue pratique, non, en effet. Après, est-ce que tu estimes que ce n’est rien, un objet qui te fait réfléchir, ou même un objet qui te fait juste sourire ?
Ses yeux se plissent comme pour me scanner. Sur le point de surenchérir, il ravale sa réplique et fait mine de porter son attention sur la boîte de conserve de Heinz Baked Beans vintage revisitée avec le slogan d’Obama « Yes, we can! ».
Son visage s’éclaire sitôt qu’il pige.
— Bien trouvé, pour celle-là !
Je lui souris.
— Tu veux que je t’explique mieux le concept de la boutique ? tenté-je.
— Non. Merci. Je regarde simplement.
Il passe rapidement devant la lampe-palindrome – le mot RÊVER qu’on peut lire dans les deux sens avec l’inscription sur le socle « rêver donne du sens », et s’arrête devant l’horloge sabliers.
— Et ça ?
— C’est l’horloge fil-du-temps. Tu vois, il y a douze sabliers agencés sur deux rangées. Dans chacun d’eux, le sable s’écoule en une heure. Tu peux ainsi avoir en un clin d’œil une idée de l’heure qu’il est… Mais c’est surtout un bel objet qui permet de garder à l’esprit la valeur du temps qui passe.
— Pas mal…
L’horloge lui plaît.
— Ça vaut combien ?
— Quatre-vingt-neuf euros
— Ah ouais, quand même…
Il la repose.
Puis son regard se porte sur un cadre noir accroché au mur.
À l’intérieur… Rien. Il fronce les sourcils, se tourne vers moi, interrogateur.
— Euh, là, je ne comprends pas ! Il n’y a rien à voir ?
— Précisément, souris-je. Là, ce qu’il y a à voir, c’est le « rien ». Prends ça comme de l’art conceptuel. L’objet t’invite à réfléchir à l’utilité du rien. Le cadre est vide. Métaphoriquement, c’est une manière de dire au spectateur qu’il est bon de laisser place au vide dans son existence, sans chercher à la sur-remplir. Le temps du rêve, le temps de l’être… Le temps du rien ! Par exemple, s’asseoir juste pour se sentir vivant. Présent au présent. Imagine une partition de musique sans aucune pause, sans aucun silence. Ce serait une insupportable cacophonie ! Pourtant, combien de gens aujourd’hui saturent leur vie d’activités, d’agitation, de faire-à-tout-prix ? Tout va trop vite, on court après le temps, on voudrait « prendre le temps », comme on prendrait un crédit à la consommation : sans s’en donner vraiment les moyens. Or le temps s’écoute comme un silence. Il ne prend forme que si on s’autorise à le regarder être. Sinon, il vous glisse entre les doigts.
Et j’ajoute, malicieux :
— Ce n’est peut-être rien, mais ça change… tout !
Je vois qu’il tilte. Ça me fait plaisir. Il va pour parler, mais son téléphone sonne. Il le cherche fébrilement dans ses poches en lâchant quelques jurons. Visiblement, il est attendu. Il ne finira pas son tour de la boutique. Dommage, il était sur le point de découvrir mes plus belles pièces. Une autre fois, peut-être. Je le regarde partir, touché qu’un grand ado ait été sensible à l’esprit du bazar. Quant à la SpiderTrick qu’il a glissée dans sa poche, je feindrai de n’avoir rien vu.

Scène 4
Giulia vit un matin de semaine comme les autres, où l’ordinaire dicte les gestes et fixe la cadence. Elle s’apprête à quitter la maison et attrape le trousseau de clés sur la console en wengé de l’entrée. Avant de sortir, elle ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil à son reflet dans le miroir. Elle note l’apparition de deux ridules au coin de ses yeux. Et se demande si elle peut encore plaire. Elle inspecte ses pommettes hautes, sa peau diaphane, sa bouche aux volumes doux, et les longues franges de ses cils noircis de mascara, qui soulignent joliment le bleu des yeux. À la naissance de son cou, un grain de beauté, semblable à une mouche en taffetas noir, trahit son tempérament passionné derrière son côté discret. Oui, elle a encore ses atouts.
— J’y vais ! crie-t-elle à son fils.
Elle l’entend marmonner depuis sa chambre. Elle sait bien qu’il n’est pas prêt. Il va encore être en retard au lycée, songe-t-elle, irritée.
D’aussi loin qu’elle se souvienne, son fils n’a jamais été dans les clous pour respecter les règles, les consignes, le cadre. Elle songe à toutes ces années de patience pour l’aider à s’adapter au système scolaire et réussir l’impossible : faire rentrer un carré dans un rond. L’incompatibilité avec le système se voyait moins dans les petites classes. À l’époque, son garçon savait surfer comme personne sur ses facilités pour s’en sortir avec le moindre effort. Malheureusement, en grandissant, la supercherie ne passait plus. De déconfiture en déconfiture, il avait fallu se rendre à l’évidence : Arthur n’était pas scolaire. Alors le parcours éducatif s’était peu à peu transformé en chemin de croix. Et, entre elle et lui, les relations s’étaient tendues à l’extrême, jusqu’à devenir « balkaniques ». Prêtes à exploser à tout instant… Giulia reconnaissait que le départ du père d’Arthur et leur séparation n’avaient rien arrangé. Son ex-mari avait-il fui les responsabilités qu’implique l’éducation d’un enfant atypique quand il grandit comme une herbe folle ?

Perdue dans ses pensées grises, Giulia pousse un cri quand elle manque de se faire écraser par un automobiliste qui l’incendie copieusement. Elle s’excuse platement. Elle ne peut s’empêcher de mettre son manque de vigilance sur le compte du stress et de l’indicible sentiment de morosité qui monte en elle depuis le matin.
À peine un pied hors du lit, elle s’est levée fatiguée. Une sensation qui ne la quitte plus désormais. Vers la machine à café bénie, elle a successivement buté sur les sneakers en vrac d’Arthur – enlevées, cela va de soi, sans que les lacets en soient défaits –, sur le sac à dos d’Arthur – pas ouvert depuis la veille au soir –, sur les chaussettes en vrac d’Arthur – elle découvrirait probablement les esseulées dans quelque endroit incongru de la maison un jour prochain, lors du grand ménage de printemps –, enfin sur Arthur lui-même et son mètre quatre-vingts. Un grognement rauque en guise de bonjour et un rapide bisou donné à l’arrache sans interrompre le rap en roue libre dans ses oreilles. À ce degré d’écoute intensive, ce ne sont plus des écouteurs, mais des greffes auditives…
Giulia attrape le bus in extremis. Le long du trajet, elle a soudain envie d’écrire une lettre virtuelle à son fils, de faire parler son cœur, trop souvent tiraillé entre amour et agacement. Le propre de l’adolescence ? Les mots défilent dans sa tête en même temps que le paysage.

Arthur… Je t’aime, moi non plus. C’est l’air que nous jouons, toi et moi, ces derniers temps.
Bien sûr que je t’aime. Alors pourquoi ai-je si souvent envie de t’étrangler ? Peut-être est-ce pour cela que j’ai tant ri en regardant la série Les Simpson, avec la manie du père, Homer, d’étrangler son fils Bart.
Ce pétage de plombs, comme il est tentant, parfois ! Mères sous tension. Femmes au bord de la crise de nerfs. Mon fils, j’ai l’honneur de te dire que tu mets de l’Almodóvar dans ma vie.
Avec toi, l’ordinaire domestique ressemble au mythe de Sisyphe. Un éternel recommencement de suppliques pour t’éduquer aux gestes élémentaires du bien-vivre ensemble. Un ensemble de petites exigences légitimes qui restent trop souvent lettre morte.
Ces choses si simples demandent-elles donc un master en domesticité ?
Peux-tu concevoir que la lunette des toilettes n’est pas plus jolie levée, que plier tes affaires, ce n’est pas les mettre en boule, que le linge propre n’aime pas atterrir au sale, ni le linge sale être rangé avec le propre, qu’il y a mieux pour dormir qu’enfiler ton plus beau polo bien repassé, que mettre la table, ce n’est pas seulement y jeter deux couverts, que quoi que tu en penses, les éponges ne sont pas des rats morts et les miettes à nettoyer pas davantage des insectes répugnants, que la poubelle est ton amie, et que tes biscuits préférés ne repousseront pas des emballages jonchant le sol de ta chambre…
Je sais qu’au fond de toi tu rechignes à exécuter ces tâches par peur de perdre tes privilèges. Sans doute penses-tu que, si tu me montres que tu peux, plus jamais je ne le ferai pour toi. Sans doute pressens-tu aussi que tu vis là tes dernières minutes d’enfance et retiens-tu quelques instants de plus l’insouciance de cet âge d’or où d’autres « prennent en charge ».

Une dame monte dans le bus avec une poussette. Encore tant d’années pour élever sa progéniture ! songe Giulia, compatissante. Elle se rappelle une publicité pour France 5 : « Éduquons ! C’est une insulte ? » Éduquer, ce n’est pas un gros mot, mais une grande responsabilité. Ni facile ni amusant. Elle ne s’était pas imaginé devenir un jour un moulin à messages contraignants. Tous ces Fais pas ci, fais pas ça qui rentrent par une oreille et ressortent par l’autre.

Mon fils, la semaine passée, j’étais à deux doigts de prendre rendez-vous chez l’ORL pour faire vérifier ton audition. Tu as une écoute-gruyère et il y a des trous partout dans nos dialogues de sourds. Pourtant, je ne veux pas jeter l’éponge. Je sais que l’acné de nos réactions épidermiques s’estompera avec le temps… et avec l’âge.

Giulia descend à l’arrêt habituel. Elle ne prête pas attention au charme des ruelles qu’elle traverse d’un pas pressé, à ces immeubles bas aux façades colorées dans des camaïeux d’ocre, aux jolis balcons ouvragés en fer forgé, à l’arcade du jardin botanique qu’elle dépasse sans un regard pour sa célèbre fontaine de Vénus à la tresse. Elle n’a d’yeux que pour sa montre. Ne surtout pas être en retard à la visioconférence très importante avec la direction de Paris qui veut soumettre un nouveau brief « de la plus haute importance », lui a-t-on rapporté. Chaque fois que le siège appelle, il souffle un vent de panique dans leur petite équipe de sous-traitants. Elle connaît cette façon de mettre la pression, de prendre au sérieux et presque au tragique l’arrivée de toute nouvelle demande client.
Pourtant, il n’y a vraiment pas de quoi, songe Giulia, à fleur de peau. Elle ne veut même pas y penser maintenant. À ce creux au fond d’elle-même, sur lequel elle essaye de ne pas s’attarder. Parce qu’il faut que ça tourne. Qu’elle ne peut s’offrir le luxe d’imaginer que les choses pourraient être autrement. Regarder en face son vide de sens, elle n’en a pas les moyens. Elle vient travailler là tous les jours parce qu’elle le doit. C’est tout. De loin, sa situation peut même paraître enviable, voire gratifiante… Mais alors pourquoi Giulia se sent-elle désabusée de la sorte quand elle pense à sa carrière ? Ce n’est pas si mal… tente-t-elle de se persuader. Des pensées cache-poussière. »

Extraits
« Pour Louise Morteuil, ce jeune garçon est la résultante typique d’une éducation démissionnaire, et ce Basile l’incarnation même de l’adulte permissif qui, croyant aider la jeunesse, la pousse dans ses travers. En encourageant ces activités décadentes, comme le graffiti, trompeusement ludiques et irrésistibles comme un paquet de bonbons, il renforce une vision faussée de la vie et de ses réalités, à savoir les efforts et le travail indispensables pour mériter et s’en sortir.
Elle s’éloigne, l’esprit débordant d’arguments qui valident son point de vue. Une chose est sûre: dorénavant, ces deux-là sont dans son collimateur. » p. 124

« Avec les Brain-bornes, j’ai envie d’amener les gens à s’intéresser de plus près aux incroyables capacités du cerveau droit, souvent sous-développées. Parce que les sociétés donnent encore généralement leur préférence aux approches très «cerveau gauche». Forcément ! Elles ont quelque chose de plus rassurant: pragmatisme, rationalisme, mesures quantifiables, effets mesurables, fil linéaire d’un mode de pensée qui ne part pas dans tous les sens… » p. 152-153

À propos de l’auteur
GIORDANO-raphaelle_©DRRaphaëlle Giordano © Photo DR

Écrivain, spécialiste en créativité et développement personnel, Raphaëlle Giordano est l’auteure de Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une, premier roman phénomène, vendu à plus de 2 millions d’exemplaires en France et traduit dans plus de trente pays, suivi par Le jour où les lions mangeront de la salade verte et Cupidon a des ailes en carton. (Source: Éditions Plon)

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Grand Platinum

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Après la mort de son père, Louise veut sauver un bien curieux héritage, les carpes exceptionnelles que les éleveurs japonais lui ont offert et qu’il a réparties dans des bassins parisiens. Avec son frère et des connaissances, elle organise une opération commando.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Opération commando pour sauver les carpes

Pour ses débuts en littérature Anthony van den Bossche a trouvé une manière très originale de rendre hommage à un père disparu, en partant sur les traces des carpes des bassins parisiens.

Louise est une trentenaire qui gère sa vie comme son agence de communication, sans temps morts. Traversant Paris pour aller d’un rendez-vous à un autre, elle tente de convaincre Stan, son principal client, de ne pas renoncer une nouvelle fois à un projet. Il faut dire que ce designer, après avoir été adulé, a désormais l’humeur exécrable. Il ne parvient plus à imposer ses créations, à tenir une ligne, à tenir les délais. Alors Louise tente de rattraper le coup.
Son père venant de décéder, elle s’arroge une autre mission, tenter de trouver un abri à sa collection secrète, les carpes japonaises disséminées dans plusieurs plans d’eau parisiens. Avec l’aide d’Ernesto, son jardinier bien décidé à retourner à Montauban, elle imagine pouvoir repêcher ces Koï qui valent des fortunes. La mare du Grand-Palais devant leur servir de refuge. Les choses vont encore se compliquer lorsqu’elle découvre que Saïto, un spécimen rare avec des «émaux éclatants déposés en miroir sur son dos», a été vendu à un habitant de l’île Saint-Louis. Se faisant passer pour une rédactrice du Figaro Madame, elle parviendra à le localiser au sommet d’un immeuble, dans un bassin qui offre une vue imprenable sur Notre-Dame.
Mais il lui faut aussi mettre la main sur son frère qui ne répond pas à ses appels. Essayant de se faire une place dans le milieu du cinéma, ce dernier a dû constater combien cet univers pouvait être impitoyable et s’il conserve l’espoir de percer, tente de cacher sa déprime.
Avec la disparition de leur père, ils ne se retrouvent plus pour leur rituel hebdomadaire, la séance au hammam de la Grande Mosquée, purificatrice et relaxante, précédant le repas chez Fabrice l’écailler. En revanche, elle se souvient que son frère va toutes les semaines nager à la piscine d’Auteuil. C’est là qu’elle parviendra, après quelques longueurs complices, à lui demander de l’aider à rassembler les carpes. En quelques heures, l’expédition commando est planifiée. En une nuit, il faudra récupérer les carpes et les rapatrier dans le grand bassin avant de faire de même pour Saïto.
Bien entendu, le plan ne va pas se dérouler exactement comme prévu. Mais je vous laisse découvrir les aléas de cette pêche peu commune.
La légende imaginée par Anthony van den Bossche va nous faire découvrir comment les Japonais sont parvenus à élever des carpes extraordinaires et comment, malgré l’interdiction de les exporter, le père de Louise a pu, année après année, collectionner quelques superbes spécimens. Mais ce premier roman est aussi et avant tout, l’occasion de rendre hommage à un père disparu. Car elle se retrouve dans cet héritage si particulier, derrière le mensonge tacite de son géniteur. «Cet enchaînement de non-dits, dont elle avait fait sa vie, elle aussi, avec ses clients qui voulaient croire au pouvoir magique de l’attachée de presse et raconter avec elle des «histoires» aux journalistes compréhensifs, impatients de les colporter à des lecteurs volontairement crédules. La vérité était l’affaire des romans.»

Grand Platinum
Anthony van den Bossche
Éditions du Seuil
Premier roman
160 p., 16 €
EAN 9782021469165
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. Mais on y évoque aussi le Morvan, Montauban et des voyages à Milan et au Japon.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Louise a fondé une petite agence de communication. Elle est jeune et démarre une brillante carrière, malgré les aléas du métier, liés en particulier à son fantasque et principal client, un célèbre designer , Stan. Elle doit aussi jongler avec les fantasmes déconcertants de son amant, Vincent. Mais elle a autre chose en tête : des carpes. De splendides carpes japonaises, des Koï. Celles que son père, récemment décédé, avait réunies au cours de sa vie, en une improbable collection dispersée dans plusieurs plans d’eau de Paris. Avec son frère, elle doit ainsi assumer un étrange et précieux héritage.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Mémo Émoi 
Blog La bibliothèque de Marjorie 

Les premières pages du livre
« Louise traversa le Palais-Royal, énumérant ce qu’elle pouvait repousser au lendemain : ne pas écrire le communiqué Morel, ne pas aller chercher le chèque chez Emmanuel, ne pas aller au bureau en fin d’après-midi. Elle quitta la symétrie sans surprise du jardin à la française, puis ralentit devant la terrasse du Nemours, distraite par un couple de voyageurs entamant une carafe de vin au petit déjeuner, sans égard pour le fuseau horaire local. Elle attrapa la rue Saint-Honoré et força le pas vers le seul rendez-vous qu’elle ne pouvait annuler, face au Ritz, au dernier étage d’un hôtel particulier où s’empilaient joailliers et banquiers d’affaires. Qui avait envie d’habiter un endroit pareil ? À part Stan ? Quelques cartons encombraient le palier. Louise ouvrit la porte sur un étrange silence un jour d’emménagement. Afin d’alléger les charges du studio, Stan s’était résolu à accueillir « temporairement » ses cinq derniers salariés chez lui. Un assistant, une comptable et trois designers s’installaient dans le vaste salon, reléguant la star dans sa chambre. Elle croisa le regard de Paul, Il est là, confirma l’assistant d’un coup de tête, puis elle vit les visages congestionnés de l’équipe, dont la bonne humeur venait d’être soufflée par une colère du patron. Louise inspira. Parler la première, ne pas se laisser entraîner dans une séance de conception sans queue ni tête, finir le dossier Caville, caler la conférence de presse et encaisser les honoraires en retard.
Elle poussa la porte, Stan la cueillit avant qu’elle n’ouvre la bouche :
– Salut, professeure Xavier. Tu es en avance, on avait dit neuf heures et demie.
– Bonjour, Stan. J’avais noté neuf heures. Peu importe… Donc aujourd’hui on se fait un petit jeu de questions-réponses, je dois finir le dossier de presse Caville. Je pars à Milan après-demain rencontrer la nouvelle rédactrice en chef du T Mag pour son cocktail d’ouverture. (Puis, sans respirer 🙂 Tu as passé un bon week-end ? J’imagine que c’est un peu contraignant, cette histoire de déménagement. On se met où ?
Il écoutait en battant l’air du front comme un monteur de cinéma équipé de ciseaux imaginaires, obsédé par les blancs, prêt à tailler dans les dialogues.
– On avait dit neuf heures et demie, reprit-il. On ne cale rien pour l’instant, j’ai dit à Caville d’aller se faire foutre, les protos étaient pourris ; ce débile de Raynard n’a encore rien compris, et maintenant il me parle d’un bouchon recyclable ! Du design pensé pour être mis à la poubelle… quelle ambition ! Je ne veux plus parler à ces crétins du marketing. (Il dégagea sèchement la mèche noire qui lui barrait l’œil.) Assieds-toi, j’ai une idée de dingue. Écoute : on va installer une collection d’art contemporain dans un jet. Un musée dans les airs. Un avion pour cinq six personnes. Un musée privé qui fera des allers-retours Paris-New York, tu vois la puissance du truc ?! (Ses pupilles voilées par le mauvais sommeil brisaient la douceur asiatique de son regard.) On va démarcher les Saoudiens : j’ai rencontré un type ce week-end sur la place, il a accès à la famille royale, je te le présenterai. Vas-y, prends des notes, je te raconte.
Il alluma une cigarette, souriant de sa diversion, certain d’embarquer une fois de plus son interlocutrice loin des problèmes qu’il venait lui-même de créer. Depuis des mois, chaque idée de Stan était un caprice tracé dans la fumée, dont l’archivage était confié à Louise. Elle ravala son exaspération et s’assit au pied du lit avec un sourire blanc.
– Stan, tu as dit au seul client qui te doit encore de l’argent d’aller se faire foutre ? C’est le huitième prototype ; ils ne peuvent pas se tromper à chaque fois !
Il allait et venait de la terrasse à la chambre, attendant de s’approprier à nouveau la conversation.
– Stan, tu ne veux pas finir ce flacon ?
– Si, on va le finir, mais ils sont nuls ! Et je me fous de Caville. Ils ont besoin de moi, pas l’inverse. On va faire un coup énorme avec les Saoudiens. Je te parle de plusieurs millions ! Je te raconte…
– Stan, je ne veux pas plusieurs millions dans deux ans, coupa Louise, je veux mes honoraires le mois prochain.
Elle contint sa colère pour reprendre plus doucement :
– Il faut que je file. Tu vas prendre ton téléphone, rattraper le coup avec Raynard ; on se voit à mon retour.
Il tournait autour d’elle comme un vison en cage, démangé par la frustration, les bras plaqués au corps pour éviter les meubles, tandis que son visage dodelinait pour dire non à l’évidence. Elle quitta la chambre, fit une moue dépitée en direction de Paul, dessina d’un doigt « On s’appelle plus tard » et prit l’escalier pour défouler son agacement. Dehors, elle prévint le bureau : « On ne cale pas la conférence Caville, oui, je sais, les honoraires vont avoir du retard, on va se débrouiller, je passe demain. »
Elle traversa la place de la Madeleine, longea l’ambassade américaine, avala une bouffée d’air minéral et se calma. Stan la rappellerait dans deux heures ou dans deux jours pour continuer la discussion comme si de rien n’était. L’ego de ses clients avait beau être la matière première dont elle vivait depuis dix ans, chaque caprice, chaque revirement, chaque facture impayée était désormais un coup de pique qui l’obligeait à baisser la tête et sapait un peu plus son amour-propre. Elle laissa la Concorde derrière elle, se mit dans le sens du courant et suivit la Seine jusqu’au Grand Palais.
Un camion entrait en piste sous la nef de verre, guidé de la voix et du geste par un régisseur, tandis qu’une dizaine d’autres véhicules patientaient pour décharger leur cargaison. Elle dépassa le pavillon théâtral et tendit le cou jusqu’à apercevoir un petit bassin en contrebas : une oasis avec sa cascade artificielle, creusée dans la berge comme un bénitier, plantée d’une végétation assez touffue pour avoir l’air sauvage. Elle descendit quelques marches sous un portique en trompe-l’œil patiné de mousse et s’approcha d’un pas de chasseur dans l’espoir de surprendre le sursaut d’une grenouille ou le départ d’un canard. Mais pas un claquement, pas une onde ne vint troubler le volume d’eau inhabité.
– Bonjour, Louise.
Elle reconnut le jeune homme aux bottes de caoutchouc rencontré quelques semaines plus tôt à l’enterrement de son père ; une voix douce avec un léger accent du Sud-Ouest.
– Bonjour, Mehdi. Vous vouliez me voir ?
– Oui, je voulais vous dire, et aussi à votre frère… (Son corps se tortillait de timidité sous le regard pourtant amical de Louise.) Je vais bientôt retourner chez moi. À Montauban. On m’a proposé un poste, la même chose qu’ici, les jardins. Je ne vais plus pouvoir m’occuper des poissons de votre père.
Elle l’invita à marcher le long du bassin en baissant la voix, intriguée :
– Je ne savais pas que vous l’aidiez. Mais il est vrai que le caractère illégal de cette activité l’obligeait certainement à garder le secret sur l’identité de ses complices, ajouta-t-elle en forçant le sérieux.
Le jardinier municipal s’autorisa un sourire.
– J’étais une sorte de complice alors, si vous voulez. Je jetais un coup d’œil quand je passais, je les nourrissais quand votre père s’absentait – elles n’ont pas tout ce qu’il faut dans ces mares parisiennes. Et à l’automne nous les mettions à l’abri des hérons.
Louise regarda Mehdi, puis le bassin vide, sans comprendre. »

Extraits
« Les koishi avaient poussé le vice jusqu’à produire des couleurs plus naturelles que les étangs ne pouvaient en accoucher. Ce vert thé, ce brun châtaigne et ce noir tarentule se fondaient dans le décor, sans jurer parmi les poissons de rivière. Pourtant, chaque reflet était une exagération, une fiction graphique, une super normalité aidée par l’homme, aussi outrancière qu’un projet de Stan. Seule une fugace poignée de filaments nacrés monta à la surface et rompit l’’harmonie trompeuse. L’ébauche d’une carpe au platine oxydé. «Une Ghost Koï» Les paroles de son père lui revenaient. «Une carpe fantôme.» Les Koï étaient des poissons fragiles, trop fragiles pour certains amateurs, qui souhaitaient simplement des couleurs vives pour animer leurs étangs. Les éleveurs avaient trouvé la parade en accouplant une carpe Platinum, dont les Européens étaient friands, avec une carpe cuir, commune et résistante au froid. La carpe Ghost était le chaînon manquant entre artifice et nature. Un poisson métallique aux entournures de théière encrassée: spectaculaire et robuste. Les koishi retournaient sur leurs pas après trois siècles de sélection; rebroussant chemin vers la nature, injectant une dose de sauvagerie dans la pureté fabriquée du Platinum. Entre deux eaux, la carpe fantôme flottait comme un reproche parmi ses congénères indifférentes à ce que les hommes avaient fait d’elles. Hirotzu était-il dupe? Imaginait-il vraiment ses carpes dans les improbables douves d’un château bourguignon? »p. 140

« Louise ressentit une tendresse immense pour le mensonge tacite dont elle avait hérité. Cet enchaînement de non-dits, dont elle avait fait sa vie, elle aussi, avec ses clients qui voulaient croire au pouvoir magique de l’attachée de presse et raconter avec elle des «histoires» aux journalistes compréhensifs, impatients de les colporter à des lecteurs volontairement crédules. La vérité était l’affaire des romans. Celle de son père était à lire deux fois. Dans la mare, chaque coup de queue pour éviter le filet de Mehdi était désormais porteur d’une nouvelle légende. Une légende héroïque à partager avec son frère. » p. 141

« On pouvait commencer un monde avec une flaque d’eau et du soleil. Oui, elle pouvait tout recommencer. » p. 150

À propos de l’auteur
van_den_BOSSCHE_Anthony_©titusprodAnthony van den Bossche © Photo titusprod

Anthony van den Bossche est né en 1971. Ancien journaliste (Arte, Canal +, Nova Mag, Paris Première, M6, Le Figaro) et commissaire indépendant (design contemporain), il accompagne aujourd’hui des designers, artistes et architectes.
Il a publié un récit documentaire, Performance (Arléa, 2017). Grand Platinum est son premier roman. (Source: Éditions du Seuil)

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Le bonheur est au fond du couloir à gauche

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En deux mots:
La belle histoire d’amour entre Michel et Bérénice prend fin brutalement après trois semaines. Et l’opération reconquête s’avère bien délicate. Pas davantage les psys que les marabouts ne peuvent l’aider. Alors peut-être que le suicide… À moins que la solution ne se trouve dans les livres de développement personnel.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vie ne vaut d’être vécue que du bon côté

J.M. Erre nous revient avec un roman chargé d’humour qui raconte la tentative de reconquête d’un homme éconduit. Michel parviendra-t-il à faire revenir Bérénice? Sa liste de recettes mérite le détour!

On dira que Michel n’a pas eu de chance. Mais il est vrai qu’il n’a pas demandé à naître. Pendant 25 ans, jusqu’à ce moment où Bérénice décide de le quitter, il aura été «un enfant triste, un adolescent cafardeux avant de devenir un adulte neurasthénique». Il faut dire que la marche de l’Histoire ne l’a pas gâté. Il est né le jour du déclenchement du génocide rwandais et a été baptisé la veille du massacre de Srebrenica. Et ce n’est pas son déménagement rue de la Gaîté qui a arrangé les choses. Il a la mélancolie solidement ancrée en lui. Sa fréquentation assidue des psys ne va pas non plus lui être d’un très grand secours. Pour ces professionnels, il est un «obsessionnel compulsif bipolaire gravement dépressif, franchement hypocondriaque, volontiers paranoïaque et fortement inhibé à cause d’un rapport pathologique à la mère.»
La solution serait donc le suicide. Mais après consultation des statistiques en la matière et le visionnage d’un discours d’Emmanuel Macron, il doit bien se rendre à l’évidence: le suicide, c’est dangereux! L’objectif de reconquérir le cœur de Bérénice semble davantage à sa portée, d’autant que Google n’est pas avare en solutions, de la méthode du psy canadien à celle du marabout burkinabé. Sauf que ces dernières brillent par leur inefficacité. Heureusement, il reste les blogs, eux aussi très suivis et pas avares en bons conseils. Pourquoi ne pas suivre celui de Martine de Gaillac et «irradier de bonheur pour rendre les autres heureux»? Mais là encore, c’est plus vite dit que fait.
Restent les livres. Ceux que Bérénice lui a laissé, ces ouvrages consacrés au bonheur et aux moyens de l’atteindre, de le conserver, voire de l’accroître. Oui, Le bonheur est au fond du couloir à gauche!
J.M. Erre, avec son humour pince-sans-rire, fait une fois de plus la démonstration que la vie ne vaut d’être vécue que si on la prend du bon côté (encore faut-il savoir où est le bon côté). En s’amusant avec les recettes toutes faites et les manuels de développement personnel qui ne développent fort souvent que le tiroir-caisse de leurs auteurs, il fait œuvre salutaire. Et nous en fait voir de toutes les couleurs: sous couvert de fantaisie bien noire, il nous offre un moment de vie en rose. De quoi effacer quelques bleus à l’âme…

Le bonheur est au fond du couloir à gauche
J.M. Erre
Éditions Buchet-Chastel
Roman
192 p., 15 €
EAN 9782283033807
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Enfant morose, adolescent cafardeux et adulte neurasthénique, Michel H. aura toujours montré une fidélité remarquable à la mélancolie. Mais le jour où sa compagne le quitte, Michel décide de se révolter contre son destin chagrin. Il se donne douze heures pour atteindre le bien-être intérieur et récupérer sa bien-aimée dans la foulée. Pour cela, il va avoir recours aux pires extrémités: la lecture des traités de développement personnel qui fleurissent en librairie pour nous vendre les recettes du bonheur…
Quête échevelée de la félicité dans un 32m² cerné par des voisins intrusifs, portrait attendri des délices de la société contemporaine, plongée en apnée dans les abysses de la littérature feel-good, Le bonheur est au fond du couloir à gauche est un roman qui vous aidera à supporter le poids de l’existence plus efficacement qu’un anti-dépresseur.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
France Télévisions Rédaction Culture (Carine Azzopardi)
L’Espadon https://www.lespadon.info/2021/01/le-bonheur-est-au-fond-du-couloir.html
L’Essor 42 (Jacques Plaine)
Blog Sans connivence
Blog Cathulu


Présentation du nouveau de J.M. Erre, Le bonheur est au fond du couloir à gauche © Production France Info

Les premières pages du livre
« Au début de mon histoire, il y a une NDE.
NDE est l’acronyme de Near Death Experience. En français: une expérience de mort imminente. De nombreuses personnes rapportent le même épisode troublant. Elles parlent d’un long tunnel sombre avec une lumière blanche au bout. Elles mentionnent des voix célestes qui les appellent, des créatures angéliques qui les invitent à les rejoindre. Elles évoquent un passage vers un autre territoire, un autre monde, une autre vie.
Moi aussi, j’ai connu tout ça. Le tunnel obscur, la lumière blanche, les voix de l’au-delà, l’attraction irrésistible vers l’inconnu… À vrai dire, j’ai longtemps hésité avant de passer de l’autre côté. Ce n’est pas que je regrettais ma vie d’avant – avais-je seulement vécu ? –, mais je me méfiais. Un mauvais pressentiment. Je sentais que quelque chose clochait. Je flairais le piège. Je soupçonnais que c’était un aller sans retour et que j’allais le regretter.
Finalement, je n’ai pas eu à faire de choix, car on m’a poussé vers la lumière. Impossible de résister. J’ai longé le tunnel, j’ai franchi le seuil, j’ai fait le grand plongeon dans l’éblouissante clarté.
Et je suis né.
C’était il y a vingt-cinq ans. Je ne m’en suis jamais remis.

Notre naissance est une expérience de mort imminente. Reste juste à connaître la durée de l’imminence.
J’ouvre les yeux et je vois Bérénice. Quoi de plus beau que le doux visage de l’Amour penché sur soi au réveil après une bonne nuit de treize heures sous Stilnox ? Elle est divine dans sa doudoune rouge, avec son bonnet sur la tête et son gros carton dans les bras. Elle me dit : « Michel, je te laisse mes bouquins. »
Bérénice m’offre un cadeau dès le réveil. J’ai une femme merveilleuse. Prévenante, cultivée, niveau 7 au sudoku, je ne la mérite pas. Si je pouvais, je lui mettrais cinq étoiles sur TripAdvisor. Elle ajoute : « C’est grâce à eux que j’ai trouvé la force de te quitter. Ils pourront t’être utiles, espèce de taré. »
Bérénice laisse tomber le carton de livres, m’écrase trois métatarsiens, empoigne sa valise et sort de la chambre. Je ne suis pas sûr qu’elle ait dit « taré ». C’était peut-être « connard » ou « salaud ». Qu’importe, c’est l’intention qui compte : Bérénice me fait un cadeau.
La porte claque. Quand l’Amour s’en va, on ne réfléchit pas, on agit. Pas une seconde d’hésitation : je prends un Lexomil.
La porte s’ouvre. L’Amour revient, c’est magique. Bérénice avait besoin d’une petite pause pour faire le point, ça arrive dans tous les couples. Nous allons nous réconcilier sous la couette dans un déchaînement sulfureux de nos sens et une extase de nos fluides qui…
« Par contre, je récupère mon Camus ! »
Bérénice s’accroupit dans un mouvement d’un érotisme échevelé, pousse un ahanement d’invitation au plaisir, puis se relève en brandissant L’Étranger, notre livre de chevet.
La porte claque. Bérénice disparaît. La table de chevet penche dangereusement sur la droite. Sans littérature pour caler l’existence, tout menace de s’écrouler. Je pleure.
Mes troubles de l’humeur sont apparus assez tôt, environ une demi-heure après ma naissance, lors de la première tétée. Il paraît que je refusais obstinément de prendre le sein, sans doute par volonté de boycotter l’hypocrite pot de bienvenue offert après mon expulsion sauvage.
Suite à neuf mois paradisiaques dans un bain d’Éden amniotique thermostat 2, j’ai été brutalement mis à la porte sans préavis. Expulsé dans le froid, nu et sans défense : on ne ferait même pas subir ça à des punks à chien squatteurs d’immeubles.
Ah, elle est belle, la patrie des droits de l’homme.
J’hésite à me lever, car Pascal a écrit : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Je l’ai appris à Bérénice qui m’a répondu que je n’avais qu’à m’installer en couple avec Pascal. J’ai bien conscience que la probabilité d’un arrière-plan ironique dans la répartie de ma bien-aimée n’est pas nulle, mais qui suis-je pour contredire un philosophe inscrit au programme de l’Éducation nationale ?
Je me souviens soudain que les accidents domestiques sont la troisième cause de décès en France. D’après les statistiques officielles, vingt mille personnes meurent chaque année chez elles, bien plus que les victimes d’accidents de la route ou d’homicides. Pascal n’avait pas accès aux chiffres de l’Insee. En réalité, il n’existe pas d’endroit plus dangereux que notre logement. Donc, je me lève.
On sonne. Bérénice est de retour. Regret d’une vie à deux pleine de moments complices devant Netflix ? Hantise de devoir trouver un nouvel appartement quand le prix du mètre carré parisien pulvérise l’indécence ? Perspective angoissante d’une vie en solo dans le désert sentimental des métropoles occidentales ? Prise de conscience que l’horloge biologique tourne inexorablement et qu’une rupture avant conception de progéniture est une folie ? Oubli d’un parapluie ?
J’ouvre. C’est mon voisin, M. Patusse. Il me demande de ne pas claquer les portes, surtout un dimanche matin quand chacun profite d’un repos bien mérité après une dure semaine de travail. Il ajoute : « Pour ceux qui travaillent, bien sûr », avec une grimace symptomatique de l’abcès dentaire.
Je saisis le pudique sous-entendu et remercie M. Patusse de son inquiétude toute paternelle vis-à-vis de ma situation professionnelle. Je lui confirme que je n’exerce pour l’heure nulle activité salariée destinée à m’épanouir socialement trente-cinq heures par semaine, à rentabiliser l’investissement locatif loi Pinel de mon propriétaire et à cotiser cent soixante-douze trimestres avant de mourir à taux plein, mais je tiens à rassurer mon voisin : cet état n’est que provisoire.
M. Patusse souhaite que je précise ma définition du provisoire avec un rictus confirmant la gravité de sa gingivite. Je réponds que selon Albert Einstein, le temps est une notion relative. J’ajoute qu’en se plaçant au niveau le plus fondamental de la réalité physique, on pourrait même poser l’hypothèse que le temps n’existe pas.
Un tremblement compulsif de la paupière gauche de M. Patusse laisse craindre l’imminence d’un AVC. Je rassure mon voisin : ma sortie du cercle vicieux de l’assistanat est proche. C’est promis, il sera le premier informé de ma réinsertion dans un secteur d’activité florissant qui me permettra d’assumer enfin mes devoirs citoyens, à savoir aider mon pays à maintenir les déficits publics en dessous de la barre des 3 % et rembourser mes années de RSA par une surconsommation à fort taux de TVA.
En attendant l’avènement de cette heureuse perspective, M. Patusse m’invite au silence afin de respecter le bien-être des résidents de l’immeuble comme cela est prescrit dans l’article 1 du règlement de copropriété. Il m’en a d’ailleurs apporté un exemplaire qu’il a imprimé spécialement pour moi sur un papier de qualité supérieure. C’est la journée des cadeaux.
Je tranquillise mon voisin : les portes ne claqueront plus, car ma femme m’a quitté. M. Patusse n’est pas homme à se payer de mots. Puis-je lui garantir que Bérénice ne reviendra pas ? Je suis désolé, mais je ne peux pas le lui certifier à 100 %. Cependant, si l’on se fie à la description que fait Michel Houellebecq dans ses œuvres de l’impossibilité ontologique d’une relation de couple satisfaisante et pérenne, on peut estimer les chances d’un retour de Bérénice entre le peu probable et le carrément foutu.

J’ouvre les yeux et je vois Bérénice. Quoi de plus beau que le doux visage de l’Amour penché sur soi au réveil après une bonne nuit de treize heures sous Stilnox ? Elle est divine dans sa doudoune rouge, avec son bonnet sur la tête et son gros carton dans les bras. Elle me dit : « Michel, je te laisse mes bouquins. »
Bérénice m’offre un cadeau dès le réveil. J’ai une femme merveilleuse. Prévenante, cultivée, niveau 7 au sudoku, je ne la mérite pas. Si je pouvais, je lui mettrais cinq étoiles sur TripAdvisor. Elle ajoute : « C’est grâce à eux que j’ai trouvé la force de te quitter. Ils pourront t’être utiles, espèce de taré. »
Bérénice laisse tomber le carton de livres, m’écrase trois métatarsiens, empoigne sa valise et sort de la chambre. Je ne suis pas sûr qu’elle ait dit « taré ». C’était peut-être « connard » ou « salaud ». Qu’importe, c’est l’intention qui compte : Bérénice me fait un cadeau.
La porte claque. Quand l’Amour s’en va, on ne réfléchit pas, on agit. Pas une seconde d’hésitation : je prends un Lexomil.
La porte s’ouvre. L’Amour revient, c’est magique. Bérénice avait besoin d’une petite pause pour faire le point, ça arrive dans tous les couples. Nous allons nous réconcilier sous la couette dans un déchaînement sulfureux de nos sens et une extase de nos fluides qui…
« Par contre, je récupère mon Camus ! »
Bérénice s’accroupit dans un mouvement d’un érotisme échevelé, pousse un ahanement d’invitation au plaisir, puis se relève en brandissant L’Étranger, notre livre de chevet.
La porte claque. Bérénice disparaît. La table de chevet penche dangereusement sur la droite. Sans littérature pour caler l’existence, tout menace de s’écrouler. Je pleure.

Mes troubles de l’humeur sont apparus assez tôt, environ une demi-heure après ma naissance, lors de la première tétée. Il paraît que je refusais obstinément de prendre le sein, sans doute par volonté de boycotter l’hypocrite pot de bienvenue offert après mon expulsion sauvage.
Suite à neuf mois paradisiaques dans un bain d’Éden amniotique thermostat 2, j’ai été brutalement mis à la porte sans préavis. Expulsé dans le froid, nu et sans défense : on ne ferait même pas subir ça à des punks à chien squatteurs d’immeubles.
Ah, elle est belle, la patrie des droits de l’homme.

J’hésite à me lever, car Pascal a écrit : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Je l’ai appris à Bérénice qui m’a répondu que je n’avais qu’à m’installer en couple avec Pascal. J’ai bien conscience que la probabilité d’un arrière-plan ironique dans la répartie de ma bien-aimée n’est pas nulle, mais qui suis-je pour contredire un philosophe inscrit au programme de l’Éducation nationale ?
Je me souviens soudain que les accidents domestiques sont la troisième cause de décès en France. D’après les statistiques officielles, vingt mille personnes meurent chaque année chez elles, bien plus que les victimes d’accidents de la route ou d’homicides. Pascal n’avait pas accès aux chiffres de l’Insee. En réalité, il n’existe pas d’endroit plus dangereux que notre logement. Donc, je me lève.
On sonne. Bérénice est de retour. Regret d’une vie à deux pleine de moments complices devant Netflix ? Hantise de devoir trouver un nouvel appartement quand le prix du mètre carré parisien pulvérise l’indécence ? Perspective angoissante d’une vie en solo dans le désert sentimental des métropoles occidentales ? Prise de conscience que l’horloge biologique tourne inexorablement et qu’une rupture avant conception de progéniture est une folie ? Oubli d’un parapluie ?
J’ouvre. C’est mon voisin, M. Patusse. Il me demande de ne pas claquer les portes, surtout un dimanche matin quand chacun profite d’un repos bien mérité après une dure semaine de travail. Il ajoute : « Pour ceux qui travaillent, bien sûr », avec une grimace symptomatique de l’abcès dentaire.
Je saisis le pudique sous-entendu et remercie M. Patusse de son inquiétude toute paternelle vis-à-vis de ma situation professionnelle. Je lui confirme que je n’exerce pour l’heure nulle activité salariée destinée à m’épanouir socialement trente-cinq heures par semaine, à rentabiliser l’investissement locatif loi Pinel de mon propriétaire et à cotiser cent soixante-douze trimestres avant de mourir à taux plein, mais je tiens à rassurer mon voisin : cet état n’est que provisoire.
M. Patusse souhaite que je précise ma définition du provisoire avec un rictus confirmant la gravité de sa gingivite. Je réponds que selon Albert Einstein, le temps est une notion relative. J’ajoute qu’en se plaçant au niveau le plus fondamental de la réalité physique, on pourrait même poser l’hypothèse que le temps n’existe pas.
Un tremblement compulsif de la paupière gauche de M. Patusse laisse craindre l’imminence d’un AVC. Je rassure mon voisin : ma sortie du cercle vicieux de l’assistanat est proche. C’est promis, il sera le premier informé de ma réinsertion dans un secteur d’activité florissant qui me permettra d’assumer enfin mes devoirs citoyens, à savoir aider mon pays à maintenir les déficits publics en dessous de la barre des 3 % et rembourser mes années de RSA par une surconsommation à fort taux de TVA.
En attendant l’avènement de cette heureuse perspective, M. Patusse m’invite au silence afin de respecter le bien-être des résidents de l’immeuble comme cela est prescrit dans l’article 1 du règlement de copropriété. Il m’en a d’ailleurs apporté un exemplaire qu’il a imprimé spécialement pour moi sur un papier de qualité supérieure. C’est la journée des cadeaux.
Je tranquillise mon voisin : les portes ne claqueront plus, car ma femme m’a quitté. M. Patusse n’est pas homme à se payer de mots. Puis-je lui garantir que Bérénice ne reviendra pas ? Je suis désolé, mais je ne peux pas le lui certifier à 100 %. Cependant, si l’on se fie à la description que fait Michel Houellebecq dans ses œuvres de l’impossibilité ontologique d’une relation de couple satisfaisante et pérenne, on peut estimer les chances d’un retour de Bérénice entre le peu probable et le carrément foutu.

J’ai mis cinq étoiles sur Amazon à tous les romans de Michel Houellebecq. Ce que j’aime, chez lui, c’est qu’il montre qu’il y a quelque chose au-delà du constat désespéré d’un monde sans amour et sans bonté, quelque chose au-delà de la tristesse infinie de l’homme seul face à sa misère, quelque chose au-delà de la déception inhérente à toute activité humaine : la possibilité de transformer cette noirceur en éclairs de drôlerie et d’intelligence par la magie de l’écriture.
J’aime Michel Houellebecq, car il me donne de l’espoir.
Moi aussi, un jour, quand j’aurais atteint le stade ultime de la dépression, je deviendrai un grand écrivain humoristique. Comme Michel.
À l’évocation de notre plus grand romancier (plus ou moins) vivant, je lis dans les yeux de M. Patusse qu’il frôle sa deuxième attaque cérébrale de la matinée. Dans un souci de rapprochement amical propice au bon voisinage, je lui demande si son mariage avec Mme Patusse résulte d’une passion amoureuse doublée d’une communion d’âmes, ou bien de la volonté pragmatique de combler une solitude existentielle trop douloureuse à porter au quotidien, ou encore d’un simple souci de conformisme social fiscalement avantageux.
M. Patusse laisse pendre une lippe rosâtre semée de quelques miettes de biscotte, puis tourne les talons afin d’aller échanger avec son épouse au sujet des motivations ayant conduit à leur union.
Je reste sur mon paillasson, car j’ai entendu du bruit dans la cage d’escalier.
Bérénice ?
Béré, c’est toi ?
Chaton ?
Je vais attendre un moment sur le palier. Mon amour étant très joueuse, peut-on raisonnablement écarter l’hypothèse qu’elle me fasse une blague ?
Mon portable sonne alors que j’attends Bérénice la blagueuse devant ma porte. Je décroche. C’est elle ! Ma bien-aimée me demande si je suis bien moi-même. Je ris de bon cœur et je la félicite pour son humour. Bérénice me répond qu’elle s’appelle Sarah. Mon amour est impayable. Belle, intelligente et facétieuse. Je ne la mérite pas.
Bérénice insiste. Elle s’appelle Sarah et travaille pour l’institut de sondage Ipsos. Je lui réponds que je l’aime et que je suis sûr qu’elle avait de bonnes raisons de me dissimuler son vrai nom et sa véritable activité professionnelle. Je comprends qu’elle soit partie parce qu’elle ne supportait plus de vivre dans le mensonge. Je suis heureux qu’elle m’ouvre enfin son cœur, je ne lui en veux pas du tout. Je l’attends pour le petit déjeuner. Croissant ou apfelstrudel ?
Au ton professionnel que garde Bérénice, je prends conscience qu’elle travaille dans un centre d’appels et doit être écoutée à cet instant par un superviseur soumis à l’idéologie néolibérale, adepte de la pression psychologique. Je ne veux pas nuire à ma bien-aimée, je décide de jouer le jeu. Bérénice veut que je participe à la grande enquête de l’institut Ipsos, je ne demande qu’à lui rendre service. Il s’agit d’un sondage sur le bonheur. Ça tombe bien, c’est ma spécialité.
Mes parents m’ont dit que je n’avais pas pleuré à la naissance, ce qui les avait beaucoup surpris. En revanche, j’ai pleuré tous les autres jours de mon existence, ce qui peut aussi étonner. J’ai été un enfant triste et un adolescent cafardeux avant de devenir un adulte neurasthénique. À l’heure de la civilisation zapping qui change d’avis, de conjoint ou de Smartphone comme de chaussettes, ma fidélité à la mélancolie est assez rare pour être signalée.
Je suis né le jour du déclenchement du génocide rwandais. J’ai été baptisé la veille du massacre de Srebrenica. Mon premier mot, prononcé alors qu’on annonçait la mort de François Mitterrand à la télévision, a été « Prozac ». J’ai eu mon premier chagrin d’amour le 11 septembre 2001. J’ai fait ma scolarité à l’école primaire Anne-Frank, au collège Guy-Môquet et au lycée Jean-Moulin.
Pour compenser, j’ai emménagé il y a quelques années rue de la Gaîté. Pour l’instant, ça ne marche pas trop.
L’institut Ipsos fait une grande enquête sur le bonheur des Français. C’est une excellente initiative : j’en informe Bérénice et j’en profite pour lui dire qu’elle est une formidable opératrice téléphonique afin qu’elle soit bien notée par son superviseur.
Première question : vous considérez-vous comme heureux ? Oui, non ? Je rappelle à Bérénice qu’elle peut me tutoyer. Elle reste professionnelle. Vous considérez-vous comme heureux ? Oui, non ? Je réponds : « Ça dépend. » Bérénice me dit qu’il n’y a pas de case « ça dépend ». Vous considérez-vous comme heureux ? Oui, non ? Je réponds : « Oui et non. » Bérénice me dit que c’est oui ou non. Je réponds : « Oui quand tu es près de moi, non quand tu es loin de moi, et entre les deux quand on est au téléphone. » J’ajoute qu’elle est la meilleure opératrice téléphonique que j’aie jamais rencontrée de ma vie et qu’elle mérite une promotion salariale et des avantages sociaux conséquents eu égard à ses remarquables compétences qui serviront sans nul doute un jour prochain à l’instruction des novices de l’école des opérateurs de centre d’appels.
Bérénice bredouille un « euh » d’émotion devant une déclaration d’amour aussi sincère et spontanée, puis elle se tait pendant plusieurs secondes. Que j’aime nos silences complices !
Bérénice se racle la gorge puis, soumise à la pression psychologique de son superviseur inféodé au grand capital, elle dissimule son émoi derrière une diction mécanique afin de m’adresser ses sincères remerciements au nom de l’institut Ipsos. Je l’embrasse tendrement et je lui rappelle qu’elle a des droits en tant que salariée obligée de travailler un dimanche, qu’elle reste un être humain qu’aucun superviseur au monde ne pourra empêcher d’exprimer ses sentiments, que la monstrueuse mécanique du travail ne saurait broyer la singularité émotionnelle qui fait de chacun de nous un… Bérénice ?
Béré ??
Chaton ???
Mon amour a dû raccrocher pour ne pas perdre pied dans la course féroce à la productivité, impitoyable machine à frustration qui engendre une déshumanisation du management. D’odieux individus rendent ma bien-aimée malheureuse en l’obligeant à faire des sondages sur le bonheur. La perversité à son comble. »

Extraits
« J’aime la publicité parce qu’elle a de formidables vertus pédagogiques. Grâce à elle, on apprend que l’alcool se consomme avec modération, qu’il faut ingérer cinq fruits et légumes par jour, ou encore qu’il est nécessaire de manger et bouger (ce qu’on ne nous dit jamais à l’école où, au contraire, on nous répète sans arrêt de ne pas bouger). Il est grand temps de remercier les annonceurs pour leur rôle primordial en termes de santé publique. En 1968, quand la télévision française diffuse ses premiers spots publicitaires, l’espérance de vie est de 75 ans pour les femmes et de 67,6 ans pour les hommes. En 2018, elle est de 85,3 ans pour les femmes et de 79,2 ans pour les hommes. Merci qui?
L’autre merveilleuse fonction de la publicité, c’est de vous faire toucher du doigt le bonheur. Exactement comme les discours des campagnes électorales. Un bonheur simple et accessible à tout le monde. Vous achetez un camembert et hop, vous avez plein de chouettes amis qui rigolent dans un pré en le partageant avec vous. » p. 37

« Pour reconquérir Bérénice, je dois d’abord comprendre pourquoi elle m’a quitté. Procédons avec méthode, car on sait depuis quatre cents ans, grâce à René Descartes, que rien de grand ne peut se faire sans méthode. Opérons donc étape par étape:
1) Je prends une bière pour m’aider à réfléchir.
2) Je prends une deuxième bière.
3) Je prends un Martini parce que je n’aime pas la monotonie.
4) Je prends une troisième bière parce que je n’aime pas le Martini.
5) Je ne comprends toujours pas pourquoi Bérénice m’a quitté.
6) Il faut que je trouve une autre méthode.
7) Y a-t-il une méthode pour trouver une bonne méthode ?
8) René ?
Je mets en œuvre la procédure d’urgence en situation de crise : je regarde une vidéo du président-prophète. Quand il me parle de sa voix douce et pédagogique en articulant lentement chaque syllabe, ça m’apaise. Bérénice l’aime beaucoup parce qu’il est jeune, moderne et disruptif.
Je liste mes atouts. Moi aussi, je suis jeune (j’ai seize ans de moins que le président. En fait, il est vieux!). Moi aussi, je suis moderne (j’ai un iPhone et des crédits Cetelem). Problème: suis-je assez disruptif? Problème n°2: que signifie « disruptif »?
Je demande la définition à Chierie, mon assistant personnel Apple. DISRUPTIF – VE, adj. Terme littéraire rare. Qui tend à une rupture. Voilà où le bât blesse. Je ne
tends absolument pas à une rupture. Je ne suis pas du tout disruptif. » p. 58-59

« J’ai la solution en main. Ce livre est un best-seller international écrit par une home organizer japonaise, c’est certifié sur la couverture. Il a été vu à la télé, il a été lu et approuvé par une présentatrice météo botoxée, il a reçu les éloges de Télé Poche, c’est une valeur sûre. Titre: Le rangement, c’est maintenant.
L’idée consiste à se débarrasser des objets qui encombrent nos vies, car chercher le bonheur dans les biens matériels est absurde. La satisfaction procurée par un achat qui vient combler un désir est vite effacée par le phénomène de l’«adaptation hédonique»: nous nous habituons à vitesse grand V à toute amélioration de notre situation et nous revenons à notre point de départ, insatisfaits, tendus vers un nouveau désir et une nouvelle frustration. » p. 149

À propos de l’auteur
ERRE_JM_©France_InfoJ.M. Erre © Photo France Info

J.M. Erre est né à Perpignan en 1971. Il vit à Montpellier et enseigne le français et le cinéma dans un lycée de Sète. Il écrit des romans publiés par Buchet/Chastel depuis 2006, écrit aussi des romans jeunesse édités chez Rageot. Il tient également une chronique hebdomadaire pour Groland. (Source: Éditions Buchet-Chastel)

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Dans l’ombre des hommes

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En deux mots:
Louise découvre que son mari la trompe et qu’il a touché des pots-de-vin dans une transaction financière. Elle décide de divorcer, mais elle n’échappe pas pour autant au déferlement médiatique qui s’abat sur elle.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand médias et réseaux sociaux s’acharnent sur vous

Le nouveau roman d’Anaïs Jeanneret frappe fort et juste. Il met en scène une romancière, épouse d’un homme politique corrompu et qui la trompe de surcroît. Elle devient alors la proie des médias et des réseaux sociaux, aptes à juger sans savoir.

Quand Louise sort de chez elle, elle a l’humeur aussi maussade que celle des manifestants bardés de leurs gilets jaunes. Et ses yeux rougis par le gaz lacrymogène sont à l’unisson de son état d’esprit. Après plus de vingt ans de mariage elle a découvert que Philippe, son mari secrétaire d’État à Bercy, possédait un compte off-shore et avait une liaison avec Mathilde, son assistante.
Autant dire que le dîner qu’elle honore de sa présence l’indiffère au plus haut point. Elle regarde les convives s’agiter et s’auto-congratuler, satisfaits du vernis dont ils ont recouvert leurs existences bourgeoises.
Elle a fait son choix. Demander le divorce et prendre l’air.
Dans ce coin perdu du Perche où s’est réfugié sa mère, qui l’accueille sans lui pose de questions, elle trouve la quiétude de la zone blanche, d’une nature figée par l’hiver. L’endroit est idéal pour poursuivre la rédaction de son nouveau roman.
Ici, elle se ressource, retrouve des souvenirs et prévient son fils Léo parti en stage en Australie de son choix. Qui ne l’étonne pas outre-mesure, ayant bien senti le fossé se creuser entre ses père et mère. À deux heures de route de Paris, la rumeur de la capitale la rattrape cependant. Elle découvre les insinuations fielleuses des journalistes après le rachat du groupe de presse Pressinvest orchestré par son mari: « Louise Voileret, l’écrivain des beaux quartiers a toujours su merveilleusement bien s’entourer, Dès le lycée, elle a noué des liens avec Pierre Bergot, aujourd’hui nouveau propriétaire de Pressinvest. Étudiante à la Sorbonne, elle fait tout naturellement un stage d’été au Figaro, bon sang ne saurait mentir. Le service littéraire accueille la jeune stagiaire quand d’autres passent leur été à travailler dans un fast-food, On ne s’étonnera donc pas de voir son premier roman publié deux ans plus tard. Puis elle épouse Philippe Dumont, bomme politique réputé pour son puissant réseau. N’en jetez plus! Pourtant, il lui en faut davantage. Pressinvest est à vendre. L’opportunité est trop belle. Elle fait le lien entre M. Bergot et son mari. Ce dernier ouvre les bonnes portes, ignorant le conflit d’intérêts. De son bureau de Bercy, rien n’est plus simple, L’homme d’affaires saura remercier Mme Voileret le moment venu, elle peut attendre sereinement le renvoi d’ascenseur.» La voilà punie pour une faute qu’elle n’a pas commise. La voilà prise dans une spirale infernale qui va la happer encore plus puissamment. Des amies prennent leur distance, son éditeur manque leur rendez-vous, les journalistes l’assaillent. Les révélations s’enchaînent, la forçant à réagir. D’autant que la vague devient de plus en plus nauséabonde, l’antisémitisme venant se mêler aux soi-disant mœurs dissolues.
« Au-delà du défoulement, la haine est devenue un moyen d’expression comme un autre. Elle semble sans limites, banalisée, décomplexée, auto-justifiée et nourrie par le conspirationnisme et la misère humaine. »
Anaïs Jeanneret réussit parfaitement à dépeindre cette époque qui, par la force et l’instantanéité des réseaux sociaux, peut détruire en un instant une réputation, vider des tombereaux d’insanités et contre lesquels il n’y a pas moyen de lutter. Alors, il faut se blinder, alors il faut essayer de se construire une nouvelle légèreté. « Mais après l’implosion des derniers mois, elle n’est pas certaine de savoir recoller les morceaux. Pas sûre de retrouver cette légèreté. » Le réquisitoire est aussi implacable que désespérant. Puisse ce roman nous aider à ne pas nous emballer, à ne pas crier avec la meute mais conserver un regard lucide sur une actualité qui s’emballe trop fréquemment, laissant le spectaculaire prendre le pas sur la réalité des faits. En ce sens, ce roman est un avertissement salutaire.

Playlist du roman


Ella Fitzgerald et Louis Armstrong Let’s Call Thee Whole Thing Off


Pink Floyd The Dark Side of the Moon

Dans l’ombre des hommes
Anaïs Jeanneret
Éditions Albin Michel
Roman
208 p., 17,90 €
EAN 9782226452313
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi en Normandie dans un village du Perche. On y évoque aussi des voyages à New York, en Corse, à L’Isle-sur-la-Sorgue, à Honfleur et Trouville ainsi que Sydney en Australie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière dans les années 1980.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout perdre du jour au lendemain. Quitter Paris et les privilèges d’un milieu envié mais impitoyable. Fuir son mari poursuivi pour trafic d’influence. Devenir la proie d’un infernal harcèlement sur les réseaux sociaux et dans la presse parce que «femme de».
Dans ce roman contemporain, Anaïs Jeanneret, observant les milieux du pouvoir et leur cruauté, décrit la traque d’une femme prise dans l’engrenage du cyberbashing. Et qui, en choisissant de sortir de l’ombre, s’expose à une violence fatale. Une histoire d’aujourd’hui.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu Azur (le livre du jour)

Les premières pages du livre
« Elle sort de l’immeuble sans remarquer la pluie de janvier qui précipite le crépuscule. Dehors, il n’y a pas une âme. La ville semble désertée. Sur l’asphalte mouillé, ses semelles émettent un bruit de succion qui résonne désagréablement dans le silence. Absorbée par l’implosion de son existence, l’étrangeté de cet après-midi ne lui apparaît pas. Dans sa fuite, elle remonte la rue de Varenne vers les Invalides. Un ronflement de moteur se rapproche, puis s’éloigne. À peine a-t-elle eu le temps d’apercevoir entre les façades d’immeubles en vis-à-vis la voiture de police passant en trombe sur le boulevard. Elle tourne sur la droite, longe le square d’Ajaccio et commence à percevoir la rumeur. En débouchant sur l’esplanade des Invalides, elle tombe sur un mur de cars de CRS qui bloque le quartier. Elle le dépasse. De l’autre côté, vers la rue Fabert, elle devine la foule malgré la fumée par-dessus laquelle volent quelques projectiles. Elle s’approche encore. Elle ne pense plus. Elle n’a plus d’identité. Elle veut juste se fondre dans la mêlée humaine. Un groupe de femmes quitte le cortège et passe devant elle sans croiser son regard. Quelque part, des cris recouvrent les revendications, aussitôt suivis d’affrontements. Des détonations explosent, puis les manifestants se dispersent pour échapper aux gaz lacrymogènes. Ça ne l’arrête pas. Sans réfléchir, sans le vouloir, elle avance. En première ligne, des jeunes cagoulés vêtus de noir courent tête baissée sur les forces de l’ordre. Quelqu’un lui dit de ne pas rester là. Ses yeux brûlent. Elle suffoque. Elle ne bouge pas. À travers ses larmes, elle voit les poings tendus, les banderoles, la confusion. Elle voit des hommes dont elle ne saisit pas s’ils sont policiers ou frondeurs. Prise entre les Gilets jaunes et les CRS qui s’affrontent chaque samedi depuis des semaines, elle voit ceux qui avancent, ceux qui reculent. Dans chaque camp, la tension est d’une même intensité, l’épuisement marque les visages d’une même violence. C’est comme une vague de napalm, personne n’y échappe. Pas même elle. Sa fatigue se nourrit d’autres défaites. Qu’importe. Dans cet entremêlement de tragédies individuelles, tous partagent le désarroi et la rage. Soudain, il y a une bousculade, un corps percute le sien, on la pousse, on l’entraîne en sens inverse. C’est alors qu’elle est prise de nausées. Alors que sa propre lassitude lui coupe les jambes.

Elle roule maintenant dans les rues illuminées. Les décorations rappellent les fêtes de fin d’année à peine terminées. Plus rien n’évoque les troubles de la journée. Elle traverse le pont Royal, s’engage dans la rue de Rivoli. Elle ne s’est jamais lassée de la beauté de Paris. Ce soir pourtant, rien n’est plus pareil. Un gouffre vient de s’ouvrir devant elle.
Place de la Concorde, elle manque faire demi-tour. Mais elle n’a nulle part où aller.
Elle s’observe dans le miroir de l’ascenseur. Avant de venir, elle a pris un bain, enfilé une robe, remis de l’ordre dans ses cheveux, s’est maquillée, puis elle est partie, soulagée de n’avoir pas croisé son mari. Elle espère faire illusion malgré ses traits tirés et ses yeux encore irrités par les gaz. Au fond, elle sait que personne n’y prêtera attention. C’est l’avantage de la cinquantaine. Mais le réflexe de respectabilité demeure. Ne jamais laisser paraître les failles.
Derrière la porte, elle devine les conversations enjouées et les rires. Elle prend une inspiration et sonne. Nathalie lui ouvre.
– Bonjour, ma chérie. Entre. Où est Philippe ?
– Un problème de dernière minute. Il est retenu au ministère.
– Quel dommage ! C’est encore à cause des manifestations ? Je voulais lui présenter Amrish Ajay, le grand industriel indien.
Il y a une quinzaine d’invités, certains que Louise ne connaît pas, d’autres qu’elle a aperçus quelques fois sans parvenir à se rappeler où. Et trois ou quatre qu’elle n’a aucune envie de voir. Elle regrette déjà d’être venue mais Nathalie avait évoqué « un petit dîner juste entre nous ». Elle sourit parce que c’est ce qu’il convient de faire. Mais très vite, la crispation de ses muscles devient douloureuse. Elle maîtrise pourtant l’art du pilotage automatique. Ce soir, c’est au-dessus de ses forces.
– Jean-Jacques, vous connaissez bien sûr Louise Dumont ? L’épouse de notre ministre préféré, malheureusement retenu à Bercy. Enfin, j’espère qu’il pourra nous rejoindre un peu plus tard.
– Secrétaire d’État, corrige Louise sans savoir à qui elle s’adresse.
À voir ses cheveux coupés court, son interlocuteur n’est sûrement pas avocat. Elle s’est toujours interrogée quant à leur goût pour les coiffures échevelées. Sans doute désirent-ils ainsi signifier la nature romantique de leur mission, revendication qui, dans certaines affaires, peut prêter à sourire. Avec sa tête de premier de la classe et sa cravate serrée, elle imagine plutôt Jean-Jacques dans la fonction publique ou la finance. Mais peu importe.
– Vous devez avoir des tas de choses à vous raconter, lance Nathalie dans un éclat de rire aussi absurde que ses propos.
Louise n’a rien à dire à cet homme. En regardant son amie s’éloigner vers d’autres invités, elle peine à se souvenir de la jeune femme qu’elle a connue quinze ans plus tôt. Elle était follement amoureuse d’un artiste peintre et ses rires étaient alors de vrais rires, jusqu’au jour où elle avait annoncé son mariage avec un banquier. Personne n’avait compris. Ou plutôt, tout le monde avait compris.
– Chère madame, votre mari a été parfait la semaine dernière dans cette émission politique. Il a mouché les journalistes avec brio. Vous pouvez être fière de lui !
Louise revoit la tête de Philippe la veille, son visage déformé par la stupeur, mâchoire ouverte et regard de lapin pris dans les phares d’une voiture, puis par la haine. Elle l’entend encore lui jeter à la figure: « Qui es-tu pour me faire la morale, pauvre cruche ! Barre-toi si cette vie te dégoûte, si je ne suis pas à la hauteur de ton éthique, de ta morale à deux balles. On rêve ! »
– Vous regardez beaucoup la télévision, Jean-Jacques ?
Ou s’appelle-t-il Jean-Pierre ? Elle est prise d’un doute. Mais à la persistance de son air satisfait, elle suppose ne s’être pas trompée.
– Rarement. À part les émissions culturelles et les débats politiques, bien sûr.
– Bien sûr !
Elle s’étonne toujours de voir ces hommes en costume agrafé d’une barrette rouge censée faire toute la différence répondre sérieusement à d’aussi stupides questions. La réponse ne la déçoit pas. À cet instant, Paul Perrier et sa jeune épouse, Mathilde, font leur apparition dans le salon. Jean-Jacques continue ses bavardages sans remarquer que Louise ne l’écoute plus.
– Votre mari a raison de vouloir créer des lois pour encadrer Internet. On ne peut pas laisser un tel espace sans réglementation. Il faut structurer et moraliser ce circuit mondialisé.
– Structurer et moraliser…
Chaque fois qu’elle a rencontré l’assistante de Philippe, Louise a toujours été gênée par son obséquiosité. Ce soir, elle comprend mieux. Elle se demande si Mathilde est au courant des combines de son secrétaire d’État. Si elle fait partie du dispositif. Si, d’une manière ou d’une autre, elle y joue un rôle. Si elle en tire quelque avantage. Louise l’observe au bras de son mari, et elle la trouve parfaite dans son chemisier blanc ouvert juste ce qu’il faut, son pantalon noir et ses escarpins aux talons vertigineux sur lesquels elle ne chancelle pas d’un millimètre, image à laquelle se juxtaposent les photos qu’elle a découvertes cachées dans un dossier de Philippe : Mathilde en lingerie noir et rouge, dans une posture ridicule.
– Passons à table si vous voulez bien !
Nathalie attrape le bras de Louise et l’entraîne vers la salle à manger.
– Ça va ? Je te trouve pâlichonne.
– Tout va bien.
– Je t’ai placée à côté de Bernard. Il t’apprécie beaucoup.
– Je le connais ? Bernard qui ? Tu me fais la fiche ?
– Oh, Louise, tu es infernale ! Bernard Cachon, patron des moyennes surfaces du même nom. Philippe le connaît.
– Tu m’as gâtée !
– À ta gauche, il y a Stéphane Thinet. Vous pourrez parler livres.
Louise se demande comment elle va survivre à cette soirée. À peine assise face au petit carton où est écrit d’une calligraphie d’un autre siècle Louise Dumont, elle avale le verre de vin qui vient de lui être servi. Elle ne s’est jamais habituée à ce nom qu’elle reconnaît comme une réalité d’état civil mais qui ne reflète pas son identité, aujourd’hui encore moins qu’hier. Elle s’appelle Louise Voileret.
Monsieur Moyennes Surfaces semble plein d’allant.
– Je suis très honoré, Louise, vous permettez que je vous appelle Louise, de passer ce dîner à vos côtés. Je connais votre époux de longue date. Il vous a sûrement raconté cette anecdote très amusante à propos de nos échanges lorsqu’il était au cabinet de Castrani ? Enfin, maintenant, avec ses nouvelles fonctions, j’imagine qu’il est très pris.
– Assez, en effet.
Elle n’a évidemment jamais entendu parler de lui. C’est fou comme l’accession au pouvoir révèle des amitiés jusque-là discrètes.
– Vous devez l’être aussi. Femme de ministre, c’est un travail à temps plein, rémunéré ou non, si vous voyez ce que je veux dire…
– Formidable ! J’adore les hommes spirituels. Mais je ne suis pas femme de ministre, vous savez.
Louise voudrait un autre verre de vin. Un double gin serait encore plus approprié.
– Attendez quelques semaines, et vous verrez. Au prochain remaniement, votre époux sera nommé au Travail ou aux Comptes publics. Ça ne fait aucun doute. Notre pays a besoin d’hommes comme lui. Et vous savez ce qu’on dit : derrière chaque grand homme il y a une femme.
– Loin derrière, alors. Je ne me mêle pas de ses affaires. Il se débrouille très bien sans moi. Les ministères regorgent de bonnes volontés.
Pressentant un vent frais, Bernard Cachon tourne la tête pour s’adresser à son autre voisine. Louise fixe dans son assiette les noix de coquilles Saint-Jacques. Avaler bouchée après bouchée pour ne pas s’étouffer. Boire pour faire passer les mollusques, et tout le reste. Demeurer tranquille, apparemment tranquille, à sa place comme elle sait si bien le faire. Ne pas céder à la panique. Ne pas se lever d’un bond en envoyant valdinguer la table. Ne pas s’enfuir. Elle réfléchit à la suite. Elle passera la nuit à l’hôtel et attendra que Philippe ait quitté l’appartement pour aller récupérer quelques affaires. L’idée de cohabiter un jour de plus avec lui est insoutenable. Ensuite, elle ira chez sa mère en Normandie. Elle s’installera dans la maison annexe le temps de s’organiser. À son âge, cette perspective lui donne envie de pleurer, mais l’urgence est de s’éloigner. De respirer un air pur. De s’extirper de ce cauchemar. De digérer ce qu’elle vient de découvrir sur Philippe et qui embrouille tout. Elle s’est tellement trompée. Tous ses renoncements, tous les compromis accumulés au fil du temps remontent à la surface et lui font l’effet d’un électrochoc.
– Alors, Louise, quand sors-tu ton prochain roman ?
– Pardon ? Heu… cette année, je ne sais pas encore quand.
– J’ai beaucoup aimé le dernier, tu sais. Vraiment. Et je ne désespère pas d’arriver un jour à te débaucher. Je suis certain que tu pourrais faire un excellent livre sur le monde politique.
Toute la saveur de la phrase tient dans ce vraiment. C’est une flatterie de camelot. La confirmation du mensonge possible sinon certain. Ce vraiment est un affront dont l’éditeur n’est pas conscient mais qui allume dans le regard de Louise une rage froide.
– Encore faudrait-il que je m’y intéresse, ce qui est loin d’être le cas, répond-elle avec un ton plus sec qu’elle n’aurait souhaité.
– Tu l’écrirais sous une forme romanesque bien sûr, tu ferais ça merveilleusement bien. Il s’agit juste de le situer dans un univers qui n’a aucun secret pour toi. Je te garantis un best-seller.
– Un best-seller ! Tu me tentes.
– Tu en es où ? Trente mille exemplaires ? Là, tu franchirais les cent mille.
Louise voudrait qu’il se taise. Être ailleurs. S’il savait à quel point elle souhaite se tenir à distance de ce pouvoir politique qui aspire ses serviteurs avec la force d’un trou noir. Ça fait des mois que Stéphane Thinet la poursuit avec cette idée. Depuis que Philippe a été nommé à Bercy en fait. Avant, il la saluait à peine. À l’autre bout de la table, autour du redoutable et redouté Paul Perrier, avocat choisi pour sa force de frappe et plus encore pour éviter de l’avoir contre soi, retentissent des éclats de rire qui libèrent enfin Louise de l’attention de ses voisins. Le nom de Trump résonne dans tous les sens. Le shutdown, le financement du mur à la frontière mexicaine, le sort réservé aux émigrés, tout le monde s’accorde. Trump, ou l’assurance des dîners en ville réussis. Les sujets aussi consensuels ne sont pas si nombreux. Harvey Weinstein n’est pas mal non plus, quoiqu’un peu plus risqué. Il suffit qu’une voix féminine lâche « Moi aussi, j’ai connu ça » pour jeter le trouble et mettre tout le monde mal à l’aise. Moi aussi fait aussitôt planer une menace sur l’assemblée. Mieux vaut s’en tenir à l’auteur du célèbre : « J’ai tenté de la baiser… J’embrasse, j’attends même pas. Et quand t’es une star, elles te laissent faire. » Instructif. Il semble pourtant qu’en dépit de son sidérant mépris pour les femmes, Trump soit cantonné au rôle du dangereux imbécile. C’est dire s’il s’en tire bien.
Louise a encore du mal à concevoir l’étendue du désastre. Au fil des mois, elle avait senti Philippe ailleurs, de plus en plus absorbé par son portable, excédé pour un rien. Sa nervosité avait atteint un degré tel qu’il oscillait entre l’irritation et les enthousiasmes de jeunes collégiennes. Elle avait envisagé l’existence d’une liaison sérieuse, bien sûr. Mais elle n’avait pas imaginé Philippe hors-la-loi. Au bout de vingt-trois ans, elle le connaissait par cœur, du moins le pensait-elle. Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, elle avait été séduite par son énergie, son envie de laisser une trace, d’avancer à pas de géant, par sa capacité de travail et sa confiance en lui inébranlable. Elle l’avait aimé pour son audace, son courage, sa gaieté communicative, ses appétits de petit garçon lâché dans une confiserie. Elle l’avait vu jouer des coudes, recevoir des coups et en donner. Le chemin parcouru, les postes subalternes, les échelons gravis un à un, les jeux de chaises musicales dans les cabinets ministériels, les croche-pieds, les jalousies, la compétition de chaque instant, tout cela, elle savait. Sa nomination était venue récompenser des années d’efforts et cette avancée décisive sonnait comme une victoire. Il suffisait de voir accourir de toutes parts les courtisans, de tendre l’oreille aux flatteries qui tombaient sur Philippe comme une pluie de mousson. De leur couple, demeuraient la facilité et l’habitude, un attachement au passé, et bien sûr leur fils. Le désir charnel, le besoin de l’autre, la complicité, les rires, tout cela s’était évaporé depuis longtemps. Quant à sa fidélité, Louise ne se faisait plus d’illusions mais elle évitait d’y songer. Ils évoluaient dans des univers distincts, chacun prenant garde à ne pas s’immiscer dans celui de l’autre. Elle n’était pas fière de cet arrangement. Mais les mois passaient à toute vitesse. Et, de façon assez surprenante, les années encore davantage. Ce qu’elle n’avait pas perçu, c’était l’habileté de Philippe dans la trahison. C’était le glissement progressif entre les petits arrangements et la malhonnêteté. Sans doute avait-elle manqué d’attention. Peut-être n’avait-elle pas voulu voir. Maintenant, elle ressent une immense honte. Honte des agissements de son mari, et honte de son propre aveuglement et de sa lâcheté.
La déflagration s’est produite hier matin avec cette lettre arrivée par la poste à l’adresse de M. Dumont. Louise aurait pu ne pas y prêter attention. Mais après le départ de Philippe, elle était tombée sur l’enveloppe expédiée de Trinité-et-Tobago, décachetée et oubliée sur le lavabo de la salle de bains. Elle n’avait pas résisté et avait regardé. Elle l’avait fait presque sans y penser, avec cependant la sensation diffuse d’ouvrir une boîte de Pandore. À l’intérieur, elle était tombée sur un relevé bancaire mentionnant un virement de trois cent mille dollars versés sur le compte de M. Philou. Brutalement, ce nom enfoui dans les limbes de sa mémoire avait resurgi d’un passé lointain. Il l’avait frappée comme un coup de massue. Elle en avait eu les jambes coupées et avait dû s’asseoir sur le rebord de la baignoire. Au début de leur histoire, ils s’amusaient à s’appeler ainsi. Phi pour Philippe, Lou pour Louise. À eux deux, ils étaient les Philou. À cet instant, ce jeu entre amoureux se révélait d’une ironie glaçante. Louise avait eu l’impression que son sang ne remontait plus jusqu’au cœur. Incapable de travailler ni de penser à autre chose, elle était allée dans le bureau de son mari. Elle avait fouillé partout à la recherche d’autres documents compromettants. Elle n’avait rien trouvé. Mais dans sa nervosité, elle avait fait tomber des dossiers empilés sur la table. Les feuilles s’étaient éparpillées au sol parmi lesquelles étaient cachées les photos de Mathilde. Sur la plus vulgaire, l’assistante avait écrit au feutre : « Bon anniversaire, mon chéri. »
Le soir, à son retour du ministère, Philippe avait assez rapidement concédé être intervenu dans les tractations pour l’acquisition d’un groupe de presse très convoité. Comme tout le monde, Louise avait suivi l’affaire dans les journaux. Selon les jours, les rumeurs couraient sur le rachat soit par le concurrent direct de Pressinvest, soit par un industriel, soit par un magnat russe, soit par une entreprise américaine de télécommunication. Ce qui, d’après son mari, expliquait les trois cent mille dollars et le compte de M. Philou. Mais l’argent n’était pas à lui, il n’agissait qu’en tant qu’intermédiaire, il ne pouvait pas en dire davantage, secret professionnel, et ce nom n’avait rien à voir avec eux, où allait-elle chercher des idées pareilles, enfin oui, il l’avait donné sans réfléchir, d’ailleurs tout ça ne la regardait pas, et depuis quand se permettait-elle de fouiller dans ses affaires, de lire son courrier ? Quant à sa liaison, il avait nié avec fermeté. Puis il s’était réfugié dans les insultes. Pour autant, Louise, ne croyant pas un mot de son histoire d’intermédiaire, ne l’avait pas lâché : Depuis quand touchait-il des pots-de-vin ? Possédait-il d’autres comptes frauduleux ? Qui avait approvisionné celui-ci ? Pierre Bergot, son ami connu pour racheter des entreprises fragilisées, les dépecer en laissant sur le carreau les trois quarts des salariés avant de les revendre avec une plus-value juteuse ? Pour que l’homme d’affaires s’enrichisse encore davantage, ou qu’il étende son influence à travers journaux et sites web ? Et Philippe, qu’attendait-il en retour ? L’argent n’était sûrement pas sa seule motivation. Soutenu par une presse tombée entre des mains reconnaissantes, sans doute espérait-il un portefeuille à la hauteur de ses ambitions ?
– Tais-toi ! avait hurlé Philippe. Tu as toujours détesté Pierre, on se demande bien pourquoi. Son unique tort est de réussir ce qu’il entreprend.
– Je t’ai connu avec des convictions. Tu disais vouloir te rendre utile, tu te souviens ? Mais c’était dans une autre vie !
– Tu as raison, Louise, une autre vie. Ta vision du monde est pathétique. Puérile, naïve et pathétique. Tu es dépassée, hors des réalités. Tu es juste devenue vieille.
– Je m’en vais.
– C’est ça, barre-toi !
– Léo, tu as pensé une seconde à lui ? Tu te rends compte des risques que tu lui fais courir ? Que tu nous fais courir ?
– Tu es encore là ? Qu’est-ce que tu attends ? Tu sais où se trouve la porte.
– Tu es d’une inconséquence sidérante ! Ton fils s’élance dans la vie, et toi tu ne trouves rien de mieux que de salir son nom.
– Salir son nom ? Le pauvre petit ! Oui, un père au service de l’État, ça doit être dur pour lui !
– Qu’est-ce que tu lui diras lorsqu’il découvrira ce que tu as fait, lorsqu’il confrontera tes actes à toutes les leçons de morale que tu as pu lui faire ?
– De quoi tu me parles, ma pauvre ?
– Tu espères vraiment passer entre les mailles du filet ? On est au vingt et unième siècle, tout finit par se savoir et l’heure n’est plus aux indulgences. Les affaires Cahuzac ou Fillon, tu en as entendu parler ? Tu as vu dans quel état ils en sont sortis, eux et leurs familles ?
– Ça n’a rien à voir.
– Vraiment ? Tu te crois plus malin que les autres ? Même si tu n’es pas ministre, et tu n’es pas près de le devenir avec tes magouilles, tu restes un homme public et tu fais partie du gouvernement.
– Cet argent n’est pas à moi, je te le répète.
– Je comprends maintenant tes allers et retours aux États-Unis ces dernières semaines. Et je suppose que tu réglais tes affaires dans les îles accompagné de ta maîtresse. À ce stade d’ailleurs, pourquoi te gêner ?
– Arrête avec ça. Mathilde est amoureuse de moi, ce n’est pas ma faute. Au demeurant, elle fait très bien son travail. Mais il ne s’est jamais rien passé entre nous. Jamais !
– Quel dommage ! Une femme qui porte si bien le rouge et le noir ! Mais attention, prends bien soin de ne pas la décevoir. Elle t’a accompagné dans ton paradis fiscal, j’imagine qu’elle n’a aucun doute sur ce que tu allais y faire. Et une femme délaissée peut faire des ravages. La vengeance par dénonciation, c’est un grand classique. Remarque, comme ça, la boucle serait bouclée.
– Tu menaces de me dénoncer ?
– Je parle de ta maîtresse.
– Tu m’emmerdes. Tu ne sais rien. Tu n’as aucune idée de rien. Tu imagines ce qui t’arrange.
– En quoi ça m’arrange de découvrir que mon mari est un escroc ?
– Un escroc, carrément ! Tu deviens imaginative. Je pensais que tu te cantonnais aux romans psychologiques.
Louise en avait assez entendu. Elle était partie dans la chambre en fermant la porte derrière elle. Elle entendait Philippe s’agiter dans l’appartement. Elle était restée longtemps sous la douche. Un peu plus tard, elle était allée chercher son portable dans le salon. Philippe ronflait sur le canapé, pris du sommeil des innocents.
Jeune homme, il avait eu un parcours atypique. Après Sciences Po, au lieu de filer directement à l’ÉNA, il était parti en Inde seul avec son sac à dos. Il avait sillonné le pays jusqu’à New Delhi où il avait travaillé plusieurs mois dans une organisation humanitaire. Puis il était rentré en France et avait repris ses études. Louise l’avait rencontré trois ans après, mais elle avait vu les photos de lui, cheveux longs, peau brûlée et regard fiévreux. Elle était tombée amoureuse de cet homme capable du grand écart, à la fois aventurier et étudiant acharné. Elle y avait vu le signe d’une personnalité complexe, et leurs premières années avaient été solaires et imprévisibles. La liberté de Philippe, ses emportements, ses idées inclassables dénotaient parmi les jeunes énarques. Mais il était rentré peu à peu dans le moule, et son ambition l’avait éloigné de ses idéaux. Au fil du temps, sa curiosité et son altruisme avaient été remplacés par un intérêt exclusif pour les agitations du microcosme politique. De son côté, Louise avait continué à écrire, à s’occuper de Léo, à être heureuse. Sans doute heureuse. Car l’insatisfaction s’était instillée dans ce bonheur tranquille, rongeant doucement ses certitudes. Lorsque le constat d’échec l’avait rattrapée, elle s’était figée dans une panique silencieuse. »

Extraits
« Louise Voileret, l’écrivain des beaux quartiers a toujours su merveilleusement bien s’entourer, Dès le lycée, elle a noué des liens avec Pierre Bergot, aujourd’hui nouveau propriétaire de Pressinvest. Étudiante à la Sorbonne, elle fait tout naturellement un stage d’été au Figaro, bon sang ne saurait mentir. Le service littéraire accueille la jeune stagiaire quand d’autres passent leur été à travailler dans un fast-food, On ne s’étonnera donc pas de voir son premier roman publié deux ans plus tard. Puis elle épouse Philippe Dumont, bomme politique réputé pour son puissant réseau. N’en jetez plus! Pourtant, il lui en faut davantage. Pressinvest est à vendre. L’opportunité est trop belle. Elle fait le lien entre M. Bergot et son mari. Ce dernier ouvre les bonnes portes, ignorant le conflit d’intérêts. De son bureau de Bercy, rien n’est plus simple, L’homme d’affaires saura remercier Mme Voileret le moment venu, elle peut attendre sereinement le renvoi d’ascenseur. » p. 60

« Au-delà du défoulement, la haine est devenue un moyen d’expression comme un autre. Elle semble sans limites, banalisée, décomplexée, auto-justifiée et nourrie par le conspirationnisme et la misère humaine. » p. 137-138

« Romancière, elle avait jusque-là compté sur un mélange d’inconscience et d’enthousiasme. Elle s’était employée à oublier que personne n’attendait ses livres et que tant d’autres en avaient écrit de bien meilleurs, de plus brillants, tout en se laissant porter par l’évidence de son désir à s’emparer des mots pour les plier à son seul plaisir. Mais après l’implosion des derniers mois, elle n’est pas certaine de savoir recoller les morceaux. Pas sûre de retrouver cette légèreté. L’écriture est une mécanique fragile. » p. 174

À propos de l’auteur
JEANNERET_anais_©SylvieCesarAnaïs Jeanneret © Photo Sylvie César

Anaïs Jeanneret a publié plusieurs romans dont Les Yeux cernés, Les Poupées russes, La Traversée du silence, La solitude des soirs d’été, prix François-Mauriac de l’Académie française 2014 et Nos vies insoupçonnées. (Source: Éditions Albin Michel)

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De sel et de fumée

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En deux mots:
C’est l’histoire de Samuel et Lucas. Ce pourrait être l’histoire de la rencontre de deux hommes qui oublient leur hétérosexualité pour vivre une belle histoire d’amour, mais c’est d’abord une histoire de deuil et de souffrance, de solitude. Car Lucas est mort.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Vie et mort de Lucas

Pour son premier roman Agathe Saint-Maur s’est mise dans la peau d’un homme pour raconter une passion homosexuelle et le drame qui vient mettre fin à leur relation. Entreprise risquée, mais parfaitement maîtrisée.

Roman de passion et de feu, histoire d’amour et de mort, De sel et de fumée est magnifique et bouleversant. Quand, sur les bancs de Sciences-Po Paris, Samuel rencontre Lucas, rien ne laissait prévoir qu’ils allaient vivre l’une de ces histoires incandescentes qui marquent une vie. Car sur bien des points, ils sont à l’opposé l’un de l’autre. Samuel est parisien, Lucas vient de province. Samuel est issu d’une famille bourgeoise, Lucas d’un milieu modeste. Samuel est juif, Lucas est catholique. Samuel est lié à Claire, même si leur relation s’étiole, Lucas est célibataire. Samuel est un intello un peu timide, Lucas est engagé dans la lutte au sein des Antifas, arborant fièrement son bandana rouge. Mais tout cela, on va l’apprendre par la suite, car le roman commence avec la déchirure, avec la mort de Lucas. Battu à mort, Samuel retrouve son cadavre: «Je l’ai vu échoué sur un trottoir, où le sang se confondait à son foulard dans une variation de rouges digne des plus belles palettes, je l’ai contemplé habillé de la chemise en papier de soie bleue du service de réanimation, et entièrement nu sur la table du funérarium. Je l’ai vu le soir où on l’a trouvé sous la lumière des lampadaires, et le matin dans l’éclairage blafard des néons de l’hôpital. Je sais la manière dont on l’a nettoyé en soins intensifs, et préparé à la morgue. Je l’ai vu passer du présent à l’imparfait, de l’actif au passif.»
Agathe Saint-Maur va dès lors faire d’incessants allers-retours, racontant les jours durant lesquels ils se sont côtoyés, apprivoisés, amis avant d’être amants. Puis la passion a tout emporté, laissant les deux hommes hébétés. Avant que ne viennent s’immiscer les instants de doute, d’incompréhension qui vont ronger leur relation. Il faut dire que Samuel a beaucoup de peine à choisir entre la femme qu’il continue d’aimer et l’homme qui partage désormais son lit. Il faut dire que Lucas n’a pas dit non aux avances de Mélanie. Une bisexualité qui fera des ravages. Et qui, dans le regard des autres, sonnera comme une condamnation. Viendra encore la sidération de la perte, la souffrance de se retrouver seul. «On n’imagine pas à quel point c’est effrayant, la solitude, avant de l’avoir vécue. Je veux dire vraiment vécue.» Mais il faut bien tenir. Il faut bien trouver un moyen de ne pas se laisser avaler par cette souffrance.
Les pages durant lesquelles Samuel regarde la mort en face sont les plus fortes, les plus riches de sens. Avec cette découverte: « La mort a ceci de terrible entre autres choses, toutes également déplaisantes qu’elle crée des représentations nouvelles, devenant ainsi paradoxalement, malgré sa toute-puissance létale, source de naissance.» Je vous le disais, magnifique et bouleversant.

De sel et de fumée
Agathe Saint-Maur
Éditions Gallimard
Roman
240 p., 18 €
EAN 9782072887567
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. Mais on y évoque aussi des voyages, par exemple en Suède ou en Thaïlande, à Bangkok.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Samuel raconte Lucas — l’amour, le désamour, le sexe après l’amour, l’amour après la mort de Lucas.
Samuel, d’une bourgeoisie de gauche, et Lucas, d’un milieu populaire, étudient à Sciences Po. La Manif pour Tous défile. Lucas, très engagé aux côtés des «antifas», descend dans la rue avec son bandana rouge au milieu des fumigènes. Il est blessé lors d’une bagarre, il ne survit pas.
Samuel se souvient de Lucas — de leur rencontre, de leurs hésitations, du désir fou, des jalousies, des ruptures. Car Samuel n’a jamais tout à fait coupé les ponts avec Victoire, qu’il a aimée ; car Lucas s’est laissé séduire par Mélanie aux jambes fines et fuselées.
Ils n’ont rien pour s’entendre, tout pour se plaire. Ils tombent amoureux et c’est un amour hérissé de violence et de tendresse, qui laisse sur les lèvres un goût de sel et de fumée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Quintessence livres
Blog Books’Njoy


Agathe Saint-Maur présente son premier roman De sel et de fumée © Production Gallimard

Les premières pages du livre
« Je connais par cœur le poids de ses hanches, l’alternance des sons aigus et rauques de son rire d’enfant fumeur, le chemin emprunté par la sueur qui part de son front jusqu’aux ailes de son nez quand la chaleur l’accable, la note un peu plus sévère de sa voix quand il parle politique, l’expiration contenue de son plexus quand un opposant l’agace, la rougeur de ses joues après l’amour. Je sais que, comme moi, il donne des coups de poing dans les murs lorsqu’il est énervé, et qu’il est du genre à aller acheter des croissants pour le petit déjeuner quand vous vous êtes endormis fâchés. Les yeux fermés, je peux m’apercevoir qu’il a pleuré rien qu’en écoutant sa respiration, et je sais deviner quand il va rire en observant le fourmillement du coin de son œil droit. Je l’ai vu emmitouflé dans un anorak, sous des centimètres de neige, la nuit en Suède, et nu, enroulé dans un drap, au réveil, à Bangkok. Je l’ai vu se concentrer, se révolter, mentir, lire des recueils de poésie, se taire, vomir, réciter des poèmes, mâcher, cracher, me séduire, me dire qu’il m’aime, se moquer de moi, me dire qu’il m’aime, me sucer, me dire qu’il m’aime.
Et puis, je l’ai vu mourir.
Depuis, je connais aussi par cœur le poids de son corps dans le brancard du Samu, l’alternance des sons aigus et rauques de la respiration artificielle à laquelle on l’a branché, le chemin emprunté par le sang qui partait de son front jusqu’aux ailes de son nez, la note un peu plus grave dans la voix du médecin urgentiste quand il m’a décrit son état, l’expiration pénible de son plexus pendant les soins, la pâleur de ses joues avant la perfusion. Je sais qu’il avait les phalanges abîmées par son dernier combat, et qu’il portait dans son sac un sachet de viennoiseries. Je pouvais deviner quand il souffrait rien qu’en écoutant sa respiration, et j’espérais toujours qu’il allait se mettre à éclater de rire, scrutant avidement son œil droit qui ne fourmillait plus. Je l’ai vu échoué sur un trottoir, où le sang se confondait à son foulard dans une variation de rouges digne des plus belles palettes, je l’ai contemplé habillé de la chemise en papier de soie bleue du service de réanimation, et entièrement nu sur la table du funérarium. Je l’ai vu le soir où on l’a trouvé sous la lumière des lampadaires, et le matin dans l’éclairage blafard des néons de l’hôpital. Je sais la manière dont on l’a nettoyé en soins intensifs, et préparé à la morgue. Je l’ai vu passer du présent à l’imparfait, de l’actif au passif.
Je l’ai regardé être ramassé, porté, intubé, extubé, devenir un corps qui circule de bras délicats de pompiers en mains musclées d’infirmières, d’espaces clos en espaces stériles, de lits d’hôpitaux en chambres mortuaires. Je l’ai vu ensanglanté, tuméfié, cousu, recousu, propre, coiffé, apprêté. Vivant, et mort. Je l’ai vu dans des états qu’il ignorera toujours avoir traversés.
Putain casse-toi Lucas ! »
Du sang coule sur ma lèvre inférieure. Je lèche, c’est métallique, comme une cuiller en acier après la vaisselle. Lucas est debout comme un con, son pantalon à la main. Penaud. Son sexe est encore dur, je peux le voir à la bosse que fait son caleçon. Je ne me souviens pas de l’avoir vu le remettre. Je dois me concentrer, ne pas penser à ça maintenant. Je lèche encore ma lèvre. Acier. Son regard est doux sur moi.
« Sors. »
Je lui arrache son ballotin de fringues des mains, me dirige vers la porte de l’appartement. Sous mes pas, le parquet grince, rompant la tension figée de l’instant, profanation par le bruit. Les moments suspendus, sacrés, n’existent que dans les films.
« Sors putain. Je déconne pas. Sors de chez moi. »
Lucas a l’air choqué. C’est la première fois que je lui dis que parce qu’il ne paie pas, ce n’est pas chez lui, ici. C’est la première fois que je lui dis ça car c’est la première fois que je le pense. J’espère qu’il croit que je l’ai toujours pensé.
« Samuel, attends… S’il te plaît. Fais pas le con. »
À l’acier se mêle le sel, je comprends de la pointe de ma langue que je pleure. Quelque part en chemin, j’ai dû me mettre à pleurer. Je croyais être enragé. Je ne veux pas de cette faiblesse qui s’accroche à mon pied. J’entends que Lucas proteste mais je fais celui qui ne veut rien savoir, lui fourre ses fringues dans les bras à la va-vite, sans le toucher, comme si son contact était un champ électrique, comme s’il était la fois où j’ai reçu la première décharge de ma vie, alors que je tenais la main de ma mère devant un pré à chevaux, comme si Lucas était ce moment où ma mère avait touché sans réfléchir le fil qui entourait le champ, comme s’il était l’instant où, électrocuté, je m’étais senti trahi parce que, non contente de ne pas me protéger, ma mère m’avait jeté au danger de la pâture, me transmettant le courant électrique par la main qu’elle tenait : comment croire alors que cette main pourrait jamais m’aider par la suite ? Je sais en tout cas depuis longtemps que se toucher c’est succomber. Deux personnes qui se sont aimées ne peuvent continuer à se détester qu’à la condition d’une distance respectable entre leurs corps. Le corps est la porte d’entrée dérobée du cœur, celle par laquelle on ne voit pas le danger passer. La peau a la mémoire de l’amour bien plus longtemps que les cerveaux.
Lucas se tait, renonce à une bataille qu’il ne veut pas gagner, une bataille jouée pour la forme. Sa seule résistance, c’est son regard, qu’il lève sur moi. Son visage. De même que l’on ne prend conscience de l’existence d’un bruit que lorsqu’il cesse, la beauté de Lucas ne m’écrase que maintenant qu’elle m’échappe. Elle me transperce comme un marteau-piqueur s’arrête. J’ai toujours su que Lucas était beau, c’est une chose que l’on sait sans avoir besoin de la vérifier, la certitude machinale d’une connaissance scolaire, comme s’il n’y avait pas besoin de réapprendre quotidiennement sa beauté. C’est pourtant un spectacle dont j’ai eu tort de me priver. Ses yeux, sa bouche, son grain de beauté au coin des lèvres. Ses lèvres que j’ai mordues, et ma lèvre fendue. Il déplie son pantalon, très lentement, l’enfile. Son sexe a rétréci, je crois. Je regarde son ventre pendant qu’il met son tee-shirt, je pense que c’est peut-être la dernière fois que je le vois, et je retiens un halètement de douleur. La perspective des choses irrémédiables que l’on provoque en sachant qu’on les regrettera est une douleur physique, comme la perspective des choses qui nous ont appartenu et dont on ne jouira plus, hypothèques sans droit de rachat. Reprends ton corps, c’est vrai qu’il est à toi. Je l’avais un peu oublié dans l’intervalle, c’est qu’il était tout le temps confondu avec le mien. Je regarde son ventre qui disparaît, et j’ai envie de le retenir pour pouvoir le voir encore. La renonciation volontaire au droit de toucher quelqu’un est un immense effroi. À cet instant, l’instant de son ventre, je comprends. Ma plus grande peur, c’est l’irréversible. Puis Lucas prend ses affaires, et il sort. En ajoutant simplement:
« Je suis désolé pour ta lèvre. Mets le truc que je t’ai filé la dernière fois, tu sais, la Bétadine, c’est bien. Un peu le soir et puis… Mais bon, tu verras bien. »
Il s’interrompt. Il vient de se souvenir, lui aussi, que le devenir de mon corps ne lui importait plus puisqu’il réintégrait son altérité, puisque mon corps se distinguait définitivement du sien. Lucas n’aurait désormais aucune idée de l’état de ma lèvre, plus jamais, il ne saurait tout simplement plus ma lèvre, mon poids, mon bronzage en été, la longueur de mes cheveux, c’est-à-dire que ces éléments ne feraient plus partie des choses du monde qu’il lui serait donné de connaître, et c’est l’immensité de cette pensée qui arrête sa parole.
Alors il s’en va, sidéré par les choses que l’on provoque sans le vouloir, par la pente glissante que les humains empruntent volontiers par inconséquence, par ennui surtout, avant de vouloir faire demi-tour, il s’en va parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. C’est très simple, trop simple. C’est vif comme un couperet et très lent en même temps, sa démarche dansante qu’on ne peut plus rattraper, son écharpe qui ondule cinq minutes dans le froid comme le pavillon d’un bateau sur le point de couler. Il largue nos amarres. Je le regarde tanguer, il tourne au coin de la rue. Le silence, et plus rien.
Les arbres m’observent de haut, et je ne sais pas s’ils agitent leurs branches avec compassion ou condescendance. Je pense, en les voyant, à une autre de mes disputes avec Lucas, il y a longtemps, à la terrasse d’un café. Une vraie engueulade, l’une de celles où l’on croit sans y croire vraiment qu’on va se séparer, où on le fait croire à l’autre en tout cas, pour faire levier, parce qu’il est insupportable mais qu’on peut encore le supporter et qu’il ne faut surtout pas qu’il le sache si on veut le voir changer.
Ce jour-là, j’avais levé la tête vers le terre-plein arboré qui faisait face à la terrasse où nous nous disputions pour m’abstraire du conflit, m’abandonnant contre le dossier de mon siège en rotin, dépité, pour regarder au-delà de Lucas, ailleurs, où il ne pouvait pas m’atteindre. Désespéré, je ne savais plus à quelle branche nous raccrocher. Je ne savais pas, surtout, si nous formions encore une entité commune. Mes yeux s’étaient posés sur les platanes qui ombrageaient le terre-plein et la promenade qui faisait face au restaurant, surplombant sa terrasse. À leur vue, une pensée, dont la force de réassurance insoupçonnée me sidère encore à présent, m’a envahi d’un seul coup, immédiatement verbalisée, les mots tracés dans l’air : il y aura toujours des arbres.
Quoi qu’il se passe, si nous nous séparons, si notre couple s’arrête, entraînant avec lui la fin de tout ce dont il est le support, le confort, les repères partagés, les amitiés dont on ne sait plus tracer les frontières de propriété, la bulle protectrice qui atténue, adoucit, ce qui entre dans notre champ, et augmente, solidifie ce qui en sort, de telle sorte que notre force et notre potentiel de prise sur le monde en sont décuplés, de telle sorte que nous sommes, subjectivement, invincibles, et que cette croyance n’est pas sans effet sur le réel ; si tout cela implose pour laisser place à la solitude blanche, au désapprentissage du corps de l’autre, aux choses tues faute de ne plus pouvoir les dire à personne, à la morsure de la déception, banale mais toujours cruelle, d’une fin supplémentaire, de n’avoir encore pas su être extraordinaire, ce n’est pas grave, puisqu’il y aura toujours des arbres. Se dire cela, cela signifie : dans six mois, dans dix ans, quand j’aurai à nouveau échoué et pleuré d’avoir échoué, quand j’assisterai, en grande partie impuissant, à la répétition de nos erreurs d’humains, je lèverai la tête, et les arbres seront toujours là. Ces arbres ne rendaient pas service à Lucas, mais ils me faisaient du bien à moi. En minimisant ce que nous vivions, ils me rappelaient que la vie, ma vie, était plus grande que le cadre de notre relation, qu’elle était aussi grande en définitive que des arbres. Ils dédramatisaient calmement, absolument, la dispute que nous vivions, et ses suites possibles. Depuis, je crois qu’une relation sereine, dans laquelle rien n’est exagéré, du moins pas jusqu’au point d’en souffrir, est une relation qui s’épanouit à l’ombre des platanes, dans la conscience tranquille du fait qu’il y aura toujours des arbres.
À présent que la fin véritable est là, et non plus seulement l’illusion de cette fin, cette pensée n’a plus la même force de réassurance. Je suis désespéré, et tout seul. Avec l’acier et le sel.
Je me réveille dans la nuit, je suis agité. Mon oreiller est trempé de sueur. Malade comme un chien, j’expie ma fièvre de Lucas. Mes rêves sont trop confus pour que je m’en souvienne, mais je les sais désagréables. Comme pendant un bad trip, ou comme on souffre d’une mauvaise grippe, je me vois me relever par mouvements saccadés, boire un verre d’eau, envoyer un texto. C’est toujours dans ma tête. Je roule sur le dos, mon lit est vide. J’étends les bras, mon lit est immense. Un lit deux places, quelle blague. Je veux mon lit d’enfant dans lequel on ne tenait à deux qu’en quinconce. Je veux Lucas, dans ce lit-là, le piquant de ses cuisses, les coups de ses reins, le rire de ses lèvres. Quand on se réveillait la nuit, qu’on se souriait sans dire un mot, encore perdus dans le brouillard de nos rêves, et qu’on se rendormait simplement. Parfois, il posait sa main sur mon ventre, paume bien à plat. Il la laissait là toute la nuit, et au matin je devais repousser très doucement son bras pour me lever.
Je regarde mon smartphone posé sur la table de chevet. Pas de nouveau message. L’appareil a la décence de ne pas l’énoncer explicitement. Une torture en creux est quand même une torture : une carapace vide n’est pas moins triste qu’une tortue nue. L’absence d’icône clignotante devient mon tourment suprême.
Quand on ne dormait pas ensemble, il arrivait souvent qu’au cours de la nuit, ou le matin, je découvre des SMS de Lucas reçus pendant mon sommeil. Des mots d’amour, des mots crus. Des pensées et des pollutions nocturnes. J’ouvre les derniers messages de ma boîte de réception. Les siens sont marqués du pseudo Lucachou dont il s’est affublé tout seul : téléphone en main, il s’était renommé fièrement. J’avais vaguement tenté de récupérer mon portable. Il avait déclamé, dans une bouffée de sa cigarette :
« Quoi, c’est pas parce qu’on est pédés qu’on a pas le droit d’être cons nous aussi. »
Il avait souri et reposé le téléphone d’un geste péremptoire. Je n’avais pas changé le pseudo.
« Con » pour dire niais, doux, amoureux, Lucas l’était souvent. Les derniers messages oscillent entre franche vulgarité et tendresse à peine assumée : « Prépare ton petit cul… » et « J’arrive mon amour. J’ai des croissants. » Je suis traversé par sa phrase préférée : « Il n’existe pas de chose si grave dans un couple que des croissants ne puissent réparer. » Il me la disait chaque fois qu’il en avait l’occasion, à chaque dispute, à chaque boulangerie, il l’écrivait dans les marges de ses cahiers, il avait dû lire ça quelque part. Je suis d’accord cette nuit, Lucas. Croissants ou sodomie, comme tu voudras.
Je me lève, marche un peu dans l’appartement. J’ai chaud et j’ai froid. Je grelotte, mais je n’ai rien d’autre que mes propres bras à enrouler autour de moi. Dans les manuels de biologie, les gibbons ne souffrent pas. L’appartement n’est pas très grand, j’en ai vite fait le tour, c’est pareil pour mon corps. Mes bras me semblent démesurés.
Je tourne dans le salon, laisse traîner la main sur le mur en brique un peu râpeux. J’entre dans la kitchenette, qu’on dit fonctionnelle pour cacher qu’elle est glaciale et exiguë, fais claquer mes pieds nus sur les carreaux comme si j’étais mon enfance à la piscine. Je reviens dans la chambre, vois double devant l’odieux lit double et ses draps en bataille.
Je finis un reste de vodka qui traîne dans le frigo. On fait ça dans les histoires. Je croyais que ce serait agréable, ce n’est même pas apaisant. Je distingue encore tout beaucoup trop nettement : le dessin, d’une précision chirurgicale, de la fin. Il est étonnant de parvenir à visualiser le tracé d’une inexistence. Les murs de l’appartement sont tapissés d’encéphalogrammes plats, le mien, toujours le même, répété à l’infini. Ça ne fonctionne pas : il en faut au moins deux pour constater le trépas. Je fume un peu. Je fume beaucoup. Je disparais dans la fumée, dans les vapeurs passées de ce que j’ai aimé. Assis sur mon sofa, nu, nu et tout seul, je fume comme un cliché. Je fume jusqu’à ce que Lucas devienne aussi inconsistant que mon tas de cendres. Je balaie celles-ci, et je le balaie lui. Sa perfection inconsciente, sa beauté incandescente. Je ne peux plus faire autrement que de comprendre que je l’ai perdu, alors j’essaie, en regardant fixement mes murs blancs. »

Extraits
« C’était moche, au début. J’avais envie de t’arracher les yeux, mais c’était pas le pire. Ta trahison, c’était rien. Toi, t’étais rien. Les autres, c’est jamais rien d’important. Que d’autres ego qui viennent flatter le nôtre, et parfois le contrarier jusqu’à ce que ça compresse les tempes et que ça brûle les joues. Non, le pire, c’était la solitude. On n’imagine pas à quel point c’est effrayant, la solitude, avant de l’avoir vécue. Je veux dire vraiment vécue.»
Elle marque une pause, les yeux dans le vague. Elle voit des choses que je devine. Parce que je les connais moi aussi. Je les ai connues avant elle, avant Lucas, je les connais maintenant. Nous les connaissons tous, et personne ne veut les voir. » p. 75

« La mort a ceci de terrible entre autres choses, toutes également déplaisantes qu’elle crée des représentations nouvelles, devenant ainsi paradoxalement, malgré sa toute-puissance létale, source de naissance. Je suis épouvanté de voir que certaines personnes qui ne connaissaient pas Lucas avant sa mort s’en font désormais une idée très précise. Il a plus d’existence pour elles mort que vivant. Il est plus vivant mort que vivant. Il est plus vivant mort que vivant. Cette pensée tourne et tourne encore, comme un serpent qui se mord la queue, je la ressasse jusqu’à ce qu’elle fasse sens, et ce n’est jamais le cas, alors j’y pense encore.
C’est une hydre dont on coupe la tête, et il en repousse trois. Plus vivant maintenant qu’il est mort. Cela me glace. J’ai des insomnies quand je pense aux garçons et aux filles, je ne sais pas pourquoi ce sont surtout des filles, qui se passionnent pour Lucas à tel point qu’en l’évoquant, le décrivant, en prétendant parler en son nom, elles perpétuent une existence qui n’est plus rien d’autre que virtuelle. » p. 86

À propos de l’auteur
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Agathe Saint-Maur © Photo Francesca Mantovani

Agathe Saint-Maur est née en 1994. Elle a grandi à Besançon. Aujourd’hui elle vit et travaille à Paris. De sel et de fumée est son premier roman (Source: Éditions Gallimard)

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La beauté du ciel

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En deux mots:
Après la profanation de la tombe de sa mère et dans l’attente de mettre au monde un enfant, Sarah Biasini prend la plume et raconte sa vie sans celle que tous s’accordent à appeler Romy Schneider. Au-delà de la douleur de l’absence, elle nous offre une belle photo de famille.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Profanation, procréation, promesse

Sarah Biasini a choisi d’écrire à sa fille pour lui raconter cette grand-mère qu’elle ne connaîtra jamais, pour lui parler de sa famille, et pour mettre fin à quelques rumeurs persistantes.

«Ce qui m’intéressait, c’était de raconter comment une famille se débrouille avec ses morts, comment on en parle à l’intérieur d’une famille. Quand je suis devenue mère, et c’est aussi valable pour les pères, on se pose la question de savoir quel enfant on a été, et comment on va assurer la stabilité et la sensibilité de son enfant. C’était le point de départ du livre». C’est ainsi que Sarah Biasini a expliqué dans l’émission «C à vous» les raisons qui l’ont poussée à écrire La Beauté du ciel. Une entreprise très difficile car, «quand la mort empêche de connaître quelqu’un, on ne cherche pas pour autant ce qu’on ignore. On le laisse en blanc. On tourne autour du sujet, de ce que l’on sait. Si peu soit-il.»
Sarah avait quatre ans quand sa mère est morte. La fillette va grandir auprès de son père, mais aussi et surtout auprès de ses grands-parents paternels. Sans oublier une nourrice à laquelle elle rend un bel hommage. Une famille qui va lui permettre de se construire malgré l’absence d’une mère qu’elle ne peut appeler autrement que «maman». S’il n’est pas occulté, le sujet n’est pas au centre de sa vie.
Et ce n’est qu’en 2017, alors qu’elle est devenue une femme et que sa carrière de comédienne est bien lancée, qu’elle a trouvé l’homme de sa vie, que deux événements vont la pousser aux confidences.
C’est à ce moment que la gendarmerie lui annonce que la tombe de Romy Schneider a été profanée. En se rendant au cimetière de Boissy-sans-Avoir, Sarah va en quelque sorte enterrer sa mère, elle qui n’avait pas assisté pas aux obsèques. À ce choc va suivre une bonne nouvelle, l’annonce de sa grossesse. Deux événements qu’elle va lier en se décidant à écrire.
Les amateurs de spiritisme trouverons déterminante la rencontre, lors d’une tournée à Marseille, où elle jouait une pièce de théâtre, avec une dame censée parler aux morts et qui entreprendra de déchiffrer tous ces signes qui se présentent à elle. «Je marche constamment sur ce fil qui nous lie, tendu mais incassable. La vie que tu m’as donnée, qui me reste. Une vie interrompue il y a trente-huit ans. Une autre qui commence aujourd’hui.» Et c’est à cette vie qu’elle va s’adresser pour lui expliquer dans quelle famille elle va grandir et qui est cette grand-mère qu’elle ne connaîtra jamais, mais dont elle va beaucoup entendre parler, notamment de personnes qui ne l’ont pas connue, mais qui voudront partager leur vérité. Et même si la plupart auront des intentions louables, ils fausseront l’image – la vraie – de cette femme exceptionnelle partie trop vite. Aux témoignages de son entourage, Sarah a voulu ajouter ceux des personnes qui ont fait un bout de chemin avec l’actrice. Elle a parlé à Michel Piccoli, Claude Sautet, Alain Delon, Philippe Noiret. Mais pas pour parler de cinéma. Pour parler de la femme et du souvenir, de la mort et du vide et des moyens de le combler.
Avec pudeur mais aussi avec force Sarah Biasini affiche ses convictions. Comme quand elle affirme haut et fort que rien ne permet d’affirmer que sa mère s’est suicidée. Ou quand elle explique combien elle déteste le film censé raconter sa mère en la filmant lors de Trois jours à Quiberon. Il est vrai que ce portrait d’une femme triste et dépressive fausse complètement l’image d’une mère à la beauté du ciel. Cette même beauté du ciel transmise à sa fille. Car comme lui explique son mari, désormais Sarah ne sera plus la fille de sa mère, mais la mère de sa fille. Pour ma part, c’est cet héritage, cette image que je conserve en refermant le livre.

La beauté du ciel
Sarah Biasini
Éditions Stock
Roman
250 p., 19 €
EAN 9782234090132
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Boissy-sans-Avoir dans les Yvelines, Calvi et la Corse, Marseille et Ramatuelle, un voyage en Bavière, un autre dans l’Eure, en passant par Porcheville. Parmi les autres villes mentionnées, on notera encore Toulouse, Sarlat ou Quiberon.

Quand?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Un matin de mai, le téléphone sonne, je réponds, « Bonjour, gendarmerie de Mantes-la-Jolie, la tombe de votre mère a été profanée dans la nuit. » »
Une femme écrit à sa fille qui vient de naître. Elle lui parle de ses joies, ses peines, ses angoisses, et surtout d’une absence, celle de sa propre mère, Romy Schneider. Car cette mère n’est pas n’importe quelle femme. Il s’agit d’une grande star de cinéma, inoubliable pour tous ceux qui croisent le chemin de sa fille.
Dans un récit fulgurant, hanté par le manque, Sarah Biasini se livre et explore son rapport à sa mère, à la mort, à l’amour. Un texte poétique, rythmé comme le ressac, où reviennent sans cesse ces questions : comment grandir quand on a perdu sa mère à quatre ans? Comment vivre lorsqu’on est habitée par la mort et qu’elle a emporté tant de proches? Comment faire le deuil d’une mère que le monde entier idolâtre? Comment devenir à son tour mère?
La réponse, l’auteure la porte en elle-même, dans son héritage familial, dans l’amour qu’elle voue à ses proches, à ses amis, à ces figures féminines qui l’ont élevée comment autant d’autres mères. Le livre de la vie, envers et contre tout.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Paris-Match (Karelle Fitoussi)
Télé-Loisirs (Claire Picard)
Les Échos (Pierre de Gasquet)
Blog Agathe The Book 

L’actrice Sarah Biasini évoque sa mère Romy Schneider dans « La beauté du ciel », un livre aussi pudique qu’émouvant à paraître le 6 janvier 2021 aux éditions Stock. Elle se souvient notamment de ce jour terrible où il lui faut l’enterrer une seconde fois. © Femme Actuelle

Les premières pages du livre
« Dans trois semaines, tu seras née.
Le médecin a dit: date de conception 20 mai 2017, naissance 20 février 2018. Il a fait ses calculs sur la base des miens, sans oublier la marge d’erreur.
Donc, j’attends.
Ces neuf mois touchent à leur fin, et je touche moi-même, pour quelques fois encore, ce ventre rond.
Il me semble prêt à exploser tant ma peau s’étire sous l’effet des premières contractions, dites « d’entraînement », sans douleur. Tu peux arriver cette nuit, demain, comme dans dix, dans quinze ou dans vingt jours.
En attendant, je t’écris.

Il y a toujours un point de départ à l’histoire que l’on veut raconter. Un événement qui déclenche d’autres événements, petits et grands. Les voici dans l’ordre dans lequel ils me sont apparus pour certains, réapparus pour d’autres.
Le téléphone sonne, dimanche 1er mai 2017, aux environs de 10 heures. Gilles est parti au cinéma des Halles, pour la première séance de la journée, je ne me rappelle plus du film. J’ai hésité puis, finalement, ne l’ai pas accompagné.
Le téléphone continue de sonner, je ne décroche pas, je ne connais pas le numéro qui m’appelle ce matin-là. Un message est laissé mais je finis ce que je suis en train de faire, je ne sais plus quoi, la vaisselle sans doute.
Si, je le sais très bien, il n’y a pas de peut-être, je suis dans la cuisine, il fait beau d’ailleurs, je me souviens des rayons de soleil qui traversent largement l’appartement.
J’écoute enfin la boîte vocale.
« Bonjour, gendarmerie de Mantes-la-Jolie, chef d’escadron D. M., ne vous inquiétez pas (une précaution de ce genre), mais la tombe de votre mère a été profanée dans la nuit. » La fin du message est floue dans ma mémoire. Probablement l’usuel « vous pouvez me joindre à tel numéro », etc.
Je rappelle et tombe directement sur cette capitaine, elle m’a donné son numéro de portable personnel, c’est un jour férié, elle n’est pas censée travailler.
Sa voix, douce et perchée, contraste avec les faits qu’elle m’expose.
Ils s’y sont pris à coups de pied de biche pour desceller la pierre tombale du socle. Puis, les individus en question (j’imagine forcément deux personnes au moins, vu la taille de la pierre) l’ont fait glisser pour laisser une ouverture en biais d’une vingtaine de centimètres. La capitaine me rassure très vite : le cercueil n’a pas été atteint, puisqu’une dalle de béton, placée sous la pierre tombale, le protège. Ils n’ont pas été au-delà de cette dalle, recouverte d’eau, paraît-il, de toute l’humidité accumulée depuis trente-cinq ans. Je lui demande : « Qui a prévenu la gendarmerie ? » Un cycliste du dimanche qui passait par là (étrange de faire une halte dans un cimetière, bon). Toujours au téléphone, je continue de poser des questions : « Dans quel état la tombe a-t-elle été trouvée ? Est-ce qu’il y a beaucoup de dégâts, la pierre a-t-elle été fendue ? » Elle me rassure, non, il n’y a pas eu trop de casse, à part des pots de fleurs déplacés et un ou deux vases tombés au sol. Elle a pris une photo quand elle est arrivée sur les lieux, elle propose de me l’envoyer, j’accepte. Je vois la pierre descellée, l’espace entrouvert, le trou d’un noir vertigineux. Un espace insuffisant pour attraper quelque chose ou tomber dedans, comme s’ils n’avaient pas fini ce qu’ils étaient en train de faire, qu’ils s’étaient arrêtés en cours de route, déçus, repentants ou surpris par un bruit suspect.
Je finis par lui demander ce que je suis censée faire maintenant. Elle m’explique que la police scientifique intervient pour tenter de relever des empreintes et que le marbrier est là pour ressouder la pierre tombale à son socle.
« Est-ce que je dois venir ? »
« Si vous le souhaitez, bien sûr »
Le temps d’une seconde, j’envisage de rester chez moi, de ne pas bouger, de maintenir ce lieu éloigné de mes préoccupations, à distance. Je me reprends aussitôt, regrettant d’avoir hésité. Je lui dis au téléphone de m’attendre, je serai sur place dans deux heures. Elle patientera évidemment. Elle me demande d’être prudente sur la route, je pleure depuis le début de notre conversation.
Assise, accoudée à la table de la cuisine, je pense : encore un événement sordide. Qui peut vouloir faire une chose pareille ?
Je ne sais pas pourquoi je pleure autant. C’est presque trop, j’ai du mal à me calmer. Elle est déjà morte de toute façon. Ça ne peut pas être pire. Mais il faudrait quand même la laisser tranquille une bonne fois pour toutes. Même dans la mort, on vient l’abîmer. « Reposer en paix » ne pourrait pas être plus à propos.
J’essaie de joindre Gilles mais son téléphone ne vibre même pas, il l’a éteint puisqu’il est toujours au cinéma. Je laisse un message : « Rappelle-moi quand tu sors. » J’appelle ensuite mes grands-parents paternels pour les prévenir et emprunter leur voiture. Je suis déjà chez eux quand Gilles me rappelle et me demande de l’attendre, il insiste pour m’accompagner au cimetière. Ce n’est pas ma première envie mais je cède, poussée par le soulagement qu’expriment Monique et Bernard à l’idée que je n’y aille pas seule. Je voudrais partir sur-le-champ. Le soleil est toujours là.
Gilles conduit mais, après une pause dans une station-service pour demander notre chemin, je passe mes nerfs en prenant le volant.
Nous roulons. Il ne se passe pas grand-chose dans mon esprit à part une sidération qui gèle toute pensée. Je me concentre sur la route. Silence dans la voiture. Nous arrivons dans ce petit village perdu des Yvelines. Boissy-sans-Avoir.
Sans-Être non plus. Quel triste nom.
Je peine à retrouver le cimetière, j’y suis allée en tout et pour tout trois fois dans ma vie. Je n’ai nul besoin de ce genre de lieu pour penser aux morts. Pour me guider, je lève la tête et cherche le clocher de l’église. Je passe devant les grilles du cimetière, je vois un attroupement, c’est là. Je fais demi-tour et cherche une place. Je tente un pauvre créneau mais je commence à trembler. Mes bras et mes jambes me lâchent, ne remplissent plus leur fonction. « Descends, je vais garer la voiture », me dit Gilles.
Je sors, le groupe devant le cimetière m’a vue arriver (on ne peut pas dire que la circulation est dense dans le village), ils me reconnaissent. Je vois leurs visages puis leurs corps se tourner vers moi pour m’accueillir. Je m’avance, lentement, j’attends que Gilles me suive. Il voulait m’attendre dans la voiture, j’ai refusé. Il garde néanmoins la bonne distance, celle du Ne te préoccupe pas de moi, fais ce que tu as à faire, je suis là si tu as besoin de moi.
La capitaine, en civil, enceinte, cela me revient maintenant (de son deuxième, elle me le dira plus tard), est assistée d’un policier, lui en uniforme.
Le marbrier est là aussi. L’entreprise de ce tailleur de pierre est familiale, il a repris, avec son frère jumeau, l’activité de leur père à qui l’on avait fait appel en 1982, au décès de ma mère.
Nous sommes, ces jumeaux et moi, la génération suivante, nous reprenons le flambeau. Le maire du village est là aussi, le même qu’il y a trente-cinq ans.
Nous sommes toujours devant la grille du cimetière, Gilles un peu en retrait, derrière moi, respectueux. Je n’arrête pas de tripoter l’anse de mon sac de ma main gauche. Je m’en fais la remarque sur l’instant. Je canalise mon émotion dans cette main qui s’agite, qui a besoin de serrer quelque chose, de se contracter pour se distraire du chagrin.
J’ai la gorge étranglée, heureusement je n’ai rien à dire, je les écoute m’exposer à nouveau les faits. Je me concentre sur la douceur de chacun de ces regards sur moi, gonflés d’empathie et de compassion. Je dois rester digne et contenir le tremblement de mon menton. Il y a quelques minutes, j’ai réussi à sortir de la voiture, je suis maintenant debout, je m’attache au sol qui me porte.
Ils parlent longuement. Nous restons longtemps devant ces grilles, loin du lieu du crime, de l’effraction, pour se préserver, me préserver.
Ils retardent le moment de m’emmener devant la tombe.
Enfin, nous passons la grille. Tout le monde baisse la tête, moi avec eux.
Une centaine de tombes, petit village, petit cimetière. Le bruit des graviers sous nos pas. Qu’est-ce que je fais là ?
À cette heure-ci, j’aurais rejoint Gilles à la sortie du cinéma, nous devrions être en train de déjeuner tranquillement, en terrasse, rue Montorgueil par exemple.
Je lève le regard quelques secondes pour visualiser l’emplacement de la tombe. Cet endroit qui pique les yeux. Que je ne veux pas voir.
Ils ont tout remis en ordre pour mon arrivée, tout a repris sa place, comme au jour de l’enterrement (j’imagine, je n’y étais pas). Je remarque le passage de la police scientifique, il reste des traces de leur produit vert fluorescent sur les côtés de la pierre tombale et sur les vases. J’ai l’impression d’être dans une mauvaise série policière. Les marbriers ont rescellé la pierre. Les fleurs, en bouquets ou en pots, sont indemnes.
La tombe est intacte, tout le monde a fait son travail, maintenant je dois faire le mien. Mon chéquier est dans la poche arrière gauche de mon jean. Je suis prête à payer, à régler mes comptes avec le passé, comme on dit si bien. Je fais mon devoir de fille. Je m’occupe de ma mère, je range sa mort à l’endroit où l’on a dû la laisser.
Je regarde la tombe sans la regarder. Elle me rappelle qu’elle a été vivante mais qu’elle ne l’est plus. Les deux états s’opposent et l’un met l’autre en exergue. Elle était vivante mais elle est morte mais elle était vivante mais elle est morte mais elle était…
Je ne veux pas penser que c’est ma mère, la moitié de qui j’étais à la naissance, une partie de mon histoire, qui est là, sous la terre.
Il y a mon frère aussi là-dessous. Enterrés ensemble.
Les minutes passent. Je pose des questions aux jumeaux marbriers, j’échange encore avec D. M. Je sors mon chéquier, je serre les mains, je remercie avec sincérité. Je dis au revoir, ils me rappelleront.
Ça pique toujours les yeux. Je ne veux pas m’attarder sur les noms gravés dans la pierre. Ça ne m’intéresse pas. La mort ne m’intéresse pas. Je la connais, elle m’est familière. Une partie de mon sang est froide aussi. Avec eux. Je suis un robot.
Je parle d’eux comme d’étrangers. Des êtres éloignés, maintenus à distance.
Je n’ai plus rien à faire dans ce cimetière. Dans un moment de folie, je pourrais m’allonger sur la tombe et caresser la pierre comme si j’avais les cheveux de ma mère entre mes mains. Je ne le ferai pas, je sais me tenir. Je veux repartir vite. Gilles, adossé à un muret, m’attend. Cette fois, c’est lui qui conduira. Je suis trop sonnée et fatiguée de m’être retenue. Il est là.
Au téléphone, D. M. m’a prévenue que des journalistes ont déjà téléphoné à la mairie de Boissy.
Au cimetière, un hélicoptère nous a survolés avec insistance, me semble-t-il, et j’ai eu le réflexe de penser que nous étions observés. Je demande comment ces journalistes ont été prévenus. C’est le cycliste du dimanche qui a cru l’idée bonne. Finalement, pas de retentissement, juste une annonce AFP et quelques radios qui en parlent.
Aujourd’hui, Gilles lit ces pages. Il m’explique que je me trompe, une chaîne d’information en continu l’annonce ce jour-là. Nombre de nos amis ont appelé ce soir de 1er mai pour prendre de mes nouvelles. Pourquoi ne m’en rappelais-je plus ? Parce que ce n’est pas, ou trop, important ?

Je ne peux pas parler d’une mère comme les autres. Irait-on profaner la tombe de n’importe qui ? Ma mère est célèbre. J’aimerais dire que sa notoriété est accessoire mais je mentirais. Je ne vais pas commencer à mentir et encore moins à toi à qui je raconte cette histoire, ma fille de deux ans et demi.

Je n’aime pas dire son nom. Celui auquel elle répondait quand d’autres l’appelaient. Je suis sa fille, on n’appelle pas ses parents par leur nom. On dit ma mère, ou on dit mon père. Un jour, je devais avoir six, sept ans, j’ai appelé mon père par son prénom, comme ça, pour rigoler, jouer à l’adulte. « Daniel ! » (je le trouve beau ce prénom). Je n’ai pas tout de suite compris pourquoi il s’était énervé, pourquoi ça avait l’air de le gêner. Pour sa fille, il ne voulait qu’une seule identité, celle du père.
Si j’écrivais ici le nom de ma mère, j’aurais l’impression de parler de quelqu’un d’autre, d’une étrangère. Son nom d’actrice, de travail, ne lui appartient presque plus et j’ai l’impression qu’à moi, il n’a jamais appartenu. Son nom de jeune fille, toutes les biographies l’ont déjà écrit. Ce n’est pas grave, c’est comme ça, elle était déjà célèbre bien avant que je naisse. L’appeler « ma mère », il n’y a rien de plus beau. Personne à part moi ne peut le faire. Je ne vais pas m’en priver.

Tout le monde peut dire le nom de ma mère. Tout le monde la connaît ou a entendu parler d’elle. Surtout ceux qui ont entre quarante et quatre-vingts ans aujourd’hui. Les moins de vingt ans, ça ne leur dit rien, sauf s’ils ont grandi en regardant les Sissi à la télévision, pendant les vacances de Noël, s’ils ont des parents cinéphiles, amoureux des films de Claude Sautet.
Ma mère est inoubliable. Pour son travail d’actrice, pour les hommes qu’elle a aimés, pour la mort tragique de son premier enfant, son fils David, mon demi-frère, mon frère un point c’est tout. À peine un an avant sa mort à elle.
Personne ne veut oublier ma mère, à part moi. Tout le monde veut y penser, sauf moi. Personne ne pleurera autant que moi si je me mets à y penser.

On me parle d’elle en disant son nom au lieu de dire « ta mère », « votre mère ». Comme si je n’étais pas là, devant eux. Je ne comprends pas ce qu’ils disent. Je ne les écoute déjà plus. De qui parlent-ils ? Son nom ne m’intéresse pas, il n’y a que ma mère qui m’intéresse.
Combien de fois ai-je répondu « non » quand, dans la rue, des gens que je ne connaissais pas me demandaient si j’étais sa fille. Je voulais la paix. Éviter les questions, la gêne, les regards appuyés, disproportionnés, trop proches. Je ne sais pas gérer ces situations. À l’impudeur des inconnus, j’oppose une froideur. Je stoppe net, non ce n’est pas moi. Que répondre à leurs « Je l’aimais tellement ». Je n’arrive pas à partager leur amour pour elle, leur manque d’elle. Mon amour et mon vide me semblent mille fois supérieurs. Je ne suis pas la bonne interlocutrice pour eux. J’en suis désolée.
Parfois je réponds « oui ». Je suis de meilleure humeur, j’entends une douceur, un respect plus grand. Je sens que, même si je parle, le silence suivra.
Tout est toujours affaire de rencontres. Et de distance.
Je reviens à cette journée du 1er mai.

Qui profane les tombes ? Les antisémites ? Les chasseurs de trésors ? Les admirateurs fous ? La chef d’escadron me fait comprendre que les responsables seront difficiles à identifier. Ils vont interroger des habitants au café du village mais elle n’y croit guère. Elle a raison. Mystère. Le reste de ma famille classe rapidement cet événement sans suite, produit d’un ou plusieurs déséquilibrés. Ils ont raison aussi, c’est un épiphénomène, comparé à ce que nous avons vécu. Le pire est déjà derrière nous.

Je suis préoccupée par autre chose. Je ne sais pas si je veux pleurer ou me réjouir de cette journée. Ou les deux à la fois. De retour à la maison, je me demande ce que je vais bien pouvoir faire de cet événement. Une partie de moi comprend très bien la part de hasard là-dedans. Une autre essaie de lui donner un sens. Toujours hébétée, je répète à Gilles : « Qu’est-ce que ça me raconte tout ça ? Qu’est-ce que ce truc veut dire ? Pourquoi c’est arrivé ? Je dois en faire quelque chose. Tout ceci est prétexte à… quoi ? C’est quoi ce truc de dingue ?! »
J’ai besoin d’y réfléchir avec quelqu’un d’autre, qui me connaît depuis plus longtemps, qui elle aussi connaît la mort et a le sang-froid nécessaire pour gérer l’émotion de l’amie, tendre l’oreille. Caroline a entendu la nouvelle de la profanation à la radio, elle m’a suivie une partie de la journée par téléphone.
Avec elle, ce même soir, je pose à haute voix mes questions et nous convenons que tout cela doit me servir à faire mon deuil, un peu plus.
Que veut dire cette expression opaque et ridicule, puisqu’impossible ? D’après mon Petit Robert 2008, deuil vient du latin dolus, douleur. Dolere, souffrir. Faut-il comprendre : Faire sa douleur ? Aller au bout d’elle ? Jusqu’à ce qu’elle se transforme en autre chose ? En quoi ? En quelque chose de supportable ?
« Le travail du deuil est le processus psychique par lequel une personne parvient à se détacher de la personne disparue, à donner du sens à cette perte. » Vient ensuite une citation de Noëlle Châtelet : « Le travail de deuil… Une succession d’actes : désenfouir, déterrer, pour revoir, une dernière fois, contempler le passé, le parcours accompli d’une vie. »
Tiens donc. En théorie, oui, dans la pratique, c’est autre chose.
Pour l’instant, il me semble incroyable de vivre une chose pareille. Je réenterre ma mère, je paie pour son enterrement, et tout cela se déroule, cette fois, dans la plus stricte intimité. Comparé au ramdam de l’époque, ce ne sont pas mes nouveaux amis policiers, élu et marbriers qui jouent les intrus. Au contraire, ils m’accompagnent, ils me tiennent la main. Ce n’est pas donné à tout le monde. Merci, messieurs les profanateurs, ce fut une petite cérémonie pour moi toute seule. Puisque, à l’époque et à raison, je n’y étais pas, à l’enterrement officiel, en même temps que tout le monde. Le reste du monde. On n’y emmène pas les enfants. Un cimetière n’est pas un square pour culottes courtes, il n’y a ni balançoire, ni bac à sable, ni toboggan. Quelle chienlit.
Les jours qui suivent, mon corps vibre, je suis encore estomaquée.
Je n’ai vu personne de la semaine, à l’exception d’une visite à mes grands-parents.
Je n’en parle plus mais je voudrais revivre cette journée. Qui ne ressemble à aucune autre vécue. Ma mère et moi ensemble, comme il y a si longtemps.
Je me revois, dans le bus 32 qui passe devant l’église Saint-Augustin. Je sens chez moi une température élevée, pas de fièvre mais une chaleur qui se diffuse dans le corps.
Je suis dans mes pompes et à côté, je ne sais plus où je suis. Quelque chose se trame là-dessous. Mon centre de gravité en prend un coup. Je suis traversée, par quoi, par qui ?
Septembre 2008

Je suis à Marseille pour jouer Personne ne voit la vidéo, une pièce de Martin Crimp à laquelle je ne comprends rien. Un ami réalisateur m’attend à la sortie du théâtre. Il est accompagné d’une femme que je ne connais pas. Naturellement, et parce que je suis bien élevée, je lui pose des questions, je m’intéresse à elle :
« Que faites-vous dans la vie ? »
Elle : « Je parle aux morts. »
Je le donne en mille, il fallait que ça tombe sur moi. Elle bredouille quand même qu’elle n’a pas l’habitude de le dire comme ça, d’emblée, mais que sans doute, avec moi, elle se sent à l’aise.
Bah voyons…
Si je me rappelle bien, elle m’explique que ce n’est que très récemment qu’elle en a fait son activité principale. Dans les jours qui suivent – je reste très peu de temps à Marseille, elle y habite –, nous convenons d’un rendez-vous. La curiosité l’emporte souvent sur le scepticisme, l’incrédulité. Je ne crois en rien mais je veux y croire quand même. La petite fille qui veut parler à sa mère n’est jamais très loin.
J’arrive chez elle quelques jours plus tard, nous nous retrouvons accoudées au bar de sa cuisine ouverte sur le salon, perchées sur de hauts tabourets.
Avant de commencer, je ne sais plus autour de quelle boisson, elle m’explique comment et dans quelles circonstances elle s’est rendu compte de sa « capacité ». Elle l’a toujours su mais n’en a rien dit. N’en a rien fait. De ces gens qu’elle seule voyait et entendait. Dans les jeunes années de sa fille, elle vivait dans un appartement déjà « habité ».
Une nuit, elle avait dû batailler avec une « présence » pour protéger son enfant.
Elle avait réussi à chasser l’esprit malveillant puis avait fini par déménager. »

Extraits
« Quand la mort empêche de connaître quelqu’un, on ne cherche pas pour autant ce qu’on ignore. On le laisse en blanc. On tourne autour du sujet, de ce que l’on sait. Si peu soit-il. » p. 67

« Je marche constamment sur ce fil qui nous lie, tendu mais incassable. La vie que tu m’as donnée, qui me reste. Une vie interrompue il y a trente-huit ans. Une autre qui commence aujourd’hui. Au milieu, je suis là. » p. 125

À propos de l’auteur

BIASINI_Sarah_©Dominique_jacovides

Sarah Biasini © Photo Dominique Jacovides

Sarah Biasini est née le 21 juillet 1977 à Gassin dans le Var. Enfant du sérail, elle est la fille de l’actrice Romy Schneider et de Daniel Biasini, et la petite-fille de l’actrice allemande Magda Schneider. Son enfance est marquée par le décès précoce de sa mère alors qu’elle est à peine âgée de 5 ans, en mai 1982. La petite fille est élevée par son père et ses grands-parents paternels à Saint-Germain-en-Laye, loin de l’agitation médiatique.
Son bac en poche, elle s’inscrit en fac et entame un cursus en histoire de l’art. Mais, rattrapée par sa fibre artistique, elle s’exile aux États-Unis après l’obtention de sa maîtrise d’histoire de l’art. A Los Angeles, elle suit les cours d’art dramatique de l’institut Lee Strasberg et s’inscrit comme auditrice libre à l’Actors Studio. De retour en France, elle parfait sa formation auprès d’Eva Saint-Paul et de Raymond Acquaviva. En 2004, elle passe le casting d’un téléfilm en costume et la réalisatrice Charlotte Brandström lui offre son premier rôle. A l’écran elle incarne l’héroïne Julie, chevalier de Maupin, et donne la réplique à Pierre Arditi. La série la révèle au grand public et conforte la jeune femme dans son choix de devenir comédienne. L’année suivante, elle fait ses débuts au cinéma dans Mon petit doigt m’a dit… de Pascal Thomas.
Parallèlement, l’actrice fait ses débuts sur les planches en 2005, à l’affiche de la pièce Pieds nus dans le parc de Neil Simon avec Olivier Sitruk. Dès lors, elle enchaîne les pièces, et les tournées et prend goût à la scène; Personne ne voit la vidéo (2007), Qu’est-ce qu’on attend? (2009), Lettre d’une inconnue (2011) ou encore Zéro s’est endormi? (2012). Elle revient avec parcimonie sur le petit écran (Le général du roi, Couleur locale) et au cinéma (Associés contre le crime). Depuis 2014, elle enchaîne les rôles au théâtre; Ring (2015), Je vous écoute (2016) et Un fil à la patte (2017).
Côté vie privée, Sarah Biasini partage la vie du metteur en scène Gil Lefeuvre. Le couple a une fille née en 2018. (Source: gala.fr)

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Abandonnée

ROMAND_abandonnee  RL_2021  Logo_premier_roman

En deux mots:
Annie va enfin faire la connaissance d’un père qui a disparu avant sa naissance. Une rencontre qu’elle a longtemps espéré et qu’elle appréhende dorénavant. En revenant sur son histoire familiale, elle retrace aussi le parcours de femmes qui se sont construites sans hommes.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Sage est le père qui connaît son enfant»

(William Shakespeare)

Dans un roman court et délicat, Anny Romand retrace le parcours d’une fille qui fait la connaissance de son père une fois adulte. L’occasion de revenir sur une histoire familiale marquée par l’absence d’hommes.

Annie a rédigé une lettre pour Ebel, qu’elle s’est enfin décidée à rencontrer. Accompagnée de son amie Angelica – sans doute pour qu’elle ne flanche pas en route – elle sonne à la porte cet appartement, au quatrième étage d’un immeuble ordinaire. L’homme qui habite là est son père. Un père qu’elle n’a pas connu, qui a disparu de sa vie avant même qu’elle ne voie le jour. Un vide, une absence dont on ne guérit pas. Mais peut-être pourrait-elle comprendre? La femme qui vient lui ouvrir ne semble pas surprise de la voir et ne met pas en doute son lien de filiation, la ressemblance semblant frappante.
Ebel, en revanche, ne comprend pas qui est cette jolie femme qui lui rend visite.
«Le regard vide raconte la maladie, l’échange impossible, la mémoire perdue. L’épouse, oui sans aucun doute, prend le relais, sourit un peu, déconcertée par cette affirmation directe qui ne lui donne pas le temps de réfléchir sur la conduite à tenir. Le temps en profite, il entre en coup de vent dans l’appartement. Le paillasson, lui, est las de leur piétinement, il le lui fait savoir, elle transmet: Peut-on discuter ailleurs que sur le pas de la porte? La femme se ressaisit, comme prise en faute.
Bien sûr, entrez.» Et alors qu’un semblant de dialogue s’installe, ce sont les souvenirs qui affluent, c’est une histoire de femmes qui se déroule.
Il y a d’abord eu la grand-mère qui a fui l’Arménie, «survivante d’un génocide, d’un exil, d’une vie précaire dans un pays étranger, veuve avec un fils à élever» et qui va se retrouver en France pour prendre un nouveau départ, alors que les difficultés s’amoncellent. Sans argent et sans père, elle va élever sa fille Rosy, souffrir mais ne rien lâcher.
Pour Rosy, la mère d’Annie, l’histoire va se répéter, mais dans un contexte très différent. Car Rosy ne veut pas supporter seule le poids de sa maternité et entend veut que le père de son enfant assume ses responsabilités. Elle n’imagine pas d’autre alternative, sinon d’abandonner leur progéniture dès la naissance.
On imagine le choc lorsqu’elle annonce cette décision à sa famille, qui elle s’est battue «jusqu’à la pointe de la mort pour amener leurs gamètes à survivre, à créer un autre humain. Ils n’ont pas lâché, ils ont souffert toute leur vie pour assurer leur descendance.» Mais la vie va finir par avoir le dernier mot et Rosy va garder sa fille.
Anny Romand, en jouant avec les temporalités et en passant d’une histoire à l’autre, tisse un lien entre ces femmes sans hommes, unies par leur souffrance et leurs difficultés, mais qui toutes vont faire de leur fille une force. Entre les lignes, on voit bien émerger un féminisme latent, ou bien plutôt la lâcheté et l’irresponsabilité des hommes qui préfèrent la fuite, qui nient la réalité ou qui ne se rendent compte bien trop tard du mal qu’ils ont fait. Une écriture délicate donne à ces drames une lumière teintée d’humour. Et ce n’est pas là la moindre de ses qualités.

Abandonnée
Anny Romand
Serge Safran éditeur
Premier roman
144 p., 14,90 €
EAN 9791097594985
Paru le 14/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris ainsi qu’à Mimet, près de Marseille, à Marseille et Montreuil ainsi qu’à l’île d’Oléron. On y évoque aussi l’Arménie et le voyage jusqu’en France en Passant par l’Anatolie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, mais on y fait des retours en arrière jusqu’aux débuts du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Déjà, sa mère, Rosy, était une enfant de père inconnu. Le destin fait qu’à son tour, Annie, sa fille, va être abandonnée par son père.
Comment vivre et se construire sans père, sans sa présence, son affection, sans son nom?
Annie grandit dans ce manque, ce vide, cette absence, qui nourrit son imagination, choyée par sa grand-mère qui a traversé le génocide arménien et veille sur la famille, de Montreuil à Marseille.
Parvenue à l’âge adulte, Annie arrive enfin un jour à frapper à la porte de cet homme inconnu, qui n’a pas voulu d’elle, qui ne l’a pas reconnue.
Double récit mené avec vivacité dans une langue sensuelle dont la douleur est éclairée par l’humour et la joie de vivre!

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Blog Fflo la Dilettante
Blog Zazy lit 

Les premières pages du livre
« Elle frappe à cette porte, la porte sur laquelle elle aurait dû frapper toute sa vie, une porte qu’elle aurait dû ouvrir des milliers de fois pour retrouver des visages familiers. C’est étrange d’avoir rêvé de cette porte et de la voir « pour de vrai » comme disent les enfants. Enfin ! Elle a bien cru qu’elle n’aurait jamais eu la force de l’affronter, cette porte, de la pousser, la force humaine de traverser les parois multiples posées entre elle et ces gens-là, murs opaques remplis de désirs, trahisons, fierté, remords et oubli.
En elle, la petite fille qu’elle était jadis la guide sur le chemin escarpé de la vie, tel un chien d’aveugle la prévenant des obstacles, des buissons traîtres, des rochers dessertis, afin qu’elle ne trébuche pas et garde des yeux bien attentifs pour vérifier sa droite, sa gauche, le ciel et les gouffres. Grandir, est-ce recouvrer la vue ?

Maintenant elle est grande et en ville. Où il faut faire attention sur quel paillasson on met les pieds. Sur quelle porte on frappe. Et surtout ne pas oublier d’admirer les arbres, de humer l’air du soir, de regarder les petites plantes prises dans le goudron des rues entre deux pavés, dans un angle d’immeuble, écrasées par les pieds des passants. La morelle noire, la plante sacrée des Incas, l’amarante, l’oxalis, la cardamine, le plantain ou herbe aux cailles, la véronique à petites fleurs bleues, l’ipomée, volubilis volubile. Toutes dites mauvaises herbes, mauvaises graines, toutes qui réussissent malgré tout à fleurir.
Fleurir.
Pour fleurir il faut frapper.
Frapper à la porte, le cœur frappe fort.
Se jeter dans la gueule du loup.
Aller au-devant des coups car il faut vivre et ne rien regretter.
Quel étage?
Y a-t-il un code?
Chercher sur le tableau de la gardienne, trouver le nom au milieu d’écritures différentes. Quatrième. Un ascenseur grillagé descend. Un ascenseur ajouté dans une cage d’escalier étroite. Juste pour deux
personnes. Ça tombe bien, elles sont deux, elle et son amie Angelica qui lui tient la main. L’ascenseur repart, plein. Il s’arrête au quatrième. Son amie chuchote:
– Tu as la lettre ?
– Oui, dans mon sac.
– Sors-la. Tu la tiens à la main et dès que la porte s’ouvre tu la lui donnes.
L’idée de la lettre avait été trouvée par Angelica à qui elle avait raconté le coup de fil à cet homme et sa réponse: «Qu’est-ce que c’est que cette histoire!» Il avait sûrement raccroché pour se préserver des problèmes à venir, La décision de lui téléphoner avait été comme plonger au fond de l’eau en retenant son souffle jusqu’à ce que les poumons brûlent. Combien de fois cet appel avait été imaginé, remis à une date ultérieure, la plus ultérieure possible, pour différer le moment de dire qui on est. D’où on vient. De qui on vient… Le moment d’être soi-même.
Angelica, l’amie florentine, l’y a aidée. Une femme, parce que les femmes savent beaucoup sans parfois le savoir. Certains ne veulent pas qu’elles sachent qu’elles savent.
Leur amitié s’était scellée quand Angelica avait eu un accident de voiture qui lui avait fracturé le bassin. «Bassin parisien» comme on en avait plaisanté par la suite. Venue lui rendre visite, elle s’était retrouvée, en taxi, dans les faubourgs de Lyon, à la recherche d’un cadeau. Un livre, oui, certainement. Le chauffeur l’avait déposée devant une maison de la presse où le seul livre possible était Chronique d’une mort annoncée de Gabriel Garcia Marquez. Bon auteur, bon achat, avait-elle pensé toute joyeuse. La tête d’Angelica à l’ouverture du paquet lui avait fait comprendre que ce choix était loin d’être judicieux.
Quelle porte palière? Bon, il n’y en a qu’une, c’est déjà ça. Ça simplifie la recherche. On évite de se tromper, de se justifier. De bafouiller, de dire: «Pardon, je vous prie de m’excuser, merci.»
Frapper à la porte la lettre à la main, comme une mendiante avec un fond de bouteille en plastique, puisqu’elle va mendier un regard, un peu de mansuétude, un peu de reconnaissance, mais pas d’amour, non, surtout, pas d’amour.
Elle le sait. C’est impossible. On ne peut aimer que ceux qui vous ont élevés, que ceux que vous avez élevés, avec qui vous vivez. Elle pense à cet amour total, vrai, tellement vrai qu’il n’existe pas hors de vous. Il est en vous, entrelacé dans les chairs et les nerfs. Cet amour circule aisément dans le corps comme le sang, l’air, la lymphe. Il remplit tout, il est partout, dans chaque portion d’os, de cellule, de fibre.
Bien sûr les amis sont là, telles les plantes du jardin qu’il faut cultiver, entretenir, choyer, ce qui s’apprend dans des cours de jardinage, dans des cours d’école… Mais elle, y était-elle suffisamment allée, à l’école, pour apprendre les règles de la vie en société?
Pourquoi vouloir aller voir son père qui n’a pas voulu, lui, quand elle était une toute petite enfant, la prendre dans ses bras, la cajoler, la consoler, la faire rire? La voir, quoi! Non, il n’a pas voulu. Alors pourquoi aujourd’hui, à quarante ans passés, va-t-elle frapper à sa porte? C’est trop tard. Le temps s’est opacifié.
Que lui dire maintenant? Pour quoi faire ? Des reproches? Avoir des regrets encore plus grands de son absence? Régler ses comptes? Régler son compte? Le solder, plutôt! Il est peut-être mort, non, elle ne le croit pas, elle l’aurait senti. Et s’il était souffrant? Vient-elle aujourd’hui le voir alors qu’il est malade, qu’il est en train de s’effacer?
Pour mettre un visage sur son visage, elle qui ne ressemble pas du tout à sa mère, ni dans sa couleur de peau, ni dans son physique. Pour mettre un visage sur son visage, elle qui est si différente, avec ses yeux bleus, ses cheveux blonds bouclés, à la différence de ses parents au type très méditerranéen.
Pour être fière d’elle, fière de ne pas avoir reculé devant l’obstacle, devant la douleur, devant l’humiliation de la démarche. Une fierté de réussir là où sa mère a échoué? Pour être meilleure que cette femme qui n’a pas pu, qui n’a pas su faire « reconnaître » son enfant par son père?
Ou simple curiosité? Envie d’en découdre avec cet homme qualifié par sa mère d’intransigeant, de violent, d’irréductible? «Tu vas souffrir, ma fille.» Voilà ce que lui assenait sa mère à chaque désir avoué d’aller à sa rencontre. Dans le silence de sa pensée, la souffrance annoncée la faisait reculer sans cesse. Et puis, bien sûr, le tourbillon de la vie prend le dessus. Enfant, mari, travail, sorties, amis. Le centre de gravité se déplace sans arrêt. Cette envie disparaît, réapparaît comme une horde de dauphins dans la mer au large de La Ciotat.
Affirmer sa parenté sans aucun justificatif, aucun papier, sans armure protectrice, à visage découvert, prête à recevoir tous les coups, blessants, saignants, à glacer le sang, à devenir blême jusqu’à s’évanouir.
Maman, chère maman aujourd’hui disparue. Toi qui n’as pas su ou pu t’imposer avec cette enfant tombée du ciel, plutôt remontée de l’enfer, en ces temps difficiles pour les mères sans mari, où la virginité était respectable, honorée comme signe de sagesse, d’éducation et de bon goût. »

Extraits
« Le regard vide raconte la maladie, l’échange impossible, la mémoire perdue. L’épouse, oui sans aucun doute, prend le relais, sourit un peu, déconcertée par cette affirmation directe qui ne lui donne pas le temps de réfléchir sur la conduite à tenir. Le temps en profite, il entre en coup de vent dans l’appartement. Le paillasson, lui, est las de leur piétinement, il le lui fait savoir, elle transmet: Peut-on discuter ailleurs que sur le pas de la porte? La femme se ressaisit, comme prise en faute.
Bien sûr, entrez. »

« La grand-mère survivante d’un génocide, d’un exil, d’une vie précaire dans un pays étranger, veuve avec un fils à élever, reste bouche bée devant sa fille Rosy, élevée sans père, elle aussi, sans argent. Cette femme forte devant l’opprobre a toujours soutenu sa fille Rosy qui lui dit aujourd’hui qu’elle va abandonner son enfant dès la naissance.
Le seul enfant qu’ils ont? Eux qui se sont battus jusqu’à la pointe de la mort pour amener leurs gamètes à survivre, à créer un autre humain. Ils n’ont pas lâché, ils ont souffert toute leur vie pour assurer leur descendance. » p. 49

À propos de l’auteur
ROMAND_Anny_1©DRAnny Romand © Photo Carlotta Forsberg

Anny Romand est une actrice, traductrice, photographe et auteure française. Elle a notamment tourné avec Jean-Luc Godard, Jean-Jacques Beineix, Christine Pascal ou encore Manoel de Oliveira. En 2006, elle a créé «Une Saison de Nobel», soirées consacrées aux Prix Nobel de littérature. Et en 2015 a publié un récit, Ma grand’mère d’Arménie, traduit en plusieurs langues. Déjà traduit en suédois, Abandonnée est son premier roman. (Source: Serge Safran éditeur)

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