Tendre hiver

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En deux mots
Jean et Joseph partent dans le midi. Une escapade amoureuse qui a aussi pour Jean un autre but, rencontrer le poète qu’il admire et auquel il aimerait présenter ses textes. Une rencontre lourde de conséquences.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une vie pour la poésie

Dans son nouveau roman Jérôme d’Astier raconte le voyage de Jean et Joseph dans le Luberon où vit le poète qu’admire Jean. Un récit brûlant, entre amour et abandon, passion et désespoir.

Jean et Joseph s’aiment. Les deux artistes, Jean taquine la muse, Joseph dessine, décident de partir avec leur petit pécule dans le sud de la France. Mais arrivés sur place, ils constatent que l’hiver dans le Luberon n’est pas aussi clément qu’ils l’imaginaient et vont chercher à lutter contre le froid. Ils vont finir par dénicher une maison abandonnée et s’y réfugier.
Et si le feu dans l’âtre a de la peine à prendre, ils brûlent d’une autre passion. Jean se met en quête de l’adresse du grand poète qui vit dans la région et qu’il rêve de rencontrer.
Bien aidés par le hasard – ils croisent la route de deux personnes qui ont précisément rendez-vous chez lui – ils sont accueillis par le grand homme et sa gouvernante.
Et si Joseph est séduit par leur hospitalité, Jean est au paradis. Très vite, il est adoubé par son aîné qui l’encourage dans sa passion, l’invite à revenir lui présenter ses textes, à poursuivre leur conversation autour de leur passion commune.
Ce faisant, il creuse un fossé entre les deux amants, inconsciemment ou non. L’un voit la vie en rose, l’autre voit son horizon s’assombrir.
Jérôme d’Astier choisit les ellipses, une météo changeante, un geste un peu plus brusque, une parole qui tombe comme un couperet pour dire le mal-être de son narrateur qui voit son ami s’éloigner de plus en plus de lui. Avec une économie de mots, il dit la dépression qui gagne du terrain, le contraste entre deux vies qui se séparent avant même de s’être vraiment trouvées. Mais tout au long de cette épreuve initiatique, il distille aussi avec subtilité les indices qui donnent au lecteur l’impression que la messe n’est pas dite. Qui de Jean ou de Joseph tirera le mieux les leçons de ces jours d’hiver dans le massif du Luberon? Je vous laisse vous faire votre opinion.

Tendre hiver
Jérôme d’Astier
Éditions Arléa
Roman
136 p., 17 €
EAN 9782363083337
Paru le 4/05/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le massif du Luberon et à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jérôme d’Astier, dans ce texte vibrant, fixe avec grâce, cette fragile alchimie entre deux êtres épris d’absolu, bientôt séparés par le lent mouvement de la vie. Et dans cette perte, il se peut qu’il n’y ait pas de gagnant. Un hiver, comme une parenthèse enchantée et lumineuse dans la vie de deux garçons, Jean et Joseph, qui partent ensemble, fuyant leur famille, leur quotidien. Ils partent sur un coup de tête vers le Lubéron, prêts à tout recommencer, à moins que tout ne commence enfin.
Portés par leur amitié amoureuse, ils se réfugient dans une maison abandonnée, au milieu de la nature endormie. Là, ils vivent comme des Robinsons, et rien, ni le froid, ni la précarité de leur bivouac, ni le manque d’argent ne les atteint. Portés par leurs rêves, tous leurs sens en alerte, ils se nourrissent d’absolu, de beauté et de liberté. Mais ils ne sont pas là par hasard. Jean écrit, la poésie est sa nourriture quotidienne.
Il veut approcher celui dont les livres l’accompagnent dans un éblouissement de chaque instant. Une lettre envoyée dans la fièvre, et c’est la rencontre avec celui qui deviendra une sorte de mentor. Joseph qui, au début, partage ce bouleversement, sera bientôt délaissé, condamné à être le spectateur impuissant de l’éloignement de son ami. Leur complicité solaire faiblira. Jérôme d’Astier, dans ce texte vibrant, fixe avec grâce cette fragile alchimie entre deux êtres épris d’absolu, bientôt séparés par le lent mouvement de la vie.
Et dans cette perte, il se peut qu’il n’y ait pas de gagnant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Je suis couché avec Jean, nous sommes enroulés l’un contre l’autre, nos corps accolés font une boucle, un méandre du temps. Nous avons laissé les autres, les professeurs, les patrons, les parents, moi une mère dévorante et un frère qui me battait, lui des vieux qui jouent à s’envoyer des assiettes à travers la tronche. Nous sommes sauvés, pour le moment.
Nous sommes arrivés ici il y a une semaine. Tout est nouveau dans ce pays. Jean admire la couleur que prend le ciel quand souffle le mistral. «Regarde», me dit-il et il m’agrippe le bras et le serre. Il serre si fort que je sens son admiration. Son admiration me fait un bleu à cause de la couleur du ciel.
«Mais regarde donc!» Je lève les yeux, je hisse le regard jusque là-haut. «Mais oui, Jean, je vois, je vois.» Ses yeux boivent une grande rasade de ciel. Et il pousse un soupir comme celui qui a étanché sa soif. «On a envie de se jeter là-dedans comme dans une piscine», dis-je. Alors, il me passe le bras autour du cou et attire ma tête qu’il tient fort contre la sienne.
C’est l’hiver. Il fait froid. On ne pensait pas qu’il faisait si froid dans le Midi. Mais les gens d’ici nous ont appris qu’en janvier ou en février il pouvait neiger. Et que la neige pouvait tenir pendant une semaine ou même davantage. J’ai dit à Jean: «Ce serait bien. J’espère qu’il va neiger.
— Oui, moi aussi, je voudrais que ce soit blanc, a-t-il répondu. Tu te rends compte, si le soleil brille ensuite, avec cette lumière, on pourra à peine regarder!» Nous attendons la neige.
La neige, pour lui aussi, c’est comme si l’enfance tombait du ciel. «Nous ferons un bonhomme, dit-il, devant la maison. Un grand bonhomme, le plus haut possible.» Je me souviens comme la neige transformait la ville, autrefois. Paris n’était plus le même. On avait mis une sourdine et les gens étaient contents, au début.
«Jean, dis-je, tu sais, quand on marche dans la neige, ce bruit, ce petit craquement étouffé. L’autre jour, quand tu mâchais ta pomme près de mon oreille, ça faisait un peu pareil.» Jean sourit.
«Moi, dans ma ville, dit-il, elle ne tombait pas souvent. Rarement même. C’était un événement. Mais alors, une fois la plage a été couverte. Ça c’était sensationnel. Les petites vagues plates qui venaient toucher cette poudre et l’écume qui se confondait avec elle. La mer était toute calme, d’un gris très pâle. Et la neige mettait partout une lumière étrange, une lumière qui mord et qui réveille. »
Nous sommes arrivés en décembre. On ne voulait pas passer les fêtes avec les parents. La famille on s’en foutait. Il n’y avait que lui et moi. À la gare déjà, dans le haut-parleur, la voix avait un accent. Cela amusait Jean. Il essayait de l’imiter, il répétait les paroles des gens et maintenant, il y arrive. «Je suis un gars du Midi», dit-il en faisant chanter sa voix.
C’est drôle parce qu’il est blond comme les blés et que ses yeux sont bleus. Des fois, quand il entre dans une boutique, il parle comme ça. Mais il y en a peu qui se laissent prendre, à cause de son teint trop clair. On voit bien qu’il a poussé dans le Nord, comme les endives. Comme il en rajoute, l’autre jour l’épicière lui a dit: «À vous entendre, on croirait que vous venez de Marseille.» Il m’a donné un coup de coude, «Tu vois», m’a-t-il fait en sortant.
Nous avions l’impression d’être dans un autre pays et les gens nous paraissaient tellement plus aimables. Ils ont l’air de prendre leur temps, comme si les aiguilles avançaient moins vite. Et ils sont bavards. Jean aime cela. Il peut rester une demi-heure à l’épicerie où il est simplement allé acheter une bouteille de vin. Si l’épicière était jeune et jolie, je me poserais des questions. Elle s’appelle Yvette. C’est une femme de quarante ans, j’ai l’impression, je ne suis pas très fort pour donner un âge aux femmes. Elle est boudinée dans sa blouse de nylon. Son sourire charmant laisse briller une dent dorée. Sa bonne humeur est constante. Jean lui plaît, cela se voit. Quand elle lui pèse les fruits et les légumes, elle en met toujours un en plus pour le même prix. L’autre jour, une barre de chocolat: «Allez, celle-là, cadeau de la maison.» Elle parle des choses du village et de sa fille qui est à l’hôpital en ce moment. Elle s’informe. Jean est comme ça, il pourrait raconter notre vie au premier venu, sans impudeur. À sa première visite, en s’en allant, il lui a tendu la main. «Je m’appelle Jean, a-t-il dit, et mon copain, c’est Joseph, Jo, ça ne lui plaît pas.»
Nous avions pris le train de nuit, pour économiser. Quand nous sommes sortis de la gare, le vent soufflait fort. Quand je me tournais vers lui, je pouvais à peine respirer. Il me chauffait les oreilles. Et je me suis bientôt mis à grelotter. J’avais pourtant une veste en peau, doublée, et une écharpe. Mais je suis frileux. «C’est que t’es maigre, me dit Jean, t’as pas de graisse pour te tenir chaud.» Il a vu que je me recroquevillais et il m’a lancé: «Allez, on court jusqu’au café et on prend un jus.» Il me donne une bonne tape sur le dos comme un signal de départ. La courroie du sac sur l’épaule, nous traversons la place et nous remontons un bout de l’avenue jusqu’au premier bistrot. Il nous fait verser un peu de rhum dans le café. «Comme ça, tu auras chaud», dit-il.
Nous avons laissé nos sacs dans le café et nous nous sommes baladés pour voir la ville. Les platanes étaient déplumés. Cela faisait drôle de ne pas voir d’immeubles hauts comme à Paris. Il y avait toute la place pour le ciel. Dans les vitrines, les décorations de Noël fleurissaient. Jean s’est arrêté soudain. Les murailles et les bâtiments du palais l’épataient. C’était superbe. «Des papes ont vécu là, je ne sais même pas de quand à quand, et lesquels, et pourquoi, je suis inculte! Vraiment, comment est-ce que je vais faire pour me mettre tout ça dans la tête? J’ai pourtant eu mon bac.» Il parlait fort, il s’indignait carrément de son ignorance. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire, de le prendre par le bras et de le secouer. «T’inquiète pas, lui disais-je, tu t’en fous, t’as pas besoin de savoir tout ça pour écrire des poèmes! – Pffffff! Tu crois? Mais oui, bien sûr!» À son regret, nous n’avions pas le temps de visiter, à cause du car.
Les poèmes, Jean en écrivait depuis la classe de seconde au lycée. Cela lui était venu comme ça, tout d’un coup, comme une poussée subite. Et cela recommençait. Moi, ils me plaisaient, mais je n’étais peut-être pas un bon juge. D’abord parce que je commençais à l’aimer. Et puis, il y avait bien des poèmes auxquels j’adhérais sans les comprendre et je ne savais pas pourquoi. C’est en partie à cause de la poésie que nous sommes venus ici.
Jean voulait absolument connaître le grand poète qui vivait dans le coin. Il avait lu presque tous ses livres, au lycée et quand il avait fait le maçon avec son père. Il les relisait encore. «La poésie, disait-il, c’est pas comme les romans, ça se relit, ça se rumine, tu comprends?» Moi, cela me faisait penser à la bible que ma mère avait toujours à son chevet et qu’elle n’arrêtait pas de toucher, comme un talisman, d’ouvrir et de butiner chaque jour, C’est à cause des livres du grand poète que le sac de Jean pesait si lourd. Mais avec ses muscles, il le portait aisément. »

À propos de l’auteur
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Jérôme d’Astier © Photo DR

Jérôme d’Astier est l’auteur de huit livres dont, Le Désordre (Arléa, 2000), Bain de minuit (Arléa, 2001), Mes Frères (Le Seuil, 2006) et Je parlerai de toi à mon ami d’enfance (Gallimard, 2008). (Source: Éditions Arléa)

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L’Affaire Cherkassky

COUTEL-Temoigner, entre acte et parole

En deux mots
En octobre 1981, après un incroyable périple à travers la Russie, Nicolas Cherkassky parvient à rejoindre l’Ambassade de France à Moscou et à retrouver sa France natale. En 2004, Camille, étudiante qui souhaite se lancer dans le journalisme, propose de revenir sur cette affaire. Elle n’imagine pas l’ampleur de sa tâche et les surprises qui l’attendent.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ce Français qui a réussi à fuir le goulag

Aurélie Ramadier a longuement enquêté sur Nicolas, sauvé par son père du goulag et devenu un ami de la famille. Ce roman à suspense lui rend hommage en retraçant son incroyable odyssée après 37 ans de captivité.

«Nicolas est décédé au printemps 2015. Papa l’a suivi en janvier 2017, alors que j’écrivais ce livre. Ils ont emporté avec eux un morceau de l’histoire de la Guerre Froide.» Retraçant la genèse de son roman, Aurélie Ramadier lève un coin du voile sur le vrai Nicolas, l’homme qui a réussi à fuir le goulag après 37 ans de captivité et que son père a sauvé en franchissant les grilles de l’Ambassade de France à Moscou en octobre 1981 au volant de sa R5. Devenu un ami de la famille, il a expliqué son incroyable périple lors des repas auxquels il était convié. Si la petite fille qu’elle était alors n’a pas tout compris, la romancière qu’elle est aujourd’hui a trouvé là un terreau on ne peut plus fécond.
Restait à «mettre en scène» le destin de celui qui sera nommé Cherkassky.
Pour cela, nous nous retrouvons à Paris en 2004. Camille, étudiante mais très envieuse de se lancer dans le journalisme, a rendez-vous avec le responsable du Tribun, un magazine susceptible de l’embaucher. Ce dernier lui suggère d’écrire pour un supplément à paraître et consacré à la Russie, un article en proposant une image positive. «Trouvez-moi un thème sympathique, original si possible. Et apolitique. Si je vous donne mon feu vert, on pourra passer à l’étape suivante.»
Camille va alors se souvenir de l’incroyable aventure de Nicolas et se dire qu’elle tient peut-être un sujet. D’autant que cette histoire n’est pas sans rappeler l’Affaire Farewell, l’histoire de cet agent du KGB qui s’est mis au service des services de renseignements français en lui fournissant des milliers de documents. Les dates sont du reste concordantes, les deux affaires se déroulant en 1981. Alors Camille commence par rassembler la documentation sur cette affaire et tombe sur une page arrachée d’un livre, Une vie volée de Danielle Hébert. Un ouvrage qu’elle va avoir beaucoup de peine à trouver, mais qui va lui permettre de donner toute sa crédibilité à son sujet, car il raconte le destin de Nicolas Cherkassky et va lui livrer les premiers indices susceptibles de l’aider à remonter la filière d’une enquête aussi difficile que passionnante.
Ancien étudiant en journalisme, je me permets ici d’ouvrir une parenthèse à l’attention de tous ceux qui veulent travailler dans l’information. Je leur conseille la lecture de ce livre avec de quoi prendre des notes à portée de main, car la manière dont Camille va mener son enquête est une vraie leçon de journalisme d’investigation. On enregistre les interviews, on recoupe les informations, on croise les sources et on remet en question les affirmations. On oublie aussi une thèse pour y revenir par la suite quand un autre éclairage aura permis d’appréhender l’affaire par un autre bout. Voici donc Camille essayant de tirer les vers du nez à Dominique qui a travaillé de longues années au quai d’Orsay, retrouvant Danielle Hébert et tentant de lui soutirer les noms d’autres témoins, cherchant tous ceux qui ont pu côtoyer Nicolas Cherkassky dans ces années 1980-1990, lorsqu’il avait retrouvé la France et avait ouvert un restaurant russe dans le XVe baptisé Le Traktir.
Au fur et à mesure que se dévoile le parcours de Nicolas ce sont aussi de nouvelles questions qui émergent sur le rôle des services secrets français, sur l’attitude des services secrets russes, sur l’envie de croire au scénario le plus héroïque. Une histoire à la Monte-Cristo qui voit un prisonnier s’évader du goulag et réussir à parcourir des milliers de kilomètres pour retrouver sa terre natale en bénéficiant d’aides improbables. À moins qu’il ne s’agisse d’un scénario arrangé de toutes pièces pour retourner un agent.
Aurélie Ramadier se garde bien de répondre à cette question, laissant au lecteur le soin de se faire une opinion à l’aune des témoignages recueillis et des documents consultés. Jusqu’aux dernières pages dans lesquelles les rebondissements sont encore plus nombreux qu’au fil des chapitres, on suit Camille avec délectation, on partage ses doutes, on se réjouit avec elle de chaque nouvelle avancée. Et on n’a pas vu passer les 450 pages de ce vrai-faux roman d’espionnage.

L’Affaire Cherkassky
Aurélie Ramadier
Éditions Balland
Roman
450 p., 25 €
EAN 9782940719198
Paru le 1/12/2022

Où?
Le roman est situé en Russie et en France, avec des étapes à Bagnolet, Toronto, Marseille ou encore Islamabad, sans oublier les camps du goulag.

Quand?
L’action se déroule de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Moscou, 23 octobre 1981. Échappé du goulag, poursuivi par le KGB, Nicolas Cherkassky parvient enfin à franchir les murs de l’Ambassade de France. Il est sauvé. Cela fait 37 ans qu’il attend ce moment. 37 ans qu’il est retenu en URSS contre son gré.
Paris, au début des années 2000. Camille, une jeune journaliste, découvre son histoire. Les zones d’ombre ne tardent pas à apparaître autour de ce personnage énigmatique, passé à l’Ouest en pleine Guerre Froide. Cherkassky, victime ou espion?
Journalistes, artistes, hommes d’affaires, professionnels du renseignement : l’enquête mènera Camille à ceux qui ont connu Cherkassky. Mais le passé trouvera dans le présent des résonances inattendues. Confrontée à des faux-semblants, des résistances et des hostilités invisibles, la jeune femme manquera de se perdre.
L’affaire Cherkassky oscille entre hier et aujourd’hui, entre les avenues parisiennes et l’immensité soviétique, entre les réceptions diplomatiques, les baraquements du goulag et les bancs de l’université, entre Bagnolet, Toronto, Marseille et Islamabad. À la fois roman d’espionnage et récit d’une existence hors du commun, il s’inspire d’une histoire vraie, celle d’un homme ordinaire qui connut une vie extraordinaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
FranceNetInfos (Patrick Delort)
Le Mag du ciné (Oscar Modon)
Slash (Solène W.)
Culture femme (Marine Payet)
Blog Zone livre (Nicolas Bücher)
Blog Valmyvoyou lit

Les premières pages du livre
« Moscou, 27 octobre 1981.
L’avenue Kalinine est recouverte d’une pellicule de neige sale. Une cohue de Lada s’y presse, sur deux fois trois voies. Des barres d’immeubles sectionnent l’horizon. Au-dessus, le ciel s’étire, uniformément gris.
Des enfants jouent sur le parvis. Il pousse la lourde porte en bois, se glisse à l’intérieur. La porte se referme et son claquement résonne dans toute l’église. Puis les échos de l’extérieur s’évanouissent. Il se sent enveloppé d’une odeur de pierre humide, d’encens et de bois ciré. La lumière de la rue, filtrée par les vitraux, s’allonge sur les dalles de Ia nef. Par souci de discrétion, il emprunte le bas-côté. Seuls résonnent sous les arches le bruit traînant de ses pas.
Le froid est glaçant. Les centaines de bougies allumées, dressées sur les lustres ou sur les présentoirs, donnent l’illusion de réchauffer l’atmosphère. Les flammèches oscillent en silence dans la pénombre. En haut des piliers interminables, l’or des fresques flamboie, éclairant les visages dessinés d’un trait limpide à même la pierre. Une Vierge à l’Enfant fixe sur lui son regard immobile. Je suis venu t’implorer. Je t’ai toujours honorée. J’ai toujours honoré ton Fils. C’est ma dernière chance. Sauve-moi.
Un chant emplit l’église et s’épanche avec la fluidité d’un souffle. Des voix graves, puissantes, qui chantent à l’unisson. Des moines. Il n’est donc pas seul. Le chant devient bourdonnement. Il tente de contenir le flot de panique qui monte en lui. Il a besoin de tout son discernement, de tout son courage, de tout son sang-froid. Il presse sa main droite contre son ventre, regarde sa paume. Elle est couverte de sang. Il n’a plus le temps. Il faut partir, tout de suite. Il est peut-être déjà perdu. Et cette fois, pour de bon.

1. Paris, septembre 2004
Hangar? Terminal d’aérogare? Cathédrale futuriste? Je n’aurais pas trop su dire ce que m’inspirait l’endroit. J’avais pourtant eu le temps de me poser la question, depuis trois quarts d’heure que je patientais, le nez en l’air, dans ce hall à l’esthétique indéfinissable. Le lieu bruissait d’un va-et-vient continu, un flux de femmes en tailleur, de quadras bobos et de stagiaires affairés. Quelques seniors élégants, beaucoup de barbes de trois jours; de temps en temps, une folle de mode en tenue improbable. Au milieu de tous ces gens, je reconnus quelques stars de la profession. Célèbre ou anonyme, je les enviais tous.
Le soleil de fin d’été s’y déversait par une grande baie vitrée donnant sur le rez-de-jardin. Les dimensions du hall amplifiaient les bruits – murmures, sonneries de téléphone, claquement des talons sur les dalles de carrelage brut éclaboussé de lumière -, mais l’ambiance restait étonnamment feutrée dans ce temple de l’info. Après avoir vérifié mon rendez-vous dans l’agenda du chef, une secrétaire-cerbère m’avait invitée à patienter dans le lobby. C’est donc ce que je faisais, campée sur une banquette rouge vif dont l’assise et le dossier dessinaient une bouche de couleur pop outrancièrement pulpeuse. De là, j’observais l’atmosphère de ce sanctuaire médiatique, une ruche vibrant H24 où l’info était recueillie et traitée en continu, avant d’être délivrée au monde, décantée, analysée. C’était un peu comme je l’avais imaginé, en fait. En plus solennel.
J’étais assez impressionnée. Dans ce hall, assise sur canapé design, je me trouvais au seuil de mon rêve. J’allais rencontrer le directeur du Tribun, un des magazines les plus respectés du monde de la presse. Il allait me proposer d’écrire et même, pourquoi pas, de m’embaucher.
Dans mon esprit, c’était évident: ma vie n’était pas à la Sorbonne, où je faisais mes études. Le journalisme y était perçu comme une pratique inélégante, un peu vulgaire. On étudiait pour la beauté du geste. Moins les thèmes étaient utilitaires, plus ils étaient vénérés. On s’y trouvait comme dans un tableau de Poussin, où maîtres et disciples se tenaient allongés sur de vertes pelouses, dégustant des grappes de raisin lascivement suspendues au-dessus de leurs lèvres. Une bulle idyllique de savoir, flottant au milieu d’une nature enveloppante, infinie; loin, bien loin du fracas du monde.
Je regardai mon portable. On essaierait de se retrouver ce soir, avec les autres.
«Entendu». La secrétaire murmura quelques mots au téléphone. Elle raccrocha, se leva.
– «Mademoiselle?»
Elle m’accompagna dans l’ascenseur. Au fur et à mesure que la cage transparente glissait vers les étages supérieurs, mon estomac se serrait. Nous nous retrouvâmes bientôt devant la porte du bureau de celui que je devais rencontrer. Antoine Le Guellec.
Elle m’introduit dans la pièce, un vaste capharnaüm bourré de livres ou de magazines où flottait une odeur de tabac froid. Le Guellec était assis à son bureau. II leva la tête, sourit me fit asseoir. La secrétaire s’éclipsa.
Je dévidai mon bref CV, avide de lui plaire et de créer du lien. Prépa, histoire puis lettres à la Sorbonne, pratique de l’écriture, petits boulots sympas, grosse motivation. Il m’écoutait d’une oreille, feuilletant des dossiers, consultant son agenda. Quelques paquets de cigarettes, pleins ou vides, formaient sur son bureau des piles à l’équilibre incertain ; entre chacune d’elles gisaient pêle-mêle crayons, bics et stylos et toutes sortes d’accessoires de bureau. Je terminai mon exposé en formulant ma requête.
– …C’est pourquoi je souhaite m’orienter vers le journalisme. J’aime l’information, j’ai l’habitude d’écrire et je pense pouvoir apporter une contribution intéressante à votre magazine.
Bras de chemise, simplicité amène: ce n’était pas l’apparence de Le Guellec qui imposait le respect. Plutôt l’assurance qui émanait de lui, en dépit de sa décontraction toute juvénile. Et ce message qu’il émettait, en mode subliminal: vous êtes assise là, en face de moi. Vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez.
– Un petit article, oui… Pourquoi pas. À faire valider avant publication, bien sûr.
D’un clic, il lança une impression. L’appareil se réveilla et se mit à cracher des feuilles dans un bourdonnement monotone. Le Guellec semblait réfléchir, promenant son regard sur un exemplaire d’un magazine concurrent qui traînait, ouvert, à côté d’un assortiment de mugs aux bords intérieurs maculés de café froid. Un homme politique s’y justifiait de sa condamnation pour fraude fiscale. L’article était accompagné de photos sur lesquelles on le voyait en famille, au milieu de petits-enfants endimanchés comme des Windsor; assis sur la pelouse, entouré de sa femme et de son chien; courant sur la plage avec son chien, mais sans sa femme, affrontant les embruns, tous pectoraux dehors. À la fin, Le Guellec ramassa en une liasse les feuilles imprimées qu’il fit disparaître dans un classeur. Puis il se gratta le nez.
– Vous n’avez pas de formation, c’est ça?
– Journalistique, vous voulez dire?
– Oui.
– En effet, je n’ai pas suivi de spécialisation. Mais j’ai une licence d’histoire, une licence de lettres, et je me suis inscrite aux concours de l’enseignement, pour la préparation. Et je compte bien apprendre sur le terrain. Il soupira.
– On ne va pas se mentir, reprit-il. Le journalisme, c’est un métier; et un métier, ça s’apprend. Enfin, je dois bien ça à Dominique. Vous aviez un sujet en tête ?
– Je pensais écrire sur l’actualité littéraire. C’est mon terrain naturel. Vous avez sans doute besoin de renfort en cette période de rentrée, il y a tellement de parutions en septembre… Il esquissa une moue dissuasive. – Sinon, j’ai des amis qui se sont lancés dans le commerce équitable et je me disais que… – – Dites-moi, m’interrompit-il, je me trompe ou vous avez vécu à l’étranger ?
– Eh bien… oui, répondis-je, surprise.
– Dominique m’a dit que vous avez vécu en URSS.
– Un peu, bredouillai-je. À Moscou. Mon père y travaillait comme ingénieur pour un groupe automobile. Mais j’étais très jeune et.
– Vous avez bien quelques souvenirs ? Enfin, je veux dire par là que ça vous parle, la Russie? J’étais totalement prise de cours. Bien sûr que j’en avais, des souvenirs. Les rues enneigées, ma nounou russe et ses berceuses en cyrillique, l’école française, la cafétéria de l’institut; les promenades dans les forêts de bouleaux, les bulbes de la cathédrale Saint-Basile. Ça ferait de jolies photos, c’est sûr, mais je ne voyais pas bien quel genre d’article ça pourrait donner.
– J’ai quelques souvenirs en effet, mais…
– Écrivez là-dessus. Sur la Russie. Attention, dit-il en pointant l’index en l’air. Pas la Russie de Poutine, le sommet russo-américain, l’élargissement de l’OTAN, les attentats tchétchènes, tout ça, non, vous le laissez aux spécialistes. Nous avons ce qu’il faut et depuis les attentats du World Trade Center, les consciences sont en alerte. Aujourd’hui, la Russie n’a pas les faveurs de l’opinion publique française. Présentez-en une image positive. Trouvez-moi un thème sympathique, original si possible. Et apolitique. Si je vous donne mon feu vert, on pourra passer à l’étape suivante.
Je restai perplexe.
– Mais… pourquoi la Russie ?
– On prévoit de sortir un numéro spécial d’ici quelques mois. C’est pas mal, comme timing. Vous avez le temps de travailler, j’aurai le temps de vous faire corriger. L’autre avantage, ajouta-t-il en rassemblant une pile d’enveloppes, c’est que Dominique pourra superviser ce que vous faites. La Russie, ça le connaît.
– J’avoue qu’à chaud, je n’ai pas trop d’idée sur ce que…
– Je ne suis pas inquiet.
Il soupira, posa les mains sur la pile de courrier.
– Pardonnez-moi d’être franc, Camille, mais personne ne vous attend. J’ai promis à Dominique que je jetterai un coup d’œil à ce que vous aurez écrit, et je le ferai. De votre côté, respectez la contrainte, et soyez inventive. Jouez le jeu! Et recontactez-moi lorsque vous aurez trouvé votre sujet, qu’on se mette d’accord. Ça marche ? »

À propos de l’auteur
RAMADIER_Aurelie_DRAurélie Ramadier © Photo DR

Aurélie Ramadier est née en juin 1978 à Paris. Son père est Cadre d’Orient au Quai d’Orsay. Elle grandit dans l’URSS des années 1980, puis en Allemagne à l’époque de la chute du Mur. Par la suite, elle voyagera en Israël, en Algérie, en Asie Centrale et en Afrique subsaharienne. De retour à Paris, elle est élève au lycée Henri-IV, ainsi qu’à la Schola Cantorum en classe de piano. Elle étudie ensuite la musicologie et la littérature comparée. Son mémoire de DEA (master) porte sur l’opéra Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen. En 2001, elle est reçue à l’agrégation de lettres classiques. L’écriture est pour elle une façon d’interroger les chemins, les trajectoires, les expériences. Elle lui permet aussi d’approcher ce qui ne lui ressemble pas. Aurélie Ramadier vit à Singapour. Elle a trois enfants. (Source: aurelieramadier.fr)

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À double tour

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En deux mots
À six ans et demi, le narrateur est séquestré par sa mère en compagnie de sa sœur de neuf ans. Leur calvaire va durer près de deux ans. C’est à dix-sept ans, après le procès qui a condamné la tortionnaire, qu’il décide de raconter ce terrible drame.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Séquestrés pendant près de deux ans

Dans son second roman Thomas Oussin a choisi de se glisser dans la peau d’un jeune homme de dix-sept ans qui raconte à froid le calvaire qu’il a vécu à six ans et demi. Avec sa sœur de neuf ans, il a été séquestré pendant plus de 600 jours par sa mère. Glaçant !

Le 4 janvier 1989, la mère du narrateur décide de l’enfermer – lui et sa sœur – dans leur chambre à coucher. Les enfants ont 6 et demi et 9 ans. Ils pensent alors être victimes d’une punition infligée par leur génitrice, devenue de plus en plus irritable après le départ de son mari, parti rejoindre sa maîtresse et ses autres enfants.
En fait leur calvaire va durer près de deux ans. À compter de ce jour funeste, Victor et Amandine vont devoir composer avec un quotidien carcéral aux règles strictes: ne plus faire de bruit, faire leurs besoins dans la poubelle, vivre avec les habits, livres et jouets qui se trouvent dans leur prison. Et n’avoir quelquefois à manger et à boire qu’un jour sur trois, selon les caprices de leur bourreau. Très vite, l’aînée va décider de rationner leur pitance et aussi assurer un minimum d’éducation en apprenant à lire à son frère. Pour cela, elle va se servir d’une version de l’Odyssée d’Homère adaptée aux enfants. Les aventures d’Ulysse deviennent alors la porte vers un nouveau savoir et un moment de distraction bienvenu dans ce lieu confiné, propice aux maladies. «Je n’imaginais pas un instant que mon manque d’hygiène pouvait être à l’origine des fortes démangeaisons qui me ravageaient les bras et la raie des fesses. Je n’imaginais pas que mon corps et mes cheveux étaient infestés de poux. Je n’imaginais pas être en état de sous-nutrition. Ma conscience se limitait à l’enfermement, au silence et à l’obscurité.»
Mais ils ne sont pas au bout de leurs peines, bien au contraire. Après leur avoir coupé l’électricité, ne leur offrant pour toute lumière que celle qui perçait à travers les volets de bois, leur mère va découvrir qu’ils disposent encore d’une lampe-torche. Elle va alors les transférer dans un placard de deux mètres carrés. Ils vont alors devoir apprendre à survivre dans cette cellule. Et profiter de chaque seconde d’éclaircie: «Quelquefois, notre mère, par inadvertance sans doute – j’ai du mal à imaginer que l’inverse puisse être possible – oubliait d’éteindre la lumière de la buanderie. Alors, en dessous de la porte et à travers la serrure, cette clarté qui fendait notre obscurité nous réjouissait telle de la poussière d’étoile.»
Si le lecteur sait dès les premières pages que cette épreuve est désormais un souvenir pour Victor, qui a trouvé refuge chez sa grand-mère, il va découvrir avec effroi les circonstances qui ont permis sa libération et l’arrestation de sa mère.
Bouleversante, cette tragédie a beau être rédigée à froid, des années après l’enfer vécu par les deux enfants, elle n’en conserve pas moins son côté glaçant et une forte intensité dramatique. Thomas Oussin joue avec brio sur le clavier des émotions, entraînant tout à tour le lecteur de la sidération à la révolte, de l’incompréhension à l’empathie. Si les formules n’étaient pas déjà éculées, je dirais volontiers que ce roman se lit d’une traite et qu’il est impossible de la lâcher jusqu’à la dernière page.

À double tour
Thomas Oussin
Éditions Viviane Hamy
Roman
144 p., 14,90 €
EAN 9782381400501
Paru le 1/03/2023

Où?
Le roman est situé en France, dans un endroit qui n’est pas spécifié.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pendant ces six cent douze jours, le silence et l’obscurité ont été mes seuls amis. Presque les seuls. Victor, dix-sept ans, vit depuis quelques années chez sa grand-mère maternelle, Ma, dont la gouaille vindicative cache l’amour qu’elle lui porte. Un simple geste a fait basculer leur vie : une porte fermée à double tour quand Victor était âgé de six ans et sa sœur Amandine de neuf ans.
Habitués à subir la colère de leur mère, les deux enfants pensent ce jour-là l’avoir contrariée sans raison et n’y prêtent guère attention. Mais quand Victor insiste pour qu’ils sortent de la pièce, sa mère répond qu’elle ne veut plus les voir, sa sœur et lui. L’enfer commence alors. À double tour est un roman noir qui nous tient en haleine et nous révolte. C’est aussi une histoire bouleversante, celle de l’émouvante reconstruction de deux êtres cabossés par la vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Mare Nostrum (Christiane Sistac)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
RTBF (Thierry Bellefroid)
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Sur la route de Jostein
Blog L’œil d’Olivier

Les premières pages du livre
« Pendant un an, huit mois et quatre jours, j’ai été caché. Presque deux ans d’une vie. C’est long deux ans dans une vie, surtout quand on est un enfant de huit ans. Pendant ces six cent douze jours le silence et l’obscurité ont été mes seuls amis. Presque les seuls. Je continue à utiliser le mot «caché» lorsqu’il m’arrive d’en parler, sans doute dans un élan enfantin de ma part, mais le terme exact, en tout cas employé par mon avocat, c’est «séquestré». J’ai été séquestré. Entre mes six ans et demi et mes huit ans. J’ai toujours eu du mal à comprendre le processus qui m’a amené à être la victime de cette séquestration. D’autant que lors des tout premiers jours, je n’avais pas conscience de cette privation de liberté. J’étais, de mon point de vue, dans une situation à peu près confortable dans ma maison, avec ma sœur et ma mère. Comment imaginer que ce cocon douillet allait être ma prison et que celle qui m’avait mis au monde allait être mon bourreau? Ce qui a été une chance pour moi, c’est que je n’étais pas seul dans cette épreuve. Ma grande sœur a été un soutien constant. Du premier jour d’enfermement à la libération ultime, elle était à mes côtés. Je crois que, sans sa présence, je ne serais sans doute pas là aujourd’hui pour écrire ces quelques lignes. Je lui dois ma vie.

Victor. Voilà le nom qu’elle m’a donné à ma naissance, il y a un peu plus de dix-sept ans à présent. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ai appris en cinquième que mon prénom signifiait « vainqueur » en latin ! Quelle ironie ! Je n’avais, pendant ces années de collège, absolument rien d’un vainqueur. J’étais une espèce de morceau de chair, un petit être chétif, à mille lieues du jeune homme que je suis devenu. Même si je sais que le chemin est encore long, je suis conscient que je reviens de loin. J’ai bel et bien vaincu quelque chose ou quelqu’un. Mes angoisses. Mes démons intérieurs peut-être. Cela dit, je n’ai pas tout vaincu ; un masque terne vient par moments affadir mon visage jovial. Mon esprit est traversé d’interrogations qui demeurent et demeureront tout le reste de ma vie.
Cela fait un peu plus de neuf ans que je suis sorti de cet enfer et parfois mes souvenirs se brouillent. Les années viennent déposer leur voile de crêpe sur ces instants. Sans doute mon esprit adoucit il les angles de certains moments et en aiguise-t il d’autres. Je vous demande donc d’excuser le caractère quelquefois fragmentaire de mon propos. Je vous livre ces informations comme elles reviennent à ma mémoire : tantôt elles surgissent avec facilité et simplicité, tantôt je les accouche aux forceps.
Par ailleurs, quand on a six ans et demi, on ne se souvient pas de tout. La conscience du temps se met alors tout juste en place. Il est donc possible que la chronologie des événements que je vais évoquer soit quelque peu approximative. Enfin, du fait de mon bas âge, certains éléments m’étaient totalement inconnus. C’est en recoupant les témoignages de tierces personnes, en lisant les notes d’audience du procès et les différents documents archivés dans le dossier que j’ai pu tenter de reconstituer le déroulement des faits. Et aussi grâce à ma grand-mère. Ah… Ma grand-mère, tout un poème ! Je l’appelle Ma. Elle aussi me parle… Parfois…
« Reconstituer le déroulement des faits », c’est une chose. Les comprendre, c’en est une autre. Vaste programme que d’essayer de trouver des réponses à ces « pourquoi ? ». Pourquoi ma mère a-t elle séquestré ses deux enfants ? Et pendant aussi longtemps ? Pourquoi ne pas nous avoir abandonnés, plutôt ? A-t elle, à un moment, songé à la folie de son acte ? Y songe-t elle maintenant ? Je me demande comment une femme peut en arriver à vouloir oublier, à vouloir soustraire de sa vue, de celle des autres, ses propres enfants. Autant de questions avec lesquelles je vais devoir vivre.

Ma, assise au bout de la table de la cuisine, est occupée à faire ses mots croisés en silence. Je lève de temps en temps le regard et décroche de ma dissert de philo pour l’observer. Elle est concentrée et aspirée par son activité. Comme si de rien n’était, elle se rend aux pages finales pour jeter un œil furtif aux solutions. « Juste pour vérifier », dit elle. Ça m’amuse et je la taquine parfois.
Elle a la respiration profonde et apaisée des gens d’expérience. Sa présence a toujours eu un effet rassurant sur moi, en tout cas depuis que je vis chez elle. J’ai pris l’habitude de faire mes devoirs sur la table de la cuisine, près d’elle, alors même qu’elle avait aménagé un coin bureau dans ce qui est devenu ma chambre.
Au milieu de cette vieille maison à la décoration des années soixante-dix, je me sens bien. Ce n’est pas le lieu de vie rêvé pour un garçon de dix-sept ans, certes, mais c’est chez moi. J’ai cependant mis du temps à considérer cette maison comme la mienne.
Les premiers jours qui ont suivi ma libération demeurent assez flous. Je me souviens de nuits à l’hôpital, d’un nombre incalculable de rendez-vous dans des bureaux : gendarmerie, psychologue, avocat, aide sociale à l’enfance. Ils se ressemblaient tous, je ne les différenciais pas vraiment. Je me contentais de répondre aux questions de ces gens du mieux que je le pouvais, bien souvent sans lever les yeux. J’observais à chaque fois avec une grande attention le revêtement des bureaux qui nous séparaient, les « interrogateurs » et moi. Je finissais par en connaître chaque texture, chaque nervure, chaque égratignure. Ils constituaient pour moi les garants de mon espace vital. Je percevais que toutes ces personnes voulaient mon bien, mais j’étais quelque peu apeuré après avoir passé des mois privé de tout contact social. J’avais surtout, je pense, peur de mal faire, et je vivais ces moments avec une extrême tension, tiraillé par la crainte de commettre une erreur qui aurait déclenché leur colère.
Dans l’attente de savoir qui s’occuperait de moi, j’ai passé, à ma sortie de l’hôpital, plus d’une semaine dans un foyer. Je n’ai gardé des nuits dans ce lieu que l’image de mes petits poings serrant un coussin jaune ainsi qu’une vague impression de sanglots dans la nuit, dont je ne sais a posteriori s’il s’agissait des miens ou des pleurs de mes co-pensionnaires de fortune.
Il fallut d’abord contacter mon père, qui avait disparu du paysage, mais il fut décidé que je n’irais pas chez lui ; je reviendrai plus en détail sur ce point. Ma grand-mère, dans un premier temps, ne voulut pas de moi, me confia-t elle. Elle avait coupé les ponts avec sa fille, ma mère, plusieurs années auparavant et préférait rester en dehors de toute cette affaire. Elle ne me connaissait pour ainsi dire pas et j’étais presque un étranger pour elle. Me prendre chez elle ne serait qu’une source d’emmerdements, pensait elle. Elle avait d’autres chats à fouetter. Pourtant, et j’ignore si son revirement est dû à l’obstination de l’assistante sociale ou si la pitié l’avait assaillie le jour où elle avait découvert mon visage marqué par le poids de l’hébétude, mais elle finit par m’accueillir chez elle. Sa volte-face ne s’arrêta pas là, puisqu’elle prit la résolution de se constituer partie civile, contre ma mère.
Au début, je fus installé dans l’ancienne chambre de mon oncle Joseph, laquelle conservait quelques stigmates de son adolescence comme une cible de fléchettes dessinée directement sur le mur et un poster d’ACDC. Puis très vite, sur les conseils avisés de l’assistance sociale, et grâce à l’aide apportée par un autre de mes oncles, Michel, la chambre fut repeinte et aménagée de manière à convenir davantage à un enfant de mon âge. Selon les experts, il était souhaitable que je m’approprie ce lieu et que je m’y sente en sécurité. Pour ma part, j’avais surtout l’impression de flotter, comme un ballon sans attache, égaré entre deux courants d’air. Je me retrouvais vide, seul, sans ma mère, ce qui était sans doute mieux, mais surtout sans ma sœur qui avait été mon compagnon de jeux, mon unique amie, ma confidente, mon institutrice, pendant ces longs mois. J’avais perdu l’habitude de l’école. Je restais assis sur mon lit à contempler les palmiers verts et bleus imprimés sur la housse de couette. Et j’attendais. Quoi ? Je n’en avais aucune idée. Ma grand-mère, à sa façon, c’est-à dire avec une attitude maladroite et un ton de butor, tentait de me stimuler : « T’as pas fini de rêvasser ? Viens donc m’aider à éplucher les patates ! » « Bouge ton cul de ce tabouret, va jouer dans le jardin ! » « On va faire des crêpes ! » J’ai fini par m’habituer à cette vie. À cette autre vie. À cette nouvelle vie. À cette étroite cour grillagée qui servait de jardin, à cette maison coincée dans une autre époque, aux scènes de chasse représentées sur le papier peint du salon, à ce canevas au-dessus du canapé, à cette petite horloge sous un globe de verre et dont le balancier tournait sur lui-même invariablement. »

Extraits
« Lorsque nous étions là-bas, nous n’avons jamais évoqué l’idée de la mort ou de la maladie. La notion de survie m’était inconnue: peut-être ma sœur en avait-elle conscience. Je n’imaginais pas un instant que mon manque d’hygiène pouvait être à l’origine des fortes démangeaisons qui me ravageaient les bras et la raie des fesses. Je n’imaginais pas que mon corps et mes cheveux étaient infestés de poux. Je n’imaginais pas être en état de sous-nutrition. Ma conscience se limitait à l’enfermement, au silence et à l’obscurité. » p. 65

« Dans ce ciel sombre que représentait notre épreuve, il nous arrivait d’apercevoir des éclaircies. Quelquefois, notre mère, par inadvertance sans doute — j’ai du mal à imaginer que l’inverse puisse être possible — oubliait d’éteindre la lumière de la buanderie. Alors, en dessous de la porte et à travers la serrure, cette clarté qui fendait notre obscurité nous réjouissait telle de la poussière d’étoile. » p. 77

À propos de l’auteur
OUSSIN_Thomas_©Christophe_MassonThomas Oussin © Photo Christophe Masson

Né en 1982, Thomas Oussin a passé son enfance dans un petit village de la Nièvre auquel il reste profondément attaché. Après une maîtrise de Lettres Classiques obtenue à Dijon, il enseigne le français, le latin et le grec, d’abord à Pantin puis à Paris. Parallèlement à son métier d’enseignant, il suit une formation d’acteur au Cours Florent et joue dans deux longs-métrages. Il s’adonne également au dessin ainsi qu’à l’écriture de scénarios et de chansons. Il est aussi l’auteur de deux romans, Soleil de juin (2021), roman lumineux sur les premiers émois adolescents et À double tour (2023). (Source: Éditions Viviane Hamy)

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L’école de la forêt

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En lice pour le Prix Françoise Sagan 2023

En deux mots
Arole et Bleuet viennent d’arriver dans une cabane délabrée qui leur servira de refuge. Elles fuient une secte où des « gourous » entendaient endoctriner les « idiotes » dont elles faisaient partie. Désormais, elles vont tenter de comprendre cet engrenage en explorant leurs archives et leurs souvenirs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand les «idiotes» lâchent leurs «gourous»

Dans un roman à la langue très travaillée, Carla Demierre suit deux sœurs échappées d’une secte et qui vont tenter de se construire un avenir. Mais le chemin, entre emprise et émancipation, n’est pas aisé à trouver.

Arole et Bleuet sont sœurs. Elles se retrouvent en forêt, dans une cabane délabrée, pour tenter de reconstruire leur histoire. Elles ne savent plus précisément si elles ont été les membres d’une secte à laquelle aurait appartenu leur mère Violette, ni ce que disent leurs enregistrements sur smartphone et qu’elles tentent de trier et de classer. Il y a bien quelques indices, comme cette classification entre «gourous» et «idiotes», semblant instaurer une hiérarchie machiste et les leçons de développement personnel qui semblent n’avoir pour but que de leur prouver combien elles sont inférieures, inaptes, incapables de s’élever. Alors, elles convoquent leurs propres souvenirs, échangent leur vécu et leur ressenti, cherchent à comprendre et à structurer leurs pensées. Et à séparer le bon grain de l’ivraie et la vérité des rumeurs incertaines qui « alimentent la légende familiale et fournissent des hantises communes garantissant la cohésion du groupe, tout en jouant le rôle du nid de guêpes sous la charpente prêt à libérer des essaims de secrets. »
Comment percer ces secrets? Peut-être en affichant au mur les photographies emportées dans leur fuite? En cherchant derrière ces instantanés ce qui constitue la personnalité de ces gens qui ont partagé leur existence. Marco, Daniel, Cosme, Mariana, Bruce, Violette, Granit, Jade, Ambre, les gourous, les idiotes et les membres de la famille sont passés au crible de leur analyse, sans oublier la chatte Dourga. Mais quand on sort d’une longue période durant laquelle le langage même a fait l’objet d’une manipulation constante, la tâche n’est pas aisée. Arole et Bleuet, au milieu d’une nature qui leur est tout à la fois refuge et danger, dans un climat peu serein, vont chercher la voie de l’émancipation. Mais parviendront-elles à se laver de leurs longues séances d’endoctrinement?
Des fiches, des citations, des enregistrements, des notes de lecture forment aussi un matériau au service de leur décryptage qui est aussi l’occasion pour Carla Demierre de démultiplier son registre narratif. Entre poésie et pensées, fiches techniques et retranscriptions de conversations, on sent la romancière – qui a longtemps enseigné l’écriture créative à la Haute École d’art et de design (HEAD) de Genève – jouer avec bonheur sur ces multiples registres. Un chemin qu’emprunte le lecteur avec la même curiosité, la même excitation.
Maintenant qu’elle a mis un terme à sa carrière d’enseignante pour se son consacrer à ses propres textes, elle vit pour écrire, écrit pour vivre, selon la belle formule qu’elle a trouvée. On se réjouit d’ores et déjà de son prochain opus.

L’école de la forêt
Carla Demierre
Éditions Corti
Roman
150 p., 18 €
EAN 9782714312884
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé dans une forêt que l’on pourrait localiser en Suisse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une cabane au milieu de la forêt. Un enregistreur, un cahier, une boîte de craies, un bandana violet. Deux sœurs, Arole et Bleuet, viennent de quitter la maison. Elles ont grandi dans une communauté. Petite école et grande famille guidées par une poignée d’hommes. Dans cette maison, on apprend à devenir la «meilleure version de soi-même» en se détachant de ses émotions ou en construisant des murs. Comme la plupart des filles de la maison, les sœurs font partie des mauvaises élèves. Elles imitent les guides sans jamais parvenir au même degré de maîtrise et ont bien souvent le sentiment d’être stupides. Au lieu d’écouter les leçons, elles se mettent à tout enregistrer, sermons, repas, promenades. Dans la cabane au fond des bois, elles mènent de longues séances d’écoute. Ça ressemble à une enquête dont le but serait, pour commencer, de mettre les pièces de leur histoire dans un ordre qui la rende intelligible.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Lenaïg Cariou)
Blog Lune Depassage

Les premières pages du livre
« Arole écrabouille entre ses mains une grande feuille de papier journal. Elle jette la balle qu’elle vient de former au centre du cercle de pierre. Par-dessus, elle dispose des branches sèches, des brindilles, quelques pommes de pin puis craque une allumette. Le papier prend feu en quelques secondes. Trois flammes entrelacées font miroiter le pelage fauve de la chatte endormie
sur ses genoux. Le bois d’allumage s’illumine de l’intérieur, les brindilles se tortillent comme des vers et dans les pommes de pin se produisent de petites explosions.
Arole attrape une autre feuille sur la pile de journaux à côté d’elle mais au lieu de la jeter dans le feu, elle commence à lire un article tout en résumant à sa sœur les passages intéressants.
— Savais-tu que dans notre corps il y a assez de carbone pour fabriquer neuf cents crayons et assez de phosphore pour produire deux-cent-vingt-mille allumettes ?
Arole aimerait pouvoir communiquer un peu d’enthousiasme à Bleuet qui se plaint depuis leur arrivée de l’état de délabrement de la cabane. Tout en prêtant attention aux prédictions du journal, celle-ci lève son sac de couchage en l’air comme un bâton de sourcier à la recherche d’un lit perdu.
En admettant qu’elles meurent dans la moyenne à l’âge de quatre-vingt-quatre ans et demi, elles auront passé sept ans sans trouver le sommeil et vingt-six ans à dormir.
Elles auront passé trente ans debout, dix-neuf ans assises, seize ans à marcher, trois ans dans une voiture et six mois dans les embouteillages.
Elles auront mangé pendant deux ans, passé cent-vingt jours à uriner, cinq ans à faire des recherches sur internet.
Elles auront pris un bain de soleil de deux-mille- cent-soixante-dix heures et attendu le train pendant six-cent-cinquante-trois heures.
Elles auront consacré seize minutes par an à se tromper de sens pour brancher un câble usb et trois ans à faire la lessive.
Elles auront passé quatre ans au téléphone et cinq mois complets à se plaindre.
Au cours de leur vie, elles auront dû froncer deux-
cent-mille fois les sourcils pour faire apparaître une première ride.
Elles auront saigné pendant six ans. Elles auront produit quarante-mille litres de salive.
Elles auront fait pousser quatre mètres d’ongles et dix mètres de cheveux. Et elles auront perdu dix-huit kilos de peau morte, conclut Arole avant d’écraser la feuille entre ses mains, forçant les plis dans l’intention de les emboîter les uns
dans les autres. Une compression pas vraiment sphérique. Un origami brutal qu’elle jette dans les flammes avec une satisfaction visible.
— En ce qui me concerne tu peux remplacer tous les nombres par un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout.
Dans l’ordre que tu veux ! déclare Bleuet en installant son sac de couchage sur un panneau de bois qui était autrefois une porte.
Une casserole est posée sur une grille au-dessus du feu. Arole laisse tomber trois feuilles de sauge dans l’eau frémissante avant d’ouvrir un mince cahier de papier glacé, probable relique d’un livre de travaux manuels.
Pendant que la tisane infuse, elle guide sa sœur vers le sommeil en lui faisant la lecture comme à une enfant.
Et à cette heure avancée de la nuit, il est facile de prendre pour des oracles de simples conseils de bricolage.
Si votre lampe s’allume, c’est que le courant passe.
Il est indispensable à toute femme d’avoir un coin de pièce qui lui est réservé et son bureau bien à elle. Un pot de peinture suffit à délimiter ce coin.
Attention, les fissures réapparaissent tout le temps à travers la peinture ou le papier peint. Souvent, elles vous découragent.

Bleuet n’a pas fermé l’œil de la nuit, tourmentée par la présence de nombreuses échardes et agrafes sur l’ancienne porte. Arole a mal dormi, assise sur une souche rugueuse et constamment réveillée par des pensées alarmantes.
Quand elles ne luttent pas pour trouver le sommeil, les sœurs surveillent le feu et observent le ciel. Les arbres qui s’élèvent au-dessus de la cabane ne sont pas rassurants. Leurs silhouettes élancées font penser à de longues mères poilues et mutiques veillant sur un nourrisson endormi. Ces végétaux dont le tronc se garnit de branches à une certaine hauteur ont presque l’air de respirer. Les
sœurs ont la pénible impression que les arbres miment leur souffle. Le léger balancement des cimes paraît calqué sur le rythme de leur respiration. Le feuillage qui gonfle dans le vent rappelle la manière dont une cage thoracique se soulève. Même découpés en planches,
les arbres inspirent et expirent littéralement comme les sœurs inspirent et expirent. Cette nuit, tout ce qui se trouve dans la forêt respire par le même Grand Poumon. Prisonnières volontaires de ce battement cosmique, les
sœurs hésitent entre l’extase et la crise d’angoisse. Et le ciel, qui paraît aussi épais et vivant qu’un potage de haricots noirs, n’aide pas à les rassurer. Il y a dans cette forêt autant d’oiseaux prêts à chanter que de branches disposées à tomber. Pendant leur insomnie, Arole et Bleuet guettent les traces d’une présence humaine dans le paysage sonore. Le bois des murs travaille en faisant craquer la cabane comme le ferait un ostéopathe avec un squelette. Les sangliers frottent bruyamment leurs groins contre la terre avant de détaler vers une autre destination ou de dégringoler par jeu
dans un talus à proximité. Les pics donnent des coups de bec réguliers contre l’écorce des arbres, en quête des meilleures larves. Des rapaces nocturnes nichant dans un trou poussent des ululements sinistres. De grands
mammifères à la tête garnie de bois ramifié tordent leurs sabots sur des conglomérats de pierres et les cailloux se cognent les uns aux autres en se dispersant.
Il n’en faut pas plus pour provoquer la vision d’un
homme massif au visage tordu par la colère, zigzaguant entre les pins, marchant dans leur direction. Un être enragé et à bout de souffle, frappant les troncs qui se trouvent sur le chemin avec un bâton. Un père furax cognant les arbres pour faire savoir qu’il arrive ou pour s’échauffer avant la bagarre. Pourtant elles savent que
personne ne passe jamais par ici. »

Extrait
« Dans la maison d’autres récits de ce genre s’échangent sous forme de rumeurs incertaines. Elles alimentent la légende familiale et fournissent des hantises communes garantissant la cohésion du groupe, tout en jouant le rôle du nid de guêpes sous la charpente prêt à libérer des essaims de secrets. » p. 53

À propos de l’auteur
DEMIERRE_Carla_©Dorothee_Thebert_FilligerCarla Demierre © Photo Dorothée Thébert Filliger
Carla Demierre est née en 1980 et vit à Genève. Elle a publié des livres de poésie et un récit. Ses textes mélangent poésie et narration, expérimentation formelle et cut-up documentaire. L’école de la forêt est son premier roman. (Source: Éditions Corti)

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Le piège de papier

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  RL_2023

En deux mots
Quand la narratrice rencontre L, c’est le coup de foudre. Les deux étudiantes deviennent vite inséparables et vont réussir brillamment. La narratrice part en Bolivie au service d’une ONG, L publie un recueil de nouvelles. Les deux amies se retrouvent trois ans plus tard, mais c’est alors que leur complicité va laisser place à la rivalité.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Amitié, rivalité et littérature

Dans son sixième roman, Kyra Dupont Troubetzkoy imagine une amitié forgée durant les études et qui va virer à la rivalité lorsque les deux amies décident d’écrire. Un drame qui permet aussi d’explorer le milieu littéraire parisien.

«La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt. Il faudrait toujours se fier à sa première impression.» Dès les premières lignes, le lecteur comprend qu’entre L et la narratrice, la relation sera passionnée. Pourtant les deux jeunes filles s’ignorent et se séparent après le bac. Ce n’est qu’une année plus tard, sur les bancs de science-po, qu’elles se retrouvent et qu’une amitié forte va se construire entre la rousse et la blonde.
Bien que de caractère fort différent, elles vont réussir toutes deux un joli parcours, réussissant même à décrocher les mêmes notes. Un mimétisme qui va connaître son acmé lors d’un bal masqué, lorsque – sous couvert de travestissement – elles vont échanger un baiser passionné.
Mais c’est alors que leurs chemins vont diverger. La narratrice part trois ans pour le compte d’une ONG en Bolivie. Un séjour qu’elle mettra à profit pour réaliser des reportages et affûter sa plume. L, quant à elle, se choisit un mari et va mettre au monde un enfant. Et publier un recueil de nouvelles.
Si après son retour en France, les deux amies se retrouvent, ce n’est que le temps que la narratrice découvre dans l’une des nouvelles un portrait peu flatteur d’elle. Dès lors la guerre est déclarée. Une rivalité qui va s’exacerber sur le terrain de la littérature. Mais alors que L parvient à s’installer durablement dans le paysage littéraire, sa rivale peine à trouver un éditeur.
Jusqu’au jour où, presque en transes, elle trouve LE sujet de son roman et se venge.
La plume de Kyra Dupont Troubetzkoy fait merveille dans ce registre d’amour-haine, se plongeant tour à tour dans le miel et le vitriol. Elle réussit aussi fort bien à brouiller les cartes entre réalité et fiction, faisant de la littérature l’objet et le sujet de leur rivalité. Et dont leurs vies privées respectives ne sortiront pas indemnes. L’occasion aussi de dresser un portrait peu reluisant du milieu de l’édition parisien. Sous les traits de Charles, un éditeur plus soucieux de bons coups que de beaux textes, elle met en scène l’affairisme qui semble avoir gagné les prestigieuses maisons sises du côté du boulevard Saint-Germain. À moins que… On peut toujours compter sur les libraires pour redonner au livre la place qu’il mérite.
Mais le vrai sujet de ce roman à la tension de plus en plus forte jusqu’à un dénouement inattendu, reste cette relation aussi forte que toxique. Deux femmes qui vont se trouver puis se perdre dans une rivalité presque maladive, car les coups portés aujourd’hui sont à la hauteur de leur complicité d’hier.

Le piège de papier
Kyra Dupont Troubetzkoy
Éditions Favre
Roman
264 p., 19 €
EAN 9782828920586
Paru le 19/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi un séjour en Bolivie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elles ont presque vingt ans quand elles se retrouvent sur les bancs de l’Université et se découvrent de troublants points communs. La méfiance initiale fait vite place à une complicité sans faille. Les deux jeunes femmes noueront une amitié amoureuse, vivant un véritable Éden, inventant leur monde, le modelant au gré de leurs imaginations fécondes, se cachant derrière des identités fictives, aiguisant sans le savoir leurs ruses d’écrivaines. Ce qu’elles deviendront. Autrices, mais aussi rivales.
Suite à une série de trahisons dont on ne sait jamais si elles naissent de l’esprit troublé de la narratrice pour qui fiction et réalité ne semblent faire qu’un, celle-ci s’emploie à se venger de son double dont elle jalouse le succès. Elle imagine alors un stratagème dangereux. Un piège de papier qui se refermera sur elle comme un origami aux multiples plis…
Un roman ardent à la trame tendue qui explore le milieu courtisé du monde des lettres et des prix littéraires, et aborde avec talent l’imposture en écriture. L’histoire, surtout, d’une amitié exclusive et excessive, qui poussée par la société devient une véritable rivalité entre les deux protagonistes et qui dénonce les biais du monde littéraire toujours plus cruel, surtout lorsqu’on est une femme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radiocité Genève
RTS
Blog Rainfolk’s Diaries
Blog de Francis Richard
Femina.ch

Les premières pages du livre
« Prologue
Je marchais d’un pas décidé quand je passai devant L’Écume des jours. Moi aussi, comme Boris Vian, j’espérais « décrocher la lune ». Allez, je pouvais bien m’offrir le luxe d’une halte dans la plus prestigieuse des librairies parisiennes. Après tout, elle se trouvait sur mon chemin. J’y vis un signe, combien ce que ce conte écrit en grand secret et en un éclair m’inspirait, et poussai la porte du saint des saints.
C’est là que je le vis. Au milieu de l’îlot central qui faisait la part belle aux écrivains les plus en vue, aux romans ou essais susceptibles de cartonner et dont les ventes assureraient des lendemains qui chantent aux libraires et aux éditeurs, se trouvait une fois encore le dernier opus de « L », « la jeune écrivaine en vogue », mon « amie ». L’exemplaire présenté reposait sur des dizaines d’autres comme pour signifier aux amateurs qu’ils avaient bien raison de l’aimer, d’autres qu’eux se jetteraient sur ce petit chef-d’œuvre. On avait devancé l’engouement du public et veillé à en imprimer suffisamment pour éviter la rupture de stock. Il fallait s’assurer que les lecteurs (qui n’étaient rien moins que des consommateurs de livres) puissent voir leur désir immédiatement satisfait avant qu’ils ne zappent et ne portent leur intérêt sur autre chose. Un malencontreux accroc dans la chaîne d’approvisionnement pouvait, en effet, s’avérer fatal. La durée de vie d’un nouvel ouvrage était de trois semaines, maximum. Ensuite, pfft… il disparaissait, rangé dans les rayons, à l’abri des regards, oublié, périmé, rendu à son éditeur pour finir au pilon. Une mise à mort des livres trop longtemps abandonnés était ainsi orchestrée pour répondre aux impératifs économiques des distributeurs qui ne toléraient que les stocks « utiles ». J’avais toujours été sensible à ce guillotinage littéraire et œuvré du mieux que je le pouvais à leur sauvetage. Un engagement sans nul doute exalté par ma fréquentation et l’amitié qui en découla envers deux libraires en particulier qui, bien qu’ils s’y pliassent, réprouvaient ces pratiques sauvages.
Dès mon plus jeune âge, je flânais des heures dans la librairie de notre village tandis que mes camarades lui préféraient l’épicerie et son large choix de bonbons. Je lisais avec gourmandise toute la bibliothèque rose, puis toute la bibliothèque verte tandis qu’ils suçaient avec avidité caramels mous et sucres d’orge. Je tenais les écrivains, dont les livres trônaient en vitrine, en haute estime, priant secrètement qu’un jour les miens y soient, eux aussi, érigés en majesté. Enfant, je rêvais déjà de romans et de célébrité. La libraire, Madame Jaquet, avait fini par m’attribuer un de ces tabourets roulants dont elle se servait pour saisir les indociles opuscules qui narguaient sa petite taille. Sinon je continuerais à dévorer, affalée au pied de ses rayons, ses acquisitions que je n’achèterais pas, sauf quand je touchais enfin mon argent de poche ou des enveloppes un peu plus fournies pour Noël et mon anniversaire. Elle finit même par s’habituer à ma présence et à m’apprécier, me semble-t-il, malgré notre différence d’âge. Elle glissa entre mes mains les livres qu’elle jugeait « indispensables », m’introduisit aux classiques qui recelaient des trésors cachés seuls réservés aux initiés et m’offrit même une ou deux rares éditions reliées. Je faisais montre d’un goût naturel pour les livres et, en gardienne des belles-lettres, elle ne pouvait y demeurer éternellement insensible.
Je pense qu’on ne dit pas assez la place que tiennent les libraires dans la carrière d’un écrivain, combien ils nous aiment et nous protègent. Non seulement ils exercent en toute discrétion l’un des plus beaux métiers qui soit, mais un peu comme des sorciers, vivant à la marge du monde, en souterrain, ils fraient dans des sphères parallèles à portée de fantômes et de chimères dont ils aiment plus que tout autre la compagnie. Ils possèdent leurs rites, leurs formules, et de grandes échelles sur lesquelles ils se hissent pour vous tendre la perle rare. « Je l’ai ! », s’exclament-ils du haut de leurs cathédrales de papier comme s’ils avaient remporté une bataille, des conquêtes. On sous-estime leur pouvoir. En missionnaires, ils convertissent ignares et réfractaires et propagent le goût de la lecture et Dieu sait combien l’exercice est devenu confidentiel. Ils font aussi écrire les aspirants prosateurs comme moi et les plus expérimentés ; ils font jaillir des vocations et donnent enfin aux écrivains le courage d’exister aux côtés des plus prolifiques, les savants, ces plumes qui nous intimident, les monuments : les Hugo, les Dumas, les Dostoïevski, les Proust, tous ces salauds qui ont si bien écrit avant nous et même tout écrit avant nous, clament les plus méchants. Aussi les idolâtrons-nous en les haïssant tout autant, même si peu d’écrivains l’admettent. La plupart de mes confrères préfèrent se dire « intimidés ». Mais les libraires, eux, ne sont pas dupes. Certains d’entre eux scribouillent eux aussi, en secret. Ils mijotent des livres inachevés, rêvent la nuit d’enfanter « le » livre, l’élu, celui qu’ils auraient voulu voir tomber entre leurs mains, un trésor, le Graal des romans, une histoire parfaite, ciselée, menée à son terme d’une main de maître, sûre et habile. Le petit Jésus en culotte parcheminée.
Madame Jaquet sut mieux que tout autre – parents et professeurs de français réunis – entretenir cette flamme qui brûlait déjà et l’empêcher de vaciller à l’adolescence quand le désir charnel vient concurrencer les page turners. Elle savait aussi combien la littérature peut être un jeu dangereux et m’en avertir. Du fond de ma mémoire d’enfant, il me semble qu’elle la comparait aux grands crus. Il était bon de rappeler que l’abus de lecture en avait enivré plus d’un et qu’on pouvait mal finir. Elle m’alerta sur le pouvoir de la littérature et, quand elle comprit que j’ambitionnais d’en faire mon métier, les responsabilités qui incombaient aux écrivains. Ne disait-on pas de certains livres – et surtout d’un livre en particulier – qu’il vous avait « transformé », ou pire « changé votre vie » ? Je ne sais si elle me prévint ou si elle m’excita, mais peu de temps après cet avertissement, elle ferma boutique. Notre libraire prenait sa retraite et les habitants du village perdirent toute chance de fréquenter d’autres enseignes que l’épicerie ou le bar du coin. Et moi, toute trace de mon initiatrice. Voilà pourquoi Bertille prit tant d’importance. Des années plus tard, elle combla tout naturellement le vide laissé par Madame Jaquet. La propriétaire de la librairie du bourg de mes beaux-parents endossa peu à peu son rôle de mentor. Bertille était ma bonne conscience.
J’en étais là de mes considérations quand mes yeux butèrent sur un titre : Déclaration d’amour à mon libraire. Je ne pris même pas la peine de regarder le nom de l’auteur, cette perle rare lui était évidemment destinée. Je n’étais donc pas entrée ici uniquement pour y voir L à l’œuvre, ni faire le énième constat de sa notoriété. Et comme il n’est rien de plus difficile que dénicher le bon livre pour un libraire, je m’empressai de passer à la caisse. Je ne manquerais pas de lui offrir ce présent lors de ma visite prochaine. Mon petit paquet bien calé sur le cœur, Bertille me servait de bouclier. Elle s’était trouvée là, sur mon chemin et m’encourageait dans mon entreprise. Grâce à elle, j’étais invincible. Oui, cette halte me porterait chance, j’en étais sûre à présent. C’est cela que vendent les libraires : un horizon, des possibilités, une revanche. Plus que des marchands de rêve, ce sont des trafiquants de certitudes.
Ainsi, quittai-je la plus belle librairie de Saint-Germain, vaillante et conquérante, plus que jamais prête à me rendre, deux pâtés de maisons plus loin, chez l’un des éditeurs les plus en vue du cénacle parisien y déposer le manuscrit qui modifierait radicalement mon destin d’écrivain.

I. Au commencement
La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt.
Il faudrait toujours se fier à sa première impression.
Comment cette fille dont les membres semblaient flottants, aux muscles mous, se permettait-elle de tutoyer mon Victor si dynamique, l’esprit aussi virevoltant qu’un derviche tourneur en pleine danse de sema ? Leurs corps si proches l’un de l’autre, bien qu’ils ne se touchassent point, la façon qu’ils avaient de se faire face tout en donnant l’impression de s’emboîter parfaitement comme deux cuillères de même format, fondues au même moule, sans même être en contact… ils sortaient ensemble, j’en avais le cœur net.
Non seulement cette inconnue me volait mon premier amour, mais elle mettait fin à toutes mes illusions. Depuis la rentrée, j’espérais secrètement une résurgence de notre idylle. Je décortiquais chacun des gestes de Victor, le moindre signe, une œillade, un vague sourire, une de ses remarques à l’emporte-pièce dont il avait le secret et qui me faisait littéralement fondre. Victor avait le sens de la formule, j’admirais son esprit facétieux, ses jeux de mots impayables. Nous passions des heures au téléphone avec Nina à débusquer la plus petite preuve de son intérêt pour moi. Tout était prétexte à disserter des soirées entières, à élaborer des plans complexes pour attirer son attention, capter son regard. Les doigts enroulés à m’en couper le sang autour du fil de caoutchouc qui reliait les combinés d’alors à leur matrice, je dissertais sans fin : que porterais-je le lendemain, jouerais-je l’indifférence, dégainerais-je la vanne qui le ferait réagir, laisserais-je planer le doute quant à mes intentions, le regard doux, cajoleur, la bouche pour autant venimeuse ? Nina et moi épluchions tous les scénarios jusqu’à épuisement.
Et voilà que cette pimbêche arrivée en milieu d’année réduisait tout à néant et me couvrait de honte. J’étais remplacée. Cette fille inexistante quelques semaines plus tôt, s’incarnait. Elle était partout désormais, se nichait dans les coins, en embuscade, à l’orée des buissons qui entouraient le portail de l’entrée. Elle semblait chuchoter des choses tandis qu’elle fumait des cigarettes, noyée dans des pulls trop larges. Elle cherchait probablement à dissimuler une poitrine généreuse. Moi qui avais de tout petits seins, tout en l’enviant, je voyais bien qu’elle était encombrée et m’en réjouissais.
Tantôt planquée dans les toilettes des filles, tantôt tapie derrière les portes battantes qui menaient aux classes, on aurait dit une messagère chargée de recevoir et délivrer des secrets. Elle évoluait dans une atmosphère intime, énigmatique, jamais plus d’une ou deux personnes à ses côtés. L semblait s’être intégrée comme un gant, cooptée par une paire de filles en particulier, une blonde toute en boucles d’or qui faisait l’unanimité – tout le monde s’accordait à dire qu’elle était « la plus belle fille du secondaire » – et une brune minuscule au physique insignifiant qui fascinait pourtant tous genres confondus. On ne savait pas très bien à quoi tenait le magnétisme de cette dernière, mais elle était bel et bien escortée d’une garde rapprochée dont L faisait partie et qui semblait lui prêter une loyauté à toute épreuve. Ce binôme improbable rehaussait son aura. Ainsi L était-elle respectée par procuration. Car ces filles en imposaient. Ensemble, elles trônaient en reines sur la cafétéria, louvoyant entre le bar et le baby-foot, leur chasse gardée. Je n’osais même pas pénétrer ce lieu sacré. Lorsque vous vous y aventuriez à force d’auto-persuasion, en mal d’un sandwich ou d’une boisson gazeuse, tous les regards se tournaient vers vous comme un seul homme pour vous jauger de pied en cap. Non, vraiment, je n’avais pas le cran de me promener nue devant ces prédateurs, même mineurs. J’étais de celles qui s’agglutinaient en grappe sur les escaliers, notre purgatoire, le ventre vide, ou s’adossaient à la rampe pour se donner un air vaguement nonchalant lorsque les marches ne pouvaient accueillir plus de pleutres.
Je ne cessais de croiser L, mais jamais seule. Elle semblait même faire exprès de m’ignorer tandis que je m’évertuais à dissimuler ma curiosité. J’aurais tout donné pour savoir ce qu’ils se disaient, ce que Victor lui trouvait, quel lien secret les unissait. Était-ce le sexe ? Lui faisait-elle bien l’amour ? Avaient-ils déjà couché ensemble ? Nous avions failli le faire avant les vacances d’été, mais la nuit avait été trop courte. Allongés sur son lit, nous nous étions longuement embrassés, ses mains s’étaient aventurées sous mon t-shirt, mais une fois le bouton de mon jean défait… il avait hésité. Peut-être avait-il senti un léger tressaillement, ma crispation, et s’était contenté de caresser le haut de mon corps. L’heure des adieux approchait, l’aube ne tarderait pas à poser sa lumière ingrate sur nos visages insomniaques, gonflés d’alcool, la peau enflammée à force de se frotter l’un à l’autre. Victor m’avait déposée au bout du chemin, me promettant qu’il m’écrirait avant que je ne coure chez moi, mes chaussures à la main, les pieds nus sur l’asphalte pour ne pas réveiller mes parents qui ne savaient rien de mes escapades nocturnes. On le ferait à la rentrée. Ce serait ma première fois.
Mais à la rentrée, j’avais attendu son appel et le téléphone était resté muet. Même le jour de mes seize ans, tandis que les heures passaient, mes espoirs avaient fait place à une détresse immense. Victor était mon premier chagrin d’amour, banal et si cruel. Mes parents, désolés de me voir aussi malheureuse, essayaient tant bien que mal, et plutôt mal, de me consoler. Le gâteau n’avait aucun goût, j’ouvrais mes cadeaux à reculons. Seule dans mon lit, ce soir-là, les yeux brouillés de larmes, je louchais sur ses lettres reçues tout au long de l’été, espérant y trouver des réponses. Mais Victor n’était pas du genre à se justifier. On se retrouverait au lycée, dans des classes parallèles, et je passerais toute l’année scolaire à admirer sa nuque tant convoitée lors de nos cours en commun. Sans explication et toujours vierge.
L était devenue une rivale même si Victor ne cessait de me taquiner affectueusement comme il l’avait toujours fait, cultivant même un semblant de relation. Nous aimions tous deux les traits d’esprit, les jeux de mots, connaissions par cœur les phrases des films d’Audiard. Je finis par me persuader que L n’était qu’une fille au physique un peu mièvre, passée après moi, et avec laquelle il couchait sûrement tandis que mes soupirs s’élevaient au rang de fantasmes. À force de la scruter, sa peau si blanche qu’on en devinait les veines, son corps sans muscles, ses traits grossiers, ses petits yeux ternes, des taches de rousseur éparses, je finis par me convaincre qu’il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Décidément, cette fille n’avait rien. Si Victor continua à la fréquenter, je finis par m’y habituer, un peu déçue qu’il s’investisse dans une affaire aussi quelconque. Mon bac en poche, il fut bientôt temps de quitter le lycée, le monde ouaté de l’école, pour me jeter dans l’univers féroce et impitoyable de la vie universitaire. L, un degré au-dessous, moisirait là une année de plus. Sans lui.
Ma consolation.

II. Le jardin d’Éden
J’avais rêvé de liberté. Ma relation avec mes parents avait toujours été assez compliquée et s’était envenimée à l’adolescence. Bonne élève, j’étais devenue impossible à contrôler. Ma nouvelle vie en studio promettait donc d’être riche à tous points de vue. Je plongeai avec délectation dans ce nouveau monde sans entraves ni couvre-feu et profitai de ce premier mois sans cours – l’année universitaire avait pour principal avantage de ne commencer qu’en octobre – pour transformer mon modeste logement en petit nid douillet. Situé dans un quartier populaire, un peu excentré, je trouvai assez facilement tout ce dont j’avais besoin à moindre coût. Finis la campagne, les transports en commun trop rares ou carrément inexistants le dimanche. Ici, la vie battait son plein, les rues grouillaient de monde, il fallait même faire attention à monter dans le bon bus tant les lignes convergeaient toutes vers ce point névralgique qu’était ma rue. J’étais bien au centre du monde.
Les cours pouvaient démarrer.
Seulement, rien ne se passa comme prévu. Je ne savais que faire de cette autonomie dont j’avais été si friande. Sans cadre, ni remontrances, je me dissolvais sans savoir par quel bout empoigner l’espace-temps. Mon ennemi parental avait complètement disparu sur mes injonctions à me « foutre la paix, ça vaaaa… ». Je flottais sans attaches dans un monde devenu trop vaste qui me terrifiait, même s’il était hors de question de l’admettre. Tout était possible, y compris de n’avoir de comptes à rendre qu’à moi-même. Seule dans mon nouveau chez-moi, je passais des heures à contempler cet intérieur et ses effets dans lequel j’avais canalisé toute mon énergie et qui restait désespérément muet, le silence encore exacerbé par les bruits sourds de l’ascenseur ou des voisins qui semblaient tous vivre en communauté. Personne ne m’attendait, ni le midi, ni le soir. À peine rentrée chez moi, j’allumais la télévision, espérant tromper ma solitude.
Pour ne rien arranger, je m’étais inscrite dans une faculté où je n’avais aucune prédisposition. Parce que j’y avais une ou deux connaissances et qu’on m’avait rebattu que les Lettres ne faisaient pas une carrière, de guerre lasse, j’avais opté pour des études de commerce. Je n’avais décidément rien à faire en cours de comptabilité ou en sciences économiques, matières auxquelles je ne comprenais pas un traître mot et qui ne faisaient que creuser l’écart entre mon être intérieur et le reste du monde. Je passais donc tout mon temps à la cafétéria à siroter du café, breuvage dédaigné jusqu’alors, que j’associais, je ne sais pour quelle raison, à cette nouvelle existence d’adulte et que je finis par apprécier. J’étais à cran et ma relation déjà tumultueuse avec François, auquel j’avais cédé après qu’il m’avait fait une cour assidue tout le long de l’année, devint carrément insupportable. Elle l’était plus encore pour notre entourage qui nous observait nous déchirer à tous propos. Ma vie d’étudiante était assurément plus complexe que prévu et les mois passèrent, confirmant que cette année serait un coup d’épée dans l’eau, perdue à ne rien faire sinon qu’à louper lamentablement mes examens et me vautrer plus encore lors de la session de rattrapage : mes notes s’étaient dangereusement rapprochées de zéro. Fin septembre, j’étais inscrite en sciences politiques, une ligne médiane, un horizon.
J’espérais un miracle.
Elle se planta devant moi, me gratifiant d’un «Salut ! Je peux m’asseoir ici?» L’amphithéâtre était gigantesque, mais elle avait choisi cette place entre toutes. Il est vrai que l’auditorium était en ébullition, les étudiants de première année, comme des abeilles dans un essaim entraient, sortaient, incertains d’être au bon endroit. En retard et manifestement complètement égarés, certains se ruaient dans les couloirs à la recherche de leur salle de cours, parcourant les listes de noms placardées sur les murs comme des survivants à la recherche de leurs proches disparus. L’université est une jungle et je m’en amusais : j’avais connu ça l’année précédente. Je pouvais me permettre de les toiser même si, cette fois, je n’avais plus le droit à l’erreur.
Je n’eus pas le temps de formuler une réponse qu’elle était déjà installée, plutôt contente d’avoir échappé au désordre ambiant et trouvé une place dans les premiers rangs. Oui, c’était bien elle. Légèrement transformée : était-ce la couleur de ses cheveux moins orangés (ils renvoyaient des éclats auburn) et leur coupe effilée qui affinaient ses traits et lui donnaient l’air ingénu ? L était bien plus jolie que dans mon souvenir, mais notre professeur de droit constitutionnel qui tapotait sur son micro pour se faire entendre dans ce brouhaha infernal mit un terme à mes réflexions. Le cours commençait.
Je remarquai très vite sa façon singulière de prendre des notes. Elle écrivait très petit, imprimant consciencieusement sur le papier des caractères qui ressemblaient à des pattes de mouche minuscules comme ses doigts délicats et ses articulations qu’elle avait particulièrement fines. Le stylo glissait avec aisance sur la page blanche y imprimant ses hiéroglyphes. J’avais déjà noirci une page entière, peinant à retranscrire chacune des phrases prononcées par le professeur afin de ne rien perdre de la substance de son enseignement. Je veillais à ce que tout ce qui sortait de cette bouche savante soit consigné au mot près pour être certaine d’en comprendre le sens au moment des révisions, quand ce début d’année ne serait plus qu’un vague souvenir, noyé dans les trop nombreuses fêtes estudiantines. Je secouais régulièrement mon poignet droit, soumis à rude épreuve. L, de son côté, s’était contentée de noter deux ou trois points sommaires de la main gauche. Elle était donc gauchère… on les disait plus créatifs. Soit son esprit était ailleurs, soit elle faisait montre d’une capacité de synthèse hors du commun, mais je savais combien l’on payait cher son arrogance sur les bancs de la fac.
La cloche électronique, qui sonnait la fin du cours, mit un terme à cette séance de torture. À ce rythme, des rendez-vous hebdomadaires chez le physio s’imposeraient au risque de perdre l’usage de mes membres supérieurs. L me jeta un regard désemparé qui, j’allais le découvrir, participait de son charme et avait le don d’envoûter les moins candides, avant de louvoyer vers la sortie.
Je ne sais ce qui pousse deux êtres à devenir si proches qu’ils ne peuvent désormais se passer l’un de l’autre, comme les faces d’une même pièce. Enfant déjà, j’étais « tombée amoureuse » d’une ou deux filles sur lesquelles j’avais jeté mon dévolu. Soudain, elles me devenaient vitales, de leur amitié dépendait ma survie. Une amitié à la vie, à la mort, de celles où l’on décide abruptement de se couper le doigt à l’aide d’un canif mal aiguisé pour s’échanger une larme de sang, « unies pour toujours ça s’appelle », une sorte de pacte que l’on trouvait complètement idiot la veille encore. J’en étais toujours l’instigatrice. J’avais de véritables coups de foudre qui me saisissaient sans crier gare, comme une pulsion, une certitude, et je courais aussitôt faire ma déclaration à la dernière élue de mon cœur. Ainsi, du haut de mes huit ans, m’étais-je postée devant Nina, les mains dans les poches de mon pantalon beige en velours côtelé élimé aux genoux, et lui avais-je crânement annoncé : « Toi, tu seras ma copine. » Ce fut le début d’une longue amitié qui dure encore.
Quelques années plus tard, je m’étais entichée d’une fille au prénom prémonitoire, Idyl, que je ne quittais plus et qui faisait ma joie. Elle pouvait tout faire, tout dire, tout me faire, tout me dire, je lui passais absolument tout. Cette fille était parfaite, de mon point de vue certes, mais tout de même elle l’était presque. Je me trompais rarement sur les gens, j’en avais l’intuition, savais les cerner, sans être capable de dire exactement pourquoi, ou mettre des mots sur les raisons qui me faisaient fuir tel ou tel ou, à l’inverse, miser sur un cas particulier. Tout semblait d’emblée assez clair pour moi. Je savais à qui l’on pouvait faire confiance, sur qui l’on pouvait compter.
Aussi, ce matin-là, lorsque L avait pris place à côté de moi, m’avait-elle prise de court. Contre toute attente, un déclic s’était produit. Mon être tout entier, mes instincts primaires s’étaient mis à palpiter. Elle avait réveillé en moi la petite part enfantine qui rend nos existences moins mornes. Qu’avais-je donc fait les mois précédents, me contentant de fréquenter des êtres que je trouvais banals et insipides, auxquels je donnais peu de crédit et qui se destinaient à un avenir vainement commercial ? Quand elle s’était levée à la fin du cours, j’avais senti comme un pincement, un infime déchirement. J’espérais déjà, de façon sourde, que L reprenne sa place près de moi, une fois la pause terminée.
Ils étaient tous là, Melys la blonde sublime, Rebecca la petite brune dont le sourire révélait des dents trop pointues, et deux trois types, les mêmes qui deux ans plus tôt régnaient en maître sur la cafétéria de l’école. Je les connaissais de vue, mais ils avaient totalement disparu de mon champ de vision depuis que j’avais quitté le lycée. Je me retrouvais maintenant coincée avec cette volée qui squattait mon habitat. Le premier jour de la rentrée, ils avaient colonisé la moitié des tables dressées dans le corridor à l’entrée du restau U, un endroit on ne peut plus glauque, en plein courant d’air, glacial l’hiver et sombre l’été, mais ils se comportaient comme s’ils s’en moquaient et se déplaçaient sur le mode des chaises musicales au gré des départs des uns et des autres sans jamais laisser la place totalement vacante. Ils semblaient vous prévenir : ici, c’est chez nous, c’est chasse gardée, ne vous avisez même pas de vous approcher ou ce sera à vos risques et périls. En se concentrant un peu, on aurait presque pu voir des cordons de sécurité encercler cette réserve d’animaux rares, particulièrement prisés, ou un drapeau signalant que le territoire était conquis. Ils semblaient seuls au monde, une caste à part, les brahmanes du campus. Ils faisaient ça, vous faire sentir que vous n’en étiez pas, un peu moins cool, un peu moins séduisants, un peu moins sûrs de vous. J’avais oublié combien ils étaient impressionnants à se la jouer collectif tandis que vous erriez invariablement seul, affichant votre singularité comme un aveu d’échec, quelque chose que vous subissiez forcément. J’en vins même à regretter mes ex-confrères économistes qui avaient cours dans un autre bâtiment dévolu aux « deuxième année ». J’étais tétanisée à l’idée qu’il me faudrait jour après jour faire fi de leur présence pour accéder à mon plateau-repas ou alors je serais condamnée à ne plus me nourrir le temps de l’année académique.
« C’est toi ? »
Elle avait presque crié, mais j’eus à peine le temps de me retourner que Judith se jeta sur moi en sautant de joie. Un court instant, tous les regards se tournèrent vers nous. Gigantesque blonde, elle avait fait montre d’un enthousiasme aussi visible que sonore. Le volume des conversations avait chuté d’un coup suite à son interruption fracassante qui semblait encore faire écho sur les murs des couloirs adjacents. Je songeai à m’enfoncer dix pieds sous terre, m’enterrer à jamais dans les catacombes universitaires, quand elle m’entraîna, « viens t’asseoir avec nous ! » Le brouhaha avait repris son cours, son fond sonore habituel qui agissait comme une canopée phonique au-dessus de nos têtes déjà saturées d’informations. Judith s’était inscrite en relations internationales, on aurait donc quelques classes en commun ! Rien ne semblait lui faire plus plaisir. Elle était si contente de me voir, je me souvenais de Melys et Rebecca ? Et L ? N’était-ce pas « tellement cool » de se retrouver toutes ensemble ? Redoubler sa terminale s’était avéré un malheur opportun, c’était grâce à ça qu’elle avait fait leur connaissance. Elles étaient devenues « inséparables ». Je sentais leurs regards glisser sur moi, les entendais presque me renifler, jauger si oui ou non j’avais le pedigree nécessaire à rejoindre leur clan. Pouvait-on se fier à Judith ?
L s’avéra la plus accueillante. Était-ce une forme de loyauté après que j’avais accepté de lui céder une place à mes côtés dans l’amphithéâtre ? Elle me regardait gentiment et écoutait avec attention notre amie commune raconter comment nous nous étions connues. Intarissable, elle racontait par le menu nos sorties clandestines et autres plans de combat mis sur pied pour ne pas nous faire attraper par nos parents. L ne semblait pas du tout m’associer à Victor. Soit l’époque était révolue, soit j’avais été la seule à en faire tout un plat. Si ça se trouve, il ne lui avait même jamais parlé de nous. Je compris qu’elle sortait avec l’un des types de la table voisine, un grand blond, plutôt beau gosse, qui passerait l’année dans le même jean et t-shirt blanc tout juste agrémenté d’un blouson de cuir à col fourrure en hiver. Il lui lançait régulièrement des regards interrogateurs, l’air de dire « tu la connais, c’est qui celle-là ? » dont elle prenait acte de ses grands yeux de biche effarouchée. Il s’avérerait être l’un des piliers de la bande, leur couple un point névralgique autour duquel gravitaient leurs amis. Manifestement, L était passée à autre chose. Sa relation avec Victor n’avait-elle pas supporté la distance ? Je l’avais perdu de vue moi aussi, mais on le disait parti outre-Manche. Je ne savais ni quelles études il suivait, ni dans quelle université exactement. En tout cas, il avait quitté le territoire.
Il n’y avait, a priori, plus d’obstacle entre L et moi.
J’ai toujours été un peu sauvage. Assez solitaire, j’aimais la compagnie des livres qui peuplaient mon destin d’enfant unique d’amis imaginaires dont j’aimais prolonger l’existence dans la vraie vie, leur parlant le plus souvent dans la salle de bains, seul endroit de la maison où ils pouvaient s’incarner sans qu’on puisse me surprendre. Quoi, je me parlais à moi-même ? À mon âge ? J’ai toujours eu l’impression d’être différente, un peu misanthrope sans vraiment le définir. Je me méfiais de mes congénères que cette superbe de façade fascinait sans que j’en aie conscience. La vie était une jungle peuplée de prédateurs où il fallait manger si l’on ne voulait être mangé et la cour de l’école le théâtre de pratiques particulièrement inhumaines. J’en savais quelque chose car c’était là que je réglais mes comptes avec ceux qui s’avisaient de me provoquer, me dénoncer ou remettre en question ma position dans la chaîne alimentaire. Les adultes n’étaient pas en reste, je fuyais leur compagnie, m’en méfiant comme de la peste. Sournois, ils passaient leur temps à vous barrer la route, la semant d’interdits le plus souvent incohérents ou en lien avec des principes dont on ne connaissait même plus l’origine ou alors ils remontaient si loin dans le temps qu’ils étaient, en tout cas, anachroniques. Mes parents m’étaient étrangers, leurs préoccupations professionnelles et sociales à des lieues de mes centres d’intérêt auxquels ils ne faisaient même pas semblant de s’intéresser. C’était l’époque où les enfants dînaient avant et je me retrouvais donc invariablement seule devant mon assiette à échanger une ou deux banalités polies avant de remonter dans ma chambre, rejoindre mes amis imaginaires et poursuivre mes lectures jusqu’au bout de la nuit lorsqu’un roman conseillé par Madame Jaquet me tenait en haleine. Et c’était souvent le cas. Cette habitude me valait de bons résultats scolaires puisque généralement j’étais en avance sur le programme, ayant avalé la plupart des classiques qu’elle mettait de force entre mes mains avant tout le monde. Mes parents pouvaient continuer de me ficher la paix et nous avancions ainsi dans une entente cordiale qui se mua en guerre froide à l’adolescence. Mais le résultat de cette enfance solitaire à la campagne fut que je me révélai peu douée pour les relations sociales. J’avais passé mon temps à mépriser les mondanités de province auxquelles mes parents consacraient tout leur temps libre. J’avais en horreur le simulacre social, les faux-semblants, ce grand show dans lequel se complaît la petite-bourgeoisie, les qualificatifs exagérément affectueux avec lesquels s’interpellaient leurs soi-disant « amis », les « ma chérie », les déterminants possessifs en général, mielleux et hypocrites. À mon avis, l’amitié valait mieux que cette pâte sucrée et écœurante dont ils tapissaient leur relationnel.
Je n’avais donc jamais gravité dans aucune bande, je n’appartenais à aucun groupe, j’évoluais seule ou en paire. Pourtant, passé la douzaine, je perdis de ma superbe et ma confiance en moi. Je n’aimais pas le reflet que me renvoyait la glace, mes cheveux filasse et mon teint terne, et ce que mes copains appelaient le charme n’avait rien pour me rassurer. À cet âge-là, il n’y a que deux groupes qui comptent vraiment : les beaux et les moches. Et l’immense nasse intermédiaire des gens quelconques en réalité n’intéresse personne. Je pensais faire partie de ceux-là. J’étais invisible. Ainsi, mon entrée dans la bande dont L faisait partie était une première, une sorte de victoire sur moi-même.
Contrairement à l’année précédente qui n’avait fait que traîner en longueur, celle-ci démarra sur les chapeaux de roues. Tout devint joyeux et léger. La plupart des matières enseignées m’intéressaient, je découvrais les joies de la bibliothèque où nous posions nos affaires à la première heure pour être sûrs d’être assis tous ensemble et où nous ne revenions presque jamais, trop occupés à fumer des cigarettes à l’extérieur tout en discutant de l’état du monde et d’autres questions moins futiles comme les coups de cœur des uns et des autres. En général, nous récupérions nos sacs à la fermeture pour la transhumance nocturne. Notre troupeau migrait alors dans un café, le Central, qui était bien notre centre des opérations, situé à quelques encablures de l’université et où l’on était certains de se retrouver si, par hasard, on avait eu un contretemps ou que nos emplois du temps différaient. Je passais de moins en moins de temps dans mon studio devenu un vrai foutoir. J’y revenais tard pour m’effondrer sur mon lit et repartir en coup de vent dès que possible. J’étais aussi de moins en moins enthousiaste à l’idée de revoir François qui faisait son apparition les week-ends quand ses études à l’autre bout du territoire lui en donnaient l’occasion. Il fonçait me rejoindre, roulant comme un bolide dans sa Lancia bridée en vue d’écourter au plus vite notre séparation de corps. Il avait compris que j’étais devenue réticente à sauter dans un TGV pour tromper mon cafard. Ma vie était devenue palpitante et j’étais lasse de nos rapports houleux. De plus, je trouvais qu’il freinait mon intégration dans le groupe, avec Max et Richard, ça ne prenait pas. Je sentais leurs regards fuyants ou entendus, les rires un peu jaunes, et carrément de l’indifférence, ce qui était peut-être le pire. Quand on ne disait rien, on n’en pensait pas moins. François n’était clairement pas de leur ligue.
Un soir que nous traînions devant le Central qui avait pour seul défaut de fermer trop tôt, passablement éméché, il me fit une scène de jalousie. Il parlait fort, la bouche pâteuse, marmonnant des accusations sans fondement, probablement fantasmées par des semaines de frustration. Il sentait bien que je lui échappais. Comme il s’avançait vers moi de manière un peu vive, je fis un mouvement de recul mais il réussit à empoigner ma veste dont je me dégageai pour courir à l’autre bout de la place. La scène était plutôt cocasse, mais François, grand et costaud, en imposait. Un ami de Richard qui ne le connaissait pas, pensant qu’il me voulait du mal, s’interposa pour le calmer. Furieux, François vociféra qu’il ferait mieux de s’occuper de ses affaires. Ils étaient à deux doigts d’en venir aux mains quand le reste des garçons s’en mêlèrent. Médusée, j’assistai de loin à la scène, entourée de mes nouvelles amies comme d’un bastion protecteur, me promettant que c’était « fini », « bien fini ». On entendait des éclats de voix, on les voyait se rapprocher dangereusement, s’empoigner, se relâcher, et l’on vit finalement François, vaincu, se résoudre à partir en maugréant. On s’assura qu’il s’engouffre tant bien que mal dans sa voiture et démarre tout en faisant crisser les pneus dans un sursaut de dignité, me laissant là, mortifiée et un peu inquiète. François était ma béquille et même si nos rapports étaient compliqués et passionnels, cela faisait plus d’un an qu’il l’était. Désormais, il faudrait que je me débrouille seule.
Le hasard voulut que L et moi partagions la même chambre durant le camp annuel de l’université, le séjour dont tous les anciens parlaient comme d’un événement « incontournable » de la vie académique, cinq jours durant lesquels une horde de jeunes se voyaient réserver un village entier au bord d’un lac – il n’était pas fermé au public, mais aucun citoyen sain d’esprit n’osait y séjourner. En effet, de mémoire d’étudiant, aucun n’avait encore échappé à la mutation effrayante qui s’opérait dès le départ en train. Les énormes sacs à dos empilés dans le couloir rendaient, d’emblée, l’accès aux wagons qui leur étaient réservés impraticable et inaccessible à toute forme d’autorité. »

À propos de l’auteur
DUPONT_TROUBETSKOY_Kyra_DRKyra Dupont Troubetzkoy © Photo DR

Née en 1971 à Genève, Kyra Dupont Troubetzkoy débute sa carrière comme grand reporter au Cambodge pour le correspondant de CNBS Asia. Après de nombreuses collaborations en presse écrite, radio et télévision en France, aux États-Unis et en Suisse, elle prend la tête de la rubrique internationale d’un grand quotidien. Journaliste freelance depuis 2007, elle se lance alors dans l’écriture de fiction. Le piège de papier est son sixième roman. (Source: Éditions Favre

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Le gardien de l’inoubliable

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En deux mots
Tristan est un garçon a l’imagination fertile. Après le départ de ses amis au Japon et en Australie, il ramasse un galet, «le gardien de l’inoubliable» pour qu’ils continuent de l’accompagner. Après son bac, il quitte la Bretagne pour Paris et une galerie d’art où il se passionne pour un artiste disparu et va découvrir les secrets de son œuvre.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Si j’avais été un véritable artiste»

Dans son nouveau roman Marie-Laure de Cazotte imagine un jeune homme quittant la Bretagne de son enfance pour Paris où il se passionne pour l’œuvre d’un sculpteur. Jusqu’au jour où il relève quelques incohérences dans les documents. Un roman sur l’imagination, l’art et le mensonge.

Tristan Karadec est un garçon sage qui aime la mer et les bateaux et les vacances. La première rencontre qui va durablement le marquer est celle de Marc Kurosawa, un Japonais qui débarque dans classe et s’installe à côté de lui. Après avoir pris la défense de ce jaune, il devient vite son meilleur ami. Et puis un jour, il lui offre un livre de contes japonais dans lequel, il a écrit au revoir. Tristan va alors compenser l’absence avec un ami imaginaire sortant du livre: «J’ignorais où peut mener le manque d’un ami et, l’aurais-je su, que peut-être n’aurais-je pas cru en ce personnage en kimono qui surgit, s’installa sur mon lit et avec lequel je me mis à bavarder en l’appelant «monsieur Kurosawa». Sa présence qui devint une habitude m’éloignait de la villa Ulysse, de l’irascibilité de ma mère, de la dureté de mon père, des absences de mon frère, de l’odeur des lessives, de l’école.»
Jacob sera sa seconde bouée de sauvetage. Avec lui, il apprendra la voile et, quand il retournera en Australie, lui laissera Bel Ami, son bateau en gage de reconnaissance.
Après le passage de la tempête Lothar, le voilier ne sera que partiellement touché, mais il abrite un petit chien qui va devenir très vite un compagnon inséparable que le cancer finira par emporter. Mais grâce à son galet magique, «le gardien de l’inoubliable», il continue à converser avec ses amis.
C’est alors qu’au hasard d’une lecture Tristan découvre l’œuvre du sculpteur Charles-Félix Lorme et décide de suivre des études à la Sorbonne tout en participant aux recherches afin d’établir le catalogue raisonné de l’artiste. À la galerie d’art François Courtin, il va se plonger avec passion dans cette œuvre à travers les archives – papiers, lettres et dessins préparatoires – et finir par noter quelques incohérences.
À partir de là Marie-Laure de Cazotte va nous entraîner dans un tourbillon où le mensonge, le secret et l’art vont s’associer dans un épilogue étourdissant.

Le Gardien de l’inoubliable
Marie-Laure de Cazotte
Éditions Albin Michel
Roman
288 p., 20,90 €
EAN 9782226477033
Paru le 3/05/2023

Où?
Le roman est situé en Bretagne, dans la région de Brest puis à Paris. On y évoque aussi le bourg de Maraines et Toulouse.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Doté d’une imagination débordante, menteur invétéré, enfant révolté et fugueur, Tristan vit avec monsieur Kurosawa, son ami intérieur, et porte à son cou « le gardien de l’inoubliable », un galet prodigieux découvert sur une plage. Devenu étudiant, chargé de faire des recherches dans les archives d’un artiste disparu depuis un siècle, il se lance imprudemment sur les traces d’un étrange faussaire.
Après, notamment, Un temps égaré, prix du premier roman de Chambéry, et A l’ombre des vainqueurs, quatre fois primé, ce nouveau roman de Marie-Laure de Cazotte nous embarque dans une enquête palpitante empreinte de poésie et interroge les liens entre vérité et imaginaire.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Un dimanche de la mi-août, un homme grimpa les marches de l’autel de l’église Saint-Gildas. Il se signa, se retourna vers l’assemblée, et lança vers les voûtes :
– Were you there when they crucified my Lord ?
Les notes basses, vibrantes, tragiques emplirent la nef, et lorsqu’il répéta :
– Were you there when they crucified my Lord ?
d’une voix plus haute, plus impérative, plus douloureuse encore, mes jambes devinrent flasques et des larmes me montèrent aux yeux.
Une inconnue à mes côtés me chuchota :
– Étais-tu là quand ils ont crucifié notre Seigneur ?
J’ignorais qu’elle ne faisait que traduire les paroles. J’avais neuf ans, je connaissais le catéchisme et tout le saint-frusquin des étapes vers la crucifixion, mais pas l’anglais.
Sa question me tarabusta. Avais-je été là quand le Seigneur avait été cloué par les mains et les pieds à deux morceaux de bois ?
Stupéfié par ce chant et cette langue, troublé par l’intérêt que cette dame me portait, je regardai le Christ endormi sur sa croix et fis un immense effort pour tenter de me rappeler la nuit du Golgotha, l’odeur acide émanant des aisselles du pauvre Judas s’apprêtant à trahir, l’insomnie de Jésus, sa solitude, les ronflements des apôtres, l’aube et tout ce qui s’ensuivit, mais j’avais beau creuser mes souvenirs, non, je ne m’étais pas tenu sur le chemin de croix, non, je n’avais pas assisté à ce moment terrible où le Christ presque nu, sanguinolent, subit sa Passion, la sueur dévalant sur son visage, avec, autour de lui, sa mère se tordant les mains et les femmes geignant, s’évanouissant.
Je répondis à ma voisine :
– Non, madame, je n’étais pas là quand ils ont crucifié Jésus.
Mon père, pensant que je venais de proférer une insolence, m’envoya du revers de sa main un soufflet sur la joue et ma mère me fit les gros yeux.
En ravalant ma honte, j’en conclus immédiatement que je venais de mentir en pensée et en paroles, alors, pour faire acte de contrition, je dis à l’inconnue :
– Excusez-moi, je me suis trompé, j’étais là.
Les yeux indignés de cette femme sur papa, la façon si douce dont elle posa une main apaisante sur mon épaule m’ébranlèrent plus fort encore que la gifle.
Elle donnait tort à mon père.
Tort !
Je savais que le Christ aimait les petits enfants, qu’Il me connaissait, puisque madame-caté nous l’assénait. Il était au-dessus de nos têtes, voyait chacun de nos faits et gestes, lisait dans nos pensées, et, si ce n’était Lui, c’était son Père. Nous étions, enseignait-elle, un troupeau de brebis, plus ou moins égarées selon un principe dont les règles m’échappaient. Dans le même temps, on nous faisait apprendre par cœur la fable du « Loup et de l’Agneau » de La Fontaine :
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point.
– C’est donc quelqu’un des tiens
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens…
En regardant la télévision, ma mère s’énervait :
– On nous prend vraiment pour des moutons !
Tous ces ovins semaient un grand désordre dans mon cerveau.
Ce ne fut pas une décision que je pris, dans cette église, de reléguer mes parents dans une grotte de mon esprit. Cela m’advint. De ce moment, monsieur Kurosawa, mon ami intérieur, a pris le pouvoir. Il devint mon héros, mon Jésus en kimono, mon protecteur contre l’ennui et la tristesse, le biais par lequel toute conscience que j’avais du monde, toute confiance que je pouvais bâtir envers autrui, tout jugement, passèrent désormais.
Il savait mieux que moi ce que je faisais sur terre.
Monsieur Kurosawa n’aurait pas franchi le pont de l’Ailleurs si un garçon japonais n’était apparu un matin de septembre dans la petite école de mon village de Bretagne, dont la géographie n’a d’importance que pour la façon dont il s’attache à l’océan. Tout y est de mer, de conséquences de mer, de travaux ou loisirs maritimes ou s’y ramenant. Le cœur en est l’église romane juchée sur une hauteur et surveillant de son portail les villageois dont les noms s’égrènent dans le cimetière. Notre nom Karadec n’y est pas plus haut qu’un autre. De ce cœur, tout dévale vers le port ventru, modeste, aux quais bellement dallés bordés d’anciennes capitaineries, de deux jolies auberges-restaurants, d’une boulangerie rutilante, de tout un exotisme d’antan, en bref, qui attire les touristes en été.
Nous vivions, mon père médecin, ma mère infirmière et mon frère Gaétan, né douze ans avant moi et qui allait devenir vétérinaire, à l’extérieur du village, dans un lotissement bourgeois bâti l’année de ma naissance, en 1985, en bord de mer, près d’un bois de pin. Les demeures y étaient vastes, les jardins larges, des colonnes doriques en soulignaient les perrons et leurs noms, villa Jason, villa Circé, villa Pénélope, s’accompagnaient à côté de la boîte à lettres de moulages de bas-reliefs. La nôtre, la plus proche de l’océan, se nommait villa Ulysse et s’ornait d’une sirène à queue de poisson. (J’ignorais à l’époque que les sirènes de l’Odyssée étaient des oiseaux à tête de femme et l’aurais-je su que cela n’aurait rien changé au cours de cette histoire.)
N’importe quel enfant obéissant aurait été heureux dans la villa Ulysse à la baie coulissante donnant sur une pelouse, des hortensias, une table en bois et une cabane.
Je n’étais pas obéissant et je n’étais pas heureux.
Mes parents proclamaient partout que j’étais un paresseux et un menteur. Pourtant, je faisais beaucoup d’efforts pour échapper à la maussaderie des heures en plongeant dans l’infini des événements extraordinaires qui auraient pu se produire, et je ne croyais pas mentir lorsque je racontais qu’à la boulangerie j’avais assisté à un hold-up, que j’avais vu un sous-marin sortir des eaux, un léopard sur un toit, un diable cornu dans un bosquet, puisque c’était arrivé à la télévision, à la radio, dans l’un de mes livres de gosse, sur un chapiteau de l’église ou dans ma tête.
Pour moi, les aventures appartenaient à tout le monde.
Ma chambre s’ouvrait sur la lande de pins ; du salon, nous apercevions par bouchées la plage qu’enserraient des bras de rochers. Une mince route goudronnée et peu fréquentée nous en séparait. Au-delà de cette langue de sable qu’envahissaient du printemps à l’automne des bateaux à voile, le pays était de falaises et de criques désertes.
À la frontière de cette sauvagerie, de ce désordre de vents, d’herbes rases, de joncs et de genêts, dans une bâtisse dite le Manoir (pour sa tourelle et ce que nous lui supposions de fantômes), s’étaient installés, en juillet 1993, les Kurosawa, un couple de Japonais et leur fils. Nous les pensions venus pour la saison, comme les Américains de l’année précédente, et l’été était un tel branle-bas de combat, surtout au centre médical de mes parents, que personne n’y prêta attention.
À la rentrée scolaire qui fut celle de mes huit ans, je trouvai, assis dans la classe à côté de moi, « le Jaune » – tel fut le sobriquet dont les élèves l’affublèrent immédiatement – en chaussures de cuir souple, chemise blanche immaculée, les cheveux plaqués en arrière que divisait comme un trait de craie une raie.
Nous étions une trentaine sous la houlette de la maîtresse, mademoiselle Micheline, une vacharde, et quand j’écris vacharde je me tiens à l’échelon bas de sa pestilence. En observant ses lèvres s’agiter pour faire l’appel, j’ai tout de suite vu qu’elles étaient de la race bec de corbeau, et pas du tout faites pour embrasser.
– Karadec Tristan.
– Présent, mademoiselle.
– Kurosawa Marc.
Elle prononça Ku-ro-sa-wa avec un je-ne-sais quoi de dénigrant dans la voix qui fit ricaner toute la classe, sauf moi, trop mortifié que j’étais d’être le voisin de cette plante exotique dont le nom, par-dessus le marché, jouxtait le mien dans la liste alphabétique. Plaindre autrui n’était pas dans mon caractère, mais le ton moqueur de cette sorcière me révulsa et je reconnus dans le geste que fit le garçon de rabattre ses cheveux en frange sur son front, comme s’il cherchait à disparaître, un mouvement qui m’était familier. À la récréation, menacé par une meute qui s’apprêtait à lui faire payer la blancheur de sa chemise, sa petite taille et ses yeux fendus, il s’est caché derrière mon dos, me désignant ainsi comme son protecteur. Dans la cour cimentée, s’étalait une immense souche d’arbre. Celui qui s’y perchait le premier était le roi du moment. Je l’ai entraîné, nous nous sommes ensemble juchés et ma main sur son épaule signala à tous notre alliance. Je n’étais pas un caïd mais le fils du docteur Karadec qui-voit-ta-mère-toute-nue, ce qui me donnait un sérieux avantage sur la bande qui nous cernait.
La vacharde saisissait toute occasion de se moquer des accents métalliques de mon camarade. La dégueulasserie de ça. Chaque fois qu’elle le faisait, je criais : « Ça ne se fait pas ! », ce qui me valait d’être fichu à la porte, mais je n’en démordais pas. Je crevais ses pneus, jetais des boules puantes sous sa chaise. En pensée.
Des légions de rumeurs circulaient sur les Kurosawa : ils étaient des millionnaires qui allaient transformer notre côte en golf avec atterrissage d’hélicoptères ; faire une culture d’algues de leur pays sur nos plages ; l’avant-garde d’une horde qui nous esclavagiserait comme les fourmis esclavagisent les pucerons ; des bouddhistes qui mettraient à mal nos traditions chrétiennes.
Comme j’étais le seul enfant à être invité au Manoir, on m’interrogeait :
– Qu’est-ce qu’ils font, les bridés ?
Je répondais au hasard : ils mangent, ils dessinent, ils font des poteries, ils lisent des livres.
– Tu as bien dû voir autre chose ?
– Ils ont un chat et une Vierge Marie.
– En quelle langue parlent-ils ?
Cette question m’embarrassait. Les Kurosawa s’adressaient à la dame qui les servait et à leur fils, devant moi, en français, mais ce français n’était pas fluide, pas de notre pays, il était plein des silences qu’y creusait l’absence d’articles définis ou indéfinis, et modeste en intentions.
Dans ma famille, toute phrase naissait dans un constat et aboutissait à un ordre – « Les pluies seront là demain, tu prendras tes bottines à la cave ». Les parents de Marc annonçaient les choses de même, mais en plus court – « Pluies demain » – et, apparemment, chacun était libre d’en tirer les conclusions sur ce qui lui était nécessaire de faire. L’atmosphère chez eux n’était ni morne ni gaie, aucun éclat de voix ou rire strident en dehors des nôtres ne la troublait. Le temps n’y était pas de la même eau que chez nous où tout s’agitait, se heurtait, se confrontait dans de grands mouvements d’écume, mais il faut dire que le Manoir était beaucoup plus vaste que la villa Ulysse. Lorsque Marc et moi jouions dans sa chambre si grande et si meublée qu’on aurait dit une maison, nous n’entendions que nous et nos jeux.
Cette demeure était tarabiscotée, truffée de recoins, d’escaliers, emplie de tableaux. L’un, immense, représentait un homme en perruque et habit extravagant que nous appelions Duc. Nous lui prêtions un palais, d’innombrables possessions et épopées. La rampe de l’escalier central se terminait par un hibou que nous ne manquions jamais de saluer au passage. À certaines fenêtres, il y avait des vitraux qui opacifiaient la vue et jetaient des ombres de couleur sur les parquets et sur lesquelles nous évitions de marcher.
Mon ami possédait deux voitures téléguidées que nous faisions tourner comme des mabouls dans la pièce, et des bandes dessinées japonaises – je ne connaissais pas le mot manga. Il voulait devenir astronaute et moi, comme tous les garçons du village, sauveteur en mer. Nous prenions nos repas dans une grande cuisine avec madame Louise, une femme du pays qui me semblait plus vieille que ma mère. Elle cuisinait des frites sur lesquelles elle envoyait une brume de vinaigre avec un vaporisateur.
Marc avait une bicyclette sur le porte-bagage de laquelle je grimpais après avoir retroussé mon pantalon et, accroché à sa taille, je partais en voyage dans les sentiers du parc. Nous nous cassions la figure sur des pentes boueuses, nous affalions dans des bosquets de ronces, je le poussais dans les côtes. Dans les allées de gravier, il m’apprenait à me servir de son engin en le tenant par la selle. Le guidon tremblait sous mes mains et il me donnait des petits coups de poing dans le bas du dos pour m’encourager. À mon tour, je l’ai promené dans le parc. J’ai le souvenir vif de mes mollets cuisant sous l’effort, de ma terreur de louper un virage. « N’abîmez pas les hortensias ! » nous criait madame Louise.
Un après-midi, nous avons découvert sur le tronc d’un grand chêne des vieilles planchettes clouées en escalier. Cachés dans un bosquet, nous avons guetté l’être qui logeait dans les frondaisons en inventant mille terreurs à son sujet, puis, armés de fléchettes, nous avons grimpé. Au carrefour des premières branches, dans la houle du feuillage, il y avait, pendue à un rameau, une affreuse poupée en plastique, et un bateau – pas moyen de baptiser autrement cette palette de chantier d’où nous pouvions voir la mer. La poupée fut immédiatement baptisée « mademoiselle Micheline » et notre navire « Par Dieu et pour le Roi ». Je ne sais plus pourquoi.
Capitaine ! Mon capitaine ! Terre en vue ! Des archipels, des orages et des tempêtes se succédaient à un rythme infernal. Nous combattions contre l’armée des Sordides, les soldats baveux-écumants de mademoiselle Micheline que nous détenions prisonnière, mais dont les pouvoirs maléfiques nous menaçaient.
Parfois, pour un mot, l’histoire dérapait.
Capitaine ! Capitaine ! Pirates à bâbord ! criai-je un jour. Marc confondant « pirates » et « piranhas », plutôt que de sortir son tromblon ou de pointer nos canons vers nos ennemis, donna mademoiselle Micheline à bouffer aux poissons cannibales en riant sauvagement. Après, dans des huttes, des Peaux-Rouges enragés la rôtirent, l’empereur d’une île émeraude la condamna à manger des morceaux de verre, nous la vendîmes à un marchand négrier réputé pour sa grande cruauté.
À ce festin-là nous étions des ogres.
L’après-midi achevée, nous prenions un goûter, faisions nos devoirs (ce qui se résumait pour moi à recopier les cahiers de Marc), nous nous lavions dans une baignoire branlante dont le robinet crachotait une eau orangée et dangereusement bouillante – et je me rappelle que madame Louise nous interdisait de faire couler l’eau au-dessus de nos chevilles et qu’elle nous tançait : « Ça suffit ! Ça suffit ! Lavez-vous le kiki et les fesses et sortez ! » Ensuite, nous descendions dans l’antre de sa mère, une grande pièce qui me faisait penser à une grange à cause de ses poutres tordues et de son sol en terre battue, et aussi à une serre pour la hauteur de ses fenêtres. Il y régnait une discipline qui m’était étrangère, mystérieuse. Chez nous, dans le garage, seule pièce de la villa Ulysse que je lui comparais pour l’unique raison que la porte en était vitrée, tout était rangé sur des étagères. Les insecticides et matières dangereuses étaient dans un coin, un grand carton indiquait TOXIQUES, puis venaient les pots de peinture, les outils, les produits d’entretien. Au milieu, trônait la voiture de mon père et l’endroit sentait l’essence.
Dans cet atelier du Manoir, des écheveaux de crin suspendus aux poutres frôlaient des caissons de foin, d’étonnants pinceaux dont certains ressemblaient à des queues de lapin surplombaient des fioles et des boîtes sous lesquelles s’alignaient des gros sacs en plastique transparent contenant des terres de différentes teintes, compactes et humides. Dans une alvéole, une très belle Vierge en bois était juchée sur une sorte d’autel en briques entouré de bougies allumées.
Madame Kurosawa, petite, grassouillette, boudinée dans un large et long tablier noir qui lui prenait tout le devant du corps et se fermait sur son postérieur, nous jetait à peine un regard. Marc et moi nous posions côte à côte sur un petit banc bas à distance d’elle. Les mouvements nerveux des pieds de mon ami me faisaient comprendre que cette visite l’horripilait.
Pas moi.
La vision de cette femme façonnant des formes sur une table, les plaçant à l’intérieur d’un four cylindrique, les en extirpant avec des moufles, déclenchait en moi un rythme neuf. Cette manière qu’elle avait d’examiner son travail, les yeux à demi clos, de s’en écarter puis de saisir dans un panier un galet avec lequel elle frottait la surface de l’objet me captivait. Sur un signe d’elle, Marc et moi nous approchions, il hochait la tête poliment tandis que j’étais empoigné par le chaos des couleurs.
Juste avant de quitter la pièce, mon camarade se débrouillait pour voler une pierre dans le panier. C’était son butin ou sa vengeance.
Après le dîner, nous allions dans le grand salon du Manoir où nous retrouvions le père de Marc, une cigarette aux lèvres, perché sur un haut tabouret, dessinant sur de grandes feuilles, et sa mère en tunique longue et mules mauves. Elle se versait du whisky dans un grand verre carré en caressant un chat. Ses petits rires d’ivrogne étaient pénibles.
Avant de remonter dans la chambre, nous courions vers la falaise et Marc lançait furieusement le galet subtilisé vers l’océan en vociférant en japonais.
Les Kurosawa allaient à l’église le dimanche. Marc s’asseyait à côté de moi. Je posais mon missel sur une chaise pour lui réserver la place. Mon père le retirait et je le remettais. Cette lutte silencieuse. Mes parents et ceux de Marc se parlaient quelques minutes sur le parvis. Papa me disait devant eux : « Tu devrais inviter ton camarade à la maison un de ces quatre matins », ce à quoi ma mère ripostait, dès qu’ils avaient le dos tourné : « Il ne manquerait plus que ça. » Elle affirmait que ces Japonais ne pouvaient pas être des chrétiens et que Jésus-Christ et le prénom Marc n’existaient pas chez eux.
– N’existent pas ! Mets-toi bien ça dans le crâne, Tristan !

Un jour de juin, la sonnette de la récréation retentit, mon ami me retint et sortit de son pupitre un paquet prodigieusement emballé dans un tissu à motif de vagues et de vents. À l’intérieur, le livre était, après le tissu, la deuxième merveille du monde avec cet extraordinaire dragon en couverture et ce titre Contes japonais. Je ne m’attendais pas à un tel cadeau et, comme je n’avais rien pour lui, je me sentis misérable et honteux. Dans ma poche, j’avais un vieux porte-crayon plat en métal terni volé dans un tiroir de mon père et dont je ne me séparais jamais. J’en aimais la forme aplatie, le contact froid et la laque rouge du crayon. C’était mon porte-bonheur sans lequel, j’en étais certain, tout irait de mal en pis.
Je l’ai donné à Marc et tout alla de mal en pis.
Mon camarade ne cessa de tourner et retourner cet objet dans ses mains, puis il prit des ciseaux à bout rond et lentement, patiemment, tailla le crayon, recueillant précautionneusement sur une feuille les éclats de bois. Sa tâche achevée, il prit l’ouvrage qu’il venait de m’offrir et écrivit au revers de la couverture « Au revoir, mon ami Tristan ».
Il ne revint pas à l’école le lendemain. Ni jamais. La vacharde me fit écrire au tableau « Marc est parti » et, devant toute la classe, m’attrapa par le postérieur en ricanant : « K plus k, ça fait caca, tu seras plus propre sans ton jaune. »
Lorsque je rapportai cela à mon père, il prit un carton, écrivit dessus « Je suis un menteur », l’épingla au dos de ma chemise et m’accompagna à l’école pour être sûr que je ne le retire pas.
– Karadec est un menteur ! Karadec est un menteur !
– Répète et tu compteras les morceaux de ton nez.

Le soir, je tournais les pages du livre et caressais les merveilleuses images. L’une en particulier me fascinait. Un Japonais dans un habit somptueux, étrangement coiffé d’une sorte de bigouden noir, assis en tailleur sur une terrasse en bois, s’inclinait vers une minuscule table sur laquelle étaient posés des instruments d’écriture ou de peinture. Il ressemblait de très loin à Marc et la terrasse à notre bateau dans le chêne.
J’ignorais où peut mener le manque d’un ami et, l’aurais-je su, que peut-être n’aurais-je pas cru en ce personnage en kimono qui surgit, s’installa sur mon lit et avec lequel je me mis à bavarder en l’appelant « monsieur Kurosawa ». Sa présence qui devint une habitude m’éloignait de la villa Ulysse, de l’irascibilité de ma mère, de la dureté de mon père, des absences de mon frère, de l’odeur des lessives, de l’école.
Les vacances d’été venues, j’ai rôdé dans le parc du Manoir aux volets fermés avec mon nouvel ami dont les habits ne cessaient de changer de style et de couleur. Dans le chêne, nous nous sommes juchés à la proue de Par Dieu et par le Roi. De la poupée Micheline-la-Vacharde ne restait qu’un bras potelé en plastique rose que j’ai jeté au loin. Je ne voyais plus que la mer, la mer à perte de vue, et sur laquelle le capitaine Kurosawa dirigeait une jonque fabuleuse dans laquelle j’embarquais pour un périple entre des îles désertes et des atolls luxuriants.
Je n’étais jamais monté sur un vrai bateau.
Sur la plage en face de la villa Ulysse s’alignaient des voiliers. L’un me plaisait particulièrement pour sa voile rouge, son nom Bel-Ami peint sur sa coque et l’allure de son propriétaire, un homme pas du pays, vieux comme l’hiver, long et maigre, à la chevelure blanche et épaisse. J’admirais ses gestes précis, la façon dont il embarquait, un pied à bord, un pied dans l’eau, et le spectacle de cette voile rouge triomphant de l’océan m’électrisait.
Dès que le marin descendait ou remontait son bateau, je courais l’aider. Quand il gréait son embarcation, je furetais autour de lui comme un chien.
Un jour, il me dit :
– Tu veux faire un tour, mon pote ?
Cette question !
Il m’expliqua le safran, la dérive, les écoutes du foc. Au large, il m’ordonna :
– Prends la barre.
« La mer n’est pas un cheval que l’on dompte, détends-toi », fut son premier conseil. Le kornog dont je ne connaissais que le nom de vent soulevait les vagues, gonflait la grand-voile. Capitaine ! Capitaine ! Terre en vue ! Il n’était plus question de cela. J’étais minuscule, un fétu dans la force de l’océan dont le ventre retenait tous les perdus et disparus en mer des tombes de mon village. J’étais concentré, attentif aux directives, plus concentré et attentif que je ne l’avais jamais été en classe, or je claquais des dents, chaque mouvement de houle me retournait le cœur. Par trois fois, le vieux m’a dit : « Tu es gelé et tu as l’air malade, nous allons rentrer. » Par trois fois, je lui ai menti : « Je vais très bien, j’ai toujours l’air comme ça. » Il m’a forcé à enfiler un pull épais, autrefois bleu, effiloché aux poignets. La façon dont il a enroulé les manches, le poids du chandail sur mes épaules sont intacts dans ma mémoire.
Il s’appelait Jacob.
À heure fixe, j’allais sur la plage, suppliant tous les saints du paradis qu’il m’embarque, et ma prière était exaucée. Un jour de pluie, il me prêta la combinaison de mon-petit-fils-qui-est-en-Australie, un autre, il m’offrit des crêpes sur le port.
Il louait une petite maison au centre du village et y passait plusieurs mois par an. Je pris l’habitude de sonner si je voyais de la lumière. S’il était avec des amis, je lui demandais :
– Je te dérange ?
– Toi, tu ne me déranges jamais.
Il me présentait à ses invités, leur parlait de moi et de mes talents de marin avec de tels accents d’admiration et d’amitié que tous m’accueillaient, et quand je les croisais sur le port, ils me saluaient d’un :
– Salut, mon pote !
Sur un meuble de son salon étaient exposées les photos de sa famille.
– Eux, ce sont mes parents le jour de leur mariage, elle, c’est mon épouse Élise avec notre deuxième fille dans les bras, lui, c’est John, mon petit-fils, celui qui vit en Australie, cette grande bringue blonde, c’est ma première fille qui habite en Allemagne. Non, Élise ne vit pas avec moi.
Une bibliothèque était là, imprécise, mouvante, en désordre, pleine d’objets. Une sorte de gnome en céramique de forme pyramidale, un peu vert, un peu brun, boueux, avec deux trous pour les yeux et un vague relief pour la bouche, était surmonté d’un petit drapeau sur lequel était écrit : « Vive Jacob, mon papa ! »
Si j’avais donné une chose pareille à mon père, il l’aurait flanquée à la poubelle.
Douze cadres s’alignaient sur une paroi. Pas des peintures, ni des gravures, mais des broderies éclatantes de couleurs. Je les trouvais jolies mais enfantines, un peu ridicules même avec leurs maisons, leurs champs, leurs petits personnages naïfs.
L’histoire, qui était celle de la mère de Jacob et brodée par elle-même, se lisait de gauche à droite et de haut en bas. Dans le premier tableau, on voyait une maison au toit en chaume. Une vigne courait sur la façade, des petits points mauves indiquaient que les grappes étaient mûres. Il y avait, devant, un couple et quatre enfants. Les deux filles aux cheveux en laine jaune étaient aux côtés de leur mère, les deux garçons à la droite de leur père portaient des chapeaux noirs à large bord découpés dans du feutre. Un chien était couché devant eux, la langue pendante.
– Ils l’ont tué à cause de ses aboiements, commenta Jacob. Dans l’épisode suivant, l’une des sœurs est arrêtée par des soldats, l’autre, ma mère, se dissimule dans le creux d’un arbre. Un militaire la cherche mais il n’ose pas s’approcher de sa cachette à cause de l’essaim d’abeilles. Tu le vois cet essaim ?
Je voyais une grosse masse de nœuds en laine brune.
Dès la troisième broderie, il ne restait qu’un seul personnage, celui de la petite fille aux cheveux en laine blonde, avec des yeux comme des billes et un trait à la place des lèvres. Sur la dernière, elle était sur le ponton d’un paquebot au-dessus duquel volait un cheval ailé et de grosses larmes en fil noir coulaient sur ses joues.
Jacob et moi bavardions comme des pies et j’avais l’illusion que ma vie avait été aussi longue que la sienne tant il accordait de poids et de respect à ce que je lui racontais de mon ami Marc et de monsieur Kurosawa. Lui aussi avait un ami intérieur, un ange décati aux ailes mitées auquel il obéissait parce que, disait-il, « il sait mieux que moi ce que je fais sur terre ».
Nous étions frères de solitude et de songes.
J’ignorais que c’était si rare.

Un matin que, dans sa maison, je lui reprochais de ne pas vouloir aller en mer sous prétexte d’une petite pluie, il me répondit avec douceur :
– Hier, il y a quarante ans exactement, ma mère est morte. Si tu veux bien rester, j’en serais heureux.
– De toute façon, il n’y a pas de vent, bougonnai-je en me calant dans un fauteuil.
Il parla aux broderies dans une langue bizarre qui me fit sombrer dans le sommeil.
– Tu dors, Tristan ?
– J’ai fait un drôle de rêve, Jacob. Mon ami intérieur et ton ange dansaient autour de la petite fille aux cheveux en laine jaune.
Ma déclaration le troubla tant qu’il éternua cinq fois de suite.
– Tu as reçu un message de la grande mémoire, me dit-il en se mouchant et en me désignant le cheval sur la dernière broderie. Ma mère prétendait que la grande mémoire est un cheval ailé qui vous suit mais ne porte pas que soi sur son dos.
La grande mémoire est un cheval ailé qui vous suit mais ne porte pas que soi sur son dos.
Le mystère de ces mots me parut si immense que je les écrivis sous une étagère de mon placard, et plus tard, dans mon Cahier de pensées.

Mes parents ne rencontrèrent jamais Jacob. Pendant les mois d’école, ils ne se préoccupaient pas de mes pérégrinations ou considéraient, souvent à raison, que tout ce que je leur en disais n’étaient que carabistouilles. Pendant les vacances scolaires, ils filaient au centre médical en me confiant à mon frère Gaétan qui, à peine avaient-ils le dos tourné, me fabriquait un sandwich et partait étudier chez un ami.
Pendant les repas, mon père dévidait avec des accents énervés ses consultations médicales comme on assène des mises en garde ou des leçons de morale. À l’entendre, ses patients étaient tous frappés par des maladies méritées. Ma mère renchérissait sur son ton d’infirmière ulcérée par la bêtise des gens, mon frère révisait à table, et moi, s’il me venait la folie de parler, je prenais en plein front, par le biais d’un geste ou d’une remarque aigre, la mesure de ma médiocrité, de mon existence nuisible, et puisqu’à leurs yeux elle l’était, je ne trouvais d’autre solution que de les provoquer.
– Qu’as-tu fait cet après-midi, Tristan ?
– J’ai nettoyé la cage d’un tigre.
– Sors de table.
Dans ma chambre, je retrouvais monsieur Kurosawa et ensemble nous rêvions à la voile rouge. La nuit, quand ça n’allait pas en moi, nous sortions par la fenêtre pour aller revoir le bateau de Jacob.
Enfant, régulièrement, ça n’allait pas en moi. Un cauchemar me réveillait et la crise surgissait. Je ne l’appelais pas crise, bien qu’ayant conscience d’avoir été propulsé dans un chaudron de panique. L’angoisse me tétanisait, me tambourinait le cœur, me martelait le ventre. Alors, je haïssais la villa Ulysse jusqu’à la moindre de ses odeurs et il me fallait de toute urgence m’enfuir.
À dix ans, à force d’entendre mes parents me le répéter, j’avais compris qu’ils me trouvaient bizarre. Mais moi aussi, je les trouvais bizarres, mes parents-jamais-là, réglant leurs comptes sur le mode des portes claquées et des paires de gifles, et, par extension, je trouvais tous les adultes bizarres, sauf Jacob, monsieur Kurosawa et mon frère Gaétan.
Le passé d’un garçon agité n’est pas poétique. Les enfants insomniaques et malheureux ne tirent pas de grandes leçons sur la vie. Pourtant, lorsque avec monsieur Kurosawa lors de nos maraudes nocturnes, j’ai vu les yeux jaunes d’un hibou dans un pin, une femme nue assise sur son seuil caressant un chat, un navire militaire éclairé comme en plein jour ; vu tant et tant de silhouettes immobiles derrière des vitres ; des goélands dormant, des bernard-l’hermite courant à toute vitesse entre des roches, des nuages de plancton réverbérant les étoiles, un couple marchant au bord des vagues en chantant Mais je ne pourrai jamais vivre sans toi, une petite fille en chemise de nuit perchée sur le rebord de sa fenêtre ; vu aussi une nuit de grande marée la plage au plus immense d’elle-même et, sous la lumière d’une lune rousse, mon ami intérieur danser entre les deltas des eaux, j’ai été, avant que d’en chercher l’introuvable signification, atteint par les phéromones de la poésie.
Je n’étais pas comme le Petit Prince un être moral, bon, pardonnant sa cruauté à sa rose, réfléchissant au ridicule d’un roi, capable de dialoguer avec un renard. Je n’avais pas rencontré un aviateur en détresse, et même si je souhaitais souvent qu’un astre m’aspire, je ne venais pas d’un astéroïde, mais d’un ventre qui n’avait pas bien supporté mon passage.
Accouchement difficile, hémorragie interne, trois semaines en soins intensifs, diarrhées post-natales, varices, nuits atroces. Ma mère me déversait cette litanie dans les oreilles.
– Tristan pesait à peine deux kilos et demi. J’étais si fatiguée et malade, et lui, il se réveillait toutes les heures. Et pour le vôtre, ça s’est bien passé, madame Troadec ?
– En rapport, c’est sûr, le mien faisait quatre kilos et deux cents grammes. Allez, tout passe au cœur des femmes.
– Sauf l’ingratitude, madame Troadec.
– Ah, ça ! Mais, avec mes excuses, madame Karadec, votre petit Tristan n’a pas choisi d’être né et on n’est pas ingrat à son âge. Comme disaient nos aïeux, c’est de lui crier dessus et de la battre qui rend la bête mauvaise.
Tout petit, j’ai entendu ce dialogue entre ma mère et madame Troadec, l’épicière du village.
Tout petit, ma mémoire enregistrait des choses.

À la rentrée scolaire de mes neuf ans, monsieur Kurosawa dansait derrière les vitres de la classe.
Mademoiselle Julie, la nouvelle maîtresse, une femme plutôt gentille, convoqua mes parents.
– Elle nous dit que pendant les leçons tu regardes par la fenêtre et que tu ne t’intéresses à rien. Moi à ton âge, j’étais deux classes au-dessus de toi, je faisais quatre kilomètres à pied pour aller à l’école, huit en tout, le soir je rentrais le bétail. Chez nous, il n’y avait pas de chauffage et ça ne m’empêchait pas d’être premier de la classe ! me sermonna mon père.
Tête baissée, je dessinais sur le carrelage des vagues avec mes pieds.
– Tu m’écoutes, Tristan, ou est-ce que tu t’en fous ?
– …
– Je vais t’apprendre à t’en foutre !
Il dénoua sa ceinture et m’en cingla les jambes. Cette douleur, ce galop dans la maison pour lui échapper. Je courais vite. Il pantelait, mon père, en me plaquant au sol.
Les punitions succédaient aux punitions, la villa Ulysse se transformait chaque soir en un champ de bataille où deux camps s’affrontaient, puis il y eut l’épisode de l’église – Étiez-vous là quand ils ont crucifié le Seigneur ? – qui fit de moi un absolu croyant en un être unique : monsieur Kurosawa.
Je ne l’inventais pas : il était là.
Qui était-il ?
Curieux exercice que d’essayer de définir un compagnon intérieur. Il faut trouver le terme juste et ce n’est pas lui qui me le soufflera. Monsieur Kurosawa ne s’intéresse pas à l’en-soi, aux confidences, il se nourrit de grandes failles et de surgissements. Il n’est pas un protecteur qui chercherait à éloigner ou neutraliser les orages qui menacent ou un consolateur.
J’en parle au présent car si la proximité qui fut la nôtre dans mon enfance n’a pas la même intensité, il est comparable à un ami précieux vivant dans un pays lointain et qui parfois me rend visite.
Lorsque j’étais gamin, il ne m’obéissait pas plus que maintenant, n’était pas à ma disposition comme un jouet, ses humeurs ne correspondaient pas aux miennes. Il dansait sur la plage de la manière la plus étrange qui soit, en déployant ses bras à la parallèle de l’océan, en soulevant haut ses jambes maigres et pâles parmi les eaux ruisselantes, les squelettes des poissons, les algues, les déchets. Ses pieds dessinaient d’éphémères paysages dans lesquels je me baladais. Il lui arrivait, dans ses moments tragiques, de taillader ses cheveux et de les jeter dans les vagues.
Il m’est arrivé de faire cela aussi, mais je ne peux me résoudre à le croire mon double, même si, comme moi, il n’aimait pas l’odeur d’eau de Javel, la couleur lavande de mon dessus-de-lit, et que parfois, ça n’allait pas en lui.
Nous n’avons pas du tout le même caractère.
Mon ami intérieur est indissociable de mon chien Sultan. Des mois séparent pourtant leurs arrivées dans ma vie, mais je ne les vois pas l’un sans l’autre, de même que je leur associe Jacob et son voilier, les mules mauves de madame Kurosawa, les marches en planches autour du chêne, le livre de contes, mon porte-crayon, mes séances chez le psychiatre Donnadieu et ma découverte de la pierre-esprit de l’inoubliable.
Tout cela ne fait pas une chronologie, mais un tout d’enfance. »

À propos de l’auteur

Marie Laure de Cazotte

Marie-Laure de Cazotte © Photo Roberto Frankenberg

Historienne de l’art, Marie-Laure de Cazotte signe avec Le gardien de l’inoubliable son cinquième roman après Un temps égaré (Prix du premier roman), À l’ombre des vainqueurs (Prix des Romancières, Grand Prix de l’Académie d’Alsace, Prix Horizon, prix du Roman historique de Blois), Mon nom est Otto Gross et Ceux du fleuve. (Source: Éditions Albin Michel)

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Mécano

FILICE_mecano  RL_2023  Logo_premier_roman POL_2023

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Après un entretien d’embauche habilement mené, voilà le narrateur projeté dans un centre de formation de la SNCF. Avec une poignée de collègues, il réussira à devenir conducteur de train. Une vie et un métier très particulier dans une entreprise qui ne l’est pas moins.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Tu veux conduire le train?»

Dans un premier roman écrit en vers libres Mattia Filice raconte comment il est devenu conducteur de train et nous fait découvrir avec humour et autodérision un univers très particulier où la poésie finit par tordre le cou aux objectifs de rendement.

Depuis le regretté Joseph Ponthus et son roman À la ligne, on sait que le monde du travail peut aussi se révéler en vers libres et que ce style peut parfaitement épouser cadences infernales et luttes sociales.
Avec Mécano, Mattia Filice lui emboîte le pas et va nous raconter sa vie de cheminot, ou plus exactement de conducteur de train à la SNCF.
Un monde régi par ses propres règles et auquel on accède après une série d’obstacles, à commencer par l’entretien d’embauche.
Durant ce premier face à face avec la hiérarchie, il s’agit de caresser l’employeur dans le sens du poil, de lui dire ce qu’il veut entendre. Ce moment où notre futur mécano répond à des questions «à la con» est particulièrement savoureux (et pourra servir à ceux qui entendent le suivre dans cette voie).
Après un simple coup de fil, il est convoqué près de Paris pour une session de formation qui ressemble à une course par élimination. Le petit groupe se réduit comme peau de chagrin et n’offre plus qu’à une poignée de rescapés la possibilité de monter dans une vraie locomotive pour un premier voyage aux commandes d’un convoi de marchandises.
Là encore, on découvre les règles non-écrites de ce milieu très particulier, son jargon quasi indéchiffrable pour qui n’est pas du sérail, la solidarité des collègues qui ont franchi le cap de cette formation couperet et le fossé qui semble infranchissable avec la hiérarchie. À partir de là, Gaël, Kamal, Adama, Yann ou encore Pablo vont former un groupe aussi disparate qu’uni.
Si l’on voulait une illustration de l’absence, voire de l’impossibilité du dialogue social, on en trouvera ici une édifiante illustration. Et comme toujours, ce non-dialogue débouche sur une grève. Autre moment savoureux du roman que ce premier conflit social qui voit s’affronter des représentants d’une même entreprise qui ne se comprennent pas. Il faut dire que du côté des cols blancs tout a été fait pour cloisonner les fonctions et pour empêcher d’unir les travailleurs. Mais la solidarité trouve ici un terreau fertile et, petit à petit, la peur change de camp. Les timides osent s’exprimer et les collègues, qui s’ignoraient jusque-là, se retrouvent.
Ce roman initiatique, qui nous est offert avec une bonne dose d’autodérision, montre bien le climat social dégradé au sein d’une technostructure qui essaie de cacher les hommes – les femmes sont quasiment absentes – derrière des objectifs et des nombres. Tout le talent de Mattia Filice tient dans sa capacité à faire émerger les émotions, souvent avec humour, dans ce monde que l’on voudrait déshumaniser. On rit et on pleure, on chante et on aime, on vit et on s’use.

Mécano
Mattia Filice
Éditions P.O.L
Premier roman
368 p., 22 €
EAN 9782818056660
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris et en région parisienne, mais on y voyage également beaucoup, notamment en Normandie et dans les Hauts de France.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai, d’une certaine manière, tenté de dresser le portrait d’un héros d’une mythologie qu’il nous reste encore à écrire», explique l’auteur de ce premier roman, rédigé à la fois en prose et en vers. Le narrateur pénètre, presque par hasard, dans un monde qu’il méconnaît, le monde ferroviaire. Nous le suivons dans un véritable parcours initiatique : une formation pour devenir « mécano », conducteur de train. Il fait la découverte du train progressivement, de l’intérieur, dans les entrailles de la machine jusqu’à la tête, la cabine de pilotage. C’est un monde technique et poétique, avec ses lois et ses codes, sa langue, ses épreuves et ses prouesses souvent anonymes, ses compagnons et ses traîtres, ses dangers. On roule à deux cents kilomètres à l’heure, avec la peur de commettre une erreur, mais aussi avec un sentiment d’évasion, de légèreté, sous l’emprise de centaines de tonnes. Le roman de Mattia Filice épouse le rythme et le paysage ferroviaires, transmute l’univers industriel du train, des machines et des gares en prouesse romanesque, dans une écriture détournée, qui emprunte autant à la langue technique qu’à la poésie épique. Mais c’est aussi un apprentissage social, la découverte du monde du travail, et parfois la rencontre de vies brisées. Un étonnant roman de formation, intime et collectif, où les plans de chemin de fer, les faisceaux des voies, décident de nos mouvements comme de nos destins, où se distinguent et se croisent vers et prose.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Inrocks (Sylvie Tanette)
France Inter
RTS (Sylvie Tanette)
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Benzine mag (Éric Médous)
Diacritik (Johan Faerber)
L’anticapitaliste (Fabio Lattisana)
Études (Christophe Rioux)
RFI (De vives(s) voix)
Le littéraire (Jean-Paul Gavard-Perret)


Mattia Filice présente son premier roman Mécano © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« L’apprentissage du chevalier sans armure ni épée ni cheval
Rouler au trait
Avec un doigt
j’arrête un train
une masse autour de quatre cent soixante tonnes
quatre cent soixante mille kilogrammes
six mille fois la mienne
que mes phalanges font stopper net

Main posée sur le pupitre
trois doigts semi-pliés servant d’appui
le pouce en équilibre
la flexion de l’index ne rencontre aucune opposition
comme lorsque j’appuie sur une touche de clavier

Mais rien ne se passe
le train ne réagit pas
l’aiguille de la vitesse pointe au même niveau
composé de trois chiffres
celles des manomètres ne bougent pas
les aiguilles des cylindres de frein restent inertes
sur le zéro pointées
Suis-je en train d’enrayer
je verse du sable entre les roues et le rail
pour retrouver de l’adhérence
je tape sur le bouton d’arrêt d’urgence
Rien
les immeubles continuent de défiler avec le même entrain
je tire sur le frein direct et me précipite sur le frein à vis
je tourne la manivelle
le train persiste sur sa lancée
mille voyageurs derrière moi
à mes côtés
dans ma tête dans ma conscience dans mes remords
l’ensemble fonce sur la gare
Ne restent alors comme ressort à lame noir
pour amortir l’impact à venir
qu’actes futiles et désespoir
User les semelles de mes chaussures sauter de la machine plonger sous le pupitre

Je marchais sur la crête les yeux fermés
ils se sont ouverts à l’instant
la circulation du sang vient de s’inverser
je sens toute mon anatomie
des artères jusqu’aux capillaires
mes veines apparaissent désormais toutes
l’épiderme est devenu une carte de chemin de fer
je baigne dans une mare de doutes

Réveil en sursaut
oreiller drap et silence de la nuit
J’ignorais jusqu’ici
que le travail nous suit
jusqu’au repos

Je rembobine
Projectionniste d’un cinéma sans spectateur
je suis un licencié en sursis
Sur un quai de correspondance
d’un train en total désheurement
je vais
en simple voyageur
questionner les contrôleurs
À cause des intempéries
le conducteur est sur un autre train en retard
une vague orageuse envahit alors le sud du pays
Puis l’un d’eux me demande
Tu veux conduire le train ?
Ce n’est qu’à cet instant que j’associe
ce serpent métallique à un humain
c’est le déclic fait de bric et de broc
du voyage sur la toile au travelling permanent
métier utile et déplacement
pas de bureau ou de vie sédentarisée
ouvrier spécialisé
des connaissances techniques et un savoir particulier
un métier manuel diraient certains
belle perspective pour un type
dont plusieurs dans la famille
achètent un nouveau vélo
après une crevaison
Je n’ai du cheminot
qu’une idée aux gros traits
une barbe une pipe la voix grave et un air goguenard
le type qui ne se laisse pas faire
qui tient en joue son supérieur pour peu qu’il se la joue comme ce conducteur qui arrête son tgv
en pleine pampa
les champs de blé rasant sur la gauche
la terre en jachère sur la droite
et qui laisse en plan son chef au milieu du rien
dans la nature sans quai
Ça ferait un bon scénario
Cette idée me plaît
peut-être qu’il est possible de rester libre

Dans le sas
La première fois je suis éconduit
par une lettre où transpirent de grands regrets
ce n’est pas un râteau
il y a les formes
Tu comprends je dois encore me remettre de ma relation passée c’est tout frais c’est pas cicatrisé

Tel un roquet je compte bien persévérer
et j’aurais continué jusqu’à recevoir un recommandé
pour me prier d’arrêter de les harceler
déjà prêt à me défendre à la barre
Leur refus n’était pas convaincant monsieur le juge

Narcisse écorché mais néanmoins épargné
j’apprends que ce n’est pas contre moi
c’est le gel des recrutements
le robinet de la conduite principale est fermé
Verrouillé avec l’étanchéité faite chef

L’année suivante le robinet laisse passer un filet d’eau
Stagnant près du joint
fruit de la condensation
je parviens à me glisser le long du mur du dépôt
fait de briques rouges

Je me suis préparé
entraîné pour la phase finale
matchs de poule quart demi-finale
plusieurs rendez-vous où je subis une batterie de tests
pour voir un peu qui je suis
ce que je vaux
recevant des questions parfois aussi pertinentes que
Vous arrive-t-il de pleurer quand vous êtes seul ?
avec la vie de centaines de passagers
sous ma responsabilité
Profil demandé étudié avec minutie
rester calme et lucide
analyser vite les données et agir froidement
réactivité lorsque survient un incident
la situation perturbée employée dans le milieu
je me sens fin prêt

Certains passés par là m’ont conseillé
de ne pas parler service public
c’est passé de mode
il faut insister sur l’ambition
entendez évolution de carrière
monter les échelons
être un Ouineur
un béni-oui-oui en herbe et que ton non soit crucifié
Certains tests me rappellent ces vieux jeux vidéo
au graphisme basique
un petit train à reconstituer avec la souris
une bille glissant qu’il faut replacer avant qu’elle ne tombe envisager les parcours les plus courts
Une histoire de clics
En cet instant le monde se divise en deux catégories
les gamers
qui ont collectionné les consoles dans leur chambre
et ceux qui maudissent leurs parents
de les en avoir privés
au prétexte qu’il fallait étudier

Nous sommes tous assis le long d’un couloir
à attendre notre tour
Geoffroy en face de moi
que je ne connais pas encore
et qui a pris le train pour la première fois
ne sait pas encore qu’il va en faire du train par la suite
Gaël qui tourne les pages d’un magazine beaucoup trop vite pour donner l’illusion de s’y intéresser vraiment
et d’autres qui fixent un point précis du mur
comme des archéologues percevant
un potentiel site de fouilles
Je fais partie des archéologues

Entretien final avec deux cadres de l’endroit
où je pourrais être affecté
pièce exiguë et bureau pour nous séparer
costard serré pour l’un
chino polo décontracté pour l’autre
j’endosse une veste achetée pour l’occasion
couleur beige neutre fade ensardiné
ensemble repassé pour masquer une liberté froissée
et me donner une stature qui n’est pas la mienne
Je n’allais plus jamais la porter

Un des cadres se montre agressif et sarcastique
l’autre doux et compréhensif
j’ai le Bon et la Brute devant moi
avec
en jouant ma partition
le sentiment de les truander

Parfois j’en fais un peu trop
Quel est selon vous le temps de travail hebdomadaire
d’un conducteur ?
(assis le dos droit sur la chaise)
Des semaines de quarante-cinq heures non ?
Et l’idée de travailler la nuit les dimanches et jours fériés ?
(j’ai mon corps pour seul encombrant)
J’adore
À combien estimez-vous le salaire ?
(que faire de mes bras et de mes jambes ?)
Un peu au-dessus du SMIC non ?
Je mets du vibrato un peu trop
la corde va sauter
mais finalement ça passe

Pour moi ça passe
j’occupe une des places
de ce jeu de commerce où il s’agit de faire briller
la marchandise que l’on est
pour ne pas rester sur le quai
tandis que d’autres continueront à recevoir
des lettres de refus
mon bout de papier positif est peut-être la seule chose qui me distingue d’eux. »

À propos de l’auteur
FILICE_mattia_DRMattia Filice © Photo DR

Mattia Filice, comme le héros de son livre, devient un peu par hasard en 2004 conducteur de train. Il est depuis, toujours sur les rails, au départ de la gare Saint-Lazare, à Paris. Mécano est son premier roman. (Source: Éditions P.O.L)

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Biche

MESSINE_biche  Logo_premier_roman  68_premieres_fois_2023

Finaliste du Prix littéraire les Inrocks

En deux mots
Gérald et son chien Olaf partent pour une nouvelle partie de chasse. Autour de lui, un groupe de chasseurs et Linda qui mène la battue. Après un premier coup de feu, les animaux sont avertis et cherchent un refuge. Alan, le garde-chasse, aimerait que la traque prenne fin alors que l’orage gronde.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Biche, ô ma biche

Dans ce premier roman, Mona messine imagine une partie de chasse qui va virer à la tragédie. Sous forme de conte écologique, elle explore avec poésie et sensualité les rapports de l’homme à la nature.

La puissance et le pouvoir sont au rendez-vous de cette partie de chasse. Entre les humains et les animaux, le combat est inégal, même s’il n’est pas joué d’avance. La biche et sa petite famille ont appris à se méfier des prédateurs et ont pour avantage de parfaitement connaître les lieux.
Mais c’est aussi ce qui excite Gérald, le roi des chasseurs. Accompagné de son chien Olaf, il aime jouer à ce jeu ancestral, partir sur la piste de la bête et, après l’avoir débusquée, l’abattre et agrandir tout à la fois sa salle des trophées et son prestige. Les autres chasseurs sont pour lui plutôt des gêneurs. Surtout lorsqu’ils leur prend l’envie d’emmener avec eux leur progéniture et leur apprendre les rudiments du métier. C’est aujourd’hui que Basile abattra sa première caille, mais ce tir qui fait la fierté de son père est pour Gérald l’assurance que désormais la faune est aux abois et que sa traque n’en sera que plus difficile.
Mais il peut compter sur Linda. Celle qui mène la battue se verrait bien aussi en proie offerte au maître des chasseurs. Une partie loin d’être gagnée, elle aussi…
Dans ce conte écologique, on croise aussi un jeune garde-chasse qui a conservé du film Bambi un traumatisme qui n’est pas étranger à sa vocation de protéger la faune et la flore. Alan entend faire respecter les règlements aux chasseurs, faute de pouvoir leur interdire de pratiquer leur loisir.
En ce dimanche gris et pluvieux, le scénario imaginé par les prédateurs va connaître quelques ratés. L’orage gronde…
Mona Messine, d’une plume pleine de poésie et de sensualité, a réussi son premier roman qui, en basculant alors dans la tragédie, nous offre une fin surprenante. Elle nous rappelle aussi qu’on ne s’attaque pas impunément à la nature. Elisabeth, la vieille biche et Hakim le petit hérisson peuvent jubiler: de héros de dessin animé, ils viennent de basculer dans la mythologie qui voit les chasseurs tels Orion se transformer en poussière d’étoiles.

Biche
Mona Messine
Éditions Livres Agités
Roman
208 p., 18,90 €
EAN 9782493699008
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une forêt qui n’est précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans la forêt. Une partie de chasse s’organise, menée par Gérald, la gâchette du coin. Devant lui, son chien Olaf piste la trace. Au loin, les traqueurs rabattent le gibier sous les ordres de Linda, un vieil amour qui n’a pas totalement renoncé à lui. Alan le garde-chasse a le cœur en morceaux. Ce soir, il le sait, les biches seront en deuil.
Mais en ce dimanche plus gris que les autres, une tempête approche. La forêt aligne ses bataillons. Les animaux s’organisent. Les cerfs luttent sous l’orage. Et une biche refuse la loi des hommes.
Biche est un conte écologique haletant porté par une plume aussi poétique que tranchante, qui nous plonge au cœur de la forêt, au cœur d’une nature en émoi, et nous rappelle que la terre, en colère, peut gronder sous les pieds des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Inrocks (Léonard Billot)
RTS (Céline O’Clin)
RFI (De vive(s) voix)
La Marseillaise (Jérémy Noé)
Podcast (Parole d’animaux)
Blog Aleslire
Blog Shangols
Blog Sonia boulimique des livres


Mona Messine présente son livre Biche © Production Les livres agités

Les premières pages du livre
« CHAPITRE PREMIER
Le chant des arbres balayait tous les bruits alentour, inutiles. La biche racla du museau le sol pour remuer la terre et dénicher des glands. Sous un tapis de feuilles, elle en trouva quatre, ratatinés sur eux-mêmes, amassant en même temps des brins d’herbe séchée et des aiguilles de pin qui, sans qu’elle s’en aperçoive, resteraient collés sous son menton. Derrière elle, les feuillages prenaient la lumière d’un commencement de soleil, des liserés d’or sur leur pourtour.
La biche repartit vers la harde. C’était l’aurore, plus aucune de ses compagnes ne dormait. Sous ses pas filaient les mulots à l’approche du jour. Lorsqu’elle arriva dans la clairière, les faons qui s’éloignaient pour explorer les abords du terrain revinrent sur leurs traces. Ils aimaient à la suivre car elle devinait toujours le meilleur sentier, celui qui les empêcherait de trébucher. Elle leur montra du museau la bonne route, et la ribambelle d’animaux la suivit.
Elle était plus petite que les autres, mais aussi plus agile. Son intuition surprenait. Du fond de son ventre, elle connaissait la forêt, même les endroits où elle n’était jamais allée. Elle vivait avec son élément. La biche et la forêt : deux pieds de ronces imbriqués l’un dans l’autre, qu’on ne voudrait pas démêler. C’était par instinct qu’elle débusquait sa nourriture, en harmonie avec les saisons. Elle apprenait aux petits la gastronomie des baies, à trier les fruits tombés au sol, tandis qu’autour croissaient ou mouraient les arbustes.
Les faons trottinaient autour d’elle. Le dernier-né du groupe, qui avait vu le jour en retard sans que personne sût pourquoi, se jeta sur elle et tenta de la téter. Elle ne possédait rien pour le nourrir et le repoussa d’un mouvement rapide et sec. La biche était une jeune femelle à la robe cendrée, venue au monde au printemps de l’année d’avant, cible récente de ses premières chaleurs. Un mâle subtil lui aurait vu une démarche altière, mais elle ne pouvait le savoir ; elle bougeait avec la grâce des enfants qui ont confiance et vivent sans réfléchir, sans avoir peur.
Lorsqu’elle avança dans la forêt, aucun lézard ne frémit au son de ses pas, mélodieux et rythmés. S’ils se montraient hésitants, ce n’était que par délicatesse à l’endroit des feuilles mortes. Il y en avait une couche importante ; nous étions aux premières lueurs de l’automne. Elles formaient un manteau qui protégeait le sol comme dans toutes les forêts, édredon dégradé d’orange et nuances de marron, se putréfiant lentement dans la boue et le noir au fur et à mesure de la saison qui se hâtait.
La forêt aux essences européennes produisait principalement des chênes, des châtaigniers et, à sa lisière, de rares épicéas. Fin septembre, des branches se dénudaient et les couleurs se fondaient entre elles. Seul l’œil affûté de la biche en percevait les chatoiements. Elle croqua dans l’akène, balaya d’un revers de pied ceux parasités de vers. Elle mâcha, profita de l’instant pour étirer ses membres les uns après les autres et avala son repas. Elle mordilla l’une de ses camarades par affection et par jeu, se fit cajoler en retour. Le soleil se levait et avec lui une lumière crue, voilée à sa naissance par un dernier semblant de brume qui n’allait pas plus haut que quelques pouces au-dessus de l’horizon. Les rayons transperçaient le tronc des arbres les plus larges, indiquaient la violence de la couleur du ciel ce matin. Un foulard doré se tendit sur la forêt. Le groupe s’apprêtait à s’y enfoncer. Les faons s’étaient rassemblés autour de la biche : elle guiderait la file.
* * *
À l’opposé du massif, le chasseur ferma sa thermos de café à peine entamée, promise à son retour. Il la rangea à l’arrière du coffre de sa voiture sur laquelle s’appuyaient d’autres chasseurs, vêtus de vestes et treillis. Aucun n’avait de raison de penser que ce jour-ci serait différent. Ils cherchaient du gibier, et avec un peu de chance tueraient une belle pièce dont ils pourraient s’enorgueillir. C’était leur loisir, leur identité. Il n’y avait pas de sujet de morale ou de sensibilité. Il n’en était pas question ici.
Ils houspillèrent leur ami : Gérald devait se dépêcher pour qu’ils profitent du lever du jour, de la brume qui déjà s’estompait, de la rosée scintillante qui bientôt s’évaporerait. Gérald jongla avec l’impatience des hommes et des chiens et sa lenteur légendaire. Il n’était pas vif, mais il était précis. Les années précédentes, il était rentré parfois bredouille, manquant de belles occasions. Il n’était pas aisé de chasser à ses côtés ; on se mettait souvent en colère contre lui. Mais lorsqu’il armait son fusil, il ne ratait rien. Il marchait dans la forêt comme en son empire. Les autres chasseurs se levèrent et ajoutèrent à leur équipement les derniers soins. C’étaient une gourde à remplir, un lacet à renouer, un harnais à réajuster. Leurs mains astucieuses réalisaient des gestes ordonnés.
Gérald referma le coffre d’un bruit qu’il souhaita le plus faible possible. Son beagle, habitué au silence, grogna. Une mésange charbonnière s’envola vers l’ouest. Le chien, vif et hargneux, prenait parfois le dessus sur les ordres de son maître. Rien n’était plus dangereux que ces moments pour le groupe, quand l’un d’entre eux, fût-ce un chien, désobéissait.
Le chasseur, muni de son arme et de ses munitions, rejoignit en quelques pas le sentier pour entrer dans la forêt. Les arbres, trois fois hauts comme lui pourtant déjà grand, ombrageaient tout son corps. La température de l’air dans le sous-bois assouplit ses membres. À sa démarche, quelqu’un s’esclaffa : « Moins leste ! Tu vas faire fuir les plus belles biches. » La moquerie revenait souvent. Il n’y prêta pas attention, à peine eut-il une respiration plus longue. Il effrayait certaines proies, mais les plus grandioses des animaux capturés étaient toujours pour lui. C’était l’une de ses fiertés, les têtes empaillées accrochées aux murs de sa salle à manger l’attestaient. Les plus belles prises lui appartenaient, invariablement.
L’année s’avérait chanceuse, mais il n’avait pas encore emporté un gibier vraiment spectaculaire. Il voulait être le premier. C’était pour aujourd’hui, il le sentait. Toutes les conditions étaient réunies. Sur ses talons, le chien Olaf suivait de près. Ensemble, ils attendraient le signal des traqueurs, en place pour rabattre les animaux. À l’abri des arbres, à l’abri des regards. Ils n’avaient qu’une heure ou deux pour se mettre en position pour tirer. Quand le vent n’était pas levé, comme ce matin, le chasseur pouvait percevoir que la battue serait fructueuse. C’était un calcul, plutôt qu’une intuition. Il flairait l’odeur de l’humidité, imaginait les faons le museau sur les mousses. Ceux-ci ne seraient pas à l’affût avant de croiser sa route. Il avait plus de chances si les proies ne se doutaient de rien, c’était juste une histoire de choc. Il craignait le craquement des feuilles mortes sous son poids. Avancer sans bruit serait le premier exploit à accomplir. La condition de réussite. Il comptait sur l’étrange communion des arbres de la forêt pour couvrir sa présence.
Il marchait et mâchait dans le vide de ses grosses molaires usées, langue pâteuse, visage gonflé. Il semblait engoncé dans ses couches de vêtements mais chacune était nécessaire et parfaitement étudiée. Les quatre pattes tendues de son compagnon, sèches, dépouillées, complétaient ce tableau. Le chien et son maître représentaient l’un et l’autre un versant de la chasse. Ils avançaient en regardant droit devant eux, concentrés. Ici, il n’y avait pas encore d’animaux sauvages mais ils démontraient à chaque seconde qu’ils étaient le meilleur équipage. Alors que tout son corps se gargarisait à l’approche des animaux, seul enjeu du jour, Gérald n’avait aucun doute sur sa place parmi les chasseurs. À lui la chair et la gloire, tandis que les autres s’amusaient encore à écraser des champignons avec des bâtons pour en voir sortir la fumée. Ces nigauds manquaient grandement de sérieux, jusqu’à ce que l’un d’eux identifiât sous leurs pas des traces de sabots.
Le chasseur portait un fusil qu’il affectionnait particulièrement. Il l’avait choisi ce matin parmi la collection qu’il gardait dans sa remise, pour qu’il soit adapté aux conditions météorologiques qui s’annonçaient capricieuses. Au fond, c’était celui qu’il préférait, mais il s’interdisait d’emporter la même arme à chaque fois, préférant s’entraîner avec d’autres modèles pour affiner sa pratique, pour la beauté du sport. Les cartouches étaient suspendues à son gilet de chasse. Elles se déployaient contre lui de son torse à sa hanche. Il aimait ça.
Gérald était fils de chasseur, petit-fils de chasseur et, il pouvait parier dessus, père de chasseur, à la façon dont deux de ses fils le dévisageaient, remplis d’admiration, lorsqu’il rentrait en tenant par les oreilles un bon gros lièvre mort. Le troisième détournait souvent les yeux des viandes qu’il rapportait, refusant parfois de les déguster avec le reste de la famille malgré la délicate sauce au vin réalisée par la voisine de palier et les heures de cuisson. Garçon sensible. Les chasseurs préféraient le métal des cartouches à la douceur d’une fourrure, le froid de trente-six grammes de plomb qui les rendaient vivants. Tous leurs sens étaient en éveil. Un dimanche de chasse, c’était enfin leur mise à l’épreuve.
Personne n’avait jamais manqué de munitions, mais Gérald en avait emporté ce matin plus que de mesure. C’était une sécurité, une libération de son esprit pendant l’exercice. Il ne se sentait jamais mieux que surchargé. Il pouvait alors parer à tous les possibles, toutes les éventualités. « Robinson », le surnommaient les autres pour signifier qu’il se débrouillait partout. Le chasseur ne comprenait pas. Robinson Crusoé était frugal et ne possédait rien. Lui, au contraire, pouvait subvenir à tout grâce à son matériel de pointe : porte-gibier, appeaux, couteau à dépecer. Chacun de ces éléments choisis avec soin le remplissait de fierté. Il s’était préparé minutieusement. Un travail de long terme. La technique et les objets au service de son œuvre.
Ce matin lui sembla pareil aux autres : fraîcheur, éveil de la forêt, mise en jambes. Ses pas s’imprimaient pour l’instant sur le chemin de poussière. À l’orée de la forêt, il restait quelques sentiers sans terre mouillée, régulièrement ratissés par les gardes forestiers, sauvegardés des pourritures qui allaient survenir dans l’hiver, protégeant les chevilles des promeneurs même si l’on espérait qu’il n’en viendrait pas tant. Autrefois, Gérald portait des chaussures davantage adaptées à la randonnée. Un jour, il avait dû attendre trois heures sous la pluie qu’un chevreuil qu’il aurait pu tirer, occulté de son champ de vision par le tronc d’un arbre, ne se décide à avancer ou reculer pour qu’il puisse l’atteindre. L’animal avait cessé de trembler en quelques secondes et s’était révélé incroyablement immobile. Seule sa fourrure avait ondulé. Le chasseur était rentré chez lui les pieds amollis et fripés. Il avait conservé un rhume plusieurs jours après l’épisode. Dépecer la carcasse du chevreuil, qu’il avait évidemment fini par abattre, n’avait pas suffi à le consoler et il pesta de longues soirées sur ses poumons imbibés. Il avait senti encore longtemps après le froid dans ses orteils. Il n’avait pas aimé qu’on le prenne au dépourvu et en avait parlé durant des semaines, porté par une étrange dépression. Comme si le chevreuil et la pluie l’avaient défié tout entier. Alors, il avait adopté les bottes et changé plusieurs fois de paires, au rythme de rencontres malencontreuses avec des sardines de campeur ou d’usure insurmontable. L’été, Gérald craignait leur rupture, avec les cuirs et les caoutchoucs malmenés par la sécheresse après des temps plus humides. Lorsque la chasse n’était pas encore ouverte, il effectuait des rondes de repérage pour voir si quelque chose avait modifié l’organisation de la forêt ou le comportement des animaux. Il avait besoin de savoir à quoi s’attendre quand la saison débuterait. De maîtriser l’espace, le connaître par cœur, s’y mouvoir sans penser. Prendre ses marques. Imprégner aussi son existence dans la forêt.
Les bottes laissèrent cette empreinte qu’il se plairait à reconnaître en rentrant ce soir. Il marcha sur le rebord d’un fossé, le chien sur ses talons, et s’arrêta soudain sur une crête, pensif et troublé. Il avait oublié d’aller pisser. Il délaça sa ceinture d’une seule main, en un geste furtif. C’était maintenant qu’il fallait s’y coller ; plus tard, les animaux le sentiraient. Le liquide se parsema en rigoles de part et d’autre du trou, sur la surface d’impact. Une fougère se rétracta, importunée par la présence humaine. Le chasseur surplombait de quelques centimètres le reste de son équipage. Il rit, débordé par le sentiment de puissance de se soulager debout. D’habitude, à cette heure, régnait une odeur d’humus. Les effluves d’urine acidifièrent l’air et lui tordirent la bouche. Il se rhabilla prestement, racla ses chaussures dans la terre comme sur un paillasson et poursuivit sa route. Personne ne commenta.
Le groupe de chasseurs s’arrêta devant le poste forestier. Leurs visages illuminés de plaisir s’alignaient, rosés, étirés, devant la parcelle. Tous saluèrent le garde débarqué là par hasard, la personne « en charge ». Ils n’avaient pas d’affect pour ce jeune type dégingandé qui, selon eux, ne connaissait pas vraiment leur forêt. Le gamin, en âge d’être leur fils, leur souhaita la bienvenue puis énuméra les quotas de chasse. Naïveté ou tolérance, il ne faisait que rappeler les règles mais n’allait jamais plus loin dans l’inspection des besaces. Ni avant ni après. Les chiens, incapables de rester immobiles, paradaient autour de leurs maîtres, pressés d’entrer en scène. Le garde les dénombra, inquiet pour ses propres mollets. Ils glapissaient, le poil brillant, les yeux attentifs. Leurs maîtres voyaient en eux les symboles de leur identité de chasseur.
Le groupe indiqua au garde forestier qu’ils allaient pénétrer la forêt, comme si cela n’était pas évident. Ce n’était pas une démarche obligatoire mais ils y tenaient, à cette façon de montrer patte blanche. Le jeune homme, flanqué de deux oreilles décollées et d’un regard gentil, apprécia l’attention et les remercia d’un mouvement timide de la tête après avoir proféré quelques lieux communs sur le climat de la journée, les températures et le risque de pluie, précisions dont ils n’avaient pas besoin, forts de smartphones et de leurs méthodes. Ils partagèrent leur hâte de retourner sur le terrain, tout en discipline.
Le garde établit avec le dernier chasseur de la troupe les bracelets de chasse qui donnaient à chacun le permis de tuer tant et tel gibier. C’était une discussion de politesse, comme on commente une marée au port ou le goût du café au bureau. Le garde joua avec les lanières de sa bandoulière de cuir pendant toute la conversation. Il n’était pas friand de mondanités. Il avait revêtu des couleurs camouflage tandis que jeans et baskets avaient été observés sur ses prédécesseurs. Comme un jeune stagiaire portant la cravate en talisman, terrifié de paraître négligé, il voulait à tout prix se fondre dans un élément qui n’était pas encore sien. Il s’appelait Alan.
Le dernier chasseur, après avoir flatté son chien, lui demanda de faire moins de bruit lors de sa prochaine ronde. La semaine passée, sa conduite avait fait fuir un jeune cerf sur le point d’être abattu au bord de la forêt, ralentissant la chasse. L’homme s’avoua soucieux du plaisir de chacun des chasseurs et désigna du doigt les membres du groupe un par un pour les lui présenter. L’impatience de déambuler sur le grand terrain de jeu les animait tous. Ils écoutèrent leur porte-parole, chargés de l’espoir de ceux qui partent découvrir un trésor, puis reprirent leur conversation sur la beauté d’une espèce par rapport à une autre. Pendant un instant, Alan se dit qu’on trouvait de mauvaises excuses quand on ratait sa cible. Mais il acquiesça et serra la main du chasseur plaintif.
Après cette rencontre, les épaules des hommes se déployèrent. Le jeune homme les vit pénétrer la forêt, libres de s’être imposés face à lui, les deux pieds plantés dans le sol, les mains dans les poches. Les chasseurs se rangèrent instantanément par deux ou trois, chacun reconnaissant son partenaire préféré. Les pas se firent plus cadencés. Quelle joie pour eux de s’y trouver enfin ! Devant les premiers arbres, les chiens agitèrent leurs queues en pendule.
Alan se dirigea vers son pick-up garé à quelques mètres, dans lequel il s’installa en prenant garde à ne pas se cogner la tête, ce qui lui arrivait souvent. Ce matin, il commencerait sa patrouille dans le sens inverse de son rituel. Simplement pour changer, par plaisir, ce qui l’empêchait, déclarait-il, de tomber dans la routine. Le véhicule projeta quelques cailloux sur les rebords des fossés au démarrage, mais le groupe de chasseurs s’était déjà éloigné et ne fut pas gêné. La voiture secoua des branchages, des buissons, et Alan se sentit coupable de les abîmer. Il lança sa main vers la radio, la suspendit un temps en l’air. Puis il la laissa retomber sur le levier de vitesse. Sa mission à venir était trop sérieuse pour se distraire avec de la musique. Il réécouta seulement les prévisions d’une météo qui s’annonçait pitoyable. Il roula si lentement qu’il aurait pu toucher du bout des doigts chaque branche depuis la fenêtre du véhicule. Les arbres se débattaient. Il était désolé, mais il ne pouvait pas faire autrement que d’avancer.
L’air n’était chargé de rien. C’était un jour d’équinoxe. Dans le ciel, Mercure, haute parmi les constellations, sans qu’on ne pût la voir puisqu’il faisait maintenant à demi-jour, préparait avec délectation d’importants changements.

CHAPITRE II
Le garde forestier essaya de ne pas faire crisser les roues de son véhicule lorsqu’il opéra un demi-tour à la fin de sa ronde. La demande de silence du chasseur le contrariait. Habituellement, le passage du pick-up alertait les animaux qui partaient se cacher plus profond dans la forêt, comme un signal. Faire moins de bruit à l’aube signifiait gâcher une chance de survie pour le gibier. Alan savait que le chasseur lui avait précisément reproché le vacarme de sa voiture. Bien sûr, il ne voulait pas d’ennuis. Entre la vie des animaux et la demande du groupe, il avait officiellement choisi la loi. Après tout, ces chasseurs avaient obtenu le droit d’exercer leur loisir. Mais Alan restait sûr que sa maigre alerte pouvait changer le cours des choses pour quelques biches et faons.
Il lorgna de sa vitre les vastes étendues de campagne le long de la route qu’il connaissait par cœur. Des insectes vivaient là, en dessous des blés. Alan pensa aux drones que finançait l’Allemagne afin de réveiller les faons qui dormaient dans les champs et de les empêcher de se faire broyer par les moissonneuses-batteuses. Ici, lui seul pouvait veiller sur eux ; il soupira, entravé par le devoir humain.
Par précaution, il réalisa sa manœuvre en passant sur une semi-pente recouverte d’herbe séchée par le soleil, altérant l’adhérence des pneus, absorbant le son. Au moment de redresser son volant, il sentit le départ d’un dérapage incontrôlé. Un instant, son cœur bondit et il s’imagina retourné sur le sol. Il réussit sa reprise, évita l’embardée. Soulagé, il abaissa sa vitre de trois centimètres d’une seule pression sur la commande d’ouverture pour faire passer l’air frais. La brise pénétra l’habitacle et anéantit sa peur. Il l’oublierait jusqu’au lendemain.
Il rejoignit le sentier qui le conduisit à la route encerclant la forêt pour terminer sa boucle. Au croisement, il vit au loin un froissement parmi les branchages. Une ombre fugace, suivie d’autres ombres souples et rapides à s’enfuir, danseuses de ballet sur lit de terre bourbon, détala devant la voiture. Des biches, devina le garde, tout un troupeau et leurs faons. Il les avait aperçues presque tous les jours de l’été, mais elles se faisaient plus discrètes depuis la fin du mois d’août, date d’ouverture de la chasse. Elles devinaient la menace. Les cerfs, éloignés du groupe sauf pendant la période des chaleurs, portaient à présent leurs bois. Alan aimait les croiser, fantômes de bronze entre les arbres, mais cela ne durait jamais que quelques secondes. Certains de ses collègues se levaient dans la nuit pour les observer de près, jumelles, couches et surcouches de vêtements en renfort, mais pas lui. Ce qui le fascinait dans la forêt, c’était son mystère, tranquille et intouchable. Il avait conclu il y a longtemps qu’on ne pourrait jamais entièrement la connaître et cette idée lui plaisait car elle lui permettait d’être surpris tous les jours. Il ne ramassait pas les bois de cerf trouvés entre les troncs au printemps. Il imaginait des écosystèmes s’implanter à l’intérieur, des œuvres sculptées émerger du sol, un heureux collectionneur en randonnée s’en émerveiller. Il laissait vivre la nature et renonçait à son pouvoir d’homme.
Il gara la voiture et sortit, roula une cigarette de tabac biologique et la fuma. L’air qu’il expira se mélangea aux derniers filets de brume. Il huma l’odeur d’herbe humide puis écrasa le mégot dans la terre. Il identifia sur le bord du fossé des empreintes de cerf bien enfoncées. Les marques de doigts étaient visibles. Cela signifiait que l’animal était parti d’un bond, apeuré peut-être par une présence humaine. La sienne ? Il en doutait, se sentait trop sur le qui-vive pour ne pas avoir vu de cerf autour de lui, même les jours précédents.
Il ramassa son mégot et le déposa joyeusement dans le cendrier vide-poche. Il s’approcha des bords d’une futaie irrégulière et constata des entailles sur le tronc des arbres, à hauteur d’animal. Les cerfs avaient frotté leurs cors des mois auparavant pour perdre leurs velours. Il caressa le bois abîmé. Les écorces blessées n’étaient pas cicatrisées. Un éclat cuivré scintilla dans leur tranchée. Alan trouva précieuse la fluidité entre l’animal et la nature et se dit comme chaque jour que chaque chose avait sa place, les écureuils dans les arbres et les fleurs dans les clairières. La bruyère qui composait la première ligne de la forêt, inclinée vers l’extérieur pour accueillir les promeneurs, ne le contredit pas.
Alan, comme tous les matins passés dans cette forêt et dans toutes celles qu’il avait arpentées, ne pensait qu’aux biches. Il guettait leur passage et celui des faons entre les arbres. Il était obnubilé par elles depuis qu’il avait vu, petit, le dessin animé Bambi. Il en avait collectionné des figurines dès lors. Il se sentait auprès d’elles l’illustre représentant de toute une génération d’enfants en deuil. Il trouvait fascinantes les espèces dont l’apparence physique des femelles diffère de celle des mâles, souvent plus discrète, moins tapageuse : le canard mandarin au ridicule bonnet de couleur, le paon et son besoin de briller, le dimorphisme du lucane cerf-volant qui l’empêche d’avancer en souplesse.
Pour Alan, les femelles étaient plus intelligentes. Très tôt, il avait su qu’il exercerait un métier au plus près de la nature. Il venait pourtant d’une petite ville de notables où l’on adorait les routes bien goudronnées, les pelouses taillées au cordeau. Son père, policier, avait accepté sa vocation parce qu’il ferait partie de la noble famille des gardiens de la loi. Alan l’avait toujours trouvé brutal, son père, à l’image de la police, brutale.
Alan était un romantique, un lecteur de poésie sur coin d’oreiller, un écorché, passion Robin des Bois, de ceux qui œuvrent dans l’ombre. Il besognait pour libérer des pièges d’innocents bébés renards, pour l’amour des écureuils ; il sauvait comme il le pouvait, en cachette, les faibles et les opprimés. Les biches, surtout. Il soulevait un par un, chaque jour après chaque saison venteuse ou chaque attaque de sanglier, les barbelés ou les piquets qui s’affaissaient sur le sol pour qu’elles ne trébuchent pas.
Il nota l’emplacement où étaient passés les derniers animaux, prêt à rédiger son rapport à destination de l’administration de l’intercommunalité. Vie forestière, spécimens à surveiller, aménagements physiques à prévoir pour garantir la préservation des lieux, il était ici au cœur de son engagement : cisailler la forêt de ses sombres menaces, éviter à ses animaux préférés de se blesser. Vaillant, il faisait face à tous les agriculteurs pour sauver ses trésors à quatre pattes. Mais contre les chasseurs, il ne pouvait pas agir. C’était là son grand désespoir. Et revenait sans cesse au fond de ses cauchemars, dès que retentissait le bruit d’une balle tirée tout au long de l’automne, sa peur profonde d’enfant, la plus pure des tristesses incarnée par la disparition précoce de la mère de Bambi.
Alan ramassa un caillou sur le sol pour sa collection ; il n’en avait jamais vu de cette couleur. La pierre était d’un gris presque noir, légèrement irisé, comme par l’intervention de magie. Alan aimait les cailloux, les chenilles et les papillons. Son grand plaisir, en vacances, c’était d’arpenter le Colorado provençal, arc-en-ciel naturel, et, bonheur absolu, d’observer les nuits de neige. Il en devinait l’arrivée proche en scrutant le ciel déjà brillant. Mais la lumière était traîtresse, il le savait : ce soir, loin du fantasme poétique, du conte de fées, il pleuvrait avec force.
Lorsqu’il se réveillait chaque jour dans son appartement de fonction aux grandes vitres donnant sur les arbres, il était seul, absolument seul dans l’immensité, le bouillonnement de la forêt. Il observait de sa cachette les biches avancer vers lui, curieuses. Puis, dehors, dans la neige ou dans le sable, il traçait souvent la lettre « A », l’initiale de son prénom et de celui de sa mère, en veillant à ne rien abîmer du manteau protecteur des animaux en pleine hibernation. C’était le rythme de la nature qui l’animait, sa beauté. Il avait trouvé une autre manière que celle des chasseurs pour illustrer cette affection. Au lieu d’en épingler les symboles sur les murs, d’empailler des têtes, de collectionner des fourrures, il tentait de sauvegarder le souvenir de l’instant. La joie pouvait venir d’une queue leu leu de marcassins au printemps, du son du brame qui retentissait souvent, ou des restes de nids tombés des branches, qu’il replaçait comme il le pouvait. Contempler la singularité de chaque flocon de neige constituait sa rengaine. Alan, vaine brindille au milieu des grands arbres, sauveur de faisans fous, garde forestier ivre de son métier, rempart des biches contre le monde humain.
Il glissa le caillou dans sa poche et leva les yeux sur le bois qui s’étendait. Depuis la forêt en éveil, il entendit le début d’une ritournelle. Les ramures des arbres se balançaient au gré des courants d’air, les premières feuilles jaunies tombaient. Alan savait que sous ses pieds, des millions de vies s’activaient pour bâtir la forêt. Le sol était perclus de fourmilières et de souterrains, refuge des vers de terre qui ratissaient sous les plantations. À chaque pas, le garde se savait épié par ses amis de la faune et de la flore, milliards d’êtres vivants, Mikados, architectes, passagers, charpente de la forêt. »

À propos de l’auteur

Mona Messine©Stéphane Vernière- MS photographie
Mona Messine ©Stéphane Vernière- MS photographie

Écrivaine engagée, Mona Messine revendique l’égalité en littérature comme dans la vie. Mêlant récit de l’intime et combat féministe, elle publie ses textes en revue. Sensible à la démocratisation de l’écriture et de la lecture, elle a participé¬ aux ateliers d’écriture de l’école Les Mots, qui l’a révélée, et dont elle est aujourd’hui ambassadrice. Depuis, elle accompagne à son tour un public diversifié sur des projets d’écriture, en même temps qu’elle est apporteuse d’affaire pour des éditeurs. Elle imagine en pleine pandémie la revue littéraire Débuts, marrainée par Chloé Delaume, conçue pour promouvoir des auteurs inédits. Biche est son premier roman.

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Hors d’atteinte

COUDERC_hors_datteinte  RL_2023  POL_2023  
Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
En creusant l’histoire de son grand-père Viktor, l’écrivain Paul Breitner va découvrir un pan méconnu du destin de sa famille, entre les horreurs perpétrées par les médecins nazis et le désir de vengeance. En fouillant le passé, il va aussi mettre à jour un amour encore brûlant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas du chasseur de nazis

Dans ce roman bouleversant, Frédéric Couderc mène la chasse à un médecin nazi que la justice n’a pas inquiété. En mêlant son histoire avec celle d’une famille de victimes sur trois générations, il nous offre un témoignage touchant et pose de graves questions, toujours d’actualité.

Une fois n’est pas coutume, je commence cette chronique par le dispositif narratif choisi par l’auteur, car il est pour beaucoup dans la réussite de ce gros roman. Frédéric Couderc a en fait choisi, comme des poupées russes, de nous raconter différents romans dans ce roman. Il commence par se mettre dans la peau d’un écrivain allemand, Paul Breitner, qui cherche l’inspiration pour son nouveau livre. Ce dernier va découvrir, en lui rendant visite dans sa villa du côté de Hambourg, que son grand-père Viktor a disparu. C’est en le recherchant qu’il se rend compte combien le vieil homme lui est inconnu.
De 2018, on bascule alors à l’été 1947, au moment où Viktor retrouve sa ville natale, défigurée par un lit de bombes. On va alors vivre la quête du jeune homme qu’il était à l’époque et traverser avec lui une Allemagne qui se cherche, entre un passé brûlant et un avenir à construire. Ce second roman dans le roman nous conduira jusque dans les années 1960. Mais n’anticipons pas.
Paul va mener une double enquête, d’abord en tant qu’historien, en cherchant dans les coupures de presse de l’époque, en recueillant les témoignages de ceux qui ont survécu. Il va alors découvrir l’existence du sinistre Horst Schumann, qui va se livrer à des expériences médicales et participer activement à l’enlèvement et à la déportation de milliers de personnes vers les camps, quand il n’a pas lui-même assassiné ses cobayes. Vera, la sœur de Viktor, en fera partie. Mais il entend aussi s’appuyer sur les confidences de Viktor, jusque-là très discret sur son passé. Est-ce parce qu’il a quelque chose à se reprocher ?
Au fur et à mesure que l’écrivain avance, l’Histoire – celle avec un grand «H» – avec se confondre avec son histoire familiale.
Viktor, quant à lui, va croiser Nina, revenue de l’enfer, et s’imagine pouvoir vivre avec elle une belle histoire d’amour. Mais la jeune fille va disparaître, le laissant dans un total désarroi. Il tentera bien de l’oublier en se lançant dans une carrière de journaliste, en épousant Leonore, la fille de sa logeuse, en devenant père. Mais son fils Christian ne le verra que très peu, car il n’aspire qu’à retrouver le criminel nazi et à se venger. Une quête qui le mènera à Accra en 1962. C’est au sein de la communauté allemande exilée au Ghana qu’il va toucher au but.
Si ce roman est aussi prenant, c’est qu’il laisse à toutes les étapes la place au doute. Comment se fait-il que les criminels nazis aient pu échapper en si grand nombre à la justice? Pourquoi les juges allemands ont-ils fait preuve d’autant de mansuétude envers les bourreaux? Pourquoi les pays vainqueurs, qui comptaient tant de victimes de ces exactions, n’ont-ils pas poursuivi tous ces monstres? Et pourquoi les archives prennent-elles la poussière au lieu d’être analysées avec rigueur et méticulosité? Autant de questions qui hantent les personnages de cette saga familiale riche en émotions. S’appuyant sur des faits réels – le témoignage de Génia, l’une des rescapées du Dr. Schumann vous touchera au cœur – ce roman est, avec Le Bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, une nouvelle pierre à porter à ce devoir de mémoire. Pour que jamais on n’oublie.

Hors d’atteinte
Frédéric Couderc
Éditions Grasset
Roman
512 p., 23 €
EAN 9782365696685
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, à Hambourg et dans les environs, mais aussi dans les camps de la mort, notamment d’Auschwitz et Birkenau. On y évoque aussi des voyages en Afrique, à Accra au Ghana et Lomé au Togo, à New York ainsi qu’un exil en Israël.

Quand?
L’action se déroule des années 1940 à 2019.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un roman haletant mêlant enquête intimiste et historique, d’où surgit de l’oubli Horst Schumann, un criminel nazi longtemps traqué mais jamais condamné.
Hambourg, été 1947. Le jeune Viktor Breitner arpente sa ville dévastée. Un jour, il croise Nina, une rescapée des camps dont il tombe éperdument amoureux. Elle disparaît, son absence va le hanter pour toujours, autant que le fantôme de sa sœur Vera, morte au début de la guerre.
Soixante-dix ans plus tard, Viktor s’évanouit à son tour. En se lançant à sa recherche, son petit-fils Paul découvre avec effroi que celui-ci est mystérieusement lié à un doktor SS d’Auschwitz semblable à Mengele : Horst Schumann. Paul est un écrivain à succès, l’histoire de son grand-père, c’est le genre de pépite dont rêvent les romanciers. Mais il redoute par-dessus tout la banalisation de la Shoah, et sa soif de vérité le mènera jusqu’aux plaines d’Afrique, dans une quête familiale aussi lourde que complexe.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lisez.com (entretien avec l’auteur)
Blog Domi C lire
Blog Black libelle
Blog Baz’Art
Blog T Livres T Arts
+ Portrait de Frédéric Couderc
Blog Valmyvoyou lit
Blog Christlbouquine

Frédéric Couderc présente «Hors d’atteinte» © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Avant-propos de l’auteur
Ce roman existe d’après l’histoire vraie d’un commandant SS qui castrait les hommes et stérilisait les femmes à Auschwitz-Birkenau. Ce médecin s’appelait Horst Schumann.
Désigné dès 1946 comme criminel de guerre à Nuremberg, traqué par le Mossad, il est passé entre les mailles de la justice toute sa vie, s’inventant une nouvelle vie en Afrique. Lancé sur sa piste, j’ai très vite découvert que je ne pouvais m’appuyer sur aucune confession, sur aucune interview, et encore moins sur des Mémoires. Ce gros gibier, tapi dans la brousse, avait échappé aux historiens, journalistes, écrivains…
J’ai ainsi rédigé Hors d’atteinte avec les règles du jeu que s’imposent souvent les romanciers : coller le plus possible à la réalité, confronter les témoins, les archives, tout en inventant des scènes et des personnages. J’espère que tout le monde comprendra que ceci est une fiction. Les choses ont pu se dérouler ainsi, ou (un peu) autrement. F. C., septembre 2022

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L’odeur de la nuit est celle de la brousse, piquante d’herbe mouillée et de fleurs d’acacia. Les ombres occupent toute la place, la voûte étoilée ne suffit pas pour y voir clairement, ni la lune, ni les lucioles. Des ténèbres qui font bien l’affaire du Sturmbannführer (commandant) SS Horst Schumann en fuite depuis seize ans. Sur les crimes de guerre dont il s’est rendu coupable, il n’y a aucune ambiguïté, aucune discussion, toutes les preuves sont entre les mains de la justice allemande. Sa fiche d’évadé précise qu’on le recherche pour meurtres de masse. Sa photo le présente en costume d’officier SS avec un visage féroce, l’air d’un bouledogue, mais un bouledogue avec de gros sourcils, un nez tranchant, une bouche mal dessinée et une raie crayonnée sur le flanc gauche. Il a sévi à Auschwitz-Birkenau, c’est le diable en personne, il faut le traquer, quitte à retourner chaque pierre.
On est en 1961, un an après la capture d’Eichmann. À travers le monde, ils ne sont pas si nombreux les fugitifs SS qui errent de planque en planque. Sur la liste établie par le Mossad, Schumann voisine avec les bouchers responsables des massacres de Lublin, Riga ou Vilnius. Schumann est du même bois que le chef de la Gestapo, que le bras droit de Hitler, que l’inventeur des camions à gaz. Ces hommes s’appellent Alois Brunner, Martin Bormann, Heinrich Müller, Walter Rauff, Klaus Barbie, Franz Murer, Ernst Lerch, Herberts Cukurs ou Josef Mengele. Horst Schumann n’a pas vraiment de surnom comme « l’ange de la mort ». Mais il a cette originalité, c’est un broussard : il a choisi la savane africaine plutôt que la pampa d’Amérique latine.
La lueur d’une lampe-tempête suffit pour apercevoir les contours du camp. Schumann écoute les petites bêtes sauvages et les grosses qui chantent, frémissent, se tuent et s’unissent jusqu’au bivouac encadré de massifs épineux. Schumann est là pour chasser, seul au monde, sans boy ni porteur de fusil. Son équipement tient dans un large sac à dos : une chemise élimée, un short, une couverture, un roman recommandé par Goebbels, la tente, et le ravitaillement. Il entend laisser s’écouler deux jours avant de rentrer au bercail. Accra n’est pas fréquentable en ce moment. Il a quitté la ville le matin même aux commandes d’un biplan jaune et noir, un modèle Gipsy Moth. C’est un bon pilote, il a survolé des espaces illimités – rivières, immenses horizons de grands arbres –, et, entre les nuages, sous les jeux de lumière, il a vu la masse rocheuse des éléphants. Il s’est rapproché en piqué, tel un as des combats aériens, et alors sont aussi apparues des girafes, la tête ondoyante, gracieuses comme des anémones, les jambes pareilles à des hautes tiges. L’appareil est posé sur une piste à quelques heures de marche. En fin de journée, il a choisi cette clairière pour dormir. Il s’y sent à présent optimiste. Il maudit parfois sa vie de fuyard et de vaincu, il n’en revient pas de devoir se contenter de l’Afrique – pour les autres, Buenos Aires semble plus plaisante, quand même –, mais dans des moments comme celui-ci, gagné par le calme de cette nature, libéré de tous ses poids, il n’échangerait sa place pour rien au monde. Tant mieux s’il termine ses jours en Afrique. À cinquante-cinq ans, c’est un nouveau départ. L’Allemagne n’a plus d’importance.
Schumann s’apprête à lire. Il chasse les nuées humides qui se dissipent en gouttelettes sur la couverture du roman, quand jaillit une présence. Devant lui (à quoi, cinq mètres ?), un léopard le ramène des milliers d’années en arrière, à ce cadeau offert au chasseur, l’instinct primaire de survie qui stimule, même repu. Saisir son fusil a toujours été un réflexe naturel chez lui. Surgi des fourrés, le félin pourrait bondir, mais il hésite, et finit par allonger ses longs muscles palpitants. Schumann mesure sa chance : il est exact que les léopards sont de dangereux animaux, nombre d’entre eux se sont taillé une réputation de mangeurs d’hommes, mais, à sa façon, lui aussi est un mangeur d’hommes, sa cruauté égale les pires profanateurs de l’histoire, il a conduit à la mort des milliers de Juifs dit sa fiche du Mossad, alors ses yeux percent les ténèbres et il vise lentement pour tuer le premier (comme il aime ce spectacle de lui-même). Bang ! Revoilà la virilité du junker, le sang-froid typiquement prussien, un coup de feu a suffi. Suivi du cri effrayé des singes.
On dirait le fracas de grands cuivres wagnériens, l’écho se propage au loin, mais bien sûr impossible que ces sonorités retentissent aux oreilles d’Elizabeth II. Car au moment où Schumann se lève pour ramasser sa proie, avance à pas ralentis, évite une termitière, eh bien, au bal donné en son honneur à Accra, sa Royale Majesté exécute les figures d’un fox-trot. C’est pour ça que le chasseur a préféré la compagnie des hautes herbes. C’est pour ça que le SS se mêle une fois de plus aux chacals, hyènes et vautours. Schumann a consacré tellement de temps ces seize dernières années à se cacher, s’enfuir, user de mille précautions, que ce serait stupide d’être reconnu. Certes, il est le protégé du puissant dirigeant Nkrumah, cet homme qui s’affuble d’un nom réservé au Christ, le « Rédempteur » ou le « Messie » – les Blancs varient pour traduire Osagyefo de la langue kwa –, un homme, donc, qui lui a même offert la citoyenneté du pays. Après un séjour au Soudan, Schumann vit au Ghana depuis deux ans avec femme et enfants. Nkrumah le protège au point de rendre impossible son extradition. Mais les vengeurs du Mossad ?
Accra n’est pour Elizabeth qu’humidité et chaleur. C’est pour elle un immense dépotoir submergé par les insectes, une vague cité aux bâtiments inachevés, avec des cases en tôle ondulée survolées par des oiseaux blancs et maigres. Cependant, ce soir, elle trouve son cavalier rayonnant. Nkrumah est un bel homme, fier de conduire d’une main de fer la première colonie d’Afrique indépendante. À son bras, sa Royale Majesté est auréolée d’une clarté vibrante. Ni le diadème de diamants hérité de Queen Mary ni le petit sac figé au pli du coude ne sursautent de façon inconvenante. Et voilà qu’on tire un feu d’artifice ! L’éclat des pétards est prodigieux, les fusées se déversent dans tous les coins du ciel. C’est un tel tonnerre d’explosions qu’on pourrait croire que la nuit leur tombe sur la tête. Après une certaine hésitation, la reine reconnaît son visage et celui de son hôte dans les spirales colorées.
Ce fox-trot est un moment unique en son genre. Sa Majesté danse à chaque voyage, mais, pour la première fois, la blancheur de son teint se manifeste au bras d’un Noir. « Le meilleur monarque socialiste du monde » persiflent les chancelleries occidentales. Un Noir, absolument noir, si NOIR que tout Buckingham s’étrangle face à cette version de High Life, jusqu’à Churchill, mais la dimension raciale n’entre pas en compte chez lui, il est au-dessus du lot. Bien avant le déplacement, le Vieux Lion s’est fendu d’une lettre au Premier ministre Harold Macmillan pour le mettre en garde :
« Ce voyage donne l’impression que nous cautionnons un régime qui se montre de plus en plus autoritaire et qui emprisonne sans procès des centaines d’opposants. »
La reine a passé outre.
Sans se douter le moins du monde que ce bras que lui tend si bien Nkrumah, le Rédempteur l’offre aussi à un SS couvert de sang.

1
Hambourg, été 2018
Lorsque j’entreprends l’écriture d’une histoire, il me faut, pour user d’une image facile, un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Nombre de romanciers insistent sur ces moments de perfection qui précèdent l’irruption des grands désordres. Bien entendu, il y a toutes sortes de façons de commencer un texte, chacun rédige de la façon qui lui convient, mais on en revient toujours à l’élément perturbateur et, pour ma part, le plus grand des chambardements intimes s’est annoncé par surprise, précisément par un temps magnifique. Pour une fois sans que cela vienne d’une invention, mais surgissant dans la vraie vie de Paul Breitner, si je peux ainsi parler de moi à la troisième personne. J’ajoute que le cadre idyllique a aussi joué son rôle : les jardins escarpés de Blankenese, ses vues parfaites sur l’Elbe, ses villas édifiées dans l’entre-deux-guerres par les armateurs les plus puissants de Hambourg.
Il y a une grande part de vérité au surnom de cette banlieue chic : « la colline des millionnaires ». Blankenese est en tout point un territoire opposé au mien, le kiez1 de Sankt Pauli, jadis zone louche des marins, des Beatles, des punks et des squats. Je n’y mettrais pas les pieds si Viktor, mon grand-père, n’avait eu la chance d’acheter ici. Il vit entouré de maisons luxueuses, dans un ancien logis de pêcheur. Alors, forcément, mon regard est biaisé. J’ai emprunté des centaines de fois la piste cyclable du Strandweg pour venir chez lui. Chaque fois, j’ai l’impression de traverser une frontière. J’avoue que la balade me stimule. Couvrir la distance à vélo me permet de tirer des fils et développer mes personnages. Probablement fais-je l’un des plus beaux métiers du monde. Je peux l’exercer aussi bien à mon bureau qu’en pédalant tranquillement. Mais si je me souviens bien de ce jour, je ne crois pas que mon périple donne lieu à un quelconque tour de magie professionnel. Comme d’habitude, je relâche surtout mes nerfs. Tout mon corps se réjouit, des articulations aux poumons. Le murmure des arrosages accompagne mon entrée dans la zone friquée. Et maintenant que j’y songe, la brise qui remonte du fleuve sent le pin et les cyprès toscans. Un parfum de terre lointaine flotte dans les environs. Il fait incroyablement chaud. L’été chavire plein sud et nous déroute. Un présage ? L’Afrique, déjà ?

Pour une raison que je ne pourrais expliquer, je déteste le toit de chaume et la façade à colombages de la maison de Viktor. Je n’aime pas non plus l’odeur qui s’en dégage sitôt le seuil franchi. Instantanément, le chèvrefeuille du jardin cède la place à l’aigre du renfermé, à la poussière sur les meubles et les tapis. C’est mieux à l’étage, où domine l’haleine du bois, l’épicéa qui règne du plafond au parquet. Les visites se suivent et se ressemblent : prise dans son ensemble, la tanière de Viktor est sinistre, à se flinguer même. Elle reflète son indifférence aux autres, sa façon de mettre les gens mal à l’aise. Et pourtant je me sens bien ici. Cette maison me rassure, j’y ai vu défiler les années et, malgré tous ces objets affreux, trop proches pour être mis à distance, malgré le papier peint à fleurs qui fête son demi-siècle, je trouve l’endroit assez beau.
— Opa2 !
Le vieux ne répond pas.
Les premiers instants, ce silence ne fait que m’étonner. Je sais pourtant que Viktor ne manquerait pour rien au monde le rituel du samedi, ce jour de la semaine où nous nous retrouvons autour d’une plie poêlée avec du bacon et des crevettes, cette bonne vieille finkenwerder Scholle à chair fine et savoureuse de la Nordsee, la mer du Nord voisine. Alors j’insiste et tambourine. Toujours aucune réaction. C’est bizarre, j’appelle son numéro depuis mon smartphone, mais tombe sur le répondeur. Le double des clés se trouve chez moi à Sankt Pauli. En y pensant, une légère appréhension voit le jour, elle monte même d’un cran assez vite. C’est inquiétant : à quatre-vingt-douze ans, Viktor a pu s’effondrer chez lui. Je ne lui ai pas parlé depuis hier. S’est-il même réveillé ?
À l’arrière, il y a une grande fenêtre pour profiter des vues sur l’Elbe. Le fleuve atteint à Blankenese sa plus grande largeur (huit cents mètres d’une berge à l’autre), on pourrait être dans un estuaire, la masse d’eau est toujours un spectacle. Je contourne la maison en criant plus fort. Pas de réponse. Face à l’ouverture, pour ainsi dire une baie vitrée, je décide enfin d’agir. À mes pieds, un carreau de ciment tombe du ciel. Nul état d’âme : je brise la vitre au plus près des moulures, me débarrasse des parties coupantes d’abord avec le coude, puis avec le pied. Je fais un boucan de tous les diables tout en me reprochant mon agitation. Viktor est peut-être en course, chez des voisins. Devant les dégâts, il fera une de ces têtes. Mais j’écarte rapidement cette pensée : c’est un ancien, réglé comme une pendule, il ne se serait jamais absenté à midi.
— Opa, opa…
C’est sans doute en pénétrant dans la maison, alors que le verre crisse sous mes pieds, que je commence à paniquer. Le salon est très simple, pourvu d’une table basse, d’une banquette, d’une télé. La pièce jouxte la cuisine, rudimentaire elle aussi avec son plan de travail, son évier, ses placards et ses appareils électroménagers hors d’âge. En un instant, jaillissent devant moi les indices d’une soirée manquée : verre de vin sur la table, plat du marin hambourgeois en préparation, une portion de corned-beef avec son lot de pommes de terre et d’oignons. Rien non plus concernant les courses du matin, encore un signe inquiétant. Alors je file à l’étage : lit défait pour le coucher, pyjama sorti. Ma conviction est faite : Viktor a disparu depuis hier soir au moins, au minimum une quinzaine d’heures. Une sombre intuition s’immisce en moi. J’écarte spontanément le suicide (Viktor se serait expliqué d’une lettre bien visible), balaie bien entendu le coup de foudre amoureux (ce serait un exploit pour un homme né en 1926), et imagine donc mon grand-père volatilisé dans la nuit, à errer quelque part, ou pire, son portefeuille en poche, victime d’une agression et laissé sur le carreau. On ne peut pas non plus écarter une amnésie passagère à son âge, une soudaine crise de démence, mais alors sans aucun signe précurseur, car nous nous sommes parlé la veille, son esprit de vieillard fonctionnait à merveille, comme d’habitude.
J’ai une idée avant d’appeler la police. Il ne sert pas à grand-chose d’interroger le voisinage, c’est chacun chez soi à Blankenese, il est certain que personne n’aurait observé les va-et-vient de Viktor. Mais le Turc du Tabakladen, lui, pourrait donner des nouvelles. Il y a un jeu de clés à la patère ; par la porte cette fois-ci, je retrouve la rue. Le soleil chauffe mon crâne, des gouttes de sueur sur mon front témoignent d’une température caniculaire, il y a toujours cette crainte d’une déshydratation pour les petits vieux. Sans boire, Viktor va tomber raide si je ne le retrouve pas bientôt.
Dans sa boutique, le commerçant confirme un passage en soirée pour acheter des cigarettes. Je sens que je relève légèrement la lèvre supérieure, comme à chaque fois que je suis contrarié. Le lit préparé pour le coucher, le repas prêt, j’en déduis que Viktor n’est pas rentré chez lui après sa course. Un point de côté se forme sur mon flanc alors que je retourne en courant à la maison. Là, je mets mon nez un peu partout : papiers, affaires personnelles… Les dossiers sont rangés, classés, rien de perturbant, comme si le nonagénaire avait pris congé sans drame, sans séisme. Finalement, je compose le 110. Après le court intermède d’un disque m’informant que toutes les lignes de police sont occupées, l’opératrice m’écoute débiter mon histoire. Elle juge que la situation est sérieuse et décide « d’envoyer quelqu’un ».

L’inspecteur Jörg Bong apparaît après une demi-heure d’attente. Je l’ai jaugé sortant de sa voiture de patrouille. Pas d’uniforme, mais un jean, une chemise blanche et une cravate en cuir. C’est un civil de la Landeskriminalamt (police criminelle de l’État de Hambourg). Vu l’Audi, c’est à croire qu’on ne plaisante pas avec les citoyens de Blankenese, ou peut-être aussi qu’on est samedi, et que cet homme se morfond dans son bureau. Quoi qu’il en soit, il se présente une auréole sous chaque aisselle puis, semblable au papillon de nuit attiré par la lampe, il se poste directement à la fenêtre brisée du salon.
Il prend son temps avant de faire son métier. Plutôt que d’estimer les dégâts, ses yeux pantois s’attardent sur les demeures incroyables des environs, les escaliers sinueux de Treppenviertel, et puis le fleuve auquel on revient toujours à Blankenese, le trafic des cargos qui se bousculent de poupe en proue, les voiliers huppés, la plage de Falkensteiner ensevelie sous les arbres et, presque en face, l’île de la Neßsand Nature Reserve, étirée à marée basse, dévoilant ses épaves. Machinalement, je pars dans la cuisine servir deux Astra glacées. À mon retour, des relents de transpiration soulignent déjà sa présence.
— Je ne comprends pas pourquoi les gens partent à Majorque, fait-il en inspirant profondément. Moi, je ne quitte jamais le coin. Bon sang, regardez les rives de l’Elbe ! Sous le soleil, avec tous ces clients sur les terrasses des tavernes de bateliers, vous ne trouvez pas que ça ressemble au Bosphore ?
Je le regarde d’un air incrédule. Angoissé, je suis tout proche de l’irrespect :
— Toutes ses oies sont des cygnes.
— Pardon ?
— Oh, c’est une vieille expression anglaise. Valable pour quelqu’un qui exagère ses mérites. Cette tendance à survendre, si vous préférez. Les oies et les cygnes sont très différents…
— Je vois… Vous êtes comme ces agitateurs, réplique l’inspecteur dans un sourire crispé. Vous n’aimez pas la police, et pourtant vous avez besoin d’elle.
Contemplant un instant les petites dents grises de mon interlocuteur, je me ravise. Pourquoi ce ton supérieur ?
— Non, pas du tout, pardon, je suis tendu, ça m’est venu comme ça. Je n’ai jamais pensé au Bosphore en contemplant l’Elbe, ni au fleuve Amazone, mais bon, pourquoi pas ? L’important, c’est mon grand-père. Ça ne lui ressemble pas de se volatiliser sans donner de nouvelles.
— D’accord. Viktor Breitner, c’est bien ça ? Quatre-vingt-douze ans ? Vous me confirmez être son petit-fils ? Herr Paul Breitner, c’est ça ?
— Absolument. C’est très inquiétant. Les patrouilles sont au courant, n’est-ce pas ? Elles possèdent son signalement ?
— Ça ne marche pas ainsi. Les cas de disparition sont laissés à l’appréciation de l’enquêteur, c’est un peu aléatoire. Là, c’est trop tôt pour s’affoler.
— Mais vous ne trouvez pas ça alarmant ? Je crains une agression. Soyez franc, quelles sont ses chances de survie ? Il a quitté son domicile il y a vingt heures environ.
— Je comprends, et sans doute m’inquiéterais-je à votre place, mais l’administration a ses règles, elle a pour mission d’agir avec rigueur. Votre grand-père, si je suis ce que dit ma collègue, n’est pas en situation de handicap, ni malade, ni dépressif. Chaque année des milliers de personnes s’évanouissent dans la nature en Allemagne. Dans 99 % des cas, l’affaire se résout très rapidement. Le ou la disparu(e) retrouve tout penaud le chemin de la maison. Ne vous affolez pas. J’ai vérifié les registres centralisés des commissariats et hôpitaux : ils ne donnent rien. Notre mission, c’est de foutre la paix à Viktor Breitner encore quelques jours. Théoriquement, c’est son droit le plus absolu de ne pas donner de nouvelles. Je ne peux, a priori, exclure une fugue… Vous avez parlé à son médecin ?
Je hausse les épaules malgré moi et jette un coup d’œil automatique à un portrait de famille pris, tiens, lors de vacances à Majorque. Les eaux limpides de Caló del Moro se profilent en toile de fond. Il y a là ma frimousse d’enfant, ma mère un peu fêlée (qui maintenant vit dans les environs, sans jamais d’ailleurs prononcer le nom de Majorque, lui préférant le doux nom d’« île magique »), et mon père, cinq étés avant sa mort tragique. Je surmonte depuis longtemps les visions ou pensées qui rappellent ce deuil, alors j’enchaîne sans la moindre hésitation.
— Non, il n’était même pas suivi par un médecin. Viktor est en pleine forme pour son âge. On est loin d’une personne dite vulnérable. C’est très déroutant, cette disparition. Je sais que ça doit avoir peu de valeur pour vous, mais j’ai vraiment un mauvais pressentiment. On peut au moins lancer un appel à témoin ?
— Je suis désolé, mais en l’espèce, il faut attendre. Et ne voyez pas tout en noir. Vos romans sont plutôt optimistes, non ?
Je ne parviens pas à réprimer un léger sourire. Malgré la situation, la remarque de Bong me satisfait. Il m’a reconnu. C’est absolument lamentable, songe-je aussitôt, mais j’espère que le flic va ainsi prendre son temps. Je ne suis pas une célébrité, vraiment pas, pourtant il arrive que mes quelques succès modifient ma relation à autrui. Il n’y a pas que les flatteries, il y a ces privilèges aussi idiots qu’un traitement prioritaire à une agence de location de voitures ou au comptoir d’un aéroport. Au restaurant, des inconnus me sourient, soucieux de bien faire. J’inspire confiance, mais je ne me considère en aucun cas comme différent des autres. À part savoir trousser plus ou moins bien une intrigue, je ne me vois pas trop de qualités. Pour être franc, mon originalité s’accommode plutôt d’un certain mimétisme avec les habitants de Hambourg. Enfin, peut-être que face à un citoyen lambda, Bong aurait pris quelques notes un peu dédaigneusement et tourné les talons en promettant d’inscrire Viktor au fichier des personnes disparues. D’où ce sourire un peu niais… Je lui fais face et tâche de rattraper ma sortie initiale en m’exprimant gentiment.
— Au fond, on fait un peu le même boulot tous les deux… Je suis souvent frappé par cette idée que le réel l’emporte sur la fiction. Les scénarios les plus improbables naissent de la vie de tous les jours, c’est assez logique, d’ailleurs…
Je ne crois pas si bien dire. J’ai la sensation que, quelque part, la disparition sans raison apparente de Viktor se présente comme dans un livre. Mais il est encore trop tôt pour m’en rendre vraiment compte. Bong semble ragaillardi par ma complicité. Entre acolytes…
— Il y a un endroit où votre grand-père aurait pu se rendre, j’y pensais en arrivant. Le Römischer Garten est à deux pas d’ici. Il a peut-être assisté à une représentation en plein air hier soir ?
Une mauvaise rencontre là-bas, entre les haies bien taillées, l’amphithéâtre romain, les murets et les escaliers de pierre sculptée ? Je vérifie mécaniquement sur mon smartphone le programme estival. Sans y croire, car Viktor ne sort pratiquement jamais, un récital classique à la rigueur, et je ne trouve aucun événement musical.
— Dommage, commente Bong déçu. Vous avez indiqué à la standardiste que vous êtes le seul parent.
— Oui. Les autres sont décédés.
— Alors vous allez me signer ça. Et on fait le point demain, d’accord ?
Le document porte le doux nom de « Requête aux fins de constatation de présomption d’absence ». J’inscris ma qualité de petit-fils, mon identité complète, celle de la « personne présumée absente ». J’expose les motifs de ma demande et tranche la question « d’estimer la personne la plus compétente pour administrer les biens de l’absent » : moi. Le papier rangé dans une poche, l’inspecteur se dirige vers la porte d’entrée et disparaît à la Colombo, en me saluant d’un geste de la main.
De retour dans la cuisine pour débarrasser les bières, je contemple Bong à nouveau par la fenêtre. Il hésite devant l’Audi. Il a l’air à bout, proche de la retraite et prodigieusement malmené par les années. Ses joues sont couperosées, son corps paie cash le prix de sandwichs et d’enquêtes obsédantes. Dois-je me reposer sur le visage tourmenté de cet homme ? Je l’examine encore et finis par m’étonner de son surplace. Plutôt que de déguerpir, il observe une villa haut de gamme couverte de glycine. Il se gratte le menton, s’interroge, puis fait quelques pas en direction d’une grille qui laisse entrevoir un jardin à la française. Il reste là cinq bonnes minutes, scrute un point invisible, sort un carnet pour prendre des notes et finit par retrouver sa bagnole.

Le gosier toujours aussi sec, j’ouvre le frigo, me sert une nouvelle Astra tout en scrutant le rez-de-chaussée méticuleusement. Rien d’autre qu’un repas en attente. À mon tour, je me poste au salon pour réfléchir, l’Elbe et sa gamme chromatique sous les yeux. D’ordinaire, le va-et-vient des vagues m’apaise, le courant du fleuve m’aide comme tout un chacun à Hambourg, cette ville née par l’eau, pour l’eau. Mais nul effet réparateur aujourd’hui. Je ressasse tous ces films et romans qui affirment que les vingt-quatre premières heures sont les plus importantes pour un crime ou une disparition. Et comme un imbécile je reste les bras croisés ! Les gros lecteurs savent bien que la première chose à faire dans le cas d’une absence inexpliquée consiste à vérifier les débits sur la carte bancaire. Puisque le flic temporise, c’est à moi d’appeler l’agence de mon grand-père et, pourquoi pas, d’enchaîner avec les listes de passagers à l’aéroport Helmut-Schmidt, puis de nouveaux les hôpitaux, les cliniques, les dispensaires, les divers centres des secours. Enfin… pas sûr.
Car si l’absence de Viktor me déroute, et c’est bien le premier mot qui me vient à l’esprit pour nommer mon incompréhension, quelque chose en moi, quand même, se refuse à un scénario sombre. Je viens d’écrire que la disparition de mon grand-père, inconsciemment, est déjà pour moi du domaine romanesque, mais sa vie est aussi lisse que la patinoire du centre-ville. Si je mets de côté l’agression, comment imaginer un départ précipité de Hambourg ? Pour quelle raison ? Je crois ne pas manquer d’imagination comme écrivain, la mise en place automatique de trames et d’embrouilles les plus invraisemblables pourrit même ma vie intime, mais là, stop, Viktor ne peut être très loin. Je dois établir un périmètre d’un ou deux kilomètres, pas davantage, aucune raison qu’il se soit éloigné.
Si je me persuade que je vais retrouver mon grand-père par moi-même, que je vais le ramener à la maison avant la tombée du jour, c’est qu’au fond je n’admets pas sa disparition. Viktor ne peut me prendre au dépourvu. Je lui fais confiance depuis toujours. Je ne doute pas un instant de sa loyauté, nous avons noué ensemble un pacte de sécurité. J’étais adolescent quand Christian, mon père, son fils, s’est tué à moto. À ce moment où j’avais le plus besoin d’aide, il était présent à chaque instant, indispensable. Les choses s’inversent à présent. Même s’il apparaît en toutes circonstances solide comme un roc, je suis son unique descendant, et me tiens toujours prêt à parer à la moindre faiblesse. Alors je dois agir, céder au sentiment d’urgence. Une idée me traverse la tête. Je n’ai qu’un numéro à composer pour que la cavalerie rapplique. Je m’éclaircis la gorge et appelle Irene, cheffe du kop3 le plus gentil de la planète. Elle décroche à la première sonnerie.
— Moin Moin4, beau gosse !
— Moin, Irene. Écoute, je suis chez mon grand-père. Il a disparu. Un flic est venu, c’est trop tôt pour s’inquiéter d’après lui, mais il y a quelque chose que je ne sens pas. J’ai besoin de monde pour partir à sa recherche, le plus de monde possible.
— Scheiße ! Tu es sûr de toi ? Je veux dire, avec ton imagination, peut-être, tout simplement, qu’il est…
Ma voix monte d’un ton.
— Non, j’ai tout vérifié. Vous pouvez arriver dans combien de temps ?
— Tu me rappelles l’adresse ? Tu as de la chance, la bande est là, on attend le match. Donne-nous une demi-heure.

1. Quartier.
2. Grand-père.
3. Tribunes les plus animées des stades, situées généralement derrière les buts.
4. Version contractée de Guten Morgen utilisée par les habitants de Hambourg pour se saluer.

2
On ne peut pas reprocher aux ultras du Fußball-Club St. Pauli d’abuser des tatouages et des piercings, d’exagérer les tee-shirts flanqués d’une tête de mort ou d’un ballon faisant voler en éclats une croix gammée, ce sont les emblèmes du club, son âme. Ces braves supporters dévoilent aussi des bouches édentées et des bras costauds aguerris dans les bagarres contre les clubs « fascistes » de l’ex-RDA. Les voilà qui débarquent dans la rue de Viktor. C’est une image saisissante à Blankenese. Au final, ils sont une vingtaine de volontaires, venus en skate, à vélo ou en métro par la ligne 2 du S-Bahn. J’ai mis à profit les trente minutes pour imprimer à l’épicerie turque une série de portraits de Viktor. J’en distribue à chacun et, au nom des principes libertaires en vigueur, ne donne ni ordre ni instruction. On interroge et fouille où on veut, le temps qu’on veut, seule l’idée d’une équipe de deux est suggérée. Sous des huées anti-Gafam, mais pas le choix, pour se donner des nouvelles, Irene improvise un groupe WhatsApp nommé Opa Finden (« Trouver Papi »). Elle fait preuve d’un sens de l’organisation hors pair, précise et douce comme à son habitude. Finalement, la meute s’éparpille. Je reste seul avec elle.
Nous commençons par nous regarder. Mon allure tranche avec les membres du kop. Je suis bien plus classique, mes boots Carvil usées et cirées avec soin, mon jean fuselé, porté sur une chemise blanche, sont assez décalés des baskets noires et sweat à capuche de rigueur dans la Südtribüne du stade. Irene aussi fait preuve d’une certaine classe. Issue d’une famille à pedigree, elle est grande, belle, et blonde comme l’or qui irrigue depuis toujours son kiez de Rotherbaum. Chaque matin, au réveil, ses grands yeux noisette voient de sa chambre l’Alster1. Sauf son nez piercé, rien ne la distingue de ses voisines volubiles, élégantes et accros au yoga. Sa transition date d’une dizaine d’années, le copain de fac qui s’appelait Franz appartient à un autre monde. Et c’est bien Irene qui s’alarme de mon air pâlot. Elle va me prendre sous son aile, assure-t-elle. Je lui souris et relâche un peu mon visage tendu d’émotion. C’est impressionnant de voir les fans de Sankt Pauli venir à mon secours en un clin d’œil, ça me rassure, mais c’est surtout sa présence qui m’apaise. Elle voit bien que la culpabilité de ne rien faire m’agace, que je ressens la nécessité de bouger, de fouiller partout dans Blankenese. De sa voix rauque et mélodieuse, travaillée par des années de chant, elle entend me rassurer. D’abord, elle fait le point, très calme :
— Tu as relevé des indices concordants ? Ce serait utile avant de ratisser les lieux.
— Mais tu parles comme une flic ? Ça ne te ressemble pas, ma chère.
Une pointe d’amusement me ravive. Placide en tout, Irene a ce don d’abaisser les niveaux de tension. En plus de son intelligence aiguë, la sérénité est sa vraie force dans son boulot. Et il en faut pour faire face aux expériences traumatiques vécues par les migrants qui défilent dans son bureau de PsyPlanet, la fondation caritative où elle exerce comme thérapeute.
— On ne va pas partir le dos courbé, en décrivant des cercles et des zigzags avec une loupe, si ? rétorque-t-elle. Je suis partante pour toutes les aventures, tu me connais, je peux plonger dans les taillis, me mettre à rechercher des bouts de tissu, des chaussures, un cheveu, un vieux mouchoir… Mais bon… On a peut-être mieux à faire.
L’opération Opa Finden, comme son nom l’indique, ne concerne manifestement pas l’enlèvement d’un enfant de trois ans. Je suis de plus en plus fou d’inquiétude, mais on peut temporiser. Enfin, on DOIT temporiser, car je suis loin de me calmer. C’est une réaction émotionnelle plutôt vive, mais je ne me sens absolument pas prêt à perdre mon grand-père. Le grand âge n’y fait rien, c’est inconcevable pour moi. Tout s’écroulerait. Irene désigne une caméra de surveillance placée sur un lampadaire, et aussitôt je me dis que je dois manquer de jugeote. Il suffira à l’inspecteur Bong de rembobiner les vidéos de surveillance pour voir Viktor apparaître de coin de rue en coin de rue : Hambourg est bien équipée depuis que Mohammed Atta et ses quatre équipes terroristes ont fait de la ville un port d’attache pour les kamikazes du 11-Septembre.
— Écoute-moi, reprend Irene en posant sa main sur mon épaule. Ton flic, probablement qu’il interroge en ce moment toutes les caméras du quartier. C’est très simple pour lui, il faut le laisser un peu travailler. On aura vite l’itinéraire suivi par ton grand-père. C’est pour ça que je me demande si c’est vraiment utile pour nous de tout ratisser. La bande fait déjà le boulot. Tu es sûr d’avoir bien exploré la maison ? Il y a peut-être des signes, puisque tu n’aimes pas le mot indices, que tu n’as pas relevés. Bon… Tu vas me laisser longtemps sur le trottoir comme une pute à cent euros. On entre ?
J’obéis. Déconcerté par la personnalité de ce flic, ai-je commis une erreur ?
— Un jour, poursuit Irene dans l’entrée, tu m’as dit qu’il avait bossé chez Steinway. À l’usine de Bahrenfeld, c’est ça ?
— Oui, il faisait partie de l’équipe des intoners, les harmonisateurs, l’élite de la boîte. Ce sont eux qui modèlent le son des pianos. Il avait gagné ce surnom, l’Oreille, c’était presque une vedette là-bas.
— Il est resté proche de collègues ?
— Non, personne, tu penses bien, j’aurais appelé tout de suite. Viktor est un solitaire. À ce que je sais, il a brusquement quitté femme et enfant au début des années 1970. Plus tard, l’accident de mon père l’a détruit, il s’est totalement replié sur lui-même, rongé par une sévère dépression. À part moi, il n’y a personne dans sa vie.
— Excuse-moi, mais… Tu songes à un suicide depuis ce midi ?
— Il n’aurait pas aimé que je le découvre, c’est certain… J’y ai pensé, mais sans lettre, sans explication, non, ça ne lui ressemble pas…
J’esquive pourtant l’image d’un corps flottant sur l’Elbe. Viktor aime tant ses rives… À contrecœur, Irene observe ma grimace inquiète. Elle devine aussi mon envie d’une longue bouffée de cigarette.
Un silence.
— Tu peux me raconter sa vie ? reprend-elle, ça peut aider. Il y aura peut-être un événement marquant, on verra bien.
— Je ne sais vraiment pas grand-chose, c’est la génération silencieuse, tu sais. Viktor se contente de bribes de récit, il vient d’une famille d’ouvriers du port. Il s’est retrouvé seul au monde après les bombardements de 1943. J’imagine que ses parents et sa sœur ont été portés disparus. Elle s’appelait Vera, c’est tout ce que je sais d’elle.
— Mais lui a survécu, pourquoi ? Il ne se trouvait pas avec eux ?
— Il n’a jamais voulu non plus s’étendre là-dessus. Vraiment, je me rends compte que je ne sais rien. À ce moment-là il était dans la Kriegsmarine, apparemment une planque au Danemark, les télex il me semble. Au cessez-le-feu, il s’est retrouvé prisonnier. C’était beaucoup mieux que de finir entre les mains des Popovs. Après, retour dans les ruines de Hambourg.
Irene jette en même temps un regard panoramique au rez-de-chaussée. Son inspection lui dit qu’elle ne trouvera rien ici, qu’elle ferait mieux de monter à la chambre, de creuser l’intimité, soulever le matelas, se fader les vêtements, une tâche peu ragoûtante.
— Bon, si tu veux bien, je monte.
J’entends vite les pas d’Irene. L’étage s’emplit de bruits de meubles et de chaises déplacés, de tiroirs ouverts, de grincements de portes. Moi je sens que j’étouffe entre ces murs. Je calcule qu’il s’est passé trois bonnes heures depuis mon arrivée. De nouveau, je prends la place de l’inspecteur à la fenêtre. Un violent mal de crâne vrille brusquement mon cerveau. J’ai vraiment besoin d’un comprimé. Irene redescend.
— Alors ?
— Rien, mais je me demande… Les vieux replongent souvent en enfance. Et si on devait chercher là, dans le labyrinthe de sa jeunesse ? Il a des cousins, par exemple ?
— Laisse tomber, il n’y a aucune personne vivante de ce côté de la famille.
— Alors, une autre idée : fais comme si ton grand-père était le personnage d’un roman. Quand on te lit, on voit la situation, on y est.
— Merci, c’est toujours un pari, à chaque livre.
— Je ne veux pas te flatter, je m’en fous. Mais je t’observe dans tes moments de création. Ton air concentré, tes yeux qui s’échappent. Tu as l’air bien perché avec ta façon de ne pas nous écouter, d’être ailleurs, dans tes pages, avec eux, tes personnages. Fais un effort d’imagination. Il est où ton grand-père ?
Je me cabre.
— Difficile, tu sais que je n’écris pas sur mes proches. Et puis, vraiment, je ne vois pas en quoi cela pourrait nous aider.
— Pour une fois, fais un effort. Je te demande juste de sentir où pourrait être ton grand-père.
Son aisance à me bousculer est toujours étonnante. Je la regarde sans un mot.
— Allez vas-y ! Sers-toi de ton imagination ! Démolis la réalité pour voir ton grand-père comme dans un roman. Voilà le pitch : un vieil homme seul qui a travaillé chez Steinway, qui a fait la guerre sous l’uniforme nazi, qui a quitté sa femme il y a longtemps… Demande-toi ce qui t’inspire dans ce personnage.
Je n’hésite pas :
— Ces silences sur sa sœur et ses parents. L’anéantissement complet d’une famille sous les bombes.
— Tu vois… Ce n’est pas si bête de plonger en soi-même, taquine-t-elle gentiment. D’ailleurs ton premier roman aurait pu explorer ça, tu ne crois pas ?
— Et j’aurais eu instantanément la carrière d’un écrivain qui compte, c’est ça ? Mais je n’ai jamais eu cette envie, tu le sais bien. On est quelques millions en Allemagne à partager ce passé lointain. En fait, je trouve ça morbide.
Jusqu’à Continuum, aucun de mes romans n’avait attiré l’attention d’un grand nombre de lecteurs. L’obtention du prix décerné à la foire de Francfort a tout changé. Du jour au lendemain, à ma grande surprise, cette distinction m’a propulsé dans les listes des meilleures ventes. Et puisque Francfort, chaque année, se transforme en capitale mondiale des traductions, mon best-seller s’est retrouvé disponible dans toutes les langues ou à peu près en un temps record. La mise en place de tournées promotionnelles a suivi, l’adaptation en série pour une célèbre plateforme est en cours de tournage, l’indifférence qui accueillait mes sorties autrefois s’est transformée en enthousiasme quasi automatique. Sans calcul de bénéfices ou de pertes, je publie chaque printemps désormais. Par paresse, ou raccourci, difficile de savoir, la critique applaudit. Revient souvent (outre le prénom) cette très vague ressemblance physique avec Paul Auster. C’est embarrassant, car à part un goût commun pour le hasard, je sais bien que je n’arrive pas à la cheville du maître de Brooklyn. Au jeu de la comparaison littéraire, mieux vaut se tourner vers un collègue très souriant, on me surnomme aussi le « Luca Di Fulvio allemand », même attrait pour la fresque populaire, même gentillesse aussi paraît-il. Anne, mon éditrice, ne manque jamais de nous rapprocher car nous ne nous voyons pas autrement que comme des conteurs d’histoires, pareils à ces cantastorie qui jadis sillonnaient les villages italiens. Di Fulvio plutôt qu’Auster, oui, car entre autres détails, il se trouve que je n’ai pas trouvé ma Siri Hustvedt.
— Mais en quoi la bio de Viktor peut nous être utile, là, tout de suite ? Je commence à vraiment flipper, Irene.
— Fais-moi confiance, tu aimes bâtir des intrigues et imaginer des personnages. Reviens à ton grand-père. Pense à une vérité qui serait bien enfouie chez lui. Un truc incroyable qu’il cacherait, garderait pour lui, à travers les années.
Irene semble un peu grisée par les événements. Mais je ne veux pas jouer avec elle. Je n’accorde absolument aucune valeur au prétendu instinct des écrivains, un stéréotype sans fondement, l’imagination est un muscle, j’y reviens. Pour raconter une histoire, il faut organiser des rencontres accidentelles ; elles semblent surgir du néant, agir à partir d’un déterminisme quasi mathématique, mais c’est juste notre boulot d’organiser un chaos, une révolte, face à la force du destin.
— Dans la vie réelle, mes histoires sont quasi impossibles, on ne parle pas d’un personnage inventé, là.
— Mais écoute-moi, putain ! Vis ce que ton grand-père est en train de vivre. Pense à lui de manière presque paranormale. Que te passe-t-il par la tête ? Tu es émotionnellement équilibré, Paul, mais tu sais te projeter, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. Mais, non !
Je réplique trop sèchement. Je ne veux pas avancer plus loin sur ce terrain, je n’imaginerai rien de tout ça. Je ne sais pas pourquoi, mais cette conversation ravive la séparation brutale d’avec mon père. Il n’y a pas eu d’adieu, rien qu’un camion de plein fouet sur une route en Argentine, l’horreur d’un coup de fil un matin depuis l’ambassade de RFA à Buenos Aires, puis le cri de ma mère, et les pleurs à l’infini. Je ne veux pas de ce coup de fil pour Viktor. Peut-être ai-je bien trop pensé aux derniers instants de mon père sur la route, je me garderai bien d’inventer des images pour Viktor. Tout simplement ce n’est pas possible. Immanquablement je convoquerais des horreurs.
— Je n’y arrive pas, excuse-moi, je suis paumé, là.
Irene soupire légèrement et part s’ouvrir une bière. Dans le contre-jour, son geste, sa gorgée virile, très rapide, me rappelle vaguement les cuites prises vingt ans plus tôt avec Franz.
— J’adore ! réagit-elle à son retour au salon.
— Comment ça, tu adores ?
Un silence complet.
— Ben oui, tu fais toute une théorie sur ta distance, tu prétends qu’il n’est rien arrivé d’intéressant dans ta vie, et une minute plus tard, dans ta famille, la guerre est là, toute fraîche. Ce n’est pas précisément anodin.
— Arrête ! Mon grand-père mène une vie calme, une vie ennuyeuse. Il a été l’acteur d’un drame dans sa jeunesse, il y a longtemps. Mais comme des millions de gens. Aïe, j’ai mal au crâne, c’est de plus en plus fort.
— Quoi ?
— Migraine. Tu as vu une pharmacie dans la salle de bains ? J’ai besoin d’un comprimé.
— Bouge pas, j’y retourne.
— Merci.

Toujours posté à quelques centimètres du carreau fracassé, les yeux sur l’Elbe et le tee-shirt collant au dos, je m’interroge. Oui, je préfère de loin être un observateur, oui, je place l’invention et le no man’s land romanesque au-dessus de tout. Mais Irene vise juste, comme d’habitude. Il y a une incontestable facilité à tout mettre à distance, à laisser les sentiments au fond de soi. C’est bien son genre de dénicher l’anguille sous roche, car ce n’est pas rien d’imaginer Viktor sous l’uniforme de Hitler.
Irene n’a pas besoin de parler, elle me regarde et ça suffit. Elle n’est pas à se demander si Viktor a tué. Bien sûr qu’il a tué, les télex, certes, mais le froid, la peur, l’ennemi… Et donc : peut-être que Viktor trompe son monde. Comme dans ce livre de Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Je m’en souviens d’un coup, avec l’effet d’un uppercut asséné au foie. Ce texte ressuscite les réservistes du 101e bataillon de la police de Hambourg, précisément des gars comme Viktor, en grande majorité des ouvriers rappelés dans un corps chargé du « maintien de l’ordre » car on doutait de leur capacité sur un champ de bataille. Pas du tout des tueurs nazis fanatisés depuis l’enfance, mais des « types bien », d’une ville d’ailleurs plutôt hostile à Hitler, du genre qui pouvaient se soustraire (leurs officiers leur ont bien dit ça, se soustraire si le cœur vous en dit). Sauf qu’on connaît les mâles, alors voilà, ces pères de famille majoritairement de gauche sous la république de Weimar ont assassiné d’une balle dans la tête trente-huit mille Juifs, sans oublier d’en arrêter quarante-cinq mille immédiatement déportés et gazés à Treblinka. Des hommes ordinaires est insoutenable, le récit des massacres et des rafles commis par ces « bons gars » de Hambourg, bien sûr, mais peut-être plus encore leurs explications données dans les années 1960 lors d’une enquête judiciaire, avec des phrases glaçantes : « Je me suis efforcé, et j’ai pu le faire, de tirer seulement sur les enfants. Il se trouve que les mères tenaient leurs enfants par la main. Alors, mon voisin abattait la mère et moi l’enfant qui lui appartenait, car je me disais qu’après tout l’enfant ne pouvait pas survivre sans sa mère. C’était pour ainsi dire une manière d’apaiser ma conscience que de délivrer ces enfants incapables de vivre sans leur mère. »
Je secoue la tête pour oublier ça. Étrangement, une bouffée d’air cingle la vitre coupée et vient à mon secours.

J’entends tout et devine tout. Il y a pléthore de produits dans l’armoire à pharmacie. Un étage d’antalgiques, un autre d’analgésiques, et sur l’étagère la plus haute un antique bistouri en métal mélangé à une boîte de compresses au logo défraîchi. Dans la chambre, Irene a déjà humé le parfum de Viktor et scanné son lit jusqu’aux plis des draps. Là, dans la salle de bains, c’est pareil, des poils blancs sont plaqués sur le savon vert, elle a comme un haut-le-cœur et se dépêche de trouver ce qu’elle cherche, une bonne vieille boîte d’aspirine. Elle la trouve finalement près du lit et balaie la poussière qui stagne sur la pochette pour en vérifier la date de péremption. Au même moment, quelqu’un du groupe se signale sur l’appli.
— C’est lui, dit-elle à celui qui cherche à identifier Viktor. Ne le lâche pas, il n’y a pas deux vieillards hagards perdus dans Blankenese.
Un sourire de triomphe resplendit sur le visage d’Irene tandis qu’elle dévale les escaliers. C’est à peine si j’ai le temps de me retourner qu’elle me colle au visage l’écran de son smartphone. J’ai un petit mouvement de recul et, à mon tour, j’ai les yeux qui brillent. Oui, c’est lui, bel et bien lui, je confirme, à la fois soulagé et inquiet par la mine de mon grand-père. Le pauvre vieux a l’air en état de choc.
— Ils sont où ?
— Au phare de Wittenbergen.

Rouge et blanc sur la plage, le feu maritime est un monument historique, comme on dit, l’une des plus anciennes tours d’éclairage en acier au monde. J’évalue le parcours à quinze minutes le long du Strandweg, et comme Irene aussi a son vélo, nous voilà donc à pédaler comme des fous. À la première descente, je suis joyeux, puis, avec la monotonie du plat, la bizarrerie de la situation revient m’accabler : il reste que Viktor a passé la nuit dehors, qu’il est parti sans laisser un mot, en somme qu’il a craqué. Pourquoi ? Je n’ai pas entendu dire qu’Alzheimer se déclenchait d’un coup, je n’ai pas assisté au moindre signe de démence sénile chez lui, j’ai parfois des incompréhensions face à ses réactions, mais d’évidence elles tiennent à son caractère et à son isolement. Les yeux rivés sur la grande tour à claire-voie de trente mètres de haut qui se présente maintenant au loin, je redoute de plus en plus mon arrivée. J’accélère pour combattre cette impression. En course, on appelle ça « gicler », sortir du peloton brusquement et faire le trou, j’étais un spécialiste dans ma jeunesse – Irene en reste clouée sur place. Finalement, les silhouettes des deux bons samaritains, et surtout leurs tee-shirts dont les têtes de mort brillent sous la lumière éclatante, se devinent au loin. À destination, j’abandonne mon vélo par terre. La roue avant grince un peu en tournant dans le vide. Je prends le temps de remercier les gars, puis me plante devant Viktor désorienté. Irene arrive quelques secondes plus tard, mais se tient en retrait.
— Opa, ça va ? Tu n’as pas chaud, froid, faim ?
Assis sur les marches du phare, il sent mauvais. Je lutte contre cette perception, m’approche et me baisse pour lui parler les yeux dans les yeux.
— Tu m’as drôlement foutu la trouille, dis donc.
Mon grand-père tourne lentement la tête et la relève vers le ciel pour suivre un oiseau. Il agit lentement, un peu comme peuvent le faire certains enfants autistes, avant de revenir à moi et de me dévisager.
— Tu peux te lever ? Tiens, prends mon bras. Allez viens, on rentre.
Viktor se redresse mais ne répond pas. Il descend les quelques marches du phare avec difficulté, je note un manque de synchronisation des mouvements, pas de quoi chuter, mais il vacille, et c’est un signal d’alarme supplémentaire. Le défaut d’équilibre est peut-être provoqué par cette main plaquée à son torse, Viktor étouffe une lettre frappée d’un timbre new-yorkais. Les doigts tremblent un peu, les veines animées de pulsations font comme des petits serpents agités. Cette nuit dehors a fait de lui un vieillard tremblotant, sur le bord de sa tombe. Il donnait le change à quatre-vingt-dix ans passés, et maintenant il est faible, sa peau lézardée, trempée de sueur, semble fragile, dans l’effort sa bouche se découvre sur des gencives toutes pâles, la barbe blanche s’annonce sur les joues creuses, les bras sont osseux et les muscles s’y dessinent sèchement. On pourrait croire à une ombre, l’ombre de Viktor. Mais dans ce tableau presque funèbre il n’y a pas de surdité. Viktor comprend ce qu’on lui dit. Et il ne répond pas. Viktor est devenu muet. D’un coup.

Une modification du temps très nette se produit. La canicule n’est brusquement plus de mise, de petits nuages envahissent le ciel et déjà les premières gouttes de pluie martèlent le fleuve satiné par l’été. Il règne un calme profond sur la plage à marée haute, une tranquillité contagieuse, si bien que, sans l’avoir anticipé, j’opte pour la méthode douce : prendre soin de mon grand-père c’est ne pas appeler les secours, ni la police bien sûr, ni un médecin dans l’immédiat, sa vision serait pour Viktor celle d’un prêtre venu pour les derniers sacrements. Non, je veux faire ça à l’ancienne, ne pas déléguer ma tendresse comme le veut l’époque, mais garder la maîtrise des événements, et ça veut dire se tenir loin des blouses blanches glaciales. Message reçu, semble me dire Viktor alors que je n’ai même pas parlé.
Les adieux sont brefs avec les autres. Le vélo est confié aux deux gaillards qui le laisseront devant la maison, et Irene remercie chacun à travers un message groupé. Je commande un taxi pour Rissener Ufer, la route qui bute sur le rideau d’arbres dissimulant le phare. Nous nous y rendons tous les trois ; Irene enfourche son vélo et m’embrasse quand se présente une berline japonaise. Ensuite, il n’y a pas un mot échangé à l’arrière du véhicule qui file en direction de la maison. Le chauffeur s’enthousiasme tout seul, la météo, cet air frais qui vient à point. Il n’y a pas de mauvais temps, seulement de mauvais vêtements, dit l’adage allemand. Et à Hambourg il faut toujours avoir près de soi son bon vieux ciré jaune Schmuddelwedda.
Lorsqu’il se tait enfin, ne reste que le ballet des essuie-glaces sur la pluie qui redouble, un schhh étouffé, hypnotique.
Assez vite, mon inquiétude retombe. La joie des retrouvailles prend le dessus. L’air malheureux de Viktor disparaîtra après quelques jours de repos, j’ai cet espoir. L’attaque d’aphasie, documentent les savants, résulte d’une lésion située dans les zones du langage de l’hémisphère gauche, les aires de Broca et de Wernicke. Après un AVC, par exemple, la capacité à parler n’est pas perdue, elle est juste endommagée. Le cerveau est plastique, il sait se réorganiser. Au pire, des heures chez le neurologue et l’orthophoniste, c’est ce qui arrivera, c’est une affaire de patience.

1. Le grand lac intérieur de Hambourg.

3
Hambourg, été 1947
Viktor Breitner avait mis des jours à comprendre qu’il retrouvait sa ville. Pendant toute la guerre, il s’était accroché à l’image d’une cité florissante à l’égal de Londres et New York. Même s’il se doutait bien qu’il ne restait pas grand-chose des scènes de son enfance, jamais il n’aurait pu imaginer une telle apocalypse. Les mois avaient beau passer depuis son retour, la stupeur l’emportait sur tous les sentiments. Il n’éprouvait ni colère ni chagrin. Il ressentait juste un vide immense. Tous ses proches avaient disparu et il ne possédait plus rien.
Trois ans plus tôt, Hambourg s’était transformée en mer de feu. Sous un déluge de bombes au phosphore, la réaction de fusion avait créé un embrasement général, les flammes en tornades avaient soufflé à 250 km/h, pareil à de la cire liquide, l’asphalte avait englué les corps instantanément dissous en graisse, le verre s’était liquéfié, les arbres déracinés s’étaient envolés en tous sens sous les nuées ardentes. Il n’y avait plus eu un chat en ville jusqu’à ce que la guerre soit perdue, que les Alliés lèvent le blocus en août 1945.
Depuis deux ans, les habitants arpentaient les carcasses des immeubles à la recherche de tout ce qui pouvait s’utiliser. Pour survivre, les femmes cassaient des cailloux et déblayaient. Les rares hommes valides trafiquaient au marché noir. L’opération Gomorrhe, c’était le nom de l’attaque, avait brûlé vives quarante-cinq mille personnes en quelques heures, mais le plus incroyable, peut-être, tenait dans cette odeur âcre de bois et d’étoffes brûlés qui traversait encore les désolations. La puanteur écœurante de la ville s’insinuait partout, jusqu’au réduit de Viktor. Ce matin-là, elle l’assaillit dès l’instant où il ouvrit les yeux. Peut-être même qu’elle le réveillait, cette infection à laquelle on ne s’habituait jamais. En réaction, il bondit de sa couche.
Chaussé de semelles découpées dans un pneu, vêtu de son habituel maillot de corps et d’un pantalon de toile retroussé sur ses jambes, il se retrouva en une seconde à courir dans les escaliers du bunker. La moitié des mille ouvrages de défense antiaérienne édifiés à Hambourg tenaient encore debout. Celui-ci, aux murs de quatre mètres d’épaisseur, possédait quatre étages et imposait sa vue monolithe un peu comme une pyramide, un vaisseau extraterrestre, ou la trace d’une civilisation déchue.
Parvenu sur la terrasse, dominant la ville, Viktor alluma sa première Woodbine. Devant lui, rien ne tenait debout, partout des cratères, des crevasses, des canalisations crevées et des immeubles étêtés comme de vulgaires sardines. Cet anéantissement serrait le cœur, bien sûr, mais bizarrement Viktor ne se trouvait pas en conflit avec les montagnes de gravats, les carcasses de toits brisés, les enchevêtrements de fers à béton qui se profilaient à l’horizon. Il se sentait même rassuré par ces décombres à perte de vue, car c’était exactement l’état de son âme. Une portion de sa courte existence s’était achevée, indéniablement, et rien de nouveau ne pouvait se présenter à lui. Viktor avait vingt ans et se demandait si quelque chose allait enfin arriver. Depuis deux ans, c’était un mélange de chaos et de calme plat : il vivait comme ces tas de gravats. La désolation était imprimée dans sa chair. Depuis qu’il avait retrouvé Hambourg, il avait appris à se soumettre comme se soumet un chien, un cheval, quand son maître lui demande d’obéir. Et ainsi passait 1947.

Un petit vent d’été berçait le silence du matin. Il régnait une sorte de paix, surtout à trente mètres de hauteur. On avait eu son compte d’explosions, de hurlements nazis. Même en journée la vie semblait réglée sans cris, prévalaient des ordres british bien timbrés, des réponses courbées, celles des vaincus, il n’y avait pas de musique non plus et personne pour chanter. Les yeux de Viktor s’attardaient à quelques kilomètres, sur un point situé précisément sur Mittelkanal, au cœur du quartier résidentiel désormais rasé d’Hammerbrook. Il survolait le tombeau de ses parents comme un oiseau de printemps. Chaque fois ça lui faisait monter les larmes aux yeux : il ne restait plus rien de l’immeuble de son enfance qui s’était affaissé sur lui-même, ni le corps de son père ni celui de sa mère n’avaient été retrouvés.
— Il faudra bien un siècle pour rebâtir, fit soudain une voix dans son dos.
Il se retourna pour faire face à une jeune fille échevelée, visiblement tout juste réveillée elle aussi. Il découvrait Nina, la silhouette découpée dans la lumière dorée. Il fixa le visage intense, les cheveux sombres, la grande bouche et les yeux clairs. Elle sortait de l’adolescence, mais il était difficile de lui donner un âge. Quatorze, quinze, seize ans ?
— Salut ! Tu as dormi ici ? questionna-t-il en plaquant ses cheveux gominés en arrière.
Pas de réponse. Pour l’amadouer, il eut ce geste de tendre son bras et d’offrir une cigarette. Nina reconnut l’élégant paquet rouge et vert de l’occupant britannique. Ces cigarettes valaient une fortune au marché noir. Pour elles, un fermier pouvait vendre du pain ou même de la saucisse en troc. Viktor se doutait qu’elle en connaissait le prix, qu’il suffisait d’accepter la proposition et conserver ce bien précieux en future monnaie d’échange. Par esprit de contradiction autant que par envie, la jeune fille accepta la cigarette mais l’alluma.
Ils restèrent un moment à souffler et dilapider l’or pur qui se consumait dans les nues. Viktor n’avait aucune question à poser. Maintenant les rencontres se faisaient au hasard. C’était comme marcher sous l’aléa des bombes : les survivants se percutaient comme au billard, lui repartait de zéro, les pilotes de la RAF avaient définitivement rayé toute notion d’ascendance, son foyer n’existait plus. Le problème n’était pas le chagrin. Avec le temps, la peine avait cédé la place à quelque chose de différent, il savait maintenant qu’il ne devait s’en remettre qu’à lui-même, qu’il n’allait pas capituler à son âge, ni hypothéquer l’avenir, mais étrangement il dédaignait toute planche de salut. Disons qu’il vivait dans un désintérêt général, qu’il s’accrochait ; dans ce moment où chacun luttait, puisque rien de tangible ne se présentait, il imaginait qu’il vivrait toujours comme ça, seul du matin au soir. Le départ de ses parents avait laissé un vide incroyable. Et puis cette apparition dès l’aube.
— Je me suis perdue, fit enfin Nina. J’étais au port hier, plutôt que retourner directement à Blankenese j’ai traîné en sortant. La nuit est tombée et je me suis retrouvée face au bunker. J’ai décidé d’y dormir.
D’où sortait-elle ? Les orphelins de guerre erraient partout dans Hambourg. Quarante mille enfants abandonnés, disait-on, certains ne connaissaient pas leur propre nom, échappaient pour toujours aux signalements de disparition. Elle pouvait aussi être une réfugiée. La ville était recouverte de baraques aux toits demi-cylindriques en tôle, des camps de déplacés baptisés DP1. Ces gens fuyaient l’Est, poursuivis par l’Armée rouge que l’on disait pire que les Huns.
Mais que lui était-il arrivé ? Viktor était saisi par sa silhouette maigre et hâve. Combien pesait-elle ? C’était une brindille. Enfin elle était en vie, c’était le principal.
— Blankenese ? s’étonna-t-il. Tu habites là-bas ?
À sa connaissance, Blankenese n’hébergeait aucun camp de DP, c’était un village des bords de l’Elbe, un coin avec de vieilles chaumières et des villas modernes. Viktor s’y rendait en famille le dimanche, ils déjeunaient dans une des tavernes qui s’alignaient sur la rive les unes après les autres. Le jeu, pour celles qui possédaient un orchestre, consistait à improviser l’hymne des navires qui bourlinguaient devant. Ils venaient de partout, on les reconnaissait à leur pavillon ; ces dernières années, les seuls bateaux en vue étaient des cuirassés, des croiseurs, et parfois un sous-marin en surface.
— Le port n’est qu’un squelette, répondit à côté la jeune fille. J’imaginais des paquebots, des cargos, mais le chantier naval est comme un fantôme, je n’ai trouvé que des docks à l’abandon, des gros tuyaux et des bateaux envasés. Alors j’ai rebroussé chemin, je me suis retrouvée à Sankt Pauli, encore des destructions…
— Tu t’y feras vite. Mais pourquoi n’es-tu pas rentrée à Blankenese ? insista Viktor.
— J’ai vu des gens qui entraient dans le bunker, j’ai suivi et me suis installée dans un coin.
Là-dessus, la jeune fille lui lança un sourire un peu crâne. Se retrouver avec des inconnus, recroquevillée dans un coin pour parer à une éventuelle agression, cette expérience ne semblait pas l’ébranler un instant en dépit de son âge. Elle était une jeune Allemande, il y revenait : que s’était-il passé dans sa vie pour qu’elle soit ainsi, libre et sans peur à la fois, en apparence si mal en point et en même temps si solide ?
Viktor identifiait le Berliner Dialekt dans sa bouche. Elle avait quelque chose de vraiment spécial, c’était l’image exacte d’une Berlinoise, enfin de l’idée qu’il s’en faisait, des filles pareilles aux comédiennes du Deutsches Theater, modernes, osseuses et un peu androgynes. À Hambourg, on avait coutume de trouver les habitants de la capitale insolents, soignés, trop portés sur l’ironie et la politique. Durant les Années folles, Berlin était la première ville communiste d’Europe après Moscou, les nazis ne l’aimaient pas, la bête hitlérienne ne parvenait pas tout à fait à la dompter, mais maintenant que la capitale se retrouvait elle aussi défigurée, calcinée, finalement les choses s’équilibraient avec Hambourg.
Demeurait chez cette jeune fille un air supérieur. Viktor aurait juré que, de ses yeux noisette, la jeune fille le toisait comme on le faisait dans le quartier prussien de Charlottenburg.
— Je peux te raccompagner chez toi, proposa-t-il en hochant la tête avec conviction.
— Ce n’est pas chez moi, répondit-elle vivement. Et je n’ai pas l’intention d’y retourner.
— D’accord. Moi c’est Viktor. Et toi ?
— Nina.
Bizarrement, ils se serrèrent la main.
— Et tu fais quoi de tes journées ? s’enquit-elle.
— Je gagne des bons d’alimentation en déblayant. Je rejoins les Trümmerfrauen2 réquisitionnées par le contrôle allié. On gratte le vieux mortier pendant des heures, on forme une chaîne humaine pour se passer les briques et les gravats qui servent à faire du béton… C’est un travail difficile, mais on nous récompense avec la Lebensmittelkarte I3, trois cents calories d’un coup !
La proximité de Nina était agréable. Viktor choisit de ne pas évoquer les fois où il relevait des cadavres, des os ou des momies, ce qui restait des chairs rabougries, un brasier de branches mortes. Il y avait un mot pour évoquer le rétrécissement des corps sous l’effet du feu, Bombenbrandschrumpffleisch, et des petits drapeaux noirs que l’on plantait pour signaler l’affreuse découverte. Épauler quelqu’un ne lui était pas arrivé depuis des lustres, alors il relança :
— À propos, tu veux manger ?
— Je sais me débrouiller.
— OK, mais je sais où aller pour un café ou un thé chaud. Tu me suis ?
— Je ne sais pas, j’ai des choses à faire.
— Viens, ce ne sera pas long. On va fraterniser.
Il appuya sur l’expression avec une certaine ironie dans la voix. Nina sentait monter en elle l’envie d’une boisson chaude, la cigarette à jeun passait difficilement, elle était habituée de longue date à dompter ses envies, la guerre l’avait carrément réduite en poussière, mais là, pourquoi ne pas suivre ce jeune homme prévenant et enjoué.
Insensibles à la saleté et à la puanteur, ils dévalèrent l’escalier du bunker et se retrouvèrent à marcher dans la rue. Murs soufflés, façades de brique effondrées, les dévastations s’étendaient à l’infini. Des taches de soleil tournoyaient devant eux, les cheveux fins de Nina voletaient et retombaient sur sa nuque. Viktor, indifférent aux pillards et aux femmes emmaillotées dans des loques qui émergeaient des débris, frappé par sa grâce involontaire – c’était un véritable cou de cygne, n’est-ce pas ? –, avançait de travers en lui jetant un œil en permanence. À un moment, il voulut couper par un monticule de gravats formé d’une série de balcons en pierre. Ils s’emmêlèrent les pieds dans les garde-corps en fer forgé, Nina râla et faillit l’abandonner là. Mais il lui tendit la main et ils poursuivirent leur chemin jusqu’à la Rathaus, l’hôtel de ville. Empruntant des ruelles étroites, longeant des entrepôts de brique, puis des maisons historiques de négociants, ils basculèrent progressivement dans un monde encore debout, comme si Venise n’avait pas tout à fait rendu les armes, ou qu’un confort vermeerien s’obstinait derrière certaines façades austères. Quelques frênes géants se dressaient dans une odeur de sel et de goémon en provenance de la mer du Nord. La rivière Alster n’était pas loin, le Rathausmarkt bâti en imitant la place Saint-Marc et ses arcades non plus. Dans la lumière maintenant éclatante de l’été, soudain entourés de formes néoclassiques, ils atteignirent leur but.
— C’est ici, fit Viktor en désignant un bâtiment situé juste à côté de la majestueuse Rathaus : le Centre d’information britannique, ou plutôt Die Brücke, le Pont selon la terminologie des Tommies. C’est une image pour nous réunir, ils disent que nous devons gagner la paix ensemble, que nous ne serons pas toujours des ennemis.
— On va chez les Britanniques ? se crispa aussitôt Nina. Je ne veux pas les fréquenter !
Elle n’était pas la seule à Hambourg, évidemment. On rendait l’occupant, du simple soldat à l’officier de haut rang, largement responsable des bombes incendiaires, mais son cri dérouta quand même Viktor. Que signifiait « Je ne veux pas » ?
Il eut de nouveau un doute. Qui était Nina ?
Orpheline, DP, il avait omis une troisième hypothèse. Et si elle fuyait Berlin pour échapper à son passé ? Viktor se targuait d’une espèce de sixième sens pour reconnaître les anciens SS. Dans les camps des DP, justement, comme à la fête d’un gigantesque bal masqué, de nombreux nazis remplaçaient leur identité réelle par un nom de papier. C’était pour eux assez facile d’obtenir une carte de régularisation, le bureau dédié en ville mentionnait que l’inscription se faisait en l’absence d’acte de naissance ; le fonctionnaire attirait bien votre attention, toute fausse déclaration était passible de sanctions, mais c’était tout, pas d’atermoiement face aux interminables files d’attente, il y avait tellement d’Allemands qui arrivaient de l’Est en haillons. Parfois, Viktor se cabrait au hasard d’un visage croisé en ville, l’habitude lui faisait reconnaître les criminels de guerre, pas besoin de voir le tatouage qui marquait leur numéro de matricule sous l’aisselle gauche, sur la poitrine, ou sa trace effacée à la flamme d’un briquet.
Quel rapport avec Nina ? Les femmes SS n’avaient pas manqué, parfois même de très jeunes filles. Et puis il y avait aussi les secrétaires, sténos, agents d’entretien, tout le petit personnel de la Gestapo, celles-là ne passaient pas devant les juges alliés, ni les infirmières et les enseignantes galvanisées, ni les épouses dévouées à leur salopard de mari. Quid des dix millions d’adhérentes de la NS-Frauenschaft, la Ligue nationale-socialiste des femmes, considérées comme ingénues, déjà oubliées, pardonnées d’avance ? Viktor n’aurait pas épargné les furies de Hitler, pas de raison, mais l’Allemagne refusait de voir qu’elle était pourrie jusqu’aux femmes et aux enfants. Il appuya un peu sa réponse, d’une expression Nina pourrait se trahir, il verrait bien.
— La plupart du temps il n’y a que des employés allemands. Les Tommies ne nous traitent pas comme les Popovs : c’est confortable et bien chauffé en hiver, je m’installe des heures pour lire les journaux, d’abord Die Welt, puis les magazines internationaux. Tu vas voir, c’est un joli travail de décoration, une bibliothèque, des salons, une sorte d’expo consacrée au mode de vie anglais, et même une salle de cinéma.
Nina ne réagissait pas, l’air ailleurs. Elle se laissa guider à l’intérieur de la Rathaus et ses airs de château, c’était plutôt élégant. Les deux jeunes gens avançaient maintenant parmi les vitrines, choisissant le chemin le plus court en direction d’une grande table où d’autres gens s’agglutinaient. Nina se laissait entraîner, ravalant sa détestation britannique. Elle voulait fuir cet endroit au plus vite, mais aussi cette maudite ville, ce maudit pays ; Viktor s’en rendit compte et lui proposa qu’elle l’attende dans un coin, le temps de jouer des coudes pour obtenir deux tasses de café. Il s’éloigna tandis qu’elle étouffait, se disant qu’elle devait prendre l’air, et surtout ne pas perdre de temps. Ce Pont la ramenait brutalement au but qu’elle s’était fixé. L’étonnante bonté de Viktor ne devait surtout pas l’en détourner, elle n’avait rien à faire ici, rien ne la reliait ni à Hambourg, ni désormais à la culture européenne. Quelques minutes s’écoulèrent, puis elle vit de loin le visage de son bon samaritain éclairé de joie. Ce serait facile, là, de s’en remettre à lui… Mais elle avait appris à ne croire en personne, la loyauté, l’espérance en autrui étaient des notions rayées d’Allemagne depuis belle lurette. Il y avait bien longtemps qu’elle ne comptait plus que sur ses propres forces, son instinct de survie et son intelligence.
S’extrayant de la cohue, Viktor brandit deux tasses fumantes et, miracle, deux petits pains qui se révélèrent croustillants. D’une poche, il sortit aussi une banane qu’il partagea d’autorité. Autour d’eux on parlait d’une marmelade qui allait venir compléter le festin, il suffisait d’attendre. La nourriture occupait d’ailleurs tout l’espace. Se réconcilier, panser les blessures, se rééduquer, certes, mais si la future société allemande se construisait ici, c’était avant tout une affaire de ventres affamés. Une femme, devant ses interlocuteurs qui en bavaient de jalousie, assurait qu’elle connaissait un fermier qui l’approvisionnait en fruits, lard, œufs, lait et pommes de terre. Naturellement, la réclame valait offre, le Pont était un excellent repaire pour le marché noir, un millier de personnes s’y croisaient chaque jour, on y trouvait à peu près tout ce qu’on voulait, jusqu’aux faux papiers et laissez-passer.
Une légèreté inattendue habitait Viktor. Sans savoir exactement sur quel pied danser, Nina éveillait son intérêt. Elle le ferrait, il ne cessait de la regarder. Puisqu’il avait saisi qu’elle ne voulait pas retourner à Blankenese, ils pouvaient passer le reste de la journée ensemble. Fallait-il errer sans but, explorer la ville, se perdre dans ses méandres ? L’apparition à la baie vitrée d’une escouade de camions militaires bâchés trancha pour lui.
— Tu viens avec nous ? Je connais l’officier tommy qui sélectionne le groupe. On part dans un champ de ruines et on revient le soir au même endroit avec notre récompense. Je t’aiderai, tu seras à côté de moi dans la chaîne. Tu verras, passer des briques, ce n’est pas si dur.
Il ne mesurait pas vraiment ses propos. Quelle envie aurait Nina de reconstruire Hambourg ? Elle répondit sèchement.
— Ça ne me fait pas peur, mais non merci. J’ai des choses prévues aujourd’hui. On se retrouve plus tard au bunker.
Son aplomb l’amusa et le transperça à la fois. Cette façon de s’exprimer, la certitude d’avoir le monde à ses pieds, avec des yeux brillants, c’était tellement… Vera, sa petite sœur, son idole, morte à l’âge de douze ans. Viktor était d’un caractère entier, il avait pour habitude de tout dire ou tout cacher. Mais avec elle ? Il la regarda, embarrassé, incapable d’écarter sa méfiance, et en même temps séduit. Il ne comprenait pas ce qui était arrivé à cette fille. Elle avait une belle assurance, cependant un rien la faisait sursauter, même le vent pouvait se jouer de ses jambes tremblantes. Elle était aux abois mais tenait bon. Quels chemins sinueux avait-elle empruntés pendant la guerre ? Après tout, peut-être que ça ne le regardait pas.
— Bon, dans ce cas, bafouilla-t-il, à plus tard, oui, sur la terrasse. Tu sauras te retrouver ?
Nina hocha la tête. Ils se séparèrent sur le parvis de la Rathaus, elle filant sous les arches grises et noires d’Alsterarkaden, lui s’installant sur la banquette d’un camion bâché pris d’assaut.
— On va où ? demanda-t-il alors que l’engin s’ébranlait sur les pavés disjoints.
— Stellingen, répondit la voix d’une Trümmerfrau. »

Extraits
« Je rédige ainsi toute la soirée. À chaque pause, je m’interroge sur la suite, car je ne sais absolument pas comment transformer Schumann en personnage de fiction. C’est la première fois que je me frotte à un personnage réel. Je songe brièvement à Amadeus, basé sur un mensonge. Milos Forman livre un chef-d’œuvre absolu, mais Salieri n’a jamais été jaloux de Mozart, la rivalité était au contraire pleine de respect et d’admiration mutuelle. Cette liberté de l’auteur, qui donne aussi des ellipses de temps, je compte bien me l’accorder. Mon projet n’est pas un biopic, l’invention l’emportera largement. La facilité serait de passer par le fils ou le petit-fils du meurtrier, nimbé dans le brouillard, pour aborder la question des liens familiaux, puis d’orchestrer un ou deux rebondissements, en jouant l’équilibre entre un bon scénario de thriller et le portrait intime d’une famille brisée. Mais je n’en suis pas là. La vague idée d’un roman autour de Horst Schumann se consolide d’elle-même et c’est déjà beaucoup. » p. 112

« Cette période de hauts et de bas dura tant bien que mal jusqu’aux législatives du mois d’août 1949 remportées sur le fil par les conservateurs. Car une fois ce résultat acquis, Smith lui expliqua un beau matin qu’il souhaitait passer à autre chose. Il ne concevait pas de passer du temps dans un pays «normal». Avant de s’envoler pour promener son regard perçant en Indochine, il plissa les yeux dans la fumée de sa cigarette à l’image d’un Clarke Gable et laissa Viktor s’en retourner à Hambourg sur ces mots:
— Gamin, je crois que tu as un bel avenir devant toi.
À Hambourg, Viktor fit le tour des rédactions. Durant deux années il trouva de bons angles et sa carrière de pigiste décolla. Il avait le chic pour dénicher les bons faits divers, des histoires qui racontaient en creux la nouvelle société allemande, déballaient la violence sourde d’un pays qui n’était pas seulement vaincu, mais encore un vaste marécage hitlérien qui comptait en son sein des milliers et des milliers de psychopathes. » p. 253

À propos de l’auteur
COUDERC_frederic_DRFrédéric Couderc © Photo DR

Écrivain-voyageur, Frédéric Couderc enseigne l’écriture au Labo des histoires à Paris. À la croisée des genres, ses personnages se jouent des époques et des continents. La série Black Musketeer, prochainement sur Disney+, est librement adaptée de son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

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L’allègement des vernis

SAINT_BRIS_lallegement_des_vernis  RL_2023 POL_2023 Logo_premier_roman coup_de_coeur

Prix La Ponche 2023
Finaliste du Prix Orange du Livre 2023
En lice pour le Prix de l’homme pressé

En deux mots
La nouvelle directrice du Louvre fait appel à un cabinet-conseil pour l’aider à accroître la fréquentation du musée. Ce dernier lui proposer une restauration de La Joconde. Aurélien est chargé de mener à bien cette opération délicate. Il n’est pas au bout de ses surprises.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le Louvre comme vous ne l’avez jamais vu

Dans un premier roman époustouflant, Paul Saint Bris nous entraîne au Louvre où la Joconde retrouve des couleurs, ou les agents de nettoyage assurent le spectacle et où l’amour se cache derrière les cariatides. Érudit, surprenant, emballant!

Commençons par une scène marquante de ce formidable roman. Homéro, agent d’entretien du Louvre, met un casque audio et prend les commandes de sa laveuse. Emporté par la musique, il effectue une sorte de ballet avec son engin autour des statues, risquant même de les heurter et de les dégrader. Pour Hélène, en charge de la statuaire, une telle attitude devrait conduire à un licenciement sur le champ. Mais au contraire, elle va être fascinée par cette danse jusqu’à tomber dans les bras de l’homme à l’autolaveuse.
À l’image de cette manière novatrice de nettoyer le musée le plus célèbre de France, Paul Saint Bris va nous faire découvrir Le Louvre sous un œil neuf. Le musée et son personnel, à commencer par sa nouvelle directrice.
Daphné Léon-Delville a été nommée pour ses résultats en tant que responsable des relations extérieures. Pour la première fois, ce n’est pas à un conservateur qu’échoit cette fonction mais à une dircom. Une décision assortie d’un mandat aussi clair que difficile à tenir: augmenter les ressources du musée en augmentant la fréquentation jusque-là limitée à 9 millions de visiteurs.
Pour cela, elle va avoir recours à une société de conseil spécialisée. La présentation des résultats de leur étude devant le personnel va étonner, voire choquer les conservateurs. Car sa proposition-phare est une restauration de l’iconique Joconde dont il faudra «alléger les vernis». Pour Aurélien, conservateur du département des peintures, il est urgent d’attendre afin de ne pas provoquer un tollé. Mais face à Daphné, il préfère capituler, tout comme devant la première commission d’experts qui, malgré le refus courroucé de ses deux prédécesseurs, finit par approuver le projet. Face à la ministre de la Culture, il ira même jusqu’à soutenir sa patronne.
Le sort en est jeté.
Il lui faut maintenant trouver le meilleur restaurateur pour mener à bien cette tâche délicate. Pour cela, Aurélien part en Toscane où il va dénicher Gaetano, la perle rare, nous offrant par la même occasion une plongée éclairante dans ce milieu très fermé et les différentes techniques mises en œuvre au fil du temps. L’occasion aussi de lever le voile sur le prologue du roman et sur Robert Picault, le restaurateur qui au XVIIIe siècle a révolutionné la restauration.
Cette seconde partie va nous mener jusqu’à la fin de cette restauration, une étape sous tension permanente qui va réserver son lot de surprises. Mais n’en disons rien, pas davantage que sur l’épilogue très réussi.
Soulignons en revanche combien ce roman construit comme un thriller sonde notre rapport à l’art et plus largement aux images en cette époque des réseaux, sans oublier de revenir sur les rocambolesques épisodes qui ont accompagné Monna Lisa au fil des siècles. Gageons que Gonzague Saint Bris serait fier de son neveu qui signe là une entrée en fanfare en littérature !

L’allègement des vernis
Paul Saint Bris
Éditions Philippe Rey
Premier roman
352 p., 22 €
EAN 9782848769882
Paru le 5/0372023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y voyage aussi en Toscane, notamment à Florence et à Londres.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Aurélien est directeur du département des Peintures du Louvre. Cet intellectuel nostalgique voit dans le musée un refuge où se protéger du bruit du monde. Mais la nouvelle présidente, Daphné – une femme énergique d’un pragmatisme désinhibé –, et d’implacables arguments marketing lui imposent une mission aussi périlleuse que redoutée : la restauration de La Joconde.
À contrecœur, Aurélien part à la recherche d’un restaurateur assez audacieux pour supporter la pression et s’attaquer à l’ultime chef-d’œuvre. Sa quête le mène en Toscane, où il trouve Gaetano, personnalité intense et libre. Face à Monna Lisa, l’Italien va confronter son propre génie à celui de Vinci, tandis que l’humanité retient son souffle…
Ce roman au style vif porte un regard acéré sur la boulimie visuelle qui caractérise notre époque, sur notre rapport à l’art et notre relation au changement. Paul Saint Bris met en scène une galerie de personnages passionnants en action dans le plus beau musée du monde. Jusqu’au dénouement inattendu, il démontre, avec humour et brio, que l’allègement des vernis peut tout autant bénéficier aux œuvres qu’aux êtres qui leur sont proches.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Échos (Sabine Delanglade)
L’Usine nouvelle (Christophe Bys)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Le Pavillon de la littérature
Le Mensuel
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Joëlle Books
Blog Mémo Émoi
Blog Littéraflure


Paul Saint Bris présente «L’allègement des vernis» durant Le Journal international © Production TV5 Monde

Les premières pages du livre
Prologue
Mue prodigieuse
Il a réduit la peinture à sa stricte matière, à sa quintessence, à ses deux dimensions : un mince film coloré aussi fragile que l’aile d’un papillon, un agglutinat de pigments et de liants fin comme une peau humaine, si fin qu’il a pu admirer le dessin au travers. Cette membrane gigantesque, il l’a séparée du panneau de bois pulvérulent qui lui servait de support, au prix d’une patience infinie, puis il l’a marouflée sur un châssis entoilé d’un coutil au point serré. Il aimerait qu’on fasse ainsi de son âme, qu’on la détache de sa vieille carcasse fatiguée pour l’arrimer à un corps neuf et vaillant. Qu’on lui donne la vie éternelle.
Le fils l’a aidé à installer la peinture sur le chevalet. Il a demandé que l’œuvre lui soit présentée sur son revers ; il a bien assez contemplé le saint en lévitation sur son rapace, c’est le dos du tableau qui l’intéresse désormais. Dans l’atmosphère enfumée de vapeurs nitreuses, ses mains douloureuses, cloquées et desséchées, ses mains attaquées par l’acide, déformées par de grotesques bubons, ses mains pourtant divines d’habileté, ses mains qui sont sa peine et sa fierté fouillent les étagères. Elles palpent, fébriles, les flacons aux formes variées, toute une pharmacopée fumante, et parmi les fioles, elles trouvent une plume et un encrier.
Alors il grimpe sur un haut tabouret avec les précautions dues à son âge, et là, une fois calé sur l’assise, la plume dans une main et l’encrier dans l’autre, il s’immobilise. Le regard égaré dans la monotonie du tissu, il pense aux premières fois, aux expérimentations ratées, aux menaces et critiques assassines. Il pense à la foule bruissante du Luxembourg venue admirer sa Charité, à l’extase des bourgeois, aux compliments du roi. Il pense aux honneurs reçus, au logement à Versailles, à la fabuleuse pension. Surtout, il pense aux génies qu’il a côtoyés dans la chair de la matière, aux prodiges qu’il a fréquentés dans l’intimité de la peinture, réunis par-delà les espaces et le temps, valeureux compagnons de la beauté.
Ainsi, les doutes et la suspicion ont fait place à l’étonnement et à l’émerveillement. De fabulateur, il est devenu alchimiste, puis magicien, puis Dieu. Comme toute bonne chose, cela n’a pas duré. Malgré la pression, il s’est gardé de livrer son secret, croyant s’assurer par là qu’on ne pourrait se passer de lui. On s’en est passé. L’humanité se passe parfois de Dieu. On l’a écarté, rejeté. D’autres sont venus avec des techniques plus performantes et des prix plus avantageux. Il n’en conçoit plus d’amertume. C’est le destin des hommes. Rien d’autre que le destin des hommes. Au moins, il a connu la Gloire.
La plume plonge dans l’encrier et vient gratter la toile avec un crissement aigre. L’émotion qui l’envahit, brûlante, est légitime : il met ici un terme au travail de toute une vie. C’est sa dernière œuvre. Son chant du cygne.
D’une calligraphie prudente, appliquée, de celui qui a appris sur le tard, il écrit :
En 1510, peint sur bois par Raphaël d’Urbin. En 1773, la peinture a été séparée de l’impression restant sur le bois et adaptée sur cette toile par Picault.
Il prend un moment pour se relire à voix basse, plusieurs fois, comme s’il marmonnait une prière. Il éprouve un sentiment d’incomplétude. Non, ce n’est pas ça, ce n’est pas tout à fait ça. Ce n’est pas assez ça. Il incline la tête et soulève de nouveau la main. Suspendue en l’air, la plume hésite un temps avant de retourner au contact de la toile grise, à l’endroit exact du point final. D’un mouvement sec et nerveux, il transforme le point en virgule, puis avec application il complète la phrase. Il la complète avec le seul qualificatif qui lui revient, par-delà la technique et la profession, par-delà le savoir, le geste et le métier, le seul qualificatif qui convient à son talent, celui qui unit le peintre et le restaurateur dans un même élan de création, qui met sur un plan d’égalité Raphaël Sanzio d’Urbin et Robert Picault de Paris. Le seul qualificatif à sa divine mesure :
… et adaptée sur cette toile par Picault, artiste.

Première partie
Sweetie
Look at me like a Leonardo’s paintin’
Look at me but don’t touch me
I’m sexy like a Leonardo’s paintin’
Just want me but don’t touch me

« C’est une star planétaire. Tu connais, c’est obligé ! » avait dit Zoé en lui glissant un de ses AirPods dans l’oreille. Aurélien avait balancé la tête au rythme de la chanson. La musique ne lui évoquait rien, pas plus que son interprète, mais elle avait le mérite d’être entraînante et, en tant que conservateur, il était plutôt en phase avec les paroles.
Daphné aussi s’était étonnée de son ignorance. D’un ton caustique, la présidente qui aimait les chiffres lui avait rappelé quelques fondamentaux pour rafraîchir sa mémoire : six Grammy, un milliard d’écoutes cumulées, une ligne de streetwear et des contrats d’égérie avec les marques les plus en vue du moment. Passer à côté de sa popularité, c’était vraiment ne pas vouloir faire partie du monde. Oui, s’était excusé Aurélien, maintenant qu’elle en parlait, ça lui disait peut-être quelque chose.
Après un divorce difficile qui l’avait éloignée de son public, la star opérait un retour aux sources et au RnB de ses débuts. À peine dévoilé, l’étendard féministe Leonardo’s Paintin’ s’était imposé en tête du hit-parade. Dans le cadre de sa tournée promotionnelle, l’artiste de passage à Paris avait tenu à se rendre au Louvre et avait explicitement demandé la présence du directeur du département des Peintures à ses côtés. S’il avait un peu rechigné, Daphné lui avait fait comprendre que certaines occasions de communication ne se refusent pas.

Quand Aurélien rejoignit le petit groupe au pied de la Victoire de Samothrace, Daphné était déjà là avec la directrice des relations extérieures ainsi que la chanteuse et la demi-douzaine de femmes qui constituait son entourage. Un caméraman filmait, légèrement en retrait. L’artiste arborait une longue crinière rose, une combinaison aux reflets irisés et des chaussures effilées comme des poulaines. Blotti contre son sein, un animal au pelage clair qu’Aurélien reconnut être une hermine ou un petit furet – le même que Vinci avait représenté dans les bras de Cecilia Gallerani – le regardait d’un air cruel en passant à intervalles réguliers sa minuscule langue sur ses canines pointues. La jeune femme lui caressait nonchalamment la tête de ses ongles immenses. « She doesn’t like men, my sweetie! » Aurélien recula d’un pas.
« Let’s go ! » envoya la chanteuse avec autorité. Le conservateur guida le groupe dans l’aile Denon déserte. On avait retardé son ouverture pour éviter des bousculades et permettre à l’artiste de profiter des œuvres sans être importunée. Les gardiens se tenaient à distance, dans les oreillettes les consignes étaient claires, pas de demande d’autographes ou de selfies pour le personnel.
Arrivé dans le Salon carré où siègent les primitifs italiens, Aurélien montra Saint François d’Assise recevant les stigmates du précurseur Giotto. C’était une bonne entrée en matière. Sur un fond d’or hérité de la tradition byzantine, saint François, genou en terre, paumes ouvertes, surpris, ébloui et peut-être même inquiet, recevait du Christ représenté en étrange séraphin les marques du supplice de la croix. Pour figurer l’opération, Giotto avait dessiné des rayons dorés reliant les mains et les pieds de Jésus à ceux du saint.
« Lasers. It looks like fucking lasers ! » lâcha la chanteuse avant de tourner le dos au tableau. Aurélien hocha la tête. C’était une manière de voir les choses.
Si la star lui en avait laissé le temps, il aurait attiré son regard sur la composition en diagonale opposant le monde des hommes et la sphère céleste. Il aurait fait remarquer la posture expressive inédite du saint auquel tout un chacun pouvait s’identifier. Il aurait expliqué que dans cette volonté de rendre accessible le sacré, dans cette recherche du réel au détriment de l’idéalisation, il y avait là les germes vivaces de la révolution humaniste. Et si l’on y ajoutait les intuitions du maître en matière de perspective, toutes ces caractéristiques, aurait-il conclu, faisaient de Giotto un pionnier et certainement le père de la Renaissance italienne.

Il ne dit rien de tout cela ; le groupe s’était désintégré et déambulait dans la Grande Galerie, puis disparut subitement dans la salle des États. Aurélien, un peu vexé, les retrouva sans se presser. La chanteuse se tenait face à La Joconde. De part et d’autre, les six amazones s’étaient réparties en arc de cercle le long de la rambarde de protection. Il hésita à se lancer dans un commentaire du tableau, mais l’Américaine posa son index sur ses lèvres violettes.
Ils restèrent là un moment sans rien dire quand elle imprima à sa colonne vertébrale une ondulation subtile, un frémissement qui naissait quelque part dans ses cuisses et se propageait vers sa nuque comme une brise sur un champ de blé. Les yeux dans la peinture, le corps parcouru d’une houle à l’amplitude croissante, l’artiste descendit lentement sur ses talons jusqu’à s’accroupir complètement, avant de se redresser dans une oscillation serpentine dont la fluidité était interrompue d’à-coups et de tremblements, comme si cette généreuse enveloppe de chair abritait une armature mécanique. La tête, mobile au bout de son cou, dodelinait de droite à gauche. Ses longs doigts déployés en éventail caressaient l’air d’une gestuelle nécromancienne. Autour, les jeunes femmes se balançaient comme un chœur gospel. Certaines envoyèrent quelques vocalises. L’hermine juchée sur l’épaule de sa maîtresse accompagnait le rythme de mouvements de sa queue à l’extrémité charbonneuse. Elle tournait de temps en temps vers Aurélien un faciès haineux.
Prise entre l’œil avide d’un iPhone et celui bienveillant de La Joconde, l’Américaine poursuivait une chorégraphie à la sensualité robotique, vaguement obscène si l’intention n’apparaissait pas si pure ; dans l’étrange atmosphère qui était tombée comme une chape sur la salle des États, cette démonstration ressemblait davantage à l’offrande d’une prêtresse païenne qu’à une parade de boîte de nuit. La grâce se tenait là, quelque part entre la manucure extravagante, les cils papillons, la chevelure acide, les mouvements scandés de son corps, les brillances moirées du vêtement, la cambrure de Vénus. La grâce tenait tout ça ensemble. La fille du Bronx au destin de Cosette élevée dans les clubs de striptease, devenue l’un des visages de réussite de l’Amérique, confrontait sa propre célébrité à celle d’une dame de Florence disparue il y a cinq cents ans. Ce n’était pas la première, mais si d’autres étaient venus se mesurer avec les chefs-d’œuvre dans une compétition d’égos, son hommage à elle était touchant de vérité et de candeur.
Daphné chuchota à l’oreille d’Aurélien, avec gourmandise : « On va exploser les compteurs ! » Derrière sa vitrine, bon public, Lisa souriait. La légende disait que, pour obtenir sa délicate expression, Léonard avait fait appel à des musiciens et troubadours qui jouaient sans interruption pendant qu’il la dessinait. Son sourire éternel devait aux artistes ; peut-être qu’il nécessitait parfois d’être entretenu par eux.
La danse finit brutalement, comme elle avait commencé, et le musée replongea dans un silence religieux. La chanteuse se tourna vers Aurélien. C’était peut-être le bon moment pour prodiguer quelques explications sur la peinture. À peine ouvrit-il la bouche que l’hermine bondit de l’épaule de la jeune femme pour fondre sur lui. Il eut juste le temps de protéger son visage. Les crocs du mustélidé s’enfoncèrent dans le gras de sa paume. La douleur vive lui arracha un cri et l’animal effrayé disparut dans la Grande Galerie.
En un instant, le groupe se disloqua. Une nuée d’amazones en talons de douze coururent comme elles pouvaient sur le parquet ciré tandis que la star hurlait des « Come back sweetie ! » sans effet. Daphné avait dégainé son portable et, instantanément, six membres de la brigade des pompiers du Louvre arrivèrent à la rescousse. On fouilla derrière les cadres d’Arcimboldo, sous les banquettes bornes de Paulin. On répandit des boulettes de viande pour appâter la fugitive. Aurélien s’était fourré la plaie dans la bouche et suçotait sa blessure sous le regard noir de l’Américaine. Après une heure de recherche, on dut s’avouer vaincu. L’hermine avait remporté la partie de cache-cache. La star pleurait maintenant sur un banc et ses assistantes se pressaient pour lui offrir des mouchoirs. Aurélien se confondit en excuses. La bête finirait bien par revenir. On promit que dès qu’on la retrouverait on l’enverrait à Los Angeles. En première classe, tout à fait.

Aurélien regagna son bureau avec une certaine lassitude tandis qu’une foule désordonnée et bruyante reprenait possession du Louvre. Il songea que les chefs-d’œuvre n’avaient pas été conçus pour être observés dans les conditions du monde actuel : quelque part, il devait admettre que le concept même de musée, en les offrant à la vue de tous, avait dénaturé la relation aux œuvres. À la Renaissance, les toiles ou panneaux peints dans l’intimité des ateliers étaient destinés à des endroits tout aussi confidentiels, pour la plupart réservés à de rares privilégiés : l’appartement d’un prince ou le réfectoire d’un couvent interdit aux laïcs. Et quand ils étaient disposés dans des lieux accessibles au commun des mortels, les fresques et les retables se donnaient dans le secret des flammes vacillantes des cierges, à la lueur faiblarde des vitraux, dans la ferveur et le mystère. Certainement, il y avait une incongruité à ce qu’aujourd’hui les œuvres se retrouvent scrutées sous toutes les coutures, détachées de tout contexte, diffusées à si grande échelle, dépliant leur vérité crue sous des flots de lumens ou sur des millions de pixels rétroéclairés.

Présidente
En avril dernier, le président-directeur du Louvre, un homme issu du sérail des conservateurs du patrimoine, avait pris sa retraite après deux mandats au bilan controversé. Son départ avait appelé une nouvelle nomination à la tête du musée.
Aurélien avait un temps caressé ce rêve avec mollesse et distance, si peu convaincu lui-même qu’il ne fut pas surpris de voir que les autres ne l’étaient pas plus que lui : malgré son expérience et sa longévité, son nom ne fut jamais murmuré dans les couloirs ou lancé à la cantonade dans les dîners, pas plus qu’il ne fut griffonné sur les notes des secrétaires d’État ; nul n’avait pensé à lui pour le poste. Son collègue Karim Bouteief du département des Antiquités égyptiennes, le deuxième département le plus important après le sien, avait plus d’ambition. Il avait entrepris une campagne qui consistait principalement en une série de déjeuners gras dans les alcôves du café Marly avec tout ce que la Culture comptait d’influents et de décideurs.
Contre toute attente, mais surtout contre toutes les règles, le président de la République avait nommé, sur proposition du ministère, la directrice des relations extérieures de l’institution, ce qui était inédit dans son histoire et avait suscité une vive levée de boucliers. Jusque-là, les présidents-directeurs avaient toujours été choisis parmi le corps des conservateurs du patrimoine. Pour la première fois, la tête du musée n’était pas issue de la recherche scientifique et du monde de l’expertise. Devant la bronca, la ministre s’était défendue. Non, il ne s’agissait pas seulement de parité ou de jeunisme, même si le choix d’une femme de quarante-sept ans était un geste historique aligné avec les valeurs que voulait incarner le gouvernement, mais bien une question de compétences. Un article du Point avait apporté une explication plus approfondie à cette nomination hors norme. Le Louvre appartenait à l’État et, malgré ses millions d’entrées, son budget était pour moitié subventionné par les fonds publics. Cette part devait diminuer et le meilleur moyen pour cela était de redonner à l’établissement une plus grande autonomie financière, autrement dit, il convenait de maximiser sa rentabilité. Donc, dans le paysage culturel français de cette année-là, la seule personne apte à prendre la tête de ce paquebot de deux mille employés, à redresser la fréquentation sinistrée par les différentes crises économiques et sanitaires, à faire entrer le Louvre dans une nouvelle ère, celle de la startup nation, n’en déplaise à Karim Bouteief et tous les conservateurs du patrimoine qui s’attendaient que la succession se fasse parmi leurs pairs, cette personne ne pouvait être que Daphné Léon-Delville.

Après une première partie de carrière dans le privé, dans l’industrie cosmétique puis dans l’hôtellerie, l’énergique Léon-Delville avait fait une entrée fracassante au service communication du Louvre où elle ne s’était guère attardée dans les fonctions subalternes, gravissant les échelons à vitesse grand V pour devenir en quelques années sa directrice des relations extérieures.
Avec un talent et une intuition hors pair, elle avait considérablement amélioré la visibilité de l’établissement dans les médias et sur les réseaux sociaux. Le pouls de Daphné battait au rythme du monde, et même un peu en avance sur celui-ci, tant elle savait précéder les désirs de ses contemporains. Du musée elle avait fait une marque puissante et attractive. Une marque décomplexée. Avec elle, maintes barrières étaient tombées, les stars de la pop se pressaient au Louvre pour tourner leurs clips, les créateurs de mode pour défiler devant ses illustres marbres et les géants de la Silicon Valley pour nouer de fabuleux et juteux partenariats. La brand awareness s’était hissée à des sommets jamais atteints. Sa compréhension des enjeux numériques, sa capacité à s’approprier les codes des nouveaux moyens de communication avaient sidéré le milieu du patrimoine et les recettes de la billetterie s’en étaient directement ressenties.
« Avant moi, c’était l’âge de pierre ! » aimait-elle répéter à longueur des entretiens qu’elle donnait aussi bien dans Connaissance des Arts que dans Elle. Daphné mettait la même énergie à sa publicité personnelle qu’à celle de l’institution. Elle avait compris que l’époque, plus que toutes les précédentes, réclamait du récit, un récit sans fard, intime et continuel, et son aptitude à se raconter avec un naturel déconcertant avait contribué à sa popularité autant qu’elle avait déstabilisé les instances culturelles. Au fil des longs billets d’autopromotion dont elle abreuvait les réseaux, on croisait de la #résilience, de la #disruption et quelques #businessroutines impactantes, des exploits sportifs de type semi-marathon, des doutes et des rebonds, des citations de Steve Jobs que venaient avantageusement compléter les paroles de Gandhi ou de René Char. Sa success-story s’y racontait en pleine lumière. Pas de second degré ici, tout était à prendre au pied de la lettre, le discours était direct, assumé, délicieusement impudique. Addictif. Le soir de sa nomination, elle s’était contentée de partager un précepte de Zarathoustra.
Sois le maître et le sculpteur de toi-même.

Dans les premières semaines de son mandat, Daphné Léon-Delville s’était astreinte à une sévère diète de communication. Même la logorrhée de son profil LinkedIn s’était brusquement tarie. Ce répit, à mettre sur le compte d’une prudente tactique d’observation, avait permis à la nouvelle présidente de lister toutes les incohérences et les points d’amélioration de l’établissement. Il était assez fascinant de constater que rien de ce qui n’allait pas ne lui échappait. Son regard aigu était magnétiquement attiré par le dysfonctionnel, l’inesthétique ou le bancal. Elle l’analysait avec une rapidité saurienne. De la typographie – hors charte – des badges du personnel d’accueil jusqu’à l’empreinte carbone – perfectible – du transport des œuvres, Daphné était sur tous les fronts.
Au début du mois de juin, la période d’observation terminée, elle avait convoqué un à un les différents corps du musée. C’était une chose que de relever les manques et défaillances, c’en était une autre que de les remonter aux intéressés. Là était son véritable talent. Elle le faisait avec force encouragements et une bienveillance revendiquée, en adepte du nudge, une technique de management visant à suggérer le changement plutôt que l’imposer. Elle répandait sur ses équipes un enthousiasme débordant porté par un éternel sourire, et il semblait prodigieux et presque suspect qu’ils demeurent ainsi l’un et l’autre, toujours intacts et inébranlables. Il y avait de l’autorité dans un tel entrain, tant il était difficile d’y opposer la moindre contestation.
Efficace, elle privilégiait une gestion directe des dossiers et s’était débarrassée de l’aréopage d’énarques, de conseillers et de sous-directeurs de cabinet qui entourait l’ancien président. Certains parlaient de micromanagement, mais cette simplification de la chaîne de décision était à mettre à son crédit.
Si elle était globalement appréciée parmi le personnel du Louvre et au-delà, le pragmatisme désinhibé de Léon-Delville rencontrait quelques résistances chez certains des plus anciens membres de l’institution. Quant à Aurélien, il lui avait trouvé un air de ressemblance avec le Portrait d’une jeune femme de Lübeck tenant un œillet de Jacob van Utrecht et s’était permis de déplacer le tableau dans un recoin où il le verrait moins.

Rabeha
Homéro était le fruit d’une union singulière. Sa mère, Rabeha, avait émigré du Maroc avec ses parents, ses oncles et ses frères à la fin des années cinquante, sous la présidence de René Coty, au moment où la France peinait à trouver dans sa population les ressources nécessaires à sa reconstruction. La famille, musulmane et très pratiquante, avait vu d’un mauvais œil grandir la nature émancipée et effrontée de la petite dernière, si prompte à épouser les mœurs occidentales et à tourner le dos aux traditions. Elle avait quatorze ans quand on avait retrouvé un 45-tours de Johnny caché sous son lit et qu’importe si elle ne possédait pas de tourne-disque pour l’écouter, elle le chérissait à cause de sa couverture. On y voyait celui qui était déjà l’idole des jeunes à genoux avec sa guitare dans un flamboyant costume rouge. En lettres jaunes, il était écrit « Je cherche une fille ». Conscients du danger qui guettait la réputation de la famille, le père, les oncles et les frères s’étaient relayés pour tenter de raisonner la petite sur cette idolâtrie, mais c’était peine perdue : Rabeha n’en faisait qu’à sa tête. Les différentes méthodes essayées n’eurent aucun effet pour contrer le souffle de liberté qui s’était emparé de la jeunesse jusque dans leur propre foyer. La coercition, la privation et même la torgnole ne dissuadèrent pas la jeune fille de vibrer à l’unisson avec sa génération. Quelques mois plus tard, comme on devait s’y attendre, Rabeha sortait en minijupe, fumait des P4 et écoutait les yéyés.
Tout juste majeure, elle avait rencontré un Brésilien largement plus âgé qu’elle et dont elle ignorait tout des activités professionnelles. Cela avait à voir avec le commerce international, mais elle n’était pas certaine d’avoir bien compris et cela aurait tout à fait pu être autre chose. L’annonce ou plutôt la découverte de son idylle avait jeté un froid glacial dans les relations familiales et cela ne s’était pas arrangé quand Homéro était venu au monde quelque part au début des années soixante-dix. Cette naissance hors mariage, avec un chrétien de surcroît, scella la séparation de Rabeha et des membres de sa famille. Elle ne les revit plus.

Avant de déserter leur vie d’une façon soudaine et définitive, le père d’Homéro avait insisté pour que son fils soit baptisé dans la religion catholique, ce qui avait fait l’objet de vives tensions dans son couple. Quand bien même Rabeha avait pris toutes ses distances avec sa propre religion, il y avait là un enjeu culturel qu’elle n’était pas disposée à lâcher tout à fait. Las de discuter, le père s’en était allé trouver un prêtre avec son fils et le prénom qu’il lui avait choisi : Homéro. Heureux de cette initiative, mais tatillon, le prêtre s’était inquiété qu’il n’y ait pas de saint portant ce nom. Alors le père – biologique – avait proposé celui de Roméo, un peu par dépit, car il l’aimait moins. Roméo étant tout aussi dépourvu de saint patron qu’Homéro, l’homme d’Église avait suggéré Romain, mais le père agacé avait rétorqué que, puisque c’était ainsi, on irait se faire baptiser ailleurs, peut-être même chez les musulmans. Après avoir considéré le risque de voir s’échapper un agneau, le prêtre avait admis qu’il valait mieux incrémenter le troupeau d’un Roméo, voire d’un Homéro, que de le laisser filer à la concurrence.
Une fois le baptême effectué et avec le sentiment de sa tâche accomplie, quelque temps après le père avait donc abandonné femme et enfant, sans explications et sans un mot. Au milieu de l’après-midi, après sa sieste, il avait quitté le modeste appartement qu’ils louaient porte de Saint-Cloud et on ne l’avait plus jamais revu.
Homéro s’était souvent demandé à quel point sa vie aurait été différente s’il avait été prénommé Romain ou Mohammed. Quand bien même il aurait préféré qu’il soit le fruit d’un consensus parental, il aimait son prénom qui racontait l’aventure et l’ailleurs, et qui, pour la plupart des gens, était un territoire vierge, ouvert à tout imaginaire et dénué de préjugés. Il en tirait une certaine liberté. Et puis c’était son unique héritage paternel.

Rabeha délaissée, fauchée, mais libérée de la tyrannie d’un compagnon autoritaire, était enfin disponible pour épouser sa destinée. Depuis son adolescence, la jeune femme nourrissait des velléités pour la chanson. Malheureusement, être mère célibataire n’était pas facilitateur de carrière. Une opportunité s’était présentée par l’entremise d’un cousin très éloigné, Mickaël, le dernier lien qu’il lui restait avec son sang. Lui-même avait rompu toutes relations avec sa propre famille qui le suspectait, à raison, d’aimer les garçons. Mickaël était un nom d’emprunt – son vrai prénom était Brahim – et Rabeha, qui avait du mal à s’y habituer, l’appelait Mickaël Brahim. Elle le disait d’une traite, sans respirer, à voix un peu basse, liant les quatre syllabes comme s’il s’agissait d’un seul prénom. Mickaël Brahim était couturier et travaillait pour la maison Vicaire, spécialiste des costumes de scène, de cirque et de music-hall. Elle était tombée sur lui par hasard boulevard de Rochechouart et il l’avait invitée à passer à l’atelier. Là, elle avait été émerveillée par les imprimés chatoyants, les strass, les soies irisées et mousselines délicates qui servaient de matière première aux créations Vicaire : vestes à galon, boléros manches bouffantes, tutus à fronces, corsets bustiers, jupons de cancan et les fabuleux habits de clown qui valaient à la maison sa renommée. Ils avaient discuté un court moment, faisant rapidement le point sur leurs vies, sans se livrer totalement, comme s’il persistait entre eux une certaine défiance de se retrouver en famille alors qu’ils en étaient tous deux bannis. Changeant de conversation, Mickaël Brahim montra à sa cousine les justaucorps à sequins qu’il était en train de concevoir pour la troupe des danseuses de Claude François quand il suggéra que Rabeha pourrait faire une parfaite Claudette si elle en avait envie. Ça lui était venu comme ça, il ne l’avait même pas vue danser. Elle avait le physique. De là à la chanson, il n’y avait qu’un pas qui serait vite franchi, avait-il dit. Dès lors qu’on avait formulé ce projet pour elle, Rabeha l’embrassa de tout son être et se soumit à un entraînement spartiate qui occupait tous les rares moments de répit que lui laissaient les nombreux petits boulots qu’elle exerçait. Est-ce que Rabeha avait du talent ? Ce n’était pas certain. En revanche, elle avait un enfant. Mickael Brahim en l’apprenant – curieusement, elle avait omis de l’évoquer en traçant le bref récit de son existence – avait eu l’air très ennuyé. « Aïe », avait-il dit sobrement. Un entretien avec une Claudette qui passait à l’atelier pour essayer une tenue avait confirmé la difficulté. « As-tu une solution de garde longue durée ? Quelqu’un à qui tu pourrais le confier pendant les tournées ? Les voyages, les répétitions ne laissent pas de place pour un chiard, avec Claude. » Non, pas de famille, peu d’amis, personne pour s’occuper de l’enfant plus d’une soirée. Avant même qu’on l’ait vue danser, on lui mettait des bâtons dans les roues. En rentrant chez elle, Rabeha avait récupéré son Homéro laissé à la voisine. Devant la bouille charmante du bambin, son regard doux et plein de cils, elle s’était dit que, décidément, c’était tout ce qu’elle avait et qu’elle trouverait un autre moyen de réaliser son destin. Elle se coucha en visualisant la vie de tournées et de clips TV qu’elle abandonnait derrière elle, les milliers de costumes qu’elle ne porterait pas, les applaudissements qu’elle n’entendrait pas, les fans transis qu’elle n’éconduirait pas, la concurrence ravageuse entre les filles, les répétitions épuisantes au moulin de Dannemois et les engueulades du patron caractériel. Claude François s’électrocuta l’année d’après, ce qui rétrospectivement la conforta dans l’idée qu’elle avait fait le bon choix.

Rabeha prenant de l’âge, le rêve de la danse s’était éloigné, mais celui de la chanson perdurait, sans date de péremption – il n’y avait qu’à voir le nombre de vieilles chanteuses qui poussaient leurs rengaines dans les émissions du samedi soir, des femmes qui devaient déjà s’égosiller dans les bals à la Libération, alors que de danseuses, passé vingt-cinq ans, wallou, il n’y en avait plus aucune. Pour gagner sa vie et nourrir son garçon, elle accepta une proposition de ménages chez un grand producteur de l’époque. Peut-être espérait-elle ainsi se rapprocher de sa passion, mais son employeur était rarement là et, quand cela arrivait, il semblait préférer le silence aux reprises a cappella de Dalida. Ce n’était pas faute d’avoir essayé. Elle tenta encore quelques radio-crochets, sans succès, et se fit longtemps balader par un musicien fauché qui lui promit un duo sur son futur album, dans la seule optique de concrétiser ledit duo dans son lit. De propositions bancales en espoirs déçus, la voix de Rabeha se tut. Du producteur, elle passa à une clientèle moins flamboyante mais tout aussi fortunée dans le XVIe arrondissement de Paris. Elle garda une passion sincère pour Dalida et consacra son existence à améliorer le quotidien de sa minuscule famille avec courage et résilience.
Homéro grandit dans une insouciance relative, bien peu conscient des efforts de sa mère pour lui assurer un confort de vie correct. C’était un garçon affable, un peu replet, qui savait se faire aimer de son entourage. De son enfance il avait peu de souvenirs, sinon que ce fut une période agréable où on lui avait à peu près foutu la paix. Alors qu’il entrait dans l’âge adulte, Rabeha déclara un cancer foudroyant. En quelques mois, l’affaire fut pliée. En plus de son incommensurable tristesse, Homéro se trouva désemparé, absolument pas prêt à affronter la vie sans la présence de sa mère à ses côtés. Dans le vide immense qu’elle lui laissait, il prit la pleine mesure de tous les sacrifices auxquels elle avait consenti pour lui.

Chêne et roseau
La réunion avait lieu dans la salle du Conseil, une grande pièce de style rocaille décorée de boiseries sur le thème de la chasse, assez spacieuse pour contenir l’ensemble des directeurs des huit départements et des onze directions de service. Depuis la nomination de Daphné, ce collège qui se tenait deux fois par mois avait pris une nouvelle tournure : on y débattait davantage des scores de la billetterie que de prêts ou d’acquisitions des œuvres. Aurélien arriva légèrement après l’horaire et eut la désagréable surprise de s’apercevoir qu’il était le dernier. Daphné Léon-Delville siégeait à l’extrémité de l’immense table en noyer, du moins la place lui était réservée. Elle ne l’occupait pas, car elle était appuyée contre un radiateur près de la fenêtre, ce qui lui conférait une position en surplomb. Les directeurs de département s’étaient regroupés d’un côté de la table et les directeurs de service de l’autre. Près de ces derniers se tenaient quelques personnes qu’Aurélien aurait peut-être identifiées s’il avait lu l’ordre du jour.
La seule place libre était en bout de table, à l’opposé de celle de Daphné. La présidente se tourna vers lui et, avec ce sourire immuable qui chaque fois plongeait Aurélien dans une drôle de perplexité, elle le fixa de son regard clair jusqu’à ce qu’il se soit complètement immobilisé sur sa chaise.
« Pardonnez-moi, je suis prêt.
– Bien, commença Daphné toujours appuyée sur le radiateur. Nous accueillons aujourd’hui Culture Art Média Patrimoine à qui j’ai commandé à mon arrivée un audit sur la fréquentation du musée. »
Un jeune homme roux et barbu se leva, salua l’assemblée. D’allure athlétique, il portait un costume gris sur un tee-shirt immaculé. En observant le chignon positionné au sommet de son crâne, Aurélien se demanda comment cette mode avait pu se frayer un chemin des plateaux de téléréalité jusqu’à ce genre de réunion ; il n’avait pas vu venir cette révolution silencieuse.

Matthieu avait créé l’agence Culture Art Média Patrimoine, CAMP en abrégé, spécialiste des questions muséales. La société encore jeune, grâce à l’énergie de son fondateur et à un certain nombre de clients peu indisposés par son man bun, s’était taillé en un peu moins de cinq années une place de choix dans son secteur, raflant d’importantes missions de conseil auprès d’institutions culturelles, à la faveur de frontières toujours plus poreuses entre la sphère publique et les affaires privées.
En préambule, Matthieu remercia Daphné pour sa confiance dans des termes qui donnaient l’impression d’un lien au-delà d’une relation strictement professionnelle, accentué par un tutoiement inédit. Avec une connivence appuyée, il exprima sa fierté d’accompagner la présidente dans cette nouvelle ère du musée, une ère trois point zéro, et indiqua que les meilleurs talents de son écurie avaient été sollicités pour mener à bien cette mission. Avant de passer la parole à « Ben qui allait entrer dans le dur », Matthieu conclut son laïus par un proverbe chinois qui disait en substance qu’il fallait rester souple tel le roseau pour ployer sous le vent du changement et absorber ses contraintes. Ce matin, Aurélien se sentit plutôt comme un chêne séculaire particulièrement rigide et enraciné.
Ben connecta sa tablette sur le système vidéo qui équipait la pièce et l’entête de la présentation s’afficha sur le visage d’Aurélien, malencontreusement placé entre la machine et l’écran. Le conservateur se décala et Ben, après avoir lancé le chronomètre sur son Apple Watch, entra effectivement dans le dur, et d’une façon magistrale : il attaqua son auditoire par une série de chiffres qu’il appelait data ou metrics, dont il tirait tout un tas de KPI, pour la plupart dénommés par d’obscurs acronymes qu’il ne prit jamais la peine de traduire. Ben naviguait du CX au DQM, du SMO aux KOL, abandonnant parfois ces abréviations pour des anglicismes énigmatiques, seeding, mapping, funnel ou insights. Aurélien en était certain, l’essentiel de ce sabir n’avait jamais été prononcé dans l’enceinte du musée. De temps en temps, égaré dans ce marigot imbitable, un mot gracieux réveillait son attention comme celui de « cohortes » qui lui évoquait d’impavides armées antiques ou le très poétique « lac de données » dans lequel il aurait volontiers noyé ses soucis, aussitôt souillé par d’affreux benchmark ou scrapping. Il pensa qu’une des exigences de sa pratique était de rendre intelligibles des propos compliqués ; pour les consultants, au contraire, le jargon mouvant et sans cesse renouvelé ne semblait avoir d’autre intention que de créer chez le client le sentiment de dépassement et de désuétude nécessaire à leur économie. »

Extraits
« Redonner ses vraies couleurs à La Joconde, c’est créer un événement planétaire et vous assurer la venue de millions de gens empressés d’admirer sa photogénie nouvelle. »
Léa fixait Aurélien de son regard franc et volontaire. Il en éprouva de la gêne. D’ailleurs, toute l’assemblée le dévisageait comme si l’on attendait de lui une réaction. Il resta silencieux. Que pouvait-il dire ? Fallait-il se lancer dans une discussion avec une agence marketing sur la technique de Léonard, les risques d’une telle restauration, le tollé que cela provoquerait dans le monde des arts et à l’extérieur, et mille autres répercussions dont il n’avait encore aucune idée ?
Matthieu reprit la parole. « En restaurant La Joconde, vous êtes à peu près sûrs de capter chaque année onze à douze millions de visiteurs avides de voir et revoir le chef-d’oeuvre, de faire parler du Louvre comme jamais depuis le cambriolage de 1911, de susciter un débat profond dans l’opinion. Il n’y a pas à notre sens de meilleure solution pour faire venir le public en nombre. » p. 46-47

« Reprends ton vol », installation de Randy Devanlet, né en 1972, questionne frontalement les effets du temps sur la perception des œuvres. Le plasticien, adepte de la prise de risque, établit un geste polémique et lourd de sens qui contracte l’échelle du temps en une durée appréhendable par l’homme. L’œuvre de Cosimo Rosselli, propriété de l’artiste, est ainsi soumise à un milieu bactériologique acide qui accélère son oxydation. L’état de la peinture révélé toutes les demi-heures par une grue automatique permet au spectateur de se rendre compte de l’effet du temps, de la corruption de la matière, de la destruction de la chair, ici picturale, de son inéluctable érosion. Lorsque la peinture est plongée dans son bain, le visiteur est invité à s’imaginer l’état réel de sa dégradation. Randy Devanlet s’est distingué par ses œuvres «Nounours» en 2020 et «Noushka» en 2022, où ont été soumis au même processus d’oxydation accélérée les sujets de l’ours en peluche de son enfance et de sa chienne décédée, œuvres qui font également partie de la collection Pinault. » p. 74

À propos de l’auteur
SAINT-BRIS_Paul_DRPaul Saint Bris © Photo DR/Philippe Rey

Paul Saint Bris, âgé de quarante ans, vit à Paris où il est Directeur artistique. Il est le fils aîné de François Saint Bris, directeur du Clos Lucé et le neveu de Gonzague Saint Bris. Il est très attaché à Amboise où il a passé de nombreuses vacances et où, enfant, il venait passer Noël avec sa grand-mère, ses parents et ses sept oncles et tantes. Il signe avec L’allègement des vernis son premier roman. (Source: Éditions Philippe Rey / La Nouvelle République)

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