Le Maître des horloges

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En deux mots
En ce jour de novembre 1931, Jules Meyer fête son anniversaire et propose à ses invités d’aller voir l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg. Mais à 12h30, la merveille mise au point par Jean-Baptiste Schwilgué en 1842 tombe en panne. L’incident va pousser Jules, correcteur et détective privé, à mener l’enquête.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un Comput peut en cacher un autre

Jacques Fortier a choisi de nous révéler tous les secrets de l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg. Autour de ce brillant mécanisme, son enquêteur-fétiche va tenter d’empêcher un vol audacieux et une tentative d’assassinat du Président de la République!

Ancien journaliste et grand connaisseur de l’Alsace, Jacques Fortier a choisi d’agrémenter sa retraite en nous proposant de découvrir les trésors de sa région natale. Pour ce faire, il a choisi le polar et imaginé Jules Meyer, correcteur dans un quotidien et brillant détective à ses heures perdues. D’heures perdues, il va du reste beaucoup être question ici.
Ce huitième opus débute le 8 novembre 1931, jour de l’anniversaire de Jules. Avant d’offrir à sa famille et à sa belle-famille un excellent repas, il entraîne tout ce beau monde à la cathédrale où à 12h30, l’horloge astronomique sonne les 12 coups de midi avec son défilé d’automates. On apprendra dans ce livre la raison de cette demi-heure de décalage, mais aussi beaucoup de détails sur la construction et l’entretien de cette belle mécanique. Et sur ses pannes. Car en ce soir de fête la merveille, mise au point par Jean-Baptiste Schwilgué en 1842, se bloque.
Après une inspection minutieuse des rouages, on découvrira qu’un compas d’horloger était coincé dans le mécanisme. La police va alors conclure à une négligence de la société Ungerer chargée de la maintenance et classer l’affaire.
Mais le chanoine Kubler est plus enclin à croire les horlogers qui nient toute implication et décide d’engager Jules Meyer pour en avoir le cœur net. Sa mission consistera à faire le guet, avec un employé de la société Ungerer, pour tenter de confondre celui qui s’intéresse de trop près à ce bijou de technicité.
De longues heures de veille vont permettre aux deux hommes de sympathiser et d’en apprendre encore davantage sur cette belle mécanique, avant d’être agressés par une équipe prête à tout. Mandatés pour voler le cœur de la machine, le comput, les voleurs vont pourtant faire chou blanc. Avant de se retourner vers un second comput dont ils ont découvert l’existence et qu’il leur sera plus facile à dérober. Mais Jules Meyer est à leurs trousses et parvient à sauter dans le train qui part pour Paris avec son précieux chargement.
Comme dans ses précédents romans, Jacques Fortier s’est abondamment documenté pour nous offrir derrière le suspense, une description de Strasbourg et de l’Alsace durant ces années qui ont précédé la seconde Guerre mondiale, des trésors de la cathédrale et de l’express Strasbourg-Paris avec ses trois classes, ses cabines-lits ainsi que les wagons restaurant et postaux qui vont jouer un rôle non négligeable dans le dénouement de cette affaire.
Servi par un style allègre, non dénué d’humour, cette enquête atteint parfaitement son but, nous faire revisiter l’Alsace et son patrimoine tout en nous distrayant. Un attend déjà la prochaine !

Le Maître des horloges
Jacques Fortier
Le Verger Éditeur
Polar
204 p., 12 €
EAN 9782845744271
Paru le 7/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Strasbourg et dans les environs. On y voyage aussi par train jusqu’à Paris en passant par la Champagne.

Quand?
L’action se déroule en 1931.

Ce qu’en dit l’éditeur
Novembre 1931. Qui en veut à la célèbre horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg ? Des vandales, des jaloux, des cambrioleurs ?
Le détective strasbourgeois Jules Meyer est chargé de la surveillance de cette merveille restaurée trois quarts de siècle plus tôt par le génial horloger alsacien Jean-Baptiste Schwilgué.
Ce ne sera pas une planque facile.
Jules devra se battre pour cette horloge géante, ses automates, ses cadrans et surtout son « comput ecclésiastique », cette étonnant ensemble de rouages qui calcule tout seul la date de Pâques, une mécanique exceptionnelle que, premier au monde, Schwilgué avait mise au point dès 1821.
Coups de couteau, coups bas, coups tordus : le détective affrontera de rudes dangers. Il devra courir après le temps perdu dans les ruelles de Strasbourg comme dans le train de nuit pour Paris. Arrivera-t-il à stopper l’engrenage tragique qu’il va découvrir, et qui pourrait affoler les aiguilles de l’Histoire ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Maxi Flash (Solann Battin)
Blog de Pierre Ahnne

Les premières pages du livre
« Maître, le dîner est servi. »
La vieille servante avait frappé à la porte ; elle l’avait entrouverte, mais n’osait pas entrer. Elle ne voyait que le dos de l’homme, penché sur son établi, et les grandes ombres que jetaient au mur les bougies d’un chandelier de cuivre.
« Maître, le dîner est servi ! »
Elle avait chuchoté. Elle insista à voix haute. L’ombre remua sur le mur. Le dos se secoua. Une main se leva. Un petit objet métallique tomba. Il roula sur le carrelage en damier rouge et vert jusqu’aux pieds de la femme. C’était une fine roue dentée. Elle ralentit sa course, se coucha avec un petit tintement et continua à pivoter comme une toupie d’enfant. L’homme, sans se retourner, leva les bras au ciel.
« Bon sang ! Quand cessera-t-on de me déranger pour des bêtises ! »
La servante n’osa pas lever les yeux et fixa obstinément la délicate roue dentée. Celle-ci ralentit, oscilla, s’inclina et s’immobilisa enfin sur un carreau rouge.

« Quatorze, rouge, pair et manque ! »
D’un geste assuré le croupier fit virevolter son râteau sur le tapis vert. Ici, il poussa une pile de jetons, là, il en déplaça une autre. Sourires et grimaces. Au premier rang, une jolie femme aux épaules nues sembla s’illuminer. En face un dandy en costume clair parut s’éteindre.
« Faites vos jeux… »
La valse des jetons recommença sur le tapis. Derrière la femme épanouie, un homme raide, aux yeux noirs, aux cheveux sombres bouclés, lissa nerveusement sa cravate sur sa chemise froissée. Il se pencha, hésita…
« Les jeux sont faits… »
D’un geste brusque, l’homme posa une pile de jetons sur le 31.
« Rien ne va plus ! »

CHAPITRE Ier
LA RONDE DES APÔTRES
Strasbourg, dimanche 8 novembre 1931
Jules, en pyjama bleu et blanc, entra d’un pas lent dans la cuisine. Il se gratta la tête, jeta un œil à la vitre. Il faisait encore nuit. Sur la place du Corbeau, les réverbères se reflétaient sur le pavé mouillé. Un tramway passa lentement avec un bruit de ferraille secouée.
Le jeune homme se frotta les yeux. Bon sang, c’est vrai, aujourd’hui, il ne travaillerait pas. Ni au journal de la rue de la Nuée-Bleue, les Straßburger Neueste Nachrichten1, où il était correcteur la nuit, ni dans son agence au sous-sol, « Jules Meyer & Cie », où il était détective le jour. Il ne travaillerait pas, non parce que c’était dimanche – il lui arrivait fréquemment d’y passer des heures au journal ou à l’agence – mais parce que c’était…
— Le 8 novembre…
Il tendit la main. À côté du garde-manger, une éphéméride affichait en rouge la date du samedi 7. Il arracha la feuille, découvrant le « Dimanche 8 novembre, St Godfroy ».
— Saint Godfroy ? Godfroy… Je ne sais même pas qui c’est. Pourtant, depuis le temps…
Jules entendit du bruit dans la chambre. Il sourit. Ce qui était sûr – pour la trente-troisième fois depuis 1898 – c’est que le 8 novembre, c’était surtout l’anniversaire de Jules Meyer.

Quatre heures plus tard, le deuxième étage du 6, place du Corbeau était en pleine ébullition. Une joyeuse marmaille s’activait dans l’appartement dans une chaleureuse odeur de viandes et de vin cuits. Samara, l’aînée, du haut de ses dix-huit ans, essuyait les verres de cristal de la grand-mère Hoff avec un torchon à carreaux. Arthur, onze ans, tirait la langue en tentant de plier en accordéon des serviettes empesées. Katell, sept ans, l’air appliqué, traçait avec des crayons de couleur les noms des convives sur des cartons roses.
— Dis, papa : Violette, combien de « t » ? Est-ce que je l’écris en violet ? Ce serait bien, non ? Bon, sur le rose, je ne sais pas trop… Et tu m’aides pour les noms des autres ? Mamama, elle s’appelle bien Sylvie ? Et c’est avec des « i » ? Et ça commence bien par un « s » ?
Jules soupira.
Par la porte entrebâillée, il apercevait dans la cuisine le bas de la robe de Violette. Bleue, parsemée de petites fleurs blanches. Et un pied nu sur le carrelage. C’est elle qui avait lancé les invitations pour les trente-trois ans de son mari (« Ne discute pas : l’âge du Christ, ça se fête comme il faut ! »). Il y aurait donc les Graff, un couple d’amis proches venu de la place d’Austerlitz, les Hoff, ses beaux-parents, qui habitaient à trois minutes quai des Pêcheurs, et les Meyer, ses parents, venus du Schaentzel, l’hôtel-restaurant qu’ils tenaient depuis presque un demi-siècle sur les pentes du château du Haut-Kœnigsbourg. Eux devaient descendre du train vers midi.
— Violette, désolé, je n’ai pas noté. À quelle heure exactement arrivent mes parents ?
La robe pivota. Une tête bouclée apparut dans l’entrebâillement. Charmante, mais un rien excédée.
— Jules, je te l’ai dit vingt fois, mais tu n’écoutes rien : 11 h 17 à la gare. C’est le train de Sélestat. Ils vont être chargés comme des baudets. Tu sais que ta mère apporte toujours trois kougelhopfs, ton père trois bouteilles, et, en plus, des cadeaux pour les enfants. Sans compter un cadeau pour toi, bien entendu. C’est quand même les trente-trois ans de leur grand fiston, non ?
— Il paraît. On a dit quelle heure aux autres ?
Violette s’essuya les mains sur son tablier.
— Midi. Mais…
Une petite grimace.
— Mais c’est trop tôt. Beaucoup trop tôt, on ne sera jamais prêts. On s’est levés trop tard. Le Beckeoffe2 ne sera pas cuit.
— On peut faire durer l’apéritif…
— Ça ne suffira pas. Et je voulais encore emballer ton cadeau, décorer le gâteau, et tout ça. Ils vont tous être dans mes pattes. T’as pas une idée ?
Jules sourit, s’approcha de Violette, lui prit gentiment la taille.
— Mais si, bien sûr ! Les Graff vont arriver en avance, tes parents pile à midi – ton père a mangé une montre à gousset quand il était petit – je ramène les miens en tramway vers midi moins le quart. Bref, on les réunit tous dans le salon, on fait les bisous, mes parents posent leurs kougelhopfs et leur pinard, je leur dis qu’il ne faut pas manger sans faim, qu’on a prévu le repas vers une heure et j’emmène tout le monde voir la cathédrale. Trois quarts d’heure, une heure. Ça irait ?
— Oh, ce serait parfait.
Jules posa un doigt sur son front.
— Et j’ai même une autre idée ! Je ne vais pas leur faire faire le tour de la cathédrale, ils connaissent, mais on va leur montrer la ronde des apôtres à l’Horloge astronomique. C’est pile à midi trente. Tu te souviens ? À Pâques, on en a parlé : ton père et le mien s’étaient chipotés sur les noms des apôtres et leur ordre de passage. Comme ça, ils pourront trancher.
Violette secoua ses cheveux bouclés.
— Visite guidée à l’Horloge astronomique. Excellente idée de promenade apéritive. Je te confie tout le monde. Et vous revenez à une heure.
— L’horloge gastronomique ? C’est là où y’a la Mort ? Je veux y aller aussi.
C’était Katell, un fagot de crayons en main.
Violette se pencha, posa un petit baiser sur le front de la fillette.
— As-tro-no-mique. Ça veut dire qu’elle raconte les mouvements des astres dans le ciel : le soleil, la lune, les planètes, les étoiles. Et il n’y a pas que la Mort sur l’horloge. Il y a des anges, aussi, et Jésus, et le coq, et plein de personnages de tous âges.
Elle se tourna vers Jules.
— Eh bien oui, bonne idée, tu les emmènes aussi. Les trois. Enfin, si les grands veulent bien. D’accord ?
Jules prit Katell par la main.
— Tout à fait d’accord. Et maintenant, Katell, avant que je file à la gare, est-ce qu’on peut regarder tes cartons ? Sylvie, en effet, ça commence par un « s ». Et il y a d’abord un « y », ensuite un « i ».

La place de la gare était animée en cette fin de matinée, quand le tramway y déposa Jules et Arthur. « Moi, je veux aller voir les trains », avait insisté le garçon. « Et voir aussi Papapa et Mamama avant les autres », avait-il vite ajouté. Devant tant de sens diplomatique, les parents avaient cédé. Samara plierait les serviettes et on ne serait pas obligé de le refaire derrière elle.
Jules leva les yeux vers la grande pendule gauche de la façade. Il était 11 h 10.
— Viens, Arthur. On va aller sur le quai ; ils ont sûrement plein de bagages. Faudra les aider.
Arthur était en arrêt devant une longue voiture noire d’où descendait un sexagénaire endimanché. Pendant que le chauffeur poussait une lourde malle aux coins métalliques, l’homme sortit cérémonieusement une grosse montre de son gilet et compara l’heure avec celle de la pendule. Il eut l’air satisfait de l’opération. Jules fut frappé du costume soigné, du manteau coûteux, de la serviette de cuir bordeaux que l’homme récupéra sur la banquette de la limousine. « Un banquier ? Un chef d’entreprise ? Peut-être un député, il regarde autour de lui comme si tout le monde devait le reconnaître. Avec moi, il n’a aucune chance : je ne connais que Dahlet et Mourer. Ah si, je reconnaîtrais aussi Peirotes3 ! Mais celui-là, franchement, ça ne me dit rien ! »
Pendant que l’homme entrait dans la salle des pas perdus avec un air satisfait, Jules tira Arthur par la manche.
— Allez, on y va. Cette automobile est splendide, mais il est 11 h 15. Et tu voulais voir les trains…
Ils prirent leurs tickets de quai et arrivèrent quai 3 au moment même où le train de Sélestat s’y arrêtait dans le cri métallique de ses freins et un panache de vapeur blanche et grise. Quelques minutes plus tard, monsieur et madame Meyer – Laurent et Sylvie – étaient debout sur le quai, chacun porteur d’un grand panier d’osier recouvert d’un torchon à carreaux.
— Arthur, comme tu as grandi. Un vrai petit homme !
Madame Meyer poussa son panier dans les bras de Jules.
— Je sais bien que vous avez tout prévu, mais j’ai apporté quelques kougelhopfs, on ne sait jamais et il ne faudrait pas manquer. Tu as bonne mine, mon fils, pour tes trente-trois ans. Bon anniversaire, surtout !
Jules l’embrassa affectueusement.
— Merci maman. Les enfants adorent tes kougelhopfs.
— Et leurs parents mes bouteilles de riesling ! Bon anniversaire aussi, Jules !
Laurent Meyer flanqua dans les mains de son fils le second panier en lui décochant une bourrade chaleureuse. Un voile d’inquiétude passa sur le visage d’Arthur. Sylvie Meyer le repéra aussitôt.
— Et on n’a pas apporté que ça ! Trente-trois ans, ça se marque comme il faut – et on a pensé à nos trois petits merveilleux oisillons aussi. Mais ça, c’est là, et ça n’en sortira qu’au dessert !
Elle tapa sur la gibecière de cuir que son mari portait sous son manteau. Jules plissa les yeux. Il se sentait bien, sur ce quai de gare, avec son fils et ses deux parents. Dans un éclair, il se revit à onze ans, encadré d’une Sylvie et d’un Laurent nettement plus jeunes, quand la petite famille « montait » à Strasbourg pour faire des courses ou visiter monuments ou musées. À l’époque, les panneaux et les affiches étaient en lettres gothiques dans la gare, la place était plantée d’arbres et les députés prenaient le train pour Berlin.
— Jules, Jules, on va prendre le tramway ?
Sylvie Meyer regarda son fils dans les yeux avec un léger sourire. Jules se sentit tout drôle : elle n’avait pas pu ne pas voir qu’ils étaient embués. Il secoua la tête, leva ses deux paniers et montra d’un coup de menton l’escalier creusé dans le quai.
— Bien sûr ! Violette nous attend. Les autres invités viennent pour midi. Mais on ne mangera pas tout de suite. Comme c’est mon anniversaire, et que je suis né à midi trente – n’est-ce pas, maman ? – je vais vous emmener tous voir sonner l’heure de ma naissance sur la plus belle horloge du monde !

Place du Château, le petit groupe s’immobilisa devant le portail sud de la cathédrale. Jules leva les yeux. Il aimait bien cet angle de vue sur l’édifice. Devant eux s’alignaient les contreforts comme de grosses pattes de crabe, tandis que le massif ouest semblait hausser les épaules pour supporter l’envolée de la flèche.
Finalement, tout le monde avait opté pour la visite de l’Horloge, laissant Violette seule aux fourneaux. Madame Hoff, prévenante, avait bien proposé de rester avec sa fille, mais, devant le regard discret mais alarmé de Violette, Jules avait insisté et elle avait cédé.
Une courte file d’attente s’était formée devant le portail sud : la visite de l’Horloge était payante pour la ronde des apôtres.
— J’y vais, papa ! Tu me donnes juste des sous. Restez ici. Je vous ferai signe quand j’aurai les tickets.
Samara avait pris deux billets de banque dans le portefeuille de Jules et gravi les marches. Arthur et Katell, se tenant par la main, contemplaient pensivement les statues du portail : l’Église, belle femme un peu hautaine, avec une couronne, un calice et une bannière surmontée d’une croix, toisant la Synagogue, autre jeune femme, elle fragile et émouvante, les yeux bandés, tenant une lance brisée et laissant glisser au sol les tables de la Loi. Entre elles, le roi Salomon trônait, imperturbable, visiblement peu désireux de se mêler de la querelle théologique entre ses deux voisines.
Le docteur Hoff, sa femme au bras, tournant le dos à la cathédrale, décrivait aux parents Meyer la façade du lycée Fustel de Coulanges, accolé à l’édifice, et racontait ses souvenirs de lycéen. Marc et Suzie Graff se rapprochèrent de Jules. La jeune femme parla à voix basse.
— Pendant qu’ils ne nous écoutent pas – elle montra du doigt les quatre grands-parents engagés dans leur discussion – dis-moi donc pourquoi cette célèbre horloge n’est pas à l’heure ? On vient à midi trente pour la voir sonner midi…
Jules se pencha.
— Je ne sais pas tout, mais ça je le sais. Elle marque l’heure locale, la vraie, celle de Strasbourg qui ne dépend que de sa longitude. L’heure de nos montres, l’heure légale, c’est en gros celle de Paris, qui s’impose de Brest à Strasbourg. Et entre Strasbourg et Paris, il y a une demi-heure.
Marc Graff pouffa.
— Une demi-heure de tour d’horloge entre Strasbourg et Paris. Ça fait rêver. Parce qu’en train, le plus rapide, celui de 17 h 15, met six heures, et les trains de nuit mettent huit heures, pour le 23 h, et même neuf heures pour le 21 h 10. En plein XXe siècle, je ne comprends pas !
Suzie sourit.
— Marc a été élu dans je ne sais quelle commission médicale nationale à la fin de l’été. Il a donc chaque mois une réunion à Paris et, depuis, il peste tout le temps contre les chemins de fer. Trop lents, dit-il. Il voudrait être arrivé avant d’être parti.
Jules aperçut le bras levé de Samara.
— C’est bon, on a les tickets. Tu sais, Marc, jamais les trains ne feront le tour de la Terre en vingt-quatre heures. Tu n’as qu’à prendre des livres dans le train.
— C’est ce que me dit Suzie… On appelle les autres ?
La petite troupe gravit les marches et, avec une grappe de visiteurs, pénétra dans le transept sud.

— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je vais vous demander de vous pousser un peu vers le mur. L’horloge est haute et ça va se passer dans les hauteurs.
Le guide, un petit homme jovial et rond serré dans un costume bleu marine, était tout à son affaire. À sa ceinture se balançait un trousseau de clefs. Il fit ranger ses ouailles contre le mur et entama ses explications.
— L’horloge que vous voyez devant vous – une extraordinaire merveille – est en fait la troisième horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg. La première, celle dite des Trois Rois, a été construite au milieu du XIVe siècle.
— Ça veut dire vers 1350, glissa Samara à Arthur.
— Je sais ! rétorqua le garçon.
— Chut ! pesta Katell.
Le guide fit un grand geste vers le groupe.
— Elle n’était pas là où se trouve l’actuelle horloge, mais en face, là où vous êtes, sur le mur ouest. Si vous regardez bien, vous verrez encore les marques de son accrochage. Elle avait au moins douze mètres de haut.
Les têtes tournèrent presque toutes en même temps.
— On l’a appelée l’horloge des Trois Rois, parce qu’elle présentait déjà des automates, et notamment les trois rois mages des Évangiles. Mais elle est tombée en panne au bout de cent cinquante ans, donc vers l’an 1500.
Le guide pivota sur ses chaussures vernies.
— Il faudra attendre trois quarts de siècle pour qu’on la remplace – la cathédrale est en effet devenue protestante pendant les travaux et ça a beaucoup compliqué les choses – et c’est en 1574 seulement que commence à fonctionner la deuxième horloge, celle du mathématicien Dasypodius. Vous en voyez une bonne partie, puisque vous en avez encore la boîte, ce qu’on appelle le buffet, qui a été réutilisée pour la troisième horloge, celle que vous êtes venus voir.
Jules laissa son esprit vagabonder. Devant lui, ses parents et les Hoff, bien rangés contre le mur, écoutaient sagement. « Ils attendent les apôtres, pour régler leur discussion. » Le couple Graff s’était approché de la grille qui entourait le bas de l’horloge, mais Suzie gardait l’œil fixé sur le Pilier des Anges. « Elle a déjà décroché. » Samara, Arthur et Katell avaient l’air béat.
Le guide parlait maintenant de la nouvelle panne, celle de 1788, quand l’horloge de Dasypodius s’était à son tour immobilisée après deux cent quatorze ans de fonctionnement.
— Vous imaginez bien, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, que cette panne irréparable a frappé les esprits, un an avant la Révolution française. Et parmi les personnes bouleversées, il y avait un petit garçon. Il s’appelait Jean-Baptiste, il avait onze ans…
— Comme moi ! s’exclama Arthur.
— Chut ! dit Katell.
— Ce petit garçon s’est dit : « Je vais la réparer, moi ! » Il n’y connaissait rien, mais il s’est formé : il a appris l’horlogerie, les mathématiques, la cosmologie. Et, près de trente ans plus tard, c’est en effet à lui que le maire de Strasbourg a confié la réparation de l’Horloge astronomique.
— Ouah ! fit Arthur.
— Chut ! fit Katell.
Jules avait perdu le fil. Il fit trois pas en arrière et regarda le groupe de visiteurs. En novembre, c’étaient surtout des Alsaciens, souvent de la campagne, venus faire des courses en ville. Mais il y avait aussi quelques touristes étrangers. Il repéra avec amusement trois ecclésiastiques en soutane ; ils n’écoutaient pas le guide, mais inclinaient comiquement la tête pour déchiffrer le Baedeker4 que tenait l’un d’eux. À côté d’eux, une jeune fille dessinait sur un grand carnet de croquis. Près du Pilier des Anges, une jeune femme aux cheveux courts bouclés, habillée d’un manteau de laine, un sac de cuir jaune serré contre elle, avait un air étonnamment grave en examinant l’Horloge. Jules ressentit une curieuse impression de déjà-vu. « Elle me rappelle quelqu’un, mais, non, je ne vois vraiment pas, c’est bizarre… »
— Jean-Baptiste Schwilgué, puisqu’il s’agit de lui – rappelez-vous ce nom – est le génial inventeur de la troisième horloge. Vous voyez son portrait à gauche au premier étage, c’est l’homme qui semble réfléchir. Aidé d’une trentaine d’ouvriers, il installe ses mécanismes ingénieux, ses cadrans et des automates supplémentaires dans ce buffet, qu’il remanie d’ailleurs, pendant quatre ans de chantier. Et c’est finalement à la fin de 1842 que l’horloge peut enfin redémarrer. Elle ne s’est jamais arrêtée depuis !
Le guide montra solennellement les aiguilles sur le cadran central.
— Mais je parle, je parle et le temps passe. Dans quelques secondes va démarrer ce que vous attendez tous : la mise en route des automates pour cette heure de midi à Strasbourg.
Ding ! Les visiteurs tournèrent la tête.
— Regarde, c’est l’ange qui frappe. À gauche de la pendule, là ! dit Arthur.
Dong !
— C’est la mort qui répond, s’exclama Arthur.
— Le squelette, là-haut ! Il cogne avec un os ! s’exclama Samara.
Ding, dong, ding, dong !
— Et l’autre ange retourne son gros verre, dit Katell.
— C’est un sablier, dit Samara.
Le guide pointa le doigt en l’air.
— Et maintenant, la Mort sonne les douze coups de midi pendant que passe devant elle – vous le voyez là-haut ? – un vieil homme. Il fait partie des quatre statuettes qui symbolisent les quatre âges de la vie : un enfant, un jeune homme, un homme mûr, un vieillard. Elles passent chacune à son quart d’heure, puis toutes à l’heure pile.
Dong, dong, dong, dong. La jeune femme contre le Pilier formait les chiffres silencieusement sur ses lèvres.
— Douze ! Et maintenant, un étage plus haut, devant le Christ qui va les bénir…
— Les apôtres ! s’exclama Arthur.
Jules vit les Hoff et les Meyer se rapprocher d’un pas. Les visiteurs suspendaient leur souffle. Le guide monta d’un ton.
— Les apôtres en effet. Les douze compagnons de Jésus. Dans quelques secondes… Les ap…
Rien.
Les petites silhouettes, là-haut devant le Christ, ne bougeaient pas d’un pouce. Le guide s’épongea le front.
— Les apôtres ? Qu’est-ce qui se passe ?
Les visiteurs se regardèrent, éberlués.
— C’est cassé ! dit Katell.
— C’est coincé ! dit Arthur.
— Impossible ! dit le guide.
Jules écarquilla les yeux. Ce que tous constataient, en tout cas, en ce 8 novembre 1931, fête de saint Godfroy, évêque d’Amiens, et anniversaire d’un détective alsacien, c’est que pour la première fois depuis décembre 1842, l’extraordinaire horloge astronomique de Jean-Baptiste Schwilgué venait bêtement de tomber en panne.

L’aube se devinait à peine derrière les carreaux. L’homme poussa la porte de son atelier, s’assit à sa table de travail. Il pesta : la servante avait encore déplacé deux de ses livres. Il les remit en place en grommelant.
Ses dessins d’hier soir étaient là, sur la table. Il les regarda longuement, sans bouger, sans sourciller. Seuls ses yeux balayaient systématiquement les épures.
Tout à coup, il sursauta. Oui, là, c’était là. C’était cela qui avait troublé son sommeil cette nuit, qui l’avait fait se tourner et se retourner si longtemps dans ses draps. Une maladresse. Une peccadille, certes. Ce n’était rien, mais c’était tout. Dans le sablier du temps, aucun grain ne peut rester indéfiniment immobile.
Il eut un bref sourire et plongea sa plume dans l’encrier.

La plage était déserte en cette fin de nuit. Des vaguelettes couraient tour à tour sur le sable, dans des allers-retours sans espoir. Au loin, une faible musique : une fin de fête désenchantée ?
Il retira ses chaussures, les posa sur le sable, entra dans les vagues jusqu’aux chevilles. La fraîcheur de l’eau le surprit agréablement. Il contempla l’horizon, où l’aube jetait de grands à-plats roses et bleus.
Combien avait-il perdu cette nuit ? Il serait toujours temps de compter. L’argent, depuis leur arrivée ici, lui fuyait des mains comme le sable entre les doigts.
Il pensa à la chambre d’hôtel, à la femme qui y dormait. Il ferait bon s’allonger auprès d’elle et se laisser glisser dans la mer du sommeil. Pourquoi ne s’y décidait-il pas ?

CHAPITRE II
BELLES MÉCANIQUES & EMPRUNTS RUSSES
Strasbourg, mardi 10 novembre 1931
— Merci beaucoup, madame Muckensturm.
La logeuse des Meyer était aujourd’hui d’humeur badine. Jules l’avait entendue chantonner toute la matinée derrière le comptoir de son magasin d’articles pour fumeurs. Il fallait le traverser pour rejoindre les deux petites pièces humides qui constituaient l’agence «Jules Meyer & Cie». Il l’avait surprise rêveuse, empilant des paquets de cigarettes comme si elle faisait un château de cartes, quand il était allé chercher un café dans son appartement, deux étages plus haut. Il l’avait même vue esquisser un pas de danse devant le miroir qu’elle proposait à ses clients pour vérifier si la forme d’une pipe ou d’un fume-cigarette convenait à leur visage.

Notes
1 L’ancêtre des Dernières Nouvelles d’Alsace.
2 Une riche potée alsacienne de trois viandes marinées dans du vin blanc (bœuf, porc et mouton) cuites plusieurs heures au four dans une terrine fermée avec des pommes de terre, des carottes, des oignons et des poireaux. Le Beckeoffe tire son nom du four de boulanger dont profitaient les familles pour cuire leur potée.
3 Le radical Camille Dahlet et le communiste Jean-Pierre Mourer, tous deux autonomistes, ont été députés du Bas-Rhin de 1928 à 1940. Le socialiste Jacques Peirotes a été député de 1924 à 1932 et maire de Strasbourg de 1919 à 1929 (voir Opération Shere Kahn, dans la même collection).
4 Les guides Baedeker, créés par le libraire et écrivain allemand Karl Baedeker (1801-1859), reliés de toile rouge et au format poche, ont été au XIXe et au début du XXe siècle les plus connus des guides de voyage européens.

À propos de l’auteur
FORTIER_Jacques_2_DRJacques Fortier © Photo DR

Jacques Fortier a été journaliste au Nouvel Alsacien, à France Bleu Alsace, aux Dernières Nouvelles d’Alsace et correspondant du Monde à Strasbourg. Il est membre de la société d’études holmésiennes Les évadés de Dartmoor, et collabore à sa revue le Carnet d’écrou. (Source: Le Verger Éditeur)

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L’Or du Rhin

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En deux mots
Une jeune femme est retenue prisonnière, un prof de grec est assassiné non loin de l’Université populaire où il enseigne et un attentat terroriste endeuille Strasbourg. Le commissaire Landrini et la journaliste Ira Hope se souviendront longtemps de ce 11 décembre 2018 et de leurs enquêtes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Rapt, homicide(s) et terrorisme

Pour la nouvelle enquête du duo formé par le commissaire Landrini et la journaliste Ira Hope, Dominique Gouillart n’a pas lésiné sur les moyens, nous offrant une enquête qui va aussi s’appuyer sur l’Histoire alsacienne mouvementée pour nous offrir une «enquête rhénane» haletante.

Malika n’a plus vraiment la notion du temps en ce 11 décembre 2018, car cela fait de longues heures qu’elle est séquestrée dans ce qui ressemble à une cave. La drogue qu’elle est contrainte d’ingurgiter rend sa mémoire défaillante. Le commissaire Landrini en revanche n’oubliera pas de sitôt cette date. Il était paisiblement en train de manger une choucroute lorsqu’il a reconnu les rues de Strasbourg sur les chaînes d’information qui relataient l’attentat terroriste en cours et la recherche active du ou des fauteurs de trouble. Son téléphone a toutefois mis du temps à sonner et n’a pas manquer de le surprendre. Au lieu d’apporter du renfort à ses collègues, il a été chargé d’enquêter sur un meurtre mystérieux commis rue des Bains. Un enseignant de grec à l’Université populaire avait été retrouvé bardé de deux entailles profondes gisant sur le trottoir.
L’enquête ne s’annonce guère aisée avec si peu d’indices. Alors, il faut commencer par dérouler les leçons de base, essayer l’enquête de voisinage, demander aux voisins ce qu’ils ont pu voir ou entendre, approcher les collègues et les étudiants.
Tandis que le policier et la journaliste se démènent, Malika se morfond dans sa cellule, essayant avec peine de lutter contre les drogues qu’on lui administre pour tenter de structurer ses pensées. Mais son esprit vagabonde, l’entraîne en Grèce où elle a passé des vacances sur un voilier avec sept autres personnes. Elle avait profité du désistement de sa sœur blessée pour rejoindre ce groupe et répondre à l’invitation du professeur aujourd’hui décédé. Sans savoir pourquoi ces images lui reviennent, elle revoit parfaitement la victime, le couple Bartel et les autres occupants. Des informations qui seraient bien utiles à Landrini qui commence cependant à dérouler le fil ténu de son enquête.
En explorant l’appartement et l’ordinateur de l’enseignant, il a pu découvrir qu’il rédigeait des chroniques sous le pseudonyme de Pantaleon pour mettre en garde contre des complotistes qu’il annonçait vouloir dénoncer prochainement. Une piste à explorer, tout comme celle qui conduit chez Wagner. Mais c’est Ira qui va finir par comprendre que c’est sur les photos de vacances prises en Grèce que se trouve la clé de l’enquête.
En tant que membre éminente active de la Société d’Études holmésiennes, Dominique Gouillart joue parfaitement sur le registre des indices semés au fil du récit, sans oublier les fausses pistes et les rebondissements, ce qui rend ce suspense fort agréable à lire. Mais l’intérêt de son récit est double, car il explore aussi le passé tourmenté de la région, celui qui donne son titre au livre, et qui va bien au-delà de la musique de Wagner. On y arpente les rues de Strasbourg comme c’était le cas dans ses précédents romans, «Échec à la reine» (2018) et «Le Monstre vert de Strasbourg» (2021) et on remonte le temps, lorsque l’Alsace était tour à tour allemande puis française. Des bouleversements qui ont donné lieu à bien des histoires et légendes dont les esprits curieux comme celui de Dominique Gouillart fait son miel. Et nous régale !

L’Or du Rhin
Dominique Gouillart
Le Verger Éditeur
Polar
200 p., 12 €
EAN 9782845744202
Paru le 4/11/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Strasbourg. On y évoque aussi une croisière au large de la Grèce et les contreforts des Vosges.

Quand?
L’action se déroule en 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
En cette nuit fatale du mardi 11 décembre 2018, Strasbourg est secouée par un attentat qui endeuille brutalement le marché de Noël. Toutes les forces de police sont mobilisées pour courir après le terroriste qui s’est enfui en direction du quartier de Neudorf. Le commissaire Landrini, resté seul de garde, hérite d’un meurtre commis près des bains municipaux, bien trop à l’écart pour être du fait du terroriste.
Rageant de ne pas pouvoir se joindre à ses collègues dans leur traque, il entame ce qui va devenir une enquête d’une grande complexité. Enlèvement, assassinat, manipulation des réseaux informatiques, organisation criminelle internationale, science et pseudo-science, et même l’opéra de Wagner viendront s’entrechoquer dans cette affaire, où la journaliste Ira Hope ne sera pas de trop pour aider le commissaire, qui risquera sa vie.
Cette troisième enquête d’Ira Hope mêle intrigue et rebondissements sur un rythme haletant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« L’ampoule rouge qui pendait au plafond dispensait une lumière parcimonieuse et sanglante dans la cave en béton où elle était enfermée. Depuis combien de temps? Malika ne savait plus exactement. Quatre jours? Cinq jours? Régulièrement, quand elle dormait – ce qui était presque toujours le cas -, on venait lui apporter une maigre nourriture et changer le seau hygiénique, mais l’eau qu’elle buvait avait un goût métallique prononcé et la mettait dans un état semi-comateux, qui lui faisait perdre la notion des heures et des jours.
Elle ne maîtrisait pas vraiment ses pensées: c’étaient ses pensées qui s’imposaient à elle, et s’enchaînaient de façon chaotique. Le somnifère, ou l’anxiolytique, en tout cas la drogue qu’on lui administrait, diluée dans l’eau qu’elle était bien obligée de boire sous peine de mourir de soif, lui ôtait toute énergie et effilochait sa lucidité. Le temps vide de tout, sauf d’ombres inquiétantes, s’écoulait seconde par seconde, minute par minute, le passé remontait par bribes incertaines, et le futur se perdait dans les sables de l’angoisse.
Il lui fallait faire un effort extraordinaire pour se rappeler le rond-point de Dorlisheim, encore en travaux, au pied des Vosges – un vendredi soir, lui semblait-il – où elle était sortie de sa voiture pour effectuer un reportage-photos. Elle avait senti un chiffon humide sur sa figure, avec une odeur aigre. C’est tout ce qu’elle se rappelait. Elle s’était ensuite retrouvée dans ce cube de béton, une cave sans doute, dont sa main droite pouvait effleurer le mur de parpaings, et sa main gauche râcler le sol irrégulier. Elle était couchée sur un matelas en mousse qui atténuait la rudesse du sol. Ses pieds pouvaient presque toucher le mur opposé à sa tête, ce qui supposait une distance d’un peu moins de deux mètres. Le mur qui lui faisait face était un peu plus long ; peut-être trois mètres. Ce qui voulait dire, pensait-elle avec effort dans son cerveau ralenti, qu’elle était enfermée dans un local dont la surface faisait cinq ou six mètres carrés.
Quand elle demeurait plus longtemps sans boire, et qu’elle était davantage éveillée, elle observait les variations de la lumière rouge sur les parois. Et puis elle se rendormait, La cave était remarquablement silencieuse. On n’entendait rien. Sauf, de temps à autre, un bruit caractéristique de chaudière qui se rallumait. Cela expliquait pourquoi elle n’avait pas froid.
Des souvenirs très lointains remontaient par bribes dans sa conscience, mais elle n’avait pas le temps de s’y arrêter parce qu’ils s’enfuyaient aussitôt. Elle savait encore qui elle était – Malika -, qui l’avait élevée – Hubert -, quel métier elle exerçait – photographe -, en quelle année on était – 2018 – mais ces flashes surgis d’une sorte de néant ne faisaient que rajouter à sa confusion mentale.
Elle résista à la tentation de boire, pour ne pas retomber dans cet état presque confortable, mais confus, de semi-inconscience narcotique. Qui avait bien pu l’enlever en ce soir de décembre? Pourquoi la séquestrait-on? Elle ne se voyait pas d’ennemis particuliers. Mais pouvait-on savoir? Sa conscience embrumée balayait les cercles de son milieu professionnel, de ses parents, de ses relations nombreuses en France et à l’étranger… Que pouvait-on lui reprocher? D’avoir trop bien réussi, peut-être. Mais de là à l’enlever et à la séquestrer…
On avait certainement signalé sa disparition. Sa sœur, en tout cas, devait forcément s’étonner de son silence: elle avait sûrement averti la police. Une enquête avait été lancée, on interrogeait sa sœur, son père, ses amis. On cherchait quand et où on l’avait vue en dernier, on étudiait ses habitudes et ses derniers rendez-vous, on lançait des hommes à sa recherche…
Et si personne n’avait signalé sa disparition?
On lui donnait bien à manger et à boire, l’air tiédasse circulait librement, elle était encore en vie. Mais pour combien de temps? Qu’est-ce qu’ils voulaient? Obtenir une rançon? La violer? Jusqu’ici, elle n’avait pas été agressée physiquement, mais ça pouvait venir. Un individu venait la ravitailler. Elle l’avait entraperçu: un geôlier vêtu de noir, sinistre. Pourquoi? Le supplice d’un emprisonnement à vie? Quelle horreur!
Elle avait toujours éprouvé de la pitié pour tous ces animaux qu’on voit enfermés dans des cages, condamnés à une détention sans fin. Ils n’avaient pas demandé à subir ce sort. Elle non plus. Un désespoir brutal s’abattit sur elle à l’idée d’être détenue elle aussi, des années durant, dans un cachot aveugle. Flageolante, elle se leva pour aller boire. Entre le confort artificiel de la drogue et l’angoisse de l’éveil, autant choisir la drogue! Elle se recoucha.
La porte métallique s’entrouvrait parfois sur son cerbère… Elle était trop comateuse pour réagir, mais elle le distinguait vaguement entre ses paupières mi-closes: une silhouette haute et maigre; un homme, certainement. Il posait sur le sol un carton de nourriture et changeait le seau. Il jetait un bref coup d’œil en sa direction. Elle distinguait le pantalon noir et le sweat à capuchon rabattu jusqu’à ses yeux. Un violeur ou un tortionnaire? Non! Un homme de main qui exécutait les ordres comme un fonctionnaire? Sans doute. Un salaud, en tout cas.
Ensuite, elle se traînait jusqu’aux provisions: deux très longs sandwichs, quelques bananes et une bouteille d’eau en plastique d’un litre et demi.
La cave sentait les bananes, dont les peaux rendaient une odeur douçâtre; elle exhalait aussi faiblement le vin qui y avait été probablement entreposé. L’image d’une bonne bouteille surgissait pendant quelques secondes, mirage au milieu du désert de la nuit. Une vague odeur de bois était également perceptible. Peu à peu, le narcotique faisait son effet, estompant la terreur de l’enfermement à vie, des sévices qu’on pourrait lui infliger. Le grand escogriffe entraperçu n’avait cherché ni à la tuer, ni à la malmener, ni même à l’approcher. Jusqu’à quand? Hésitait-il? Quel était son rôle, et pourquoi la retenait-il ainsi? De nouvelles images envahissaient sa conscience peu consciente, à la fois molles et heurtées, transférant l’angoisse dans l’au-delà du cauchemar. Elle s’endormait.
Elle ne pouvait pas savoir quelle frénésie avait gagné le monde réel, un monde dont elle était désormais exclue.

Au même moment, vers 21h 00, le commandant Landrini arrivait en voiture à l’angle de la rue des Bains et du boulevard de la Victoire, à Strasbourg. Le trajet en voiture lui avait permis de remettre de l’ordre dans ses idées, chahutées par l’ampleur des problèmes qui se posaient à lui. Conduit par le jeune lieutenant Wolter, récemment intégré dans la brigade, le véhicule avait foncé. Les artères, fantomatiques, étaient totalement désertes: pas un passant, pas une fille pour faire le trottoir, pas une ombre.
La couleur rouge du véhicule des pompiers, dont les zébrures jaunes ressortaient dans la nuit, avait attiré immédiatement leur attention. Ils s’étaient garés juste derrière. La minuscule rue des Bains tire son nom des impressionnants bains municipaux, au style colossal et germanique, que l’Allemagne de Guillaume II a légués à la ville de Strasbourg, et qui la bordent sur la totalité de son flanc est. On pouvait deviner l’imposant bâtiment, brunâtre à cette heure, dont les sommets se perdaient dans la nuit.
Le capitaine des pompiers attendait les deux policiers. Il ne dissimula pas sa satisfaction de les voir arriver. Les bandes jaunes réfléchissantes tranchaient sur sa tenue sombre. Ses joues et son nez étaient rougis par le froid, et de la buée s’exhalait de sa bouche quand il parlait. On était dans la soirée du mardi 11 décembre 2018; des attentats avaient éclaté au centre de Strasbourg. On ne savait plus où donner de la tête, et on appelait déjà le véhicule des pompiers sur un autre site.
L’immeuble moderne, en forme d’équerre, qui faisait le coin du boulevard de la Victoire et de la rue des Bains, avait son entrée sur le boulevard, et la sortie des garages sur la rue. C’est devant cette sortie de garage qu’un passant avait aperçu un corps allongé sur le sol. Incapable de déterminer si l’homme était vivant ou mort, blessé ou ivre mort, il avait immédiatement appelé le 15.
Quand les pompiers étaient arrivés, l’homme était bel et bien mort, et ce n’était plus de leur ressort. Comme le capitaine l’expliqua rapidement à Landrini, ils s’étaient efforcés de ne pas polluer la scène de ce qui était manifestement un crime, puisque deux entailles sanglantes apparaissaient nettement dans le dos de la victime, allongée sur son flanc gauche, la face dirigée vers la paroi métallique de la porte du garage, et les jambes repliées. »

Extrait
« Ira se penche sur une première photo: sept personnes y prennent la pose, debout sur le pont d’un bateau. Ils sont tous en short ou en maillot de bain, bronzés et souriants.
— C’est un ensemble de photos prises en Grèce, commente Sonya: les unes prises par Alex, les autres par Malika, en septembre dernier. Ils m’ont donné les meilleures. Pour moi, c’était une façon de voyager virtuellement, puisque je n’avais pas pu faire le déplacement. Sur l’image que vous, avez là, on voit à gauche les organisateurs du voyage el leurs enfants, les Bartel; au milieu, vous avez Alex. Quand je pense… C’est Malika qui a pris la photo, et on ne la voit pas dessus. Pourvu qu’elle ne soit pas en danger! À droite, vous avez les deux scientifiques du voyage, un chercheur en biologie et son assistant. Est-ce que vous ne remarquez rien ? Non. Au début, Ira ne remarque rien. Mais peu à peu, en bien, une petite idée germe dans sa tête. » p. 142

À propos de l’auteur
GOUILLART_Dominique_DRDominique Gouillart © Photo DR

Dominique Gouillart est arrivée en Alsace pour des raisons professionnelles, séduite par le charme de la région, elle y est restée. Universitaire, elle est spécialiste des Littératures de l’Antiquité, une passion qu’elle a fait partager pendant des années à ses étudiants. L’Antiquité, explique-t-elle, n’est pas une fin en soi: c’est un pont entre passé et présent, une réponse à nos questions et nos angoisses contemporaines à travers les grands mythes antiques. Elle est membre actif de la Société d’Études holmésiennes Les évadés de Dartmoor et a rédigé plusieurs articles et nouvelles dans la revue Le Carnet d’écrou. Elle a publié trois volumes dans la collection «enquêtes rhénanes»: Échec à la reine (2018), Le Monstre vert de Strasbourg (2021) et L’Or du Rhin (2022). (Source: Le Verger Éditeur)

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Crime au pressoir

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En deux mots:
La découverte des cadavres de deux bébés dans un pressoir d’Ingersheim, au cœur du vignoble alsacien est l’affaire du journaliste Julien Sorg. Rendant compte de l’enquête, il nous offre par la même occasion de découvrir le patrimoine de cette région à l’histoire aussi riche que mouvementée.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Enquête dans le vignoble alsacien

Après Crime de guerre en Alsace, Jean-Marie Stoerkel poursuit son exploration du patrimoine alsacien à travers les faits divers sur lesquels enquête un journaliste de L’Alsace. Cette fois, il s’agit d’élucider un double infanticide: deux bébés sont retrouvés morts dans un pressoir.

La commune d’Ingersheim, proche de Colmar, est l’un des joyaux de la route des vins d’Alsace. Si elle n’est pas aussi réputée que ses voisines Riquewihr ou Turckheim, elle vaut tout autant le détour, notamment pour ses appellations Grand cru d’Alsace et ses crémants, mais aussi pour son patrimoine architectural, à commencer par sa Tour des sorcières, vestige d’un château fort du XIIIe siècle. C’est du reste à deux pas de cette tour que se situe le nouveau fait divers dont va devoir s’occuper Julien Sorg, le journaliste au quotidien L’Alsace – le double de l’auteur – qui se passionne pour tous les mystères de sa région.
Quand il arrive sur place, le domaine viticole a déjà été cerné par les forces de l’ordre qui lui refusent l’accès au pressoir où ils viennent de découvrir les cadavres de deux bébés. Une attitude plutôt inhabituelle pour le localier qui a quotidiennement rendez-vous avec les commissariats, gendarmeries et tribunaux.
Cela dit, le fait qu’on veuille lui mettre des bâtons dans les roues est plutôt du genre à exciter sa convoitise et à l’encourager à en savoir davantage.
Lorsque le procureur annonce en conférence de presse que l’ADN récupéré sur les lieux est exploitable et que la police scientifique devrait permettre de mettre un nom sur le coupable, le capitaine Loïc Caradec qui dirige l’enquête et a finalement accepté de collaborer avec Julien – il sait tout l’intérêt que peut avoir une communication habilement dirigée – peut s’enorgueillir d’avoir rondement mené les choses. Car la chance est avec lui. L’empreinte génétique d’une femme, victime deux ans plus tôt d’un accident de la route qui a coûté la vie à son mari et à son fils, correspond à celle d’un cheveu retrouvé sur le cordon qui entourait les cadavres. Elle est incarcérée rapidement. Il ne lui reste plus qu’à la faire avouer.
C’est alors que les choses se compliquent. Muriel est devenue une amie de Véronique, l’épouse de Julien et elle ne croit pas une seconde à la culpabilité de l’esthéticienne. Avec l’aide d’une avocate pénaliste, le couple va tenter d’apporter son soutien à la jeune femme qui croupit en prison.
Mais les semaines, puis les mois passent sans qu’un progrès notable ne puisse être enregistré. Et au moment où Julien commence à perdre espoir, un nouvel élément va permettre de relancer le dossier.
Le suspense est habilement construit, poussant le lecteur à ne pas lâcher le livre. Mais son intérêt est triple. Jean-Marie Stoerkel nous fait aussi partager le fruit de ses recherches et de ses découvertes sur sa région natale, sur son patrimoine artistique et architectural. Un trésor qui fascinera à la fois ceux qui n’ont pas encore visité l’Alsace et ceux qui passent tous les jours devant certaines bâtisses où qui ont déjà visité les musées sans connaître l’histoire des œuvres exposées.
Ajoutons-y aussi les souvenirs du journaliste qui pour avoir travaillé de longues années dans la presse locale en connaît tous les rouages et nous en livre les secrets de fabrication, tout en rendant hommage à quelques collègues qui ont marqué de leur empreinte la région, en défendant des valeurs plutôt que des bilans comptables.
Enfin, et ce n’est pas le moins intéressant, on apprend comment fonctionnent les rouages de la justice, quels rôles jouent les enquêteurs, le procureur, le juge et la police scientifique dont les tests ADN semblent aujourd’hui être l’alpha et l’oméga de toute enquête. Comme à chaque fois, tout est inventé et tout est vrai. Un régal !

Crime au pressoir
Jean-Marie Stoerkel
Éditions du Bastberg
Roman
316 p., 15,20 €
EAN 9782358591270
Paru le 1/10/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Ingersheim, Colmar et Mulhouse, mais aussi dans les villages limitrophes de Turckheim, Kaysersberg ou encore Éguisheim.

Quand?
L’action se situe en 1991.

Ce qu’en dit l’éditeur
Vendanges 1991 en Alsace. Deux nouveau-nés sont découverts morts dans le pressoir d’un vigneron à Ingersheim. Muriel, une jeune femme de Kaysersberg au passé dramatique, se reconnaît dans le portrait-robot envoyé aux gendarmes et à un journaliste par un correspondant anonyme. Elle se retrouve inculpée du crime et emprisonnée, car l’ADN, la nouvelle reine des preuves, l’accuse.
Pourtant, le journaliste colmarien Julien Sorg croit en son innocence. Ce roman est une sorte de suite, située plus de quarante ans après, de Crime de guerre en Alsace, hymne à la Résistance alsacienne, où l’ancien résistant et soldat libérateur Thomas Sorg, le père de Julien, a fait face à un dilemme cornélien en découvrant que le père de son amoureuse était un vil collabo.
Crime au pressoir est aussi une ode à l’Alsace, à son histoire riche, à son formidable patrimoine et à ses grands personnages.

Les critiques
Babelio 
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INCIPIT (Les premières pages du livre)
« 1. Deux petits cadavres dans le raisin
«C’est donc arrivé comme ça. On était rentrés des vendanges et on venait de déposer dans la cour les cuves remplies de raisins. Vous savez, ces belles cuves en chêne, pas comme ces caisses en plastique qu’on utilise de plus en plus maintenant. Deux de mes camarades vendangeurs sont allés dans la pièce où se trouve le pressoir. Tout à coup, un des deux a poussé un grand cri qui a tout déchiré avant de s’évanouir aussitôt dans le silence subit…»
Julien sourit malgré lui à l’idée que son interlocuteur, s’adressant à un journaliste, s’est mis en tête d’utiliser un phrasé littéraire. Dès son entrée dans le bistrot d’Ingersheim où ils s’étaient donné rendez-vous, il lui a trouvé une tête d’artiste maudit, avec ses longs cheveux plaqués en arrière et sur les côtés, sa barbe broussailleuse et son regard fiévreux. Une gueule à ne pas beaucoup aimer les gendarmes, qu’il s’est dit aussi. Et ce témoin était en or.
Il était tombé miraculeusement bien. C’était un peu plus d’une heure auparavant. Julien venait de se faire sèchement rembarrer par les gendarmes quand il s’était présenté dans la Hintergass, appelée en français la rue du Maréchal-Foch, devant la maison du vigneron. Son copain Philippe, qui est aussi le correspondant du journal à Ingersheim, lui avait téléphoné à son bureau de l’agence à Colmar, le prévenant qu’on avait découvert chez le viticulteur les corps sans vie de deux petits enfants.
Julien Sorg ne comprend toujours pas pourquoi les enquêteurs l’ont aussi mal accueilli et chassé. D’habitude, l’adjudant-chef et tout l’effectif de sa brigade se montraient plutôt aimables avec lui, même lorsqu’ils s’efforçaient de lui cacher des éléments d’une affaire. C’était d’ailleurs devenu une sorte de jeu, avec les règles du fair-play, et Julien ne leur avait jamais fait de coup vache. Mais là, les affiliés de la grande muette ne s’affichaient pas seulement muets ; ils manifestaient carrément une hostilité à son encontre. Et lui ne saisissait pas pourquoi.
«Circulez, il n’y a rien à voir!», l’a rembarré tout de suite celui qui interdisait l’entrée de la propriété du viticulteur. Julien a alors demandé à parler an commandant de brigade. II a dû poireauter un très long moment dans la rue. Les badauds se regardaient comme on contemple une curiosité. Certains le reconnaissaient comme le journaliste à Colmar qui a grandi ici à Ingersheim où ses parents habitent toujours.
L’adjudant-chef Sutter a fini par apparaître sur le trottoir en fulminant. «Vous me dérangez en pleine enquête, monsieur, et je n’ai rien à vous dire! Fichez le camp!», qu’il lui aboyait. «Pourquoi? Il s’est passé quelque chose me concernant?», s’est étonné Julien de plus en plus abasourdi.
En temps normal, le sous-officier lui aurait au moins résumé l’événement. Mais là, il l’a furieusement toisé et lui a hurlé avant de tourner les talons: «Vous voulez savoir ce qui se passe? Demandez donc au directeur de votre journal, il vous expliquera! Maintenant déguerpissez! Et que je ne vous voie pas traîner dans la rue, sinon je vous fais arrêter pour entrave à une enquête judiciaire!»
C’est après ça que Julien, cuvant son incompréhension, a redécouvert qu’il y a toujours un dieu pour les journalistes. Retournant dans la maison du vigneron, le gendarme a bousculé un bonhomme qui en sortait. Chacun râlait contre l’autre et Julien a adressé au malmené un regard de compassion.
«Ils me saoulent avec toujours les mêmes questions! J’avais beau leur dire que je devais absolument partir, ils ne me lâchaient pas la grappe. Comme si c’était moi qui avais tué ces deux bébés!» maugréait le type. «Hein? Ce sont deux bébés tués?», a rebondi Julien, du coup rempli à nouveau par la fièvre journalistique. «Oui, étranglés, retrouvés dans le pressoir!», a répondu l’autre, pressé, en ajoutant: «Navré, mais je dois aller récupérer ma voiture chez le garagiste. Il va fermer…»
Julien lui a couru après, l’a questionné: «Je peux vous parler après? Je suis Julien Sorg, journaliste à L’Alsace…» Il s’est angoissé durant le bref instant précédant la réponse. Qui fut: «Oui. Attendez-moi au bistrot en face de la mairie, sur la rue de la République… »

Extrait
« La période la plus terrible a été après l’annexion en 1940 de l’Alsace par le IIIe Reich, assortie d’une véritable répression culturelle et linguistique. Les Alsaciens n’avaient même plus le droit de parler alsacien, une langue pourtant germanophone. Et quand l’Alsace est redevenue française en 1945, il fallait plus que parler le français à l’école et on se faisait taper sur les doigts quand on parlait l’alsacien.» L’élu a débuté sa carrière de professeur en 1964 au lycée Bartholdi à Colmar. Il y a enlevé les grands panneaux “Il est chic de parler français“ accrochés dans les couloirs. Le proviseur a écrit au rectorat en le stigmatisant comme quelqu’un de très dangereux. Puisque Cronenberger n’était pas encore titulaire, il n’a pas eu de poste à la rentrée suivante à cause de cette rébellion. Il a été sauvé par le syndicat SGEN-CFDT de l’Éducation nationale. Dans une autre interview, il a aussi déclaré: «Jamais on n’a enseigné dans nos écoles à nos enfants ni la littérature alsacienne ni l’histoire de l’Alsace. Les enseignants ne connaissent plus les grands auteurs alsaciens depuis le Moyen Âge à aujourd’hui, de Brant à André Weckmann en passant par Nathan Katz, Émile Storck, Albert Schweitzer, Germain Muller et Jean-Paul Sorg. Les élèves français ignorent d’ailleurs tout autant ce qu’était la rafle du Vel’ d‘Hiv pendant la Seconde Guerre mondiale et en Alsace. Ils ne savent pas non plus ce qu’étaient les incorporés de force. J’en veux beaucoup au système éducatif. On a besoin de nos racines. Quand on ne sait plus d’où on vient, on a du mal à savoir on où on va.» p. 255

À propos de l’auteur
Né en 1947 à Ingersheim où il vit désormais, Jean-Marie Stoerkel a effectué une carrière de journaliste à L’Alsace à Mulhouse. Il y était chargé de la rubrique faits divers et justice. Il est l’auteur de seize précédents livres (documents, récits et romans policiers), dont neuf aux Éditions du Bastberg, souvent inspirés de ses enquêtes. (Source : Éditions du Bastberg)

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