Trio des Ardents

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En deux mots
C’est dans le Paris des années 1930 qu’Isabel Rawsthorne rencontre Alberto Giacometti où elle finance ses études aux Beaux-arts en posant comme modèle. C’est à Londres durant le Blitz qu’elle croise Francis Bacon. Trois artistes qui traversent le XXe siècle, dans le bruit, la fureur et la passion artistique et amoureuse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Amour, gloire et beauté

Patrick Grainville poursuit avec gourmandise son exploration de l’histoire de l’art. Après Falaise des fous et Les yeux de Milos, voici donc un trio composé d’Isabel Rawsthorne, la peintre la plus méconnue des trois, d’Alberto Giacometti et de Francis Bacon.

«Elle, la plus belle des femmes de son temps, car l’hyperbole lui va. Tous les témoins de l’époque subjugués. Par l’ampleur souple de son pas, sa baudelairienne manière. Sa crinière, son flux. Elle est solaire, élancée, avec des fonds de mélancolie mouvante. Mariée à un reporter de guerre, Sefton Delmer, mais nomade, artiste, radicalement libre, rebelle. Un charme violent jaillit de ses grands yeux en amande, de ses pommettes de cavalière des steppes… Elle est sauvage, exubérante, dotée d’une génialité vitale… » Isabel Rawsthorne est l’étoile au cœur de la superbe constellation qui compose ce Trio des Ardents. Elle a un peu plus de vingt ans quand elle croise Alberto Giacometti à Paris où elle est venue parfaire sa peinture. Pour financer son séjour, elle pose pour les peintres auxquels elle se donne également.
«Derain vient de la peindre, brune, vive, ravissante, ruisselante de gaieté. Picasso rôde autour d’elle et la désire. Elle a probablement été le modèle de Balthus pour La Toilette de Cathy, peignoir ouvert, sinueuse ménade au mince regard effilé. Moue animale, chevelure d’or peignée par une gouvernante. Elle accompagnera bientôt le peintre et son épouse Antoinette en voyage de noces à Venise. Trio amoureux. Elle sera la maîtresse de Bataille… Égérie éclectique? Non, elle peint, elle va accomplir une œuvre bizarre et profonde, un bestiaire de hantises.» Mais ne sera jamais reconnue à son juste talent et passera d’abord à la postérité comme modèle, voire comme amante, que comme peintre. Avec sa plume étincelante, Patrick Grainville raconte ces années parisiennes d’avant-guerre où tous les arts se croisent et s’enrichissent les uns avec les autres du côté de Montparnasse. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Giacometti rejoint sa Suisse natale et Isabel retournera en Angleterre. «Il faut fuir la peste nazie». C’est durant le Blitz que la belle anglaise se lie avec Francis Bacon. L’homme tourmenté, qui avouera plus tard qu’elle a été la seule femme avec laquelle il a fait l’amour, mêle alors Éros et Thanatos, la chair et le sang qui trouveront une grande place dans son œuvre.
La création et la passion se mêlent dans les années d’après-guerre où l’effervescence culturelle reprend de plus belle. Les existentialistes, autour de Sartre et Beauvoir, y côtoient Man Ray et Hemingway. Isabel, de retour à Paris, renoue avec Giacometti, divorce et se remarie avec le musicien Constant Lambert, mais ne tarde pas à se jeter dans d’autres bras, sauf ceux de Picasso. L’auteur de Guernica sera sans doute l’un des seuls à ne pas obtenir ses faveurs. Car elle entend avant tout rester libre. Elle divorce à nouveau et repart en Angleterre où elle retrouve Bacon et s’amuse à organiser une rencontre avec Giacometti.
Après Falaise des fous qui suivait Gustave Courbet et Claude Monet du côté d’Étretat et Les yeux de Milos qui, à Antibes, retraçait la rencontre de Picasso et de Nicolas de Staël, cette nouvelle exploration de l’histoire de l’art est servie avec la même verve et la même érudition. Dès les premières pages, on est pris dans cette frénésie, dans ce tourbillon qui fait éclater les couleurs et briller les artistes. Durant ces soixante années très agitées mais aussi très riches, la plume de Patrick Grainville fait merveille, caressante de sensualité. Avec toujours de superbes fulgurances qui font que, comme le romancier, on s’imagine attablé au Dôme ou chez Lipp, assistant aux ébats et aux débats. Un régal !

Trio des Ardents
Patrick Grainville
Éditions du Seuil
Roman
352 p., 21,50 €
EAN 9782021523508
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi la Suisse et la Grande-Bretagne.

Quand?
L’action se déroule des années 1930 à la fin du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Isabel Rawsthorne est la créatrice d’une œuvre picturale secrète et méconnue. On a surtout retenu d’elle et de sa vie aventureuse qu’elle fut l’amante solaire et le modèle d’Alberto Giacometti. Francis Bacon confia qu’Isabel fut son unique amante. Elle fut encore son amie, son modèle, sa complice jusqu’à la fin. Elle posa d’abord pour le sculpteur Epstein, pour Balthus, Derain. Picasso fit plusieurs portraits d’elle sans qu’elle cède à ses avances.
À travers Isabel, son foyer magnétique et sa liberté fracassante, on assiste à une confrontation entre deux géants de la figuration, Bacon et Giacometti. Au moment même où triomphe l’abstraction dont ils se détournent avec une audace quasi héroïque. Bacon, scandaleux, spectaculaire, carnassier, soulevé par une exubérance vitale irrésistible mais d’une lucidité noire sur la cruauté et sur la mort. Giacometti, poursuivant sa quête d’une ressemblance impossible, travailleur obsessionnel jusqu’à l’épuisement. Chez Isabel, la mélancolie alterne avec l’ivresse vagabonde.
Des années 30 à la fin du siècle, telle est la destinée de ce trio passionné, d’une extravagance inédite, partageant une révolution esthétique radicale et une complicité bouleversante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
Elle apparaît dans l’air électrique. Avant que la horde déferle. Dernières années de paix amoureuse. Paris ignore que sa tête est déjà sous la hache. Montparnasse bruit de télescopages créatifs. La haute vie. Endiablée d’idées, de rencontres, de coups de foudre. Dans l’éclat de la faux. Avant l’invasion nazie, la perte, le déchaînement de la mort en masse… Elle resplendit au bord du gouffre.
Isabel se sent observée par un personnage au visage sensuel et tourmenté. C’est un homme qui brûle. Calciné d’obsessions. Les lèvres charnues, la chevelure bouclée. Son aspect de gitan cabossé, convulsif. Le brasier noir de son regard. C’est le maigre ascète de la sculpture existentielle. Un montagnard des Grisons. Alberto Giacometti. Elle, la plus belle des femmes de son temps, car l’hyperbole lui va. Tous les témoins de l’époque subjugués. Par l’ampleur souple de son pas, sa baudelairienne manière. Sa crinière, son flux. Elle est solaire, élancée, avec des fonds de mélancolie mouvante. Mariée à un reporter de guerre, Sefton Delmer, mais nomade, artiste, radicalement libre, rebelle. Un charme violent jaillit de ses grands yeux en amande, de ses pommettes de cavalière des steppes… Elle est sauvage, exubérante, dotée d’une génialité vitale… Quelques années plus tôt, le sculpteur Epstein a fait d’elle des visages et des bustes d’un érotisme frontal, quasi barbare. Elle fut son amante… Dans son atelier, acceptée par l’épouse de l’artiste. Partageant leur intimité sulfureuse. Svelte et pulpeuse. Dévorée d’étrangeté, d’exotisme sans cliché. Quelle figure caraïbe ou d’Orient. Primitive, puissante. Gorgée de sa plénitude dense, magnétique. Le Cantique des Cantiques incarné. Les mains sur les hanches, les mamelons forts, droits devant. On la dirait sur le point de bondir dans une lutte d’amour. L’aplomb superbe. Sans provocation. C’est moi, face au destin. Je suis la Vie.
Derain vient de la peindre, brune, vive, ravissante, ruisselante de gaieté. Picasso rôde autour d’elle et la désire. Elle a probablement été le modèle de Balthus pour La Toilette de Cathy, peignoir ouvert, sinueuse ménade au mince regard effilé. Moue animale, chevelure d’or peignée par une gouvernante. Elle accompagnera bientôt le peintre et son épouse Antoinette en voyage de noces à Venise. Trio amoureux. Elle sera la maîtresse de Bataille… Égérie éclectique ? Non, elle peint, elle va accomplir une œuvre bizarre et profonde, un bestiaire de hantises. Décoratrice de ballets aussi. Elle se liera de la façon la plus tendre, la plus complice, la plus alcoolique, et cela jusqu’à la mort, avec le créateur londonien homosexuel le plus provocant de son temps et du nôtre, féru de chair béante, écarlate, au pilori de la mort et du sexe brut… Il révélera qu’elle a été la seule femme avec laquelle il a fait l’amour. Francis Bacon, le dandy apocalyptique. Tableau de chasse improbable ? C’est le mouvement de la vie ouverte. Grande aventure spontanée, à cor et à cri. Isabel Nicholas, Isabel Delmer, demain : Lambert, Rawsthorne… Ces avatars, loin de la diviser, la répandent et l’incarnent à la proue d’une destinée océanique.
Alberto effaré. Elle se lève de sa table, il se dresse, l’aborde : « Est-ce qu’on peut parler ? » C’est plus sobre que Picasso accostant Marie-Thérèse Walter devant les Galeries Lafayette : « Nous allons faire de grandes choses ensemble. » Isabel fréquente la Grande Chaumière, ruche d’effervescence créatrice.
Giacometti harponné, enfiévré par tant de nonchalance allègre, de volonté vorace, d’intelligence vivifiante. Il ne songe pas à la faire poser. Il n’ose pas encore. Ils font la tournée des bars. Ils errent dans les rues de Paris encore libre. Il adore sa royauté. Il l’emmène au Louvre. Ils vont voir les Égyptiens, qui le fascinent. Hiératiques et familiers. Le pays des sphinx, son buste de Néfertiti. Il l’inonde de son verbe pantelant. Elle est secouée d’une hilarité enthousiaste et sonore. Sa voix d’or éclatant. Il s’arrête pour la contempler, dans la stupeur de l’aimer déjà. Ils échangent des cigarettes et des verres de vin, à la terrasse des coins de rue, des cafés de quartier. Il regarde sa bouche ourlée, fardée de rouge, halluciné par tant de pulpe rayonnante. C’est ainsi que Bacon entendait peindre les bouches. Il l’a toujours répété : comme un coucher de soleil de Monet. Les bouches d’Henrietta Moraes et d’Isabel Rawsthorne quand elles l’auront rencontré, charcutées de morsures, épaissies de surcharges. D’accidents de peinture. Chantiers de bouches, opéras de bouches. Giacometti éperdu.
Il réalise une tête d’Isabel intouchable, calme, harmonieuse. Isis d’Égypte. Antique. Le contraire du dionysiaque Epstein, l’inverse des portraits de Derain, gais, charmants, colorés, spontanés : Isabel semble à portée de baisers, de caresses, de paroles familières. Giacometti, lui, la retire au fond d’un quant-à-soi beau et froid. Linéaire. Parfaite. Statue à tout point de vue. Cependant, belle bouche ourlée, pommettes hautes, yeux en amande. Le désir est là, n’était la distance, l’autonomie quasi insulaire de la déesse.
Isabel ne se sent ni Vénus ni déesse, mais ardente, concrètement passionnée de vie, d’art. Radicalement aventureuse. Elle aura toujours de nouveaux amants par surprise, par élan, aimantée par la rencontre inédite et pour fuir la dépendance ou la mythologie où elle pourrait se sentir enfermée. Elle parle assez librement de cela à son mari Sefton Delmer. Le reporter protéiforme, le manipulateur virtuose, l’espion…
Giacometti fait cette Toute petite figurine. Sur un gros socle. Isabel minuscule, simplifiée en Vénus préhistorique au ventre élargi.
Car la scène archétypale a lieu, un soir, sur le boulevard Saint-Michel, vers 1937. Il a vu Isabel de loin au fond du boulevard, la silhouette d’Isabel. La distance. La bonne, la vraie. Son illumination. Sur ce boulevard mythologique, estudiantin, touristique. À quelle distance ? Comment ? Pourquoi ? Il la voit. C’est ainsi qu’on voit dans ce lointain qui est assez proche pour donner la vision juste. La mystérieuse optique de Giacometti. Son charabia magnifique et ressassé.

Il lui sculpte des têtes tourmentées à la Rodin. Isabel, moins égyptienne.
Giacometti n’ose embrasser Isabel. Il attend, errant de la chair, va au bordel, au Sphinx. Dans un décor d’Égypte et d’Italie romaine foudroyée : Louxor, Naples, ruines, Pompéi. Grandiose. Obélisque ou rien. Cléopâtre n’est pas loin. Fastes, miroirs Art déco, clientèle huppée. On entre par une porte et on ressort en catimini par une autre. Coulisses. Passage du quotidien au leurre mythologique. C’est moins compliqué, moins psychologique qu’une idylle avec une amante réelle. Le Sphinx : île cachée, perdue, coupée du monde. L’alignement fantastique des déesses qui sont des proies possibles. En choisir une, se comporter comme on peut. À la sortie, l’affaire est classée, chassée de la mémoire. Personne n’en répond, nul roman, nulle tragédie. Ou bien Giacometti reste au bar et regarde, rêve les femmes immenses et perdues, surnaturelles. Le thème freudien de la Mère expliquerait Giacometti, un peu comme Bacon le Père. Mère inaccessible bien sûr, désir et castration, houp ! La Mère. Madame Majeure. Matriarche de la montagne suisse, minérale et cosmique. Comme d’ailleurs il la dessinera, peindra : bloc rustique. L’impuissance supposée : la Mère. La femme-la Mère. Point de sœur, et pourtant : elle se nomme Ottilia. C’est beaucoup pour rêver, et la cousine Bianca. On a envie d’écrire tout de suite un poème, une idylle. Bianca modèle. On la dit capricieuse, 15 ans. Alberto 19, en adoration. Bianca ne l’aime pas. Alberto éperdu s’escrime déjà sur le rendu de la Tête qui devient comme un nuage et se dissout. Un biographe raconte cet épisode marquant où Alberto accompagne la jolie cousine vers la Suisse où elle entre au pensionnat. Un soir, il frappe à sa porte. C’est le moment. Elle lui ouvre. Il la supplie de le laisser peindre seulement son pied. Est-ce attesté ?
Le Pied ! Œdipe, me revoilà. Ses pieds percés. Il n’est jamais interdit d’y penser.

Et c’est donc justement une histoire de pied, attestée celle-là, qui va éclater.
Titre : L’Accident de la place des Pyramides.
Une nouvelle illumination. Scènes fondatrices. Ainsi, Bacon admirant la beauté des carcasses de viande du magasin Harrods. La boucherie primordiale. Ou initié par un palefrenier. Mieux, surpris par son père, déguisé dans les habits de sa mère. Beau comme du Rousseau exhibant ses fesses devant des lavandières, montrant : « l’objet ridicule ». Voilà le déclic. Giacometti victime d’un accident de voiture. Très freudien, l’accident de voiture : castration et tout. En plein dans le mille. On ne pourra pas y couper. Surtout que la blessure est très significative…
Alberto et Isabel dînent d’abord à Saint-Germain-des-Prés. Central et mythique, comme Saint-Michel. C’est la grande époque des Deux Magots, du Flore, de Sartre, de Simone, des discours monstres. Puis Alberto raccompagne Isabel et la quitte, sans tenter d’entrer avec elle dans l’hôtel et la chambre. Une voiture conduite par une Américaine ivre le percute place des Pyramides. Sphinx, Égypte, Œdipe : pied gonflé ! Il a, en effet, les métatarses du pied droit lésés. Ô joie, pleurs de joie ! Ce pied meurtri lui sied ; le délivre, l’exalte. L’accident a rompu un engrenage sans issue. Isabel vient le voir à l’hôpital. Complicité totale. Grand charme. Il va porter des béquilles enchanteresses. Il enjambe, il bondit, il voltige. Acrobate de rue, d’atelier. Castré-ailé. D’accord, il prend son pied.
Isabel lui donne la main dans la lumière.
Boiter lui confère une dignité royale, le hausse sur un piédestal. Sceptre d’une canne. Un amputé s’agrandit à raison de sa perte. Le membre enlevé vous rallonge sur le plan spirituel. On sait que les borgnes ont des pouvoirs mythiques, maléfiques ou prodigues. Aveugle, Homère dame le pion à la compagnie. Le castrat lance sa voix inouïe.
Piquant est le récit que fera de cet épisode, des années plus tard, Sartre, dans son autobiographie Les Mots. Au détour de ses considérations brillantes – car Les Mots brillent et séduisent enfin la bourgeoisie, qui reconnaît l’un des siens – le voilà qui débusque le cas de Giacometti et son accident des Pyramides. Sartre commence par confondre le lieu avec la place d’Italie. Moins mythologique ! L’accident, à ses yeux, souligne « la stupide violence du hasard ». Admettons. Puis Sartre imagine que Giacometti en aurait conclu : « Je n’étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre, je n’étais fait pour rien. » Sartre sonne son fameux tocsin existentiel d’alors. L’Absurde ! Il prend Giacometti pour le Roquentin de La Nausée, pâteux quidam en rade, dans l’existence sans queue ni tête. Hypnotisé par la visqueuse racine aperçue dans un jardin, immonde. Mais Giacometti n’a rien à voir avec une illustration des thèses sartriennes. Les pieds de ses personnages sont des souches fortes, sans maléfices, certes, des espèces de racines, mais qui ont peu de rapport avec la boursouflure organique et verruqueuse qui donne la nausée au héros sartrien. Giacometti déclarera : « mal écrit, mal pensé ! ». Et toc ! Sartre et son attirail de classes terminales peuvent aller se rhabiller.
Giacometti s’indigne, au comble de la colère : « pas fait pour sculpter » ! « Fait pour rien » ! De quoi se mêle le Penseur patenté ? Qu’il remballe sa philosophie ! Alberto, surréaliste en son temps, a gardé ses distances avec les oukases de Breton et s’est fait virer. Plus intéressé par le communisme d’Aragon, sans jamais s’y enfermer. Alors Sartre sera, à son tour, dédaigné.
L’ami Michel Leiris, authentique écrivain, fait preuve de plus de nuances, d’écoute, de finesse. Leiris tout aussi familier de Bacon. Le peintre adorait épier les veines gonflées, si typiques, de la tempe de son ami. Il avouait qu’il avait soudain envie de les percer d’un coup de fourchette. Et de rire ! Leiris est un steak sanglant. Comme tous les hommes. Pourtant, Bacon fera de lui des portraits sans distorsion monstrueuse, mais avec un grand coup de brosse curviligne effaçant une partie de la tête oblongue. Préciosité. Paraphe. Il y a du Bacon édulcoré pour touristes aimables des vernissages et du carnassier pour amateurs pâmés.

L’idylle reste pour ainsi dire vierge avec Isabel. Elle est charnelle, elle désire Giacometti, elle aime les hommes, leur transe intime, les poètes, les artistes, les médecins, les compositeurs, le photographe élégant Peter Rose Pulham qui deviendra, dès cette époque, un ami pour toujours. Elle adore les obsédés, les fous, les femmes, les danseuses, les oiseaux, les poissons… Tous les carambolages de la vie. Elle aime Alberto en artiste et libertine lucide. Il a peur. Il écarte le moment lyrique. Pied bandé, comme Bacon – tard dans son œuvre – peindra Œdipe, en maillot de corps blanc, pied saignant.

Pendant ces années d’amour chaste avec Alberto, Isabel se rend avec son mari, le journaliste britannique Sefton Delmer, en Espagne, où a éclaté la guerre civile. Isabel, c’est la vie multiple. Ils débarquent dans le camp franquiste et assistent à des exécutions. Isabel revient à Paris, auprès de Giacometti. Changement d’ambiance. Séances de pose. Désir ardent. Montparnasse, ses bars, la vie de primesaut. Delmer et son épouse forment un couple ouvert. Les maris d’Isabel auront volontiers les idées larges, elle n’irait pas choisir un jaloux paranoïaque. En 1937, Delmer lui donne rendez-vous à la frontière espagnole, à Saint-Jean-Pied-de Port. Elle va l’y attendre. Le village est plein de ruelles, de ruisseaux et de chalets. La montagne basque est hilarante. Elle se balade à vélo dans le paysage sauvage. Dommage que Giacometti ne puisse la contempler ainsi pédalant par les collines vertes et les crêtes enneigées, cheveux au vent. Jubilation de liberté farouche. Sa Vénus n’est plus l’Égyptienne hiératique, inaccessible, de son fantasme mais juvénile et joyeuse dévalant les pentes en vrilles de lumière. Elle dévore des truites et des écrevisses, boit de l’absinthe forte. La vie fougueuse. L’aventureux Delmer vient. Ils s’aiment. Guernica est tombée. Delmer ne se fait pas d’illusions sur le naufrage de l’Europe. Il va rejoindre le camp républicain dans sa voiture en compagnie d’Hemingway.
Sefton Delmer a connu Hitler de très près ! Il a été correspondant du bureau berlinois du Daily Express et le premier journaliste britannique à interviewer le Führer. En 1932, il a voyagé dans son avion privé. Il aurait pu alors essayer de l’assassiner. C’est ainsi qu’on rate sa vie… Ensuite le Daily Express a envoyé Delmer à Paris où il a rencontré Isabel. C’est ainsi qu’on réussit sa vie.
La même année, Isabel accompagne Balthus et sa compagne Antoinette de Watteville lors de leur voyage de noces en Italie. La belle Antoinette blonde et sportive invite en préalable la brune Isabel au restaurant. Seule à seule à loisir ; elles finissent la nuit à l’hôtel d’Isabel. Balthus, ravi, flanqué des deux initiées, peut plonger au cœur des délices de Venise.
Toujours en 1937, un autre couple de reporters est à l’œuvre au cœur de la guerre civile espagnole. Gerda Taro et son amant Robert Capa. Hardis. Épris de la cause républicaine. Pendant le siège de Madrid, non loin de la ville de Brunete, au mois de juillet, Gerda est victime d’un tank républicain qui recule et l’écrase par accident. Elle meurt le lendemain, à 26 ans. C’est Alberto Giacometti, à la demande d’Aragon, qui va concevoir son tombeau au Père-Lachaise. Il installe sur la dalle une sculpture du dieu Horus qu’il vient de créer. Horus au regard de lune et de soleil. Son œil blessé par son oncle Seth a guéri, il évoque les phases de la lune et de la renaissance. Horus accompagne les morts auprès de son père Osiris. Isabel, à la fin de sa vie, sera fascinée par les faucons et les éperviers, qu’elle représentera dans plusieurs tableaux.
Ce même mois de juillet, Picasso et Dora Maar, Eluard et Nusch, Lee Miller, Man Ray, la belle Antillaise, Ady Fidelin, lézardent sur la plage de la Garoupe, à Antibes. On les voit se baigner, s’embrasser, jouer. Nusch et Ady, nues, étroitement se caressent. Éros et Thanatos prodigués au hasard. Leurs semailles d’enfer et de paradis. Leurs bariolures de Venise, de Brunete, de Paris, d’Antibes…
L’ubiquité volage d’Isabel ivre de vie.
Après une nouvelle cure d’Alberto panique – l’épisode du pied – elle retrouve son reporter à Barcelone, où elle débarque à l’hôtel Majestic. Elle est vêtue d’une veste de cuir Hermès bleue avec des parements écarlates. Son mari lui demande de changer de tenue, car elle arbore les couleurs de l’uniforme fasciste.
Avant de se coucher, il lui raconte un épisode de sa vie passée en Allemagne :
– Tu sais, j’ai connu Hitler comme correspondant du Daily Express. J’avais noué une sorte d’amitié tactique avec Röhm, le chef des SA, qui me l’a présenté… Je l’ai interviewé en 1931. Costume bleu croisé, chaussures noires, bien astiquées, cravate noire. Chemise immaculée. Soigneusement coiffé. Raide. Teint de papier mâché. Il ressemblait à un ancien combattant devenu représentant de commerce. Rien d’impressionnant ! Sinon une tirade interminable sur une alliance rêvée entre l’Allemagne et l’Angleterre et notre sang nordique commun ! En 1933, lors de l’incendie du Reichstag, je me précipite sur les lieux. Hitler arrive, terrible cette fois ! Il avait les yeux qui semblaient lui sortir de la tête. Pour de bon ! Protubérants, de façon extraordinaire. Il se tourne vers moi et me dit : « C’est le travail des communistes. Vous êtes le témoin d’une grande époque de l’histoire de l’Allemagne. L’incendie est le commencement. » Une fureur flamboyait dans ses yeux bleu pâle.
– Tu vas m’empêcher de dormir.
On cite volontiers les illustres vedettes qui ont séjourné à l’hôtel Majestic : des reines, des princesses, les stars Carla Bruni et Deneuve… Mais nulle mention d’Isabel Rawsthorne, en veste éclatante, qui fut la complice des révolutionnaires de l’art, leur amante, leur égale en création. Dans la cité cernée de 1938. Aujourd’hui, on célèbre, au Majestic, le bar de la terrasse : la dolce vita, avec vue imprenable sur la ville. Barcelone fut prise. Bombardements mortels, ruines. Un millier de victimes. La vie est trop douce.

Bacon peint, à la veille de la guerre, un tableau effrayant. On n’en connaît que la photographie prise plus tard par Peter Rose Pulham, l’ami d’Isabel. Personnage descendant d’une automobile. Au centre, la grosse bagnole, la Mercedes décapotable d’Hitler à Nuremberg. On reconnaît la carrosserie massive, on voit une figure nazifiée à l’arrière. Mais ce qui accapare l’attention et nous remplit d’effroi est la bête qui se gonfle au-dessus de la voiture et descend. Gros ventre et long cou de diplodocus coiffé d’une gueule dentue. Sordide amalgame de bête reptilienne et de mécanique emphatique. Le nuptial et mortifère Führer enclenche son meeting triomphal. Bacon cerne le monstre dégoulinant du véhicule officiel. C’est déjà la goule fameuse, le serpent difforme qu’on verra de façon plus claire dans Trois Études pour figures à la base d’une Crucifixion en 1944. Le classique de Bacon, l’icône de la Tate Gallery. Avec son aspect de Picasso fantastique. Fond orange archétypal. Le long cou bandé, castration, érection, la gueule dévorante. L’obsession de la manducation est là. Le carnage primordial peut recommencer à jamais.
La représentation antérieure de la voiture du dictateur et de la bête est sans doute plus mystérieuse, car plus confuse, plus ténébreuse, moins bande dessinée, que Trois Études. Plus sournoise, plus secrète, plus apocalyptique. Sombre Léviathan de l’horreur chevauchant la carlingue du crime. Bacon remania ensuite son tableau.

L’Histoire hante Bacon, dès 1936. Autre totem nazi de la dévoration : une forme rousse, un animal, chien ou renard, aux oreilles couchées tend sa patte vers une figure monstrueuse, géométrique, un bloc transparent où l’on discerne, greffés à une arborescence, une silhouette anthropomorphe, un bras levé, des doigts, un crâne, un cri, une denture. Le Renard et les Raisins, ou Goering et son lionceau. Bacon enregistre très tôt les photographies de l’actualité, les signes de la violence. Plusieurs clichés existent de Goering et du félin fétiche. Vers 1934-1936. Gros bonhomme dans son uniforme blanc ou noir de la Luftwaffe. Héros de l’aviation, goguenard et pervers. Patelin, câlinant le fauve en herbe, si on peut dire. Debout, ou assis dans un fauteuil avec le lion plus fort déjà, déployé jusqu’au visage du chef humé, léché. Mamours. Ou Goering entouré d’officiers de sa bande, avec une femme qui baise la joue du lionceau. Le gros Goering en short et le lion. Néron et son Colisée de fauves. L’Aigle du Reich et le Lion de Goering. Bestiaire emblématique. Le bal des prédateurs a commencé, la chasse. On sonne la course vers le crime, les chiens se déchaînent. Est-ce un renard ? Un dogue ? Un lionceau ? Les marchands se sont débrouillés avec différents titres. La bête rousse, oreilles soumises, caressant de sa patte le gros totem crânien et manducatoire. C’est la noce de Goering, énorme fêtard et viandard. Cabotin cataclysmique. L’Histoire a pris sa direction. La meute s’élance, la « voie » est forte.
Bacon peindra des chiens. D’après les photos de Muybridge, ses études sur le mouvement. C’est la source officielle, l’archive des chercheurs. Une copie, comme si le savoir suffisait. Mais le chien ! Celui de l’enfance, des équipages et des échauffourées, les chiens et les chevaux des écuries, des palefreniers de l’amour.
Les chiens de Bacon sont bruts, en piste. Oui, déjà l’espace circonscrit de l’arène : Chien. Ou le très bel Homme avec chien, spectral, chien braqué devant un caniveau et coiffé d’une ombre large d’homme. Menace. Totem ténébreux, dans le bleu de la nuit, la pâleur de la lune. Chiens d’attaque, chiens de lutte, chiens de carnage.
Isabel Rawsthorne, qui peindra tant de bêtes, adore, pour son compte, le chien de Giacometti. L’inverse du canidé cruel. Isabel promènerait volontiers le chien d’Alberto. Il est de l’époque des chiens de Bacon. Long, flasque, interminable, dodelinant de l’échine, museau au ras du sol, la queue balayant l’air. Pattes hautes, maigres, de sauterelle. Il marche, il se balance, il étire sa silhouette dégingandée, élastique, de vagabond de la sculpture. Il est drôle, il est famélique, il est incongru. Non, il n’est pas sartrien, solitaire, existentiel. Il n’est pas métaphysique. Il ignore le Néant. Il est à peine beckettien. Pas Francis Ponge, non plus. Giacometti sourit. La balade de sa guenille, de son guignol de chien, est follement sympathique. Bacon met en scène les chiens de meute, le chien qui guette, hérissé, babines retroussées. Mufle d’assaut. Giacometti : long museau qui flaire la poussière. C’est un chien qui ne dévore pas, ne mord pas. Isabel sait qu’il lui a été inspiré par le Kazbek de Picasso, son lévrier afghan.

Comment c’est venu ? Bien des années avant la nuit avec Bacon. Elle est très belle, très jeune, elle rayonne de force et de joie sensuelle.

La guerre est déclarée. Une bonne chose, si on peut dire… Voilà de quoi dérégler les comportements, chavirer les mauvaises habitudes.
C’est d’abord la « drôle de guerre » et l’époque où Picasso et Dora Maar rencontrent souvent Giacometti. À la terrasse du Dôme, chez Lipp ou ailleurs. Picasso envoûté par le charme d’Isabel, sa volonté de vivre éclatante. La lionne rayonne sur le boulevard. L’Andalou rive sur elle ses yeux noirs, rutilants de convoitise. Derain et Balthus peignent des portraits d’Isabel et de Sonia Mossé, qui ignore l’horreur qui l’attend… Picasso tourne de plus en plus autour de la fille magnétique, vient à l’atelier d’Alberto. Satellisé ! Aimanté par le cas Giacometti, ses affres. Son modèle prodigieux. Chez Lipp, il déclare à Alberto, devant Isabel : « moi, je sais comment le faire… ». Alberto supporte mal les manigances du Malaguène obscène. Sartre et Picasso… Il faut se les faire ! La corrida de Picasso en rut. Les cogitations péremptoires du philosophe.
Picasso, en avril 1940, fait de mémoire plusieurs portraits d’Isabel, tarabiscotés, chatoyants. Dissymétriques à l’envi. Elle porte un de ces chapeaux biscornus dont il a déjà affublé Nusch Eluard et Lee Miller. Il désire Isabel. Comme toujours, une urgence folle, soutenue de drôlerie, de malice, d’intelligence aiguë. C’est trop évident. Elle refuse de coucher avec le soleil.

À Saint-Germain, Alberto et Isabel ont dit adieu à Tristan Tzara, menacé parce qu’il est juif. Ils vont au jardin des Tuileries. La nuit, les étoiles mêlées aux feuillages. Alberto prend la main d’Isabel et la tient au long des heures contemplatives. Il la respire. Il l’écoute, il baigne dans son aura. Elle aime cet escogriffe mal ficelé, au visage magnifique, anguleux et tarabusté, à la tignasse épaisse, à la voix de rocaille. Il lui parle de ses blocages en peinture, de l’impossibilité de peindre juste ce qu’il voit. Il radote. Elle adore cet abîme d’homme perplexe, ses soubresauts de vitalité, ses harangue soudaines. Cette voix.
Ils se taisent. Assis sur un banc, sous les arbres, devant une plate-bande, pas loin du vaste bassin du jardin. Ils ignorent qu’en 2000, là, devant eux, se dressera Grande Femme II. De Giacometti. Près de trois mètres de haut. Droite, frontale, verticale, jambes jointes, pieds énormes, piédestal, petite tête aiguë, anonyme. Le mystérieux désir du sculpteur.
La nuit merveilleusement claire les enveloppe dans le jardin des Tuileries, des feuillages frais et noirs. Main dans la main. Muets, ils ont – comme le révélera plus tard Isabel – le sentiment poignant que c’est la fin de leur jeunesse. Les statues qui les entourent se dressent telles des déités oniriques. Le roulement de la ville alentour s’est évanoui. Soudain cette forme leste. Ferronnerie vivace, aux aguets.
– Un renard ! souffle Giacometti.
– Une renarde, murmure Isabel, enchantée.
Giacometti la regarde et corrige :
– Oui, une belle renarde.
Ils la voient se diriger vers le bassin. Ils se redressent et la suivent en coulisse.
– Comme des Indiens, chuchote Isabel.
– Des Sioux.
La renarde s’arrête et guette. Repart, file, zigzague, rejoint la grande vasque. Elle se fige devant l’eau et, soudain, son corps glisse en avant. Elle boit. Ils sont ravis. Pur bonheur de contempler la bête qui se gorge.

– Une renarde sauvage dans Paris, c’est impossible, c’est un rêve…
Elle fait volte-face et s’élance tout à coup. Elle se dirige vers le Carrousel. Ils la perdent de vue. Ils attendent, surveillant tous les accès.
– C’est préférable pour elle de disparaître.
Giacometti caresse le visage d’Isabel, il lui frôle les reins. Il sent leur secrète vibration. Un fleuve de forces qui crépitent. Il devrait peindre, sculpter des reins. Il se dit qu’il ne saurait pas, qu’il ne pourrait pas, comme toujours. C’est beau, c’est impossible. Rodin, lui, sait. Bacon, les reins des lutteurs…
Elle marche, elle danse, ses hanches se balancent. Il est émerveillé. Elle remue sa chevelure. Comme font les femmes belles, libres, altières. Sous la pluie lumineuse d’étoiles. Elles se donnent ainsi un élan de la pointe du pied, en relevant la nuque, en épanchant leur crinière. On dirait qu’Isabel se trempe dans la beauté nocturne.
Ils découvrent un parterre où l’herbe n’a pas été complètement tondue. Assez haute, souple et drue. Ils se disent que la renarde est peut-être venue se cacher là. Ils s’approchent doucement, juste à la lisière de l’herbe noire. Pour la toucher, trop belle. Elle sent bon. Isabel en saisit une touffe et la ploie, la presse dans ses mains. L’odeur de sève afflue. Sa chevelure rejoint la pointe de la pelisse huilée de nuit. C’est presque continu, sensuel, infini, avec la renarde qui du fond du réseau des tiges les devine, les regarde. Son échine frémit d’étincelles de vie.
Bacon va peindre l’herbe merveilleuse. On n’en parle presque jamais. Étude de paysage. Mieux : Deux Figures dans l’herbe. Lutteurs encore d’amour, l’un grimpé sur l’autre, les fesses claires, rondes, parfaitement cernées, galbées, émergeant d’un foisonnement d’herbes fluides, mêlées de fleurs, de nuances laiteuses. Van Gogh dans un paysage, tout un enclos, un sanctuaire d’herbe folles, bigarrées, une joie de peindre le mouvement, les flèches des tiges, l’effusion végétale. Il n’aurait peint que l’herbe qu’il se serait imposé comme peintre de la nature qu’il détestait pourtant, en asthmatique phobique. Mais peindre est une autre chose que la vie. Isabel peindra, en 1970, ses Migrations, de grands pans de paysages jaune et bleu, quasi cosmiques. On ne la considère que comme un modèle transcendant, elle sera une créatrice ardente, inventive, à l’égal des deux rois, Bacon et Giacometti. Trio de la reine et des rois. Trois Figures.
Giacometti désire Isabel. Il la voudrait renarde nue, tressaillant dans son étreinte. Tous deux dans l’herbe luttant, fesses pâles, reins sombres, feu roux dans la tanière de l’atelier.
Elle, d’abord, droite et nue, immobile, bras le long du corps. Presque au loin. Énigme. Égypte. Indéfinie. Question ? Puis il s’approcherait d’elle qui viendrait vers lui. Précise, parfumée. Au fond de l’impasse de son atelier, rue Hippolyte-Maindron, où un arbre, descendu de l’étage supérieur, a projeté son feuillage, égayant les murailles de ses cheveux. Herbe vive.
L’un contre l’autre, ils traversent le jardin du Carrousel…

Il faut fuir la peste nazie. Delmer, le mari d’Isabel, la presse de rejoindre Bordeaux. Elle passe d’ultimes moments avec Alberto.
Après avoir sculpté son visage au long des années d’avant-guerre, il lui demande de poser nue. Elle se déshabille avec une facilité naturelle. Proche. Immense. Inouïe. Plus que déesse. Ineffable. Sa chair blanche, généreuse, ses formes déliées, splendides. D’athlète, de danseuse. À sculpter jusqu’à la fin de la vie. Le ravissement de Giacometti. Il finit par se déshabiller.
Seins, sexe, courbes épanouies, reins… La chair est un grand brasier blanc. Isabel irradie. Offerte. Souriante. Exubérante. Prodiguée en avalanche de neige ensoleillée. Et de forêt profonde. Parfumée renarde. Nappée de soie, d’or, diamantine. L’appelle tendrement du fond de sa voix métallique et charnelle. Il vient vers elle comme un fou, vers la louve épanouie. Bégayant, rauque, délirant d’amour. Agité, bras trop longs, mains trop grosses, corps dégingandé, tout en côtes, en os. Son accent formidable. Rocaille des Grisons, en chute de consonnes et voyelles hétéroclites. Elle le caresse, lui murmure des gentillesses et lui adresse des petites stimulations agiles. Sa tête en gros plan dépareillé, à tout-va, mâchoires crispées, yeux effarés. Touffe des cheveux hirsutes. Quasimodo tout fout le camp, grelotte, épars, disloqué. Tel un violoneux fellinien. Comment faire avec ce mec en transe ? Bizarrement, ce sera plus inopiné, plus facile avec l’autre, le dandy de Londres, le pédé nietzschéen, comme il dirait.
On aime Alberto et Isabel. On adore la grande bouche toute en dents jaunes de tabac du bougre des Grisons quand il mange les lèvres d’Isabel. Nul bain de sang à la Bacon, nulle trogne de fille-sanglier disloquée. Belle Isabel harmonieuse et bachique. Les deux. Sœur d’Apollon et de Dionysos. Ordre et anarchie sacrée. Amante humaine quand vient la mort du monde.
Elle part en emportant deux dessins de Giacometti et un de ses portraits peints par Derain qu’elle conservera jusqu’à sa mort.
Elle envoie à Alberto un message ultime où elle le supplie de fuir, de sauver sa vie. Elle lui déclare son amour le plus vrai, le plus fort. Elle sait désormais ce qu’ils sont l’un pour l’autre. Ils ne se reverront pas pendant les cinq années de guerre, de démence meurtrière. Ils se seront aimés au bord de l’abîme. Giacometti rejoint la Suisse.

L’effroi. Les piqués de l’aviation allemande. Le Blitz. La furie d’Hitler. Londres en charpie. Bacon a été réformé pour son asthme. Il a intégré l’Air Raid Precautions. Défense de la ville, Bacon secouriste. Dans les décombres. La fumée noire, les masques à gaz qu’il distribue. Épiphanies de cadavres. Est-ce là qu’il perce le secret de la chair crue, cramée ? Crucifiée. Celui qui deviendra l’as des Crucifixions croise des mecs éperdus.
Tout enfant déjà, il a connu la tuerie de la guerre civile irlandaise. Catholiques et protestants en embuscade autour de la maison. Cavalerie, escarmouches, fuites, complots dans la forêt, serments de sang, tortures, exécutions : la vie, l’hallali.
Dans un abri souterrain, un jeune homme est couché auprès de lui. Bacon scrute la poitrine baraquée, battante. À son goût. La peur enveloppe les réfugiés. Sous les secousses, les ébranlements de la tornade de bombes, la valse des bâtiments sapés. Le jeune homme a un regard fiévreux. Il grelotte. Bacon lui tapote les épaules, le console. Une irrépressible envie de baiser dans le chaos.
Il connaît, lui aussi, l’angoisse ou l’exaltation. Quand la nuit explose, il est saisi par les visages portant des masques à gaz et précédés par des torches. Nombre de ses personnages auront le visage distendu, défiguré. La terreur est parfois un créneau de lumière où on entreverrait son œuvre future. Les Érinyes, les Furies poursuivent tous les Oreste de la ville. Un grand oiseau, un vautour gigantesque tournoie au-dessus de la Tamise. Une vrille de ténèbres dans les éclairs des bombes. Carnage à volonté. Têtes écrabouillées, cadavres incendiés. Il va exceller dans ces sujets paroxystiques, jusque dans l’insupportable. Et quand on le lui reprochera, étonné, il observera qu’ainsi va la vie humaine, entre deux désastres, au fil de son feuilleton d’hécatombes. Il baise avec des inconnus dans l’imminence de l’anéantissement. Il navigue à vue dans le dédale d’instants, comme des brèches de sexe et de sang.
Churchill apparaît dans les ruines. Il fait le tour des reliques. Chapeau rond, canne, cigare. Impassible, ironique. Personne ne doute de la victoire finale. C’est un peuple sur un roc insubmersible. Des Anglais de granit.

Cependant, il y a les privilégiés qui fuient le feu dans leur maison de campagne. La merveilleuse unanimité de la patrie héroïque a des failles. Ceux qui possèdent un jardin peuvent y installer des abris Morrison ou Anderson. Les voilà, ces cages de fer très baconiennes. Les papes hurleront dans des prisons de verre et de grillage plus esthétiques. Mais l’idée est appliquée pour de vrai en 1940. On se fourre dans le clapier métallique en attendant que ça tombe. Le peuple qui n’a ni maison de campagne ni jardin se débrouillera dans des trous, des abris de rue.
Un autre jour. Autour de midi. Soleil franc sur Londres. Et un nouveau bombardement fulgure et tonne. Bacon porte secours avec son équipe. Course. Brancards. Murs en dents de scie. Carie noirâtre d’immeuble. Nuages de poussière ardente. À la fin, on se terre de nouveau dans le tunnel du métro. Gisants peureux. Mais tenaces. Ils sont glorieux, ces Londoniens qui ne fléchiront pas. Elle apparaît ! Il est frappé par les hautes pommettes d’Isis, les lèvres gonflées de chair, les yeux d’Orient. Elle croise son regard bleu de dandy de guerre. Elle s’assoit non loin de lui. Puis se dresse d’un coup, marche avec énergie de long en large pendant quelques minutes, dans l’éclairage blafard. Il admire la dégaine athlétique. La chevelure, la cambrure. Ils échangent encore un regard. Deux violences, deux tensions pathétiques. Elle n’ira pas vers lui qui reste adossé au mur, vigilant et passif. Elle se rassoit. C’est ainsi que, pour la première fois, sans que personne puisse le raconter plus tard, sans qu’ils le sachent eux-mêmes, Isabel Delmer a rencontré Francis Bacon. Sous la terre, au fond des Enfers. Dans la Goule. Avec la ville en feu. Au royaume de Bosch. Churchill debout dans les ruines. Face au Führer. Nous, on sait, n’est-ce pas ? On les voit.

Isabel, comme Bacon, n’est pas à un bombardement près. À Londres, auprès de Sefton Delmer, elle connaît une activité intense. Dans le petit appartement de Delmer de Lincoln’s Inn, elle donne un dîner qui réunit le prince Bernhard et la princesse Juliana de Hollande, la future reine. Delmer, le journaliste entreprenant, a le bras long, il est employé par les services secrets. Ian Fleming, le futur père de James Bond, est de la partie, hautes fonctions à l’Amirauté. Uniforme d’officier de marine.
D’autres amis, un banquier…
Le prince Bernhard chauffe l’ambiance en racontant que la veille, au moment du couvre-feu, au Claridge, il a tenté d’éteindre, de plusieurs rafales de son pistolet-mitrailleur, une lampe restée allumée dans un appartement à deux cents mètres de là ! Sans y parvenir. Voilà donc les cow-boys ! Le prince Bernhard enfile déjà son manteau après avoir bu un dernier cognac… Tout à coup, le souffle, le tonnerre, le choc. Tout le monde se précipite vers l’escalier qui a valsé. Isabel a son Derain sous le bras. Ian Fleming et Sefton Delmer réussissent à franchir le trou. Les secours arrivent et la soirée s’achève au Savoy. Quarante ans plus tôt, en 1901, Monet occupait une chambre dans cet hôtel luxueux. Il peignait les ponts, le Parlement sur la Tamise. Féerie éblouissante, fusion d’or, incendie de couleurs mystiques. Crépuscules oniriques. Bacon admire les couchants de Monet, mais le Beau va changer de camp ! Bacon en est le ravisseur brutal. Ses nymphéas suintent le sang.
Les jours qui suivent, les bombardements s’intensifient.
Un vrombissement, un grondement lourd, continu, enveloppe et submerge la ville. Une nappe de vacarme d’apocalypse. Les habitants fuient de nouveau ou se réfugient dans les caves, les abris. Tous les Stukas se dévoilent par tribus, légions équidistantes, soudain ils piquent avec leurs cris de moteurs longs et stridents. Mouchetant d’abord les lointains de l’azur, grains de ténèbres. Bientôt le cockpit et les ailes sont visibles. Le bruit, le rugissement, la puissance des gaz. Ils se succèdent, se resserrent, se séparent, se déploient au-dessus de la Tamise.
Vols noirs et clairs, la queue de l’appareil arborant la croix du svastika. Les chapelets de projectiles fuselés s’échelonnent dans le ciel avant d’exploser. C’est chorégraphique et précis. Une effroyable fécondité d’œufs lâchés par les soutes béantes. Des centaines de bombardiers appuyés par des centaines de chasseurs ne cessent de pilonner les immeubles trépidants, les crevasses des rues, des places éventrées. La ville martelée, dépecée par quartiers stratégiques. Les incendies. Des entrailles dorées, noires, confuses, empanachées, où l’ossature carbonisée des bâtiments se tord, éclate, s’écroule. Tempête de flammes emportant le monde des vivants. La ville hurle, fume, siffle, dans son spasme interminable. Grosse muqueuse de pierres et poutres qui chuintent, suent, craquent, crépitent. Les tonnerres, les emphases, les aigus des sirènes, les canonnades se répercutent en une chaîne de paroxysmes crevant le tympan, broyant le crâne. On ne voit rien des hommes qui meurent. Des milliers.
Vue des Stukas, une grande maquette de structures, tel un squelette, grille, se disloque, hérissée de chicots noircis, de vertèbres brisées, de lambeaux de décombres, lacérée de grandes lanières de fournaises, percée de cratères et de bouillons. Quand l’avion reprend de la hauteur, en son essor virtuose, le pilote admire son travail de couture, la fine dentelle des ruines, ces linéaments lacunaires de reliques, ce vaste Pompéi méticuleux, pulvérisé, liséré de brasiers délicats. Certains quartiers de Londres et de sa banlieue paraissent une miniature, un mandala de miettes, un rébus vaporeux. Ils sont loin, les hommes massacrés. Tout le détail des suppliciés. C’est la victoire d’un Vésuve plus dévastateur que le vrai.
L’allégresse dans les cockpits. De nouvelles vagues d’assaut affluent. Embusqués dans les créneaux de cette galette de murailles détruites, les batteries antiaériennes, les mortiers ripostent encore à feu roulant. Les avions dansent la ronde de l’enfer. C’est mieux que le Jugement dernier grotesque des grands maîtres de la peinture. Nul diable à fourche écarquillé de fureur, nulle chute des damnés nus. C’est une tapisserie entière d’agonies sans pittoresque. Les cockpits extralucides visent les restes. La rage de tuer, de détruire les estropiés, les mourants, de retourner, de trancher les cadavres sanglants sous le soc des éclats. Les pilotes opèrent dans une sphère transcendante, irréelle. Ils ignorent la mort en masse, en charnier, en charpie, en convulsions, cris. L’horreur dans tous les trous de férocité ardente. Le futur Bacon paraîtrait drôle et savoureux avec ses Crucifixions de boucherie fraîche. Ses « abominations macabres », diront ses ennemis. Isabel entendra Bacon les renvoyer aimablement au réel et à l’Histoire, bien plus monstrueux que sa peinture. Même le cri du pape, ce trou d’obus dans le mur de la peinture traditionnelle, ne saurait approcher l’immense abattoir de la ville mâchée, pilée, cramée, triturée d’ergots, de dentures de gravats, de récifs brisés, de vagues de fumées charbonneuses qui montent dans le ciel, graduées, moutonnent et se dissolvent lentement. En anneaux de cendres diaphanes. Plus tard, Dresde, Hambourg seront des compositions encore plus ciselées par l’anéantissement.

À propos de l’auteur
GRAINVILLE_patrick_©Francois_GuillotPatrick Grainville © Photo François Guillot

Patrick Grainville est né en 1947 à Villers (Normandie). En 1976, il a obtenu le prix Goncourt pour Les Flamboyants. Le 8 mars 2018, il est élu à l’Académie française, au fauteuil d’Alain Decaux (9e fauteuil). Après Falaise des fous il a publié Les Yeux de Milos et Trio des Ardents. (Source: Éditions du Seuil)

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La sarabande des Nanas

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En deux mots
Fille d’une Américaine et de Français fortunés, Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle aurait pu connaître une jeunesse dorée, mais elle vivra l’enfer. Dès la fin de l’adolescence, elle se marie et cherche le salut dans l’art. Après des débuts difficiles, elle réussit par s’imposer, notamment après sa rencontre avec Jean Tinguely qu’elle finira par épouser en secondes noces.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«L’art des fous, la clé des champs»

Dans cette biographie romancée, Catherine Guennec met en scène la belle Niki de Saint Phalle et raconte comment, après un viol, elle a réussi à échapper au suicide et à la folie pour imposer son art et laisser derrière elle une œuvre remarquable.

«J’ai cavalé au bord du vide. J’ai côtoyé les gouffres et j’en suis revenue. Tout était noir, tapissé de nuit, et soudain, peu à peu, la lumière, la couleur…
D’une certaine façon, peindre m’aura permis d’être «folle» de façon acceptable. Et sortez, je vous prie, ce mot «folle» des sphères médicales. Moi, je vous parle de poésie, d’art. « L’art des fous, la clé des champs ».»
Quelle belle idée que cette collection «le roman d’un chef d’œuvre» qui nous permet d’entrer dans l’intimité d’un artiste grâce à la magie du souffle romanesque et à un dispositif narratif particulièrement attrayant. Catherine Guennec a choisi ici le mode choral en donnant la parole à Niki, mais aussi à ses proches et à ceux qui l’ont côtoyée, comme par exemple le psychiatre qui l’a suivie dans son établissement.
Mais n’allons pas trop vite en besogne et commençons par le commencement, quand Niki s’appelait encore Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle, fille d’une Américaine qui préférera son pays à sa famille et d’un banquier de très bonne famille qui utilisera indifféremment sa cravache pour ses chevaux et ses enfants.
C’est dans les propriétés de la Nièvre et de l’Oise qu’elle grandit, dans le luxe mais sans amour. Les grands-parents veillent sur elle jusqu’à ce jour où la belle enfant reçoit la visite de son père et commet ce crime qui va la traumatiser profondément.
On comprend son humeur dépressive, ses tentatives de suicide, son internement. Mais on découvre aussi comment l’art, le dessin et la peinture avant la sculpture, parviendront à la sauver. D’abord en canalisant sa colère et sa violence, notamment avec ses œuvres à la carabine, puis avec des assemblages d’objets.
Elle s’émancipe du carcan familial en allant rejoindre sa mère aux États-Unis. À New York et Boston, elle travaille un temps comme mannequin puis rencontre Harry Matthews qu’elle épouse très vite et en avril 1951 naît leur fille Nora. Ils partent pour Cambridge, plein de rêves mais sans un sou. Harry veut devenir chef d’orchestre et voit le potentiel de son épouse: «Tu as le choix, Niki. Devenir un peintre traditionnel, somme toute mineur, ou donner toute ta mesure, ta démesure. Ta chance, c’est de ne savoir ni peindre ni dessiner, parce que tu vas tout inventer!»
Alors, elle a pris confiance, s’est décidée à voler de ses propres ailes. Elle part pour Paris, y découvre Brancusi et l’artiste-séducteur Jean Tinguely.
«Quand, pour la première fois, j’ai aperçu une de ses sculptures, un bric-à-brac grinçant suspendu dans son atelier, j’ai été saisie. Et conquise. Jamais rien vu de pareil ! C’était beau, c’était fou, c’était puissant et ça lui ressemblait.»
La suite est sans doute l’une des plus fascinantes collaborations entre deux artistes, un maelstrom créatif, des machines de l’un aux Nanas de l’autre, des mécaniques folles de l’un aux couleurs joyeuses de l’autre. Près de 3500 œuvres seront alors réalisées, près de deux par semaine!
Catherine Guennec nous entraîne avec bonheur dans La sarabande des Nanas, leurs soubresauts et leurs chocs. Car le couple va se séparer pour mieux se retrouver. Dans ce tourbillon, on n’oubliera rien des influences, celles de Gaudi et du Facteur Cheval, ni la genèse de l’une des œuvres maîtresses de Niki, le fabuleux Jardin des Tarots en Toscane. Après Gwenaelle Aubry qui avait publié l’an passé Monter en enfance et cherchait déjà dans les monstres de l’enfance de l’artiste les raisons de son œuvre foisonnante, voici un petit livre qui ravira tous les amateurs d’art. Car il possède une grande vertu: en le refermant, on n’a qu’une envie, retrouver ces Nanas, courir les musées et les expos. Ce monde joyeux et coloré, féministe et poétique qui répond pourtant à un crime.

Niki de Saint Phalle à Paris, Toulouse et Zurich
Paris
Les nanas vous attendent jusqu’au 21 octobre, à la Galerie Vallois, rue de Seine à Paris,

Toulouse

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Aux Abattoirs à Toulouse, jusqu’au 5 mars 2023 une grand exposition centrée sur les années 1980 et 1990 présentera «la seconde partie» de la vie de l’artiste qui prend pour point de départ l’année 1978 lorsque Niki de Saint Phalle lance le Jardin des Tarots et se finit en 2002 au décès de l’artiste.
Culture 31
France TV Culture
L’exposition est complétée par la parution d’un catalogue :

Niki_de_saint_phalle-cat
Niki de Saint Phalle. Les années 1980 et 1990. L’art en liberté
Collectif
Éditions Gallimard / Les Abattoirs
224 pages 35,00 €
9782072995729
Paru le 06/10/2022

Zurich

Jusqu’au 8 janvier 2023, le Kunsthaus de Zurich permet de mieux appréhender tous les talents de Niki de Saint Phalle. L’exposition révèle l’artiste excentrique et pleine d’humour, mais qui s’est toujours intéressée aux problématiques sociales et politiques de son époque.
RTS

Ajoutons le superbe documentaire en accès libre Production TV5 Monde

Signalons également le tournage prochain d’un film sur Niki de Saint Phalle. L’artiste franco-américaine y sera interprétée par Charlotte Le Bon, sous la direction de Céline Sallette.

La sarabande des nanas selon Niki de Saint Phalle
Catherine Guennec
Ateliers Henry Dougier
Roman biographique
136 p., 12,90 €
EAN 9791031205199
Paru le 24/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans la Nièvre et dans l’Oise, à Nice et à Lans-en-Vercors, à Paris, impasse Ronsin, puis à Soisy-sur-École, mais aussi aux États-Unis, à New York et Boston puis en Californie et en Espagne, à Deia, dans la commune de Majorque, en Suisse, à Neyruz et Fribourg. On y évoque aussi des séjours à Londres et Marrakech

Quand?
L’action se déroule de 1930 à 2002.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mêlant récit romanesque et enquête historique, l’auteur raconte l’histoire d’un tableau célèbre.
Très tôt, elle l’avait décidé. Elle serait une héroïne. «George Sand, Jeanne d’Arc, un Napoléon en jupons…» «L’important était que ce fût difficile, grand, excitant…» Un triple vœu exaucé – par le Ciel, les étoiles ou le Destin (auxquels elle croit) – et au-delà de toute attente.
L’histoire, celle d’une franco-américaine bien née (vieille noblesse française…) d’une extrême beauté, commence comme un conte de fées pour virer très vite au cauchemar, au film d’horreur, qui va pourtant rebondir encore et encore. A travers ses amours et son œuvre, féconde, multiforme, poétique, bavarde… qui nous raconte des histoires, son histoire, qui met en scène le couple mythique qu’elle forme avec le sculpteur Tinguely.
Cette héroïne, rebelle et magnifique, va prendre la carabine «pour faire saigner la peinture», explorer la représentation de la femme: avec ses mariées, ses déesses, ses mères dévorantes et ses fameuses nanas… opulentes, joueuses et colorées.
Sa vie – difficile, grande et excitante – est un roman.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Détour

Les premières pages du livre
« Cette histoire, c’est l’histoire d’une petite fille. Une histoire qui ressemble à un conte de fées. Comme ça, et d’entrée de jeu, les fées, gentilles « nanas », semblent s’être généreusement penchées sur son berceau armorié.

Elle s’appelle Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle. Un nom «qui frappe d’abord par sa résonance phallique 1», n’est-ce pas ? Mais un nom glorieux qui s’est distingué à travers les siècles. Jacqueline, la maman, Américaine, est très belle, sophistiquée, élégante. Physique d’actrice – elle ressemble à Merle Oberon – et réserve hautaine de grande bourgeoise. Et André, le père ? Petite gueule d’ange, fils de très bonne, très ancienne, très noble famille, et banquier.

Elle est jolie aussi, la young lady, plus que jolie même. Une poupée qui promet et qui fera tourner les têtes si les petits cochons ne la mangent pas. C’est « l’ogre » (Pierre de Saint Phalle) qui le dit.

Les siens l’ont toujours appelé « l’ogre ». À cause du fouet. L’efficace menace de sa rude et glaciale majesté pour dresser les enfants et les chevaux récalcitrants.

Seule la petite « princesse » sait apprivoiser le vieil aristo. « C’est une ensorceleuse. Quand elle sera grande, elle mènera les hommes par le bout du nez », affirme Monsieur le comte, sous le charme de ce petit bout de femme.

La fillette est attachante. Et coquette. Elle aime user les miroirs et trouve qu’elle a de beaux yeux, clairs et bleus comme ceux de papa.

Pas faux. Et pour la beauté et pour la ressemblance.

En remontant dans l’arbre généalogique familial, on trouve peut-être un certain Gilles de Rais, mais aussi une cousine lointaine, une marquise, la célèbre Montespan – l’éblouissante, la gracieuse, « l’ensorceleuse » maîtresse du Soleil. Port de déesse, flots de cheveux blonds, bouche délicate, nez mignon, grands yeux… clairs et bleus comme ceux d’André et de Marie-Agnès, sans doute. Patrimoine génétique.

La jolie petite fille va connaître la vie de château.

Ombres massives à l’horizon, les voilà apparaître.

D’abord le vieux château de l’ogre, noyé en Nièvre profonde, en pleine campagne. Et puis l’autre – plus prestigieux –, celui de Fillerval, propriété du grand-père Harper, l’avocat. Il est situé dans l’Oise. À Thury-sous-Clermont, un petit village à une heure de Paris. De vieilles pierres entourées de douves, nichées au cœur d’un parc fantastique, flanqué d’un jardin Louis XIV dessiné par Le Nôtre, s’il vous plaît. Il y a aussi un étang privé rempli de carpes, des bâtiments de ferme… Le charme de l’ancien allié au confort moderne. Grand-père Harper a fait aménager un court de tennis, un terrain de golf. Il a aussi sérieusement transformé les pièces de la bâtisse en les dotant d’un confort exceptionnel. Dix-huit domestiques, dont huit jardiniers, armée discrète et active, œuvrent en permanence au château.

La jolie petite fille grandit.

Elle croise bientôt le prince charmant. Il s’appelle Harry, il est beau, jeune, aimable, intelligent. Il l’aime et il l’épouse. Ils seront heureux, ils auront des enfants… Marie-Agnès au pays des merveilles.

Elle commence bien, l’histoire. Toujours d’entrée de jeu et en apparence. Et c’est important, les apparences, chez les Saint Phalle.

Marie-Agnès va aussi croiser en chemin la peinture, la sculpture. Une des rencontres, la rencontre de sa vie. Toutes ses « œuvres » – et elle déteste ce mot de grande personne, ce mot prétentieux – raconteront des histoires. Et à travers elles son histoire.

Sa vie est un roman.

1
Nana

L’histoire, la vraie, je la connais. Dans les grandes lignes. Enfin, je pense. Parce qu’on croit savoir, mais on ne sait jamais tout.

Si vous me demandiez par quel miracle je sais ce que je vais vous raconter, je vous dirais que je le sais, c’est tout. J’étais là, depuis le début. Et je l’ai toujours suivie, même de loin.

J’étais la « gouvernante française », la bonne. Celle qui s’occupait des enfants en l’absence de leur mère. La petite et son grand frère Jean m’appelaient « Nana ». Un nom qui vous rappelle sans doute quelque chose.

Si vous saviez comme j’ai été fière, émue même, quand j’ai vu ces grandes sculptures joyeuses, pimpantes, les fameuses Nanas… qui dansent, qui jouent, qui explosent de couleurs. Jamais je n’aurais imaginé la petite de Saint Phalle capable un jour de toute cette gaieté.

Était-elle triste ou timide, je ne pourrais dire, je sais seulement que cette petite était fermée comme une huître. Repliée sur ses secrets et ses chagrins d’enfant. Un vrai petit sphinx. Peut-être devrais-je dire « sphinge », le pendant féminin, non ?

Elle a toujours aimé les histoires de sphinx et d’Égypte. Les contes, les fables, les belles histoires. Je lui en ai raconté. Sa grand-mère Harper aussi. La petite ne se lassait pas des Malheurs de Sophie.

Si je remonte le temps et mes souvenirs, curieusement, je ne la revois jamais pleurer. Et pourtant… Je crois qu’elle n’y arrivait pas.

« C’est dommage », m’a-t-elle dit un jour, bien des années plus tard. « Parce que les larmes sont merveilleuses. Elles purifient », elles libèrent.

C’était une gosse courageuse et espiègle. Fière aussi. « Ne pas montrer quand ça fait mal » : on aurait pu broder ces sept mots sur ses chapeaux.

Oui, elle aimait déjà les chapeaux.

J’essaie de me souvenir d’une de ses formules. Mes larmes, oui, c’est ça, mes larmes sont de « petites stalactites pétrifiées et tranchantes ». Elle avait quoi, alors ? Douze, treize ans, tout au plus. Elle passait quelques jours d’été au château avec Jean. »

1. Double résonance puisqu’on la surnommera « Niki » (niquer). Dans la mythologie, Niké est une déesse personnifiant la Victoire.

Extraits
« J’ai cavalé au bord du vide. J’ai côtoyé les gouffres et j’en suis revenue. Tout était noir, tapissé de nuit, et soudain, peu à peu, la lumière, la couleur…
D’une certaine façon, peindre m’aura permis d’être «folle» de façon acceptable. Et sortez, je vous prie, ce mot «folle» des sphères médicales. Moi, je vous parle de poésie, d’art. « L’art des fous, la clé des champs. » p. 39

« Harry était fier de moi. Il prétendait que mon courage l’épatait. Appréciait-il mon travail? Il disait qu’il aimait ma spontanéité d’autodidacte. ma vision originale, «personnelle».
«Tu as le choix, Niki. Devenir un peintre traditionnel, somme toute mineur, ou donner toute ta mesure, ta démesure. Ta chance, c’est de ne savoir ni peindre ni dessiner, parce que tu vas tout inventer!»
J’ai pris confiance. » p. 40

« Quand, pour la première fois, j’ai aperçu une de ses sculptures, un bric-à-brac grinçant suspendu dans son atelier, j’ai été saisie. Et conquise. Jamais rien vu de pareil ! C’était beau, c’était fou, c’était puissant et ça lui ressemblait. » p. 53

À propos de l’auteur
GUENNEC_Catherine_©DRCatherine Guennec © Photo DR

Après une carrière en communication, Catherine Guennec, littéraire de formation, se consacre à l’écriture. Elle a notamment publié La modiste de la reine, le roman de Rose Bertin chez Lattès en 2004. Chez First, elle est l’auteur de Espèce de savon à culotte ! … et autres injures d’antan paru en février 2012, et de Mon Petit Trognon potelé, paru en 2013 ainsi que des romans et des dictionnaires érudits et amusants sur la langue française. Elle est notamment l’auteure de L’Argot pour les nuls. On lui doit déjà, dans la collection «Le roman d’un chef d’œuvre», Les heures suspendues selon Hopper, Sous le ciel immense selon O’Keeffe ainsi que La sarabande des nanas selon Niki de Saint-Phalle (Source: lisez.com / Babelio)

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Le cœur d’un père

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En deux mots
Titus se rend au tribunal en lieu et place de son père pour constater que les créanciers ne le lâcheront pas et qu’il risque d’en être séparé, car jugé indigne d’élever un enfant. Mais Rembrandt, c’est du peintre Hollandais dont on parle ici, entend se battre avec ses armes, la peinture, pour conjurer ce sort funeste.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Mon père, le grand Rembrandt

Après Louvre, Josselin Guillois reste dans le domaine de l’art, mais nous propose cette fois de suivre Rembrandt dans son atelier, sur les pas de son fils Titus. Une page de l’histoire de l’art qui est aussi une exploration de la relation père-fils.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce premier mars 1656 n’est pas un jour heureux pour Rembrandt. En l’absence de son père, c’est son fils Titus qui accueille le créancier venu lui apporter sa convocation au tribunal. Il se rend alors au tribunal où il apprend que plusieurs plaintes ont été déposées à l’encontre de son père. Des griefs que le juge considère fondées. Il décide de condamner le peintre à s’acquitter au plus vite de ses dettes, le loyer en retard mais aussi le dédommagement des commanditaires de portraits qu’ils jugent non conformes à leurs exigences. A cela s’ajoute une menace plus lourde encore: «Si avant le lundi 8 mars le citoyen Rembrandt persiste à s’enfoncer dans la désastreuse situation financière et morale de son foyer, le tribunal le dépossédera de son autorité parentale, et placera ledit Titus sous la tutelle de la Chambre des Orphelins.»
Le salut pourrait toutefois venir de la défection d’un membre de la guilde des peintres qui réalisait d’une série de grands tableaux pour décorer l’hôtel de ville.
Si l’artiste, étranglé par les dettes, n’a guère le choix et accepte ce travail de commande, il entend toutefois le mener à sa guise. Faisant fi du cahier des charges, il renvoie les neuf édiles venus se faire tirer le portrait pour figurer en bonne place sur l’allégorie à la guerre du jeune État et demande à Titus d’aller explorer l’auberge la plus mal famée de Jordaan, le quartier où leurs maigres moyens leur ont permis de trouver refuge, pour en ramener neuf hommes aux trognes autrement plus marquées.
Lors de sa ronde de nuit, Titus va retrouver leur créancier dans une surprenante posture. Mais n’en disons pas davantage. Après nous avoir entrainé avec Louvre dans les recoins du musée, Josselin Guillois raconte le grand peintre Hollandais à travers les yeux de son fils, intégrant à son récit – qui se déroule durant une semaine de 1656 – la généalogie et les épisodes marquant d’une existence autour de laquelle la mort est omniprésente.
Grandeur et décadence, origine et vie familiale, tout y passe grâce aux questions que pose Titus à ce père qui, après le décès de son épouse, n’a guère de temps à consacrer à son fils. Il est trop pris par cet art bien au-dessus des contingences domestiques. Alors, retournant la logique, c’est le fils qui vient au secours du père. Non content de préparer ses toiles et ses pigments, il entend le décharger de tous ses problèmes quotidiens. Si l’auteur prend un peu de liberté avec la vérité historique, c’est pour souligner cet attachement viscéral à la peinture, mais c’est aussi pour raconter une relation fils-père qui aura permis à l’artiste de travailler jusqu’à son dernier souffle.

Le cœur d’un père
Josselin Guillois
Éditions du Seuil
Roman
224 p., 18 €
EAN 9782021495430
Paru le 4/03/2022

Où?
Le roman est situé principalement à Amstedam

Quand?
L’action se déroule durant une semaine de 1656.

Ce qu’en dit l’éditeur
1656. Rembrandt est l’artiste le plus célèbre et le plus reclus des Pays-Bas. Calomnié, endetté, renfrogné, il n’en fait qu’à sa tête. Plus personne ne lui passe commande, il marche au bord du gouffre.
Solitaire, le génie? Pas tout à fait. Il vit avec Titus, son fils, un adolescent de seize ans.
Mais voilà qu’une lettre arrive: les créanciers du grand peintre sont à bout, s’il ne s’acquitte pas ses dettes avant sept jours, le tribunal lui retirera son fils pour le placer dans un orphelinat.
Suivie d’une autre lettre: l’Hôtel-de-Ville d’Amsterdam commande à Rembrandt ce qui pourrait être la plus grande toile de sa vie, 25 mètres carrés de couleur. Il a 7 jours pour l’exécuter. Mais Titus, lui, réclame de l’amour de son génie de père.
Le chef d’œuvre envisagé exige-t-il toutes les privations? L’artiste est-il prêt à y sacrifier son fils?
Ces sept journées décisives, c’est Titus qui les raconte. Et c’est peut-être une histoire d’amour.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Ploërmelais (entretien avec l’auteur)

Les premières pages du livre
« Amsterdam, 1656
CHAPITRE I
Lundi
C’est puéril, mais chaque matin c’est pareil, je voudrais dormir, mais te guetter me réveille. Comme si je cultivais une bête dedans moi, à mes dépens, une espèce d’ourse très maternelle, qui vit dans ma grotte intérieure, et l’animal, elle est prête (le sourire aux lèvres !) à crever d’insomnie, pourvu qu’elle se régale de chaque pas de son rejeton très ingrat. Et cette grosse bête à l’intérieur refuse que je prenne du répit, alors, vers l’aube, elle s’ébroue, elle s’étire, parce qu’elle est furieuse, la grosse bête, que je rêve, et elle s’étire si dur, elle se secoue si fort, que c’en est cuit de mon sommeil. Ça rate pas ! Chaque matin après ta nuit de travail, quand tu descends de l’étage, quand les cloches du quartier n’ont pas commencé de sonner, quand la ville goûte encore un peu de torpeur, mon plafond grince, ton plancher craque, tu abandonnes le chevalet, tu quittes ton atelier, et la bête toujours à l’affût sonne alors le branle-bas, car elle veut le cueillir, son ourson qui revient de cueillette, et me voilà bien réveillé. L’ourson, c’est toi papa. Ce matin, très tôt, trop tôt, tu as refermé la porte de l’atelier, tu as descendu l’escalier, lourd comme un bœuf, tu as poussé du pied la porte de ta chambre. Et cette voix dedans moi qui me presse : « Qu’aura-t-il fait de beau cette nuit? Quelle nouvelle œuvre? Questionnons-le ! » Vrai, je vire cinglé de me laisser dompter par un animal inventé… Tout à l’heure, puisque j’étais éveillé, foutu pour foutu, je me suis dit : Autant le saluer. Je tendais l’oreille, tu soufflais dans ta chambre, de ton gros souffle chaud, vrai minotaure, et j’ai commencé à m’étirer. Tu as défait ta veste, et je me suis levé ; tu as retiré ta ceinture, elle est tombée violemment au sol, pendant que je mettais mon maillot ; tu as dû baisser ton caleçon, commencé de remplir ton pot de chambre, et je me suis dépêché de trouver mes chaussettes. Je me suis dit : Si j’arrive à les enfiler avant qu’il termine, il acceptera de manger une crêpe avec moi. Et je me suis dépêché, si tu savais ! « Salut papa, comment vas-tu? Tu as bien travaillé cette nuit? On petit-déjeune ensemble? » C’est ça que je voulais te dire. Mais je n’avais pas trouvé la deuxième chaussette que ton jet s’était tu. Je suis sorti de ma chambre, j’ai fait les trois pas pour arriver à ta porte, je t’ai entendu tomber sur le lit, et quand je suis entré tu ronflais.
L’état de ta chambre… Volets clos, pantalons en boule, caleçon qui paresse, sabots qui gisent, et cette odeur d’un bœuf qui ne vit que pour lui. Je n’allais pas te laisser dans ces parfums, alors j’ai entrouvert la fenêtre, et j’ai pris ton pot pour le sortir… mais tu es apparu, là. Étendu. Devant moi. Sur le dos. Tu es là. Faire face, je dois faire face. Ton ventre… si… grand. Et ton visage… relâché, tendre. Me pencher. Avoir le courage de me pencher. Mon Dieu, si quelqu’un me surprenait. Tu es là. Étendu. Endormi. Je suis fait de toi. Est-ce que tu es fait pour moi?
On a frappé en bas, j’ai sursauté, j’ai descendu l’escalier, le pot à la main, comme un couillon, et j’ai ouvert la porte, ce pot à la main, et quel couillon, car devant moi il était là, lui, le créancier, et quelle honte j’ai sentie.
Il portait la fraise à la confusion, souple, plissée, onduleuse, à laquelle il avait donné une teinte de pêche, le col ployant sous les dentelles, son vêtement était prune, ses souliers saumon, et sa bouche semblait une cuisse de nymphe émue. Ça respire l’aisance, l’autorité et l’argent. Une dague à sa ceinture m’a hypnotisé, une belle dague argentée, courte et souple, qui paraît très aiguisée. Comme il scrute. Il a regardé le pot, il m’a regardé, et j’ai compris que désormais il m’associerait à ce pot, et que je serais l’appendice de ce pot. Il a l’air cruel, mais sa peau est superbe, elle appelle étrangement les bontés et les soins. Il a des yeux verts, et sa dague avec le soleil matinal luit merveilleusement : Christian Christoffels.
« Ah, jeune homme, il ne suffisait pas que je traverse ces odeurs de rouille, de fumier, de sang des vaches, encore fallait-il qu’on me confronte à la pisse des Van Rijn? Soyez gentil, rangez cela. Vous êtes son fils, n’est-ce pas? Je vous reconnais. Vous avez changé, mais je vous reconnais, vous gardez votre museau d’enfant, et vos joues ont gardé leur rose, charmant. Je reconnais la beauté, quand elle est fraîche. J’ai un portrait de vous, savez-vous? Que j’ai accroché dans mon salon, au milieu de mes natures mortes, entre les nectarines et les poires. Attendez, c’était en 1644, quel âge aviez-vous alors? Je l’ai gardé ce tableau, il y a quelque chose. À l’époque, votre père me l’avait vendu pour 70 florins… Mais aujourd’hui, qui voudrait de votre image? C’était un peintre à l’époque, promis à être le plus grand, prêt à déclasser Rubens. Et puis il a cultivé le mauvais goût. Sa déchéance est sa juste punition. Bon. Alors comme ça on vit dans le Jordaan? (Il a regardé par-dessus mon épaule notre cuisine.) Et on se nourrit de harengs, c’est ça? Et de croûtes de fromage, n’est-ce pas? Je parie que boire une bière aigre vous coûte même cher, non? Bon, où est-il? »
J’ai dit d’attendre, et je suis monté te réveiller. Mais voilà, t’étais plus là. Ton lit était vide, et la fenêtre ouverte sur la rue. Papa…
Je suis redescendu, j’ai dit que je m’étais trompé, que tu étais sorti.
Christian Christoffels. Il a 50 ans peut-être, mais en paraît 30. J’osais pas trop le regarder, mais lui m’a inspecté, il m’a inspecté de bas en haut, et lui qui possède chez lui un portrait de moi, lui qui peut-être l’inspecte de la même manière qu’il m’inspectait à cet instant, lui qui vient chercher dans notre fange la matière de son indignation, eh bien il s’est approché de moi il a levé son bras et il m’a pincé la joue. J’ai pas pu l’empêcher.
« Vraiment? Il n’est pas là, le papa à son Titus?
– Non, monsieur.
– Et si j’entrais pour vérifier?
– Que voulez-vous?
– Mais c’est qu’il mordrait ! Ce que je veux? 3 470 florins. Intérêts et taxes compris. Ce n’est pas toi qui vas les sortir de ta culotte, si? Ton père me les doit, et j’ai attendu trop longtemps. Alors j’ai porté l’affaire devant le juge. Tiens, prends, donne cette lettre à ton père. Prends je te dis ! C’est une convocation, ne la perds pas, petit idiot. Si ton père rentre un jour, tu lui donneras. Après tout, il a peut-être fui Amsterdam, laissant son gosse là, après tout… J’ai assez connu ton père pour savoir qu’il est capable de lâchetés très gonflées. »
J’ai pris la lettre, mais il est resté là. Je crois qu’il voulait me voir lire, et j’avais pas la force de le chasser, alors j’ai lu en tremblant :
Au citoyen Rembrandt van Rijn,
Troisième convocation.
Aujourd’hui 1er mars à 13 heures vous êtes sommé de comparaître au tribunal d’instance de l’Hôtel de Ville d’Amsterdam.
En cas de nouvelle absence, le juge Franz van Wolff statuera, avec effet immédiat des sanctions.
Mais quand Christian Christoffels m’a vu incapable de poursuivre la lecture, il a changé de physionomie et, en regardant ses souliers, la gorge serrée, il a dit : « Il est bien misérable, le père qui ne tient l’affection de son enfant que par le besoin qu’il a de son secours. » Il parlait peut-être de lui. Puis il a tendu le bras, j’ai compris qu’il voulait me repincer la joue, cette fois pour signifier sa pitié, et je n’ai pas pu l’empêcher, et il l’a fait, en tordant bien ma peau. Puis il a repris un air odieux. « Je reviendrai. »
Je t’ai cherché partout dans la maison en agitant la lettre. Tu avais complètement disparu.
J’ai couru dehors, j’avais peur pour nous. J’ai fouillé le Jordaan. Mais tu n’étais nulle part. Alors je t’ai haï. Toi, l’abandonneur. Mais je m’en suis voulu, car un accident avait pu avoir lieu, alors j’ai scruté l’eau calme des canaux, prêt à voir ton corps flotter. Puis j’ai commencé à marcher, sans savoir pourquoi, vers l’Hôtel de Ville, la convocation à la main, presque disposé à écouter un juge.
Vraiment? Oui, j’allais écouter un juge m’expliquer tes manquements, tes défaillances, tes omissions : tous les trous qui te font. J’allais recevoir un portrait de toi qui, pour une fois, ne serait pas fait par toi.
J’arrive, et gardant la porte du tribunal un gaillard très trapu, peau blanche, barbe taillée, bouche de fraise, cils busqués, encore un à l’éducation raffinée, qui me dit : « La Chambre des Orphelins, c’est au deuxième étage. » Et j’ai dit : « Je me rends au tribunal », et il a dit : « À ton âge? », et j’ai répondu : « C’est pour mon père », et il a répondu : « Pauvre gosse. Va au premier. »
J’ai monté les marches, mon ventre faisait mal. Devant une porte, un autre gardien me dit d’attendre. Il me regarde, il est petit mais baraqué, il pourrait me tordre le cou entre l’index et son gros pouce, il me regarde, il est étrange, c’est vraiment étrange comme il me regarde. La porte s’ouvre, un bourgeois sort, aux yeux bouffis. Il me regarde. Il fond en larmes. Il part. Puis j’entends quelqu’un crier : « Affaire Rembrandt van Rijn ! », le gardien se secoue, il cherche un homme dans le couloir, je dis que c’est pour moi, je lui montre la convocation, il me fait entrer, et je vois qu’il a pitié.
Salle immense, la plus grande du monde, immenses murs jaunes, le bâtiment est trop neuf, pas encore eu le temps d’accrocher leurs allégories de la Loi, et c’est dans ce grand silence jaune qu’il a fallu marcher, et le parquet grinçait pas à mon passage, et quand je suis arrivé devant le juge, qui attendait sur une estrade, il a froncé les sourcils, et vraiment, comme les murs sont jaunes, comme ils sont jaunes. Quand il m’a bien vu, il a lâché : « Mais qui êtes-vous? », et j’ai expliqué. Indigné le bon juge, que tu te sois pas déplacé.
« Bon, tu es là, fils de Rembrandt, c’est déjà ça, alors écoute, et rapporte ma parole à ton père. »
J’ai dit : « Oui, monsieur le juge », il a rectifié : « C’est Votre Honneur. »
« Le citoyen Rembrandt van Rijn, 50 ans, résidant dans le Jordaan à Amsterdam, né à Leyde le 15 juillet 1606, fils de Harmen van Rijn, meunier, protestant, et de Neeltje van Zuytbrouck, boulangère, catholique.
« Ces dix dernières années, vingt-trois citoyens d’Amsterdam se sont plaints d’avoir été dupés par le peintre Rembrandt. Trois parmi eux ont porté leur affaire devant la justice. Il s’agit de Klaus Kuyper, Theo Franhel et Louis Tristan. Ceux-ci avaient passé commande auprès de l’artiste afin qu’il réalise leur portrait. Chaque contrat engageait une avance à verser au peintre. Rembrandt a reçu ces avances, mais, lorsque la toile fut achevée, les commanditaires se sont plaints que leurs portraits étaient loin de la réalité, loin de leur visage réel. Ils lui ont reproché sa manière rugueuse et revêche. Il s’agit donc de cas d’invraisemblance. Ils ont demandé au peintre des modifications que celui-ci a refusées. Ils ont alors demandé le retour de leurs avances, que celui-ci a refusé. Cela nuit à la réputation de tout le corps de métier. Il a été décidé que, sauf reversement des avances aux commanditaires susdits (qui s’élèvent à 933 florins), Rembrandt sera interdit d’honorer de nouvelles commandes privées provenant des citoyens d’Amsterdam. De plus, son exercice de la peinture est indigne depuis qu’il a cessé de cotiser à la guilde et qu’il en a été exclu, voilà dix ans déjà. Je précise par ailleurs que cette manière rugueuse et revêche, et cela doit-il étonner?, a également été critiquée relativement à ses manières et à ses mœurs.
« Tu suis mon garçon?
« Ce n’est pas tout. Le 1er mars 1646 le citoyen Rembrandt van Rijn a contracté un emprunt de 1 950 florins à Christian Christoffels, marchand de biens établi à Amsterdam, membre honoraire de la guilde des drapiers. Cet emprunt s’élève aujourd’hui à 3 470 florins, intérêts et taxes compris.
« Étant entendu que la saisie des biens de Monsieur Rembrandt van Rijn, il y a dix ans déjà, à savoir sa demeure, son mobilier, ses productions artistiques, ses collections personnelles, et leur mise en vente aux enchères ont déjà servi à la liquidation d’autres dettes précédemment contractées ; étant entendu qu’il n’a plus de titre de propriété, mais qu’il occupe en locataire la maison située au 2 rue des Tisonniers dans le Jordaan, et qu’il cumule onze mois d’impayés ;
« Monsieur Rembrandt van Rijn ne peut être considéré citoyen fiable d’Amsterdam.
« Entendu que le citoyen Rembrandt ne possède pas d’aptitudes dans d’autres pratiques que celles du métier de peintre, son endettement, ses déficits et la faillite de son commerce semblent assez certains… »
Le juge a suspendu sa lecture, m’a regardé, a soupiré, a continué :
« Rembrandt van Rijn est père et tuteur légal de Titus van Rijn, fils unique né le 8 mars 1640, né de Saskia van Uylenbourg, née le 2 août 1612, morte des suites de la couche, le 14 juin 1642. Étant considéré qu’il ne peut pourvoir à l’entretien financier de son fils ; étant considéré qu’il ne lui assure non plus aucune éducation morale ; étant donné qu’il manifeste un indigne désintérêt pour les préceptes éducatifs et les vertus de la morale calviniste,
« Le tribunal d’Amsterdam déclare que Monsieur Rembrandt van Rijn s’expose à l’inaptitude de la charge de l’éducation de son fils.
« Par conséquent,
« Si avant le lundi 8 mars le citoyen Rembrandt persiste à s’enfoncer dans la désastreuse situation financière et morale de son foyer, le tribunal le dépossédera de son autorité parentale, et placera ledit Titus sous la tutelle de la Chambre des Orphelins. De plus…
« Mais qu’as-tu mon garçon? »

Qu’est-ce que c’est que Rembrandt, quand il naît?
Il naît le 15 juillet 1606, à Leyde, à l’aube, c’est donc un bébé de l’été. Leyde est la deuxième ville d’une jeune nation indépendante, qui vient de se libérer de l’Espagne catholique. Quatre-vingts années de guerre, dont un siège mémorable en 1573 : pour affamer la population, les Espagnols ont incendié les moulins des alentours, parmi lesquels celui du grand-père de Rembrandt. Le siège a duré douze mois, et quand il est levé, la moitié de la population croupit dans les rues, morte, et mal enterrée. C’est alors que naît la mère de Rembrandt, que ses parents appellent Neeltje. Elle survit, elle grandit, elle accouche de Rembrandt. Le père du bébé est meunier, il s’appelle Harmen, son moulin noir aux palmes rouges surplombe un bras du Rhin, d’où le nom de famille : Van Rijn, du Rhin.
Harmen s’enamoure de son bébé, il le réveille la nuit pour l’embrasser, il le veille continuellement, ne le laisse pas tranquille. Rembrandt est leur neuvième enfant, avant lui, trois garçons, Clemens, Frans, Peter, trois bébés successifs, sont morts. Clemens et Frans ont été trouvés à l’aube dans leur landau sans vie, bleus. Peter a passé la première année, mais à l’âge de 6 ans il s’est noyé dans le Rhin. Quand Rembrandt pousse ses cris de nouveau-né, sa mère est épuisée par les peines et les grossesses, alitée elle ne peut que prier qu’il vive. Rembrandt a trois frères vivants : Conrad, l’aîné, Gerrit, puis Willem, et deux sœurs : Julia et Lysbeth. Tous en veulent à leur petit frère d’avoir épuisé leur mère, tous sauf Lysbeth, qui le soigne, le console. Lysbeth à laquelle Rembrandt s’attache comme à une mère. C’est elle qui va tirer le lait de la chèvre, qui fait boire bébé Rembrandt, car leur mère a tari la source de son lait.
Dans son berceau, la nuit, bébé Rembrandt régurgite, et à l’aube ce sont des mares de lait séché qui l’auréolent et lui collent à la peau ; il avale mal, il tousse, on a peur qu’il s’étouffe. Dans ces conditions, il grandit. Et, sitôt qu’il marche, il passe de longues heures dans le moulin de son père, dans l’odeur des céréales moulues. Le père, les mains toujours dans la farine, adore sourire à son dernier garçon. Le moulin, c’est un espace confiné, il y fait sombre, il faut veiller sur ce petit bonhomme, qui court à toute allure, et une fois, de justesse, son père bondit avant qu’une roue du moulin ne happe la main de l’enfant. Ce moulin fait vivre toute la famille, le père assure les besoins des siens grâce à la clientèle des brasseurs, à qui il fournit la farine de malt. Dans la maison collée au moulin, il y a une cuisine et deux chambres. À l’étage, ils dorment à six dans un lit : les parents, Conrad, Gerrit, Willem et Julia ; dans la pièce en dessous, ils dorment à quatre : Lysbeth, Rembrandt et deux employés du moulin. Un chien ronfle au pied du lit de Rembrandt, un barbet au pelage frisé, utilisé pour la chasse aux oiseaux d’eau, dans les marais.
Rembrandt est encore valétudinaire à 3 ans. Lorsqu’il est très malade, sa sœur Lysbeth va tirer le lait d’une vache, le mélange à de la farine de blé, à des œufs, à du sucre de betterave, et elle cuit des crêpes. Dessus, elle allonge du miel, et elle doit se battre pour que ses grands frères n’attrapent pas les douceurs ; elle protège son trésor jusqu’à le donner à son petit Rembrandt, qui se cache dans le moulin, et aime les avaler tièdes. Il possède déjà de longs cheveux blonds et bouclés. Quand il mange les crêpes, il s’en met partout, car il sèche ses doigts dans ses cheveux. Il dit qu’il est comme une biquette effarouchée. Ça fait rire son père, ça fait rire Lysbeth, ça fait soupirer sa mère, qui n’en peut plus de lui débroussailler les cheveux.
Il a 6 ans lorsque son père Harmen lui offre une mine graphite, un beau papier teinté, un peu grenu ; le matin, il dessine le moulin familial ; l’après-midi, il assiste à la noyade de son frère Conrad dans le Rhin, ses petits poumons gavés de l’eau du fleuve.

En m’éveillant, j’ai vu le juge qui me souriait : « Ça va aller, petit. Faut juste remettre ton père dans la bonne voie. Allez, debout. » Dehors, alors que le ciel était bleu, je me suis emprisonné dans un vœu : ne rien te dire. C’est comme ça, ça me regarde. Puis je suis rentré, et avant d’arriver à la maison j’avais arrêté de pleurer.

Aux premiers signes du crépuscule, toujours pas signe de toi. Mais pour qui me prends-tu? Pourquoi n’as-tu plus de parent pour te corriger, te donner la fessée? Je te la donnerais bien moi-même, je suis disposé à te cingler à coups de verges vertes, et tu demanderais pardon, et je continuerais, oui je continuerais, jusqu’à ce que nous nous tombions dans les bras. »

Extrait
« Ce n’est pas aux peintres de transfigurer notre monde! J’ai vu! J’ai vu chez les peintres combien l’approximation, la précipitation, la frustration, la colère, la petitesse aboutissent toujours au consentement à la médiocrité. J’ai vu le peintre blessé, dévasté par ses défaites intérieures, devenir, lorsqu’il veut vendre son travail, bâté, pontifiant, prétentieux! Il sait qu’elle est chétive, sa toile, vulgaire même, loin du compte initial, mais il laisse faire l’orgueil, et il vend, et il vend, et nous contemplons ébahis! Des cons devant le temple! Odieux. Le peintre n’est pas supérieur au modèle qu’il peint, c’est l’inverse qui est vrai. La preuve que la peinture nous trompe? C’est qu’elle a besoin d’un public. J’en ai soupé d’être trompé. Je crois pourtant que chez un peintre peut vivre le désir, le souhait, le noble souhait, la prière parfois, d’un idéal. Mais quoi, la main ne suit pas le cœur! Elle ne peut pas, elle échoue, tout le temps elle échoue. Ils ne peignent pas avec le cœur, ils peignent par orgueil. Leur tête est sale et rouillée et pleine de mensonges. Les lâchetés acceptées par le peintre deviennent pour le spectateur ignare d’admirables audaces. Mais le peintre sait que son tableau est raté, il le sait! Mais vit de ça! Et il laisse faire! Il se fait payer pour qu’on accroche ses défaites! Qu’on les admire! Odieux! Petit peintre lamentable! Je cherche un homme dans le peintre. Mais chaque peintre est un porc qui mâche sa lâcheté. » p. 130

À propos de l’auteur
GUILLOIS_Josselin_DRJosselin Guillois © Photo JG – DR

Josselin Guillois est né en 1986. Après Louvre (2019), Le cœur d’un père est son second roman. (Source: Éditions du Seuil)

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La maison enchantée

SANJUAN_la_maison_enchantee  RL_Hiver_2022  Logo_premier_roman coup_de_coeur

En deux mots
Zoé quitte Rouen et sa famille pour étudier l’histoire de l’art à Paris. Si après ses études, elle choisit de travailler dans un cabinet d’avocats, sa passion reste entière. Elle va se spécialiser dans les estampes et entamer une collection qui va l’accompagner jusque dans ses rêves.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La jeune fille aux estampes

Dans un premier roman étonnant, Agathe Sanjuan va nous entrainer dans le monde des estampes sur les pas d’une jeune fille qui après ses études, va en faire son obsession. Un parcours initiatique et onirique fascinant.

Zoé mène une existence assez paisible auprès de ses parents et de ses deux sœurs cadettes, des jumelles nées cinq ans après elle. Plutôt solitaire, elle est gardée par Jacob, un voisin assez excentrique mais qui, avant de mourir, va lui transmettre sa passion pour l’art, lui suggérant notamment d’aller jeter un œil dur le Triptyque de Moulins durant ses vacances. Une expérience qui sera sans doute déterminante dans son choix d’aller étudier l’histoire de l’art à Paris. Des études qu’elle pourra poursuivre en toute autonomie en complétant ses cours par un travail de secrétariat au sein d’un cabinet d’avocats. Son Master en poche, elle choisira une autre voie que celle de ses collègues pour pouvoir conserver sa liberté, travailler dans la gestion et s’intéresser à l’art avec l’œil de l’amateur éclairé. Après avoir laissé passer un dessin de Delacroix, elle achètera une gravure de Félicien Rops, une première œuvre qui sera suivie de nombreuses autres. Rapidement, elle devient spécialiste des estampes, passant son temps à «fureter vers Drouot, aller voir les expositions précédant les ventes aux enchères, mais aussi rayonner vers les galeries qui se situaient entre les grands boulevards et, de l’autre côté de la Seine, les quartiers Saint-Germain et Saint-Michel. Elle prenait un vrai plaisir à ces visites et attendait impatiemment le soir pour parcourir la capitale, dans ces rendez-vous avec elle-même qui la comblaient. Quand un artiste l’intéressait, ses recherches étaient un prétexte pour revoir son portefeuille en galerie, sentir son univers à travers les feuilles à disposition. Elle se repaissait de l’ensemble en attendant, un jour, d’en élire une.» Elle va se lier d’amitié avec Lee et Gabriel, un couple de galeristes, qui va l’initier à la technique et croiser la route de Julien, un employé étonnant qui va lui faire découvrir un endroit extraordinaire, sorte de musée secret du Comte de Soleinne en plein cœur de la capitale.
Agathe Sanjuan fait de cette maison enchantée le cœur d’un roman qui se lit comme on suivrait une visite guidée dans un monde fabuleux où tous les sens sont en éveil, où les rêves se touchent du doigt. Un parcours initiatique et onirique qui nous permet littéralement d’entrer dans les œuvres d’art. Un premier roman d’une maîtrise formelle étonnante, mais surtout un voyage à travers musée imaginaire qui est aussi une invitation à vivre l’art. Fascinant.

Galerie d’art (les principales œuvres citées dans le roman)
HEY_triptyque-de-moulinsTriptyque de Moulins Hey
VAN_EYCK_La_Vierge_du_chancelier_RollinLa Vierge et l’enfant au chancelier Rolin Van Eyck
ROPS_celle-qui-fait-celle-qui-lit-mussetCelle qui fait celle qui lit Musset Félicien Rops
BRESDIN_le-chevalier-et-la-mortLe Chevalier et la Mort Rodolphe Bresdin

La maison enchantée
Agathe Sanjuan
Éditions Aux forges de Vulcain
Premier roman
352 p., 20 €
EAN 9782373051216
Paru le 4/03/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, venant de Rouen. On y évoque aussi des vacances dans la région de Moulins.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
La beauté peut-elle sauver le monde?
Zoé est une jeune femme discrète. Rien ne la distingue des autres, sinon une passion dévorante pour l’art, née à l’adolescence. Montée à Paris, elle entreprend d’abord des études d’histoire de l’art, qu’elle abandonne, persuadée qu’une telle voie détruirait, à terme, son amour des images. Elle finit par trouver un apparent salut dans la collection d’estampes. Mais un jour elle est conviée à visiter une collection privée unique au monde, qui fait son admiration et sa terreur. Ce miroir tendu à son obsession lui en fait voir les dangers et la puissance.
Dans ce premier texte, roman d’éducation gothique aux accents merveilleux, l’autrice mêle une exploration du monde de l’estampe à une analyse de la folie qui anime tout collectionneur, mariant des scènes oniriques à une fine réflexion sur ce que l’art nous fait.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr

Les premières pages du livre
« Tard dans la nuit, Zoé marchait, la cheville souple, le soulier claquant sur la chaussée. Le pied était couvert d’un escarpin presque fermé, tenu par des lanières recouvrant la cambrure, épousant la finesse des attaches, ajusté tel un chausson de danseuse. La silhouette fluide du tailleur en tissu de crêpe suivait le rythme imprimé par le pas, transmis au corps. L’allant de la démarche, trop rapide pour être naturel, scandait le silence avec vigueur. Elle filait droit devant elle. L’heure était trop avancée pour que quiconque surprît et perturbât ce chemine¬ment régulier. Elle le savait et avançait, sûre de sa puissance, de son règne sur cette partie du monde endormi. Seuls quelques insomniaques pourraient l’apercevoir, jetant un coup d’œil derrière le rideau de leurs chambres sans sommeil. La constance du pas leur donnerait envie de compter les accents de cette pulsation. Une femme en phase avec le battement de cette ville, se diraient-ils : déterminée et impatiente.
Elle entra dans la cage d’escalier, sortit ses clés de sa serviette de cuir vert, la posa par terre pour ouvrir la boîte aux lettres, vida les prospectus dans la corbeille mise à disposition des habitants de l’im¬meuble, et, quand elle se redressa, glissa une facture dans sa serviette. Raide et droite, elle prit l’escalier. Elle sentit son corps s’affaisser à partir du troisième étage, se relâcher sous l’effort, son cou ployer et sa tête se vider, se délester d’une journée de travail, d’une concentration inutile et idiote, de chiffres s’alignant, se croisant, se combinant. L’allure gagna en tendresse et en grâce ce qu’elle perdait en vitalité. Quand elle eut atteint le palier du quatrième, il ne restait presque rien de la silhouette énergique qui donnait son âme à la ville, semblable à tant d’autres, incarnant l’esprit de travail, de modernité, de célé¬rité, d’accélération exponentielle. Un bruit retentit, un peu plus haut, dans la cage d’escalier, laissant entendre, peut-être, un autre pas. Elle eut le réflexe de se redresser, de gainer à nouveau son buste fati¬gué, avant d’ouvrir la porte de son appartement et de laisser sa bogue de tension sur le palier.
Une fois chez elle, Zoé se débarrassa de ses atours de femme pressée, dénouant ses chaussures, faisant glisser à ses pieds et sur ses hanches l’étoffe soyeuse et glissante. La silhouette nerveuse s’alan¬guit, se détendit dans la chaleur de l’appartement. La mollesse des chairs, la délicatesse des courbes lui apparurent fugitivement dans le miroir, tandis qu’elle s’adonnait aux préliminaires. Elle emplit une bassine d’eau chaude, fit tomber quelques cuillers de sels et d’huiles odorantes, y introduisit ses pieds, les orteils d’abord, doucement, pour les habituer à la chaleur, puis la plante et enfin la totalité. La brûlure la saisit, circulant sur l’épiderme rougi, paralysant les muscles, mais, peu à peu, les tissus, les articu-lations se détendirent et elle put à nouveau remuer les orteils. Les effluves, l’humidité de l’étuve la pénétrèrent. Rien ne l’aidait mieux à se débarrasser des tracas et des déceptions du jour. Elle retrouvait alors les odeurs de l’enfance, le délassement du bain hebdomadaire du dimanche, enfin seule, dans la salle d’eau, isolée du reste de la famille, une réclu¬sion rare et désirée, et ce sentiment étrange d’ou¬blier son corps dans une torpeur éveillée, d’atteindre l’inactivité cérébrale avec l’unique perception, apai¬sante, d’être en vie.
L’eau brûlante calmait son impatience, anesthé¬siait sa pensée. Mais le bain tiédissait et, par vagues, elle reprenait conscience de ce qui l’entourait, de ce qu’elle devait faire. Elle glissa ses pieds hors de l’eau, les frictionna vigoureusement et enfila un peignoir.
Elle saisit le large carton à dessins, l’allongea sur la table de la cuisine, fit glisser les lanières en déga¬geant les boucles d’un coup sec et ouvrit le plat supé¬rieur. Elle caressa la toile protectrice qui masquait encore le contenu, un peu rêche, crissant sous la main, puis, brusquement, l’écarta pour laisser appa¬raître le ventre blanc du papier. Elle éprouva une intense satisfaction en redécouvrant cette nappe immaculée. Les chemises superposées ne laissaient rien deviner de l’intériorité secrète de cette peau fine et étanche dont elle frôlait l’arête avec la paume de la main. Elle s’arrêta un moment, émue par la perfec¬tion de cet empilement, puis fit glisser la première enveloppe sur le plat gauche pour en écarter les deux pans. L’image lui sauta au visage, il ne lui fallut qu’un instant pour en percevoir le sens, avant de se laisser doucement envahir par les méandres de ses propositions. Ce moment proprement voluptueux lui procurait toujours un intense plaisir, un étonne-ment renouvelé malgré la répétition. L’observation dura quelques secondes, puis elle referma délicate¬ment la chemise, superposa la seconde et se livra à la même opération.
Elle n’avait pas besoin de s’attarder plus que cela et n’éprouvait pas la nécessité de rester de longues minutes absorbée devant une œuvre. L’émotion qu’elle ressentait à la vue d’une image tenait à la brutalité de la découverte et à l’activation de souve¬nirs profonds, anciens, oubliés. Comme en rêve, les serrures s’ouvraient, libérant des flux de sensations qui la faisaient accéder aux recoins de son intimité. Exhumée du fond de sa solitude, son ouverture au monde des représentations la transportait. Seule, chez elle, elle se livrait à des expériences de voyage, de rencontres, de dangers excitants, de joies oubliées.
Image après image, au cours de ces explorations, elle goûtait la découverte, la reconnaissance, le souvenir des lectures précédentes, le décèlement de nouvelles propositions que lui suggéraient ces feuilles imprimées d’un autre temps. La surprise se déclinait selon son humeur, l’attention qu’elle réser¬vait à ce moment, tantôt latente, tantôt concentrée, et surtout, selon l’ordre d’apparition des feuilles dans ce rituel de manipulation. Car la combinaison était différente à chaque dévoilement. Après la séance, avant de renfermer les images dans leur armure, elle prenait soin de mélanger les chemises selon un rangement aléatoire qui préparait son plaisir futur, de nouvelles associations, un sens de lecture inédit. Le hasard des combinaisons faisait surgir des histoires, des liens, des chocs, qu’elle déchiffrait avec l’allégresse du virtuose face à une nouvelle partition.
Après avoir exploré l’ensemble et construit un nouveau récit dans ce quart d’heure onirique, elle rebattit les cartes de son histoire, serra les liens du carton à dessins et le rangea soigneusement dans le porte-cartons. Elle se glissa entre les draps blancs et se laissa envahir par la torpeur d’un songe amorcé dans les fibres et les encres.

Quelques années plus tôt, à dix-huit ans, Zoé avait pris le train, son bac en poche, pour rejoindre Paris depuis Rouen. Elle n’avait cessé de regarder par la fenêtre opposée du carré où elle était assise. La voiture était quasiment vide, aussi avait-elle toute latitude pour observer le paysage dans ce morceau de verre. Il lui importait d’inscrire la campagne, les forêts et les villes moyennes qui défilaient sous ses yeux, non pas dans la transparence irréelle d’un voyage sans entrave, tels qu’ils apparaissaient de son côté de la rame, se déroulant à la manière d’un long ruban, quand elle appuyait sa tête contre le carreau, mais dans les limites des montants de la vitre du train : cadrer le paysage lui permettait de maîtriser son appréhension. Elle connaissait Paris pour y être allée plusieurs fois avec sa famille, en week-end, mais s’y installer pour poursuivre des études était autre chose.
Dans ce rectangle transparent, elle retrouvait ses impressions d’enfance, sa chambre de fillette, au premier étage d’une maison d’un quartier résiden¬tiel, et sa fenêtre, à travers laquelle elle avait suivi les saisons, allongée sur son lit, à contempler les branches du cerisier nues puis couvertes de feuilles d’un vert vif, les fruits lourds et craquants disputés par les merles laissant place à l’embrasement orangé de l’automne. Par la croisée, elle avait vécu ses émotions d’adolescente, nées d’un quartier de lune ou d’un nuage rapide assombrissant son monde ; en s’approchant de l’ouverture, elle avait connu la vie immédiate du voisinage et imaginé celle, plus lointaine, de la ville coiffée de sa cathédrale. Ce cadre familier, quotidien, bornant l’extérieur, l’avait toujours rassurée, apaisée, face aux inévitables contrariétés de l’enfance, aux disputes entre amis, aux éloignements.
Petite fille sage, raisonnable, bien élevée, les adultes la trouvaient peut-être un peu trop sérieuse pour son âge, mais s’en réjouissaient. On pouvait compter sur sa régularité, dans le travail scolaire comme dans les jeux auxquels elle se livrait avec application. Les petits mondes qu’elle inventait, comme tout enfant, étaient délibérément mis en scène comme des maquettes, les poupées immobiles assises sur leurs chaises, avec leurs robes rigides parfaitement disposées sur leurs jambes de chiffon, leurs coiffures relevées, leurs corps morts et droits prenant un thé imaginaire. Là où d’autres s’em¬pressaient de déshabiller, de décoiffer, de fesser ces souffre-douleur de l’enfance, elle s’évertuait à les conserver dans une tenue parfaite tout en organisant des tableaux. « C’est une enfant sans problème », disaient les adultes, que rassurait cette propension à circonscrire le réel, à en donner une représentation sans dommage pour l’idée qu’ils se faisaient de l’ex-trême jeunesse. C’est à elle qu’on offrait les antiques poupées au visage de porcelaine, dont on craignait que les autres ne les brisassent, images effrayantes d’une vie arrêtée, rigide, qu’elle n’appréciait pas – ce qu’elle n’aurait jamais osé dire – et même, qui l’ef¬frayaient, mais qu’elle savait domestiquer en les oubliant dans un coin de mise en scène, figurantes inutiles et savamment jolies, servant de toile de fond à des protagonistes davantage à son goût.
Née la première de trois – elle avait deux sœurs jumelles de cinq ans plus jeunes –, peu turbulente, elle laissait l’agitation à ses cadettes et se sentait débordée par leurs énergies conjointes, malicieuses, qui l’avaient poussée à un peu plus de solitude. Toutes trois étaient complices, mais l’aînée avait vécu les premières années de sa vie seule, assez longtemps pour goûter le recueillement et l’ennui de l’enfance. Leurs parents étaient employés dans une compagnie d’assurance locale, ils rentraient chez eux le midi, faisaient manger les petites hors du chahut de la cantine puis retournaient au travail.
Finissant un peu tard, ils laissaient le soin à un voisin et ami, Jacob, d’aller chercher les filles à l’école avant le goûter. Ce dernier habitait la maison voisine, une toute petite bâtisse, héritée de ses propres parents, envahie par des livres et des objets de toutes contrées. Il avait voyagé, exercé divers métiers avant de revenir au pays. Il vivait d’une maigre retraite et manquait d’argent. Alors le couple lui versait une petite somme pour s’occuper des filles avant leur retour, ce qu’il faisait avec joie et application, n’ayant lui-même jamais eu d’enfant : à l’école, on le prenait pour le grand-père. Après un geste de la main pour signaler sa présence, les deux jumelles couraient vers lui et l’étourdissaient de leur babillage. La grande rentrait de son côté. Il leur servait un bol de chocolat fumant et des tartines de miel, puis, pour calmer son monde, il s’attelait aux devoirs des petites, suivi du coloriage, des puzzles, et les parents arrivaient. Pour Zoé, cependant, Jacob n’organisait rien. Elle se mettait à ses devoirs puis allait s’asseoir sur le canapé de cuir marron, face au jardin. Sur la table basse, des ouvrages jonchaient le plateau de verre, pris dans l’abondante biblio¬thèque et laissés là. Jacob avait beaucoup voyagé, il avait rassemblé des livres d’images de tous les pays, qu’il ne lisait pas, n’étant pas polyglotte, mais qu’il avait achetés pour la beauté de ce qu’ils proposaient, leurs illustrations, leurs mises en page, les carac¬tères incompréhensibles mais dotés d’une poésie visuelle qui organisait les blancs. Elle était fascinée par ces albums qui semblaient pouvoir surgir à l’in¬fini et qui déployaient leurs traits et leurs couleurs quand on les ouvrait. Les publications traînaient, posées sans intention. Étaient-ce celles que Jacob avait parcourues la veille ? Un soir, elle se faufila hors de la maison et l’observa depuis la rue, dans le rectangle éclairé de sa fenêtre à fins croisillons. Les volets n’étaient pas tirés et elle le vit, à la place même qu’elle occupait l’après-midi, penché sur un ouvrage ouvert sur la table, absorbé. Son immense solitude la frappa, sa vieillesse aussi, mais il semblait heureux, souriant à demi en tournant les pages de son livre.

Il lui sembla même, à un moment, le voir rire. Elle n’osa pas s’approcher suffisamment pour repérer l’ouvrage qu’il consultait et tenter de le reconnaître le lendemain. Elle respectait sa contemplation.
Les parents attentionnés étaient satisfaits de cette solution de garde assez atypique. Lorsqu’ils rentraient, les devoirs étaient faits : l’un supervisait les douches, l’autre préparait le repas, alternative¬ment. Le dîner était joyeux. On parlait rarement de l’école mais plus des amitiés, des jeux, des disputes. On riait. La réserve naturelle de Zoé n’étonnait pas, elle avait toujours été ainsi ; elle participait discrè¬tement à l’enjouement général, un peu à part. Une enfance heureuse et en marge. Sa position d’aînée la rendait responsable et les parents étaient accaparés par les plus jeunes, plus vives, amusantes, espiègles.
Un été, quand elle eut onze ans, la famille loua un gîte en Auvergne, sur les bords de l’Allier. Apprenant cela, Jacob leur avait conseillé de faire un tour à la cathédrale de Moulins et de demander, d’insister même, pour voir le Triptyque du Maître de Moulins. On avait rempli la voiture de tout ce que l’on pouvait, on avait souhaité un bon mois d’août à Jacob et on était parti. La petite maison louée près des berges du fleuve était charmante ; on était bien, à contempler son lit presque sec, parsemé de branches mortes d’un bois clair et de cailloux blancs. On pouvait presque passer à pied sur la petite île centrale qui servait de relais aux oiseaux migrateurs. Une chaleur qui faisait rechercher l’ombre saturait l’air, à tout moment de la journée. On évitait de prendre la voiture et même de se promener, le jardin étant assez grand et ombragé pour que chacun pût y trou¬ver un coin à soi.
Pourtant, un matin, tôt, la famille prit la voiture pour se rendre au marché, à Moulins. Zoé se rappela les paroles de Jacob et insista auprès de ses parents pour se rendre à la cathédrale et tenter de voir le tableau vanté par leur ami. Eux avaient oublié ses paroles : le voisin, malgré sa gentillesse et les services qu’il rendait, faisait figure d’excentrique. On ne l’écoutait qu’à moitié, et quel ennui de devoir chercher un vieux tableau dont l’intérêt était sans doute très relatif. Les tableaux religieux, on en avait vu un certain nombre et tous se ressemblaient plus ou moins. Les parents, chargés de paquets, occupés à surveiller les petites, s’installèrent sous le porche de pierre blanche, à l’ombre. Ils prétendirent qu’ils ne pouvaient entrer ainsi.
« Vas-y toi, mais dépêche-toi. Les courses vont s’abîmer dans cette chaleur. »
Elle pénétra dans l’édifice et fut baignée par la fraî¬cheur des pierres. Un homme passait le balai dans les allées, et, comme Jacob le lui avait recommandé, elle demanda à voir le Triptyque. L’homme la regarda bizarrement. Il était lourd, un peu bossu, lent. Il posa son balai contre un pilier et partit dans la sacristie. Il revint avec un trousseau de clés et lui fit signe de le suivre. Ils empruntèrent un escalier en colimaçon très étroit, en bois, grinçant sous les pas, et pénétrèrent dans une pièce lambrissée de bois sombre. Entrant le premier, il alluma la lumière qui n’éclairait qu’un pan de mur orné de deux panneaux. Le Triptyque ne lais¬sait voir, au premier abord, que les volets extérieurs.

Les panneaux, peints en grisaille, représentaient l’annonciation : la Vierge sur celui de gauche, inter¬rompue dans sa lecture de la Bible par l’archange Gabriel qui occupait celui de droite, venu lui annon¬cer la naissance du fils de Dieu. L’homme, qui devait être le bedeau, se mit à parler fort et de manière inin¬terrompue, narrant l’histoire apprise par cœur dans la Bible, sur un ton monocorde : « Au sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth, vers une vierge qui était fiancée à un homme nommé Joseph ; et le nom de la vierge était Marie. Étant entré où elle était, il lui dit : “Je te salue, pleine de grâce ! Le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes.” Mais à cette parole elle fut fort troublée, et elle se deman¬dait ce que pouvait être cette salutation. L’ange lui dit : “Ne craignez point, Marie, car vous avez trouvé grâce devant Dieu. Voici que vous concevrez, et vous enfan¬terez un fils, et vous lui donnerez le nom de Jésus…” »
Zoé sentit très vite qu’elle ne l’écoutait plus et s’ab¬sorbait dans l’observation des deux panneaux peints, bordés d’or, qui reproduisaient, en trompe-l’œil, ce qu’elle saurait décrire, un jour, comme un décor en ronde-bosse de marbre, gothique, les personnages émergeant d’une architecture en dentelle. Mais la peinture permettait plus que la sculpture : l’archange volait véritablement, de même que les anges qui l’accompagnaient, et son ombre portée était figu¬rée sur le sol. Une composition de pierre, sans les contraintes de la sculpture. Elle percevait tout cela sans véritablement se l’expliquer, observant, bercée par la voix de l’homme qui poursuivait son évangile.
Soudain, il s’arrêta, l’interrompant également dans sa contemplation. D’un geste emphatique, il se diri¬gea vers le centre de la composition, saisit les deux pans de bois, et les ouvrit d’un geste théâtral.
Elle fut éblouie par l’éclatement des couleurs surgies de l’intérieur, illuminant la pièce sombre. La peinture rayonnait avec la Vierge en majesté, tenant sur ses genoux l’enfant divin, les deux reposant sur un croissant de lune et s’inscrivant dans un soleil couchant aux nuances arc-en-ciel, psychédéliques. Des anges entouraient la vision ; deux d’entre eux s’apprêtaient à couronner Marie tandis que d’autres tenaient dans leurs mains un phylactère. Toute la composition s’organisait autour du contraste entre les personnages célestes en suspension, en apesanteur, et l’attirance des couleurs et des cercles concentriques de lumière vers l’astre rayonnant créant un appel, si bien que le spectateur se sentait à la fois aimanté par l’étoile et protégé par l’apparition de la Madone.
La psalmodie de l’homme se poursuivait. Il s’at¬tardait sur les parties latérales du triptyque, consa¬crés aux donateurs : Pierre de Bourbon, présenté à la Vierge par son saint patron, à gauche, et Anne de Beaujeu, à droite, sous la protection de la mère de Marie. Les deux mécènes, à genoux, priant en adoration, renforçaient l’élévation et la légèreté de la Vierge présentant un visage jeune, pensif, doux. Le Christ, au contraire, avait un air sévère, adulte, contrastant avec son corps juvénile.
Elle eut du mal à détacher ses yeux de la composi¬tion. Le monologue s’était interrompu et l’homme la regardait. Brusquement, il gravit les deux marches qui le séparaient du tableau et referma les panneaux. La pièce s’assombrit à nouveau. Il lui fit signe de sortir. Tous deux descendirent et elle poussa la porte à battants de l’entrée, éblouie par le soleil au zénith.
Ses parents commençaient à s’inquiéter. Après s’être enquis de savoir si elle avait vu ce qu’elle voulait et satisfaits de sa réponse, ils prirent leurs sacs et intimèrent aux plus jeunes de les suivre jusqu’à la voiture.
Cette nuit-là, Zoé rêva de la Vierge, de l’enfant et d’une église ouverte en ses deux extrémités : le porche et le chœur. Un marché s’y tenait, les victuailles s’en¬tassaient sur les bas-côtés tandis que la nef servait d’allée à la population nombreuse, bruyante, animée et riante. Le sol était jonché de paille et des poules fuyaient en caquetant devant les gamins accom¬pagnant leurs mères armées de paniers remplis de légumes, et les pères négociant les têtes de bétail. Le couple divin, rayonnant, observait sans être vu, jetait des regards de bonté devant le peuple tout à ses occupations terrestres. Le soleil s’engouffrait par le chœur et le flux dense de femmes, d’hommes, d’enfants et de bêtes déambulait joyeusement du sombre porche au chevet illuminé, ouvert sur la verte nature. Le songe se répéta plusieurs nuits de suite, lui procurant un apaisement croissant.
L’image avait infusé, s’était introduite dans ses rêves, pour la première fois ; une sensation bienfai¬sante qu’elle rechercherait désormais sans relâche.
Lorsqu’ils rentrèrent à Rouen, quelques semaines plus tard, ils découvrirent avec consternation que la maison de Jacob était en plein déménagement. Leur ami était mort au début du mois et personne n’avait pensé à les prévenir. De lointains héritiers s’étaient occupés des funérailles et s’attachaient maintenant à vider la maison. Ce fut un choc pour tous, mais pour Zoé plus que pour les autres. En partant, Jacob lui avait légué un secret, celui du Triptyque de Moulins, mais les images de ses livres s’étaient envolées. À la suite de sa disparition et de son legs si capital, elle rangea sa chambre, enfermant dans des boîtes de carton poupées et peluches, mobilier miniature et accessoires de dînette. Ses parents en furent peinés. Ils ignoraient combien elle avait été meurtrie par l’évanouissement d’une amitié.
Lorsque la maison de Jacob eut été vidée, Zoé avait fureté, en cachette, entre les murs gris, dévi¬talisés par l’absence. Elle avait récupéré quelques objets et livres ayant miraculeusement échappé à l’embarquement général. La bâtisse, qui lui avait toujours paru magnifique, lui semblait sale privée de son occupant, sans intérêt. Ces reliques avaient trouvé place dans une nouvelle boîte, auprès de ses jouets. Elle avait recouvert l’empilement d’un grand drap blanc, de ceux dont on couvre les meubles dans les maisons de vacances inoccupées. Sur ce suaire de l’enfance, elle avait épinglé quelques jaquettes de livres d’art, récupérées chez son ami, jetées à terre sans précaution par les déménageurs.
Pour ses parents, la disparition de Jacob avait été une contrariété : ils devaient trouver un nouveau mode de garde, alors que le précédent était si commode. Le voisin était un peu excentrique, mais faisait l’affaire. Il était nécessaire de se réorgani¬ser pour que leurs filles continuassent à grandir en toute quiétude. Zoé semblait affectée, plus que les cadettes, mais cela passerait. Il fallait bien, un jour, que les enfants fussent confrontés à la réalité et ces moments difficiles arrivaient toujours sans crier gare.
Le sympathique voisin avait disparu des conversa¬tions. Zoé ne cessait d’en être choquée. Auparavant, il était présent dans toutes les discussions. Il n’y avait pas un soir où l’on ne parlait de lui, des activités qu’il organisait pour les filles, des choses qu’il leur appre¬nait. Après sa mort, les parents avaient sans doute préféré ne plus faire allusion à leur ami, de peur de raviver la douleur de sa perte, notamment pour Zoé. Mais cette dernière s’interrogeait : ses parents, ses sœurs, avaient-ils oublié l’attachement, l’ami¬tié ? Était-ce la marque d’un manque d’émotion, ou même du mépris ? Car Jacob n’était, après tout, avec toute sa gentillesse, que leur employé.
Les filles avaient grandi, chacune différemment. Les jumelles, toujours volubiles, énergiques, spor¬tives, invitées presque chaque semaine à droite et à gauche, chez leurs amies. Zoé était restée appliquée, suffisamment sociable pour se fondre dans la foule des jeunes de sa génération, mais sans enthousiasme aucun pour les festivités et organisations prisées par ses congénères. C’est pourtant lors de ces événe¬ments qu’on expérimentait, qu’on échappait à l’œil des parents, et qu’avec plus ou moins de bonheur on entrait dans l’âge adulte.
Zoé, elle, rêvait d’un ailleurs plus lointain. »

Extrait
« Zoé organisa son quotidien autour de son travail et de sa nouvelle occupation.
Sa vie privée commençait une fois passées les portes de l’immeuble haussmannien siège du cabinet où elle travaillait, du côté de la Bourse. L’emplacement était idéal pour fureter vers Drouot, aller voir les expositions précédant les ventes aux enchères, mais aussi rayonner vers les galeries qui se situaient entre les grands boulevards et, de l’autre côté de la Seine, les quartiers Saint-Germain et Saint-Michel. Elle prenait un vrai plaisir à ces visites et attendait impatiemment le soir pour parcourir la capitale, dans ces rendez-vous avec elle-même qui la comblaient. Quand un artiste l’intéressait, ses recherches étaient un prétexte pour revoir son portefeuille en galerie, sentir son univers à travers les feuilles à disposition. Elle se repaissait de l’ensemble en attendant, un jour, d’en élire une.
Le week-end était davantage consacré à des voyages pour visiter des lieux de vente inconnus d’elle ou des foires, des salons. »

À propos de l’auteur
SANJUAN_agathe_© Philippe_MatsasAgathe Sanjuan © Photo Philippe Matsas

Agathe Sanjuan est née en 1978. Elle est conservatrice-archiviste. Elle dirige les archives et la collection d’art de la Comédie-Française. La maison enchantée est son premier roman. (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain)

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La dame d’argile

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En deux mots
Sabrina hérite d’un magnifique buste de femme resté dans la famille depuis des siècles. Pour cette restauratrice d’art, c’est l’occasion d’enquêter sur l’origine de cette statue, sur la sans-pareille qui a servi de modèle à l’artiste et de retourner en Toscane sur la terre de ses ancêtres.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quatre femmes puissantes

Dans son troisième roman, Christiana Moreau retrace le destin de quatre femmes au caractère bien trempé. Sabrina, Angela, Costanza et Simonetta vont nous faire voyager de Belgique en Toscane et du Quattrocento à nos jours.

Restauratrice au musée des beaux-arts de Bruxelles, Sabrina n’a pas à chercher bien loin pour trouver d’où lui vient sa vocation. Si elle est installée en Belgique, sa famille est originaire de Toscane. Avant de quitter l’Italie, ses ancêtres étaient artisans et travaillaient dans des poteries où de grands artistes venaient passer commande après avoir imaginé leurs œuvres. Sa grand-mère Angela, en partant rejoindre son mari qui avait trouvé du travail dans les mines du bassin houiller de Liège, s’était vue confier par sa mère un buste de femme, propriété de la famille depuis des siècles. C’est désormais dans son appartement que trône cette statue, héritée après le décès de la nonna.
Aussi c’est avec excitation qu’elle attend la visite de Pierre, son professeur d’histoire de l’art à l’université – qui avait aussi été son amant – pour lui présenter cette dame en terre cuite.
Ébahi, le spécialiste reconnaît immédiatement cette pièce extraordinaire.
«Le modèle se nomme Simonetta Vespucci.
— Comment le sais-tu ?
Pierre sourit devant sa stupéfaction.
— La devise qui est gravée dans l’argile, «La Sans Pareille», est la même que celle qui figurait sur l’étendard de Giuliano de’ Medici, pour une joute donnée sur la place Santa Croce à Florence. Simonetta Vespucci, La Sans Pareille, bien que mariée, fut la «Dame» du chevaleresque Giuliano, c’est-à-dire l’idéale bien-aimée.
— Qui était-elle?
— Simonetta Cataneo avait seize ans quand elle épousa Marco Vespucci, le cousin d’Amerigo.
— Le célèbre navigateur florentin?
— Lui-même, celui qui a donné son nom à l’Amérique.
— Et ma statue… est sa cousine?
— Par alliance. Cette jeune femme a illuminé les chefs-d’œuvre des maîtres du quattrocento, Ghirlandaio, Pollaiuolo, Piero di Cosimo, Botticelli ou Leonardo da Vinci. Elle était adorée, courtisée, les Florentins en étaient fous et une passion naquit entre elle et Giuliano de’ Medici. Si le monde entier connaît son image, en revanche, on sait très peu de choses d’elle.»
Des révélations qui confortent Sabrina dans sa volonté d’enquêter et de partir en Toscane sur les traces de la sans-pareille.
Jouant sur les temporalités, la romancière raconte au lecteur l’histoire d’Angela, de son voyage vers la Belgique avec sa précieuse statue, mais aussi celle de Simonetta dans la Toscane du quattrocento au milieu des intrigues et des alliances et cette effervescence artistique autour des Medici. La force du roman, c’est de nous permettre de vivre chacune de ses époques au présent. Une construction qui donne également au lecteur un coup d’avance sur Sabrina. Quand elle arrive à Impruneta, accompagnée d’un spécialiste de l’histoire de l’art, il sait déjà que Costanza a arpenté les rues du village toscan bien des siècles auparavant avant de partir, déguisée en garçon, pour se mettre au service d’Antonio Pollaiolo. Ou que Angela n’a pas osé dévoiler l’œuvre d’art soigneusement emballée quand elle a découvert le baraquement dans lequel vivait son mari, au milieu des terrils. Sans oublier l’arrivée de Simonetta venue de sa Ligurie natale pour épouser un Medici et nous faire partager l’effervescence de toute la cour, fascinée par sa beauté, mais surtout des artistes qui vont en faire leur modèle et dont on retrouvera les traits dans de nombreuses peintures et sculptures (lire à ce propos cet article de Connaissance des arts).
Ses allers-retours de la fin du XVe siècle à nos jours permettent de mieux comprendre l’incroyable audace de la jeune artiste qui a bravé bien des interdits pour pouvoir exprimer son art. Les femmes qui entendaient ne pas se contenter de faire de la figuration sont alors victimes d’hommes qui n’entendaient pas céder une once de pouvoir. Elles devront se battre tout autant que ces migrants arrivant en Belgique quelques siècles plus tard, leur force de travail ayant été échangée pour une tonne de charbon. Surveillés par des fonctionnaires zélés pour que le vent de la révolte ne se lève pas dans leur esprit voulu docile, ils leur faudra beaucoup de force de caractère et de solidarité pour sortir de leur misère.
Christiana Moreau réussit une fois de plus, en conjuguant sa plume alerte à une solide documentation, à nous faire découvrir un pan extraordinaire de l’histoire de l’art, à nous faire montrer Florence bien mieux que dans des guides touristiques, mais aussi à défendre la cause des femmes à travers ces quatre destins si attachants. Comme dans La sonate oubliée, elle sait habilement se servir de son histoire personnelle et de sa passion pour l’art pour nous offrir un somptueux roman.

Galerie d’art
BOTTICELLI_simonetta_vespucci

Simonetta Vespucci vue par Botticelli…

DI_COSIMO_Piero_Portrait_Simonetta_Vespucci…et par Piero di Cosimo

La dame d’argile
Christiana Moreau
Éditions Préludes
Roman
320 p., 18,90 €
EAN 9782253040507
Paru le 9/06/2021

Où?
Le roman est situé en Belgique, notamment à Bruxelles et dans le bassin houiller de Liège, du côté de Seraing. Mais la plus grande partie du livre se déroule en Italie, en Toscane, de Florence à Impruneta. On y passe aussi de la Ligurie à Milan.

Quand?
L’action se déroule parallèlement su trois périodes, de nos jours, dans les années cinquante et à la fin du XVe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sabrina est restauratrice au musée des Beaux-Arts de Bruxelles. Elle vient de perdre sa grand-mère, Angela, et a découvert, dans la maison de celle-ci, une magnifique sculpture en argile représentant un buste féminin, signée de la main de Costanza Marsiato. Le modèle n’est autre que Simonetta Vespucci, qui a illuminé le quattrocento italien de sa grande beauté et inspiré les artistes les plus renommés de son temps.
Qui était cette mystérieuse Costanza, sculptrice méconnue? Comment Angela, Italienne d’origine modeste contrainte d’émigrer en Belgique après la Seconde Guerre mondiale, a-t-elle pu se retrouver en possession d’une telle œuvre? Sabrina décide de partir à Florence pour en savoir plus. Une quête des origines sur la terre de ses ancêtres qui l’appelle plus fortement que jamais…
Dans ce roman d’une grande sensibilité, le fabuleux talent de conteuse de Christiana Moreau fait s’entremêler avec habileté les voix, les époques et les lieux, et donne à ces quatre destins de femmes un éclat flamboyant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Cité Radio (Guillaume Colombat – entretien avec Christiana Moreau)
Le Mag du ciné (Jonathan Fanara)

Les premières pages du livre
« Sabrina
Immobile sur sa chaise, Sabrina semble hypnotisée par la sculpture posée devant elle, sur la grande table d’atelier.
C’est un buste féminin.
Une terre cuite d’une belle couleur chaude, rose nuancé de blanc. Un visage fin et doux au sourire mélancolique, regard perdu au loin, si loin dans la nuit des temps. La chevelure torsadée emmêlée de perles et de rubans modelés dans la matière entoure la figure d’une façon compliquée à la mode Renaissance. La gorge est dénudée. Le long cou, souple et gracile, est mis en valeur par un collier tressé entortillé d’un serpent sous lequel apparaît une énigmatique inscription gravée : « La Sans Pareille ».
Depuis cinq ans qu’elle travaille pour le musée des Beaux-Arts de Bruxelles, c’est la première fois que la restauratrice a entre les mains un objet aussi fascinant et parfait. Le plus incroyable est qu’il lui appartient. À elle ! Une jeune femme d’origine plus que modeste, naturalisée belge, mais italienne de naissance.
L’excitation fait trembler sa lèvre inférieure qu’elle mordille de temps à autre. Son immobilité n’est qu’un calme de façade ; en elle grondent les prémices d’un orage sans cesse réprimé, dont les nuages noirs ne parviennent pas à déchirer le ciel de sa vie devenue trop sage. Elle s’est peu à peu accommodée de sa situation et semble, en apparence, avoir fait la paix avec elle-même. Elle n’éprouve plus ce désir destructeur qui l’a si longtemps rongée, et pourtant la menace couve. Des picotements désagréables tentent d’attirer son attention sur le risque imminent. Elle repousse ces pensées dérangeantes et tend la main vers la statue pour caresser la joue ronde et polie, sentir sous ses doigts la finesse du grain de la terre cuite, le lissé impeccable de la surface. Pas de peinture ni d’émaillage superflus, juste la patine des siècles lui procurant cette incomparable harmonie. Hormis le lobe d’une oreille ébréché ainsi qu’une mèche de cheveux brisée à l’arrière de la tête, sans doute à cause de la position couchée dans laquelle la sculpture a voyagé, son état de conservation semble miraculeux. Évidée, elle est épaisse de plus ou moins un centimètre. Sur la paroi interne, près de sa base, est gravé dans l’argile :
« Costanza Marsiato MCDXCIV anno fiorentino ».
Soudain, le son strident de la sonnerie qui retentit dans l’appartement tire Sabrina de sa réflexion. Elle sursaute, ce qui trahit son désordre intérieur.
Bien qu’elle attende depuis une bonne heure ce signal avec une impatience mal contenue, elle ressent pourtant dans son cœur une pointe de douleur, aussitôt tempérée par la perspective des exaltantes informations qu’elle va recevoir. Fébrile, elle traverse l’atelier vers le hall d’entrée et jette en passant un regard au miroir.
Elle n’aurait pas dû ! Il lui renvoie l’image d’une jeune femme agitée dans son chemisier rose fuchsia choisi pour ce rendez-vous, trop criard au goût de celui qui s’énerve à présent sur la sonnette. « Par provocation peut-être ? » lui suggère le reflet de son visage pâle, aux cernes bleutés.
Après avoir répondu à l’appel de l’interphone, elle attrape son sac abandonné sur la console à la recherche de maquillage. Elle remet du fard sur ses paupières rougies et de la poudre rose sur ses joues blêmes. Elle entend le visiteur sortir de l’ascenseur, se redresse et ouvre la porte blindée sur un homme en costume gris et pull assorti, la cinquantaine élégante. La moue qu’il esquisse du coin des lèvres laisse penser à Sabrina qu’il est inquiet. Elle connaît bien ce tic qui trahit son appréhension.
La jeune femme a les jambes flageolantes et la bouche entrouverte comme pour le mordre, ou l’embrasser.
— Enfin ! Pierre… parvient-elle à bredouiller, tu en as mis du temps…
Il se penche vers elle pour déposer un baiser sonore sur sa joue avec une expression d’ironie dans les yeux.
— Je ne te savais pas aussi pressée… dit-il avant d’ajouter, plus grave : Je pensais que nous deux, c’était terminé… tu m’avais dit…
Le retrouver là, devant elle, tout raide et sur ses gardes ! Elle ferme les yeux un instant. Elle a mal, mais ce n’est pas le moment de flancher, pense- t-elle. Elle dévisage Pierre et rétorque d’une voix peu maîtrisée :
— Il ne s’agit pas de cela !
Sabrina perçoit à travers le brouillard cotonneux de son émotion à quel point Pierre réactive la nostalgie de ces deux dernières années, l’ardeur prodigieuse qui l’avait portée dans les premiers mois de leur histoire avant que s’installent la culpabilité, le malaise, la rancœur et le désarroi.
Sans réfléchir davantage, elle lui prend la main et l’entraîne vers la pièce éclairée. Il y a des automatismes que nulle querelle ne peut effacer. Surpris, Pierre se laisse emmener sans broncher devant la table sur laquelle trône la statue.
Sabrina esquisse un geste comme pour faire les présentations, mais aucune parole ne franchit sa mâchoire crispée.
Il s’approche de l’œuvre et l’observe longtemps en silence.
Sabrina scrute le visage de Pierre pour y déceler la moindre réaction. Il fait le tour de la table, revient sur ses pas, prend la statue entre ses mains, la soupèse, la retourne, l’examine sous tous ses angles, caresse la surface satinée. Enfin, après un moment qui paraît interminable à Sabrina, il la repose.
N’y tenant plus, elle laisse échapper un « Alors ? ».
— D’où cela vient-il ?
— C’est à moi !
— À toi ? dit-il en souriant à ce qu’il pense être une plaisanterie.
— Oui… à moi ! répète-t-elle, soulagée d’en venir au fait, de pouvoir enfin confier son incroyable récit à une oreille compétente ; celle de son professeur d’histoire de l’art à l’université, expert en art ancien et accessoirement son ex-amant. Ma grand-mère est morte la semaine dernière, annonce-t-elle.
— Oh, je suis sincèrement désolé, dit Pierre sur un ton de circonstance.
Sabrina se réfugie derrière les larmes qui affluent, légitimant sa nervosité.
— Ma grand-mère italienne, ma nonna Angela…
— Je ne savais pas…
— Évidemment !
Sabrina hausse les épaules avec fatalité. Deux mois déjà qu’elle a poussé Pierre hors de chez elle, lui claquant la porte au nez par un matin chagrin. Elle avait voulu le mettre au pied du mur, car elle n’en pouvait plus d’être en marge, de scruter sans arrêt l’horloge, de se morfondre, de se résigner à beaucoup d’absence pour très peu de présence, d’espérer cet amant qui, par crainte de se faire piéger pour adultère, usait de mille et une ruses pour pouvoir passer une nuit chez elle. Elle en avait eu assez de se cacher comme une voleuse d’homme. Ce jour-là, de guerre lasse, elle lui avait enjoint de choisir. Sur-le-champ !
Elle avait perdu la partie.
Pierre n’avait pas eu le courage ou l’envie de se dégager d’un mariage qui le rassurait. Il s’était drapé dans ses scrupules et son devoir. Comment avait-elle ensuite trouvé la ressource de vivre encore après son éloignement ? L’amour-propre peut-être… L’obligation de sauver la face en lui prouvant qu’elle n’avait besoin de personne ? Qu’elle avait pris la bonne décision et n’avait pas de regrets ? Qu’elle était une femme libre et que son avenir était entre ses mains ? Pathétique ! S’il l’avait vue pleurer, attendre quelque chose, un signe, n’importe quoi qui puisse la guérir de ce naufrage.
Elle refoule cette houle d’amertume et se force à revenir au fait, en racontant très vite, par touches saccadées et en bousculant les mots.
— Laisse-moi t’expliquer. Angela était venue en Belgique après la guerre, à l’âge de vingt ans, pour y rejoindre mon grand-père, qu’elle connaissait à peine. Ils étaient jeunes et s’aimaient. Ils voulaient se construire une vie décente. Ils étaient pleins d’espoir.
Sabrina s’attendrit quelques instants sur le souvenir de ses aïeuls.
— Tu sais, poursuit-elle, après la Seconde Guerre mondiale, l’industrie carbonifère belge en Wallonie agonisait. Dans le sud du pays, les structures étaient usées, la production annuelle de charbon stagnait et la main-d’œuvre manquait à cause des conditions de travail très dures. Les Belges l’ont oublié… certains n’ont jamais voulu le savoir, ça n’était pas glorieux !
— Moi, je le sais… plaide Pierre. Mes parents ont connu cette époque, ajoute-t-il, conscient que cette affirmation souligne leur différence d’âge. Pour augmenter le rendement des mines, le gouvernement avait opté pour le recours à la main-d’œuvre étrangère à bas coût.
— C’est pour cette raison que la Belgique s’est tournée vers l’Italie. Après la guerre, le chômage y avait atteint un niveau inquiétant. L’émigration vers la Belgique s’est présentée comme une solution inespérée pour se débarrasser de l’excédent d’inactifs et éviter ainsi les désordres sociaux dans le pays.
Le premier accord bilatéral « mineur-charbon » prévoyait le transfert de cinquante mille travailleurs italiens dans les mines belges. Pour chaque ouvrier envoyé en Belgique, l’Italie recevait une tonne de charbon. Des hommes échangés contre du charbon !
— À l’époque, on n’en parlait guère, confirme Pierre, on le cachait comme une chose honteuse, et c’est vrai qu’elle l’était ! C’est bien plus tard que l’information s’est répandue.
Pierre se risque à regarder Sabrina, ses yeux mouillés, qu’il retrouve… presque comme avant. Elle paraît plus mûre que l’étudiante gauche et réservée pour laquelle il avait succombé à la tentation quelques années plus tôt. Concentrée, elle poursuit son récit sans prêter attention à son attendrissement.
— C’est ainsi que mes grands-parents, jeunes mariés, sans travail, réduits à la misère dans leur Toscane natale, ont décidé que mon grand-père partirait pour la Belgique.
Tandis qu’il l’écoute, Pierre ne peut s’empêcher de considérer l’attrayante assurance avec laquelle elle s’exprime, réveillant son désir. Il fait mine de tendre la main vers elle puis se ravise. Trop risqué. En aucun cas il ne veut faillir et revivre la cruelle aversion qui s’emparait de lui, chaque soir un peu plus forte lors du retour au foyer conjugal. Ce tiraillement inextricable entre les deux rivales malgré elles. Sabrina ne paraît pas s’être aperçue de son geste refréné.
— Chaque semaine, les trains emmenaient neuf cent cinquante hommes que se répartissaient les différentes mines de Wallonie. Mon grand-père travaillait dans des conditions déplorables dans le bassin industriel liégeois, mais il réussissait pourtant à envoyer un peu d’argent à Angela, qui survivait tant bien que mal si loin de lui. Plus tard, pour garantir une stabilité de la main-d’œuvre italienne, les mines belges ont encouragé les regroupements des familles. C’est dans cette nouvelle vague d’émigration que ma nonna Angela a rejoint son mari pour s’installer à Liège. Ils ont fait leur vie en Belgique, y ont acheté une maison, ont eu leur fille Francesca, ma mère, et ne sont jamais retournés dans leur chère Toscane, qui restait pour eux le paradis perdu, une cicatrice dans le cœur.
Elle secoue d’un air navré ses cheveux ondulés coupés au carré et, derrière ses allures de garçonne, Pierre la trouve si féminine. Il faut qu’il dise quelque chose d’intelligent, sinon elle va se douter qu’il ne l’écoute que d’une oreille distraite par l’attirance.
— Beaucoup d’Italiens que j’ai connus avaient la nostalgie de leur pays, pourtant ils ne pouvaient plus y retourner. À cause des enfants, nés ici, de leur vie reconstruite tant bien que mal.
— Il y a dix ans, mon grand-père est mort de silicose. La mine a fini par avoir sa peau… Ma grand-mère Angela est restée seule dans sa petite maison ouvrière avec une modeste pension de veuve. Et à présent, elle a rejoint son homme.
Sabrina se tait, luttant contre les larmes. Pierre, embarrassé, respecte son silence, la regarde serrer les dents, refouler les sanglots qui l’étouffent. Elle en a mal à la mâchoire. N’y tenant plus, ému, il prend sa main qu’elle lui abandonne.
— Après l’enterrement, murmure-t-elle, j’ai aidé ma mère à vider l’habitation. Cette maison, elle l’a en horreur. Elle représente toutes les privations de son enfance, les difficultés à s’intégrer parmi les écoliers belges. Elle n’invitait jamais de copains à jouer, car elle avait honte de la pauvreté et, d’ailleurs, aucun d’eux n’aurait voulu aller chez la « macaroni ». Elle souhaite la vendre au plus vite. Il y a entre ces murs trop de mauvais souvenirs pour elle, la misère puis la maladie de mon grand-père… Pendant qu’elle s’occupait du rez-de-chaussée, je m’affairais au grenier. Et c’est là…
Sabrina respire un grand coup.
— … c’est là que je l’ai trouvée ! dit-elle en faisant un geste théâtral vers la statue. Elle dormait dans une valise protégée par plusieurs épaisseurs d’étoffes. Dès le premier regard, j’ai bien vu que ce n’était pas un bibelot anodin. D’après ma mère, cette sculpture était dans la famille depuis de nombreuses générations. Elle-même n’en a qu’un vague souvenir de petite fille : l’interdiction formelle d’y toucher. Elle se rappelle qu’Angela l’avait rangée au grenier de peur qu’elle ne se brise. Elle lui disait qu’elle était précieuse parce qu’elle venait de Toscane et qu’il ne fallait jamais s’en séparer, quoi qu’il arrive.
— Et à présent elle est à toi ?
— Oui, ma mère me l’a donnée…
— Pourquoi ?
Sabrina a un petit rictus indulgent pour cet élégant bourgeois en costume gris, né avec une cuillère d’argent dans la bouche, qui n’a jamais eu à lutter pour sa survie et pour qui tout est facile.
— Tu ne peux pas comprendre combien elle est fière de ce que je suis devenue… Tu n’imagines pas ce que ça représente. Ils étaient de modeste condition et les enfants d’ouvriers faisaient rarement des études supérieures, surtout les filles italiennes. C’était dur pour eux. Cela coûtait cher et ils ont dû faire beaucoup de sacrifices…
— Je ne savais pas… balbutie Pierre pour la seconde fois.
— Bien sûr que tu ne savais pas, le coupe-t-elle, sarcastique. Et que penses-tu de la statue ? demande-t-elle à brûle-pourpoint pour changer de sujet avant de lui lâcher des mots qu’elle risquerait de regretter.
— Beaucoup de choses.
— Mais encore ?
— Elle est superbe ! Renaissance italienne.
— Quattrocento?
— Exact !
— Comment une histoire pareille est-elle possible ? C’est tout à fait invraisemblable! Angela n’avait aucune notion d’art, pas de culture, pas d’argent, pas même d’intérêt pour la Renaissance, pourquoi était-elle en possession de cette merveille? Ce n’est pourtant pas un objet volé? Du recel… J’espère que je ne vais pas avoir d’ennuis avec la police ou avec des mafieux! Comment prouver qu’elle m’appartient?
— C’est étrange, elle m’évoque un modèle de Botticelli, la coiffure, le front bombé, très dégagé… À cette époque, les femmes s’épilaient le front… Le nez à la française, signe de beauté à la Renaissance…
— C’est quoi, un nez à la française?
— Légèrement retroussé, à la différence des Italiennes qui l’ont plutôt droit avec la pointe inclinée vers le bas, comme toi, dit-il en souriant à cette jolie jeune femme qu’il a aimée et qu’il aime encore malgré tout ce qui a pu les séparer.
Sabrina, troublée, rencontre son regard bleu acier. Elle sent la confusion l’envahir et tente de se reconcentrer sur la sculpture.
— Puisque tu es le meilleur historien de l’art du pays, que peux-tu encore m’apprendre?
Pierre marque une pause en s’amusant de l’effet qu’il va produire.
— Je connais son identité…
— Costanza Marsiato ?
— Non, ça… il doit plutôt s’agir de la signature de la personne qui l’a réalisée.
— Mais c’est un nom de femme ! s’étonne-t-elle.
— C’est très bizarre, c’est vrai… C’est peut-être un « o » mal calligraphié… Costanzo ?
Sabrina examine l’inscription, réfléchit un instant et sent monter en elle une pointe de féminisme.
— Non, c’est bien un « a ». Et pourquoi pas une femme parmi tous ces sculpteurs prestigieux du quattrocento ? Costanza.
— Le modèle se nomme Simonetta Vespucci.
— Comment le sais-tu ?
Pierre sourit devant sa stupéfaction.
— La devise qui est gravée dans l’argile, « La Sans Pareille », est la même que celle qui figurait sur l’étendard de Giuliano de’ Medici, pour une joute donnée sur la place Santa Croce à Florence. Simonetta Vespucci, La Sans Pareille, bien que mariée, fut la « Dame » du chevaleresque Giuliano, c’est-à-dire l’idéale bien-aimée.
— Qui était-elle ?
— Simonetta Cataneo avait seize ans quand elle épousa Marco Vespucci, le cousin d’Amerigo.
— Le célèbre navigateur florentin ?
— Lui-même, celui qui a donné son nom à l’Amérique.
— Et ma statue… est sa cousine ?
— Par alliance. Cette jeune femme a illuminé les chefs-d’œuvre des maîtres du quattrocento, Ghirlandaio, Pollaiuolo, Piero di Cosimo, Botticelli ou Leonardo da Vinci. Elle était adorée, courtisée, les Florentins en étaient fous et une passion naquit entre elle et Giuliano de’ Medici. Si le monde entier connaît son image, en revanche, on sait très peu de chose d’elle. Elle serait morte de tuberculose à l’âge de vingt-trois ans et Botticelli ne cessera jamais de la peindre sa vie durant. Il l’avait souvent prise pour modèle et ne put jamais représenter la beauté qu’en l’évoquant. Il a même voulu être enterré dans l’église Ognissanti, auprès de sa tombe.
— Fidèle jusqu’au bout, murmure-t-elle, ne pouvant s’empêcher de comparer ce sentiment idéal avec sa lamentable histoire personnelle.
— À sa façon, car il préférait les garçons.
Sabrina est troublée par cet amour platonique. Elle se demande si des sentiments aussi forts qui durent jusqu’à la mort et même au-delà ne peuvent l’être que parce qu’ils sont chastes, inassouvis. L’amour idéal ne peut-il exister que dans la vertu désintéressée ? Dans l’impossibilité de vivre une attirance charnelle ? Est-ce que le sexe ramène la relation à un niveau de pulsion animale vite étiolée ? La passion est-elle vouée à l’échec lorsqu’elle est ancrée dans la médiocrité du quotidien ?
Sabrina avait tant espéré de sa liaison avec Pierre et attendait bien plus qu’il ne pouvait lui donner. Elle ne peut s’empêcher d’être remplie de regrets et sent revenir la vague bouleversante qu’elle a de plus en plus de mal à contenir. Durant ces derniers jours, avec le décès d’Angela, son émotivité a été mise à rude épreuve et la carapace qu’elle a tenté de construire jour après jour, cette coquille dans laquelle elle croyait s’être réfugiée, se fissure de toutes parts. Elle a beau essayer de garder le cap en se montrant brave, le bateau prend l’eau.
Avec une subite déraison, elle éprouve une envie incontrôlable de céder à l’appel du cœur. Elle s’effondre en larmes contre l’épaule accueillante de Pierre et aussitôt un étrange mélange de sentiments ambigus et délicieux l’enveloppe de réconfort.
Pierre, son amour, son absence, sa déchirure.
— Ne pleure pas, je t’en prie… je ne te savais pas aussi sensible.
Attendri, il profite de cet instant d’égarement pour l’entourer de ses bras consolateurs, lui caresser la nuque. Une étreinte chaude et silencieuse. Tempe contre tempe, ils restent figés face à la sculpture indifférente qui sourit dans le vague. Il n’a jamais voulu cette rupture et il la regrette plus que tout. Hélas, il n’a pas pu se conformer aux attentes de Sabrina et abandonner son épouse, sa compagne des bons et des mauvais jours depuis plus de vingt ans, une complicité, une douce habitude rassurante. Il n’a pas pu remettre sa vie en question. Lors de cette odieuse scène, elle avait sans doute raison quand elle lui a hurlé qu’il était lâche.
Les jambes de Sabrina flageolent si fort qu’elle a peur de tomber. Elle est secouée par une houle de larmes et noie l’épaule de Pierre en bredouillant entre deux sanglots :
— Trop d’événements autour de moi ces derniers jours… je n’en peux plus… et puis… nonna Angela… ma pauvre grand-mère qui aimait tant les histoires sentimentales… elle n’imaginait pas… elle n’a jamais su…
— Elle devait quand même s’en douter un peu puisqu’elle a si bien préservé ce chef-d’œuvre.
Pierre embrasse sa joue mouillée. Du bout des doigts, il caresse son épaule et glisse sur la douceur de sa peau au-dessus de l’échancrure du chemisier. Elle se sent mollir contre lui avec l’envie de s’abandonner.
— Quelle injustice, quelle tristesse… continue-t-elle à marmonner, Angela a vécu toute son existence si pauvrement alors que peut-être, qui sait, grâce à la statue, elle aurait pu être très riche…
Pierre cherche sa bouche, muselle ses paroles d’un baiser, aspirant son chagrin. Les yeux embués, elle secoue la tête, tente bien de lui échapper. Rien qu’un instant, sans conviction. L’esprit vidé, elle cède aux lèvres tendres. Il embrasse son visage salé, ses paupières gonflées. La douleur de leur séparation a été si brutale. Bien sûr, elle l’a voulue. Pourtant, en ce moment précis, ne compte plus que le besoin irrésistible et pernicieux de mettre toute cette souffrance entre parenthèses. Le désir annihile les bonnes résolutions.
*
Pierre s’est glissé hors des draps et est passé sans bruit dans la salle de bains. Il est là maintenant debout à côté du lit, enfilant son pull avec d’infinies précautions. Elle le regarde faire sans bouger. Elle sait déjà qu’il va filer rejoindre son épouse, pressé de se justifier en invoquant un prétexte quelconque qu’elle fera semblant de croire.
— Je t’ai réveillée, ma chérie ? Je ne le voulais pas… tu dormais si bien, j’en suis désolé.
Sabrina se demande ce qu’elle va faire de cet épisode d’abandon clandestin. Elle aurait préféré que tout soit limpide, normal. Que l’impulsion irrésistible qui les avait propulsés l’un vers l’autre ne s’arrête pas au seuil de sa porte, mais elle est aussi coupable que lui. Ils n’ont pas pensé aux conséquences. Puisque rien ne changera, elle fait un effort pour chasser les remords et les regrets qui commencent à l’assaillir. Tout le travail de lutte fourni pour essayer d’oublier vient d’être anéanti en une seule soirée par son inconscience.
Ce n’est pas ainsi qu’elle concevait l’amour lorsqu’elle était plus jeune. Elle croyait qu’on tombait amoureux et que tout était idéal et merveilleux. Nul ne lui avait enseigné combien ce sentiment est égocentrique, narcissique, intéressé. Comme ça vous dévaste, et tous les coups foireux auxquels il faut se hasarder pour gagner ce qu’on veut. Comment ses parents avaient-ils pu rester soudés, se soutenir dans les épreuves et traverser toutes ces années sans se séparer ? Comment pourrait-elle en vouloir à Pierre de ne pas remettre en question son mariage ?
Résignée, elle se force à lui dire d’une voix neutre et détachée :
— Ne t’en fais pas pour moi. Va vite retrouver ta femme… Il est tard, elle va s’inquiéter.
Pierre blêmit.
— Assurément, il serait mieux pour nous deux qu’elle n’apprenne pas ce que nous avons fait…
Sabrina semble si affligée qu’il détourne les yeux. Il culpabilise, n’est pas fier de lui. Elle ajoute :
— Tu crains qu’elle le sache ! Sûr qu’elle ne serait pas aux anges. Tu risquerais de morfler, pas vrai ?
Sabrina est bien consciente que lui renvoyer la responsabilité de leur faiblesse ne sert à rien, mais c’est plus fort qu’elle, elle ne veut pas être seule à souffrir. Elle a envie de lui faire peur, de lui faire mal. Trop tard pour regretter ! Cette scène lui donne un goût de déjà-vu et elle se sent trop lasse pour la rejouer.
— Tout cela n’a aucun sens. Nous devons oublier ce qui vient de se passer, murmure-t-elle, fataliste.
— Et toi, que vas-tu faire ? s’inquiète Pierre, mi-soulagé, mi-perplexe.
Sans hésitation, elle le regarde droit dans les yeux d’un air de défi :
— Partir pour Florence !
— Pour Florence ? Seule ?
— Oui. Pour deux raisons. M’éloigner de toi…
Il pâlit, accusant le coup.
— Et puis, je veux mener l’enquête. Savoir qui était cette mystérieuse Costanza. Pourquoi cette sculpture est restée inconnue jusqu’à nos jours. Comment elle était en la possession de ma nonna Angela. Découvrir son pays. M’imprégner de son atmosphère. Et encore bien d’autres choses que tu ne peux pas comprendre.
Elle soupire, soulagée d’avoir repris le contrôle de ses émotions, et pose la main sur le bras de Pierre en signe d’apaisement.
— S’il te plaît, fais-moi une promesse…
Pierre hésite, il est sur ses gardes, ne voulant pas revivre une nouvelle crise. Mais, sans attendre sa réponse, elle poursuit :
— Je dois reconnaître que tu as toujours été honnête envers moi. Tu ne m’as pas menti, tu ne m’as pas trahie. Ce n’était pas le bon moment pour nous deux, trop tard ou trop tôt… qui sait ? Le grand horloger a dû se tromper dans les heures… J’ai confiance en toi. Promets-moi de ne parler de la sculpture à personne. Pas avant mon retour, et pas avant que je puisse recueillir les informations nécessaires. Après tout, ce buste est peut-être une copie, ou plutôt une statue « à la manière de ».
— Ne t’en fais pas. Je te donne ma parole d’honneur de ne rien dire jusqu’à ton retour. Elle est restée plus de cinq cents ans dans l’anonymat, elle peut bien attendre encore un peu…
Il se dirige vers la table où il griffonne quelques lignes sur une feuille de papier.
Stefano Benedetti
Dottore in storia dell’arte
Esperto in Rinascimento
Via degli Strozzi, 5
Firenze
Sabrina se lève, enfile un peignoir et prend la feuille qu’il lui tend. Il explique :
— J’ai eu l’occasion de rencontrer Stefano Benedetti plusieurs fois lors de congrès. C’est le meilleur spécialiste de la sculpture Renaissance florentine. Tu peux aller le voir de ma part. Il est conservateur au musée du Bargello. Tu apprendras beaucoup de lui.
Il hésite puis ajoute avec un sourire penaud :
— Mais fais bien attention, c’est un charmeur italien. Un vrai latin lover !
— Merci bien ! Je suis vaccinée ! rétorque-t-elle en le poussant vers la sortie.
Il lui pose un dernier baiser sur le front en murmurant « Pardon » et elle referme sur lui la lourde porte blindée qu’elle a fait installer, ainsi qu’un coffre-fort caché dans un mur du salon, lorsqu’elle a commencé à avoir chez elle de plus en plus de travaux de restauration, des œuvres chères et précieuses. Elle paniquait à l’idée d’être cambriolée et avait fait transformer son appartement en bunker.
Elle retourne à l’atelier où trône sa mystérieuse nouvelle compagne et après l’avoir couvée d’un ultime regard amoureux, elle l’enferme dans le coffre-fort qu’elle dissimule derrière un tableau sans valeur.
— Bonne nuit, Simonetta Vespucci, murmure-t-elle.
Elle ouvre le tiroir du placard pour y trouver parmi quelques médicaments jetés en désordre celui qui vide la tête de la tristesse, de la solitude et de l’angoisse… Un demi-comprimé… non, tant pis, ce soir, un entier… Une gorgée d’eau pour faire passer avant de se recoucher dans son lit déserté. Elle se remémore sa grand-mère. Les jeux dans la petite maison quand ses parents travaillaient et n’avaient personne pour la garder pendant les vacances scolaires. Angela lui parlait dans un langage qui n’appartenait qu’à elle, mélangeant des mots français dans l’italien, un baragouin que la petite Sabrina comprenait parfaitement. Pour la première fois de sa vie, elle sent vibrer ses racines. Jamais auparavant elle ne s’est posé la question de ses origines ; elle était belge parmi les Belges. Mais aujourd’hui, elle entend l’appel de l’Italie. Le remue-ménage des derniers jours lui crie qu’elle doit partir. Faire ce voyage serait remonter dans le temps, dans les souvenirs perdus, et tisser le fil de sa propre histoire familiale, mieux comprendre d’où elle vient.
Ici, elle se sent seule… si seule. Elle en veut à Pierre et à elle-même. Elle a un besoin irrésistible de fuir très loin de tout ce qui la blesse. »

Extraits
« Le modèle se nomme Simonetta Vespucci.
— Comment le sais-tu?
Pierre sourit devant sa stupéfaction.
— La devise qui est gravée dans l’argile, «La Sans Pareille», est la même que celle qui figurait sur l’étendard de Giuliano de’ Medici, pour une joute donnée sur la place Santa Croce à Florence. Simonetta Vespucci, La Sans Pareille, bien que mariée, fut la «Dame» du chevaleresque Giuliano, c’est-à-dire l’idéale bien-aimée.
— Qui était-elle?
— Simonetta Cataneo avait seize ans quand elle épousa Marco Vespucci, le cousin d’Amerigo.
— Le célèbre navigateur florentin?
— Lui-même, celui qui a donné son nom à l’Amérique.
— Et ma statue… est sa cousine?
— Par alliance. Cette jeune femme a illuminé les chefs-d’œuvre des maîtres du quattrocento, Ghirlandaio, Pollaiuolo, Piero di Cosimo, Botticelli ou Leonardo da Vinci. Elle était adorée, courtisée, les Florentins en étaient fous et une passion naquit entre elle et Giuliano de’ Medici. Si le monde entier connaît son image, en revanche, on sait très peu de choses d’elle. » p. 22-23

« La Sans Pareille Terre cuite naturelle lisse, sans chamotte.
École Renaissance toscane.
Année florentine MCDXCIV — 1494 (l’année florentine commençait le 25 mars, jour de l’Annonciation)
Auteur : Costanza Marsiato (?)
Dimensions : 30 X 20 x 20 cm
État de conservation : lobe de l’oreille gauche ébréché. Mèche de cheveux arrière droite cassée.
Caractéristiques: argile sédimentaire d’origine marine, marquée par sa composition minéralogique riche en carbone qui, travaillée, offre des particularités structurelles et esthétiques très spécifiques telles que: basse absorption, résistance mécanique, résistance aux agents atmosphériques, physiques et chimiques, inaltérabilité dans le temps.
L’argile (grise d’origine) contient un pourcentage important d’oxyde de fer (environ 5%), qui détermine à la cuisson une couleur rouge rosé nuancé de blanc. » 72-73

À propos de l’auteur
MOREAU_Christiana_©DRChristiana Moreau © Photo DR

Christiana Moreau est une artiste autodidacte, peintre et sculptrice belge. Elle vit à Seraing, dans la province de Liège, en Belgique. Après La Sonate oubliée et Cachemire rouge, La Dame d’argile est son troisième roman. (Source: Éditions Préludes)

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Le parfum des fleurs la nuit

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En deux mots
Leïla Slimani, en panne d’inspiration, accepte de passer une nuit au Palazzo Grassi à Venise, le musée qui accueille la collection d’art contemporain de François Pinault. Recluse dans l’ancienne douane, elle se raconte, revient sur son enfance, son père et sur l’exil.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La nuit au musée de Leïla Slimani

Acceptant à son tour de passer une nuit au musée, Leïla Slimani est revenue de Venise avec un récit très personnel. Au-delà de ses réflexions sur l’art, elle nous livre des souvenirs d’enfance, parle de son père, de l’exil et de l’écriture.

Le principe de la belle collection imaginée par Alina Gurdiel est désormais bien connu, passer une nuit entière dans un musée et relater son expérience. Ce carrefour entre l’art et la littérature nous a déjà permis de lire quelques merveilles, comme La Leçon de ténèbres de Léonor de Recondo.
Leïla Slimani s‘est à son tour prêtée au jeu en partant pour Venise au Palazzo Grassi – Punta della Dogana qui abrite la collection François Pinault.
À cette occasion, la lauréate du Prix Goncourt pour Chanson douce nous offre bien davantage que la relation de cette expérience particulière. Elle explore sa vie et son art, elle se livre.
Pour Leïla tout commence en 2013, au moment où elle rédigeait son premier roman, Dans le jardin de l’ogre. «J’habitais à l’époque sur le boulevard Rochechouart. J’avais un petit garçon et je devais profiter des moments où il était à la garderie pour écrire. J’étais assise à la table de la salle à manger, à mon ordinateur, et j’ai pensé: À présent, tu peux dire absolument tout ce que tu veux. Toi, l’enfant polie qui a appris à se tenir, à se contenir, tu peux dire ta vérité. Tu n’es obligée de faire plaisir à personne. Tu n’as pas à craindre de peiner qui que ce soit.» Un précepte qu’elle va mettre alors en pratique et qu’elle va développer au fil de ses livres, comprenant combien «écrire c’est découvrir la liberté de s’inventer soi-même et d’inventer le monde».
Un monde qui ce soir lui échappe, un monde qui semble la fuir. Est-ce cette panne d’inspiration qui lui a fait accepter le rendez-vous avec Alina Gurdiel? Peut-être. Mais c’est avant tout l’idée de se retrouver seule, cloîtrée à la pointe de la Douane, plutôt que la beauté du lieu et encore moins les œuvres présentées.
Car si elle connaissait Picasso, Van Gogh ou Botticelli, elle n’avait durant ses années marocaines «aucune idée de ce que l’on pouvait ressentir en admirant leurs tableaux. (…) L’art était un monde lointain, dont les œuvres se cachaient derrière les hauts murs des musées européens.» C’est donc en se sentant illégitime et même un peu coupable qu’elle entre dans ce musée, après avoir eu tout juste le temps de jeter un œil à la ville et aux hordes de touristes, mais en ayant pris soin de prendre un bon repas. Sauf que l’escalope milanaise lui reste sur l’estomac et l’invite davantage à la somnolence qu’à l’exploration.
Mais finalement Leïla, fidèle à ce prénom qui signifie la nuit en arabe, va commencer sa déambulation au milieu d’œuvres qu’elle a de la peine à déchiffrer, dont la finalité lui est souvent étrangère. En revanche, cette ancienne douane lui parle. Cet endroit où débarquent les marchandises venues d’autres rives est propice à raviver les souvenirs du Maroc, de cette autre culture qui l’a accompagnée. A commencer par cette odeur forte, celle du galant de nuit planté près de sa maison à Rabat. «C’est l’odeur de mes mensonges, de mes amours adolescentes, des cigarettes fumées en cachette et des fêtes interdites. C’est le parfum de la liberté.»
S’enfonçant plus avant dans la nuit, la romancière va se confronter à des souvenirs plus douloureux. Son enfermement volontaire lui rappelle celui subi par son père: « Bien sûr, je pense à lui. Tout me ramène à lui. Ce lieu clos où je suis enfermée. Ma solitude. Les fantômes du passé.» Des fantômes qui ont construit une vocation, en lui faisant découvrir cet espace de liberté qu’est l’écriture. Une confession touchante, mais aussi un brillant plaidoyer!

Le parfum des fleurs la nuit
Leïla Slimani
Éditions Stock
Coll. Ma nuit au musée
Récit
128 p., 18 €
EAN 9782234088306
Paru le 20/01/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
Comme un écrivain qui pense que « toute audace véritable vient de l’intérieur », Leïla Slimani n’aime pas sortir de chez elle, et préfère la solitude à la distraction. Pourquoi alors accepter cette proposition d’une nuit blanche à la pointe de la Douane, à Venise, dans les collections d’art de la Fondation Pinault, qui ne lui parlent guère?
Autour de cette «impossibilité» d’un livre, avec un art subtil de digresser dans la nuit vénitienne, Leila Slimani nous parle d’elle, de l’enfermement, du mouvement, du voyage, de l’intimité, de l’identité, de l’entre-deux, entre Orient et Occident, où elle navigue et chaloupe, comme Venise à la pointe de la Douane, comme la cité sur pilotis vouée à la destruction et à la beauté, s’enrichissant et empruntant, silencieuse et raconteuse à la fois.
C’est une confession discrète, où l’auteure parle de son père jadis emprisonné, mais c’est une confession pudique, qui n’appuie jamais, légère, grave, toujours à sa juste place: «Écrire, c’est jouer avec le silence, c’est dire, de manière détournée, des secrets indicibles dans la vie réelle».
C’est aussi un livre, intense, éclairé de l’intérieur, sur la disparition du beau, et donc sur l’urgence d’en jouir, la splendeur de l’éphémère. Leila Slimani cite Duras: «Écrire, c’est ça aussi, sans doute, c’est effacer. Remplacer.» Au petit matin, l’auteure, réveillée et consciente, sort de l’édifice comme d’un rêve, et il ne reste plus rien de cette nuit que le parfum des fleurs. Et un livre.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
France Culture (L’invitée des matins – Guillaume Erner)
France Inter (Le masque et la plume)
La Libre Belgique (Marie-Anne Georges)
Toute la culture (Jean-Marie Chamouard)
We Culte (Serge Bressan)
Le Devoir (Christian Desmeules)
Madame Figaro
CNEWS 
L’initiative.ca (Lamia Bereksi Meddahi)
Livrarium
RCF (Christophe Henning)
Blog Mediapart (Daniel Rome)
Blog Big Mammy 


Leïla Slimani présente Le parfum des fleurs la nuit © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Paris. Décembre 2018
La première règle quand on veut écrire un roman, c’est de dire non. Non, je ne viendrai pas boire un verre. Non, je ne peux pas garder mon neveu malade. Non, je ne suis pas disponible pour déjeuner, pour une interview, une promenade, une séance de cinéma. Il faut dire non si souvent que les propositions finissent par se raréfier, que le téléphone ne sonne plus et qu’on en vient à regretter de ne recevoir par mail que des publicités. Dire non et passer pour misanthrope, arrogant, maladivement solitaire. Ériger autour de soi un mur de refus contre lequel toutes les sollicitations viendront se fracasser. C’est ce que m’avait dit mon éditeur quand j’ai commencé à écrire des romans. C’est ce que je lisais dans tous les essais sur la littérature, de Roth à Stevenson, en passant par Hemingway qui le résumait d’une manière simple et triviale : « Les plus grands ennemis d’un écrivain sont le téléphone et les visiteurs. » Il ajoutait que de toute façon, une fois la discipline acquise, une fois la littérature devenue le centre, le cœur, l’unique horizon d’une vie, la solitude s’imposait. « Les amis meurent ou ils disparaissent, lassés peut-être par nos refus. »
Depuis quelques mois, je me suis astreinte à cela. À mettre en place les conditions de mon isolement. Le matin, une fois mes enfants à l’école, je monte dans mon bureau et je n’en sors pas avant le soir. Je coupe mon téléphone, je m’assois à ma table ou je m’allonge sur le canapé. Je finis toujours par avoir froid et à mesure que les heures passent, j’enfile un pull, puis un deuxième, pour finalement m’enrouler dans une couverture.
Mon bureau fait trois mètres sur quatre. Sur le mur de droite, une fenêtre donne sur une cour d’où montent les odeurs d’un restaurant. Odeur de lessive et de lentilles aux lardons. En face, une longue planche en bois me sert de table de travail. Les étagères sont encombrées de livres d’histoire et de coupures de journaux. Sur le mur de gauche, j’ai collé des post-it de différentes couleurs. Chaque couleur correspond à une année. Le rose pour 1953, le jaune pour 1954, le vert pour 1955. Sur ces bouts de papier j’ai noté le nom d’un personnage, une idée de scène. Mathilde au cinéma. Aïcha dans le champ de cognassiers. Un jour où j’étais inspirée, j’ai établi la chronologie de ce roman sur lequel je travaille et qui n’a pas encore de titre. Il raconte l’histoire d’une famille, dans la petite ville de Meknès, entre 1945 et l’indépendance du royaume. Une carte de la ville, datant de 1952, est étalée sur le sol. On y voit, de façon très nette, les frontières entre la ville arabe, le mellah juif et la cité européenne.

Aujourd’hui n’est pas un bon jour. Je suis assise depuis des heures sur cette chaise et mes personnages ne me parlent pas. Rien ne vient. Ni un mot, ni une image, ni le début d’une musique qui m’entraînerait à poser des phrases sur ma page. Depuis ce matin, j’ai trop fumé, j’ai perdu mon temps sur des sites Internet, j’ai fait une sieste mais rien n’est venu. J’ai écrit un chapitre que j’ai ensuite effacé. Je repense à cette histoire que m’a racontée un ami. Je ne sais pas si elle est vraie mais elle m’a beaucoup plu. Pendant qu’il rédigeait Anna Karénine, Léon Tolstoï aurait connu une profonde crise d’inspiration. Pendant des semaines, il n’a pas écrit une ligne. Son éditeur, qui lui avait avancé une somme considérable pour l’époque, s’inquiétait du retard du manuscrit et devant le silence du maître, qui ne répondait pas à ses lettres, décida de prendre le train pour l’interroger. À son arrivée à Iasnaïa Poliana, le romancier le reçut et quand l’éditeur lui demanda où en était son travail, Tolstoï répondit : « Anna Karénine est partie. J’attends qu’elle revienne. »
Loin de moi l’idée de me comparer au génie russe ou le moindre de mes romans à ses chefs-d’œuvre. Mais c’est cette phrase qui m’obsède : « Anna Karénine est partie. » Moi aussi, il me semble parfois que mes personnages me fuient, qu’ils sont allés vivre une autre vie et qu’ils ne reviendront que quand ils l’auront décidé. Ils sont tout à fait indifférents à ma détresse, à mes prières, indifférents même à l’amour que je leur porte. Ils sont partis et je dois attendre qu’ils reviennent. Quand ils sont là, les journées passent sans que je m’en rende compte. Je marmonne, j’écris aussi vite que je peux car j’ai toujours peur que mes mains soient moins rapides que le fil de mes pensées. Je suis alors terrifiée à l’idée que quelque chose vienne briser ma concentration comme un funambule qui ferait l’erreur de regarder en bas. Quand ils sont là, ma vie tout entière tourne autour de cette obsession, le monde extérieur n’existe pas. Il n’est plus qu’un décor dans lequel je marche, comme illuminée, à la fin d’une longue et douce journée de travail. Je vis en aparté. La réclusion m’apparaît comme la condition nécessaire pour que la Vie advienne. Comme si, en m’écartant des bruits du monde, en m’en protégeant, pouvait enfin émerger un autre possible. Un « il était une fois ». Dans cet espace clos, je m’évade, je fuis la comédie humaine, je plonge sous l’écume épaisse des choses. Je ne me ferme pas au monde, au contraire, je l’éprouve avec plus de force que jamais.

L’écriture est discipline. Elle est renoncement au bonheur, aux joies du quotidien. On ne peut chercher à guérir ou à se consoler. On doit au contraire cultiver ses chagrins comme les laborantins cultivent des bactéries dans des bocaux de verre. Il faut rouvrir ses cicatrices, remuer les souvenirs, raviver les hontes et les vieux sanglots. Pour écrire, il faut se refuser aux autres, leur refuser votre présence, votre tendresse, décevoir vos amis et vos enfants. Je trouve dans cette discipline à la fois un motif de satisfaction voire de bonheur et la cause de ma mélancolie. Ma vie tout entière est dictée par des « je dois ». Je dois me taire. Je dois me concentrer. Je dois rester assise. Je dois résister à mes envies. Écrire c’est s’entraver, mais de ces entraves mêmes naît la possibilité d’une liberté immense, vertigineuse. Je me souviens du moment où j’en ai pris conscience. C’était en décembre 2013 et j’étais en train d’écrire mon premier roman, Dans le jardin de l’ogre. J’habitais à l’époque sur le boulevard Rochechouart. J’avais un petit garçon et je devais profiter des moments où il était à la garderie pour écrire. J’étais assise à la table de la salle à manger, face à mon ordinateur, et j’ai pensé : « À présent, tu peux dire absolument tout ce que tu veux. Toi, l’enfant polie qui a appris à se tenir, à se contenir, tu peux dire ta vérité. Tu n’es obligée de faire plaisir à personne. Tu n’as pas à craindre de peiner qui que ce soit. Écris tout ce que tu voudras. » Dans cet immense espace de liberté, le masque social tombe. On peut être une autre, on n’est plus définie par un genre, une classe sociale, une religion ou une nationalité. Écrire c’est découvrir la liberté de s’inventer soi-même et d’inventer le monde.
Bien sûr, les journées déplaisantes comme celle d’aujourd’hui sont nombreuses et parfois elles se suivent, donnant lieu à un profond découragement. Mais l’écrivain est un peu comme l’opiomane et comme toute victime de l’addiction, il oublie les effets secondaires, les nausées, les crises de manque, la solitude et il ne se souvient que de l’extase. Il est prêt à tout pour revivre cette acmé, ce moment sublime où des personnages se sont mis à parler à travers lui, où la vie a palpité.

Il est 17 heures et la nuit est tombée. Je n’ai pas allumé la petite lampe et mon bureau est plongé dans le noir. Je me mets à croire que dans ces ténèbres quelque chose pourrait advenir, un enthousiasme de dernière minute, une inspiration fulgurante. Il arrive que l’obscurité permette aux hallucinations et aux rêves de se déployer comme des lianes. J’ouvre mon ordinateur, je relis une scène écrite hier. Il est question d’une après-midi que mon personnage passe au cinéma. Que projetait-on au cinéma Empire de Meknès en 1953 ? Je me lance dans des recherches. Je trouve sur Internet des photographies d’archives très émouvantes et je m’empresse de les envoyer à ma mère. Je commence à écrire. Je me souviens de ce que me racontait ma grand-mère sur l’ouvreuse marocaine, grande et brutale, qui arrachait les cigarettes de la bouche des spectateurs. Je m’apprête à commencer un nouveau chapitre quand l’alarme de mon téléphone se déclenche. J’ai un rendez-vous dans une demi-heure. Un rendez-vous auquel je n’ai pas su dire non. Alina, l’éditrice qui m’attend, est une femme persuasive. Une femme passionnée qui a une proposition à me faire. Je songe à envoyer un message lâche et mensonger. Je pourrais prendre mes enfants comme excuse, dire que je suis malade, que j’ai raté un train, que ma mère a besoin de moi. Mais j’enfile mon manteau, je glisse l’ordinateur dans mon sac et je quitte mon antre. »

Extraits
« Pour écrire, il faut se refuser aux autres, leur refuser votre présence, toute tendresse, décevoir vos amis et vos enfants. Je trouve dans cette discipline à la fois un motif de satisfaction voire de bonheur et la cause de ma mélancolie. Ma vie toute entière est dictée par des «je dois». Je dois me taire. Je dois me concentrer. Je dois rester assise. Je dois résister à mes envies. Écrire c’est s’entraver, mais de ces entraves mêmes naît la possibilité d’une liberté immense, vertigineuse. Je me souviens du moment où j’en ai pris conscience. C’était en décembre 2013 et j’étais en train d’écrire mon premier roman, Dans le jardin de l’ogre. J’habitais à l’époque sur le boulevard Rochechouart. J’avais un petit garçon et je devais profiter des moments où il était à la garderie pour écrire. J’étais assise à la table de la salle à manger, à mon ordinateur, et j’ai pensé: «À présent, tu peux dire absolument tout ce que tu veux. Roi l’enfant polie qui a appris à se tenir, à se contenir, tu peux dire ta vérité. Tu n’es obligée de faire plaisir à personne. Tu n’as pas à craindre de peiner qui que ce soit. » p. 16

« Je connaissais les noms de Picasso, de Van Gogh ou de Botticelli mais je n’avais aucune idée de ce que l’on pouvait ressentir en admirant leurs tableaux. Si les romans étaient des objets accessibles, intimes, que j’achetais chez un bouquiniste près de mon lycée et dévorais ensuite dans ma chambre, l’art était un monde lointain, dont les œuvres se cachaient derrière les hauts murs des musées européens. Ma culture tournait autour de la littérature et du cinéma et c’est peut-être ce qui explique que j’ai été si jeune obsédée par la fiction. » p. 54

« Il suffit que je ferme les yeux pour me souvenir de ce parfum entêtant et sucré. Les larmes me montent aux paupières. Les voilà, mes revenants. La voilà, l’odeur du pays de l’enfance, disparu, englouti.
Je m’appelle la nuit. Tel est le sens de mon prénom, Leïla, en arabe. Mais je doute que cela suffise à expliquer l’attirance que j’ai eue, très tôt, pour la vie nocturne. Le jour, chacun se comportait selon ce qu’on attendait de lui. On voulait sauver les apparences, se présenter sous les traits de a vertu, du conformisme, de la bienséance. À mes yeux d’enfant, les heures du jour étaient consacrées aux activités triviales et répétitives. C’était le territoire de l’ennui et des obligations. Puis La nuit arrivait. On nous envoyait nous coucher et je soupçonnais que, pendant notre sommeil, d’autres acteurs montaient sur scène. Les gens s’exprimaient d’une autre façon, les femmes étaient belles, elles avaient relevé leurs cheveux, elles montraient leur peau brillante et parfumée. » p. 71

« Le galant de nuit c’est l’odeur de mes mensonges, de mes amours adolescentes, des cigarettes fumées en cachette et des fêtes interdites. C’est le parfum de la liberté. » p. 72

« Virginia Woolf est sans doute celle qui a le mieux compris à quel point la condition des femmes les contraignait à vivre dans une tension constante entre le dedans et le dehors. Il leur est à la fois refusé le confort et l’intimité d’une chambre à elles ainsi que l’ampleur du monde du dehors où se frotter aux autres et vivre des aventures. La question féminine est une question spatiale. On ne peut comprendre la domination dont les femmes sont l’objet sans en étudier la géographie, sans prendre la mesure de la contrainte qui est imposée à leur corps par le vêtement, par les lieux, par le regard des autres. En relisant son Journal, j’ai découvert que Virginia Woolf avait imaginé une suite à Une chambre à soi. Le titre provisoire en était : The Open Door, la porte ouverte. » p. 81

« Beaucoup pensent qu’écrire c’est reporter. Que parler de soi c’est raconter ce qu’on a vu, rapporter fidèlement la réalité dont on a été le témoin. Au contraire, moi Je voudrais raconter ce que je n’ai pas vu, ce dont je ne sais rien mais qui pourtant m’obsède. Raconter ces événements auxquels je n’ai pas assisté mais qui font néanmoins partie de ma vie. Mettre des mots sur le silence, défier l’amnésie. La littérature ne sert pas à restituer le réel mais à combler les vides, les lacunes. On exhume et en même temps on crée une réalité autre. On n’invente pas, on imagine, on donne corps à une vision, qu’on construit bout à bout, avec des morceaux de souvenirs et d’éternelles obsessions. » p. 117

« Entre 9 heures du soir et 6 heures du matin, on rêve de se réinventer, on n’a plus peur de trahir ou de dire la vérité, on croit que nos actes seront sans conséquences. On s’imagine que tout est permis, que les erreurs seront oubliées, les fautes pardonnées. La nuit, territoire de la réinvention, des prières murmurées, des passions érotiques. La nuit, lieu où les utopies prennent un parfum de possible, où le réel et le trivial semblent ne plus pouvoir nous contraindre. La nuit, contrée des songes où l’on découvre que l’on abrite, dans le secret de son cœur, une multitude de voix et une infinité de mondes. «Je proclame la Nuit plus véridique que le jour », écrit Senghor dans Éthiopiques. » p. 138

« C’est ainsi que j’ai moi aussi toujours vécu. Dans ce balancement entre l’attrait du dehors et la sécurité du dedans, entre le désir de connaître, de me faire connaître et la tentation de me replier sur ma vie intérieure.
Mon existence est tout entière travaillée par ce tiraillement entre le souhait de rester en repos dans ma chambre et l’envie, toujours, de me divertir, de me frotter aux autres, de m’oublier. »

« Mon père était un homme mystérieux. Il parlait peu de lui et je ne cherche pas à élucider ses mystères. (…) Mais si la prison a été fondatrice dans mon écriture c’est aussi parce que mon père et nous, à travers lui, avons été victimes d’une injustice. Et seule la littérature me semblait capable d’embrasser cela, cette expérience si violente, si destructrice. Je me suis souvent vue comme l’avocat de mes personnages. Comme celle qui n’est pas là pour juger, pour enfermer dans des boîtes mais pour raconter l’histoire de chacun. Pour défendre l’idée même que même les monstres, même les coupables ont une histoire. Lorsque j’écris, je suis habitée par le désir d’œuvrer au salut de mes personnages, de protéger leur dignité. La littérature, à mes yeux, c’est la présomption d’innocence. »

« Entre trente ans, la population de Venise a été réduite de moitié. Les appartements, ici, sont mis en location pour les voyageurs de passage. Ils sont vingt-huit millions chaque année; les Vénitiens, eux, sont comme des indiens dans une réserve, deniers témoins d’un monde en train de mourir sous leurs yeux. »

À propos de l’auteur
SLIMANI_leila_©Francesca-MantovaniLeïla Slimani © Photo Francesca Mantovani

Leïla Slimani est née en 1981. Elle est l’auteure de trois romans parus aux éditions Gallimard, Dans le jardin de l’ogre, Chanson douce, qui a obtenu le prix Goncourt 2016 et le Grand Prix des lectrices de Elle 2017, et Le pays des autres. (Source: Éditions Stock)

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La mort en gondole

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En deux mots
Partant à Venise pour retrouver tout à la fois Silvia la belle étudiante et les traces du peintre oublié Léopold Robert, le narrateur va surtout connaître des déconvenues. Mais tout au long de son séjour, il nous aura aussi fait découvrir un homme et une œuvre. Et nous aura incité à la curiosité et au voyage.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’autre mort à Venise

Dans son nouveau roman Jean-Bernard Vuillème nous propose un voyage du Jura neuchâtelois à Venise, sur les pas du peintre Léopold Robert et ceux d’une belle étudiante. Embarquez sans plus attendre !

Une envie soudaine, une impulsion, l’idée qu’un changement de lieu peut favoriser un changement de vie. C’est dans cette perspective que le narrateur, un «vieux type» se décide à monter dans un train qui le mènera de son Jura neuchâtelois à Venise. S’il prend beaucoup de plaisir à regarder défiler le paysage et à observer les passagers, il ne va pas en Italie pour faire du tourisme, mais pour apporter son concours à Silvia, une étudiante qui entend consacrer sa thèse à un peintre aujourd’hui oublié – sauf peut-être par notre homme – Léopold Robert.
Car outre le fait d’avoir grandi dans la même région que l’artiste, il en connait toute la biographie qu’il va nous livrer au fil de son récit, rendant ainsi hommage à un homme dont le patronyme figure sur les plaques de quelques rues, notamment l’axe central de La Chaux-de-Fonds. Du coup, notre homme se demande si «le pire oubli pour un artiste n’est-il pas de devenir moins connu que les rues qui portent son nom?». Après une visite au Louvre, une autre question viendra le tarabuster: «existe-t-il pire humiliation pour un peintre que de figurer derrière le dos de la Joconde, de l’autre côté du mur?»
Voici donc venu le moment de redonner à Louis Léopold Robert, graveur et un peintre neuchâtelois né le 13 mai 1794 aux Éplatures et mort le 20 mars 1835 à Venise toute sa place dans la galerie des beaux-arts.
Entreprise périlleuse, sans doute vaine, quand il le constatera, sur l’île de San Michele où repose Léopold Robert, qu’«il est tellement mort qu’il n’a même plus de tombe», car «dans les cimetières, seules des renommées durables et historiquement bien établies permettent aux morts de franchir les décennies et les siècles».
Le constat est amer, tout comme le bilan de son escapade en Italie.
«En fait, n’y a aucune raison d’avoir suivi Silvia jusqu’ici sinon que je préfère m’attacher aux folies d’une jeune femme d’esprit qu’aux raisons d’un vieux type comme moi. Faire les choses sans raisons n’empêche pas d’y prendre de l’intérêt».
Et c’est là que Jean-Bernard Vuillème est grand. Il fait de ce voyage inutile un écrin soyeux qui enveloppe tout à la fois une œuvre qui mérite d’être appréciée et un petit bijou introspectif. Oui, il faut prendre le train, oui, il faut écrire, oui, il faut se passionner ! Il n’y a pas d’âge pour cela. Et il ne faut pas de raison particulière pour cela. Sinon d’entrainer dans son sillage des lecteurs admiratifs. Car la plume de l’auteur de Lucie ou encore Une île au bout du doigt est toujours aussi allègre, son humour toujours aussi délicat. Et on sent en lisant combien il aime trouver autour de lui les thèmes de ses livres, lui qui a raconté tout aussi brillamment l’histoire des Cercles neuchâtelois ou celle de Suchard, qui s’est implanté à Neuchâtel au XIXe siècle. Parions que cette fois encore, vous aurez plaisir à le suivre. D’autant qu’en ces temps troublés, une telle invitation au voyage ne se refuse pas!

Galerie (quelques œuvres de Léopold Robert présentées dans le livre)
ROBERT_larrivee des Moissonneurs dans les marais PontinsL’Arrivée des moissonneurs dans les marais Pontins (1830)
ROBERT_depart_des_pecheurs_de_ladriatiqueDépart des Pêcheurs de l’Adriatique (1835)

La Mort en gondole
Jean-Bernard Vuillème
Éditions Zoé
Roman
128 p., 15 €
EAN 9782889278398
Paru le 6/05/2021

Où?
Le roman est situé en Italie, à Venise après un voyage qui part du Jura Suisse et passe notamment par Milan et Vérone. On y évoque aussi La Chaux-de-Fonds, Neuchâtel et Les Éplatures ainsi que Paris, Bruxelles et Rome.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, mais revient fort fréquemment à l’époque de Léopold Robert, aux débuts du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
« En pleine crise d’obsolescence », le narrateur prend le train pour Venise où il va prêter main forte à Silvia. Cette éternelle étudiante consacre une thèse à Léopold Robert, peintre neuchâtelois tombé dans l’oubli, mais célébré dans l’Europe entière dans la première moitié du XIXe siècle. Plus fascinée par la réussite de cet homme, parti de rien, que par son œuvre, Silvia tente de comprendre comment il en est venu à se trancher la gorge dans son atelier, à 40 ans. Avec son acolyte, elle écume les lieux, ruelles, monuments, par lesquels le peintre est passé. Leurs dialogues, comme un match de ping-pong, ponctuent une Venise tour à tour du XIXe et du XXIe siècles.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Je viens de prendre place dans un siège où je me suis laissé tomber, heureux et fourbu. Il suffit, il est temps de partir. C’est la première fois que je me trouve dans un train bercé par la sensation de laisser ma vie derrière moi. Je vais retrouver Léopold et Silvia à Venise. Le paysage commence déjà à défiler. C’est le cinéma que je préfère. D’abord la silhouette de maisons familières, de rues et de places que je traverse généralement sans les regarder. Une femme à sa fenêtre – un chien trottine au bord d’une route et soudain se précipite dans un patio – buste massif d’un chauffeur de poids lourd les mains presque à plat sur le volant. Des fragments d’histoires cadrés à toute vitesse plutôt que le plan fixe d’une histoire lancinante. Maintenant le train s’éloigne de la ville. Je tourne le visage devant moi, il n’y a personne dans mon compartiment et je peux prendre mes aises, étendre mes jambes. Quelques voyageurs silencieux se sont installés dans le wagon, à portée de vue une femme entre deux âges aux yeux baissés et tirant souvent sur sa jupe et un dos d’homme immobile avec un coude glissant parfois sur l’accoudoir. Je ferme les yeux, non pour dormir, mais pour mieux savourer mon départ, m’abandonner à une vague mécanique qui m’emporte enfin. Me voilà parti pour la première destination qui me soit venue à l’esprit.
C’est une fugue sénile. Je suis en pleine crise d’obsolescence et je dégage. Je vivais sur mes acquis. Comment vivre sans s’accrocher à ce que l’on possède ? Il aurait fallu sentir le point de rupture entre le temps de l’expansion et le temps du repli et me retirer petit à petit, pas à pas, au lieu d’attendre que l’eau monte jusqu’au menton pour me mettre à nager comme un forcené. Une marée montante m’a fait décamper. Le monde vous rattrape, vous dépasse et vous n’existez plus.
Je suis parti sans me retourner. Je n’ai rien emporté, rien, pas même un rêve d’autre vie, je suis parti à la sauvette, le cœur battant, comme un animal surpris dans son sommeil. Pourtant, je sais où je vais. Silvia est une jeune femme qui s’est prise de passion pour un peintre au destin tragique au point d’en faire, m’a-t-elle dit, le sujet d’une thèse. Parti d’un village perdu dans le Jura suisse, ce peintre croyait avoir conquis le monde. Il était sorti de nulle part pour devenir une gloire universelle. C’est son histoire qui captive cette jeune femme et non sa peinture qui la laisse indifférente. Je l’entends encore : « J’admire son effort, le sérieux et la passion avec lesquels il peignait, mais pas sa peinture ». Je la vois, en train de s’animer, ses mains se mettent à bouger, elle repousse une mèche rebelle de ses doigts fins et tourne vers moi son regard azur. Si belle que j’en reste muet, alors que j’aimerais prendre la défense de Léopold. Peut-on vraiment admirer quelqu’un pour son effort et non pour ce qui en résulte ? Vivre est un effort que personne n’applaudit, surtout avec le temps, quand les articulations se mettent à grincer et que les muscles s’avachissent, y compris le cerveau, à commencer par la mémoire, ce qui fait qu’un homme de tête peut devenir un homme à trous. Sans parler d’une vague oppression, parfois, du côté du cœur. Comme en ce moment malgré mon grand calme, ma sérénité, d’abord un pincement qui me fait rouvrir les yeux, puis la sensation d’abriter une masse de plomb brûlante plutôt qu’un cœur battant au centre de mon être. Je pourrais crier tant j’ai peur. Une peur animale sans autre expression possible que de crier. Je me retiens et me tourne vers la fenêtre et aussitôt m’apaise le défilé des images de fragments de paysage et de gens à l’intérieur des fragments. A peine entrevus déjà disparus. La fenêtre avale mon cri et mon regard dérape sur le monde comme s’il n’y était pas tout à fait, un regard passager très fasciné mais plus tout à fait concerné.
Moi, je suis parti tardivement pour renoncer et non pour conquérir comme ce jeune peintre dont Silvia admire l’effort. C’est mon dernier sujet de fierté, cette course hors de ma vie, vers la gare, pour m’extraire de mon univers au lieu de m’y cramponner et de vouloir encore et toujours reconstruire. Le train ralentit, freine, décollant légèrement mon buste du siège. Des gens se hâtent sur le quai en tirant leurs valises. Parmi eux, figurent probablement des personnes qui seront là d’ici deux ou trois minutes, en face de moi, à côté de moi. Je ne sens plus mon cœur, j’entends les essieux qui grincent. Au lieu de tourner en rond dans mon passé, j’ai décidé de m’intéresser au départ de Silvia sur les pas de son peintre neurasthénique.

Extrait
« Voilà, me dis-je en sortant, il est tellement mort qu’il n’a même plus de tombe, ce qui dans le fond va de soi pour un aussi vieux défunt. Dans les cimetières, seules des renommées durables et historiquement bien établies permettent aux morts de franchir les décennies et les siècles. Moi qui tentais de m’affranchir de ma propre existence, de renoncer à toutes les ambitions qui m’avaient façonné pour devenir un autre, disons un autre moi-même dont j’observais l’éclosion, qu’est-ce qui me prenait de vouloir trouver la tombe d’un peintre mort il y avait plus de cent quatre-vingts ans et de surcroît tombé dans l’oubli? La réponse m’a sauté à la figure: à n’y a aucune raison. Comme il n’y en a aucune d’avoir suivi Silvia jusqu’ici sinon que je préfère m’attacher aux folies d’une jeune femme d’esprit qu’aux raisons d’un vieux type comme moi. Faire les choses sans raisons n’empêche pas d’y prendre de l’intérêt. Il me semblait que j’avais raison d’agir maintenant sans raisons. » p. 67

À propos de l’auteur

JEAN-BERNARD VUILLEME

Jean-Bernard Vuillème © Photo David Marchon

Écrivain, journaliste, critique littéraire, Jean-Bernard Vuillème est l’auteur d’une vingtaine de livres, des fictions (romans, nouvelles) et des ouvrages littéraires inclassables, proches de l’essai. En 2017, il est lauréat du Prix Renfer pour l’ensemble de son œuvre. Aux éditions Zoé sont notamment publiés: Sur ses pas (Prix de l’académie romande 2016), M. Karl & Cie (Prix Bibliomedia 2012), Une île au bout du doigt (2007), Lucie (Prix Schiller 1996) et L’Amour en bateau (1990). (Source: Éditions Zoé)

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Les cœurs inquiets

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots
Un peintre débarque à Paris, venant de l’île Maurice. Une femme écrit des lettres à son fils qui a disparu sans crier gare. Deux solitudes qui, sans le savoir, tissent une toile qui va les faire se rejoindre, car ils ont conservé une petite flamme dans leur cœur.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le peintre, la vieille dame et l’île Maurice

Lucie Paye a réussi un premier roman tout en finesse et en sensibilité en confrontant «lui» et «elle», l’artiste-peintre venu de l’île Maurice et la vieille dame. Deux histoires qui vont finir par se rencontrer.

Ce pourrait être le roman d’une toile sur laquelle on verrait surgir une femme émergeant d’une végétation luxuriante, le visage encore caché par l’ombre reflétée par une grande feuille. Ce pourrait être le roman d’un peintre qui a quitté l’île Maurice pour Paris, où le ciel gris ne l’inspire plus vraiment. «Plus rien ne sort. Plus rien de juste. Il a beau essayer, il a beau forcer la peinture sur la toile. Il fouille, il rampe, il tourne en rond. Il est échoué, à sec sur une plage inconnue. Carcasse pleine d’un grand vide noir.» Ce pourrait être le roman d’une rencontre, celle de Marc le galeriste avec ce peintre qu’il a convaincu de le suivre à Paris. Comme le père de ce dernier venait de mourir, il est vrai qu’il éprouvait le besoin de changer d’horizon. Ce pourrait aussi être le roman d’un amour, du besoin viscéral d’une femme de retrouver celui qui a disparu et auquel elle s’adresse dans des lettres sans adresse de destinataire. « Je ne voyais pas d’autre issue que celle de te retrouver. Je ne pouvais pas mourir, à cause de toi; je ne pouvais pas vivre, sans toi». Mais c’est d’abord le roman de l’absence, de ce terrible manque que chacun va essayer de combler, de transcender. Ou d’oublier quelques heures. Comme quand le peintre retrouve Ariane qu’il avait rencontré à la galerie et avec laquelle il avait entamé une liaison.
Comme quand cette femme, mystérieuse rédactrice d’un courrier qui ne peut être envoyé et qui raconte la vie qu’elle mène depuis la disparition qui l’a anéantie.
Lucie Paye, en alternant les chapitres entre «Lui» et «Elle» a construit un roman qui fait se tisser des liens entre les deux univers, où les fils d’abord ténus, un goût commun pour l’art, vont devenir de plus en plus solides, poussés par un élan, un besoin irrépressible. «Tout ce travail, pour avoir parfois, un court instant, l’impression de saisir quelque chose. Donner un sens. Essayer. À tout prix, pour survivre.»
Bien entendu, les lettres vont finir par trouver leur destinataire et les destins des personnages se rejoindre, mais laissons le mystère entier, d’autant que l’épilogue est très réussi.
Disons en revanche quelques mots de la belle idée de la romancière qui, en situant son roman dans un milieu artistique, nous permet de (re)découvrir quelques œuvres qui viennent ici souligner les émotions, dégager une atmosphère, rendre encore plus palpables des sentiments qui ne veulent pas se dire.
Je n’ai pas résisté à l’envie de vous ouvrir ci-dessous la «galerie du roman».

Galerie du roman
HOPPER_Nighthawks_1942Nighthawks Edward Hopper
VAN_EYCK_ArnolfiniLes époux Arnolfini Jan Van Eyck
BACON_Innocent_X_1953Pape Innocent X Francis Bacon
Naples-chapelle-sanseveroChrist voilé Chapelle Sansevero, Naples
REMBRANDT_autoportrait_43ansAutoportrait Rembrandt

Les cœurs inquiets
Lucie Paye
Éditions Gallimard
Premier roman
152 p., 16 €
EAN 9782072847301
Paru le 5/03/2020

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi à Port-Louis sur l’île Maurice. On y évoque aussi des voyages à Naples et à Londres.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai lutté, pour te retrouver, de toutes mes forces. L’espoir m’a fait vivre. Mille fois je me suis levée convaincue que ce serait aujourd’hui. Mille fois mon cœur a bondi en croyant t’apercevoir. Mille fois je me suis couchée en voulant croire que ce serait demain. Le jour où je te reverrais.»
Un jeune peintre voit apparaître sur ses toiles un visage étrangement familier. Ailleurs, une femme écrit une ultime lettre à son amour perdu. Ils ont en commun l’absence qui hante le quotidien, la compagnie tenace des fantômes du passé. Au fil d’un jeu de miroirs subtil, leurs quêtes vont se rejoindre.
Ce roman parle d’amour inconditionnel et d’exigence de vérité. De sa plume singulière, à la fois vive, limpide et poétique, Lucie Paye nous entraîne dès les premières pages vers une énigme poignante.

68 premières fois
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Lucie Paye présente son roman, Les cœurs inquiets, lors d’une rencontre en ligne le 05/07/2020 © Production Un endroit où aller

Les premières pages du livre
« Lui – Prologue
La toile écume sous les coups de son pinceau. Un flot en nuances de vert, brouillé par les vents. Une chape épaisse agitée de courants. Sous sa pression, la paroi s’ouvre sur une image : un jardin. Il y force son chemin, aveugle et voyant à la fois. Le grain de la toile, la pâte sortie des tubes deviennent écorce, tige, herbe, feuille, mousse. Au centre de ce jardin, une silhouette. Il n’y en a encore jamais eu dans ses paysages. Il croit d’abord à un jeu de la lumière, fruit d’une percée mouvante du soleil parmi les arbres, mais la forme se dessine : une femme marche vers lui. Les ombres de la végétation la dissimulent encore sous un manteau de taches sombres. Son visage, encadré de longs cheveux, reste à demi caché par la courbure d’une palme. Sa main s’est levée pour la repousser, mais le geste resté suspendu masque ses yeux. Il devine sa bouche. Il suit le tracé de ses lèvres. L’impatience le rend malhabile. Il sait que ce n’est qu’un début. Viendra le moment où ces lèvres s’ouvriront pour lui murmurer leur secret. Il sait que les yeux, à leur tour, sortiront de l’ombre. Alors, peut-être, aura-t-il trouvé ce qu’il cherchait.

Elle – Prologue
Lorsque je rêve, lorsque je suis éveillée, seule ou accompagnée, à une terrasse, dans un jardin, je ne cesse de te croiser. Je te vois devant moi, un instant vivant, avant que la réalité ne revienne s’imposer pour te voler à moi, une nouvelle fois. J’ai lutté, pour te retrouver, de toutes mes forces. L’espoir m’a fait vivre. Mille fois je me suis levée convaincue que ce serait aujourd’hui. Mille fois mon cœur a bondi, croyant t’apercevoir. Mille fois je me suis couchée en voulant croire que ce serait demain ; le jour où je te reverrais. J’ai embaumé jusqu’au plus petit souvenir. Il m’est arrivé de douter. Douter de te reconnaître : ton front, ton nez, ta bouche. Beau front, nez cancan, bouche d’argent, menton fleuri… Mon tout amour. Mais ton regard, non, il n’aurait pas changé. Ton regard, je le reconnaîtrais.

Lui
Il pousse la porte de la galerie avec peine. Il a failli ne pas venir. Au dernier moment, prétexter un oubli. Ou ne rien prétexter du tout. Rester à peindre à l’atelier, en oubliant le monde acharné à tourner. Il lui semble que l’exposition était hier. Plusieurs mois ont passé. La galerie paraît plus vaste.
Un franc sourire aux lèvres, Marc vient à lui de sa démarche élastique et l’embrasse avec effusion. Il reçoit la chaleur de cet accueil avec gêne, comme un cadeau immérité.
— On se met dans mon bureau ? Tu veux un café ?
— Oui, merci.
— Installe-toi. J’arrive.
Marc sort. Lui reste debout, hésite à s’asseoir. L’imposant fauteuil que lui a désigné Marc le toise. Finalement, il se décide, s’assied au bord, puis au fond, puis au bord. Il renonce à poser les bras sur les accoudoirs et ramène plutôt ses mains sur ses cuisses. Des taches de peinture y font comme des écorchures qui se prolongent sur son jean. Il n’a pas pensé à se changer. Il regarde la pièce, comme s’il la voyait pour la première fois : catalogues ordonnés, ordinateur récent, stylo élégant en diagonale noire sur le papier blanc. Ses yeux glissent, incapables de s’accrocher aux surfaces lisses, anguleuses et brillantes. Marc réapparaît en lui tendant une petite tasse d’un blanc immaculé, puis s’assied à son bureau avec son large sourire.
— Ça me fait plaisir de te voir. Comment vas-tu ?
— Bien.
Marc lui pose alors des questions sur sa vie, sa santé, ses journées, des questions préliminaires qui sont une antichambre. Il patiente, tendu, l’esprit à la fois vide et tout occupé de ce qui est à venir.
— J’espère que tu ne fais pas que travailler !
— Si, en quelque sorte.
— Et tu es content de ce que tu fais ?
Voilà l’invitation à quitter l’antichambre. Il reste bloqué sur le mot « content », un mot qui ne convient pas et l’empêche de répondre. Marc l’encourage :
— Je peux venir voir un de ces jours, si tu veux.
— Je ne préfère pas. Pas encore.
Marc attrape le stylo noir et doré, se met à jouer avec.
— Bon, mais tu as envie qu’on en parle quand même un peu ?
— Pourquoi pas.
Qu’y a-t-il à dire ?
— Tu as commencé de nouvelles toiles ?
— Oui.
— Et alors ?
La tasse est en suspens devant les lèvres de Marc. Aucune réponse ne vient ; alors la tasse est vidée d’une traite puis repoussée sur le bord du bureau, comme on écarte une idée pour faire place à la suivante.
— Est-ce que tu te souviens de la collectionneuse qui t’a acheté la vue du jardin avec le bassin ? Tu sais, la grande brune pas mal avec un petit cheveu sur la langue ?
Il se rappelle bien la toile, mais pas la femme.
— Elle m’a demandé si tu avais d’autres choses dans le même genre. Une de ses amies est intéressée. L’amie, je ne la connais pas, mais si tu veux mon avis, c’est une occasion à ne pas rater. Est-ce que tu as quelque chose à lui montrer ?
— Je ne crois pas.
— La dame en question est collectionneuse, elle aussi ; une femme de goût d’après son amie. Je suis tout disposé à le croire puisqu’elle s’intéresse à ton travail…
Il se force à sourire pour remercier Marc de sa partialité.
— Il faut que je réfléchisse.
— Elle ne demande pas la lune, rassure-toi. Pas besoin que ce soit nouveau. J’ai pensé que tu pourrais simplement leur montrer ce que tu as en stock. Elles proposent de passer à l’atelier. Une courte visite. Ça leur plairait de voir comment tu travailles : un petit échantillon de la vie d’artiste.
Il observe Marc, son air amène, la solidité de sa pose, son buste dans le cadre de cuir noir du fauteuil, coupé à la taille par le plan lisse du bureau. Il pourrait dessiner le galeriste à cet instant et ce serait un portrait vrai.
— Non, Marc. Je n’ai rien à leur montrer.
— Allez, juste cette fois, tu leur ferais tellement plaisir. C’est le vieux fantasme de la bohème. Comprends-les ! Une petite visite sans chichi et elles seront au paradis.
— Non, vraiment. Je ne peux pas. Je suis désolé.
Il voudrait développer, cherche, mais ne trouve rien. Son regard fuit par la fenêtre. Des gens passent derrière la vitre, en silence. Le soleil pisse un carré jaune pâle sur le mur d’en face. Une passante le fait éclater. Il aimerait qu’elle éclate aussi, cette bulle dans laquelle il se sent enfermé. Une douleur le pince à la tempe. Il y porte la main. Marc se lève et fait quelques pas nerveux dans l’espace restreint du bureau.
— Ce n’est pas grave. On fera autrement.
Il se rassied.
— Tu ne veux pas qu’on vienne dans ton atelier, je le conçois tout à fait… mais dis-moi juste une chose : est-ce que tu as un truc en cours ? Je te connais un peu maintenant.
Le regard de Marc fouille le sien. »

Extraits
« Tout était plus facile à Port-Louis. Il était à l’abri. La végétation avait tellement poussé que la lumière ne pénétrait presque plus par les fenêtres. Il peignait sous l’ampoule électrique. Il entendait la mer. Il l’entend encore, la nuit, par-dessus les immeubles. Elle bavarde avec le vent. La mer de son île. Au début, il ne savait pas. Il devait passer des heures sur la plage, dans des jardins, des champs, la forêt, à mettre en cage les détails. Il besognait sur les compositions d’un pas lourd, comme un animal de trait. Mais très vite, il était moins sorti. Il n’en avait plus eu besoin. Les paysages étaient devenus siens. Son île vivait en lui et se continuait sur la toile. Il saisissait enfin l’indéfinissable. Il se rappelle les tableaux en legato, naissant les uns des autres. Il était une bouche béante. La matière coulait à flots de lui. Jusqu’à Paris. Jusqu’à maintenant, où plus rien ne sort. Plus rien de juste. Il a beau essayer, il a beau forcer la peinture sur la toile. Il fouille, il rampe, il tourne en rond. Il est échoué, à sec sur une plage inconnue. Carcasse pleine d’un grand vide noir. » p. 23

« J’aurais tout donné. Je donnais tout ce que je pouvais: mes jours, mes nuits, chaque étincelle de mon énergie chaque seconde de ma vie. J’étais consumée par la rage de te retrouver. Même lorsque la police a décidé d’abandonner, j’ai continué. Je passais des annonces dans les journaux de quartier. Je déposais des prospectus dans les boîtes aux lettres, des affichettes dans les magasins, avec la photo de ton père et la tienne. J’employais des détectives privés. Je ne renonçais pas. On me prenait parfois pour une folle, peut-être que je le devenais. Mais ne pas chercher m’aurait rendue plus folle encore. J’étais malade de désespoir, d’incrédulité, de fureur : contre ton père et contre le monde entier avec son impuissance face à ta disparition. Te savoir vivant, quelque part, sans savoir où, sans te voir grandir, sans te serrer dans mes bras, était un supplice inhumain. Je ne voyais pas d’autre issue que celle de te retrouver. Je ne pouvais pas mourir, à cause de toi; je ne pouvais pas vivre, sans toi. » p. 66

« Il est un parmi des milliers de peintres. Il appartient à leur confrérie insensée. Oui, il est comme eux. Fou comme eux. Acharné à faire émerger quelque chose. Il ne sait même pas quoi. Il ne se le demande pas. Tout ce qu’il sait, c’est la solitude, l’insatisfaction permanente, l’acharnement, la rage de l’impuissance, l’inabouti perpétuel, l’âme toujours inquiète. Tout ce travail, pour avoir parfois, un court instant, l’impression de saisir quelque chose. Donner un sens. Essayer. À tout prix, pour survivre. Oui, sa famille, c’est eux : les sans-repos, les possédés, les obstinés. Ceux qui esquissent, biffent, modèlent, détruisent, et recommencent, sans fin, en quête d’une vérité. Une putain de vérité qui n’existe peut-être pas. » p. 120

À propos de l’auteur
PAYE_Lucie_©jeanne-de-merceyLucie Paye © Photo Jeanne de Mercey

Lucie Paye est née à Paris en 1975, elle vit à Londres. Les cœurs inquiets est son premier roman (Source: Éditions Gallimard)

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Les yeux de Milos

GRAINVILLE_les_yeux_de_milos  RL_2021

En deux mots:
À Antibes, Milos met ses pas dans ceux de Pablo Picasso et Nicolas de Staël, dont les toiles sont réunies au musée de la ville. Et même s’il choisit de faire des études de paléontologie, sa vie et ses amours seront marqués par les deux peintres.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

«L’ Œil, c’est l’imagination»

Avec la même écriture sensuelle que dans Falaise des fous, Patrick Grainville a suivi la trace de Picasso et Nicolas de Staël. Deux peintres qui vont bouleverser le jeune Milos du côté d’Antibes.

Il n’y a pas à chercher très loin pour trouver la genèse de ce roman flamboyant. À l’été 2016, Patrick Grainville publie une nouvelle dans le magazine 1 d’Éric Fottorino intitulée «Balcon du bleu absolu», elle met en scène Picasso et Nicolas de Staël à travers deux de leurs œuvres exposées au Musée d’Antibes: La joie de vivre et Le Concert. Un lieu et des œuvres que nous allons retrouver dans Les yeux de Milos, ce roman qui fait suite à Falaise des fous qui nous faisait découvrir Monet, Courbet, Boudin du côté d’Étretat.
Cette fois, c’est le soleil du sud et la Méditerranée qui servent de décor à un roman toujours aussi riche de beauté, de sensualité, de passion. Et qui dit passion, dit souvent tragédie.
Quand Milos naît, son entourage découvre avec fascination son regard étonnant, ses yeux d’un bleu à nul autre pareil. Des yeux qui vont envoûter la petite Zoé, première amoureuse du garçon, lui aussi prêt à partager avec elle ses premiers émois. Mais un jour se produit l’impensable. Zoé jette du sable sur les yeux de Milos, un geste fou qui mettra fin à leur relation. Ce n’est que bien plus tard qu’il en comprendra la signification: «Le bleu lumineux, le bleu perdu, le bleu qu’elle avait attaqué, parce qu’il était d’une excessive, insupportable pureté, qu’elle le désirait et que la seule façon pour elle de s’en saisir, alors, avait été de tenter de le détruire, de le tuer, de l’enfouir sous le sable de la plage. Deux yeux crevés sur lesquels des enfants viendraient dresser un château de sable que le bleu de la mer emporterait, ravissant dans son reflux les yeux éteints.» Frustré, Milos doit cacher son regard derrière des lunettes des soleil, change d’école et part avec ses parents à la découverte d’Antibes, le château-musée Picasso sur la corniche et à côté le dernier atelier de Nicolas de Staël d’où il s’était jeté pour se suicider. «Alors Picasso et de Staël établirent dans son imaginaire une figure double, antagoniste et presque sacrée, inhérente à Antibes où il était né, au génie de la cité dont il ne savait s’il était bienfaisant ou secrètement maléfique. C’était une sorte d’envoûtement des possibles.»
Avec Marine, sa nouvelle conquête, il va tenter d’en tenter d’en savoir davantage sur les deux peintres. Mais c’est Samantha, l’amie de sa mère, qui va lui permettre de mieux connaître Picasso, sa «grande affaire». Pour les besoins d’un livre, elle rassemble en effet anecdotes et documentation, fascinée par l’artiste autant que par l’homme et ses multiples conquêtes. Une fascination qui va rapprocher Milos et Samantha au point de coucher ensemble, même si pour Milos il ne saurait être question d’infidélité, mais plutôt d’un marché passé avec son amante, le plaisir contre son savoir.
Visitant des grottes avec Marine, il va trouver sa vocation et son futur métier: la paléontologie. Pour de ses études, il va suivre les pas de l’Abbé Breuil, le «pape de la préhistoire», et partir pour Paris où il ne va pas tarder à trouver un nouvel amour avec Vivie. Même s’il ne peut oublier Marine à Antibes. «La belle Vivie l’a arraché à sa solitude, au sentiment de l’exil. C’était une surprise du désir. Mais Vivie n’est plus la même. Ce qui l’a séduit, en elle, est son autonomie, son chic, son toupet devant la vie. Sa manière de mener son affaire avec agilité, de compartimenter deux amours, de masquer son délit de volupté. Milos l’a d’abord admirée. Puis la loi du plaisir s’est imposée. Mais voilà qu’il se sent indisponible pour une autre dimension. Ses yeux l’ont piégé une fois de plus.» Dès lors, le parallèle entre sa vie amoureuse mouvementée et celle de Picasso saute aux yeux, si je puis dire.
Patrick Grainville a fort habilement construit son roman autour des passions. Celles qui font prendre des risques et celles qui donnent des chefs d’œuvre, celles qui conduisent à un bonheur intense, mais peuvent aussi vous plonger dans un abîme de souffrance. Une mise en perspective qui, mieux qu’une biographie, nous livre les clés permettant de mieux comprendre la vie et l’œuvre de Picasso et de Nicolas de Staël, parce qu’il est enrichi du regard du romancier qui sait qu’«un récit privé du pouvoir de l’imagination ne peut scruter la profondeur et le diversité du réel. L’œil, c’est l’imagination.»

Quelques œuvres dont il est fait mention dans le roman:
PICASSO_la_joie_de_vivreLa joie de vivre
PICASSO_peche_de_nuit_a_antibesPêche de nuit à Antibes (Picasso)
STAEL_Nicolas_de_le-Concert1Le Concert (Nicolas de Staël)

Les Yeux de Milos
Patrick Grainville
Éditions du Seuil
Roman
352 p., 21 €
EAN 9782021468663
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Antibes et dans le Sud de la France jusqu’à Nice et Monaco. Les lieux de fouilles archéologiques de l’abbé Breuil comme Font-de-Gaume et les Combarelles y sont aussi évoqués, tout comme les lieux de résidence et de villégiature de Picasso, de Le Boisgeloup, le hameau de Gisors en passant par Mougins, Ménerbes ou Paris. On y voyage aussi en Crète, sur l’île de Milos, à Londres, en Namibie et à Bali, du côté de Yogyakarta.

Quand?
L’action se déroule des années 1950 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Milos vit sa jeunesse, ses études de paléontologie et ses amours à Antibes, sous l’emprise de deux peintres mythiques, Pablo Picasso et Nicolas de Staël, réunis au musée Picasso, dans le château érigé face à la Méditerranée.
Picasso a connu à Antibes des moments paradisiaques avec la jeune Françoise Gilot, alors que Nicolas de Staël se suicidera en sautant de la terrasse de son atelier, à deux pas du musée. Ces deux destins opposés – la tragédie précoce d’un côté, la longévité triomphante de l’autre – obsèdent Milos. Le jeune homme possède un regard envoûtant, d’un bleu mystérieux, quasi surnaturel, le contraire du regard fulgurant et dominateur de Picasso. Les yeux de Milos vont lui valoir l’amour des femmes et leur haine.
Le nouveau roman de Patrick Grainville est l’aventure d’un regard, de ses dévoilements hallucinants, de ses masques, de ses aveuglements. C’est le destin d’un jeune paléontologue passionné par la question de l’origine de l’homme. Milos, l’amant ambivalent, poursuit sa quête du bonheur à Antibes, à Paris, en Namibie, toujours dans le miroir fastueux et fatal de Pablo Picasso et de Nicolas de Staël.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page Wikipédia du roman
Blog Vagabondage autour de soi

Les premières pages du livre
« Quand il naquit, Milos, comme tous les bébés du monde, était aveugle. Ses yeux semblaient encore englués dans l’océan du placenta maternel. Un paradis si profond qu’il ne nécessitait aucun regard, aucune curiosité, aucune question. Myriam, sa mère, déclarait pourtant avec aplomb qu’il la regardait. Loïc, le père, la corrigeait avec tendresse en lui expliquant que son fils ne la voyait pas mais tournait sa tête vers elle, vers son odeur. Cette histoire d’odeur, Myriam la connaissait mais elle lui semblait trop exclusivement animale. Et elle avait la conviction intime que son fils la regardait par miracle.
Pendant ses premières années, Milos posséda des yeux de couleur indéfinie, un peu bleutés comme ceux de sa mère. Mais vers les 10 ans une mutation s’opéra, et les iris du garçon devinrent plus bleus. En une année, ils changèrent profondément, le bleu s’épura, s’intensifia, si clair, si lumineux, qu’il happait l’attention, attirait sur Milos l’émerveillement. Celui-ci fut rapidement gêné par son regard extraordinaire. Le bleu de la beauté absolue et de la folie. Il était désormais l’objet d’une sidération si répétitive qu’elle faisait de lui une sorte de phénomène, oui, de monstre. Milos était précoce, déjà la préadolescence sourdait en lui, et il aurait tant aimé qu’on ne voie pas ces métamorphoses. Il désirait rester caché mais ses yeux le désignaient, l’exhibaient jusqu’à la honte. Myriam tentait de minimiser ce drame qu’elle attribuait à la timidité du jeune âge. Loïc en riait. Mais une scène bientôt expulsa violemment Milos de l’enfance et le précipita dans le cataclysme de la cruauté.

Il s’agissait d’une gamine d’Antibes, où la famille habitait. Elle avait coutume de jouer avec Milos. Elle était sa petite amoureuse. Milos était subjugué par ses impulsions, ses caprices et ses audaces. Mais il la redoutait un peu. Zoé adorait bander les yeux de ses camarades dans une sorte de colin-maillard de son cru. Milos se prêtait à cette volonté avec un mélange d’inquiétude et d’apaisement quand il sentait son regard sombrer dans la nuit et que la petite fille tournoyait autour de lui, le touchait, esquissait des gestes malicieux. Il avait un peu peur mais il était excité par cette présence d’un fantôme tourbillonnant, exigeant. Il entendait Zoé pousser ses rires de petite sorcière inventive. Il attendait.
Un jour, elle réunit autour de son ami les autres enfants qui partageaient le rite. Soudain, elle arracha avec violence le masque de Milos et, dans une attitude de voyeurisme si exaspéré qu’il s’en souviendrait toute sa vie, elle le regarda comme elle ne l’avait jamais fait, avec une expression de folie écarquillée, de frénésie. Tout son corps était tendu en avant, galvanisé, tandis qu’elle le sondait, le fouillait, le dévorait des yeux avec une boulimie hystérique. Une mimique vicieuse remplissait ses prunelles qu’elle dardait sur Milos comme sur une bête indicible. Ils étaient sur la plage, éloignés des adultes. Tout à coup, Zoé se pencha, saisit une poignée de sable crissant et la jeta au visage de Milos, en plein dans les yeux.
Loïc et Myriam rencontrèrent les parents de Zoé. Ces derniers réprouvèrent le geste de leur fille mais en minimisèrent la portée. Elle était si jeune ! Un mot malheureux échappa à Myriam, qui suggéra que Zoé était un peu perverse. Aussitôt les parents firent front devant ce qualificatif qu’ils trouvaient tout à fait inapproprié. On se quitta sur ce malentendu. Quelques jours après Zoé passa devant la maison de Milos en espérant qu’il l’apercevrait. En effet, il cueillait des fleurs dans le jardin avec sa mère et vit son amie. Zoé ralentit le pas et les regarda. Myriam entraîna son fils à l’intérieur de la maison. Il n’était pas question de se réconcilier avec cette fillette dangereuse qui risquait un jour de recommencer. Milos se retrouva derrière une baie vitrée par où il voyait la petite fille qui l’attendait. Il se sentit prisonnier de sa mère mais gardait un vif ressentiment envers Zoé. Toutefois l’attente têtue de cette dernière, sa perplexité, son expression d’incrédulité le troublaient, le tourmentaient. Il aurait voulu savoir s’expliquer avec elle. Mais il se sentait impuissant, incapable de trancher entre son amie et sa mère. Il resta ainsi embusqué derrière sa fenêtre tandis que la petite fille le scrutait, l’œil sombre, à travers la grille du jardin. Milos fut longtemps hanté par ce regard fixe et ténébreux qui semblait condamner sa lâcheté. Alors que c’était Zoé la coupable.

L’enfant commença de souffrir des yeux. Ce fut une série de symptômes inflammatoires qu’on attribua d’abord aux grains de sable. Myriam lui administrait en vain des gouttes de collyre, qu’il fallut arrêter car elles devenaient elles aussi irritantes à la longue. Finalement, Milos fut équipé de lunettes fumées qui dissimulaient l’éclat surnaturel de ses iris. Elles le protégeaient aussi d’une lumière dont il ne supportait plus l’agression. C’était le soleil qui lui faisait mal, lui faisait peur. Le soleil sur les vagues éblouissantes de la Méditerranée immense. Il refusa d’aller à la plage. Sa mère pourtant essayait de l’emmener avec elle pour éviter une rupture radicale avec le monde extérieur. Mais derrière ses lunettes la mer était terne, comme émoussée, le ciel blanchi. C’était un monde aveuglé, désamorcé de son charme, de sa violence crue.
L’école se mua pour le garçon en supplice. Car il y croisait Zoé, qui gardait avec lui une distance stricte. Comme si une ligne invisible lui interdisait d’approcher – c’était sans doute un ordre de la famille et des maîtres. Cependant souvent, de loin, elle continuait de le scruter du même regard d’incompréhension noire telle une malédiction. Les autres enfants révélaient une pareille suspicion avec la lame de leurs yeux glissée par en dessous. On le changea d’école. Il fut placé dans le privé.
Milos devint un excellent élève. Un après-midi d’hiver, il neigea. Les flocons étaient rares à Antibes et les enfants en profitèrent pour jouer tout leur saoul dans la cour de récréation, improviser de longues glissades. Milos dérapa sur une plaque de neige verglacée et tomba. Sa chute décrocha les lunettes de ses yeux. Il était à genoux, plongé en plein désarroi. La fille qui partageait le jeu surprit l’émouvant, le merveilleux regard piégé comme en flagrant délit de rayonnement. Milos mesura l’impact du bleu précieux sur le visage de sa camarade. Une expression un peu ivre, un peu hagarde, l’envahissait. Elle semblait faire face à une apparition, au surgissement d’un animal, d’un joyau fabuleux. Mais elle se ressaisit vite et lui adressa un sourire d’une angélique douceur en lui tendant d’un air désarmé les lunettes tombées dans la neige. Elle s’appelait Marine et elle devint sa petite amoureuse.

Quelques années plus tard, Milos comprit que sa mère ne l’avait pas appelé ainsi par hasard. Elle ne l’avait pas prénommé Milos en raison de la consonance tchèque. Il devait reconstituer les faits au fil du temps. Sa mère se souvenait d’un séjour qu’elle avait accompli à la fin de son adolescence dans les Cyclades, en Crète et sur l’île de Milos. Ce fut un été absolu, dans le bleu extrême. Une joie dans une réverbération blanche dont elle ne savait plus si elle venait de l’éclat des maisons ou des plages éblouissantes. Il apprit bien plus tard, par des confidences et des fuites, qu’elle avait rencontré un homme fascinant sur une plage, en Crète. Mais peut-être avait-il magnifié cet amour sauvage et légendaire. Une sorte de rapt, comme celui d’Europe enlevée par Jupiter métamorphosé en taureau. Myriam avait cueilli des fleurs qu’elle avait offertes à l’inconnu qui lui souriait. Il l’avait caressée, portée dans ses bras, emmenée nager dans la mer. Ils étaient revenus sur le rivage, dans un bois de saules, au bord d’une source, elle s’était donnée et il l’avait prise sans la blesser. Puis ils avaient séjourné une semaine à Milos. Ainsi avait-elle échappé à la tragédie de la douleur initiatique. La Crète et Milos restaient dans sa mémoire un lieu sublime. Plus tard, ayant eu l’enfant avec Loïc, elle aurait presque songé à l’appeler Minos, à cause de la Crète dont ce dernier fut le roi et, surtout, parce qu’il était né d’Europe ravie par Jupiter transformé en taureau blanc. Mais la consonance infernale du nom l’en dissuada. Elle le transforma en Milos, du nom de cette île où son premier amant l’avait emmenée pour poursuivre leurs vacances amoureuses.
Jamais elle n’avait raconté à Loïc l’extase de la première fois. Car il était jaloux. Mais surtout il était impossible à Myriam de trouver les mots pour dire cette félicité étourdissante de ses 17 ans. Elle aurait eu l’impression de la corrompre, d’en perdre l’image. Même si, au fond, il ne s’agissait plus d’une représentation précise et concrète mais d’un souvenir un peu halluciné, d’une pureté où elle s’abîmait. La première fois que Milos crut saisir cette histoire d’île originelle, ce fut en surprenant une conversation intime entre sa mère et une amie.
Il entendit aussi Myriam évoquer le Minotaure, qu’elle reliait à Picasso, dont le château-musée était sis sur la corniche d’Antibes. Milos trouvait ce nom de peintre à la fois comique et mystérieux. Myriam l’admirait avec passion. Une autre fois, avec ses parents, ils passèrent le long de la même promenade qui dominait les murailles de la ville. Et, à côté du musée Picasso, ils regardèrent le dernier atelier de Nicolas de Staël, cette terrasse d’où il s’était jeté pour se tuer. Ils lui expliquèrent la chose avec le maximum de tact. Mais leurs mots ne parvinrent pas à réduire l’impact du fait brut. Alors Picasso et de Staël établirent dans son imaginaire une figure double, antagoniste et presque sacrée, inhérente à Antibes où il était né, au génie de la cité dont il ne savait s’il était bienfaisant ou secrètement maléfique. C’était une sorte d’envoûtement des possibles.
Marine, adolescente, adorait se baigner sur la plage de la Garoupe, à laquelle ils se rendaient à vélo. Ils savaient que c’était la plage préférée de Picasso, qui y venait avec Olga, au temps de leur amour intact. Le bleu de la masse océanique dansait sous le feu du soleil. Marine tenait la main de Milos et l’entraînait dans cette espèce de pèlerinage vers l’absolu. Il ne portait plus ses habituelles lunettes mais un masque de plongée à la transparence teintée qui continuait de dérober ses prunelles. Il enviait les autres qui jouissaient d’un contact direct avec l’espace illuminé, l’affrontaient avec une allégresse tranchante, une sorte de défi. Marine était peut-être tentée de l’inviter à abandonner le masque, Milos devinait parfois une intention s’esquisser dans son regard qui inclinait dans ce sens. Mais elle n’osait pas. Alors elle plongeait dans la mousse de l’écume, se trémoussait, bandait les muscles de ses reins, de son dos, nageait. Et Milos l’imitait, mais il lui semblait qu’il n’adhérait pas complètement à l’action. Il devait mimer sa joie avant de la ressentir et il ne l’éprouvait pas avec la plénitude que Marine manifestait.
Vers le soir, après avoir paressé sur le sable, quand la plage se vidait, ils rejoignaient une zone de rochers escarpés. Marine embrassait les lèvres de Milos en lui ôtant doucement ses lunettes. Chaque fois, pendant ce baiser, elle fermait les yeux pour rassurer Milos ou peut-être pour s’éviter à elle-même d’être confrontée à cette folie de regard pur, à son bleu tabou. Lui la contemplait, saisi par la beauté de son visage totalement offert, harmonieux, lissé comme dans la prière, en proie à la sainteté de l’amour.

Milos fit des cauchemars et fut atteint de crises de somnambulisme. Ses parents durent convenir que la crise n’était pas passée. Ils se résignèrent à le conduire chez une psychologue. La psy expliqua à Myriam et à Loïc que sa technique consistait par différents exercices à renforcer le moi de Milos. En effet, Milos devait apprendre à la regarder, petit à petit, en quittant ses lunettes. Sans dérober les yeux ni fuir. Il devait prendre le dessus, quitte à être agressif.
Milos ne l’était guère. Il sentait que la psy le poussait hors de ses gonds. Mais il ne cédait pas à cette injonction qui lui semblait factice. La psy disait aux parents qu’il y avait de la violence dans leur fils de 16 ans mais qu’elle ne sortait pas. Quand Milos parvenait à fixer de son regard la thérapeute, il percevait cette espèce d’expression qu’elle adoptait où elle essayait de voiler, d’effacer, la curiosité ressentie devant la beauté des yeux de son patient. Il notait ce qu’il y avait de forcé dans son attitude, son naturel un peu fabriqué.
Milos ne parlait jamais à Marine de la psy. Ils se déshabillaient et ils se caressaient. Ils n’allaient pas au-delà.

La pinède s’étendait devant eux, striée de troncs, ailée de branches longues et noires. L’air en était tout parfumé. Le T-shirt de Marine moulait sa poitrine en sueur. La serviette de bain lui fouettait les cuisses avec douceur. Il y eut un raidillon très escarpé qui tira sur leurs mollets. Du sommet d’une série de dunes, ils virent la mer gicler dans la vaste lumière. Bloc de bleu sans vapeur taillé dans le soleil. Marine se déshabilla complètement et courut vers l’eau sans regarder Milos. Il fut jaloux de sa liberté mais sa blessure était contrebalancée par le jeu leste et musclé des fesses de Marine qui aiguisaient son désir. Il se dévêtit, posa ses lunettes et sa serviette sur une écorce sèche et rejoignit son amie à toute vitesse. Elle avait traversé la vague d’un plongeon frontal et réapparaissait de l’autre côté dans une zone presque calme où l’on pouvait nager. Milos, moins aguerri, ne savait piquer droit dans le renflement houleux. Marine, rieuse, surgit dans un bouillonnement, lui passant le bras autour du cou. Ils nagèrent longtemps, tous deux, se saisissant, s’embrassant, se lâchant, tournoyant l’un autour de l’autre. Marine avec une rapidité de sirène disparut tout à coup. Milos sentit le corps fluide le long de ses jambes. Il les écarta pour laisser passer la fusée de muscles. Il oscilla sous la poussée. Elle émergea, ses cheveux gluants lui faisaient un casque garçonnier. Elle dévora les lèvres de son ami en le regardant de façon éperdue.
Ils quittèrent le rivage, s’allongèrent au soleil en se caressant. Puis, main dans la main, ils gagnèrent les dunes, prirent leurs serviettes et dévalèrent vers la forêt. Ils trouvèrent une niche fraîche, ombreuse, que la brise balayait, répandant tous les sucs, les ferments des aiguilles et de la résine des pins. Marine avait étendu sa serviette et pressait Milos contre sa poitrine et son ventre avec une passion tendre, une intensité qui transfiguraient son visage. Elle fermait les yeux avec langueur. Milos se fourra dans l’écartement des cuisses, s’aidant de la main, s’agitant, s’essoufflant soudain, cœur battant. Il sentit la résistance, insista, aveuglé, dans une espèce de ruade résolue. Et cela céda, entra. Il éprouva alors un sentiment de liberté, de soulagement ivre, exécuta plusieurs mouvements avides, insista. Mais Marine se crispa. Ses yeux s’ouvrirent et Milos fut frappé par le regard indicible de son amie. Il s’affaissa de côté, poignardé par ce regard écarquillé qui le scrutait, l’interrogeait, le cherchait, semblait ne plus le reconnaître. Une stupeur avait envahi les yeux de Marine qui se ressaisit aussitôt, affectant un petit sourire pauvre et tendre.
Le sang coulait le long de sa cuisse. Elle l’essuyait avec sa serviette qu’elle comprimait contre son sexe. Milos était terrorisé. La forêt et la plage qu’ils avaient choisie étaient éloignées de tout. Ils entreprirent la traversée du retour sur un sentier qui n’en finissait pas, accablés par la chaleur, sans la moindre goutte à boire. Marine gardait la serviette coincée entre ses cuisses, ce qui brisait sa marche d’animal blessé, vacillant. Milos pleurait. Il leur semblait errer, condamnés par une malédiction qui les broyait. Milos avait honte et se sentait coupable. Marine bégayait que ce n’était pas de sa faute, que ce n’était pas grave, que c’était normal. La forêt brûlait autour d’eux ses parfums violents. Puis, quand ils rejoignirent la route, une stridence les submergea, la frénésie de toutes les cigales criblant l’espace de leur volume sonore, conjurées pour les harceler.
Les parents de Marine étaient absents. Ils filèrent dans la maison vide jusqu’à la chambre. Marine tamponna encore un peu et enleva la serviette, Milos vit la partie spongieuse tachée de sang. L’effroi s’engouffra dans sa poitrine, il était stupéfié de remords. Marine, étendue sur le lit, semblait dolente. Des cyclistes passèrent dans la rue en poussant des exclamations et des rires. Ils se taisaient. Ils entendaient le bruissement des insectes. L’été les enveloppait de son paroxysme indifférent. La maison était comme morte. Marine murmura que c’était fini et Milos entendit la phrase comme la rupture irréparable de leur amour tué par le bleu cruel de la mer, par la forêt toute-puissante, et par sa faute qui lui fouillait les entrailles.

Ils restèrent deux semaines sans pouvoir se voir ni se parler. Sans répondre à ceux qui s’en étonnaient avec discrétion. La mère de Milos tenta de l’aider mais il se braqua avec une telle brutalité qu’elle battit en retraite. Le papa de Marine l’adorait. Il l’avait vue pleurer. Il entra dans sa chambre, s’assit à côté d’elle, lui prit la main en gardant le silence. Elle s’appuya gentiment contre son épaule mais ne réussit pas à dire ce qui la faisait souffrir.

Quand la psy l’invita à s’installer dans le fauteuil de leur face-à-face, il sentit monter en lui un flot de haine. Il n’aimait pas la tête, l’expression, l’attitude qu’elle adoptait, où il y avait quelque chose de professionnel, de mécanique, de distrait, qu’elle masquait par la relative douceur de sa voix. Elle recommença les exercices stéréotypés, sûre de sa pratique, de sa science du comportement, du conditionnement. Il devait la regarder dans les yeux sans vaciller en l’écoutant parler ou en lui parlant. Elle tentait de lisser, de normaliser la situation, comme si de rien n’était. Milos rentrerait ainsi dans le rang, les yeux découverts, les yeux nus, affrontés à la violence du monde. Il subirait de nouvelles agressions, verbales ou physiques. Sa beauté lui rallierait les cœurs mais lui vaudrait le ressentiment, la calomnie, le rejet, la rage. Il rejoindrait la cohorte de tous les êtres composant avec l’amour et le fiel.
Alors il ne baissa pas les yeux mais les détourna, saisi de dégoût.
Elle lui commanda avec une tranquille assurance de la regarder. Dans une brutale volte-face, il lui lança :
– Vous me faites chier !
Il vit la surprise, le sursaut, dans les yeux de la thérapeute. Ce mélange d’hostilité et de jouissance secrète. Était-ce cela justement qu’elle avait voulu obtenir, cette révolte, ce passage à l’acte, ce réflexe de domination ? Ou bien était-elle quand même prise à revers dans le train-train des séances qui auraient dû progresser par degrés mais sans esclandre ?
Elle lui apparaissait comme une petite femme frisottée, rouge à lèvres vif, assez coquette, assez bien conservée, la cinquantaine dépassée. Têtue, infatuée de sa méthode, autoritaire, cérébrale. Une tête de vieille petite fille qui réglait il ne savait quels comptes, elle aussi, avec son enfance, quel passif crapoteux, intime, résolu par un tour de force de la volonté. Ancrée, verrouillée.
Elle laissa passer un moment, puis déclara :
– Je sais que c’est difficile.
Malgré l’espèce de douceur artificielle de sa voix, elle persistait, elle réclamait son regard, son visage, sa peau, qu’elle voulait soumettre à la loi. En ce bas monde, on ne se défile pas. Elle le lui avait fait comprendre plusieurs fois.
– Je ne vous aime pas.
Il avait sorti cela froidement.
Elle émit le petit rire professionnel, institutionnel. Des colères comme la sienne, elle en avait connu, favorisé sans doute.
– La question n’est pas de m’aimer ou pas. C’est quoi la question ?
– Vous m’énervez, vous m’horripilez ! Quand je vous regarde, je vois tous vos défauts. Vos vêtements à la mode, votre maquillage soigneux mais vain ! Tous vos petits airs…
– Oui…
Elle lui avait fait souvent le coup de ce « Oui… » tactique, un peu amorti, censé ouvrir le jeu, l’inciter discrètement à continuer, à vider son sac, avant de reprendre, il le savait, le dressage rectiligne, les exercices comportementaux catalogués par ses maîtres.
– Je ne vous supporte plus. Tous vos petits airs.
Elle tentait de garder le même visage impassible et neutre, mais attentif, ouvert à tout. Cependant il voyait ce reflet de nervosité, de froideur refoulée. Il sentait que son regard bleu fixé sur elle l’envahissait, la décontenançait. Et pourtant, c’était bien ce qu’elle avait cherché, qu’il exhale sa colère. Il se sentait dénué de tout fard, lui, il se sentait pur, il lâchait son regard, il le déployait comme un océan vierge, jailli de l’intérieur, il l’épanouissait, il en inondait l’adversaire submergée mais qui résistait avec une secrète hauteur.
– Ne cédez pas quand même à un sentiment de toute-puissance. Tout cela est bien, très bien ! Mais ne basculez pas dans l’autre sens, un nouvel excès… C’est cela que nous devrions travailler désormais. Cet équilibre.
– Je ne veux plus travailler quoi que ce soit, je ne peux plus, je n’ai plus confiance en vous. Au vrai, je n’ai jamais eu confiance.
– Mais vous savez, vous pouvez toujours changer de thérapeute…
– Je veux me tirer.
Milos se leva sans y avoir été invité, contrairement à ce qui avait toujours été la règle entre eux. Elle murmurait : « Bon… », « Bien… », esquissait la mimique ou le geste qui suspendait la séance et lui, maîtrisé, ficelé, obéissant comme un caniche, se levait, se sentait escamoté, chassé, non sans être sommé de payer.
Elle se leva à son tour. Il lui tourna le dos et se dirigea vers la porte. D’une voix calme et haute, elle lui lança :
– Il me semble que vous avez oublié quelque chose.
– Non, je ne paie pas. Je ne paie plus ! C’est fini.
– Vous savez bien que ce sont vos parents, alors, qui vont payer. Ce sont eux qui paient de toute façon, et c’est normal…
– Vous irez leur mendier vos sous !
– Mon dû, répondit-elle avec la même sobriété imperturbable, insupportable.
Elle se tut. Attendit. Il n’était pas encore parti.
– Vous savez, je suis obligée de vous le dire, ce n’est pas encore fini…
– Mon travail ?
– Oui…
– C’est un échec, fondamentalement, ça ne marche pas, cela n’a jamais marché !
– Peut-être faudra-t-il accepter de regarder la réalité en face. Vous ne partez pas au bon moment…
Elle était debout, droite devant lui, petite, en jupe plissée, bas noirs, son visage légèrement meurtri, ridé, poudré… les yeux fatigués. Voulait-elle son bien ou la vérification de ses théories ?
– Je pars. Je m’en vais. Avec mes yeux, sans mes yeux…
Il voulait la mettre en échec. Qu’elle retourne à son bureau sans son fric et qu’elle médite. Il savait qu’elle trouverait l’argument infaillible pour s’en laver les mains. Ce serait de sa faute, à cause de ses symptômes qu’il refusait d’abandonner. Elle aurait toujours le dernier mot. Une professionnelle appuyée sur la religion de ses confrères, leur enceinte inexpugnable.
– Si vous le préférez, vous pouvez tenter une psychanalyse. Ce sera plus long, mais…
– Non ! Je sais, la psychanalyse, vous détestez ! J’ai entendu un débat à la télé entre une psychanalyste et un comportementaliste. C’est la guerre, un dialogue de sourds, la haine. Chacun défend son fief, sa boutique…
– Moi, je ne vous dis pas ça.
– Mais votre ton l’a sous-entendu. Je m’en vais.
– Vous allez où ? demanda-t-elle avec douceur.
Quelque chose avait lâché soudain, elle avait posé sa question avec une espèce de sincérité naturelle, perplexe. Il répondit :
– Je vais voir…

Milos était parti sans payer. Dans la rue, il se sentit un extraordinaire sentiment de liberté. Il alla chez Marine. Elle revenait du lycée. Il l’entraîna dans la chambre. Ils se caressèrent longuement. Il ne tenta pas de la pénétrer. Ils se donnèrent avec leurs lèvres, leurs mains, tout leur corps, un plaisir inespéré. Ensuite, ils allèrent se promener le long de la mer. Sa respiration bleue était à la hauteur de leur bonheur.

Il avait trouvé le masque dans la chambre de sa mère, sur l’étagère d’une armoire. Elle s’en était servie lors d’un récent voyage en avion. L’idée s’était imposée d’un coup, à la fois nécessaire, troublante : l’utiliser avec Marine. Pourtant, leur dernière étreinte s’était passée normalement même s’ils n’étaient pas allés jusqu’au bout. Pris dans l’engrenage de leur désir, ils avaient échangé des regards spontanés. Sans peur. Mais la scène de la première fois ne s’était pas effacée pour autant. Elle surgissait soudain dans le cerveau de Milos, impromptue, souvent à contre-courant de la situation qu’il vivait. C’était en général dans des moments de paix relative ou des flambées de joie. Alors l’image se plaquait dans son esprit. Le regard incrédule de Marine, comme si elle découvrait un inconnu, un étranger, un intrus.
Ils se retrouvèrent encore dans la maison muette pendant l’absence des parents de la jeune fille. Il sortit le masque de sa poche et le jeta sur le lit, sans se décontenancer, avec un aplomb qui ne lui ressemblait pas. Elle feignit de ne pas s’étonner. Leurs baisers commencèrent. Il portait toujours ses lunettes fumées. Il les enleva doucement et se saisit du masque abandonné sur le lit. Il l’ajusta sur les yeux de Marine comme s’il s’était agi d’un jeu. Il la déshabilla complètement et se dénuda à son tour. Il l’embrassait avec frénésie, lui suçait les seins, l’intérieur des cuisses. Mais c’était surtout sa bouche qui exaspérait son désir, la bouche exquise du visage passionné dont le masque noir rehaussait la beauté d’une aura mystérieuse. Sa bouche visible, soulignée, offerte. Le contour ourlé, sinueux, des lèvres entre lesquelles le bout de la langue apparaissait, l’attendait. Il ôta ses lunettes. Et l’empoigna, la serra dans un élan glouton. La dévorant des yeux, la palpant, lui massant le pubis et la fente jusqu’à ce qu’elle soupire, respire plus fort, le cherche, l’attire, se noue à lui. Alors il put la pénétrer avec douceur, un peu, d’abord, puis plus avant, en l’écoutant, en suspendant son souffle. Et cela jusqu’au fond de son beau ventre lisse. Ils firent l’amour pour de bon, il la retourna. Son œil fixait le coin aminci du masque qui relançait sa convoitise. Il voyait la commissure de ses lèvres plissées dans un sourire de volupté.
Ils se séparèrent enfin. Il avait remis ses lunettes. Elle quitta le masque. Elle semblait heureuse. Ils allèrent se promener dans le jardin dont elle effleurait les ramures au passage de sa longue main fine. Parfois, elle crispait avec volupté les doigts autour d’une grappe de feuilles vertes dont elle jouissait de la texture soyeuse. Et c’était comme s’il l’avait vue faire le même geste en continuant de porter le masque dans le jardin ébloui de lumière.

Les jours suivants l’image du masque avait occulté celle des yeux cruellement surpris de Marine. Ils poursuivirent le jeu quand l’occasion se présentait, que la maison était déserte. Par la fenêtre ouverte le ciel entrait dans la pièce parfumée. Un soir torride, ce fut un coléoptère géant dont ils ignoraient le nom et dont ils admirèrent un peu effrayés la carapace compliquée. Mais un après-midi il sentit le léger dépit de la jeune fille, une imperceptible réticence à se revêtir encore de l’oripeau dont il ne se lassait pas. Il écarta l’accessoire, garda ses lunettes. Elle les lui enleva avec un joli sourire au détour de leurs baisers. Il fut frappé par une sorte d’anesthésie, de décalage, et ne put reprendre le fil de l’étreinte. Il perdit son désir. Elle le caressa comme si rien ne s’était passé.
Les parents de Milos accueillirent deux amies à déjeuner. Jeanne et Samantha. Cette dernière était celle à qui sa mère avait raconté l’aventure de son premier amour dans les Cyclades. »

Extraits
« Alors l’amour de Vivie change de face, Plus intense, plus fervent, Comme si, désormais, un lien presque sacré l’attachait à lui, À son secret, Elle veut le voir plus souvent. Elle désire le voir tout le temps, Elle, si souple, si concrète, si positive, perd toute logique. Émotive, elle s’emballe, elle s’affole. La passion la bouleverse, réveille quels secrets enfouis ? Car il ne la connaît pas. Il ignore tout de son passé. En dehors du type entrevu, du compagnon manifeste. Ils ont fui les confidences.
Personne n’est à l’abri du rapt. Europe cède à la houle qui l’emporte. Sur l’île de Minos. Pour un taureau immaculé. Un Minotaure transfiguré, Pasiphaé… Myriam, sa mère. Toutes ces histoires ne cessent de nous prendre, de nous tuer, de nous sauver.
L’angoisse tenaille Milos de ne pas être à la hauteur de cet amour fou. Une impossibilité le ronge. La belle Vivie l’a arraché à sa solitude, au sentiment de l’exil. C’était une surprise du désir. Mais Vivie n’est plus la même. Ce qui l’a séduit, en elle, est son autonomie, son chic, son toupet devant la vie. Sa manière de mener son affaire avec agilité, de compartimenter deux amours, de masquer son délit de volupté. Milos l’a d’abord admirée. Puis la loi du plaisir s’est imposée. Mais voilà qu’il se sent indisponible pour une autre dimension. Ses yeux l’ont piégé une fois de plus. Mais en sens inverse des circonstances originelles : cette poignée de sable de Zoé qui avait voulu rompre le charme, le dévoyer, le meurtrir.
Submergé, il désire moins. Cette tendresse effrénée lui fait peur, rallume des échos de Marine, en les dénaturant. Comme si la passion de Vivie était une imposture, un aveuglement. La jolie fille libre et lucide, tombée dans l’esclavage d’un mythe. Aliénée par une image. » p.165

« Cette vision de Zoé l’habita toute la journée et le soir, dans son lit. Les réminiscences de leurs petits jeux sensuels, des privautés autoritaires de la fillette. Et la scène féroce, cette volée de grains perçants, ardents, criblant les yeux, tuant la vue, l’amour. Elle l’avait reconnu malgré ses lunettes noires. Elle savait ce qu’elles masquaient, toute leur histoire primordiale. Ce qu’il ignorait est qu’elle s’était retournée vers lui, espérant un nouveau regard, qu’il ôte le masque et lui rende l’impression surnaturelle de l’enfance. Le bleu lumineux, le bleu perdu, le bleu qu’elle avait attaqué, parce qu’il était d’une excessive, insupportable pureté, qu’elle le désirait et que la seule façon pour elle de s’en saisir, alors, avait été de tenter de le détruire, de le tuer, de l’enfouir sous le sable de la plage. Deux yeux crevés sur lesquels des enfants viendraient dresser un château de sable que le bleu de la mer emporterait, ravissant dans son reflux les yeux éteints. »
p. 170

« Un récit privé du pouvoir de l’imagination ne peut scruter la profondeur et le diversité du réel. L’œil, c’est l’imagination.» p. 303

À propos de l’auteur

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Patrick Grainville est né en 1947 à Villers. En 1976, il a obtenu le prix Goncourt pour Les Flamboyants. Le 8 mars 2018, il est élu à l’Académie française, au fauteuil d’Alain Decaux (9e fauteuil). (Source: Éditions du Seuil)

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Rien n’est perdu

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  RL2020

En deux mots:
Vue du neuvième étage d’une tour de Nanterre, la vie de Pierre-Louis semble bien grise. Alors, avant de quitter cette famille qui l’étouffe, sa sœur décide de lui montrer des couleurs, celle de Van Gogh exposées à l’Orangerie. La vie du jeune adolescent bascule alors.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Nanterre, 1971, les roulottes, la révélation

Dans Rien n’est perdu, Pierre-Louis Basse montre comment la vie d’un garçon a été transformée par un tableau de Van Gogh, mais raconte aussi avec nostalgie la France autour des années 70.

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«Revoir mes Roulottes, c’était comme si j’avais retrouvé tous ceux qui s’étaient éloignés au fil du temps. Les anciens. Les absents. Les vivants. La preuve qu’il fallait y croire. Souvent, il ne manquait pas grand-chose pour y arriver dans nos vies. Un rien. Même pas un coup de pouce. Juste un tableau, ce dimanche de décembre 1971. Cette beauté qui prend la peine de vous regarder.»
Tout est dit, ou presque. Tout est si merveilleusement dit. Après Je t’ai oubliée en chemin qui revenait sur une douloureuse séparation, Pierre-Louis Basse poursuit l’exploration de sa vie en remontant jusqu’à l’adolescence, ce moment-charnière où tout peut basculer. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le narrateur ne se préparait pas à des lendemains qui chantent en affirmant haut et fort que «dès l’entrée en 6e, l’école me fit horreur».
Si la finalité du système éducatif semble lui échapper, il ne trouve pas vraiment d’autres raisons de s’enthousiasmer autour de lui. Les souvenirs qui lui restent de l’appartement familial situé au neuvième étage de l’Avenue Frédéric-Joliot-Curie à Nanterre, où la famille emménage en 1960 sont d’abord «une pluie fine, des chantiers à perte de vue, Un pays en noir et blanc. Gris.» Gris, comme la R16 de son père, qui ne pourra jamais rivaliser avec la DS 21 de l’oncle. Une impression qui va s’accentuer avec quelques événements tragiques : «Nous verrions des types – parfois des femmes – se jeter dans le vide du ciel de Nanterre». Preuve que la vie dans la ceinture rouge était tout sauf rose. Ajoutons-y le poids de la perte d’un enfant, un fils qui disparaît après quelques semaines, laissant derrière lui une douleur persistante : «Un mois. C’est une vie si longue à oublier».
Peut-il alors se réjouir de son initiation sexuelle par «la madone du dixième étage» ? Pas vraiment, car elle influencera durablement sa vie affective, en la marquant du sceau de l’instabilité : «aimer est une conquête puis une fuite».
Pourtant tout va basculer lors d’une de ces journées grises, en décembre 1971. Sa grande sœur – qui va choisir la fuite pour échapper à la sensation d’étouffement qui la ronge – décide de lui faire découvrir l’exposition Van Gogh au musée de l’Orangerie. Le choc est tel qu’il en sera marqué pour la vie, en particulier par ce tableau des Roulottes. Cette «impression qu’il est possible de rêver devant autre chose que la finale de la Coupe du monde de football au Mexique» a tout d’une leçon initiatique, d’un moment de vérité. Au gris succède une large palette de couleurs, à l’obscurité la lumière, au terrain vague une superbe prairie et au carcan une formidable liberté. Un moment rare et bouleversant que Pierre-Louis Basse nous raconte avec la passion qui ne semble plus l’avoir quitté depuis. Un récit plein de sensibilité et de nostalgie, une tentative de retrouver les sentiments de cette enfance que l’on sait pourtant à jamais perdue. Mais aussi et surtout, la belle démonstration promise par le titre du roman. «C’était là, pourtant. Tout près du cœur. Une chose simple à conquérier. Il fallait un peu d’envie et de persévérance. Il fallait croire en sa bonne étoile.Surtout ne jamais renoncer.» À cœur vaillant, rien d’impossible !

Rien n’est perdu
Pierre-Louis Basse
Cherche-Midi Éditeur
Roman
160 p., 17 €
EAN 9782749163932
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Nanterre, mais aussi à Paris et à Pornic, Treffieux, Châteaubriant, Nantes, Vallorbe, Bernay, Lillebonne, Yvetot. On y évoque aussi Dakar.

Quand?
L’action se situe de 1945 à nos jours, avec une attention particulière à l’année 1971.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le petit garçon ne voulait pas de l’école. L’école ne voulait pas de lui. C’était le temps déraisonnable des terrains vagues, du rêve et de la violence. Nanterre, 1971.
Un jour de décembre, c’est le choc. L’envie d’apprendre revient avec la lumière d’un tableau de Van Gogh, découvert, main dans la main de sa grande sœur, au musée de l’Orangerie. Il reste sidéré devant Les Roulottes. L’échappée belle, la liberté, la fuite, dans une simple toile. Qui lui sauve la mise.
Et le petit garçon a laissé les terrains vagues. La renaissance après l’obscurité.
Ce roman est l’histoire bouleversante de cette renaissance. Parce que rien n’est perdu. Jamais.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Pierre-Louis Basse présente Rien n’est perdu © Production Cherche Midi éditeur

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Enfant, je tombai nez à nez avec Vincent Van Gogh une vie à remercier Les Roulottes. Plus tard, à souhaiter un dernier face-à-face en solitaire, dans un musée désert. Une vie à trimballer dans mes cartons, toutes sortes de reproductions bandes, cartes postales, images, photos, qu’importe; toujours le campement, près d’Arles, tel que l’avait imaginé le peintre en 1888. Le 12 août 1888. Un incendie de lumière. Une vie à se souvenir qu’un dimanche glacial du mois de décembre 1971, tandis que je fuyais l’école, Nanterre, ses boulevards, et plongeais dans la nuit, je fis l’apprentissage d’une beauté fulgurante.
Il est temps de revenir vers cette lumière. Je vais faire le voyage, très loin, vers cette grande sœur qui me prit la main ce dimanche de décembre. Qu’elle me dise comme la beauté pouvait sauver le monde d’un petit garçon qui refusait d’apprendre. La lumière. La grande sœur avait donné le signal du départ. Très jeune, elle avait fui vers la Yougoslavie, puis la Grèce. Elle s’y connaissait en fugues. En lumières retrouvées.
Toute une vie à mettre mes pas dans l’errance et tout ce qui peut trembler. Oui, il est grand temps de retrouver Les Roulottes.
Ce ciel vert Véronèse. Les chevaux qui ondulent. C’est à peine si l’on distingue les enfants. On dirait qu’ils sont sur le départ. Il est temps pour moi de comprendre comment un simple tableau a tout chamboulé. Repartir vers la douceur et le grand calme, quand tout est perdu.
Qu’y faire?
Dès notre naissance, l’effacement nous guette. La disparition, planquée dans un couloir familial, une cage d’escalier, un cimetière au pied de notre fenêtre, ou bien la réponse cinglante et cruelle d’un professeur qui ne sait pas encore que le petit garçon a tout entendu.
«Votre fils ne fera rien de bon. Il n’est pas fait pour l’école. C’est à vous de lui apprendre un métier au plus vite.» J’ai bien retenu cette phrase que ma mère nous répéta au cours d’un dîner. Souvent, ceux qui ne sont plus là – nos premiers disparus – hantent notre arrivée dans le monde. Plus tard, il sera bien temps de les oublier. Mais l’enfance ressemble à de grands sismographes.
Ces disparus, il suffira d’un rien pour qu’ils viennent souffler dans la nuque de nos premières années. Je remplaçai, poste pour poste, le frère aîné que je n’ai pas connu. L’étrangeté se double d’une sombre précision: j’ai su très tôt qu’il s’appelait Jean-Jacques, et qu’un refroidissement sévère l’avait emporté.
Jean-Jacques. Plus de soixante ans ont passé, et il me semble que ce Jean-Jacques est parvenu à m’accompagner en silence, invisible présence capable de déposer sur l’épaule du vivant comme un châle de chagrin impossible à surmonter. Une manière de me souffler à l’oreille dans les mauvais moments: «Je ne suis plus là, parmi vous, regretté par les anciens, mais je veille et t’encourage.» Combien de fois ai-je entendu au cours d’un déjeuner familial, pique-nique, retrouvailles avec les meilleurs amis des parents cette formule qui fait tilt chez celui dont l’obsession, dès l’enfance, est de tendre l’oreille: «le petit dernier».
C’est ainsi que le petit dernier se retrouve placé dans une situation qui l’obligera toujours à combler un retard imaginaire. J’observais au loin deux grandes sœurs qui me semblaient engagées dans des territoires dont j’étais privé. L’aînée, jeanne, la rêveuse éprise de liberté. Puis Solange, l’enfant de l’entre deux, silencieuse et volontaire. Plus profond: le grand frère disparu serait pour la nuit des temps celui qui, le premier d’entre nous trois, avait percé le jour.
Une aube merveilleuse s’était dérobée dans la nuit froide du mois de novembre 1948. Plus tard, devenu écrivain à force de tendre l’oreille, j’étais incapable de vivre sans les échos du passé. Il me semblait que tout ce qui pouvait se réaliser dans les temps présents n’avait d’épaisseur qu’en regard de ces événements qui avaient eu lieu des années auparavant. Comme si notre passage relevait d’une anecdote – éblouissante parfois, pénible à d’autres moments –, toujours actionnée par un lointain moteur qui nous faisait vivre.
Le geste banal d’un père, l’inflexion d’une voix féminine, le récit, parcimonieux et calme, du grand-père revenu de l’enfer des camps, le visage d’un vieil Arabe, en sang, comme éclaté après une manifestation de rue, en faisaient davantage dans la construction d’une vie que tous les savoirs que l’on nous imposait. À mesure que l’obscurité recouvrait mon enfance, il devenait évident qu’un carré de lumière seul, une échappée belle, était en mesure de m’offrir ce soupirail qui me permettrait de vivre. Les Roulottes viendraient. La lumière folle d’une toile, l’herbe brûlée feraient bientôt comme une roue de secours sur mon chemin cabossé. Puisque l’école, le lycée ne voulaient pas de moi, je m’en passerais bien. J’attendais Vincent. Ce n’était pas la nuit. Simplement, il me fallait absolument respirer au grand air. J’avais besoin de m’évader. »

Extraits
« On voudrait remonter le chemin sacré de l’enfance. Le simple fait de se retourner vers ces années disparues prend des allures d‘enquête policière. Les éléments dont je dispose sont devenus des pièces à conviction. Lettres, carnet de santé, bulletins scolaires, agendas. Ils sont la trace ultime de ces vivants que nous avons aimés. Ils en disent davantage que les photos, qui ne révèlent qu’une pose, un sourire, un air qui nous échappent.
Tandis que les photos nous empêchent de retrouver l’imaginaire de notre enfance, ce sont les écrits qui fixent le temps. Ces moments dont nous ne faisions pas partie. Ces lettres que je découvre bien des années après la disparition de ma mère déclenchent le révélateur dans une chambre noire. Elles me disent la rage, le danger durant la clandestinité. L‘angoisse et le chagrin de ne pas voir revenir son père déporté dans les camps. Elles me disent la rage, le danger durant la clandestinité. Elles me révèlent, dans l’intimité délicieuse de l’écriture, l’amour fou de mes parents. »

« Pour moi, les dés semblaient avoir été jetés dès l’année 1971. D’un côté se trouvait l‘ombre fraîche, délicieuse, de la paresse et des terrains vagues. Une espèce de laisser-aller au fil du temps, de dérive, comme il est si bon de dériver en barque au fil de l‘eau. Un territoire de brouillard où nous faisions la loi du désir. De l’autre, il y avait cette vie qui ne repasse jamais les meilleurs plats. Il fallait en urgence y trouver la bonne place. Mes jours étaient comptés. Comme ceux du prisonnier avant le retour à la liberté. Rien n’a changé. Il m‘aura fallu simplement trafiquer avec la réalité, pour y trouver ma place.»

« C’était là, pourtant. Tout près du cœur. Une chose simple à conquérier. Il fallait un peu d’envie et de persévérance. Il fallait croire en sa bonne étoile.Surtout ne jamais renoncer.»

À propos de l’auteur
BASSE_Pierre-Louis_©DR_OuestFrancePierre-Louis Basse © Photo DR Ouest-France 

Pierre-Louis Basse est devenu écrivain, après une première vie consacrée à la radio. Il est notamment l’auteur de Ma Ligne 13, Séville 82, Gagner à en mourir, et 19 secondes 83 centièmes. Sa biographie Guy Môquet, une enfance fusillée est portée à l’écran par le réalisateur Volker Schlöndorff. En 2019, il publie au Cherche Midi Je t’ai oubliée en chemin, le roman d’une passion contemporaine. (Source: Cherche-Midi Éditeur)

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