Monument Valley

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En deux mots
Pascal a choisi de s’exiler vers Monument Valley pour tenter de cicatriser sa blessure. Dans cette contrée désertique, il va rencontrer le propriétaire d’un motel et sa fille, ainsi qu’une française installée là depuis quelques années. Des rencontres qui vont le changer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le temps efface les blessures

Le personnage principal du premier roman de Pascal Chapus choisit de partir aux États-Unis pour faire son deuil. Du côté de Monument Valley – une contrée que l’on explore avec lui – il va faire plusieurs rencontres déterminantes.

Quand Pascal arrive à Monument Valley, ou plus exactement au motel du même nom, il n’a qu’une vague idée de son programme. Tout juste peut-on deviner à sa consommation d’anti-dépresseurs qu’il a choisi ce lieu pour prendre de la distance avec un passé douloureux.
Dans ce coin désertique, il va trouver une quiétude bienvenue, aidé en cela par Monsieur Heartwood, le gérant du motel avec lequel il se lie d’amitié.
Au fil des jours, il va faire connaissance du petit microcosme qui gravite autour du motel, de Lisa la fille de Monsieur Heartwood, qui s’occupe de l’entretien des chambres et de madame Delcour, une vieille dame qui a choisi de s’installer là depuis déjà six ans. Anoki, l’Indien Navajo qui propose aux touristes des randonnées à cheval quand il ne lance pas des poignards autour de cibles vivantes, vient compléter ce tableau.
Après une tentative avortée de rejoindre Monument Valley à pied, Pascal se range à l’avis du gérant et ira admirer ce somptueux paysage en voiture.
Les journées s’étirent, ponctuées par les repas préparés par Monsieur Heartwood, la lecture des romans de James Hadley Chase dont la bibliographie complète semble se trouver dans la bibliothèque et l’observation du va et vient des clients et des employés. Pascal vient de temps en temps donner un coup de main à la réception et à la cuisine et, quand un incendie se déclare au milieu de la nuit, il va parvenir à la circonscrire avec l’aide de Lisa. C’est en fait le chat, que Pascal a surnommé Miss Blandish, qui l’a prévenu.
Cet incident, dans ce coin si calme, va nimber le roman d’une aura de mystère, d’autant que la police conclut à une intention criminelle. Et alors que l’enquête se poursuit, Heartwood est hospitalisé. Pascal s’investit alors davantage dans la gestion du motel et préparera même un repas pour une dizaine de Chinois.
Au-delà du récit et des rencontres, c’est dans la gestion du temps que Pascal se reconstruit. J’irai même jusqu’à dire que cette nouvelle temporalité est au cœur du roman. Il n’y a alors pas d’obligations, pas d’emploi du temps préétabli. Et du coup, il est ouvert à tous les possibles. On ne peut que deviner la douleur de la perte subie, mais on comprend parfaitement que sous ce nouvel horizon les blessures cicatrisent petit à petit. Alors, une nouvelle histoire peut s’écrire.

Monument Valley
Pascal Chapus
Éditions Arléa
Roman
160 p., 17 €
EAN 9782363083296
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé aux Etats-Unis, non loin de Monument Valley. On y évoque aussi le Sud-Ouest de la France.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un homme fait étape dans un motel proche de Monument Valley au cours d’un voyage où il essaie de faire son deuil. Le lieu, dans son étrangeté, faite d’immobilité et de mystère, le retient. Il y trouve sa place naturellement et, au fil du temps, des habitudes se prennent. C’est comme si le motel, le désert, toute cette beauté minérale et épurée, les rares personnes qu’il rencontre, apportaient enfin une réponse au questionnement douloureux qui semble l’avoir jeté là. Mais l’équilibre est fragile.
Dans une lente dramaturgie, le récit, tout en émotions contenues, nous mènera vers un dénouement inattendu.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)

Les premières pages du livre
« 1
Le motel se dressait non loin du site de Monument Valley et en portait le nom. Monsieur Heartwood m’accueillit derrière son comptoir. C’était un homme qui semblait bon, avec des paupières tombant de fatigue sur ses yeux couleur d’eau. Je regardai ses mains posées à plat sur le devant de la réception. Il portait une alliance. Où était madame Heartwood ?
– Je pense rester une semaine.
– Je fais payer la première nuit. Et à votre départ, vous réglerez le reste.
Il me donna la clé de ma chambre. J’y déposai ma valise. La chambre était grande et climatisée comme à peu près partout aux États-Unis dans ce type d’établissement. Plus tard, mes affaires rangées, je m’éloignai à pied du motel. Je m’allongeai dans le désert, les yeux grands ouverts.
Le ciel presque blanc me recouvrait comme un linceul. Je dressai la main pour saisir la lumière. Un scorpion ou un serpent aurait pu me faire la peau. Je m’en fichais. Monsieur Heartwood serait venu à mon secours. La chaleur était écrasante. Je repartis dans ma chambre où je m’endormis dans l’air frais.
Le soir venu, je me rendis à la réception. Monsieur Heartwood était assis dans un angle de la pièce avec un livre entre les mains. Il le posa en me voyant.
– En quoi puis-je vous être agréable?
– Auriez-vous des sandwichs?
– Oui, bien sûr. Je peux vous préparer quelque chose.
– Merci. Je suis affamé et nous sommes tellement loin de tout…
– Oui, je le sais. C’est pour cela que nous offrons ce service aux clients. Vous voulez manger tout de suite?
– D’ici une heure, ce sera parfait. Maintenant que je suis rassuré, je peux attendre.
Je regagnai ma chambre et m’allongeai. J’observai les murs tristes, la commode désuète dans laquelle j’avais rangé mes affaires, une reproduction de chevaux accrochée au-dessus du bloc de climatisation, une table étroite, un peu trop haute, en guise de chevet. J’avais transpiré et j’allai prendre une douche. Je déchirai l’enveloppe de la petite savonnette neuve. L’eau gicla du pommeau fixé au mur et ruissela sur mon corps durant de longues minutes. Je n’existais plus, sinon par cette perception aqueuse, familière, qui faisait que j’étais partout et nulle part.
Un peu plus tard, monsieur Heartwood frappa à ma porte et entra avec un plateau sur lequel étaient déposés deux sandwichs et une cannette de bière. Personne n’aurait pu me combler autant. Il disposa le plateau sur la petite table, près de mon lit.
– Bon appétit.
Par la fenêtre, on vit une voiture pénétrer dans le parking et se garer devant la réception.
– Ah, un client, fit monsieur Heartwood.
Et il s’en alla.

2
Le lendemain, au réveil, j’avais un texto de mon amie Brigitte. Es-tu bien arrivé? Cette simple question me toucha. Je lui répondrais plus tard.
Ce matin-là, je décidai de rejoindre à pied le site de Monument Valley. Je me rendis à la réception où monsieur Heartwood me servit un café et des toasts. Je lui fis part de ma décision.
– À pied! Mais c’est très loin.
– J’ai tout mon temps.
– Vous avez un chapeau et de l’eau?
– Non.
Il disparut quelques instants et me rapporta une casquette et une bouteille d’eau fraîche.
– Prenez au moins cela.
Je le remerciai. Mon regard tomba une nouvelle fois sur son alliance. Mais où était madame Heartwood ?
La route 163 filait dans la lumière transparente du matin, au milieu d’un panorama désertique. À l’horizon, perdus dans l’immensité du ciel, de petits nuages blancs accrochés les uns aux autres inspiraient un sentiment d’éternité. Je marchais depuis un long moment au bord de la route lorsque je repensai à Anaïs. C’était la petite chatte de Michel. Je jouais des heures avec elle. J’adorais me soustraire à son regard derrière un meuble ou un mur, je voyais alors sa tête apparaître sur le côté pour me chercher. Elle est bête, mais elle est bête! me disait Michel. Je lui montre sa souris du doigt et au lieu de ça, elle se jette sur mon doigt! J’aurais aimé qu’Anaïs soit avec moi. Je l’avais laissée chez des amis qui disposaient d’un jardin. Je pris la bouteille dans mon sac à dos et bus quelques gorgées. Soudain, un bruit de corne de brume ébranla l’air. Un camion arrivant par-derrière me dépassa. Je m’écartai et le regardai filer vers l’horizon. Anaïs allait-elle bien? L’angoisse se réveilla à cet instant-là. Et plus le camion s’amenuisait dans le lointain, plus cette angoisse croissait. Quand il eut disparu de ma vue, je n’étais plus qu’un brasier vivant. Mon corps brûlait. Je paniquai et rentrai au motel. Une jeune femme vêtue d’une blouse et tirant derrière elle un aspirateur sortait de ma chambre. Elle me sourit mais cette marque d’amabilité me laissa indifférent. La fraîcheur de ma chambre n’adoucit en rien mon mal-être, elle l’aggrava au contraire. Je tournai un instant autour du lit puis m’y laissai tomber. J’avalai une barrette d’anxiolytique et pris la commande de la télé. Je fis défiler les programmes et m’arrêtai sur un épisode des Charlie’s Angels. Les voix de Jill, Sabrina et Kelly, leurs visages familiers tirés d’une période révolue me rassurèrent. Tout ça appartenait au passé, tout ça était mort comme cette pauvre Farrah Fawcett qui avait mis en scène sa triste descente aux enfers pour le bien de l’humanité. Dans la soirée, après avoir somnolé tout l’après-midi, je me rendis à la réception pour commander des sandwichs. Monsieur Heartwood était occupé avec des clients. J’attendis. Mon regard se porta sur les portes-fenêtres. Elles donnaient sur l’arrière, sur le désert. Un grand tapis aux couleurs passées recouvrait le parquet. Sur les murs vert pâle qui auraient mérité un coup de pinceau, étaient suspendus de vieux clichés d’un village Navajo et le portrait à l’huile, assez médiocre, d’un chef indien. Le mobilier était à l’avenant, des fauteuils solides mais sans grâce, une table basse, fruste, sur laquelle on avait posé un cendrier en verre. Un présentoir rotatif proposait des cartes postales de Monument Valley et des publicités pour des randonnées à cheval.
Dans le prolongement de la réception se trouvait une autre pièce, une modeste bibliothèque. Dans un renfoncement, étendue dans un panier en osier, une chatte allaitait ses chatons. Je m’approchai. La chatte me regarda un instant, puis détourna la tête en clignant des yeux. Son pelage était clair, presque blanc, à l’exception d’une tache rousse qui auréolait son museau. J’observai un long moment le tableau de l’affection maternelle. Ce fut un apaisement. J’examinai les livres, la tête penchée. Je tombai sur un nombre considérable de romans de James Hadley Chase, sans doute l’intégralité de son œuvre, des policiers. J’empruntai Pas d’orchidées pour miss Blandish, un titre qui me parlait.
Avant de quitter la pièce, je m’approchai encore de la chatte qui leva vers moi ses yeux énigmatiques.
– À bientôt, Bibi! lui dis-je doucement.
Bibi était le nom que Michel donnait à sa chatte pour l’appeler. C’était aussi le nom qu’il me donnait quelquefois.
Monsieur Heartwood venait de remettre les clés de leur chambre à des clients. Il se tourna vers moi.
– Comment allez-vous?
– Je viens de voir votre chatte.
– Oh, celle-là! Ça fait sa troisième portée et je n’ai jamais vu un chat rôdant dans les parages. Elle doit partir vadrouiller Dieu sait où. Parfois, on ne la voit pas des journées entières.
– J’ai vu qu’il y avait des livres dans la pièce d’à côté. Je me suis permis d’en prendre un.
– Vous avez eu raison, la bibliothèque est faite pour ça.
– Alors tant mieux. Est-ce que vous pouvez me préparer des sandwichs pour tout à l’heure. Je n’ai rien mangé de la journée.
– Avec plaisir. Je m’approvisionne auprès de fermes locales, ça fait toute la différence. Ce soir, je vous en préparerai au poulet.
– C’est vraiment gentil de votre part.
Je sentis que mes paroles lui allaient droit au cœur. Ce soir-là, monsieur Heartwood frappa à ma porte et se présenta avec son plateau.
– Voilà votre repas, avec un verre de vin blanc offert par la maison. Vin blanc de Californie.

Je n’osai insister une seconde fois sur sa gentillesse. Il déposa le plateau sur la table de chevet. J’étais allongé sur le lit, en train de lire le roman de Chase. Monsieur Heartwood s’adossa au mur.
– Alors cette excursion? Je vous ai vu revenir bien tôt.
– J’ai réalisé que c’était un peu loin à pied.
– Ça ne m’étonne pas, on ne mesure pas toujours les distances ici. Prenez tranquillement votre voiture et profitez du paysage sur place.
– Oui, c’est ce que je ferai demain, peut-être.
Il m’approuva d’un hochement de tête et s’en alla en me souhaitant une bonne soirée.
Vers minuit, alors que j’entamais le dernier chapitre de Pas d’orchidées pour miss Blandish, des pneus crissèrent sur le parking. La curiosité me tira du lit. J’éteignis la lumière et, me penchant vers la fenêtre, je vis une jeune femme sortir d’une voiture. Elle portait une jupe et un haut noir qui luisait dans la nuit claire. Elle avait, me semblait-il, un joli visage. Et puis, d’un coup, je la reconnus, c’était la femme de chambre. Ses cheveux étaient libérés, elle était maquillée. Elle commençait à gravir les quelques marches qui menaient à la réception quand un homme sortit d’une Mercedes et s’avança vers elle à grandes enjambées. Je n’entendis rien mais il dut l’interpeller car la jeune femme se retourna brusquement, comme surprise, et s’immobilisa au milieu de l’escalier. L’homme lui adressa la parole. Il était resté au pied des marches, à deux ou trois mètres d’elle. Je vis la jeune femme lui répondre. Et une courte discussion s’engagea. Puis ils ne dirent plus rien et parurent se tenir tête un bref instant. Alors, d’un pas rapide, la jeune femme rejoignit la réception sans se retourner. Quand elle eut disparu, l’homme regagna sa voiture et quitta le parking. »

Extrait
« Quand on quitte Monument Valley vers les étendues désertiques, le ciel commence à se remplir d’étoiles. Et en regardant ce ciel si familier, j’ai le sentiment d’être partout et nulle part. Devant moi, s’enfonçant dans la nuit naissante, Anoki trace le chemin. On s’éloigne encore et encore. Je me retourne. Au loin, devenu un îlot crépusculaire, Monument Valley m’apparaît dans son entièreté.
Anoki s’arrête et met pied à terre.
— Cela te convient-il ?
Je lui souris du haut de ma monture. Le silence est tel que je n’ai pas besoin d’élever la voix.
— Oui, c’est très bien.
On est arrivé au bout du chemin. » p. 140

À propos de l’auteur
Pascal Chapus vit à Toulouse, où il travaille au sein des services juridiques de la Ville. A la fin des années 80, il a effectué un long séjour d’études dans le Wisconsin et sillonné les États-Unis. De retour en France, il a repris des études de droit puis intégré la mairie de Toulouse en 1999. Auteur de plusieurs récits situés aux États-Unis, il s’est inspiré de l’un d’entre eux pour réaliser en Californie un court-métrage intitulé Onirique Standard. Monument Valley est son premier roman. (Source: Éditions Arléa)

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Boris, 1985

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En deux mots
Malgré une jambe cassée Douna Loup a mené à bien son projet de partir sur les traces de son grand-oncle Boris. En 2019, elle se rend aux États-Unis puis au Chili pour retrouver témoins et documents et tenter de comprendre la mystérieuse disparition de cet homme en 1985, durant la dictature de Pinochet.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas de son grand-oncle

Douna Loup s’éloigne de la fiction pour nous livrer le récit de son enquête aux États-Unis et au Chili pour tenter de comprendre les circonstances de la disparition de son grand-oncle Boris au Chili en 1985.

«Début janvier 2018, je sors d’un concert avec ton prénom dans la tête, Boris.
Je viens d’entendre la chanson Vino del mar, dédiée à Marta Ugarte, jeune femme militante de gauche, torturée puis jetée à la mer d’un hélicoptère par les soldats de Pinochet en 1976. Boris, mon grand-oncle, a disparu au Chili en 1985. Et cette chanson résonne comme un appel à me souvenir et à aller le voir.» Il suffit parfois d’un air de musique pour se lancer dans un projet qui mûrissait lentement. Car Douna Loup se sentait investie d’une mission, rendre à Boris Weisfeiler un visage, le sortir de l’oubli.
Né en 1941 à Moscou, Boris Weisfeiler va réussir à sa faire une place comme mathématicien et ce malgré tous les obstacles mis au travers de sa route. Issu d’une famille juive, il apprend vite à rester discret, à ne pas s’exposer. Mais très vite sa situation va devenir intenable. Après avoir refusé de signer une lettre à l’encontre d’un collègue, il est classé «antisoviétique» et comprend que pour pouvoir poursuivre ses recherches, il ne lui reste que l’exil. Après quelques péripéties, il finit par gagner les États-Unis, d’abord à Princeton puis à l’Université de Pennsylvanie. Et pour se détendre, il pratique la randonnée, explore les contrées sauvages de son nouveau pays – il est naturalisé américain en 1981 – et des pays alentour. « J’imagine le repos qu’il trouvait dans cette pratique, le repos de ne plus être juif lorsqu’il est assis sous le chêne, de ne plus être russe sur son radeau solitaire, de ne plus être un homme, de ne plus être qu’un souffle libre, doux, dans la tendresse brute de la vie qui l’entoure de toute sa masse. Montagnes du Pérou. Torrents de l’Alaska. Lacs du Yukon. Forêt, cailloux sans noms, bêtes inconnues, baies étrangères, champignons autochtones. Boris avance dans cette assemblée qui l’accueille sans demande de passeport, sans débat de religion, il dort où bon lui semble, rêve sous la neige, marche dans l’eau, la boue, les pierres et se trouve en cette communauté première comme en son grand chez lui.»
Pour les congés de Noël 1085, il se rend au Chili. Début janvier, on perd sa trace. Il ne sera jamais retrouvé. On comprend alors pourquoi sa petite-nièce a éprouvé le besoin d’en apprendre davantage: «Boris, j’ai honte parfois de parler de toi que je ne connais pas. Toi qui étais si discret. Tu n’aimais pas causer de trouble, évitais de faire du bruit dans le fracas du monde. Tu es passé dans cette vie pour comprendre un peu de sa musique, la traduire en mathématiques, cette musique du vivant, la jouer, sourire à tes amis et tout à coup disparaître pour toujours sans laisser de traces. Laisser une équation sans résolution. Une dissolution.»
Même si son enquête a failli tourner court. Car en arrivant aux États-Unis avec ses filles, elle se casse la jambe. Mais elle est obstinée et volontaire et décide après quelques jours de suivre son plan et de parcourir la côte-Est de Chicago jusqu’en Caroline du Nord, en passant par Washington D.C. et la Virginie avant de rejoindre le Chili. Autant d’étapes qui vont lui permettre de rassembler de nombreuses pièces d’un puzzle qui reste toutefois incomplet. Car de nombreux témoins refusent d’apporter leur concours, ce qui somme toute est assez compréhensible car le Chili sous Pinochet était loin d’être un État-modèle. Il offrait alors l’asile aux anciens nazis tels que Paul Schaefer qui avait érigé la Colonia Dignidad, vaste domaine près duquel on a perdu la trace de Boris. «Schaefer bénéficie d’une totale liberté pour créer cette enclave allemande où il règne en maître absolu. L’Allemagne
ne s’en inquiète pas, décrétant par l’entremise de son ambassade que c’est au Chili de régler ce qui se passe sur son territoire.»
Douna Loup expose les pièces du dossier sans juger et met le lecteur à la place d’un juré d’assises. En l’absence de preuves, c’est son intime conviction qui est sollicitée. À vous de juger !

Boris, 1985
Douna Loup
Éditions Zoé
Roman
160 p., 17 €
EAN 9782889070930
Paru le 2/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Chili, de Santiago à la Patagonie. On y évoque aussi la Suisse et un périple qui passe par la Côte-Est des Etats-Unis, notamment par New York, Boston, Washington D.C., Philadelphie, Roanoke en Virginie, Asheville en Caroline du Nord.

Quand?
L’action se déroule en 2021, avec des retours en arrière, principalement autour de 1985, l’année où Boris Weisfeiler a disparu.

Ce qu’en dit l’éditeur
Janvier 1985. Boris Weisfeiler, quarante-quatre ans, disparaît dans le Chili de Pinochet. Né en URSS au sein d’une famille juive, ce surdoué des chiffres s’était exilé aux États-Unis pour pouvoir exercer librement les mathématiques. Silhouette longiligne, large sourire, il s’évadait souvent marcher seul dans les contrées les plus sauvages possibles.
2019-2020. Douna Loup, petite-nièce de Boris, veut comprendre cette disparition irrésolue. De Boston à Moscou en passant par le Chili, elle mène l’enquête, rencontre des témoins, rassemble des pièces à conviction. En nous transportant dans le Chili des années 80, elle nous entraîne aussi au plus intime d’elle-même.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Info Culture
RTS (Nicolas Julliard – entretien avec Douna Loup)
Actualitté (Barbara Fasseur)
Le Podcast Journal (Colette Dehalle)
Blog America Nostra
Le blog de Fabien Ribéry
Blog L’or des livres
Blog de Francis Richard


Douna Loup présente son roman Boris, 1985 © Production éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Vino del mar
Début janvier 2018, je sors d’un concert avec ton prénom dans la tête, Boris.
Je viens d’entendre la chanson Vino del mar, dédiée à Marta Ugarte, jeune femme militante de gauche, torturée puis jetée à la mer d’un hélicoptère par les soldats de Pinochet en 1976.
Boris, mon grand-oncle, a disparu au Chili en 1985. Et cette chanson résonne comme un appel à me souvenir et à aller voir.
L’histoire de Boris n’a jamais été proche de moi, mais elle était là, elle faisait partie du paysage familial. Ce grand-oncle brillant, aventurier, mathématicien russe devenu américain, avait disparu mystérieusement aux abords d’une secte allemande au Chili. J’entendais alors des mots effrayants comme tortures, rétention, extrémisme…
Il y a un site sur Boris Weisfeiler. Nourri par sa sœur Olga, qui a passé plus de trente ans à se battre pour obtenir vérité et justice. Des recherches, des procès, des voyages, et toujours ce même flou quant aux faits. Le 5 janvier 1985, Boris randonnait au Chili, la veille il avait passé la nuit dans la montagne avec un berger, le matin il lui a dit au revoir et il est parti. Il est descendu près de la rivière El Ñuble, et c’est là que l’on perd sa trace. À moins de cent kilomètres de la Colonia Dignidad, la tristement fameuse secte allemande suspectée de pratiquer la séquestration, la torture et bien d’autres atrocités au pied des Andes.

8 février 2018
Bonjour Olga,
Je te remercie pour la réponse rapide à mon message!
C’est Jacqueline (ma grand-mère) qui m’avait raconté l’histoire de son demi-frère Boris il y a longtemps déjà. Il m’est difficile de dire exactement les raisons de mon intérêt soudain… J’ai écrit deux romans qui retracent des vies, des destins. C’est une façon que j’aime beaucoup de parler d’histoires réelles avec le souffle de la fiction.
Je comprends que tu aies commencé mais pas fini ce «livre» dont tu me parles sur l’histoire de ton frère Boris. L’arrêt du procès au Chili et l’absence de «fin» est certainement très difficile.
À bientôt!
Douna

Et ainsi nous sommes-nous mises à nous écrire au fil des mois.
Et ainsi s’est esquissé mon projet de traverser l’océan pour aller la rencontrer à Boston et recueillir des témoignages sur Boris.
Et ainsi ai-je parfait mon anglais:
Olga: « Si je peux me permettre — en anglais c’est Chile car le chili est un aliment épicé originaire de Texas, US et du Mexique.»

En janvier 2019, après une année à bâtir mon terrain d’approche, une année à rencontrer Olga par e-mail, à lire, à tâtonner, ça a commencé vraiment. Le mouvement. Je suis partie avec mes filles qui quittaient l’école pour trois mois, nous avons pris l’avion pour New York puis le bus pour Boston et nous y étions.
Olga qui au début était à la fois méfiante et enthousiaste, Olga ne pouvait que constater que mes mots étaient suivis d’actes, que je ne bluffais pas par curiosité éphémère. J’étais là.

Boston, 13 janvier 2019
Il fait froid, les rues sont larges.
J’ai rendez-vous avec Olga à Brookline, à l’ouest de Boston. Olga est une étrangère familière. Grand-tante que je rencontre adulte pour la première fois. Elle ressemble à ma grand-mère. Ses petits yeux rieurs et remplis de mélancolie ne tardent pas à s’humidifier à l’évocation de son frère. Des lacs russes, ces yeux. Et sa langue anglaise roule comme une rivière brute. Elle nous laisse un pull en laine de plus, en bonne mère protectrice. Et des gants. C’est vrai qu’il fait froid en janvier à Boston.
Nous nous reverrons dans quelques jours pour
commencer les entretiens et planifier les rencontres avec les amis de Boris qui vivent à Boston.
Le voyage commence là. Dans ce réel glacé qui court sur nos visages malgré le soleil. Je marche avec mes filles sur un trottoir gelé. Nous remplissons des sacs de vêtements chez Goodwill, un énorme magasin de seconde main où nous devenons folles au milieu de toutes les bonnes occasions suspendues dans les rayons. Elles nous promettent un confort bien plus adapté à l’hiver aux États-Unis que les vêtements de nos valises.
Mais un voyage, c’est toujours la remise en question totale des plans préétablis.

Les miens sont radicalement balayés par un accident à la patinoire. Tibia et péroné cassés, opération, nuits d’hôpital qui n’en finissent pas, le tout saupoudré d’une tempête de neige. Mon voyage prend soudain les allures d’un cauchemar.
Je dois le traverser, et j’y suis aidée. À ma sortie de l’hôpital, nous avons la chance d’être logées dans une incroyable maison partagée par deux amies de soixante-dix ans, leurs filles et la famille de chacune. Trois générations sous le même toit, plusieurs étages et une seule grande cuisine dans cette maison de bois de Chestnut hill.
Une semaine après mon accident, les rencontres
commencent, me voilà en face de Veronika pour
une première interview avec ma jambe dans le
plâtre. Boris prend de nouveaux contours. Mais il est aussi très fuyant, il est celui qui disparaît sans laisser de traces. Au début, m’avoue Veronika, après sa disparition au Chili, oui au début c’était comme d’habitude, comme cela avait toujours été, j’étais tellement habituée à ce qu’il disparaisse de ma vie brusquement et ne donne plus signe de vie, je m’attendais à le voir resurgir. Mais cette fois-ci les mois ont passé et il n’a plus refait surface. Il a bien fallu l’admettre, quelque chose n’allait pas.
Quelque chose s’était passé.
Veronika est une grande femme élégante, ses yeux sont vifs lorsqu’elle parle de Boris, qu’elle a aimé. »

Extraits
« Boris, j’ai honte parfois de parler de toi que je ne connais pas.
Toi qui étais si discret. Tu n’aimais pas causer de trouble, évitais de faire du bruit dans le fracas du monde. Tu es passé dans cette vie pour comprendre un peu de sa musique, la traduire en mathématiques, cette musique du vivant, la jouer, sourire à tes amis et tout à coup disparaître pour toujours sans laisser de traces. Laisser une équation sans résolution. Une dissolution.
Il paraît que tu écrivais de la poésie. Mais je n’ai retrouvé aucun de tes poèmes. Tu les as emportés dans ton silence. Tu les récitais simplement par cœur à quelques amis proches. Ils n’étaient pas écrits ailleurs que dans ton cœur, ces poèmes. Ils flottent dans la musique du monde. Si je tends bien l’oreille, puis-je encore les entendre ? » p. 49

« En 1954, Paul Schaefer crée une secte en Rhénanie, c’est un prédicateur évangélique, et dans sa maison d’accueil pour jeunes orphelins, il viole de nombreux garçons. Accusé à plusieurs reprises, il fuit l’Allemagne, le Chili l’accueille à bras ouverts et il y achète en 1961 un domaine isolé de 3 000 hectares à 350 km au sud de Santiago pour créer sa Colonia Dignidad. Colonie de la Dignité !
Officiellement elle fait œuvre de bienfaisance. Ayant pour but d’accueillir, éduquer et soigner les nécessiteux. Il obtiendra ainsi beaucoup de privilèges (exemption de frais de douanes, d’impôts, aucun contrôle administratif). Schaefer bénéficie d’une totale liberté pour créer cette enclave allemande où il règne en maître absolu. L’Allemagne
ne s’en inquiète pas, décrétant par l’entremise de son ambassade que c’est au Chili de régler ce qui se passe sur son territoire. p. 72

« J’imagine le repos qu’il trouvait dans cette pratique, le repos de ne plus être juif lorsqu’il est assis sous le chêne, de ne plus être russe sur son radeau solitaire, de ne plus être un homme, de ne plus être qu’un souffle libre, doux, dans la tendresse brute de la vie qui l’entoure de toute sa masse. Montagnes du Pérou. Torrents de l’Alaska. Lacs du Yukon. Forêt, cailloux sans noms, bêtes inconnues, baies étrangères, champignons autochtones. Boris avance dans cette assemblée qui l’accueille sans demande de passeport, sans débat de religion, il dort où bon lui semble, rêve sous la neige, marche dans l’eau, la boue, les pierres et se trouve
en cette communauté première comme en son grand chez lui. » p. 111

À propos de l’auteur
LOUP_douna_©_Elisa_Larvego.jpgDouna Loup © Photo Élisa Larvego

Née à Genève, Douna Loup a grandi dans la Drôme, a travaillé à Madagascar et vit désormais à Nantes. Elle a publié au Mercure de France L’Embrasure (2010, Prix Schiller découverte, Prix Michel-Dentan et Prix Senghor du premier roman), Les lignes de ta paume en 2012, L’Oragé en 2015. En 2019 paraît aux éditions Zoé Déployer, suivi de Les Printemps sauvages (2022, Zoé poche 2023). Son écriture se caractérise par un rythme entêtant et sensuel, par une langue qui revient à la ligne quand elle veut, et qui traduit le sentiment de liberté auquel aspirent ses personnages. Avec Boris, 1985 (Zoé, 2023), Douna Loup dit «je» pour la première fois. (Source: Éditions Zoé)

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Fête des pères

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En deux mots
La belle histoire d’amour entre l’acteur Damien Maistre et la journaliste américaine Leslie Nott va tourner au vinaigre lorsque Donald Trump arrive à la Maison-Blanche. Une remarque un peu déplacée et c’est le couple qui vole en éclats. Reste alors pour Damien à endosser un nouveau rôle, celui de «père du dimanche».

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’enfant du divorce

Jean-Michel Olivier raconte les «pères du dimanche» et leur vie déchirée, ici doublée d’un éloignement géographique entre la Suisse et la France et plus tard les États-Unis. Une réflexion aussi lucide que désenchantée.

Le narrateur de ce roman vit depuis des années entre la France et la Suisse, entre Genève et Paris. Quand s’ouvre le roman, il rejoint la capitale pour y passer le week-end avec son fils, comme tous les «pères du dimanche». Après avoir rendu l’enfant à Leslie, sa mère, il repart pour Genève et se remémore sa rencontre avec son ex-femme, fille d’une bonne famille de Chicago.
C’est à l’ambassade de Suisse de Paris qu’il avait rencontré cette journaliste américaine et que très vite tous deux avaient fini à l’horizontale, peut-être à leur propre surprise. Mais la chimie à l’air de prendre, leurs cultures différentes devenant objet de curiosité qui pimentent une relation qui devient de jour en jour plus évidente. Jusqu’au mariage – que la belle famille de Romain voit d’un œil circonspect – et à la naissance de leur enfant. Le grain de sable qui va enrayer la machine si bien huilée va survenir avec l’élection de Donald Trump. Une catastrophe pour Leslie dont Romain ne saisit pas la gravité. Pire encore, il va se permettre une remarque ironique qui va détruire leur couple en quelques secondes.
On pourra dire que le ver était déjà dans le fruit, que le temps avait commencé son travail de sape et que la fameuse usure du couple était inévitable dans une telle constellation. Les sociologues du XXIe siècle noteront que les couples divorcés constituaient désormais la norme. Un symbole de plus dans un monde incertain.
Une évolution des mœurs qui, comme fort souvent pour les faits de société, ne s’accompagne pas d’une législation adaptée et qui finir de déstabiliser Romain.
Déjà dans le mariage il cherchait sa place de père. En-dehors, il ne la trouvera pas davantage.
Le titre de ce roman est ironique, mais il peut aussi se lire phonétiquement: «faites des pères». Car Jean-Michel Olivier en fait aussi une réflexion douce-amère sur la paternité, sur le rôle dévolu à cet homme qui ne voit son enfant que par intermittence. Comment dès lors construire une relation solide? Comment transmettre des valeurs qui pourront être balayées en quelques secondes par l’ex, sa belle-famille, son nouvel homme? Ceci explique sans doute pourquoi, le jour où la mère n’est pas au rendez-vous – elle qui est si pointilleuse sur le respect des règles – il décide de s’offrir une escapade avec l’enfant pour lui montrer un coin de terre sauvage, pour lui dire aussi combien ses lectures l’ont formé, pour l’encourager à développer son propre libre-arbitre. Sous l’égide de Nicolas Bouvier, il retrouve l’île d’Aran et des émotions qu’il croyait oubliées.
Si mon expérience de père divorcé a forcément joué dans l’empathie ressentie pour cet anti-héros, je me suis demandé en refermant le livre si ma lecture était avant tout «masculine». En tout état de cause, je me réjouis de débattre avec les lectrices…

Fête des pères
Jean-Michel Olivier
Coédition Serge Safran éditeur / Éditions de l’Aire
Roman
384 p., 21 €
EAN 9782889562664
Paru le 18/11/2022

Où?
Le roman est situé principalement en Suisse et en France, à Genève et Paris. On y évoque aussi Chicago.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je m’appelle Damien Maistre et je suis né un mardi, à Genève, le 9 février 1971, d’une mère institutrice et d’un père qui vendait des balances de précision. Et j’ai toujours mené une double vie. Deux passeports (suisse et français). Deux appartements (Genève et Paris). Deux professions (comédien au théâtre et doubleur au cinéma). Deux psys (jungien et lacanien). Parfois deux femmes (Ambre et Leslie) et deux foyers. Entre mes ports d’attache, je suis un funambule.»
À l’ambassade de Suisse à Paris, Damien Maistre, acteur, rencontre Leslie Nott, journaliste américaine. Début d’une histoire d’amour. Un enfant naît de l’union. Mais la carrière de Damien s’enlise. Quant à l’élection de Donald Trump à la présidence américaine, elle entraîne… la rupture du couple ! Les deux amoureux se séparent et se partagent la garde de l’enfant. Damien devient dès lors un père du dimanche. Qui, parfois, s’adonne aux amours tarifées. Or une nuit où il sort de chez Selma, il est attiré par des cris dans une cave et se trouve face à deux dealers agonisant qui lui abandonnent un sac de sport bourré de billets de banque. Un jour de la Fête des Pères, Damien ramène son enfant chez sa mère qui n’est pas là. Il décide alors de partir à l’aventure avec l’enfant. S’ensuit une longue équipée qui les mène jusqu’à l’île d’Aran, sur les traces de Nicolas Bouvier, écrivain qu’il vénère et qui a chanté la rude beauté de l’île…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Blog de Francis Richard

Les premières pages du livre
« Dans le TGV
Je somnole sur la banquette de velours gris du TGV. À côté de moi, une femme entre deux âges travaille sur son ordinateur. Je l’entends soupirer de temps en temps devant des graphiques illisibles. Le contrôleur vient de passer. Il a scanné mon abonnement Prestige. Pour la millième fois, je vois défiler les champs de blé et de maïs, les bosquets dans la brume, les animaux broutant dans les prairies, les marécages, les villages sous la pluie.
J’ai toujours eu une double vie. Deux passeports (suisse et français). Deux appartements (Genève et Paris). Deux professions (comédien au théâtre et doubleur au cinéma). Deux psys (jungien et lacanien). Parfois deux femmes (Ambre et Leslie) et deux foyers. Deux motos (une BMW F 850 GS Adventure et une Harley-Davidson 1340 Electra Glide Side Car). Etc.
Éternelle dialectique du miroir: lequel des deux est le reflet de l’autre ?
J’avale un Xanax et j’essaie de dormir. Mais je n’y arrive pas. Tout se mélange dans ma tête. Les visages et les voix. Paris et Genève. Les larmes des mères et les cris de l’enfant. Je ferme les yeux, je tâche à faire le vide en moi. Mais l’orage se déchaîne, impitoyable.

Pères du dimanche
Hier, c’était dimanche, un dimanche comme les autres.
Il a plu toute la nuit et au matin la pluie s’est transformée en grésil, les nuages ont migré vers la côte atlantique et le soleil a fait une pâle apparition. L’enfant s’est levé tôt, mais il n’est pas venu tambouriner à la porte de ma chambre. Il n’est pas venu vérifier si j « étais seul dans mon lit ou si je faisais semblant de dormir. Comme un grand, il est allé chercher un berlingot de lait chocolaté dans le frigo, s’est installé devant la télévision, puis a passé en revue les chaînes du bouquet numérique.
Le dimanche matin, le choix n’est pas varié: il y a les émissions religieuses et les programmes pour les enfants. Autrefois, l’enfant passait ses matinées avec Petit Ours Brun ou les fameuses Histoires u Père Castor. Maintenant, il a grandi, c’est presque un homme, il a huit ans, il aime les aventures de Bob l’éponge, Il suçote son lait en riant à gorge déployée devant ces personnages grotesques,
Vers midi, la pluie s’est arrêtée, J’ai éteint la télévision et l’enfant a grogné, comme si on le réveillait en pleine nuit. On est sorti manger un hamburger sur les Champs. L’enfant s’est goinfré de frites bien grasses, puis a avalé un soda, ça l’a calmé. L’humeur était de nouveau au beau fixe. On a pris la moto et on s’est retrouvés comme chaque dimanche aux Buttes Chaumont à donner du pain sec aux canards.
Tout près du parc, il y a des terrains de football. Sur la pelouse artificielle, les cris fusaient, comme les menaces et les insultes. Quand les rouges ont marqué un but, les jaunes ont laissé éclater leur colère. Un mec a eu des mots avec l’arbitre. On n’a rien entendu. Mais l’arbitre l’a aussitôt expulsé. Ça a mis le feu aux poudres. Bordel! Tous les joueurs en sont venus aux mains. Un jaune a poursuivi l’arbitre à travers le terrain pour lui casser la gueule. Par chance, le type en noir a pu trouver refuge dans une cahute où il s’est enfermé.
L’enfant riait comme un fou. Ça lui rappelait les bastons dans le préau de son école. On est restés là comme deux imbéciles, puis tout le monde s’est dispersé et on s’est promenés jusqu’aux balançoires. On a attendu longtemps qu’une place se libère. Ensuite, on est allés jusqu’au train en bois qui longe la pataugeoire. Un joli train en miniature avec locomotive et wagons. On s’est assis sur les banquettes au milieu des feuilles mortes. J’ai sifflé entre mes doigts pour annoncer le départ du convoi et on a fait semblant de partir. On aurait pu se croire dans un vrai train, sauf que le train ne bougeait pas et qu’on restait éternellement en gare. En rade, quoi! Mais assez vite l’enfant s’est lassé de ce jeu.
On s’est promenés le long du lac artificiel.
Soudain, l’enfant a lâché ma main. Un gosse qu’il ne connaissait pas est venu le chercher et tous les deux ont couru sur le terrain de football.
Autour de la pelouse, il n’y avait que des hommes, Des pères du dimanche. Comme moi. On les reconnaît facilement, car ils sont mal rasés, ils portent souvent des survêtements de sport informes, de vieilles baskets, ils ont les cheveux en bataille. Ils ne savent pas ce qu’ils font là. Et le dimanche on dirait qu’ils ont tous la même idée en même temps.
Ensemble, on se lamente et on se console. Comme il y a des écrivains du dimanche, on est aussi des philosophes du dimanche.
«Chaque minute passée avec mon fils est importante, me confie Adrien (dont la femme est partie avec un collègue de travail). C’est le temps qui fait et défait nos vies. »
D’habitude, je me lasse assez vite de ces pensées amères — ces cris de haine et d’impuissance — apparemment sincères. Mais aujourd’hui je n’y échappe pas.
« Sais-tu ce qu’elle m’a fait ?

— Qui?
— Julie, Mon ex.
— Non.
— Elle m’a empêché de voir Audrey, ma fille, pendant un mois, Sous prétexte que je sortais avec une femme rencontrée sur Tinder. Une Africaine…
— Bordel !
— Pour elle, je suis un type instable. Un nostalgique des colonies. Elle prétend que sa fille, notre fille, va être traumatisée…
— C’est absurde!
— On en est là… »
Après un détour par L’Âge d’Or — «les meilleures pizzas de Paris » —, c’est la route du retour.
On traverse des quartiers enchantés. La terre des souvenirs. Le Dôme où j’ai mangé pour la première fois avec Leslie. Le Bagelstein de la rue Vaugirard où on se retrouvait pour déjeuner sur le pouce. Et l’hôtel Saint Vincent, 5 rue du Pré-aux-Clercs, pour les siestes crapuleuses. Le Luxembourg pour le tennis et les promenades du dimanche.
C’est le pays où j’ai vécu six ans.
Sur la moto, l’enfant chantonne. Il est heureux. Il a passé le week-end avec son père du dimanche. Mais il se réjouit de rentrer chez lui, à la maison. Les routes sont encore luisantes de pluie. Je roule lentement. Je gagne du temps sur le malheur.
Mais pas trop: si je suis en retard, il y aura des représailles
J’arrive dans la cour. L’enfant descend de la bécane. Ôte son casque, le pose sur le siège de cuir. Au troisième étage, les fenêtres sont allumées. Quelqu’un guette notre venue. On ne voit pas son visage, mais on devine la femme debout derrière les rideaux. On est arrivés. On est déchirés. »

Extraits
« Je m’appelle Damien Maistre, je suis né un mardi, à Genève, le 9 février 1971, d’une mère institutrice et d’un père qui vendait des balances de précision. Pour l’histoire de la Suisse contemporaine, c’est une date importante: l’avant-veille, le dimanche 7 février, les Suisses avaient accordé le droit de vote et d’éligibilité aux femmes. » p. 18

« – Je voulais te demander si, by chance, tu pouvais t’occuper de l’enfant le week-end prochain. Ce n’est pas ton week-end, je sais, mais c’est la Fête des Pères, tu pourrais passer du temps avec lui et ça nous permettrait de nous retrouver, avec Russ, nous en avons besoin.
– Vous vous êtes perdus de vue ? dis-je ingénument.
– Non. Mais je crois qu’il ne supporte plus l’enfant… — Ou toi, peut-être.
– Bullshit ! Tu ne peux pas dire quelque chose de gentil de temps en temps?» p. 101-102

À propos de l’auteur
OLIVIER_jean_michel_DRJean-Michel Olivier © Photo Indra Crittin

Jean-Michel Olivier est né à Nyon (Suisse) en 1952. Journaliste et écrivain, il a publié de nombreux livres sur la photographie et l’art contemporain, ainsi que treize romans. Il est considéré comme l’un des meilleurs écrivains de sa génération. En 2004, il a reçu le Prix Michel-Dentan pour L’Enfant secret, puis en 2010 le Prix Interallié pour L’Amour nègre. Après Lucie d’enfer, un conte noir, paru aux éditions Bernard de Fallois en 2020, il publie Fête des pères, une coédition des éditions de L’Aire (Suisse) et Serge Safran éditeur (France) en 2022. (Source: Serge Safran éditeur)

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Sous les feux d’artifice

ROBERT_sous_les_feux_dartifice

  RL_ete_2022

En deux mots
En juin 1864 une bataille navale un peu particulière a eu lieu en rade de Cherbourg puisqu’elle opposait un navire confédéré et un navire yankee. Ce combat, à l’époque où se développe le tourisme et où on inaugure le casino, attire les foules. Et incite un journaliste parisien à lancer un pari sur l’issue de l’affrontement.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ah Dieu! que la guerre est jolie

Un combat naval entre Confédérés et Yankees a eu lieu au large de Cherbourg. C’est cet épisode aussi improbable que saisissant que Gwenaële Robert retrace dans ce roman plein de bruit et de fureur qui a attiré les foules sur la côte normande.

Charlotte a épousé Maximilien. Elle est désormais impératrice du Mexique et débarque pleine d’espoir en Amérique centrale, ne sachant pas que Napoléon III lui a offert une illusion, sans compter le dédain affiché par son mari à son encontre. Car l’armée française s’enlise dans une guérilla incompréhensible, notamment à cause d’une totale méconnaissance du terrain. «Finalement, ces Mexicains mal armés, indisciplinés, montraient une forme d’acharnement qui ressemblait au courage et mettaient en déroute les meilleurs soldats du monde». Autrement dit, son voyage de Veracruz à Mexico sera tout sauf une sinécure.
Pendant ce temps, Théodore Coupet, journaliste à La Vie française est envoyé en reportage à Cherbourg. Le spécialiste des potins mondains va couvrir l’inauguration du casino, mais rêve d’un scoop qui lui permettrait de gagner du galon. Peut-être que l’arrivée conjointe dans la rade de l’Alabama, navire sudiste, et du Kearsarge le Confédéré, lui offrira cette opportunité. Car on murmure que le capitaine sudiste, «cette tête brûlée de Semmes», entend engager la bataille contre son ennemi du nord. Assistant aux préparatifs, le reporter qui rêvait d’aller couvrir la guerre de Sécession, constate avec plaisir qu’elle «vient à lui pour l’arracher à la médiocrité de sa vie.»
L’idée qui germe alors dans sa tête pourrait même lui permettre de faire d’une pierre deux coups. Il suggère à Mathilde des Ramures, qui a trouvé refuge à Cherbourg, de parier sur la victoire du Nord, qu’il croit inéluctable, et refaire ainsi une partie de sa fortune. Car son mari flambeur les a entraînés vers la ruine et a été contraint de suivre le corps expéditionnaire au Mexique. Une belle occasion de se rapprocher de cette femme troublante. Mais pour ne pas éveiller les soupçons, il va charger Zélie Tissot, la jeune fille croisée dans le train, d’effectuer les transactions. Car la foule se presse sur la Côte. Ce combat est pour tous les curieux un formidable spectacle et un jeu qui peut même leur rapporter gros. La poudre va parler…
Tout comme c’est le cas de l’autre côté de l’Atlantique où le plan conçu par Napoléon III pour mettre fin au blocus en établissant un couloir de contournement par le Mexique piétine depuis deux ans déjà. Il y a pourtant urgence, car le blocus qui empêche les livraisons de coton asphyxie la soierie lyonnaise, la rubanerie stéphanoise, la broderie lorraine et de manière générale toute l’industrie textile. Sous les feux d’artifice, c’est bien l’inquiétude qui domine car l’issue des combats reste bien incertaine.
C’est à ce moment-charnière de l’Histoire, au moment où le commerce se mondialise, que Gwenaële Robert a consacré le temps du confinement. Une période qui lui a permis de se plonger dans son abondante documentation et concrétiser son projet de roman, né après une visite à Cherbourg et plus particulièrement au cimetière. C’est là qu’elle a découvert les tombes de George Appleby et James King du CSS Alabama et, à leurs côtés, de William Gowin de l’USS Kearsarge. Nourrie des chroniques de l’époque, elle a parfaitement su retranscrire l’ambiance et l’atmosphère du XIXe siècle, ajoutant à son scénario les intrigues qui rendent la lecture si plaisante. On ne s’ennuie pas une seconde et on en apprend beaucoup. Bref, c’est une belle réussite.

Sous les feux d’artifice
Gwenaële Robert
Le Cherche-Midi éditeur
Collection : Les Passe-murailles
Roman
000 p., 20,90 €
EAN 9782749173108
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Cherbourg et sur la côte normande. Il se déroule également au Mexique, de Veracruz à Mexico, sans oublier Paris, également évoqué.

Quand?
L’action se déroule du 10 au 17 juin 1864.

Ce qu’en dit l’éditeur
Seul le bruit de la fête peut couvrir celui de la guerre.
Lorsqu’un navire yankee entre en rade de Cherbourg un matin de juin 1864 pour provoquer l’Alabama, corvette confédérée que la guerre de Sécession condamne à errer loin des côtes américaines, les Français n’en croient pas leurs yeux.
Au même moment, Charlotte de Habsbourg, fraîchement couronnée impératrice du Mexique, découvre éberluée un pays à feu et à sang.
Le monde tremble. Mais le bruit des guerres du Nouveau Continent ne doit pas empêcher la France de s’amuser. Encore moins de s’enrichir. Théodore Coupet, journaliste parisien, l’a bien compris. Envoyé à Cherbourg pour couvrir l’inauguration du casino, il rencontre Mathilde des Ramures, dont le mari s’est ruiné au jeu avant de partir combattre au Mexique. Ensemble, ils décident de transformer la bataille navale en un gigantesque pari dont ils seront les bénéficiaires. À condition d’être les seuls à en connaître le vainqueur…
Pendant cette semaine brûlante, des feux d’artifice éclatent de chaque côté de l’Atlantique. Dans le ciel de Mexico comme dans celui de Cherbourg, ils couvrent les craquements d’un vieux monde qui se fissure et menace d’engloutir dans sa chute ceux qui l’ont cru éternel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Télégramme (Jean Bothorel)
Lisez.com (entretien avec Gwenaëlle Robert)
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Blog Des livres Des livres !

Les premières pages du livre
« 11 mai 1864
Océan Atlantique
Il ne l’a jamais touchée. Ni au soir de leurs noces, ni après. Pourtant cette nuit-là, ils ont dormi dans le même lit. Elle ne connaît rien aux choses du sexe, mais elle sait que c’est là que ça aurait dû se produire, le rapprochement de leurs deux corps vierges que séparait le voile d’une chemise de coton. Il ne s’est rien passé. Ils sont demeurés à distance l’un de l’autre, sous les draps empesés où leurs chiffres étaient partout brodés en rouge, son C enlacé à son M, comme une incitation à se mêler l’un à l’autre, en relief. Elle est restée longtemps immobile, les yeux fixés sur les lettres rouges qui se détachaient sur les draps, à la lueur du rayon de lune. Elle attendait de rencontrer sa peau, de sentir sa main sur son ventre, de deviner sa jambe contre la sienne, elle retenait son souffle, contractait ses muscles. Rien ne venait. Elle ne percevait même pas, sous les draps, la chaleur de son corps à lui, une sorte de rayonnement, l’électricité de sa chair. Il faisait froid comme la veille, dans le lit à une place où elle avait dormi seule. On eût dit qu’il était absent ou rejeté si loin qu’elle ne pouvait l’atteindre. C’était comme si un fleuve invisible traversait le lit, les condamnant à demeurer sur deux rives séparées. Lentement, elle a passé son doigt sur les boursouflures de coton des lettres brodées. Elle a senti sous la pulpe de son index l’injonction à s’unir, insistante, indiscrète, les courbes des majuscules enchâssées, C et M, Charlotte et Maximilien, et plus loin les initiales de leurs familles respectives, S-C et H, Saxe-Cobourg, Habsbourg, également enlacées. Soudain les initiales lui ont semblé obscènes, elle a repoussé le drap dans l’obscurité, elle s’est tournée vers lui, les yeux grands ouverts, effrayée de ce qui devait advenir, épouvantée qu’il n’advienne rien.

Il dormait. Elle l’a deviné à sa respiration régulière, au grognement plein de sommeil qu’il a émis en se retournant, soulevant le drap amidonné où s’est engouffré un air froid. Elle aurait dû être soulagée. La crainte de cet acte dont on n’avait rien pu lui dire – sauf qu’il était naturel et impérieux – s’éloignait. Elle bénéficiait d’un sursis. Mais celui-ci n’était pas moins inquiétant : et s’il durait toujours ? Est-ce qu’elle resterait vierge ? Est-ce qu’il ne l’aimait pas ? Était-ce sa faute ? Avant le mariage, on lui avait parlé de ses devoirs. « Tout dépend de l’épouse, de sa docilité et de sa capacité à se faire aimer. » Qui lui avait dit ça ? Sa femme de chambre ? Sa grand-mère ? Son confesseur ? L’avait-elle lu quelque part ? Elle était responsable de la bonne marche des choses. Responsable, c’est-à-dire coupable, si l’opération prenait un tour inattendu.

Dans l’obscurité de la chambre conjugale, Charlotte devinait confusément les conséquences dramatiques de cette nuit manquée. Elle voulait se rassurer. Ils n’étaient certainement pas les seuls, d’autres couples devaient vivre ainsi. Mais qui ? Elle a cherché dans son entourage, dans les ramifications de la famille royale de Belgique. Partout autour d’elle, des bourgeons surgissaient, des nourrissons braillards attestaient des mariages dûment consommés, les ventres belges, les ventres français, tous fécondés par des princes. Un frisson l’a parcourue, elle avait froid, elle était seule. Sa main a cherché à tâtons le drap. Elle l’a remonté sous son menton. Elle a fermé les yeux, est descendue au fond d’elle-même, là où tout s’éclaircissait, là où sa volonté ne rencontrait aucun obstacle.
Elle s’est promis que personne ne saurait rien de cet échec. Ni son père, ni ses frères, ni aucun des membres de sa belle-famille, ces Habsbourg empesés, obsédés par leur lignage. Elle a consacré le reste de la nuit à triturer l’abcès de cette blessure d’orgueil – après, elle n’y penserait plus. Elle se l’interdirait.

Lorsque l’aube s’est levée, elle n’avait pas dormi. C’est bien : il fallait afficher une petite mine. Au déjeuner, on lui a trouvé un air fatigué, mais résigné. Elle n’a pas démenti. Charlotte fait toujours ce qu’on attend d’elle.

Maintenant, sur le pont du bateau, elle y pense sans douleur. Son mari est accoudé au bastingage de la frégate, il regarde au loin, il aime la mer passionnément. Elle est le décor idéal pour ses épanchements mélancoliques, les rêveries de son esprit malade, gavé des poèmes romantiques mal digérés – Goethe, Hölderlin, Byron. Charlotte a craint jusqu’au moment du départ qu’il ne vienne pas. Maximilien a montré ces derniers temps des accès de mélancolie intense, des heures entières à rester prostré, muet, immobile tandis qu’elle se démenait pour remplir les malles, donner des ordres, boucler les préparatifs. Le dîner de gala organisé en l’honneur de leur départ a failli tourner au fiasco lorsqu’il s’est retiré brusquement, les épaules secouées par des spasmes nerveux. Son médecin a eu beau affirmer aux convives que ce n’était rien, la fatigue, le temps orageux, personne n’a été dupe. Le cadet des Habsbourg a passé la soirée enfermé dans le pavillon du parc, abattu, criant à travers la porte au valet envoyé par sa femme : « Je ne veux plus entendre parler du Mexique ! »

Charlotte s’est appliquée à faire oublier l’incident. Elle a présidé le souper avec beaucoup de naturel et de grâce, assuré une conversation brillante avec ses voisins, en italien, en espagnol, en français – toutes les langues sont faciles pour elle. Elle a fait les honneurs du château de Miramare, a guidé les invités dans le parc tandis qu’un orchestre invisible jouait des valses viennoises. On l’a trouvée rayonnante, son nouveau titre d’impératrice lui allait à merveille, c’est ce qu’ils disaient tous. Elle acquiesçait : c’est vrai qu’elle est faite pour régner, elle le sait depuis toujours – ces choses-là se devinent très tôt affirmait son père, le roi de Belgique. Mais toute princesse qu’elle était, elle n’était qu’une fille qui, pour son malheur, avait épousé le frère cadet d’un empereur : la mauvaise équation qui vous condamne à rester dans l’ombre, à regarder les souverains régnants avec envie et tristesse, à attendre un tour qui ne viendra peut-être jamais. On ne parle pas du malheur de n’être pas dynaste, on l’éprouve en secret, comme une maladie honteuse. Il faut pour vous en délivrer un événement tragique, ou une nouvelle inattendue, une couronne qui vous tombe du ciel : pour elle, ça a été celle du Mexique, et même si son mari montrait des réticences à la coiffer, elle savait que c’était leur seule chance de régner, de guérir de l’obsession de l’ordre de succession.

Quand les derniers convives sont partis, elle s’est laissée tomber sur son lit, épuisée, satisfaite d’avoir sauvé la face. Elle fait cela mieux que personne, depuis toujours. La vie est un devoir qu’il faut accomplir, on le lui répète depuis vingt-quatre ans. Quand bien même on aurait droit à une part de faiblesse, son mari a tout pris, il n’y a plus rien pour elle.

Depuis qu’on est en mer, Maximilien va mieux. Il parle avec les marins, il s’intéresse aux machines, aux cartes. Chaque matin, dans le silence de sa cabine, il se consacre à la rédaction d’instructions destinées à la future chancellerie. Il dessine des uniformes. Ensuite, il déjeune avec elle. À ceux qui les côtoient sur le Novara, ils offrent le spectacle d’un couple pudique mais harmonieux. Heureux même, si tant est que l’équipage d’un bateau soit à même de juger des états d’âme de Leurs Majestés. Pour elle, ça ne fait pas de doute, ça se voit. Elle n’a jamais été aussi belle, un peu exaltée quand même avec ses yeux brillants et ses joues qui rosissent si facilement. Elle a le sentiment enivrant d’accomplir son destin, enfin. Elle a grandi avec l’idée de régner. On l’a élevée pour ça, on l’a mariée pour ça. Pourtant, tout a mal commencé. Elle n’a connu d’abord que l’échec –son mariage, le royaume de Lombardie-Vénétie perdu après deux ans de règne, à peine. Ensuite, la solitude, l’ennui entre les murs de Miramare.

À vingt-quatre ans, Charlotte prend sa revanche. En devenant impératrice du Mexique, elle répond à toutes les espérances, les siennes d’abord. Reste à découvrir le peuple qu’elle a promis de servir, le pays sur lequel elle règne déjà, qui est loin et un peu inquiétant à cause de la guérilla et des régimes qui se sont succédé sans jamais réussir à y garantir la paix. Elle sait que l’armée française y piétine depuis deux ans, ce qui est mauvais signe attendu que c’est la plus puissante du monde. Mais elle a vu des photos, des peintures superbes rapportées à Miramare par la délégation d’Estrada. La végétation est splendide. On lui a montré d’extraordinaires collections de papillons, des colibris. Des cactus par milliers. Des temples éboulés entre des palmiers, les Maranta, les Gloxinia, ces noms mystérieux tracés au crayon sur des planches par des herboristes voyageurs. Et d’autres images de jungle, où des rideaux de lianes pendent langoureusement dans une débauche de tiges et de feuilles, où l’on devine une chaleur moite, rampante, dont elle sent confusément la sensualité. Dans son esprit la jonction se fait entre son désert conjugal et la verdeur luxuriante de son empire. Elle devine un décor où renaître, l’humidité chaude qui remonterait par capillarité et viendrait inspirer son époux, peut-être. Elle goûte par anticipation ses noces enfin vengées dans la moiteur de la jungle mexicaine.

Elle sourit, tout ira mieux là-bas, tout s’arrangera. D’ailleurs, ce n’est plus si loin. On approche de la Jamaïque. L’océan lui a semblé petit, très facile à traverser, plein d’animation. Le Novara a croisé des navires américains, des corvettes sudistes surtout, condamnées à errer sur le globe tant que durera la guerre de Sécession. On s’est salué de loin, avec respect et courtoisie – révérence discrète, gestes de déférence, sourires. Charlotte a reconnu dans ces forceurs de blocus des gentlemen, des nostalgiques de l’ordre ancien qui regardent dans la même direction, c’est-à-dire par-dessus leur épaule, laudator temporis acti. Pour elle, c’est le contraire. Que regretterait-elle du monde ancien dont l’ordre immuable la condamnait à jouer les seconds rôles, fille écartée du trône par la loi salique, épouse d’un cadet interdit de couronne ? Charlotte est tout entière tournée vers l’avenir, et l’avenir c’est cet empire que le Vieux Monde impose au Nouveau, preuve qu’il fait encore la loi sur le globe. À la messe quotidienne célébrée sur le pont, elle a prié pour la victoire des gentlemen sudistes. Par pur idéal ? Pas seulement. Elle sait que le nouvel empire du Mexique est destiné à mettre un frein à l’expansion yankee qui inquiète la France. Texas, Arizona, Californie, Nouveau-Mexique: ces États récemment tombés dans l’escarcelle américaine seront leurs nouveaux voisins. Elle devine que les relations diplomatiques seraient plus fluides si la Confédération gagnait la guerre. Il est toujours plus facile de s’entendre avec des gentlemen : on parle la même langue.

Le reste de la traversée, Charlotte l’a mis à profit pour organiser sa cour, rédiger une sorte d’étiquette inspirée de celle qu’elle a connue en Belgique. Ce sera raffiné et grandiose, un genre de Laeken tropical. Oui, tout s’arrangera. Napoléon III leur a promis une armée de vingt-cinq mille hommes et deux cent soixante-dix millions de francs, de quoi mettre un peu d’ordre en somme. Elle sort de son corsage le billet qu’elle garde toujours sur elle, comme un talisman: « Vous pouvez être sûre que mon appui ne vous manquera pas pour l’accomplissement de la tâche que vous entreprenez avec tant de courage. » Elle n’a rien à craindre. C’est l’empereur des Français qui l’a écrit. Un homme de parole et d’honneur, au sens où on l’entend dans notre immortelle Europe. »

À propos de l’auteur
ROBERT_gwenaele_©Le_Pays_MalouinGwenaële Robert © Photo Le Pays Malouin

Gwenaële Robert est professeur de lettres et écrivain. Elle a publié trois romans chez Robert Laffont dont Le Dernier Bain, prix Bretagne 2019. Elle vit à Saint-Malo.

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La fugue thérémine

VILLIN_la_fugue_theremine  RL_ete_2022

En deux mots
Durant les années folles un ingénieur russe développe un instrument révolutionnaire qui permet de créer des sons à l’aide de ses bras. Les soviétiques décident de l’envoyer en Europe et aux États-Unis pour une tournée de concerts. Le triomphe de ces représentations va le pousser à prolonger son séjour. Il reste toutefois surveillé.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’ingénieur visionnaire et le système soviétique

Dans cette étonnante biographie romancée, Emmanuel Villin retrace la vie de Lev Sergueïevitch Termen. Cet ingénieur russe a révolutionné le monde musical, goûté au goulag et succombé dans l’indifférence. Le voici réhabilité.

En refermant ce roman, il faut quasiment se pincer pour être sûr qu’on n’a pas rêvé. La folle histoire de Lev Sergueïevitch Termen n’est en effet pas née de l’imagination d’Emmanuel Villin. Comme nous l’apprend sa fiche sur Wikipédia, cet ingénieur russe a bel et bien existé, son nom ayant été francisé en Léon Thérémine. Thérémine comme le nom de l’instrument qu’il a inventé et qui a subjugué les foules dans les années 1920.
Mais avant la grandeur, l’auteur préfère commencer par la décadence avec un chapitre initial qui se déroule en 1938 et raconte l’exfiltration de l’ingénieur à New York pour le ramener à Moscou à bord d’un cargo. Sans doute parce que le Kremlin considérait qu’il avait perdu le contrôle sur son agent.
Tout avait pourtant si bien commencé! Son instrument de musique est si révolutionnaire que les soviétiques décident d’organiser une tournée européenne pour démontrer le génie de ses savants. De Berlin à Paris puis à Londres, il crée «la sensation devant un public stupéfait par ce prodige qui, debout derrière une sorte de pupitre d’écolier surmonté d’une antenne, parvient à extirper des sons à partir du vide, se contentant de déplacer ses mains dans l’air tel un chef d’orchestre conduisant un ensemble invisible. Les spectateurs venus en foule sont restés sans voix devant ce jeune homme aux yeux bleu-gris, les cheveux frisés, le visage barré d’une fine moustache blonde, un peu perdu dans son habit noir, qui pétrit l’air, le caresse, effilant de ses doigts fins cette musique mystérieuse, née hors de tout instrument. Frappés d’admiration, des milliers de curieux ont acclamé le jeune thaumaturge qui affichait sur scène un visage extasié. Lev a intégré à ses performances un système de jeu de lumière — l’illumovox — directement connecté à son instrument et qui répond aux variations de tonalités.»
Le succès est tel que l’Amérique le réclame. Une nouvelle tournée de trois semaines est programmée, avec un égal triomphe.
Lev se sent alors pousser des ailes et transforme la suite de son hôtel en laboratoire pour y poursuivre ses recherches. Il cherche aussi des interprètes capables de le suppléer sur scène. Parmi eux, Clara est la plus douée. Il va très vite tomber amoureux d’elle. Sauf qu’il est déjà marié et que Katia se languit de son mari. Après avoir rongé son frein, elle se décide à rejoindre Lev à New York.
Les retrouvailles sont plutôt glaciales. Lev parvient à éloigner Katia en lui trouvant un appartement dans le New Jersey, où vivent de nombreux immigrés russes, et mène alors la belle vie aux côtés de Clara, écumant les cabarets. «Les années folles foncent à toute allure» et donnent même à l’inventeur l’idée d’un appareil qui fonctionnerait sur les mouvements des danseurs plutôt que des bras.
«Lev est en Amérique depuis un peu plus d’un an et possède déjà quatre smokings, autant de cannes et le double de paires de boutons de manchettes. Le bolchévique a désormais des allures de dandy. Bientôt, il achètera une Cadillac, un petit V8 coupé qu’il choisira noir par souci de discrétion. En haut lieu, on surveille la transformation avec circonspection, mais pour l’instant on laisse aller, la mayonnaise semble prendre, veillons à ne pas la faire tourner en intervenant trop vite, et puis cet embourgeoisement n’est-il pas la couverture parfaite?»
Avec deux associés, il crée une société dont l’ambition est de produire puis vendre un appareil par foyer américain. Pour cent soixante-quinze dollars il propose son premier modèle, le RCA Theremin et voit les clients se presser pour tester «cette machine étrange et magique». Parallèlement, il multiplie les inventions. Il travaille d’arrache-pied sur un signal pour batterie de voiture; un signal pour la jauge d’huile d’une voiture; un émetteur radio pour la police; une machine à écrire sans fil capable d’envoyer directement des articles à une rédaction ou encore un véhicule porté par un champ magnétique pouvant ainsi traverser un pont invisible. Mais nous sommes en 1929 et la crise économique va briser son entreprise en quelques semaines, marquant ainsi la fin de son état de grâce.
Dans la seconde partie du roman, Emmanuel Villin va nous raconter les années noires qui ont suivi et l’énorme gâchis qui en est résulté. L’épopée scientifique vire alors au drame politique. On passe des scènes newyorkaises aux camps du goulag.
Avec Miguel Bonnefoy et son roman L’inventeur, voici un second roman qui nous permet de découvrir un scientifique oublié du siècle passé. Une sorte d’inventaire des occasions manquées.

La fugue thérémine
Emmanuel Villin
Asphalte éditions
Roman
168 p., 18 €
EAN 9782365331159
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, notamment à New York. On y évoque une tournée européenne passant par Londres, Berlin et Paris et l’Union soviétique, de Moscou aux camps du goulag en Sibérie.

Quand?
L’action se déroule durant quasiment tout le XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Né sous le tsar, mort en 1993, Lev Thérémine a été soldat de l’Armée rouge, a rencontré Lénine, est parti à la conquête des États-Unis, a connu la fortune… et le goulag. En 1920, cet ingénieur russe de génie a conçu un instrument de musique avant-gardiste, le seul dont on joue sans le toucher : le thérémine. Au seul mouvement des mains, l’électricité se met à chanter, produisant un son étrange, comme venu d’ailleurs. De Hitchcock aux Beach Boys, de la musique électronique à Neil Armstrong, c’est tout un pan de la culture populaire du XXe siècle qui va succomber au charme envoûtant du thérémine.
Dans La Fugue Thérémine, Lev est le héros du roman de sa vie, entre ses glorieuses tournées européennes et américaines à la fin des années 1920, le faste de sa vie new-yorkaise et ses amours déçues à l’ombre de la Grande Dépression. Mais malgré le succès de son invention, personne dans les hautes sphères soviétiques n’oubliera de le rappeler à l’ordre concernant sa mission.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le 1 Hebdo
Cultures sauvages


Emmanuel Villin présente La fugue Thérémine © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Ouverture
Le ronronnement de la tuyauterie a étouffé le premier coup de sonnette. Matinal, Lev procède à sa toilette quotidienne dans la salle de bain de l’étage. Alors qu’il a fermé le robinet d’eau chaude et appuie la lame affûtée de son rasoir à la base de son cou, un deuxième coup de sonnette retentit. Les joues couvertes de savon à barbe bientôt rosi d’un filet de sang, il contemple un instant sa figure pâle traversée par une ombre d’effroi. Il reste ainsi de longues secondes, les bras ballants, face au miroir qui lui renvoie l’image de l’homme qu’il est devenu et que, tôt ou tard, on cherchera à effacer, avant qu’une troisième sonnerie, plus appuyée cette fois, le sorte de sa torpeur.
Se ressaisissant, il s’empare d’une serviette éponge pour retirer la mousse de son visage et, sans vraiment y croire, en dissiper le trouble. Une volée de marches le conduit au rez-de-chaussée. De son pied, il pousse sur le paillasson le journal du matin, s’attarde quelques secondes sur la manchette puis se résout à ouvrir la porte d’entrée. Deux hommes vêtus du même pardessus gris lui font face. L’un d’eux, le plus massif, se saisit fermement de la poignée extérieure, interdisant à Lev le moindre mouvement de recul. Il ne les connaît pas, mais inutile d’échanger un mot, il sait pourquoi ces deux-là sont venus. Et inutile de les laisser retourner l’appartement, Lev leur facilitera la tâche. Aussi leur demande-t-il de patienter dans le vestibule le temps de finir de se préparer.
De retour à l’étage pour passer un complet et nouer une cravate, il entreprend de réunir quelques effets personnels, mais dans la précipitation ne trouve pas ce qu’il cherche, fait tomber un verre en cristal qui se brise en mille éclats qu’il piétine sans même s’en rendre compte. Alors il jette dans le sac en cuir brun que vient de lui offrir son épouse pour son anniversaire des objets inutiles, tout ce qui veut bien passer sous sa main à cet instant, divers papiers à en-tête de sa société, une minuscule poupée russe ainsi que son fer à souder au gaz.
Lavinia, que l’agitation de son mari a fini par tirer du sommeil, passe la tête par la porte de la chambre entrouverte et l’interroge. Lev l’informe qu’il doit partir en voyage d’affaires, un contrat à conclure de toute urgence, aucune raison de s’inquiéter, il sera de retour dans deux ou trois jours. La jeune femme affiche un air d’abord circonspect qui vire brusquement à la frayeur. C’est qu’elle vient de repérer les deux hommes en imperméable en bas de l’escalier. L’un d’eux consulte sa montre-bracelet en métal gris tandis que le second appuie son dos de lutteur contre la porte d’entrée, sans un regard ni un mot pour elle. Lev rassure à nouveau sa femme, lui promet que tout va bien et qu’il la retrouvera très prochainement.
Comme il s’engage dans l’escalier, Lavinia, vêtue d’une simple chemise de nuit en soie carmin, attrape son mari par le bras, le somme de la mettre au courant de ses véritables intentions, mais celui-ci se dégage et se dirige vers la sortie. Elle le suit sans prendre la peine de revêtir un peignoir, hausse la voix, imaginant qu’une scène devant des inconnus pourrait embarrasser son mari, lequel se trouverait alors contraint de lui fournir quelque explication. Mais elle est stoppée net par les deux types qui lui font barrage, le poing serré sur ce que Lavinia jurerait être un revolver. Ils lui signifient d’un coup d’œil sans équivoque qu’il serait vain d’aller plus loin, avant de pousser Lev sur le trottoir et de claquer la porte au nez d’une Lavinia sidérée.
La suite se déroule tout aussi vite. Une Chevrolet Master Deluxe noire est garée au pied de l’immeuble, moteur allumé. Un troisième acolyte, qui se tient au volant, ouvre la portière arrière, dite « porte suicide », commode pour précipiter à pleine vitesse un homme sur le pavé, et par laquelle Lev est poussé sans ménagement à l’intérieur. Aussitôt, la voiture aux allures de corbillard, dont la lunette arrière est obstruée par un rideau à fronces, dévale l’avenue en trombe.
Assis entre ses deux ravisseurs, Lev garde la tête baissée sans même un regard pour cette ville où il a vécu dix ans et, compte tenu des circonstances, qu’il sait n’avoir aucune chance de revoir un jour. Tout juste jette-t-il un coup d’œil circulaire à l’intérieur de l’habitacle tapissé de velours mastic qui lui évoque les murs d’une cellule capitonnée. Pas plus que chez lui une demi-heure plus tôt il n’oppose de résistance, conscient de ne disposer d’aucune échappatoire. Serrant sur ses genoux son sac en cuir, il demande quand sa femme pourra le rejoindre, mais n’obtient en guise de réponse que trois visages impassibles.
La Chevrolet continue sa descente vers la façade fluviale enserrant l’île comme les mâchoires d’un Léviathan. Arrivé à hauteur de Soho, le véhicule oblique vers l’est, traverse le Holland Tunnel, longe Liberty State Park pour arriver à proximité de Claremont Terminal. Une fois garés derrière un entrepôt à l’abri des curieux, les deux hommes poussent Lev à l’extérieur et lui donnent l’ordre de se déshabiller avant de lui fournir un pantalon de pont et un caban crasseux. Cela fait, ils se débarrassent de ses vêtements civils dans une benne à ordures, provoquant la débandade d’une horde de rats répugnants.
Arrive, comme sorti de nulle part, un homme en tenue de marin. Sans échanger le moindre mot avec ce dernier, le duo de la Chevrolet lui confie Lev avant de remonter à bord de leur véhicule, d’où ils observent les deux s’éloigner vers le quai où est amarré un cargo vraquier prêt à prendre le large. L’opération n’a pas pris plus d’une heure.

Tandis que son mari s’apprête à quitter secrètement le pays, Lavinia se trouve toujours dans l’entrée. Elle s’est assise à même le sol et ramasse maintenant le New York Times du 15 septembre 1938 piétiné par les deux inconnus. Les yeux brouillés de larmes, elle survole les gros titres, comme si elle pouvait y trouver une réponse au cauchemar qu’elle est en train de vivre. Le quotidien affiche en une des événements de la plus haute importance. Son regard s’arrête sur les titres en caractères gras qui évoquent notamment le retour en urgence du président Roosevelt à Washington à la suite des tensions extrêmes en Europe, le voyage du Premier ministre Chamberlain à Berlin où il doit rencontrer Hitler, l’affaire du sandjak d’Alexandrette.
Elle tourne machinalement les pages à la recherche d’une explication qu’elle sait pourtant ne pas pouvoir trouver dans le journal. Aussi se contente-t-elle de fixer du regard la photographie de Marilyn Meseke, qui vient d’être élue Miss America, douzième du nom. La jeune femme de vingt et un ans originaire de l’Ohio pose dans la grande salle du Steel Pier, un parc d’attractions d’Atlantic City, affublée d’une couronne, un sceptre dans une main et un immense trophée dans l’autre, les épaules couvertes d’une longue cape ourlée qui lui donne cet air maladroit de petite fille jouant à la princesse dans un royaume de carton-pâte. Lavinia, elle, pressent que la fin du conte de fées vient de sonner.
Alors, dans la solitude de son appartement froid et désert, toujours vêtue de sa chemise de nuit sur laquelle perlent des larmes, elle se relève pour esquisser quelques pas de danse, les paupières closes, cherchant à lier son âme à celle de son mari qui vient de disparaître sous ses yeux et dont elle s’aperçoit qu’elle ignore presque tout. Elle n’a maintenant d’autre secours que ces rituels ancestraux pour convoquer une puissance invisible, une danse qui est autant un moyen de résistance qu’une façon de partager sa douleur. Ses pieds se mettent à bouger, puis ses bras, sa tête, et bientôt tout son être entre en mouvement, se renverse, se penche. Lavinia garde les yeux fermés, cependant que son corps agité et tremblant se cambre, se courbe, se brise de mille manières ; les mouvements infinis de ses membres se croisent et se confondent dans un tourbillon, jusqu’à ce qu’elle perde connaissance, glissant sur le sol, auréolée de la longue chemise de nuit en soie qui forme autour d’elle comme une nappe de sang.

Première partie
LA masse puissante du Majestic s’apprête à quitter le port de Southampton, encore enveloppé dans une épaisse brume. Le paquebot a pour destination New York, où il arrivera six jours plus tard. Parmi le millier de membres d’équipage et les deux mille passagers, dont environ neuf cents émigrants, se trouve celui qu’on appelle désormais Léon Thérémine. Sur la fiche que les autorités américaines lui demanderont de remplir à son arrivée à Ellis Island, il inscrira cependant :

Nom : Lev Sergueïevitch Termen
Né le : 27 août 1896 à Saint-Pétersbourg
Profession : ingénieur
Situation : célibataire

Ce qui n’est que partiellement exact.
Lev n’appartient ni à la classe des émigrants ni à celle des touristes : il est une sorte d’envoyé spécial, digne représentant de la classe ouvrière russe, chargé de conquérir les États-Unis d’Amérique après avoir enchanté l’Europe. Il voyage en première classe. Il est en mission. Celle-ci, d’une durée initiale de six semaines, durera dix ans.
Dehors, l’air est glacial. Un vent arctique violent souffle sur le sud de l’Angleterre, plongé dans ce que les annales météorologiques retiendront comme le Great Christmas Blizzard. Le Russe en a vu d’autres et ce qui le préoccupe, en ce matin du 14 décembre 1927, ce n’est pas l’épaisse couche de neige qui recouvre les environs. »

Extraits
« Lev a le triomphe modeste. De Berlin à Paris puis à Londres, il vient en effet de boucler une tournée au cours de laquelle il a créé la sensation devant un public stupéfait par ce prodige qui, debout derrière une sorte de pupitre d’écolier surmonté d’une antenne, parvient à extirper des sons à partir du vide, se contentant de déplacer ses mains dans l’air tel un chef d’orchestre conduisant un ensemble invisible. Les spectateurs venus en foule sont restés sans voix devant ce jeune homme aux yeux bleu-gris, les cheveux frisés, le visage barré d’une fine moustache blonde, un peu perdu dans son habit noir, qui pétrit l’air, le caresse, effilant de ses doigts fins cette musique mystérieuse, née hors de tout instrument. Frappés d’admiration, des milliers de curieux ont acclamé le jeune thaumaturge qui affichait sur scène un visage extasié. Lev a intégré à ses performances un système de jeu de lumière — l’illumovox — directement connecté à son instrument et qui répond aux variations de tonalités. Tandis qu’il frôle une touche invisible dans l’espace, une lumière projetée sur un écran passe par toutes les nuances spectrales, du vert sombre au rouge éclatant, sans autre limite que la perception visuelle. Lev ne se contente pas de jouer de la musique, il la colore et la rend visible, inventant ni plus ni moins le principe du spectacle son et lumière. La presse compare les spectateurs sortant des représentations aux premiers fidèles après la révélation des miracles. On prédit même la disparition des musiciens, anéantis par l’électricité, remplacés par le seul chef d’orchestre qui, face au public et non plus de dos, conduirait les ondes de ses propres mains. » p. 27

« On comprendra aisément que Lev, s’il a eu chaud, souhaite garantir ses arrières et, conseillé par le cabinet de droit de la propriété intellectuelle Dowell & Dowell, s’empresse de déposer à son tour un brevet détaillant les caractéristiques de son instrument. Sous le n° 1661058, celui-ci précise ainsi qu’il s’agit d’un « système de génération de sons commandé par la main et comprenant un circuit électrique incorporant un générateur d’oscillations, ledit circuit comprenant un conducteur ayant un champ qui, lorsqu’il est influencé par une main se déplaçant à l’intérieur, fera varier la fréquence de résonance dudit circuit en fonction du mouvement de ladite main uniquement, et un circuit d’émission de tonalités connecté audit circuit d’émission de tonalités en fonction des variations électriques se produisant dans le circuit. » La rédaction est certes absconse, mais on n’est jamais trop prudent. » p. 48-49

« Lev est en Amérique depuis un peu plus d’un an et possède déjà quatre smokings, autant de cannes et le double de paires de boutons de manchettes. Le bolchévique a désormais des allures de dandy. Bientôt, il achètera une Cadillac, un petit V8 coupé qu’il choisira noir par souci de discrétion. En haut lieu, on surveille la transformation avec circonspection, mais pour l’instant on laisse aller, la mayonnaise semble prendre, veillons à ne pas la faire tourner en intervenant trop vite, et puis cet embourgeoisement n’est-il pas la couverture parfaite? Lev passe néanmoins le plus clair de son temps habillé d’une blouse blanche pour mettre au point de nouveaux appareils électroniques et des instruments de musique, dont la première boîte à rythme, le thérémine à clavier ou le violoncelle thérémine, qui se joue, comme il se doit, sans frotter la moindre corde. Entre deux coups de fer à souder, Lev reçoit les personnalités les plus en vue de l’époque, parmi lesquelles un trio de violonistes prometteur composé du jeune Yehudi Menuhin, de Charlie Chaplin et d’Albert Einstein. Le premier se fait discret, le deuxième s’empresse d’acquérir un exemplaire du modèle RCA. Quant au troisième, qui a assisté à la première démonstration du thérémine à Berlin, il aime à converser longuement avec Lev. L’auteur de la théorie de la relativité générale lui fait part de son intérêt pour l’interaction entre musique et figures géométriques – deux ans plus tard, Lev mettra au point le rythmicon, un instrument capable de reproduire des dessins sur un projecteur.
Un après-midi qu’il se trouvait dans l’atelier de Lev, l’Allemand aux cheveux hispides expose à son hôte sa conception de la musique et de la composition.
Voyez-vous, Beethoven crée de la musique, alors que celle de Mozart est si pure quelle semble avoir toujours existé dans l’univers, comme si elle attendait d’être découverte par lui. En ce qui me concerne, j’applique ni plus ni moins la même démarche: comme lui, je cherche à découvrir la musique des sphères, explique-t-il, affichant son éternel visage bienveillant. » p. 60-61

« Cependant, en septembre, un statisticien estime que les cours de la bourse ont atteint ce qu’il considère être un plateau perpétuel et juge qu’un krach est inévitable. Peu nombreux sont ceux qui prêtent l’oreille à ce trouble-fête; tout le monde plane, ivre de progrès et d’une prospérité que rien ne semble pouvoir entraver. Le même mois, le New York Times annonce la mise sur le marché pour cent soixante-quinze dollars du RCA Theremin, premier modèle de l’instrument de Lev à être commercialisé. La publicité qui accompagne cette sortie souligne que l’appareil n’exige aucune formation et que tout le monde peut en jouer simplement en bougeant les mains. «Même Aladin devait frotter sa lampe, laquelle ne jouait même pas de musique!» ironise la réclame, et Lev d’être présenté comme supérieur à un génie. On peut essayer l’instrument au showroom Wurlitzer sur la 42° rue. Un manuel d’utilisation est édité, illustré de photographies d’une élève de Lev, Zenaide Hanenfledt, fille d’un général du tsar naturalisée américaine. Les clients se pressent pour tester cette machine étrange et magique. » p. 78

« – un signal pour batterie de voiture;
– un signal pour la jauge d’huile d’une voiture;
– un émetteur radio pour la police;
– une machine à écrire sans fil capable d’envoyer directement des articles à une rédaction;
– un véhicule porté par un champ magnétique pouvant ainsi traverser un pont invisible.
Si en ce début de XXI° siècle on attend toujours la dernière, force est de reconnaître que Lev a, avec quelques longueurs d’avance, anticipé Internet et le courrier électronique. Les trois associés sont sur la bonne voie. » p. 99

À propos de l’auteur
VILLIN_emmanuel_©DR_librairie_mollatEmmanuel Villin © Photo DR – Librairie Mollat

Emmanuel Villin est né en 1976. Sporting Club, son premier roman (sélection Prix Stanislas du Premier Roman, Lauréat Prix Écrire la ville 2019) est sorti chez Asphalte en 2016 (Folio, 2018). A suivi Microfilm en 2018. La Fugue Thérémine est paru en 2022.

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La montagne et les pères

WILKINS_la-Montagne-et-les-peres  RL_ete_2022

En deux mots
Maintenant qu’il a fait sa vie loin de ce coin du Montana où il a grandi, Joe Wilkins se souvient. Il raconte son enfance, sa famille, ses connaissances. Il raconte le travail acharné, la souffrance ponctuée de drames et l’envie d’ailleurs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

De retour dans le Montana

Avec La montagne et les pères Joe Wilkins s’éloigne du nature writing pour nous offrir un roman d’apprentissage qui débouche sur des questions existentielles. Sur la justesse de nos choix, sur la force des racines, y compris dans une nature hostile.

À l’heure de raconter sa vie, Joe Wilkins se plonge dans ses souvenirs, essaie de démêler ce que tient du vécu et de la légende, d’une sensation ou du rêve. Mais ce dont il se souvient parfaitement, c’est de ce jour où il a dû grimper dans la voiture de son grand-père, serré contre son frère, à côté de sa sœur aînée pour aller jusqu’à l’hôpital accompagner son père dans la mort. Il se souvient de la famille en pleurs et des trop courtes années avec lesquelles il aura pu partager des souvenirs avec lui, notamment lorsqu’ils allaient chasser ensemble. Il se souvient aussi des escapades avec son frère dans ce coin de l’est du Montana, le Big Dry. La nature désertique y a fait fuir la plupart des habitants, la compagnie ferroviaire y a même récupéré rails et traverses pour ne laisser que la saignée de la voie ferrée. Mais c’est là, aux côtés du grand-père qu’il a grandi et qu’il a appris à survivre. Au sein d’une famille unie que se mère tenait à bout de bras: «ma mère est mère et père et Dieu, et ma sœur avec son maquillage et poster de Jon Bon Jovi en veste de cuir est une adolescente et mon frère aux yeux ensommeillés est un enfant, et je suis un enfant: blondinet et aimé, un garçon que tout émerveille et que tout désoriente, déjà trop grand pour mon jean d’occasion, avide de connaître ce jour nouveau.»
Le chapitre suivant, remontant le temps, va être consacré à sa mère, à son parcours, ses rêves d’évasion et à sa rencontre avec celui qui deviendra son père et ses différentes affectations qui les mèneront de Seattle jusqu’au Big Dry. Suivront une galerie de personnages qui ont croisé et formé le narrateur. De Keith Nelson, le voisin qui lui parlait comme un homme en lui offrant des montagnes de cheeseburgers, Pa Peters, le vieil homme qui connaît les meilleurs endroits pour pêcher, coach Drease qui va en faire son chouchou, l’oncle de Caroline du Nord Clifton Wilkins, le gros Donnie Laird qui a réparé le panneau de basket, la tante Edith Freeman qui lui a fait découvrir le restaurant chinois ou encore leur prof Frank Hollowell, sans oublier les histoires du grand-père.
Dans les trois parties suivantes, Joe Wilkins va procéder par cercles concentriques et élargir son horizon. Il se sociabilise et revient sur ses amis et connaissances, sur ses professeurs, sur les gens qui ont croisé sa route et lui ont permis de se construire et de prendre le large au sens propre comme au sens figuré.
Ce roman d’apprentissage autant que d’hommage à ses parents va le conduire jusqu’à la transcendance, jusqu’à ces questions existentielles comme celle sur la théodicée, c’est-à-dire «les interrogations et les explications, les luttes contre ce qu’il faut comprendre comme la justice divine, le fait qu’un Dieu bon et omniscient ait choisi ceci pour certains d’entre nous, et cela pour d’autres, qu’il ait dit: “Je vous donne la vie. À vous, je donne la vie. Et à vous, je donne la douleur.”» Oui, le nature writing réserve bien des surprises!

La montagne et les pères
Joe Wilkins
Éditions Gallmeister
Roman
Traduit de
288 p., 23,40 €
EAN 9782351782101
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, principalement dans le Montana. On y voyage aussi à Seattle, Minneapolis ou encore en Caroline du Nord.

Quand?
L’action se déroule des années 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le Big Dry, dans le Montana. Des hautes plaines âpres et presque vides frappées par la sécheresse, auxquelles des hommes durs à la tâche s’obstinent à arracher de quoi survivre. C’est dans ce monde qu’a grandi Joe Wilkins, élevé après la mort précoce de son père par une mère qui avait renoncé à ses rêves d’aventure pour suivre l’homme qu’elle aimait, et un grand-père qu’on pourrait croire tout droit sorti de la conquête de l’Ouest. À travers son histoire et celles de quelques autres, Wilkins raconte cet univers magnifique et violent, qui dès leur plus jeune âge marque les enfants, forge les hommes et interroge le mythe américain de la virilité dans l’Ouest sauvage.
Avec émotion et lyrisme, Joe Wilkins ressuscite une époque qui paraît hors du temps. Mais ce voyage à la recherche d’un père disparu n’est-il pas, finalement, une quête de soi-même ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
A Voir A Lire (Cécile Peronnet)
Le Télégramme (Anne Lessard)
Blog Pamolico

Les premières pages du livre
« PROLOGUE
La nuit
Ce dont je me souviens, sans hésitation, c’est de l’obscurité.
Ce dont je me souviens, c’est d’être tiré de l’obscurité du sommeil par mon grand-père – je ne vois que le large bord sombre de son chapeau en feutre gris – et d’être délicatement installé sur la housse en peau de mouton de la banquette arrière dans l’Oldsmobile de mes grands-parents. Ce dont je me souviens, c’est de mon frère cadet, son petit corps tiède contre moi, et au-delà, ma sœur aînée, son dos droit et son absence de sourire. Elle a treize ans et elle comprend ce qu’il se passe, elle a enfoui son visage entre ses mains. Ce dont je me souviens, c’est d’être tiré de l’obscurité du sommeil et plongé dans l’obscurité d’une profonde nuit d’hiver, dans l’est du Montana.
Ce dont je me souviens, c’est des phares de l’Oldsmobile creusant l’obscurité, trouant l’espace devant nous : les deux voies de l’autoroute, les bras des peupliers dans l’hiver, l’éclat soudain d’un escarpement de grès et les Bull Mountains en arrière-plan. Mon grand-père appuie-t-il doucement sur la pédale de frein alors que nous filons sur les lacets au-dessus de la rivière ? À qui sont ces yeux jaunes près du fossé ? Un lièvre ? Une moufette ? Un coyote, peut-être ? Mon frère s’est-il mis à pleurer, lui aussi ? Je ne sais pas, je ne sais pas – je vois un peu dans l’obscurité, mais pas très loin.
Ce dont je me souviens, c’est d’un prêtre aux yeux secs vêtu d’une soutane noire qui enlace ma mère éplorée. Sommes-nous allés dans une pièce voisine ? Ou mon père a-t-il été roulé jusqu’à nous ? Je ne sais pas, je ne m’en souviens plus, mais peu importe, il est bien là – mon père, immobile et froid, sur une table métallique. Le prêtre se penche au-dessus de lui, ses fines lèvres bougent et récitent une prière. Une part de moi-même voudrait affirmer qu’il plonge deux doigts dans un petit flacon au large goulot et dessine une croix à l’huile sur le front paternel. Une part de moi-même voudrait affirmer qu’à la lumière des néons de l’hôpital, je vois luire la croix d’huile.
Ce dont je me souviens, c’est de ma mère qui touche mon père, ses mains partout sur ce corps jaune chimique : ses bras maigres comme des bâtons et son visage enflé, son crâne chauve et son torse enfoncé. Ce dont je me souviens, c’est de nous tous, en pleurs, même mon grand-père. Ce dont je me souviens, c’est que tout ceci est trop insoutenable.
Nous partons. Ou bien mon père est emporté. J’ignore comment, mais nous ne sommes plus au même endroit que lui, ou au même endroit que son corps, et nous sommes effondrés sur des chaises d’hôpital en plastique. Nous pleurons encore, plus doucement à présent, nos mains inutiles et aussi étranges que des ailes dans la lumière trop puissante de cette pièce. Nous y restons quelques minutes ou quelques heures. Je ne sais pas. Mais qu’il ait été emporté ou qu’il ait toujours été dans une autre salle, après ces quelques minutes ou ces quelques heures, nous nous levons tous pour aller le voir une dernière fois – même mon petit frère, dont les respirations humides résonnent à présent comme de minuscules cloches chagrines – et je ne me lève pas, je ne quitte pas ma chaise pour les suivre. Je ne vais pas voir mon père. Tous les autres y vont. Pas moi. Je suis triste et apeuré, et ils me laissent ainsi.
Suis-je seul à cet instant ? Il me semble que je suis seul, je me vois seul. Me laissent-ils vraiment dans cette salle anonyme d’hôpital ? Le prêtre reste-t-il avec moi ? Ou une infirmière mince et affairée ? Je ne m’en souviens pas.
Il y a tant de choses dont je ne me souviens pas.
Et une part de moi-même voudrait dire, et alors ? Qu’est-ce que ça signifie, en vérité, de se souvenir ? Si un coyote fait claquer ses crocs jaunes dans la nuit, si une croix d’huile brise et éparpille la lumière, si je suis seul ou non – quelle importance ? La lumière s’est brisée, d’une manière ou d’une autre. Ce coyote n’est sûrement plus que poussière. Mon père est toujours dans le Montana, et n’est plus que poussière. Et moi ? Je ne suis plus ce garçon triste au visage rond. Plus apeuré ni seul, en imaginant que je l’aie été un jour. Et si je ne me suis pas levé pour aller voir mon père, je me dis que ça n’a pas d’importance.
Ou bien, comme un enfant, fais-je semblant ?
Voilà l’histoire : Ma femme et moi rentrons d’une visite chez des amis à Chicago. C’est le soir, nos phares repoussent la pénombre sur cette autoroute plane et droite du Midwest. Je me repose sur le siège passager, le front contre la vitre fraîche. Juste à la sortie de Moline, j’aperçois au-delà d’une clôture le faible clignement de deux yeux jaunes – et en un instant, je ne suis qu’une frêle embarcation à la dérive sur la rivière en crue et boueuse des années en dégel ; en un instant, je ne suis qu’un garçon orphelin de père, le cœur brisé dans les distances intérieures que façonne la solitude ; en un instant, je ne souhaite rien d’autre que de me lever et de revoir mon père. Nous partons sans jamais partir. Nous grandissons sans jamais grandir. Nous pleurons la perte, nous pleurons et pleurons.
Mais parfois, aussi, nous nous souvenons, et nous faisons volte-face pour affronter ce chagrin. Se souvenir est l’inverse de faire semblant, c’est commencer à s’avouer la vérité. Et je sais pourtant – pourquoi mon grand-père, ce doux cow-boy qu’il était, pourquoi portait-il son chapeau à l’intérieur de la maison ? Pourquoi l’onction à ce moment-là, alors que mon père était mort depuis des heures ? – que la mémoire ne suffit jamais. La mémoire tourne et glisse, elle cille dans la pénombre. Comme un trait luisant d’huile, la mémoire trompe et dessine des arcs-en-ciel dans la lumière. C’est dans les flots d’une histoire que le garçon commence à comprendre. Que le garçon devient un homme. Un homme meilleur. À travers les histoires, nous apprenons à vivre comme des êtres humains dans la sombre demeure de nos corps. Car, quoi que l’on fasse, on y est seuls. Et on méprise, à juste titre, cette pénombre solitaire. On tend le bras comme on peut, et on cherche à tâtons une autre main – celle d’une mère, d’un frère, d’une sœur, d’une amante, d’un fils –, on leur offre notre cœur, notre histoire.
Je me souviens encore d’une dernière chose : mon grand-père me prend entre ses bras durs. Il me tire de sous mes couvertures en laine et mon édredon en patchwork. Il me pose, délicatement, au bord du vieux lit superposé militaire que je partage avec mon frère. Il me dit de m’habiller, mais j’ai encore sommeil, je n’ai pas envie de me réveiller ni de m’habiller. J’essaie de me recoucher et de me blottir sous les couvertures. Mon grand-père ne me secoue pas, ne me réprimande pas. Il me prend simplement dans ses bras. “Ton père a besoin de toi, dit-il. Il faut que tu ailles voir ton père.” »

Extraits
« Et encore fatiguée par le labeur agricole de la veille mais nous préparant pourtant le petit déjeuner, ma mère est mère et père et Dieu, et ma sœur avec son maquillage et poster de Jon Bon Jovi en veste de cuir est une adolescente et mon frère aux yeux ensommeillés est un enfant, et je suis un enfant: blondinet et aimé, un garçon que tout émerveille et que tout désoriente, déjà trop grand pour mon jean d’occasion, avide de connaître ce jour nouveau. » p. 48

« Bientôt, je quitterai le Montana, j’irai à l’université — mais c’est comme si j’étais déjà parti. Toute la journée, je rêve et divague, toujours la tête ailleurs, peut-être dans le dernier livre que j’ai lu ou dans un univers lumineux de ma propre invention — si loin que je ne remarque même pas le ciel à l’ouest se teinter d’un noir d’ecchymose, ni les plaies déchiquetées en forme d’éclairs. Un grondement de tonnerre me ramène aussitôt à la réalité. Les premiers grêlons s’abattent et ricochent sur les pierres. » p. 210

« La théodicée, c’est ainsi que l’appellent les croyants: Les interrogations et les explications, les luttes contre ce qu’il faut comprendre comme la justice divine, le fait qu’un Dieu bon et omniscient ait choisi ceci pour certains d’entre nous, et cela pour d’autres, qu’il ait dit: “Je vous donne la vie. À vous, je donne la vie. Et à vous, je donne la douleur.”
Peut-on avoir confiance en un Dieu aussi capricieux et aussi malveillant? Et qu’en est-il alors de nos pères et de nos mères, nos premiers dieux, les plus puissants ? » p. 272

À propos de l’auteur
WILKINS_Joe_©DRJoe Wilkins © Photo DR

Joe Wilkins est né et a grandi au nord des Bull Mountains, dans l’est du Montana. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie et d’un récit sur son enfance et son adolescence, La montagne et les pères qui paraît en 2022 après son premier roman, Ces Montagnes à jamais. Il vit actuellement avec sa famille dans l’ouest de l’Oregon, où il enseigne à Linfield College.

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Le plus beau lundi de ma vie tomba un mardi

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En deux mots
À 10 ans Noah décide qu’il sera président des États-Unis et part recueillir des signatures. L’un des premiers signataires est un vieil homme, séduit par le culot du garçon. Deux vies qui réservent bien des surprises

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Noah et la shoah

Camille Andrea nous régale à nouveau avec ce roman qui met aux prises un garçon de dix ans qui se rêve président et un rescapé de la Seconde guerre mondiale. L’auteur du sourire contagieux des croissants au beurre signe un conte plein de vitalité.

Pour réussir sa vie, il faut faire preuve d’ambition et d’une volonté de fer. C’est ce que ce dit Noah, 10 ans. Le garçon de Nashville décide de faire du porte à porte pour rassembler un millier de signatures. Quand il sonne à la porte de Jacob Stern, le vieil homme est séduit par le culot du petit métisse qui a déjà rodé son discours, qui commence par dire merci. Une entame qui intrigue le septuagénaire qui décide pourtant de ne pas signer d’emblée de peur de ne pas revoir cet esprit vif qui vient meubler sa solitude.

Au fil de leurs échanges on va en apprendre un peu plus sur leurs vies respectives. Noah a perdu sa mère et doit aider son père qui tient une pizzeria. Le veuf est aigri, sévère et ne fait guère preuve d’affection envers son fils. Il entend être respecté et entend mettre fin aux rencontres avec ce vieux pervers. À tout prendre, il le préfère encore lorsqu’il se plonge dans ses volumes d’encyclopédie.
C’est d’ailleurs à l’aide de ses livres qu’il va en savoir davantage sur cette Shoah dont Jacob Stern a été l’une des victimes. Un passé que la maladie d’Alzheimer va peu à peu effacer et qui est consigné dans cinq cahiers «à brûler après ma mort sans les lire». Car au fil du récit, on va découvrir que le monde n’est pas manichéen, mais paré de nombreuses nuances, que derrière une vérité peuvent se terrer bien des mensonges. Alors, si Noah doit ne retenir qu’une chose de ses visites chez le vieil homme, c’est la complexité du monde, c’est la difficulté à décider en conscience.
Camille Andrea, dont on rappellera qu’il s’agit d’un auteur reconnu publiant sous pseudonyme, joue avec beaucoup d’à-propos ce jeu des masques dans ce conte qui mêle humour et gravité. D’une plume légère, il nous entraîne dans un monde du faux semblant et de la duplicité. Mais la vertu première de ce roman qui se lit avec gourmandise, c’est la belle démonstration qu’il nous propose: ne jugez pas avant d’avoir en main toutes les pièces du dossier.

Le plus beau lundi de ma vie tomba un mardi
Camille Andrea
Éditions Plon
Roman
224 p., 18 €
EAN 9782259312011
Paru le 19/05/2022

Où?
Le roman est situé aux Etats-Unis, principalement à Nashville. On y évoque aussi Washington et l’Allemagne, notamment Auschwitz.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’à la seconde guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
Noah, 10 ans, entra dans la vie de Jacob avec la force d’une tempête. Une rencontre qui changera tout et qui donnera la plus improbable des amitiés.
Une étude des plus sérieuses a démontré que l’on se fait une idée des gens en quatre secondes et cinquante centièmes. Quatre secondes et cinquante centièmes. C’est le temps que Noah, enfant métisse de 10 ans, a pour convaincre chaque personne du voisinage qu’il sera le prochain président des Etats-Unis. C’est peu, quatre secondes et cinquante centièmes, mais ce fut suffisant pour Jacob Stern, vieil homme de confession juive de soixante-quinze ans.
Noah venait d’entrer dans la vie de Jacob avec la force d’une tempête, l’abreuvant de jolis mots et de belles espérances. Une rencontre entre deux générations, deux visions du monde et de l’avenir. Un vieil homme qui a perdu goût à la vie et en proie au vide destructeur, et un enfant ambitieux, lumineux, au discours d’un politicien de cinquante ans. Ils n’ont en commun que les souvenirs qu’ils ont créés ensemble autour de donuts au chocolat et de grands verres de lait. Souvenirs que Jacob oubliera un jour et que Noah ressassera toujours.
Une rencontre qui changera tout et rien. Elle ne ralentira pas la perte de mémoire de Jacob, elle ne rendra pas forcément Noah président. Mais elle leur fera réaliser que rien n’est écrit. Et qu’il suffit de le comprendre assez tôt pour ne pas subir sa vie, mais au contraire la construire.
Un roman qui nous montre qu’on ne peut réellement connaître un homme sans avoir entendu chaque versant de son histoire. Les gens ne sont pas toujours ce que l’on croit. Le monde n’est ni noir ni blanc, il est teinté de nuances et de choix difficiles. Jacob le sait que trop bien, Noah le saura bientôt.
Un livre d’une humanité bouleversante sur la fragilité de la mémoire et de l’âme humaine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Valmyvoyou lit

Les premières pages du livre
« J’ai appris très tard que mon nom de famille était le nom d’un village du cœur de l’Italie dans lequel s’était réfugié un grand nombre de juifs. Persécutés, nombre d’entre eux durent se convertir au catholicisme pour ne pas être tués. On baptisa ces premiers avec le nom de l’endroit où ils habitaient. Voilà comment mes ancêtres s’appelèrent Andrea. Cette histoire familiale est, sans nul doute, à l’origine de ce roman.
Et bien que je ne me sente ni juif(ve) ni d’aucune autre religion, d’aucun peuple, bien que je ne me sente tout simplement qu’humain(e), d’une seule planète, la Terre, bien que ma culture soit multiple et s’inscrive dans tous ces mélanges qui m’ont engendré(e), je souhaitais dans le présent roman rendre un hommage à ce petit bout d’histoire qui est le mien, à cette petite goutte de sang qui court dans mes veines comme dans celles de millions de juifs dans le monde.
Je souhaitais également aborder des questions plus philosophiques. Peut-on changer ? Peut-on punir un vieil homme pour quelque chose qu’il a fait dans sa jeunesse ? Cela a-t-il une quelconque utilité ? Je ne juge pas, je m’interroge. Ce roman ne pourra y répondre, car je n’y ai moi-même pas trouvé de réponse. Peu importe, après tout. Le principal est de s’être posé la question, d’avoir vibré avec Noah, d’avoir tremblé en apprenant le terrible secret de Jacob.
Vous ne savez toujours pas qui se cache derrière le pseudonyme de Camille Andrea, et vous continuez cependant à lire mes histoires. Ce sont elles qui, derrière le masque, importent vraiment et sont les plus sincères.
Un nom ne sert à rien pour écrire un livre.
Seule une bonne histoire compte.
Je vous aime tant. Vous êtes ma raison de continuer à me lever le matin pour lier les mots sur le clavier d’un ordinateur, ma raison de rêver, de créer.
Pour tout cela, merci. Camille Andrea

Lundi
Je n’ai jamais bien compris pourquoi les gens n’aiment pas les lundis. Je n’ai jamais aimé les jugements gratuits non plus, faits à l’emporte-pièce. Les préjugés. On dit qu’il y a des jours qui valent moins que les autres, puis on dit qu’il y a des sous-hommes, des sous-races. On vilipende le lundi, et puis on finit par vilipender les gens. Qu’ont de moins les lundis, je vous le demande ? Molière disait, dans la bouche de son Dom Juan, que les débuts ont des charmes inexprimables. Or, le lundi est le début de la semaine. C’est le moment où tout est encore possible, où tout reste à faire. La jeunesse de la semaine, dirais-je si j’étais poète. Et la jeunesse, Dieu ce qu’on la regrette quand on arrive à l’hiver de notre vie, vous verrez ça, et bien plus tôt que vous ne le pensez. Lorsqu’il n’y a plus rien à regarder devant, qu’il ne nous reste plus qu’à regarder au-dessus de notre épaule, tous ces souvenirs, ces regrets laissés derrière. Quand on est au lundi de notre vie, tout est à venir. Au lundi de notre vie, tiens, voilà que je continue à faire de la poésie.
Quoi qu’il en soit. Les plus belles choses de ma vie se sont produites un lundi. Enfin, je crois, si la mémoire ne me fait pas défaut. Elle a tendance à s’effriter un peu dernièrement. Il serait peut-être temps que je vous raconte cette histoire, avant que je ne l’oublie.
L’histoire d’un lundi merveilleux. D’un lundi inoubliable.
L’histoire de ce plus beau lundi de ma vie qui, c’est un comble, tomba un mardi.

PREMIÈRE PARTIE
NOAH D’AMICO

Une porte
Août 1992
— Merci, dit Noah lorsque la gigantesque porte s’ouvrit devant lui, en employant le même mot qu’il avait prononcé lorsque la gigantesque porte de chacune des cinq maisons de l’allée auxquelles il avait frappé auparavant s’était ouverte.
Telle était la stratégie qu’il avait mise au point après avoir passé la journée précédente à se prendre des portes en bois, en métal, blindées, en verre, en grillage de cage à poules, de toutes sortes, en pleine figure à peine son « bonjour » prononcé. C’était une évidence, de par son âge, on le prenait pour un élève d’une école du coin et on s’attendait à ce qu’il sorte de derrière son dos un calendrier deux fois plus grand que lui ou un paquet de coupons de tombola multicolores, pour pouvoir payer à sa classe un voyage de fin d’année en Californie ou en Floride, et aller voir les dauphins, animaux que l’on apercevait rarement dans le coin, en plein cœur du Tennessee.
Enfin, cela, c’était dans le meilleur des cas. Car le petit garçon était noir, et dans ce quartier résidentiel, les gens n’avaient pas l’habitude de voir des petits garçons noirs sonner à leur porte. Et dans ce quartier, les gens n’étaient pas curieux de savoir si ce petit garçon noir sortirait de derrière son dos un calendrier deux fois plus grand que lui, des coupons de tombola ou un pistolet automatique pour les braquer. Dans ce quartier, on ne semblait guère aimer les tombolas, ni les calendriers, et encore moins les pistolets automatiques. Ou tout simplement les enfants qui se payaient des voyages de fin d’année en Californie ou en Floride avec l’argent d’une tombola à laquelle on ne gagnerait (si jamais l’on gagnait) qu’une brosse à dents électrique, un porte-clefs ou deux verres gratuits de cet infect punch que la directrice de l’école aurait sûrement concocté pour l’occasion, dans la bassine où elle avait l’habitude de prendre des bains de pieds ou de tremper ses varices.
Une étude des plus sérieuses a démontré que l’on se fait une idée des gens en quatre secondes et cinquante centièmes. Celle que l’on se faisait de ce petit garçon, malgré son costume et sa cravate, malgré ses cheveux bien peignés en boule et ses airs de bonne famille, ne devait pas être des meilleures, car c’était à peu près le temps que les gens mettaient à lui claquer la porte au nez. Quatre secondes et cinquante centièmes. Noah avait compté dans sa tête. Même si les centièmes de seconde, ce n’était pas très pratique à compter dans une tête de petit garçon. Quatre secondes et cinquante centièmes, c’était juste le temps de faire un beau sourire, juste le temps que les muscles zygomatiques majeurs et mineurs s’activent, et puis les gens refermaient amicalement cette maudite porte en accompagnant le geste de formules diverses, polies, mais toujours humiliantes. « Désolé mon garçon, mais je n’ai pas de monnaie », « Cela ne m’intéresse pas », « J’ai déjà donné ». On le refoulait comme un vulgaire marchand de tapis. Si seulement on lui avait laissé une petite chance de s’exprimer, il aurait pu expliquer qu’il ne voulait pas d’argent, qu’il ne voulait rien vendre. Il aurait pu expliquer que ce n’était pas lui qui avait besoin d’eux. Mais eux qui avaient besoin de lui. Car il allait bientôt devenir leur président. Le président des États-Unis.

La même porte
Voilà comment, à la place de « bonjour », il en était arrivé à dire « merci ».
En prononçant ce mot, sans autre préambule, le petit garçon avait remarqué qu’il suscitait la curiosité immédiate des adultes. Intrigué, désarçonné, on lui demandait « Merci pour quoi ? ». Et il était déjà trop tard. Le poisson avait mordu à l’hameçon. « Alors voilà, je vous dis merci parce que… » La conversation était engagée et l’enfant, lançant discrètement son petit pied en avant pour bloquer la porte, déballait le discours qu’il avait appris par cœur et répété cent fois devant le miroir de sa penderie, avec un débit de trois mots à la seconde, à la manière d’un commerçant, d’un marchand de voitures d’occasion. Il fallait convaincre rapidement. En réalité, il ne demandait qu’une simple signature. Juste un nom suivi d’un petit gribouillis qui feraient de lui le prochain président des États-Unis. C’était tout ce qu’il demandait, devenir le prochain président des Américains pour pouvoir ramener la paix dans le monde. En somme, trois fois rien pour un gamin de dix ans.

Un vieux
— Mais tu n’es qu’un enfant !
Le vieux le regardait, immobile et gigantesque, dans le cadre en bois de sa porte. Tel un caméléon, sa peau, jaunie, en avait pris la couleur. Un vieillard en bois.
— J’ai dix ans ! se défendit l’enfant, comme il aurait répondu « j’en ai quarante ».
— Vois-tu mon garçon, je ne suis pas expert en la matière, et je ne voudrais pas te décourager, mais ne faut-il pas être majeur pour devenir président ?
— C’est ce que dit mon père.
— Eh bien, tu devrais l’écouter de temps en temps, répondit l’homme en grattant une croûte de son crâne chauve, ce qui fit perler une minuscule goutte de sang. Les adultes ont quelquefois raison, tu sais.
Il semblait ne pas encore avoir réalisé qu’il parlait politique avec un garçon de dix ans sur le perron de sa maison. Il l’observa un instant. Il n’y avait pas d’enfants noirs dans le quartier. Il n’y avait pas d’enfants, d’ailleurs. Ni noirs, ni blancs, ni verts, ni rouges. Et à moins qu’une nouvelle famille ne se soit installée pendant la nuit, cet enfant n’était pas d’ici, ce qui ne déclencha pourtant aucune once d’inquiétude chez le vieux. Cela se voyait, cet enfant, avec son costume et ses souliers vernis, ne représentait aucune menace pour un vieillard, aussi fébrile fût-il.
— Cela fait bien longtemps que j’ai arrêté d’écouter les grandes personnes, reprit Noah. Et puis, pour ce qui est de mon père, nos opinions divergent sur bien des matières.
Pendant quelques secondes, le vieux se demanda pourquoi cet enfant n’avait tout simplement pas frappé à sa porte pour récupérer son ballon qui serait tombé par-dessus la clôture de son jardin. Comme le faisaient tous les enfants du monde. Il lui aurait dit qu’il n’avait vu tomber aucune balle de son côté de la palissade, le garçon serait reparti, et lui aurait pu retourner s’asseoir devant sa télé éteinte à compter les minutes qui passent. Mais l’enfant n’avait pas l’air de jouer à la balle, avec son costume gris et sa cravate rouge, avec ses cheveux peignés en boule et ses allures de premier de la classe. De plus, il y avait bien longtemps que les enfants ne jouaient plus à la balle dans cette rue. Que des vieux, donc. Des vieux qui consacraient le plus clair de leur temps à regarder la télé, assis dans leur fauteuil. Des vieux qui attendaient la mort. Un vrai mouroir, voilà ce qu’était devenue cette rue depuis que les enfants n’y jouaient plus à la balle ; voilà ce que devenaient toutes les rues lorsque les enfants n’y jouaient plus à la balle.
Et puis le vieux se demanda si c’était déjà Halloween, avant de se rappeler que la fête des Morts tombait vers la fin de l’année. Il ne savait plus la date exacte. Mais en jetant un coup d’œil par-dessus l’enfant, il reconnut la rue cramoisie et le goudron chaud caractéristiques de l’été. Halloween n’arriverait que dans quelques mois. Cela tombait bien, car depuis que les enfants ne jouaient plus à la balle dans la rue, il n’achetait plus de bonbons.
Il fallait se rendre à l’évidence. Ce garçon ne voulait pas récupérer sa balle. Ce garçon ne réclamait pas de bonbons. Ce garçon était bizarre.
Le vieux loucha sur le gros badge que l’enfant avait épinglé, comme les vendeurs de bibles, au col de sa veste. Au milieu : son visage noir sur fond blanc. Au-dessus : JE VOTE. Au-dessous : NOAH. JE VOTE NOAH D’AMICO, en majuscules et typographie Garamond, taille 16, de couleur magenta, rose pour le commun des mortels. Le vieux avait été imprimeur et il reconnaissait toutes les polices d’écriture d’un seul coup d’œil. JE VOTE NOAH D’AMICO. Quelle était donc cette fantaisie ? Le vieux fronça les sourcils, et son regard devint plus austère. Il n’avait jamais aimé la fantaisie. Il en avait toujours eu peur. On ne contrôlait pas la fantaisie. C’était une grosse bête qui débordait de toute part, qui s’échappait des conventions, comme un poulpe d’une bassine. C’était dangereux, la fantaisie. C’était en général le début des problèmes.
— Noah D’Amico, dit l’enfant en tendant sa main.
— Jacob Stern, répondit le vieux en la serrant vigoureusement.
— Il faut avoir plus de trente-cinq ans pour se présenter, reprit le garçon, étranger aux soupçons de son interlocuteur. Mais je ne compte pas gâcher les vingt-cinq prochaines années de ma vie à attendre d’avoir le bon âge. La maturité intellectuelle est un concept relatif. Cela a été prouvé par d’éminents scientifiques de notre pays. C’est maintenant que le peuple américain a besoin de moi.
— Et qu’est-ce qui te dit que le peuple américain a besoin de toi maintenant ?
— C’est bien simple. J’ai la solution miracle.
— La solution miracle ? Cela fait un peu réclame pour détergent, tu ne trouves pas ?
— Oui, la solution miracle. La solution finale, quoi.
— N’utilise pas ce terme, je suis juif. Enfin, je crois. Quelquefois, je ne me souviens plus très bien. Tu as donc une solution miracle pour quoi ?
— Pour tout. Pour la faim dans notre pays, la faim dans le monde, pour le chômage, la crise en Europe, l’immigration illégale, les armes à feu, la criminalité, la guerre au Proche-Orient, toutes les guerres, bref, une solution pour tous ces problèmes que les adultes ont créés et jusque-là échoué si lamentablement à résoudre.
— Et qu’est-ce qui te dit qu’un enfant pourrait réussir là où un adulte, avec un bagage conséquent et une expérience déjà bien complète de la vie, a échoué ?
— Vous connaissez le dicton : la vérité sort de la bouche des enfants. On ne peut pas en dire autant des politiciens.
— Ah, ça, c’est sûr ! s’exclama le vieux avant d’éclater de rire.
— Et puis, vous parlez de bagage, d’expérience, c’est peut-être justement cela qui les voue à l’échec. Un regard neuf, créatif, innocent sur le monde, voilà la clef de la réussite. Les enfants ne sont pas représentés au gouvernement, or, nous sommes concernés par les décisions qui sont prises aujourd’hui, car elles auront des conséquences demain. On bâillonne les enfants, on prend en otage leur avenir parce que l’on se moque de tout, parce que l’on se moque d’eux, parce que l’on se moque du futur, parce qu’il n’y a que le présent qui compte et l’argent que l’on peut se faire maintenant, pendant qu’on est encore en vie, et au pouvoir. Parce que les politiciens dépensent l’argent qui n’est pas à eux, comme s’il n’était pas à eux, justement, comme s’ils ne l’avaient pas gagné à la sueur de leur front, pour la simple et bonne raison qu’ils ne l’ont pas gagné à la sueur de leur front. Et tout ce que l’on gagne de cette façon n’a pas de goût. Si ce n’est celui insipide du trop vite acquis. Mon père n’aimerait pas entendre cela, car il n’aimerait pas savoir que je prépare ses pizzas avec la sueur de mon front. Oui, mon père tient une pizzeria. Il dirait que c’est sale, que ce n’est pas hygiénique. Mais bon, là n’est pas la question. Il faudrait que les gens fassent confiance à d’autres sortes de personnes maintenant. Oui, je suis un enfant. Oui, je suis métis. Oui, je suis différent. Mais si je ne me dis pas que je deviendrai le premier président américain issu des minorités, alors je ne le deviendrai jamais, c’est sûr. Et cela serait bien dommage, car j’aimerais mettre un grand coup de pied dans les préjugés et les conventions, montrer que quelque chose de différent est possible.
— C’est pas faux, dit Jacob, commençant à comprendre la logique du garçon.
Il était tout de même très impressionné qu’un enfant puisse parler de la sorte, dans un anglais impeccable, et que son esprit fût si bien façonné. La télévision, lorsqu’il l’allumait, ce qui lui arrivait de temps en temps, était pleine de programmes où l’on voyait des adolescents débiles avoir des conversations débiles sur des sujets débiles. Ils vivaient dans un appartement à plusieurs, passaient leur temps à ne rien faire si ce n’était se disputer, étaient incapables de débarrasser la table ou laver les assiettes après chaque repas. On désespérait de l’avenir des États-Unis, du monde, même. Alors, cet enfant-là, avec ses jolies manières et ses belles paroles, était comme un sauveur dans un monde préapocalyptique inévitable, un remède aux zombies sans cervelle que la société préparait pour demain.
— Si je laissais les autres décider de ce que je peux faire ou ne pas faire pour une simple question d’âge, simplement parce que j’ai dix ans, alors, je ne deviendrais jamais demain celui qu’aujourd’hui je me suis proposé de devenir. Quand on a un rêve, il faut aller jusqu’au bout, monsieur Stern, indépendamment de ce que disent ou pensent les autres. Indépendamment des barrières et des limites que chacun se met. Au XVIIe siècle, les pays européens n’étaient-ils pas gouvernés par des enfants ? Louis XV avait cinq ans lorsqu’il a succédé à Louis XIV. Et même si le pouvoir a été délégué à son grand-oncle, le jeune souverain a tout de même régné à l’âge de treize ans ! Et le monde allait-il plus mal ? Je me propose donc d’être cet enfant qui, dans l’histoire de l’humanité, sera le premier président des États-Unis âgé de dix ans.
— Ainsi donc, tu veux être le prochain Louis XV…
— Pourquoi pas ? L’esclavage n’existerait-il pas toujours si les hommes ne s’étaient pas révoltés un jour ? Et les Français n’auraient-ils pas toujours un roi aujourd’hui s’ils ne leur avaient pas coupé la tête à l’époque ? Si une poignée de rêveurs ne s’étaient pas donné les moyens d’aller voir ce qu’il y a ailleurs qu’autour de leur petit nombril, aurions-nous découvert la Lune ? Je crois que si nous ne changeons pas les choses, eh bien, elles restent telles qu’elles sont. Et elles pourrissent.
Le vieux pensa à toutes ces choses qu’il n’avait pas changées dans sa vie depuis quinze ans. Qui étaient restées telles quelles. Qui avaient pourri. Sa vie, qui avait pourri. Ses rêves, son espoir, sa joie de vivre, qui avaient pourri. Sans aller chercher bien loin, ce robinet de la cuisine qui fuyait et qu’il n’avait jamais réparé, ce qui avait toujours rendu sa femme furieuse. Mais pouvait-on comparer la Révolution française ou la conquête de la Lune avec le robinet de sa cuisine ? Peut-être, après tout, car la conquête de la Lune ne changeait rien à sa vie quotidienne, alors que son robinet…
— Ma politique ne se base pas sur l’apologie de l’immobilité, reprit Noah.
— En tout cas, tu parles sacrément bien pour un garçon de ton âge, dit l’homme, aussi amusé qu’impressionné, en croquant dans un donut au chocolat qui avait fondu dans sa main et dont il semblait s’être souvenu tout à coup.
L’enfant posa son regard sur le beignet, puis sur la petite bouteille de plongée que l’homme tenait dans l’autre main et traînait comme un chariot de courses. Il fixa de nouveau le donut au chocolat et avala sa salive. Il se présentait peut-être aux élections présidentielles, il n’en demeurait pas moins un enfant.

Un donut au chocolat
Le garçon était assis en face du vieux. Il tenait à présent lui aussi un donut au chocolat dans la main, l’observait comme s’il n’en avait jamais vu de sa vie.
— C’est un donut kasher, dit Jacob. Tu sais ce que ça veut dire ?
— Non.
— Cela signifie qu’il est conforme aux prescriptions rituelles du judaïsme.
— Je ne comprends pas.
— C’est un donut sain et pur.
Et tout en disant cela, le vieux pensa qu’il était ridicule de dire d’un donut qu’il était sain et pur. Un donut, c’était la plus grosse cochonnerie qu’il pouvait y avoir sur la Terre.
— Je suis juif, je te l’ai déjà dit ?
L’enfant haussa les sourcils.
Le vieux sourit. Ses yeux rétrécirent, menaçant à tout moment de disparaître derrière les sillons de ses rides.
— Ce n’est pas une maladie. Et n’aie pas peur, ce n’est pas contagieux !
Le vieux repensa à la célèbre tirade de Shylock dans Le Marchand de Venise qu’il n’avait jamais oubliée. Étrange pour quelqu’un qui commençait à tout oublier. Un juif n’a-t-il pas des yeux ? Un juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des dimensions, des sens, de l’affection, de la passion ; nourri avec la même nourriture, blessé par les mêmes armes, exposé aux mêmes maladies, soigné de la même façon, dans la chaleur et le froid du même hiver et du même été que les chrétiens ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ?
— Tu es catholique, toi ?
— Oui. Parce que mon père est catholique. Il est d’origine italienne.
— C’est vrai, il fait des pizzas.
— Et les meilleures du monde !
— Eh bien, c’est un peu la même chose. Catholique, juif. On croit en quelque chose. Et ça nous rend meilleur, enfin, je pense. Si tu veux être président de tous les Américains, tu devrais t’intéresser à toutes les communautés qui forment notre pays. Les musulmans, les bouddhistes, et tout ça.
— Je m’informerai auprès de mon conseiller.
— Tu as un conseiller ?
— Oui, un conseiller en douze volumes, cela s’appelle une encyclopédie.
Ils éclatèrent de rire et Noah mordit dans le donut avec vigueur. »

À propos de l’auteur
Derrière le pseudonyme Camille Andrea se cache un écrivain français bien connu du grand public.

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Les accords silencieux

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2022

En deux mots
À New York en 1937 Tillie Schultz accède à son rêve, elle est engagée chez Steinway où travaillent déjà beaucoup de membres de sa famille venue d’Allemagne. À la même période, à Shanghai, Shēn fait montre de réelles qualités de pianiste. Mais la guerre va bousculer leurs plans. En 2014, à Hong Kong, ces deux morceaux d’histoire vont se retrouver et faire gagner la musique.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Tout pour la musique

Le nouveau roman de Marie-Diane Meissirel est une ode à la musique, langage universel. De Shanghai à New York, en passant par Hong Kong, il raconte le destin de deux familles et celui de la manufacture de pianos Steinway. Éblouissant !

À travers le temps et à travers l’espace, la musique transmet un message universel, vertu que ce roman fort bien documenté déploie de la fin des années 1930 à aujourd’hui.
Il commence à New York en 1937, au moment où Tillie Schultz est engagée au Steinway Hall, suivant ainsi plusieurs générations de sa famille venue d’Allemagne. Aux côtés du grand-père et du père, accordeur, notamment pour Rachmaninov, elle baigne littéralement dans la musique. Aux côtés de son frère jumeau Joseph, elle rêve d’un avenir de création et de concerts virtuoses.
Durant ce même été 1937 Shanghai est la proie de violents combats. Après l’assaut des troupes japonaises, la riposte chinoise et les manœuvres américaines et britanniques pour protéger les concessions internationales, la ville est une poudrière. Qiáng organise alors le départ de son épouse sur l’un des derniers paquebots, mais Mēi refusera de partir sans Ān et Shēn qui partagent leur vie. D’autorité Qiáng en décide autrement et part vers le port. Leur Buick est alors prise pour cible et, après leur chauffeur, le couple meurt après l’explosion d’une bombe. Shēn devra dès lors se débrouiller tout seul s’il veut poursuivre sa formation de pianiste.
On bascule alors en septembre 2014, au moment où Xià a rendez-vous avec son destin. Arrivée à Hong Kong pour y étudier, elle découvre cette annonce dans son foyer universitaire: Personne privée recherche jeune pianiste pour jouer au piano à son domicile à Happy Valley. Le piano est un Steinway à queue de 1914. Musiciens confirmés et de confiance, adressez votre lettre de motivation et CV à contact@FuMusicFoundation.com.
Même si elle a déjà renoncé à une carrière de concertiste après un examen manqué, elle tente sa chance. Convoquée par Tillie Fù pour une audition, elle est choisie par la vieille dame pour jouer sur son Steinway. Les manifestations étudiantes pour davantage de démocratie l’empêchent toutefois d’honorer ses rendez-vous. À moins que ce ne soit le poids du passé.
Marie-Diane Meissirel a fort habilement construit son roman. D’abord autour de la musique et des pianos Steinway, mais aussi autour de pages d’histoire qui vont bouleverser le destin de deux familles que le destin finira par réunir. De la seconde Guerre mondiale jusqu’à la révolution culturelle et ses aberrations comme l’interdiction de la «musique bourgeoise», en passant par les jugements hâtifs et sans appel de la police politique soviétique, de sombres pages viendront contrarier carrière et amour.
Le journal de Tillie va s’insérer au fil des chapitres et dévoiler comment elle a fini à Hong Kong et devenir Madame Fù. Mais laissons à Shēn le soin de conclure la chronique de ce roman lumineux que l’on pourra lire tout en écoutant la playlist concoctée par la romancière: «Dans la nuit de son existence, il prit conscience qu’il y avait toujours eu une lumière, celle d’un amour infini qui lui avait appris à être par la musique et qui s’était révélé sous des traits aimés. Cet amour absolu qui anime, inspire, sublime, console, pardonne et porte l’espoir, était celui qu’il avait voulu mettre au centre de sa musique et de sa vie avec toutes les limites de son humanité mais avec une sincérité inaltérable. Cette révélation fulgurante embrasa son cœur.»

Playlist du roman

Les accords silencieux
Marie-Diane Meissirel
Éditions Les Escales
Roman
256 p., 20 €
EAN 9782365696937
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, à New York, en Chine, à Shanghai, et à Hong Kong.

Quand?
L’action se déroule de 1937 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Autour d’un Steinway qui a traversé le XXe siècle, les destins de deux femmes que tout sépare se rencontrent, liés par un ancien secret et l’amour de la musique.
New York, juin 1937. Tillie Schultz perpétue la tradition familiale et entre chez Steinway & Sons pour travailler auprès des « immortels », ces pianistes de légende comme Rachmaninov et Horowitz. Grande mélomane, son talent n’égale pas celui des maîtres qu’elle côtoie. Pour vivre sa passion, elle ne peut que se mettre au service de ceux qui possèdent le génie qu’elle n’a pas.
Hong Kong, septembre 2014. Xià, une étudiante chinoise, retrouve le plaisir de jouer grâce à Tillie Fù et à son Steinway. Elle s’autorise, pour la première fois depuis un examen raté, à poser ses doigts sur un clavier et interprète pour Tillie les airs que la vieille dame ne peut plus jouer. Si soixante-dix ans séparent les deux femmes, elles sont unies par une histoire commune insoupçonnée et par leur amour pour la musique qui projette sur leurs vies une lumineuse beauté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Revue ESPRIT (Samuel Bidaud)
France Bleu (Le coup de cœur des libraires – Marie-Ange Pinelli)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Mémo Émoi
Blog Joellebooks
Blog Christlbouquine
Blog Des livres des livres

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
Hong Kong, 25 septembre 2014
Seule dans le noir, Tillie guette les derniers rayons du soleil. Ils sont les rares visiteurs de sa maison de Happy Valley, les compagnons de ses interminables journées. Elle aimerait aussi accueillir le vent, sa caresse, ses murmures mais ici, il est sauvage et ne vient qu’en rafales, alors les fenêtres restent closes pour éviter que les portes ne claquent et se referment sur sa solitude. Chaque faisceau lumineux soulève une poussière d’étoiles et pave une voie vers cet autre monde où l’attendent ceux qu’elle porte dans son cœur. Pourquoi ne pas partir maintenant ? Fermer les yeux et se laisser glisser vers cet au-delà peuplé de visages familiers… Mais la vie s’accroche et la retient malgré elle. Ce mystère la dépasse : que lui reste-t-il à faire sinon s’y abandonner, elle qui n’a plus personne à qui donner ?
Tillie rêve, des après-midi entiers, allongée sur la méridienne du salon. Elle quitte son corps, usé par les années. Un rire d’enfant dans la rue : elle s’évade vers les ateliers de Steinway dans le Queens, y joue à cache-cache avec son jumeau, parmi les ceintures de bois, jusqu’à ce que leur grand-père les gronde et les oblige à attendre sous les pianos qu’il règle avant leur sortie de l’usine. Elle respire alors, à pleins poumons, le parfum du bonheur : celui qui mêle l’aigreur de la colle et du vernis à la douceur de la sciure et du feutre. Une bouchée de strudel : elle retrouve la cuisine de sa grand-mère, au cœur des maisons ouvrières de Steinway Village, et lèche le fond de la casserole où les pommes, le beurre et le sucre se sont imprégnés du goût de la cannelle. La sirène d’une ambulance : elle court hors d’haleine dans les rues de Manhattan pour rattraper son retard ; le concert va commencer, toute sa famille a déjà pris place à Carnegie Hall, les applaudissements retentissent pour accueillir Sergueï Rachmaninov ; derrière le rideau de velours rouge, elle aperçoit le sourire de son père, l’oreille tournée vers le piano qu’il a accordé dans l’ombre. Le sifflement discordant d’un coucou koël : elle marche sur un sentier qui s’enfonce dans la jungle pour ressurgir sur un col perdu dans les nuages, avant de replonger à pic vers la mer. Elle admire les coulées de lave végétale qui déferlent vers des eaux de jade ainsi que la découpe ciselée de la côte hongkongaise où se nichent des croissants de sable ocre. Sous le dais fleuri d’une allée de flamboyants, elle court vers la plage et plonge dans les reflets du soleil couchant. Le ciel s’embrase, enveloppe d’un halo orangé les îlots rocheux et transforme les jonques, aux voiles déployées, en ombres flottantes. Là-bas, au loin, son mari lui fait signe : la nuit tombe, Tillie tente de le rejoindre mais le vent s’est levé, elle peine à avancer, des vagues furieuses s’enflent à la surface de l’eau, à bout de forces, elle se laisse emporter par le courant qui l’attire vers les abysses. Elle ne respire presque plus, son corps inanimé gît au fond de la mer de Chine. Tout est silencieux. Six notes timides, un accord qui enfle, une mélodie, celle de l’Adagio de Pa, on la joue sur son piano. Son cœur se remet à battre, une main la tire vers la surface. Une quinte de toux lui déchire la poitrine et la réveille en sursaut. Le piano se tait.
Le couvercle de l’instrument est refermé avec précipitation. Dans le silence s’élèvent, de part et d’autre du grand paravent, deux respirations rapides. L’instant se prolonge dans l’écho des souffles. Tillie trouve la force de se lever. Avec l’aide de sa canne, elle vient poser son œil contre la séparation. Derrière les interstices du feuillage de bois, elle aperçoit une jeune femme assise devant son Steinway. Un rayon de soleil se pose sur ce visage de lune et révèle un ovale parfait, un teint de porcelaine, des cheveux noirs et soyeux, des sourcils à peine tracés, de grands yeux en amande, un nez plat, relevé par des lèvres charnues et un grain de beauté, unique, posé comme une larme sous l’œil gauche. Cette jeunesse l’éblouit et l’attire.
De l’autre côté de la pièce, le miroir lui renvoie l’image de son visage oblong, encadré par ses cheveux de neige ; sous ses yeux d’opale, le temps a creusé de profonds sillons tandis que le soleil a moucheté sa peau laiteuse dont la finesse laisse apparaître des veines bleutées. Elle sort de sa cachette et se dirige d’un pas hésitant vers l’instrument. Son piano, Tillie l’évite depuis des mois : le tremblement incessant de ses mains l’a séparée de son dernier confident. Observer son silence est devenu trop douloureux. Elle pensait l’avoir, lui aussi, perdu pour toujours.
Aujourd’hui, elle le retrouve avec l’émerveillement de leur première rencontre, enrichi de ce qui les lie depuis. Elle se souvient de la joie teintée de tristesse qui lui avait alors serré le cœur et c’est avec ce même pincement qu’elle avance vers lui, que son regard l’embrasse dans toute sa longueur, que son nez hume son parfum de bois, de vernis et de feutre, que ses doigts frôlent ses cordes nues, glissent sur son manteau fauve et satiné et s’arrêtent sur les deux papillons. Au contact des ailes délicates, gravées dans la ceinture de bois, son corps tout entier se met à trembler. Elle perd l’équilibre et s’accroche au Steinway pour ne pas basculer en arrière. La jeune femme, jusque-là restée immobile, se précipite derrière elle et la maintient, son corps pressé contre le sien. Le long de son cou, Tillie reçoit le souffle de l’inconnue ; au creux de son dos, elle accueille les battements de son cœur. Ce rapprochement soudain l’apaise. Elle ne tremble plus. Avec confiance, elle se retourne. Gênée, l’autre fait un pas de côté et baisse le regard. Tillie s’étonne de se trouver face à un être si frêle : elle a ressenti une telle force derrière elle, un soutien venant de bien plus loin. Elle s’adresse à la visiteuse :
— Avez-vous joué l’Adagio de Pa ou était-ce encore l’un de mes rêves ?
Dans un anglais timide, au fort accent, la Chinoise répond à la vieille dame :
— C’était l’Adagio du Concerto italien en ré mineur de Bach, BWV 974. Je suis désolée de vous avoir réveillée. C’est votre aide qui m’a autorisée à me mettre au piano. Je suis…
— C’est troublant, l’interrompt Tillie, vous l’avez interprété exactement comme mon père : ce tempo plus lent, ces ornements si mélancoliques… Ce morceau, c’est le seul qu’il jouait ; chaque jour passé à ses côtés, je l’ai entendu. Pouvez-vous le rejouer pour moi ?
— Bien sûr, bredouille l’inconnue, encore gênée.
Tillie lui fait signe d’avancer un grand fauteuil en orme près du tabouret. Elle veut voir les mains sur les touches, capter les vibrations du corps, sentir la chaleur du souffle, s’approcher au plus près de la source intime qui jaillira et fera vivre ce chant aimé. Posées sur ses genoux, ses mains presque centenaires ne cessent de trembler. La jeune femme ajuste son assise, baisse la tête, ferme les yeux, inspire profondément, retient sa respiration avant d’expirer en trois temps, déjà son souffle épouse le rythme de l’Adagio. Alors, son majeur gauche vient à la rencontre du clavier et égrène six notes timides, son index le retrouve pour lui donner la force d’un accord, puis son petit doigt vient en renfort et offre à sa main droite l’élan nécessaire pour porter la mélodie. Le corps de Tillie s’est enfin immobilisé, son âme vibre à nouveau. Le morceau fini, les deux femmes écoutent les résonances du silence. Lorsque enfin elles se regardent, elles se rencontrent dans la sérénité d’un même sourire.
— Vous reviendrez, j’espère, dit Tillie. Xià, n’est-ce pas ? Je me souviens maintenant : Xià comme l’été, 夏. De toutes les réponses à l’annonce que nous avons passée, je n’ai retenu que la vôtre. C’est votre parcours qui m’a intriguée, il y avait une brisure… si rare…
La vieille dame marque une longue pause avant de reprendre sur un ton moins évasif :
— Je suis désolée, je ne me suis même pas présentée, je suis Mathilda mais tout le monde m’appelle Tillie. C’est moi qui ai fait mettre l’annonce pour trouver un pianiste pour mon Steinway. Je ne peux plus jouer, vous comprenez…
Elle montre ses mains tremblantes, soupire longuement avant d’ajouter :
— Venez quand vous voulez, ma porte vous sera toujours ouverte.
— Madame, vous êtes sûre ? répond Xià, incrédule. Vous ne voulez pas m’entendre jouer un autre morceau ? Vous savez, cela fait longtemps que j’ai arrêté, peut-être que je n’ai plus le niveau…
— Peu importe le niveau, vous avez l’envie ! C’est de cela dont j’ai besoin. Excusez-moi, je suis très fatiguée, je dois m’allonger. Revenez vite, c’est tout ce que je vous demande.

Chapitre 2
Extraits du journal de Tillie
New York, juin 1937
La nuit dernière, j’ai été réveillée par les cris de Joseph. Je me suis précipitée dans sa chambre ; il se battait contre les rideaux comme s’il voulait en extraire un fantôme. Je me suis approchée de lui le plus lentement possible pour ne pas le réveiller, ne surtout pas l’effrayer… Délicatement, j’ai posé mes mains sur ses épaules puis lui ai murmuré que c’était moi, qu’il fallait se recoucher, que le matin était encore loin.
Sous mes mains, à travers son pyjama imbibé de sueur, je sentais son corps trembler. Je l’ai guidé jusqu’à son lit, me suis assise par terre et, mon visage à la hauteur du sien, lui ai fredonné l’air de la Wiegenlied de Brahms en caressant ses boucles humides. J’ai vu la terreur nocturne battre en retraite et le calme poser son baiser sur ses traits apaisés. J’ai gagné : une fois encore, j’ai été la gardienne victorieuse des nuits de mon jumeau.
J’allais quitter sa chambre quand je l’ai entendu chuchoter. Il s’inquiétait que je lui en veuille encore. Encore de quoi ? lui ai-je répondu, de m’avoir réveillée en pleine nuit ? Tout en sachant pertinemment qu’il pensait à mes déboires avec nos parents et qu’il se reprochait son silence, là où j’avais espéré son soutien. Il a tenu à s’expliquer : c’était un crève-cœur pour lui de me voir renoncer à mes études musicales pour aller travailler chez Steinway, il avait tant espéré poursuivre sur cette voie avec moi. Je me suis fâchée : il savait très bien que nous n’allions pas continuer ensemble, que depuis longtemps il était engagé sur la voie de l’excellence alors que je peinais à convaincre notre mère de mes talents, que ses études à la Juilliard n’étaient en rien comparables avec les cours dispensés à l’école de musique de Mme Steiner. J’ai ajouté que tout cela avait peu d’importance, que ma décision de devenir vendeuse au Steinway Hall, je l’avais prise il y a bien longtemps. Ce à quoi il s’est empressé de me répondre qu’il savait exactement de quand datait ma décision, qu’il se souvenait de la nuit où notre père était rentré à la maison après avoir assisté à la rencontre de Rachmaninov et Horowitz dans le Basement de Steinway Hall, subjugué par l’interprétation fulgurante du Concerto no 3 que le jeune pianiste avait offerte au compositeur. Il en tremblait encore, ses yeux brillaient d’émotion. Je l’avais serré dans mes bras et m’étais exclamée : « Pa, il y a donc un nouvel immortel ? » Il avait souri, passé sa main dans mes longs cheveux et répondu : « Cela ne fait aucun doute. » Joseph n’avait pas oublié mes mots d’alors : « Il faudra faire en sorte que ce monsieur Horowitz ait toujours un Steinway, je t’aiderai, Pa, moi aussi je travaillerai au service des immortels. » Dix ans après, tu tiens ta promesse ! a conclu Joseph avec admiration.
À l’évocation de ce souvenir, j’ai senti ma gorge se serrer et les larmes prêtes à couler. Qui d’autre que mon jumeau pouvait se souvenir d’un tel instant et en comprendre la portée ? Oh ! mon frère adoré, tu me connais si bien ! Moi aussi, je sais exactement de quand date ta vocation de violoncelliste. Ce jour-là, je ne l’oublierai jamais…
Pour la énième fois, Frieda nous avait chassés de son studio car nous faisions trop de bruit pour ses élèves qui ne s’entendaient plus chanter. Trop heureuse d’échapper à la supervision de notre grand-mère pour enfin jouer librement les Walkyries, je t’avais embarqué sous mon aile tel un héros déchu dans une course effrénée jusqu’à ce que je te perde dans les couloirs de Carnegie Hall. Je t’ai cherché partout et j’ai fini par te retrouver, l’oreille collée contre une porte, dans un état proche de l’extase. Furieuse, je me suis emportée contre toi. La porte s’est ouverte : un petit homme chauve, violoncelle au bras et pipe en bouche, nous a regardés sévèrement. Tu n’as pas laissé au musicien le temps de parler, toi en temps normal si timide, tu lui as d’emblée demandé quel morceau il était en train de jouer. J’avais rarement senti autant d’émotion dans ta voix. L’homme a répondu que c’était la Suite no 1 de Bach et nous a invités à entrer pour l’écouter. La musique m’a touchée mais j’étais encore plus surprise par ton attitude, tu semblais hypnotisé par les vibrations du violoncelle. Au moment de nous donner congé, le violoncelliste a posé sa main sur ton épaule et t’a dit avec insistance : « Hijo, j’espère qu’on se reverra. » Tu t’es ensuite précipité au foyer pour attraper le programme du soir, on y a appris que Pablo Casals interpréterait, sous la direction de Wilhelm Furtwängler, le Concerto pour violoncelle et orchestre de Schumann. Je sais que, ce jour-là, ton destin a épousé sa trajectoire. Tout comme toi, je suis la détentrice de tes souvenirs les plus précieux.
De retour dans le couloir, j’ai sursauté. Ma était là, dans le noir, son visage aussi pâle que sa longue chemise de nuit. Depuis combien de temps nous espionnait-elle ? Elle était une fois de plus arrivée trop tard et c’est moi qui avais sauvé Joseph de sa terreur nocturne, ça a toujours été moi ! Notre mère ne connaît pas nos secrets. Elle reste au seuil de notre intimité, trop attachée à l’idée qu’elle s’est faite de qui nous devrions être pour comprendre qui nous sommes vraiment. Je lui en veux pour cela et tant d’autres choses. Je me suis fait la promesse qu’elle ne se mettrait jamais entre Joseph et moi, nous sommes unis pour toujours, rien ne pourra jamais séparer nos âmes sœurs.
*
New York, septembre 1937
Aujourd’hui, c’était mon premier jour en tant que vendeuse chez Steinway & Sons. J’étais émue en arrivant devant la grande porte du 109 et pourtant, combien de fois en ai-je franchi le seuil depuis mon enfance ? Mais cette fois-ci, c’était différent, je n’étais pas là pour rendre visite à un membre de ma famille, j’y étais pour démarrer ma vie professionnelle, pour faire mon premier pas vers l’indépendance. J’en suis convaincue : ce n’est pas seulement mon rêve d’enfant qui me guide, ma plus grande motivation, c’est ma volonté de m’éloigner de la carrière de professeur de piano que Ma aimerait m’imposer. Je ne veux plus vivre en fonction de ses désirs, elle ne choisira plus ce que je dois faire, ce que je dois écouter, ce que je dois jouer, etc. Je ne renoncerai pas au piano, je suis bien trop attachée à la musique mais je veux jouer comme je l’entends, explorer tous les horizons musicaux. J’ai envie de chanter, de danser, de voyager, de vivre autrement, je ne sais pas encore comment mais je trouverai…
J’ai attendu Grandpa comme il me l’avait demandé. J’aurais préféré faire une entrée discrète mais il tenait absolument à me présenter lui-même aux autres vendeurs. Je crois qu’il était très ému lui aussi, il a insisté pour me décrire tous les éléments de la façade du Hall comme si je la découvrais, je n’ai pas échappé à l’énumération des compositeurs dont les profils sculptés ornent la façade. J’ai aussi eu droit à un rappel de ses débuts chez Steinway & Sons comme simple vendeur à son arrivée d’Allemagne et de son ascension à sa position actuelle de directeur des ventes. Je l’ai écouté patiemment. Je sais tout ce que je lui dois. S’il n’était pas intervenu auprès de Ma, je serais certainement en train de me morfondre dans une école de musique pour jeunes filles.
Je ne vais pas mentir ici. La journée a été assommante. On m’a installé un bureau au premier étage, dans la mezzanine du dôme, loin de l’entrée, loin de l’activité. De mon perchoir, je peux observer les vendeurs qui m’évitent poliment. J’ai eu tout le loisir de détailler les fresques de la voûte et de compter les cristaux du lustre central. Quel ennui ! Je serais volontiers allée rendre visite à Pa au Basement mais je craignais que cela ne soit mal vu de mes collègues. Je n’ai poussé mes explorations qu’aux salons d’exposition pour me familiariser avec les modèles en vente. J’ai même eu le temps d’apprendre par cœur la brochure de présentation du Pianino. À l’heure exacte de la fermeture, tous les vendeurs sont partis. J’en ai profité pour m’installer à l’un des bureaux du rez-de-chaussée pour attendre Grandpa et Pa avec qui nous avions convenu de dîner. Je commençais presque à regretter mon choix de travailler ici…
Je ne l’ai pas entendue entrer, la première chose que j’ai vue ce sont ses chaussures vernies noires qui dépassaient à peine sous sa robe en soie bleu nuit, j’ai ensuite découvert le reste de sa silhouette, enroulée dans un manteau sombre au col fourré. Et seulement après, son visage ; je ne l’oublierai jamais. J’ai à peine relevé la tête que son regard aimantait déjà le mien : si franc, si pétillant, je ne voyais rien d’autre. Et puis elle m’a souri et d’une voix chaude s’est excusée de sa visite tardive tout en me demandant si elle pouvait essayer un piano, elle y tenait absolument.
J’ai bredouillé qu’il était malheureusement trop tard et lui ai suggéré de revenir un autre jour mais elle a insisté, c’était très important pour elle. Je ne pouvais pas le lui refuser, il y avait un tel aplomb dans sa requête et je peux l’écrire, j’étais subjuguée par sa beauté. Je l’ai conduite au premier étage dans le salon Directoire, où j’avais repéré un magnifique modèle L en bois de cerisier, et l’ai invitée à y prendre place. Elle n’a pas pris la peine d’enlever son manteau mais a retiré ses gants, a caressé religieusement le bois lisse du couvercle puis l’a soulevé et aussitôt ses mains ont commencé à danser sur des rythmes de jazz. Mon cœur s’est mis à battre si rapidement à l’écoute de cette musique que je guette à tout moment à la radio mais que je n’avais jusque-là jamais entendue en vrai. Alors qu’elle jouait, je pouvais l’entendre murmurer des paroles. Entre deux morceaux, je lui ai demandé si en plus d’être une pianiste remarquable, elle était aussi chanteuse. Elle a eu un rire nerveux puis sur le ton de la confidence m’a soufflé qu’elle avait reçu une formation d’art lyrique, qu’elle était soprano mais que les gens de sa couleur ne faisaient pas carrière à l’opéra. Puis elle m’a demandé si j’aimais Wagner.
Je n’ai pas eu le temps de lui répondre, déjà elle jouait les premières notes du Liebestod d’Isolde et quand sa voix s’est élevée au-dessus de celle du piano, j’ai senti mon cœur se gonfler d’émotion. Ce chant d’amour, combien de fois ai-je entendu ma grand-mère Frieda le porter dans tout ce qu’il a de plus douloureux ? J’ai fermé les yeux et la voix de cette femme est venue se confondre avec celle de ma grand-mère, avec celle d’Isolde, passionnée, entière, prête à aimer Tristan pour l’éternité.
Mais une voix sévère l’a interrompue avant la fin de l’aria, c’était Grandpa. Depuis combien de temps était-il là ? J’ai pu voir à ses yeux rouges que le chant d’Isolde ne l’avait pas laissé indifférent, peut-être que chez lui aussi le souvenir de Frieda avait été réveillé. Il ne l’a pas avoué. Je me suis mise à bafouiller sans pouvoir donner d’explications à notre présence dans ce salon à cette heure avancée.
L’inconnue s’est levée, a expliqué à Grandpa qu’elle avait demandé à essayer un instrument, qu’elle s’excusait si cela avait pu poser un problème et qu’elle reviendrait une autre fois pour acheter un piano car elle n’en connaissait pas de plus merveilleux. Je pouvais deviner toute la désapprobation de Grandpa à la manière dont il se lissait la moustache avec nervosité. Je n’aimais pas le ton froid et condescendant sur lequel il s’adressait à cette femme, ne pouvait-il pas la remercier pour les émotions qu’elle avait éveillées en lui ?
J’ai raccompagné cette mystérieuse visiteuse au rez-de-chaussée. En partant, elle m’a remerciée pour mon accueil et m’a invitée à venir l’écouter au Cotton Club, je n’avais qu’à guetter son nom, Mary-Jane Jones.
Après cela, Pa nous a rejoints. Grandpa n’a pas dit un mot de cette visite, c’était comme si elle n’avait jamais eu lieu. Nous sommes allés dîner chez Frau Schwartz, la cantine munichoise de mon grand-père. Impossible pour moi de prendre part à leur conversation. J’étais ailleurs, avec Mary-Jane Jones ; un feu brûlait en moi, j’éprouvais une envie furieuse de quitter cette table et de danser. Ce fut un tel choc de voir Joseph entrer, le visage tuméfié, les vêtements déchirés, j’ai tout de suite su qu’il avait été attaqué, il n’est pas de ceux qui aiment se battre. Il avait mal mais surtout était en colère, il a jeté sur la table une brochure, une invitation pour un week-end dans un camp d’entraînement du German American Bund. Il avait refusé de la prendre, c’est pour cela qu’on l’avait passé à tabac. Pa était furibond, il ne supporte pas que notre quartier de Yorkville soit devenu le centre névralgique de l’organisation pro-nazie. J’étais aussi hors de moi : comment ces types avaient-ils pu s’attaquer à Joseph, l’être le plus innocent qui soit ? Si seulement j’avais été là pour le protéger, ils n’auraient pas osé me frapper. Grandpa nous a demandé de parler moins fort, soucieux des regards des tables voisines, il connaissait trop bien les sympathies du restaurateur pour le régime hitlérien. C’est là qu’il a créé une diversion en insistant pour que Joseph et moi venions nous installer chez lui, dans l’Upper West Side, un bon moyen de nous éloigner de cette violence, de rapprocher Joseph de la Juilliard et de m’avoir sous la main pour mieux me former à mon nouveau métier. J’exultai !
Cette idée de Grandpa est la meilleure qui soit, il faut qu’il parvienne à convaincre Ma… et là, je serai vraiment libre !
*
New York, janvier 1938
Joseph m’a fait un cadeau fabuleux pour nos dix-huit ans : il m’a invitée au concert de Benny Goodman et son orchestre à Carnegie Hall. Nous ne pouvions pas manquer cette entrée officielle du jazz dans notre temple de la musique classique, nous n’avons pas été déçus, quelle soirée mémorable !
On ne se doutait pas qu’il y aurait autant de monde, pas un siège de libre dans le Main Hall. Le public était un peu guindé au début, mais très vite il s’est laissé aller au rythme du swing. C’était difficile pour moi de rester assise, de ne pas me mettre à danser, mes pieds battaient la mesure avec frénésie, mon buste se déhanchait et Joseph était dans le même état. Il faut dire que depuis que nous avons emménagé chez Grandpa et que nous avons pris possession de son tourne-disque, les grands hits du jazz n’ont plus de secrets pour nous, toutes mes économies y passent. Nous tentons même des adaptations au piano et au violoncelle, notre duo excelle dans l’improvisation, cela nous change de nos traditionnelles sonates ! Quel luxe de pouvoir explorer ensemble de nouvelles voies d’expression, on s’amuse tant. Enfin, le temps que Grandpa nous rappelle à l’ordre et que Joseph se replonge dans ses études. Il n’arrête jamais, travaille si dur et ne cesse de m’impressionner. Bientôt, c’est lui qui fera ses débuts sur cette scène, son professeur affirme qu’il est le meilleur élève qu’il ait eu ces dix dernières années. Je n’ai pas de mal à le croire, sa sensibilité transparaît dans tout ce qu’il joue, il fusionne avec son instrument et parvient à toucher chacun au plus profond de son âme. Sa plus grande force, j’en suis certaine, c’est sa curiosité, son ouverture à toutes les musiques, son désir de s’initier à d’autres rythmes et pour cela, je serai toujours à ses côtés, je m’assurerai qu’on ne l’enferme pas dans une bulle musicale rigide. Un grand musicien doit vivre dans le monde, j’en suis convaincue !
Nous avons tellement ri et applaudi pendant ce concert, j’en ai eu mal aux mains pendant plusieurs jours. Je n’oublierai jamais l’interprétation de Sing Sing Sing : nos battements de cœur se sont accélérés sur le tempo de la batterie de Gene Krupa, puis nos respirations se sont coupées le temps du solo de Benny Goodman et nos souffles ont accompagné sa clarinette en apnée jusqu’au do aigu final, qui a introduit une improvisation du pianiste Jess Stacy, d’une douceur enchanteresse.
Toutes ces voix, toutes ces variations, nous les avons emportées avec nous et les avons chantées sur notre trajet du retour pour ne pas les oublier ! Qu’il est bon d’avoir dix-huit ans et la vie devant nous…
*
New York, 7 décembre 1941
Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit ici. Je préférerais ne pas avoir à le faire mais il sera difficile de passer sous silence les événements de cette journée historique… et tragique.
Je travaille beaucoup plus depuis que j’ai rejoint le Département des concerts et des artistes, je m’y plais aussi davantage et m’approche enfin de ma mission au service des pianistes immortels. Je sors aussi beaucoup plus, j’ai découvert parmi mes collègues d’autres amoureux de jazz et, ensemble, nous explorons les cabarets new-yorkais. Je sors en cachette, ce n’est pas difficile, Grandpa est si fatigué qu’une fois couché rien ne saurait perturber son sommeil. Parfois, j’ai la joie d’applaudir Mary-Jane Jones, elle ne me reconnaît sans doute pas mais j’aime quand par hasard son regard se pose sur moi, me rappelant ma première journée chez Steinway et tout l’espoir que sa visite a éveillé chez moi. J’aimerais que Joseph nous accompagne plus souvent mais il travaille trop et quand il s’accorde une pause, c’est pour aller à des réunions antifascistes organisées par ses amis musiciens ; ils multiplient les manifestations et pétitions en faveur des réfugiés juifs. Son militantisme déclenche beaucoup de heurts avec Grandpa, dont les propos frôlent l’antisémitisme, nos parents s’en inquiètent aussi, ils craignent surtout l’impact que cet engagement pourrait avoir sur sa carrière musicale.
Aujourd’hui, nous avions promis à Grandpa de passer la journée avec lui. Depuis qu’une pneumonie l’a forcé à prendre sa retraite, il tourne en rond dans l’appartement. Il est si faible qu’il lui est désormais difficile de se rendre au concert et c’est avec impatience qu’il attend les retransmissions en direct de l’orchestre symphonique, à la radio, le dimanche. Nous devions nous retrouver à quinze heures pour écouter le Concerto pour piano no 2 de Brahms, interprété par Arthur Rubinstein. Absorbé par son travail, Joseph a manqué le début de la retransmission, moi aussi mais c’est mon retard de sommeil qui m’absorbait. À la fin de la première de Chostakovitch, Grandpa a profité de la pause du programme pour venir nous chercher. Quand nous sommes arrivés dans le salon, le cor introduisait déjà le thème du premier mouvement. Nous nous sommes assis, Grandpa et Joseph ont fermé les yeux et j’ai observé toutes les émotions qui défilaient sur leur visage, j’ai été frappée par leur ressemblance, ils paraissaient soudainement si proches, et cette proximité de cœur m’a touchée d’autant plus qu’entre eux le fossé des idées ne cesse de s’élargir. Le deuxième mouvement allait s’achever dans toute sa fougue quand le téléphone a sonné. J’ai voulu me lever pour répondre mais Grandpa m’a demandé d’ignorer l’appel, il ne voulait surtout pas manquer le début du troisième mouvement, le solo du violoncelle, ces instants de paix et de grâce, ce temps suspendu a-t-il dit. J’ai fermé les yeux à mon tour, la sonnerie du téléphone semblait de plus en plus lointaine, il n’y avait plus que le murmure de l’orchestre qui pénétrait jusqu’au plus profond de mon être, un lieu de solitude et de vérité, quel instant de paix en effet !
Une puissante quinte de toux de Grandpa nous a tirés hors de notre état méditatif. Ces aboiements rauques qui semblent lui déchirer la poitrine sont une source d’angoisse pour nous, nous craignons à tout instant de rencontrer la mort dont Joseph ne cesse de dire qu’il sent l’ombre approcher. Le téléphone sonnait toujours : Grandpa, dont l’attention avait été détournée du concert, m’a demandé avec agacement de répondre. C’était Pa : avions-nous entendu l’annonce à la radio ? Les Japonais. Pearl Harbor. Une attaque surprise. La flotte américaine bombardée. Ses mots étaient saccadés, confus, anxieux.
J’ai senti ma gorge se serrer : nous étions donc en guerre.
Ce soir, alors que je rédige ces lignes, je tremble à la seule idée que Joseph puisse à tout moment être appelé au front.

Chapitre 3
Shanghai, juillet 1936
Měi, assise à l’arrière de la Buick, cachait son visage entre ses mains. Elle entendait, comme un écho lointain, le claquement du coffre duquel Piotr avait sorti les bagages, la voix de son mari hélant un coolie et celle de son fils prenant congé du chauffeur. Elle avait si souvent imaginé cette scène de séparation, redoutée depuis des années. Quand Měi leva les yeux, elle aperçut Vince dans le rétroviseur : il avançait d’un pas assuré vers le SS President Coolidge, prêt à embarquer pour les États-Unis. Arrivé à la passerelle, il se tourna vers la voiture et la chercha du regard, il souriait de cette joie confiante dont il ne se départait jamais. Elle ne voulait pas qu’il vît son visage rougi par les larmes, alors elle sortit sa main par la fenêtre et agita son mouchoir en signe d’au revoir. Le déchirement était plus douloureux encore que ce qu’elle avait anticipé. Měi se demanda si elle n’aurait pas dû l’accompagner, si elle n’avait pas eu tort de laisser son mari avoir le dernier mot. Quand elle en avait émis le projet, Qiáng s’y était formellement opposé, arguant qu’elle serait un poids et une source de raillerie pour leur fils qui aurait déjà bien assez de mal à s’intégrer à Harvard en étant chinois pour ne pas s’ajouter la honte d’avoir une mère handicapée. Qiáng avait touché juste, la dernière chose que Měi souhaitait était de porter préjudice à son fils. Une fois de plus, son handicap l’empêchait de traverser le Pacifique pour découvrir ce pays qui avait été porteur de tous ses rêves.
Piotr reprit sa place au volant et demanda à Měi si elle souhaitait attendre le départ du bateau. Il ajouta que M. Qiáng était monté à bord pour accompagner leur fils à sa cabine et qu’il se rendrait ensuite à son bureau. Měi fut soulagée de ne pas avoir à subir un tête-à-tête avec son mari, elle pourrait ainsi rester seule avec sa peine. Elle n’avait pas le courage d’attendre le sifflement des sirènes, ni de regarder le paquebot quitter le quai et disparaître à la pointe de Pudong. Elle demanda à Piotr de la raccompagner à la villa. Il se fraya un chemin sur le Bund, manœuvrant habilement entre les tramways, les pousse-pousse, les voitures et les piétons, puis tourna dans la rue de Nankin. Měi sentit son cœur se serrer : elle laissait, derrière elle, son fils voguer vers son avenir et remontait, seule, le fil de leurs souvenirs. Vince était présent à chaque coin de l’artère commerciale : aux grands magasins Lane Crawford où, à tout âge et à chaque saison, on lui faisait tailler ses vêtements sur mesure ; à la confiserie où, enfant, il se remplissait les poches de bonbons ; à la librairie américaine où, adolescent, il voulait acheter tous les livres ; et au Grand Théâtre où, jeune homme, il se précipitait pour voir les derniers films hollywoodiens.
Ils étaient déjà sur Bubbling Well Road, bientôt ils passeraient devant la maison de ses parents. Elle en guettait la grille en fer forgé et, au bout de l’allée de gravier, la façade blanche à colombages rouges, dissimulée par une vigne vierge généreuse. Ses parents étaient à Hong Kong où son père venait de faire construire une maison. Měi aurait aimé qu’ils soient là pour la consoler comme lorsqu’elle était enfant. Pour ses parents, elle l’était toujours restée, c’était la conséquence de son handicap : ils devaient la protéger. Sa mère lui aurait interdit de s’apitoyer sur son sort et lui aurait sommé de ne pas perdre confiance en Dieu. Elle aurait demandé à un domestique de leur servir le thé au salon et lui aurait lu un passage de la Bible. Měi aurait écouté d’une oreille distraite, bercée par sa voix grave et son parfum ambré. Sa mère l’aurait crue endormie, l’aurait alors allongée sur la banquette, puis aurait fait un signe de croix avant de s’éclipser sur la pointe des pieds, tout en faisant cliqueter ses bracelets de jade. Son père serait rentré après un déjeuner d’affaires et aurait demandé qu’on installât Měi sur la terrasse, côté jardin. Il lui aurait fait part de ses dernières acquisitions, lui aurait posé des questions sur Vince sans jamais lui laisser le temps d’y répondre et se serait lancé dans un monologue nostalgique sur ses propres années estudiantines aux États-Unis. Sans doute aurait-il fini par s’assoupir.
Měi aurait alors fait un tour d’horizon du jardin depuis son fauteuil pour y retrouver les confidents de son enfance : le magnolia, les rosiers d’été et, surtout, le saule pleureur. C’était sous cet arbre qu’avec sa sœur elles se cachaient au retour de l’école et rêvaient à cette Amérique où leur père leur avait promis qu’elles iraient étudier ensemble. Tout cela, c’était avant que la maladie ne privât Měi de l’usage de ses jambes, … »

Extrait
« Dans la nuit de son existence, il prit conscience qu’il y avait toujours eu une lumière, celle d’un amour infini qui lui avait appris à être par la musique et qui s’était révélé sous des traits aimés. Cet amour absolu qui anime, inspire, sublime, console, pardonne et porte l’espoir, était celui qu’il avait voulu mettre au centre de sa musique et de sa vie avec toutes les limites de son humanité mais avec une sincérité inaltérable. Cette révélation fulgurante embrasa son cœur. » p. 166

À propos de l’auteur
MEISSIREL_marie-diane_DRMarie-Diane Meissirel © Photo DR

Marie-Diane Meissirel est née le 28 Décembre 1978. Son père est français, sa mère, américaine. Elle est la quatrième d’une famille de sept filles. Au cours de ses études à Paris (Hypokhâgne, Sciences Po, HEC), elle saisit toutes les opportunités pour voyager et explorer l’Asie. Depuis, elle a toujours vécu à l’étranger: en Croatie (2004-2009), en Grèce (2009-2014), à Hong Kong (2014-2020) et maintenant à Singapour.
Toutes ces expériences nourrissent son imaginaire romanesque. Son premier roman, Un été à Patmos (Éditions Fereniki) a été publié à Athènes en 2012. Le deuxième, Un héritage grec (2014, Éditions Daphnis & Chloé) a pour toile de fond la crise économique qui a touché la Grèce à partir de 2009. Le troisième, Huit mois pour te perdre (2016, Éditions Daphnis & Chloé), se déroule quant à lui en Croatie. Son quatrième roman, Les Accords Silencieux, est paru en Janvier 2022 aux éditions Les Escales (Source: http://www.marie-dianemeissirel.com)

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Route One

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En deux mots
Hyrum Rock, propriétaire d’un immense ranch à Big Sur ne veut pas que la «California State Route One» empiète sur sa propriété. Il entend utiliser tous les moyens pour retarder le chantier géré par l’ingénieur Wilbur Tremblay qui doit non seulement se battre contre la topographie mais aussi la mafia.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La route la plus difficile à construire

L’épopée constituée par la construction de la California State Route One donne à Michel Moutot l’occasion de nous offrir un nouveau formidable roman. Derrière cette page d’histoire, l’auteur de L’America retrouve des hommes ambitieux, la mafia, l’amour et la mort.

Disons-le d’emblée. C’est une fois encore une réussite totale, un gros coup de cœur. Après nous avoir enchanté avec Ciel d’acier, son premier roman qui racontait l’édification des gratte-ciels de New York, puis avoir récidivé avec Séquoias et L’America, le roman de l’émigration, de la Nouvelle-Orléans à la Californie, voici donc son quatrième roman américain. Il nous entraine cette fois au sortir de la Première Guerre mondiale, toujours sur la côte ouest.
Les premiers chapitres nous permettant de découvrir les personnages qui vont se croiser plus tard à des époques différentes de leur vie. Le premier à entrer en scène, en 1935, est Hyrum Rock, propriétaire d’un immense ranch à Big Sur. Il voit d’un mauvais œil les engins de chantier et l’avancée des travaux de la route côtière qui vient manger une partie des terres que son père fait prospérer.
On part ensuite dans le Maine vingt ans plus tôt. A St Clouds vit un orphelin, Wilbur Oak. Le garçon de huit ans découvre que son pensionnat est isolé à la suite d’intempéries qui ont détruit le pont qui les reliait à la ville. Il se promet alors de devenir un as du génie civil.
On remonte ensuite jusqu’en 1847, à l’époque des pionniers comme Samuel Brannan et Moses Rock. Missionné par les mormons pour trouver un endroit où leur église pourrait suivre ses préceptes sans être inquiétée, il crée New Hope avec une poignée d’hommes et de femmes. Cette terre vierge, situé à un confluent de rivières non loin de Monterrey, finira par convenir à Moses qui décide de ne pas suivre les colons qui partent pour Salt Lake City. Il entend profiter de l’espace qui est mis à sa disposition et laissera à son fils un domaine de vingt mille hectares au bord de l’océan. Et le secret de sa fortune.
Puis on retrouve Wilbur. Adopté par le couple Tremblay, il va pouvoir réaliser son rêve et devenir ingénieur civil. Une réussite que sa mère ne verra pas, emportée par un cancer. Son père, victime de la grande dépression, perd son emploi, sa maison et sera sauvé in extremis par son fils adoptif qui l’emmène avec lui au Nevada où l’attend son premier grand chantier, le barrage de Boulder près de Las Vegas. Les conditions de travail et le respect très approximatif de la législation et de la sécurité heurtent sa morale. Et comme son père, engagé comme croupier dans un casino, refuse de truquer les parties, il préfèrent fuir vers la côte.
C’est là, autour de Big Sur, que Wilbur Tremblay retrouvera du travail et se heurtera à Hyrum Rock. Sur la partie la plus difficile de cette California State Route One, il devra aussi composer avec les prisonniers de San Quentin, main-d’œuvre mise à disposition pour aider à la construction de la route en échange de 35 cents par jour et d’une réduction de peine ainsi que des hommes mandatés par le plus célèbre des détenus d’Alcatraz, Al Capone.
On l’aura compris, ce chantier focalise l’attention, les ambitions, les trafics. Mais offre aussi une voie vers la liberté, y compris pour les femmes vivant sous le joug de Hyrum Rock. Il donne aussi à Michel Moutot l’occasion de nous offrir un nouveau grand roman, plein de bruit et de fureur, de drames humains et de grandes avancées, de sentiments à fleur de peau. La fin de époque et l’émergence d’un Nouveau Monde, un tourbillon dans lequel on se laisse emporter avec énormément de plaisir, un peu comme si Alexandre Dumas avait croisé la route de John Steinbeck !

Route One
Michel Moutot
Éditions du Seuil
Roman
320 p., 20 €
EAN 9782021455670
Paru le 6/05/2022

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, principalement en Californie, à San Francisco, Los Angeles, Monterey, Big Sur, New Hope. On y évoque aussi le Maine et St Clouds, New York et Salt Lake City.

Quand?
L’action se déroule de 1845 à 1937.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’aube du XXe siècle, des hommes intrépides bâtissent la mythique route One, balcon sur l’océan Pacifique qui longe la côte ouest des États-Unis, de la Californie du Sud aux confins du Canada. Mais le destin du jeune ingénieur chargé de tracer la voie sur ces terres sauvages va croiser celui du dernier grand propriétaire terrien de Big Sur, mormon polygame à la fortune mystérieuse, prêt à empêcher toute intrusion dans son domaine et préserver ses secrets.
La construction de la route One, c’est aussi la parabole de la fin d’un monde, poussé dans les oubliettes de l’Histoire par un autre. Le XXe siècle et ses machines rugissantes remplacent le XIXe siècle, la pelle mécanique chasse le grizzly. À l’autre bout de l’Amérique, la dernière route part à l’assaut des falaises du Pacifique et met le point final à la conquête de l’Ouest.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr

Les premières pages du livre
« 1
Big Sur (Californie)
Mars 1935
Il entend la machine avant de la voir. Le souffle rauque d’une bête de fer et de charbon, toutes les trois secondes. Grincements de chenilles, grognements mécaniques, craquements de roches, volutes de fumée et de poussière au-dessus du canyon. L’écho du bulldozer se mêle à la rumeur du Pacifique, la couvre par moments. C’était donc vrai. Ces maudits ouvriers ne sont plus armés que de pelles, de pioches et de brouettes. Le monstre de métal qu’il a vu débarquer d’un navire à Anderson Landing et monter vers le chantier, comme un insecte géant écrasant tout sur son passage, est entré en action. Une pelle à vapeur. Hyrum Rock en a vu une à l’œuvre, l’an dernier, dans le port de San Francisco. Menace de fer et de feu, symbole du siècle nouveau, barbare mécanique, elle viole le paradis perdu de la côte sauvage. Son godet, au bout du bras articulé tendu de câbles, abat le travail de dix hommes. Il mord la terre brune, arrache le maquis, change le sentier muletier en piste où deux automobiles peuvent se croiser. Une cicatrice à flanc de montagne. « Ma montagne. Mes terres. Saloperie de route.»
Le rancher détend les rênes de sa jument, qui part au pas vers un bois de séquoias. Derrière lui, les sommets arides de la chaîne de montagnes Santa Lucia accrochent les nuages, dans un ciel céruléen. Un paysage de cyprès couchés par les vents du large, bosquets de pins Douglas dans les vallons, maquis impénétrable où les nuances de vert se marient au jaune des genêts, prairies salées par les embruns, sentiers millénaires des Indiens Esselen, ravins profonds où chantent des torrents, falaises sombres en à-pic sur les flots, chutes d’eau douce sur des plages de sable clair. Au loin, l’infini du Pacifique, son bleu cobalt, ses caps, ses récifs, ses îlots couverts d’oiseaux, ses forêts d’algues géantes, ses rouleaux couronnés d’écume, ses horizons mouvants où courent les tempêtes.
Quarante ans qu’il parcourt à cheval cette terre où il est né, où ses ancêtres mormons ont trouvé refuge, et jamais Hyrum Rock ne s’est lassé de sa majesté, de sa sauvagerie, de son incandescente beauté. Ce sentiment d’immensité, de fin du monde ; ce refuge où le continent s’achève, dernière piste à l’ouest de l’Ouest, où le temps semble s’être arrêté, où une Amérique éternelle se jette avec fracas dans l’océan, où ils ne viendront jamais les déloger.
Get up into the mountains, disait la prophétie, « Réfugiez-vous dans les montagnes ». Combien de fois l’a-t-il entendue, dans la bouche de son père, de sa grand-mère ?
D’une pression du mollet, il dirige sa monture vers la crête, à travers les touffes d’armoise odorante et de sarrasin sauvage. L’ombre portée, sur la végétation, d’un oiseau de proie lui fait lever la tête. Un condor de Californie plane en cercles concentriques. Il épie, lui aussi, les intrus qui profanent le silence et l’isolement de la côte la plus escarpée et la plus inaccessible de l’Ouest américain. « Il est descendu du pic Junipero Serra, se dit Hyrum en cherchant dans une fonte de selle sa lunette de marine. Il en reste quelques couples, là-haut. Des mois que je n’en avais pas vu. Il va falloir rentrer les veaux nés la semaine dernière. » Grossis douze fois, la tête rouge et le bec crochu sont tournés vers la côte et la rumeur du chantier. Le rancher baisse la longue-vue, la garde en main le temps d’arriver au sommet de la colline. Le cheval comprend qu’il ne faut pas s’engager dans la descente et s’arrête entre deux chênes à tan. Les voilà.
Ils n’ont pas tracé leur route, cette coast road de malheur que les spéculateurs et les milieux d’affaires de Monterey réclament depuis des lustres, en suivant les courbes des collines, arabesques de l’ancienne piste indienne. Ils ont tiré droit, au plus court, au plus violent, à flanc de montagne. À la dynamite. Les explosions et leurs champignons de poussière rythment les jours et se rapprochent des terres du ranch Rock. Son sigle, un double R dans un cercle de feu, sur les troncs, les barrières ou en travers des pistes, et la réputation de son propriétaire ont longtemps suffi à éloigner curieux, policiers, voleurs de bétail ou chercheurs d’or. Mais ceux-là sont d’une autre trempe, d’un autre temps. Ils arasent, bouchent, déboisent, éventrent, détruisent. Ils ont bâti un pont de béton monumental pour franchir le canyon de Bixby, dont le rancher pensait qu’il le protégerait à jamais des envahisseurs. Les actions en justice, les tempêtes d’hiver, glissements de terrain, éboulements, incidents mécaniques, accidents mortels, rios en crue les ralentissent mais ne les arrêtent pas. La grande crise économique les a immobilisés un temps au sud de Monterey, mais ils ont repris.
« Leur route est une balafre. Une cicatrice dans mon paysage. Mon ranch. Mon royaume. Mon grand-père n’avait pas choisi par hasard ces confins perdus de la côte californienne. Il fuyait les persécutions, les arrestations, les procès, la prison, la chasse aux mormons. Les Rock ont vécu heureux dans ce bout du monde pendant près d’un siècle, libres de conserver leurs coutumes, de pratiquer leur religion et la polygamie sans que quiconque vienne mettre son nez dans leurs affaires. Une visite du shérif, fatigué par deux jours de selle, tous les deux ou trois ans, un coup de gnôle, quelques billets et à la prochaine. Mais, avec cette route, Monterey et ses fonctionnaires, les lois californiennes et fédérales, les curieux, les journalistes et les spéculateurs ne seront plus qu’à quelques heures en automobile. Ils arrivent, ils nous rattrapent. »
Hyrum enlève son Stetson, le laisse pendre dans le dos par la jugulaire, s’essuie le visage d’un revers de manche, lève la lorgnette.
À mi-pente, cent mètres au-dessus des vagues qui roulent sur les rochers et lèvent un voile d’écume irisé par les rayons du soleil, l’engin semble en équilibre sur un chemin trop étroit. Un panache de fumée noire, deux jets de vapeur, et son bras, comme la trompe d’un éléphant d’acier, s’abat sur un monticule de terre meuble. Le godet se rétracte, s’emplit, la pelle tourne d’un quart de tour et lâche son contenu dans la pente, soulevant un nuage chassé vers le large. Les pierres plongent dans les vagues, soulèvent des gerbes blanches, les flots se teintent de brun. La pelle se retourne, attaque à nouveau la montagne. Le cavalier ajuste le réglage de sa lunette. Il tente d’apercevoir le conducteur de l’engin, dans la cabine marquée « Lorain, OH » en lettres rouges. Impossible, les vitres sont couvertes de poussière. Il distingue en revanche un homme en casquette, jodhpur et bottes de cuir lacées jusqu’aux genoux qui lève un bras et porte à sa bouche un sifflet, dont il entend l’écho. La bête mécanique s’immobilise. Elle entame une marche arrière, au claquement sec de ses chenilles, dévoile un rocher de la taille d’une automobile, en pierre sombre, posé en travers de la voie. Trois ouvriers approchent, poussant une charrette sur laquelle fume et crache une machine plus petite. L’un d’eux saisit les poignées du marteau-piqueur, le pose contre la roche. Hyrum voit l’homme tressauter au rythme de l’engin, dans un nuage de vapeur et de poussière. Il reconnaît le bruit sec et saccadé qu’il a déjà entendu, porté par le vent, depuis ses pâturages de Garrapata Creek. Il descend de son cheval, l’attache à une branche, relève la lunette. Dix minutes plus tard, la charrette recule. Un homme s’agenouille sur le trou, y glisse deux bâtons de dynamite, s’éloigne à reculons, tirant un fil entre ses jambes. Il le tend à l’homme aux bottes de cuir qui l’introduit dans un boîtier, soulève une manette. Ils se mettent à couvert derrière la pelle à vapeur. L’explosion projette le rocher dans le précipice, avec la force du Cyclope tentant d’écraser la galère d’Ulysse. Son écho rebondit sur les parois du canyon, le champignon de poussière monte et s’étire vers l’océan.
« Ils sont là, se dit Hyrum. Les amis à Monterey, mes contacts à San Luis Obispo, les recours des avocats ne les arrêteront pas. Il va falloir passer à autre chose. »

2
St Cloud’s (Maine)
Avril 1915
Ici à St Cloud’s, bourgade forestière fondée dans une vallée encaissée du Maine par des bûcherons québécois au milieu du XIXe siècle, les charpentiers savent qu’avant d’attaquer les chantiers estivaux ils doivent au printemps reconstruire les ponts de rondins victimes de la débâcle et de ses crues. Tous ne sont pas emportés, mais ils doivent être au mieux vérifiés et consolidés, au pire démontés et rebâtis avec des troncs plus gros, en sachant que tout sera certainement à refaire l’année suivante.
Ici, pas de métal ou de béton armé, pas d’asphalte et de peinture, de panneaux de signalisation, comme sur les routes de la côte. Dans le centre du Maine, les pistes sont en terre, les communautés rustiques et les structures en rondins.
Après les deux ouvrages aux entrée et sortie du bourg, le pont le plus important, et le plus surveillé, est celui menant à l’orphelinat. Isolé sur sa colline, l’établissement du Dr Larch en dépend pour son ravitaillement. Et c’est au changement du régime alimentaire que les pensionnaires comprirent, malgré les dénégations maladroites des infirmières, que les travaux de renforcement de l’été n’avaient pas suffi et que le pont avait cédé.
– Des lentilles pour la troisième fois de la semaine et du pain dur comme du bois, moi je vous dis qu’il n’y a plus de pont, a lancé un grand. Vous vous souvenez des pluies de la semaine dernière ? Trois jours de déluge ? Il a été emporté, c’est sûr. On est coincés ici comme sur une île. Demain matin, on se lève tôt et on va voir. Qui est partant ? Pas toi, Wil. Tu es trop petit.
Mais Wilbur Oak, huit ans, s’est réveillé au chant du coq, a enfilé ses brodequins et suivi, sans demander leur avis, les trois garçons qui filaient en douce par la buanderie.
– D’ac’, Willie. Mais si tu nous ralentis ou si tu te plains du froid, on te laisse sur place.
– Promis, j’aurai pas froid.
Ils passent par le jardin, rasent le mur du potager, sortent par la porte de bois vermoulu dont un gond a cédé depuis longtemps, courent en gloussant dans la prairie mouillée jusqu’à l’orée de la forêt de chênes. Le grand marche d’un bon pas. Son allure rassure les autres, qui peinent à le suivre mais pensent qu’il sait où il va, ce qui est loin d’être le cas. Par chance, ils aperçoivent la piste en contrebas. Ils se cachent derrière des troncs au passage de deux cavaliers (un adjoint du shérif et le maire de St Cloud’s, que les orphelins ne connaissent pas), puis descendent sur la route et les suivent en trottinant à bonne distance. Ils les voient rejoindre un groupe d’hommes, debout mains sur les hanches devant le torrent en crue. Les enfants s’accroupissent derrière des buissons.
– J’avais raison, dit le grand.
Les flots bouillonnants, marron chocolat, ont emporté trois des quatre troncs de sapin qui formaient l’armature du pont. Le dernier résiste encore, en travers du courant. Plus pour longtemps. Des planches ont été cassées, d’autres projetées sur les rochers en contrebas. Les berges, dévorées par les eaux chargées de branches et de pierres, ont reculé de deux mètres. Un homme se gratte la tête, un autre jette dans les flots une branche qui disparaît dans les remous.
– Il faut me réparer ça, et vite, dit le maire. Il y a quarante gamins à nourrir, de l’autre côté.
– Impossible. Pas avant qu’il ne regagne son lit, dit un géant en bottes de pêche. Et avec cette pluie… Bon, je vais prévenir Bangor. Avec un orphelinat coupé du monde, ils devront bien envoyer une équipe, cette fois. Pas comme l’an dernier.
Les garçons reculent à quatre pattes, se relèvent et partent en courant. L’un d’eux se retourne, voit le petit Wilbur trébucher sur une racine, se rattraper à un tronc. Il tend la main.
– Viens.
Une fine pluie de printemps les accueille comme ils repassent la porte du jardin. Une cuisinière les aperçoit par une fenêtre ouverte.
– D’où venez-vous, chenapans ? Dépêchez-vous, au réfectoire. Et lavez-vous les mains.
Le lendemain, le Dr Larch réunit garçons et filles, avant le dîner, dans la salle de l’entrée, monte trois marches du grand escalier et leur annonce ce que tous savaient déjà : la route est coupée, des restrictions sont au programme mais il ne faut pas s’inquiéter. Des volontaires vont apporter des provisions par la montagne, à dos de mulet, et tout rentrera bientôt dans l’ordre.
– Nous aurons toujours de quoi manger, même s’il y aura peut-être plus de patates qu’à l’accoutumée. Et le pont va être reconstruit sous peu.
Les jours suivants, le beau temps revenu, les orphelins sont conduits à tour de rôle, en fin d’après-midi, aux abords du chantier où s’activent une dizaine d’ouvriers. Un GMC à ridelles, premier camion à parcourir cette route habituée aux charrettes, apporte deux poutres métalliques peintes en rouge qui sont posées au-dessus du ruisseau assagi grâce à des cordes et des poulies fixées à un sapin. Puis des traverses de bois fraîchement coupées sont assemblées, suivies d’épaisses planches de chêne. En quatre jours, un pont moderne et en apparence indestructible a remplacé le vieil ouvrage en rondins.
Wilbur ne quitte pas des yeux l’homme à casquette noire qui dirige les travaux, donne les consignes aux ouvriers et accueille, tout sourire, les visiteurs. Il avance à grands pas jusqu’au milieu du pont, fait signe au Dr Larch de l’y rejoindre, lui serre longuement la main.
– Qui est ce monsieur ? demande Wilbur à l’infirmière Angela.
– C’est l’ingénieur. Il a dessiné le pont. C’est grâce à lui que Marie va pouvoir nous faire son gâteau au chocolat, demain, pour l’anniversaire du docteur.
« Il nous a sauvés », pense le garçon.

3
New Hope (Californie)
Novembre 1847
Un doigt tremblant trempé dans le goudron a tracé « New Hope » (« Nouvel Espoir ») sur la pancarte, deux croûtes de bois clouées sur un poteau mal équarri. Et l’espoir, il faut l’avoir chevillé au corps pour voir dans ces cabanes de rondins, cette grange en construction et cet atelier de ferronnier inachevé, perdus entre les arbres, la Nouvelle Jérusalem.
C’est pourtant ce qu’espèrent édifier une vingtaine de colons, en cet automne 1847, au confluent du fleuve San Joaquin et de la rivière Stanislaus, dans la vallée centrale de la Californie.
Arrivés il y a plus d’un an à bord d’un trois-mâts parti de New York, ce sont des mormons de la côte Est. Menés par Samuel Brannan, jeune homme charismatique désigné par les dirigeants de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours pour partir à la recherche de la Terre promise sur la côte californienne, ces soixante-dix hommes, soixante-huit femmes et une centaine d’enfants, quand ils débarquent dans la baie de San Francisco, y trouvent un village assoupi où un millier de peones ne parlent qu’espagnol. Plus vraiment le Mexique, qui vient de perdre ces terres dans une guerre avec son voisin du Nord ; pas encore les États-Unis, qui n’accepteront cet État dans leur Union que trois ans plus tard.
C’est dans ce pays de cocagne, fertile et peu peuplé, qu’ils vont, leur répète Brannan, jeter les bases de « la nouvelle Sion », cité idéale où les autres mormons vont bientôt les rejoindre.
En butte aux brimades, à l’hostilité de leurs voisins et même aux massacres (le fondateur de la communauté Joseph Smith et son frère ont été lynchés par une foule en colère trois ans plus tôt), les mormons quittent l’Ohio et l’Illinois, où ils étaient établis. En longs convois bâchés, ils « fuient Babylone » et prennent la route de l’Ouest à travers les Grandes Plaines.
– Ils arrivent, ils seront bientôt là ! clame Sam Brannan. Il faut bâtir des maisons, des granges, des étables, l’ébauche d’une ville, planifier son extension, préparer leur arrivée. Nous sommes l’avant-garde d’un monde nouveau, les éclaireurs du Ciel. Nous entrons dans l’histoire de notre Église. Nos noms seront célébrés, nos louanges chantées par les prochaines générations ! Courage ! Alléluia !
Brannan ne pousse toutefois pas le zèle missionnaire jusqu’à s’installer à New Hope, emplacement qu’il a choisi, à une journée de bateau de San Francisco, sur une rive du fleuve San Joaquin. Il a préféré bâtir, sur la baie, une maison confortable où il a installé la presse Franklyn apportée en caisse de la côte Est dans les soutes du trois-mâts. Il imprime le California Star, premier journal de l’État, ouvre bientôt un general store, une banque. Son attitude, sa condescendance, sa propension à donner des ordres et à prendre les décisions importantes sans concertation passent mal auprès de certains membres de la communauté.
Parmi eux, le plus méfiant est Moses Rock. Récemment converti au mormonisme, ce fils d’une famille de bûcherons du Vermont a vu quand il avait douze ans son père perdre sa scierie dans une escroquerie montée par un oncle. Il a appris la ferronnerie chez un maréchal-ferrant dans le Connecticut, la charpente dans le New Hampshire et n’a pas hésité quand, docker à New York, il a entendu parler d’une expédition montée par les mormons à destination de la côte Ouest, ce nouveau monde où, dit-on, la fortune attend les jeunes gens courageux et travailleurs.
Ce solide garçon de vingt-six ans aux favoris roux, legs d’ancêtres irlandais ayant traversé l’Atlantique à la fin du XVIIIe siècle, a commencé à avoir des doutes quand, pendant la traversée, Brannan a proposé « Sam Brannan & Company » comme nom de leur société coopérative. « S’il faut travailler trois ans et mettre tous les profits dans une structure, je ne vois pas pourquoi elle ne s’appellerait pas plutôt Pionniers de la côte Ouest ou Saints du Nouveau Monde », avait-il proposé. Mais Brannan avait refusé, rappelant que son rang de patron de l’expédition maritime autour des Amériques avait été confirmé par le chef de l’Église lui-même, Brigham Young. Cela lui avait conféré, pendant les six mois de cet éprouvant voyage, le privilège d’avoir une cabine et de prendre ses repas à la table du capitaine, quand le reste de l’expédition se contentait de couchettes puantes, de pommes de terre, de harengs trop salés et d’eau croupie. Après l’arrivée en Terre promise, Moses n’avait pas apprécié non plus que Brannan choisisse, sans consultation, ce confluent de rivières éloigné de tout pour y édifier New Hope.
Il s’était toutefois mis au travail. Ils avaient abattu des arbres, bâti une scierie, un moulin, construit des bâtiments, retourné la terre, édifié ponts et pontons, ouvert une ligne de bac sur la rivière Stanislaus, dans ce coin perdu, dévorés par des moustiques gros comme des mouches, mal nourris, affaiblis par la malaria, espionnés par des Indiens hostiles, jalousés par des voisins moins bien équipés. Brannan leur rendait parfois visite, remontant la rivière à la barre de son navire à fond plat, le Comet, acheté avec l’argent de la communauté. Mais il restait installé dans sa maison de San Francisco, à diriger son journal et à faire des affaires. Déjà notable dans une ville qui en comptait peu. Bâtir la Nouvelle Sion, préparer l’arrivée de la communauté, installer l’avant-garde d’un monde nouveau… Son but semblait plutôt de faire fortune le plus vite possible. Décidément, Moses n’aimait pas ce Brannan. Un affairiste, un aventurier, un beau parleur. Certains disaient, à bord du trois-mâts, qu’il avait été exclu de l’Église mormone pour malversations, puis réintégré et promu chef de la communauté new-yorkaise dans des circonstances douteuses. « J’aurais peut-être dû rejoindre nos frères dans l’Ohio et tenter la traversée du continent par les pistes », pensait Moses. Mais l’hostilité des habitants du Midwest envers les Saints, que Moses, pour n’en avoir pas souffert, s’expliquait mal, l’en avait dissuadé. « Land of the free, “Terre des hommes libres”, chantent les paroles de l’hymne américain – tu parles. Pas pour nous, les mormons. Ou alors il va falloir la trouver, toujours plus à l’ouest, cette terre. »
Il avait préféré payer son passage à bord du Brooklyn. Il avait enduré les rigueurs du voyage puis, arrivant dans la baie, avait hésité à suivre la consigne de Brannan et à remonter le fleuve pour travailler à la fondation de la colonie. Il aurait peut-être dû rester à San Francisco, mouillage idéal pour toutes sortes de navires, où ses talents de charpentier auraient facilement trouvé à s’employer. Il y pensait encore quand Brannan, l’air sombre, est un jour venu leur annoncer ce que tous redoutaient : le Quorum des Douze Apôtres, instance dirigeante de l’Église, avait pris sa décision. C’était dans l’Utah, sur les rives du Grand Lac Salé, où leur caravane était arrivée, qu’ils allaient édifier leur cité idéale. Les milliers de Saints en route vers l’Ouest allaient interrompre leur longue marche à travers le continent au pied des montagnes Rocheuses, loin des rives du Pacifique.
– Ne perdez pas espoir, mes frères ! Rien n’est perdu. Je vais retourner voir Brigham Young. Je peux le convaincre…
– Tu t’es assez moqué de nous, Samuel Brannan! tonne Moses Rock. Je ne reste pas une heure de plus sur ces terres de misère. Le champ que j’ai déboisé et labouré est sous un mètre d’eau, et rien ne garantit qu’entre ces deux rivières il n’y a pas deux crues par an. Tu vas me rembourser mes parts dans la compagnie et tu n’entendras plus parler de moi. J’en ai soupé, de votre Sion et de la marche des Saints.
– Tu t’es engagé par contrat sur trois ans, Moses. Devant Dieu. Il m’est impossible de te rembourser avant cette date.
– C’est bien ce que je pensais. Tu vas répondre de tes actes devant la justice, Samuel Brannan. Il doit y avoir un tribunal, à San Francisco, maintenant que le drapeau américain flotte sur la ville.
Le lendemain, les colons de New Hope chargent sur des chariots leurs outils et leurs ballots et abandonnent leurs cabanes, destination Salt Lake City. Mais Moses Rock ne se joint pas à eux. Ses deux femmes, cousines de vingt et vingt-deux ans épousées dans l’Est selon le rite mormon avant le départ, ont embarqué à New York et devraient arriver à San Francisco dans trois ou quatre mois. « J’y trouverai bien du travail, en les attendant, se dit-il. Je peux tout faire : charpentier, bûcheron, ferronnier, maréchal-ferrant. Et quand elles seront là, grâce aux cinq pièces d’or que m’a confiées mon père sur son lit de mort, cousues dans la doublure de ma veste, nous achèterons un morceau de ce bout du monde que personne ne semble gouverner et bâtirons un ranch. C’était une erreur de s’installer dans cette vallée. Les terres y sont fertiles, mais nous sommes vulnérables. Les colons vont y venir chaque jour plus nombreux. Notre religion, nos coutumes, notre culture mormones n’y seront pas respectées, comme ce fut toujours le cas dans l’Est. Il faudra encore se battre ou fuir. Se battre puis fuir. »
Il sort de son portefeuille de cuir grossier une feuille de papier jauni pliée en quatre sur laquelle, trois ans plus tôt, il avait recopié le passage d’un prêche du fondateur de l’Église, Joseph Smith, lu par l’un des Apôtres lors d’un sermon à Boston : Get up into the mountains, where the Devil cannot dig us out, « Réfugions-nous dans les montagnes, d’où le Diable ne pourra pas nous chasser ».

4
Monterey (Californie)
Avril 1848
Assis sur une poutre, sur le toit en construction du fort d’adobe et de pierres que l’US Navy fait agrandir à Monterey, Moses Rock regarde le Pacifique. Si ses eaux sont d’un bleu si sombre, lui a expliqué un charpentier mexicain, c’est parce que la baie est une fosse sous-marine, un abîme dont personne ne connaît la profondeur, plus profond que tous les fils plombés mis bout à bout. Moses aperçoit, entre les vagues aux crêtes ourlées d’écume, le souffle de plusieurs cétacés. La queue d’une baleine émerge, décrit avec une merveilleuse lenteur un demi-cercle parfait, disparaît dans les flots. Le golfe en forme de croissant de lune est une étape dans leur migration vers les eaux froides de l’Alaska. Elles y sont les proies de chasseurs venus du Portugal qui les poursuivent à la rame, les harponnent, les ramènent sur la grève, les découpent et font bouillir leur graisse, changée en huile qui sera vendue à prix d’or. L’odeur âcre et doucereuse des fumées monte, par vent d’ouest, jusqu’à la pension où Moses loue une chambre à la semaine, sur Washington Street.
Il profite d’une pause, le temps pour les apprentis d’apporter des chevrons, pour scruter l’horizon. Trois barques de pêcheurs japonais, installés en Californie au début du siècle, passent au ras des récifs. Une autre s’amarre à un ponton. Deux adolescents en chapeau de paille conique déchargent des paniers dégoulinants, pleins d’ormeaux et de poissons. Des loutres jouent à cache-cache dans les forêts sous-marines de varech géant. La Half Moon Bay, baie de la Demi-Lune, est surmontée d’un amphithéâtre de collines couvertes de pins qui dévalent vers des plages de sable clair et des rochers luisants d’algues découvertes par la marée. C’est là, au sud de la Porte d’Or qui marque l’entrée de la baie de San Francisco, que les conquistadores ont établi leur premier port et bâti une mission. Monterey était la capitale de la Californie mexicaine, jusqu’à ce que le Mexique soit contraint par les armes à céder ces immensités à Washington, avec bien d’autres territoires de l’Ouest. Aujourd’hui personne ne sait à qui appartient cette terre. « Mais la cavalerie des États-Unis est là, elle nous paie en dollars pour agrandir le Presidio, la bannière étoilée flotte sur la capitainerie, cela suffit pour savoir qui commande, pense Moses. Un juge venu de Boston dirige le tribunal et le contremaître m’a parlé d’un bureau d’enregistrement des terres, à deux rues d’ici, qui délivre des titres de propriété porteurs du cachet State of California. Tous ici pensent qu’il sera bientôt remplacé par un tampon United States of America, avec son aigle aux ailes déployées. »
Moses aperçoit sur l’horizon les voiles d’un trois-mâts cinglant vers le nord. Un clipper anglais a fait escale à Monterey, il y a quelques jours, plein de Chiliens et de Péruviens qui n’avaient qu’un mot à la bouche : oro. Ils sont repartis pour San Francisco comme s’ils avaient le diable aux trousses. La rumeur de la découverte de gisements fabuleux dans la Sierra Nevada, de trésors brillant dans le lit des rivières, de fortunes instantanées, a enflammé la ville et la région le mois dernier. Le chantier a failli s’arrêter, faute d’ouvriers. Les hommes ont pris la route des montagnes, des pépites dans les yeux, l’espoir au cœur, avec tous les professeurs de l’école, la moitié de la garnison du fort et des marins du port.
Mais s’il y en a un que la fièvre de l’or ne contaminera pas, c’est Moses Rock. Lui, ce qu’il veut, ce sont des terres. Les voir envahies par des hordes de prospecteurs venus de Bolivie ou de plus loin encore – il paraît que des bateaux sont en route depuis la côte Est, et même d’Europe – serait un cauchemar. Ils montent vers le nord, la sierra. Il va chercher au sud. S’éloigner de la civilisation. Dans ces terres vierges, pas d’interdiction du culte mormon, pas de lois contre la polygamie, personne pour mettre son nez dans votre chambre à coucher et vous dire comment vous devez vivre, ce que doit être une famille. La seule chose qui importe, c’est de savoir quand accostera le Sea Witch. C’est à bord de ce navire qu’Irene et Laurie ont embarqué à New York, à la fin de l’été. C’est ce qu’elles lui ont écrit dans la lettre confiée à l’équipage d’un bateau parti un mois avant elles. Elles devraient être arrivées à San Francisco depuis plusieurs semaines. Le franchissement de ce Cap Horn peut être un enfer. On ne compte plus les naufrages. Ils n’ont été mariés qu’un an avec Irene, trois mois avec Laurie, des unions arrangées par l’Église mormone à Brooklyn, avant son départ pour la côte Ouest. Il n’avait pas assez d’argent pour payer leur passage. Quelle erreur ! S’il avait emprunté le prix de leurs billets à la communauté, comme d’autres l’ont fait, ils auraient bien trouvé le moyen de rembourser, et aujourd’hui ils seraient ensemble en Californie. Il faut aller aux nouvelles, à la capitainerie. « Sea Witch, Sorcière des Mers, espérons que ce nom ridicule ne va pas leur porter malheur. »
Le lendemain, Moses boit une bière au comptoir de la cantina Adrias, sur la place centrale de Monterey, quand arrive un convoi de mules chargées de fagots d’écorces de chêne, mené par un petit homme replet, bottes crottées et machette à la ceinture, coiffé d’un sombrero à moitié déchiré.
– ¡ Madre de Dios ! Deux jours pour franchir le canyon de Bixby… Une bête a dérapé sur une falaise et est tombée dans l’océan. Si je ne les avais pas détachées, elles y passaient toutes. Je ne sais pas si je vais continuer, dit-il au barman, dans un mélange d’anglais et d’espagnol.
– Tout ça pour rapporter du bois ?
– Ce n’est pas du bois, hombre, c’est de l’écorce à tan. Sais-tu combien les tanneries de San Francisco paient pour cette cargaison ? Au moins douze dollars. Ils les font tremper dans l’eau et s’en servent pour traiter les peaux, en faire du cuir bien souple. Mais là, avec la perte d’une mule, j’ai travaillé pour rien. Une semaine, dans ces fichues montagnes, sans voir âme qui vive, pour ne pas gagner un rond…
Moses s’approche. Contre une tequila, l’homme lui décrit la région baptisée Big Sur. « Le Grand Sud », dans un mélange d’anglais et d’espagnol. Une contrée à peine explorée, qui commence à une vingtaine de kilomètres de la ville, aux premiers contreforts des monts Santa Lucia et s’étend sur une cinquantaine de kilomètres de côte, la plus sauvage et la plus escarpée de Californie. Après une forêt d’eucalyptus, la piste carrossable s’arrête, remplacée par un sentier muletier tracé à flanc de montagne. Les deux premières rivières se traversent à gué ou sur des ponts de rondins, quand ils n’ont pas été emportés par les crues de printemps, mais la troisième, la Bixby Creek, est trop large. Il faut la contourner en suivant une piste qui monte en lacets pendant des heures, puis redescend de l’autre côté dans une pente à effrayer les bêtes.
– Et quand tu arrives à Granite Creek, il faut à nouveau passer par la montagne, jusqu’à la Big Sur River. C’est là que poussent les chênes à tan, dit l’homme.
– Ils appartiennent à quelqu’un, ces arbres ?
– Tu rigoles ! Personne ne vit là-bas. Et je doute que quelqu’un soit assez fou pour s’y installer un jour. Tu croises davantage de grizzlis et de lions des montagnes que d’humains. C’est pour ça que je vais aussi loin. Les écorces appartiennent à celui qui a le courage d’aller les chercher. En été, la brume monte de l’océan presque chaque jour, plus épaisse que le pire des brouillards. Tu peux perdre de vue la mule qui marche devant toi. En hiver les tempêtes sont terribles, des vents à ne pas pouvoir rester debout, des vagues à déchiqueter les navires, et au printemps des rios en crue difficiles à franchir. Par beau temps, c’est le plus beau pays du monde. Mais c’est rare.
– Il y a des ranchs, des fermes ?
– Tu veux rire… Des forêts à perte de vue, des vallées et des collines qui pourraient faire de bons pâturages, mais c’est si loin de tout. Pourquoi se fatiguer à bâtir une maison dans ce bout du monde, où il faudrait tout apporter à dos de mulet ?
– Si je veux y aller, il y a quelque part où dormir ?
– Entre ici et San Simeon, il y a quelques cabanes de bûcherons et le Rancho del Sur, sur la rivière. Il appartient à un capitaine nommé Cooper, qui a fait fortune en vendant des peaux de loutres en Chine, à ce qu’on raconte. Comme je ne suis pas sûr qu’il apprécie mes petites récoltes d’écorce, et que je ne connais pas bien les limites de son ranch, je n’en approche pas. Mais qu’est-ce que tu peux aller chercher dans ce coin perdu, gringo ? C’est plus isolé qu’une île, Big Sur… Et si c’est l’or qui t’intéresse, à ce qu’on dit il y en a dans la Sierra Nevada, et c’est beaucoup plus près. Moi-même, d’ailleurs…

Une semaine plus tard, la charpente terminée, Moses prévient le couvreur, qui ne le croit pas, qu’il sera absent trois jours. Non, pas pour chercher de l’or.
– Promis, je suis de retour dimanche… Trois dollars de prime si je suis là lundi matin ? Bien sûr, je prends. Merci.
Il loue un mulet, achète des boîtes de haricots et du poisson séché, une couverture, un chapeau de feutre et des cartouches à fusil.
Il croise les dernières carrioles près du pont sur la rivière Carmel, au sud de la ville. La piste rétrécit, serpente entre les pins, puis descend sur une plage d’un blanc étincelant qu’elle longe pendant plusieurs kilomètres avant de remonter à travers des collines boisées. Plus une trace de roue. Du crottin de mule dont l’odeur se mêle à des senteurs marines, d’embruns, des parfums de résine, de thym et de fleurs sauvages. Moses descend de sa monture et marche à ses côtés. Arrivé au sommet d’un petit mont, il embrasse du regard une côte découpée, des rochers sombres où s’accrochent des cyprès torturés par les vents du large, des successions d’îlots et de récifs sur lesquels se brisent, dans des gerbes d’écume, les vagues du Pacifique. Les rayons du soleil, à travers les milliards de particules dorées, nimbe le paysage d’une lumière irréelle. Plus loin, il devine des alignements de falaises, successions de montagnes couvertes de forêts de pins et de séquoias. Par endroits, là où s’engouffre la furie des tempêtes océanes, des prairies sont piquetées d’arbustes nains, comme plaqués au sol par la main d’un géant. Pas une maison, une cabane, une fumée, une piste, une construction. Aucune trace humaine. La côte du Nouveau Monde comme ont dû l’apercevoir, du pont de leurs caravelles, les premiers explorateurs anglais et espagnols. Le sommet le plus haut, sur l’horizon, est couronné d’un blanc étincelant. « Le Pico Blanco dont m’a parlé le Mexicain, se dit Moses. Ce n’est pas de la neige mais un calcaire très blanc. Il doit être possible de l’exploiter, d’en faire de la chaux. Pas question de faire passer une route, et tant mieux, mais c’est bien le diable s’il n’y a pas, sur la côte, une crique où bâtir un ponton d’embarquement. Moins de deux jours de navigation jusqu’à la baie de San Francisco, ça pourrait marcher. Je connais le marchand de matériaux qui achèterait la chaux à bon prix. »
Deux heures plus tard, la piste disparaît dans un bois de cyprès. Moses revient sur ses pas, cherche l’embranchement qu’il aurait pu rater, ne le trouve pas. Un grognement sourd lui fait lever la tête, le mulet brait de peur. Il aperçoit, entre les arbres, le dos d’un ours qui s’éloigne à quatre pattes. Moses casse son fusil, glisse deux cartouches dans le canon, le remet à l’épaule. À pied, tenant sa monture tremblante par la bride, il descend à travers des fourrés vers la grève. « J’aurais dû prendre une machette. » Une rivière coule en contrebas, entre rochers ronds, roseaux et langues de terre claire. Elle est étroite, semble peu profonde et traversable à gué. Plus loin, son embouchure dessine une lagune, des bras d’eau stagnante séparés par les arabesques de bancs de sable où s’assemblent des oiseaux de mer. Entre troncs d’arbres et amas de bois flotté, le regard de Moses est attiré par des formes brunes. L’une d’elles bouge, s’ébroue dans un ronflement rauque. Des éléphants de mer. Ils sont une dizaine, dont un énorme avec une trompe qui, de ses nageoires, projette sur son dos du sable pour se protéger des rayons du soleil. Plus loin, sur une dune de sable sombre, une colonie de phoques gris. Deux d’entre eux font la course pour retourner à l’océan. Ils plongent dans une vague et jouent à se poursuivre dans les buissons d’algues géantes.
Moses descend sur la berge, trouve l’endroit où traverser. Il laisse boire sa monture, goûte dans le creux de sa main l’eau de la rivière, remplit sa gourde. Il monte sur le mulet qui entre sans rechigner dans le courant. Sur l’autre rive, il oblique en direction de la plage. La colonie de phoques s’éloigne en sautillant à la vue de l’intrus, les éléphants de mer ne bougent pas d’un pouce, immobiles comme des rochers. « Pas étonnant qu’ils aient été décimés, au début du siècle, par les bandes de chasseurs descendus de Sibérie, pense Moses. Jolie collection de fourrures. »
Un sentier serpente en remontant entre les massifs de pieds de sorcière, les lupins, touffes d’armoise, broussailles à fleurs jaunes et bleues. Il mène à un vallon creusé par un torrent qui chante entre les rochers avant de tomber en cascade dans l’océan. L’homme et sa monture cheminent plus d’une heure à flanc de colline, en direction d’une forêt de séquoias qui se dresse dans un repli, à mi-pente, comme les colonnes d’un temple naturel. Moses pénètre dans l’ombre odorante des géants. Il pose la main sur leur écorce douce et spongieuse, lève la tête vers les sommets, trente ou quarante mètres plus haut, d’où s’envolent des chants d’oiseaux. Deux écureuils se poursuivent, volent de branche en branche en poussant des cris stridents. Silencieux sur le tapis d’aiguilles, un chevreuil et son petit paraissent derrière un buisson. Le mulet souffle des nasaux, les bêtes tournent la tête, frissonnent et disparaissent en trois bonds. Moses épaule le fusil, ne tire pas. « La prochaine fois, il me faudra être plus rapide, se dit-il. J’aimerais retourner à Monterey avec du gibier à offrir à ma logeuse. »
Il marche à pas lents entre les séquoias, cherche le plus haut, le plus large, s’adosse à son tronc, mange du pain et du lard fumé. La lumière se teinte d’orange, des nuées d’insectes brillent entre les arbres, une odeur d’humus et de champignons monte du sol. Il est temps de chercher un endroit où bivouaquer. Il remonte en selle, sort de la forêt en direction d’un chaos rocheux. Le soleil descend sur l’océan. Il va bientôt plonger derrière l’horizon, teinte de rouge et d’or un paysage comme Moses n’en a jamais vu. Il repère, au loin, un rocher plat qui forme un auvent au-dessus d’une crique. En dessous, les traces d’un foyer, des pierres posées en cercle autour d’une table naturelle. Il ramasse du bois sec au moment où les derniers rayons enflamment le ciel. Un briquet de silex, le feu crépite, mêle aux étoiles ses bouquets de lucioles rougeoyantes. La lune se lève, fait scintiller l’écume des longs rouleaux du Pacifique, éclaire les prairies, découpe les forêts, pare d’argent les sommets désertiques, dessine dans l’indigo du ciel une ligne de crête infinie. »

Extrait
« L’homme, qu’ils ne connaissent que par son prénom, Luigi, leur explique qu’un important chantier est en cours sur la côte, au sud: la construction à flanc de montagne d’une route qui reliera bientôt San Francisco à Los Angeles. Les travaux ont commencé il y a plus de dix ans, et là, ils sont dans le plus difficile.
— Big Sur, une région escarpée, de falaises et de forêts, après Monterey, je ne sais pas si ça vous dit quelque chose, si vous avez déjà regardé une carte, paesani ignorants. Ce coin est isolé, loin de tout. Les ouvriers doivent dormir sur place, dans des camps de travail qui bougent avec la route. Les gars ne rentrent chez eux qu’une fois par mois, parfois moins. D’autres vivent carrément sur place, avec femmes et enfants. Mais comme ils n’ont pas assez de main-d’œuvre, l’État de Californie a passé une loi pour employer des prisonniers. Voilà, vous commencez à comprendre. Une centaine de gars de San Quentin y travaillent, logés dans un camp, surveillés par des gardiens. L’organisation est parvenue à glisser cinq ou six hommes à nous dans le lot. Des Irlandais et un Français. Tous les volontaires avec des noms italiens ont été refusés, même quand ils ne faisaient pas partie de Cosa Nostra, mais nous savons nous faire des amis, ou des obligés. Et voilà où ça vous concerne: les détenus et les ouvriers libres logent dans deux camps différents, mais bossent ensemble toute la journée. Nous avons besoin de faire la liaison avec nos gars. Pour l’instant, ça ne rapporte pas grand-chose, mais les chefs pensent que ce chantier pourrait devenir rentable. Ils utilisent beaucoup de dynamite, des stocks rapportés de la guerre mondiale en Europe il y a vingt ans. Ce ne serait pas mal de mettre un peu la main dessus. D’autant que la construction des structures en béton du Golden Gate va bientôt être achevée, et que nous ne parvenons pas à mettre un pied dans le montage de l’acier, avec leurs putains de syndicats qui surveillent tout et refusent nos propositions. Ces gars ne sont pas faciles à menacer. Alors, les capi vous ont choisis pour vous faire engager sur ce chantier. C’est la société Pollock, de Sacramento, qui gère le truc ils ont un bureau ici. Trente-cinq dollars la semaine, nourris, logés. » p. 134

À propos de l’auteur
MOUTOT_michel_©DR_Ouest-FranceMichel Moutot © Photo DR – Ouest-France

Michel Moutot est reporter à l’Agence France-Presse, spécialiste des questions de terrorisme international. Lauréat du prix Albert-Londres en 1999, correspondant à New York en 2001, il a reçu le prix Louis-Hachette pour sa couverture des attentats du 11 Septembre. Son premier roman, Ciel d’acier, a reçu le prix du Meilleur Roman des lecteurs de Points en 2016. Par la suite il a publié Séquoias, prix Relay des Voyageurs (2018), et L’America, prix Livre & Mer Henri-Queffélec (2020) et Route One (2022). (Source : éditions du Seuil)

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L’Amérique entre nous

SEIGNE_lamerique_entre_nous RL_Hiver_2022

En deux mots
De New York à Boston en faisant tout le tour des États-Unis, Aude Seigne nous propose un road-trip durant lequel elle s’intéresse à la culture cinématographique et s’interroge sur l’amour qu’elle éprouve conjointement pour deux hommes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Road-trip amoureux en Amérique

C’est dans un nouveau voyage que nous entraîne Aude Seigne dans ce roman qui s’interroge aussi sur la possibilité d’un amour pour deux hommes en même temps. Le cœur ne serait-il pas un chasseur solitaire?

Quand la narratrice débarque à New York avec Emeric, son compagnon, le couple est déjà riche d’une belle expérience, la traversée de l’Atlantique en paquebot, étape préparatoire à leur grande traversée des Etats-Unis. Journaliste dans un magazine suisse de cinéma, le Star, elle a obtenu un congé sans solde de trois mois mais aussi un mandat pour rassembler du matériel qui servira à une numéro spécial sur le cinéma américain. Ainsi, tout en suivant Emeric, photographe animalier, elle profite du voyage pour rencontrer acteurs et réalisateurs, visiter des lieux emblématiques, réécrire l’histoire du septième art.
Mais dès les premiers pas dans la Grande pomme, elle se heurte à une réalité nourrie par la fiction. La ville qu’elle parcourt est-elle celle que son imaginaire a construit à partir des films et des séries ou bien faut-il tenter de se débarrasser de ces images pour découvrir le «vrai» New York? Une interrogation qui va servir en quelque sorte de fil rouge tout au long des étapes du voyage, des Appalaches à la Californie, en passant par les grands parcs nationaux, Chicago et le Nouveau-Mexique. Chaque étape, y compris les motels où l’on s’arrête pour une nuit ou encore le match de baseball auquel on ne comprend rien des règles, confronte fiction et réalité, images fantasmées et réalité intrinsèque.
La belle idée d’Aude Seigne consiste à doubler ce questionnement d’une seconde quête, introspective. Comme ces paysages, elle cherche constamment à savoir qui elle est vraiment, qu’elle image elle donne aux autres. Depuis la rencontre avec Emeric jusqu’à celle avec Henry, depuis leur premier voyage jusqu’à cette escapade américaine. Jusqu’où elle peut être elle-même. Car il y a Emeric, qu’elle aime depuis sept ans, mais il y a aussi Henry, le collègue qui la comprend si bien et dont le femme attend un enfant. Henry qui, avant Emeric, aura appris qu’elle avait choisi de ne pas garder l’enfant qu’elle portait, Henry qui la comprend si bien, même sans parler. Alors peut-être fait-il dire à Emeric ce qu’il en est vraiment, qu’elle les aime tous les deux, qu’elle n’a pas envie de choisir. Mais un tel aveu ne va-t-il pas faire voler en éclats leur relation? Et comment réagirait-elle s’il décidait de s’octroyer la même liberté?
Si, au fil du récit, le voyage intérieur prend davantage de place que la découverte, il ne cesse d’être rattrapé par la réalité. Comme l’écrivait Umberto Eco en parlant du roman «les références au monde réel s’y mêlent si bien. Cela donne alors lieu à certains phénomènes bien connus. Le premier consiste à projeter le monde fictionnel sur le réalité, autrement dit à croire en l’existence réelle de personnages et d’événements fictifs». Aude Seigne en apporte ici une belle illustration, y ajoutant même une dimension supplémentaire en ajoutant une longue playlist qui accompagnera la lecture d’un fond sonore qui est aussi un guide musical.

La Playlist du livre (merci à Julie Vasa !)

L’Amérique entre nous
Aude Seigne
Éditions Zoé
Roman
240 p., 17 €
EAN 9782889279814
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est principalement situé aux États-Unis. Il nous emmène de Boston à Boston en effectuant un tour complet du pays.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pendant trois mois, un couple parcourt les États-Unis en voiture. Ciels, villes, animaux, tout les émerveille. Ils en profitent pour vérifier les clichés européens sur l’Amérique. Elle interviewe les stars et tente de distinguer le vrai de la fiction; lui photographie les geais bleus et les loups. Elle assiste à un mauvais match de baseball, ils traversent des incendies. La narratrice a pourtant un objectif plus important: elle aime deux hommes à la fois mais ne cesse de retarder le moment d’en parler à son compagnon.
Dans ce roman sur l’Amérique et l’amour libre, la narratrice procède à une enquête passionnée. Un va-et-vient vertigineux entre exaltation et blessures, doutes et ténacité, qu’accompagne une playlist accordée à la tonalité de chaque partie.

Les critiques
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Aude Seigne présente son nouveau roman, L’Amérique entre nous © Production éditions Zoé

Les premières pages du livre
« 1
L’Amérique ressemble d’abord à une ligne. Une discontinuité de points jaunes dans l’obscurité. Je songe à ces petites tourelles lumineuses qui indiquent les ondes sonores sur les appareils électroniques et qu’on appelle sonagrammes. L’Amérique est un sonagramme qui approche, dressé sur une première langue de terre noire qui déchire l’horizon. Je me penche vers Emeric. Ses boucles blondes agitées par le vent tiède chatouillent mes paupières et ma tempe. Je crie pour que ma voix couvre le vrombissement des machines : « On arrive en Amérique. » Il me corrige en souriant : «Aux États-Unis.»
Des centaines de réveils ont sonné simultanément, vers 4 h du matin, dans la succession de petites cabines voguant sur les eaux sombres. Quand nous sommes sortis sur le pont, l’air s’était modifié. Il n’était plus piquant et rageur comme pendant la traversée, mais tiède et sucré, chargé d’un bruissement presque tropical. J’ai eu tellement de peine à me lever que je me suis demandé si quelque chose n’allait pas. J’ai touché mon ventre, bombé et douloureux depuis quelques mois. Mais ça n’était pas pire qu’un autre jour.
Depuis le pont 12, à 50 mètres au-dessus de l’océan, nous regardons défiler le sonagramme – Long Island – que nous remontons à vitesse de tortue. Quarante minutes s’écoulent pour atteindre le pont Verrazano-Narrows, petite guirlande dorée qui marque l’entrée de la baie, puis trois heures encore pour s’amarrer au quai de Brooklyn. Dans la même durée, un avion aurait traversé la moitié de l’Atlantique, et le pont, le paquebot luminescent, la ville naissante, ne seraient qu’un feu d’artifice éphémère pour les yeux volatils.
À côté de nous, un quinquagénaire croit reconnaître la statue de la Liberté, s’exclame «There she is» en pointant du doigt. Il comprend sa méprise à mesure que le paysage grandit, désigne une autre trace lumineuse dans l’aube – «Oh no, there she is» – répète l’erreur et le geste, une vingtaine de fois. Je m’amuse de sa confusion, ignorant que moi aussi je chercherai bientôt un sens dans cet amas de pixels, perdue entre la verticalité et l’horizontalité complémentaires. Accoudé au bastingage, Emeric est quasiment immobile, sa silhouette de géant sourit d’un air serein. Il est beau. Je le lui dis et le photographie. Nous sommes euphoriques et fatigués.
Le ciel crépite, devient bordeaux puis mauve, dépêche des palettes de couleurs que je croyais impossibles sans Photoshop. Une craquelure fait surface. La baie de New York se déploie devant nous, l’arceau du pont en délimite l’accès comme un portique sacré. Hier, un officier en second a annoncé que la manœuvre serait délicate, puisqu’il n’y a que trois mètres entre le sommet des cheminées du paquebot et le tablier du pont. Je ne peux m’empêcher de serrer les dents, d’imaginer le fracas de carbone et d’acier, le bruit de la catastrophe.
Mais Hollywood est à l’autre bout de cette nouvelle terre et rien ne se produit. Le bateau glisse souplement sous le pont, un passage, une invitation. À cet instant, un camion klaxonne à tout va. Le mastodonte lumineux voguant à quelques mètres sous ses roues doit lui sembler étrange et magnifique. Son salut sonne comme un Welcome in America.

2
L’énormité du navire ne nous apparaît qu’au moment de le quitter. Les clients des suites ont la priorité, ainsi que ceux qui ont payé un supplément pour débarquer au plus vite. Il faut compter une journée de manœuvres pour évider notre petite ville flottante, déposer à terre ses 2 700 passagers, membres d’équipage, voitures, colis, instruments de musique et marchandises réfrigérées dans leurs contenants spécifiques. Pendant toutes ces heures, nous patientons dans notre chambre, sortons nus sur le balcon ouvert sur Manhattan. On pourrait peut-être nous voir, aux jumelles, depuis les gratte-ciels sud, mais comme on nous verrait de l’autre côté de l’univers, avec un décalage temporel qui annulerait l’impudeur. Une vedette aux initiales de la NYPD file devant la statue de la Liberté que nous avons finalement dépassée. L’île et le pays qu’elle amorce paraissent si proches que nous pourrions les toucher. Au premier plan, les canots de sauvetage en suspension devant les gratte-ciels semblent désormais de trop.
Nous profitons de l’attente pour utiliser le wifi gratuit du bureau d’immigration, qui rayonne jusque dans notre chambre après une semaine de déconnexion. Je cherche l’adresse de notre logement dans l’est de Brooklyn, le réseau me propose un trajet d’une heure à pied que nous décidons de suivre. Pendant que mes pouces s’activent, je laisse les notifications s’empiler en haut de l’écran. Parmi les noms familiers, je lis celui de Henry. Je survole son message pour y revenir plus tard, pour ne pas être trop imprégnée de la joie qu’il me procure.
Nous débarquons dans un hall sans fenêtre, où des caméras noires pendues à des tiges nous observent. Je m’attends à un interrogatoire serré, mais tout va vite, donner ses empreintes, bredouiller plus qu’on acquiesce, le bruit mat du tampon dans le passeport. La sortie du hangar est un tunnel qui débouche sur une lumière aveuglante, Emeric et moi le franchissons presque en courant, extatiques. Puis nous sommes dehors. Le soleil blanc de New York en juillet inonde le bitume. Nous contournons les taxis entassés sur le quai, nous éloignons à pied dans la chaleur vrombissante. L’aura de luxe suranné du paquebot se dissout rapidement derrière nous.
Nous marchons en direction de l’est, soulagés de suivre des lignes, un quadrillage qui contredit l’immensité marine. Mais le sac pèse, des mauvaises herbes poussent entre les dalles blanchies des docks. La zone industrielle que nous traversons est vide, sale, les regards que nous y croisons titubent. Il ne faut pas marcher beaucoup pour comprendre que nous sommes entrés dans New York par la banlieue, que nous sommes très loin de Downtown Manhattan, des brassées de dollars numériques de Wall Street, du clinquant de Broadway. Il me vient que je ne connais aucune ville qui exporte autant d’images d’elle-même, alors que nous sommes ici depuis trente minutes et que l’image me semble déjà incomplète. Nous nous faisons dépasser par les taxis qui emportent les voyageurs du paquebot, d’un confort à l’autre.
Nous perdons et retrouvons notre chemin à plusieurs reprises, sortons discrètement nos téléphones pour consulter la carte. Les rues ont beau être parallèles, elles débouchent sur des terrains vagues, là où devraient se tenir des parcs, des infrastructures sportives. Ou alors notre progression est barrée par une soudaine autoroute, qu’une petite passerelle de métal rouillé surmonte. Au bout de 45 minutes, il commence à pleuvoir, nous sommes rincés d’une averse d’été épaisse, gluante. Puis le soleil au zénith dissipe tout malentendu, brûle à nouveau les trottoirs en assassin.
Le propriétaire de l’appartement nous a fourni le code de la première porte, qu’il a recommandé de bien fermer derrière soi en s’assurant de ne pas avoir été suivis. Nous nous exécutons, restons bloqués derrière la seconde porte, à laquelle personne ne répond. Nous patientons la journée avec des allers-retours au café, à l’épicerie, au parc, où un groupe d’hommes assis sur des marches nous hèle : «Hey, white people, what are you doing here ?» En guise de réponse, nous leur sourions. Ils ont raison, nous n’avons pas la moindre idée de ce que nous faisons ici.
Lorsque le propriétaire arrive, il parle de la sécurité, surtout le soir. La station de métro n’est qu’à une centaine de mètres, et ce que je comprends, c’est qu’il faudra atteindre cette station comme un refuge. Nous mesurons le poids de l’expression « sortir de sa zone de confort», la vedette de la police new-yorkaise semble ne jamais avoir existé maintenant que nous consultons le site gouvernemental qui répertorie les crimes récents. Dans notre rue, deux meurtres cette semaine. Le quartier est classé en orange foncé, la dernière couleur avant le rouge qui recense les plus hauts taux de criminalité.
Il reste encore plusieurs heures de lumière, mais, allongés sur ce lit qui était l’objectif de la journée, nous nous décourageons. Je répète que c’est normal, qu’on se demande toujours un peu ce qu’on fait là, les premiers jours, les premières heures d’un voyage. Nous évoquons Séoul, où nous avions erré dans l’aube printanière à la recherche de caractères latins, n’avions trouvé qu’un night-club encore ouvert qui nous avait servi des chips. Pour éviter de parler du présent, nous enchaînons sur Ljubljana, la petite chambre blanche près du canal paisible où nous faisions souvent l’amour. Entre nous, le sexe est presque un rituel d’emménagement. Nos corps épuisés par un vol ou un train de nuit se déposent sur le lit avec l’intention de faire une sieste, mais le sommeil lourd dans les draps frais nous rapproche. En voyage, nos corps sont plus présents, leurs désirs plus impérieux, comme si nous nous observions mieux hors de notre milieu naturel.
Mais cette fois aucun de nous ne touche l’autre. En évoquant Ljubljana, Emeric dit qu’on ne compare pas une capitale de 200 000 habitants avec New York, et le débat s’envenime, est-ce que c’est 200 000 ou 300 000, et qu’est-ce que ça change, si on ne se sent pas en sécurité ici ? Emeric s’installe dans un coin de la chambre avec son ordinateur pour retoucher des photos, je reste muette sur le lit à regarder le plafond. Le ciel orageux est un bâillon qui nous étouffe, à moins que ce ne soit la déception. Je sais qu’il faut aimer New York, tout le monde me l’a dit. Ou alors la détester pour de bonnes raisons. Le sol tangue encore sous mes pas. J’ai le mal de terre. Emeric fait une brève recherche. Combien ça coûte, un vol New York – Ljubljana ? Je dis qu’il ne faut rien décider quand on est fatigué.

3
Six mois plus tôt, dans le bureau de ma cheffe. Elle porte un blazer fluo trop grand pour elle, cadeau d’une soirée de réseautage la semaine passée. Elle m’invite à m’asseoir, m’adresse un bref sourire qui compense ses gestes secs. Pendant qu’elle s’éloigne pour refermer la porte dans mon dos, j’observe les dernières couvertures du magazine affichées contre le mur. STAR janvier, STAR février, qui s’apprête à sortir en kiosque. Je regarde la place qu’il reste sur le crépi. J’espère ne pas être ici pour voir les éditions de juillet à octobre s’y déployer. J’espère que Daisy me convoque pour me donner une réponse au sujet de mon congé sabbatique, ces trois mois que je lui ai demandés pour réaliser mon rêve de road-trip américain.
Daisy claque la porte et se rassied en faisant le vide devant elle. …

Extrait
« Je l’attends souvent au même café, à la même table, nous nous enlaçons pour nous saluer. Il me parle de sa famille, de sa femme, des autres filles qu’il a aimées, il parle des voyages qu’il aimerait faire et des choses qu’il ne fait pas, juste pour les préserver. Il dit qu’il n’a pas toujours été fidèle, sans préciser davantage, il parle des relations qui n’entrent pas dans les cases, des amitiés folles et des tentatives d’amour – il prononce aussi le mot polyamour. Je prends ses paroles pour des aveux, une reconnaissance claire de ce que nous pourrions être. Ses mots, sa simple présence physique, m’apaisent.
Il parle de nous comme d’une évidence. Il dit que le temps passe trop vite quand nous sommes ensemble, que nous sommes à moitié pareils et à moitié différents, et que c’est l’équilibre parfait pour faire un couple. J’ai envie de lui dire qu’il provoque, qu’il feint l’innocence, qu’il tente de me séduire avec des banalités, mais tous les clichés semblent justes quand c’est lui qui les prononce. Il dit qu’il y a toutes sortes de manières d’aimer quelqu’un, et que le couple n’en est qu’une.
Il dit qu’on se permet souvent avec lui une sorte de rudesse parce qu’il a l’air fort, mais que ça n’est pas toujours le cas. Je l’écoute avec une attention infinie, tant je veux comprendre qui il est, être un réceptacle pour tout ce qu’il ne peut pas être. Même les défauts et les complexes que je pressens me touchent, je me vois en prendre soin, naviguer chaque jour autour de ses impossibilités. Parfois j’ai l’impression qu’il se découvre en me parlant et j’aime ça – le regarder se construire. Parfois mes yeux s’égarent sur son visage, je me demande à quoi ressemblent ses taches de rousseur quand on s’y attarde, le disque fragmenté de son iris quand on s’y noie. Je me demande comment ce serait, si j’avais le droit, d’être tout près de lui. »

À propos de l’auteur
SEIGNE_Aude_Yvonne_BoehlerAude Seigne © Photo Yvonne Böhler

Aude Seigne est née en 1985 à Genève. À 15 ans, un camp itinérant en Grèce lui révèle ce qui sera sa passion et son objet d’écriture privilégié pendant les dix années qui suivront: le voyage. En parallèle de ses études gymnasiales, elle commence donc à voyager pendant l’été: Grèce, Australie, Canada, La Réunion. Le lycée terminé, elle découvre le temps d’une année sabbatique l’Europe du Nord, de l’Est, et le Burkina Faso. Elle effectue ensuite un bachelor puis un master en lettres – littérature françaises et civilisations mésopotamiennes – de l’Université de Genève qu’elle a préparé lors d’un séjour à Damas en 2008, voyage qu’elle décide de raconter sous la forme de chroniques poétiques. Parues en 2011 aux éditions Paulette, ces Chroniques de l’Occident nomade seront récompensées par le Prix Nicolas Bouvier au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, et sélectionnées pour le Roman des Romands 2011. La même année, le livre est réédité aux éditions Zoé. Elle continue d’écrire et de voyager autant que possible: Italie, Inde, Turquie. Tous ces voyages, ainsi que la rêverie sur le quotidien, font l’objet de carnets de notes, de poèmes et de brefs récits. En 2015 paraît Les Neiges de Damas, suivi en 2017, d’Une toile large comme le monde. Parallèlement, Aude Seigne travaille, avec Bruno Pellegrino et Daniel Vuataz, à la série littéraire Stand-by, dont les deux saisons sont publiées respectivement en 2018 et 2019. En 2022, elle publiera avec ses deux compères un roman intitulé Terre-des-Fins (Source: Éditions Zoé)

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