L’école de la forêt

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En lice pour le Prix Françoise Sagan 2023

En deux mots
Arole et Bleuet viennent d’arriver dans une cabane délabrée qui leur servira de refuge. Elles fuient une secte où des « gourous » entendaient endoctriner les « idiotes » dont elles faisaient partie. Désormais, elles vont tenter de comprendre cet engrenage en explorant leurs archives et leurs souvenirs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand les «idiotes» lâchent leurs «gourous»

Dans un roman à la langue très travaillée, Carla Demierre suit deux sœurs échappées d’une secte et qui vont tenter de se construire un avenir. Mais le chemin, entre emprise et émancipation, n’est pas aisé à trouver.

Arole et Bleuet sont sœurs. Elles se retrouvent en forêt, dans une cabane délabrée, pour tenter de reconstruire leur histoire. Elles ne savent plus précisément si elles ont été les membres d’une secte à laquelle aurait appartenu leur mère Violette, ni ce que disent leurs enregistrements sur smartphone et qu’elles tentent de trier et de classer. Il y a bien quelques indices, comme cette classification entre «gourous» et «idiotes», semblant instaurer une hiérarchie machiste et les leçons de développement personnel qui semblent n’avoir pour but que de leur prouver combien elles sont inférieures, inaptes, incapables de s’élever. Alors, elles convoquent leurs propres souvenirs, échangent leur vécu et leur ressenti, cherchent à comprendre et à structurer leurs pensées. Et à séparer le bon grain de l’ivraie et la vérité des rumeurs incertaines qui « alimentent la légende familiale et fournissent des hantises communes garantissant la cohésion du groupe, tout en jouant le rôle du nid de guêpes sous la charpente prêt à libérer des essaims de secrets. »
Comment percer ces secrets? Peut-être en affichant au mur les photographies emportées dans leur fuite? En cherchant derrière ces instantanés ce qui constitue la personnalité de ces gens qui ont partagé leur existence. Marco, Daniel, Cosme, Mariana, Bruce, Violette, Granit, Jade, Ambre, les gourous, les idiotes et les membres de la famille sont passés au crible de leur analyse, sans oublier la chatte Dourga. Mais quand on sort d’une longue période durant laquelle le langage même a fait l’objet d’une manipulation constante, la tâche n’est pas aisée. Arole et Bleuet, au milieu d’une nature qui leur est tout à la fois refuge et danger, dans un climat peu serein, vont chercher la voie de l’émancipation. Mais parviendront-elles à se laver de leurs longues séances d’endoctrinement?
Des fiches, des citations, des enregistrements, des notes de lecture forment aussi un matériau au service de leur décryptage qui est aussi l’occasion pour Carla Demierre de démultiplier son registre narratif. Entre poésie et pensées, fiches techniques et retranscriptions de conversations, on sent la romancière – qui a longtemps enseigné l’écriture créative à la Haute École d’art et de design (HEAD) de Genève – jouer avec bonheur sur ces multiples registres. Un chemin qu’emprunte le lecteur avec la même curiosité, la même excitation.
Maintenant qu’elle a mis un terme à sa carrière d’enseignante pour se son consacrer à ses propres textes, elle vit pour écrire, écrit pour vivre, selon la belle formule qu’elle a trouvée. On se réjouit d’ores et déjà de son prochain opus.

L’école de la forêt
Carla Demierre
Éditions Corti
Roman
150 p., 18 €
EAN 9782714312884
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé dans une forêt que l’on pourrait localiser en Suisse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une cabane au milieu de la forêt. Un enregistreur, un cahier, une boîte de craies, un bandana violet. Deux sœurs, Arole et Bleuet, viennent de quitter la maison. Elles ont grandi dans une communauté. Petite école et grande famille guidées par une poignée d’hommes. Dans cette maison, on apprend à devenir la «meilleure version de soi-même» en se détachant de ses émotions ou en construisant des murs. Comme la plupart des filles de la maison, les sœurs font partie des mauvaises élèves. Elles imitent les guides sans jamais parvenir au même degré de maîtrise et ont bien souvent le sentiment d’être stupides. Au lieu d’écouter les leçons, elles se mettent à tout enregistrer, sermons, repas, promenades. Dans la cabane au fond des bois, elles mènent de longues séances d’écoute. Ça ressemble à une enquête dont le but serait, pour commencer, de mettre les pièces de leur histoire dans un ordre qui la rende intelligible.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Lenaïg Cariou)
Blog Lune Depassage

Les premières pages du livre
« Arole écrabouille entre ses mains une grande feuille de papier journal. Elle jette la balle qu’elle vient de former au centre du cercle de pierre. Par-dessus, elle dispose des branches sèches, des brindilles, quelques pommes de pin puis craque une allumette. Le papier prend feu en quelques secondes. Trois flammes entrelacées font miroiter le pelage fauve de la chatte endormie
sur ses genoux. Le bois d’allumage s’illumine de l’intérieur, les brindilles se tortillent comme des vers et dans les pommes de pin se produisent de petites explosions.
Arole attrape une autre feuille sur la pile de journaux à côté d’elle mais au lieu de la jeter dans le feu, elle commence à lire un article tout en résumant à sa sœur les passages intéressants.
— Savais-tu que dans notre corps il y a assez de carbone pour fabriquer neuf cents crayons et assez de phosphore pour produire deux-cent-vingt-mille allumettes ?
Arole aimerait pouvoir communiquer un peu d’enthousiasme à Bleuet qui se plaint depuis leur arrivée de l’état de délabrement de la cabane. Tout en prêtant attention aux prédictions du journal, celle-ci lève son sac de couchage en l’air comme un bâton de sourcier à la recherche d’un lit perdu.
En admettant qu’elles meurent dans la moyenne à l’âge de quatre-vingt-quatre ans et demi, elles auront passé sept ans sans trouver le sommeil et vingt-six ans à dormir.
Elles auront passé trente ans debout, dix-neuf ans assises, seize ans à marcher, trois ans dans une voiture et six mois dans les embouteillages.
Elles auront mangé pendant deux ans, passé cent-vingt jours à uriner, cinq ans à faire des recherches sur internet.
Elles auront pris un bain de soleil de deux-mille- cent-soixante-dix heures et attendu le train pendant six-cent-cinquante-trois heures.
Elles auront consacré seize minutes par an à se tromper de sens pour brancher un câble usb et trois ans à faire la lessive.
Elles auront passé quatre ans au téléphone et cinq mois complets à se plaindre.
Au cours de leur vie, elles auront dû froncer deux-
cent-mille fois les sourcils pour faire apparaître une première ride.
Elles auront saigné pendant six ans. Elles auront produit quarante-mille litres de salive.
Elles auront fait pousser quatre mètres d’ongles et dix mètres de cheveux. Et elles auront perdu dix-huit kilos de peau morte, conclut Arole avant d’écraser la feuille entre ses mains, forçant les plis dans l’intention de les emboîter les uns
dans les autres. Une compression pas vraiment sphérique. Un origami brutal qu’elle jette dans les flammes avec une satisfaction visible.
— En ce qui me concerne tu peux remplacer tous les nombres par un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout.
Dans l’ordre que tu veux ! déclare Bleuet en installant son sac de couchage sur un panneau de bois qui était autrefois une porte.
Une casserole est posée sur une grille au-dessus du feu. Arole laisse tomber trois feuilles de sauge dans l’eau frémissante avant d’ouvrir un mince cahier de papier glacé, probable relique d’un livre de travaux manuels.
Pendant que la tisane infuse, elle guide sa sœur vers le sommeil en lui faisant la lecture comme à une enfant.
Et à cette heure avancée de la nuit, il est facile de prendre pour des oracles de simples conseils de bricolage.
Si votre lampe s’allume, c’est que le courant passe.
Il est indispensable à toute femme d’avoir un coin de pièce qui lui est réservé et son bureau bien à elle. Un pot de peinture suffit à délimiter ce coin.
Attention, les fissures réapparaissent tout le temps à travers la peinture ou le papier peint. Souvent, elles vous découragent.

Bleuet n’a pas fermé l’œil de la nuit, tourmentée par la présence de nombreuses échardes et agrafes sur l’ancienne porte. Arole a mal dormi, assise sur une souche rugueuse et constamment réveillée par des pensées alarmantes.
Quand elles ne luttent pas pour trouver le sommeil, les sœurs surveillent le feu et observent le ciel. Les arbres qui s’élèvent au-dessus de la cabane ne sont pas rassurants. Leurs silhouettes élancées font penser à de longues mères poilues et mutiques veillant sur un nourrisson endormi. Ces végétaux dont le tronc se garnit de branches à une certaine hauteur ont presque l’air de respirer. Les
sœurs ont la pénible impression que les arbres miment leur souffle. Le léger balancement des cimes paraît calqué sur le rythme de leur respiration. Le feuillage qui gonfle dans le vent rappelle la manière dont une cage thoracique se soulève. Même découpés en planches,
les arbres inspirent et expirent littéralement comme les sœurs inspirent et expirent. Cette nuit, tout ce qui se trouve dans la forêt respire par le même Grand Poumon. Prisonnières volontaires de ce battement cosmique, les
sœurs hésitent entre l’extase et la crise d’angoisse. Et le ciel, qui paraît aussi épais et vivant qu’un potage de haricots noirs, n’aide pas à les rassurer. Il y a dans cette forêt autant d’oiseaux prêts à chanter que de branches disposées à tomber. Pendant leur insomnie, Arole et Bleuet guettent les traces d’une présence humaine dans le paysage sonore. Le bois des murs travaille en faisant craquer la cabane comme le ferait un ostéopathe avec un squelette. Les sangliers frottent bruyamment leurs groins contre la terre avant de détaler vers une autre destination ou de dégringoler par jeu
dans un talus à proximité. Les pics donnent des coups de bec réguliers contre l’écorce des arbres, en quête des meilleures larves. Des rapaces nocturnes nichant dans un trou poussent des ululements sinistres. De grands
mammifères à la tête garnie de bois ramifié tordent leurs sabots sur des conglomérats de pierres et les cailloux se cognent les uns aux autres en se dispersant.
Il n’en faut pas plus pour provoquer la vision d’un
homme massif au visage tordu par la colère, zigzaguant entre les pins, marchant dans leur direction. Un être enragé et à bout de souffle, frappant les troncs qui se trouvent sur le chemin avec un bâton. Un père furax cognant les arbres pour faire savoir qu’il arrive ou pour s’échauffer avant la bagarre. Pourtant elles savent que
personne ne passe jamais par ici. »

Extrait
« Dans la maison d’autres récits de ce genre s’échangent sous forme de rumeurs incertaines. Elles alimentent la légende familiale et fournissent des hantises communes garantissant la cohésion du groupe, tout en jouant le rôle du nid de guêpes sous la charpente prêt à libérer des essaims de secrets. » p. 53

À propos de l’auteur
DEMIERRE_Carla_©Dorothee_Thebert_FilligerCarla Demierre © Photo Dorothée Thébert Filliger
Carla Demierre est née en 1980 et vit à Genève. Elle a publié des livres de poésie et un récit. Ses textes mélangent poésie et narration, expérimentation formelle et cut-up documentaire. L’école de la forêt est son premier roman. (Source: Éditions Corti)

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Focus Littérature

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Le piège de papier

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En deux mots
Quand la narratrice rencontre L, c’est le coup de foudre. Les deux étudiantes deviennent vite inséparables et vont réussir brillamment. La narratrice part en Bolivie au service d’une ONG, L publie un recueil de nouvelles. Les deux amies se retrouvent trois ans plus tard, mais c’est alors que leur complicité va laisser place à la rivalité.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Amitié, rivalité et littérature

Dans son sixième roman, Kyra Dupont Troubetzkoy imagine une amitié forgée durant les études et qui va virer à la rivalité lorsque les deux amies décident d’écrire. Un drame qui permet aussi d’explorer le milieu littéraire parisien.

«La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt. Il faudrait toujours se fier à sa première impression.» Dès les premières lignes, le lecteur comprend qu’entre L et la narratrice, la relation sera passionnée. Pourtant les deux jeunes filles s’ignorent et se séparent après le bac. Ce n’est qu’une année plus tard, sur les bancs de science-po, qu’elles se retrouvent et qu’une amitié forte va se construire entre la rousse et la blonde.
Bien que de caractère fort différent, elles vont réussir toutes deux un joli parcours, réussissant même à décrocher les mêmes notes. Un mimétisme qui va connaître son acmé lors d’un bal masqué, lorsque – sous couvert de travestissement – elles vont échanger un baiser passionné.
Mais c’est alors que leurs chemins vont diverger. La narratrice part trois ans pour le compte d’une ONG en Bolivie. Un séjour qu’elle mettra à profit pour réaliser des reportages et affûter sa plume. L, quant à elle, se choisit un mari et va mettre au monde un enfant. Et publier un recueil de nouvelles.
Si après son retour en France, les deux amies se retrouvent, ce n’est que le temps que la narratrice découvre dans l’une des nouvelles un portrait peu flatteur d’elle. Dès lors la guerre est déclarée. Une rivalité qui va s’exacerber sur le terrain de la littérature. Mais alors que L parvient à s’installer durablement dans le paysage littéraire, sa rivale peine à trouver un éditeur.
Jusqu’au jour où, presque en transes, elle trouve LE sujet de son roman et se venge.
La plume de Kyra Dupont Troubetzkoy fait merveille dans ce registre d’amour-haine, se plongeant tour à tour dans le miel et le vitriol. Elle réussit aussi fort bien à brouiller les cartes entre réalité et fiction, faisant de la littérature l’objet et le sujet de leur rivalité. Et dont leurs vies privées respectives ne sortiront pas indemnes. L’occasion aussi de dresser un portrait peu reluisant du milieu de l’édition parisien. Sous les traits de Charles, un éditeur plus soucieux de bons coups que de beaux textes, elle met en scène l’affairisme qui semble avoir gagné les prestigieuses maisons sises du côté du boulevard Saint-Germain. À moins que… On peut toujours compter sur les libraires pour redonner au livre la place qu’il mérite.
Mais le vrai sujet de ce roman à la tension de plus en plus forte jusqu’à un dénouement inattendu, reste cette relation aussi forte que toxique. Deux femmes qui vont se trouver puis se perdre dans une rivalité presque maladive, car les coups portés aujourd’hui sont à la hauteur de leur complicité d’hier.

Le piège de papier
Kyra Dupont Troubetzkoy
Éditions Favre
Roman
264 p., 19 €
EAN 9782828920586
Paru le 19/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi un séjour en Bolivie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elles ont presque vingt ans quand elles se retrouvent sur les bancs de l’Université et se découvrent de troublants points communs. La méfiance initiale fait vite place à une complicité sans faille. Les deux jeunes femmes noueront une amitié amoureuse, vivant un véritable Éden, inventant leur monde, le modelant au gré de leurs imaginations fécondes, se cachant derrière des identités fictives, aiguisant sans le savoir leurs ruses d’écrivaines. Ce qu’elles deviendront. Autrices, mais aussi rivales.
Suite à une série de trahisons dont on ne sait jamais si elles naissent de l’esprit troublé de la narratrice pour qui fiction et réalité ne semblent faire qu’un, celle-ci s’emploie à se venger de son double dont elle jalouse le succès. Elle imagine alors un stratagème dangereux. Un piège de papier qui se refermera sur elle comme un origami aux multiples plis…
Un roman ardent à la trame tendue qui explore le milieu courtisé du monde des lettres et des prix littéraires, et aborde avec talent l’imposture en écriture. L’histoire, surtout, d’une amitié exclusive et excessive, qui poussée par la société devient une véritable rivalité entre les deux protagonistes et qui dénonce les biais du monde littéraire toujours plus cruel, surtout lorsqu’on est une femme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radiocité Genève
RTS
Blog Rainfolk’s Diaries
Blog de Francis Richard
Femina.ch

Les premières pages du livre
« Prologue
Je marchais d’un pas décidé quand je passai devant L’Écume des jours. Moi aussi, comme Boris Vian, j’espérais « décrocher la lune ». Allez, je pouvais bien m’offrir le luxe d’une halte dans la plus prestigieuse des librairies parisiennes. Après tout, elle se trouvait sur mon chemin. J’y vis un signe, combien ce que ce conte écrit en grand secret et en un éclair m’inspirait, et poussai la porte du saint des saints.
C’est là que je le vis. Au milieu de l’îlot central qui faisait la part belle aux écrivains les plus en vue, aux romans ou essais susceptibles de cartonner et dont les ventes assureraient des lendemains qui chantent aux libraires et aux éditeurs, se trouvait une fois encore le dernier opus de « L », « la jeune écrivaine en vogue », mon « amie ». L’exemplaire présenté reposait sur des dizaines d’autres comme pour signifier aux amateurs qu’ils avaient bien raison de l’aimer, d’autres qu’eux se jetteraient sur ce petit chef-d’œuvre. On avait devancé l’engouement du public et veillé à en imprimer suffisamment pour éviter la rupture de stock. Il fallait s’assurer que les lecteurs (qui n’étaient rien moins que des consommateurs de livres) puissent voir leur désir immédiatement satisfait avant qu’ils ne zappent et ne portent leur intérêt sur autre chose. Un malencontreux accroc dans la chaîne d’approvisionnement pouvait, en effet, s’avérer fatal. La durée de vie d’un nouvel ouvrage était de trois semaines, maximum. Ensuite, pfft… il disparaissait, rangé dans les rayons, à l’abri des regards, oublié, périmé, rendu à son éditeur pour finir au pilon. Une mise à mort des livres trop longtemps abandonnés était ainsi orchestrée pour répondre aux impératifs économiques des distributeurs qui ne toléraient que les stocks « utiles ». J’avais toujours été sensible à ce guillotinage littéraire et œuvré du mieux que je le pouvais à leur sauvetage. Un engagement sans nul doute exalté par ma fréquentation et l’amitié qui en découla envers deux libraires en particulier qui, bien qu’ils s’y pliassent, réprouvaient ces pratiques sauvages.
Dès mon plus jeune âge, je flânais des heures dans la librairie de notre village tandis que mes camarades lui préféraient l’épicerie et son large choix de bonbons. Je lisais avec gourmandise toute la bibliothèque rose, puis toute la bibliothèque verte tandis qu’ils suçaient avec avidité caramels mous et sucres d’orge. Je tenais les écrivains, dont les livres trônaient en vitrine, en haute estime, priant secrètement qu’un jour les miens y soient, eux aussi, érigés en majesté. Enfant, je rêvais déjà de romans et de célébrité. La libraire, Madame Jaquet, avait fini par m’attribuer un de ces tabourets roulants dont elle se servait pour saisir les indociles opuscules qui narguaient sa petite taille. Sinon je continuerais à dévorer, affalée au pied de ses rayons, ses acquisitions que je n’achèterais pas, sauf quand je touchais enfin mon argent de poche ou des enveloppes un peu plus fournies pour Noël et mon anniversaire. Elle finit même par s’habituer à ma présence et à m’apprécier, me semble-t-il, malgré notre différence d’âge. Elle glissa entre mes mains les livres qu’elle jugeait « indispensables », m’introduisit aux classiques qui recelaient des trésors cachés seuls réservés aux initiés et m’offrit même une ou deux rares éditions reliées. Je faisais montre d’un goût naturel pour les livres et, en gardienne des belles-lettres, elle ne pouvait y demeurer éternellement insensible.
Je pense qu’on ne dit pas assez la place que tiennent les libraires dans la carrière d’un écrivain, combien ils nous aiment et nous protègent. Non seulement ils exercent en toute discrétion l’un des plus beaux métiers qui soit, mais un peu comme des sorciers, vivant à la marge du monde, en souterrain, ils fraient dans des sphères parallèles à portée de fantômes et de chimères dont ils aiment plus que tout autre la compagnie. Ils possèdent leurs rites, leurs formules, et de grandes échelles sur lesquelles ils se hissent pour vous tendre la perle rare. « Je l’ai ! », s’exclament-ils du haut de leurs cathédrales de papier comme s’ils avaient remporté une bataille, des conquêtes. On sous-estime leur pouvoir. En missionnaires, ils convertissent ignares et réfractaires et propagent le goût de la lecture et Dieu sait combien l’exercice est devenu confidentiel. Ils font aussi écrire les aspirants prosateurs comme moi et les plus expérimentés ; ils font jaillir des vocations et donnent enfin aux écrivains le courage d’exister aux côtés des plus prolifiques, les savants, ces plumes qui nous intimident, les monuments : les Hugo, les Dumas, les Dostoïevski, les Proust, tous ces salauds qui ont si bien écrit avant nous et même tout écrit avant nous, clament les plus méchants. Aussi les idolâtrons-nous en les haïssant tout autant, même si peu d’écrivains l’admettent. La plupart de mes confrères préfèrent se dire « intimidés ». Mais les libraires, eux, ne sont pas dupes. Certains d’entre eux scribouillent eux aussi, en secret. Ils mijotent des livres inachevés, rêvent la nuit d’enfanter « le » livre, l’élu, celui qu’ils auraient voulu voir tomber entre leurs mains, un trésor, le Graal des romans, une histoire parfaite, ciselée, menée à son terme d’une main de maître, sûre et habile. Le petit Jésus en culotte parcheminée.
Madame Jaquet sut mieux que tout autre – parents et professeurs de français réunis – entretenir cette flamme qui brûlait déjà et l’empêcher de vaciller à l’adolescence quand le désir charnel vient concurrencer les page turners. Elle savait aussi combien la littérature peut être un jeu dangereux et m’en avertir. Du fond de ma mémoire d’enfant, il me semble qu’elle la comparait aux grands crus. Il était bon de rappeler que l’abus de lecture en avait enivré plus d’un et qu’on pouvait mal finir. Elle m’alerta sur le pouvoir de la littérature et, quand elle comprit que j’ambitionnais d’en faire mon métier, les responsabilités qui incombaient aux écrivains. Ne disait-on pas de certains livres – et surtout d’un livre en particulier – qu’il vous avait « transformé », ou pire « changé votre vie » ? Je ne sais si elle me prévint ou si elle m’excita, mais peu de temps après cet avertissement, elle ferma boutique. Notre libraire prenait sa retraite et les habitants du village perdirent toute chance de fréquenter d’autres enseignes que l’épicerie ou le bar du coin. Et moi, toute trace de mon initiatrice. Voilà pourquoi Bertille prit tant d’importance. Des années plus tard, elle combla tout naturellement le vide laissé par Madame Jaquet. La propriétaire de la librairie du bourg de mes beaux-parents endossa peu à peu son rôle de mentor. Bertille était ma bonne conscience.
J’en étais là de mes considérations quand mes yeux butèrent sur un titre : Déclaration d’amour à mon libraire. Je ne pris même pas la peine de regarder le nom de l’auteur, cette perle rare lui était évidemment destinée. Je n’étais donc pas entrée ici uniquement pour y voir L à l’œuvre, ni faire le énième constat de sa notoriété. Et comme il n’est rien de plus difficile que dénicher le bon livre pour un libraire, je m’empressai de passer à la caisse. Je ne manquerais pas de lui offrir ce présent lors de ma visite prochaine. Mon petit paquet bien calé sur le cœur, Bertille me servait de bouclier. Elle s’était trouvée là, sur mon chemin et m’encourageait dans mon entreprise. Grâce à elle, j’étais invincible. Oui, cette halte me porterait chance, j’en étais sûre à présent. C’est cela que vendent les libraires : un horizon, des possibilités, une revanche. Plus que des marchands de rêve, ce sont des trafiquants de certitudes.
Ainsi, quittai-je la plus belle librairie de Saint-Germain, vaillante et conquérante, plus que jamais prête à me rendre, deux pâtés de maisons plus loin, chez l’un des éditeurs les plus en vue du cénacle parisien y déposer le manuscrit qui modifierait radicalement mon destin d’écrivain.

I. Au commencement
La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt.
Il faudrait toujours se fier à sa première impression.
Comment cette fille dont les membres semblaient flottants, aux muscles mous, se permettait-elle de tutoyer mon Victor si dynamique, l’esprit aussi virevoltant qu’un derviche tourneur en pleine danse de sema ? Leurs corps si proches l’un de l’autre, bien qu’ils ne se touchassent point, la façon qu’ils avaient de se faire face tout en donnant l’impression de s’emboîter parfaitement comme deux cuillères de même format, fondues au même moule, sans même être en contact… ils sortaient ensemble, j’en avais le cœur net.
Non seulement cette inconnue me volait mon premier amour, mais elle mettait fin à toutes mes illusions. Depuis la rentrée, j’espérais secrètement une résurgence de notre idylle. Je décortiquais chacun des gestes de Victor, le moindre signe, une œillade, un vague sourire, une de ses remarques à l’emporte-pièce dont il avait le secret et qui me faisait littéralement fondre. Victor avait le sens de la formule, j’admirais son esprit facétieux, ses jeux de mots impayables. Nous passions des heures au téléphone avec Nina à débusquer la plus petite preuve de son intérêt pour moi. Tout était prétexte à disserter des soirées entières, à élaborer des plans complexes pour attirer son attention, capter son regard. Les doigts enroulés à m’en couper le sang autour du fil de caoutchouc qui reliait les combinés d’alors à leur matrice, je dissertais sans fin : que porterais-je le lendemain, jouerais-je l’indifférence, dégainerais-je la vanne qui le ferait réagir, laisserais-je planer le doute quant à mes intentions, le regard doux, cajoleur, la bouche pour autant venimeuse ? Nina et moi épluchions tous les scénarios jusqu’à épuisement.
Et voilà que cette pimbêche arrivée en milieu d’année réduisait tout à néant et me couvrait de honte. J’étais remplacée. Cette fille inexistante quelques semaines plus tôt, s’incarnait. Elle était partout désormais, se nichait dans les coins, en embuscade, à l’orée des buissons qui entouraient le portail de l’entrée. Elle semblait chuchoter des choses tandis qu’elle fumait des cigarettes, noyée dans des pulls trop larges. Elle cherchait probablement à dissimuler une poitrine généreuse. Moi qui avais de tout petits seins, tout en l’enviant, je voyais bien qu’elle était encombrée et m’en réjouissais.
Tantôt planquée dans les toilettes des filles, tantôt tapie derrière les portes battantes qui menaient aux classes, on aurait dit une messagère chargée de recevoir et délivrer des secrets. Elle évoluait dans une atmosphère intime, énigmatique, jamais plus d’une ou deux personnes à ses côtés. L semblait s’être intégrée comme un gant, cooptée par une paire de filles en particulier, une blonde toute en boucles d’or qui faisait l’unanimité – tout le monde s’accordait à dire qu’elle était « la plus belle fille du secondaire » – et une brune minuscule au physique insignifiant qui fascinait pourtant tous genres confondus. On ne savait pas très bien à quoi tenait le magnétisme de cette dernière, mais elle était bel et bien escortée d’une garde rapprochée dont L faisait partie et qui semblait lui prêter une loyauté à toute épreuve. Ce binôme improbable rehaussait son aura. Ainsi L était-elle respectée par procuration. Car ces filles en imposaient. Ensemble, elles trônaient en reines sur la cafétéria, louvoyant entre le bar et le baby-foot, leur chasse gardée. Je n’osais même pas pénétrer ce lieu sacré. Lorsque vous vous y aventuriez à force d’auto-persuasion, en mal d’un sandwich ou d’une boisson gazeuse, tous les regards se tournaient vers vous comme un seul homme pour vous jauger de pied en cap. Non, vraiment, je n’avais pas le cran de me promener nue devant ces prédateurs, même mineurs. J’étais de celles qui s’agglutinaient en grappe sur les escaliers, notre purgatoire, le ventre vide, ou s’adossaient à la rampe pour se donner un air vaguement nonchalant lorsque les marches ne pouvaient accueillir plus de pleutres.
Je ne cessais de croiser L, mais jamais seule. Elle semblait même faire exprès de m’ignorer tandis que je m’évertuais à dissimuler ma curiosité. J’aurais tout donné pour savoir ce qu’ils se disaient, ce que Victor lui trouvait, quel lien secret les unissait. Était-ce le sexe ? Lui faisait-elle bien l’amour ? Avaient-ils déjà couché ensemble ? Nous avions failli le faire avant les vacances d’été, mais la nuit avait été trop courte. Allongés sur son lit, nous nous étions longuement embrassés, ses mains s’étaient aventurées sous mon t-shirt, mais une fois le bouton de mon jean défait… il avait hésité. Peut-être avait-il senti un léger tressaillement, ma crispation, et s’était contenté de caresser le haut de mon corps. L’heure des adieux approchait, l’aube ne tarderait pas à poser sa lumière ingrate sur nos visages insomniaques, gonflés d’alcool, la peau enflammée à force de se frotter l’un à l’autre. Victor m’avait déposée au bout du chemin, me promettant qu’il m’écrirait avant que je ne coure chez moi, mes chaussures à la main, les pieds nus sur l’asphalte pour ne pas réveiller mes parents qui ne savaient rien de mes escapades nocturnes. On le ferait à la rentrée. Ce serait ma première fois.
Mais à la rentrée, j’avais attendu son appel et le téléphone était resté muet. Même le jour de mes seize ans, tandis que les heures passaient, mes espoirs avaient fait place à une détresse immense. Victor était mon premier chagrin d’amour, banal et si cruel. Mes parents, désolés de me voir aussi malheureuse, essayaient tant bien que mal, et plutôt mal, de me consoler. Le gâteau n’avait aucun goût, j’ouvrais mes cadeaux à reculons. Seule dans mon lit, ce soir-là, les yeux brouillés de larmes, je louchais sur ses lettres reçues tout au long de l’été, espérant y trouver des réponses. Mais Victor n’était pas du genre à se justifier. On se retrouverait au lycée, dans des classes parallèles, et je passerais toute l’année scolaire à admirer sa nuque tant convoitée lors de nos cours en commun. Sans explication et toujours vierge.
L était devenue une rivale même si Victor ne cessait de me taquiner affectueusement comme il l’avait toujours fait, cultivant même un semblant de relation. Nous aimions tous deux les traits d’esprit, les jeux de mots, connaissions par cœur les phrases des films d’Audiard. Je finis par me persuader que L n’était qu’une fille au physique un peu mièvre, passée après moi, et avec laquelle il couchait sûrement tandis que mes soupirs s’élevaient au rang de fantasmes. À force de la scruter, sa peau si blanche qu’on en devinait les veines, son corps sans muscles, ses traits grossiers, ses petits yeux ternes, des taches de rousseur éparses, je finis par me convaincre qu’il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Décidément, cette fille n’avait rien. Si Victor continua à la fréquenter, je finis par m’y habituer, un peu déçue qu’il s’investisse dans une affaire aussi quelconque. Mon bac en poche, il fut bientôt temps de quitter le lycée, le monde ouaté de l’école, pour me jeter dans l’univers féroce et impitoyable de la vie universitaire. L, un degré au-dessous, moisirait là une année de plus. Sans lui.
Ma consolation.

II. Le jardin d’Éden
J’avais rêvé de liberté. Ma relation avec mes parents avait toujours été assez compliquée et s’était envenimée à l’adolescence. Bonne élève, j’étais devenue impossible à contrôler. Ma nouvelle vie en studio promettait donc d’être riche à tous points de vue. Je plongeai avec délectation dans ce nouveau monde sans entraves ni couvre-feu et profitai de ce premier mois sans cours – l’année universitaire avait pour principal avantage de ne commencer qu’en octobre – pour transformer mon modeste logement en petit nid douillet. Situé dans un quartier populaire, un peu excentré, je trouvai assez facilement tout ce dont j’avais besoin à moindre coût. Finis la campagne, les transports en commun trop rares ou carrément inexistants le dimanche. Ici, la vie battait son plein, les rues grouillaient de monde, il fallait même faire attention à monter dans le bon bus tant les lignes convergeaient toutes vers ce point névralgique qu’était ma rue. J’étais bien au centre du monde.
Les cours pouvaient démarrer.
Seulement, rien ne se passa comme prévu. Je ne savais que faire de cette autonomie dont j’avais été si friande. Sans cadre, ni remontrances, je me dissolvais sans savoir par quel bout empoigner l’espace-temps. Mon ennemi parental avait complètement disparu sur mes injonctions à me « foutre la paix, ça vaaaa… ». Je flottais sans attaches dans un monde devenu trop vaste qui me terrifiait, même s’il était hors de question de l’admettre. Tout était possible, y compris de n’avoir de comptes à rendre qu’à moi-même. Seule dans mon nouveau chez-moi, je passais des heures à contempler cet intérieur et ses effets dans lequel j’avais canalisé toute mon énergie et qui restait désespérément muet, le silence encore exacerbé par les bruits sourds de l’ascenseur ou des voisins qui semblaient tous vivre en communauté. Personne ne m’attendait, ni le midi, ni le soir. À peine rentrée chez moi, j’allumais la télévision, espérant tromper ma solitude.
Pour ne rien arranger, je m’étais inscrite dans une faculté où je n’avais aucune prédisposition. Parce que j’y avais une ou deux connaissances et qu’on m’avait rebattu que les Lettres ne faisaient pas une carrière, de guerre lasse, j’avais opté pour des études de commerce. Je n’avais décidément rien à faire en cours de comptabilité ou en sciences économiques, matières auxquelles je ne comprenais pas un traître mot et qui ne faisaient que creuser l’écart entre mon être intérieur et le reste du monde. Je passais donc tout mon temps à la cafétéria à siroter du café, breuvage dédaigné jusqu’alors, que j’associais, je ne sais pour quelle raison, à cette nouvelle existence d’adulte et que je finis par apprécier. J’étais à cran et ma relation déjà tumultueuse avec François, auquel j’avais cédé après qu’il m’avait fait une cour assidue tout le long de l’année, devint carrément insupportable. Elle l’était plus encore pour notre entourage qui nous observait nous déchirer à tous propos. Ma vie d’étudiante était assurément plus complexe que prévu et les mois passèrent, confirmant que cette année serait un coup d’épée dans l’eau, perdue à ne rien faire sinon qu’à louper lamentablement mes examens et me vautrer plus encore lors de la session de rattrapage : mes notes s’étaient dangereusement rapprochées de zéro. Fin septembre, j’étais inscrite en sciences politiques, une ligne médiane, un horizon.
J’espérais un miracle.
Elle se planta devant moi, me gratifiant d’un «Salut ! Je peux m’asseoir ici?» L’amphithéâtre était gigantesque, mais elle avait choisi cette place entre toutes. Il est vrai que l’auditorium était en ébullition, les étudiants de première année, comme des abeilles dans un essaim entraient, sortaient, incertains d’être au bon endroit. En retard et manifestement complètement égarés, certains se ruaient dans les couloirs à la recherche de leur salle de cours, parcourant les listes de noms placardées sur les murs comme des survivants à la recherche de leurs proches disparus. L’université est une jungle et je m’en amusais : j’avais connu ça l’année précédente. Je pouvais me permettre de les toiser même si, cette fois, je n’avais plus le droit à l’erreur.
Je n’eus pas le temps de formuler une réponse qu’elle était déjà installée, plutôt contente d’avoir échappé au désordre ambiant et trouvé une place dans les premiers rangs. Oui, c’était bien elle. Légèrement transformée : était-ce la couleur de ses cheveux moins orangés (ils renvoyaient des éclats auburn) et leur coupe effilée qui affinaient ses traits et lui donnaient l’air ingénu ? L était bien plus jolie que dans mon souvenir, mais notre professeur de droit constitutionnel qui tapotait sur son micro pour se faire entendre dans ce brouhaha infernal mit un terme à mes réflexions. Le cours commençait.
Je remarquai très vite sa façon singulière de prendre des notes. Elle écrivait très petit, imprimant consciencieusement sur le papier des caractères qui ressemblaient à des pattes de mouche minuscules comme ses doigts délicats et ses articulations qu’elle avait particulièrement fines. Le stylo glissait avec aisance sur la page blanche y imprimant ses hiéroglyphes. J’avais déjà noirci une page entière, peinant à retranscrire chacune des phrases prononcées par le professeur afin de ne rien perdre de la substance de son enseignement. Je veillais à ce que tout ce qui sortait de cette bouche savante soit consigné au mot près pour être certaine d’en comprendre le sens au moment des révisions, quand ce début d’année ne serait plus qu’un vague souvenir, noyé dans les trop nombreuses fêtes estudiantines. Je secouais régulièrement mon poignet droit, soumis à rude épreuve. L, de son côté, s’était contentée de noter deux ou trois points sommaires de la main gauche. Elle était donc gauchère… on les disait plus créatifs. Soit son esprit était ailleurs, soit elle faisait montre d’une capacité de synthèse hors du commun, mais je savais combien l’on payait cher son arrogance sur les bancs de la fac.
La cloche électronique, qui sonnait la fin du cours, mit un terme à cette séance de torture. À ce rythme, des rendez-vous hebdomadaires chez le physio s’imposeraient au risque de perdre l’usage de mes membres supérieurs. L me jeta un regard désemparé qui, j’allais le découvrir, participait de son charme et avait le don d’envoûter les moins candides, avant de louvoyer vers la sortie.
Je ne sais ce qui pousse deux êtres à devenir si proches qu’ils ne peuvent désormais se passer l’un de l’autre, comme les faces d’une même pièce. Enfant déjà, j’étais « tombée amoureuse » d’une ou deux filles sur lesquelles j’avais jeté mon dévolu. Soudain, elles me devenaient vitales, de leur amitié dépendait ma survie. Une amitié à la vie, à la mort, de celles où l’on décide abruptement de se couper le doigt à l’aide d’un canif mal aiguisé pour s’échanger une larme de sang, « unies pour toujours ça s’appelle », une sorte de pacte que l’on trouvait complètement idiot la veille encore. J’en étais toujours l’instigatrice. J’avais de véritables coups de foudre qui me saisissaient sans crier gare, comme une pulsion, une certitude, et je courais aussitôt faire ma déclaration à la dernière élue de mon cœur. Ainsi, du haut de mes huit ans, m’étais-je postée devant Nina, les mains dans les poches de mon pantalon beige en velours côtelé élimé aux genoux, et lui avais-je crânement annoncé : « Toi, tu seras ma copine. » Ce fut le début d’une longue amitié qui dure encore.
Quelques années plus tard, je m’étais entichée d’une fille au prénom prémonitoire, Idyl, que je ne quittais plus et qui faisait ma joie. Elle pouvait tout faire, tout dire, tout me faire, tout me dire, je lui passais absolument tout. Cette fille était parfaite, de mon point de vue certes, mais tout de même elle l’était presque. Je me trompais rarement sur les gens, j’en avais l’intuition, savais les cerner, sans être capable de dire exactement pourquoi, ou mettre des mots sur les raisons qui me faisaient fuir tel ou tel ou, à l’inverse, miser sur un cas particulier. Tout semblait d’emblée assez clair pour moi. Je savais à qui l’on pouvait faire confiance, sur qui l’on pouvait compter.
Aussi, ce matin-là, lorsque L avait pris place à côté de moi, m’avait-elle prise de court. Contre toute attente, un déclic s’était produit. Mon être tout entier, mes instincts primaires s’étaient mis à palpiter. Elle avait réveillé en moi la petite part enfantine qui rend nos existences moins mornes. Qu’avais-je donc fait les mois précédents, me contentant de fréquenter des êtres que je trouvais banals et insipides, auxquels je donnais peu de crédit et qui se destinaient à un avenir vainement commercial ? Quand elle s’était levée à la fin du cours, j’avais senti comme un pincement, un infime déchirement. J’espérais déjà, de façon sourde, que L reprenne sa place près de moi, une fois la pause terminée.
Ils étaient tous là, Melys la blonde sublime, Rebecca la petite brune dont le sourire révélait des dents trop pointues, et deux trois types, les mêmes qui deux ans plus tôt régnaient en maître sur la cafétéria de l’école. Je les connaissais de vue, mais ils avaient totalement disparu de mon champ de vision depuis que j’avais quitté le lycée. Je me retrouvais maintenant coincée avec cette volée qui squattait mon habitat. Le premier jour de la rentrée, ils avaient colonisé la moitié des tables dressées dans le corridor à l’entrée du restau U, un endroit on ne peut plus glauque, en plein courant d’air, glacial l’hiver et sombre l’été, mais ils se comportaient comme s’ils s’en moquaient et se déplaçaient sur le mode des chaises musicales au gré des départs des uns et des autres sans jamais laisser la place totalement vacante. Ils semblaient vous prévenir : ici, c’est chez nous, c’est chasse gardée, ne vous avisez même pas de vous approcher ou ce sera à vos risques et périls. En se concentrant un peu, on aurait presque pu voir des cordons de sécurité encercler cette réserve d’animaux rares, particulièrement prisés, ou un drapeau signalant que le territoire était conquis. Ils semblaient seuls au monde, une caste à part, les brahmanes du campus. Ils faisaient ça, vous faire sentir que vous n’en étiez pas, un peu moins cool, un peu moins séduisants, un peu moins sûrs de vous. J’avais oublié combien ils étaient impressionnants à se la jouer collectif tandis que vous erriez invariablement seul, affichant votre singularité comme un aveu d’échec, quelque chose que vous subissiez forcément. J’en vins même à regretter mes ex-confrères économistes qui avaient cours dans un autre bâtiment dévolu aux « deuxième année ». J’étais tétanisée à l’idée qu’il me faudrait jour après jour faire fi de leur présence pour accéder à mon plateau-repas ou alors je serais condamnée à ne plus me nourrir le temps de l’année académique.
« C’est toi ? »
Elle avait presque crié, mais j’eus à peine le temps de me retourner que Judith se jeta sur moi en sautant de joie. Un court instant, tous les regards se tournèrent vers nous. Gigantesque blonde, elle avait fait montre d’un enthousiasme aussi visible que sonore. Le volume des conversations avait chuté d’un coup suite à son interruption fracassante qui semblait encore faire écho sur les murs des couloirs adjacents. Je songeai à m’enfoncer dix pieds sous terre, m’enterrer à jamais dans les catacombes universitaires, quand elle m’entraîna, « viens t’asseoir avec nous ! » Le brouhaha avait repris son cours, son fond sonore habituel qui agissait comme une canopée phonique au-dessus de nos têtes déjà saturées d’informations. Judith s’était inscrite en relations internationales, on aurait donc quelques classes en commun ! Rien ne semblait lui faire plus plaisir. Elle était si contente de me voir, je me souvenais de Melys et Rebecca ? Et L ? N’était-ce pas « tellement cool » de se retrouver toutes ensemble ? Redoubler sa terminale s’était avéré un malheur opportun, c’était grâce à ça qu’elle avait fait leur connaissance. Elles étaient devenues « inséparables ». Je sentais leurs regards glisser sur moi, les entendais presque me renifler, jauger si oui ou non j’avais le pedigree nécessaire à rejoindre leur clan. Pouvait-on se fier à Judith ?
L s’avéra la plus accueillante. Était-ce une forme de loyauté après que j’avais accepté de lui céder une place à mes côtés dans l’amphithéâtre ? Elle me regardait gentiment et écoutait avec attention notre amie commune raconter comment nous nous étions connues. Intarissable, elle racontait par le menu nos sorties clandestines et autres plans de combat mis sur pied pour ne pas nous faire attraper par nos parents. L ne semblait pas du tout m’associer à Victor. Soit l’époque était révolue, soit j’avais été la seule à en faire tout un plat. Si ça se trouve, il ne lui avait même jamais parlé de nous. Je compris qu’elle sortait avec l’un des types de la table voisine, un grand blond, plutôt beau gosse, qui passerait l’année dans le même jean et t-shirt blanc tout juste agrémenté d’un blouson de cuir à col fourrure en hiver. Il lui lançait régulièrement des regards interrogateurs, l’air de dire « tu la connais, c’est qui celle-là ? » dont elle prenait acte de ses grands yeux de biche effarouchée. Il s’avérerait être l’un des piliers de la bande, leur couple un point névralgique autour duquel gravitaient leurs amis. Manifestement, L était passée à autre chose. Sa relation avec Victor n’avait-elle pas supporté la distance ? Je l’avais perdu de vue moi aussi, mais on le disait parti outre-Manche. Je ne savais ni quelles études il suivait, ni dans quelle université exactement. En tout cas, il avait quitté le territoire.
Il n’y avait, a priori, plus d’obstacle entre L et moi.
J’ai toujours été un peu sauvage. Assez solitaire, j’aimais la compagnie des livres qui peuplaient mon destin d’enfant unique d’amis imaginaires dont j’aimais prolonger l’existence dans la vraie vie, leur parlant le plus souvent dans la salle de bains, seul endroit de la maison où ils pouvaient s’incarner sans qu’on puisse me surprendre. Quoi, je me parlais à moi-même ? À mon âge ? J’ai toujours eu l’impression d’être différente, un peu misanthrope sans vraiment le définir. Je me méfiais de mes congénères que cette superbe de façade fascinait sans que j’en aie conscience. La vie était une jungle peuplée de prédateurs où il fallait manger si l’on ne voulait être mangé et la cour de l’école le théâtre de pratiques particulièrement inhumaines. J’en savais quelque chose car c’était là que je réglais mes comptes avec ceux qui s’avisaient de me provoquer, me dénoncer ou remettre en question ma position dans la chaîne alimentaire. Les adultes n’étaient pas en reste, je fuyais leur compagnie, m’en méfiant comme de la peste. Sournois, ils passaient leur temps à vous barrer la route, la semant d’interdits le plus souvent incohérents ou en lien avec des principes dont on ne connaissait même plus l’origine ou alors ils remontaient si loin dans le temps qu’ils étaient, en tout cas, anachroniques. Mes parents m’étaient étrangers, leurs préoccupations professionnelles et sociales à des lieues de mes centres d’intérêt auxquels ils ne faisaient même pas semblant de s’intéresser. C’était l’époque où les enfants dînaient avant et je me retrouvais donc invariablement seule devant mon assiette à échanger une ou deux banalités polies avant de remonter dans ma chambre, rejoindre mes amis imaginaires et poursuivre mes lectures jusqu’au bout de la nuit lorsqu’un roman conseillé par Madame Jaquet me tenait en haleine. Et c’était souvent le cas. Cette habitude me valait de bons résultats scolaires puisque généralement j’étais en avance sur le programme, ayant avalé la plupart des classiques qu’elle mettait de force entre mes mains avant tout le monde. Mes parents pouvaient continuer de me ficher la paix et nous avancions ainsi dans une entente cordiale qui se mua en guerre froide à l’adolescence. Mais le résultat de cette enfance solitaire à la campagne fut que je me révélai peu douée pour les relations sociales. J’avais passé mon temps à mépriser les mondanités de province auxquelles mes parents consacraient tout leur temps libre. J’avais en horreur le simulacre social, les faux-semblants, ce grand show dans lequel se complaît la petite-bourgeoisie, les qualificatifs exagérément affectueux avec lesquels s’interpellaient leurs soi-disant « amis », les « ma chérie », les déterminants possessifs en général, mielleux et hypocrites. À mon avis, l’amitié valait mieux que cette pâte sucrée et écœurante dont ils tapissaient leur relationnel.
Je n’avais donc jamais gravité dans aucune bande, je n’appartenais à aucun groupe, j’évoluais seule ou en paire. Pourtant, passé la douzaine, je perdis de ma superbe et ma confiance en moi. Je n’aimais pas le reflet que me renvoyait la glace, mes cheveux filasse et mon teint terne, et ce que mes copains appelaient le charme n’avait rien pour me rassurer. À cet âge-là, il n’y a que deux groupes qui comptent vraiment : les beaux et les moches. Et l’immense nasse intermédiaire des gens quelconques en réalité n’intéresse personne. Je pensais faire partie de ceux-là. J’étais invisible. Ainsi, mon entrée dans la bande dont L faisait partie était une première, une sorte de victoire sur moi-même.
Contrairement à l’année précédente qui n’avait fait que traîner en longueur, celle-ci démarra sur les chapeaux de roues. Tout devint joyeux et léger. La plupart des matières enseignées m’intéressaient, je découvrais les joies de la bibliothèque où nous posions nos affaires à la première heure pour être sûrs d’être assis tous ensemble et où nous ne revenions presque jamais, trop occupés à fumer des cigarettes à l’extérieur tout en discutant de l’état du monde et d’autres questions moins futiles comme les coups de cœur des uns et des autres. En général, nous récupérions nos sacs à la fermeture pour la transhumance nocturne. Notre troupeau migrait alors dans un café, le Central, qui était bien notre centre des opérations, situé à quelques encablures de l’université et où l’on était certains de se retrouver si, par hasard, on avait eu un contretemps ou que nos emplois du temps différaient. Je passais de moins en moins de temps dans mon studio devenu un vrai foutoir. J’y revenais tard pour m’effondrer sur mon lit et repartir en coup de vent dès que possible. J’étais aussi de moins en moins enthousiaste à l’idée de revoir François qui faisait son apparition les week-ends quand ses études à l’autre bout du territoire lui en donnaient l’occasion. Il fonçait me rejoindre, roulant comme un bolide dans sa Lancia bridée en vue d’écourter au plus vite notre séparation de corps. Il avait compris que j’étais devenue réticente à sauter dans un TGV pour tromper mon cafard. Ma vie était devenue palpitante et j’étais lasse de nos rapports houleux. De plus, je trouvais qu’il freinait mon intégration dans le groupe, avec Max et Richard, ça ne prenait pas. Je sentais leurs regards fuyants ou entendus, les rires un peu jaunes, et carrément de l’indifférence, ce qui était peut-être le pire. Quand on ne disait rien, on n’en pensait pas moins. François n’était clairement pas de leur ligue.
Un soir que nous traînions devant le Central qui avait pour seul défaut de fermer trop tôt, passablement éméché, il me fit une scène de jalousie. Il parlait fort, la bouche pâteuse, marmonnant des accusations sans fondement, probablement fantasmées par des semaines de frustration. Il sentait bien que je lui échappais. Comme il s’avançait vers moi de manière un peu vive, je fis un mouvement de recul mais il réussit à empoigner ma veste dont je me dégageai pour courir à l’autre bout de la place. La scène était plutôt cocasse, mais François, grand et costaud, en imposait. Un ami de Richard qui ne le connaissait pas, pensant qu’il me voulait du mal, s’interposa pour le calmer. Furieux, François vociféra qu’il ferait mieux de s’occuper de ses affaires. Ils étaient à deux doigts d’en venir aux mains quand le reste des garçons s’en mêlèrent. Médusée, j’assistai de loin à la scène, entourée de mes nouvelles amies comme d’un bastion protecteur, me promettant que c’était « fini », « bien fini ». On entendait des éclats de voix, on les voyait se rapprocher dangereusement, s’empoigner, se relâcher, et l’on vit finalement François, vaincu, se résoudre à partir en maugréant. On s’assura qu’il s’engouffre tant bien que mal dans sa voiture et démarre tout en faisant crisser les pneus dans un sursaut de dignité, me laissant là, mortifiée et un peu inquiète. François était ma béquille et même si nos rapports étaient compliqués et passionnels, cela faisait plus d’un an qu’il l’était. Désormais, il faudrait que je me débrouille seule.
Le hasard voulut que L et moi partagions la même chambre durant le camp annuel de l’université, le séjour dont tous les anciens parlaient comme d’un événement « incontournable » de la vie académique, cinq jours durant lesquels une horde de jeunes se voyaient réserver un village entier au bord d’un lac – il n’était pas fermé au public, mais aucun citoyen sain d’esprit n’osait y séjourner. En effet, de mémoire d’étudiant, aucun n’avait encore échappé à la mutation effrayante qui s’opérait dès le départ en train. Les énormes sacs à dos empilés dans le couloir rendaient, d’emblée, l’accès aux wagons qui leur étaient réservés impraticable et inaccessible à toute forme d’autorité. »

À propos de l’auteur
DUPONT_TROUBETSKOY_Kyra_DRKyra Dupont Troubetzkoy © Photo DR

Née en 1971 à Genève, Kyra Dupont Troubetzkoy débute sa carrière comme grand reporter au Cambodge pour le correspondant de CNBS Asia. Après de nombreuses collaborations en presse écrite, radio et télévision en France, aux États-Unis et en Suisse, elle prend la tête de la rubrique internationale d’un grand quotidien. Journaliste freelance depuis 2007, elle se lance alors dans l’écriture de fiction. Le piège de papier est son sixième roman. (Source: Éditions Favre

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Reste

DIEUDONNE_reste

  RL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du prix France Bleu / Page des libraires 2023

En deux mots
Quand M. meurt, noyé dans un lac de montagne, sa maîtresse avec laquelle il s’était offert une escapade de quelques jours, entend encore le garder quelques temps pour elle. Commence alors un road-trip macabre qui est aussi une folle déclaration d’amour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Encore un soir, encore une heure»

Adeline Dieudonné nous dévoile une nouvelle facette de son talent avec ce roman introspectif qui confronte une femme au cadavre de son amant. Il vient de se noyer dans un lac de montagne. Elle décide alors de le garder encore un peu pour elle.

M. est mort. Il est parti se baigner dans le lac du haut et s’est noyé. C’est sa maîtresse, avec laquelle il venait passer quelques jours dans le chalet de son ami Jacky, qui l’a trouvé flottant sur l’eau et qui l’a ramené dans leur chambre après avoir vainement essayé de le ranimer. Elle le lave et le remet dans leur lit. «Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain.»
Car pour l’heure, il n’est pas question d’appeler la police ou les secours. Il est plutôt question de partager encore quelques heures avec le bel homme, l’amant, l’amour de sa vie. Et surtout ne rien dire à personne, pendant que tout le monde croit que M. est toujours vivant.
Des instants qu’elle met aussi à profit pour écrire à sa femme qui attend son retour à la fin du week-end. «J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas. Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.»
Le roman prend alors un ton plus personnel et introspectif en même temps qu’il vire vers l’absurde. Tout en retraçant son parcours de femme, ses difficultés à partager une relation déséquilibrée – c’est toujours à la femme de faire des concessions – jusqu’à cette rencontre avec M. avec lequel elle a enfin trouvé un équilibre, même si elle comprend très vite qu’il ne quittera jamais la mère de ses enfants. Il reste «celui à qui elle pouvait tout dire, absolument tout, devant qui elle était moins pudique qu’envers elle-même». Elle va s’enferrer dans son idée de ne plus se séparer de M. Elle le rhabille et l’installe dans sa voiture pour un road-trip étonnant, ponctué d’une rencontre étonnante qui donnera ses lettres de noblesse à l’expression «l’avoir dans la peau».
La seconde lettre de ce roman épistolaire est datée du 4 mai 2022, un mois après la mort de M. et détaillera la chronologie de cette curieuse épopée qui n’a pourtant rien de morbide, bien au contraire. On est bien davantage dans cet humour belge teinté d’absurde dont Odile d’Oultremont nous a déjà régalé cette année avec Une légère victoire qui confrontait déjà une femme à la mort.
Après La vraie vie et Kérosène, voici une nouvelle confirmation du talent d’Adeline Dieudonné à traiter avec poésie de sujets difficiles et à trouver de la lumière dans le registre le plus noir.
Ajoutons que, comme à son habitude, la romancière nous offre en fin de volume, la playlist qui a accompagné l’écriture de son roman. Entre Nina Simone, Leonard Cohen ou encore Nick Cave, j’ajouterai Neil Young et son album Harvest évoqué dans le roman et ces quelques paroles de Jean-Jacques Goldmann écrites pour Céline Dion après le décès de son mari René. Je crois qu’elles résument bien l’état d’esprit de Camille:
«Un peu de nous, un rien de tout
Pour tout se dire encore ou bien se taire en regards
Juste un report, à peine encore, même s’il est tard
J’ai jamais rien demandé, ça c’est pas la mer à boire
Allez, face à l’éternité, ça va même pas se voir
Ça restera entre nous, oh juste un léger retard»

Reste
Adeline Dieudonné
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
282 p., 20 €
EAN 9782378803544
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans un chalet de montagne isolé des Alpes et dans la région.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne suis pas certaine d’avoir pleinement saisi ce qui m’est arrivé, ni ce qui m’a conduite à agir comme je l’ai fait. Certains matins, tout me semble limpide. A d’autres moments, je me vois comme un monstre, une créature que je ne reconnais pas, qui m’aurait possédée dans un instant de vulnérabilité. Mais je crois que cette image vient du regard des autres, j’ai fait ce que je pouvais. Il n’y a pas de morale à cette histoire. Tout ce que je sais, c’est que je vous dois les faits. Je vais donc m’attacher à les relater pour vous, et sans doute aussi pour moi, avec toute la précision dont je suis capable. Ils m’emmèneront sur des territoires obscurs, dans les marécages de ma conscience et, pour quelques secondes encore, contre la peau de M.

Cadavre exquis
Dans un chalet au milieu des montagnes, une femme et son amant se retrouvent en secret, sans que son épouse ne soit au courant. Tous deux vivent une idylle, une parenthèse hors du temps. L’amoureux succombe d’une crise cardiaque en quelques secondes. La narratrice se retrouve seule avec le corps sans vie de son amant. Elle décide de garder le corps et, pour surmonter son chagrin et la violence de l’évènement, commence à̀ écrire des lettres à l’épouse et lui raconte cette histoire d’amour infidèle.
Une initiation sentimentale
Auprès du corps inerte de celui qu’elle a tant aimé, toute sa vie sentimentale refait surface : les hommes qu’elle a côtoyés, ceux qui l’ont blessée ou ont abusé d’elle. Elle repense à ses échecs, jusqu’à̀ la rencontre de cet amant qui l’a révélée. Pour la première fois, elle a appris à̀ aimer. Maintenant que plus rien ne compte à ses yeux, un seul objectif lui donne le courage de vivre : lui offrir la plus belle des sépultures.
Une nouvelle facette d’Adeline Dieudonné
Après le détour par le récit choral avec Kérozène, l’autrice de La vraie vie revient au roman. Adeline Dieudonné est moins féroce, moins surréaliste, mais plus touchante, amoureuse.

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Adeline Dieudonné présente son roman Reste à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Première lettre
Mardi 5 avril 2022.
M. est là, allongé près de moi. Il est mort.
Il est mort.
J’espère, en les écrivant, que ces mots m’aideront à appréhender cette réalité.
Je les observe, les déchiffre tandis qu’ils se forment sous ma main, les écris encore, pour en saisir la chair.
Ils m’échappent, me glissent hors des yeux, je recommence.

J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas.
Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.

9 h 32. J’ai regardé sa montre sur la table de nuit, là où il l’a laissée.
Je vous imagine en réunion de chantier. Ou à votre bureau, à dessiner des plans.
M. ne parle pas souvent de vous. Ne parlait. Ne parlait pas souvent de vous. Une forme de pudeur, je suppose.
Il vous aimait, il n’y a pas à en douter.

Peut-être que vous écrire, maintenant, me permet d’échapper à ici. Vous vous tenez droite, assise face à votre ordinateur, une tasse de thé tiède à portée de main – vous avez oublié de retirer le sachet, il doit être amer –, vous dessinez un garage, des lignes rouges jaunes vertes bleues sur l’écran noir. Vous êtes absorbée, projetée dans ce garage en devenir. Et vous pouvez y être absorbée, projetée, parce que quelque part, au fond de vous, sommeille la certitude que M. se promène à une poignée de kilomètres, que ses poumons se dilatent, se contractent, que son cœur palpite, que sa peau frémit.
Je tends la main, la pose sur son torse froid, immobile.
Je m’installe dans votre peau, dans votre tête, et je suis vous, pour quelques secondes, et pour quelques secondes mon problème le plus important consiste à décider s’il faut une porte déroulante ou abattante à ce garage, et de quel côté je vais placer le panneau de commande électrique. Ce faisant, je ne vous vole rien, puisque je ne vous prive pas de votre bureau, de votre thé amer, de votre innocence.
Il faudrait que je me lève. Que je m’habille.
M. semble endormi à mes côtés. Il est nu. Depuis hier matin déjà. Je crois que je suis en train de m’habituer. C’est son nouveau lui. Je l’ai secoué, j’ai pleuré, beaucoup, je me suis fâchée, l’ai giflé, je crois, je savais qu’il était mort, je ne suis pas folle, mais la colère m’a engloutie. Pourquoi n’arrivait-il pas à sortir de là ? Pourquoi se laissait-il aller comme ça ?
Il me faut du vin.

Le chalet n’est pas grand. Une chambre, une salle de bains, une cuisine sommaire qui ouvre sur un salon fatigué. Des truites naturalisées aux murs, des hameçons et des appâts dans des vitrines poussiéreuses. Un poêle à bois. Les murs exhalent un parfum de sel, froid, minéral. Je crois que nous aimions venir ici pour l’exiguïté du lieu. Poser nos brosses à dents côte à côte sur la petite vasque en pierre, écouter la même musique, nous frôler pour mettre le couvert, cuisiner.
Ici il n’y a rien. Et puisqu’il n’y a rien, il y a tout, pardon pour ce poncif, mais la forêt, le lac, les oiseaux, les herbes sauvages, c’est tout. Quand je dis qu’il n’y a rien, je veux dire qu’il n’y a personne. Personne d’autre que M. et moi. J’ignore ce qu’il vous racontait pour justifier ses absences. Un séminaire, quelques jours entre copains, un stage de natation… Nous n’en parlions jamais. Il avait honte, sans doute, et moi aussi.
Ici, on pouvait s’imaginer qu’on ne rentrerait jamais. Qu’on vieillirait comme ça, tous les deux. Un chien, quelques poules. Nous nous suffirions. Nous aimions ce mensonge. Et puis moi parfois j’y croyais.
En réalité, c’était un mensonge par omission. Non parce qu’il omettait ma fille – Nina est grande – mais plutôt mon besoin de solitude. J’aimais l’incursion de M. dans mon espace durant ces quelques jours que nous volions de temps en temps. Mais est-ce que je l’aurais supportée toute l’année ?
En fait oui, probablement oui. Nous étions assez vieux tous les deux, je veux dire lui et moi, pour savoir comment préserver notre espace de l’autre. Nous nous connaissions assez. Peut-être qu’il aurait suffi de me construire une cabane à côté du chalet, mon atelier, ma chambre à moi.
Alors, qu’est-ce que ce mensonge cachait au juste ?
Sans doute la terreur qui nous habitait tous les deux d’épuiser notre dialogue jusqu’ici intarissable. Dialogue des mots, bien sûr, dialogue des corps, dialogue affamé de ceux qui viennent de se rencontrer.
La terreur du silence blasé, du désir sec.
Et évidemment ce mensonge vous omettait vous. Et votre fils. Et le monde qui brûle.

12 h 43 à la montre de M., toujours posée sur la table de chevet. Je n’ose pas toucher à ses affaires. Je n’ose pas regarder son téléphone posé sur le buffet, à côté du poêle. J’aurais accès à sa vie. Son courrier, ses réseaux sociaux.
Est-ce que tout ça va disparaître avec lui ? Est-ce que son adresse mail sera supprimée ? Ou continuera-t-elle d’exister, comme une maison abandonnée, hantée par les échanges professionnels, les newsletters non lues, les vieilles factures, vos disputes ? Je sais que vous vous disputiez essentiellement par mail. C’est une chose que M. m’avait confiée. Lorsqu’une tension naissait, vous vous taisiez et poursuiviez la discussion par écrit. Est-ce que vous allez archiver ces échanges ? Je crois que si c’était mon histoire, mes disputes, mon couple, ces messages me seraient plus précieux que des photos de vacances, moins mensongers.
J’ai envie d’aller les lire. Je pourrais vérifier si le récit que M. me faisait de votre couple correspond à la réalité. Peut-être que si j’ouvrais son téléphone je découvrirais un tout autre M. Peut-être que je trouverais des horreurs, des vidéos abominables, de la pédopornographie, des chatons égorgés. On ne sait jamais.

Vous écrire me réconforte un peu. J’ai quitté la chambre, allumé un feu, mis de la musique. Nick Cave. Sa voix va bien avec le décor, le lac, les nuages fades. Mon gilet en laine trop grand, le crépitement du feu, le sol en pierres du pays. Tout sied. Un vrai cliché, on dirait une pub pour, pour je sais pas quoi, pour un truc que j’emmerde. Fait chier. Je me ressers un verre de vin. La bouteille que nous avons entamée avant-hier.
Aujourd’hui c’est mon anniversaire. Bon anniversaire ! J’ai quarante et un ans. J’imagine que quelque part, au fond de la valise de M., il doit y avoir un petit cadeau pour moi. Je préfère ne pas y penser. Quelle est la date de votre anniversaire ? Que vous offrait-il ? Vous disait-il encore « je t’aime » ? Vous embrassait-il encore ?
Demain je devrai rendre les clefs. Demain vous vous attendez à le voir revenir. Demain, il faudra partir.
Je pourrais appeler la police maintenant. J’aurais pu l’appeler hier.
Je n’ai pas pu. On me l’aurait pris. On vous l’aurait rendu. Et puis quoi ? S’il n’est pas avec moi, il est seul. Il aurait traversé seul les préparatifs des funérailles, on l’aurait couché dans une chambre froide, des mains l’auraient touché, qui ne sont pas les miennes.
Seul dans son cercueil pendant la cérémonie, seul dans le four. Je n’ai pas besoin de condoléances, pas besoin de cendres. Je ne suis rien. Mais M. a besoin de moi. Ou j’ai besoin de veiller sur lui. Je ne l’abandonnerai pas.
Je sais qu’il ne manquera à personne chez moi. Ma fille le connaît peu. Idem pour mes amis. Ça n’a pas d’importance, je l’ai aimé seule, je peux le pleurer seule. Mais je ne peux pas l’abandonner maintenant.
Ça n’est pas votre faute, je sais que vous auriez fait ce qu’il fallait. Mais ça n’aurait pas suffi.
Je vais retourner m’allonger contre lui.

Depuis ma rencontre avec M. je me demande comment ça va finir. J’ai toujours cru qu’il me quitterait, c’était dans l’ordre des choses. Ou alors que je rencontrerais quelqu’un. Classique. Quelqu’un qui voudrait partager son plan d’épargne-pension avec moi. Ça, j’avais essayé avant M. L’épargne-pension avait perdu. Romain. Sur le papier, c’était tentant. Il donnait un cours de menuiserie et je voulais menuiser. Il voulait un enfant, j’avais un ventre.
Romain était gentil, brillant, son intelligence m’érotisait, ça n’était pas réciproque. Il aimait me montrer, il aimait mes shorts courts, il aimait mon cul. Non, il n’aimait pas mon cul. Il était fier de mon cul. La lueur d’envie dans les yeux de ses potes l’égayait. J’étais son cul. Et la gentille mère de son enfant. Attentionnée, présente, certes, mais jamais assez. Jamais aussi dévouée que sa mère à lui. Il ne formulait pas de reproches, il se raidissait, laissait échapper des micro-tics d’insatisfaction, suivis d’un conseil, d’une suggestion. Il n’aimait pas que je m’investisse dans mon travail plus que nécessaire. Je suis prof de français. Il détestait que j’accompagne les voyages scolaires. Sa fille, sa femme, ses potes, le rugby le dimanche et voilà. Quatre potes. Il les avait rencontrés en maternelle et ils ne s’étaient plus quittés. J’admirais cette fidélité, cette constance. Un deuil, une séparation, un épisode alcoolique, dépressif, chacun posait quelques jours de congé, ils embarquaient le blessé et venaient lécher leurs plaies, ici au chalet. Le chalet de Jacky. Jacky, le parrain de Romain. Et donc le parrain de tous. Ce que les quatre potes avaient en commun, c’était l’absence du père. Père parti, jamais arrivé ou mort. Alors Jacky avait adopté tout le monde, en quelque sorte. Et il possédait ce chalet, ce lac.
Depuis ma séparation avec Romain, je suis restée en contact avec lui. Il reste fidèle aux ex aussi. Il comprend, il en a vu d’autres. La bande m’a répudiée, pas Jacky. Puis il a adopté M., presque sans poser de questions, même si M. n’avait pas vraiment besoin d’un père.
Demain, je devrai lui rendre les clefs du chalet.
Demain, je devrai prendre une décision.

J’ai eu peur de vieillir. C’est banal, évidemment. Ça m’est arrivé un jour par surprise. J’ai toujours entretenu un rapport serein avec mon âge, accueillant mes premières rides avec une relative indifférence. Été plutôt amusée de me trouver quelques poils et cheveux gris vers la fin de la trentaine. Il ne m’est pas venu à l’idée de les camoufler. Je marchais vers la quarantaine, droite, sereine, croyant avoir échappé à cette angoisse de l’âge par je ne sais quel miracle ou je ne sais quelle sagesse.
Et puis, trois jours avant mes quarante ans, lors d’un dîner chez une connaissance, une femme a évoqué devant moi une soirée passée avec M., sans savoir qui j’étais pour lui, ni qui il était pour moi. Elle racontait, le sourire lourd de sous-entendus, comme M. avait sympathisé avec une de ses amies. Une jeune femme charmante, fin de vingtaine, drôle, captivante. Il n’était pas question de drague, mais de la fascination de M., je pense même que l’expression « bave aux lèvres » a été prononcée. J’ai pris congé, prétextant une migraine foudroyante. Je suis rentrée chez moi, sous la pluie d’avril, furieuse d’avoir été obligée de laisser cette femme brosser un portrait aussi minable de M. sans réagir. Et puis furieuse de constater que ce récit m’avait ébranlée. Pas tant l’idée qu’une autre puisse capter l’attention de M., ce sont des choses qui arrivent, j’ai appris à dompter mon ego de ce côté-là. C’était l’âge de cette autre. Dix ans de moins que moi, seize de moins que M. « Le marché de la bonne meuf. » Je me suis sentie poussée vers la sortie de la foire aux bestiaux, où je tenais pourtant une place honorable, non par cette femme plus jeune que moi mais par lui, et sa terreur de vieillir. Qu’il venait de me transmettre.
Je me suis retrouvée ce soir-là face à ce constat comme devant une route éventrée par un cours d’eau souterrain. J’avais quarante ans moins trois jours, je me tenais au bord de ce gouffre, à la fois lasse et effrayée, à me demander comment remblayer tout ça. Une part de moi-même a tenté un vain « quitte-le, c’est lui le problème, ou c’est chez lui que réside le problème, pourquoi deviendrait-il le tien ? ». Mais je n’avais pas envie de quitter M. J’ai pensé que je pouvais vivre avec cette angoisse, cette épée au-dessus de la tête. Un jour M. se trouverait une maîtresse plus jeune. Dernier tour de carrousel, je serais remerciée, il faudrait rentrer.
Comment vivez-vous avec ça ? Est-ce que vous savez qu’il ne vous quittera jamais ? Enfin, qu’il ne vous aurait jamais quittée ? Parce que, vraiment, c’était le cas. Et ça me convenait, je crois l’avoir déjà dit, je ne sais plus.
Il y avait ces mots qui flottaient entre nous, que nous n’avions plus besoin de prononcer. « Aussi léger à porter que fort à éprouver. » C’était comme ça que nous définissions notre lien, nous en avions fait une sorte de devise ou de promesse, que nous avions empruntée à Camus, ou à René Char, je ne sais plus. L’un écrivait à l’autre : « Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime. »

Quelle heure est-il ? Le soleil écrase le lac. Un troupeau d’ânes est venu boire il y a quelques minutes. Je me demande s’ils appartiennent à quelqu’un. Est-ce qu’on les élève pour une raison précise ? Est-ce qu’on les mange ? Quand j’étais petite, mes parents me racontaient que la viande des grisons était de la viande d’âne. Je crois que c’était pour que j’arrête de me jeter sur le plateau de charcuteries. Je ne sais plus si ça fonctionnait. Sans doute. Je pensais à Cadichon, dans les Mémoires d’un âne, et me rabattais sur les pistaches.
Une pie s’est posée sur l’encolure de l’un d’entre eux, a picoré quelques parasites dans sa crinière. L’âne a tendu le cou, il semblait aimer ça. Puis la pie s’est envolée et l’âne l’a suivie des yeux, presque triste, comme s’il se sentait abandonné. Est-ce qu’ils se connaissent ? Est-ce qu’elle vient l’épouiller régulièrement ? Possèdent-ils un langage commun ? Est-ce qu’elle le préfère aux autres ?
J’entends le cri d’un rapace. Une buse, un faucon, un aigle ? J’ignore qui vit dans ces montagnes. Je peux le voir tournoyer, trop haut pour que je puisse l’identifier. Encore que, même s’il venait se poser sur mon bras, je serais incapable de différencier un faucon d’une buse. Un aigle royal, peut-être.
Je regarde l’heure sur mon portable, je n’ose plus trop entrer dans la chambre. J’irai tout à l’heure, pour dormir près de lui. Il n’y a aucun réseau ici. Si j’avais voulu appeler les secours, je ne sais pas si j’aurais pu. Mais je n’ai pas essayé.

Je vous ai dit que je lui ai donné un bain ?
Il adorait les bains. C’était hier, dans l’après-midi. Il était si froid, j’ai voulu le réchauffer. Il n’était pas encore raide. Je l’avais ramené dans le chalet, luttant contre son poids et mon chagrin. Je pleurais sans arrêt, peinant à retrouver mon souffle. Aujourd’hui j’ai des courbatures dans les bras, les épaules, les cuisses. Je l’ai traîné, en passant mes avant-bras sous ses aisselles depuis la plage de galets. Ou alors c’est une grève ? Quelle est la différence entre plage et grève ? Un jour je vérifierai. En tout cas, l’étroite étendue de galets sur laquelle vient mourir le lac. « Vient mourir le lac », stupide formule… Le lac ne meurt pas, lui. Il ne mourra jamais.
Je réalise que je vous raconte tout dans le désordre. J’écris ce qui me vient, parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. Et que c’est à vous que je me sens liée maintenant. Est-ce que vous avez commencé à vous inquiéter ? J’espère que non. J’espère que vous vous endormirez confiante – demain soir il va rentrer –, que vous gagnerez une nuit de plus avec lui, même s’il n’est pas là, avec la certitude de lui dans votre vie. J’ai terminé la bouteille de vin. Je rêve d’une cigarette.

Je crois que je me suis trompée. Sur les raisons qui me poussent à vous écrire. J’ai cru que c’était un moyen d’échapper à l’instant, à ce chalet, à la douleur, au corps de M. gisant là sur le lit. J’ai cru qu’en m’adressant à vous, à travers l’espace et le temps, je pourrais être vous, me glisser dans votre peau, dans votre ignorance. Voir avec vos yeux, toucher ce que vous touchez. Est-ce que ce n’est pas ce que j’ai secrètement souhaité depuis ma rencontre avec M. ? Dormir près de lui chaque nuit, connaître ses gestes intimes, où il pose ses clefs en rentrant, comment il embrasse votre fils, ses rituels quotidiens, sa façon de ranger les courses, sa voix lorsqu’il prend un rendez-vous chez le médecin… Je ne sais pas. Il y a un prix à payer pour connaître ces détails-là. J’aurais aimé y accéder, découvrir chaque recoin de M. sans avoir à les côtoyer chaque jour. Vous pourriez dire la même chose. Je connais un autre M. que vous. M. dans son costume de mari infidèle. C’est si banal, pardon. Mais voilà où je voulais en venir. Je me suis trompée, je vous écris par amour, pas par amour pour M., quoique si, probablement aussi. Mais parce que je vous aime, vous. C’est ce que j’aimerais me faire croire en tout cas. C’est tordu, oui. Garder le corps de son amant mort c’est tordu, aimer c’est tordu. Je suis tordue, voilà. Mais donc je vous aime. Ou j’aimerais me le faire croire. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de rivalité ? Nous ne sommes pas rivales. Vous ne l’auriez peut-être pas vu comme ça, et c’est la raison pour laquelle M. ne vous a jamais parlé de moi, mais moi je peux vous l’affirmer, il n’existe pas de compétition entre nous, je ne vous ai rien pris. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Et je vous aime, sans vous avoir rencontrée, parce que M. vous aimait. Et si je vous aime à travers ses mots, c’est que ses mots étaient tendres pour vous. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Au fond je ne sais rien. Rien de ce que vous avez ressenti quand l’homme que vous aimiez, qui vous avait tout promis, avec lequel vous aviez connu mille étreintes, avec lequel vous avez décidé d’avoir un enfant, cet homme qui a dû pleurer de bonheur sur votre corps, quand il s’est mis à vous appeler par votre prénom, quand son regard s’est éteint, quand vous avez fini par comprendre qu’une partie de votre histoire était terminée, ou morte, ou, si on veut utiliser un terme plus optimiste, s’était transformée. Il y a une part de transformation dans les histoires d’amour, j’en suis certaine, mais le désir qui meurt, c’est le désir qui meurt. Point.

Le lac n’a pas de nom. On l’appelle le lac d’en haut, par opposition à son frère, le lac d’en bas. Le lac d’en bas est plus grand. Jacky y élève des truites, pour les pêcheurs qui débarquent en saison. C’est lui qui m’a appris à pêcher, j’ai adoré ça. Passer des heures à observer le bouchon à la surface de l’eau. Espérer secrètement attraper un brochet. Jacky disait qu’il devait y en avoir une dizaine dans le lac. J’aurais adoré voir sa tête, et celle de Romain, et de tous les autres si moi j’en avais ramené un. Le soir, nous mangions ce que nous avions pris. Les truites goûtaient la vase. Jacky m’avait aussi montré comment les tuer, les ouvrir, les éviscérer.
Il tient l’hôtel du Lac. Personne ne se casse la tête sur les noms dans la région. Et de fait, quand on parle de l’hôtel du Lac, tout le monde sait de quoi on parle. Une grosse bâtisse de pierre et de bois, sur trois niveaux. Au rez-de-chaussée, la réception, le restaurant, la boutique de location de matériel de pêche, un étage avec les chambres, un grenier aménagé en dortoir. Devant l’hôtel, un ponton en bois s’avance jusqu’au milieu du plan d’eau. Je ne connais pas sa surface exacte, je suis nulle en surface, je dirais qu’il doit être grand comme un terrain de foot et demi mais je dis sans doute n’importe quoi. J’imagine que vous sauriez. Une architecte sait ces choses-là, non ? D’ailleurs, pourquoi est-ce qu’on mesure toujours tout en terrains de foot ?
La première fois que je suis venue ici, c’était il y a dix-huit ans, j’étais enceinte de ma fille mais je ne le savais pas encore. Son père voulait me présenter à Jacky. Je dis « me présenter à Jacky » et pas « me présenter Jacky ». La seconde formule implique une réciprocité, or il n’y en avait pas. Romain était fier, comme s’il brandissait un trophée ou une médaille gagnée sur un champ de bataille, et j’étais fière d’être ce trophée. Jacky avait eu ce regard admiratif, un peu bluffé en me regardant, et j’avais senti Romain exulter. Je n’avais pas encore ouvert la bouche, c’était inutile. Le short en jean, sexy sans être outrancier, sur des jambes minces, les bottines western, le tee-shirt court et ample, le maquillage simple, les traits réguliers, le teint sain, le sourire facile. J’étais jolie, humble, sympa, pas chiante, pas hystérique, je savais où était ma place. J’étais ce qu’on attendait de moi. Je peux sembler amère, en réalité je ne le suis plus. Ni même en colère. Les années avec Romain sont des années d’oblitération. Si je voulais en parler avec douceur, je dirais que j’avais dressé un rideau de velours épais à l’intérieur de moi, derrière lequel j’avais caché mes besoins, mes aspirations, ma créativité. Derrière lequel je m’étais effacée. Si je voulais en parler avec plus de dureté j’évoquerais un cachot. Je m’en suis longtemps voulu de m’être infligé ça. Romain n’était pas un type brutal, j’aurais pu partir.
Il avait quatre ans quand son père avait quitté sa mère, Hélène. L’histoire banale du gars qui se montre un peu présent au début, jusqu’au jour où il demande une autre femme en mariage, fonde une autre famille. Hélène avait dû se débrouiller seule avec Romain et sa sœur, Annabelle. Jacky, le meilleur ami du père, sans doute un peu amoureux d’elle, l’avait soutenue. Il l’avait aidée à trouver un boulot de vendeuse dans un magasin de vêtements, lui avait appris à conduire pour qu’elle puisse passer son permis. Il était resté proche d’eux, loyal, sûr. Romain me racontait qu’il débarquait tous les dimanches après-midi avec des provisions pour la semaine, des petits cadeaux. Ça avait duré plusieurs années, jusqu’à ce qu’il rencontre Liliane. Ils s’étaient mariés et avaient acheté cet hôtel, loin d’Hélène. Mais Jacky n’avait jamais perdu le contact avec Romain et Annabelle, qui étaient alors de grands ados. Comme si Jacky avait attendu qu’ils soient assez âgés pour s’autoriser à partir. Ou alors c’est le temps qu’il lui avait fallu pour comprendre qu’Hélène ne l’aimerait jamais comme il l’aurait voulu.

Quand nous venions ici, M. se levait tôt pour aller nager.
Le lac n’est pas une simple cuvette comme celui d’en bas. C’est un cône profond d’une cinquantaine de mètres. La légende prétend qu’il aurait été formé par les larmes du diable. Romain m’avait raconté cette histoire, la première fois que j’étais venue ici avec lui. Il avait attendu la nuit. Il faisait froid, nous nous étions emmitouflés dans une couverture, assis sur la grève, les pieds dans l’eau. Nous partagions un joint. Romain s’était installé derrière moi, m’entourant de ses jambes, sa main qui ne tenait pas le joint me caressait les seins. Il portait un pantalon léger, je sentais son érection dans le bas de mon dos. Ses amis logeaient en bas chez Jacky, à l’hôtel du Lac, dans le dortoir sous les toits. Le petit chalet nous avait été réservé, comme à de jeunes mariés.
Le joint crépitait à quelques centimètres de mon oreille.
– On raconte que le diable avait une fille. Une créature effrayante et belle, moitié femme, moitié chèvre. Comme le diable, elle se tenait debout sur ses pattes arrière, le haut du corps et les seins nus, une chevelure broussailleuse, des yeux noirs. Elle vivait ici dans ces montagnes, heureuse. Et pendant ces années les hommes vécurent paisiblement, le diable ne tourmentant plus personne, fou d’amour pour sa fille. Il l’avait avertie : « Tu peux aller partout, dans ces montagnes, te lier d’amitié avec la marmotte, le bouquetin, le corbeau, le lynx. Mais tu ne dois jamais t’approcher des humains. » La petite avait grandi là-haut sur le glacier, elle connaissait chaque rocher, parlait le langage des fleurs et des insectes, nageait avec les loutres, avait appris à se cacher. Un jour, elle aperçut un berger et en tomba amoureuse. Elle l’observa de loin pendant plusieurs semaines, dissimulée derrière un rocher. Puis elle finit par braver l’interdit. Un matin, alors que le jeune homme veillait sur son troupeau, assis au soleil, elle approcha sans bruit, dressée sur ses pattes arrière…
– Et le chien du berger l’a bouffée !
– Non.
– Il a rameuté le village, ils l’ont pourchassée dans toute la montagne avec des torches et des fourches et ils l’ont brûlée ?
– Oh, t’es chiante, non. Il a pas voulu d’elle et elle s’est suicidée. Bref. Le diable s’est assis sur ce rocher et il a pleuré pendant des jours et des jours et des jours, ce qui a formé le lac.
Il avait cessé de me caresser les seins, son érection s’était tue.
J’ai l’impression de nous voir là, Romain et moi, assis au bord de l’eau, comme si les dix-huit ans qui me séparent de cette scène s’étaient réduits à l’épaisseur de la brume.

Les eaux sombres sont bordées d’une plage de cailloux clairs, couleur cendre, et tout autour les crocs montagneux qui lézardent le ciel. Hier je trouvais ça joli, majestueux, poétique, ce que vous voulez. Aujourd’hui ils m’apparaissent menaçants, sinistres, chargés d’une puissance maléfique.

Hier matin, j’ai senti M. se réveiller. Il m’a embrassé la nuque, m’a enlacée. Son corps du matin me paraissait presque étranger, tant les nuits que nous passions ensemble étaient rares. J’étais habituée à son corps de l’après-midi, ferme et frais. Au réveil, je le découvrais chaud, amolli par la nuit. Son souffle plus chargé que d’ordinaire. J’adorais ce nouveau M. Peut-être que dans ces moments-là j’étais un peu jalouse de vous. Et je lui en voulais presque d’écourter ces matins en partant nager. M. prend rarement son temps. Comme s’il était conscient d’une urgence qui m’échappait. Quand la soirée est bonne, je suis capable de tomber dans des gouffres temporels, oublier qu’il existe un lendemain, parler, danser, rire jusqu’à l’aube, jusqu’à l’épuisement. »

Extraits
« Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain. » p. 60

« M. était mon ami, c’était tout ce que je demandais, c’était tout ce que l’adolescente que j’étais demandait, «aussi léger à porter que fort à éprouver», celui à qui je pouvais tout dire, absolument tout, devant qui j’étais moins pudique qu’envers moi-même. Alors j’étais peut-être en train de fredonner une berceuse à un mort sur une montagne humide et blasée, prête à mourir moi-même d’une morsure de vipère, mais je l’avais eue, ma Harvest Moon. » p. 191

« — Je sais pas exactement… Je voulais… je voulais trouver autre chose pour lui, pas les funérailles classiques, je voulais qu’il soit bien, je voulais pas l’abandonner, je voulais pas le quitter mais maintenant je sais pas. Toute seule j’y arrive pas. Je pouvais pas affronter le regard de ma mère, ou de ma fille, je voulais pas les mêler à ça. On s’est aimés seuls tous les deux, je veux dire, dans notre coin, cachés, j’ai voulu continuer comme ça, le garder pour moi. Mais voilà, je suis fatiguée. Et puis il y a sa femme et son fils et tous les gens qui l’attendent et qui ne le voient pas revenir, je sais bien que je n’ai pas le droit de faire ça mais merde… » p. 202-203

À propos de l’auteur
DIEUDONNE_Adeline_DRAdeline Dieudonné © Photo DR

Adeline Dieudonné est née en 1982, elle habite Bruxelles. Elle a remporté avec son premier roman, La Vraie Vie, un immense succès. Multi-primé, traduit dans plus de 20 langues, ce livre a notamment reçu en 2018 le prix FNAC, le prix Renaudot des lycéens, le prix Russell et le prix Filigranes en Belgique ainsi que le Grand Prix des lectrices de ELLE en 2019. Il s’est vendu à 250 000 exemplaires. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

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Un grand bruit de catastrophe

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

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En deux mots
Marco, Louise et Laurence ont grandi à Val Grégoire, petite bourgade à la frontière du Labrador canadien, d’où ils se promettent de fuir pour avoir enfin une vie passionnante. Louise sera la première à partir, mais pour donner naissance à un enfant qu’elle n’a pas voulu. Marco et Laurence promettent de la rejoindre, mais leurs plans vont être contrariés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le pacte de Marco, Louise et Laurence

Trois adolescents se promettent de faire leur vie loin de ce coin perdu du Canada où ils étouffent. En suivant les pas de Marco, Louise et Laurence, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte une amitié qui va virer au drame dans une société loin d’être émancipée.

Commençons par planter le décor, essentiel dans ce roman. Nous sommes en 1956, une année qui a marqué le narrateur, «puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée» à Val Grégoire, une de ces cités loin de tout, qui a poussé comme un champignon, dans le Nord du Québec. «Après L’hôtel de ville on y construisit l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé.» La dynastie Desfossés a mis la main sur la mairie et règne sur la communauté. C’est au tour de Jean-Marc, qui n’est pas le plus fûté, d’entrer en scène. Avec son épouse Marie-Pierre, ils sont à l’origine du désastre à venir, en mettant au monde, de 1972 à 1978, «comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux: « Le o, c’est pour l’onneur. »»
C’est Marco, le dernier de la lignée, qui va s’acoquiner avec Louise Fowley et Laurence Calvette, formant un trio aussi inséparable qu’improbable. Ils essaient de tuer leur ennui et leur scolarité médiocre en participant à quelques mauvais coups. Mais l’élément déclencheur du drame à venir, est une virée durant laquelle Louise perdra sa virginité. Pas avec Laurence, comme la logique le voudrait, mais avec son grand-frère William qui va la forcer et la mettre enceinte.
Une situation que Louise gère en prenant la fuite pour Montréal, espérant que ses deux amis la suivront bientôt. Mais si Marco et Laurence disparaissent effectivement et sont officiellement portés disparus, personne ne sait ce qui leur est arrivé.
La seconde partie du roman, qui court sur une quinzaine d’années, fera la lumière sur ce «traumatisme collectif jamais convenablement soigné et qui a gangrené l’âme de la ville.» On y verra Louise revenir à Val Grégoire. Pour se venger ou pour retrouver la trace de ses amis d’enfance?
Nicolas Delisle-L’Heureux met habilement en place les pièces du puzzle, dévoilant peu à peu ces destins bousculés jusqu’à l’épilogue très réussi. Des amitiés adolescentes au poids du déterminisme social, de l’envie de fuir un environnement désespérant à la force des liens familiaux, l’auteur réussit à dresser un vaste panorama de quelques questions existentielles majeures. Servi par l’exotisme de la langue, il confirme avec ce second roman toutes ses qualités de narrateur. Une belle réussite!

Un grand bruit de catastrophe
Nicolas Delisle-L’Heureux
Éditions Les Avrils
Roman
296 p., 22€
EAN 9782383110125
Paru le 25/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Val Grégoire, «La ville est sise dans une vallée touffue de la Betsiamites, en Haute-Côte-Nord, à une centaine de kilomètres au nord de Forestville, entre le Saguenay–Lac-Saint-Jean et le réservoir Manicouagan, pas si loin non plus, à vol d’oiseau, du Labrador.» On y évoque aussi le Labrador, Terre Neuve, Québec et Montréal.

Quand?
L’action se déroule principalement des années 1990 aux années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
Voilà longtemps que Louise Fowley n’avait pas emprunté la route 385 pour rejoindre Val Grégoire, une petite ville au nord du nord de la forêt boréale. C’est là qu’elle a passé son enfance avec Marco Desfossés, le fils du despote local, et le clairvoyant Laurence Calvette. Ensemble, ils formaient un trio flamboyant. Jusqu’à l’événement. Aujourd’hui, vengeance en bandoulière, Louise est prête à relancer les dés, racheter ce qui peut l’être.
Un grand bruit de catastrophe nous entraîne dans les territoires rudes de la Côte-Nord, à la frontière du Labrador canadien. Dans une langue inventive et vernaculaire, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte l’histoire d’une amitié percutée par la cruauté du destin comme s’il faisait pivoter un cristal jusqu’au dénouement. Il signe un roman ample et addictif. Il vit à Montréal.

L’intention de l’auteur
Je suis né dans une banlieue typiquement nord-américaine, en carton-pâte. C’est un livre sur le sentiment d’enfermement inspiré de ce que j’ai pu y ressentir dans mon enfance. J’avais la sensation de ne pas comprendre les codes, les normes, d’être mal à l’aise avec ce conformisme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Ophélie Drezet, librairie La Maison jaune à Neuville-sur-Saône)
Radio MDM
Untitled magazine (Mathilde Ciulla)
Blog fflo la dilettante
Blog Les livres de Joëlle
Blog Le Capharnaüm éclairé
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

Les premières pages du livre
« Prologue
Il y a trois semaines, Wendy a vu Mémère accoucher en silence dans le garage. Pas une plainte. Les chatons sont apparus comme des gens qui se penchent pour passer une porte un peu basse, un, deux, trois, quatre. Ils étaient tellement beaux que Wendy en avait mal en arrière des genoux. Elle est allée chercher du lait Carnation et du thon et, à son retour, Mémère mangeait le placenta.
Dix jours plus tard, alors qu’elle lavait la vaisselle, Wendy l’a entendue miauler comme une folle. De la cuisine, elle l’a vue qui crachait, tournaillait, sautait sur les rebords en ciment des fenêtres du garage et creusait le sol. Mémère ne s’est pas retournée quand Wendy est sortie et s’est approchée d’elle en panique. La porte coulissante du garage s’est soulevée et la chatte s’est faufilée à l’intérieur. Wendy a vu les pieds, puis les genoux, puis les hanches de Willy, puis ça s’est immobilisé. Mémère beuglait et Willy lui a sacré après, ils avaient l’air de s’engueuler, là-dedans. Wendy est entrée à son tour et c’est là qu’elle a aperçu, dans la bassine rouge sur le sol en ciment gris, les quatre chatons qui flottaient comme des toutous trempes. Mémère les a sortis par le cou un par un et les a séchés avec sa langue rugueuse. Elle chignait du plus profond de sa gorge et frôlait ses mamelles enflées sur leurs museaux roses. Ils n’ont pas bougé.
Au bout de quelques instants, Willy a ordonné à Wendy de laisser Mémère faire son deuil toute seule. C’est à ce moment-là qu’elle a vu que Mémère l’avait griffé sur la joue.
Elle s’est sauvée, Mémère, et n’est pas reparue. Depuis, Wendy l’appelle dans le bois en faisant cling-cling avec le pot de bonbons pour chats, puis revient bredouille et s’assoit à la table de pique-nique en pleurant presque. Cette disparition est tellement triste que c’en est quasiment doux. Wendy espère que, si Mémère la voit dans cet état-là, elle se laissera consoler. Wendy lui chuchotera que Willy n’a pas d’allure d’avoir fait ça, que c’est juste pas normal de tuer des bébés.
Durant plusieurs jours, Wendy n’a pas parlé à Willy, n’a pas fait les repas, n’a pas fait le ménage. D’habitude, elle dépense ses matinées à balayer le plancher de la cuisine, de la salle à manger qui est aussi le salon, de la chambre de Willy et de la sienne. Les quatorze autres chambres de l’ancien hôtel sont barrées et on n’y va jamais. Elle passe la moppe le mercredi, fait le lavage le jeudi, suspend les brassées dehors quand c’est pas l’hiver. La semaine dernière, il a plu sur le linge blanc pendant qu’elle cherchait Mémère. Elle n’avait pas vu venir l’orage et il lui a fallu deux jours à s’en remettre. Ne sachant plus par où recommencer, elle a tout relavé, même le linge de couleur. Le samedi, sa grosse journée, elle époussette les animaux empaillés de Willy dans toutes les pièces et termine au fond de la salle à manger.
L’autre soir, après le souper, Willy s’est placé en travers de la porte pour empêcher Wendy de sortir.
– Pas avant que tu m’ailles au moins fait un sourire…
Elle a gardé les yeux baissés.
– Non…
– Quessé que t’as ? Regarde-moi, au moins !
Wendy, qui se mordait les joues depuis presque deux semaines, a explosé :
– Non, non, non !
Quand Willy a haussé le ton et lui a serré le bras, « Ça va faire ! », elle lui a bondi dessus et lui a griffé le visage. Comme Mémère. Willy est resté bête, sa face ne comprenait rien.
Un beau cadeau de fête aurait peut-être permis à Willy de se racheter un peu auprès d’elle. Wendy sait de quoi il est capable. Par le passé, il lui a déjà fabriqué des décorations pour sa chambre ou le dessus du foyer, des animaux en fil de fer ou des statuettes en bois. Une année, il lui a offert un collier en perles mauves. Tout énervée, Wendy n’arrêtait pas de vérifier si ça venait vraiment d’un magasin et ça l’empêchait de dormir si le bijou était dans la même pièce qu’elle. Willy s’était fâché :
– C’est fini, les cadeaux de la ville, ça te met trop à l’envers !
Sauf qu’hier, la veille de l’anniversaire de Wendy, il a aligné les quatre chatons qu’il venait tout juste de finir d’empailler sur le plancher, près de la porte de la cuisine. Wendy s’est forcée toute la journée pour ne pas les voir quand elle passait à côté.
Ce matin, Wendy se réveille avant le soleil et décide que sa chicane avec Willy ne va pas l’empêcher de profiter de sa journée. Elle se brosse les dents, enfile sa plus jolie robe, une robe rouge vif avec une crinoline, des motifs de fleurs et des bretelles larges. Son ventre frotte sur le tissu rugueux. Elle met ses souliers rouges avec les petits talons qu’elle sort seulement à sa fête pour avoir hâte de marcher avec. Dehors, l’air goûte le gâteau. Elle s’élance vers le remonte-pente et va appuyer sur le bouton rouge dans la cabine. Le disjoncteur claque et les machines s’activent. Lentement, comme un vieux chien qui se lève de sa sieste, les sièges se mettent à virailler, et l’un d’eux se pose sous ses fesses.
Sur le télésiège, Wendy ne se retourne jamais pour voir derrière. Son endroit préféré, à l’aller comme au retour, est la côte Magique, là où le sol est le plus loin des pieds. Quand ils étaient plus jeunes, Laurence avait calculé la hauteur à trente-cinq mètres. Le mont Brun dépasse toutes les autres collines autour, et Val Grégoire n’est nulle part. Lorsque Wendy essaie d’imaginer ce qu’il y a après les arbres et de l’autre côté des montagnes, sa tête tourne un peu. Laurence disait aussi que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun. Wendy connaît ces chiffres-là par cœur, mais ils sont comme une langue étrangère. Elle compte jusqu’à trente-cinq à haute voix pour être certaine de comprendre. Trente-cinq la côte Magique, trente-cinq jusqu’à Val Grégoire. Trente-cinq partout. Trente-cinq, c’est l’âge qu’elle a aujourd’hui.
Wendy a toujours aimé les vieilles histoires du mont Brun de Laurence. Elle pouvait l’écouter sans se tanner lui raconter que, à une certaine époque, les gens descendaient la montagne en skis en allant aussi vite qu’un tour de truck ou que l’hôtel était tellement plein que ça débordait de monde à messe jusqu’à Val Grégoire. Mais depuis que Laurence est parti et que Mercedes est morte, le passé n’existe plus et la vie est un long jour qui ne se termine pas : le dégel du printemps qui ramène toujours le même lac au milieu du stationnement, le bois à corder en dessous de la galerie aussitôt que les feuilles rouges commencent à annoncer l’hiver, les mêmes après-midi à toujours rien faire de la même façon.
Parfois, Wendy essaie de compter depuis combien de temps Mercedes est morte, mais elle n’en est pas capable. Elle n’a pas entendu la voix de sa mère depuis tellement longtemps qu’elle a parfois l’impression de l’avoir oubliée, d’avoir oublié toute leur vie ensemble. Si on l’envoyait à Val Grégoire, en tout cas, elle ne retrouverait jamais son chemin jusqu’à la maison où ils habitaient, les Calvette, avant de déménager ici. Comme souvent dans le remonte-pente, elle repense à la ville, ferme les yeux pour se souvenir des formes, des sons, des odeurs. Derrière ses paupières, Wendy voit la fontaine du centre commercial avec de l’or dedans, mais n’est plus certaine si elle l’a vue en vrai ou si c’est un ancien rêve. Les trottoirs gris s’étirent à l’infini, le seul feu de circulation de Val Grégoire passe du vert au jaune au rouge, et le soleil quitte le ciel en laissant des traces mauve-bleu au-dessus des maisons. Les visages des passants ont des contours pâles et flous, et les noms de rues sont des lettres mélangées.
Au bout de quelques tours de machine, Wendy devine le son d’un moteur, au loin, malgré le ronron du télésiège. Le cou tordu, les mains agrippées à la barre de sécurité, elle aperçoit une auto rouge sortant d’entre les branches. Une fois au sommet, la chaise revire enfin. Quelqu’un la salue, debout dans le stationnement. Le cœur de Wendy bat plus vite à mesure qu’elle redescend. Elle voudrait crier que ce ne sera pas long, mais se retient parce que tout ce qui n’est pas calme la met sur le gros nerf. Elle plisse les yeux, puis reconnaît la silhouette : c’est Louise, Louise Fowley, toujours aussi belle, d’une beauté qui donne faim, Louise qui sent la ville à plein nez, même de loin, avec son linge beau comme un mariage. Wendy ne se souvient même pas de la dernière fois qu’elles se sont vues, mais ça ne se compte pas avec les doigts. Ça date du temps de Val Grégoire.
Elle débarque trop tôt du remonte-pente et se tord une cheville, la même que d’habitude. Elle tombe, puis, quand elle se relève, le siège suivant lui atterrit en arrière de la tête. Louise lui tend les mains, elles ont toujours la même odeur sucrée de poudre pour bébés. Wendy les bécote en pleurant sans savoir pourquoi.
– On est pas le 1er juillet aujourd’hui ? demande Louise avec un gros sourire. Je suis là pour ta fête…
Elle a apporté de la nourriture que Wendy n’a pas goûtée depuis longtemps : du fromage, des confitures maison, des bananes, des légumes. Louise ne mange pas de viande ; Wendy aime trop les animaux pour s’imaginer arrêter. Elles cuisinent toute la matinée, font la fameuse recette de bonbons aux patates de Mercedes que Wendy connaît par cœur, mais qu’elle n’ose jamais faire seule. Louise éclate de rire.
– On popote et on papote !
Willy s’est réveillé tard et n’a presque pas salué Louise, comme si c’était normal qu’elle soit là. Il s’est installé dans un coin de la salle à manger et les regarde de travers, de loin, depuis ce temps-là.
L’après-midi, elles dessinent, comme quand elles étaient jeunes. Ce n’est maintenant plus Montréal, le nom de la ville de Louise, mais Québec. À ce qui paraît, ces mots-là sont des affaires qui existent ; en tout cas, elles sont faciles à illustrer : aquarium, château frontenac, traversier, funiculaire, escaliers du cap blanc, hôtel de glace. Louise est toujours aussi bonne, c’est même devenu un de ses métiers. Elle fait des vrais de vrais livres.
– Quand tu viendras à Québec, je vais t’en donner quelques-uns.
Au moment où ces mots-là arrivent aux oreilles de Wendy, quand tu viendras à Québec, sa joie fait un bruit dans sa gorge. Elle se tourne vers Willy pour vérifier s’il a entendu, mais non. Louise chuchote :
– Je vais t’emmener, Didi…
Wendy fronce les sourcils, pas certaine que ça pourrait être possible. Chaque fois que Willy revient de Val Grégoire avec l’épicerie, il lui répète que c’est pas fait pour elle, la ville, que c’est rendu trop fou.
Le soir venu, Wendy lui offre la chambre 3, juste à côté de la sienne, mais Louise veut profiter de la nature et insiste pour qu’elles couchent toutes les deux dans le pavillon d’été, en haut de la montagne. Willy vire les yeux : faire du camping quand on habite dans un hôtel. Aussitôt débarquées du remonte-pente, elles s’assoient l’une à côté de l’autre et se serrent fort sous les étoiles… Louise lui pose des questions sur ses activités, sur ses journées, sur ce qu’elle mange. Wendy est un moulin à paroles, elle voudrait qu’on continue à s’intéresser à elle encore longtemps. Louise veut savoir si Willy la traite bien ; Wendy répond que oui, ben oui. Louise sourit, mais ce n’est pas vraiment un sourire. Sa voix devient plus aiguë d’une coche ou deux.
– Est-ce que je peux voir ?
Wendy reste bête : contrairement à Willy qui ne semble pas s’apercevoir que le corps de Wendy change, Louise a remarqué. Wendy relève son gilet et dépose la main de Louise sur sa bedaine. Juste pour être sûre, elle vérifie si Louise trouve que c’est une bonne nouvelle. Louise refait exactement le même sourire qui n’en est pas un.
– C’est une des meilleures nouvelles que t’auras jamais, Didi.
Depuis le milieu de l’hiver, son ventre n’a plus de dents pour la mordre jusqu’au sang et la faire se plier en deux. Pendant quelques semaines, Wendy n’a pas pu manger sans avoir mal au cœur, et son corps était tout le temps fatigué. Au début, elle a eu peur d’avoir le cancer parce que, chez les Calvette, on se le transmet de mère en fille, les grands-mères des grands-mères de Mercedes l’ont eu avant même qu’il soit inventé. Sauf que, depuis quatre, cinq jours, il y a comme un petit chat qui gigote en dedans. Et maintenant, on dirait que Louise comprend la même chose qu’elle. Wendy respire mieux, tout à coup.
Depuis le pavillon d’été, Louise et elle aperçoivent des bouts des feux d’artifice du 1er juillet de Val Grégoire, les entendent éclater dans le ciel. Le silence revenu, la nuit invente plein de bruits étourdissants et les mélange, ils caressent Wendy derrière les oreilles, s’enroulent autour de son cou, elle pourrait presque y déposer sa tête. Elle dort bien, collée en cuiller contre Louise, emmitouflées les deux sous cinq couvertures. Quand elle rêve, Louise a l’air inquiète, on dirait qu’elle ne se repose pas.
Au matin, elles descendent du mont pour faire leur journée. Elles vont marcher après le dîner, puis encore après le souper. Les yeux de Willy leur brûlent le dos quand elles s’éloignent sur le sentier. À leur retour, il profite des moments où Louise est aux toilettes ou dans la douche pour demander à Wendy où elles sont allées se promener, de quoi elles ont parlé. Elle répond juste par oui ou par non, ou avec des bouts de phrases quand elle se sent obligée. Le soir approche et Louise annonce :
– On va se coucher.
Pour Wendy, c’est comme un cadeau : ça veut dire qu’elle reste encore un peu.
Le lendemain et les jours d’après, ça se passe de la même façon : le dessin, les marches, la cuisine, le bla-bla, puis le télésiège pour aller dormir, une petite danse qui commence à ressembler à une vieille habitude, mercredi, jeudi, vendredi, monte, descend, dessine, papote. Cette vie-là pourrait vraiment plaire à Wendy si elle devait continuer comme ça… Elle pense, même si elle n’y croit pas vraiment : peut-être que Louise voudrait habiter au mont Brun pour toujours ? Elle l’aiderait à prendre soin du bébé, elles l’appelleraient Ti-Loup, lui chanteraient des chansons autour du feu, le nourriraient avec des fraises en juin, des framboises en juillet et des pommettes à la fin de l’été. Avec Willy, ils seraient bien, les quatre ensemble. Ils joueraient à la dame de pique.
Mais le samedi, Louise leur annonce de sa voix la plus de bonne humeur possible qu’elle va repartir dans deux jours. Wendy n’est pas assez surprise pour être triste.
– Demain, on devrait aller pique-niquer sur la montagne, tout le monde ensemble. Ça va être mon repas de départ et une dernière occasion de fêter Wendy. Trente-cinq ans, on peut ben souligner ça deux fois…
Le cœur de Wendy s’arrête. Dans sa chaise berçante, Willy se raidit, puis fait OK du menton. Wendy est tellement contente qu’elle a envie de faire pipi. Elle sent que ça se pourrait qu’elle ne soit bientôt plus fâchée contre lui. Pas tout de suite, mais bientôt.
Le reste de la journée s’étire lentement. Louise a préparé un gâteau qui refroidit sur le comptoir. La cuisine sent la vanille. Wendy fait tout plus vite – marcher, manger, parler, faire la vaisselle – en espérant que le temps suivra son exemple. Comme ça, on sera déjà demain et son anniversaire, son deuxième.
Au matin, elles redescendent du mont Brun très tôt parce que Wendy est trop énervée pour se rendormir. Après le déjeuner, elle se brosse les dents et remet son linge de fête, le même que le jour où Louise est arrivée, puis elle file vers le télésiège. Même s’il soleille, de la petite brume couvre le ciel et les formes restent embuées comme après une sieste.
Louise la rejoint plus tard avec un panier de provisions. Elle envoie Wendy cueillir des fleurs pour décorer le centre de table pendant qu’elle installe les guirlandes et le couvert. Wendy ne connaît pas le nom des fleurs, mais il paraît qu’elles en ont chacune un. Durant l’été, comme ça, il y en a tellement qu’elle ne sait pas lesquelles choisir.
C’est long avant que Willy arrive. Wendy va se coucher dans le foin qui sent le dessert et attend. Elle promet au bébé qu’ils vont revenir ici ensemble quand il sera né. Après une bonne secousse, elle aperçoit enfin Willy à travers le trou des arbres. Elle s’excite :
– Il s’en vient !
Elle cherche Louise des yeux. Pas à la table de pique-nique.
– Il s’en vient, il s’en vient !
Pas non plus à l’intérieur du pavillon d’été. Willy est presque au-dessus de la côte Magique, maintenant. Wendy n’avait jamais vu la distance qui sépare le sol des pieds parce que c’est toujours elle qui est suspendue. Trente-cinq, c’est encore plus haut qu’elle pensait ! Elle lui fait des signes de bras et rit toute seule, c’est comme si tout ce qu’elle aime le plus au monde s’approchait d’elle avec un grand sourire, les bras pleins de cadeaux. Puis le remonte-pente s’arrête d’un coup sec.
Wendy devine, au loin, le visage de Willy aussi surpris que le sien.
– Louise ! Louise ! elle appelle.
Louise surgit de derrière la cabane électrique.
– Willy est pris !
– Je sais, elle répond en la rejoignant. Je sais. J’ai vu… C’est brisé…
Willy hurle, et ça résonne dans le sternum de Wendy. Louise lui prend le menton et la force à la regarder, lui parle comme si elle la chicanait.
– Écoute-moi, Didi, il faut que tu m’écoutes !
Wendy chasse violemment la main de Louise : la peur de Willy, accrochée au-dessus du vide, là-bas, remplit le silence.
– Hé ! se fâche Louise en lui serrant le bras. La machine est brisée.
Elle lui réexplique, la voix pointue et tremblante :
– Mais il faut se calmer si on veut aider Willy.
Wendy essaie de respirer moins vite, essuie ses joues. Louise est satisfaite, elle la félicite, elle trouve que Wendy est super bonne pour se consoler quand il le faut. Elle lui fait signe d’attendre et va grimper sur la plateforme en bois du télésiège. Elle crie à Willy qu’elles s’en vont avertir les pompiers pour qu’ils apportent leurs échelles. Willy s’agite, mais Wendy n’entend pas ce qu’il dit à cause de l’écho de la vallée. Louise va ramasser le panier de provisions sur la table.
– Il dit merci. Il dit qu’il va attendre.
Wendy a juste des larmes et pas d’idées. Elle fixe Louise dans les yeux.
– T’es-tu vraiment, vraiment certaine que la machine est vraiment, vraiment brisée ?
Louise a l’air surprise de la question : bien sûr qu’elle est certaine ! L’inquiétude de Wendy a encore faim : est-ce que Willy sera fâché si elles partent ? Louise fronce les sourcils.
– Mais pourquoi il serait fâché ? Il serait ben plus en mautadit si on faisait rien, tu penses pas ? C’est vraiment la seule façon de l’aider… Y en a pas d’autres. Tu comprends, hein ?
Wendy fait oui de la tête, à demi convaincue.
– Dépêche ! la presse Louise en se dirigeant vers la piste qui longe l’autre versant du mont Brun.
Willy, presque debout sur son siège, crie des sons raboutés. Wendy ravale sa morve et lui envoie un signe de la main.
– On va reviendre !
– Retourne-toi plus, maintenant, Didi. Ça va être plus facile de même…
Elles descendent sans parler. Wendy pleurniche en essayant de ne pas faire trop de bruit. Ses beaux souliers rouges à talons lui frottent la peau, et elle passe proche de tordre sa cheville fragile à quelques reprises. Quand elles arrivent enfin à la voiture de Louise, Wendy ne peut s’empêcher de regarder Willy ; il gesticule encore.
– Ça donne rien de t’en faire, souffle doucement Louise. Ça va être correct. Ça va être correct, tu vas voir. Ils vont venir le chercher…
Dans l’auto, les odeurs mélangées de poudre pour bébés et de gâteau à la vanille la calment un peu. Louise répète que Wendy a été très bonne, puis elle dit :
– Maintenant, c’est l’heure de ton cadeau…
Les mots prennent leur temps pour faire leur chemin. L’heure. De. Ton. Cadeau. Louise lui pointe un sac à vidanges sur la banquette arrière.
– J’ai mis ton linge dedans.
Elle s’éclaircit la gorge, puis lui annonce qu’elle l’emmène à Québec pour quelques jours.
– Est-ce que ça te tente ?
Wendy voudrait être contente, mais ça reste embrouillé dans son cerveau, comme quand on dit que le télésiège est à trente-cinq mètres en haut de la côte Magique ou que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun.
– Oui. C’est juste que…
Louise ne la laisse pas terminer sa phrase.
– Les voyages, les gens paient pour ça… Tout le monde veut voyager. C’est un super beau cadeau que je te donne, Didi. Tu devrais être reconnaissante…
Wendy repense à ce que Willy a fait subir aux bébés de Mémère et ça devient plus facile d’être reconnaissante, même si elle n’est pas certaine de ce que ça veut dire. On peut sûrement être reconnaissante et inquiète en même temps… Louise lui flatte le cou du bout des doigts.
Le moteur démarre, et les pneus sur la garnotte font trembler la voiture. Wendy vire sa tête et ne détache pas son regard de Willy pour lui tenir compagnie le plus longtemps possible. Suspendue sur son siège, petite, sa silhouette s’éloigne, puis disparaît. Partout à l’horizon, le ciel est devenu gris. Il va pleuvoir et ça va laver tout ce qui est sale. »

Extraits
« Les premières maisons sortirent de terre juste après, en 1956 – nous connaissons l’année puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée. L’hôtel de ville ne tarda pas à être inauguré par l’aïeul Desfossés, qui s’y était réservé un grand bureau ensoleillé de patron de multinationale. S’ensuivirent l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé. Des chercheurs d’or nouveau genre traînaient pas loin derrière avec leur concessionnaire automobile, leur terrain de golf, leur station de ski, leur roulodrome, leur salon de quilles, leur arcade, leur place à beignes. »

« Les descendants Desfossés seraient tous d’incurables illettrés et Jean-Marc ferait de son manque de classe crasse sa marque de commerce. Il avait grandi pour devenir alcoolique et, déjà, à pas même vingt ans, il se montrait aussi prévisible que s’il avait eu la soixantaine et des marottes. À la Brasserie du Nord, il rencontra Marie-Pierre, une grande brune malséante et écornifleuse de Baie-Comeau qui aurait pu faire actrice, mais qui avait une dentition exécrable et qui se flétrissait la peau avec la cigarette. Entre 1972 et 1978, ils préparèrent sans le vouloir le désastre à venir, engendrant coup sur coup, comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux : « Le o, c’est pour l’onneur. »»

À propos de l’auteur
DELISLE-LHEUREUX_2©Chloe_Vollmer-LoNicolas Delisle-L’Heureux © Photo Chloé Vollmer-Lo

Nicolas Delisle-L’Heureux a grandi à Gatineau dans les années 1980 et vit désormais à Montréal où il travaille dans le secteur social, veillant à créer du lien entre communautés dans un quartier populaire. Un grand bruit de catastrophe est son deuxième roman. (Source: Éditions Les Avrils)

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Célestine

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Prix Chapel 2021 (Prix littéraire de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth)
Prix Manneken-Prix, de l’auteur bruxellois, 2022

En deux mots
Célestine est née quelques minutes après le décès de ses parents, leur 2 CV s’étant écrasée contre un arbre. Confiée aux bons soins de Berthe, une vieille tante, et son mari Aristide, l’enfant se transformer en une belle jeune fille qui va susciter bien des convoitises. Pour son plus grand malheur.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Cette vérité qu’elle ne dira jamais

Dans un premier roman-choc Sophie Wouters raconte le calvaire d’une orpheline abusée sexuellement. Un drame qui met une nouvelle fois en lumière les ravages de l’emprise et du non-dit.

Dès les premières lignes, le ton de ce court et percutant roman est donné. Un 14 juillet un accident de la route fait deux victimes. Le vétérinaire dépêché sur place effectue en urgence une césarienne qui permet de sauver l’enfant de la femme décédée aux côtés de son mari. L’enfant est alors confiée à sa tante Berthe et à son oncle Aristide qui la prénomment Célestine.
Dans ce coin de France profonde, au début des années soixante, la vie est régie par les travaux de la ferme, la morale inculquée par le curé et l’actualité transmise par les journaux et magazines. C’est dans ce contexte que grandit Célestine, dont on va découvrir dès la fin du chapitre initial, qu’elle se retrouvera à 16 ans passés devant la Cour d’assises des mineurs où son mutisme ne plaidera pas en sa faveur.
Les chapitres qui vont suivre, en retraçant la chronologie des faits, permettent au lecteur d’être les témoins privilégiés du drame qui s’est noué.
Alors que la scolarité de Célestine se passait plutôt bien, qu’elle s’était faite une amie pour la vie en la personne d’Édith, sa camarade de classe, elle est envoyée par ses parents adoptifs au cours de catéchisme du curé, l’une des autorités morales du village. C’est durant cette leçon particulière que le piège se referme sur la fillette. L’agression sexuelle dont elle est victime va la marquer durablement. Comment pourrait-il en aller autrement?
Chargée d’un lourd fardeau, Célestine va poursuivre vaille que vaille sa petite vie, mais avec le désir de plus en plus puissant de fuir, de se construire un avenir loin de ce microcosme toxique. Sauf que sa beauté va continuer à vriller l’esprit des hommes, que son calvaire n’est pas terminé, que le tribunal l’attend au bout de son chemin de croix.
C’est un roman fort que nous offre Sophie Wouters, construit de telle manière que son intensité dramatique ne se relâche jamais. Comme le dirait Philippe Besson, Ceci n’est pas un fait divers. C’est la destruction d’une vie par des «personnes dépositaires de l’autorité» et qui laissent leurs pulsions les emporter au-delà des limites. D’une écriture sans fioriture qui renforce encore la violence du propos, ce premier roman publié en 2021 en Belgique mérite effectivement de conquérir un public élargi.

Célestine
Sophie Wouters
HC Éditions
Premier roman
128 p., 16€
EAN 9782357207028
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman n’est pas situé précisément, mais un petit village perdu en France peut faire l’affaire.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Cette nuit, j’ai lu Célestine. Ton texte m’a bouleversée, je n’ai pas pu m’arrêter. Je te dois une nuit blanche. » Amélie Nothomb
Nous sommes au tout début des années soixante, dans un village de la France profonde où le destin de Célestine se dessine dès sa naissance. Elle naît un 14 juillet sur le bord de la route où ses parents viennent d’avoir un accident de voiture. Recueillie par de lointains parents qui n’avaient jamais voulu d’enfants, elle va grandir auréolée de sa beauté extraordinaire et de sa grande intelligence. Mais alors que démarre le récit, Célestine a dix-sept ans et comparaît devant la cour d’assises des mineurs. Jugée pour meurtre, elle a décidé de garder le silence.
Publié en Belgique en 2021, Célestine a rencontré un très grand succès ; elle a reçu le prix Chapel 2021 et le Manneken-Prix de l’auteur bruxellois 2022.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF
Le Carnet et les Instants (Séverine Radoux)
Madinin’Art
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Femina.ch (Ellen de Meester)
Dhnet (Romain Masquelier)

Les premières pages du livre
« — La Célestine avait tout de suite commencé par faire fort !
La journaliste, les pieds dans la paille, s’approcha encore un peu plus de Marcel avec son microphone.
— Venir au monde après le décès de ses parents… Vous n’allez quand même pas m’dire que c’est la façon d’faire du commun des mortels ! marmonna-t-il, assis à califourchon sur son petit tabouret, en tirant plus énergiquement sur les mamelles de la vache qui s’était mise à beugler.
Et c’est sans se faire prier, cette fois, qu’il se mit à raconter la naissance de l’enfant :
— C’était au retour de la fête du 14 juillet 56. La 2 CV de ses parents était en train de fumer contre un arbre… Et c’est à quelques pas de là, le long de la départementale, parmi les coquelicots, sous un ciel sans nuages, qu’elle a vu l’jour. Je me rappelle qu’il était d’une chaleur agréable et douce, comme celle d’un beau d’printemps. On m’a rapporté qu’elle ne pleura pas un seul instant. Brunard, le vétérinaire qui venait de faire en grande urgence une césarienne à cette pauv’mère décédée, s’en était inquiété.
Puis, après avoir retiré une mèche rebelle qui lui barrait le front, il s’était levé et avait conclu :
— Mais moi, j’vous l’dis, déjà une sans-cœur, la p’tite !

* * *
Cour d’assises des mineurs – Septembre 1973
— Accusée, levez-vous.
Célestine se leva lentement, le regard absent.
— Pour la dernière fois, nous vous prions de vous exprimer ! Sans cela, mademoiselle, nous ne pourrons rien faire pour vous !
Sa bouche s’entrouvrit et la petite assemblée stupéfaite se suspendit à ses lèvres.
— Je n’ai rien à dire, murmura-t-elle.
Mais pourquoi donc avait-il accepté de prendre sa défense ? « Aussi jolie qu’elle soit, elle met décidément bien de l’ombre sur mon avenir ! », rumina le très jeune maître Baldaquin, dont les manches connurent un léger envol désappointé.
Le président, tout aussi désabusé, avait saisi sa cloche et, après l’avoir soulevée d’une main molle, la maintint quelques secondes dans l’air. Puis, à contrecœur, il se mit à l’actionner.
— La Cour va se retirer aux fins de délibérer.

* * *
Transportée dans le cliquetis des bouteilles de la fourgonnette du laitier, c’est déjà escortée par deux motards que Célestine avait fait, sous les banderoles et en grande pompe, une première entrée très remarquée au village. Même les confettis qui jonchaient la rue principale semblaient y avoir été parsemés aux fins de l’accueillir.
Bien vite, après cette fête nationale, elle fut confiée aux bons soins d’une vieille tante.
Berthe et son mari Aristide avaient en effet, bon gré, mais surtout mal gré, accepté de prendre cette « enfant tombée du ciel » sous leur aile et c’est ainsi qu’ils lui attribuèrent, non sans une pointe d’ironie, ce doux et désuet prénom.
Les gosses, ce n’était pas leur truc. Ils n’en avaient jamais voulu et s’étaient toujours arrangés pour ne jamais en avoir. Enfin, surtout Berthe. « Encombrants ! », criait-elle à qui voulait bien l’entendre.
Mais en souvenir de sa mère qui avait adoré sa cousine, la grand-mère de Célestine, elle avait démenti ses propos. Cela n’avait jamais été le qu’en-dira-t-on qui l’avait arrêtée.
Berthe était ce genre de femme opulente dont on pouvait se demander comment des jambes aussi fines ne s’effondraient pas sous le poids d’un tel buste. Elle vivait avec son tablier et ne le retirait que pour la messe du dimanche ou quelque autre rare occasion. Elle faisait partie de ce que l’on appelle les maîtresses femmes qui mènent énergiquement leur petit monde à la baguette… en l’occurrence, ici, son mari.
Aristide avait trois passions : ses champs, sa collection de papillons et son âne, Gaspard. Une quatrième s’imposa vite après la mort de ce dernier : le vin rouge et ses enivrants bienfaits. Et lorsqu’il arrivait que cet alcool le prenne tout entier, Berthe avait pris pour simple habitude d’envoyer ses ronflements et ses effluves sur le divan fleuri du salon pour la nuit.
Sinon, tant que le travail de son époux était fait et bien fait, qu’il ne l’emmerdait pas, qu’il continuait à lui obéir sans broncher et que cela ne réveillait pas en lui des désirs charnels, la Berthe le laissait bien souvent tranquille avec son énervante compagne. Elle avait d’autres choses à penser.
L’arrivée de Célestine n’opéra qu’un tout petit changement dans la vie d’Aristide.
Berthe avait en effet décidé de donner à la petite une éducation à l’image même de celle qu’elle avait reçue, trop heureuse de ce qu’elle était devenue grâce à elle, et donc, tout comme sa mère, ne mit qu’une exception à l’ordre établi. C’est ainsi que Célestine se vit exonérée de la clause « pas d’enfants dans la chambre à coucher des parents » en cas de maladie infantile, et qu’Aristide passa plus de nuits encore sur le canapé.
Célestine faisait partie de ces bébés qui réveillent en nous l’instinct cannibale.
Quand Berthe se rendait au village, il y en avait toujours pour se pencher sur le landau et s’exclamer, après avoir ouvert grand la bouche et des yeux ronds comme des billes : « Ooh ! Mais elle est à bouffer ! »
Un jour, agacée, elle avait tiré d’un coup sec vers elle le petit véhicule et en avait remonté rapidement les soufflets.
— Vous n’croyez pas qu’elle en a déjà assez vu, la p’tite !? avait-elle alors grommelé en levant les yeux vers le ciel.
— Mais on n’peut quand même pas lui dire « ses parents doivent être tellement fiers ! », avait le soir même ironisé Alfred, le garagiste, en trinquant avec ses clients et acolytes au Café de la Poste.
Le cas « Célestine » était donc devenu le sujet de conversation des habitants de la bourgade et sa place presque aussi centrale que celle de son bistrot.
— Pour une fois qu’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire dans notre campagne… Il n’y aurait aucune raison de s’en priver ! disait toujours le même Alfred à son épouse avant son coucher alcoolisé.
— On dirait une poupée ! Je serais à votre place, Berthe, je l’inscrirais sans hésiter au concours « Bébé Cadum », lui avait fait remarquer Mme Morel, la femme de Jacky, le laitier, l’ambulancier d’un jour. Avec des yeux aussi magnifiques, ce sourire si plein de malice, ce teint rose qui respire la santé et cette bouille d’angelot joufflu, elle a vraiment tout pour le remporter ! lui avait-elle assuré.
Et c’est après s’être renseignée sur cette compétition organisée pour désigner le plus beau bébé de France que Berthe, de retour chez Vachalait, s’était écriée :
— Être le symbole national de l’hygiène, oui ! Mais les fesses en l’air sur une couverture, moi vivante, jamais !
Elle avait ensuite payé son dû et s’était retournée en concluant :
— Et puis, on ne peut pas dire qu’il ait porté chance à son premier lauréat… Avoir été envoyé dans les camps dix-sept ans plus tard avec toute sa famille et en avoir été le seul survivant, vous n’allez quand même pas me…
La porte avait claqué si fort qu’elle avait rendu la fin de sa phrase inaudible et que les bouteilles déjà blanches s’en étaient mises à trembler.
« Raté ! », avait alors pensé Mme Morel.
Elle avait espéré que l’histoire de Célestine avec sa très probable victoire eût pu apporter quelque lumière sur son village et, qui sait, sur son mari.

* * *
Aristide chercha de temps à autre à prendre l’enfant dans ses bras, mais à chaque fois il s’était heurté à un mur de hurlements.
— Je n’comprends pas ! Je l’aime pourtant bien la Célestine ! avait-il fini par dire, dépité, un jour à son épouse.
— Avec la gueule que tu as, tu dois certainement lui faire peur ! Redépose-la donc, cette petite ! Les bébés n’aiment pas les moches ! lui avait-elle répondu en épluchant ses pommes de terre.
Il l’avait remise dans son berceau, avait été rejoindre ses fioles et ses lépidoptères, et ne fit plus aucune tentative avec le nourrisson.
Berthe était le genre de femme, vous l’aurez compris, qui allait droit au but. Elle ne cacha donc jamais à l’orpheline les prémices de sa vie. Mais comme la très jeune Célestine avait pu voir, tout aussi précocement, un bon nombre de bêtes le ventre ouvert pour mettre leur petit au monde, elle n’en fut dès lors jamais choquée. Et puis, il est certain que la notion de mort n’avait pas encore eu le temps d’arriver dans sa sphère de compréhension.
Ce n’est que plus tard, en relevant que poulains, veaux, poussins et porcelets avaient encore leur mère, que la chose s’était mise doucement à la titiller et seulement après sa rentrée scolaire à la perturber. Surtout quand la grande question « Tu préfères ton père ou ta mère ? », qui se chuchotait parmi les enfants, semblait bien lui être épargnée.
Elle attendit cependant l’âge de raison pour être un peu plus éclairée. Berthe, les mains dans la pâte, lui avait alors rétorqué :
— Mais je te l’ai déjà expliqué, Célestine ! Va donc prendre ton bain ! Le repas est bientôt prêt.
Et comme elle en avait l’habitude, la petite s’était exécutée.
— Pas trop d’eau ! lui avait encore crié Berthe de la cuisine.
C’est donc sur cette rengaine que Célestine alla se noyer dans un océan d’interrogations et qu’elle en redescendit toute pimpante dans la cuisine.
Berthe et Aristide y étaient assis là, étrangement côte à côte, médusés, les coudes sur la toile cirée, les yeux exorbités devant le téléviseur. Un certain Kennedy était mort assassiné.

* * *
Berthe, contrairement à son mari, n’avait qu’une seule et unique passion : le Gotha. Sans doute que celle-ci avait pris naissance dans son goût pour l’ordre établi.
Et une fois par semaine, telle une répétition pour la messe du dimanche, elle enlevait méticuleusement son tablier puis, dans un second geste de bienséance, défroissait quelque peu sa robe pour aller s’installer dans son rocking-chair acheté pour l’occasion. Et c’est là, dans ce fauteuil dont une partie pouvait survoler le sol, qu’elle ouvrait religieusement son Point de vue.
Célestine avait été, dès son plus jeune âge, mise au parfum des familles royales et avait appris prématurément ce que l’étiquette « point rouge » voulait dire. Elle ne brava dès lors jamais cette alarme « ne pas déranger », même le jour où Aristide se foula la cheville en tombant de l’échelle. Imaginer les foudres de sa tante l’en avait empêchée.
Dans son for intérieur, Célestine remerciait ces têtes couronnées. Enfin, tout particulièrement Grace et Rainier de Monaco.
Berthe avait en effet, à l’annonce de leur mariage, été prendre d’un pas et d’un geste décidés toutes ses économies cachées sous son matelas afin de négocier en toute urgence un téléviseur à la ville.
Elle avait déjà manqué le couronnement d’Elizabeth II en 1953 et il était hors de question pour elle de rater les noces de ce prince avec cette actrice qu’elle trouvait magnifique.
C’est donc ainsi qu’en avril 1956, en pleine guerre d’Algérie et quelques mois seulement avant l’entrée dans le monde de Célestine, le petit écran avait atterri dans la cuisine et que la fillette se retrouva dès lors bien vite la grande privilégiée du village.
À l’école, ses carnets de notes n’étaient pas des meilleurs et Berthe se vit un jour convoquée.
— Pas idiote ! Mais un peu trop la tête dans les nuages ! Célestine regarde bien plus souvent passer les oiseaux que les chiffres et les lettres au tableau ! Et elle me semble bien plus fascinée par le champ de coquelicots que par tous mes propos !
Agacée par ce nouvel instituteur ostentatoire parlant en vers, elle avait quitté rapidement la classe en prenant Célestine par la main.
Mais quelle idée avait-elle donc eue ! s’était-elle dit en sortant, d’avoir été lui décrire le tapis de fleurs sur lequel elle était née.
— Mais qu’allons-nous donc faire de toi !? s’exclama-t-elle en traversant la cour.
— Une speakerine ? murmura alors l’enfant, connaissant l’admiration de sa tante pour la nouvelle venue sur l’ORTF qu’était Denise Fabre.
— Encore faut-il être bonne en français ! fit-elle en soulevant ses larges épaules.
Les résultats ne se firent pas attendre et la Berthe put donc se féliciter tout aussi rapidement de ses dons de pédagogue.
Célestine avait une meilleure amie : Edith. Prénom que ses parents lui avaient donné en hommage à leur idole. Edith, qui était également sa plus proche voisine, était aussi laide que Célestine avait été avantagée par la nature. De grandes lunettes lui mangeaient son petit visage, d’affreuses dents, enfin du moins ce qui lui en restait, ornaient son triste sourire et des oreilles fortement décollées encadraient le tout.
« Dumbo » était le surnom que les gosses du patelin lui avaient attribué. Sauf Célestine, bien sûr.
— Les enfants peuvent être cruels ! lui avait un jour sorti Berthe. Ce n’est pas pour rien que je n’ai jamais voulu en avoir ! avait-elle vite ajouté en relevant la tête de son petit potager tout en balayant l’air d’un geste de la main.
Elle ne raconta pas à Célestine l’acharnement dont elle avait été victime. C’était de l’histoire ancienne et elle préférait l’oublier.
Le 10 octobre 1963, Edith connut pourtant un grand moment de gloire qui changea quelque peu son existence. Son prénom se retrouva en effet à la une de tous les journaux au bistrot sans qu’un adulte ne l’eut alors à la bouche. Et pour mettre en avant son amie, Célestine raconta que même le téléviseur s’en était emparé.
Ayant constaté que l’on pouvait s’appeler Edith, ne pas être jolie et être idolâtrée aux quatre coins du pays en avait bouché un coin aux enfants. « Dumbo » devint donc « Edith » du jour au lendemain. La mort de celle que l’on avait surnommée « la môme » avait donc, dans un petit coin de France, réjoui l’amie de Célestine dont le sourire, quoique toujours aussi édenté, put enfin s’illuminer.
Trop heureuse de son nouveau statut, Edith ne sera donc jamais en rien envieuse quand, à l’école, les garçons seront tous en pâmoison devant Célestine. Tous, enfin presque… À l’exception du trio que formaient Bastien, Loïc et Rémi qui disaient haut et fort ne pas s’intéresser aux filles tout en sortant les billes de leurs poches afin d’apporter la preuve de leur affirmation… et encore moins aux « petites », rajoutaient-ils parfois d’un air méprisant du haut de leurs huit ans.
Enfin, quoi qu’il en fût, il y en eut toujours plus d’un pour faire ses devoirs ou lui expliquer une matière ! C’est même de cette façon qu’elle arriva à passer ses deux premières années avec le minimum exigé, ce qui prouva à Berthe qu’elle n’était pas bête puisqu’elle avait eu l’intelligence d’accepter tous ces gracieux services.
Mais Célestine n’était pas ingrate non plus. Et comme elle avait fait d’énormes progrès en français, où elle était parvenue à exceller, elle avait donc décidé de leur donner quelques leçons privées en retour.
La chambre de Célestine connut dès lors un véritable défilé, auquel Berthe ne mit que rarement un frein, bien trop fière qu’elle était d’en avoir été l’initiatrice.
L’instituteur, qui s’était déjà étonné de l’avancement spectaculaire de Célestine dans cette branche, le fut tout autant par la chute vertigineuse de certains garçons de la classe.
S’il arrivait que ces cours particuliers prennent fin brusquement, c’était bien plus souvent sur l’injonction de la seconde maîtresse de maison qui trônait en ces lieux : la télévision. À l’heure dite, Célestine donnait en effet un rapide bisou au garçon, s’excusait tout aussi brièvement de cet arrêt brutal et filait à toutes jambes dans la cuisine. Il n’était pas question pour elle de rater le magique générique de sa série préférée. Et tandis que le garçonnet bienheureux, encore rougissant, rentrait chez lui avec des papillons plein le ventre en se croyant unique au monde, Célestine, elle, était calée sur sa chaise devant Samantha, sa sorcière bien-aimée. Parfois, il lui arrivait aussi, quand Berthe n’était pas dans la pièce, de se lever pour s’approcher de l’écran afin de mieux comprendre le mouvement de son nez.
Et le soir, pendant que d’autres comptaient les moutons, elle tentait dans son lit de faire apparaître ses parents, leur photo froissée entre les mains.
« Elle doit être trop parasitée », avait-elle fini un jour par se dire, la mine déconfite, avant de s’essayer, par défaut et en désespoir de cause, à faire bouger son réveil sur la table de nuit et de se résoudre, bien à contrecœur, à abdiquer.
Pourtant, quelques semaines plus tard, Garou-Garou, le passe-muraille, avec Bourvil, passa à la télévision et elle décida de retenter le coup. Le film terminé, elle avait embrassé Berthe et Aristide, était montée au plus vite dans sa chambre et avait foncé vers un de ses murs. Elle s’y était collée, s’y était appuyée de toutes ses forces et avait même essayé de côté.
« Non, décidemment, je n’ai vraiment aucun pouvoir ! », en avait-elle alors conclu, cette fois complètement dépitée.
Elle ne connaissait pas encore celui de sa grande beauté et encore moins les sortilèges que celle-ci lui avait jetés.

* * *
— Mais qu’as-tu donc à faire la grimace ?
— J’n’aime pas la…, marmonna la fillette qui ne put terminer sa phrase, la voix de Léon Zitrone ayant surgi dans la cuisine.
Et c’est avec le geste que Célestine lui connaissait de balayer l’air de la main que Berthe s’était tournée vers le téléviseur en lui lançant d’un air agacé :
— Mais on ne te demande pas d’aimer, on te demande de manger !
Tandis que sa tante écoutait attentivement son royal présentateur, elle regarda à nouveau son assiette. Cela lui paraissait totalement insurmontable d’avaler cette langue de bœuf. Elle resta un instant pétrifiée. Puis, dans un élan de volonté, elle saisit ses couverts, coupa un petit morceau et le mit dans sa bouche en fermant les yeux et en tâchant de ne plus penser à rien. Il n’était pas encore arrivé au bout de son œsophage qu’un énorme frisson secoua son corps tout entier et qu’elle sentit comme une goutte froide lui descendre le long du dos. Elle se mit à tousser et Berthe, énervée, s’était retournée.
— Mais arrête donc ces enfantillages ! Toutes ces simagrées pour une si petite chose ! Et puis, tu sais quand même bien que tu ne quitteras pas la table avant d’avoir tout terminé !
Berthe eut à cet instant une fugace pensée pour sa mère puis refit volte-face vers son cher Léon. Une larme coula sur la joue de Célestine. Elle ne voyait pas comment s’en sortir. « Pourquoi donc n’avaient-ils pas un chien comme chez son amie Edith ? », était-elle en train de se demander tristement quand son regard croisa celui du Christ sur sa croix qui lui insuffla une idée. Certes, elle n’y croyait pas trop… Mais qu’avait-elle à perdre !? Et elle pensa très fort : « Seigneur, si vraiment vous existez, prouvez-le-moi, s’il vous plaît, sauvez-moi ! »
Elle avait à peine terminé sa prière qu’Aristide lui avait adressé un petit clin d’œil en lui faisant comprendre avec ses mains de couper sa tranche en deux. Ensuite, il piqua sa fourchette dans l’un des morceaux, l’avala d’une bouchée, attendit quelques minutes puis réédita son geste.
— Ben, tu vois quand tu veux ! lui avait lancé Berthe, l’intervention de Léon Zitrone terminée.
Célestine avait envoyé discrètement un sourire de remerciement à Aristide et en avait fait de même avec le Jésus sur la croix.

* * *
Tandis que les hommes et leur progéniture mâle sortaient du bistrot où venait de leur être confirmée la victoire du jeune Italien Felice Gimondi (qu’ils avaient tous pourtant estimé « trop tendre » pour le Tour de France), Célestine, assise à côté d’Edith sur un banc, regardait la place du village en ne se souvenant pas d’avoir déjà été aussi heureuse. Les banderoles et confettis ne lui avaient jamais paru aussi nombreux et la musique aussi enthousiasmante.
Elle avait « enfin » neuf ans ! Cet âge qu’elle avait tant et tant attendu ! Certes, son grand rêve était d’en avoir trente mais ce « neuf » lui avait toujours semblé une belle étape sur le chemin qui lui paraissait encore si long à parcourir. Elle avait même souvent la sensation qu’elle n’arriverait jamais au bout, que ce « trente » était aussi lointain que la préhistoire dont elle entendait parler à l’école.
Mais pour l’heure, elle baignait donc déjà dans le bonheur et ce n’était certainement pas sa magnifique robe, cousue par Berthe pour l’événement, qui mettait en relief sa blondeur et ses yeux verts, ni les propos d’Edith qui étaient là pour le diminuer. Son amie lui avait en effet fait remarquer que l’année 1965 était celle des chiffres inversés de sa date de naissance. Ces mots qui avaient remplacé le traditionnel « bon anniversaire » n’étaient venus bien sûr qu’amplifier ce merveilleux sentiment qu’était l’espoir d’un renouveau. Puis, comme pour couronner sa joie, Edith avait immédiatement ouvert le sac posé à côté d’elle et en avait sorti un paquet cadeau qui, de toute évidence, avait été confectionné de ses mains.
Très touchée par cette intention, Célestine détacha minutieusement, par respect pour le travail de son amie, les nombreux bouts de papier collant, et Edith sembla fortement regretter à cet instant le zèle qu’elle avait mis dans cet ornement.
Célestine parut pourtant ne pas le remarquer, car c’est avec tout autant de patience qu’elle se mit à défaire le nœud trop bien ficelé.
— Je l’ai tricotée moi-même ! put enfin s’écrier Edith, très fière de son ouvrage.
Célestine avait alors serré si fort son amie dans ses bras que celle-ci dut maintenir ses grandes lunettes afin de ne pas les perdre et toutes deux s’étaient dépêchées de se placer devant les traces de craie dessinées sur le sol.
Célestine était en train de se sentir voler, son écharpe en laine autour du cou, malgré la chaleur de l’été, certaine d’atteindre la case « ciel » lorsque, en plein équilibre sur un pied, elle aperçut sa tante avec sa tête des mauvais jours arriver vers elle en lui ordonnant d’un geste de la main de sortir de son petit parcours et de venir la rejoindre.
La tête de Célestine s’était allongée et ses ailes en étaient retombées du même coup.
Sa tante l’avait ensuite prise par le bras et l’avait entraînée à quelques mètres de là.
— Alors, Célestine ? lui demanda-t-elle en se mettant les mains sur les hanches, m’sieur le curé avec qui je viens de faire un brin de causette m’a fait part que ton instituteur lui aurait dit que tu doutais de l’existence de Dieu et que Jésus ait pu faire des miracles ?
— Oui… Mais…
Elle ne termina pas sa phrase et regarda ses chaussures.
Elle ne pouvait bien évidemment pas lui dire qu’elle avait « peut-être » changé d’avis depuis l’intervention d’Aristide dans la cuisine avec l’affreuse langue de bovin.
— Tu peux regarder par ici quand j’te parle, Célestine ! J’te fais remarquer que c’est l’même prix !
La petite releva les yeux.
— Eh bien, il s’est proposé de te donner lui-même quelques cours de catéchisme afin de t’éclairer sur les bienfaits du Seigneur ! Il t’attend dans la sacristie dimanche après la messe.
Le visage de Célestine s’assombrit à nouveau.
— Mais, tante Berthe, La Séquence du Spectateur…
— Pour une fois, tu te passeras de ses lumières ! Celles du Bon Dieu avant tout !
Subitement, Berthe prit conscience qu’elle avait mal au cœur pour la fillette, se découvrant même une petite honte de lui avoir fait cette annonce le jour de ses neuf ans… Elle savait pertinemment que le générique de cette courte émission présentant les films sortis au cinéma lui était tout aussi magique que celui de Ma sorcière bien-aimée et qu’elle s’en faisait chaque fois une fête… Mais, il avait bien fallu qu’elle se l’avoue, l’idée que la petite puisse filer du mauvais coton l’avait vraiment emporté.
Et comme pour tenter de se pardonner cette méchante impulsivité, elle avait ajouté :
— Déjà que monsieur le curé a eu la gentillesse d’avancer l’heure de la messe du dimanche pour que l’on puisse être devant le poste à midi ! Ce n’est donc pas pour une fois que tu…
Elle non plus n’acheva pas sa phrase et c’est en cherchant l’absolution de Célestine qu’elle se pencha vers elle en lui tendant la joue :
— Allez, arrête donc de faire ta tête d’enfant martyr et donne-moi la baise, lui dit-elle en tapotant tendrement ses fesses afin de lui faire comprendre qu’elle pourrait ensuite retourner jouer avec son amie.
Mme Morel, qui avait tout entendu, avait eu une grande envie de lui rétorquer que le curé avait plutôt eu « l’intelligence » de changer l’heure de la messe s’il ne voulait pas voir son église désertée pour cet autre culte qu’était La Séquence du Spectateur… Tout comme Lucien avait eu celle d’acquérir un téléviseur en guise d’attrape-mouche pour son bistrot. Mais elle s’était abstenue à la dernière seconde de la contrarier. Elle connaissait trop le caractère bien trempé et souvent soupe au lait de la Berthe.
À peine Célestine, devenue aussi malheureuse que sa pierre de marelle, l’avait-elle quittée que Berthe sut déjà qu’elle s’arrangerait avec l’abbé Bourdin pour que ses prochaines leçons de catéchisme se passent un jeudi.

* * *
— Bonjour, Célestine. Approche-toi !
Elle parut hésitante. C’était la première fois qu’elle entrait dans la sacristie et l’accumulation d’objets liturgiques dans un si petit espace l’oppressa.
L’abbé Bourdin, encore dans son habit de messe, était assis sur une chaise et lui faisait face. Il semblait l’attendre impatiemment. Derrière lui se trouvait un imposant et long meuble en bois au-dessus duquel trônait en son centre un crucifix.
Elle fut intimidée.
— Viens donc ! répéta-t-il, cette fois avec un petit geste de la main.
Elle avait fait quelques pas. Mais il lui avait enjoint à nouveau d’avancer.
Elle était maintenant si proche de lui qu’elle pouvait sentir son haleine. Une odeur si désagréable qu’elle eut une grande envie de se pincer le nez.
Il leva alors une manche de son aube, regarda sa montre et sembla réfléchir un instant.
Puis, paraissant pressé par le temps, il lui sortit :
— Tu sais pourquoi tu es là, n’est-ce pas ?
— Oui, m’sieur le curé, dit-elle en baissant les yeux.
— Avant toute chose, vois-tu, ma petite Célestine, je pense qu’il serait bon pour toi de te faire ressentir tout l’amour que Dieu a pour ses brebis. Pour chacune de ses brebis.
Incrédule mais aussi inquiète, elle fit un léger mouvement affirmatif de la tête.
Il l’amena alors encore un peu plus à lui en la prenant par le bras.
Elle eut un petit air effrayé.
— N’aie pas peur, que des bienfaits de notre Seigneur ! lui dit-il avec une voix qui se voulait paternelle.
Et c’est sans attendre qu’il commença à soulever sa robe en glissant lentement ses doigts le long de ses cuisses. Célestine sentit son souffle se couper.
Arrivé non loin de son pubis, il s’arrêta et elle arriva enfin à respirer. Mais, après un court instant durant lequel il ferma les yeux comme s’il allait rentrer en grande prière, il se mit à abaisser légèrement et fiévreusement sa petite culotte pour y introduire sa main devenue tremblante d’excitation.
— Je n’aime pas… bredouilla-t-elle, timide et apeurée.
— Mais le Seigneur ne te demande pas d’aimer, il te demande de l’accepter ! dit-il sur le même ton agacé que celui de Berthe dans la cuisine pour la langue de bœuf.
— Pourquoi s’il nous aime ? osa-t-elle pourtant murmurer, malgré sa très grande frayeur.
— Les voies du Seigneur sont impénétrables, lui répondit-il cette fois d’une façon solennelle et impérieuse. Puis, tout à coup, sa main se retira. Célestine crut que ses paroles avaient eu de l’effet et que les choses allaient s’arrêter là. Mais l’abbé porta immédiatement les doigts à sa bouche, les mouilla en fermant à nouveau ses paupières et les remit tout aussi rapidement dans la culotte de Célestine.
Et là, ils la caressèrent encore et encore. Au début ils le firent doucement, puis le geste devint frénétique. De plus en plus frénétique. Célestine put même sentir le bout d’un de ses doigts semblant avoir des envies d’entrer dans son corps.
Elle sentit ses yeux s’embuer. Elle les leva alors vers le crucifix qui lui apparut aussi trouble que le visage de ses parents sur la photo. Et c’est avec autant d’ardeur que dans la cuisine qu’elle s’adressa à lui.
Les larmes s’emparèrent de son visage et elle répéta maintes fois sa prière. Mais, sur ce coup, le Jésus sur la croix ne lui vint pas en aide ; sa robe s’était même mise à se soulever si haut qu’elle dut lever les bras. Le curé lui retira ensuite le petit morceau de tissu qui traînait encore sur le haut de ses cuisses. Puis, après avoir opéré un petit recul afin de pouvoir contempler sa nudité, c’est comme fasciné qu’il tomba brusquement à ses genoux en s’accrochant à son petit corps, tel qu’il l’aurait fait en dévotion devant un saint. Pris de spasmes. Célestine pensa que, tout comme elle, il s’était mis à pleurer. Quand, subitement, un bruit de pas se fit entendre.
L’abbé la rhabilla alors plus vite qu’il ne l’avait dévêtue, défroissa rapidement sa chasuble, passa une main tout aussi preste dans ses cheveux et alla entrouvrir la porte.
— J’arrive dans une minute, Léonore ! Attendez-moi dans le confessionnal ! Je termine une leçon de catéchisme et je suis à vous ! avait-il dit bien fort avant de la refermer avec soin.
Il revint ensuite vers Célestine, avec ce visage qu’elle lui avait toujours connu, la prit cette fois énergiquement par les épaules et la regarda droit dans les yeux. Ceux de Célestine s’étaient abaissés à nouveau.
— Une dernière petite chose avant de nous quitter : sais-tu ce qu’est le secret du confessionnal ?
Elle hocha une fois de plus affirmativement la tête.
— Eh bien, vois-tu, le lieu où nous nous trouvons est tout aussi sacré ! Et ce n’est pas pour rien qu’il s’appelle « sacristie ». Tu ne diras donc rien à Berthe et Aristide. Ni aux autres d’ailleurs. Promis ?
— Promis, murmura-t-elle, d’une voix étranglée.
— Bon, va ! Tu es une brave petite ! lui avait-il dit en lui essuyant le visage avec son étole.
Et il ne put s’empêcher de repasser une dernière main rapide sur sa robe, les yeux clos, là où était son bas-ventre, cet endroit que naïvement Célestine, pour une raison qu’elle ignorait, avait toujours cru tout aussi sacré.

* * *
— Alors, Célestine ? lui demanda Berthe en levant la tête de ses comptes.
Son couvert l’attendait sagement en face de sa tante sur la toile cirée.
— M’sieur le curé a-t-il bien commencé à te convaincre de la présence de Dieu ?
— Oui oui, tante Berthe ! J’y crois ! J’y crois ! dit-elle en y mettant toute la ferveur possible.
— Et aux miracles de Jésus ?
Les yeux de Célestine croisèrent alors par chance la carte postale reçue de Lourdes apposée sur le frigidaire.
— Aussi ! dit-elle avec tout autant d’ardeur et en essayant d’emprunter l’air de cette Bernadette Soubirous à qui, lui avait-on raconté, la Sainte Vierge était apparue.
— À la bonne heure ! On peut dire qu’il en fait aussi ce bon vieil abbé ! Je lui dois une belle chandelle !
Et c’est à ces quelques mots que Berthe prononça en se levant pour aller chercher le ragoût sur le feu que Célestine comprit qu’elle avait gagné et qu’elle ne devrait plus retourner à la sacristie :
— Bon ben, assieds-toi ! Voilà une bonne chose de faite !
Berthe l’avait ensuite servie, avait enfilé ses gants en caoutchouc et commencé à faire la vaisselle ; mais, intriguée par son silence, elle s’était retournée.
— Eh bien, on ne peut pas dire que tu sois bien causante, Célestine !
C’est à ce moment-là qu’elle remarqua sa grande pâleur.
— Ça ne va pas, Célestine ?! Tu es toute blanche ! lui demanda-t-elle en redéposant distraitement les couverts dans l’évier.
— C’est l’odeur de l’encens, tante Berthe… J’ai envie de vomir, bredouilla-t-elle, aussi paralysée devant cet agneau en morceaux qu’elle l’avait été devant le curé.
— Tu es quand même une p’tite nature ! dit-elle en venant lui reprendre, pour la première fois depuis sa tendre enfance, son assiette pleine de nourriture pour aller la remettre dans la casserole.
Certes, il est vrai que Berthe se sentait encore un peu coupable de lui avoir gâché sa journée d’anniversaire, mais surtout, il lui fallait bien l’admettre, la petite ne lui semblait vraiment pas bien !
— Allez, va, monte te reposer !
Arrivée dans sa chambre, Célestine fonça vers son lit, enleva rapidement ses chaussures, et s’y coucha sans se déshabiller.
Elle prit dans sa table de nuit la photo de Pompidou qui avait remplacé celle de ses parents quelque peu effacée avec le temps. Elle fixa le visage de ce Premier ministre qui représentait tant le grand-père qu’elle aurait aimé avoir, le colla ensuite contre son cœur et se mit en boule en enfonçant sa tête dans l’oreiller.
Mais pourquoi donc s’intéressait-on autant à l’intérieur de sa petite culotte ? Elle repensa à cette visite médicale où le docteur y avait mis aussi un instant la main avant de murmurer avec un doigt devant la bouche :
— Chut ! Ça, c’est un secret professionnel ! »

À propos de l’auteur
WOUTERS_sophie_DRSophie Wouters © Photo DR

Artiste-peintre, Sophie Wouters vit à Bruxelles. Pendant plus de vingt ans, son travail, essentiellement axé sur l’être humain, son regard, sa solitude, son individualité, s’est traduit dans la peinture. Et c’est tout naturellement, avec Célestine, que l’écriture s’est imposée comme un nouveau souffle pour explorer l’âme humaine. (Source: HC Éditions)

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La nuit de la tarentelle

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  RL_2023

En deux mots
Après une nouvelle chute, Raffaella est conduite en maison de retraite. Elle confie alors à sa petite fille Elisa son trésor enfoui sous un olivier et son histoire. Elle l’encourage aussi à quitter les Pouilles pour vivre sa passion, le chant lyrique.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Avec Verdi comme ange gardien

C’est dans une oliveraie des Pouilles que Christiana Moreau situe son nouveau roman. On y suit en parallèle l’histoire de deux femmes passionnées de musique, Raffaella et sa petite-fille Elisa.

Connue depuis des siècles pour son huile d’olive, la région des Pouilles lutte depuis des années contre un fléau qui détruit les oliviers. C’est dans ce contexte difficile que Raffaella, la doyenne de la famille, est victime d’une nouvelle chute qui la fragilise et pousse son fils à la placer en maison de retraite. Où elle dépérit. Seule les visites de sa petite-fille Elisa lui apportent un peu de baume au cœur.
Elles partagent toutes deux une même passion pour le chant lyrique et notamment pour Verdi. Si Raffaella encourage Elisa à vivre sa passion, c’est aussi parce qu’elle-même a dû se résoudre à rester dans les Pouilles pour seconder le mari que sa famille avait choisi pour elle dans le but d’agrandir le domaine et à renoncer à Angelo, qui rêve d’être ténor, et auquel elle sera contrainte de renoncer. Elle va confier à sa petite-fille l’emplacement de son trésor, enfoui au pied d’un olivier, pour qu’elle puisse partir se former à Milan.
On va dès lors suivre en parallèle l’histoire de Raffaella en 1955, puis en 1968, et celle d’Elisa en 2017. Une construction astucieuse, qui permet chapitre après chapitre, de comparer les deux destinées. Après-guerre, au pied de la botte, le patriarcat reste la norme et n’offre guère aux femmes qu’un tout petit espace de liberté, la tarentelle. C’est aussi cette danse traditionnelle qui va rapprocher les deux femmes. C’est là que Raffaella va rencontrer l’amour de sa vie et c’est là qu’Elisa va trouver la force de s’émanciper.
Dans ce beau roman de transmission symbolisé par un pendentif de Giuseppe Verdi offert à Raffaella puis à Elisa et accompagné d’un lourd secret de famille, Christiana Moreau fait montre des mêmes qualités narratives que dans ses premiers romans, La sonate oubliée et Cachemire rouge (disponibles au Livre de poche). Sa sensibilité d’artiste et le lien très fort qui l’unit à l’Italie forment un terreau fertile à cette histoire de patriarches qui se heurtent aux velléités d’émancipation des femmes.
On suit avec beaucoup d’intérêt leur combat, qui est aussi parsemé de doutes, jusqu’au dénouement. Une ultime occasion de retrouver les deux héroïnes de cette émouvante saga qui allie féminisme et musique, émotion et secrets de famille.

La nuit de la tarentelle
Christiana Moreau
Éditions Presses de la Cité
Roman
272 p., 21 €
EAN 9782258204140
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé en Italie, principalement dans les Pouilles. On y évoque aussi Milan.

Quand?
L’action se déroule de 1955 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans le Salento, à la pointe des Pouilles, une terrible maladie ravage les oliviers, obligeant le père d’Elisa à abattre plus d’un millier d’arbres centenaires du domaine familial. Autant dire qu’il a d’autres préoccupations que d’autoriser la jeune fille à réaliser son rêve : partir étudier le chant à l’institut de musique classique de Milan. Seule sa grand-mère Raffaella, consciente de son don, la soutient. En cachette, elle lui offre son médaillon porte-bonheur à l’effigie de Verdi et lui confie le secret qu’elle tait à tous depuis plus de soixante ans, lorsque la vie était encore plus rude pour les filles d’après-guerre. Ce temps où danser la pizzica, une folle tarentelle issue du fond des âges, était le seul exutoire à l’oppression que leur imposait le joug de leurs pères, maris et frères…
Forte du secret de Raffaella, Elisa parviendra-t-elle à s’émanciper des traditions millénaires de ce pays brûlant de soleil menacé par l’avidité des hommes ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le mag du ciné (Jonathan Fanara)

Les premières pages du livre
« Attente.
Ici, dans le noir, je ne fais qu’attendre.
La lumière m’aveugle, mais je dois l’affronter, parfois.
Comme Pénélope, en attendant, je tisse une toile nouvelle. L’ancienne est trop déchirée.

Celle-ci, je la ferai plus solide, il faut qu’elle me porte bien, qu’elle soit invisible et mortelle. Je ne sais pas ce qu’est la patience, mais on dit que je suis silencieuse et patiente. La patience fait partie de mon caractère, j’observe avec détachement ce qui m’entoure, mais je fais attention à chaque geste : la plus petite vibration de l’air peut m’apporter quelque chose de nouveau.
Aujourd’hui, j’ai frappé. Ils étaient nombreux à danser et chanter, mais elle, elle reposait tranquille, dans l’herbe fraîche, sous un olivier, à l’ombre, dans le chaud commencement d’un après-midi d’été.
Lentement j’ai caressé sa joue, j’ai humé le parfum de ses cheveux, effleurant ses oreilles, touchant son épaule. Là, je me suis arrêtée, en reniflant l’air chaud et, plus par jeu que par désir, j’ai embrassé sa peau.
Elle a bougé tout de suite et les autres, en courant, l’ont encerclée chantant et jouant, d’abord tout bas, puis de plus en plus fort.
Elle dansait, dansait et dansait encore.
Je sais bien que pour chercher un antidote à mon baiser ils doivent « jouer », ils doivent « danser », ils doivent « chanter ». Ce sont toutes des invocations à mon pouvoir. Je sais que je leur fais peur et qu’ils vont continuer, si nécessaire, des jours et des nuits entières.
Mais ces sons me dérangeaient, je me suis éloignée, je ne voulais pas qu’ils me voient.
Je me suis éclipsée, silencieuse et agacée, vers d’autres proies.
Marco BEASLEY
Traduction Maria Laura Broso-Bardinet
Extrait de La Tarantella: Antidotum Tarantulae
L’Arpeggiata, Christina Pluhar, Lucilla Galeazzi, Marco Beasley

Prologue
Je me suis allongée sur le lit et me suis assoupie. Je suis si fatiguée. Je voulais juste fermer les paupières quelques minutes.
Une aide-soignante entre dans ma chambre. Je n’ai pas entendu frapper, l’a-t-elle fait ?
Étendue sur la couverture en coton gris, l’esprit embué, les yeux hagards, je la vois poser un plateau-repas sur la table en formica.
L’espace d’un instant, je ne comprends pas.
Où suis-je ?
Je perçois le claquement pressé des galoches sur le carrelage.
Je parcours la pièce du regard à la recherche d’objets familiers. Les murs sont nus.
— Vous dormiez déjà, madame De Marzo ? Il faut d’abord manger. Je reviendrai plus tard vous apporter votre somnifère.
Je tourne mon visage ridé vers la cloison. Je n’ai pas faim. Je songe à ma vie.
L’araignée m’a quittée depuis une éternité. Il y bien longtemps qu’elle a relâché son emprise.
Je me sens vide.
Ce que je veux, c’est retourner dans ma maison qui domine la mer au milieu des oliviers et respirer le parfum salé au soleil couchant.

1
2017
Un soleil voilé se dilue dans le ciel plombé et la moiteur de l’air colle les vêtements à la peau. C’est sûr, la journée ne se terminera pas sans déluge. À la campagne, on sait que l’orage approche à la façon dont les oiseaux interrompent brusquement leurs chants. Ils se taisent, apeurés, et guettent ce qui va se passer. Tout devient silencieux, les animaux le sentent.
De la terrasse chauffée à blanc, Elisa observe son père réfugié à l’ombre de l’olivier millénaire. Appuyé contre l’écorce crevassée, il est soucieux. Son regard se porte au loin sur le sol de poussière ocre planté d’arbres qui supplient le ciel de leurs branches étendues comme de vieux crucifix. À gauche et sur plusieurs rangées, il ne reste que des squelettes ; la bactérie Xylella fastidiosa a sucé leur sève jusqu’à les dessécher. Est-ce que ce microbe véhiculé par les insectes piqueurs va se propager aux allées de droite encore saines ? Quel funeste destin sera celui des oliviers qui représentent l’emblème du Salento, sa richesse, sa pérennité depuis qu’Athéna en fit le symbole de la sagesse et de la paix ?
Elisa a d’autres préoccupations. On est déjà au cœur de l’été et il faudra prendre des dispositions avant l’automne ; il n’y a plus de temps à perdre. Elle doit parler à son père coûte que coûte, elle ne peut plus différer. Toute la semaine elle a oscillé entre la nécessité d’exposer son projet et la tentation de baisser les bras. Elle a mal dormi, essayant de maîtriser ses angoisses dans la nuit. Elle ne peut pas compter sur le soutien de sa mère, une femme docile et effacée qui n’a jamais osé s’opposer à son mari.
Elisa inspire une grande bouffée d’air et descend les marches du perron.
— Papa…
Vito se retourne, étonné de découvrir sa fille à ses côtés. L’esprit préoccupé, il ne l’a pas entendue arriver.
— Papa, mon professeur du conservatoire de Lecce me conseille d’aller étudier le chant à l’institut de musique classique de Milan. Les élèves qui réussissent l’examen final du cours pré-académique avec une note minimale de 8,5 sur 10 y sont acceptés… et moi j’ai obtenu un 9 ! Il dit que j’ai du talent et que je dois tenter ma chance… Je voudrais m’inscrire…
Elle se surprend à trembler. Vito n’a pas cillé, il fixe les rangées d’arbres malades. Le temps s’étire dans le silence et Elisa souhaite plus que tout que son père le rompe. Au bout d’un long moment, il prononce des mots chargés de reproches:
— L’enseignement à Lecce n’est plus assez bon pour toi ? Tu voulais pourtant y aller à tout prix. Ton professeur est venu jusqu’ici, faire le siège de notre masseria1. Il a sorti ses plus beaux arguments pour me convaincre. J’ai accepté, et aujourd’hui ce n’est pas encore assez ? Tu désires vivre dans le Nord ? Mademoiselle a peut-être honte de ses origines de culs-terreux ? Nous ne sommes plus assez bien pour elle ?

Le flot de paroles tant redouté tourbillonne autour d’Elisa. Elle savait que ça se déroulerait ainsi.
— Mais, papa… je veux être cantatrice, se défend-elle, c’est à Milan que ça se passe. La Scala, tu en as entendu parler ?
Vito darde sur elle un regard noir de colère contenue. Elisa le soutient. En cet instant elle hait son père.
— Et où crois-tu que je trouverai l’argent pour te payer des études de princesse ? Tu es tellement égoïste que ce qui nous arrive te passe par-dessus la tête ! Tu vis dans tes rêves alors que nous allons être anéantis par cette maudite maladie des oliviers !
— Je sais, papa… souffle-t-elle dans un sanglot qu’étouffe tout à coup un assourdissant coup de tonnerre.
Terrifiée, elle voit le ciel se déchirer dans un éclair aveuglant et l’orage se met aussitôt à les bombarder de projectiles gros comme des œufs de pigeon.
— La grêle, fulmine le père, il ne manquait plus que ça !
— Viens, papa ! hurle-t-elle. Tu vas finir foudroyé !
L’avalanche recouvre déjà le sol d’une épaisse couche de grêlons blancs. Si ce n’était la chaleur intense, on se croirait en hiver sous la neige. Martelée de toutes parts, Elisa fuit vers la maison.
Désespéré, Vito ne bouge pas, paralysé sous le déluge tandis que sa fille court se réfugier à l’abri. Elle gravit quatre à quatre l’escalier qui grince sous ses pieds. Les larmes affluent à chacun de ses pas sur les marches cirées. Elle se précipite dans la pénombre de sa chambre, se jette sur son lit, secouée de sanglots. Tout le ciel cingle les vitres, la demeure craque et le vent s’infiltre en gémissements déchirants par les fentes des châssis usés. Quand l’un des battants claque contre le mur, la jeune fille sursaute et bondit pour le caler. Penchée au-dehors dans la force de l’averse drue qui lui fouette le visage, elle s’acharne sur le loquet pour le bloquer avant de retourner s’allonger sur le dos. Elle écoute crépiter la pluie qui a succédé aux grêlons et qui tambourine sur les tuiles roses du toit. Épuisée par les pleurs, bercée par le son des gouttes qui flagellent les fenêtres, elle s’endort sur son rêve avorté.
Son sommeil est mauvais, agité et elle se réveille en sueur dans la chambre suffocante. Elle se sent vidée. La tête lourde, elle a les yeux rouges et les paupières gonflées. Endolorie, elle se lève en grimaçant et ouvre la fenêtre sur le ciel lessivé. Tout est redevenu calme. L’aube point à peine sur la ligne d’horizon. Dans le firmament rosé, ses premières lueurs s’étendent au loin sur la mer qui envoie vers les terres un léger vent frais. Les oliviers sèchent leurs feuilles luisantes dans les premiers rayons du soleil. Des voiles de buée montant du sol sinuent autour des troncs tortueux. Les champs recrachent un halo blanc qui flotte jusque dans les allées encombrées de branches cassées, de rameaux flétris et de petits fruits verts fauchés par le grain violent.
À l’orée de la plantation, l’olivier millénaire a résisté. C’est le préféré de sa nonna Raffaella.
Elle songe à celle que son père a emmenée si vite, sans que personne s’interpose. Mais qui l’aurait pu ? Pas sa mère en tout cas, pas mécontente d’être allégée de ce fardeau. Personne n’a bronché quand Vito a annoncé d’une voix calme qu’il la conduisait dans une maison de repos à Lecce. Raffaella n’a pas compris tout de suite ce que cela signifiait. Elle avait trébuché sur le carrelage, elle avait mal au poignet, il fallait radiographier et peut-être plâtrer. Elle tombait souvent ces derniers temps ; cette chute était celle de trop. Ça ne pouvait plus durer. « Tu verras, la rassurait Vito, tu seras bien soignée, on te donnera quelque chose pour atténuer la douleur, c’est pour ton bien. » Raffaella l’a suivi, silencieuse, les yeux hagards, le corps meurtri. Elle ignorait ce qui se cachait derrière les mots de son fils. Vito l’a poussée dans la voiture comme une enfant. Il s’est persuadé que la maison de retraite était la meilleure des solutions. Ici, tous travaillent dur à l’oliveraie, personne n’a le temps de s’occuper d’une dame de quatre-vingts ans. Là-bas, elle aura la compagnie d’autres personnes de son âge. Les vieux avec les vieux à la séniorerie, les jeunes avec les jeunes au boulot et les enfants avec les enfants à l’école. Il n’y a pas à discuter, c’est mieux ainsi.
Elisa contemple le paysage face à elle. L’ocre rouge de la terre mouillée, qui donne l’impression d’avoir saigné toute la nuit, le vert sombre de la bordure de figuiers, le gris argenté des feuilles d’oliviers et, au loin, le bleu de la mer qui frise sur l’horizon. L’image de sa grand-mère dans sa chambre aux murs aseptisés se superpose à ce tableau éclatant de couleurs, si vivant. Quel sens a tout cela ? Ces existences construites pas à pas avec courage, résignation, puis anéanties par un souffle du destin cruel. Ces espoirs et toutes ces joies qu’on a rêvées, broyés par la fatalité implacable. Sa nonna lui manque. Elle est partout, dans chaque pièce de la maison, dans chaque recoin du jardin. Elle est là qui noue une étole rouge autour de ses épaules et pique dans le nœud soyeux une broche en camée représentant Euterpe, muse de la musique, gravée dans un coquillage rose et blanc, qu’elle a achetée un jour à un marchand ambulant venu de Naples. La tête d’Elisa bourdonne de doux souvenirs, une multitude d’instants fugaces, de rires, de tendresse dans ce monde rude de la campagne. Sa nonna l’adorait, lui racontait des histoires puisées dans ses précieux livres, bien avant qu’elle n’apprenne à lire. Elle était la seule à l’écouter chanter, à apprécier sa voix, à l’encourager. Elisa était sa joie et sa fierté. Elle pouvait l’entendre exécuter ses exercices de vocalises pendant des heures sans se lasser, sans s’irriter. Il suffisait qu’Elisa laisse courir sur ses lèvres un air d’opéra pour que la petite flamme s’allume au fond des yeux fatigués par l’âge et le début des renoncements.
*
Après avoir pianoté le code de la porte, dès le seuil franchi, l’odeur la prend à la gorge : un effluve de corps négligés, de renfermé, d’air vicié avec des relents d’urine. Mais le pire, c’est ce parfum bon marché généreusement pulvérisé pour masquer le remugle. Il se mélange aux émanations douteuses, créant une exhalaison douceâtre qui pique les yeux. Elisa manque de suffoquer.
Au bout du couloir, des vieilles et des vieux déambulent sans but entre l’ascenseur et la salle à manger, attendant qu’il soit midi et qu’il se passe enfin quelque chose dans leur journée. D’autres, vissés à leur fauteuil roulant, sommeillent bouche ouverte. De temps à autre, la routine est perturbée par les cris d’une dispute qui attire un petit groupe de spectateurs. L’infirmière de service, indifférente au motif de l’altercation, accourt aussitôt pour la désamorcer et disperser le cercle des curieux déçus.
Dix fois par jour, mademoiselle Ferri jaillit de l’ascenseur, très droite, haute et maigre. Une jeunette de soixante-dix ans avec la tête d’un oiseau de proie au regard fixe. Elle marche d’un pas déterminé et pousse la porte vitrée donnant sur la petite cour où le personnel fume à la pause. Sans hésiter, elle plonge la main dans le grand cendrier rempli de sable où les infirmières ont écrasé leurs cigarettes, et en retire une dizaine de mégots qu’elle allume l’un après l’autre, aspirant goulûment quelques bouffées en creusant les joues, puis elle repart comme elle est venue.
Face à l’ascenseur, le bureau de la directrice, madame Vitale, dont la porte reste toujours ouverte sur le va-et-vient des déambulateurs qui se déplacent le long du couloir jusqu’à la sortie verrouillée puis en sens inverse selon un itinéraire invariable.
Cet après-midi, Elisa est déjà repérée par des dizaines de regards qui la suivent, mais aussi par celui, très perspicace, de madame Vitale, attentive à toute anomalie dans son entourage. Derrière son ordinateur, elle lui fait signe d’approcher et lui désigne une chaise.
— Je suppose que vous êtes la petite-fille de madame De Marzo ? demande-t-elle d’une voix énergique, indispensable à son autorité d’administratrice.
Sans laisser à Elisa l’opportunité de répondre, elle poursuit :
— C’est votre père que j’attendais, pourquoi n’est-il pas venu ?
— Il est occupé aux champs avec les ingénieurs agronomes… vous savez… les oliviers infectés par la Xylella…
Madame Vitale ne réagit pas. Ces préoccupations agricoles ne la concernent pas.
— Il m’a déléguée auprès de ma grand-mère, ajoute Elisa.
La directrice soupire.
— Vous semblez bien jeune, il va falloir faire preuve de maîtrise et d’aplomb mêlés à la souplesse et la bienveillance. Ce ne sera pas facile, croyez-moi, je les connais ! affirme-t-elle en désignant du menton un petit groupe de vieux. Ils veulent tous partir, boucler leur valise. Madame De Marzo va essayer de vous manipuler, jouer la victime. Il faut pouvoir faire face aux situations les plus invraisemblables, compatir tout en gardant vos distances. Si vous vous attendrissez outre mesure, vous risquez de vous laisser envahir par des émotions néfastes. Une main de fer dans un gant de velours ! Vous en sentez-vous capable ?
Elisa ne répond pas, son impuissance l’accable et la rend muette. Une voix gronde en elle qui lui souffle : « Comment cela est-il possible ? À quel moment est-ce que tout a basculé ? Les doigts qui tremblent, les mots qui hésitent, les pas traînants sur le point de chavirer à chaque instant ? » Elle se remémore les derniers mois, les dernières semaines. Quand, exactement ? Au début, c’étaient de petits renoncements, des choses insignifiantes, ne plus aller aux champs, au village, puis ne plus monter les escaliers, rester assise dans le fauteuil, on n’y faisait pas attention, puis ça s’est accéléré jusqu’à cette chute. Cela lui brise le cœur, car en appelant ses souvenirs elle ne revoit que la femme dynamique que sa grand-mère a été. Celle qui a élevé un enfant dans des conditions difficiles, celle qui soignait les oliviers avec dévotion, en récoltait les fruits mûrs qu’elle portait au pressoir pour recueillir l’huile précieuse, onctueuse et dorée. Elisa conserve dans sa mémoire l’image d’une septuagénaire au chignon blanc serré sur la nuque, svelte et sèche, qui dansait encore la tarentelle pieds nus sur la terre aride du Salento, prise par la frénésie des tambourins, portée par les chants éraillés de la pizzica.
Madame Vitale la tire de ses pensées en lui tendant le règlement intérieur. Tandis qu’elle photocopie des documents, Elisa l’observe à la dérobée. Elle affiche la cinquantaine qui ne désarme pas. Blonde peroxydée, cheveux lissés sur les épaules, bronzée, silhouette moulée dans un chemisier en lycra et un jean qui souligne son postérieur un peu gras. Juchée sur des talons improbables, elle va et vient cambrée entre son bureau et l’imprimante. Elle aussi, un jour elle sera vieille, pense Elisa. Finira-t-elle dans cette maison de retraite ? Ici même où elle était la directrice et où elle ne sera plus rien qu’une petite chose fragile au regard éteint, courbée sur sa canne ? Est-ce ce qui nous guette tous ? Personne ne déroge à la règle ? N’y a-t-il pas d’alternative pour échapper au naufrage ?
Madame Vitale range les papiers puis invite Elisa à la suivre.
Tous les yeux se rivent sur la directrice, qui distribue sur son passage des « Bonjour, ça va ? » d’une voix haut perchée et artificiellement enjouée n’attendant aucune réaction.
— Vous n’avez pas vu ma fille ? Elle a déménagé, elle n’habite plus ici… Je ne connais pas son adresse et je ne sais plus où la trouver ! psalmodie une petite dame à l’air perdu.
— Allons, soyez raisonnable, madame Massarelli, rentrez dans votre chambre !
— Je suis très malheureuse de ne pas la voir. Dites-lui de venir. Donnez-lui un rendez-vous, je suis au désespoir.
— Votre fille est venue hier et elle viendra dimanche, comme chaque semaine !
Apitoyée, Elisa se retourne sur la vieille dame, qui reste plantée là sans comprendre.
— Allons ! la rappelle à l’ordre la directrice avant d’appuyer sur le bouton du deuxième étage. Nous allons prendre l’ascenseur.
Elisa lui emboîte le pas dans un couloir étroit affublé d’une main courante. Une série de chambres étiquetées au nom des résidents se succèdent. La directrice s’arrête devant l’écriteau « Raffaella De Marzo », frappe à la porte et ouvre sans attendre de réponse.
— Madame De Marzo, bonjour ! Comment allez-vous ?
— Je me sens mal… gémit une voix fluette.
— Madame De Marzo, regardez qui je vous amène, votre petite-fille !
Du fond de son fauteuil, Raffaella De Marzo se redresse aussitôt. Elle ne faisait rien, ne lisait pas, ne tricotait pas, le téléviseur est éteint. Son air renfrogné s’est subitement dissipé. Elle se force à sourire à la vue d’Elisa qui s’avance pour l’embrasser.
— Comment ça va, nonna ?
— Mieux…
Elle paraît lasse. Sa peau est devenue si fine qu’on devine les os en transparence. Malgré la température proche des trente degrés, elle ramène frileusement sur elle les pans de son gilet en tricot en hochant la tête. Elle fixe ses pieds chaussés de gros bas de laine noire dans les pantoufles.
— Tu n’as pas trop chaud, nonna ?
— Non, ici j’ai toujours froid, se lamente-t-elle en abandonnant sa main glacée à Elisa, tandis que madame Vitale se retire avec la satisfaction du devoir accompli. De nos jours, il n’y a plus que la rentabilité qui compte, chuchote-t-elle pour ne pas être entendue de la directrice. On regroupe les vieux comme des volailles en batterie. C’est contre nature ! Si un méchant virus s’introduit dans le poulailler, ce sera l’hécatombe parmi les poules.
Elisa promène son regard autour de la chambre, sur le lit, la commode, la garde-robe en plaqué chêne et le frigo-table qui ronronne. Sa grand-mère vient d’emménager et les murs lavande sont encore nus.
— Je t’apporterai le tableau que tu aimes tant, celui qui représente le champ d’oliviers, et puis des photos de famille et quelques bibelots. Tu pourras décorer.
— À quoi bon ? répond Raffaella en haussant les épaules. Il n’y a plus rien à faire pour guérir… On ne guérit pas de la vieillesse. Je sais très bien que je ne m’assiérai plus jamais sur ma terrasse pour regarder le ciel changer de couleur sur la mer, par-delà les oliviers. Là, je respirais, ici, j’étouffe.
— Nonna, tu es tombée sur cette terrasse, tu te souviens ? Papa t’a trouvée sur le carreau, incapable de te relever. Tu es restée des heures ainsi. C’est pour cela que tu es dans cette résidence où on va bien s’occuper de toi.
— Ça va être de pire en pire. Tout se dérobe, tout s’en va et ça ne s’arrangera pas. L’araignée m’a quittée depuis tant d’années. Elle est morte sur le sol qui l’avait vue naître et son cocon a été emporté par les flots de l’orage… comme ma jeunesse. Ma vie, c’est désormais quelques pas entre un lit et une armoire, du pain industriel sans goût et de la confiture chimique. Tout est devenu fade. J’aurais mieux fait de me fracasser la tête et de rendre l’âme sur ce carrelage !
Pourtant, du fond de ses quatre-vingts ans, Raffaella a une peur panique de la mort, qui semble cependant l’oublier. Peut-être est-ce pour cette raison qu’elle se ratatine au creux de son fauteuil, qu’elle parle tout bas, espérant passer inaperçue lorsque la faux accomplira sa moisson.
« Comment peut-on redouter de quitter cette existence faite de rien ? songe Elisa, et est-ce encore une vie que cet alanguissement silencieux ? »

Raffaella se fond dans le décor de la chambre en retenant son souffle étiolé. Elle s’estompe dans le skaï de son siège dont elle a déjà par mimétisme pris la couleur jaunâtre. Un voile de brume semble flotter sur ses prunelles délavées, éteintes sur des ombres tristes qui donnent des frémissements d’angoisse, de ceux qu’on enfouit de crainte que l’amertume ne s’échappe. Plus rien ne devrait la rattacher ici-bas et pourtant, elle s’affole à la moindre douleur, imagine une maladie incurable qui va l’emporter sur-le-champ.
— Tu veux que je te fredonne du Verdi ? demande Elisa pour faire diversion.
À ce nom, une lueur s’allume au fond des yeux de Raffaella et le sang afflue à la surface de la peau pâlie.
— Oui, ma belle, chante. Tu as tant de talent, une telle richesse dans la voix…
Elisa entonne le début d’un air de Nabucco en bridant ses cordes vocales pour ne pas affoler madame Vitale et tout le bâtiment.
Va, pensiero, sull’ali dorate ;
Va, ti posa sui clivi, sui colli,
Ove olezzano tepide e molli
L’aure dolci del suolo natal !

Va, pose-toi sur les pentes, sur les collines,
Va, pensée, sur tes ailes dorées ;
Où embaument, tièdes et suaves,
Les douces brises du sol natal !

Raffaella embarque sur les roulades veloutées de sa petite-fille. Son regard s’embue, s’échappe par la fenêtre ouverte sans se cogner aux immeubles d’en face. Il les traverse et s’envole loin de là, parmi le lacis de ruelles de son village qui observe la mer. La façade austère de l’église fortifiée est tournée vers le large. Le tuf de ses pierres est blanchi par le vent et le soleil. Les sentiers craquelés de sécheresse sinuent à travers les figuiers de Barbarie, vers les flots qui scintillent d’éclats aveuglants. Elle peut presque sentir au creux de ses os la chaleur insensée qui vous cloue sur place les après-midi d’été.
Tout en chantant, Elisa assiste à une métamorphose étonnante. Les joues ridées de Raffaella se colorent de rose. Les commissures de ses lèvres se relèvent en un sourire paisible.
Après la note finale en point d’orgue, le silence, instant suspendu dans l’espace, flotte encore telle une impalpable poussière d’aile de papillon menaçant de s’effriter au moindre frôlement.
Raffaella se tait. Cette pause ne la gêne pas. Elle accroche le regard d’Elisa d’un air grave.
— Ma chérie, tu dois quitter le Salento. Tu dois aller étudier à Milan avec les meilleurs professeurs. Rester ici à travailler cette terre ingrate, ce serait comme donner du caviar aux cochons. D’autres bras peuvent s’occuper des champs, mais personne ne peut chanter comme toi. Pars avant qu’il ne soit trop tard et que cette vie rude n’ait raison du don que Dieu t’a offert.
Un rayon de soleil passe par la fenêtre et vient caresser les cheveux d’Elisa. Elle hésite quelques secondes avant de répondre.
— Mais, nonna, comment veux-tu que je survive à Milan ? Avec quel argent ? Notre famille n’est plus riche, les oliviers sont malades de la Xylella et papa a été obligé d’en faire abattre beaucoup. Les cinquante hectares de l’oliveraie ancestrale ont été détruits à soixante-dix pour cent et il a licencié la moitié des employés. Les conseils des ingénieurs agronomes et les produits phytosanitaires coûtent une fortune. Nous sommes presque ruinés.
— Et mon arbre millénaire ? Il est touché lui aussi ? s’inquiète la vieille dame.
— Non, rassure-toi, pas lui, il en a vu d’autres !
— Les hommes croient dominer la nature avec leur science, mais elle se chargera de leur rappeler qu’elle est toujours la plus forte en se vengeant de leur manque d’humilité. Les oliviers nous parlent, mais personne ne les écoute. Pourtant ils nous mettent en garde ! Des maladies menaceront aussi les humains, des virus encore inconnus, qui attendent leur heure tapis dans l’ombre de notre imprévoyance… Un jour, ce sera à notre tour d’être décimés par un fléau et les hommes se demanderont pourquoi ils n’ont rien vu venir. Moi, je ne serai plus là, mais toi, ma pauvre chérie…
Raffaella chasse ce mauvais présage d’un revers de main.
— Peu importe, tu dois t’en aller ! Il le faut !
Elisa hoche la tête en un geste impuissant.
— Écoute bien ce que je vais te révéler, chuchote Raffaella en se penchant vers elle pour partager une confidence. Quand tu rentreras, fais bien attention que personne ne te voie et dirige-toi vers le pied de cet olivier que j’aime tant… Place-toi dos à la maison, bien perpendiculaire à l’axe du tronc, juste là où les deux grosses racines se séparent en Y et creuse un trou d’une quarantaine de centimètres de profondeur. Attention ! Surtout ne blesse pas l’arbre ! Tu buteras contre une boîte métallique, prends-la, emporte-la et referme, tasse bien la terre afin qu’on ne soupçonne rien.
Elle tremble, perturbée d’avoir laissé échapper les mots qu’elle étouffait depuis si longtemps et se sent dépossédée de son secret comme si elle avait aliéné son âme.
— Mais, nonna, qu’est-ce qu’il y a dans cette boîte ? demande Elisa, qui commence à craindre pour la santé mentale de sa grand-mère.
— Des lingots d’or.
Cette fois, plus de doute, elle est devenue folle. Elisa se met à rire comme si sa grand-mère lui faisait une blague.
Raffaella la regarde et ses épaules s’affaissent.
— Ce sont de tout petits lingots de cent grammes, de la taille d’une mignonnette en chocolat, mais quand même, il y en a quatre !
La vieille dame sourit de l’air espiègle d’un enfant qui cache une bêtise.
— J’économisais de l’argent sur l’intendance, de-ci, de-là, et quand j’avais accumulé assez de billets, j’allais les échanger à la banque de Lecce contre un lingot. Lorsque j’en ai eu quatre, je les ai enterrés pour que ton grand-père ne puisse pas les trouver.
— Pourquoi ?
— En attendant…
— En attendant quoi ? questionne Elisa, qui va de surprise en surprise.
— L’occasion. Je voulais partir. Je pensais que ma vie était ailleurs, mais j’ai trop hésité. Les années ont passé et mon désir s’est émoussé. J’ai eu peur de mon rêve, de tout casser, de recommencer de zéro. Il ne faut pas réfléchir. Ne regarde jamais en arrière. Si tu tergiverses, si tu pèses le pour et le contre, il sera trop tard. Va-t’en ! Ne fais pas comme moi, j’ai gâché ma chance.
— Toi ? Tu voulais quitter la masseria ? Quand ? Pourquoi ?
Elisa est stupéfaite. Sa grand-mère a une expression concentrée, grave. Non, elle ne perd pas du tout la raison.
Raffaella ne répond pas. Le chagrin a envahi son visage. Elle ne trouve pas les mots alors elle entreprend de dégrafer l’encolure de sa robe. Elle s’affaire autour des boutonnières et tire du décolleté une chaîne en or avec une médaille qui s’y balance.
— Viens ici, murmure-t-elle en la faisant passer par-dessus sa tête. C’est pour toi.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Elisa, de plus en plus intriguée.
Elle observe le bijou. Il est gravé à l’effigie de Giuseppe Verdi. C’est une représentation de son portrait officiel. Elle reconnaît le regard soucieux du compositeur sous son chapeau haut de forme, son nez aquilin, ses moustaches et sa barbe soignées.
— Porte-le, il te protégera. Tu seras une grande artiste, une diva.
Durant quelques secondes Elisa contemple sa grand-mère. Elle devine à l’imperceptible tremblement de ses lèvres l’émotion qui la submerge.
— Les De Marzo sont cultivateurs depuis des générations, il n’y a pas d’artistes chez nous, excepté toi qui dansais si bien la pizzica… réfléchit-elle à haute voix.
— Je t’expliquerai une autre fois…
— Non, maintenant ! Tu en as trop dit ou pas assez…
— J’ai été jeune moi aussi, tu sais…
— Bien sûr, nonna. J’ai vu les photos, tu étais même très jolie.
— Et je suis tombée amoureuse.
— De nonno…
Elisa est déconcertée par le silence embarrassé de Raffaella. Quel secret inavouable trouble ainsi les yeux de sa grand-mère ?
— Raconte-moi, nonna, que s’est-il passé pour que tu songes à quitter la masseria ? murmure-t-elle en pressant doucement le bras flétri de son aïeule.

2
1955
Quand je vins au monde, mes parents avaient déjà deux fils ; ils ne furent donc pas désappointés et s’accommodèrent d’une fille puisque mes frères, Paolo et Piero, reprendraient la masseria à leur suite.
Les hommes du Salento sont taciturnes et rudes.
À cette époque, chaque famille vivait repliée entre les murs de sa propriété et n’appréciait guère que l’on cherche à deviner ses secrets. Les travailleurs employés aux champs s’activaient sur les terres de leurs patrons avant de s’en retourner chez eux au village sans jamais poser de questions.
Durant la guerre, notre province ne fut guère impactée. Hormis les tickets de rationnement qui mettaient un frein à la contrebande de cigarettes, nous avons poursuivi nos activités agricoles qui nous nourrissaient au fil des saisons. C’est à peine si nous avions entendu parler de la bataille dont le port de Tarente avait été le théâtre. De même qu’après la destitution de Mussolini et l’armistice, la désignation par le roi Victor-Emmanuel III de Brindisi comme capitale éphémère du royaume d’Italie nous indifférait. Les cent kilomètres qui nous en séparaient nous paraissaient infranchissables. Loin de notre réalité, la fureur des combats et les luttes politiciennes ne nous atteignaient pas.
Les Apuliens sont plutôt petits, robustes, trapus et bruns avec des yeux noirs perçants. Ils tiennent sans doute cet aspect de leurs lointains ancêtres. Dans la province de Lecce, il existe une enclave linguistique de neuf communes, la Grecìa Salentina, où est parlée une langue néo-grecque : le griko. C’est cette caractéristique qui les façonne en êtres taciturnes, qui se ressemblent tant qu’on croirait qu’ils sont parents.
Les femmes demeurent discrètes. On les rencontre peu sur les chemins. Enfermées à l’abri des volets clos, elles s’affairent à la cuisine pour nourrir les ouvriers. L’été, elles s’occupent des champs de tomates et des potagers pendant que les hommes entretiennent l’oliveraie et pressent l’huile. Toutes portent un chignon serré sur la nuque sous un foulard noir et une robe qui leur descend aux chevilles, noire également. Toujours en deuil d’un père, d’un frère ou d’un mari, elles marchent avec des sabots en évitant les regards. Bien que la mer jouxte le village, elles ne vont pas à la plage et ne savent d’ailleurs pas nager.
La masseria de mon enfance dressait ses murs de pierres blanches face à l’Adriatique qui scintillait par-delà les oliviers. Mon père ne possédait pas la richesse de certains propriétaires terriens. Il devait mettre la main à la pâte avec ses saisonniers et dès leur plus jeune âge mes frères furent enrôlés et apprirent à soigner les arbres. Mon père comptait beaucoup sur mon mariage avec le fils aîné De Marzo pour améliorer notre condition. Les deux familles projetaient de réunir les deux masserie pour s’étendre et augmenter la production. Je connaissais Fabio De Marzo depuis toujours ; en grandissant il devenait de plus en plus rustique, semblable en tous points aux hommes de la région.
Il avait beau me reluquer par en dessous avec l’air de dire « tu es à moi », il ne m’intéressait pas. Je n’avais que seize ans et ça pouvait attendre, j’aurais bien l’occasion d’y penser plus tard.
À cet âge, on croit qu’on ne vieillira jamais et j’imaginais que je pourrais continuer longtemps à courir sur les sentiers solitaires tracés entre les murets de pierres sèches, les chemins couverts de fleurs aux parfums sauvages qui sinuent vers les falaises où se cache parfois une petite plage de sable fin. J’aimais flâner sur ces rivages secrets parsemés de coquillages ou sur les rochers érodés en millefeuilles par le vent du large. Je regardais l’étendue marine et je savais que par-delà les flots, en face, sur l’horizon, se trouvaient les côtes de la Grèce et de l’Albanie, même si je n’y étais jamais allée.
Ma mère avait bien trop de travail pour me tenir à l’œil à longueur de journée. Pour déléguer cette tâche qu’elle ne pouvait pas assumer et libérer son esprit des dangers qui planaient dans sa tête, elle m’envoya à l’école. À cette époque, l’instruction des filles était encore souvent considérée comme inutile, mais au moins, lorsque j’étais sous la surveillance des religieuses, elle était tranquillisée. J’étudiais donc les disciplines enseignées par les nonnes aux côtés des gosses de riches et dès que je le pouvais j’enfourchais ma bicyclette et je m’échappais vers l’Adriatique en traversant les herbes grillées qui annoncent le littoral, pour gonfler mes poumons d’air salin et me baigner dans une crique déserte en fin de journée. À cette heure, on aurait dit que la mer avait dévoré le soleil et que c’était d’elle que rayonnait la lumière, m’obligeant à mettre ma main en visière afin de la contempler. Ma brasse semblait un peu désordonnée, guère rationnelle, cependant j’avais développé une technique très personnelle et j’avançais vite, les yeux ouverts dans l’eau, brûlés par le sel. J’adorais m’immerger sous la surface pour observer les poissons argentés et dénicher des éponges sous les rochers avant de rouler sur le dos et d’offrir mon visage au soleil. Mes cheveux dénoués flottaient en halo autour de moi et je me laissais porter par les vagues qui m’entraînaient vers le large. Lorsque les récifs devenaient tout petits sur l’horizon, je me remettais à nager vers le rivage en luttant contre le courant. J’arrivais essoufflée sur le sable clair avec l’impression d’avoir remporté une victoire.
Les quelques étrangers qui s’aventuraient jusque dans le talon des Pouilles installaient leurs draps de bain pour la journée sur les pierres plates chauffées à blanc durant les mois d’été afin de profiter des joies du soleil et de l’eau. »

À propos de l’auteur
MOREAU_Christiana_DRChristiana Moreau © Photo DR

Artiste peintre, sculptrice, écrivaine, Christiana Moreau vit à Seraing, dans la province de Liège, en Belgique. Elle a déjà publié avec succès trois romans aux éditions Préludes, La sonate oubliée, prix des lecteurs Club, auteur belge 2017, prix du premier roman du Rotary Club Cosne-sur-Loire 2018, prix 2018 « Une terre, un ailleurs » des médiathèques Durance, Lubéron, Verdon, premier roman. Cachemire rouge, paru en 2019 et La dame d’argile, paru en 2021, prix Michel Tournier 2022. Elle est traduite en Italie, en Pologne et en Espagne. (Source: Presses de la Cité)

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Accordez-moi la parole

MOESCHLER_Accordez-moi_la_parole  RL_2023

En deux mots
Après une enfance difficile, Raphaëlle rêve de construire une famille aimante. Mais quand son mari la quitte, elle entraîne son fils dans la mort et se retrouve derrière les barreaux. Réfugiée dans la lecture, elle décide de contacter une romancière.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une mère infanticide a-t-elle droit au pardon?

Dans son nouveau roman, Vinciane Moeschler suit une femme emprisonnée pour le meurtre de son fils et qui décide de contacter une romancière. Le début d’une relation très particulière.

La vie de Raphaëlle Lombardo a tout d’un chemin de croix. Dès son enfance, elle a subi la violence d’un père qui frappait son épouse avant de s’en prendre à ses enfants. Si à 20 ans, son décès l’a délivrée d’un lourd fardeau, elle n’en a pas moins gardé un lourd traumatisme. Et quand, à son tour, elle se met en couple, elle ne veut pas écouter les conseils de sa mère qui voit dans cette union la reproduction du schéma qui lui a été fatal.
Les premières années semblent lui donner tort. Le mari de Raphaëlle est attentionné et promet de l’aider dans son ménage. Les grossesses vont s’enchaîner et la situation se dégrader. Face au poids de ses responsabilités, le mari démissionne et laisse son épouse gérer le chaos. Elle se raccroche alors à son petit dernier, le bébé d’amour que personne d’autre ne serrera plus dans ses bras, car dès la préface on comprend qu’elle se retrouve en prison pour un infanticide.
Derrière les barreaux, elle lit et découvre le premier roman de Salomé. Une œuvre qui lui donne envie de contacter cette romancière à succès et de lui proposer de lui raconter son histoire.
La relation qui s’installe est alors l’occasion de reprendre depuis le début le «parcours criminel» sous le regard bienveillant du directeur de la prison, toujours persuadé que ses détenus devraient tous avoir droit à une seconde chance.
Vinciane Moeschler, comme dans Alice et les autres, son précédent roman qui traitait le cas d’une personne souffrant d’un trouble dissociatif de la personnalité, aime explorer les marges de notre société, creuser derrière le fait divers. En remettant en perspective un geste aussi extrême que celui de donner la mort à son propre enfant, elle nous pousse à la réflexion et à nuancer une condamnation quasi inéluctable. Mais l’intérêt de ce roman est double. Il nous propose aussi une nouvelle plongée dans l’univers carcéral. Depuis Surveiller et punir de Michel Foucault, la question du rôle de la prison reste toujours en débat. La détention reste d’abord et avant tout un moyen d’isoler les délinquants et les criminels de la société. Mais elle semble oublier la préparation des détenus, une fois leur peine purgée, à retrouver une place parmi les hommes. Avec l’exemple de Raphaëlle, mais aussi de l’une de ses codétenues, on comprend que cet aspect des institutions pénitentiaires reste à améliorer.
Ajoutons-y l’effet-miroir introduit par la mise en scène d’une romancière. Salomé, en s’interrogeant sur son rôle, en racontant les difficultés qu’elle rencontre avec son texte, en cherchant des parallèles avec sa propre histoire, le couple qu’elle forme avec Lucas et son rôle de mère, joue avec subtilité la part introspective du livre. Ajoutons-y l’expérience accumulée depuis plus d’une décennie maintenant avec le travail effectué en asile psychiatrique, à commencer par l’animation d’ateliers d’écriture.
Comme dans toute son œuvre, Vinciane Moeschler joue d’une plume sensible, toute en nuances, pour nous parler de l’une de nos valeurs cardinales, l’humanité.

Accordez-moi la parole
Vinciane Moeschler
Éditions du Mercure de France
Roman
208 p
EAN 9782715261174
Paru le 09/03/2023

Où?
Le roman n’est pas géographiquement situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Salomé est une jeune romancière à succès. Alors qu’elle commence l’écriture de son prochain livre, Raphaëlle Lombardo surgit dans sa vie. Maman à la tendresse qui dérape, elle peine à faire grandir ses enfants. Elle est l’épouse que le conjoint abandonne, la fille qu’on a mal aimée. Son petit dernier, son «bébé d’amour», était sa dernière chance. En commettant l’interdit, elle rejoint le cercle tragique des criminelles et réclame la parole : être jugée plutôt que réduite au silence.
À contre-courant de la maternité idéalisée, Vinciane Moeschler dresse le portrait d’une femme que personne n’a voulu voir sombrer. En abordant de manière frontale un sujet qui dérange, elle questionne les limites d’un acte qui assassine nos repères. Un roman inclassable, terriblement puissant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le carnet et les instants (Estelle Piraux)

Les premières pages du livre
Jugée responsable de mes actes, j’ai dû répondre des faits devant une cour d’assises.
Comme la main un peu ferme qui se dépose sur votre épaule, j’ai approuvé.
Accordez-moi la parole. Tout inculpé y a droit, non ?
Je ne souhaitais pas qu’on me prenne pour une cinglée, qu’on me tienne à l’écart.
Privée de ce procès, réduite au silence, je n’aurais pas eu la possibilité de raconter.
Mon histoire.
Cette histoire.
Qui m’a conduite à l’acte le plus indicible qui soit.
Donner sens à l’abominable allait me permettre d’accepter l’enfer que serait ma vie.
Non pas celle qui m’a été proposée à la naissance.
Pas celle que j’aurais souhaitée.
Celle que vous, eux, les autres, ont piétinée.
Celle qui m’a été confisquée parce qu’on m’a laissée trop seule.
J’avais besoin de comprendre, moi aussi.
Comment j’en suis arrivée là.
Lorsque les mots perpétuité, peine capitale ont été prononcés par le juge, l’odeur de ta nuque m’est revenue.
Comme une volupté dérobée à l’interdit.
La déchirure de nos deux corps.
Oui, j’étais soulagée parce que coupable.
J’ai dit pardon.
Juste pardon.

Je me suis liée d’amitié avec un parapluie.
Bleu foncé avec de gros points rouges.
Un rien vulgaire.
Il semblait abandonné dans un coin de rue.
J’ai d’abord observé si quelqu’un venait le réclamer, mais non, alors je l’ai emporté.
Disons que je l’ai emprunté.
J’ai fait comme s’il m’avait toujours appartenu et qu’on avait déjà toute une histoire ensemble.
Une histoire de solitude.
Grâce à lui, je porte un bout de la vie d’une autre, ses goûts, ses souvenirs, ses oublis.
Je dis qu’il est magique parce que quand la pluie glisse sur lui, sa texture donne l’impression qu’il est sec.
Bizarre, perdre un parapluie comme celui-là !
Quelle femme a bien pu faire ça ?
De la négligence sûrement.
Moi, j’ai jamais rien perdu.
Pas même mes enfants dans un supermarché. Pas même.
Depuis je ne le quitte plus.
Quand il fait beau, il m’arrive de le prendre avec moi.
J’ai oublié de te dire, il est blessé, ce parapluie : une baleine pend lamentablement.
C’est pas logique ça, maman, qu’elle m’a répliqué ta sœur.
Qu’est-ce qui est logique dans cette vie ?

Il n’y a pas si longtemps, j’ai commencé une collection.
Pourtant, j’ai jamais été collectionneuse, je trouve ça stupide.
Le même objet, pour quoi faire ?
Les objets, ton père, il n’en veut plus, ça encombre la maison.
Et pourtant, je ne peux pas m’en empêcher : tous ceux que je trouve, je les ramène.
C’est plus fort que moi, un truc viscéral.
Si on était plus riches, je leur réserverais bien une armoire entière.
Ma mère, elle, ce sont les hommes qu’elle a collectionnés.
Comme des perles qu’on enfile sur un collier.
De toutes les couleurs, de toutes les tailles, de tous les styles, de tous les horizons, de toutes les façons, de toutes les odeurs, de toutes les punitions.
Des perles qu’on choisit à la va-vite, qu’on entasse dans un bocal, négligemment.
Des perles qu’on compte : six, sept, huit, quinze, seize, vingt…
Il faudrait une armoire gigantesque.
Toi, tu t’es entiché du violet.
Tu as bon goût, c’est de loin le plus joli.
Quand je le fais tourner sur lui-même comme une toupie, tes yeux de chat le suivent.
Ton premier sourire, je le dois à ce parapluie violet.
Alors je recommence et je recommence, encore.
Souris mon bébé. Souris mon ange. Mon enfant mon bébé mon petit. Mon bébé mon bébé.
Tes bras potelés, ta tête douce, du velours, ta tête.
De la pâte à modeler.
Je pourrais la déformer à force de la caresser.
Tu sens si bon. L’embrun de l’océan, l’odeur de l’herbe coupée, la nature qui s’abandonne. Odeur énigmatique des bébés.
Celle du réconfort. Celle d’un adoucissant, celle d’une pommade à la rose, à la citronnelle, à la vanille.
Glissée là dans les replis du cou.
Viens là, viens là mon cœur.
Que je te touche, que je te respire, que j’en transpire.
Ton corps docile, il s’abandonne, ton corps docile, mon cœur mon cœur.
Tes yeux se noient dans moi, se fondent dans moi, se reflètent en moi, contre moi.
Jamais rassasiée.
Mon cœur mon cœur mon enfant.
Mes seins se tendent, mon lait pour ta bouche ronde, goulue, tendre.
J’effleure tes lèvres, elle m’aspire, ta bouche ronde et douce.
On dirait qu’elle va m’engloutir.
Tes mains à peine formées pétrissent ma peau, ma langue lèche un ongle de nacre.
Tu te blottis et quand tu te blottis, alors le dehors, la rue et le bruit de la rue m’échappent.
Reste notre quiétude.
Mon bébé mon enfant.
C’est comme ça que j’ai toujours imaginé mes petits : au creux de l’intime.
Regardez-moi ça, ces petites pattes qui remuent.
Là, calme-toi, chut… chut…
Là, là, bébé d’amour.

Et dire qu’ils pensaient que tu allais mourir.
Ils insistaient : « Trop petit, votre bébé, madame. Poids inférieur pour… »
Le médecin hochait la tête ostensiblement.
Il constatait, avait des doutes, puis sortait de la salle blanche, ôtait ses gants de silicone et reposait sa blouse immaculée.
Il s’autorisait à mettre une main sur mon épaule.
« Soixante pour cent des grands prématurés gardent des séquelles. Il y a parfois des miracles. Mais bon, 800 grammes, ce n’est pas beaucoup tout de même… Il va falloir être forte, chère madame. »
Il a fallu te mettre sous ces machines. Ces horribles tuyaux.
Comme autant de petits serpents.
Partout dans le corps, les orifices comblés.
Existence si minuscule déjà reliée à des artifices.
Tu ressemblais à un petit cosmonaute, le corps en attente, le corps inachevé et déjà surchargé.
Des veines si fragiles, trop fines, trop invisibles, on ne savait plus où piquer la perfusion.
Impossible fusion.
Impossible corps-à-corps.
Impossible tiédeur.
Ma petite statistique de bébé, ton corps à peine esquissé était déposé sous la couveuse, dans l’expectative d’un avenir.
Déjà, la vie te maltraitait.
Prenez garde de ne pas abîmer mon enfant avec vos mains puissantes, vos mots médicaux disgracieux. Vous le savez, pourtant vous, comme c’est dur à venir au monde, un enfant.

J’ai patienté.
Moi, je savais mon amour mon cœur que tu allais vivre.
C’était une évidence.
Il n’y a qu’une mère pour savoir ça.
L’autre, il était pas là, bien sûr.
Jamais là quand il faut, l’autre.
Ton poids a peu à peu progressé. Tu étais courageux, t’accrocher comme ça à la vie, sans savoir.
850 grammes, 910 grammes, 1 kilo, 1,5 kg, 2 kilos.
Et puis ce jour. On m’a dit : « Votre fils est sauvé, il peut rentrer chez vous. Tout va bien. »
Une phrase anodine, comme quand on demande : comment ça va, aujourd’hui, madame Lombardo ? Merci, TOUT VA BIEN.
Mais moi, j’y croyais pas, je me disais, ils me mentent, ils ne savent plus quoi faire, tu vas mourir là, dans ta couveuse, tu vas pas survivre.
À force, j’avais fini par douter.
Pourtant, tu étais vivant, beau, petit mais grandiose.
La miraculeuse proportion du bébé.
J’ai pleuré.
J’ai appelé maman : « Maman, mon bébé est sauvé. »
Elle a juste dit : « C’est bien, ça, ma fille. »
Elle n’a jamais beaucoup montré ses sentiments, ta grand-mère. Elle était contente je crois.
À la maison, les gosses ont sauté de joie quand ils t’ont vu, si magnifique.
Je vous présente votre petit frère.
Et lui, ben lui, il avait trop bu, alors forcément, il a pas réagi.
Pas réagi.

Je me souviens…
J’ai 7 ans, une peluche en forme de chien. Milou.
Je me démène grotesquement, d’une vie à l’autre.
D’un côté mon père, Giuseppe, le dimanche uniquement et une fois par mois.
De l’autre ma mère et mon beau-père.
Je traîne Milou chez l’un, chez l’autre.
Je traîne aussi David, mon frère cadet.
Ma toute petite histoire n’est rien.
Mon pays vit des moments horribles. Ça saute dans les métros.
À la télé, on voit des gens le visage en sang, ils crient dans les rues.
J’ai 7 ans. Cela m’affecte.
Là où je vis, c’est la province, un bled pourri.
Une mer grise et dure, des marées indéfinies.
Tantôt glaciale, tantôt poisseuse.
Mon beau-père cogne sur ma mère.
Un connard haut sur pattes, des cheveux fins qui s’émiettent.
Il sent la transpiration, ça me dérange.
La vulgarité de son regard me met mal à l’aise.
Il chlingue comme la raie de son cul, son regard.
S’envoie des Carlsberg à n’en plus finir. Un vrai ringard, mon beau-père.
Quand il est bourré, il met à fond une chanson de Rod Stewart.
Il se la pète avec son putain de tatouage dans le dos, un dragon, enfin un truc du genre.
Ma mère, ma mère je l’admire.
Elle est vraiment très belle.
Ma mère.
Qu’est-ce qu’elle fout avec cet hybride ?
Il l’abîme, la coince dans une vie médiocre.
Une putain de vie.
Mérite mieux. Sa douleur a annulé la mienne.
Je veille désormais sur elle.
Je suis ta bouée de sauvetage, ton ange gardien. Je ferai attention pour qu’il ne saccage pas notre vie, maman. Ça s’abîme vite, une vie. Et après, on peut plus rien récupérer, que des lambeaux, des lambeaux.
Maman, tu m’écoutes ?
Elle est belle ma maman.

J’ai 12 ans. Et je ne sais pas nager.
Personne n’a appris dans ma famille, et pourtant on côtoie l’océan à longueur de journée.
Pour une fois, l’eau est cristalline.
Pas une seule vague.
Je voudrais m’y jeter.
Si je m’y jette, je coule.
Tant pis, j’essaie.
Très vite, je sens le poids de mon corps s’enfoncer dans l’eau légère, puis s’enrouler dans les algues.
Tout va trop vite : ma tête pique vers le fond, au lieu de me laisser sombrer, je fais des gestes désarticulés, j’étouffe.
Et pourtant.
J’observe un tas de petits poissons verts, rouges et violets.
Des hippocampes aussi. Des étoiles de mer.
C’est tranquille sous l’eau, beaucoup de silence. Du silence, et c’est tout.
Une sirène me tend la main.
Elle cherche à m’attirer.
Ses cheveux emmêlés forment un léger sillon dans l’eau.
J’arrive, je lui dis, attends-moi.
Voilà que je remonte à la surface.
Je crie, je hurle : j’ai peur.
Ça doit se sentir dans ma voix que j’ai peur. Des mots incompréhensibles, des sons qui ne ressemblent à rien.
Enfin, elle a tourné la tête, ma mère. Mais elle ne bouge pas. On dirait que…
C’est à lui qu’elle fait signe de sauter.
Elle est froide cette eau, alors il fait la grimace.
Il m’attrape, me pousse sur la plage, je respire difficilement.
Elle lui passe la serviette.
Son geste n’est pas précipité, juste mécanique.
Elle lui passe la serviette.
Je grelotte, je crache, je pleure.
C’est rien, qu’elle dit ma mère. T’avais qu’à pas te jeter comme ça dans l’eau. T’es malade ou quoi ?
Lui il me sèche, me frotte.
Ses mains glissent le long de mes jambes.
Elles s’attardent ses mains, jusqu’à mes cuisses.
Elles atteignent mon sexe.
Je connais déjà ce geste.
Ma mère a tourné la tête.
Ma mère regarde ailleurs.
Je voudrais replonger.

Je dois avoir dans les 13 ans.
Je suis mal foutue, des crampes partout.
Elle a pris ma température.
— Raphaëlle, ma pauvre chérie, tu restes au lit, avec une fièvre comme ça !
Ma mère m’a donné des carambars, elle a versé un lait bien chaud avec du miel de sapin dans un bol où Mickey souriait…
Non, Donald, enfin je sais plus… la mémoire parfois…
Une mère aimante, une mère d’agrippement.
— Tu n’iras pas à l’école aujourd’hui. Mais il faudra réviser tes tables.
— Écoute comme je les connais bien, maman, ma petite maman, maman que j’aime : une fois quatre quatre, deux fois quatre huit, trois fois…
Elle a eu un sourire magnifique. Je sentais bien qu’elle était fière.
Et… Non, enfin… Elle a jamais pu dire ça, ma mère !
Jamais pu faire ça.
C’était ma tante, ma tante Sonia, qui m’avait soignée ce jour-là.
L’amour et la haine, ça se ressemble, non ?
Je sais bien que David, mon frère, est le préféré de maman.
Il se fout bien d’elle, mais elle n’a de regards que pour lui.
Il dit : « Cette conne, elle m’emmerde. Fait chier de devoir se taper ses humeurs ! »
Ça la rend triste et moi, j’aime pas quand elle est triste, ma mère.
Je suis là, maman, regarde-moi… Maman ? Laisse-moi t’aimer. Juste un peu.
T’es qu’une cannibale. Me touche pas, Raphaëlle, me touche pas toujours comme ça… Pousse-toi !
N’empêche, elle m’a prêté ses chaussures à talons.
Ses préférées.
J’ai marché avec dans l’appartement.
Évidemment, j’étais pas stable, en déséquilibre constant, j’ai fini par me tordre la cheville.
Tu me prêtes ta robe rouge pour être belle ?
Tu me prêtes un peu d’amour pour avoir moins peur ?
Tu me prêtes un couteau aiguisé pour lacérer le poulet ?
Tu me prêtes un Tampax pour éviter que le sang ne tache ?
Tu me prêtes la quiche du frigo pour que je l’avale ?
Tu me prêtes tes boules Quiès pour m’absenter du ramdam de la vie ?
Tu me prêtes mon frère ?
Je lui dirai de t’aimer.

Le jour de mes 14 ans, pas de bol, mon père meurt.
Un stupide accident de voiture.
Je n’irai plus chez lui les dimanches.
Quand la vie est magnifique, faut la traiter avec beaucoup de précautions.
Faut faire gaffe, c’est tout.

J’ai 20 ans.
C’est rien 20 ans, tout juste un 2 et un 0.
Je suis enceinte.
Mon premier enfant. Je serai mère.
Est-ce que je serai mère ?
— Faudra bien que tu te débrouilles, elle me dit la mienne de mère.
— Je me débrouillerai.
— T’aurais pu attendre un peu. C’est un naze ton mec…
— Tu crois ?
— Un naze, je te dis. Qu’un ouvrier, comme ton père !
— Mais je l’aime.
— Moi j’ai eu ma dose. Maintenant toi qui te fais mettre en cloque par le premier venu. C’est le bouquet !
Elle a vieilli. Elle n’est plus aussi jolie.
Ce lardon, elle en veut pas.
Moi oui.
Je serai une bonne mère.

22 ans et je n’oublie pas que j’ai le bac.
Il est temps d’entamer des études.
Ça tombe bien, j’ai trouvé une crèche à côté de la fac pour ma petite Clémence.

Extrait
« Son crime a bouleversé une génération de lecteurs dont Salomé ne faisait pas partie, parce que trop insouciante à l’époque.
Les avocats, les experts psychiatres avaient plaidé pour un internement psychiatrique, en pointant une non-responsabilité lors du passage à l’acte.
Son discernement était profondément altéré, disaient-ils. Ils avaient prononcé le mot de suicide altruiste: On tue les siens pour les protéger d’un avenir noir, puis on se suicide. Et insisté sur la non-prise en charge d’une dépression profonde. Parlé d’un dysfonctionnement familial. De déni, de l’abandon du mari.
« C’est une mère aimante que vous allez juger et non femme maltraitante. »
Les jurés et la partie civile avaient quant à eux réclamé la condamnation à perpétuité pour préméditation.
« Les conditions concrètes, tant de la personnalité de l’accusée que de son contexte de vie, ne constituent pas des circonstances atténuantes, au regard de la gravité extrême des faits commis. »
Qui est-ce qui penserait à déposer une étoile de mer sur un cadavre. » p. 77

À propos de l’auteur
MOESCHLER_Vinciane_©Celine_LambiotteVinciane Moeschler © Photo Céline Lambiotte

Vinciane Moeschler est journaliste, romancière et dramaturge. Elle est l’auteure de nombreux romans, notamment Annemarie S. ou les fuites éperdues, Trois incendies (prix Victor-Rossel en 2019) ou encore Alice et les autres. Elle vit à Bruxelles. (Source: Éditions du Mercure de France)

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Une légère victoire

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En deux mots
Nour renverse et tue accidentellement une jeune femme. La victime était la fille de Yarol, un repris de justice qui finit de purger sa longue peine. Tous deux ont du mal à se remettre de ce drame. C’est alors que Yarol propose à Nour de venir le voir en prison.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une rencontre et deux vies qui basculent

Le troisième roman d’Odile d’Oultremont raconte la rencontre d’une jeune femme et d’un homme qui purge une longue peine de prison. Il lui a proposé de la rencontrer après avoir appris que c’était elle qui venait de tuer accidentellement sa fille. Un rendez-vous fort en émotions.

Nour Delsaux est assistante de rédaction dans un quotidien. Yarol Ponthus est en prison depuis près d’un quart de siècle. Constance Rodriguez est orpheline et dépressive. Un jour ordinaire, plombé par une météo tristounette, Nour renverse Constance, la fille de Yarol. Elle meurt sur le coup.
Quand le prisonnier apprend la mort de sa fille, c’est sa seule raison de vivre qui s’effondre. Lui qui redoutait le jour où, après avoir purgé sa peine, il retrouverait la société des hommes, n’a désormais plus aucune envie de sortir. En prison, il a désormais ses habitudes, son coin de potager et Zoltan, avec qui il partage sa cellule. Et les obsèques de Constance, auxquelles il a été autorisé d’assister, n’ont fait que le traumatiser davantage.
Le moral de Nour n’est guère meilleur. Elle se sent coupable, comme Yarol, elle a tué. «Elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle».
Quand elle reçoit le courrier de Yarol l’invitant à lui rendre visite en prison, elle ne comprend pas sa démarche. Mais quand Jeff, son compagnon, lui intime l’ordre de ne pas y aller, elle décide tout à la fois de se séparer de cet homme si intransigeant et si peu à l’écoute et d’accepter la rencontre. Même si elle ne comprend pas vraiment ce qui motive cette demande.
Comme dans ses deux précédents romans, Les Déraisons et Baïkonour, Odile d’Oultremont s’attache aux rencontres improbables, aux échanges inattendus. Entre l’assistante de rédaction et le taulard, le choc est extrême. S’il ne s’agit pas ici d’un vertige amoureux, le sentiment qui unit ces deux parfaits inconnus est tout aussi fort. Ils sont rongés par la culpabilité. La romancière montre avec beaucoup de sensibilité combien leur confrontation va les pousser à envisager différemment les choses, en tentant de se mettre à la place de l’autre. Une remise en cause qui va entraîner le lecteur à se positionner. Et ce n’est pas là la moindre des vertus de ce roman qui une fois encore confirme tout le talent d’Odile d’Oultremont.

Une légère victoire
Odile d’Oultremont
Éditions Julliard
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782260055716
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ains qu’à Saint-Remy, dans la banlieue.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«C’est ahurissant à quel point une phrase, une seule, constituée des mêmes mots, en tous points pareils, a suffi à rendre à Nour son monde entier et à faire éclore en Ponthus les prémices d’une vérité dont aucun parent ne voudrait.»
Chacun à sa manière, Nour Delsaux et Yarol Ponthus sous-vivent. L’une est enfermée dans une existence où elle se satisfait de petits arrangements avec elle-même, l’autre est écroué depuis un quart de siècle dans une cellule de huit mètres carrés. En février 2020, dans d’étranges circonstances, la trajectoire de l’un percute celle de l’autre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Douce est la nuit sur Paris. Nour marche en léger retrait de cet homme qu’elle appelle Jeff, diminutif de Jean-François. Il la tient par la main. Entre eux, une distance égale à deux bras tendus. Les cheveux blonds de la jeune femme, brossés de part et d’autre d’une raie centrale, forment comme les ailes d’un goéland. L’application que Nour déploie à trotter sur ses talons trop fins, à la même cadence rapide que son amoureux, le sien depuis vingt et un mois, est séduisante. Sous ses pieds, le trottoir est humide, elle est attentive aux fêlures dans la pierre, aux trous par endroits. Jeff avance vite, elle sautille derrière, la démarche imposée par ses foutues échasses est chancelante mais il fallait être bien habillée ce soir, élégante sans en faire trop, dans sa tête, elle répète ses gammes : Bonsoir Monsieur, bonsoir Madame, votre fils est une merveille, j’ai une chance folle, c’est absolument délicieux, la truite saumonée est divine, quel honneur pour moi de dîner à votre table, allez-y, s’il vous plaît, je vous en prie, contez-moi votre vie passionnante…
Un instant, Nour s’est égarée.
— Ça va ma chérie ?
Jeff se retourne vers elle, l’instant d’un sourire, il est tendu, un dîner chez ses parents, c’est quelque chose, un moment important, une fièvre toujours, au contraire de ceux passés chez la mère de Nour, qui ne suscitent ni affres ni embrasement.
Le grand boulevard bordé de noyers anciens est à deux voies. Il charrie le bruit des voitures qui s’y croisent dans un léger fracas, ça claque en douceur et, tout autour, la ville se prépare à dormir. Le large trottoir n’en finit pas de couler sous ses pas, on dirait une rivière juste avant la débâcle. Au numéro 258, la porte en bois vernis s’ouvre, tractée par le poignet gracieux de Maurice, soixante-sept ans dans la vie et vingt-cinq en fonction dans cette imposante demeure en pierres de France. La façade grise, fraîchement ravalée, s’étire sur 12 mètres au moins. « Le Château », comme elle ironise parfois. Jeff embrasse Maurice, Nour le remercie, les manteaux sont ôtés et posés au vestiaire. Devant eux, le hall est vaste, au sol des carreaux de marbre blanc et noir dessinent un gigantesque échiquier, on dirait l’entrée d’un palace londonien. Dans un coin, deux fauteuils laqués dorés, tapissés d’un tissu à fleurs rose, trônent sur un carré de laine bouclée couleur poudre. À chacune de ses visites, Nour se demande qui peut bien s’asseoir là. Pour faire quoi ? Une pause avant de monter l’escalier central, magistral, placé comme une invitation à grimper à l’échelle sociale ?
— Tu es magnifique, souffle Jeff.
— Toi aussi, répond Nour.
Sur le moment, elle n’a pas d’autre idée.
Il doit y avoir une quarantaine de marches. Personne, c’est certain, n’a jamais compté. La robe noire de Nour est courte mais pas trop, son décolleté affirmé mais pas vulgaire, elle a enfilé des bas légers, la mi-saison regorge d’interrogations essentielles de ce genre, trench ou manteau, collants ou jambes nues, cachemire ou fil de coton. Nour, en réalité, s’en contrefout, la problématique affleure trois fois l’an, uniquement lorsqu’il s’agit de venir ici et de dîner avec ces gens.
Depuis trois ans, le père de Jeff est ministre de l’Industrie et son épouse, la mère de Jeff, femme-de-ministre-de-l’Industrie.
— Dans la famille, ça a globalement rendu tout le monde assez con.
C’est ainsi que Jeff avait décrit la situation à Nour une semaine après leur rencontre.

Et ça lui avait plu, la façon décontractée dont cet homme engageant, un grand brun sacrément baisable, avait qualifié ce fait exceptionnel, avec humour et sans esbroufe. La réalité, par la suite, avait été plus ambiguë.
Rapidement, Nour avait compris que la nature de son poste d’assistante de rédaction au journal Le Monde suscitait une sorte de malaise, à la fois parce qu’elle travaillait dans un média réputé de centre gauche alors que le ministre Tanguy Éluard appartenait à une majorité de droite ; mais aussi parce que sa position au sein du journal, insignifiante en réalité, sans aucun pouvoir ni ambition d’en avoir, faisait d’elle une espionne dans la place, certes, mais de bien modeste facture. Ce qui, compte tenu de l’éminent statut du ministre, semblait désobligeant.
Durant les premiers mois de leur histoire, Jeff avait semblé rejeter l’idée qu’il puisse y avoir, même inconsciemment, deux camps au sein de son entourage proche. Et puis un jour, au retour d’un voyage d’affaires en Angola, Nour l’avait surpris qui murmurait au téléphone avec son père, dans une discrétion relative. Alors, sans détour, elle avait éclaté de rire, le ridicule de la situation s’était emparé d’elle, l’avait enlacée comme une étole gigantesque, elle n’avait rien pu faire d’autre que se gausser. Comme si elle avait l’intention de les trahir, le ministre et son fils, quoi qu’ils aient pu conspirer tous les deux ! C’était si mal la connaître, si mal l’apprécier surtout ! Plutôt que de reprocher à Jeff sa soudaine et ridicule paranoïa, elle avait choisi d’en rire, elle était tellement gênée pour lui qu’il puisse penser qu’il fallait se protéger d’elle, au point de chuchoter grossièrement derrière un rideau comme au temps des vaudevilles et de la guillotine. Ça n’avait fait marrer qu’elle. À compter de ce jour, peu à peu, Jeff s’était mis à revêtir une étrange armure de fils de ministre, de plus en plus épaisse, une sorte de cape censée le préserver d’agressions extérieures dont il ne fut jamais capable de déterminer la nature précise.
Alors, imperceptiblement, leur vie avait continué, leur amour aussi, mais d’une façon un peu différente, comme s’ils partageaient désormais la même pitance mais qu’ils s’abreuvaient à deux sources discordantes.
— Bonsoir, ma jolie.
Tanguy Éluard procède ainsi lorsqu’il ne se souvient plus du prénom de Nour, en lui attribuant un inoffensif sobriquet coquin qu’il attribuerait à n’importe quelle minette de passage.
— Bonjour, Tanguy.

À dessein, elle se retient de l’appeler Monsieur le ministre en retour, bien qu’il ne lui ait jamais donné l’autorisation de procéder d’une autre manière, dès lors il affiche un air brièvement contrit, la désapprobation se lit clairement dans ses yeux, mais que peut-il maintenant qu’elle a osé ? Il se tourne vers son fils, lui expédie une étreinte couplée d’un sourire forcé afin d’évacuer son courroux. Jeff a entendu, il est secrètement navré pour son père, pourtant, à Nour, il ne reprochera rien. À quoi bon tenter d’éduquer quelqu’un qui se refuse à l’être ? Au bout de quelques longues minutes à gober des olives dénoyautées en faisant un bref point sur l’état mental et physique de chacun, Madame la ministre qui, dans l’intimité, se prénomme Agathe, invite les convives à passer à table. Elle le fait d’un geste délicat, ses mains aux longs ongles bardés d’un vernis rubis brassent un air pleutre de salon mondain, constitué d’invisibles compromis en tout genre. Agathe est la reine des angles arrondis qu’elle polit avec énergie dans le sillon de son mari hâbleur. Nour la considère avec compassion, pour rien au monde elle n’aimerait être à sa place, quelle sorte de femme fait encore ce choix-là, celui de l’ombre perpétuelle avec, pour seul salut, les rires forcés d’une blague au formol et de la tarte fine au dessert. Parfois, Nour ose des questions plus personnelles à la mère de Jeff, un audacieux « comment allez-vous, chère Agathe ? » Mais la maîtresse de maison, bien que reconnaissante, botte en touche car parler d’elle n’est pas une option, et ses réponses – « bien, bien, Tanguy travaille beaucoup » ou « il a une vie à cent à l’heure, mais on ne va pas se plaindre » – sont l’aveu sans cesse répété d’une seconde place acquise pour l’éternité.

Ensuite, le dîner se déroule entre soufflé de homard et tournedos à la crème, tout ce qu’elle déteste, ces menus de l’an quarante que plus personne ne propose ailleurs que dans ces endroits où les traditions sont maintenues sous des cloches en porcelaine, assorties de privilèges dont quelques rares personnes se sustentent encore.
— Un tournedos à la crème, putain… D’écrevisses en plus. Un terre-mer.
Deux jours plus tard, avachie dans un canapé trop mou à siroter un café serré, Nour décrit le reste de la soirée, un supplice, à Rosalie, son amie journaliste rencontrée à la fac, engagée ensuite à Libé au service Culture, il y a cinq ans, pendant que Nour remplit encore des formulaires de déduction fiscale pour les déjeuners de son patron.
— J’ai été promue.
— Non ?
Nour ne s’étonne que pour la forme. Rosa est une travailleuse acharnée, elle l’a toujours été, l’exact opposé d’elle-même, et sa promotion n’a rien d’une surprise.
— Je m’occupe des portraits de quatrième de couv. Avec Sébastien. On est deux.
De joie, Nour pousse un cri d’Indien.
— Tu devrais écrire un papier sur mon beau-père. Une belle photo au gros grain en noir et blanc avec un titre un peu choc…
— « La crème de la crème » !
Rosa se marre et Nour se redresse pour ne pas avaler de travers.
— Tu réalises que le mec n’a pas arrêté de parler de prise de risque politique et de louer l’importance d’avoir confiance en les gens, de faire confiance ? Et, à côté de ça, il a passé son temps à se sentir agressé par tout, les opinions des autres, sa putain de sauce aux crustacés, la fumée de ma clope, le bruit des voitures.
Lasse, Nour relate sa conversation de l’avant-veille avec le ministre. Elle lui a raconté avoir acheté une automatique, silencieuse et propre, Éluard soupirant aussitôt, c’est le genre de considération qui l’assomme, du politiquement correct à l’emporte-pièce, ces gens qui se croient écolos parce qu’ils conduisent une hybride… Ses mots fatigués ont rebondi sur sa lèvre inférieure ourlée comme un tuyau avant de tomber dans un mépris saisissant. Dans un premier temps, Nour s’est rebiffée, vous pouvez pas dire ça, même Jeff a osé une plainte contre son père, que ce dernier a ignorée en changeant de sujet, ajoutant au mépris l’indifférence. Et voilà qu’il était déjà l’heure de s’en aller. Nour ignore si elle se sent plus frustrée à l’idée de ne pas avoir assez tenu tête au ministre ou de constater une fois de plus qu’il n’est rien d’autre qu’un autosatisfait usé aux idées politiques réchauffées au silex.
— C’était joyeux comme un parking souterrain, deux heures assise sur une chaise en velours à écouter le roi tenir un crachoir tellement éculé…
Rosa se marre, elle aime le reportage des soirées de son amie au Château. Officiellement, Nour a l’interdiction de raconter ce qu’il s’y passe, à ses amis, à ses collègues, c’est une proscription de principe, instaurée par Jeff quelque temps auparavant, pour éviter les malentendus, à laquelle elle a accepté de souscrire pour la paix de son ménage. La vérité, c’est qu’elle n’en fait rien, le récit bien trop excitant à mettre en mots agit aussi comme une catharsis, pour rien au monde elle ne se priverait de répandre les aberrations narcissiques d’un serviteur de l’État.
— Parfois je me demande : pourquoi tu restes avec Jeff ?
— Jeff n’a rien à voir avec son père. Nour dit ça en haussant les épaules. Il ne fait pas de politique et il n’en fera jamais. Et puis, accessoirement, je l’aime.
Rosalie sourit.
— C’est vrai qu’il est sympa.

La nouvelle n’est pas encore arrivée jusqu’à lui. Alors Yarol Ponthus procède comme d’habitude. Il orchestre sa toilette matinale comme une fourmi à l’ouvrage, l’espace est exigu, il connaît parfaitement sa partition. Sa routine, artisanale, fabriquée comme il peut, avec les moyens du bord ; un pain de savon jaunâtre pour le corps et du shampoing, la marque discount de chez Carrefour, toujours le même, depuis vingt-quatre ans. Il examine la surface de ses dents ambrées dans le miroir fendu puis se place sous le jet de la douche délimitée par deux murets en angle droit dans le coin de sa cellule. Huit mètres carrés rien qu’à lui. Un lit, un bureau, une armoire et un petit frigo sont disposés le long d’un mur, un écran de télévision est fixé en hauteur, à droite de la fenêtre. Au sol, deux paires de chaussures sont alignées à côté d’un réchaud en fonte. Un quart de siècle qu’il habite dans cette espèce de misère, une tanière, à peine plus d’un profond creux dans le mur, alors, pour éviter frustrations et déconvenues, il a appris autant que possible à tenir à l’écart les éléments du réel.
Lui, ce qu’il aime, c’est la philosophie. Avec elle, il n’y a rien de palpable ni d’artificiel, que des idées. Des citations de Nietzsche – « L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur » – et de Schopenhauer – « Ni aimer, ni haïr : voilà la moitié de toute sagesse. Ne rien dire et ne rien croire : voilà l’autre » – sont méthodiquement punaisées sur les murs de son cachot, vibrant de promesses impossibles ; il connaît ces deux phrases par cœur et tant d’autres dans le même genre, purgations de pacotille qu’un quotidien de quasi-inaction invite à considérer doublement. Il enfile un survêtement sous l’épaisse lumière d’un néon malade, qui clignote souvent, faute d’un entretien régulier. Ses chairs à moitié nues sont aussi blanches que l’écume, le soleil pénètre à peine dans ces mitards aux fenêtres étroites qu’assombrissent de solides barreaux et, aux carreaux des vitres, une poussière impérissable.
Dans le bâtiment C, entièrement dédié aux détenus en fin de peine, à qui l’on accorde un régime pénitentiaire allégé accompagné d’un programme progressif de réinsertion, la journée débute comme la précédente et toutes celles d’avant. En captivité, se brosser les dents est une activité dont l’intérêt premier est d’éprouver. Yarol se sent à la manœuvre et il aime ça. Il polit sa plaque dentaire et ce simple geste est l’irréfutable preuve qu’il existe encore, son corps et son esprit s’échinant à prendre soin l’un de l’autre.
Dans le couloir, les autres s’adonnent à leurs singeries habituelles, il entend les voix qui jaillissent fort et des rires familiers. Sa porte est ouverte de 7 heures du matin à 7 heures du soir sur l’univers du couloir, une trentaine de mètres de part et d’autre, jalonnés de cellules comme la sienne, chacune occupée par un individu seul. À 7 heures 30, les auxiliaires, ces prisonniers qui prétendent au service général, s’occupent de l’entretien du bâtiment, des cantines, ou récurent les coursives à la flotte javellisée, mi-fiers, mi-foutraques, voyant en leur affectation l’occasion de faire s’écouler le temps. Au même moment, un groupe d’internés se rend aux ateliers de services techniques où les hommes réparent le matériel carcéral en échange d’un salaire quasi nul.
Quoi qu’il fasse, ici, Yarol est respecté, c’est l’apanage d’un vieux comme lui, que la plupart d’ailleurs surnomment « Boss ». Il a passé plus d’années à l’ombre que dehors, ça en dit long sur ce qu’il a fait. Son ancienneté dans l’établissement lui assure, depuis lors, la déférence de la hiérarchie et des taulards, et son bon comportement le respect de l’administration. Même Quentin Bompieux, le directeur, lui voue une certaine admiration. Lorsqu’on lui parle de Yarol, il le décrit comme l’ADN de la prison. Arrivé il y a seize ans, après deux fois quatre années dans un quartier de haute sécurité situé dans le nord de la France, un bahut pour DPS, « détenus particulièrement surveillés », Yarol a été muté en 2006 à Saint-Rémy, près de Paris, quelques semaines avant l’arrivée du directeur. Il incarne en quelque sorte les archives de la genèse de Bompieux, la mémoire de ses aurores professionnelles. De cette époque, à part eux deux, il ne reste plus personne. Les autres ont été transférés, libérés ou sont morts. Bompieux est bien incapable de décrire ce qui, par ailleurs, le touche chez Yarol. Est-ce sa faculté à considérer les crimes qu’il a commis comme une part indéfectible de lui-même, en assumant sa responsabilité pleine et entière ? En contrepartie de ces vies ôtées, Yarol a décidé de posséder ses homicides, comme un bien meuble, de les faire siens, afin d’en contrôler les causes mais aussi les conséquences. À sa façon, Yarol est un sage qui s’est aventuré jusqu’au point le plus avancé de l’ignominie pour le devenir.
À l’extérieur, il n’a gardé aucun lien. Ni famille, ni ami. Les êtres humains qu’il côtoie sont reclus ou gardiens. Parfois, il demande à rencontrer un psy et, depuis peu, la date de sa libération approchant – dans six mois –, il a des rendez-vous réguliers avec une conseillère d’insertion et de probation, Mme Lacey, une grosse dame invariablement vêtue d’un pantalon beige et d’un polo bleu marine. Elle est affable et sympathique mais Yarol la trouve assez vilaine avec ses cheveux courts aubergine et ses lunettes rouges. Le drame, pense-t-il souvent, c’est qu’il ne sait plus à quoi ressemblent les femmes. Bien sûr, il en voit à la télé, allumée toute la journée, mais l’image ne dispense en rien le parfum d’un corps, la musique d’une voix ou l’enchantement d’un geste.
Lacey plaisante souvent. Elle aime à répéter : « je suis celle qui dit oui », alors qu’au même moment elle révoque un nombre impressionnant d’espoirs auxquels Yarol s’était accroché naïvement, espérant entrevoir dans le scénario de sa libération des fragments de consolation. En réalité, elle est celle qui dit non à presque tout, en concluant d’un air faussement désolé : « J’aide à la réinsertion, pas au carnaval de Rio. » Et ça lui fait une belle jambe à Yarol, cet humour à la con.
Ça fait un an, sur les bons conseils de la dame, que Yarol prépare un CAP agricole qu’il terminera dehors – il a choisi cette filière parce que, depuis quelques années, il s’occupe du potager de la prison, un terrain maigrelet de 10 mètres carrés planté au beau milieu de la cour. En promenade, les captifs marchent autour et forment une procession étrange, un genre d’incantation aux tomates et aux carottes de Yarol, des légumes qu’il bichonne comme s’ils étaient ses mômes. Avec le temps, il a appris à tailler les plants, prélever les boutures et arroser à leur juste mesure. Il aime regarder pousser les fraises et les piments, il lui arrive de choisir les semences et de procéder à quelques aménagements. Il ne s’agit pas vraiment d’une passion, mais occuper ses mains à travailler la terre, c’est autant d’heures à ne penser à rien. De là à étudier l’agriculture…
Optimiser sa réinsertion, c’est aussi choisir une voie pour augmenter ses chances de trouver un travail à la sortie et de s’autonomiser financièrement. Il a entendu cette phrase des centaines de fois mais elle n’imprime rien en lui. Le retour à la liberté, la grande magie supposée d’un nouveau contact à la vie, très peu pour lui. Yarol a le sentiment d’un exil, d’un glissement. De la perspective de quitter ces murs devrait jaillir l’exaltation d’une renaissance mais c’est au contraire une grande anxiété qu’il ressent. Une frayeur, en tous points pareille à celle qu’il a si puissamment éprouvée à la mort de son père, ce père qu’il n’a pourtant jamais connu, une trouille infinie, dont il parlera longuement aux jurés d’assises vingt-six ans plus tard, lorsqu’il sera condamné à une peine de vingt-cinq années incompressibles, J’ai pris sa mort dans la gueule et à partir de ce moment-là, j’ai eu peur tout le temps.

Il ose l’avouer à Lacey parfois. Sa future libération conditionnelle le terrifie. Enfermés depuis ce qui lui semble être mille ans, son corps et son esprit plus encore ont tous deux oublié que la part la plus intéressante de chacun réside dans ce qu’on ne peut pas prévoir. De sa sortie auraient pu advenir de nombreuses opportunités ; au lieu de ça, il est convaincu que le monde hostile ne lui réservera qu’une place de figurant ou de banni, une arrière-position dont personne ne voudrait.
— Dehors, il y a Constance.
Toujours, Lacey insiste sur cet aspect-là, délicat, indomptable, presque sauvage mais fondamental, de sa nouvelle vie. Yarol ignore quoi faire de cette information. Elle lui apparaît comme une furie tourbillonnante qui s’enroule autour de lui et à mesure qu’il y songe, il se sent contraint de tout lâcher d’un coup, ses doutes autant que ses certitudes, au profit d’un espace vierge, peuplé de vides et de silences, grand comme un désert et au milieu duquel se trouve Constance, qui l’observe, impavide. Il espère un sourire ou une main tendue mais, sur le visage de sa fille, il n’y a rien qu’un regard fixe et dans ses mains libres de la poussière de sable.
Comment espérer qu’elle soit heureuse de le revoir après tant d’années de crimes et de délits ? Et pourtant, elle est là. Dehors. Réelle.
Elle a quitté sa douche, ses longs cheveux essorés sont rassemblés à la droite de son doux visage, presque enfantin. Nour a trente et un ans, elle en paraît dix de moins.
Jeff travaille sur le coin de la table de la cuisine, il consulte des rapports d’activité d’entreprises que ses clients envisagent de racheter. Les fusions-acquisitions, c’est sa spécialité. Au début, il avait hésité à devenir pénaliste ou à faire du droit social, mais des événements dont il n’a jamais spécifié la teneur se sont chargés de modifier ses plans initiaux ; Nour le regrette souvent, elle aurait aimé partager la vie d’un idéaliste qui se consacre à de justes causes. Elle aurait aimé, dans un autre registre, ne pas se retrouver dans cette situation où juger le choix de carrière des autres ne se fonde sur aucune crédibilité quand on a, comme elle, terminé l’école de journalisme de Lille avec mention mais que, par une sorte de lâcheté paralysante déguisée en paresse, on se contente depuis des années d’un poste largement sous-qualifié. Elle s’approche de Jeff et l’embrasse dans le cou, lui confie un baiser appuyé, elle veut sentir l’odeur de sa peau mêlée à celle de ses cheveux bruns, là où il fait tiède encore alors que la chaleur de la nuit tarde à s’échapper.
— Je vais au cimetière, tu viens avec moi ?
— Je dois ? renâcle-t-il.
D’un geste, elle se détache de lui, quitte la cuisine et ravale en silence une offense contre laquelle elle se pensait prémunie.
— Pardon, chérie, j’ai du boulot.
Il a dit ça sans même lever les yeux. Il faudrait du courage à Nour pour lui répondre que, oui, elle aura du mal à pardonner ce genre de déconsidération, mais en ce matin du dixième anniversaire de la mort de son père, elle veut éviter d’inciser plus encore dans sa peine et, plutôt que de diriger vers Jeff sa colère froide, elle choisit de discipliner sa respiration et avale la couleuvre sans un mot en retour.

Le soleil sec de ce neuvième jour du mois de février cogne sur le coude de Nour, plié en deux et posé sur le rebord de la vitre. On est dimanche, Waze indique le cimetière à seize minutes. À sa droite, sur le siège passager, se trouve un bouquet composé de roses et de quelques renoncules. Les fleurs sont pour son père, enfin pour ce qu’il reste de son père, une dépouille rangée dans un caveau, enfermée ad vitam, qui attend on ne sait quoi, peut-être que d’autres qu’il a aimés au temps de sa vie d’ardeur lui fassent, parfois, l’honneur d’une visite. Le feu est rouge, Nour patiente au volant de sa nouvelle Dacia hybride, bijou de modernité, aussi agile que silencieuse dont ses jeunes collègues, journalistes pour la plupart, tous épris de justice sociale et d’écologie, lui ont fait l’éloge des mois durant. Toute bonne action mérite sa juste punition. Elle aurait pu penser à cette connerie d’expression, elle aurait surtout dû garder sa Polo diesel. On commence citoyen écolo et on termine assassin.
Le feu passe au vert. De sa main gauche, elle tient le volant, de l’autre, elle fait glisser l’élastique de ses cheveux jusqu’à le tenir dans sa paume, Liquid Sunshine de Biga Ranx à fond dans l’habitacle. »

Extrait
« Il faut bien s’acquitter du quotidien. En réalité, elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle, malgré les mises en garde de ceux et celles qui n’ont cessé de lui répéter qu’il fallait qu’elle se repose. Mais de quoi? D’avoir été le vecteur accidentel de l’expression de la malchance? Ou d’être un monstre? » p. 66

À propos de l’auteur
OULTREMONT_odile_©Charlotte_Krebs

Odile d’Oultremont © Photo Charlotte Krebs

Odile d’Oultremont est scénariste, réalisatrice et romancière. Après deux romans très remarqués, Les Déraisons, prix de la Closerie des Lilas, et Baïkonour, prix du Roman qui fait du bien, elle publie Une légère victoire en 2023. Odile d’Oultremont vit à Bruxelles. (Source: Éditions Julliard)

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Boris, 1985

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En deux mots
Malgré une jambe cassée Douna Loup a mené à bien son projet de partir sur les traces de son grand-oncle Boris. En 2019, elle se rend aux États-Unis puis au Chili pour retrouver témoins et documents et tenter de comprendre la mystérieuse disparition de cet homme en 1985, durant la dictature de Pinochet.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas de son grand-oncle

Douna Loup s’éloigne de la fiction pour nous livrer le récit de son enquête aux États-Unis et au Chili pour tenter de comprendre les circonstances de la disparition de son grand-oncle Boris au Chili en 1985.

«Début janvier 2018, je sors d’un concert avec ton prénom dans la tête, Boris.
Je viens d’entendre la chanson Vino del mar, dédiée à Marta Ugarte, jeune femme militante de gauche, torturée puis jetée à la mer d’un hélicoptère par les soldats de Pinochet en 1976. Boris, mon grand-oncle, a disparu au Chili en 1985. Et cette chanson résonne comme un appel à me souvenir et à aller le voir.» Il suffit parfois d’un air de musique pour se lancer dans un projet qui mûrissait lentement. Car Douna Loup se sentait investie d’une mission, rendre à Boris Weisfeiler un visage, le sortir de l’oubli.
Né en 1941 à Moscou, Boris Weisfeiler va réussir à sa faire une place comme mathématicien et ce malgré tous les obstacles mis au travers de sa route. Issu d’une famille juive, il apprend vite à rester discret, à ne pas s’exposer. Mais très vite sa situation va devenir intenable. Après avoir refusé de signer une lettre à l’encontre d’un collègue, il est classé «antisoviétique» et comprend que pour pouvoir poursuivre ses recherches, il ne lui reste que l’exil. Après quelques péripéties, il finit par gagner les États-Unis, d’abord à Princeton puis à l’Université de Pennsylvanie. Et pour se détendre, il pratique la randonnée, explore les contrées sauvages de son nouveau pays – il est naturalisé américain en 1981 – et des pays alentour. « J’imagine le repos qu’il trouvait dans cette pratique, le repos de ne plus être juif lorsqu’il est assis sous le chêne, de ne plus être russe sur son radeau solitaire, de ne plus être un homme, de ne plus être qu’un souffle libre, doux, dans la tendresse brute de la vie qui l’entoure de toute sa masse. Montagnes du Pérou. Torrents de l’Alaska. Lacs du Yukon. Forêt, cailloux sans noms, bêtes inconnues, baies étrangères, champignons autochtones. Boris avance dans cette assemblée qui l’accueille sans demande de passeport, sans débat de religion, il dort où bon lui semble, rêve sous la neige, marche dans l’eau, la boue, les pierres et se trouve en cette communauté première comme en son grand chez lui.»
Pour les congés de Noël 1085, il se rend au Chili. Début janvier, on perd sa trace. Il ne sera jamais retrouvé. On comprend alors pourquoi sa petite-nièce a éprouvé le besoin d’en apprendre davantage: «Boris, j’ai honte parfois de parler de toi que je ne connais pas. Toi qui étais si discret. Tu n’aimais pas causer de trouble, évitais de faire du bruit dans le fracas du monde. Tu es passé dans cette vie pour comprendre un peu de sa musique, la traduire en mathématiques, cette musique du vivant, la jouer, sourire à tes amis et tout à coup disparaître pour toujours sans laisser de traces. Laisser une équation sans résolution. Une dissolution.»
Même si son enquête a failli tourner court. Car en arrivant aux États-Unis avec ses filles, elle se casse la jambe. Mais elle est obstinée et volontaire et décide après quelques jours de suivre son plan et de parcourir la côte-Est de Chicago jusqu’en Caroline du Nord, en passant par Washington D.C. et la Virginie avant de rejoindre le Chili. Autant d’étapes qui vont lui permettre de rassembler de nombreuses pièces d’un puzzle qui reste toutefois incomplet. Car de nombreux témoins refusent d’apporter leur concours, ce qui somme toute est assez compréhensible car le Chili sous Pinochet était loin d’être un État-modèle. Il offrait alors l’asile aux anciens nazis tels que Paul Schaefer qui avait érigé la Colonia Dignidad, vaste domaine près duquel on a perdu la trace de Boris. «Schaefer bénéficie d’une totale liberté pour créer cette enclave allemande où il règne en maître absolu. L’Allemagne
ne s’en inquiète pas, décrétant par l’entremise de son ambassade que c’est au Chili de régler ce qui se passe sur son territoire.»
Douna Loup expose les pièces du dossier sans juger et met le lecteur à la place d’un juré d’assises. En l’absence de preuves, c’est son intime conviction qui est sollicitée. À vous de juger !

Boris, 1985
Douna Loup
Éditions Zoé
Roman
160 p., 17 €
EAN 9782889070930
Paru le 2/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Chili, de Santiago à la Patagonie. On y évoque aussi la Suisse et un périple qui passe par la Côte-Est des Etats-Unis, notamment par New York, Boston, Washington D.C., Philadelphie, Roanoke en Virginie, Asheville en Caroline du Nord.

Quand?
L’action se déroule en 2021, avec des retours en arrière, principalement autour de 1985, l’année où Boris Weisfeiler a disparu.

Ce qu’en dit l’éditeur
Janvier 1985. Boris Weisfeiler, quarante-quatre ans, disparaît dans le Chili de Pinochet. Né en URSS au sein d’une famille juive, ce surdoué des chiffres s’était exilé aux États-Unis pour pouvoir exercer librement les mathématiques. Silhouette longiligne, large sourire, il s’évadait souvent marcher seul dans les contrées les plus sauvages possibles.
2019-2020. Douna Loup, petite-nièce de Boris, veut comprendre cette disparition irrésolue. De Boston à Moscou en passant par le Chili, elle mène l’enquête, rencontre des témoins, rassemble des pièces à conviction. En nous transportant dans le Chili des années 80, elle nous entraîne aussi au plus intime d’elle-même.

Les critiques
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France Info Culture
RTS (Nicolas Julliard – entretien avec Douna Loup)
Actualitté (Barbara Fasseur)
Le Podcast Journal (Colette Dehalle)
Blog America Nostra
Le blog de Fabien Ribéry
Blog L’or des livres
Blog de Francis Richard


Douna Loup présente son roman Boris, 1985 © Production éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Vino del mar
Début janvier 2018, je sors d’un concert avec ton prénom dans la tête, Boris.
Je viens d’entendre la chanson Vino del mar, dédiée à Marta Ugarte, jeune femme militante de gauche, torturée puis jetée à la mer d’un hélicoptère par les soldats de Pinochet en 1976.
Boris, mon grand-oncle, a disparu au Chili en 1985. Et cette chanson résonne comme un appel à me souvenir et à aller voir.
L’histoire de Boris n’a jamais été proche de moi, mais elle était là, elle faisait partie du paysage familial. Ce grand-oncle brillant, aventurier, mathématicien russe devenu américain, avait disparu mystérieusement aux abords d’une secte allemande au Chili. J’entendais alors des mots effrayants comme tortures, rétention, extrémisme…
Il y a un site sur Boris Weisfeiler. Nourri par sa sœur Olga, qui a passé plus de trente ans à se battre pour obtenir vérité et justice. Des recherches, des procès, des voyages, et toujours ce même flou quant aux faits. Le 5 janvier 1985, Boris randonnait au Chili, la veille il avait passé la nuit dans la montagne avec un berger, le matin il lui a dit au revoir et il est parti. Il est descendu près de la rivière El Ñuble, et c’est là que l’on perd sa trace. À moins de cent kilomètres de la Colonia Dignidad, la tristement fameuse secte allemande suspectée de pratiquer la séquestration, la torture et bien d’autres atrocités au pied des Andes.

8 février 2018
Bonjour Olga,
Je te remercie pour la réponse rapide à mon message!
C’est Jacqueline (ma grand-mère) qui m’avait raconté l’histoire de son demi-frère Boris il y a longtemps déjà. Il m’est difficile de dire exactement les raisons de mon intérêt soudain… J’ai écrit deux romans qui retracent des vies, des destins. C’est une façon que j’aime beaucoup de parler d’histoires réelles avec le souffle de la fiction.
Je comprends que tu aies commencé mais pas fini ce «livre» dont tu me parles sur l’histoire de ton frère Boris. L’arrêt du procès au Chili et l’absence de «fin» est certainement très difficile.
À bientôt!
Douna

Et ainsi nous sommes-nous mises à nous écrire au fil des mois.
Et ainsi s’est esquissé mon projet de traverser l’océan pour aller la rencontrer à Boston et recueillir des témoignages sur Boris.
Et ainsi ai-je parfait mon anglais:
Olga: « Si je peux me permettre — en anglais c’est Chile car le chili est un aliment épicé originaire de Texas, US et du Mexique.»

En janvier 2019, après une année à bâtir mon terrain d’approche, une année à rencontrer Olga par e-mail, à lire, à tâtonner, ça a commencé vraiment. Le mouvement. Je suis partie avec mes filles qui quittaient l’école pour trois mois, nous avons pris l’avion pour New York puis le bus pour Boston et nous y étions.
Olga qui au début était à la fois méfiante et enthousiaste, Olga ne pouvait que constater que mes mots étaient suivis d’actes, que je ne bluffais pas par curiosité éphémère. J’étais là.

Boston, 13 janvier 2019
Il fait froid, les rues sont larges.
J’ai rendez-vous avec Olga à Brookline, à l’ouest de Boston. Olga est une étrangère familière. Grand-tante que je rencontre adulte pour la première fois. Elle ressemble à ma grand-mère. Ses petits yeux rieurs et remplis de mélancolie ne tardent pas à s’humidifier à l’évocation de son frère. Des lacs russes, ces yeux. Et sa langue anglaise roule comme une rivière brute. Elle nous laisse un pull en laine de plus, en bonne mère protectrice. Et des gants. C’est vrai qu’il fait froid en janvier à Boston.
Nous nous reverrons dans quelques jours pour
commencer les entretiens et planifier les rencontres avec les amis de Boris qui vivent à Boston.
Le voyage commence là. Dans ce réel glacé qui court sur nos visages malgré le soleil. Je marche avec mes filles sur un trottoir gelé. Nous remplissons des sacs de vêtements chez Goodwill, un énorme magasin de seconde main où nous devenons folles au milieu de toutes les bonnes occasions suspendues dans les rayons. Elles nous promettent un confort bien plus adapté à l’hiver aux États-Unis que les vêtements de nos valises.
Mais un voyage, c’est toujours la remise en question totale des plans préétablis.

Les miens sont radicalement balayés par un accident à la patinoire. Tibia et péroné cassés, opération, nuits d’hôpital qui n’en finissent pas, le tout saupoudré d’une tempête de neige. Mon voyage prend soudain les allures d’un cauchemar.
Je dois le traverser, et j’y suis aidée. À ma sortie de l’hôpital, nous avons la chance d’être logées dans une incroyable maison partagée par deux amies de soixante-dix ans, leurs filles et la famille de chacune. Trois générations sous le même toit, plusieurs étages et une seule grande cuisine dans cette maison de bois de Chestnut hill.
Une semaine après mon accident, les rencontres
commencent, me voilà en face de Veronika pour
une première interview avec ma jambe dans le
plâtre. Boris prend de nouveaux contours. Mais il est aussi très fuyant, il est celui qui disparaît sans laisser de traces. Au début, m’avoue Veronika, après sa disparition au Chili, oui au début c’était comme d’habitude, comme cela avait toujours été, j’étais tellement habituée à ce qu’il disparaisse de ma vie brusquement et ne donne plus signe de vie, je m’attendais à le voir resurgir. Mais cette fois-ci les mois ont passé et il n’a plus refait surface. Il a bien fallu l’admettre, quelque chose n’allait pas.
Quelque chose s’était passé.
Veronika est une grande femme élégante, ses yeux sont vifs lorsqu’elle parle de Boris, qu’elle a aimé. »

Extraits
« Boris, j’ai honte parfois de parler de toi que je ne connais pas.
Toi qui étais si discret. Tu n’aimais pas causer de trouble, évitais de faire du bruit dans le fracas du monde. Tu es passé dans cette vie pour comprendre un peu de sa musique, la traduire en mathématiques, cette musique du vivant, la jouer, sourire à tes amis et tout à coup disparaître pour toujours sans laisser de traces. Laisser une équation sans résolution. Une dissolution.
Il paraît que tu écrivais de la poésie. Mais je n’ai retrouvé aucun de tes poèmes. Tu les as emportés dans ton silence. Tu les récitais simplement par cœur à quelques amis proches. Ils n’étaient pas écrits ailleurs que dans ton cœur, ces poèmes. Ils flottent dans la musique du monde. Si je tends bien l’oreille, puis-je encore les entendre ? » p. 49

« En 1954, Paul Schaefer crée une secte en Rhénanie, c’est un prédicateur évangélique, et dans sa maison d’accueil pour jeunes orphelins, il viole de nombreux garçons. Accusé à plusieurs reprises, il fuit l’Allemagne, le Chili l’accueille à bras ouverts et il y achète en 1961 un domaine isolé de 3 000 hectares à 350 km au sud de Santiago pour créer sa Colonia Dignidad. Colonie de la Dignité !
Officiellement elle fait œuvre de bienfaisance. Ayant pour but d’accueillir, éduquer et soigner les nécessiteux. Il obtiendra ainsi beaucoup de privilèges (exemption de frais de douanes, d’impôts, aucun contrôle administratif). Schaefer bénéficie d’une totale liberté pour créer cette enclave allemande où il règne en maître absolu. L’Allemagne
ne s’en inquiète pas, décrétant par l’entremise de son ambassade que c’est au Chili de régler ce qui se passe sur son territoire. p. 72

« J’imagine le repos qu’il trouvait dans cette pratique, le repos de ne plus être juif lorsqu’il est assis sous le chêne, de ne plus être russe sur son radeau solitaire, de ne plus être un homme, de ne plus être qu’un souffle libre, doux, dans la tendresse brute de la vie qui l’entoure de toute sa masse. Montagnes du Pérou. Torrents de l’Alaska. Lacs du Yukon. Forêt, cailloux sans noms, bêtes inconnues, baies étrangères, champignons autochtones. Boris avance dans cette assemblée qui l’accueille sans demande de passeport, sans débat de religion, il dort où bon lui semble, rêve sous la neige, marche dans l’eau, la boue, les pierres et se trouve
en cette communauté première comme en son grand chez lui. » p. 111

À propos de l’auteur
LOUP_douna_©_Elisa_Larvego.jpgDouna Loup © Photo Élisa Larvego

Née à Genève, Douna Loup a grandi dans la Drôme, a travaillé à Madagascar et vit désormais à Nantes. Elle a publié au Mercure de France L’Embrasure (2010, Prix Schiller découverte, Prix Michel-Dentan et Prix Senghor du premier roman), Les lignes de ta paume en 2012, L’Oragé en 2015. En 2019 paraît aux éditions Zoé Déployer, suivi de Les Printemps sauvages (2022, Zoé poche 2023). Son écriture se caractérise par un rythme entêtant et sensuel, par une langue qui revient à la ligne quand elle veut, et qui traduit le sentiment de liberté auquel aspirent ses personnages. Avec Boris, 1985 (Zoé, 2023), Douna Loup dit «je» pour la première fois. (Source: Éditions Zoé)

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De vengeance

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En deux mots
Après avoir tué par accident un jeune homme que de toute manière elle n’aimait pas, la narratrice se dit que le crime parfait n’est trop compliqué à réaliser. Alors elle décide de se venger des pollueurs, de ceux qui négligent leur chien, des violeurs. Son tableau de chasse grandit jour après jour…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Par plaisir de l’homicide

J.D. Kurtness, une nouvelle voix venue du Québec, retrace dans ce court et percutant roman le parcours d’une meurtrière «pour la bonne cause». Et réussit le tour de force de nous la rendre de plus en plus sympathique alors que les cadavres s’accumulent.

Tout a commencé par un homicide involontaire. En voyant Dave Fiset accroupi au bord de la rivière, la narratrice, encore adolescente, a l’idée de lui balancer un caillou dans les fesses. Mais son geste est imprécis. Quand elle se relève, il lui faut constater que l’aîné des Fiset est allongé sans vie, la tête dans l’eau. La meurtrière ne sera pas inquiétée. «Ce n’est pas que j’éprouve de la culpabilité, c’est l’impossibilité de me vanter que je trouve le plus difficile, Je fais donc de mon mieux pour oublier l’épisode.»
Quelques années plus tard, elle est en ville pour ses études dans un appartement quasi insalubre qu’elle partage avec Gustave et sa cousine Simone. Ce ne sont pas ses maigres revenus de traductrice qui lui permettront d’améliorer son ordinaire, de se nourrir avec autre chose que des pâtes, de souffrir du froid en hiver, de la canicule en été. «Nouilles, café et marijuana: la diète de l’étudiant.» Après avoir essayé en vain d’améliorer l’isolation en injectant de la mousse expansive entre les cloisons, elle hérite du reste du tube. C’est alors qu’elle conçoit un nouveau plan pour se venger de tous ces profiteurs et pollueurs qui détruisent la planète. À la nuit tombée, elle va injecter de la mousse dans les gros pots d’échappement, puis s’en va. Par prudence, il est hors de question de traîner dans le quartier ou même de chercher à savoir quels sont les effets de son petit jeu. Gare aux propriétaires de chiens qui oublient de ramasser les crottes de leur animal de compagnie, aux administrateurs de sociétés énergétiques – gros pollueurs – ou encore aux violeurs. «On trouve toujours de bonnes raisons. Le crime parfait se présente tout simplement». Alors, elle s’amuse tout en se disant qu’elle ne fait que rendre justice.
Jusqu’au jour où elle déroge à cette règle et intervient dans son propre écosystème. Muni d’une carabine à plombs, elle tire sur des voisins bruyants depuis le toit de son immeuble. «C’est de la négligence, de la faiblesse. Je pense que la ville me rend folle. Du moins, elle me fait faire des erreurs.»
J. D. Kurtness ose mettre en scène, avec beaucoup d’humour noir, une narratrice méchante, calculatrice et froide, tout en réussissant le tour de force de nous la rendre sympathique. Il faut dire, comme elle le théorise elle-même, que son visage son est son meilleur alibi. On lui donnerait le bon dieu sans confession. Et qu’elle parvient avec finesse à nous faire croire qu’elle n’est qu’une victime du système. Un système qui, elle le sent bien, va finir par la broyer. Car la technologie avance à pas de géants dans son domaine – elle est traductrice, rappelons-le – et elle sent bien que les machines vont bientôt la supplanter. Alors, il est raisonnable d’agir.
Ce premier roman très culotté est paru en 2017 au Québec où a été multi primé : Prix coup de cœur des amis du polar, Indigenous Voices Awards (saluant un écrivain autochtone émergent) et Prix Découverte du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Les éditions dépaysage ont eu la bonne idée de nous faire découvrir cette nouvelle voix percutante, corrosive et fort prometteuse.

De vengeance
J.D. Kurtness
Éditions dépaysage
Roman
172 p., 20 €
EAN 9782902039340
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman est situé au Canada, principalement à Montréal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Comme la vengeance demande de l’énergie et du risque, il faut faire des choix. On ne peut pas punir tout le monde. On ne peut pas éliminer tout le monde, même si, à un moment ou un autre, ils finissent tous par vous taper sur les nerfs. Mais on peut se faire plaisir. »
Peut-on avoir de bonnes raisons de tuer son prochain et, pire encore, de s’en réjouir ? Selon la narratrice de ce roman, une jeune femme discrète au visage angélique, cela ne fait aucun doute. Le plus dur, pour nous, c’est de ne pas être d’accord avec elle…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Devoir (Michel Belair)
La Recrue (Julien Alarie)
Blog Hop! Sous la couette
Blog Julie lit au lit

Les premières pages du livre
« I.
Présentations d’usage
Qui n’a pas déjà rêvé de tirer quelqu’un dans la face avec un fusil de chasse ? Peu importe les raisons. Elles sont toutes bonnes, sur le coup. C’est quand elles demeurent bonnes longtemps que j’agis.
Chaque jour, je regarde une meurtrière dans les yeux. Elle est là, de l’autre côté du miroir (qui est aussi mon côté, mais vu à l’envers). Je suis une meurtrière. Ce visage est le mien. Mon visage est celui d’une meurtrière. Voilà.
Je sais ce à quoi une meurtrière ressemble. Salut.
J’énonce ma phrase en me regardant dans les yeux, les mains appuyées sur le bord du lavabo : « Je suis une meurtrière. » Ma version de « t’es belle, t’es fine, t’es capable ». Mes lèvres bougent et, selon ce que je prononce, quelques dents apparaissent. On les voit aussi quand je souris.
Je parle lentement, dans ma tête ou tout bas. Je prends parfois un risque et je le dis sur un ton normal, plus fort. J’aime entendre ma voix. Son murmure dans mon appartement silencieux, qui s’échappe de la salle de bain et meurt dans le bourdonnement électrique des murs. J’écoute les clics irréguliers des calorifères qui chauffent, indifférents à ma situation.
Je le dis aussi parce que j’ai un peu peur de l’oublier. La vie peut être douce, et je prends des pauses.

C’est l’après-midi, j’ai douze ans. Mon primaire est fini. Depuis trois semaines, je suis en vacances. Je suis sur le bord de la rivière. J’aime être dehors. Je sors à sept heures du matin et je reviens juste pour manger. Il y a même des fois où je saute un repas, mais ça agace mes parents. Je reviens le soir, quand on voit moins bien. Je dors et je recommence. Dix-huit heures de lumière par jour, le bonheur.
Ici, c’est mon coin. L’arbre se grimpe bien, et il y a trois branches à la bonne place. Une sous mes fesses, une où appuyer mes pieds, et une dans mon dos. Elles forment une sorte de chaise. J’ai une belle vue sur la rivière qui coule dans le fossé plus bas. Je vois aussi le talus en arrière. Si je m’étire, je vois jusqu’au cimetière, par où passe le sentier. Une vue à deux cent soixante-dix degrés autour de moi, assez bien dégagée. Ce n’est pas grave si je ne vois pas derrière moi. Il n’y a que la forêt, trop dense pour y jouer à ce temps-ci de l’année. Après la forêt, il y a le parc municipal, où personne ne va… Pourquoi aller dans une semi-nature quand tout est vivant autour ?
Là-haut, personne ne me voit. Parfois, j’apporte un lunch. Je le prépare moi-même. Mes parents me trouvent responsable, leur angoisse que je meure de faim s’estompe. J’entre dans l’adolescence, il est normal que je ne leur parle presque plus. C’est leur théorie.
Je choisis des emballages qui ne reflètent pas la lumière. Pas d’aluminium, pas de sac de plastique. J’ai vu un film où le témoin d’un meurtre se faisait voir par les criminels parce qu’un rayon de lune était reflété sur la lentille de ses jumelles. Ça ne m’arrivera pas. J’évite aussi les lunettes de soleil. C’est une chose de moins à traîner, que je risquerais d’échapper.
Le bruit, c’est un peu moins grave. On peut déballer quelque chose, ouvrir un contenant, dézipper son sac, bouger, soupirer. Le bruit de la rivière enterre pas mal tous les autres, sauf les cris.
J’ai découvert le spot la semaine dernière. Je suis arrivée tôt parce que je voulais faire du repérage avant que les autres arrivent. Des fois, j’arrive trop tard et il y a déjà du monde sur le bord de la rivière, ou sur le chemin qui y mène. Dans ce temps-là, je vire de bord.
Il y a huit jours exactement, je suis arrivée assez tôt pour trouver un coin tranquille. Une place où personne ne pense regarder. Je l’ai enfin trouvé, l’arbre parfait. À côté du tronc, il y a une roche assez haute pour atteindre les bonnes branches. C’est un sapin baumier, un gros qui, par miracle, a échappé aux massacres des Noëls du dernier siècle. Il est vieux et presque mort. Il ne sent pratiquement plus rien. Il n’a pas trop de gomme qui colle sur les vêtements. Même si ça sent bon, la gomme de sapin, c’est difficile à faire partir alors j’évite. Je ne veux pas de trouble avec ma mère.
Je compte les jours depuis ma découverte : huit. Je compte beaucoup de choses : le nombre d’enfants en bas, les tuiles au plafond de ma chambre, les trous dans mes espadrilles, le nombre exact de secondes que met un œuf à cuire, le rond à quatre, pour que le jaune demeure coulant, mais qu’il ne reste plus de morve. Plus on planifie, plus on s’évite les mauvaises surprises.

Ce fut d’abord de la chance : un hasard, une bonne réaction, un plaisir. Maintenant, c’est de la préparation : mentale, physique et matérielle.
Je sursaute encore quand je croise mon image : son reflet dans les vitrines, sur les petits et grands miroirs, en miniature sur les photos. Je n’ai pas le bon visage. Certains diraient : « Tu as le parfait visage. » Je suis née avec le visage d’une autre et mon vrai visage est ailleurs, occupé à recouvrir la mauvaise âme.
Je n’ai pas ce qu’ils appellent le physique de l’emploi. Ma face devrait être anguleuse et magnifique, maigre, avec l’air légèrement malade qui attire certains hommes. Cette allure de femme dangereuse et mystérieuse qu’on nous présente sans cesse, je ne l’ai pas. À la place : un visage sain et clair, le mien. Mes traits sont si inoffensifs. J’irradie l’innocence et les plaisirs simples, comme la fermière sur les pintes de lait, la jeune fille sur les crèmes anti-acné. Comme elle, mes pores respirent bien. Traits ronds, sourire facile, bonnes dents, yeux rieurs. J’ai même des pattes d’oie qui se dessinent, quand on regarde de près. Ma peau pâle rosit sous l’effet du vent, du froid ou de l’effort. Mes joues sont à croquer en automne. On n’a jamais cessé de me le dire. Toutes ces heures passées au grand air, les taches de rousseur : on n’y suspecte rien, sauf la santé.
Où est cet autre visage qui devrait être le mien ? Où sont passés la mâchoire pointue, les grands yeux fiévreux, les pommettes saillantes ? Ces cheveux sévères, sur qui ont-ils poussé ? Mon âme a-t-elle été confondue avec une autre dans les limbes, échangée par mégarde, comme ces bébés naissants dans les hôpitaux d’Amérique latine ?
Est-ce que les gens laids sursautent, eux aussi, quand ils voient leur reflet, estomaqués par leur physique ingrat, qu’aucune accumulation de souffrance n’atténue ? Ressentent-ils la même confusion que moi, après certains actes, parce que je n’en reviens pas que ma face conserve sa symétrie ?
Si je correspondais à mon intérieur, j’aurais un air dangereux, comme les méchants dans les films, ceux qui meurent rapidement : la chair à canon basanée, les chauves, les défigurés, les autres. J’émettrais aussi l’odeur du danger, mais je dois me rendre à l’évidence : il n’en est rien. Mon bouquet de phéromones percute les gens sans qu’ils s’en rendent compte, comme les virus ou les radiations. Pourtant, le danger, c’est cette femme que je regarde du coin de l’œil dans la vitrine, son reflet qui me suit à chaque nouvelle fenêtre. C’est elle dans la salle de bain, au-dessus du lavabo. C’est elle qui sourit avec son air innocent.
J’ai l’air d’une infirmière, d’une libraire, d’une joueuse de soccer. Mon visage est mon meilleur alibi.

Je devrais commencer par le début. J’ignore à qui je m’adresse. Tu es une créature du futur, puisque le moment présent est déjà terminé. Je t’appelle créature, car les hommes et les femmes sont des catégories qui pourraient disparaître, comme la théorie des humeurs. Es-tu un amas de graisse ? Es-tu un encéphale dans une jarre ? Peut-être que mon texte a été converti en impulsions électriques, prédigérées pour un cerveau seul, sans organes, qui flotte dans un liquide nutritif et conducteur. Es-tu une machine ? Es-tu un enfant ? Es-tu citoyen de la République populaire de Chine, maintenant que vous êtes devenus les maîtres du monde ? Es-tu un réfugié intergalactique ?
Peut-être que rien n’a changé, yet. Dans ce cas, tu es une créature du futur immédiat. Tu es ma voisine, mon employeur ou mon ami. Je préfère quand même me dire que je m’adresse à quelqu’un qui ne sera pas ici en même temps que moi. Je ne veux pas blesser une personne de mon entourage. On n’empoisonne pas son propre puits.
Je choisis le danger et un jour j’aurai trop poussé. Ma vie sera brève, comparée aux statistiques. Tout est relatif : à l’époque de la peste bubonique, j’en serais au crépuscule de mon existence. Ou déjà morte, en couches. Ou de la pneumonie dont j’ai souffert à cinq ans. Sans la médecine moderne, on serait bien tous morts, avec nos corps flasques, nos grosses têtes, nos yeux de taupes. Ça, ou notre anxiété rampante.
De toute façon, j’anticipe qu’il reste dix, quinze ans, avant qu’on soit tous suivis à la trace, de la fécondation à la crémation. Même avant, même après. On l’est déjà, si on ne fait pas attention. Je fais attention. Je m’amuse et je saupoudre un peu de ma justice avant la fin, avant qu’un Système immense et impossible nous avale tous.
Donc, cela se passe l’après-midi. C’est aussi, je le vois maintenant, la fin de mon enfance. Le soleil est encore très haut dans le ciel, mais il ne fait pas trop chaud, peut-être vingt-quatre degrés. Le vent est frais. Il vient du nord, lentement. Je sens le soleil à travers mon linge et sur ma nuque, là où il passe entre les feuilles des arbres autour. Tout est beau. Ça sent bon : le vent, le vieux sapin, moi.
Déjà, dans ce temps-là, juchée dans mon arbre, je pense à vous, gens du futur. Je m’imagine à votre place, et tout savoir. Je regarde cependant la télévision et, comme la majorité des enfants, j’entretiens le sentiment d’assister à la mort de quelque chose de précieux : la terre, l’air frais, l’eau qui coule, le chant des oiseaux qui entre par la fenêtre, le matin. Tout ceci va mourir, parce qu’on ne recycle pas assez, qu’on rase la forêt amazonienne, et qu’un malade a mis le feu à une pile de pneus à Saint-Amable.
Décrire l’époque dans laquelle on vit est toujours difficile : on focalise sur ce qui semble important sur le coup. Le quotidien est souvent laissé de côté. Pourtant, il révèle beaucoup plus que nos idéaux profonds. L’exemple que je donne, quand j’ai des conversations imaginaires avec des entités venues d’ailleurs (temps, espace, espace-temps), c’est que tout ce que nous mangeons, ou presque, aura été à un moment où un autre dans un emballage en plastique. Le sachet qui contient les semences. Les racines, protégées par une bâche qui conserve l’humidité et retient la chaleur. Les fruits et légumes qui vont dans un petit sac transparent, puis un sac plus grand avec les autres aliments, puis sous une pellicule de cellophane quand il en reste, ou pour les réchauffer, et enfin dans la poubelle, et ensuite dans un plus gros sac-poubelle. La viande aussi. Elle arrive le plus souvent dans un contenant de styromousse recouvert de plusieurs épaisseurs de cellophane, et parfois le morceau est entre deux épaisses feuilles de plastique fusionnées ensemble, mis sous vide.
Et rajoutons les bouteilles de jus, d’eau, de boissons sucrées. Certains ont même osé mettre le lait dans des bouteilles de plastique, ce qui le rend infect. Le lait pour les enfants est généralement distribué dans une poche de plastique, qu’on achète par lot de trois ou quatre, emballés à leur tour dans un sac de plastique plus grand. Celui-ci a de la couleur et contient les informations que les poches individuelles ne dévoilent pas.
Viennent ensuite tous les biscuits, les craque¬lins, la crème glacée, les pâtes alimentaires, et tout ce qui a été plus ou moins transformé avant de nous parvenir, placés de manière astucieuse sur des centaines d’étagères dans lesquelles nous déambulons en poussant un chariot de métal, car transporter notre nourriture sur de longues distances nous est maintenant une tâche impossible. Plus assez de volonté, plus assez de muscles.
Dans le temps, j’étais certaine que malgré les propos rassurants du dépliant, Tchernobyl se répéterait à Gentilly. La compagnie Candu, qui fabriquait les réacteurs, était venue à notre école nous expliquer les merveilles du nucléaire. Leur savoir-faire était si avancé qu’un accident était impossible. Les déchets radioactifs étaient enfouis dans notre solide Bouclier canadien, à l’abri des pires catastrophes. Je ne les croyais pas. J’étais aussi convaincue que les pluies acides grignoteraient tout et tueraient les lacs. Aujourd’hui, on parle beaucoup moins de ça. Une nouvelle est un bris dans la continuité. Quand le monde crève en permanence depuis des décennies, les médias se fatiguent, comme nous.
Prenons l’axe positif : je vis une époque délicieuse, où l’abondance des technologies et des temps libres, pour ceux qui en font le choix, permet de réaliser de grandes choses. Nous sommes encore libres, le secret est toujours permis. Ceux qui ont quelque chose à cacher peuvent le faire. Je peux ainsi leurrer et mentir impunément. Je teste fréquemment mes quelques pouvoirs. Mon invisibilité est ce dont je suis la plus fière.
Pour vivre, je pratique un métier qui sera, un jour, obsolète, comme celui de draveur ou de facteur télégraphiste. Je suis traductrice. Le jour où les machines comprendront l’ironie, le contexte, le quotidien et la banalité, l’humour et toutes ces perles de la nature humaine, les traducteurs seront superflus. En ce moment, même les mauvais traducteurs comme moi peuvent manger et payer leur loyer. Mais, comme le reste, notre temps est compté.

Extraits
« Au démarrage de ma vie d’adulte, j’habite avec deux amis dans un appartement d’étudiants, c’est-à-dire un appartement de pauvres. Notre alimentation contient beaucoup de pâtes alimentaires parce qu’on est trop orgueilleux pour se plaindre à nos parents des contraintes monétaires associées à notre nouvelle liberté. Nouilles, café et marijuana: la diète de l’étudiant. » p. 36

« Les secrets épuisent. Je n’avais jamais vraiment compris le sens de l’expression «lourd à porter», avant. Ce n’est pas que j’éprouve de la culpabilité, c’est l’impossibilité de me vanter que je trouve le plus difficile, Je fais donc de mon mieux pour oublier l’épisode. » p. 48

« En tirant sur mes voisins, j’ai failli à une de mes règles: ne pas intervenir dans son propre écosystème. Je suis consciente que mes actions sont très bizarres, même si elles sont anodines et faciles à réaliser. Je comprends que leur effet psychologique peut être dévastateur. Une personne normale ne prend pas la peine d’aller aussi loin, de planifier ses actes au quart de tour, de jouer ainsi avec ceux qui l’entourent.
J’évite donc de punir mes voisins, mes collègues immédiats et encore moins ma famille et mes amis. Le temps aussi est important, essentiel pour que les gens dans ma mire m’oublient. Tirer sur ses voisins d’en face, c’est de la négligence, de la faiblesse. Je pense que la ville me rend folle. Du moins, elle me fait faire des erreurs. » p. 85

À propos de l’auteur
KURTNESS_JD_©Sebastien_LozeJ.D. Kurtness © Photo Sébastien Lozé

Née à Chicoutimi d’une mère québécoise et d’un père ilnu de Mashteuiatsh, Julie Kurtness a quitté son Nord natal pour étudier les microbes à Montréal, mais elle a finalement bifurqué vers l’écriture et, plus récemment, l’informatique. Sous son nom de plume J. D. Kurtness, elle a publié un premier roman à l’humour acide qui raconte l’histoire d’une sympathique tueuse en série, De vengeance, en 2017. À la fois noir et drôle, le livre est immédiatement salué par la critique. En 2019 paraît son second livre, Aquariums, un roman généalogique dont le récit s’inscrit dans la longue durée pour se conclure dans un avenir rapproché où l’humanité est victime d’une épidémie sans précédent. Kurtness contribue également à différents projets littéraires, comme l’exposition Le legs (Kwahiatonhk! 2021) et le collectif Wapke (Stanké, 2021). Elle s’est promis d’écrire un jour sur la paix dans le monde. (Source: canadafbm2021.com / kwahiatonhk.com)

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