Une disparition qui m’émeut. J’avais découvert «Élise ou la vraie vie», Prix Femina 1967, durant le confinement. Ce roman n’a pas pris une ride. Claire Etcherelli, qui certes l’ancre dans le conflit algérien, a surtout fait de cette histoire d’amour contrarié un récit aussi universel que «Roméo et Juliette». https://collectiondelivres.wordpress.com/2020/08/14/elise-ou-la-vraie-vie/
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Élise ou la vraie vie est le premier roman de Claire Etcherelli qui en publiera quatre autres ; paru en 1967, il obtient le Prix Femina et sera adapté peu de temps après au cinéma par Michel Drach avec Marie-José Nat dans le rôle titre. C’est Anaïs Llobet, auteure de Les mains lâchées et Des hommes couleur de ciel qui a choisi de le proposer en lecture pour cette sélection anniversaire. Elle nous explique ce que ce roman représente pour elle :
« Un premier roman qui date de 1967, avec une écriture toute dans la retenue, une économie des mots, de grands dénouements cachés dans des phrases toutes simples. Claire Etcherelli fait confiance à son lecteur pour saisir les non-dits, lire les silences, retenir sa respiration lorsqu’il le faut. En tant que jeune écrivaine, je garde ce roman au plus proche de moi, et je relis souvent ce talisman lorsque…
En deux mots:
Ayant quitté Paris pour son village natal, un jeune romancier apprend que son ami d’enfance a disparu en Syrie, où il était parti combattre l’État islamique. Mandaté par un magazine pour en dresser le portrait, il va chercher à comprendre qui est vraiment Elias Naccache.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Parti combattre Daech en Syrie
Dans un premier roman habilement construit, Éric L’Helgoualc’h met en scène un jeune romancier qui tente de comprendre ce qui a poussé son ami à tout quitter pour aller combattre Daech en Syrie.
Au terme d’un exil de vingt ans qui lui a permis de goûter à la gloire médiatique, le narrateur quitte Paris pour retourner vivre à Saugé-le-Château, «petite ville au croisement de la Mayenne, du Maine-et-Loire et de l’Ille-et-Vilaine», où il essaie d’oublier «une série de catastrophes intimes». Finies les soirées mondaines où son aura de jeune romancier prometteur, couronné du Prix de Flore, lui offrait des conquêtes faciles, finies ses chroniques corrosives dans la matinale de France-Inter. Il aspire désormais au calme afin de pouvoir se remettre à l’écriture.
Mais sa retraite sera de courte durée. Au bar du Roncevaux, le bistrot du coin, les commentaires vont bon train après l’annonce sur la chaîne info que «l’homme d’affaires Elias Naccache était porté disparu en Syrie. Car à Saugé, on a croisé le personnage qui «a toujours été un peu spécial. Déjà quand il habitait dans le coin, c’était un type étrange, solitaire, limite autiste». Mais c’était surtout l’ami d’enfance du narrateur. Ce dont la rédactrice en chef du magazine Vanity Fair se souvient fort bien lorsqu’elle le contacte pour lui proposer de faire le portrait du disparu.
Commence alors une plongée dans l’adolescence, depuis ce jour où, après le cours d’anglais, Elias et le narrateur font connaissance sur les banquettes du bistrot en face de l’école. Dès lors, ils ne se quittent plus, ou presque. Car Elias va très vite se passionner pour l’informatique et consacrer la quasi-totalité de son temps libre à aligner des lignes de code, au grand désespoir de sa mère, la belle bibliothécaire que reluquent avec envie tous les habitants du village.
À l’heure où l’internet de développe à grande vitesse, Elias ne tarde pas à aligner les millions, revendant sa première start-up pour développer de nouveaux projets tout aussi lucratifs. Une réussite insolente couronnée en 2003 par un mariage largement commenté dans la presse people. Le petit-fils de bergers du Chouf devenu multimillionnaire en euros épouse Laure Brétigny de Tourneville. Mais comme souvent le glamour ne dure qu’un temps. Elias délaisse son épouse et le divorce vient clôturer leur brève idylle, sans toutefois que Laure ne cède ses parts au sein du Conseil d’administration. Quand Elias se retrouve à nouveau seul, il reprend contact avec son ami d’enfance et l’invite à découvrir son nouveau refuge, un prieuré dans le Morvan. C’est là qu’il choisit sa nouvelle voie. «La majeure partie de son temps, il la consacrait désormais à défendre ses convictions. Il avait voulu retrouver l’impression de peser sur le cours du monde. Le sentiment d’être utile. À l’âge où le commun des mortels songe à épargner pour la retraite, il s’était demandé comment dépenser au mieux son argent. Alors il avait saisi cette occasion offerte aux millionnaires de sentir à nouveau leur cœur qui bat sous leur portefeuille: il était devenu philanthrope.»
Une évolution que les témoins de l’époque racontent et détaillent, mettant au jour de nouvelles facettes de la personnalité de cet homme décidément bien mystérieux.
En croisant les points de vue, en faisant s’exprimer les proches d’Elias, en n’hésitant pas à chercher jusqu’au Liban la clé du mystère Naccache Éric L’Helgoualc’h réussit un roman où se mêle actualité brûlante et quête universelle, petits arrangements entre amis et grands sentiments, jalousie et envie, analyse et psychanalyse. Le tout sur un rythme de thriller qui rend «La déconnexion» très agréable à lire. Une belle réussite!
La déconnexion
Éric L’Helgoualc’h
Éditions du Faubourg
Premier roman
304 p., 18,90 €
EAN 9782491241148
Paru le 27/08/2020
Où?
Le roman se déroule en France, à Paris, mais surtout à Saugé-le-Château, petite ville au croisement de la Mayenne, du Maine-et-Loire et de l’Ille-et-Vilaine. On y évoque aussi Chanteloup-les-Vignes, dans les Yvelines, la Normandie et le Morvan, en passant par Chalon-sur-Saône et Autun. Le Liban et la Syrie.
Quand?
L’action se situe du début des années 200 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Né au Liban pendant la guerre, Elias Naccache a fait fortune en revendant sa première start-up à la faveur de la bulle internet du début des années 2000. L’histoire commence lorsqu’il disparaît en Syrie où il a rejoint des volontaires chrétiens engagés contre Daech.
Qu’est-ce qui a pu conduire ce petit génie du web à se déconnecter au point de prendre les armes? Un magazine people confie à son ami d’enfance le soin de mener l’enquête. La biographie du disparu prend forme sous nos yeux, avec sa cohérence et ses zones d’ombre, dans un palpitant puzzle psychologique.
Qui est vraiment Elias Naccache? Un immigré avide de revanche? Un fasciste en puissance? Un amant trompé? À travers son histoire, c’est le portrait de notre époque qui se dessine, entre mirages technologiques, mise en scène de soi et crispations identitaires.
INCIPIT (Le premier chapitre du livre)
« Quand on perdit la trace d’Elias Naccache dans le chaos du conflit syrien, quelque part dans les ruines de Raqqa, sa disparition eut suffisamment d’écho pour qu’un magazine versé dans le glamour et les destins brisés me confie le soin d’écrire son portrait. Le public voulait comprendre comment un homme tel que lui, devenu millionnaire après la vente de sa première start-up, avait pu disparaître dans des circonstances aussi extravagantes. On s’était aperçu dans les rédactions qu’il existait peu d’informations fiables à son sujet. On disait qu’il s’était fait évincer de la direction de son fonds d’investissement par ses propres associés. Qu’il vivait reclus dans un monastère transformé en bunker sophistiqué. Qu’il avait développé une passion pour les armes à feu. Qu’il se préparait en secret à la guerre civile attisée par ses amis d’extrême droite. Jamais il n’avait pris la peine d’opposer le moindre démenti. Pour avoir œuvré à la plus formidable explosion d’ego de l’histoire, il avait compris que dans cette ère nouvelle, l’ultime luxe serait le silence.
Je me suis donc lancé dans l’exercice périlleux consistant à retracer sa vie sur la foi de quelques témoignages. J’avais pour m’aider le soutien ambigu du souvenir. Elias et moi avions noué à l’adolescence des liens d’amitié qui avaient survécu aux aléas de l’âge adulte. Comme tant d’autres avant nous, nous avions pris à vingt ans la route de Paris. Sa réussite avait été fulgurante. La mienne, toute relative, plus longue à se dessiner. Nous avions continué à nous voir par intermittence, jusqu’à ce que ses choix politiques nous éloignent pour de bon.
Je me suis mis au travail quelques semaines après sa disparition. Mon portrait est paru deux mois plus tard, en décembre 2017, huit pages sur papier glacé entrecoupées de publicités pour des montres de luxe. Je n’en avais pas terminé avec lui pour autant. Au début de l’année suivante, dans des circonstances évoquées plus loin, j’ai fini par accéder à un pan méconnu de cette histoire.
Ce livre est le fruit de cet éclairage nouveau. J’y décris le déroulement de mon enquête initiale, tout en explorant certains aspects de la vie d’Elias qui m’avaient largement échappé. Ce récit peut être vu comme la version optimisée d’un programme défaillant. Je m’y suis autorisé un ton plus personnel. Les détracteurs habituels de mes romans, ceux qui m’ont reproché mes excès dans la mise en scène de soi, ne manqueront pas d’y voir une nouvelle preuve de narcissisme. Après la parution d’un de mes livres, un commentaire m’a beaucoup amusé, d’autant qu’il visait juste : « Écrirait-il une biographie de Vercingétorix qu’il ne pourrait s’empêcher de se peindre en combattant d’Alésia, se demandant s’il tient correctement son épée pour la photo, si le grand moustachu hirsute qui agite sa hache à côté de lui a compris qu’il baisait sa femme ou s’il a bien fait de reprendre du sanglier. »
Bien vu, camarade critique ! Quel autre motif vous pousse à noircir des centaines de pages sur la vie d’un autre, sinon l’envie de vivre par procuration des choses qui vous seront à jamais interdites ? Dans chaque biographe, il y a un contemplatif saisi de vertige devant l’existence d’hommes et de femmes voués à la démesure. Plutarque devait s’ennuyer ferme dans son magistère de prêtre d’Apollon pour consacrer tant d’années à la vie des gloires de son temps, un ramassis de démagogues et de conquérants sanguinaires. Stefan Zweig était un Austro-Hongrois raffiné, baignant dans la poésie et l’opéra, attiré par des figures louches de prophètes, d’aventuriers et d’explorateurs. Je ne suis pas de la trempe d’un Zweig, et le personnage principal de cette histoire n’a sans doute rien d’un héros selon ses goûts, mais je n’ai pas peur, au moment d’entamer ce récit, d’assumer pleinement cette part de fascination.
Une flèche perforant la brume comme un rêve vaporeux. Le dialogue des cloches dans le lointain. Un vol d’étourneaux. L’automne qui glisse sur le bocage. Un concentré de campagne française. Cette France de publicité pour des produits gastronomiques où des gens continuent de vivre. Certains matins, on n’y voit rien à cinquante mètres, si ce n’est le clignotement d’une barre d’éoliennes alignées au bord du lac. Pour les paysans du coin, derniers témoins d’un merveilleux païen condamné à l’oubli, un monde de lunes rousses, de floraisons miraculeuses et de chats-huants traversant les nuits d’équinoxe, c’est la promesse d’un hiver glacial qui s’étalera jusqu’au premier redoux de mars.
Ainsi parlent les vieux du café d’en face, englués dans une éternelle partie de belote. Il arrive, c’est inévitable mais de plus en plus fréquent, qu’un d’entre eux en vienne à « casser sa pipe ». Depuis la fenêtre de mon bureau, je vois passer au ralenti le convoi funéraire, suivi d’une grappe de silhouettes voûtées qui luttent avec la dernière énergie contre le champ d’attraction du cimetière. Le soir, je les retrouve au Roncevaux, attablés devant un tas de cartes et une tournée de kirs, seigneurs imperturbables dans leurs costumes sombres. La mort d’un homme qu’ils ont dû croiser tous les jours pendant plus de soixante ans n’a pas l’air de les affecter plus que ça. J’entrevois des abîmes de haines recuites, querelles de murs mitoyens, passions dévorantes nées d’un bal de la Saint-Jean et tenues sous silence pendant un demi-siècle, paternités coupables enfouies dans la mémoire de vieilles nourrices. Les ferments habituels du drame paysan qui font le sel des sagas familiales tant prisées par ma mère. Si j’avais encore mes entrées à la Maison de la Radio, je rédigerais illico une chronique au vitriol pour écorner le mythe de la solidarité rurale, antidote supposé à l’anonymat des villes.
Vingt ans passés loin de ceux qui m’ont vu grandir et voilà que j’en parle comme Ovide en exil évoquant les mœurs des tribus locales du haut de sa supériorité romaine. Moi aussi, j’ai vécu comme une punition la série de catastrophes intimes qui m’a poussé à quitter Paris pour retourner vivre là où j’ai grandi, à Saugé-le-Château, petite ville au croisement de la Mayenne, du Maine-et-Loire et de l’Ille-et-Vilaine. De mon enfance à Saugé, j’ai gardé une certaine aversion pour la vie de province. Après m’être cru installé dans la capitale, copropriétaire d’un trois pièces et d’une carte de membre du Silencio, j’ai le sentiment d’avoir été rejeté sur les rives du bassin parisien. D’être aussi inutile qu’un gadget en plastique charrié par la marée comme il en flotte au large des côtes chiliennes, un amas de la superficie d’un pays, presque un continent – j’ai vu pendant ma cure un documentaire sur le dispositif de ramassage dérivant inventé par un jeune ingénieur pour sauver les milliers de goélands qui meurent chaque jour d’avoir avalé des capsules de bouteilles usagées.
Suis-je moi aussi devenu un déchet toxique ? Pour peu qu’on jouisse d’une mince parcelle d’exposition médiatique, on voit passer sur Twitter un tel flot d’insultes qu’on finit par penser qu’elles contiennent une part de vérité. Ma courte expérience de la célébrité a culminé au milieu des années 2010, quand j’animais une pastille radiophonique sur France Inter. Cinq minutes durant lesquelles j’épinglais les travers de mes contemporains à coups d’aphorismes roublards, en affectant l’air détaché du majordome stoïcien qui réajuste sa cravate en plein naufrage du Titanic. Un producteur m’avait repéré au cours d’une émission où j’étais venu défendre mon dernier roman, tout juste auréolé du prix de Flore. J’avais, comme on dit, crevé l’écran, improvisant avec un artiste de stand-up ce qu’un site spécialisé dans l’actualité des médias devait décrire comme « un numéro de duettistes désopilant » au détriment d’un candidat à la présidentielle. À l’issue de cette prestation, un ponte de Radio France avait eu l’idée, pour pimenter la matinale en perte de vitesse, de me confier une chronique « poil à gratter ». Il avait fait le pari qu’un romancier à la cote frémissante, auquel on prêtait « un regard acerbe et décalé sur la société », secouerait un auditoire lassé des attaques à sens unique des humoristes en place.
Je me suis acquitté de ma tâche avec sérieux et abnégation, tapant fort et large, affichant une prédilection pour mes semblables, ces affreux bobos caricaturés en cœur de cible de la station, même si mon spectre était plus généreux, embrassant aussi bien les ayatollahs du marché libre que les adorateurs transis du peuple-roi. Bref, une chronique bien dans le ton d’une époque qui réserve un sort privilégié à ceux qui attisent les flammes, vestales modernes incarnant l’esprit de la cité, libre de sa parole et égalitaire dans ses détestations successives. J’avais ce talent, on m’a payé pour l’exercer, et plutôt bien d’ailleurs.
À présent, ce potentiel de toxicité, illimité à en croire l’intéressée, j’en use essentiellement aux dépens d’Adèle, mon ex-femme, celle que j’appelle désormais « la mère de mes enfants ». La jeune étudiante en lettres avec laquelle j’ai parcouru les cimetières en déclamant des poèmes devant les tombes de mes chers auteurs morts. Celle dont j’ai adoré chaque parcelle de peau dans la ferveur des premières nuits. Celle qui a guidé mes débuts d’écrivain en supportant d’une humeur égale mes bouffées d’enthousiasme et mes crises d’inspiration. Celle qui m’a laissé seul sur la piste lorsque j’entamai ma glissade sur les neiges artificielles d’une célébrité de saison, glissade pathétique d’où surnage le souvenir de coucheries fugitives et de matins honteux. Pas le premier ni le dernier des gentilshommes de province à Paris qui finisse essoré par la machine à la première occasion de briller.
C’est fou le nombre de sollicitations dont vous pouvez faire l’objet quand votre voix touche subitement plusieurs millions d’auditeurs. Après mes débuts à la radio, chaque fois que je me rendais à une soirée, les invités murmuraient sur mon passage. Les femmes riaient de ma conversation, ce qui était de plus en plus rare pour la mienne. J’étais devenu un support à selfies convoité. Au début, j’ai tenté de résister. Je me contentais d’un badinage agréable et sans conséquences, retrouvant des automatismes enfouis sous douze années de vie conjugale. Imaginer des combinaisons masturbatoires impliquant certaines filles croisées la veille suffisait à mon bonheur. Jusqu’à ce que je me réveille un matin dans un lit aux draps roses, le nez dans un tigre en peluche, avec la sensation de m’être fait greffer une barre de métal au milieu de la tête. Dans la salle de bains, une blonde entièrement nue aux fesses insolemment fermes se débarbouillait en maugréant, inquiète à l’idée d’être en retard à son cours. Inutile de préciser qu’elle avait vingt ans de moins que moi. Inventer un mensonge pour justifier ma défection nocturne fut étonnamment simple. La facilité avec laquelle je me tirai de ce mauvais pas m’encouragea à persévérer dans ma nouvelle vie de libertin.
Comme en toute bonne leçon de sagesse antique, je dois ma chute à l’instrument de mon méfait. La première erreur fut d’oublier mon smartphone sur la table basse du salon. La deuxième, d’avoir omis d’effacer certains fichiers compromettants. J’avais conservé mes échanges les plus piquants, parfois accompagnés de selfies dénudés, dans un dossier que j’avais eu la naïveté de croire inaccessible. Adèle n’eut aucun mal à ouvrir la boîte de Pandore après en avoir deviné le code d’accès : le même que pour verrouiller tous nos appareils électroniques. Troisième erreur. Je fus mis à la porte de l’appartement le lendemain à l’issue d’une nuit déchirante que ne remplacera dans mon souvenir aucune de celles passées avec mes maîtresses d’un soir. Un mois plus tard, elle demandait le divorce.
C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés, Adèle et moi, dans le bureau du tribunal de grande instance, à faire solder par l’institution les comptes de notre mariage. Son avocat l’avait poussée à réclamer une pension substantielle. C’était parfaitement justifié : de nous deux, j’étais encore le plus bankable. Ce qui me faisait vraiment mal, c’est l’énergie qu’elle mettait à torpiller toute forme d’arrangement raisonnable concernant la garde de nos enfants. Mes chances de faire bonne figure furent anéanties d’entrée de jeu lorsqu’elle produisit devant le juge des lettres signées de futurs ex-amis témoignant de mes petites addictions. Plus tard, mon avocat me reprocha de lui avoir caché « certaines choses » sur mon mode de vie, des choses que la justice considère avec la plus grande sévérité dès lors qu’il s’agit de confier la garde d’enfants mineurs à un homme aux revenus aléatoires, écrivain de surcroît, porté par nature aux excès en tout genre. L’adultère, passe encore ; l’alcool et la drogue, c’était une autre affaire.
Il ne me restait plus qu’une carte à jouer pour obtenir un arrangement : entrer en cure de désintoxication. Pour moi, il n’y avait jamais eu de problème. Je trouvais même que je m’étais plutôt assagi ces derniers temps. Un ou deux verres avant le dîner, le joint occasionnel, quelques lignes en soirée. La vérité, c’est que j’étais devenu totalement accro. Pour autant, l’idée de cure me terrifiait. Le mot renvoyait l’image de grands bourgeois en peignoir flottant dans les couloirs d’un hôtel suisse comme des fantômes de cartoon, avec pour seule distraction, entre deux promenades, l’attente toujours déçue d’une épiphanie gastronomique qui viendrait rompre le cycle éternel des légumes vapeur. Je me pliai néanmoins aux conseils de mon avocat. Ce fut une longue plage d’ennui entrecoupée de violentes crises d’angoisse dans une clinique de la côte normande.
L’écho de mes déboires ne tarda pas à se répandre. Mon éditrice eut beau maquiller les faits du mieux qu’elle pouvait, évoquant une simple cure de repos, j’étais rattrapé par des années de comportement borderline. Dans la débâcle, les langues se délièrent. Chaque stagiaire que j’avais gratifiée d’un bon mot y alla de sa petite révélation. Ces anecdotes déformées par la rumeur firent gonfler le chœur des indignés. Le bruit finit par arriver aux oreilles de la direction de Radio France. On trancha rapidement en faveur de mon éviction. L’explication donnée à l’antenne valait bien toutes les autres : «La rédaction a voulu laisser au trublion, en proie à des problèmes personnels, le temps de se reconstruire.»
En sortant de la clinique, je n’avais nulle part où aller, aucun engagement à honorer. L’idée de devoir chercher un appartement me déprimait. La perspective de m’installer à l’hôtel, pire, de squatter une chambre d’amis, n’était guère plus réjouissante. J’avais peur en restant à Paris de fondre en larmes devant la première connaissance croisée au coin de la rue. Mes journées se résumaient à imaginer celles de mes enfants, qu’il m’était devenu difficile d’approcher en dehors des vacances et des week-ends de garde. Je ne pouvais pas continuer comme ça très longtemps. Il fallait me fixer, me concentrer sur quelque chose. Me remettre à écrire. Pour cela j’avais besoin de calme, à défaut de sérénité.
Alors j’ai pris la première option qui s’offrait: retourner vivre chez mes parents. »
Extraits
« Au bout d’une semaine d’un tel traitement, je commençais à saturer. Et pourtant, j’avais pris l’habitude de vivre avec le personnage médiatique d’Elias Naccache. Vingt ans que ça durait. Vingt ans que ses tribulations venaient se rappeler au bon souvenir de mon moi adolescent pour lui demander: et toi, qu’as-tu fait de tes rêves? Vingt ans que j’étais «jaloux de lui», comme le prétendait Adèle. Jaloux de sa renommée et de ses millions, mais surtout de ses incarnations successives. Il y avait d’abord eu le petit prince de l’internet, puis le reclus aux tentations mystiques, avant le retour en grâce ou plutôt en disgrâce, vu les ennuis que lui avait valus son engagement comme pourvoyeur d’opinions radicales. J’avais beau trouver ces idées détestables, elles avaient beau être à l’origine de notre brouille, il y avait dans son combat un mépris pour l’adversité et un côté punk qui chatouillaient en moi une attirance ancienne pour les postures de maudit. » p.30
« À la même époque, je lui ai demandé s’il n’avait jamais eu envie de monter une nouvelle start-up comme son copain Ambrosini. Il m’avoua qu’en tant qu’entrepreneur, il avait brûlé tout son kérosène. La majeure partie de son temps, il la consacrait désormais à défendre ses convictions. Il avait voulu retrouver l’impression de peser sur le cours du monde. Le sentiment d’être utile. À l’âge où le commun des mortels songe à épargner pour la retraite, il s’était demandé comment dépenser au mieux son argent. Alors il avait saisi cette occasion offerte aux millionnaires de sentir à nouveau leur cœur qui bat sous leur portefeuille: il était devenu philanthrope. » p. 160
« Cherche du côté de la mère: je n’avais pas oublié les conseils de ma chère commanditaire. De ce point de vue-là, le résultat de mon entrevue avec Georges Lahoud dépassait ses espérances. Cette tension latente entre Elias et Leïla, ces frottements entre deux êtres au tempérament abrasif, il suffisait d’en récupérer la limaille et de la plonger dans l’élixir de la psychanalyse pour en obtenir de l’or. Le gamin épris de science quand sa mère ne jure que par la littérature. L’étudiant surdoué à qui elle interdit de faire Polytechnique pour ne pas le voir défiler en uniforme et qui finit en treillis, les armes à la main. L’enfant d’un couple de révolutionnaires arabes qui épouse une héritière de l’aristocratie française. Le fils d’une militante marxiste devenu multimillionnaire à vingt-cinq ans, philanthrope conservateur à quarante. » p. 188
Éric L’Helgoualc’h est né en 1980. Il a longtemps travaillé dans le web et la communication avant de se consacrer à l’écriture. (Source: Éditions du Faubourg)
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En deux mots:
Léonor de Récondo a choisi de passer une nuit dans la maison-musée du Gréco à Tolède. L’occasion de revenir sur le parcours du peintre et sur son œuvre. Avec son violon, elle lui offre une Leçon de ténèbres, transformant sa visite en rendez-vous amoureux.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Rendez-vous amoureux avec Le Greco
Léonor de Récondo a passé une nuit dans la maison-musée du Greco à Tolède en espérant pouvoir déclarer son amour au peintre. Avec une arme secrète, son violon, elle va lui offrir la plus belle des Leçon de ténèbres.
Enfermer des écrivains une nuit dans un musée. L’idée émane d’Alina Gurdiel qui en a eu l’idée après un séjour sur l’île japonaise de Naoshima. Elle séjournait dans un hôtel contigu au musée et, n’arrivant pas à dormir, s’est retrouvée seule au milieu des œuvres d’art. «Petit à petit m’est venue l’idée, et l’envie surtout, d’enfermer des écrivains dans un musée et qu’ils vivent cette expérience pour la raconter. Quel rapport avons-nous exactement à l’art? Et aux musées? Chaque écrivain va raconter ce moment étrange, de solitude dans un endroit où d’habitude on ne peut ni dormir ni être seul. Chaque texte sera différent, inédit, forcement étonnant, personnel, amusant…»
Kamel Daoud a inauguré la collection «Ma nuit au musée» avec Le peintre dévorant la femme. Comme pour les deux titres qui ont suivi, Marcher jusqu’au soir de Lydie Salvayre et Nuit espagnole d’Adel Abdessemed, il a passé la nuit au musée Picasso. Trois variations autour d’un même artiste que Léonor de Recondo aurait sans doute pu poursuivre, mais elle a préféré retrouver un musée qu’elle a découvert dans sa jeunesse avec ses parents, celui dédié au Greco à Tolède.
Le rendez-vous est fixé un soir de juin caniculaire. Venant de Madrid où elle a pu retrouver ses habitudes d’«Espagnole», elle doit à un contrôleur de train compréhensif le fait d’avoir pu rejoindre Tolède à l’heure prévue, car le TGV qui reliait la capitale du pays à de la de la région Castille-La Manche était complet.
Quelquefois, il faut un peu provoquer la chance… surtout quand on veut retrouver un peintre soi-disant mort il y a plusieurs siècles.
En pénétrant dans le musée construit au début du siècle et censé reconstituer la maison du peintre, il n’est toutefois pas là pour l’accueillir. Seuls les gardes face à leur système de vidéosurveillance s’amusent de cette curieuse initiative et ne tardent pas à laisser la visiteuse déambuler à son gré dans le patio, le jardin, la chapelle et les pièces d’exposition plongées dans l’obscurité.
Une ambiance propice à un rendez-vous amoureux, mais pas vraiment à l’analyse des œuvres d’art, éclairées à la lumière d’un smartphone.
Reste à apprivoiser Doménikos Theotokópoulos, le «Grec de Tolède» qu’on finira par appeler Le Greco. Pour la réussite de cette entreprise Léonor a pris soin de se rendre d’abord à la cathédrale où la coutume veut que l’on caresse une pierre protectrice si l’on veut que ses projets se concrétisent. Léonor imagine que Doménikos a fait ce geste un siècle avant elle, avant de réaliser sa première commande justement destinée à orner l’édifice religieux. S’il veut vivre de son art, ils doit réussir après avoir quitté sa Crête natale pour Venise, puis Rome, puis Madrid où il n’a pas pu s’imposer.
Délaissant la biographie classique, la romancière choisit de nous livrer les éléments marquants de la vie de son amoureux, l’enfant qui trouve une vipère sur son chemin et court chercher refuge dans l’église ou encore, quelques années plus tard, son choix de quitter la Crête et de s’installer à Venise, de laisser derrière lui la belle Ariana qui mourra peu après ou encore les tentatives de travailler à Rome puis à Madrid.
Enfin l’arrivée en 1577 à Tolède, considérée alors comme «la capitale spirituelle de l’Espagne». C’est là, à quelques mètres du musée, qu’il finira par poser ses bagages et qu’il réalisera ses œuvres incomparables aux couleurs brillantes et aux ombres douces qui fascinent Léonor:
« Étirements de bleu éclairs de blanc, percées de vert, étincelles de rouge, chevauchées de brun, dentelles de gris. »
C’est là aussi qu’il rencontrera Jerónima et qu’elle mettra au monde leur fils Jorge Manuel auquel il essaiera de transmettre son art. Un fils que l’on retrouve sur l’une de ses toiles les plus emblématiques, la Vue et plan de Tolède.
Mais alors que la nuit s’avance, Le Greco ne semble pas devoir réagir à la sensible déclaration d’amour qui lui est faite, contrairement au garde de nuit qui entend jouer de la sensualité de ce moment.
Il reste toutefois un atout majeur dans le jeu de la visiteuse, son violon. Les notes envoûtantes parviendront-elles à convaincre Doménikos?
Pourra-t-il résister à La leçon de Ténèbres? (Le titre du livre fait en effet référence à un genre musical créé en France au XVIIe siècle et destiné au premier des trois nocturnes qui accompagnent chaque office des Ténèbres, c’est-à-dire les matines et les laudes). Vous le découvrirez en même temps que la belle invitation à (re)découvrir une œuvre et/ou à filer toutes affaires cessantes à Tolède.
Signalons la soirée intime avec Léonor de Récondo organisée le 5 février 2020 à 18h45 à la Librairie Bisey à Mulhouse
La leçon de ténèbres
Léonor de Recondo
Éditions Stock, coll. Ma nuit au musée
Récit
150 p., 18 €
EAN 9782234088832
Paru le 8/01/2020
Où?
Le roman se déroule principalement en Espagne, à Tolède. On y évoque aussi Paris et Madrid.
Quand?
L’action se situe de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Leçon de ténèbres : « Genre musical français du XVIIe qui accompagne les offices des ténèbres pour voix et basse continue. Se jouait donc la nuit à l’église, les Jeudi, Vendredi et Samedi saints. »
Le musée du Greco à Tolède n’est certes pas une Église, et Léonor de Récondo, quoique violoniste, n’y va pas pour jouer, dans cette nuit affolante de chaleur, de désir rentré, de beauté fulgurante, mais pour rencontrer, enfin, le peintre qu’elle admire, Doménikos Theotokópoulos, dit Le Greco, l’un des artistes les plus originaux du XVI siècle, le fondateur de l’École espagnole.
Oui, Léonor doit le rencontrer et passer une nuit entière avec lui, dans ce musée surchauffée et ombreux, qui fut sa maison. Le Greco doit quitter sa Candie natale, en Crète et traverser Venise, Rome et Madrid, où il fut de ces peintres errants, au service de l’Église et des puissants de l’époque. Mais Le Greco est mort en 1614 à Tolède. Viendra-t-il au rendez-vous ?
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Je suis venue à 23 heures précises. Je marche avec Juan dans le jardin. Je remarque sa chemise trempée de sueur. La chaleur est suffocante. Je transpire aussi, la courroie de mon étui à violon glisse de mon épaule nue.
Depuis la veille, la canicule s’est abattue sur la ville. La nuit est brûlante comme le jour. Nous respirons à peine.
Nous nous dirigeons vers le local de sécurité. Nous parlons de l’étuve, du brasier, des incendies. Nous disons plusieurs fois, c’est une fournaise.
En entrant, l’air frais de la climatisation nous saisit. Le collègue de Juan me dévisage.
Je souris. Ils ne savent pas exactement pourquoi je suis là, mais moi je le sais très bien. On leur a dit que j’arrivais de Paris, que c’était une expérience intéressante d’enfermer une artiste toute une nuit dans le musée. Et ça a dû doucement les faire rire.
Dans la pièce où ils sont installés, il y a une grande table, quelques chaises en plastique, un paquet de cigarettes qui traîne, des bouteilles d’eau, des matraques, des talkies-walkies.
Je tends mon passeport à Juan, il note le numéro sur un papier et me donne en échange celui de leur téléphone.
Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas ! ajoute-t-il, espiègle.
Nous discutons encore un peu.
Au mur, je vois une dizaine d’écrans qui restituent fidèlement ce que filment, à chaque instant, les caméras de surveillance suspendues au plafond de toutes les salles. C’est bien ce que je craignais, je vais être filmée, épiée, mes mouvements scrutés. Je vais être vue regardant, errant, traînant je ne sais où. Les images seront stockées trois mois, puis effacées.
Doménikos, la perspective d’une nuit d’amour avec toi s’éloigne.
Je me prépare depuis des mois à cette fameuse nuit, la seule sans doute. Depuis que j’ai retrouvé le carnet de mon père, je me prépare à la possibilité de te rencontrer. Les quatre siècles qui nous séparent ne sont absolument pas un obstacle. Tu es né en 1541 en Crète, on n’est pas très sûr de la date, mais à une ou deux années près, c’est juste. Moi en 1976 à Paris XIIe, et alors ?
Je suis venue ici il y a quinze ans, mais la rencontre n’avait pas eu lieu. Combien de fois me faudra-t-il revenir ?
Juan et moi sortons du local de sécurité, il m’accompagne dans le jardin pour me montrer le chemin jusqu’à la porte du musée. Il fait nuit noire, il est 23 h 15. Tolède est en liesse, c’est un samedi soir de juin. À chaque respiration, j’avale une bouffée d’air chaud. Je ploie, la chaleur m’écrase.
Je suis émue.
Quand le portail a claqué dans mon dos, quelques instants auparavant, j’ai senti que j’entrais ailleurs, dans un espace clos et ouvert à la fois, dans ce jardin embrassé par le ciel criblé d’étoiles, avec au loin la bâtisse sombre du musée. C’est une belle maison reconstituée du XVIe siècle avec sa cuisine, son patio, ses meubles, ses instruments de musique, ses arbres, ses fontaines, son potager, ses herbes aromatiques. C’est un monde en soi, intime et accessible aux autres. Horaires stricts pour les centaines de touristes qui le parcourent chaque jour. Une nuit, une seule où je pourrai y déambuler loin de la foule. Il y a des pièces pour se cacher, des couloirs pour courir, une chapelle pour sortir le violon de son étui et écouter la résonance longue qui galopera sur la voûte et emplira mes oreilles.
Le violon pour faire vibrer l’espace vide, pour mettre en transe les particules de l’air, pour les mettre en danse afin que Doménikos me rejoigne. Et je ne doute pas de sa venue, comme il ne doute pas de mon désir. Mon seul désir.
Une nuit, une seule, avec lui.
Il n’y résistera pas. Pourquoi résister à l’amour?
Juan me conseille d’utiliser la torche de mon téléphone pour me diriger dans le jardin. Il m’indique où sont les toilettes.
Là, un peu plus loin, il me montre du doigt une baraque. Il me dit aussi qu’il fera une ronde à l’intérieur du musée toutes les deux heures.
La première, à une heure du matin, me précise-t-il.
Il me sourit, tu vas jouer du violon? J’ai l’impression que tu vas à une fête !
Je réponds oui, à tout.
J’attends que les pas de Juan s’éloignent pour écouter l’eau qui s’écoule doucement des fontaines, le vent frémir dans les arbres. Puis, je referme la porte du musée derrière moi, je suis seule avec les tableaux, les caméras, et Doménikos qui est en chemin.
Je monte directement à la salle du haut où sont exposées la plupart de ses œuvres. Celles que j’ai vues plus tôt dans la journée en pleine lumière sont maintenant dans le noir. Seulement deux toiles sont encore éclairées. Je n’en reviens pas, je me demande pourquoi les gardes ont presque tout éteint. Pour des raisons de sécurité ? De conservation ? J’en perds mon latin. Je laisse tomber mon sac par terre. Comment examiner les apôtres dans la pénombre ?
Ils sont accrochés les uns à côté des autres sur un mur. Portraits en buste de douze hommes, chacun drapé de ses couleurs, de ses attributs, de son rôle, tous barbus, plus ou moins âgés, peints à l’huile sur toile, et qui devaient m’en dire plus sur Doménikos.
Il y a aussi, au fond de la salle, le célèbre Vue et plan de Tolède où la ville est peinte de manière très détaillée. Aucun éclairage sur ce tableau non plus. Impossible d’observer la restitution exacte qu’a faite le peintre.
J’avais espéré pouvoir fouiller ces tableaux en prenant mon temps, en prenant même une bonne partie de la nuit. À ma guise, à mon rythme, j’aurais exploré chacun des plissés, scruté leurs mains, mais je ne vois plus rien.
Doménikos, je prie pour que tes mains soient aussi longues, aussi diaphanes, aussi éloquentes que celles que tu peins. Des mains qui, dans leurs mouvements, n’indiquent rien, qui prolongent le regard du personnage, en sont sa continuité expressive.
J’observe chacun des apôtres avec la torche de mon téléphone. La tache de lumière éclaire une petite zone de la toile laissant tout le reste se diluer dans l’obscurité. J’examine ainsi le tableau par fragments successifs, perdant toute idée d’ensemble, d’unité. J’essaie ensuite de reconstituer le puzzle dans mon esprit. Je n’y arrive pas.
Je prends quelques photos de détails pour ne pas oublier, mais le flash écrase la toile, la criblant d’éclaboussures blanches. J’aimerais me souvenir, retenir tous les instants de cette nuit, pouvoir y revenir demain et les jours suivants. Pouvoir y revenir toujours.
Quand tu seras là, Doménikos, il me faudra tout abandonner. Mes armes, l’écriture, le livre, l’espace que j’ai créé pour toi dans mon esprit. Une place de choix, mais sera-t-elle suffisante ? Je sais que tu ne viendras pas de si loin, même pour faire l’amour, si nous n’anéantissons pas nos temporalités respectives. »
Extrait
« Je t’aime, Doménikos, cette nuit, je te suivrai à dos de mule, j’arpenterai avec délices les sentiers de terres rouges de Castille, je traverserai l’embrasement de l’air sans complainte, pénitente comme il se doit, pénitente comme tu aimes, à genoux, les yeux remplis de larmes. Elles seront un coup de pinceau sur ma pupille dans la transparence de ta peinture blanche. »
À propos de l’auteur
Née en 1976 dans une famille d’artistes, Léonor de Récondo vit à Paris.
Écrivaine et violoniste, elle a enregistré une quinzaine de disques et publié six romans, dont Amours (2015), Prix des Libraires et Grand prix RTL-Lire, et Point cardinal (2017), Prix du roman France Culture Télérama. Elle est aussi l’auteur, entre autres, de Pietra viva (2013) et Manifesto (Sabine Wespieser, 2019). (Source : Alina Gurdiel)
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En deux mots:
Gabrielle est une mère fantasque qui n’hésite pas à disparaître, laissant son mari et ses enfants gérer le quotidien. De Berlin à Arcachon, sa fille raconte ses fugues et l’angoisse de ne pas la voir revenir, avant qu’avec l’âge, elle ne devienne sa «fuyarde chérie».
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
Le roman de Gabrielle
Emmanuelle Grangé nous revient avec un roman sensible, portrait d’une mère fantasque qui prend l’habitude de fuir sa famille avant de finalement retrouver le domicile conjugal. De la révolte à l’amour.
Dans son premier roman, Son absence, Emmanuelle Grangé confrontait une famille à la disparition de l’un de ses membres qui n’avait plus donné trace de vie depuis vingt ans. Il est aussi beaucoup question d’’absences dans ce second opus, même si elles sont plus épisodiques. Nous sommes à Berlin dans les années 1960, alors que la narratrice n’est encore qu’une petite fille. Gabrielle a suivi son mari diplomate dans la capitale allemande où elle passe son temps dans les mondanités. Quand elle n’est pas confiée à la fille au pair, la narratrice est envoyée chez les grands-parents à Malakoff. Quant à Pierre, son mari, il aurait pu, au hasard des réceptions où son épouse est chargée de tenir son rang, apprendre ce proverbe allemand qui dit que «l’oisiveté dévore le corps comme la rouille dévore le fer» et comprendre combien sa femme éprouvait le besoin de changer d’air, d’espace, de liberté, de bords de mer.
Cela lui aurait sans doute aussi évité le désarroi de ne plus la trouver au domicile conjugal et de devoir la supplier de revenir vers lui et sa famille.
Même la naissance d’un petit frère ne viendra pas contrecarrer ce qui va bientôt devenir une habitude. Après les brouilles conjugales, Gabrielle prend la fuite jusqu’à ce jour où il n’est plus possible de la joindre. «Nous sommes restés ballots, passifs, impuissants. Nous avons attendu le pire, l’annonce de l’hospitalisation, voire la mort de Gabrielle. Nous nous sommes habitués à vivre dans l’angoisse, puis dans la résignation. Gabrielle nous avait quittés pour de bon, je lui en ai voulu un peu, beaucoup… »
En déroulant l’histoire de cette famille, Emmanuelle Grangé se rend compte combien ces drames à répétition ont aussi un caractère formateur pour la jeune fille et la femme qu’elle devient et finalement, combien elle doit son caractère et sa liberté à ces épreuves. Bouclant la boucle quand elle devient une mère pour sa mère lorsque la vieillesse et la maladie vont avoir raison de ses escapades, elle rend un magnifique hommage à celle qui lui en a tant fait voir!
Car, au fil des chapitres – qui commencent tous par un extrait de Jane Eyre, le roman de Charlotte Brontë qui les rassemble aussi – le style gagne lui aussi en intensité et en gravité, suivant en quelque sorte la courbe de la vie de Gabrielle. Tout en pudeur et en retenue, mais de plus en plus proche de l’essentiel. C’est beau, fort, prenant.
Les amers remarquables
Emmanuelle Grangé
Éditions Arléa
Roman
176 p., 17 €
EAN 9782363081919
Paru en mai 2019
Où?
Le roman se déroule en Allemagne, à Berlin, Büsum, Helmstedt-Marienborn, Tübingen avant de parcourir la France, de Paris et sa banlieue, Malakoff, Vanves et Meudon, en Bretagne, à Châteauneuf-du-Faou, puis en Loire-Atlantique et en Alsace, à Strasbourg, dans la Sud, à Avignon, à Nice, Èze, Vallauris et Biot et enfin dans le Sud-Ouest, au bassin d’Arcachon, au Cap Ferret et à Saint-Palais. On y évoque aussi Ouistreham et Genève.
Quand?
L’action se situe des années soixante à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
De son enfance, l’auteur garde le souvenir d’un grand appartement à Berlin, où son père est fonctionnaire international, la naissance d’un frère qui va bouleverser son quotidien de petite fille, des séjours en France pendant les vacances chez des grands-parents aimants, l’accent germanique des nurses qui se succèdent. Pourtant, dans toute cette banalité quelque chose détonne. La mère, fantasque, magnifique, amoureuse des rivages qui lui manquent tant, trop à l’étroit dans son rôle d’épouse de diplomate, ne peut s’empêcher de fuguer. Elle part, fuit l’appartement familial, laissant ses enfants et son mari. Elle revient cependant, jusqu’au jour où…
Comment se construire, grandir, trouver des repères lorsque rien n’est jamais sûr, quand la peur de l’abandon plane sur l’impression de sécurité et de normalité.
C’est ce portrait d’une mère à part qu’Emmanuelle Grangé esquisse aujourd’hui dans ce deuxième livre. On y retrouve ses thèmes de prédilection, la famille, le secret, la force silencieuse des non-dits. Mais aussi le travail du temps qui passe, qui vous entraîne dans sa course, faisant un jour de vous, le parent de ses parents. Aucun jugement, aucune rancœur, dans ce texte plein d’amour et de lucidité. Simplement le roman d’une famille, la sienne.
Extraits
« Mon père trouve sa femme remarquable, si belle, unique dans ses vieux escarpins comme neufs car rehaussés de cabochons, il apprécie sa cuisine inventive. Il n’a pas pu venir le jour où elle lui annonce dans une lettre qu’elle ne rentre pas à la maison. »
« Nous sommes restés ballots, passifs, impuissants. Nous avons attendu le pire, l’annonce de l’hospitalisation, voire la mort de Gabrielle. Nous nous sommes habitués à vivre dans l’angoisse, puis dans la résignation. Gabrielle nous avait quittés pour de bon, je lui en ai voulu un peu, beaucoup… J’entendais ses injonctions: Ne dépends dans ta vie que de toi-même; quand un homme t’invite au restaurant, au cinéma, paye ton écot! Je lui en ai moins voulu. J’ai fini par l’imaginer travailleuse, gagnant son pain, son gîte, peut-être relectrice dans une maison d’édition, n’ayant rien d’autre à prouver que sa capacité d’être une femme libre. Elle vivait. Je le savais. » p. 65
À propos de l’auteur
Emmanuelle Grangé est comédienne. Elle vit à Paris. Elle a publié chez Arléa, Son absence, son premier roman, en 2017. (Source : Éditions Arléa)
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En deux mots:
Paul Katrakilis doit oublier sa vie de pelotari à Miami pour enterrer son père à Toulouse et se confronter à la tragédie familiale des suicides en série. Un très grand roman !
Les premières lignes
« Tous les jours, le bonheur
Ce furent des années merveilleuses. Quatre années prodigieuses durant lesquelles je fus soumis à un apprentissage fulgurant et une pratique intense du bonheur. Il m’avait fallu attendre vingt-huit ans pour éprouver chaque jour cette joie d’être en vie au petit matin, de courir pour polir mon souffle, de respirer librement, de nager sans peur, et de ne rien espérer d’autre d’une journée sinon qu’elle m’accompagne comme l’on promène une ombre et que le soir venu elle me laisse en l’état, simplement satisfait, abruti de quiétude et de paix loin de ce territoire désarticulé que j’avais abandonné, et surtout loin de ceux qui m’avaient mis au monde par des voies naturelles, m’avaient élevé, éduqué, détraqué et sans aucun doute transmis le pire de leurs gènes, la lie de leurs chromosomes.
Sur ce dernier point je sais parfaitement ce dont je parle.
De la mi-novembre 1983 au 20 décembre 1987, je fus donc un homme profondément heureux, comblé en toutes choses et vivant modestement des revenus que me procurait la pratique du seul métier que j’aie jamais rêvé d’exercer depuis mon enfance : pelotari.
En Floride, et surtout au Jaï-alaï de Miami, j’ai fait partie de ce petit cercle de professionnels de la pelote basque rétribués à l’année pour danser sur les murs, jouer du grand gant, fendre l’air avec une cesta punta et propulser des balles de buis cousues de peau de chèvre à 300 km/h sur le plus grand fronton du monde – un Vatican peuplé de cent papes aux mains d’osier – frôlé par les avions de l’aéroport de Miami International, et fréquenté alors par ce qui se faisait de mieux dans une ville qui, il faut bien le reconnaître, n’avait jamais été trop regardante sur la fabrique de son aristocratie.
Pour pratiquer dans cette arène aux trois murs peints du vert profond des océans basques, pour jouer à ce rythme, à un tel niveau, faire simplement partie de la liturgie, j’aurais autrefois engagé des fortunes. Et voilà qu’au contraire j’étais rémunéré par contrat, à l’année, pour mitrailler ces murs et faire hurler de joie dix ou quinze mille types qui avaient parié sur moi le temps d’une quiniela avant de choisir de miser l’instant d’après sur un autre arrière. Pour cette foule de parieurs je n’étais rien d’autre qu’un support de pari mutuel, un chien de cynodrome, un bourrin d’hippodrome. Mais cette condition me convenait. Je ne jouais jamais pour eux, mais pour moi. Comme quand j’étais enfant, autiste, coupé du monde, lové dans mon gant, agrippé à ma pelote, martelant sans fin les frontons libres d’Hendaye, de Saint-Jean-de-Luz ou d’Itxassou.
Et puis, sachant d’où je venais, même un statut de modeste trotteur crottant du dollar çà et là, faisait mon affaire. J’avais passé mon enfance à travailler, étudier, apprendre des choses inutiles et insensées sous le regard étrange d’une famille restreinte de quatre personnes totalement déroutantes, déboussolées et parfois même terrifiantes.
Mon grand-père, Spyridon Katrakilis, prétendait entre autres faits d’armes avoir été l’un des médecins de Staline et posséder une fine lamelle de son cerveau dérobée lors de l’autopsie qu’il avait lui-même pratiquée plusieurs jours après l’hémorragie cérébrale de Vissarionovitch Djougachvili. Il se suicidera en 1974 dans de singulières conditions.
Mon père, Adrian Katrakilis, également praticien, faisait valoir des singularités moins exotiques mais n’en était pas moins un homme assez inquiétant. Il disait souvent des choses incompréhensibles, criait « strofinaccio » à tue-tête et sans raison – mot qui veut dire « bout de chiffon » en italien – et avait pour habitude de recevoir ses patients en short dès les premiers beaux jours. Cette excentricité ne datait pas d’hier puisque pendant ses études, lorsqu’il assurait des gardes de nuit à l’hôpital, il était réputé pour avoir examiné ses patients en slip.
Anna Gallieni, ma mère, ne remarquait pas vraiment les singularités de son mari, et ne s’en inquiétait pas le moins du monde. Elle avait suffisamment à faire auprès de son frère cadet, Jules, avec qui elle partageait un petit magasin familial dédié à la réparation de montres en tout genre. Avec ce frère, elle vivait avec nous dans la maison commune. Avec ce frère, sur le canapé, elle regardait aussi tous les soirs la télévision jusqu’à ce que Jules s’endorme et pose sa grosse tête dans le creux de l’épaule de sa sœur. Jules était toujours collé à Anna et Anna toujours auprès de Jules.
Ce dernier mit fin à ses jours au printemps 1981. Ma mère l’imita au début de l’été dans une mise en scène qui laissa mon père perplexe sans que cela semble pour autant l’affecter.
Enfant, je grandis donc devant Spyridon qui marinait devant sa tranche de cervelet, un père court vêtu vivant comme un célibataire, et une mère quasiment mariée à son propre frère qui aimait dormir contre sa sœur et devant les litanies de la télévision. Je ne savais pas ce que je faisais parmi ces gens-là et visiblement, eux non plus.
Certes, les suicides de tous les miens mettront un peu d’ordre dans la confusion de ces liens, ces apparentements désordonnés, cette inaptitude à s’aimer et à donner à un enfant ne fût-ce que l’image d’un peu de confiance et de bonheur. Le plus étrange, c’est que la mort traversa à plusieurs reprises notre maison et les survivants s’en aperçurent à peine, la regardant passer comme une vague femme de ménage. »
L’avis de… Michel Abescat (Télérama)
« On rit et on pleure de tout cela, une fois encore, sans savoir si l’auteur invente ou s’inspire de la fantaisie du réel et l’on apprécie hautement l’exercice de funambule entre légèreté, cocasserie et gravité. Le roman pourtant semble grignoté par la nuit, plus sombre que les précédents, profondément mélancolique. Décidément marqué par le masque de Scotch rougi qui brûle en son centre. »
En deux mots:
Epstein, riche juif américain, se rend en Israël où il entend laisser sa marque pour la postérité avant de disparaître. Alors que ses enfants le cherchent, Nicole, une romancière, rejoint aussi la terre promise. Le premier va croiser le chemin d’un rabbin, la seconde celui d’un spécialiste de Kafka. Deux rencontres qui vont leur apprendre beaucoup et remettre en question quelques certitudes. Un roman dense et érudit.
Les premières lignes
« À l’époque de sa disparition, Epstein habitait depuis trois mois à Tel-Aviv. Personne n’avait vu son appartement. Sa fille Lucie lui avait rendu visite avec ses enfants, mais Epstein les avait installés au Hilton et les y rejoignait au moment des somptueux petits déjeuners où il se contentait d’avaler quelques gorgées de thé. Lorsque Lucie lui avait demandé s’ils pouvaient aller chez lui, il s’était dérobé, prétextant la petitesse et la modestie des lieux, peu dignes, lui avait-il dit, de recevoir des invités. Encore mal remise du récent divorce de ses parents, elle l’avait regardé en plissant les yeux – rien, chez Epstein, n’avait jamais été petit ni modeste –, mais, malgré ses doutes, elle avait dû accepter, comme elle avait accepté tous les changements intervenus dans la vie de son père. Pour finir, ce furent les policiers qui firent entrer Lucie, Jonah et Maya dans l’appartement de leur père, situé dans un immeuble délabré près de l’ancien port de Jaffa. La peinture s’écaillait et la douche se déversait directement dans les toilettes. Un cafard traversa fièrement le sol carrelé. Ce n’est que lorsque le policier l’écrasa sous son pied que Maya, la plus jeune et la plus intelligente des enfants d’Epstein, s’avisa qu’il était peut-être le dernier à avoir vu son père. Si Epstein avait vraiment vécu ici – les seules choses qui semblaient l’indiquer étaient des livres gondolés par l’air humide entrant par une fenêtre ouverte et un flacon de comprimés de Coumadine qu’il prenait depuis la découverte, cinq ans plus tôt, d’une fibrillation auriculaire. On ne pouvait dire que le logement fût sordide, mais il était pourtant plus proche des taudis de Calcutta que des appartements dans lesquels ses enfants et lui avaient résidé sur la côte amalfitaine ou au cap d’Antibes. Encore que, comme eux, celui-ci avait vue sur la mer.
Ces derniers mois, Epstein avait été difficile à joindre. Ses réponses ne tombaient plus à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Si, auparavant, il avait toujours eu le dernier mot, c’était parce qu’il ne s’était jamais abstenu de répondre. Mais peu à peu, ses messages s’étaient faits plus rares. Le temps entre eux s’allongeait parce qu’il s’était allongé en lui : les vingt-quatre heures qu’il remplissait autrefois avec tout ce que l’on pouvait imaginer avaient fait place à une échelle de plusieurs milliers d’années. Famille et amis s’étaient habitués à ses silences sporadiques. Aussi, quand il cessa de répondre pendant la première semaine de février, personne ne s’en inquiéta. Finalement, ce fut Maya qui, s’éveillant une nuit, sentit frémir le fil invisible qui la reliait encore à son père et demanda au cousin d’Epstein d’aller voir si tout allait bien. Moti, qui avait reçu de lui plusieurs milliers de dollars, caressa les fesses de sa maîtresse endormie dans son lit, alluma une cigarette et glissa ses pieds nus dans ses chaussures car, bien qu’il fût minuit passé, il était ravi d’avoir une bonne raison de parler à Epstein d’un nouvel investissement. Mais, une fois arrivé à l’adresse de Jaffa qu’il avait griffonnée sur une paume, il rappela Maya. Il devait y avoir une erreur, lui dit-il, car il était impossible que son père vive dans un pareil trou à rats. Maya téléphona alors à Schloss, le notaire d’Epstein, le seul à savoir encore quelque chose, mais celui-ci lui confirma l’adresse. Lorsque Moti finit par réveiller la jeune locataire du deuxième étage en maintenant un doigt boudiné sur la sonnette, elle confirma qu’Epstein vivait bien au-dessus de chez elle depuis quelques mois, mais ajouta qu’elle ne l’avait plus vu ni entendu depuis des jours, en fait, car elle s’était accoutumée au bruit de ses pas, la nuit, au-dessus de sa tête. Bien qu’elle ne pût le savoir au moment où elle s’entretenait, ensommeillée, sur le pas de la porte avec le cousin à moitié chauve de son voisin du dessus, l’intensification rapide des événements qui suivirent habituerait la jeune femme au bruit des nombreuses allées et venues de gens s’évertuant à retrouver la trace d’un homme qu’elle connaissait à peine mais dont elle avait fini par se sentir curieusement proche.
La police ne mena l’enquête qu’une demi-journée avant que celle-ci fût reprise par le Shin Bet. Shimon Peres en personne appela la famille pour dire qu’il était prêt à remuer ciel et terre. Le chauffeur de taxi qui avait pris Epstein en charge six jours plus tôt fut activement recherché et soumis à un interrogatoire. Terrorisé, il sourit du début à la fin, laissant apparaître une dent en or. Plus tard, il conduisit les agents du Shin Bet à la route longeant la mer Morte et, après une certaine confusion due à la nervosité, réussit à localiser l’endroit où il avait déposé Epstein : une intersection proche des collines dénudées situées à mi-chemin entre les grottes de Qumrân et Ein Gedi. Les équipes de recherche se déployèrent à travers le désert, mais ne découvrirent que le porte-documents marqué au chiffre d’Epstein, vide, ce qui, selon Maya, ne faisait qu’accentuer la probabilité de sa transsubstantiation.
Durant ces jours et ces nuits, rassemblés dans la suite du Hilton, ses enfants passèrent sans cesse de l’espoir à la tristesse. Il y avait toujours un téléphone en train de sonner – Schloss à lui seul en gérait trois – et ils se raccrochaient chaque fois aux dernières informations reçues. Jonah, Lucie et Maya apprirent ainsi sur leur père des choses qu’ils ne connaissaient pas. »
L’avis de… Didier Jacob (L’OBS)
« Pas surprenant, en tout cas, que Nicole se soit inventé, pour incarner les grandes questions qu’elle se pose, un double presque parfait. « Forêt obscure », c’est l’histoire d’une romancière, Nicole, dont l’écriture est « un navire en détresse » (elle vient également de divorcer). Krauss raconte, avec des accents poignants, l’or devenu plomb, la passion transformée en incompréhension. « L’amour que nous ressentions autrefois l’un pour l’autre soit s’était tari, soit avait été réprimé comment le savoir et pourtant chaque jour nous constations, émus, les extraordinaires capacités de l’autre à aimer, telles que nous les renvoyaient nos enfants. » Au demeurant, le roman se garde bien de tourner au règlement de comptes. Et quand on lui demande si elle se reconnaît dans l’autofiction à la française, elle explique qu’elle écrit plutôt pour vivre autre chose, autrement. Se réinventer soi-même ? « C’est le propre de l’écriture : elle vous grandit, elle vous change. »
En 2 mots:
La famille Vickery quitte Paris pour la Caroline du Nord où Hector a trouvé un poste d’enseignant à l’université. Sylvie, son épouse, appréhende un peu sa nouvelle vie tandis que leur fils Lester s’imagine déjà conquérir l’Amérique. Mais le trio n’est pas au bout de ses surprises. Agnès Desarthe poursuit son exploration de la cellule familiale avec ce couple d’expats dont la nouvelle réservera bien des surprises…
Les premières lignes
« Hector avait une femme. Elle s’appelait Sylvie. Ensemble ils avaient un fils. Il s’appelait Lester. Un prénom anglais parce que la famille paternelle d’Hector était originaire de Penzance, en Cornouailles, ou plutôt d’une bourgade située au nord de cette station balnéaire. Un village dont on taisait le nom par amour du secret.
Récemment, Lester avait demandé à ce qu’on l’appelle autrement. Cela s’était passé dans l’avion. Au-dessus de l’océan Atlantique. À peu près au milieu, mettons. Là où, avait songé l’adolescent, passagers et équipage seraient irrémédiablement perdus si, par malheur, l’appareil venait à s’abîmer. Même si l’amerrissage est possible, avait-il spéculé, nous sommes si loin de tout, si détachés de la terre, que nous mourrons. Nous ne mourrons pas dans les flammes, nous ne mourrons pas sous le choc, corps lacérés par les éclats de carlingue, nous mourrons comme sont morts les marins, les explorateurs: de faim, de tristesse et d’angoisse.
Cela ne lui faisait pas peur. Il avait quatorze ans et s’exerçait fermement à la sagesse.
Nous mourrons.
Assis entre son père et sa mère – lui plongé dans un journal, elle lisant la même page de son livre depuis le début du vol parce qu’elle n’arrivait pas à se concentrer, qu’elle l’espionnait, car, oui, elle espionnait son fils, son fils qui l’inquiétait, sans qu’elle le reconnaisse, sans qu’elle en parle – Lester envisageait
leur disparition avec sérénité.
Alors qu’il s’imposait un rythme de respiration de cinq secondes à l’inspire et dix à l’expire dans l’espoir de faciliter son entrée en méditation profonde, paumes tournées vers le haut et paupières closes, une menue gerbe d’eau lui avait arrosé le visage. Ce n’était presque rien. Le contenu de la bouche d’une grenouille farceuse qui, pour jouer, lui aurait craché dessus. Mais ce n’était pas une grenouille, bien entendu. C’était Léonie, l’hôtesse atteinte d’un rhumatisme aigu et qui ne l’avait dit à personne parce qu’elle aimait les voyages, son uniforme, et redoutait un licenciement. Une pointe douloureuse au niveau du genou l’avait fait trébucher juste au moment où elle débarrassait la boisson d’un homme assis de l’autre côté de l’allée. L’eau avait jailli.
« Oh, pardon. Pardon mon grand. Comment t’appelles-tu » lui avait-elle demandé en l’épongeant avec douceur.
Le garçon l’avait regardée attentivement. Le fond de teint rendait sa peau lisse et veloutée comme celle d’une pêche lavée, elle avait de gros yeux noisette d’animal, un petit foulard noué autour du cou.
« Absalom Absalom, avait répondu Lester.
– Absalom? C’est rare. Et comme c’est joli.
– Absalom Absalom, avait corrigé Lester. C’est une sorte de nom composé, si vous voulez, comme Jean-Jacques, sauf que c’est le même deux fois.
– Avec un tiret entre les deux?
– Non. Absalom espace Absalom. Comme ça, sans tiret.
– Intéressant », avait murmuré Léonie en adressant un regard d’admiration pas entièrement convaincu à la personne assise à côté du garçon dont elle n’aurait su dire s’il s’agissait de sa grand-mère, de sa tante, ou peut-être de sa mère. Ils étaient de la même famille, elle en aurait mis sa main à couper, car ils avaient les mêmes grands yeux écartés d’un vert… »
L’avis de… Bernard Pivot (Le Journal du Dimanche)
« Dans La Chance de leur vie, Agnès Desarthe ne se contente pas de narrer avec beaucoup de malice les tribulations américaines d’une famille parisienne. Elle a un tel souci des modes, des objets, des gestes, des détails que le lecteur s’arrête, admiratif, sur des descriptions de ceci ou de cela. Une minijupe en daim, le ski extrême, la galanterie, les pochettes des années 1970, la pomme d’Adam, l’anarchie dans le lave-vaisselle, l’hypocrisie des messagers. Et, bien sûr, la grande affaire, le couple »
En deux mots:
Louis Claret retrouve Alexandre Laudin. La rencontre du professeur et de son ancien élève devenu un peintre reconnu, et pour lequel il accepte de poser, va entraîner la remise en cause de deux existences. Dans un livre qui fleure bon la nostalgie Jean-Philippe Blondel confirme son talent de romancier de l’air du temps.
Les premières lignes
« Je n’étais pas à ma place. Je déambulais dans l’enfilade des salles, une flûte d’un champagne trop vert à la main. Je regardais les autres invités. Leur assurance. Leur port de tête. Leurs mimiques. Ils tenaient des conciliabules, s’esclaffaient, observaient des groupes rivaux, jetaient de temps à autre un regard sur les toiles, s’extasiaient bruyamment, se retournaient, murmuraient à l’oreille de leurs acolytes une anecdote croustillante ou un commentaire acerbe qui démontait en un clin d’œil le travail qu’ils venaient de louer. Les hommes portaient des vestes à l’aspect savamment négligé. Les femmes riaient à gorge déployée dans leurs robes noires et touchaient à intervalles réguliers le bras ou l’épaule de leurs partenaires masculins.
Un vernissage, et tout son décorum. En fait, on n’était pas très loin de l’image stéréotypée que j’en avais. Je n’étais pas un habitué de ce genre d’événements. Au cours des cinquante-huit années de mon existence, j’avais finalement peu fréquenté le monde des arts plastiques. C’était la deuxième fois seulement que j’étais convié à ce type de cérémonie. La première avait eu lieu plus d’un quart de siècle auparavant. J’accompagnais alors un ami qui exposait, fébrile, avec les artistes locaux. Nous avions nous-mêmes accroché ses tableaux.
Tandis que ce soir-là, bien sûr, était différent. Le peintre était un autochtone, certes, mais sa notoriété s’étendait jusque dans la capitale et même hors de nos frontières. Alexandre Laudin : la preuve vivante que l’art n’a cure des origines géographiques et sociales – il était né et avait grandi ici, dans un lotissement de l’agglomération de cette ville de province où ses parents résidaient encore. Quant à lui, je l’imaginais bien installé dans le Xe ou le XIe arrondissement. Bastille. République. Là où la vie bat plus vite. »
L’avis de… Olivier Gallais (revue PAGE des libraires)
« À travers le prisme de la peinture, Jean-Philippe Blondel esquisse un magnifique roman bienveillant et sans concessions sur l’intimité de l’être humain, ses vibrants questionnements, ses sentiments. »
En deux mots:
Olivier a participé à la finale de Questions pour un super-champion en 2012. Il nous raconte le jeu télévisé dans le détail avec ses coulisses et son suspense, mais nous offre surtout des digressions sur son parcours, son érudition, ses amours. Drôle, enlevé, précieux.
Les premières lignes
« 1. Bienvenue dans mon monde
Je suis autiste Asperger. Ce n’est pas une maladie, je vous rassure. C’est une différence. Je préfère réaliser des activités seul plutôt qu’avec d’autres personnes. J’aime faire les choses de la même manière. Je prépare toujours les croque-monsieur avec le même Leerdammer. Je suis fréquemment si absorbé par une chose que je perds tout le reste de vue. Mon attention est souvent attirée par des bruits discrets que les autres ne perçoivent pas. Je suis attentif aux numéros de plaques d’immatriculation ou à tous types d’informations de ce genre. On m’a souvent fait remarquer que ce que je disais était impoli, même quand je pense que c’était poli. Quand je lis une histoire, j’ai du mal à imaginer à quoi les personnages pourraient ressembler. Je suis fasciné par les dates.
Au sein d’un groupe, il m’est difficile de suivre les conversations de plusieurs personnes à la fois. Quand je parle, il n’est pas toujours facile de placer un mot. Je n’aime pas particulièrement lire des romans. Je trouve qu’il est compliqué de se faire de nouveaux amis. Je repère sans cesse les mêmes schémas dans les choses qui m’entourent. Je préfère aller au musée qu’au théâtre. Cela me dérange quand mes habitudes quotidiennes sont perturbées. J’aime beaucoup les calembours comme «J’ai mal occu, j’ai mal occu, j’ai mal occupé ma jeunesse.» Parfois je ne sais pas comment entretenir une conversation. Je trouve qu’il est difficile de lire entre les lignes lorsque quelqu’un me parle. Je note les petits changements dans l’apparence de quelqu’un. Je ne me rends pas toujours compte que mon interlocuteur s’ennuie. Il m’est extrêmement difficile de faire plus d’une chose à la fois.
Parfois, au téléphone, je ne sais pas quand c’est mon tour de parler. J’ai du mal à comprendre le sarcasme ou l’ironie. Je trouve qu’il est compliqué de décoder ce que les autres ressentent en regardant leur visage. Le contact physique avec un autre être humain peut me remplir d’un profond dégoût, même s’il s’agit d’une personne que je désire. Si je suis interrompu, j’ai du mal à revenir à ce que j’étais en train de faire.
Dans une situation de stress avec un interlocuteur, j’essaie de le regarder dans les yeux. On me dit que je répète les mêmes choses. Quand j’étais enfant, je n’aimais pas jouer à des jeux de rôle. Je trouve qu’il est difficile de s’imaginer dans la peau d’un autre. Les nouvelles situations et surtout les lieux que je ne connais pas me rendent anxieux. J’ai le même âge que Novak Djokovic et un an de moins que Rafael Nadal. Quand je regarde un film où un personnage fait des cupcakes, je passe tout le reste du film à me demander combien de cupcakes ont été cuisinés exactement. Je ne supporte pas de porter des jeans trop serrés. Une exposition à une source de lumière trop vive me plonge dans un état de panique. Toutes mes émotions sont extraordinairement fortes et on m’a souvent dit que la façon dont je réagissais était exagérée.
Je me souviens des dates de naissance des gens. J’ai publié un premier roman chez Alma éditeur en 2016. Je vais vous raconter une histoire. Cette histoire est la mienne. J’ai participé au jeu télévisé Questions pour un champion et cela a été très important pour moi. J’ai passé plusieurs journées avec Julien Lepers. Pour m’endormir, je fais parfois le produit de 247856 fois 91. Il suffit qu’une femme ou qu’un homme me prenne dans ses bras pour que je frissonne violemment et que je songe sérieusement à l’épouser. Je n’ai jamais su faire de la corde à sauter. Le résultat du produit de 247856 fois 91 est 22554896. Il suffit de faire 247856 fois 9. Je commence par les gros chiffres. 1800000. 2160000. 2223000. 2230200. 2230704. Puis de multiplier par 10: 22307040. Et d’ajouter 247856: 22554896. J’aime beaucoup les lasagnes, le chocolat à l’orange, la Patagonie et les chansons de Leonard Cohen. Bienvenue dans mon monde. »
L’avis de… Olivia de Lamberterie (ELLE)
« La surprise de la saison littéraire, c’est cet homme immense et beau, doux comme du velours. Dans « Einstein, le sexe et moi » (Alma Éditeur), Olivier Liron confie comment il a gagné une finale de « Questions pour un champion », émission alors présentée par Julien Lepers. Ce récit criant d’une vérité bouleversante dévoile sa vie d’autiste Asperger, petit garçon massacré par l’école, jeune homme reclus dans sa forteresse devenu normalien, puis écrivain magnifique. La littérature a gagné un auteur, écoutons-le. »
En deux mots:
Victime d’un accident respiratoire, un patron de PME se retrouve dans le coma au moment où son entreprise et son couple sont soumis à de fortes turbulences.
Les premières lignes «Principe» : norme constituant une référence fondée sur des considérations théoriques, des valeurs sur lesquelles il convient de régler une action ou sa conduite.
« 4 mars
Dans la chambre de réanimation du Centre hospitalier de Cambregy, l’air est rare et poisseux. Le soleil de printemps, anormalement fort, s’infiltre en fines rayures à travers les stores baissés. Il dépose ses particules de lumière cuivrée sur les murs, où les couches successives de peinture blanche rappellent à Olivia que cette même chambre, cet espace clos et carré a scellé la fin d’autres vies.
Thomas est étendu sur le lit médicalisé, son long corps est couvert d’un drap jusqu’aux aisselles, le blond clair de ses cheveux se fond sur la taie d’oreiller, ses orteils et son crâne touchent les extrémités du lit comme si on l’y avait fait entrer de force. Sa peau a pris une teinte crayeuse, ses paupières semblent faites de mousseline, ses lèvres sont déformées par le sparadrap et le long tube flexible qui en jaillit, relié au respirateur dont Olivia entend le bruit de lave-vaisselle. La poitrine de son mari se soulève et retombe mécaniquement au rythme du soufflet de la machine, et Olivia scrute avec inquiétude ses côtes saillantes que le drap souligne au lieu de dissimuler.
S’il était éveillé, ne peut-elle s’empêcher de penser, Thomas serait certainement fasciné par cette machine, il en admirerait l’ergonomie, la précision des données sur les écrans de contrôle, il s’intéresserait au fonctionnement du cube bleu et blanc, voudrait comprendre, étudier le mécanisme qui détecte le moindre effort respiratoire du malade, connaître la logique de son algorithme, et les différents types de modèles de ventilateurs, les marques, l’évolution des techniques. Il aurait confiance, ne craindrait pas la panne, ne jugerait pas, au contraire d’Olivia qui la fixe douloureusement depuis quatre jours, cette machine écoeurante. Il n’aurait pas peur, lui, que sa poitrine arrête de se soulever.
Elle se penche, approche son visage, colle ses narines contre la joue de Thomas. L’épiderme est mou. Hier, la peau était déjà un peu ternie mais plus ferme, elle en est sûre, c’est même sa particularité, aucun relâchement, aucune ridule ne trahit ses quarante ans. Et voilà qu’il se distend, qu’il se délite sous ses yeux… Il est en train de mourir. Elle tend la main vers le bouton d’appel, mais renonce, embarrassée. Le médecin vient juste de sortir. Elle n’ose pas le rappeler. C’est normal que sa peau soit moite et molle, il fait si chaud, se dit-elle pour finir.
Roux et baraqué, les yeux saillants et mobiles, le docteur Frédéric Miat donne l’impression d’être tout juste descendu d’un vélo de course et pressé d’y remonter. Il marche et parle vite, ne s’attarde pas au chevet de son patient. Olivia n’a pas le temps de poser toutes les questions qui l’assaillent. Tout à l’heure, elle était en train de lui demander si cela arrivait souvent, un coma après une détresse respiratoire, mais il ne lui a pas laissé le temps de finir sa phrase, il l’a coupée après « coma » avec un petit soufflement agacé. Les constantes sont bonnes, a-t-il dit. Il a vaguement souri et détourné la tête, alors elle n’a pas insisté. C’est ridicule, ce manque d’assurance qui la poursuit jusque dans cette chambre d’hôpital. Elle devrait avoir plus de courage, quelque chose comme du souffle pour deux.
Olivia tressaille de honte en repensant au jour de l’accident. Ce matin-là, elle était rentrée de vacances mais il était si tôt qu’elle s’était recouchée. Elle est si fatiguée en ce moment, malgré le séjour à la montagne, toujours un goût de glaise en bouche, des fourmillements dans les mains, les muscles des paupières qui tressautent, les reins douloureux. Elle avait croisé Thomas dans le jardin, il partait pour l’usine. Elle avait remarqué sa toux, sa mauvaise mine, mais l’avait laissé monter dans sa voiture. Quand elle s’était réveillée, il était dix heures passées. Elle s’était étirée longuement, elle avait roulé sur le lit les bras écartés, restant de longues minutes à contempler le plafond. Des flammèches dorées s’élevaient dans la poussière, jouant à se chasser l’une l’autre, et elle avait repensé à son unique voyage de jeunesse. Une traversée des Alpes, seule, un été. Quand le train longeait un lac, elle faisait la course avec les poissons volants de lumière que le soleil projetait sur l’eau. De la chambre de ses fils ne provenait aucun bruit. S’étaient-ils rendormis, eux aussi ? Peu probable. Que trafiquaient-ils donc ? En temps normal, Olivia aurait bondi de son lit, mue par l’inquiétude, la presque certitude de la catastrophe. L’enfant étranglé par la corde des rideaux, ou enfermé dans le coffre à jouets, rejoint par son frère et tous les deux prisonniers de l’osier, étouffés, les possibilités étaient infinies. Mais là, elle n’éprouvait rien de tel. C’était si bon d’être seule dans le silence, c’était cela qui lui manquait, la possibilité de la solitude, un long ruban de temps qu’aucune obligation ne viendrait couper et qui lui rendrait l’élan perdu.
Ses fils l’envahissaient, ralentissaient son travail. Mais c’est Thomas qui l’affaiblissait. L’ambiance délétère qu’il instaurait à la maison. Ses accès de colère. Sa maniaquerie. Son insensibilité. Son agitation. Un champ magnétique semblait le parcourir, l’isolant des membres de sa famille tout en aspirant leur énergie, perturbant leur système. Il n’en parlait pas mais elle se doutait qu’il avait de sérieux problèmes à l’usine. Pour autant, rien ne justifiait un tel comportement. »
L’avis de… Christophe Bys (L’Usine Nouvelle)
« Pour son premier roman, Vanessa Bamberger s’intéresse à un patron de PME au-delà de la crise de nerfs. A force d’encaisser les coups du sort et du marché, Thomas se retrouve entre la vie et la mort, dans un service de réanimation. Ce fervent partisan de l’industrie qui produit des valves pour un médicament destiné aux asthmatiques est littéralement à bout de souffle. Aux clichés ou aux ouvrages désincarnés sur l’économie, « Principe de suspension » oppose un regard précis sur le difficile métier de dirigeant et signe un roman mêlant l’intime et le professionnel avec justesse. »