En deux mots
Jean et Joseph partent dans le midi. Une escapade amoureuse qui a aussi pour Jean un autre but, rencontrer le poète qu’il admire et auquel il aimerait présenter ses textes. Une rencontre lourde de conséquences.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Une vie pour la poésie
Dans son nouveau roman Jérôme d’Astier raconte le voyage de Jean et Joseph dans le Luberon où vit le poète qu’admire Jean. Un récit brûlant, entre amour et abandon, passion et désespoir.
Jean et Joseph s’aiment. Les deux artistes, Jean taquine la muse, Joseph dessine, décident de partir avec leur petit pécule dans le sud de la France. Mais arrivés sur place, ils constatent que l’hiver dans le Luberon n’est pas aussi clément qu’ils l’imaginaient et vont chercher à lutter contre le froid. Ils vont finir par dénicher une maison abandonnée et s’y réfugier.
Et si le feu dans l’âtre a de la peine à prendre, ils brûlent d’une autre passion. Jean se met en quête de l’adresse du grand poète qui vit dans la région et qu’il rêve de rencontrer.
Bien aidés par le hasard – ils croisent la route de deux personnes qui ont précisément rendez-vous chez lui – ils sont accueillis par le grand homme et sa gouvernante.
Et si Joseph est séduit par leur hospitalité, Jean est au paradis. Très vite, il est adoubé par son aîné qui l’encourage dans sa passion, l’invite à revenir lui présenter ses textes, à poursuivre leur conversation autour de leur passion commune.
Ce faisant, il creuse un fossé entre les deux amants, inconsciemment ou non. L’un voit la vie en rose, l’autre voit son horizon s’assombrir.
Jérôme d’Astier choisit les ellipses, une météo changeante, un geste un peu plus brusque, une parole qui tombe comme un couperet pour dire le mal-être de son narrateur qui voit son ami s’éloigner de plus en plus de lui. Avec une économie de mots, il dit la dépression qui gagne du terrain, le contraste entre deux vies qui se séparent avant même de s’être vraiment trouvées. Mais tout au long de cette épreuve initiatique, il distille aussi avec subtilité les indices qui donnent au lecteur l’impression que la messe n’est pas dite. Qui de Jean ou de Joseph tirera le mieux les leçons de ces jours d’hiver dans le massif du Luberon? Je vous laisse vous faire votre opinion.
Tendre hiver
Jérôme d’Astier
Éditions Arléa
Roman
136 p., 17 €
EAN 9782363083337
Paru le 4/05/2023
Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le massif du Luberon et à Paris.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Jérôme d’Astier, dans ce texte vibrant, fixe avec grâce, cette fragile alchimie entre deux êtres épris d’absolu, bientôt séparés par le lent mouvement de la vie. Et dans cette perte, il se peut qu’il n’y ait pas de gagnant. Un hiver, comme une parenthèse enchantée et lumineuse dans la vie de deux garçons, Jean et Joseph, qui partent ensemble, fuyant leur famille, leur quotidien. Ils partent sur un coup de tête vers le Lubéron, prêts à tout recommencer, à moins que tout ne commence enfin.
Portés par leur amitié amoureuse, ils se réfugient dans une maison abandonnée, au milieu de la nature endormie. Là, ils vivent comme des Robinsons, et rien, ni le froid, ni la précarité de leur bivouac, ni le manque d’argent ne les atteint. Portés par leurs rêves, tous leurs sens en alerte, ils se nourrissent d’absolu, de beauté et de liberté. Mais ils ne sont pas là par hasard. Jean écrit, la poésie est sa nourriture quotidienne.
Il veut approcher celui dont les livres l’accompagnent dans un éblouissement de chaque instant. Une lettre envoyée dans la fièvre, et c’est la rencontre avec celui qui deviendra une sorte de mentor. Joseph qui, au début, partage ce bouleversement, sera bientôt délaissé, condamné à être le spectateur impuissant de l’éloignement de son ami. Leur complicité solaire faiblira. Jérôme d’Astier, dans ce texte vibrant, fixe avec grâce cette fragile alchimie entre deux êtres épris d’absolu, bientôt séparés par le lent mouvement de la vie.
Et dans cette perte, il se peut qu’il n’y ait pas de gagnant.
Les premières pages du livre
« Je suis couché avec Jean, nous sommes enroulés l’un contre l’autre, nos corps accolés font une boucle, un méandre du temps. Nous avons laissé les autres, les professeurs, les patrons, les parents, moi une mère dévorante et un frère qui me battait, lui des vieux qui jouent à s’envoyer des assiettes à travers la tronche. Nous sommes sauvés, pour le moment.
Nous sommes arrivés ici il y a une semaine. Tout est nouveau dans ce pays. Jean admire la couleur que prend le ciel quand souffle le mistral. «Regarde», me dit-il et il m’agrippe le bras et le serre. Il serre si fort que je sens son admiration. Son admiration me fait un bleu à cause de la couleur du ciel.
«Mais regarde donc!» Je lève les yeux, je hisse le regard jusque là-haut. «Mais oui, Jean, je vois, je vois.» Ses yeux boivent une grande rasade de ciel. Et il pousse un soupir comme celui qui a étanché sa soif. «On a envie de se jeter là-dedans comme dans une piscine», dis-je. Alors, il me passe le bras autour du cou et attire ma tête qu’il tient fort contre la sienne.
C’est l’hiver. Il fait froid. On ne pensait pas qu’il faisait si froid dans le Midi. Mais les gens d’ici nous ont appris qu’en janvier ou en février il pouvait neiger. Et que la neige pouvait tenir pendant une semaine ou même davantage. J’ai dit à Jean: «Ce serait bien. J’espère qu’il va neiger.
— Oui, moi aussi, je voudrais que ce soit blanc, a-t-il répondu. Tu te rends compte, si le soleil brille ensuite, avec cette lumière, on pourra à peine regarder!» Nous attendons la neige.
La neige, pour lui aussi, c’est comme si l’enfance tombait du ciel. «Nous ferons un bonhomme, dit-il, devant la maison. Un grand bonhomme, le plus haut possible.» Je me souviens comme la neige transformait la ville, autrefois. Paris n’était plus le même. On avait mis une sourdine et les gens étaient contents, au début.
«Jean, dis-je, tu sais, quand on marche dans la neige, ce bruit, ce petit craquement étouffé. L’autre jour, quand tu mâchais ta pomme près de mon oreille, ça faisait un peu pareil.» Jean sourit.
«Moi, dans ma ville, dit-il, elle ne tombait pas souvent. Rarement même. C’était un événement. Mais alors, une fois la plage a été couverte. Ça c’était sensationnel. Les petites vagues plates qui venaient toucher cette poudre et l’écume qui se confondait avec elle. La mer était toute calme, d’un gris très pâle. Et la neige mettait partout une lumière étrange, une lumière qui mord et qui réveille. »
Nous sommes arrivés en décembre. On ne voulait pas passer les fêtes avec les parents. La famille on s’en foutait. Il n’y avait que lui et moi. À la gare déjà, dans le haut-parleur, la voix avait un accent. Cela amusait Jean. Il essayait de l’imiter, il répétait les paroles des gens et maintenant, il y arrive. «Je suis un gars du Midi», dit-il en faisant chanter sa voix.
C’est drôle parce qu’il est blond comme les blés et que ses yeux sont bleus. Des fois, quand il entre dans une boutique, il parle comme ça. Mais il y en a peu qui se laissent prendre, à cause de son teint trop clair. On voit bien qu’il a poussé dans le Nord, comme les endives. Comme il en rajoute, l’autre jour l’épicière lui a dit: «À vous entendre, on croirait que vous venez de Marseille.» Il m’a donné un coup de coude, «Tu vois», m’a-t-il fait en sortant.
Nous avions l’impression d’être dans un autre pays et les gens nous paraissaient tellement plus aimables. Ils ont l’air de prendre leur temps, comme si les aiguilles avançaient moins vite. Et ils sont bavards. Jean aime cela. Il peut rester une demi-heure à l’épicerie où il est simplement allé acheter une bouteille de vin. Si l’épicière était jeune et jolie, je me poserais des questions. Elle s’appelle Yvette. C’est une femme de quarante ans, j’ai l’impression, je ne suis pas très fort pour donner un âge aux femmes. Elle est boudinée dans sa blouse de nylon. Son sourire charmant laisse briller une dent dorée. Sa bonne humeur est constante. Jean lui plaît, cela se voit. Quand elle lui pèse les fruits et les légumes, elle en met toujours un en plus pour le même prix. L’autre jour, une barre de chocolat: «Allez, celle-là, cadeau de la maison.» Elle parle des choses du village et de sa fille qui est à l’hôpital en ce moment. Elle s’informe. Jean est comme ça, il pourrait raconter notre vie au premier venu, sans impudeur. À sa première visite, en s’en allant, il lui a tendu la main. «Je m’appelle Jean, a-t-il dit, et mon copain, c’est Joseph, Jo, ça ne lui plaît pas.»
Nous avions pris le train de nuit, pour économiser. Quand nous sommes sortis de la gare, le vent soufflait fort. Quand je me tournais vers lui, je pouvais à peine respirer. Il me chauffait les oreilles. Et je me suis bientôt mis à grelotter. J’avais pourtant une veste en peau, doublée, et une écharpe. Mais je suis frileux. «C’est que t’es maigre, me dit Jean, t’as pas de graisse pour te tenir chaud.» Il a vu que je me recroquevillais et il m’a lancé: «Allez, on court jusqu’au café et on prend un jus.» Il me donne une bonne tape sur le dos comme un signal de départ. La courroie du sac sur l’épaule, nous traversons la place et nous remontons un bout de l’avenue jusqu’au premier bistrot. Il nous fait verser un peu de rhum dans le café. «Comme ça, tu auras chaud», dit-il.
Nous avons laissé nos sacs dans le café et nous nous sommes baladés pour voir la ville. Les platanes étaient déplumés. Cela faisait drôle de ne pas voir d’immeubles hauts comme à Paris. Il y avait toute la place pour le ciel. Dans les vitrines, les décorations de Noël fleurissaient. Jean s’est arrêté soudain. Les murailles et les bâtiments du palais l’épataient. C’était superbe. «Des papes ont vécu là, je ne sais même pas de quand à quand, et lesquels, et pourquoi, je suis inculte! Vraiment, comment est-ce que je vais faire pour me mettre tout ça dans la tête? J’ai pourtant eu mon bac.» Il parlait fort, il s’indignait carrément de son ignorance. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire, de le prendre par le bras et de le secouer. «T’inquiète pas, lui disais-je, tu t’en fous, t’as pas besoin de savoir tout ça pour écrire des poèmes! – Pffffff! Tu crois? Mais oui, bien sûr!» À son regret, nous n’avions pas le temps de visiter, à cause du car.
Les poèmes, Jean en écrivait depuis la classe de seconde au lycée. Cela lui était venu comme ça, tout d’un coup, comme une poussée subite. Et cela recommençait. Moi, ils me plaisaient, mais je n’étais peut-être pas un bon juge. D’abord parce que je commençais à l’aimer. Et puis, il y avait bien des poèmes auxquels j’adhérais sans les comprendre et je ne savais pas pourquoi. C’est en partie à cause de la poésie que nous sommes venus ici.
Jean voulait absolument connaître le grand poète qui vivait dans le coin. Il avait lu presque tous ses livres, au lycée et quand il avait fait le maçon avec son père. Il les relisait encore. «La poésie, disait-il, c’est pas comme les romans, ça se relit, ça se rumine, tu comprends?» Moi, cela me faisait penser à la bible que ma mère avait toujours à son chevet et qu’elle n’arrêtait pas de toucher, comme un talisman, d’ouvrir et de butiner chaque jour, C’est à cause des livres du grand poète que le sac de Jean pesait si lourd. Mais avec ses muscles, il le portait aisément. »
Jérôme d’Astier est l’auteur de huit livres dont, Le Désordre (Arléa, 2000), Bain de minuit (Arléa, 2001), Mes Frères (Le Seuil, 2006) et Je parlerai de toi à mon ami d’enfance (Gallimard, 2008). (Source: Éditions Arléa)
En deux mots
Deux ouvrages viennent rendre hommage à Michel Butel. Ses romans et nouvelles rassemblées en un volume ainsi qu’un fac-similé de l’un des journaux qu’il a lancés durant sa riche carrière, «L’azur». L’occasion de (re)découvrir un esprit libre et une plume aussi féconde que talentueuse.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Tout Michel Butel, ou presque
«L’Autre livre» rassemble les écrits de Michel Butel. En complément à ses écrits, un second ouvrage rassemble les fac-similés de sa revue «L’Azur». L’occasion de retrouver les multiples talents du Prix Médicis 1977.
Une fois n’est pas coutume, laissons le soin à Delphine Horvilleur de commencer cette chronique. Lors des obsèques de Michel Butel (1940-2018), elle a rendu hommage à son ami avec ces mots qui retracent parfaitement l’itinéraire de ce touche-à-tout de génie: «On pourrait commencer ce récit par la fin, par ce lieu où il reposera pour l’éternité tout près d’un homme qui a tant compté pour lui, son grand père Naoum, pilier de son enfance, héritier de cette histoire juive d’arrachement et d’exil, qui plonge ses racines dans le Yiddishkeit de l’Europe de l’est, de la Pologne, de l’Ukraine et de la Russie.
On pourrait raconter la vie de Michel depuis le début, à partir de 1940, d’un mois de septembre à Tarbes où naît un petit garçon caché et sauvé. Une histoire où des Justes vont jouer un rôle-clé, et le sauver, lui et son grand père. A travers eux, la question de la justice, du courage et de la droiture morale habitera toute son œuvre, ses écrits et ses engagements.
On pourrait raconter son histoire à partir, non pas d’un héritage, mais au contraire, de la rupture d’un système familial. Raconter son histoire à partir de la façon dont il s’est fait renvoyer de tant d’établissements scolaires, du collège et du lycée, de l’école alsacienne, comme un «Robin des Bois» de cours d’école qui aurait pu mal tourner, mais qui fut aussi sans doute sauvé par sa force de séduction… et par-dessus tout, sauvé par les mots, par l’écriture et par les journaux. Raconter l’histoire d’un garçon qui crée à douze ans son premier journal, et décide que l’écriture sera le cœur de sa vie, et prend un pseudo, Michel d’Elseneur, pour se débarrasser de son nom de naissance.
On pourrait raconter sa vie à partie de son œuvre, bien sûr. Des livres et des journaux qu’il a lus mais surtout écrit et créé, et dont les titres livrent un secret : L’Azur, L’Imprévu, L’Autre Journal, L’Autre Amour, L’Autre Livre. »
Mais on peut aussi désormais raconter sa vie en lisant cet autre livre qui rassemble ses romans, nouvelles, contes, essais ainsi qu’une courte biographie. Commençons par la fiction et ce premier roman L’Autre Amour, couronné par le Prix Médicis 1977 et qui a tout du thriller d’espionnage sur fond d’affaires louches, de luttes souterraines et de chantage. Van, qui est chargé de «régler les problèmes», n’a rien d’un enfant de chœur. Pas davantage que ses donneurs d’ordre. Ni même Mérien, figure de la lutte en 1968 aux côtés d’un certain Cohn-Bendit. Tous vont finir par douter de la justesse de leur engagement, tous cherchent la vérité sans jamais la trouver. Tous ont rendez-vous avec le drame. Un résumé qui fait oublier l’essentiel que le titre du livre révèle pourtant. La belle Enecke, c’est l’amour de Van, c’est aussi l’amour de Mérien. C’est aussi le rêve inaccessible. Un ange passe…
Le second roman, La Figurante, est tout aussi désespéré. Il raconte l’histoire d’Helle, une femme qui a rêvé de retrouver son père déporté à Auschwitz avant de tenter de se trouver une autre vie en s’enfuyant de chez elle à seize ans. Entre galères et clochardisation, elle va faire de vraies belles rencontres avec d’autres cabossés de la vie, une actrice, une psy très particulière et son homme, artiste-peintre. Mais celui qui va jouer le rôle déterminant est Haas, qui vient de sortir de prison. Ensemble, ils vont croire à la rédemption avant d’être rattrapés par leurs démons.
Puis vient L’Autre livre qui rassemble une tentative d’autobiographie – «Je ne voulais surtout pas être romancier, ni poète, ni essayiste, ni auteur de théâtre. Mais écrivain. Ce qui signifiait publier simultanément un roman, une pièce de théâtre, un recueil de poèmes, un essai, que sais-je encore» – des contes, des poèmes, des bouts d’essai qui éclairent aussi la richesse d’une œuvre, les fulgurances de son écriture.
Michel Butel, en ne cessant de parler à ses morts, a surtout été obsédé par cette idée de transmettre avec une plume inspirée.
Voilà venu pour moi le moment d’une confidence. Étudiant en journalisme à Strasbourg au début des années 1980, j’ai suivi avec passion le Michel Butel patron de presse et je me suis nourri de ses journaux que Béatrice Leca – qui fut associée notamment à L’Impossible en tant que directrice adjointe et rédactrice en chef – détaille avec gourmandise dans sa préface: «mensuels, hebdomadaires, en couleur, en noir et bleu, sur papier bible, agrafés, des journaux de trois cents ou de quatre pages. Le plus célèbre: L’Autre Journal (1984-1992). Le plus fou: l’azur (1994), Le plus insolent: Encore (1993), Le plus jeune: L’Imprévu (1975). Le plus risqué: L’Impossible (2012-2013.» Je rêvais alors moi aussi d’un journalisme de «plumes», de ce pouvoir des mots capables de mettre de la poésie en politique, de l’épopée dans un match de foot, du polar dans un fait divers.
Tout ce que l’on retrouve dans L’Azur que l’Atelier contemporain a eu la bonne idée de rassembler en un volume. 55 numéros de 4 pages et un spécial été que Michel Butel voyait lui-même comme un ensemble : «Dès que possible, dès que j’aurais trouvé les quelques pages de publicité qui le financeront, j’éditerai un album réunissant les 56 parutions.» La mort et les soucis financiers l’empêcheront de mener ce projet à terme. Ce beau livre est l’aboutissement de son projet, même au-delà de la mort. C’est aussi le plus bel hommage que l’on pouvait rendre à cet homme remarquable.
L’Autre livre
Michel Butel
Éditions de l’Atelier contemporain
Romans, nouvelles, contes, poèmes et autres écrits
664 p., 12 €
EAN 9782850350979
Paru le 21/10/2022
L’azur
fac-similé du journal fondé par Michel Butel
Éditions de l’Atelier contemporain
264 p., 28 €
EAN 97828503509-6
Paru le 21/10/2022
Ce qu’en dit l’éditeur L’Autre livre
Préface de Béatrice Leca.
Au cœur de son œuvre éparse, aussi bien poétique et romanesque que théorique ou journalistique, si l’on se souvient des journaux qu’il a fondés dont les titres seuls déjouent déjà les attentes du champ médiatique comme L’autre journal, Encore, l’azur ou L’impossible, se trouve cependant une profonde nécessité. Michel Butel est avant tout un écrivain qui écrit depuis « la diagonale du désespoir », au sens où il puise dans son désespoir même les ressources pour lui échapper. Ainsi notait-il, dans le volume hétéroclite L’Autre livre paru en 1997 qui donne son nom à cette édition complète de ses écrits : « Peut-être que tout ce qui précède la mort est une affaire de lignes, d’angles, d’inclinaisons. Peut-être la vie n’est-elle qu’une géométrie variable, les sensations seulement des positions, les sentiments des directions. Et de ce lieu où nous nous attardions, de cette vie où nous fûmes si perplexes, il ne resterait que la diagonale du désespoir. » Autrement dit, écrire est une manière de « se maintenir en un état de gai désespoir », comme il le dit encore, en citant son amie Marguerite Duras.
La littérature, pour Michel Butel, est un consentement aux diagonales, aux flux transgressant perpétuellement les identités, aux innombrables « lignes de fuite » qui nous traversent, comme les nommait son compagnon de pensée Gilles Deleuze. Elle doit lutter contre l’appauvrissement de la vie, contre la mutilation de nos vies multiples ; elle doit nous rendre à la possibilité d’être toujours « autre », de vivre plusieurs vies : « Il faudrait dire à chacun et à tous : ayez plusieurs vies, toutes ces vies mises ensemble n’en feront jamais une, la vraie. Mais du moins, nous permettent-elles d’approcher la vie qui devrait être la nôtre, celle qu’on appelle vraie, d’ailleurs sans raison. » Cela revient, poursuit-il en héritier du mouvement incandescent de Mai 1968, à ne rejoindre rien qui ressemble à un parti ou à une organisation politique, mais à rejoindre plutôt « un vol d’oiseaux », « la nuée de ceux que nous aimons », où se situe « la possibilité de vie, d’action et d’espérance ».
Cette manière de se rendre insaisissable, les trois récits qu’il publia de son vivant, rassemblés ici selon ses vœux, en sont la quête. Ces récits tiennent à la fois du roman policier, du conte philosophique, du témoignage historique. L’Autre Amour , prix Médicis en 1977, raconte une double histoire d’amour en fuite : entre Enneke, actrice de théâtre au destin tumultueux, et Van, gauchiste désabusé recherché par la police ; plus tard entre la même Enneke et Guillaume, survivant du cauchemar nazi, tous deux pressentant avoir attendu « quelque chose comme cela depuis les années d’enfance ». La Figurante , parue en 1979, en est la suite : Helle, devenue figurante de cinéma après une enfance à fuir les persécuteurs nazis, croise sur son chemin Enneke, mais aussi l’analyste Annehilde, le peintre Simon, et enfin Haas, désespéré et révolté, selon qui « il nous faut mener à la fois la vie et la mort ». Quant au récit L’Enfant , paru en 2004, il se démarque de ces tentatives romanesques, par sa brièveté envoûtante, qui est celle d’une fable : dans une chambre d’hôpital, un homme recueille les paroles prophétiques d’un enfant gravement malade ; l’enfant n’a pas de nom, il est seulement « celui qui transmet un message mais il ignore lequel, il ne sait pas qui le lui a confié, il ne sait plus à qui le remettre ». L’écrivain lui-même est comme cet enfant, qui toujours « pense à autre chose ».
Un dernier récit, dont l’écriture fut dictée par la secousse des attentats du 11 septembre à New York, était resté à l’état de manuscrit ; L’Autre Histoire est publiée ici pour la première fois. Deux inconnus l’un pour l’autre, Matthias Manzon, écrivain, et Lena Zhayan, analyste, vivent une aventure brève et passionnée, alors que le monde entier et toutes les dimensions de l’existence sont ébranlés par l’effondrement des tours jumelles. Aimer, écrire, sont les seules réponses imparfaites qu’ils entrevoient à la catastrophe :
« Écris notre réponse à ce qui eut lieu, Matthias, à ce qui avait déjà eu lieu, à ce qui aura encore lieu. Écris-la dans notre langue, qui n’est ni la langue de Dieu, ni celle du Diable, ni celle du Bien, ni celle du Mal mais celle de la beauté du monde, oui, cher Matthias, je te le demande écris dans notre langue celle qui louange la beauté du monde où nous nous sommes connus. »
Écrivain? (…) Ce mot a son importance. Je ne voulais surtout pas être romancier, ni poète, ni essayiste, ni auteur de théâtre. Mais écrivain. Pour Michel Butel, disparu en 2018, être écrivain signifiait essentiellement ne pas faire de l’écriture une activité cloisonnée : écrire dans la même fièvre poèmes, contes, nouvelles, romans, essais ou fragments d’essais. L’Autre livre rassemble, pour la première fois, la pluralité des œuvres de l’écrivain protéiforme qu’il fut.
L’Azur
Préface de Jean-Christophe Bailly.
En ce temps de crise à quoi sert un journal ? Un journal, c’est une conversation. Une conversation banale : des hésitations, des reprises, des silences, des scories, des envolées, des rechutes, des images, des merveilles, des horreurs, des phrases, des noms, des erreurs, des principes, des idées, des interruptions. Si notre modernité est une série de crises perpétuelles morcelant nos solitudes désespérées, un journal doit être, selon Michel Butel, l’ébauche d’une communauté malgré tout. l’azur, mince feuille de quatre pages qui parut de juin 1994 à juillet 1995, dont il était l’unique rédacteur, sans argent, sans bureaux, sans salariés, en fut l’illustration.
L’Azur ce fut un hebdomadaire, 55 numéros de 4 pages avant ce Spécial été. Dès que possible, dès que j’aurais trouvé les quelques pages de publicité qui le financeront, j’éditerai un album réunissant les 56 parutions. L’Azur, ce fut aussi une minuscule théorie de 10 (très) petits livres, comportant chacun une ou deux nouvelles. Vous pouvez les commander (pour 50 francs les 10, port inclus). L’Azur, la première année, pour dire les choses sans exagérer, ce ne fut pas facile. Le 14 septembre interviendront de grands changements. (L’Azur n°56, 20 juillet 1995)
Extraits L’autre amour
« Quand accomplir un mouvement redevient possible, elle s’enfonce dans le dédale des couloirs à la recherche de Marennes ; tout entière enfermée dans la décision de partir. Partir. Une idée à la fois, cela permettra peut-être de se sauver. Elle ne trouve pas Marennes, ou elle ne le reconnaît pas. Si seulement elle parvenait à partir. Où ses pas ne la portent pas, elle va. Des gens grossiers affirment : je vous assure Guillaume a écrit L’autre livre. Demandez-le-lui. Des gens qui rient et qui ne sont pas tous mal intentionnés entourent celui dont le prénom prononcé distinctement et plusieurs fois est Guillaume. Elle s’avance, l’actrice, elle veut le délivrer de ce poids qu’on lui inflige, elle entreprend donc la phrase nécessaire, celle qui confondra les imbéciles, elle ne peut que murmurer, ne dites pas cela, ne dites pas cela ; tous s’écartent. Plus tard elle comprend qu’elle est encore vivante, elle laisse voler son regard, le grand oiseau de l’amour passe de branche en branche.
Guillaume est près d’elle dans la disposition entièrement d’elle.
Ils sont allés dans une chambre très petite, sous les toits, une mansarde encombrée – le vestiaire des invités qu’ils déménagent en silence. Ils s’enferment. Elle le déshabille autant qu’il la dévêt. Allongés, ils se placent sur le flanc, ils se regardent. De la vie, ils attendaient quelque chose comme cela depuis les années de l’enfance. Prononcer un mot, un nom, ils n’y songent même pas. Le grand oiseau de l’amour vole jusqu’à l’aube.
Elle rentre avec Marennes à six heures du matin.
Il ne sait pas mon nom pense-t-elle quand elle va dans le sommeil. »
La figurante
« Elle la revoit deux jours plus tard, à l’enterrement de Marennes. Marennes le vieil écrivain est mort chez lui, d’un cancer à évolution foudroyante. Il n’en avait parlé à personne. Il y a beaucoup de monde au cimetière, Helle s’attarde. Elle aperçoit soudain Haas, presque caché derrière un arbre.
Ils reviennent à pied ensemble. Haas aimait Marennes qu’il avait connu au théâtre.
Les rangs s’éclaircissent trop.
Affolement de l’un et de l’autre. Helle l’à demi enterrée vivante. Haas l’incendié, le survivant.
Rien ne ressemble au bonheur nouveau plus que le tremblement recommencé de l’ancien malheur.
Helle rêve : elle se rend chez Annehilde. L’analyste a déménagé. Il y a un gros homme moustachu à sa place. Partout des meubles renversés, des traces de lutte. Elle s’enfuit. Dans l’escalier elle croise une enfant qui lui crie une horreur. Elle se retourne pour la gifler, c’est Annehilde qui reçoit la gifle – mais d’où vient-elle ? Quand elle ouvre les yeux, Haas penché au-dessus de son désespoir l’embrasse.
Au fond, dit-il plus tard, il nous faut mener à la fois la vie et la mort.
Ils quittent Paris. »
L’enfant
« Le grand autrefois. Voici qu’il regardait au-dedans. « J’aperçois des espèces inconnues ! » Elles n’étaient pas inconnues. Il exagérait. Mais peu visibles. Le limon des siècles a presque tout recouvert.
Certains jours d’exaltation particulière, il soutenait que si nous le désirions vraiment, si nous le désirions avec une force prodigieuse ce grand autrefois nous pourrions le ranimer, nous habiterions à nouveau là-bas. Monde d’une langue commune, naissant à l’identique dans tous les corps et traversant à l’identique toutes les gorges et jaillissant à l’identique de toutes les bouches et prononcée à l’identique par toutes les dents par toutes les lèvres, nommant à l’identique par tant de mots aujourd’hui disparus chacune de nos misères chacun de nos miracles chaque personne et chaque objet. Autrefois les vagabonds, les contrefaits, les idiots, les Juifs marmonnaient une même langue.
Je ne comprenais pas mais j’acquiesçais.
Nous étions en juin, il ne se rasait plus, il délirait peut-être. »
L’Autre livre
« Vers douze ans, j’avais pris la décision d’écrire des livres et de fonder un journal.
Quelques mois plus tard, je décidai de devenir en outre chef de l’État. Ce n’est qu’à l’âge de quinze ans, après avoir vu Le Troisième homme, que je complétai cet ensemble de résolutions: je serai aussi cinéaste.
Le journal, cela ne posa pas trop de problèmes. J’en créai un aussitôt — hebdomadaire (éphémère) au printemps 53. Puis il y eut un trou de vingt ans. Ce fut alors un quotidien (éphémère). Nouveau trou de dix ans. Décembre 84: L’Autre Journal.
Le cinéma? J’y renonçai (provisoirement) en 59.
Écrivain? Justement, ce mot a son importance. Je ne voulais surtout pas être romancier, ni poète, ni essayiste, ni auteur de théâtre. Mais écrivain. Ce qui signifiait publier simultanément un roman, une pièce de théâtre, un recueil de poèmes, un essai, que sais-je encore. Sinon, je serais à tout jamais le romancier (si le premier livre était un roman) qui écrit aussi des poèmes (quand ceux-ci paraîtraient).
À l’époque, je haïssais mon nom de famille. Je m’étais donc choisi un pseudonyme. Pas n’importe lequel: Michel d’Elseneur. Tout simplement. Et j’avais fait les démarches nécessaires pour que cela devienne mon vrai nom.
J’allais visiter Jérôme Lindon (il avait publié Samuel Beckett), là-bas, parfois, je rencontrais Alain Robbe-Grillet, j’essayais d’obtenir une avance en échange de la publication de l’ensemble de mon œuvre (non écrite encore). Lindon me recevait, il était même attentif. Mais prudent.
Sur ces entrefaites j’eus dix-neuf ans et je renonçais à publier de mon vivant. » p. 346
Contes
« Le secret de cette conversation ininterrompue avec ceux et celles qui sont morts et que nous avons aimés à en mourir (mais c’est eux qui sont morts), c’est qu’elle nous protège de mourir à notre tour, à leur façon ils veillent sur nous les morts, ils nous maintiennent en vie avec ce commerce secret, parce qu’ils savent qu’ainsi notre vie est à l’abri, à l’écart, entre parenthèses, à côté de ce dialogue infini, et ils savent qu’ainsi, pensant à eux et parlant avec eux, nous ne vivons pas la vraie vie, la vie infernale, celle qui nous tuerait aussitôt, par sa laideur, sa violence, son horreur, ils savent qu’elle est là cette vie, qu’ils ne peuvent pas nous l’épargner mais au moins la tiennent-ils en lisière, en lisière des paroles que nous échangeons les morts et nous, qui nous aimons à en mourir, mais nous ne sommes pas morts et tant que nous parlerons avec eux, nous ne mourrons pas. » p. 398
L’Azur
« Tu marches le soir dans une rue déserte. Tu rentres chez toi. Chez toi c’est nulle part. Par la fenêtre d’une chambre éclairée, tu entends une sonate de Schubert.
Tu marches sous les pins de l’été. Un amour perdu à côté de toi. À côté de toi, il n’y a personne. Tu entends l’océan, une algue te vient au coeur.
Tu marches, le jour se lève, la ville te dit non, cent fois non. Pourquoi insister ? Un oiseau chante soudain, tu peux pleurer.
Le bonheur, vois-tu, on ne sait pas ce que c’est. » (14 juillet 1994)
« Je crois qu’il faudrait sortir un beau jour de nos gonds. Mais pas n’importe comment.
Quitte à jouer les idiots, aller au bout de l’idiotie.
Faire l’éloge du simple.
Nous réunir en une communauté (bleue), désireuse de choses simples, une autre école, une autre ville, une autre vie.
L’autre vie ?
S’il y en a que ça amuse, ce genre de facéties… rendez-vous à l’automne. » (4 août 1994)
« Je crois que je vais louer un bureau, un petit local qui donnera sur une rue calme. Peut-être ne serais-je pas disponible, d’ailleurs pourquoi le serais-je ? Mais, les soirs de mauvais temps, ce sera comme une petite place d’une Italie absente, ouverte au passant, ouverte à la méditation, ces soirs-là surtout, lorsqu’on apprend que Guy Debord s’est tué.
Je voudrais ajouter quelque chose qui vous paraîtra insolite, mais que voulez-vous ? Ces maisons, ces ateliers, ces jardins, ces cours, ces places qui n’existent pas, nous devrions nous y retrouver à la sortie d’un film (Petits arrangements avec les morts), après la lecture d’un livre (Récits d’Ellis Island), chaque fois que l’aile de la vraie vie nous a effleuré le visage.
Il en serait de même les jours de manifestation politique.
Je tiens à vous dire cela : si nous nous donnions spontanément, librement rendez-vous tantôt parce que quelqu’un est mort, tantôt parce qu’un livre a paru, tantôt parce que quelque chose a eu lieu qui nous jette dans la rue,
la politique serait enfin à sa vraie place, le lieu d’une souffrance commune, d’une douleur commune, d’une révolte commune, comme à la mort de quelqu’un, comme à la sortie de tel ou tel film, de tel ou tel concert.
La politique ne chercherait plus à prendre la place de la vie, de l’ensemble de la vie, elle n’en serait que plus vivante. Non, même pas plus vivante. Mais pour la première fois vivante.
Vivante comme chaque blessure particulière, comme chaque séparation singulière. Et invisible comme les autres souffrances. Car la souffrance est invisible.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas manifester. Mais manifester, c’est-à-dire rendre manifeste ce qui ne l’était pas, n’est-ce pas produire les signes de l’invisible ? Et cet invisible, nous ne supporterions pas de l’amener au jour n’importe comment, dans n’importe quel état, ivre, obscène, furieux, bavard. Il suffit donc de se tenir ensemble, ensemble et séparés, pour que soit tout à fait évidente notre si terrible insatisfaction, notre détresse, notre colère même. Le silence sera toujours plus manifeste que la parole.
Et puis ce que nous cherchons à faire accéder au réel, c’est aussi cette séparation et cette communauté qui la nie et qui la fonde. Cette solitude où la communauté prend sa source. Nous voulons manifester cela, qui est au fond de chacun de nous, solitude irrémédiable et irrépressible appartenance à la communauté. Le silence, les larmes, l’absence de mouvement sont sans doute le plus naturel dans l’état où nous voici.
Il faut veiller à l’exactitude de la manifestation, en proportion du secret qu’elle cherche à dévoiler. Sinon ce secret sera dévoyé. Et la manifestation, une imposture.
Et je demande : qui d’entre nous est assez sûr de ses cris ? de ses forces ?
Ne convient-il pas d’abord de se ressaisir ? De reprendre son souffle ? De veiller ? De retrouver une chose perdue ? Cela se fait seul, au milieu de plusieurs.
Et puis crier, c’est faire parler l’animal. Crier vraiment c’est convoquer l’animal en nous disparu. Qui d’entre nous se souvient qu’il est animal ?
Voici pourquoi il faut manifester. Mais d’une telle façon que l’on en vienne à prononcer un jour une vraie parole.
Il n’en existe pas de présage. » (8 décembre 1994)
Michel Butel est né à Tarbes en 1940, et mort à Paris en 2018. Il fut écrivain ; aussi bien romancier, poète, critique, que fondateur de nombreux journaux singuliers dans l’univers médiatique : L’autre journal, Encore, L’azur ou L’impossible. De son vivant sont parus quatre livres: deux romans, L’autre amour (Mercure de France, 1977, prix Médicis) et La figurante (Mercure de France, 1979), un recueil hétéroclite, L’autre livre (Le passant, 1997), et une brève fable, L’enfant (Melville, 2004). (Source: Éditions L’Atelier Contemporain)
En deux mots
Baudelaire qui se promène avec Jeanne Duval voit au bord d’un chemin une femme en décomposition. Ce cadavre est celui d’une femme qui a souhaité s’émanciper et qui va inspirer le poète et susciter la colère de sa muse.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
«L’essence divine de mes amours décomposés»
Clémentine Beauvais est la nouvelle pépite dénichée par Cécile Coulon pour sa collection Iconopop. Ce roman écrit en vers libres rend à la fois hommage à Baudelaire, à sa muse et aux femmes. Idéal pour fêter le «Printemps de la poésie».
Écrit en vers libres, ce roman s’inspire d’un poème de Baudelaire et pourrait être une belle manière de rendre hommage au poète dont nous avons célébré en avril 2021 le 200e anniversaire de la naissance. Voici ce poème, qui vous éclairera sur la démarche de Clémentine Beauvais: Une charogne Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d’été si doux : Au détour d’un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s’épanouir. La puanteur était si forte, que sur l’herbe Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D’où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague, Ou s’élançait en pétillant ; On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l’eau courante et le vent, Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van.
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve, Une ébauche lente à venir, Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d’un œil fâché, Épiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu’elle avait lâché.
– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A cette horrible infection, Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j’ai gardé la forme et l’essence divine De mes amours décomposés!
Dans ce livre, la charogne s’appelle Grâce. Elle va dialoguer avec Jeanne, la compagne et muse de Baudelaire, qui la découvre au hasard d’un chemin, en se promenant au bras de Charles. Le dialogue entre les deux femmes va se nourrir au fil des pages, comme un ruisseau devenant rivière, de leurs expériences, de leurs combats, de leurs souffrances. Car on reste bien dans la violence et la souffrance du poème. Et si on peut lire ce texte comme un chemin vers l’émancipation, on comprend d’emblée que cette soif de liberté se paiera par la mort.
Grâce va refuser de se fondre dans le moule et si comme ses consœurs apprend à manier l’aiguille, ce n’est pas pour broder un trousseau, mais pour développer une habileté manuelle qui va la mener à devenir une faiseuse d’anges, tout en s’interrogeant sur le bien-fondé de sa chirurgie. Rattrapé par les hommes qui entendent décider ce qu’il convient de faire du corps des femmes, elle va susciter la colère de Jeanne qui réclame vengeance et qui, comme Baudelaire, va redonner la parole à la victime
« Tout mon corps veut que ça tranche que ça blesse que ça saigne tout veut vengeance tout tremble de haine mes yeux sont des dagues ma langue danse flamme de l’enfer mes mains mes aiguilles mes pieds tarentelle des démons et c’est alors que je prends ma nouvelle décision: j’ai couché avec eux j’ai été couchée par eux, sous eux, j’ai recousu ce qu’ils avaient cassé j’ai endormi leurs enfants perdus et maintenant je vais les tuer les tuer, les hommes, les tuer dans leur sommeil les tuer dans leurs calèches les tuer dans leurs salons les tuer dans leurs fauteuils les tuer chez les femmes où ils cherchent refuge, les tuer jusqu’à ce qu’ils crient Grâce »
Cécile Coulon, qui dirige cette collection avec Alexandre Bord, a expliqué sa démarche sur les antennes de France Culture, soulignant que si on n’arrive pas à définir la poésie, on la reconnaît quand elle est là: «Je suis certaine que ce qui définit la poésie contemporaine c’est que, quand on est face à elle, que ce soit dans une salle de spectacle, dans une librairie ou sur internet on se dit: Je suis en train d’écouter ou de lire quelque chose qui me touche de manière si forte, que c’est forcément de la poésie.» En refermant ce livre de Clémentine Beauvais, on ne peut que lui donner raison.
Décomposée
Clémentine Beauvais
Éditions de l’iconoclaste
Premier roman
128 p., 13 €
EAN 9782378801960
Paru le 08/04/2021
Où?
Le roman est situé en France, du côté de Paris
Quand?
L’action se déroule dans le seconde moitié du XIXe siècle.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un court roman en vers libres, d’une grande modernité, qui transforme notre regard et nos a priori sur la déchéance féminine.
Au bord d’un chemin, une femme gît, en décomposition. Passant par là au bras de son aimée, un poète se délecte de cette vue infâme.
Clémentine Beauvais revisite avec audace le célèbre poème « Une charogne » de Charles Baudelaire. Elle imagine le destin de cette femme que l’histoire a bafouée, la faisant prostituée, chirurgienne, avorteuse, puis tueuse en série.
Un court roman à la forme inventive, impertinent et engagé.
Les premières pages du livre I. DÉTOUR D’UN SENTIER, 1855
Rappelez-vous l’objet –
longue griffe forgée
pour aller décrocher, au fond du couloir rose de velours rose,
un être. Une âme, peut-être. Miniature.
Oh j’en ai infligé des griffures.
Ce nom curieux,
ce nom de criminelle léger comme un nuage,
faiseuse d’anges,
ce nom-là c’est le mien. C’était.
Nom de celles qui déracinent
au creux des amies et des sœurs
les graines plantées par erreur.
Nom de crime comme une nacelle
d’osier, ouatée,
qui rend au ciel ce qu’on a déchiré,
au paradis toutes ces petites perles de chair,
ces anges.
Mes femmes,
elles pleuraient parfois (souvent),
parce qu’il faisait mal, cet objet-là,
quand il s’insinuait en elles,
mais finalement,
pas plus que tous les autres, pas plus que ce déferlement
de chairs blanches des hommes dans les nôtres, roses,
depuis qu’on en a l’âge,
et même longtemps avant ;
mes femmes elles me remerciaient de la soulager,
de leur dire : ce qui est entré là va en sortir. J’allais cueillir
cela, avec d’infinies précautions, sans me piquer,
sans trop défricher tout autour. Précisément.
La mûre tiède me tombait dans la main, et son jus de septembre.
J’en ai éparpillé de ces petites billes,
de ces tout petits étrangers.
Où sont-ils maintenant, ces anges que j’ai faits ?
Ces souffles minuscules.
Leurs âmes et la mienne, désormais, sont comme des bulles.
Je n’ai pas plus qu’eux mérité mon sort,
mais je crois que ma mort, à moi,
est quand même plus,
des promeneurs et des poètes, des amoureux,
laissée là à l’assaut des bêtes,
et je crois que ces passants se demandent encore :
est-ce que ce corps c’est celui d’une bête, ou bien d’un être humain ?
Ils préfèrent penser une bête, c’est certain, même si l’on distingue
des jambes, peut-être, un buste, un reste
de cervelle, gras comme du beurre,
sous le couvercle éclaté de la tête,
mais tout cela est-ce une bête
ou un… non, faites
que ce soit une bête, ou du moins
préservez-nous de toute certitude. Empêchez-nous d’imaginer
que des désirs humains aient un jour fait grincer cette
ossature,
des peurs humaines palpiter cette peau,
un cœur humain grelotter cette gorge.
Disons c’est une carcasse, quelque chose qui évoque
des os s’entrechoquant chez un équarrisseur,
pas le squelette d’un semblable. D’une semblable.
Un frère. Une sœur. Non : une charogne.
Là-bas, une bête grogne, m’ayant arraché un morceau
qu’elle ronge de ses crocs caillouteux,
j’entends ça sonner creux, râpeux,
comme le bois sous le canif des jeunes garçons
qui se sculptent des flûtes dans les branches mortes.
Les garçons ont eu droit au couteau,
longtemps avant que moi
j’aie droit
à mon objet.
Nous en reparlerons. Il sera question, beaucoup,
d’objets coupants. En attendant, voilà la situation :
ceci n’est plus mon corps. Dans la mort, il est devenu celui
de tout le monde. Il appartient, au détour d’un sentier,
à tout le monde.
Faites-en des poèmes. Je préfère cela à la tombe,
à la pierre roussie de lichen, je préfère.
C’est ma dernière coquetterie.
Toi, le poète qui passe, avec ta muse sous le bras,
brune et rose,
comme une musette en bandoulière : tu feras l’affaire.
Écoute ma musique, tandis que je me décompose.
Et pendant que je vous inspire,
et pendant que vous m’inspirez,
que votre souffle se sature
de mes humeurs disséminées,
juste avant que je disparaisse
absorbée par la terre et les bestioles,
juste avant que le ciel,
ou la nature, ou autre chose, me rappelle,
laissez-moi me rappeler.
Il faut de la concentration pour raconter
toute une vie, le temps d’une promenade amoureuse,
encourager celui qui contemple mon corps
à se rappeler le sujet
qui s’évapore,
ce beau matin d’été si doux.
Mes anges que j’ai faits, où êtes-vous ?
II. MONTAGNE, 1820
Viens voir, viens grignoter ce lobe d’oreille,
enfoncer tes petites dents, pas trop fort,
mordillement de chaton joueur, qui désire trop ce qu’il dévore
pour vouloir vraiment le gober.
Ce lobe d’oreille, viens voir viens jouer avec.
C’est comme de la viande, comme du coussin,
comme du bébé, comme tout ce qui ne doit jamais
mourir. La seule parcelle de nous à se souvenir
de la plus tendre enfance,
même quand tout autour est plissé,
affaissé.
Pendeloque d’enfance. C’est pour ça qu’on veut en manger.
Grâce dit mon grand-père enfin tu me fais mal
cette enfant me fait mal elle me mange l’oreille
cannibale anthropophage
petite sauvage.
Ses insultes sont pour rire, elles rebondissent
comme rebondissent entre mes dents ses lobes, il les dégage
de ma bouche, me repousse, le fauteuil crisse.
Qu’est-ce qu’on va faire de cette petite harpie-là,
dit mon grand-père. Il va falloir l’abandonner dans la forêt.
Elle se fera dévorer par un loup,
et puis c’est tout.
C’est elle qui le dévorera, prédit ma mère.
Avec ses dents de lait.
Je les imagine, mes dents, s’enfoncer dans la fourrure,
le goût de terre crue dans le pelage rêche
comme les herbes sèches au plus jaune de l’été.
La viande du loup coriace pire que la pire rosse,
mais dans le sang la saveur de noisette
des écureuils.
J’ai envie de manger toute la nature.
Ce souvenir-là, je dois avoir trois ans,
les soldats sont passés devant notre maison,
j’ai vu leurs vestes rouges. Ils vont là où c’est blanc.
Ils reviennent gelés (pas tous) (beaucoup sont morts).
Ils garderont la neige dans le sang
jusqu’au bout de leur vie. Je grandis, un petit peu,
pas beaucoup,
j’ai toujours été petite. Même maintenant, pourriture,
même tartinant la terre comme une confiture,
je ne prends guère de place. Je tiens dans un espace
compact.
Les soldats passent, les saisons passent, je pousse
dans ces montagnes
où les garçons aux pattes de grillon
élèvent des chèvres, et les filles cousent, avec du fil mauvais,
des broderies utiles, et tristes, des serviettes, des dentelles,
un trousseau de mariage pour le jour où la petite église grise
tintera pour elles.
Moi aussi, pendant ce temps,
j’apprends l’aiguille et le fil
mais pas si sagement.
Ce petit art de femme, les assauts patients qu’il permet,
il me semble les savoir entièrement déjà :
l’aiguille me guide et me soumet.
On dit : quel trousseau notre Grâce se préparera !
Comme elle rendra jalouses les autres demoiselles !
Mais je sais, moi, que mes aiguilles œuvreront
à autre chose. Elles sont la seule arme
dont je dispose.
Je ne grandis pas beaucoup.
Mon lit susurre
(un seul lit pour toute la famille) ;
les parents, durs dans la journée,
la nuit, se font mollesse. Corps de mère lassé
somnole déjà quand s’y enfonce
corps de père lassé.
Le feu aussi se lasse dans le foyer,
les brindilles croustillent, le père grogne,
la mère ronfle, les braises sifflent,
le père souffle, le silence se fait.
Et la glu du sommeil leur scelle les paupières.
Ensuite le frère.
Et moi.
Le sommeil ne vient pas saisir le frère
Tant qu’il lui reste son désir, qui tressautait
Au rythme des exhalaisons des parents.
Le frère est plus grand. Après lui il y a moi,
Puis deux petites sœurs. Alors dans ce lit je fais barrage, je fais mur,
Parce que moi j’ai l’âge de raison ;
Elles, elles sont légères que du liège,
Les os encore comme les joncs
Dont on fait les paniers. A peine assez solides
Pour transporter une brassée de fraises. Moi tout est dur déjà
Tout est muscle, »
Extrait
« Tout mon corps veut que ça tranche
que ça blesse que ça saigne tout veut vengeance tout tremble de haine
mes yeux sont des dagues ma langue danse flamme de l’enfer
mes mains mes aiguilles mes pieds tarentelle des démons
et c’est alors que je prends ma nouvelle décision: j’ai couché avec eux j’ai été couchée par eux, sous eux, j’ai recousu ce qu’ils avaient cassé j’ai endormi leurs enfants perdus et maintenant je vais les tuer les tuer,
les hommes, les tuer dans leur sommeil
les tuer dans leurs calèches les tuer dans leurs salons les tuer dans leurs fauteuils
les tuer chez les femmes où ils cherchent refuge, les tuer jusqu’à ce qu’ils crient Grâce »
Clémentine Beauvais est née en 1989. Elle est l’autrice de plusieurs romans pour la jeunesse dont Songe à la douceur, Âge tendre, Brexit romance et Les Petites Reines, couronnés de nombreux prix littéraires. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)
En deux mots
En rassemblant les fragments de textes qu’elle a écrit au fil des ans, Gaëlle Josse est revenue à ses premières amours pour nous offrir un recueil de poésie qui, en ces temps troublés, éclaire notre quotidien. Une petite collection de bonheurs qu’il ne fait pas laisser passer.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
L’éclosion d’invisibles soleils
Venue à la littérature par la poésie, Gaëlle Josse a rassemblé tous ses fragments de textes dans ce recueil qui célèbre tout à la fois la force de l’écriture et les bonheurs simples. Un remède idéal pour temps troublés.
Dans ce recueil de poésie sans pagination, et qui par là nous indique que l’on peut picorer ici ou là ces textes, sans forcément suivre d’ordre, on sent à chaque page la quête du mot juste, de la formule qui dira au mieux l’émotion ressentie tout autant que l’envie de la transmettre.
Écrits dans les «gares, les trains, les hôtels, les cafés, chez moi, dans le métro, en ville et en d’autres lieux», voilà rassemblés ces fragments qui, comme le souligne Gaëlle Josse dans sa présentation, sont des jaillissements qui tentent de saisir des instants fugaces. «L’éclosion d’invisibles soleils.»
Des mots cueillis jour après jour, et notés immédiatement «dans des carnets, des cahiers, sur des pages volantes, des agendas, des tickets, des listes, des enveloppes, des marque-pages ou dans son téléphone» qui mis bout à bout permettent de recoudre le soleil pour illuminer nos journées.
«l’or perdu l’or éparpillé de mes jours et le jeter au ciel qu’il éclate d’un rire azur»
Quelques lignes d’un recueil vivifiant, qui célèbre la vie, la beauté, le bonheur de l’instant et qui nous ouvrent tous les horizons. Des souvenirs, des rencontres, des instantanés qui sont aussi une esquisse de biographie, depuis les émerveillements de l’enfance, que l’auteur n’a pas oubliés. On peut aussi suivre les voyages, qui sont autant de promesses. S’arrêter devant un bonheur simple, une fleur qui se balance dans le vent, chercher comment les chagrins se sont effacés. Voir dans les draps froissés l’étreinte de la nuit. Se laisse gagner par l’allégresse.
Un recueil qui répond à la question que pose Lucile Bordes dans son nouveau roman «Que faire de la beauté?» En ces temps troublés, cette beauté nous aide à vivre.
et recoudre le soleil
Gaëlle Josse
Éditions Noir sur Blanc
Poésie
96 p., 10 €
EAN 9782882507242
Paru le 10/02/2022
Ce qu’en dit l’éditeur
« J’ai écrit ces textes dans des carnets, des cahiers, sur des pages volantes, des agendas, des tickets, des listes, des enveloppes, des marque-pages ou dans mon téléphone ; je les ai écrits dans les gares, les trains, les hôtels, les cafés, chez moi, dans le métro, en ville et en d’autres lieux.
La poésie demeure pour moi comme une apparition, une attention portée à l’infime, comme le surgissement d’un éclat fugace au cœur de nos vies. L’éclosion d’invisibles soleils. Peut-être, à cet instant-là, les mots peuvent-ils saisir quelque chose de ce jaillissement.
Elle est le regard nu, débarrassé de ce qui pèse, de ce qui encombre, elle est le retour à la source, la lumière qui s’attarde sur un mur, le frémissement qui parcourt un visage, la chaleur d’un corps aimé, elle est le mot que l’on attend et qui nous sauvera peut-être.
J’ai eu envie de vous offrir aujourd’hui cette moisson de mots cueillis jour après jour, qu’ils aient été d’orage ou d’allégresse. Mais vivants. Vivants, oui, et vibrants, toujours. » Gaëlle Josse
Les premières pages du livre
« J’ai écrit ces textes dans des carnets, des cahiers, sur des pages volantes, des agendas, des tickets, des listes, des enveloppes, des marque-pages ou dans mon téléphone ; je les ai écrits dans les gares, les trains, les hôtels, les cafés, chez moi, dans le métro, en ville et en d’autres lieux.
La poésie demeure pour moi comme une apparition, une attention portée à l’infime, comme le surgissement d’un éclat fugace au cœur de nos vies. L’éclosion d’invisibles soleils. Peut-être, à cet instant-là, les mots peuvent-ils saisir quelque chose de ce jaillissement.
Elle est le regard nu, débarrassé de ce qui pèse, de ce qui encombre, elle est le retour à la source, la lumière qui s’attarde sur un mur, le frémissement qui parcourt un visage, la chaleur d’un corps aimé, elle est le mot que l’on attend et qui nous sauvera peut-être.
J’ai eu envie de vous offrir aujourd’hui cette moisson de mots cueillis jour après jour, qu’ils aient été d’orage ou d’allégresse. Mais vivants. Vivants, oui, et vibrants, toujours. »
Venue à l’écriture par la poésie, Gaëlle Josse publie son premier roman Les Heures silencieuses en 2011 aux éditions Autrement, suivi de Nos vies désaccordées en 2012 et Noces de neige en 2013. Également parus en édition de poche, ces trois titres ont remporté plusieurs prix, dont le prix Alain-Fournier en 2013 pour Nos vies désaccordées. Ils sont étudiés dans de nombreux lycées et collèges, où Gaëlle Josse est régulièrement invitée à intervenir. Le roman Les Heures silencieuses a été traduit en plusieurs langues et Noces de neige fait l’objet d’un projet d’adaptation au cinéma. Aux Éditions Notabilia/Noir sur Blanc, Gaëlle Josse a publié cinq romans : Le Dernier Gardien d’Ellis Island (2014) prix 2015 de littérature de l’Union européenne, L’Ombre de nos nuits (2016), Une longue impatience (2018), Une femme en contre-jour (2019), Ce matin-là (2021) et un recueil de poésie et recoudre le soleil en 2022. Gaëlle Josse est diplômée en droit, en journalisme et en psychologie clinique. Après quelques années passées en Nouvelle-Calédonie, elle travaille à Paris et vit en région parisienne. Elle anime, par ailleurs, des rencontres autour de l’écoute d’œuvres musicales et des ateliers d’écriture auprès d’adolescents et d’adultes. (Source: Les Éditions Noir sur Blanc)
En deux mots
Le narrateur est convoqué par le juge pour détailler l’affaire qui concerne ses meilleurs amis. En lui racontant la relation entre Tina, Edgar et Vasco, il va cependant faire bien davantage que détailler un fait divers. Car ce rendez-vous entre eros et thanatos est un bijou d’humour grinçant.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
L’ami, la femme, l’amant, le (futur) mari et le juge
Dans son nouveau roman, François-Henri Désérable rassemble les ingrédients du roman à suspens, du roman d’amour et de la quête existentielle. Le tout servi par un style aussi brillant qu’enlevé. On comprend l’Académie Française qui vient de lui décerner son Grand Prix!
Un revolver, un cahier Clairefontaine de 96 pages dans lequel ont été écrits une vingtaine de poèmes rassemblés sous le titre Mon maître et mon vainqueur et des traces de poudre sur les mains. Voilà les indices retrouvés sur Vasco et voilà comment débute cet excellent roman. Le narrateur, convoqué par le juge parce qu’il connaissait particulièrement bien les protagonistes de cette affaire, va répondre aux questions du magistrat et dérouler l’histoire de Vasco, de Tina et d’Edgar.
C’est d’abord l’histoire de Tina qu’il veut entendre. Leur première rencontre s’est faite via une émission de radio durant laquelle la comédienne venait présenter sa pièce. Il avait d’emblée été séduit par sa voix et ses silences. Il avait alors eu envie de la voir sur scène. Et là, malgré une place derrière un pilier, il était tombé sous le charme de ses yeux émeraude. Va alors naître une belle amitié qui va se renforcer au gré de leurs rencontres hebdomadaires.
Les choses vont se gâcher lorsqu’il entraîne Tina dans une soirée et lui présente son ami Vasco qui tombe éperdument amoureux de la belle. Une attirance qui est réciproque et qui va faire fi des conventions et de la promesse faite à Edgar de l’épouser. Car Tina est en couple depuis des années, mère de deux jumeaux et engagée dans les préparatifs d’un mariage qui s’annonce somptueux.
Comme dans les meilleurs vaudevilles, la femme, l’amant et le (futur) mari vont se croiser sous le regard incrédule du narrateur mis dans la confidence.
Dans le bureau du juge, il va confier ce qu’il sait de cette affaire, donnant par la même occasion aux lecteurs des détails plus intimes et livrant des sentiments que la justice n’a pas à connaître.
L’occasion est belle pour que la plume allègre de François-Henri Désérable, qui nous avait déjà séduite dans Un certain M. Piekielny fasse à nouveau merveille. Enlevée et poétique – quelques protagonistes y taquinent la muse et Verlaine va jouer un rôle important dans cette tragi-comédie – ce récit vous fera aussi découvrir quelques trésors de la BnF, reviendra sur la relation Rimbaud et Verlaine et vous proposera quelques sonnets et haïkus, ma foi assez réussis.
Avec cet instant poésie, voici venu le moment de vous dévoiler l’origine du titre de ce nouveau superbe roman. Il est issu du recueil Les chansons pour elle (1891) et intitulé «Es-tu brune ou blonde?» Es-tu brune ou blonde ? Sont-ils noirs ou bleus, Tes yeux ? Je n’en sais rien mais j’aime leur clarté profonde, Mais j’adore le désordre de tes cheveux.
Es-tu douce ou dure ? Est-il sensible ou moqueur, Ton cœur ? Je n’en sais rien mais je rends grâce à la nature D’avoir fait de ton cœur mon maître et mon vainqueur.
Comme l’écrit avec beaucoup d’à-propos Jean-Paul Enthoven dans sa chronique du Point, «on est ici dans le cœur du réacteur passionnel. Avec prose en fusion et phrases à haute valeur émotive ajoutée. Un régal. Tristes sires, stylistes moroses, amateurs de yoga et de sentiments bios s’abstenir.» En d’autres termes, régalez-vous!
Mon maître et mon vainqueur
François-Henri Désérable
Éditions Gallimard
Roman
192 p., 18 €
EAN 9782072900945
Paru le 19/08/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR.
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains.
Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour. »
Les premières pages du livre « 1
J’ai su que cette histoire allait trop loin quand je suis entré dans une armurerie. Voilà ce que plus tard, beaucoup plus tard me confierait Vasco, un jour où nous serions assis, lui et moi, en terrasse d’un café. Ce jour-là donc, je veux dire celui où il est entré dans une armurerie, Vasco avait reçu des menaces, sérieuses au point qu’il avait éprouvé le besoin de se procurer une arme à feu.
C’était un vendredi d’octobre un peu avant midi, à côté de la gare du Nord. En vitrine, en plus des carabines et des armes de poing, Colt, Browning, Beretta, Luger – des noms qui lui étaient familiers, mais dont il n’aurait su dire s’ils renvoyaient à des marques ou des modèles, si beretta par exemple était un nom commun, ou si c’était celui d’une marque, un nom propre passé dans le langage courant –, en vitrine il y avait des armes blanches, dagues, épées, couteaux, poignards et même, me dirait Vasco, un sabre à champagne.
L’armurier était au fond de sa boutique, assis sur un tabouret devant un écran d’ordinateur, un sandwich à la main.
Il a levé la tête : je peux vous aider ?
Voilà, a dit Vasco, je pense m’inscrire dans un club de tir, vous auriez quelque chose à me conseiller ?
Mouais, a marmonné l’armurier, si vous revenez dans un an.
Et il lui a expliqué que ça n’était pas si facile, ça n’était pas comme aux États-Unis où on sortait d’un magasin avec un 9 mm dans un sac en papier comme si on venait de commander une demi-douzaine de donuts, non, en France, il fallait une autorisation, soumise à diverses conditions cumulatives – être majeur et licencié d’un club de tir, ne pas avoir de casier judiciaire, ne pas avoir été admis sans consentement en soins psychiatriques, et cætera. Et puis il fallait adresser sa demande en préfecture, fournir tout un tas de pièces, formulaires, justificatifs, déclarations, certificats, actes, licences, avis, carnets, tout cela pouvait durer des mois, au moins un an et encore, l’a prévenu l’armurier, pas sûr qu’on vous la donne, cette autorisation : vous savez, avec les attentats…
Et si je suis menacé, a objecté Vasco, si je dois me défendre, je fais comment ?
Le mieux, a suggéré l’armurier, c’est une matraque télescopique, celle-ci par exemple. Et il a sorti de la vitrine une matraque noire, en acier nickelé, avec manche en caoutchouc cranté antidérapant – la crème de la crème pour seulement 59 euros 90. Faites voir, a demandé Vasco. Pliée, la matraque mesurait vingt et un centimètres, déployée, elle en faisait cinquante-trois, tout juste de quoi tenir un assaillant à distance.
Entre ça et rien, s’est dit Vasco, et il est sorti avec sa matraque télescopique dans un étui en nylon. Et pendant près d’un mois il ne sortait plus qu’avec sa matraque, avec aussi la boule au ventre, s’attendant à voir débarquer à tout moment en bas de chez lui Edgar avec une batte de base-ball, puisque c’est cela qu’entre autres choses Edgar avait écrit dans son mail : je vais te défoncer à coups de batte.
Ma matraque, ma petite matraque, se rassurait Vasco en la caressant : il suffisait de la tenir par le manche, puis d’exécuter, d’un mouvement vif du poignet, un geste de balancier d’arrière en avant et hop, elle se déployait aussitôt. Ça devenait alors une arme redoutable, un coup dans la mâchoire, avait précisé l’armurier, et l’assaillant n’avait plus qu’à boire de la soupe pendant six mois. Voilà à quoi songeait Vasco quand il songeait à Edgar, de la soupe, viens donc me trouver, et tu vas boire de la soupe pendant six mois.
2
Ah, s’est écrié le juge, ceci explique cela :
Ni Colt ni Luger
Ni Beretta ni Browning
Bois ta soupe Edgar
Encore un haïku, j’ai dit. Vous n’avez qu’à compter les syllabes : cinq, sept, cinq. Dix-sept au total.
Dix-sept syllabes, vous dites ? a demandé le juge qui récitait le haïku à voix basse, en comptant sur ses doigts :
Ni/Colt/ni/Lu/ger (5)
Ni/Be/ret/ta/ni/Bro/wning (7)
Bois/ta/sou/pe/Ed/gar (6)
Le dernier vers, a dit le juge : il compte six syllabes, pas cinq.
Cinq. À cause de l’élision : la voyelle en fin de mot s’efface devant celle qui commence le mot suivant. Le juge est un bon juge, par exemple, en plus d’être une flagornerie est un hexasyllabe : le e de juge s’efface au profit du e de est : Le/ju/ge est/un/bon/juge = six syllabes. Idem avec Bois/ta/sou/pe Ed/gar : le e de soupe s’efface devant le e d’Edgar, le vers compte cinq syllabes et le tercet dix-sept. Mais enfin, je ne suis pas là pour un cours de versification…
En effet, a dit le juge. Puis : Vuibert, apportez-moi le scellé no 1.
Et en attendant que le greffier lui apporte le scellé no 1, le juge s’est allumé une clope. Il m’a demandé si j’en voulais une, mais je ne fumais pas, je n’avais jamais vraiment fumé de ma vie, alors il a fumé seul, le juge, en silence, à la fenêtre entrouverte, le regard perdu au loin vers la fontaine Saint-Michel, les cheveux dans le vent que le vent échevelait ; sa cravate penchait, on aurait dit un poète, et peut-être qu’au fond sa vocation c’était ça : vivre en poète. Peut-être qu’il s’était retrouvé par hasard sur les bancs d’une faculté de droit, par hasard à l’École nationale de la magistrature, plus tout à fait par hasard au palais de justice de Paris, à mener des enquêtes, à éplucher des dossiers, à auditionner des témoins, alors qu’au fond de lui il n’aspirait qu’à être poète, ou plus simplement à jouer au poète, à en prendre la pose, c’est-à-dire à regarder le soleil se coucher sur la Seine en déclamant des sonnets, la cravate de travers.
Voilà à quoi je pensais, pendant que lui pensait aux fleuves impassibles, au prince d’Aquitaine à la tour abolie, à la chair qui est triste, hélas, aux sanglots longs des violons de l’automne, plus prosaïquement à ses gamins qu’il faudrait aller chercher tout à l’heure à l’école, à sa femme qui lui avait demandé de passer au pressing, récupérer sa jupe en cuir noir, aux bas résille, aux jarretières en dentelle qu’il lui arrivait de porter là-dessous ; à rien, peut-être. Il a écrasé sa clope sur l’appui de fenêtre ; la porte s’est ouverte ; le greffier était là.
Vous le reconnaissez ? a demandé le juge.
Sauf erreur de ma part, j’ai dit, il s’agit du greffier.
Le greffier a souri, mais pas le juge.
Pas le juge qui a dit, en montrant le scellé no 1 que lui avait remis le greffier : ça, vous le reconnaissez ?
Comment ne pas le reconnaître ? Je l’avais regardé pendant des heures, j’en avais caressé le canon et la crosse, je l’avais tenu entre les mains avec une infinie précaution. J’avais même mis Vasco en joue, pour plaisanter j’avais appuyé sur la détente, et j’avais entendu le cliquetis que ça fait quand on tire à sec, sans munition, et que le chien vient percuter le barillet. J’aurais pu le reconnaître entre mille.
Alors, a insisté le juge, vous le reconnaissez ?
Et j’aurais pu prétendre que non, que je ne l’avais jamais vu, ce Lefaucheux à six coups de calibre 7 mm, désolé, ça ne me dit rien, j’aurais pu dire, mais je me suis rappelé qu’un peu plus tôt j’avais prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, j’avais même levé la main droite, je me suis rappelé que j’étais face au juge, dans le bureau du juge, et le juge n’avait pas l’air d’être là pour rigoler.
Attendez, j’ai dit, faites voir.
Et de nouveau j’ai pu l’examiner de très près, ce revolver, de nouveau j’ai vu, même à travers le sachet en plastique transparent, les poinçons « ELG et étoile », les initiales « JS » frappées sur la face avant du barillet, et bien sûr le numéro de série, le fameux no 14096 qui avait tant affolé l’histoire de la littérature.
J’ai concédé que oui, je le reconnaissais.
Bien, s’est félicité le juge. Continuons à faire le lien entre ce revolver et ce cahier.
Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Un Clairefontaine à grands carreaux, format 21 × 29,7. Quatre-vingt-seize pages dont il ne restait qu’un peu plus de la moitié – le reste avait fini dans ma corbeille. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains. Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour.
Quelle affaire, j’ai dit. Et si le juge m’avait convoqué, c’est qu’il avait de bonnes raisons de croire que je pouvais l’aider à y voir plus clair. Un véritable casse-tête, m’avait-il avoué : pas de témoins, ou plutôt, s’était-il corrigé, deux cent cinquante témoins dont aucun n’était fiable, car tous, connaissant de près ou de loin la victime, avaient pris son parti, tous accablaient le mis en examen qui n’avait qu’un nom à la bouche : Tina. Vasco répétait en boucle Tina, Tina, Tina, comme si psalmodier son prénom allait la faire revenir. Voyez ça avec Tina, disait Vasco, mais la Tina en question, se désolait le juge, refusait de collaborer à l’enquête, au sujet de laquelle Vasco se contentait d’un laconique : le cahier, tout est dans le cahier, vous n’avez qu’à lire les poèmes.
Alors, avait demandé le juge, vous m’expliquez ?
Je passais pour être le meilleur ami de Vasco. J’étais l’un des amis les plus proches de Tina. Autant dire qu’il attendait beaucoup de moi, le juge. Et moi j’étais d’accord pour lui expliquer ce qu’il voulait, si ça lui chantait je pouvais bien me faire l’exégète d’un recueil de poèmes, mais enfin je l’avais quand même mis en garde, il allait devoir s’armer de patience, tout cela allait prendre du temps. C’était toute une histoire, cette histoire.
Je suis payé pour qu’on m’en raconte, avait dit le juge.
Par quoi je commence ?
Parlez-moi d’elle. Parlez-moi de Tina.
3
Un silence. De Tina j’ai d’abord entendu un silence. On l’avait invitée à la radio un matin pour la promo de sa pièce, l’animateur venait de lui demander si le théâtre ne faisait que reproduire le réel, ou s’il le transcendait pour atteindre une forme d’universel, question à laquelle en retour on n’obtient le plus souvent qu’une réponse éculée – pas le genre de Tina qui avait décidé d’y réfléchir vraiment, comme si elle pesait intérieurement chacun de ses mots.
Résultat, un blanc, un long blanc que l’animateur a comblé comme il pouvait, en rappelant l’heure qu’il était (9 h 17), le nom de la station et celui de son invitée, son âge (vingt-huit ans), sa profession (comédienne), le titre de la pièce (Deux jours et demi à Stuttgart) dont elle partageait l’affiche et qui lui valait une nomination aux Molières (de la révélation féminine) et enfin son sujet (l’ultime rencontre entre Verlaine et Rimbaud, les deux jours et demi qu’ils avaient passés ensemble à Stuttgart en février 1875), avant de reformuler la question (alors, le théâtre, mimétisme ou mimèsis ?)
J’étais chez moi, dans la salle de bains, la radio posée sur la machine à laver, je me brossais les dents et je pouvais entendre distinctement le frou-frou des brins de la brosse sur l’émail de mes dents, je pouvais entendre s’écouler le mince filet d’eau et surtout, surtout les silences de Tina, oui, j’entendais les silences de Tina, et je songeais qu’il faudrait établir une typologie du silence, les décrire puis les classer, du silence suggestif au silence oppressant, du silence solennel au silence désolé, du silence monotone d’un coin de campagne en hiver au silence pieux des fidèles à l’église, du silence éploré des chambres funéraires au silence contemplatif des amants au clair de lune, tous, il faudrait les décrire, jusqu’aux silences radiophoniques de Tina.
Ça a duré comme ça pendant dix minutes d’un silence quasi parfait, seulement interrompu par les questions de l’animateur qui les posait maintenant en s’excusant presque, comme s’il était intimidé par les silences réflexifs de Tina, de longs silences inhabituels à la radio, et dont les relances de l’animateur ne faisaient que redoubler l’intensité. Elle m’avait d’abord intrigué, puis elle m’avait agacé. Elle semblait s’écouter ne rien dire comme d’autres s’écoutent parler. L’animateur a fini par lancer une chanson : Ton héritage, de Benjamin Biolay – je m’en souviens comme si c’était ce matin même, je l’entendais pour la première fois, magnifique, cette chanson, si tu aimes l’automne vermeil merveille rouge sang, ai-je fredonné, ça vous dit quelque chose ? Non ? Bon.
Toujours est-il qu’après la chanson de Biolay Tina s’est mise à parler.
Non pas d’elle, non pas de sa pièce, non pas pour répondre aux questions de l’animateur : elle s’est mise à réciter des poèmes. Combien de temps nous reste-t-il, a demandé Tina, dix minutes, c’est ça ? Alors laissez-moi vous offrir un peu de Verlaine, un peu de Rimbaud, laissez-moi vous réciter des poèmes. Et pendant dix minutes en direct à la radio, à une heure de très grande écoute elle a dit des vers, elle a commencé par un sonnet des Poèmes saturniens, et quand elle a eu fini de réciter celui-là, sans même laisser l’animateur la relancer elle a enchaîné avec un autre poème, de Rimbaud cette fois-ci : Au Cabaret-Vert sur le dernier vers duquel elle a dit écoutez, écoutez la double allitération, en s, en r, la chope immense, avec sa mousse que dorait un rayon de soleil arriéré, écoutez bien, et elle l’a répété, ce vers, en détachant chaque syllabe, en accentuant chaque phonème, et sans transition on a eu droit au Bateau ivre, aux vingt-cinq quatrains scandés de bout en bout comme ils devraient toujours l’être, d’une voix juste et posée, venue non pas des cordes vocales, non pas du frottement de l’air des poumons sur les replis du larynx, mais de plus loin, de plus bas, du cœur, des tripes, du bas-ventre, que sais-je, une voix qui vous fait entendre les clapotements furieux des marées, qui vous fait voir les lichens de soleil et les morves d’azur, les hippocampes noirs, les archipels sidéraux, et pendant qu’on pouvait écouter, sur une station concurrente, un élu local dénoncer un projet de réformes décidé en catimini par une bande d’incapables, véritable coup de rabot qui allait grever les finances des communes, et sur une autre un ministre défendre cette mesure nécessaire dans la conjoncture actuelle pour parvenir à l’équilibre budgétaire, relancer la croissance et retrouver la confiance des ménages, et sur une autre encore un leader syndical mettre en garde le chef du gouvernement qui se disait déterminé à garder le cap et néanmoins désireux de renouer le dialogue social, et sur une autre enfin un imitateur imiter tout ce monde entre deux rires affectés du patron de la matinale, Tina, elle, récitait de la poésie, et moi j’étais là, dans ma salle de bains, adossé au tambour de la machine à laver, et comme un million d’auditeurs ce matin-là je ne respirais plus qu’à la césure, entre deux hémistiches.
Je l’avais trouvée tour à tour artificielle et sincère, poseuse puis touchante, je ne savais pas à quoi m’en tenir, je ne savais pas si j’étais fasciné ou agacé ou les deux à la fois, mais elle m’avait donné envie d’aller la voir, sa pièce. Il ne restait que quelques places de catégorie 4, à trente-huit euros et à « visibilité réduite », et j’ai pensé naïvement qu’elle serait partiellement réduite, la visibilité, dérisoirement réduite, j’ai pensé qu’à ce prix je pourrais voir au moins les deux tiers de la scène et même, pourquoi pas, en prenant la peine de me pencher un peu, la scène tout entière – or ce que j’avais pris pour une mise en garde anodine était un euphémisme, doublé d’une véritable escroquerie : je me suis retrouvé sur un strapontin, derrière un poteau, que dis-je, un pilier, un pilier porteur, énorme, massif, et sans doute que si vous le retiriez, ce pilier, c’était tout l’édifice qui s’écroulait sur lui-même, et à ce moment-là je n’étais pas contre le voir s’écrouler sur les salauds qui me l’avaient vendue, cette place, car j’avais beau me contorsionner, j’avais beau passer mon cou derrière celui de mon voisin, rien. Je n’ai rien vu de Deux jours et demi à Stuttgart. Trente-huit balles, j’ai dit. Et soixante-dix balles d’ostéo. Pour le torticolis.
Autant vous dire qu’en sortant de là je l’avais mauvaise. D’accord, me direz-vous, ça ne m’avait pas empêché de tout entendre, de la première à la dernière réplique – celle, authentique, qu’a eue Verlaine en apprenant la mort de Rimbaud –, mais enfin j’aurais quand même voulu la voir, cette pièce « sensible et haletante » selon Le Point, « d’un réalisme sidérant » (Le Monde), « portée par deux comédiennes au sommet de leur art » (Télérama), avec « la jeune Lou Lampros, magistrale dans le rôle de Rimbaud » (L’Officiel des spectacles) et « la révélation de l’année dans celui de Verlaine » (Elle, qui parlait donc de Tina). Il n’y avait eu d’avis mitigé que celui du Figaro : « Un monument de verbiage à la scénographie sans grâce, à peine sauvé par sa distribution faussement audacieuse (les deux poètes incarnés par deux femmes, quelle idée !) » – phrase hélas un peu trop longue, avaient fait valoir les producteurs de la pièce, pour figurer in extenso sur l’affiche, mais qu’on avait quand même tenu à reproduire partiellement : « Un monument […] ! » (Le Figaro).
C’était marqué comme ça, en lettres capitales, sur l’affiche à l’entrée du théâtre : « UN MONUMENT […] ! » (Le Figaro), et juste au-dessus il y avait le nom de la pièce, et encore au-dessus les visages des deux comédiennes, Lou et Tina, dos à dos, et j’ignore pourquoi, mais j’ai été comme happé par le regard, par les yeux de Tina – des yeux…
Que votre ami, a dit le juge, évoque dans un poème. mon insomnie continuelle la zizanie perpétuelle la symphonie habituelle de mes nuits : le vert inouï de tes yeux (et en plus ils sont deux)
Pas de doute, j’ai dit, ce sont bien les yeux de Tina, ils sont verts, ils sont deux, pas de doute. Des yeux d’un vert, mon Dieu. Un vert propre à ses yeux : des yeux vert-de-tina. L’Amazonie vue du ciel, disait Vasco, avec un zeste de bleu : l’iris a la vigueur de la houle ; tout est grondement, roulement, tohu-bohu perpétuel où se noie la pupille, comme un navire démâté par l’orage. Et sur l’affiche aussi ils étaient verts, ses yeux, mais d’un vert pâle, un vert délavé d’après la pluie ; elle avait un demi-sourire, un menton carré, légèrement proéminent ; une moustache postiche lui mangeait la moitié du visage.
Et j’aurais pu lui dire, au juge, comment j’étais parvenu, via le producteur de sa pièce que je connaissais plus ou moins, à faire sa rencontre, comment elle et moi étions devenus amis, oui, j’aurais pu lui dire la tendre complicité qui depuis m’unissait à Tina (je ne prétends pas qu’au début je n’avais pas eu envie de coucher avec elle, elle aussi y avait songé quelque temps, disons que l’idée l’avait effleurée, et bien qu’elle n’ait jamais rien laissé entendre en ce sens, j’aime à croire que ce fut le cas, mais elle n’avait aucune intention d’être infidèle à Edgar – et cela va de soi, c’était avant Vasco. Et puis l’envie nous était passée, nous étions parvenus à sublimer ce désir, à fragmenter l’éros pour n’en garder que sa dimension spirituelle – tant mieux : notre amitié valait mieux qu’un corps-à-corps éphémère, et d’une certaine façon elle était déjà de l’amour, et c’est peut-être ça, l’amitié : une forme inachevée de l’amour).
J’aurais pu lui dire tout ça mais ça n’était pas le sujet. Le sujet, c’est que nous avions pris l’habitude de nous voir une fois par semaine, le jeudi après-midi – c’était jour de relâche au théâtre. Nous nous retrouvions à l’Hôtel Particulier, qui présentait le double avantage d’être à deux pas de chez moi et pas trop loin de chez elle : ainsi je n’avais jamais à l’attendre longtemps. Elle disait souffrir depuis plusieurs années d’une pathologie qu’elle craignait irréversible : elle omettait de prendre en compte le temps de trajet. Elle ne partait de chez elle qu’à l’heure où elle était attendue, comme si, d’un claquement de doigts, elle pouvait se retrouver sur le lieu de rendez-vous où elle arrivait en général en retard d’un quart d’heure, parfois plus, jamais moins – elle ratait des trains, elle offusquait des gens, c’est comme ça, mon vieux, il faut t’y faire, disait Tina. Alors quand un jeudi après-midi je lui ai fait savoir que je recevais des amis à dîner samedi soir, qu’il y aurait ce Vasco que je voulais lui présenter, et qu’elle m’a dit j’essaierai de passer (elle avait déjà quelque chose de prévu), il m’a semblé tout naturel qu’il ne fallait pas trop compter sur sa présence parmi nous ce soir-là.
4
Vasco n’aimait que les brunes ou les blondes or les cheveux de Tina tiraient vers le roux – auburn, avec des reflets acajou. Tina n’aimait les garçons qu’aux yeux verts, or ceux de Vasco étaient bleus, avec une touche de marron. Elle n’était pas du tout son genre ; il n’avait jamais été le sien. Ils n’avaient rien pour se plaire ; ils se plurent pourtant, s’aimèrent, souffrirent de s’être aimés, se désaimèrent, souffrirent de s’être désaimés, se retrouvèrent et se quittèrent pour de bon – mais n’allons pas trop vite en besogne.
Il n’avait pas fallu bien longtemps après ça, après sa rencontre avec elle, pour que Vasco m’assaille de questions. Il voulait tout savoir de Tina, un peu comme vous, j’ai dit, qui voulez tout savoir de Vasco. Car elle était venue, finalement. En retard, comme d’habitude, mais elle était venue. Nous en étions au dessert, Vasco s’entretenait de bowling avec Malone, son avocat – qui en ce temps-là n’était pas son avocat, mais un avocat que nous avions pour ami. Et je les écoutais d’une oreille, j’écoutais Vasco lui raconter la seule fois de sa vie où il avait joué au bowling, c’était un mercredi soir à Joinville-le-Pont, un cauchemar, disait Vasco, il se souvenait encore de sa boule qui finissait une fois sur deux dans les rigoles en bordure de la piste, des quilles toujours droites, comme une armée de soldats nains prêts à fondre sur lui, et du zéro humiliant qui s’affichait sur le panneau d’affichage. J’ai vécu des heures outrageantes au bowling de Joinville-le-Pont, disait Vasco quand on a toqué à la porte. C’était Tina.
Un bouquet de jonquilles qu’elle avait dans les mains dissimulait son visage, mais je pouvais voir, de part et d’autre du bouquet, ses cheveux et ses boucles d’oreilles, des boucles immenses ornées de pétales d’hortensia, et qui la faisaient ressembler à une princesse andalouse – à l’idée que Vasco se faisait d’une princesse andalouse, et d’ailleurs c’est comme ça que plus tard il l’appellerait, ma princesse andalouse, il dirait. Tiens, c’est pour toi, m’a dit Tina ; alors j’ai mis les fleurs dans un vase pendant qu’elle s’excusait du retard, elle arrivait d’une autre soirée, elle avait un peu picolé, est-ce que j’avais du champagne ? Je lui ai servi une coupe, elle a trinqué avec nous, je ne sais plus de quoi nous avons parlé, je me souviens que nous l’écoutions sans rien dire, Vasco surtout qui semblait fasciné : il la regardait avec un sourire un peu niais, droit dans les yeux, comme s’il voulait vivre là où portait son regard. Je te promets s’échappait d’un tourne-disque, mais le vinyle était rayé, et la voix de Johnny butait sur le mot couche de « Je te promets le ciel au-dessus de ta couche » – couche, couche, couche, bégayait Johnny, alors Tina s’est levée, elle a soulevé la pointe du tourne-disque, et comme il n’y avait plus de musique… »
Extraits
« Le ravissement à deux acceptions: celle d’enchantement, de plaisir vif, mais aussi celle d’enlèvement, de rapt. Et c’est précisément cela que depuis quelques temps Tina éprouvait, le sentiment d’être enlevée à sa propre vie: celle d’une femme qui aimait un homme qui lui était fidèle, et qu’elle allait épouser. Elle avait vu Vasco trop souvent, à des intervalles trop rapprochés, elle était maintenant sur le point d’être foutue, c’est elle qui disait ça, je suis à ça, disait-elle en rapprochant son pouce de son index, d’être foutue – sa façon de lui dire sans le dire qu’elle commençait à l’aimer. Elle s’en voulait, mais moi je crois qu’elle n’aurait pas dû s’en vouloir: on ne choisit pas de tomber amoureux, on le fait toujours malgré soi. Elle était, disait-elle, une grenade, une putain de grenade dégoupillée entre ses jambes, il était encore temps pour lui de les prendre à son coup, parce qu’entre elle et lui il n’y avait pas de lendemains, et sans lendemains, elle explosait.
Or d’ici quelques mois elle allait se marier, elle aimait son mari, elle ne voulait ni ne pouvait aimer un autre homme, il pouvait comprendre, non? Mais Vasco ne comprenait pas, il ne comprenait rien, Vasco, il ne voyait pas qu’il y avait, dans l’exubérance, dans l’allégresse endiablée de Tina, dans cette façon qu’elle avait de se dévoiler sans pudeur, de se livrer sans réserve à qui croisait son chemin, amis intimes ou parfait inconnus, dans l’illusion qu’elle leur donnait de tout leur donner, il ne voyait pas qu’il y avait là un moyen de mieux leur dérober l’essentiel: son tumulte intérieur, ses fêlures, l’insondable gouffre dans quoi s’engouffrait son immense solitude. p. 62-63
Elle et lui se connaissaient depuis bientôt deux mois maintenant et j’étais devenu le confident de l’un et le confesseur de l’autre, l’historiographe de leur amour: car c’était bien d’amour, qu’il s’agissait — des vertiges enivrants de l’amour en ses débuts: les veilles des jours où ils devaient se voir leur étaient délectables par les lendemains qu’elles promettaient, et les lendemains des jours où ils s’étaient vus par les souvenirs de la veille. Et si Vasco s’employait à rester léger, vaguement indifférent, feignant de n’éprouver pour Tina qu’un désir incertain, tout, dans l’inflexion, dans le modelé de sa voix s’altérait quand il me parlait d’elle — or elle était son unique sujet de conversation, sa seule obsession, il n’avait à la bouche que le prénom de Tina dont ce jour-là c’était l’anniversaire. p. 66
François-Henri Désérable est l’auteur de trois livres aux Éditions Gallimard, dont Évariste et Un certain M. Piekielny. Dans Mon maître et mon vainqueur, roman virevoltant, il laisse percevoir une connaissance sensible des tourments amoureux. (Source: Éditions Gallimard)
En deux mots:
Une mauvaise chute va accélérer la fin d’un poète maudit. Le moment est venu de retracer le parcours de Charles Baudelaire, entre les femmes et la drogue, les problèmes d’argent et de censure, et les fulgurances de la création des Fleurs du mal.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Comment fait-on pousser les fleurs du mal?
Très tôt le jeune Charles Baudelaire a choisi d’être un poète. Dans cette biographie romancée, Jean Teulé raconte comment Les Fleurs du mal ont fini par avoir la peau de ce stupéfiant personnage. Le premier roman des éditions Mialet Barrault est une réussite!
Il arrive au bout du chemin. À Namur, en sortant d’une église, il fait une mauvaise chute qui lui fait lâcher ce juron: et, soutenu par deux amis, va regagner Bruxelles où des religieuses le prennent en charge avant qu’il ne puisse regagner Paris.
Nous sommes en 1867. Voici venu le temps de se retourner, de regarder le chemin parcouru. Enfant, c’est dans les jupes de sa mère que Charles Baudelaire se sentait heureux. À tel point qu’il se réjouit du décès de son père, car désormais la femme de sa vie ne sera que pour lui! Un bonheur qui sera toutefois éphémère, car après quelques mois sa mère a retrouvé chaussure à son pied. Elle épouse le chef de bataillon Jacques Aupick. Charles, qui se sent trahi, n’est pas au bout de ses peines. Car ce beau-père entend faire son éducation. Après son renvoi du Lycée Louis Le rand, il décide de le faire embarquer sur un navire partant vers les Indes pour une année qui doit l’aguerrir, en faire un homme.
À bord, il n’apprécie guère la compagnie des passagers, pour la plupart des commerçants, et préfère se consacrer à la poésie dont il est persuadé qu’elle fera sa gloire. Il réussira à Dépasser Hugo. L’escale à l’île Maurice lui donne l’opportunité de rebrousser chemin. Dans ses bagages, les vers de L’Albatros, première grande marque de son talent laissé à la postérité. Après six mois en mer, il débarque à Paris. Désormais majeur, il va pouvoir mener la grande vie avec l’héritage que lui a laissé son père. Il prend un appartement, achète des toiles et des toilettes et s’offre des femmes et de la drogue. Mais la fille de joie sur laquelle il a jeté son dévolu, Sarah la Louchette, va lui offrir une blennorragie. Qu’il va s’empresser de soigner en changeant de partenaire. Il s’acoquine alors avec Louise Duval, une grande tige à la peau d’ébène, qui lui fera un autre cadeau, la syphilis. Il n’a guère plus de vingt ans et déjà ses jours sont comptés. Car au milieu du XIXe siècle la vérole encore fait des ravages. Alors les médecins prescrivent du laudanum. Et Baudelaire en use et en abuse, ajoutant un cocktail d’autres drogues à son médicament.
Le poète va brûler la vie ou la sublimer, c’est selon.
Après avoir exploré l’univers de Verlaine et celui de François Villon, la plume de Jean Teulé se régale de celui de Baudelaire en revisitant le Paris en pleine mutation de l’époque, au moment où Haussmann redessine l’architecture à coups de démolitions et de saignées dans les rues un peu tortueuses. Mais suivre Baudelaire, c’est aussi faire la connaissance du milieu artistique de l’époque. On y croise Gustave Courbet, Maxime du Camp, les frères Goncourt, Théophile Gautier, Manet ou encore Hugo qui tonne depuis son exil anglo-normand contre ce Napoléon III qui vient de prendre le pouvoir. Si Baudelaire n’aime guère le grand écrivain – mais qui aime-t-il vraiment ? – il le rejoindra dans ce mépris, ainsi que Gustave Flaubert.
Parmi les anecdotes les plus croustillantes retrouvées par l’auteur de Entrez dans la danse, il y a ces séances de pose chez Courbet pour son tableau L’Atelier du peintre. Baudelaire y pose avec Jeanne Duval puis demande à son ami de l’effacer de sa composition avant de revenir sur son choix.
Mais le point fort du livre réside dans la mise en scène des Fleurs du mal. Grâce à Jean Teulé, on retrouve les poèmes dans leur contexte, de leur genèse à leur écriture et la volonté hallucinée de l’auteur de rompre avec les codes classiques du sonnet, de renouveler la thématique mais aussi de choquer. Les pérégrinations du manuscrit et les déboires de son éditeur Auguste Poulet-Malassis montrent à quel point il aura réussi. Le procès et la ruine viendront mettre un terme à la première édition de ce recueil aujourd’hui considéré comme une pierre angulaire de la poésie française. Crénom !
Crénom, Baudelaire!
Jean Teulé
Éditions Mialet Barrault
Roman
432 p., 21 €
EAN 9782080208842
Paru le 7/10/2020
Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi un voyage vers les Indes, l’île Maurice ainsi qu’un voyage en Belgique à Bruxelles et Namur.
Quand?
L’action se situe de 1826 (Baudelaire a cinq ans) à 1867.
Ce qu’en dit l’éditeur
Si l’œuvre éblouit, l’homme était détestable. Charles Baudelaire ne respectait rien, ne supportait aucune obligation envers qui que ce soit, déversait sur tous ceux qui l’approchaient les pires insanités. Drogué jusqu’à la moelle, dandy halluciné, il n’eut jamais d’autre ambition que de saisir cette beauté qui lui ravageait la tête et de la transmettre grâce à la poésie. Dans ses vers qu’il travaillait sans relâche, il a voulu réunir dans une même musique l’ignoble et le sublime. Il a écrit cent poèmes qu’il a jetés à la face de l’humanité. Cent fleurs du mal qui ont changé le destin de la poésie française.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« — Crénom !
Au sortir du portail baroque de l’église Saint-Loup de Namur, un homme qui aura bientôt quarante-six ans loupe une marche et tombe sur le front, à même le parvis, en jurant. Des deux qui l’accompagnent, le plus jeune – fringant trentenaire rigolard et bariolé à l’accent wallon très prononcé – fait mine d’être offusqué par ce qu’il vient d’entendre:
— Même en utilisant sa forme contractée, on ne sort pas d’une église en s’écriant: «Sacré nom de Dieu!» Ça n’est pas possible ça, sais-tu, monsieur?!
Le Seigneur vous aura puni !
Le second ami – corpulent personnage autrement raisonnable –, déjà accroupi près du corps à plat ventre, le retourne sur le dos en lui disant dans un français plus conventionnel:
— Eh bien dites donc, quelle chute, hein?!
— Crénom…, paraît ne pas en revenir l’accidenté aux airs devenus complètement ahuris.
— Il est sonné. Félicien, prenons-le chacun sous une aisselle pour le remettre sur pied.
Le jeune Belge farfelu le hisse du côté droit pendant que l’autre, qui parvient à le maintenir bien en appui sur la jambe gauche, s’en trouve soulagé.
«Ça va, on peut vous lâcher ? » demande-t-il en écartant un peu ses paumes, mais la victime, répétant «Crénom», bascule vers Félicien qui s’en amuse:
— Vous choisissez de plonger dans mes bras plutôt qu’entre ceux d’Auguste! Merci! Cela me met en bonne gaieté.
— Mais redressez-le, bon sang, Félicien ! Soyez sérieux, s’agace Auguste.
— J’essaie mais il s’écroule par là. Regardez ce bras, qui semble n’avoir plus d’énergie, comme il balance.
Et en dessous, cette jambe, si je l’attrape par le pantalon, elle ondule telle de la guimauve. On dirait qu’il est devenu, de ce côté-ci, une poupée de chiffon.
— Bordel de Dieu…, commente Auguste.
— Ah, ben dites donc, ça jure, les Français!
Quand c’est pas l’un c’est l’autre.
— Me reconnaissez-vous, savez-vous qui je suis? demande le plus âgé des amis à l’acrobate maladroit qui s’est étalé sur le parvis.
Celui-ci le regarde comme s’il venait de le découvrir, très étonné:
— Crénom!
— Bon, il donne aussi des signes de troubles mentaux. Il faut le ramener à Bruxelles.
* * *
Dans le gros bâtiment particulièrement sévère de l’institut-couvent Saint-Jean-et-Sainte-Élisabeth situé près du jardin botanique de Bruxelles, une petite dame sautillante de soixante-douze ans est très en colère et ne se gêne pas pour le dire aux religieuses qui l’entourent tout en suivant la mère supérieure au travers d’un corridor :
— Moi, c’est de vous dont je ne suis pas satisfaite, mes sœurs! Je m’insurge contre la rudesse de votre comportement envers lui! Je le croyais sous la protection de douces colombes, comme je me figure que doivent toujours être les religieuses, alors que…
— Depuis son arrivée, fin mars, avant les repas, il ne fait pas le signe de croix! s’indigne la supérieure, commençant à gravir vigoureusement les marches d’un escalier à la rampe ouvragée.
— … Il est handicapé! lui rappelle la dame âgée qui escalade derrière.
— Seulement hémiplégique du côté droit, précise l’autre déjà au palier. Il pourrait remuer sa main gauche!…
— … Alors que, poursuit une des sœurs qui arrive également tout en haut, lorsqu’on insiste il tourne la tête et si on l’en tourmente davantage, il fait semblant de s’endormir!
Le premier étage s’ouvre sur un long couloir bordé à droite par une série de fenêtres hautes et claires donnant sur une cour fleurie en ce mois de juin.
Face aux ouvertures vitrées s’étalent des portes de chambre. Visage entouré d’une guimpe trop amidonnée, une qui ne l’avait pas encore ramenée aborde, excédée, un nouveau sujet aux oreilles de la petite dame à la chevelure frisottée et blanche parsemée de reflets bleutés:
— Dans les établissements religieux, on exige que les malades récitent des prières à haute voix mais lui ne les dit pas!
— Il est devenu pratiquement muet!
Tout le monde part au train vers le fond du couloir.
Les lumières de ce début d’été alternent avec les taches d’ombre sur ces corps féminins qui filent.
— Muet?! s’exclame la mère supérieure. Ah, si vous entendiez ce qu’il répète continuellement en reluquant une certaine partie de l’œuvre d’art dont nous sommes le plus fières dans cet établissement!…
Venez vérifier vous-même.
Elles s’arrêtent toutes devant la double porte ouverte d’une grande salle commune lambrissée de chêne et au plafond ornementé.
— Vous le trouverez là-bas ! Allez-y toute seule.
Nous, on ne s’approche plus de lui.
La petite dame usée quoique encore dynamique, elle, y va vers ce quadragénaire qu’elle repère de dos, écroulé dans son fauteuil roulant en bois et osier, face à un grand tableau fixé au mur. On dirait que le quasi-grabataire s’exprime. Alors qu’elle s’approche de ses
épaules, elle l’entend dire et redire une ribambelle de «Crénom!» absolument excités. Elle lève les yeux vers ce qui obnubile tant l’affalé. C’est une Vierge à l’Enfant peinte vaguement façon Renaissance. Au premier-plan et de trois quarts dos, une jeune Moyen-Orientale blondinette (ah bon ?) tout à fait avenante est représentée tendant les bras vers un mioche dans la paille qui fait face au spectateur. Mais le tordu débraillé ne fixe son regard que sur le cul de la Marie mis très en évidence par un souffle de vent pénétrant dans l’étable et plaquant la robe translucide de soie rose chair, bordée de broderies noires, contre les fesses joliment arrondies de la mère (vierge) du fils de Dieu.
— Crénom! Crénom!
On sent bien que si le pervers pouvait articuler deux autres syllabes il s’écrierait plutôt: «Quel cul! Quel cul!» La petite frisottée, sans doute elle-même tous les dimanches à l’église, comprend maintenant la panique des soeurs hospitalières. Contournant le vicelard pour l’examiner de face, elle découvre son bras droit inerte qui pend contre sa poitrine enfermée dans une ample vareuse sombre dont l’usure luit çà et là et que personne n’est venu boutonner. Il ne lui reste qu’un oeil ouvert en cette tête qui retombe, trop lourde, sur une épaule. La dame âgée dit:
— Bon, allez, laisse-moi te pousser. On s’en va. Aucune sœur ne vient l’aider à descendre dans l’escalier le fauteuil roulant qui fait des bonds à chaque marche car les voilà toutes parties chercher de l’eau bénite en poussant des cris d’hystérie. Elles reviennent vers la salle commune pour s’y jeter à genoux, verser d’abondantes larmes et arroser d’eau
consacrée les endroits occupés par le terrifiant malade, ceux où ses roues sont passées. La mère supérieure ordonne:
— Arrachez ses draps, sa paillasse, et faites tout brûler!
Retenant comme elle peut le fauteuil penché, grâce à une main agrippant la poignée fixée à l’arrière du dossier et l’autre cramponnée au col de la vareuse du très mal en point pour éviter qu’il ne bascule en avant, la petite vieille à la chevelure un peu azur croise un prêtre exorciste alerté. Lui non plus n’est d’aucune utilité et son étole flottante, au passage, vient lui fouetter le visage comme si elle n’était pas déjà assez emmerdée comme ça!
— Exorcizamus te, omnis immundus spiritus, omnis…!
Mêlé au fracas cavaleur des gros souliers cloutés du chasseur de mauvais anges, elle entend aussi gueuler un rituel latin alors qu’elle atteint le corridor et que les soeurs, à l’étage, paraissent se sentir enfin délivrées comme si Satan lui-même s’était retrouvé trois mois pensionnaire de leur maison de santé.
Sur les graviers d’une allée de la cour intérieure menant à la sortie, l’aïeule essoufflée fait une pause pour s’éponger le front près d’un bosquet de roses parfumées. L’hémiplégique mutique, de sa main gauche fait risette à une fleur en éclatant d’un rire de fou puis ferme son œil valide et revoit le fil de sa vie, sa vie… Crénom! »
Jean Teulé est né à Saint-Lô le 26/02/1953. Entre 1978 et 1989 il s’est consacré à la bande dessinée, qu’il élabore à partir de photographies retravaillées. Parallèlement il s’est lancé dans la télévision dans «L’assiette anglaise» de Bernard Rapp et «Nulle part ailleurs» sur Canal+. Ayant abandonné toute autre activité, il se consacre dès 1990 à l’écriture. Depuis, il a publié une quinzaine de romans, parmi lesquels, Ô Verlaine! en 2004, Je, François Villon (prix du récit biographique); Le Magasin des suicides (traduit en dix-neuf langues), adapté en 2012 par Patrice Leconte ; Darling, également porté sur les écrans avec Marina Foïs et Guillaume Canet ; Mangez-le si vous voulez et Charly 9, tous deux adaptés au théâtre ; Les lois de la gravité, déjà adapté au cinéma en 2013 sous le titre Arrêtez-moi !, et joué au Théâtre Hébertot ; Le Montespan (prix Maison de la presse et grand prix Palatine du roman historique), également en cours d’adaptation cinématographique ; Fleur de tonnerre, adapté par Stéphanie Pillonca Kervern, sorti en salles en 2016, Entrez dans la danse en 2018 et Gare à Lou en 2019. Jean Teulé est le compagnon de l’actrice Miou-Miou. (Source : Éditions Julliard / Babelio)