En deux mots
Après un entretien d’embauche habilement mené, voilà le narrateur projeté dans un centre de formation de la SNCF. Avec une poignée de collègues, il réussira à devenir conducteur de train. Une vie et un métier très particulier dans une entreprise qui ne l’est pas moins.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
«Tu veux conduire le train?»
Dans un premier roman écrit en vers libres Mattia Filice raconte comment il est devenu conducteur de train et nous fait découvrir avec humour et autodérision un univers très particulier où la poésie finit par tordre le cou aux objectifs de rendement.
Depuis le regretté Joseph Ponthus et son roman À la ligne, on sait que le monde du travail peut aussi se révéler en vers libres et que ce style peut parfaitement épouser cadences infernales et luttes sociales.
Avec Mécano, Mattia Filice lui emboîte le pas et va nous raconter sa vie de cheminot, ou plus exactement de conducteur de train à la SNCF.
Un monde régi par ses propres règles et auquel on accède après une série d’obstacles, à commencer par l’entretien d’embauche.
Durant ce premier face à face avec la hiérarchie, il s’agit de caresser l’employeur dans le sens du poil, de lui dire ce qu’il veut entendre. Ce moment où notre futur mécano répond à des questions «à la con» est particulièrement savoureux (et pourra servir à ceux qui entendent le suivre dans cette voie).
Après un simple coup de fil, il est convoqué près de Paris pour une session de formation qui ressemble à une course par élimination. Le petit groupe se réduit comme peau de chagrin et n’offre plus qu’à une poignée de rescapés la possibilité de monter dans une vraie locomotive pour un premier voyage aux commandes d’un convoi de marchandises.
Là encore, on découvre les règles non-écrites de ce milieu très particulier, son jargon quasi indéchiffrable pour qui n’est pas du sérail, la solidarité des collègues qui ont franchi le cap de cette formation couperet et le fossé qui semble infranchissable avec la hiérarchie. À partir de là, Gaël, Kamal, Adama, Yann ou encore Pablo vont former un groupe aussi disparate qu’uni.
Si l’on voulait une illustration de l’absence, voire de l’impossibilité du dialogue social, on en trouvera ici une édifiante illustration. Et comme toujours, ce non-dialogue débouche sur une grève. Autre moment savoureux du roman que ce premier conflit social qui voit s’affronter des représentants d’une même entreprise qui ne se comprennent pas. Il faut dire que du côté des cols blancs tout a été fait pour cloisonner les fonctions et pour empêcher d’unir les travailleurs. Mais la solidarité trouve ici un terreau fertile et, petit à petit, la peur change de camp. Les timides osent s’exprimer et les collègues, qui s’ignoraient jusque-là, se retrouvent.
Ce roman initiatique, qui nous est offert avec une bonne dose d’autodérision, montre bien le climat social dégradé au sein d’une technostructure qui essaie de cacher les hommes – les femmes sont quasiment absentes – derrière des objectifs et des nombres. Tout le talent de Mattia Filice tient dans sa capacité à faire émerger les émotions, souvent avec humour, dans ce monde que l’on voudrait déshumaniser. On rit et on pleure, on chante et on aime, on vit et on s’use.
Mécano
Mattia Filice
Éditions P.O.L
Premier roman
368 p., 22 €
EAN 9782818056660
Paru le 5/01/2023
Où?
Le roman est situé principalement à Paris et en région parisienne, mais on y voyage également beaucoup, notamment en Normandie et dans les Hauts de France.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai, d’une certaine manière, tenté de dresser le portrait d’un héros d’une mythologie qu’il nous reste encore à écrire», explique l’auteur de ce premier roman, rédigé à la fois en prose et en vers. Le narrateur pénètre, presque par hasard, dans un monde qu’il méconnaît, le monde ferroviaire. Nous le suivons dans un véritable parcours initiatique : une formation pour devenir « mécano », conducteur de train. Il fait la découverte du train progressivement, de l’intérieur, dans les entrailles de la machine jusqu’à la tête, la cabine de pilotage. C’est un monde technique et poétique, avec ses lois et ses codes, sa langue, ses épreuves et ses prouesses souvent anonymes, ses compagnons et ses traîtres, ses dangers. On roule à deux cents kilomètres à l’heure, avec la peur de commettre une erreur, mais aussi avec un sentiment d’évasion, de légèreté, sous l’emprise de centaines de tonnes. Le roman de Mattia Filice épouse le rythme et le paysage ferroviaires, transmute l’univers industriel du train, des machines et des gares en prouesse romanesque, dans une écriture détournée, qui emprunte autant à la langue technique qu’à la poésie épique. Mais c’est aussi un apprentissage social, la découverte du monde du travail, et parfois la rencontre de vies brisées. Un étonnant roman de formation, intime et collectif, où les plans de chemin de fer, les faisceaux des voies, décident de nos mouvements comme de nos destins, où se distinguent et se croisent vers et prose.
Les premières pages du livre
« L’apprentissage du chevalier sans armure ni épée ni cheval
Rouler au trait
Avec un doigt
j’arrête un train
une masse autour de quatre cent soixante tonnes
quatre cent soixante mille kilogrammes
six mille fois la mienne
que mes phalanges font stopper net
Main posée sur le pupitre
trois doigts semi-pliés servant d’appui
le pouce en équilibre
la flexion de l’index ne rencontre aucune opposition
comme lorsque j’appuie sur une touche de clavier
Mais rien ne se passe
le train ne réagit pas
l’aiguille de la vitesse pointe au même niveau
composé de trois chiffres
celles des manomètres ne bougent pas
les aiguilles des cylindres de frein restent inertes
sur le zéro pointées
Suis-je en train d’enrayer
je verse du sable entre les roues et le rail
pour retrouver de l’adhérence
je tape sur le bouton d’arrêt d’urgence
Rien
les immeubles continuent de défiler avec le même entrain
je tire sur le frein direct et me précipite sur le frein à vis
je tourne la manivelle
le train persiste sur sa lancée
mille voyageurs derrière moi
à mes côtés
dans ma tête dans ma conscience dans mes remords
l’ensemble fonce sur la gare
Ne restent alors comme ressort à lame noir
pour amortir l’impact à venir
qu’actes futiles et désespoir
User les semelles de mes chaussures sauter de la machine plonger sous le pupitre
Je marchais sur la crête les yeux fermés
ils se sont ouverts à l’instant
la circulation du sang vient de s’inverser
je sens toute mon anatomie
des artères jusqu’aux capillaires
mes veines apparaissent désormais toutes
l’épiderme est devenu une carte de chemin de fer
je baigne dans une mare de doutes
Réveil en sursaut
oreiller drap et silence de la nuit
J’ignorais jusqu’ici
que le travail nous suit
jusqu’au repos
Je rembobine
Projectionniste d’un cinéma sans spectateur
je suis un licencié en sursis
Sur un quai de correspondance
d’un train en total désheurement
je vais
en simple voyageur
questionner les contrôleurs
À cause des intempéries
le conducteur est sur un autre train en retard
une vague orageuse envahit alors le sud du pays
Puis l’un d’eux me demande
Tu veux conduire le train ?
Ce n’est qu’à cet instant que j’associe
ce serpent métallique à un humain
c’est le déclic fait de bric et de broc
du voyage sur la toile au travelling permanent
métier utile et déplacement
pas de bureau ou de vie sédentarisée
ouvrier spécialisé
des connaissances techniques et un savoir particulier
un métier manuel diraient certains
belle perspective pour un type
dont plusieurs dans la famille
achètent un nouveau vélo
après une crevaison
Je n’ai du cheminot
qu’une idée aux gros traits
une barbe une pipe la voix grave et un air goguenard
le type qui ne se laisse pas faire
qui tient en joue son supérieur pour peu qu’il se la joue comme ce conducteur qui arrête son tgv
en pleine pampa
les champs de blé rasant sur la gauche
la terre en jachère sur la droite
et qui laisse en plan son chef au milieu du rien
dans la nature sans quai
Ça ferait un bon scénario
Cette idée me plaît
peut-être qu’il est possible de rester libre
Dans le sas
La première fois je suis éconduit
par une lettre où transpirent de grands regrets
ce n’est pas un râteau
il y a les formes
Tu comprends je dois encore me remettre de ma relation passée c’est tout frais c’est pas cicatrisé
Tel un roquet je compte bien persévérer
et j’aurais continué jusqu’à recevoir un recommandé
pour me prier d’arrêter de les harceler
déjà prêt à me défendre à la barre
Leur refus n’était pas convaincant monsieur le juge
Narcisse écorché mais néanmoins épargné
j’apprends que ce n’est pas contre moi
c’est le gel des recrutements
le robinet de la conduite principale est fermé
Verrouillé avec l’étanchéité faite chef
L’année suivante le robinet laisse passer un filet d’eau
Stagnant près du joint
fruit de la condensation
je parviens à me glisser le long du mur du dépôt
fait de briques rouges
Je me suis préparé
entraîné pour la phase finale
matchs de poule quart demi-finale
plusieurs rendez-vous où je subis une batterie de tests
pour voir un peu qui je suis
ce que je vaux
recevant des questions parfois aussi pertinentes que
Vous arrive-t-il de pleurer quand vous êtes seul ?
avec la vie de centaines de passagers
sous ma responsabilité
Profil demandé étudié avec minutie
rester calme et lucide
analyser vite les données et agir froidement
réactivité lorsque survient un incident
la situation perturbée employée dans le milieu
je me sens fin prêt
Certains passés par là m’ont conseillé
de ne pas parler service public
c’est passé de mode
il faut insister sur l’ambition
entendez évolution de carrière
monter les échelons
être un Ouineur
un béni-oui-oui en herbe et que ton non soit crucifié
Certains tests me rappellent ces vieux jeux vidéo
au graphisme basique
un petit train à reconstituer avec la souris
une bille glissant qu’il faut replacer avant qu’elle ne tombe envisager les parcours les plus courts
Une histoire de clics
En cet instant le monde se divise en deux catégories
les gamers
qui ont collectionné les consoles dans leur chambre
et ceux qui maudissent leurs parents
de les en avoir privés
au prétexte qu’il fallait étudier
Nous sommes tous assis le long d’un couloir
à attendre notre tour
Geoffroy en face de moi
que je ne connais pas encore
et qui a pris le train pour la première fois
ne sait pas encore qu’il va en faire du train par la suite
Gaël qui tourne les pages d’un magazine beaucoup trop vite pour donner l’illusion de s’y intéresser vraiment
et d’autres qui fixent un point précis du mur
comme des archéologues percevant
un potentiel site de fouilles
Je fais partie des archéologues
Entretien final avec deux cadres de l’endroit
où je pourrais être affecté
pièce exiguë et bureau pour nous séparer
costard serré pour l’un
chino polo décontracté pour l’autre
j’endosse une veste achetée pour l’occasion
couleur beige neutre fade ensardiné
ensemble repassé pour masquer une liberté froissée
et me donner une stature qui n’est pas la mienne
Je n’allais plus jamais la porter
Un des cadres se montre agressif et sarcastique
l’autre doux et compréhensif
j’ai le Bon et la Brute devant moi
avec
en jouant ma partition
le sentiment de les truander
Parfois j’en fais un peu trop
Quel est selon vous le temps de travail hebdomadaire
d’un conducteur ?
(assis le dos droit sur la chaise)
Des semaines de quarante-cinq heures non ?
Et l’idée de travailler la nuit les dimanches et jours fériés ?
(j’ai mon corps pour seul encombrant)
J’adore
À combien estimez-vous le salaire ?
(que faire de mes bras et de mes jambes ?)
Un peu au-dessus du SMIC non ?
Je mets du vibrato un peu trop
la corde va sauter
mais finalement ça passe
Pour moi ça passe
j’occupe une des places
de ce jeu de commerce où il s’agit de faire briller
la marchandise que l’on est
pour ne pas rester sur le quai
tandis que d’autres continueront à recevoir
des lettres de refus
mon bout de papier positif est peut-être la seule chose qui me distingue d’eux. »
Mattia Filice, comme le héros de son livre, devient un peu par hasard en 2004 conducteur de train. Il est depuis, toujours sur les rails, au départ de la gare Saint-Lazare, à Paris. Mécano est son premier roman. (Source: Éditions P.O.L)
En deux mots
En creusant l’histoire de son grand-père Viktor, l’écrivain Paul Breitner va découvrir un pan méconnu du destin de sa famille, entre les horreurs perpétrées par les médecins nazis et le désir de vengeance. En fouillant le passé, il va aussi mettre à jour un amour encore brûlant.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Sur les pas du chasseur de nazis
Dans ce roman bouleversant, Frédéric Couderc mène la chasse à un médecin nazi que la justice n’a pas inquiété. En mêlant son histoire avec celle d’une famille de victimes sur trois générations, il nous offre un témoignage touchant et pose de graves questions, toujours d’actualité.
Une fois n’est pas coutume, je commence cette chronique par le dispositif narratif choisi par l’auteur, car il est pour beaucoup dans la réussite de ce gros roman. Frédéric Couderc a en fait choisi, comme des poupées russes, de nous raconter différents romans dans ce roman. Il commence par se mettre dans la peau d’un écrivain allemand, Paul Breitner, qui cherche l’inspiration pour son nouveau livre. Ce dernier va découvrir, en lui rendant visite dans sa villa du côté de Hambourg, que son grand-père Viktor a disparu. C’est en le recherchant qu’il se rend compte combien le vieil homme lui est inconnu.
De 2018, on bascule alors à l’été 1947, au moment où Viktor retrouve sa ville natale, défigurée par un lit de bombes. On va alors vivre la quête du jeune homme qu’il était à l’époque et traverser avec lui une Allemagne qui se cherche, entre un passé brûlant et un avenir à construire. Ce second roman dans le roman nous conduira jusque dans les années 1960. Mais n’anticipons pas.
Paul va mener une double enquête, d’abord en tant qu’historien, en cherchant dans les coupures de presse de l’époque, en recueillant les témoignages de ceux qui ont survécu. Il va alors découvrir l’existence du sinistre Horst Schumann, qui va se livrer à des expériences médicales et participer activement à l’enlèvement et à la déportation de milliers de personnes vers les camps, quand il n’a pas lui-même assassiné ses cobayes. Vera, la sœur de Viktor, en fera partie. Mais il entend aussi s’appuyer sur les confidences de Viktor, jusque-là très discret sur son passé. Est-ce parce qu’il a quelque chose à se reprocher ?
Au fur et à mesure que l’écrivain avance, l’Histoire – celle avec un grand «H» – avec se confondre avec son histoire familiale.
Viktor, quant à lui, va croiser Nina, revenue de l’enfer, et s’imagine pouvoir vivre avec elle une belle histoire d’amour. Mais la jeune fille va disparaître, le laissant dans un total désarroi. Il tentera bien de l’oublier en se lançant dans une carrière de journaliste, en épousant Leonore, la fille de sa logeuse, en devenant père. Mais son fils Christian ne le verra que très peu, car il n’aspire qu’à retrouver le criminel nazi et à se venger. Une quête qui le mènera à Accra en 1962. C’est au sein de la communauté allemande exilée au Ghana qu’il va toucher au but.
Si ce roman est aussi prenant, c’est qu’il laisse à toutes les étapes la place au doute. Comment se fait-il que les criminels nazis aient pu échapper en si grand nombre à la justice? Pourquoi les juges allemands ont-ils fait preuve d’autant de mansuétude envers les bourreaux? Pourquoi les pays vainqueurs, qui comptaient tant de victimes de ces exactions, n’ont-ils pas poursuivi tous ces monstres? Et pourquoi les archives prennent-elles la poussière au lieu d’être analysées avec rigueur et méticulosité? Autant de questions qui hantent les personnages de cette saga familiale riche en émotions. S’appuyant sur des faits réels – le témoignage de Génia, l’une des rescapées du Dr. Schumann vous touchera au cœur – ce roman est, avec Le Bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, une nouvelle pierre à porter à ce devoir de mémoire. Pour que jamais on n’oublie.
Hors d’atteinte
Frédéric Couderc
Éditions Grasset
Roman
512 p., 23 €
EAN 9782365696685
Paru le 5/01/2023
Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, à Hambourg et dans les environs, mais aussi dans les camps de la mort, notamment d’Auschwitz et Birkenau. On y évoque aussi des voyages en Afrique, à Accra au Ghana et Lomé au Togo, à New York ainsi qu’un exil en Israël.
Quand?
L’action se déroule des années 1940 à 2019.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un roman haletant mêlant enquête intimiste et historique, d’où surgit de l’oubli Horst Schumann, un criminel nazi longtemps traqué mais jamais condamné.
Hambourg, été 1947. Le jeune Viktor Breitner arpente sa ville dévastée. Un jour, il croise Nina, une rescapée des camps dont il tombe éperdument amoureux. Elle disparaît, son absence va le hanter pour toujours, autant que le fantôme de sa sœur Vera, morte au début de la guerre.
Soixante-dix ans plus tard, Viktor s’évanouit à son tour. En se lançant à sa recherche, son petit-fils Paul découvre avec effroi que celui-ci est mystérieusement lié à un doktor SS d’Auschwitz semblable à Mengele : Horst Schumann. Paul est un écrivain à succès, l’histoire de son grand-père, c’est le genre de pépite dont rêvent les romanciers. Mais il redoute par-dessus tout la banalisation de la Shoah, et sa soif de vérité le mènera jusqu’aux plaines d’Afrique, dans une quête familiale aussi lourde que complexe.
Les premières pages du livre
« Avant-propos de l’auteur
Ce roman existe d’après l’histoire vraie d’un commandant SS qui castrait les hommes et stérilisait les femmes à Auschwitz-Birkenau. Ce médecin s’appelait Horst Schumann.
Désigné dès 1946 comme criminel de guerre à Nuremberg, traqué par le Mossad, il est passé entre les mailles de la justice toute sa vie, s’inventant une nouvelle vie en Afrique. Lancé sur sa piste, j’ai très vite découvert que je ne pouvais m’appuyer sur aucune confession, sur aucune interview, et encore moins sur des Mémoires. Ce gros gibier, tapi dans la brousse, avait échappé aux historiens, journalistes, écrivains…
J’ai ainsi rédigé Hors d’atteinte avec les règles du jeu que s’imposent souvent les romanciers : coller le plus possible à la réalité, confronter les témoins, les archives, tout en inventant des scènes et des personnages. J’espère que tout le monde comprendra que ceci est une fiction. Les choses ont pu se dérouler ainsi, ou (un peu) autrement. F. C., septembre 2022
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L’odeur de la nuit est celle de la brousse, piquante d’herbe mouillée et de fleurs d’acacia. Les ombres occupent toute la place, la voûte étoilée ne suffit pas pour y voir clairement, ni la lune, ni les lucioles. Des ténèbres qui font bien l’affaire du Sturmbannführer (commandant) SS Horst Schumann en fuite depuis seize ans. Sur les crimes de guerre dont il s’est rendu coupable, il n’y a aucune ambiguïté, aucune discussion, toutes les preuves sont entre les mains de la justice allemande. Sa fiche d’évadé précise qu’on le recherche pour meurtres de masse. Sa photo le présente en costume d’officier SS avec un visage féroce, l’air d’un bouledogue, mais un bouledogue avec de gros sourcils, un nez tranchant, une bouche mal dessinée et une raie crayonnée sur le flanc gauche. Il a sévi à Auschwitz-Birkenau, c’est le diable en personne, il faut le traquer, quitte à retourner chaque pierre.
On est en 1961, un an après la capture d’Eichmann. À travers le monde, ils ne sont pas si nombreux les fugitifs SS qui errent de planque en planque. Sur la liste établie par le Mossad, Schumann voisine avec les bouchers responsables des massacres de Lublin, Riga ou Vilnius. Schumann est du même bois que le chef de la Gestapo, que le bras droit de Hitler, que l’inventeur des camions à gaz. Ces hommes s’appellent Alois Brunner, Martin Bormann, Heinrich Müller, Walter Rauff, Klaus Barbie, Franz Murer, Ernst Lerch, Herberts Cukurs ou Josef Mengele. Horst Schumann n’a pas vraiment de surnom comme « l’ange de la mort ». Mais il a cette originalité, c’est un broussard : il a choisi la savane africaine plutôt que la pampa d’Amérique latine.
La lueur d’une lampe-tempête suffit pour apercevoir les contours du camp. Schumann écoute les petites bêtes sauvages et les grosses qui chantent, frémissent, se tuent et s’unissent jusqu’au bivouac encadré de massifs épineux. Schumann est là pour chasser, seul au monde, sans boy ni porteur de fusil. Son équipement tient dans un large sac à dos : une chemise élimée, un short, une couverture, un roman recommandé par Goebbels, la tente, et le ravitaillement. Il entend laisser s’écouler deux jours avant de rentrer au bercail. Accra n’est pas fréquentable en ce moment. Il a quitté la ville le matin même aux commandes d’un biplan jaune et noir, un modèle Gipsy Moth. C’est un bon pilote, il a survolé des espaces illimités – rivières, immenses horizons de grands arbres –, et, entre les nuages, sous les jeux de lumière, il a vu la masse rocheuse des éléphants. Il s’est rapproché en piqué, tel un as des combats aériens, et alors sont aussi apparues des girafes, la tête ondoyante, gracieuses comme des anémones, les jambes pareilles à des hautes tiges. L’appareil est posé sur une piste à quelques heures de marche. En fin de journée, il a choisi cette clairière pour dormir. Il s’y sent à présent optimiste. Il maudit parfois sa vie de fuyard et de vaincu, il n’en revient pas de devoir se contenter de l’Afrique – pour les autres, Buenos Aires semble plus plaisante, quand même –, mais dans des moments comme celui-ci, gagné par le calme de cette nature, libéré de tous ses poids, il n’échangerait sa place pour rien au monde. Tant mieux s’il termine ses jours en Afrique. À cinquante-cinq ans, c’est un nouveau départ. L’Allemagne n’a plus d’importance.
Schumann s’apprête à lire. Il chasse les nuées humides qui se dissipent en gouttelettes sur la couverture du roman, quand jaillit une présence. Devant lui (à quoi, cinq mètres ?), un léopard le ramène des milliers d’années en arrière, à ce cadeau offert au chasseur, l’instinct primaire de survie qui stimule, même repu. Saisir son fusil a toujours été un réflexe naturel chez lui. Surgi des fourrés, le félin pourrait bondir, mais il hésite, et finit par allonger ses longs muscles palpitants. Schumann mesure sa chance : il est exact que les léopards sont de dangereux animaux, nombre d’entre eux se sont taillé une réputation de mangeurs d’hommes, mais, à sa façon, lui aussi est un mangeur d’hommes, sa cruauté égale les pires profanateurs de l’histoire, il a conduit à la mort des milliers de Juifs dit sa fiche du Mossad, alors ses yeux percent les ténèbres et il vise lentement pour tuer le premier (comme il aime ce spectacle de lui-même). Bang ! Revoilà la virilité du junker, le sang-froid typiquement prussien, un coup de feu a suffi. Suivi du cri effrayé des singes.
On dirait le fracas de grands cuivres wagnériens, l’écho se propage au loin, mais bien sûr impossible que ces sonorités retentissent aux oreilles d’Elizabeth II. Car au moment où Schumann se lève pour ramasser sa proie, avance à pas ralentis, évite une termitière, eh bien, au bal donné en son honneur à Accra, sa Royale Majesté exécute les figures d’un fox-trot. C’est pour ça que le chasseur a préféré la compagnie des hautes herbes. C’est pour ça que le SS se mêle une fois de plus aux chacals, hyènes et vautours. Schumann a consacré tellement de temps ces seize dernières années à se cacher, s’enfuir, user de mille précautions, que ce serait stupide d’être reconnu. Certes, il est le protégé du puissant dirigeant Nkrumah, cet homme qui s’affuble d’un nom réservé au Christ, le « Rédempteur » ou le « Messie » – les Blancs varient pour traduire Osagyefo de la langue kwa –, un homme, donc, qui lui a même offert la citoyenneté du pays. Après un séjour au Soudan, Schumann vit au Ghana depuis deux ans avec femme et enfants. Nkrumah le protège au point de rendre impossible son extradition. Mais les vengeurs du Mossad ?
Accra n’est pour Elizabeth qu’humidité et chaleur. C’est pour elle un immense dépotoir submergé par les insectes, une vague cité aux bâtiments inachevés, avec des cases en tôle ondulée survolées par des oiseaux blancs et maigres. Cependant, ce soir, elle trouve son cavalier rayonnant. Nkrumah est un bel homme, fier de conduire d’une main de fer la première colonie d’Afrique indépendante. À son bras, sa Royale Majesté est auréolée d’une clarté vibrante. Ni le diadème de diamants hérité de Queen Mary ni le petit sac figé au pli du coude ne sursautent de façon inconvenante. Et voilà qu’on tire un feu d’artifice ! L’éclat des pétards est prodigieux, les fusées se déversent dans tous les coins du ciel. C’est un tel tonnerre d’explosions qu’on pourrait croire que la nuit leur tombe sur la tête. Après une certaine hésitation, la reine reconnaît son visage et celui de son hôte dans les spirales colorées.
Ce fox-trot est un moment unique en son genre. Sa Majesté danse à chaque voyage, mais, pour la première fois, la blancheur de son teint se manifeste au bras d’un Noir. « Le meilleur monarque socialiste du monde » persiflent les chancelleries occidentales. Un Noir, absolument noir, si NOIR que tout Buckingham s’étrangle face à cette version de High Life, jusqu’à Churchill, mais la dimension raciale n’entre pas en compte chez lui, il est au-dessus du lot. Bien avant le déplacement, le Vieux Lion s’est fendu d’une lettre au Premier ministre Harold Macmillan pour le mettre en garde :
« Ce voyage donne l’impression que nous cautionnons un régime qui se montre de plus en plus autoritaire et qui emprisonne sans procès des centaines d’opposants. »
La reine a passé outre.
Sans se douter le moins du monde que ce bras que lui tend si bien Nkrumah, le Rédempteur l’offre aussi à un SS couvert de sang.
1 Hambourg, été 2018
Lorsque j’entreprends l’écriture d’une histoire, il me faut, pour user d’une image facile, un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Nombre de romanciers insistent sur ces moments de perfection qui précèdent l’irruption des grands désordres. Bien entendu, il y a toutes sortes de façons de commencer un texte, chacun rédige de la façon qui lui convient, mais on en revient toujours à l’élément perturbateur et, pour ma part, le plus grand des chambardements intimes s’est annoncé par surprise, précisément par un temps magnifique. Pour une fois sans que cela vienne d’une invention, mais surgissant dans la vraie vie de Paul Breitner, si je peux ainsi parler de moi à la troisième personne. J’ajoute que le cadre idyllique a aussi joué son rôle : les jardins escarpés de Blankenese, ses vues parfaites sur l’Elbe, ses villas édifiées dans l’entre-deux-guerres par les armateurs les plus puissants de Hambourg.
Il y a une grande part de vérité au surnom de cette banlieue chic : « la colline des millionnaires ». Blankenese est en tout point un territoire opposé au mien, le kiez1 de Sankt Pauli, jadis zone louche des marins, des Beatles, des punks et des squats. Je n’y mettrais pas les pieds si Viktor, mon grand-père, n’avait eu la chance d’acheter ici. Il vit entouré de maisons luxueuses, dans un ancien logis de pêcheur. Alors, forcément, mon regard est biaisé. J’ai emprunté des centaines de fois la piste cyclable du Strandweg pour venir chez lui. Chaque fois, j’ai l’impression de traverser une frontière. J’avoue que la balade me stimule. Couvrir la distance à vélo me permet de tirer des fils et développer mes personnages. Probablement fais-je l’un des plus beaux métiers du monde. Je peux l’exercer aussi bien à mon bureau qu’en pédalant tranquillement. Mais si je me souviens bien de ce jour, je ne crois pas que mon périple donne lieu à un quelconque tour de magie professionnel. Comme d’habitude, je relâche surtout mes nerfs. Tout mon corps se réjouit, des articulations aux poumons. Le murmure des arrosages accompagne mon entrée dans la zone friquée. Et maintenant que j’y songe, la brise qui remonte du fleuve sent le pin et les cyprès toscans. Un parfum de terre lointaine flotte dans les environs. Il fait incroyablement chaud. L’été chavire plein sud et nous déroute. Un présage ? L’Afrique, déjà ?
Pour une raison que je ne pourrais expliquer, je déteste le toit de chaume et la façade à colombages de la maison de Viktor. Je n’aime pas non plus l’odeur qui s’en dégage sitôt le seuil franchi. Instantanément, le chèvrefeuille du jardin cède la place à l’aigre du renfermé, à la poussière sur les meubles et les tapis. C’est mieux à l’étage, où domine l’haleine du bois, l’épicéa qui règne du plafond au parquet. Les visites se suivent et se ressemblent : prise dans son ensemble, la tanière de Viktor est sinistre, à se flinguer même. Elle reflète son indifférence aux autres, sa façon de mettre les gens mal à l’aise. Et pourtant je me sens bien ici. Cette maison me rassure, j’y ai vu défiler les années et, malgré tous ces objets affreux, trop proches pour être mis à distance, malgré le papier peint à fleurs qui fête son demi-siècle, je trouve l’endroit assez beau.
— Opa2 !
Le vieux ne répond pas.
Les premiers instants, ce silence ne fait que m’étonner. Je sais pourtant que Viktor ne manquerait pour rien au monde le rituel du samedi, ce jour de la semaine où nous nous retrouvons autour d’une plie poêlée avec du bacon et des crevettes, cette bonne vieille finkenwerder Scholle à chair fine et savoureuse de la Nordsee, la mer du Nord voisine. Alors j’insiste et tambourine. Toujours aucune réaction. C’est bizarre, j’appelle son numéro depuis mon smartphone, mais tombe sur le répondeur. Le double des clés se trouve chez moi à Sankt Pauli. En y pensant, une légère appréhension voit le jour, elle monte même d’un cran assez vite. C’est inquiétant : à quatre-vingt-douze ans, Viktor a pu s’effondrer chez lui. Je ne lui ai pas parlé depuis hier. S’est-il même réveillé ?
À l’arrière, il y a une grande fenêtre pour profiter des vues sur l’Elbe. Le fleuve atteint à Blankenese sa plus grande largeur (huit cents mètres d’une berge à l’autre), on pourrait être dans un estuaire, la masse d’eau est toujours un spectacle. Je contourne la maison en criant plus fort. Pas de réponse. Face à l’ouverture, pour ainsi dire une baie vitrée, je décide enfin d’agir. À mes pieds, un carreau de ciment tombe du ciel. Nul état d’âme : je brise la vitre au plus près des moulures, me débarrasse des parties coupantes d’abord avec le coude, puis avec le pied. Je fais un boucan de tous les diables tout en me reprochant mon agitation. Viktor est peut-être en course, chez des voisins. Devant les dégâts, il fera une de ces têtes. Mais j’écarte rapidement cette pensée : c’est un ancien, réglé comme une pendule, il ne se serait jamais absenté à midi.
— Opa, opa…
C’est sans doute en pénétrant dans la maison, alors que le verre crisse sous mes pieds, que je commence à paniquer. Le salon est très simple, pourvu d’une table basse, d’une banquette, d’une télé. La pièce jouxte la cuisine, rudimentaire elle aussi avec son plan de travail, son évier, ses placards et ses appareils électroménagers hors d’âge. En un instant, jaillissent devant moi les indices d’une soirée manquée : verre de vin sur la table, plat du marin hambourgeois en préparation, une portion de corned-beef avec son lot de pommes de terre et d’oignons. Rien non plus concernant les courses du matin, encore un signe inquiétant. Alors je file à l’étage : lit défait pour le coucher, pyjama sorti. Ma conviction est faite : Viktor a disparu depuis hier soir au moins, au minimum une quinzaine d’heures. Une sombre intuition s’immisce en moi. J’écarte spontanément le suicide (Viktor se serait expliqué d’une lettre bien visible), balaie bien entendu le coup de foudre amoureux (ce serait un exploit pour un homme né en 1926), et imagine donc mon grand-père volatilisé dans la nuit, à errer quelque part, ou pire, son portefeuille en poche, victime d’une agression et laissé sur le carreau. On ne peut pas non plus écarter une amnésie passagère à son âge, une soudaine crise de démence, mais alors sans aucun signe précurseur, car nous nous sommes parlé la veille, son esprit de vieillard fonctionnait à merveille, comme d’habitude.
J’ai une idée avant d’appeler la police. Il ne sert pas à grand-chose d’interroger le voisinage, c’est chacun chez soi à Blankenese, il est certain que personne n’aurait observé les va-et-vient de Viktor. Mais le Turc du Tabakladen, lui, pourrait donner des nouvelles. Il y a un jeu de clés à la patère ; par la porte cette fois-ci, je retrouve la rue. Le soleil chauffe mon crâne, des gouttes de sueur sur mon front témoignent d’une température caniculaire, il y a toujours cette crainte d’une déshydratation pour les petits vieux. Sans boire, Viktor va tomber raide si je ne le retrouve pas bientôt.
Dans sa boutique, le commerçant confirme un passage en soirée pour acheter des cigarettes. Je sens que je relève légèrement la lèvre supérieure, comme à chaque fois que je suis contrarié. Le lit préparé pour le coucher, le repas prêt, j’en déduis que Viktor n’est pas rentré chez lui après sa course. Un point de côté se forme sur mon flanc alors que je retourne en courant à la maison. Là, je mets mon nez un peu partout : papiers, affaires personnelles… Les dossiers sont rangés, classés, rien de perturbant, comme si le nonagénaire avait pris congé sans drame, sans séisme. Finalement, je compose le 110. Après le court intermède d’un disque m’informant que toutes les lignes de police sont occupées, l’opératrice m’écoute débiter mon histoire. Elle juge que la situation est sérieuse et décide « d’envoyer quelqu’un ».
L’inspecteur Jörg Bong apparaît après une demi-heure d’attente. Je l’ai jaugé sortant de sa voiture de patrouille. Pas d’uniforme, mais un jean, une chemise blanche et une cravate en cuir. C’est un civil de la Landeskriminalamt (police criminelle de l’État de Hambourg). Vu l’Audi, c’est à croire qu’on ne plaisante pas avec les citoyens de Blankenese, ou peut-être aussi qu’on est samedi, et que cet homme se morfond dans son bureau. Quoi qu’il en soit, il se présente une auréole sous chaque aisselle puis, semblable au papillon de nuit attiré par la lampe, il se poste directement à la fenêtre brisée du salon.
Il prend son temps avant de faire son métier. Plutôt que d’estimer les dégâts, ses yeux pantois s’attardent sur les demeures incroyables des environs, les escaliers sinueux de Treppenviertel, et puis le fleuve auquel on revient toujours à Blankenese, le trafic des cargos qui se bousculent de poupe en proue, les voiliers huppés, la plage de Falkensteiner ensevelie sous les arbres et, presque en face, l’île de la Neßsand Nature Reserve, étirée à marée basse, dévoilant ses épaves. Machinalement, je pars dans la cuisine servir deux Astra glacées. À mon retour, des relents de transpiration soulignent déjà sa présence.
— Je ne comprends pas pourquoi les gens partent à Majorque, fait-il en inspirant profondément. Moi, je ne quitte jamais le coin. Bon sang, regardez les rives de l’Elbe ! Sous le soleil, avec tous ces clients sur les terrasses des tavernes de bateliers, vous ne trouvez pas que ça ressemble au Bosphore ?
Je le regarde d’un air incrédule. Angoissé, je suis tout proche de l’irrespect :
— Toutes ses oies sont des cygnes.
— Pardon ?
— Oh, c’est une vieille expression anglaise. Valable pour quelqu’un qui exagère ses mérites. Cette tendance à survendre, si vous préférez. Les oies et les cygnes sont très différents…
— Je vois… Vous êtes comme ces agitateurs, réplique l’inspecteur dans un sourire crispé. Vous n’aimez pas la police, et pourtant vous avez besoin d’elle.
Contemplant un instant les petites dents grises de mon interlocuteur, je me ravise. Pourquoi ce ton supérieur ?
— Non, pas du tout, pardon, je suis tendu, ça m’est venu comme ça. Je n’ai jamais pensé au Bosphore en contemplant l’Elbe, ni au fleuve Amazone, mais bon, pourquoi pas ? L’important, c’est mon grand-père. Ça ne lui ressemble pas de se volatiliser sans donner de nouvelles.
— D’accord. Viktor Breitner, c’est bien ça ? Quatre-vingt-douze ans ? Vous me confirmez être son petit-fils ? Herr Paul Breitner, c’est ça ?
— Absolument. C’est très inquiétant. Les patrouilles sont au courant, n’est-ce pas ? Elles possèdent son signalement ?
— Ça ne marche pas ainsi. Les cas de disparition sont laissés à l’appréciation de l’enquêteur, c’est un peu aléatoire. Là, c’est trop tôt pour s’affoler.
— Mais vous ne trouvez pas ça alarmant ? Je crains une agression. Soyez franc, quelles sont ses chances de survie ? Il a quitté son domicile il y a vingt heures environ.
— Je comprends, et sans doute m’inquiéterais-je à votre place, mais l’administration a ses règles, elle a pour mission d’agir avec rigueur. Votre grand-père, si je suis ce que dit ma collègue, n’est pas en situation de handicap, ni malade, ni dépressif. Chaque année des milliers de personnes s’évanouissent dans la nature en Allemagne. Dans 99 % des cas, l’affaire se résout très rapidement. Le ou la disparu(e) retrouve tout penaud le chemin de la maison. Ne vous affolez pas. J’ai vérifié les registres centralisés des commissariats et hôpitaux : ils ne donnent rien. Notre mission, c’est de foutre la paix à Viktor Breitner encore quelques jours. Théoriquement, c’est son droit le plus absolu de ne pas donner de nouvelles. Je ne peux, a priori, exclure une fugue… Vous avez parlé à son médecin ?
Je hausse les épaules malgré moi et jette un coup d’œil automatique à un portrait de famille pris, tiens, lors de vacances à Majorque. Les eaux limpides de Caló del Moro se profilent en toile de fond. Il y a là ma frimousse d’enfant, ma mère un peu fêlée (qui maintenant vit dans les environs, sans jamais d’ailleurs prononcer le nom de Majorque, lui préférant le doux nom d’« île magique »), et mon père, cinq étés avant sa mort tragique. Je surmonte depuis longtemps les visions ou pensées qui rappellent ce deuil, alors j’enchaîne sans la moindre hésitation.
— Non, il n’était même pas suivi par un médecin. Viktor est en pleine forme pour son âge. On est loin d’une personne dite vulnérable. C’est très déroutant, cette disparition. Je sais que ça doit avoir peu de valeur pour vous, mais j’ai vraiment un mauvais pressentiment. On peut au moins lancer un appel à témoin ?
— Je suis désolé, mais en l’espèce, il faut attendre. Et ne voyez pas tout en noir. Vos romans sont plutôt optimistes, non ?
Je ne parviens pas à réprimer un léger sourire. Malgré la situation, la remarque de Bong me satisfait. Il m’a reconnu. C’est absolument lamentable, songe-je aussitôt, mais j’espère que le flic va ainsi prendre son temps. Je ne suis pas une célébrité, vraiment pas, pourtant il arrive que mes quelques succès modifient ma relation à autrui. Il n’y a pas que les flatteries, il y a ces privilèges aussi idiots qu’un traitement prioritaire à une agence de location de voitures ou au comptoir d’un aéroport. Au restaurant, des inconnus me sourient, soucieux de bien faire. J’inspire confiance, mais je ne me considère en aucun cas comme différent des autres. À part savoir trousser plus ou moins bien une intrigue, je ne me vois pas trop de qualités. Pour être franc, mon originalité s’accommode plutôt d’un certain mimétisme avec les habitants de Hambourg. Enfin, peut-être que face à un citoyen lambda, Bong aurait pris quelques notes un peu dédaigneusement et tourné les talons en promettant d’inscrire Viktor au fichier des personnes disparues. D’où ce sourire un peu niais… Je lui fais face et tâche de rattraper ma sortie initiale en m’exprimant gentiment.
— Au fond, on fait un peu le même boulot tous les deux… Je suis souvent frappé par cette idée que le réel l’emporte sur la fiction. Les scénarios les plus improbables naissent de la vie de tous les jours, c’est assez logique, d’ailleurs…
Je ne crois pas si bien dire. J’ai la sensation que, quelque part, la disparition sans raison apparente de Viktor se présente comme dans un livre. Mais il est encore trop tôt pour m’en rendre vraiment compte. Bong semble ragaillardi par ma complicité. Entre acolytes…
— Il y a un endroit où votre grand-père aurait pu se rendre, j’y pensais en arrivant. Le Römischer Garten est à deux pas d’ici. Il a peut-être assisté à une représentation en plein air hier soir ?
Une mauvaise rencontre là-bas, entre les haies bien taillées, l’amphithéâtre romain, les murets et les escaliers de pierre sculptée ? Je vérifie mécaniquement sur mon smartphone le programme estival. Sans y croire, car Viktor ne sort pratiquement jamais, un récital classique à la rigueur, et je ne trouve aucun événement musical.
— Dommage, commente Bong déçu. Vous avez indiqué à la standardiste que vous êtes le seul parent.
— Oui. Les autres sont décédés.
— Alors vous allez me signer ça. Et on fait le point demain, d’accord ?
Le document porte le doux nom de « Requête aux fins de constatation de présomption d’absence ». J’inscris ma qualité de petit-fils, mon identité complète, celle de la « personne présumée absente ». J’expose les motifs de ma demande et tranche la question « d’estimer la personne la plus compétente pour administrer les biens de l’absent » : moi. Le papier rangé dans une poche, l’inspecteur se dirige vers la porte d’entrée et disparaît à la Colombo, en me saluant d’un geste de la main.
De retour dans la cuisine pour débarrasser les bières, je contemple Bong à nouveau par la fenêtre. Il hésite devant l’Audi. Il a l’air à bout, proche de la retraite et prodigieusement malmené par les années. Ses joues sont couperosées, son corps paie cash le prix de sandwichs et d’enquêtes obsédantes. Dois-je me reposer sur le visage tourmenté de cet homme ? Je l’examine encore et finis par m’étonner de son surplace. Plutôt que de déguerpir, il observe une villa haut de gamme couverte de glycine. Il se gratte le menton, s’interroge, puis fait quelques pas en direction d’une grille qui laisse entrevoir un jardin à la française. Il reste là cinq bonnes minutes, scrute un point invisible, sort un carnet pour prendre des notes et finit par retrouver sa bagnole.
Le gosier toujours aussi sec, j’ouvre le frigo, me sert une nouvelle Astra tout en scrutant le rez-de-chaussée méticuleusement. Rien d’autre qu’un repas en attente. À mon tour, je me poste au salon pour réfléchir, l’Elbe et sa gamme chromatique sous les yeux. D’ordinaire, le va-et-vient des vagues m’apaise, le courant du fleuve m’aide comme tout un chacun à Hambourg, cette ville née par l’eau, pour l’eau. Mais nul effet réparateur aujourd’hui. Je ressasse tous ces films et romans qui affirment que les vingt-quatre premières heures sont les plus importantes pour un crime ou une disparition. Et comme un imbécile je reste les bras croisés ! Les gros lecteurs savent bien que la première chose à faire dans le cas d’une absence inexpliquée consiste à vérifier les débits sur la carte bancaire. Puisque le flic temporise, c’est à moi d’appeler l’agence de mon grand-père et, pourquoi pas, d’enchaîner avec les listes de passagers à l’aéroport Helmut-Schmidt, puis de nouveaux les hôpitaux, les cliniques, les dispensaires, les divers centres des secours. Enfin… pas sûr.
Car si l’absence de Viktor me déroute, et c’est bien le premier mot qui me vient à l’esprit pour nommer mon incompréhension, quelque chose en moi, quand même, se refuse à un scénario sombre. Je viens d’écrire que la disparition de mon grand-père, inconsciemment, est déjà pour moi du domaine romanesque, mais sa vie est aussi lisse que la patinoire du centre-ville. Si je mets de côté l’agression, comment imaginer un départ précipité de Hambourg ? Pour quelle raison ? Je crois ne pas manquer d’imagination comme écrivain, la mise en place automatique de trames et d’embrouilles les plus invraisemblables pourrit même ma vie intime, mais là, stop, Viktor ne peut être très loin. Je dois établir un périmètre d’un ou deux kilomètres, pas davantage, aucune raison qu’il se soit éloigné.
Si je me persuade que je vais retrouver mon grand-père par moi-même, que je vais le ramener à la maison avant la tombée du jour, c’est qu’au fond je n’admets pas sa disparition. Viktor ne peut me prendre au dépourvu. Je lui fais confiance depuis toujours. Je ne doute pas un instant de sa loyauté, nous avons noué ensemble un pacte de sécurité. J’étais adolescent quand Christian, mon père, son fils, s’est tué à moto. À ce moment où j’avais le plus besoin d’aide, il était présent à chaque instant, indispensable. Les choses s’inversent à présent. Même s’il apparaît en toutes circonstances solide comme un roc, je suis son unique descendant, et me tiens toujours prêt à parer à la moindre faiblesse. Alors je dois agir, céder au sentiment d’urgence. Une idée me traverse la tête. Je n’ai qu’un numéro à composer pour que la cavalerie rapplique. Je m’éclaircis la gorge et appelle Irene, cheffe du kop3 le plus gentil de la planète. Elle décroche à la première sonnerie.
— Moin Moin4, beau gosse !
— Moin, Irene. Écoute, je suis chez mon grand-père. Il a disparu. Un flic est venu, c’est trop tôt pour s’inquiéter d’après lui, mais il y a quelque chose que je ne sens pas. J’ai besoin de monde pour partir à sa recherche, le plus de monde possible.
— Scheiße ! Tu es sûr de toi ? Je veux dire, avec ton imagination, peut-être, tout simplement, qu’il est…
Ma voix monte d’un ton.
— Non, j’ai tout vérifié. Vous pouvez arriver dans combien de temps ?
— Tu me rappelles l’adresse ? Tu as de la chance, la bande est là, on attend le match. Donne-nous une demi-heure.
1. Quartier.
2. Grand-père.
3. Tribunes les plus animées des stades, situées généralement derrière les buts.
4. Version contractée de Guten Morgen utilisée par les habitants de Hambourg pour se saluer.
2
On ne peut pas reprocher aux ultras du Fußball-Club St. Pauli d’abuser des tatouages et des piercings, d’exagérer les tee-shirts flanqués d’une tête de mort ou d’un ballon faisant voler en éclats une croix gammée, ce sont les emblèmes du club, son âme. Ces braves supporters dévoilent aussi des bouches édentées et des bras costauds aguerris dans les bagarres contre les clubs « fascistes » de l’ex-RDA. Les voilà qui débarquent dans la rue de Viktor. C’est une image saisissante à Blankenese. Au final, ils sont une vingtaine de volontaires, venus en skate, à vélo ou en métro par la ligne 2 du S-Bahn. J’ai mis à profit les trente minutes pour imprimer à l’épicerie turque une série de portraits de Viktor. J’en distribue à chacun et, au nom des principes libertaires en vigueur, ne donne ni ordre ni instruction. On interroge et fouille où on veut, le temps qu’on veut, seule l’idée d’une équipe de deux est suggérée. Sous des huées anti-Gafam, mais pas le choix, pour se donner des nouvelles, Irene improvise un groupe WhatsApp nommé Opa Finden (« Trouver Papi »). Elle fait preuve d’un sens de l’organisation hors pair, précise et douce comme à son habitude. Finalement, la meute s’éparpille. Je reste seul avec elle.
Nous commençons par nous regarder. Mon allure tranche avec les membres du kop. Je suis bien plus classique, mes boots Carvil usées et cirées avec soin, mon jean fuselé, porté sur une chemise blanche, sont assez décalés des baskets noires et sweat à capuche de rigueur dans la Südtribüne du stade. Irene aussi fait preuve d’une certaine classe. Issue d’une famille à pedigree, elle est grande, belle, et blonde comme l’or qui irrigue depuis toujours son kiez de Rotherbaum. Chaque matin, au réveil, ses grands yeux noisette voient de sa chambre l’Alster1. Sauf son nez piercé, rien ne la distingue de ses voisines volubiles, élégantes et accros au yoga. Sa transition date d’une dizaine d’années, le copain de fac qui s’appelait Franz appartient à un autre monde. Et c’est bien Irene qui s’alarme de mon air pâlot. Elle va me prendre sous son aile, assure-t-elle. Je lui souris et relâche un peu mon visage tendu d’émotion. C’est impressionnant de voir les fans de Sankt Pauli venir à mon secours en un clin d’œil, ça me rassure, mais c’est surtout sa présence qui m’apaise. Elle voit bien que la culpabilité de ne rien faire m’agace, que je ressens la nécessité de bouger, de fouiller partout dans Blankenese. De sa voix rauque et mélodieuse, travaillée par des années de chant, elle entend me rassurer. D’abord, elle fait le point, très calme :
— Tu as relevé des indices concordants ? Ce serait utile avant de ratisser les lieux.
— Mais tu parles comme une flic ? Ça ne te ressemble pas, ma chère.
Une pointe d’amusement me ravive. Placide en tout, Irene a ce don d’abaisser les niveaux de tension. En plus de son intelligence aiguë, la sérénité est sa vraie force dans son boulot. Et il en faut pour faire face aux expériences traumatiques vécues par les migrants qui défilent dans son bureau de PsyPlanet, la fondation caritative où elle exerce comme thérapeute.
— On ne va pas partir le dos courbé, en décrivant des cercles et des zigzags avec une loupe, si ? rétorque-t-elle. Je suis partante pour toutes les aventures, tu me connais, je peux plonger dans les taillis, me mettre à rechercher des bouts de tissu, des chaussures, un cheveu, un vieux mouchoir… Mais bon… On a peut-être mieux à faire.
L’opération Opa Finden, comme son nom l’indique, ne concerne manifestement pas l’enlèvement d’un enfant de trois ans. Je suis de plus en plus fou d’inquiétude, mais on peut temporiser. Enfin, on DOIT temporiser, car je suis loin de me calmer. C’est une réaction émotionnelle plutôt vive, mais je ne me sens absolument pas prêt à perdre mon grand-père. Le grand âge n’y fait rien, c’est inconcevable pour moi. Tout s’écroulerait. Irene désigne une caméra de surveillance placée sur un lampadaire, et aussitôt je me dis que je dois manquer de jugeote. Il suffira à l’inspecteur Bong de rembobiner les vidéos de surveillance pour voir Viktor apparaître de coin de rue en coin de rue : Hambourg est bien équipée depuis que Mohammed Atta et ses quatre équipes terroristes ont fait de la ville un port d’attache pour les kamikazes du 11-Septembre.
— Écoute-moi, reprend Irene en posant sa main sur mon épaule. Ton flic, probablement qu’il interroge en ce moment toutes les caméras du quartier. C’est très simple pour lui, il faut le laisser un peu travailler. On aura vite l’itinéraire suivi par ton grand-père. C’est pour ça que je me demande si c’est vraiment utile pour nous de tout ratisser. La bande fait déjà le boulot. Tu es sûr d’avoir bien exploré la maison ? Il y a peut-être des signes, puisque tu n’aimes pas le mot indices, que tu n’as pas relevés. Bon… Tu vas me laisser longtemps sur le trottoir comme une pute à cent euros. On entre ?
J’obéis. Déconcerté par la personnalité de ce flic, ai-je commis une erreur ?
— Un jour, poursuit Irene dans l’entrée, tu m’as dit qu’il avait bossé chez Steinway. À l’usine de Bahrenfeld, c’est ça ?
— Oui, il faisait partie de l’équipe des intoners, les harmonisateurs, l’élite de la boîte. Ce sont eux qui modèlent le son des pianos. Il avait gagné ce surnom, l’Oreille, c’était presque une vedette là-bas.
— Il est resté proche de collègues ?
— Non, personne, tu penses bien, j’aurais appelé tout de suite. Viktor est un solitaire. À ce que je sais, il a brusquement quitté femme et enfant au début des années 1970. Plus tard, l’accident de mon père l’a détruit, il s’est totalement replié sur lui-même, rongé par une sévère dépression. À part moi, il n’y a personne dans sa vie.
— Excuse-moi, mais… Tu songes à un suicide depuis ce midi ?
— Il n’aurait pas aimé que je le découvre, c’est certain… J’y ai pensé, mais sans lettre, sans explication, non, ça ne lui ressemble pas…
J’esquive pourtant l’image d’un corps flottant sur l’Elbe. Viktor aime tant ses rives… À contrecœur, Irene observe ma grimace inquiète. Elle devine aussi mon envie d’une longue bouffée de cigarette.
Un silence.
— Tu peux me raconter sa vie ? reprend-elle, ça peut aider. Il y aura peut-être un événement marquant, on verra bien.
— Je ne sais vraiment pas grand-chose, c’est la génération silencieuse, tu sais. Viktor se contente de bribes de récit, il vient d’une famille d’ouvriers du port. Il s’est retrouvé seul au monde après les bombardements de 1943. J’imagine que ses parents et sa sœur ont été portés disparus. Elle s’appelait Vera, c’est tout ce que je sais d’elle.
— Mais lui a survécu, pourquoi ? Il ne se trouvait pas avec eux ?
— Il n’a jamais voulu non plus s’étendre là-dessus. Vraiment, je me rends compte que je ne sais rien. À ce moment-là il était dans la Kriegsmarine, apparemment une planque au Danemark, les télex il me semble. Au cessez-le-feu, il s’est retrouvé prisonnier. C’était beaucoup mieux que de finir entre les mains des Popovs. Après, retour dans les ruines de Hambourg.
Irene jette en même temps un regard panoramique au rez-de-chaussée. Son inspection lui dit qu’elle ne trouvera rien ici, qu’elle ferait mieux de monter à la chambre, de creuser l’intimité, soulever le matelas, se fader les vêtements, une tâche peu ragoûtante.
— Bon, si tu veux bien, je monte.
J’entends vite les pas d’Irene. L’étage s’emplit de bruits de meubles et de chaises déplacés, de tiroirs ouverts, de grincements de portes. Moi je sens que j’étouffe entre ces murs. Je calcule qu’il s’est passé trois bonnes heures depuis mon arrivée. De nouveau, je prends la place de l’inspecteur à la fenêtre. Un violent mal de crâne vrille brusquement mon cerveau. J’ai vraiment besoin d’un comprimé. Irene redescend.
— Alors ?
— Rien, mais je me demande… Les vieux replongent souvent en enfance. Et si on devait chercher là, dans le labyrinthe de sa jeunesse ? Il a des cousins, par exemple ?
— Laisse tomber, il n’y a aucune personne vivante de ce côté de la famille.
— Alors, une autre idée : fais comme si ton grand-père était le personnage d’un roman. Quand on te lit, on voit la situation, on y est.
— Merci, c’est toujours un pari, à chaque livre.
— Je ne veux pas te flatter, je m’en fous. Mais je t’observe dans tes moments de création. Ton air concentré, tes yeux qui s’échappent. Tu as l’air bien perché avec ta façon de ne pas nous écouter, d’être ailleurs, dans tes pages, avec eux, tes personnages. Fais un effort d’imagination. Il est où ton grand-père ?
Je me cabre.
— Difficile, tu sais que je n’écris pas sur mes proches. Et puis, vraiment, je ne vois pas en quoi cela pourrait nous aider.
— Pour une fois, fais un effort. Je te demande juste de sentir où pourrait être ton grand-père.
Son aisance à me bousculer est toujours étonnante. Je la regarde sans un mot.
— Allez vas-y ! Sers-toi de ton imagination ! Démolis la réalité pour voir ton grand-père comme dans un roman. Voilà le pitch : un vieil homme seul qui a travaillé chez Steinway, qui a fait la guerre sous l’uniforme nazi, qui a quitté sa femme il y a longtemps… Demande-toi ce qui t’inspire dans ce personnage.
Je n’hésite pas :
— Ces silences sur sa sœur et ses parents. L’anéantissement complet d’une famille sous les bombes.
— Tu vois… Ce n’est pas si bête de plonger en soi-même, taquine-t-elle gentiment. D’ailleurs ton premier roman aurait pu explorer ça, tu ne crois pas ?
— Et j’aurais eu instantanément la carrière d’un écrivain qui compte, c’est ça ? Mais je n’ai jamais eu cette envie, tu le sais bien. On est quelques millions en Allemagne à partager ce passé lointain. En fait, je trouve ça morbide.
Jusqu’à Continuum, aucun de mes romans n’avait attiré l’attention d’un grand nombre de lecteurs. L’obtention du prix décerné à la foire de Francfort a tout changé. Du jour au lendemain, à ma grande surprise, cette distinction m’a propulsé dans les listes des meilleures ventes. Et puisque Francfort, chaque année, se transforme en capitale mondiale des traductions, mon best-seller s’est retrouvé disponible dans toutes les langues ou à peu près en un temps record. La mise en place de tournées promotionnelles a suivi, l’adaptation en série pour une célèbre plateforme est en cours de tournage, l’indifférence qui accueillait mes sorties autrefois s’est transformée en enthousiasme quasi automatique. Sans calcul de bénéfices ou de pertes, je publie chaque printemps désormais. Par paresse, ou raccourci, difficile de savoir, la critique applaudit. Revient souvent (outre le prénom) cette très vague ressemblance physique avec Paul Auster. C’est embarrassant, car à part un goût commun pour le hasard, je sais bien que je n’arrive pas à la cheville du maître de Brooklyn. Au jeu de la comparaison littéraire, mieux vaut se tourner vers un collègue très souriant, on me surnomme aussi le « Luca Di Fulvio allemand », même attrait pour la fresque populaire, même gentillesse aussi paraît-il. Anne, mon éditrice, ne manque jamais de nous rapprocher car nous ne nous voyons pas autrement que comme des conteurs d’histoires, pareils à ces cantastorie qui jadis sillonnaient les villages italiens. Di Fulvio plutôt qu’Auster, oui, car entre autres détails, il se trouve que je n’ai pas trouvé ma Siri Hustvedt.
— Mais en quoi la bio de Viktor peut nous être utile, là, tout de suite ? Je commence à vraiment flipper, Irene.
— Fais-moi confiance, tu aimes bâtir des intrigues et imaginer des personnages. Reviens à ton grand-père. Pense à une vérité qui serait bien enfouie chez lui. Un truc incroyable qu’il cacherait, garderait pour lui, à travers les années.
Irene semble un peu grisée par les événements. Mais je ne veux pas jouer avec elle. Je n’accorde absolument aucune valeur au prétendu instinct des écrivains, un stéréotype sans fondement, l’imagination est un muscle, j’y reviens. Pour raconter une histoire, il faut organiser des rencontres accidentelles ; elles semblent surgir du néant, agir à partir d’un déterminisme quasi mathématique, mais c’est juste notre boulot d’organiser un chaos, une révolte, face à la force du destin.
— Dans la vie réelle, mes histoires sont quasi impossibles, on ne parle pas d’un personnage inventé, là.
— Mais écoute-moi, putain ! Vis ce que ton grand-père est en train de vivre. Pense à lui de manière presque paranormale. Que te passe-t-il par la tête ? Tu es émotionnellement équilibré, Paul, mais tu sais te projeter, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. Mais, non !
Je réplique trop sèchement. Je ne veux pas avancer plus loin sur ce terrain, je n’imaginerai rien de tout ça. Je ne sais pas pourquoi, mais cette conversation ravive la séparation brutale d’avec mon père. Il n’y a pas eu d’adieu, rien qu’un camion de plein fouet sur une route en Argentine, l’horreur d’un coup de fil un matin depuis l’ambassade de RFA à Buenos Aires, puis le cri de ma mère, et les pleurs à l’infini. Je ne veux pas de ce coup de fil pour Viktor. Peut-être ai-je bien trop pensé aux derniers instants de mon père sur la route, je me garderai bien d’inventer des images pour Viktor. Tout simplement ce n’est pas possible. Immanquablement je convoquerais des horreurs.
— Je n’y arrive pas, excuse-moi, je suis paumé, là.
Irene soupire légèrement et part s’ouvrir une bière. Dans le contre-jour, son geste, sa gorgée virile, très rapide, me rappelle vaguement les cuites prises vingt ans plus tôt avec Franz.
— J’adore ! réagit-elle à son retour au salon.
— Comment ça, tu adores ?
Un silence complet.
— Ben oui, tu fais toute une théorie sur ta distance, tu prétends qu’il n’est rien arrivé d’intéressant dans ta vie, et une minute plus tard, dans ta famille, la guerre est là, toute fraîche. Ce n’est pas précisément anodin.
— Arrête ! Mon grand-père mène une vie calme, une vie ennuyeuse. Il a été l’acteur d’un drame dans sa jeunesse, il y a longtemps. Mais comme des millions de gens. Aïe, j’ai mal au crâne, c’est de plus en plus fort.
— Quoi ?
— Migraine. Tu as vu une pharmacie dans la salle de bains ? J’ai besoin d’un comprimé.
— Bouge pas, j’y retourne.
— Merci.
Toujours posté à quelques centimètres du carreau fracassé, les yeux sur l’Elbe et le tee-shirt collant au dos, je m’interroge. Oui, je préfère de loin être un observateur, oui, je place l’invention et le no man’s land romanesque au-dessus de tout. Mais Irene vise juste, comme d’habitude. Il y a une incontestable facilité à tout mettre à distance, à laisser les sentiments au fond de soi. C’est bien son genre de dénicher l’anguille sous roche, car ce n’est pas rien d’imaginer Viktor sous l’uniforme de Hitler.
Irene n’a pas besoin de parler, elle me regarde et ça suffit. Elle n’est pas à se demander si Viktor a tué. Bien sûr qu’il a tué, les télex, certes, mais le froid, la peur, l’ennemi… Et donc : peut-être que Viktor trompe son monde. Comme dans ce livre de Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Je m’en souviens d’un coup, avec l’effet d’un uppercut asséné au foie. Ce texte ressuscite les réservistes du 101e bataillon de la police de Hambourg, précisément des gars comme Viktor, en grande majorité des ouvriers rappelés dans un corps chargé du « maintien de l’ordre » car on doutait de leur capacité sur un champ de bataille. Pas du tout des tueurs nazis fanatisés depuis l’enfance, mais des « types bien », d’une ville d’ailleurs plutôt hostile à Hitler, du genre qui pouvaient se soustraire (leurs officiers leur ont bien dit ça, se soustraire si le cœur vous en dit). Sauf qu’on connaît les mâles, alors voilà, ces pères de famille majoritairement de gauche sous la république de Weimar ont assassiné d’une balle dans la tête trente-huit mille Juifs, sans oublier d’en arrêter quarante-cinq mille immédiatement déportés et gazés à Treblinka. Des hommes ordinaires est insoutenable, le récit des massacres et des rafles commis par ces « bons gars » de Hambourg, bien sûr, mais peut-être plus encore leurs explications données dans les années 1960 lors d’une enquête judiciaire, avec des phrases glaçantes : « Je me suis efforcé, et j’ai pu le faire, de tirer seulement sur les enfants. Il se trouve que les mères tenaient leurs enfants par la main. Alors, mon voisin abattait la mère et moi l’enfant qui lui appartenait, car je me disais qu’après tout l’enfant ne pouvait pas survivre sans sa mère. C’était pour ainsi dire une manière d’apaiser ma conscience que de délivrer ces enfants incapables de vivre sans leur mère. »
Je secoue la tête pour oublier ça. Étrangement, une bouffée d’air cingle la vitre coupée et vient à mon secours.
J’entends tout et devine tout. Il y a pléthore de produits dans l’armoire à pharmacie. Un étage d’antalgiques, un autre d’analgésiques, et sur l’étagère la plus haute un antique bistouri en métal mélangé à une boîte de compresses au logo défraîchi. Dans la chambre, Irene a déjà humé le parfum de Viktor et scanné son lit jusqu’aux plis des draps. Là, dans la salle de bains, c’est pareil, des poils blancs sont plaqués sur le savon vert, elle a comme un haut-le-cœur et se dépêche de trouver ce qu’elle cherche, une bonne vieille boîte d’aspirine. Elle la trouve finalement près du lit et balaie la poussière qui stagne sur la pochette pour en vérifier la date de péremption. Au même moment, quelqu’un du groupe se signale sur l’appli.
— C’est lui, dit-elle à celui qui cherche à identifier Viktor. Ne le lâche pas, il n’y a pas deux vieillards hagards perdus dans Blankenese.
Un sourire de triomphe resplendit sur le visage d’Irene tandis qu’elle dévale les escaliers. C’est à peine si j’ai le temps de me retourner qu’elle me colle au visage l’écran de son smartphone. J’ai un petit mouvement de recul et, à mon tour, j’ai les yeux qui brillent. Oui, c’est lui, bel et bien lui, je confirme, à la fois soulagé et inquiet par la mine de mon grand-père. Le pauvre vieux a l’air en état de choc.
— Ils sont où ?
— Au phare de Wittenbergen.
Rouge et blanc sur la plage, le feu maritime est un monument historique, comme on dit, l’une des plus anciennes tours d’éclairage en acier au monde. J’évalue le parcours à quinze minutes le long du Strandweg, et comme Irene aussi a son vélo, nous voilà donc à pédaler comme des fous. À la première descente, je suis joyeux, puis, avec la monotonie du plat, la bizarrerie de la situation revient m’accabler : il reste que Viktor a passé la nuit dehors, qu’il est parti sans laisser un mot, en somme qu’il a craqué. Pourquoi ? Je n’ai pas entendu dire qu’Alzheimer se déclenchait d’un coup, je n’ai pas assisté au moindre signe de démence sénile chez lui, j’ai parfois des incompréhensions face à ses réactions, mais d’évidence elles tiennent à son caractère et à son isolement. Les yeux rivés sur la grande tour à claire-voie de trente mètres de haut qui se présente maintenant au loin, je redoute de plus en plus mon arrivée. J’accélère pour combattre cette impression. En course, on appelle ça « gicler », sortir du peloton brusquement et faire le trou, j’étais un spécialiste dans ma jeunesse – Irene en reste clouée sur place. Finalement, les silhouettes des deux bons samaritains, et surtout leurs tee-shirts dont les têtes de mort brillent sous la lumière éclatante, se devinent au loin. À destination, j’abandonne mon vélo par terre. La roue avant grince un peu en tournant dans le vide. Je prends le temps de remercier les gars, puis me plante devant Viktor désorienté. Irene arrive quelques secondes plus tard, mais se tient en retrait.
— Opa, ça va ? Tu n’as pas chaud, froid, faim ?
Assis sur les marches du phare, il sent mauvais. Je lutte contre cette perception, m’approche et me baisse pour lui parler les yeux dans les yeux.
— Tu m’as drôlement foutu la trouille, dis donc.
Mon grand-père tourne lentement la tête et la relève vers le ciel pour suivre un oiseau. Il agit lentement, un peu comme peuvent le faire certains enfants autistes, avant de revenir à moi et de me dévisager.
— Tu peux te lever ? Tiens, prends mon bras. Allez viens, on rentre.
Viktor se redresse mais ne répond pas. Il descend les quelques marches du phare avec difficulté, je note un manque de synchronisation des mouvements, pas de quoi chuter, mais il vacille, et c’est un signal d’alarme supplémentaire. Le défaut d’équilibre est peut-être provoqué par cette main plaquée à son torse, Viktor étouffe une lettre frappée d’un timbre new-yorkais. Les doigts tremblent un peu, les veines animées de pulsations font comme des petits serpents agités. Cette nuit dehors a fait de lui un vieillard tremblotant, sur le bord de sa tombe. Il donnait le change à quatre-vingt-dix ans passés, et maintenant il est faible, sa peau lézardée, trempée de sueur, semble fragile, dans l’effort sa bouche se découvre sur des gencives toutes pâles, la barbe blanche s’annonce sur les joues creuses, les bras sont osseux et les muscles s’y dessinent sèchement. On pourrait croire à une ombre, l’ombre de Viktor. Mais dans ce tableau presque funèbre il n’y a pas de surdité. Viktor comprend ce qu’on lui dit. Et il ne répond pas. Viktor est devenu muet. D’un coup.
Une modification du temps très nette se produit. La canicule n’est brusquement plus de mise, de petits nuages envahissent le ciel et déjà les premières gouttes de pluie martèlent le fleuve satiné par l’été. Il règne un calme profond sur la plage à marée haute, une tranquillité contagieuse, si bien que, sans l’avoir anticipé, j’opte pour la méthode douce : prendre soin de mon grand-père c’est ne pas appeler les secours, ni la police bien sûr, ni un médecin dans l’immédiat, sa vision serait pour Viktor celle d’un prêtre venu pour les derniers sacrements. Non, je veux faire ça à l’ancienne, ne pas déléguer ma tendresse comme le veut l’époque, mais garder la maîtrise des événements, et ça veut dire se tenir loin des blouses blanches glaciales. Message reçu, semble me dire Viktor alors que je n’ai même pas parlé.
Les adieux sont brefs avec les autres. Le vélo est confié aux deux gaillards qui le laisseront devant la maison, et Irene remercie chacun à travers un message groupé. Je commande un taxi pour Rissener Ufer, la route qui bute sur le rideau d’arbres dissimulant le phare. Nous nous y rendons tous les trois ; Irene enfourche son vélo et m’embrasse quand se présente une berline japonaise. Ensuite, il n’y a pas un mot échangé à l’arrière du véhicule qui file en direction de la maison. Le chauffeur s’enthousiasme tout seul, la météo, cet air frais qui vient à point. Il n’y a pas de mauvais temps, seulement de mauvais vêtements, dit l’adage allemand. Et à Hambourg il faut toujours avoir près de soi son bon vieux ciré jaune Schmuddelwedda.
Lorsqu’il se tait enfin, ne reste que le ballet des essuie-glaces sur la pluie qui redouble, un schhh étouffé, hypnotique.
Assez vite, mon inquiétude retombe. La joie des retrouvailles prend le dessus. L’air malheureux de Viktor disparaîtra après quelques jours de repos, j’ai cet espoir. L’attaque d’aphasie, documentent les savants, résulte d’une lésion située dans les zones du langage de l’hémisphère gauche, les aires de Broca et de Wernicke. Après un AVC, par exemple, la capacité à parler n’est pas perdue, elle est juste endommagée. Le cerveau est plastique, il sait se réorganiser. Au pire, des heures chez le neurologue et l’orthophoniste, c’est ce qui arrivera, c’est une affaire de patience.
1. Le grand lac intérieur de Hambourg.
3 Hambourg, été 1947
Viktor Breitner avait mis des jours à comprendre qu’il retrouvait sa ville. Pendant toute la guerre, il s’était accroché à l’image d’une cité florissante à l’égal de Londres et New York. Même s’il se doutait bien qu’il ne restait pas grand-chose des scènes de son enfance, jamais il n’aurait pu imaginer une telle apocalypse. Les mois avaient beau passer depuis son retour, la stupeur l’emportait sur tous les sentiments. Il n’éprouvait ni colère ni chagrin. Il ressentait juste un vide immense. Tous ses proches avaient disparu et il ne possédait plus rien.
Trois ans plus tôt, Hambourg s’était transformée en mer de feu. Sous un déluge de bombes au phosphore, la réaction de fusion avait créé un embrasement général, les flammes en tornades avaient soufflé à 250 km/h, pareil à de la cire liquide, l’asphalte avait englué les corps instantanément dissous en graisse, le verre s’était liquéfié, les arbres déracinés s’étaient envolés en tous sens sous les nuées ardentes. Il n’y avait plus eu un chat en ville jusqu’à ce que la guerre soit perdue, que les Alliés lèvent le blocus en août 1945.
Depuis deux ans, les habitants arpentaient les carcasses des immeubles à la recherche de tout ce qui pouvait s’utiliser. Pour survivre, les femmes cassaient des cailloux et déblayaient. Les rares hommes valides trafiquaient au marché noir. L’opération Gomorrhe, c’était le nom de l’attaque, avait brûlé vives quarante-cinq mille personnes en quelques heures, mais le plus incroyable, peut-être, tenait dans cette odeur âcre de bois et d’étoffes brûlés qui traversait encore les désolations. La puanteur écœurante de la ville s’insinuait partout, jusqu’au réduit de Viktor. Ce matin-là, elle l’assaillit dès l’instant où il ouvrit les yeux. Peut-être même qu’elle le réveillait, cette infection à laquelle on ne s’habituait jamais. En réaction, il bondit de sa couche.
Chaussé de semelles découpées dans un pneu, vêtu de son habituel maillot de corps et d’un pantalon de toile retroussé sur ses jambes, il se retrouva en une seconde à courir dans les escaliers du bunker. La moitié des mille ouvrages de défense antiaérienne édifiés à Hambourg tenaient encore debout. Celui-ci, aux murs de quatre mètres d’épaisseur, possédait quatre étages et imposait sa vue monolithe un peu comme une pyramide, un vaisseau extraterrestre, ou la trace d’une civilisation déchue.
Parvenu sur la terrasse, dominant la ville, Viktor alluma sa première Woodbine. Devant lui, rien ne tenait debout, partout des cratères, des crevasses, des canalisations crevées et des immeubles étêtés comme de vulgaires sardines. Cet anéantissement serrait le cœur, bien sûr, mais bizarrement Viktor ne se trouvait pas en conflit avec les montagnes de gravats, les carcasses de toits brisés, les enchevêtrements de fers à béton qui se profilaient à l’horizon. Il se sentait même rassuré par ces décombres à perte de vue, car c’était exactement l’état de son âme. Une portion de sa courte existence s’était achevée, indéniablement, et rien de nouveau ne pouvait se présenter à lui. Viktor avait vingt ans et se demandait si quelque chose allait enfin arriver. Depuis deux ans, c’était un mélange de chaos et de calme plat : il vivait comme ces tas de gravats. La désolation était imprimée dans sa chair. Depuis qu’il avait retrouvé Hambourg, il avait appris à se soumettre comme se soumet un chien, un cheval, quand son maître lui demande d’obéir. Et ainsi passait 1947.
Un petit vent d’été berçait le silence du matin. Il régnait une sorte de paix, surtout à trente mètres de hauteur. On avait eu son compte d’explosions, de hurlements nazis. Même en journée la vie semblait réglée sans cris, prévalaient des ordres british bien timbrés, des réponses courbées, celles des vaincus, il n’y avait pas de musique non plus et personne pour chanter. Les yeux de Viktor s’attardaient à quelques kilomètres, sur un point situé précisément sur Mittelkanal, au cœur du quartier résidentiel désormais rasé d’Hammerbrook. Il survolait le tombeau de ses parents comme un oiseau de printemps. Chaque fois ça lui faisait monter les larmes aux yeux : il ne restait plus rien de l’immeuble de son enfance qui s’était affaissé sur lui-même, ni le corps de son père ni celui de sa mère n’avaient été retrouvés.
— Il faudra bien un siècle pour rebâtir, fit soudain une voix dans son dos.
Il se retourna pour faire face à une jeune fille échevelée, visiblement tout juste réveillée elle aussi. Il découvrait Nina, la silhouette découpée dans la lumière dorée. Il fixa le visage intense, les cheveux sombres, la grande bouche et les yeux clairs. Elle sortait de l’adolescence, mais il était difficile de lui donner un âge. Quatorze, quinze, seize ans ?
— Salut ! Tu as dormi ici ? questionna-t-il en plaquant ses cheveux gominés en arrière.
Pas de réponse. Pour l’amadouer, il eut ce geste de tendre son bras et d’offrir une cigarette. Nina reconnut l’élégant paquet rouge et vert de l’occupant britannique. Ces cigarettes valaient une fortune au marché noir. Pour elles, un fermier pouvait vendre du pain ou même de la saucisse en troc. Viktor se doutait qu’elle en connaissait le prix, qu’il suffisait d’accepter la proposition et conserver ce bien précieux en future monnaie d’échange. Par esprit de contradiction autant que par envie, la jeune fille accepta la cigarette mais l’alluma.
Ils restèrent un moment à souffler et dilapider l’or pur qui se consumait dans les nues. Viktor n’avait aucune question à poser. Maintenant les rencontres se faisaient au hasard. C’était comme marcher sous l’aléa des bombes : les survivants se percutaient comme au billard, lui repartait de zéro, les pilotes de la RAF avaient définitivement rayé toute notion d’ascendance, son foyer n’existait plus. Le problème n’était pas le chagrin. Avec le temps, la peine avait cédé la place à quelque chose de différent, il savait maintenant qu’il ne devait s’en remettre qu’à lui-même, qu’il n’allait pas capituler à son âge, ni hypothéquer l’avenir, mais étrangement il dédaignait toute planche de salut. Disons qu’il vivait dans un désintérêt général, qu’il s’accrochait ; dans ce moment où chacun luttait, puisque rien de tangible ne se présentait, il imaginait qu’il vivrait toujours comme ça, seul du matin au soir. Le départ de ses parents avait laissé un vide incroyable. Et puis cette apparition dès l’aube.
— Je me suis perdue, fit enfin Nina. J’étais au port hier, plutôt que retourner directement à Blankenese j’ai traîné en sortant. La nuit est tombée et je me suis retrouvée face au bunker. J’ai décidé d’y dormir.
D’où sortait-elle ? Les orphelins de guerre erraient partout dans Hambourg. Quarante mille enfants abandonnés, disait-on, certains ne connaissaient pas leur propre nom, échappaient pour toujours aux signalements de disparition. Elle pouvait aussi être une réfugiée. La ville était recouverte de baraques aux toits demi-cylindriques en tôle, des camps de déplacés baptisés DP1. Ces gens fuyaient l’Est, poursuivis par l’Armée rouge que l’on disait pire que les Huns.
Mais que lui était-il arrivé ? Viktor était saisi par sa silhouette maigre et hâve. Combien pesait-elle ? C’était une brindille. Enfin elle était en vie, c’était le principal.
— Blankenese ? s’étonna-t-il. Tu habites là-bas ?
À sa connaissance, Blankenese n’hébergeait aucun camp de DP, c’était un village des bords de l’Elbe, un coin avec de vieilles chaumières et des villas modernes. Viktor s’y rendait en famille le dimanche, ils déjeunaient dans une des tavernes qui s’alignaient sur la rive les unes après les autres. Le jeu, pour celles qui possédaient un orchestre, consistait à improviser l’hymne des navires qui bourlinguaient devant. Ils venaient de partout, on les reconnaissait à leur pavillon ; ces dernières années, les seuls bateaux en vue étaient des cuirassés, des croiseurs, et parfois un sous-marin en surface.
— Le port n’est qu’un squelette, répondit à côté la jeune fille. J’imaginais des paquebots, des cargos, mais le chantier naval est comme un fantôme, je n’ai trouvé que des docks à l’abandon, des gros tuyaux et des bateaux envasés. Alors j’ai rebroussé chemin, je me suis retrouvée à Sankt Pauli, encore des destructions…
— Tu t’y feras vite. Mais pourquoi n’es-tu pas rentrée à Blankenese ? insista Viktor.
— J’ai vu des gens qui entraient dans le bunker, j’ai suivi et me suis installée dans un coin.
Là-dessus, la jeune fille lui lança un sourire un peu crâne. Se retrouver avec des inconnus, recroquevillée dans un coin pour parer à une éventuelle agression, cette expérience ne semblait pas l’ébranler un instant en dépit de son âge. Elle était une jeune Allemande, il y revenait : que s’était-il passé dans sa vie pour qu’elle soit ainsi, libre et sans peur à la fois, en apparence si mal en point et en même temps si solide ?
Viktor identifiait le Berliner Dialekt dans sa bouche. Elle avait quelque chose de vraiment spécial, c’était l’image exacte d’une Berlinoise, enfin de l’idée qu’il s’en faisait, des filles pareilles aux comédiennes du Deutsches Theater, modernes, osseuses et un peu androgynes. À Hambourg, on avait coutume de trouver les habitants de la capitale insolents, soignés, trop portés sur l’ironie et la politique. Durant les Années folles, Berlin était la première ville communiste d’Europe après Moscou, les nazis ne l’aimaient pas, la bête hitlérienne ne parvenait pas tout à fait à la dompter, mais maintenant que la capitale se retrouvait elle aussi défigurée, calcinée, finalement les choses s’équilibraient avec Hambourg.
Demeurait chez cette jeune fille un air supérieur. Viktor aurait juré que, de ses yeux noisette, la jeune fille le toisait comme on le faisait dans le quartier prussien de Charlottenburg.
— Je peux te raccompagner chez toi, proposa-t-il en hochant la tête avec conviction.
— Ce n’est pas chez moi, répondit-elle vivement. Et je n’ai pas l’intention d’y retourner.
— D’accord. Moi c’est Viktor. Et toi ?
— Nina.
Bizarrement, ils se serrèrent la main.
— Et tu fais quoi de tes journées ? s’enquit-elle.
— Je gagne des bons d’alimentation en déblayant. Je rejoins les Trümmerfrauen2 réquisitionnées par le contrôle allié. On gratte le vieux mortier pendant des heures, on forme une chaîne humaine pour se passer les briques et les gravats qui servent à faire du béton… C’est un travail difficile, mais on nous récompense avec la Lebensmittelkarte I3, trois cents calories d’un coup !
La proximité de Nina était agréable. Viktor choisit de ne pas évoquer les fois où il relevait des cadavres, des os ou des momies, ce qui restait des chairs rabougries, un brasier de branches mortes. Il y avait un mot pour évoquer le rétrécissement des corps sous l’effet du feu, Bombenbrandschrumpffleisch, et des petits drapeaux noirs que l’on plantait pour signaler l’affreuse découverte. Épauler quelqu’un ne lui était pas arrivé depuis des lustres, alors il relança :
— À propos, tu veux manger ?
— Je sais me débrouiller.
— OK, mais je sais où aller pour un café ou un thé chaud. Tu me suis ?
— Je ne sais pas, j’ai des choses à faire.
— Viens, ce ne sera pas long. On va fraterniser.
Il appuya sur l’expression avec une certaine ironie dans la voix. Nina sentait monter en elle l’envie d’une boisson chaude, la cigarette à jeun passait difficilement, elle était habituée de longue date à dompter ses envies, la guerre l’avait carrément réduite en poussière, mais là, pourquoi ne pas suivre ce jeune homme prévenant et enjoué.
Insensibles à la saleté et à la puanteur, ils dévalèrent l’escalier du bunker et se retrouvèrent à marcher dans la rue. Murs soufflés, façades de brique effondrées, les dévastations s’étendaient à l’infini. Des taches de soleil tournoyaient devant eux, les cheveux fins de Nina voletaient et retombaient sur sa nuque. Viktor, indifférent aux pillards et aux femmes emmaillotées dans des loques qui émergeaient des débris, frappé par sa grâce involontaire – c’était un véritable cou de cygne, n’est-ce pas ? –, avançait de travers en lui jetant un œil en permanence. À un moment, il voulut couper par un monticule de gravats formé d’une série de balcons en pierre. Ils s’emmêlèrent les pieds dans les garde-corps en fer forgé, Nina râla et faillit l’abandonner là. Mais il lui tendit la main et ils poursuivirent leur chemin jusqu’à la Rathaus, l’hôtel de ville. Empruntant des ruelles étroites, longeant des entrepôts de brique, puis des maisons historiques de négociants, ils basculèrent progressivement dans un monde encore debout, comme si Venise n’avait pas tout à fait rendu les armes, ou qu’un confort vermeerien s’obstinait derrière certaines façades austères. Quelques frênes géants se dressaient dans une odeur de sel et de goémon en provenance de la mer du Nord. La rivière Alster n’était pas loin, le Rathausmarkt bâti en imitant la place Saint-Marc et ses arcades non plus. Dans la lumière maintenant éclatante de l’été, soudain entourés de formes néoclassiques, ils atteignirent leur but.
— C’est ici, fit Viktor en désignant un bâtiment situé juste à côté de la majestueuse Rathaus : le Centre d’information britannique, ou plutôt Die Brücke, le Pont selon la terminologie des Tommies. C’est une image pour nous réunir, ils disent que nous devons gagner la paix ensemble, que nous ne serons pas toujours des ennemis.
— On va chez les Britanniques ? se crispa aussitôt Nina. Je ne veux pas les fréquenter !
Elle n’était pas la seule à Hambourg, évidemment. On rendait l’occupant, du simple soldat à l’officier de haut rang, largement responsable des bombes incendiaires, mais son cri dérouta quand même Viktor. Que signifiait « Je ne veux pas » ?
Il eut de nouveau un doute. Qui était Nina ?
Orpheline, DP, il avait omis une troisième hypothèse. Et si elle fuyait Berlin pour échapper à son passé ? Viktor se targuait d’une espèce de sixième sens pour reconnaître les anciens SS. Dans les camps des DP, justement, comme à la fête d’un gigantesque bal masqué, de nombreux nazis remplaçaient leur identité réelle par un nom de papier. C’était pour eux assez facile d’obtenir une carte de régularisation, le bureau dédié en ville mentionnait que l’inscription se faisait en l’absence d’acte de naissance ; le fonctionnaire attirait bien votre attention, toute fausse déclaration était passible de sanctions, mais c’était tout, pas d’atermoiement face aux interminables files d’attente, il y avait tellement d’Allemands qui arrivaient de l’Est en haillons. Parfois, Viktor se cabrait au hasard d’un visage croisé en ville, l’habitude lui faisait reconnaître les criminels de guerre, pas besoin de voir le tatouage qui marquait leur numéro de matricule sous l’aisselle gauche, sur la poitrine, ou sa trace effacée à la flamme d’un briquet.
Quel rapport avec Nina ? Les femmes SS n’avaient pas manqué, parfois même de très jeunes filles. Et puis il y avait aussi les secrétaires, sténos, agents d’entretien, tout le petit personnel de la Gestapo, celles-là ne passaient pas devant les juges alliés, ni les infirmières et les enseignantes galvanisées, ni les épouses dévouées à leur salopard de mari. Quid des dix millions d’adhérentes de la NS-Frauenschaft, la Ligue nationale-socialiste des femmes, considérées comme ingénues, déjà oubliées, pardonnées d’avance ? Viktor n’aurait pas épargné les furies de Hitler, pas de raison, mais l’Allemagne refusait de voir qu’elle était pourrie jusqu’aux femmes et aux enfants. Il appuya un peu sa réponse, d’une expression Nina pourrait se trahir, il verrait bien.
— La plupart du temps il n’y a que des employés allemands. Les Tommies ne nous traitent pas comme les Popovs : c’est confortable et bien chauffé en hiver, je m’installe des heures pour lire les journaux, d’abord Die Welt, puis les magazines internationaux. Tu vas voir, c’est un joli travail de décoration, une bibliothèque, des salons, une sorte d’expo consacrée au mode de vie anglais, et même une salle de cinéma.
Nina ne réagissait pas, l’air ailleurs. Elle se laissa guider à l’intérieur de la Rathaus et ses airs de château, c’était plutôt élégant. Les deux jeunes gens avançaient maintenant parmi les vitrines, choisissant le chemin le plus court en direction d’une grande table où d’autres gens s’agglutinaient. Nina se laissait entraîner, ravalant sa détestation britannique. Elle voulait fuir cet endroit au plus vite, mais aussi cette maudite ville, ce maudit pays ; Viktor s’en rendit compte et lui proposa qu’elle l’attende dans un coin, le temps de jouer des coudes pour obtenir deux tasses de café. Il s’éloigna tandis qu’elle étouffait, se disant qu’elle devait prendre l’air, et surtout ne pas perdre de temps. Ce Pont la ramenait brutalement au but qu’elle s’était fixé. L’étonnante bonté de Viktor ne devait surtout pas l’en détourner, elle n’avait rien à faire ici, rien ne la reliait ni à Hambourg, ni désormais à la culture européenne. Quelques minutes s’écoulèrent, puis elle vit de loin le visage de son bon samaritain éclairé de joie. Ce serait facile, là, de s’en remettre à lui… Mais elle avait appris à ne croire en personne, la loyauté, l’espérance en autrui étaient des notions rayées d’Allemagne depuis belle lurette. Il y avait bien longtemps qu’elle ne comptait plus que sur ses propres forces, son instinct de survie et son intelligence.
S’extrayant de la cohue, Viktor brandit deux tasses fumantes et, miracle, deux petits pains qui se révélèrent croustillants. D’une poche, il sortit aussi une banane qu’il partagea d’autorité. Autour d’eux on parlait d’une marmelade qui allait venir compléter le festin, il suffisait d’attendre. La nourriture occupait d’ailleurs tout l’espace. Se réconcilier, panser les blessures, se rééduquer, certes, mais si la future société allemande se construisait ici, c’était avant tout une affaire de ventres affamés. Une femme, devant ses interlocuteurs qui en bavaient de jalousie, assurait qu’elle connaissait un fermier qui l’approvisionnait en fruits, lard, œufs, lait et pommes de terre. Naturellement, la réclame valait offre, le Pont était un excellent repaire pour le marché noir, un millier de personnes s’y croisaient chaque jour, on y trouvait à peu près tout ce qu’on voulait, jusqu’aux faux papiers et laissez-passer.
Une légèreté inattendue habitait Viktor. Sans savoir exactement sur quel pied danser, Nina éveillait son intérêt. Elle le ferrait, il ne cessait de la regarder. Puisqu’il avait saisi qu’elle ne voulait pas retourner à Blankenese, ils pouvaient passer le reste de la journée ensemble. Fallait-il errer sans but, explorer la ville, se perdre dans ses méandres ? L’apparition à la baie vitrée d’une escouade de camions militaires bâchés trancha pour lui.
— Tu viens avec nous ? Je connais l’officier tommy qui sélectionne le groupe. On part dans un champ de ruines et on revient le soir au même endroit avec notre récompense. Je t’aiderai, tu seras à côté de moi dans la chaîne. Tu verras, passer des briques, ce n’est pas si dur.
Il ne mesurait pas vraiment ses propos. Quelle envie aurait Nina de reconstruire Hambourg ? Elle répondit sèchement.
— Ça ne me fait pas peur, mais non merci. J’ai des choses prévues aujourd’hui. On se retrouve plus tard au bunker.
Son aplomb l’amusa et le transperça à la fois. Cette façon de s’exprimer, la certitude d’avoir le monde à ses pieds, avec des yeux brillants, c’était tellement… Vera, sa petite sœur, son idole, morte à l’âge de douze ans. Viktor était d’un caractère entier, il avait pour habitude de tout dire ou tout cacher. Mais avec elle ? Il la regarda, embarrassé, incapable d’écarter sa méfiance, et en même temps séduit. Il ne comprenait pas ce qui était arrivé à cette fille. Elle avait une belle assurance, cependant un rien la faisait sursauter, même le vent pouvait se jouer de ses jambes tremblantes. Elle était aux abois mais tenait bon. Quels chemins sinueux avait-elle empruntés pendant la guerre ? Après tout, peut-être que ça ne le regardait pas.
— Bon, dans ce cas, bafouilla-t-il, à plus tard, oui, sur la terrasse. Tu sauras te retrouver ?
Nina hocha la tête. Ils se séparèrent sur le parvis de la Rathaus, elle filant sous les arches grises et noires d’Alsterarkaden, lui s’installant sur la banquette d’un camion bâché pris d’assaut.
— On va où ? demanda-t-il alors que l’engin s’ébranlait sur les pavés disjoints.
— Stellingen, répondit la voix d’une Trümmerfrau. »
Extraits
« Je rédige ainsi toute la soirée. À chaque pause, je m’interroge sur la suite, car je ne sais absolument pas comment transformer Schumann en personnage de fiction. C’est la première fois que je me frotte à un personnage réel. Je songe brièvement à Amadeus, basé sur un mensonge. Milos Forman livre un chef-d’œuvre absolu, mais Salieri n’a jamais été jaloux de Mozart, la rivalité était au contraire pleine de respect et d’admiration mutuelle. Cette liberté de l’auteur, qui donne aussi des ellipses de temps, je compte bien me l’accorder. Mon projet n’est pas un biopic, l’invention l’emportera largement. La facilité serait de passer par le fils ou le petit-fils du meurtrier, nimbé dans le brouillard, pour aborder la question des liens familiaux, puis d’orchestrer un ou deux rebondissements, en jouant l’équilibre entre un bon scénario de thriller et le portrait intime d’une famille brisée. Mais je n’en suis pas là. La vague idée d’un roman autour de Horst Schumann se consolide d’elle-même et c’est déjà beaucoup. » p. 112
« Cette période de hauts et de bas dura tant bien que mal jusqu’aux législatives du mois d’août 1949 remportées sur le fil par les conservateurs. Car une fois ce résultat acquis, Smith lui expliqua un beau matin qu’il souhaitait passer à autre chose. Il ne concevait pas de passer du temps dans un pays «normal». Avant de s’envoler pour promener son regard perçant en Indochine, il plissa les yeux dans la fumée de sa cigarette à l’image d’un Clarke Gable et laissa Viktor s’en retourner à Hambourg sur ces mots:
— Gamin, je crois que tu as un bel avenir devant toi.
À Hambourg, Viktor fit le tour des rédactions. Durant deux années il trouva de bons angles et sa carrière de pigiste décolla. Il avait le chic pour dénicher les bons faits divers, des histoires qui racontaient en creux la nouvelle société allemande, déballaient la violence sourde d’un pays qui n’était pas seulement vaincu, mais encore un vaste marécage hitlérien qui comptait en son sein des milliers et des milliers de psychopathes. » p. 253
Écrivain-voyageur, Frédéric Couderc enseigne l’écriture au Labo des histoires à Paris. À la croisée des genres, ses personnages se jouent des époques et des continents. La série Black Musketeer, prochainement sur Disney+, est librement adaptée de son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)
En deux mots
La nouvelle directrice du Louvre fait appel à un cabinet-conseil pour l’aider à accroître la fréquentation du musée. Ce dernier lui proposer une restauration de La Joconde. Aurélien est chargé de mener à bien cette opération délicate. Il n’est pas au bout de ses surprises.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Le Louvre comme vous ne l’avez jamais vu
Dans un premier roman époustouflant, Paul Saint Bris nous entraîne au Louvre où la Joconde retrouve des couleurs, ou les agents de nettoyage assurent le spectacle et où l’amour se cache derrière les cariatides. Érudit, surprenant, emballant!
Commençons par une scène marquante de ce formidable roman. Homéro, agent d’entretien du Louvre, met un casque audio et prend les commandes de sa laveuse. Emporté par la musique, il effectue une sorte de ballet avec son engin autour des statues, risquant même de les heurter et de les dégrader. Pour Hélène, en charge de la statuaire, une telle attitude devrait conduire à un licenciement sur le champ. Mais au contraire, elle va être fascinée par cette danse jusqu’à tomber dans les bras de l’homme à l’autolaveuse.
À l’image de cette manière novatrice de nettoyer le musée le plus célèbre de France, Paul Saint Bris va nous faire découvrir Le Louvre sous un œil neuf. Le musée et son personnel, à commencer par sa nouvelle directrice.
Daphné Léon-Delville a été nommée pour ses résultats en tant que responsable des relations extérieures. Pour la première fois, ce n’est pas à un conservateur qu’échoit cette fonction mais à une dircom. Une décision assortie d’un mandat aussi clair que difficile à tenir: augmenter les ressources du musée en augmentant la fréquentation jusque-là limitée à 9 millions de visiteurs.
Pour cela, elle va avoir recours à une société de conseil spécialisée. La présentation des résultats de leur étude devant le personnel va étonner, voire choquer les conservateurs. Car sa proposition-phare est une restauration de l’iconique Joconde dont il faudra «alléger les vernis». Pour Aurélien, conservateur du département des peintures, il est urgent d’attendre afin de ne pas provoquer un tollé. Mais face à Daphné, il préfère capituler, tout comme devant la première commission d’experts qui, malgré le refus courroucé de ses deux prédécesseurs, finit par approuver le projet. Face à la ministre de la Culture, il ira même jusqu’à soutenir sa patronne.
Le sort en est jeté.
Il lui faut maintenant trouver le meilleur restaurateur pour mener à bien cette tâche délicate. Pour cela, Aurélien part en Toscane où il va dénicher Gaetano, la perle rare, nous offrant par la même occasion une plongée éclairante dans ce milieu très fermé et les différentes techniques mises en œuvre au fil du temps. L’occasion aussi de lever le voile sur le prologue du roman et sur Robert Picault, le restaurateur qui au XVIIIe siècle a révolutionné la restauration.
Cette seconde partie va nous mener jusqu’à la fin de cette restauration, une étape sous tension permanente qui va réserver son lot de surprises. Mais n’en disons rien, pas davantage que sur l’épilogue très réussi.
Soulignons en revanche combien ce roman construit comme un thriller sonde notre rapport à l’art et plus largement aux images en cette époque des réseaux, sans oublier de revenir sur les rocambolesques épisodes qui ont accompagné Monna Lisa au fil des siècles. Gageons que Gonzague Saint Bris serait fier de son neveu qui signe là une entrée en fanfare en littérature !
L’allègement des vernis
Paul Saint Bris
Éditions Philippe Rey
Premier roman
352 p., 22 €
EAN 9782848769882
Paru le 5/0372023
Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y voyage aussi en Toscane, notamment à Florence et à Londres.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Aurélien est directeur du département des Peintures du Louvre. Cet intellectuel nostalgique voit dans le musée un refuge où se protéger du bruit du monde. Mais la nouvelle présidente, Daphné – une femme énergique d’un pragmatisme désinhibé –, et d’implacables arguments marketing lui imposent une mission aussi périlleuse que redoutée : la restauration de La Joconde.
À contrecœur, Aurélien part à la recherche d’un restaurateur assez audacieux pour supporter la pression et s’attaquer à l’ultime chef-d’œuvre. Sa quête le mène en Toscane, où il trouve Gaetano, personnalité intense et libre. Face à Monna Lisa, l’Italien va confronter son propre génie à celui de Vinci, tandis que l’humanité retient son souffle…
Ce roman au style vif porte un regard acéré sur la boulimie visuelle qui caractérise notre époque, sur notre rapport à l’art et notre relation au changement. Paul Saint Bris met en scène une galerie de personnages passionnants en action dans le plus beau musée du monde. Jusqu’au dénouement inattendu, il démontre, avec humour et brio, que l’allègement des vernis peut tout autant bénéficier aux œuvres qu’aux êtres qui leur sont proches.
Les premières pages du livre Prologue Mue prodigieuse
Il a réduit la peinture à sa stricte matière, à sa quintessence, à ses deux dimensions : un mince film coloré aussi fragile que l’aile d’un papillon, un agglutinat de pigments et de liants fin comme une peau humaine, si fin qu’il a pu admirer le dessin au travers. Cette membrane gigantesque, il l’a séparée du panneau de bois pulvérulent qui lui servait de support, au prix d’une patience infinie, puis il l’a marouflée sur un châssis entoilé d’un coutil au point serré. Il aimerait qu’on fasse ainsi de son âme, qu’on la détache de sa vieille carcasse fatiguée pour l’arrimer à un corps neuf et vaillant. Qu’on lui donne la vie éternelle.
Le fils l’a aidé à installer la peinture sur le chevalet. Il a demandé que l’œuvre lui soit présentée sur son revers ; il a bien assez contemplé le saint en lévitation sur son rapace, c’est le dos du tableau qui l’intéresse désormais. Dans l’atmosphère enfumée de vapeurs nitreuses, ses mains douloureuses, cloquées et desséchées, ses mains attaquées par l’acide, déformées par de grotesques bubons, ses mains pourtant divines d’habileté, ses mains qui sont sa peine et sa fierté fouillent les étagères. Elles palpent, fébriles, les flacons aux formes variées, toute une pharmacopée fumante, et parmi les fioles, elles trouvent une plume et un encrier.
Alors il grimpe sur un haut tabouret avec les précautions dues à son âge, et là, une fois calé sur l’assise, la plume dans une main et l’encrier dans l’autre, il s’immobilise. Le regard égaré dans la monotonie du tissu, il pense aux premières fois, aux expérimentations ratées, aux menaces et critiques assassines. Il pense à la foule bruissante du Luxembourg venue admirer sa Charité, à l’extase des bourgeois, aux compliments du roi. Il pense aux honneurs reçus, au logement à Versailles, à la fabuleuse pension. Surtout, il pense aux génies qu’il a côtoyés dans la chair de la matière, aux prodiges qu’il a fréquentés dans l’intimité de la peinture, réunis par-delà les espaces et le temps, valeureux compagnons de la beauté.
Ainsi, les doutes et la suspicion ont fait place à l’étonnement et à l’émerveillement. De fabulateur, il est devenu alchimiste, puis magicien, puis Dieu. Comme toute bonne chose, cela n’a pas duré. Malgré la pression, il s’est gardé de livrer son secret, croyant s’assurer par là qu’on ne pourrait se passer de lui. On s’en est passé. L’humanité se passe parfois de Dieu. On l’a écarté, rejeté. D’autres sont venus avec des techniques plus performantes et des prix plus avantageux. Il n’en conçoit plus d’amertume. C’est le destin des hommes. Rien d’autre que le destin des hommes. Au moins, il a connu la Gloire.
La plume plonge dans l’encrier et vient gratter la toile avec un crissement aigre. L’émotion qui l’envahit, brûlante, est légitime : il met ici un terme au travail de toute une vie. C’est sa dernière œuvre. Son chant du cygne.
D’une calligraphie prudente, appliquée, de celui qui a appris sur le tard, il écrit :
En 1510, peint sur bois par Raphaël d’Urbin. En 1773, la peinture a été séparée de l’impression restant sur le bois et adaptée sur cette toile par Picault.
Il prend un moment pour se relire à voix basse, plusieurs fois, comme s’il marmonnait une prière. Il éprouve un sentiment d’incomplétude. Non, ce n’est pas ça, ce n’est pas tout à fait ça. Ce n’est pas assez ça. Il incline la tête et soulève de nouveau la main. Suspendue en l’air, la plume hésite un temps avant de retourner au contact de la toile grise, à l’endroit exact du point final. D’un mouvement sec et nerveux, il transforme le point en virgule, puis avec application il complète la phrase. Il la complète avec le seul qualificatif qui lui revient, par-delà la technique et la profession, par-delà le savoir, le geste et le métier, le seul qualificatif qui convient à son talent, celui qui unit le peintre et le restaurateur dans un même élan de création, qui met sur un plan d’égalité Raphaël Sanzio d’Urbin et Robert Picault de Paris. Le seul qualificatif à sa divine mesure :
… et adaptée sur cette toile par Picault, artiste.
Première partie Sweetie Look at me like a Leonardo’s paintin’ Look at me but don’t touch me I’m sexy like a Leonardo’s paintin’ Just want me but don’t touch me
« C’est une star planétaire. Tu connais, c’est obligé ! » avait dit Zoé en lui glissant un de ses AirPods dans l’oreille. Aurélien avait balancé la tête au rythme de la chanson. La musique ne lui évoquait rien, pas plus que son interprète, mais elle avait le mérite d’être entraînante et, en tant que conservateur, il était plutôt en phase avec les paroles.
Daphné aussi s’était étonnée de son ignorance. D’un ton caustique, la présidente qui aimait les chiffres lui avait rappelé quelques fondamentaux pour rafraîchir sa mémoire : six Grammy, un milliard d’écoutes cumulées, une ligne de streetwear et des contrats d’égérie avec les marques les plus en vue du moment. Passer à côté de sa popularité, c’était vraiment ne pas vouloir faire partie du monde. Oui, s’était excusé Aurélien, maintenant qu’elle en parlait, ça lui disait peut-être quelque chose.
Après un divorce difficile qui l’avait éloignée de son public, la star opérait un retour aux sources et au RnB de ses débuts. À peine dévoilé, l’étendard féministe Leonardo’s Paintin’ s’était imposé en tête du hit-parade. Dans le cadre de sa tournée promotionnelle, l’artiste de passage à Paris avait tenu à se rendre au Louvre et avait explicitement demandé la présence du directeur du département des Peintures à ses côtés. S’il avait un peu rechigné, Daphné lui avait fait comprendre que certaines occasions de communication ne se refusent pas.
Quand Aurélien rejoignit le petit groupe au pied de la Victoire de Samothrace, Daphné était déjà là avec la directrice des relations extérieures ainsi que la chanteuse et la demi-douzaine de femmes qui constituait son entourage. Un caméraman filmait, légèrement en retrait. L’artiste arborait une longue crinière rose, une combinaison aux reflets irisés et des chaussures effilées comme des poulaines. Blotti contre son sein, un animal au pelage clair qu’Aurélien reconnut être une hermine ou un petit furet – le même que Vinci avait représenté dans les bras de Cecilia Gallerani – le regardait d’un air cruel en passant à intervalles réguliers sa minuscule langue sur ses canines pointues. La jeune femme lui caressait nonchalamment la tête de ses ongles immenses. « She doesn’t like men, my sweetie! » Aurélien recula d’un pas.
« Let’s go ! » envoya la chanteuse avec autorité. Le conservateur guida le groupe dans l’aile Denon déserte. On avait retardé son ouverture pour éviter des bousculades et permettre à l’artiste de profiter des œuvres sans être importunée. Les gardiens se tenaient à distance, dans les oreillettes les consignes étaient claires, pas de demande d’autographes ou de selfies pour le personnel.
Arrivé dans le Salon carré où siègent les primitifs italiens, Aurélien montra Saint François d’Assise recevant les stigmates du précurseur Giotto. C’était une bonne entrée en matière. Sur un fond d’or hérité de la tradition byzantine, saint François, genou en terre, paumes ouvertes, surpris, ébloui et peut-être même inquiet, recevait du Christ représenté en étrange séraphin les marques du supplice de la croix. Pour figurer l’opération, Giotto avait dessiné des rayons dorés reliant les mains et les pieds de Jésus à ceux du saint.
« Lasers. It looks like fucking lasers ! » lâcha la chanteuse avant de tourner le dos au tableau. Aurélien hocha la tête. C’était une manière de voir les choses.
Si la star lui en avait laissé le temps, il aurait attiré son regard sur la composition en diagonale opposant le monde des hommes et la sphère céleste. Il aurait fait remarquer la posture expressive inédite du saint auquel tout un chacun pouvait s’identifier. Il aurait expliqué que dans cette volonté de rendre accessible le sacré, dans cette recherche du réel au détriment de l’idéalisation, il y avait là les germes vivaces de la révolution humaniste. Et si l’on y ajoutait les intuitions du maître en matière de perspective, toutes ces caractéristiques, aurait-il conclu, faisaient de Giotto un pionnier et certainement le père de la Renaissance italienne.
Il ne dit rien de tout cela ; le groupe s’était désintégré et déambulait dans la Grande Galerie, puis disparut subitement dans la salle des États. Aurélien, un peu vexé, les retrouva sans se presser. La chanteuse se tenait face à La Joconde. De part et d’autre, les six amazones s’étaient réparties en arc de cercle le long de la rambarde de protection. Il hésita à se lancer dans un commentaire du tableau, mais l’Américaine posa son index sur ses lèvres violettes.
Ils restèrent là un moment sans rien dire quand elle imprima à sa colonne vertébrale une ondulation subtile, un frémissement qui naissait quelque part dans ses cuisses et se propageait vers sa nuque comme une brise sur un champ de blé. Les yeux dans la peinture, le corps parcouru d’une houle à l’amplitude croissante, l’artiste descendit lentement sur ses talons jusqu’à s’accroupir complètement, avant de se redresser dans une oscillation serpentine dont la fluidité était interrompue d’à-coups et de tremblements, comme si cette généreuse enveloppe de chair abritait une armature mécanique. La tête, mobile au bout de son cou, dodelinait de droite à gauche. Ses longs doigts déployés en éventail caressaient l’air d’une gestuelle nécromancienne. Autour, les jeunes femmes se balançaient comme un chœur gospel. Certaines envoyèrent quelques vocalises. L’hermine juchée sur l’épaule de sa maîtresse accompagnait le rythme de mouvements de sa queue à l’extrémité charbonneuse. Elle tournait de temps en temps vers Aurélien un faciès haineux.
Prise entre l’œil avide d’un iPhone et celui bienveillant de La Joconde, l’Américaine poursuivait une chorégraphie à la sensualité robotique, vaguement obscène si l’intention n’apparaissait pas si pure ; dans l’étrange atmosphère qui était tombée comme une chape sur la salle des États, cette démonstration ressemblait davantage à l’offrande d’une prêtresse païenne qu’à une parade de boîte de nuit. La grâce se tenait là, quelque part entre la manucure extravagante, les cils papillons, la chevelure acide, les mouvements scandés de son corps, les brillances moirées du vêtement, la cambrure de Vénus. La grâce tenait tout ça ensemble. La fille du Bronx au destin de Cosette élevée dans les clubs de striptease, devenue l’un des visages de réussite de l’Amérique, confrontait sa propre célébrité à celle d’une dame de Florence disparue il y a cinq cents ans. Ce n’était pas la première, mais si d’autres étaient venus se mesurer avec les chefs-d’œuvre dans une compétition d’égos, son hommage à elle était touchant de vérité et de candeur.
Daphné chuchota à l’oreille d’Aurélien, avec gourmandise : « On va exploser les compteurs ! » Derrière sa vitrine, bon public, Lisa souriait. La légende disait que, pour obtenir sa délicate expression, Léonard avait fait appel à des musiciens et troubadours qui jouaient sans interruption pendant qu’il la dessinait. Son sourire éternel devait aux artistes ; peut-être qu’il nécessitait parfois d’être entretenu par eux.
La danse finit brutalement, comme elle avait commencé, et le musée replongea dans un silence religieux. La chanteuse se tourna vers Aurélien. C’était peut-être le bon moment pour prodiguer quelques explications sur la peinture. À peine ouvrit-il la bouche que l’hermine bondit de l’épaule de la jeune femme pour fondre sur lui. Il eut juste le temps de protéger son visage. Les crocs du mustélidé s’enfoncèrent dans le gras de sa paume. La douleur vive lui arracha un cri et l’animal effrayé disparut dans la Grande Galerie.
En un instant, le groupe se disloqua. Une nuée d’amazones en talons de douze coururent comme elles pouvaient sur le parquet ciré tandis que la star hurlait des « Come back sweetie ! » sans effet. Daphné avait dégainé son portable et, instantanément, six membres de la brigade des pompiers du Louvre arrivèrent à la rescousse. On fouilla derrière les cadres d’Arcimboldo, sous les banquettes bornes de Paulin. On répandit des boulettes de viande pour appâter la fugitive. Aurélien s’était fourré la plaie dans la bouche et suçotait sa blessure sous le regard noir de l’Américaine. Après une heure de recherche, on dut s’avouer vaincu. L’hermine avait remporté la partie de cache-cache. La star pleurait maintenant sur un banc et ses assistantes se pressaient pour lui offrir des mouchoirs. Aurélien se confondit en excuses. La bête finirait bien par revenir. On promit que dès qu’on la retrouverait on l’enverrait à Los Angeles. En première classe, tout à fait.
Aurélien regagna son bureau avec une certaine lassitude tandis qu’une foule désordonnée et bruyante reprenait possession du Louvre. Il songea que les chefs-d’œuvre n’avaient pas été conçus pour être observés dans les conditions du monde actuel : quelque part, il devait admettre que le concept même de musée, en les offrant à la vue de tous, avait dénaturé la relation aux œuvres. À la Renaissance, les toiles ou panneaux peints dans l’intimité des ateliers étaient destinés à des endroits tout aussi confidentiels, pour la plupart réservés à de rares privilégiés : l’appartement d’un prince ou le réfectoire d’un couvent interdit aux laïcs. Et quand ils étaient disposés dans des lieux accessibles au commun des mortels, les fresques et les retables se donnaient dans le secret des flammes vacillantes des cierges, à la lueur faiblarde des vitraux, dans la ferveur et le mystère. Certainement, il y avait une incongruité à ce qu’aujourd’hui les œuvres se retrouvent scrutées sous toutes les coutures, détachées de tout contexte, diffusées à si grande échelle, dépliant leur vérité crue sous des flots de lumens ou sur des millions de pixels rétroéclairés.
Présidente
En avril dernier, le président-directeur du Louvre, un homme issu du sérail des conservateurs du patrimoine, avait pris sa retraite après deux mandats au bilan controversé. Son départ avait appelé une nouvelle nomination à la tête du musée.
Aurélien avait un temps caressé ce rêve avec mollesse et distance, si peu convaincu lui-même qu’il ne fut pas surpris de voir que les autres ne l’étaient pas plus que lui : malgré son expérience et sa longévité, son nom ne fut jamais murmuré dans les couloirs ou lancé à la cantonade dans les dîners, pas plus qu’il ne fut griffonné sur les notes des secrétaires d’État ; nul n’avait pensé à lui pour le poste. Son collègue Karim Bouteief du département des Antiquités égyptiennes, le deuxième département le plus important après le sien, avait plus d’ambition. Il avait entrepris une campagne qui consistait principalement en une série de déjeuners gras dans les alcôves du café Marly avec tout ce que la Culture comptait d’influents et de décideurs.
Contre toute attente, mais surtout contre toutes les règles, le président de la République avait nommé, sur proposition du ministère, la directrice des relations extérieures de l’institution, ce qui était inédit dans son histoire et avait suscité une vive levée de boucliers. Jusque-là, les présidents-directeurs avaient toujours été choisis parmi le corps des conservateurs du patrimoine. Pour la première fois, la tête du musée n’était pas issue de la recherche scientifique et du monde de l’expertise. Devant la bronca, la ministre s’était défendue. Non, il ne s’agissait pas seulement de parité ou de jeunisme, même si le choix d’une femme de quarante-sept ans était un geste historique aligné avec les valeurs que voulait incarner le gouvernement, mais bien une question de compétences. Un article du Point avait apporté une explication plus approfondie à cette nomination hors norme. Le Louvre appartenait à l’État et, malgré ses millions d’entrées, son budget était pour moitié subventionné par les fonds publics. Cette part devait diminuer et le meilleur moyen pour cela était de redonner à l’établissement une plus grande autonomie financière, autrement dit, il convenait de maximiser sa rentabilité. Donc, dans le paysage culturel français de cette année-là, la seule personne apte à prendre la tête de ce paquebot de deux mille employés, à redresser la fréquentation sinistrée par les différentes crises économiques et sanitaires, à faire entrer le Louvre dans une nouvelle ère, celle de la startup nation, n’en déplaise à Karim Bouteief et tous les conservateurs du patrimoine qui s’attendaient que la succession se fasse parmi leurs pairs, cette personne ne pouvait être que Daphné Léon-Delville.
Après une première partie de carrière dans le privé, dans l’industrie cosmétique puis dans l’hôtellerie, l’énergique Léon-Delville avait fait une entrée fracassante au service communication du Louvre où elle ne s’était guère attardée dans les fonctions subalternes, gravissant les échelons à vitesse grand V pour devenir en quelques années sa directrice des relations extérieures.
Avec un talent et une intuition hors pair, elle avait considérablement amélioré la visibilité de l’établissement dans les médias et sur les réseaux sociaux. Le pouls de Daphné battait au rythme du monde, et même un peu en avance sur celui-ci, tant elle savait précéder les désirs de ses contemporains. Du musée elle avait fait une marque puissante et attractive. Une marque décomplexée. Avec elle, maintes barrières étaient tombées, les stars de la pop se pressaient au Louvre pour tourner leurs clips, les créateurs de mode pour défiler devant ses illustres marbres et les géants de la Silicon Valley pour nouer de fabuleux et juteux partenariats. La brand awareness s’était hissée à des sommets jamais atteints. Sa compréhension des enjeux numériques, sa capacité à s’approprier les codes des nouveaux moyens de communication avaient sidéré le milieu du patrimoine et les recettes de la billetterie s’en étaient directement ressenties.
« Avant moi, c’était l’âge de pierre ! » aimait-elle répéter à longueur des entretiens qu’elle donnait aussi bien dans Connaissance des Arts que dans Elle. Daphné mettait la même énergie à sa publicité personnelle qu’à celle de l’institution. Elle avait compris que l’époque, plus que toutes les précédentes, réclamait du récit, un récit sans fard, intime et continuel, et son aptitude à se raconter avec un naturel déconcertant avait contribué à sa popularité autant qu’elle avait déstabilisé les instances culturelles. Au fil des longs billets d’autopromotion dont elle abreuvait les réseaux, on croisait de la #résilience, de la #disruption et quelques #businessroutines impactantes, des exploits sportifs de type semi-marathon, des doutes et des rebonds, des citations de Steve Jobs que venaient avantageusement compléter les paroles de Gandhi ou de René Char. Sa success-story s’y racontait en pleine lumière. Pas de second degré ici, tout était à prendre au pied de la lettre, le discours était direct, assumé, délicieusement impudique. Addictif. Le soir de sa nomination, elle s’était contentée de partager un précepte de Zarathoustra.
Sois le maître et le sculpteur de toi-même.
Dans les premières semaines de son mandat, Daphné Léon-Delville s’était astreinte à une sévère diète de communication. Même la logorrhée de son profil LinkedIn s’était brusquement tarie. Ce répit, à mettre sur le compte d’une prudente tactique d’observation, avait permis à la nouvelle présidente de lister toutes les incohérences et les points d’amélioration de l’établissement. Il était assez fascinant de constater que rien de ce qui n’allait pas ne lui échappait. Son regard aigu était magnétiquement attiré par le dysfonctionnel, l’inesthétique ou le bancal. Elle l’analysait avec une rapidité saurienne. De la typographie – hors charte – des badges du personnel d’accueil jusqu’à l’empreinte carbone – perfectible – du transport des œuvres, Daphné était sur tous les fronts.
Au début du mois de juin, la période d’observation terminée, elle avait convoqué un à un les différents corps du musée. C’était une chose que de relever les manques et défaillances, c’en était une autre que de les remonter aux intéressés. Là était son véritable talent. Elle le faisait avec force encouragements et une bienveillance revendiquée, en adepte du nudge, une technique de management visant à suggérer le changement plutôt que l’imposer. Elle répandait sur ses équipes un enthousiasme débordant porté par un éternel sourire, et il semblait prodigieux et presque suspect qu’ils demeurent ainsi l’un et l’autre, toujours intacts et inébranlables. Il y avait de l’autorité dans un tel entrain, tant il était difficile d’y opposer la moindre contestation.
Efficace, elle privilégiait une gestion directe des dossiers et s’était débarrassée de l’aréopage d’énarques, de conseillers et de sous-directeurs de cabinet qui entourait l’ancien président. Certains parlaient de micromanagement, mais cette simplification de la chaîne de décision était à mettre à son crédit.
Si elle était globalement appréciée parmi le personnel du Louvre et au-delà, le pragmatisme désinhibé de Léon-Delville rencontrait quelques résistances chez certains des plus anciens membres de l’institution. Quant à Aurélien, il lui avait trouvé un air de ressemblance avec le Portrait d’une jeune femme de Lübeck tenant un œillet de Jacob van Utrecht et s’était permis de déplacer le tableau dans un recoin où il le verrait moins.
Rabeha
Homéro était le fruit d’une union singulière. Sa mère, Rabeha, avait émigré du Maroc avec ses parents, ses oncles et ses frères à la fin des années cinquante, sous la présidence de René Coty, au moment où la France peinait à trouver dans sa population les ressources nécessaires à sa reconstruction. La famille, musulmane et très pratiquante, avait vu d’un mauvais œil grandir la nature émancipée et effrontée de la petite dernière, si prompte à épouser les mœurs occidentales et à tourner le dos aux traditions. Elle avait quatorze ans quand on avait retrouvé un 45-tours de Johnny caché sous son lit et qu’importe si elle ne possédait pas de tourne-disque pour l’écouter, elle le chérissait à cause de sa couverture. On y voyait celui qui était déjà l’idole des jeunes à genoux avec sa guitare dans un flamboyant costume rouge. En lettres jaunes, il était écrit « Je cherche une fille ». Conscients du danger qui guettait la réputation de la famille, le père, les oncles et les frères s’étaient relayés pour tenter de raisonner la petite sur cette idolâtrie, mais c’était peine perdue : Rabeha n’en faisait qu’à sa tête. Les différentes méthodes essayées n’eurent aucun effet pour contrer le souffle de liberté qui s’était emparé de la jeunesse jusque dans leur propre foyer. La coercition, la privation et même la torgnole ne dissuadèrent pas la jeune fille de vibrer à l’unisson avec sa génération. Quelques mois plus tard, comme on devait s’y attendre, Rabeha sortait en minijupe, fumait des P4 et écoutait les yéyés.
Tout juste majeure, elle avait rencontré un Brésilien largement plus âgé qu’elle et dont elle ignorait tout des activités professionnelles. Cela avait à voir avec le commerce international, mais elle n’était pas certaine d’avoir bien compris et cela aurait tout à fait pu être autre chose. L’annonce ou plutôt la découverte de son idylle avait jeté un froid glacial dans les relations familiales et cela ne s’était pas arrangé quand Homéro était venu au monde quelque part au début des années soixante-dix. Cette naissance hors mariage, avec un chrétien de surcroît, scella la séparation de Rabeha et des membres de sa famille. Elle ne les revit plus.
Avant de déserter leur vie d’une façon soudaine et définitive, le père d’Homéro avait insisté pour que son fils soit baptisé dans la religion catholique, ce qui avait fait l’objet de vives tensions dans son couple. Quand bien même Rabeha avait pris toutes ses distances avec sa propre religion, il y avait là un enjeu culturel qu’elle n’était pas disposée à lâcher tout à fait. Las de discuter, le père s’en était allé trouver un prêtre avec son fils et le prénom qu’il lui avait choisi : Homéro. Heureux de cette initiative, mais tatillon, le prêtre s’était inquiété qu’il n’y ait pas de saint portant ce nom. Alors le père – biologique – avait proposé celui de Roméo, un peu par dépit, car il l’aimait moins. Roméo étant tout aussi dépourvu de saint patron qu’Homéro, l’homme d’Église avait suggéré Romain, mais le père agacé avait rétorqué que, puisque c’était ainsi, on irait se faire baptiser ailleurs, peut-être même chez les musulmans. Après avoir considéré le risque de voir s’échapper un agneau, le prêtre avait admis qu’il valait mieux incrémenter le troupeau d’un Roméo, voire d’un Homéro, que de le laisser filer à la concurrence.
Une fois le baptême effectué et avec le sentiment de sa tâche accomplie, quelque temps après le père avait donc abandonné femme et enfant, sans explications et sans un mot. Au milieu de l’après-midi, après sa sieste, il avait quitté le modeste appartement qu’ils louaient porte de Saint-Cloud et on ne l’avait plus jamais revu.
Homéro s’était souvent demandé à quel point sa vie aurait été différente s’il avait été prénommé Romain ou Mohammed. Quand bien même il aurait préféré qu’il soit le fruit d’un consensus parental, il aimait son prénom qui racontait l’aventure et l’ailleurs, et qui, pour la plupart des gens, était un territoire vierge, ouvert à tout imaginaire et dénué de préjugés. Il en tirait une certaine liberté. Et puis c’était son unique héritage paternel.
Rabeha délaissée, fauchée, mais libérée de la tyrannie d’un compagnon autoritaire, était enfin disponible pour épouser sa destinée. Depuis son adolescence, la jeune femme nourrissait des velléités pour la chanson. Malheureusement, être mère célibataire n’était pas facilitateur de carrière. Une opportunité s’était présentée par l’entremise d’un cousin très éloigné, Mickaël, le dernier lien qu’il lui restait avec son sang. Lui-même avait rompu toutes relations avec sa propre famille qui le suspectait, à raison, d’aimer les garçons. Mickaël était un nom d’emprunt – son vrai prénom était Brahim – et Rabeha, qui avait du mal à s’y habituer, l’appelait Mickaël Brahim. Elle le disait d’une traite, sans respirer, à voix un peu basse, liant les quatre syllabes comme s’il s’agissait d’un seul prénom. Mickaël Brahim était couturier et travaillait pour la maison Vicaire, spécialiste des costumes de scène, de cirque et de music-hall. Elle était tombée sur lui par hasard boulevard de Rochechouart et il l’avait invitée à passer à l’atelier. Là, elle avait été émerveillée par les imprimés chatoyants, les strass, les soies irisées et mousselines délicates qui servaient de matière première aux créations Vicaire : vestes à galon, boléros manches bouffantes, tutus à fronces, corsets bustiers, jupons de cancan et les fabuleux habits de clown qui valaient à la maison sa renommée. Ils avaient discuté un court moment, faisant rapidement le point sur leurs vies, sans se livrer totalement, comme s’il persistait entre eux une certaine défiance de se retrouver en famille alors qu’ils en étaient tous deux bannis. Changeant de conversation, Mickaël Brahim montra à sa cousine les justaucorps à sequins qu’il était en train de concevoir pour la troupe des danseuses de Claude François quand il suggéra que Rabeha pourrait faire une parfaite Claudette si elle en avait envie. Ça lui était venu comme ça, il ne l’avait même pas vue danser. Elle avait le physique. De là à la chanson, il n’y avait qu’un pas qui serait vite franchi, avait-il dit. Dès lors qu’on avait formulé ce projet pour elle, Rabeha l’embrassa de tout son être et se soumit à un entraînement spartiate qui occupait tous les rares moments de répit que lui laissaient les nombreux petits boulots qu’elle exerçait. Est-ce que Rabeha avait du talent ? Ce n’était pas certain. En revanche, elle avait un enfant. Mickael Brahim en l’apprenant – curieusement, elle avait omis de l’évoquer en traçant le bref récit de son existence – avait eu l’air très ennuyé. « Aïe », avait-il dit sobrement. Un entretien avec une Claudette qui passait à l’atelier pour essayer une tenue avait confirmé la difficulté. « As-tu une solution de garde longue durée ? Quelqu’un à qui tu pourrais le confier pendant les tournées ? Les voyages, les répétitions ne laissent pas de place pour un chiard, avec Claude. » Non, pas de famille, peu d’amis, personne pour s’occuper de l’enfant plus d’une soirée. Avant même qu’on l’ait vue danser, on lui mettait des bâtons dans les roues. En rentrant chez elle, Rabeha avait récupéré son Homéro laissé à la voisine. Devant la bouille charmante du bambin, son regard doux et plein de cils, elle s’était dit que, décidément, c’était tout ce qu’elle avait et qu’elle trouverait un autre moyen de réaliser son destin. Elle se coucha en visualisant la vie de tournées et de clips TV qu’elle abandonnait derrière elle, les milliers de costumes qu’elle ne porterait pas, les applaudissements qu’elle n’entendrait pas, les fans transis qu’elle n’éconduirait pas, la concurrence ravageuse entre les filles, les répétitions épuisantes au moulin de Dannemois et les engueulades du patron caractériel. Claude François s’électrocuta l’année d’après, ce qui rétrospectivement la conforta dans l’idée qu’elle avait fait le bon choix.
Rabeha prenant de l’âge, le rêve de la danse s’était éloigné, mais celui de la chanson perdurait, sans date de péremption – il n’y avait qu’à voir le nombre de vieilles chanteuses qui poussaient leurs rengaines dans les émissions du samedi soir, des femmes qui devaient déjà s’égosiller dans les bals à la Libération, alors que de danseuses, passé vingt-cinq ans, wallou, il n’y en avait plus aucune. Pour gagner sa vie et nourrir son garçon, elle accepta une proposition de ménages chez un grand producteur de l’époque. Peut-être espérait-elle ainsi se rapprocher de sa passion, mais son employeur était rarement là et, quand cela arrivait, il semblait préférer le silence aux reprises a cappella de Dalida. Ce n’était pas faute d’avoir essayé. Elle tenta encore quelques radio-crochets, sans succès, et se fit longtemps balader par un musicien fauché qui lui promit un duo sur son futur album, dans la seule optique de concrétiser ledit duo dans son lit. De propositions bancales en espoirs déçus, la voix de Rabeha se tut. Du producteur, elle passa à une clientèle moins flamboyante mais tout aussi fortunée dans le XVIe arrondissement de Paris. Elle garda une passion sincère pour Dalida et consacra son existence à améliorer le quotidien de sa minuscule famille avec courage et résilience.
Homéro grandit dans une insouciance relative, bien peu conscient des efforts de sa mère pour lui assurer un confort de vie correct. C’était un garçon affable, un peu replet, qui savait se faire aimer de son entourage. De son enfance il avait peu de souvenirs, sinon que ce fut une période agréable où on lui avait à peu près foutu la paix. Alors qu’il entrait dans l’âge adulte, Rabeha déclara un cancer foudroyant. En quelques mois, l’affaire fut pliée. En plus de son incommensurable tristesse, Homéro se trouva désemparé, absolument pas prêt à affronter la vie sans la présence de sa mère à ses côtés. Dans le vide immense qu’elle lui laissait, il prit la pleine mesure de tous les sacrifices auxquels elle avait consenti pour lui.
Chêne et roseau
La réunion avait lieu dans la salle du Conseil, une grande pièce de style rocaille décorée de boiseries sur le thème de la chasse, assez spacieuse pour contenir l’ensemble des directeurs des huit départements et des onze directions de service. Depuis la nomination de Daphné, ce collège qui se tenait deux fois par mois avait pris une nouvelle tournure : on y débattait davantage des scores de la billetterie que de prêts ou d’acquisitions des œuvres. Aurélien arriva légèrement après l’horaire et eut la désagréable surprise de s’apercevoir qu’il était le dernier. Daphné Léon-Delville siégeait à l’extrémité de l’immense table en noyer, du moins la place lui était réservée. Elle ne l’occupait pas, car elle était appuyée contre un radiateur près de la fenêtre, ce qui lui conférait une position en surplomb. Les directeurs de département s’étaient regroupés d’un côté de la table et les directeurs de service de l’autre. Près de ces derniers se tenaient quelques personnes qu’Aurélien aurait peut-être identifiées s’il avait lu l’ordre du jour.
La seule place libre était en bout de table, à l’opposé de celle de Daphné. La présidente se tourna vers lui et, avec ce sourire immuable qui chaque fois plongeait Aurélien dans une drôle de perplexité, elle le fixa de son regard clair jusqu’à ce qu’il se soit complètement immobilisé sur sa chaise.
« Pardonnez-moi, je suis prêt.
– Bien, commença Daphné toujours appuyée sur le radiateur. Nous accueillons aujourd’hui Culture Art Média Patrimoine à qui j’ai commandé à mon arrivée un audit sur la fréquentation du musée. »
Un jeune homme roux et barbu se leva, salua l’assemblée. D’allure athlétique, il portait un costume gris sur un tee-shirt immaculé. En observant le chignon positionné au sommet de son crâne, Aurélien se demanda comment cette mode avait pu se frayer un chemin des plateaux de téléréalité jusqu’à ce genre de réunion ; il n’avait pas vu venir cette révolution silencieuse.
Matthieu avait créé l’agence Culture Art Média Patrimoine, CAMP en abrégé, spécialiste des questions muséales. La société encore jeune, grâce à l’énergie de son fondateur et à un certain nombre de clients peu indisposés par son man bun, s’était taillé en un peu moins de cinq années une place de choix dans son secteur, raflant d’importantes missions de conseil auprès d’institutions culturelles, à la faveur de frontières toujours plus poreuses entre la sphère publique et les affaires privées.
En préambule, Matthieu remercia Daphné pour sa confiance dans des termes qui donnaient l’impression d’un lien au-delà d’une relation strictement professionnelle, accentué par un tutoiement inédit. Avec une connivence appuyée, il exprima sa fierté d’accompagner la présidente dans cette nouvelle ère du musée, une ère trois point zéro, et indiqua que les meilleurs talents de son écurie avaient été sollicités pour mener à bien cette mission. Avant de passer la parole à « Ben qui allait entrer dans le dur », Matthieu conclut son laïus par un proverbe chinois qui disait en substance qu’il fallait rester souple tel le roseau pour ployer sous le vent du changement et absorber ses contraintes. Ce matin, Aurélien se sentit plutôt comme un chêne séculaire particulièrement rigide et enraciné.
Ben connecta sa tablette sur le système vidéo qui équipait la pièce et l’entête de la présentation s’afficha sur le visage d’Aurélien, malencontreusement placé entre la machine et l’écran. Le conservateur se décala et Ben, après avoir lancé le chronomètre sur son Apple Watch, entra effectivement dans le dur, et d’une façon magistrale : il attaqua son auditoire par une série de chiffres qu’il appelait data ou metrics, dont il tirait tout un tas de KPI, pour la plupart dénommés par d’obscurs acronymes qu’il ne prit jamais la peine de traduire. Ben naviguait du CX au DQM, du SMO aux KOL, abandonnant parfois ces abréviations pour des anglicismes énigmatiques, seeding, mapping, funnel ou insights. Aurélien en était certain, l’essentiel de ce sabir n’avait jamais été prononcé dans l’enceinte du musée. De temps en temps, égaré dans ce marigot imbitable, un mot gracieux réveillait son attention comme celui de « cohortes » qui lui évoquait d’impavides armées antiques ou le très poétique « lac de données » dans lequel il aurait volontiers noyé ses soucis, aussitôt souillé par d’affreux benchmark ou scrapping. Il pensa qu’une des exigences de sa pratique était de rendre intelligibles des propos compliqués ; pour les consultants, au contraire, le jargon mouvant et sans cesse renouvelé ne semblait avoir d’autre intention que de créer chez le client le sentiment de dépassement et de désuétude nécessaire à leur économie. »
Extraits
« Redonner ses vraies couleurs à La Joconde, c’est créer un événement planétaire et vous assurer la venue de millions de gens empressés d’admirer sa photogénie nouvelle. »
Léa fixait Aurélien de son regard franc et volontaire. Il en éprouva de la gêne. D’ailleurs, toute l’assemblée le dévisageait comme si l’on attendait de lui une réaction. Il resta silencieux. Que pouvait-il dire ? Fallait-il se lancer dans une discussion avec une agence marketing sur la technique de Léonard, les risques d’une telle restauration, le tollé que cela provoquerait dans le monde des arts et à l’extérieur, et mille autres répercussions dont il n’avait encore aucune idée ?
Matthieu reprit la parole. « En restaurant La Joconde, vous êtes à peu près sûrs de capter chaque année onze à douze millions de visiteurs avides de voir et revoir le chef-d’oeuvre, de faire parler du Louvre comme jamais depuis le cambriolage de 1911, de susciter un débat profond dans l’opinion. Il n’y a pas à notre sens de meilleure solution pour faire venir le public en nombre. » p. 46-47
« Reprends ton vol », installation de Randy Devanlet, né en 1972, questionne frontalement les effets du temps sur la perception des œuvres. Le plasticien, adepte de la prise de risque, établit un geste polémique et lourd de sens qui contracte l’échelle du temps en une durée appréhendable par l’homme. L’œuvre de Cosimo Rosselli, propriété de l’artiste, est ainsi soumise à un milieu bactériologique acide qui accélère son oxydation. L’état de la peinture révélé toutes les demi-heures par une grue automatique permet au spectateur de se rendre compte de l’effet du temps, de la corruption de la matière, de la destruction de la chair, ici picturale, de son inéluctable érosion. Lorsque la peinture est plongée dans son bain, le visiteur est invité à s’imaginer l’état réel de sa dégradation. Randy Devanlet s’est distingué par ses œuvres «Nounours» en 2020 et «Noushka» en 2022, où ont été soumis au même processus d’oxydation accélérée les sujets de l’ours en peluche de son enfance et de sa chienne décédée, œuvres qui font également partie de la collection Pinault. » p. 74
Paul Saint Bris, âgé de quarante ans, vit à Paris où il est Directeur artistique. Il est le fils aîné de François Saint Bris, directeur du Clos Lucé et le neveu de Gonzague Saint Bris. Il est très attaché à Amboise où il a passé de nombreuses vacances et où, enfant, il venait passer Noël avec sa grand-mère, ses parents et ses sept oncles et tantes. Il signe avec L’allègement des vernis son premier roman. (Source: Éditions Philippe Rey / La Nouvelle République)
En deux mots
Après avoir quitté l’Algérie en enlevant ses quatre enfants, le père du narrateur va trouver une femme en France qui va donner naissance à Alexandre, le narrateur. Il va vite devenir le souffre-douleur de Samir, son demi-frère qui, au moment de basculer dans la délinquance, est rattrapé par la religion. Il finira djihadiste en Afghanistan.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Moi et mon frère, bourreau et martyr
Il aura fallu plusieurs romans à Alexandre Feraga avant de se sentir prêt à raconter son histoire et celle de son frère mort en Afghanistan. Un frère qui l’a longtemps martyrisé avant d’être happé par les intégristes musulmans. Un récit âpre, violent, sans concessions.
Ce roman s’ouvre sur une scène forte, celle d’un rapt. Un homme fait monter ses quatre enfants sur un bateau à destination de la France. Nous sommes en 1975 et, en vertu de la politique de regroupement familial, il peut rejoindre ses parents qui ont émigré vers la France. Mais il laisse Khadija, la mère des enfants, derrière lui. Un plan machiavélique conçu par Zina, sa mère soucieuse de le voir auprès d’elle.
En France, il ne va pas tarder à trouver une épouse qui succombe à «ses boucles brunes, son visage rond, sa bonhomie affichée en public, ses longs cils et sa manière de fumer ses cigarettes». Elle est non seulement prête à accueillir sa progéniture, ayant elle-même déjà un enfant, mais aussi à agrandir la famille recomposée. Le narrateur naît en avril 1979: «L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.» Une péripétie qui ne va pas tarder à sentir qu’il n’est pas le bienvenu dans la fratrie. Ses trois demi-frères, menés par Samir, l’aîné, vont lui faire sentir par des coups et agressions, des violences physiques et morales quasi quotidiennes. Pour y échapper, il va chercher des cachettes et finir par trouver un placard qu’il pourra investir avec une lampe frontale et un livre. «Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais.» Ce sont ses compagnons d’infortune qui vont lui permettre de résister. Quand dans les pires situations, il peut faire appel à son imaginaire et à ses héros.
Mais la situation familiale ne s’améliore pas, bien au contraire. Son père se noie dans le jeu, l’alcool et les dettes, si bien qu’il lui faut quitter leur maison de Montsoult pour la petite villa de Méru dans l’Oise que lui ont laissé ses parents, retournés vivre en Algérie. «Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle. Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. »
Pendant ce temps, Kadhija dépérit. Elle a cessé de croire au retour de son homme et celle de revoir jamais ses enfants.
Sans pouvoir y répondre, l’auteur pose la question des traumatismes qui conduisent à des destins diamétralement opposés. Comment les deux frères ont-ils pu basculer chacun dans la délinquance, la violence et l’intégrisme pour l’un et dans l’écoute et l’ouverture aux autres – Alexandre va s’occuper d’enfants handicapés – pour le second? Peut-être que leur rapport à ce père défaillant éclaire un peu cette interrogation.
Le frère impossible
Alexandre Feraga
Éditions Flammarion
Roman
256 p., 19,50 €
EAN 9782080280183
Paru le 11/01/2023
Où?
Le roman est situé en Algérie, à Annaba, puis en France, à Paris et en région parisienne, notamment à Sarcelles et Soisy-sous-Montmorency et dans l’Oise du côté de Méru.
Quand?
L’action se déroule de 1975 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Des quatre enfants escamotés, il n’y a que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. »
À l’origine de ce roman autobiographique, il y a ce frère radicalisé, mort dans un camp d’ entraînement en Afghanistan au début des années 2000. Le petit garçon de trois ans que le père a arraché à sa mère et à l’Algérie pour venir s’installer à Sarcelles, c’est lui. Celui qui raconte cette histoire, c’est l’autre frère, Alexandre, qui naît quelques années plus tard en France. Samir, pour Alexandre à l’époque, n’est pas cet enfant meurtri, c’est au contraire « l’oppresseur », celui dont la colère rentrée a trouvé à s’exercer continûment sur le petit garçon qu’il était. Samir l’enfant, c’est celui qu’il ressuscite quand la haine s’est dissipée après sa mort assourdissante. Comment deux frères peuvent-ils avoir des trajectoires si éloignées ?
En reconstituant avec distance et courage ces deux enfances que tout oppose sauf la faillite du père, Alexandre Feraga tente d’approcher au plus près les mystères d’une destinée.
Les premières pages du livre Annaba, 1975
Le port s’éloigne dans les yeux des sœurs jumelles. C’est un décor à demi réel. Fascinant, effrayant. Elles découvrent qu’on peut faire disparaître un monde par la distance. Elles n’ont jamais pris le bateau au saut du lit. Elles se serrent l’une contre l’autre. Leurs cheveux bouclent dans l’air marin. Le vent les défait. Elles pensent à leur mère qui s’éloigne aussi. Elle ne les aurait jamais laissées sortir coiffées de la sorte. Elles n’ont jamais quitté leur mère. Elles sont tout juste assez grandes pour poser le menton sur le bastingage. Elles ne savent pas combien de temps va durer ce voyage. La brutalité du départ empêche la tristesse de s’exprimer. La réalité ne pèse pas encore son poids véritable. Leur père ne dit rien au-dessus de leurs épaules. Pour lui, l’heure est déjà à l’oubli. Les sœurs ignorent qu’il leur faut à tout prix se souvenir de ce qu’on les force à quitter. Elles sentent la peur grossir dans leur ventre. La décision d’un père ne devrait jamais effrayer ses enfants.
Elles n’ont jamais vu autant de monde agglutiné au même endroit. Des voix d’hommes, rauques et grasseyantes, tombent sur elles. Certains frôlent l’hystérie, d’autres se frappent le cœur et prennent à témoin de leur bonne fortune la première personne qui passe. Cette disparition de la ville dans la mer n’a pas l’air de les inquiéter, alors pourquoi s’en soucieraient elles ? Les sœurs se tiennent la main, au cas où. Leur père est là, imperturbable, faussement digne.
Il y a encore quelques jours, Khadija, son épouse, la mère des jumelles, brossait leurs longs cheveux noirs après les avoir enduits d’un masque de sa fabrication : de l’huile d’argan mélangée avec une banane écrasée et un jaune d’œuf, un remède hérité d’une longue lignée de mères. C’était un luxe que son mari ne pardonnait pas, car les œufs et plus encore les fruits importés coûtaient une fortune. Sa voix emportait tout sur son passage. Il saisissait le moindre prétexte pour éloigner un peu plus Khadija, pour se défaire de cette union que ni l’un ni l’autre n’avait choisie. Malgré la colère froide née d’une succession d’humiliations, Khadija ne protestait pas, elle faisait le dos rond pour épargner un spectacle désolant à ses enfants. Cependant, la nuit venue, Khadija savait se métamorphoser en goule et réduire l’univers de son mari à néant en fermant ses cuisses.
Quand les cheveux de ses filles étaient gras, Khadija mélangeait quelques gouttes d’huile d’olive à du rhassoul, de l’argile, et l’appliquait sur les racines. Pendant ces minutes de soin que l’impatience enfantine rendait interminables, elle leur chantait des rondes et des comptines.
Tout en regardant les paillettes de soleil iriser la surface de l’eau, la cadette d’une minute roule une mèche sous son nez pour se rassurer, pile sur l’empreinte du doigt de l’ange. La friction des cheveux sous la pulpe du pouce produit un son qui la rassure, une sorte de stridulation mate. Elle essaie de retrouver l’odeur de sa mère que les embruns commencent à masquer. Malgré la beauté de la mer et la complexité de ses nuances, son esprit s’accroche au manque. Elle pressent que quelque chose ne tourne pas rond. Les deux sœurs ne cessent de se parler. Elles n’ont jamais perdu de vue leur maman.
— Où est maman ? demande la cadette d’une minute.
— Votre maman va bien, répond le père.
Avec ce père, les questions et les réponses ne s’emboîtent jamais.
L’aînée d’une minute fredonne Ya chta sabi sabi Wlidatèk fi qoubbi Babahom eddèh errih Yemmahome tedjri wattih. Le dernier air entendu de la bouche de sa mère. Tombe la pluie, dit le refrain. Ce matin le ciel ne compte aucun nuage, mais les larmes viendront bien vite rétablir la prémonition de la chanson. Les jumelles n’ont pas compris les hurlements de leur mère que tentait d’étouffer la précipitation de leur père, puis le silence surnaturel qui avait accompagné leur départ. Elles s’étonnent encore de l’enchaînement des événements. L’arrivée, la veille, d’une délégation de cousins descendus de leur montagne, dans leurs vêtements empesés d’un mélange d’odeurs de bêtes et de sueur rance. Une soirée faite de murmures et de chuchotis, de regards sous-jacents et de signes impossibles à interpréter pour des enfants. Un dernier repas sans saveurs préparé par les gestes nerveux de Khadija. Puis les premières heures de la nuit, étrangement calmes, comme un intermède avant la fuite. Il n’y avait que les pleurs du petit dernier, accroché au sein de Khadija, pour rompre ce silence hypocrite et cruel.
L’oncle avait dirigé les opérations. Il avait, de sa poche, graissé la patte de l’agent pour qu’il suspende sa ronde le temps d’un quart d’heure, et qu’il laisse les cris monter au ciel. Ses propres enfants avaient aidé à boucler en quelques minutes les valises achetées pour l’occasion. Ils étaient d’une efficacité surprenante pour des gens qui n’avaient jamais voyagé. À croire qu’ils s’étaient entraînés pendant des mois. La tante avait étreint Khadija de ses bras lourds de paysanne, en la pressant au niveau du plexus pour briser sa colonne d’air et toute tentative de rébellion. Pendant ce temps, la nièce avait tiré de son lit le bébé endormi et l’avait emmailloté avec maladresse. On avait exfiltré les trois autres enfants par l’arrière de la maison. Samir, pas encore 2 ans, riait aux éclats, prenant les règles du jeu qu’on lui proposait très au sérieux. Pour être certain de le tenir, on lui avait promis une récompense. On avait appelé deux taxis, faisant fi du surcoût, pour éviter de s’entasser à l’arrière et attirer l’attention d’un opportuniste qui ne manquerait pas de vendre des informations trop facilement glanées. Et le père dans tout cela ? Il s’était contenté de suivre les instructions de son frère. Il se réservait la touche finale : donner au chauffeur, avec le plus grand détachement, le lieu de leur destination. Comme si faire disparaître ses quatre enfants sous ses yeux n’était pas le tour le plus violent qu’on puisse jouer à une mère. Comme si le drame familial en cours ne le concernait pas vraiment.
*
Les jumelles, du haut de leurs 3 ans, digèrent tous ces événements. Elles regardent, médusées, l’écume montée en neige par les hélices. Depuis leur départ, tout n’est que spectacle et tourbillons. Une interrogation n’a pas fini de naître qu’une nouvelle la chasse aussitôt. Elles oublieront la plupart d’entre elles avec le temps et combattront les plus persistantes avec tout l’amour qu’elles seront forcées de consacrer à la seule attention de leur père.
Les moteurs qui vrombissent ne couvrent pas les cris du dernier, âgé de quelques semaines, que les bercements malhabiles de la cousine n’arrivent pas à calmer. Il ne reconnaît pas ce corps qui le porte. Il perçoit, dans la position des bras, un malaise, une contrainte qui l’empêche de se reposer. Il ne ressent ni amour ni tendresse, mais une sorte de calcul dans les gestes. Cette peau qui l’enserre est glacée. La bouche qui lui parle ne pense pas ce qu’elle dit, l’haleine exhalée sur son cou est fade. Il crie pour que sa mère lui revienne. Elle n’a jamais mis autant de temps pour répondre à ses pleurs. Il vit depuis peu, mais connaît mieux que quiconque les dangers de l’absence. Les seins de sa cousine ne sont pas prêts à donner du lait. Depuis que le bateau a largué les amarres, cette dernière n’est plus très concentrée sur sa tâche, prise dans les errements de l’euphorie, elle n’en revient toujours pas du virage qu’est en train de prendre sa vie. Elle jubile de la liberté qui lui est offerte : six mois tous frais payés au pays de la Citroën CX, du planning familial, du rasoir jetable BIC, des Champs-Élysées et de l’été indien. Six mois loin des gamelles, des corvées et des kilomètres arpentés chaque jour dans la poussière pour recevoir d’inaudibles enseignements. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’elle vivra ce séjour de rêve entre quatre murs, sous l’œil omniscient de ses commanditaires.
Des quatre enfants escamotés, il n’y a guère que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. De l’autre main, il fait voltiger l’avion de chasse que son père lui a fabriqué avec le carton de son paquet de cigarettes. Il a plaqué des bandes du papier aluminium sur les ailes, cela lui donne un air de navette spatiale. Cette récompense sera la seule promesse tenue.
C’est tout ce que l’on sait des conditions de ce départ. Quant aux raisons, elles resteront de longues années entourées de mystères pour ne pas entamer l’aura du père. Les enfants ont été arrachés suffisamment jeunes pour qu’aucune contestation ne les anime dans les prochaines années. Une paix momentanée que le père paiera au prix fort au moment des comptes.
À plus de trois mille kilomètres d’Annaba, à Méru dans l’Oise, Zina, la mère du mari, se frotte les mains. En plus d’avoir organisé et couvert la dérobade de son fils et de ses petits-enfants, elle s’est bien occupée de l’honneur de sa belle-fille. Khadija a été traînée dans la boue. De femme miraculeuse enfantant tous les douze ou seize mois, elle est passée au statut d’épouse infernale au corps hanté. Hanté par quoi ? Zina ne le savait pas encore, mais elle finirait bien par trouver. Là n’était pas la question. Un seul coup de téléphone longue distance a suffi à lancer l’implacable machine à broyer la réputation. Et puis, une idée en entraînant une autre, le portrait de Khadija a pris des allures de conte macabre. Les colporteurs, disciples improvisés de Zina, avaient plaisir à enjoliver la rumeur. Ainsi, des centaines de familles ont partagé cette histoire qu’elles rendaient crédible par simple répétition. Voici ce que l’on pouvait entendre : les nuits de pleine lune, Khadija avait des accès de méchanceté, ses pupilles changeaient de couleur et sa voix de ton, la transformant en ogresse. Son ventre flasque prenait la consistance d’une plaque d’acier et ses bras, des grumes de bois de charpente, lui donnaient la force herculéenne de résister aux assauts de son mari. Cette malédiction venait du fait que, dans sa jeunesse, Khadija avait manqué d’intention dans ses prières, laissant ainsi une brèche pour la langue venimeuse des démons. Une nuit, elle fut tirée du sommeil par une voix onctueuse. Elle se pencha à la fenêtre pour en voir l’origine. Il y avait là une créature d’apparence humaine baignée par le halo de la lune. Un seul regard lui suffit pour hypnotiser Khadija, qui la suivit à moitié nue dans la nuit. Zina précisa que le jnûn ne s’était pas arrêté par hasard sous les fenêtres de cette maison ; il y avait été guidé par l’impureté de son hôte. Khadija, aveuglée par ses désirs, ne remarqua pas les pieds de chèvre que le séducteur n’avait même pas pris la peine de cacher. Le jnûn l’avait attirée sous un figuier et lui avait chanté des chansons d’amour composées spécialement pour franchir l’obstacle de son hymen. Afin de préserver l’honneur de Khadija, Zina n’a pas dévoilé l’épilogue de cette rencontre, elle s’est contentée de concocter une métaphore dont l’ingrédient principal était le suc blanc de la figue. Cette potion imaginaire a été aisément prescrite aux colporteurs et commode à avaler pour leur auditoire. En guise de conclusion, Zina maudissait les parents de son ex-belle-fille de lui avoir caché le fléau qui touchait leur famille. Que Dieu lui pardonne, car jamais au grand jamais elle n’aurait laissé entrer une âme souillée dans son clan.
Puis elle a achevé son histoire par des formules qui, confiera-t elle plus tard, lui étaient tombées du ciel : Ce que mon fils a vu Notre Seigneur et envoyé de Dieu Ne l’aurait pas permis Ce que mon fils a vu Le rend plus grand car il ne l’a pas permis au nom de Dieu il ne l’a pas permis Je n’ai fait que conter ce qu’il a vu Je ne fais que reprendre mon fils Et dans les temps lointains Dieu se souviendra Que j’ai prié Et que mon fils est revenu
Après s’être assurée que le messager avait bien tout en tête, Zina a raccroché le téléphone et est retournée s’asseoir au milieu de ses coussins. Son talent de conteuse s’est révélé au fil du temps, lorsqu’elle-même est devenue bien incapable de démêler ce qui relevait de la vérité ou de son imagination.
Le plus terrible pour Khadija n’était pas que sa vertu soit taillée en pièces ni que sa généalogie soit déshonorée, mais que la calomnie rocambolesque ait atteint les oreilles de ses enfants.
En attendant son fils, Zina souriait tout en égrenant les perles de bois de son sabha. Quelques jours, quelques heures à peine la séparaient de lui. Son exil serait plus doux et le temps passé loin de sa terre natale moins lourd à supporter. Cette maison froide et humide dans laquelle elle se morfondait allait enfin s’animer. Elle entendait déjà les cris de ses petits-enfants à qui elle ne manquerait pas de faire oublier leur mère. Si je pouvais, mon Dieu, je donnerais mon lait au petit dernier, pensait elle. Il y avait pourtant une autre priorité : choisir une nouvelle épouse à son fils. Il lui faudrait passer d’autres appels là-bas pour trouver une femme digne de lui, et la faire venir. Mais pas tout de suite. Qu’on lui laisse le temps de profiter de son fils. Après tout, c’est lui qui avait appelé à l’aide.
Le service national a été instauré le 16 avril 1968 en Algérie. Son fils était alors âgé de 18 ans. Il avait demandé un sursis pour poursuivre ses études. Lesdites études s’étaient éternisées au-delà du tolérable et la nation était venue réclamer qu’il travaille pour elle durant deux ans. Le fils s’y était soustrait. Mais la nation n’oubliait pas ses enfants. En 1975, selon le code de justice militaire, une peine de quatre ans d’emprisonnement fut prononcée à son encontre. Encore heureux que le pays n’était pas en temps de guerre, la peine aurait été doublée.
Les raisons du départ s’affinent.
Le fils n’a pas envie de croupir dans une geôle au cœur du Sahara. Il appelle sa mère qui lui conseille de le rejoindre immédiatement en France. Mais il faut faire vite, Giscard ferme tranquillement les frontières aux émigrés du travail. Le chômage ne cesse d’augmenter, le choc pétrolier et la guerre du Kippour sont passés par là. De l’autre côté, son homologue Boumediene dénonce les actes racistes contre les Algériens, les incendies criminels contre les foyers Sonacotra, et exhorte ses concitoyens à rester au pays pour construire une nouvelle identité algérienne. Les relations entre les deux États se refroidissent à grande vitesse, mais certains accords fonctionnent encore. Ainsi, le fils, adulte émancipé de 25 ans, marié et père de quatre enfants, est tout heureux de se rappeler qu’il est avant tout un fils et peut, par conséquent, rejoindre ses parents dans le cadre du regroupement familial. Dépêche-toi mon fils, lui ordonne sa mère. Oui, yemma, je fais ma valise dès que j’ai raccroché. Non, mon fils, pas TA valise. VOS valises, tu ne vas quand même pas laisser le sang de ton sang à cette ghula ! Mais yemma, comment je vais faire avec quatre enfants ? D’abord, c’est moi qui vais faire. Je vais envoyer ton frère pour régler les détails. Après, on verra pour choisir une femme digne de toi et de mes petits-enfants. Ta nièce t’accompagnera pour le voyage. Ce n’est pas encore une femme, mais elle saura s’occuper du bébé le temps d’arriver jusqu’à moi. Je lui apprendrai le reste. Mais, yemma, Khadija n’est pas si… N’est pas si quoi ? Tu vas attendre qu’elle te trahisse pour la punir peut-être ? Non, yemma. Bien. Tu es intelligent mon fils. Tu vas trouver un travail, une maison, une femme. Et puis… tu vas te rapprocher de ta yemma.
Mon fils est trop souple, et sa femme abuse de sa clémence, disait Zina. Il fallait au moins une histoire de démon et de stupre pour que l’ensemble se tienne.
Tant que ses forces le lui permettraient, Zina continuerait de couver son fils, de couvrir ses arrières. Il pouvait déserter son pays, mais pas son cœur. Cette condamnation était une aubaine pour elle. Elle avait passé trop de temps loin de lui en étant obligée de suivre son mari en France. Son giron serait sa terre d’asile. Il fallait qu’il mette le plus de distance entre lui et la mère de ses enfants. Ni Giscard ni Boumediene ne pourraient s’y opposer. Et que Dieu lui pardonne le recours au mensonge. Que Dieu lui pardonne d’avoir attenté à la vie de Khadija. Une femme abandonnée par son mari était bonne à jeter à la poubelle. Que Dieu lui pardonne d’avoir placé son fils au-dessus de son messager. Elle consacrera le restant de sa vie au repenti. Et si cela ne suffisait pas, qu’elle soit la seule à être jugée et châtiée en conséquence.
Ce que Zina ignorait, c’est que le plus grave dans un mensonge n’était pas sa naissance, mais les forces mises en œuvre pour sa survie.
Revenons sur le pont du bateau. Les préposés à l’exil ont achevé la mise en scène de leurs adieux. Annaba n’est plus qu’un îlot dans les yeux des deux sœurs. Les chemins qu’elles emprunteront n’auront pas d’autres destinations que ce point qui disparaît sur l’horizon. La cousine a réussi à calmer le petit dernier, motivée par le regard accusateur de mères indignées. Elle a calé son petit doigt entre les lèvres du bébé qui le suçote, faute de mieux. Ses lèvres sont autrement scellées, pour toujours, car il n’aura jamais les moyens de prononcer le mot maman. Le père tente de se persuader qu’il a fait le bon choix. Pour l’instant, il arrive à faire taire les cris de sa femme à qui il vient de voler quatre vies. Plus tard, il n’y aura guère que l’alcool pour briser cette voix qui le hante. Samir est toujours pendu à son pantalon. L’avion de chasse voltige avec moins d’entrain. Il bredouille quelques mots. Il veut être consolé. Il ne sait pas exactement de quoi. Mais le père est fidèle à son mutisme. Ce qui n’est pas dit n’est pas si important. C’est pourtant un trou béant qu’il commence à creuser ce jour-là.
Ce silence est comme une épitaphe gravée sur son front.
Sarcelles, 1977
Il a trouvé un toit et un travail. Un bel appartement à « Sarcellopolis », premier grand ensemble de logements créé en France. Nous sommes loin de la honte des bidonvilles de Nanterre. Et pas encore enferrés dans les logiques du communautarisme. En 1977, dans les cafés se côtoient les musulmans, les chrétiens, les juifs, les blancs, les noirs, les tout ce que vous voulez. Il n’est pas rare que ce petit monde se retrouve à danser dans une fête antillaise. Sarcelles pourtant, est devenu un lieu sans identité et sans histoire, idéal pour celui qui veut fuir la sienne. L’homme y est chez lui.
Il ne se mêle pas trop aux Arabes et préfère fréquenter des Harkis, ou bien des Français qui n’ont rien contre les Arabes tant qu’ils se comportent comme des Français, ou encore des partisans de l’Algérie française. Des anciens de l’OAS, pourquoi pas ? Il n’est pas venu ici pour être un porteur de tristesse. Il n’est pas venu pour être l’indigène de service. Il veut choisir ses frères et ne pas trop penser à ceux qui sont restés. Il a l’habitude des deuils et des hémorragies identitaires et veut en finir avec tout cela. Il veut se donner à la France, il a des perspectives : une Renault 14, une Simca, et pourquoi pas la Citroën DS de Rabbi Jacob ? Une fiche de paie. Le suffrage universel. Le journal Paris-Turf. Les Grosses Têtes. L’Ascension, Pâques, la Pentecôte, les jours fériés ! Il remarque qu’ici, quelle que soit son obédience, il y a consensus autour de l’Assomption de la Très Sainte Vierge. Il s’amuse de ce que les athées acceptent de chômer ces jours-là sans rien dire. Mais ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est l’expression concrète de la fraternité. Bon, le fils ne va pas non plus jusqu’à s’infliger le carême, ça lui rappellerait trop de mauvais souvenirs. En quelques mois, il va entamer un véritable travail de fossoyeur : l’arabe littéraire, les cavalcades dans les ruelles épicées, les aubes blanches face à la Méditerranée, l’héritage des ancêtres, les années de sa jeunesse anéanties par la guerre, tout est enterré.
Ses enfants ne seront jamais d’ici ou de là-bas. Ils grandissent contre leur sang. Car après deux ans d’exil forcé, ils peuvent en oublier des choses : les sonorités de leur langue maternelle, les saveurs du pays et les contours de leur mère. Zina continue d’ajuster le mythe de Khadija, qui est déjà plus que moribonde depuis qu’on lui a volé ses enfants. Zina veille au grain, fourre son nez dans l’éducation de ses petits-enfants. Elle maintient pour eux un lien spécial avec l’Algérie, quitte à redéfinir les frontières de la vérité. Elle devient le pays et la langue. Dieu nous préserve du martyr de l’exil, fait elle répéter aux aînés. Elle les met en garde contre les mœurs d’ici, les incite à se réfugier dans le confort de ses conseils, à demeurer étranger. Elle se plaint sans cesse auprès de son fils du fait que ses enfants apprennent une autre langue que la sienne. Ce n’est pas nécessaire dit elle, puisque nous allons repartir. Plus ils parlent français, plus ils s’éloignent de moi. Est-ce que je n’ai pas été une bonne mère pour que tu me refuses le droit d’être une meilleure grand-mère ?
Le fils acquiesce tout en laissant l’école publique faire son travail.
Mais c’est lorsque les jumelles réclament quelques mots sur Khadija que Zina souffre le plus. Elle se lamente avec tant d’ardeur qu’on croirait un chœur de six ou huit femmes. Elle prend son fils à témoin, se plaint du cœur, comme si la mort lui avait rendu visite.
Elle a élevé ses petits-enfants mieux que cette harpie. Donc il ne faut plus parler d’elle. Zina a jeté un voile sur cette femme dont l’évocation est considérée comme une transgression de son autorité. Elle affirme : parler de Khadija est un péché. Zina se prend pour un soleil et oblige tout le monde à la contempler jusqu’à l’aveuglement. En dehors de son foyer, elle n’existe pas. Elle est incarcérée dans son statut de femme d’immigré, insignifiante et improductive. Elle refuse cette place d’assignée, elle qui a enfanté à plusieurs reprises. Il lui reste encore des rôles à jouer.
Malgré les tentatives d’effacement, les jumelles ne peuvent pas oublier. Elles chuchotent le prénom de leur mère à l’abri des oreilles de Zina. Elles sont encore petites mais ne se laissent pas duper par les yeux révulsés et les vagissements de la grand-mère. Il n’est pas rare que sur le chemin de l’école elles fredonnent Ya chta sabi sabi. Elles tentent de toutes leurs forces de ne pas se laisser distancer par le souvenir de Khadija. Elles le gardent au creux de leur ventre, comme une nostalgie grelottante qu’elles viennent frictionner de temps en temps. Les jumelles ne se résigneront jamais à croire que leur mère les a laissées partir sans rien faire.
Malheureusement, Samir ne possède pas leur force. Pour lui, le mensonge est insoutenable. Sa vie a basculé alors qu’il n’avait pas 3 ans. Tout a changé sauf l’essentiel : sa mère reste une énigme brutale. À 5 ans, il n’est déjà plus un enfant. Il est fatigué d’être triste. Ce chagrin consume son innocence. Il n’arrive pas à rester sagement assis pour jouer. Il n’arrive pas à s’endormir. De sombres pensées naissent dans son esprit. Il mange du bout des lèvres et considère les autres enfants comme une horde prête à lui arracher le peu qui lui reste. Il commence même à se méfier des jumelles et du petit dernier.
*
Maintenant que le fils a une situation, il peut honorer la suite du contrat : prendre une épouse. Ça tombe bien, Zina a une amie qui accepte de donner sa fille. Elle est intelligente, c’est-à dire qu’elle sait se taire. Elle se lève avant le soleil et n’est pas avare en courbatures. Tout comme Zina, cette femme est prête à rester étrangère toute sa vie au reste du monde et à n’être la propriété que d’un seul homme. Que Dieu nous préserve des pièges de l’exil, disait Zina.
C’était mal connaître le fils qui a saboté l’union avant même de poser les yeux sur la prétendante sacrifiée. Quitte à soumettre une femme, autant qu’elle soit née au pays des Droits de l’Homme, pour pimenter l’affaire. C’était mal connaître Zina, qui s’est ruinée en factures téléphoniques, ou plutôt qui a anéanti le fruit des heures supplémentaires de son mari, afin de répertorier toutes les promises de son lointain quartier et constituer un cheptel. Zina était prête à organiser la transhumance de ce troupeau d’épouses de l’Algérie vers la France, tant que son fils n’aurait pas trouvé chaussure à son pied.
L’exubérance a cédé à la naïveté, et Zina a cru son fils lorsqu’il lui a promis qu’il réfléchirait à la question.
Au même moment, le fils reçoit une proposition qu’il ne peut refuser : associé d’un pressing. L’ascension est fulgurante. Tant et si bien que dorénavant, tout le monde devra l’appeler Maurice. Rapidement, sa bonhomie lui attire toutes sortes de sympathies. Il devient la coqueluche des autres commerçants. On n’hésite pas à lui demander conseil sur les courses du dimanche à l’hippodrome d’Enghien, sur un point de détail juridique, sur la qualité d’un revers de pantalon. Puisqu’il a l’air de suivre l’actualité de son pays d’accueil, on lui demande son avis sur l’élection de Jacques Chirac à la mairie de Paris et sur le deuxième gouvernement de Raymond Barre. Il est convaincant, mais dans le microcosme des bars-tabacs, le constat reste le même : il vaut mieux que ces gens-là ne votent pas ici. On prend pour principal argument que le dernier guillotiné d’Europe et le dernier condamné à mort en France est un Tunisien. On conclut que le chemin est encore long, mais cela ne doit pas l’empêcher de divulguer sa recette du couscous.
Une jeune vendeuse en boulangerie succombe à son indéniable charme. Il la trouve quelconque, la remarque uniquement parce qu’elle s’intéresse à lui. Il l’ignore tout d’abord avec courtoisie, pour s’assurer qu’elle est vraiment accrochée. Puis il s’attarde un peu plus longtemps à chacune de ses visites, la baratine humblement. Juste avant que le fruit de la séduction ne soit blet, il consent avec une dignité feinte, à distiller quelques éléments clés de sa situation familiale. Quatre enfants, ça donne à réfléchir. Mais la jeune vendeuse en boulangerie, âgée de 24 ans, en a déjà vu d’autres. À 14 ans, elle élevait seule ses quatre frères et sœurs tout en subissant l’hydre alcoolique qu’était son père. À 18 ans, elle fuyait avec le premier homme un peu tendre, tombait enceinte et précipitait un mariage pour leurrer parents et curé. L’homme s’est mis à boire et elle, à pleurer. Après le divorce, elle a rencontré d’autres hommes. Et avant même d’envisager un sourire, elle posait la même question : Tu ne bois pas au moins ?
L’homme qui vient lui acheter du pain et qui a l’air différent de tous les autres n’échappe pas à ce rituel.
Pas une goutte, répond-il avec aplomb.
Pas encore. Pour l’instant, le mensonge est sans conséquence. On se courtise. On fait des projets. On déménage de Sarcelles à Eaubonne. On rapatrie les plus jeunes de chez Zina. On tombe enceinte.
Le père n’incite pas ses enfants à l’appeler maman. Il faut leur laisser du temps, ose-t il.
Les jumelles tentent bien d’en savoir un peu plus sur Khadija. Elles questionnent le père, les tantes et les oncles de passage. Elles persistent même à entendre les fables de Zina. En grandissant, elles découvrent des incohérences, on ne peut plus les enfumer aussi aisément. On dit qu’elle a fait le malheur mais sans décrire la nature des actes. On dit qu’elle a trahi la famille, sans préciser avec qui ni pourquoi. On dit qu’elle vit encore quelque part en Algérie, sans jamais dire où. Les explications sont une suite d’antiennes immuables qui s’effilochent face à l’intelligence des enfants. Le nom de Khadija, que l’on ne prononce jamais, résonne encore comme une promesse non tenue. Surtout pour Samir et le petit dernier. S’ils ne viennent pas de ce ventre-là, alors d’où viennent ils ? Et c’est là que réapparaît la ghula. Le père ne donne pas plus d’explications, se contente d’entretenir l’histoire de la répudiée avec des phrases courtes et affadies par le temps. Il laisse les autres vanter son courage, lui, le père héros qui a tout quitté avec ses enfants.
Son silence récuse la fureur du questionnement, son silence scelle les bouches.
Soisy-sous-Montmorency, 1979
L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.
La femme française que l’homme oppose aux ordres de Zina est ma mère. Elle est folle amoureuse de lui. De ses boucles brunes, de son visage rond, de sa bonhomie affichée en public, de ses longs cils, de sa manière de fumer ses cigarettes. Ses longues heures taciturnes l’intriguent plus qu’elles ne l’effraient. C’est un homme qui a embrassé la France, ses mœurs et ses vignobles. Elle ne se méfie pas de ses silences qu’elle prend pour de la sagesse. Pas plus des conséquences de l’exil, qu’elle tente d’apaiser comme elle peut.
Extraits
« Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais. J’aurais aimé moi aussi avoir un compagnon de route. Un Tom Sawyer ou un Jarre qui m’arracherait à ce quotidien de peur et d’abandon. Ces enfants livrés à eux-mêmes pour différentes raisons avaient eu la chance de naître de parents aimants: Mark Twain, Selma Lagerlöf, Robert Louis Stevenson. Dans ma vie, le jeune Jim Hawkins ne prenait jamais la mer et restait à quai, fasciné et terrorisé par la violence de Billy Bones. Mes parents se détournaient de mon histoire, de ma réalité, laissant le hasard faire les choses. » p. 50
« Quelques voisins étaient sortis pour observer notre débandade, incrédules. Nos parents n’avaient prévenu personne. La honte suintait de mes yeux comme d’une blessure ancienne. Nous passions pour des fuyards. Je m’enfonçais autant que je pouvais sur la banquette arrière.
Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle.
Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. » p. 127
Alexandre Feraga est né en 1979. Son premier roman, Je n’ai pas toujours été un vieux con (2014), a connu un beau succès en librairie. Avec Le frère impossible (2023), il poursuit son exploration autobiographique entamée avec Après la mer (2019). (Source: Éditions Flammarion)
En deux mots
Pour ses huit ans, ses parents emmènent Nina à la foire. Mais devant le stand de tir la fillette disparaît. Fort heureusement, elle est retrouvée saine et saine le lendemain. Sauf que sa mère ne reconnaît plus sa fille. Pire, elle accumule des indices troublants qui la confortent dans son idée, elle a affaire à une autre personne.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
«Je ne reconnais plus ma fille»
Le troisième roman de Stéphanie Kalfon est un habile thriller psychologique. Après la disparition de leur fille dans une fête foraine, un couple passe une nuit d’angoisse avant qu’elle ne soit retrouvée. Sauf que pour sa mère, il ne s’agit plus de la même personne.
Nous sommes précisément le 9 novembre 2022, le jour où Nina fête ses huit ans. Pour marquer l’événement, Emma et Paul, ses parents, décident de lui offrir une sortie à la fête foraine. Tout va pour le mieux jusqu’à cet arrêt au stand de tir. Après l’ultime tir – réussi – c’est pourtant un sentiment de panique qui le gagne. Car Nina a disparu. Et malgré les recherches presque instantanées qui sont menées, il est impossible de la retrouver.
Après une nuit d’angoisse, la police leur annonce que la fillette est retrouvée non loin de là. Partie à la poursuite d’un chaton, elle s’est perdue dans la forêt avant de trouver refuge dans un abri chantier où elle est restée enfermée jusqu’à ce que des ouvriers ne le retrouvent et ne préviennent les forces de l’ordre. C’est au moment des retrouvailles que le drame se noue. Emma a un doute. «Ma petite fille s’est perdue hier soir, un ouvrier l’a trouvée ce matin, nous rentrons chez nous, fin de l’histoire. Pourtant, j’en suis sûre, je n’ai pas retrouvé ma fille. (…) Elle est une vraie ténèbre; y avancer équivaut à envisager que le soleil ne se lève pas demain.»
À partir de ce moment, on plonge dans une enquête minutieuse qui explore chaque détail qui permettra de justifier cette intuition. Comme son «cœur en sa présence ne sourit pas», elle a forcément affaire à un imposteur. Aussi un grain de beauté qui n’est plus à sa place ou encore une teinte de cheveux différente vont la conforter dans cette opinion qui va vite devenir une obsession.
« En surface, je singe ma vie antérieure, mais j’habite clandestinement mon propre arrière-pays. Je me suis réfugiée dans un lieu qui n’existe pas vraiment, situé en dessous du chagrin, un espace qui ne rejoint plus la maison. » Elle pense tout d’abord trouver auprès de Paul une oreille attentive, avant de comprendre qu’il s’éloigne peu à peu d’elle, qu’il voit son épouse basculer dans la paranoïa.
Elle va alors demander à Nina elle-même de l’aider. On comprend alors qu’elle est perdue, que son délire est profondément ancré, à l’image du traumatisme vécu durant son enfance et qu’elle pensait avoir éloigné.
Derrière cette femme prête à tout pour qu’on lui rendre son enfant, Stéphanie Kalfon réussit un roman aussi fort que dérangeant. Parce qu’elle parvient à associer le lecteur à cette chute que l’on sent inéluctable, que toutes les tentatives faites pour l’aider vont échouer, que la folie la gagne au fil des jours. La spirale infernale est enclenchée…
Après Les parapluies d’Erik Satie (2017) et Attendre un fantôme (2019), Stéphanie Kalfon confirme son talent d’exploratrice de l’âme humaine avec toutes les sortes de circonvolutions qui la rendent aussi complexe que fascinante.
Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau
Stéphanie Kalfon
Éditions Gallimard, coll. Verticales
Roman
208 p., 18,50 €
EAN 9782072994852
Paru le 05/01/2023
Où?
Le roman n’est pas précisément situé en France.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Pour me consoler, la petite fille revenue de la nuit pose sa main sur mon épaule, je la saisis mécaniquement : elle est fraîche et potelée, mais ce geste ne suffit pas à dissiper mes doutes. On pourra bien me dire que cette enfant a gardé son visage de la veille, que sa voix désordonnée reste inimitable, que cette pâleur dans les yeux c’est tout elle, comparer ne mène à rien. Cette enfant n’est pas la mienne. »
Emma, la narratrice de ce roman, raconte le trouble qui la saisit en revoyant sa fille Nina, disparue plusieurs heures un soir de septembre. Quelque chose dissone dans leurs retrouvailles, un « presque-rien », provoquant chez Emma une vrille qui nous plonge dans une vertigineuse incertitude.
Les premières pages du livre
« J’ai perdu ma fille Nina la nuit du neuf novembre deux mille vingt-deux, date de son anniversaire. Pour ses huit ans, Paul et moi l’avions emmenée dans une fête foraine. Les stands étaient dressés sur le parking d’un hypermarché en périphérie de la ville. À l’époque se trouvait un chantier en contrebas et d’imposants travaux. Je me souviens des grues au long cou, d’une forêt immobile, de la joie de Nina quand elle a aperçu la Grande Roue. « Ce qu’elle a grandi, la petite ! » a dit Paul. Avant la naissance de ma fille, je ne connaissais pas la taille de mes rêves, je veux dire, leurs dimensions réelles. Grâce à sa présence, j’ai pu mesurer leurs étroitesses, leurs immensités et, parfois aussi, leurs inaccomplis. Nina tient entre ses mains mes forces vives : pour elle, je peux dépasser l’impensable.
— Allez viens maman !
Elle m’entraîne vers le stand de tir. Pour lui faire plaisir, Paul se met en tête de remporter le gros lot. Il pose le fusil sur son épaule en imitant un héros de western. Je ris, parce que ça lui va mal. Il a l’air d’un type qui s’est coincé du chewing-gum dans les dents, et pas vraiment d’un dur à cuire empestant le crottin, le désert et la virilité. Il nous regarde, puis tire un premier coup, un ballon rouge éclate : un point. La deuxième fois, je me prends au jeu, je ne regarde que Paul, il vise le ballon vert : deux points ! Il tire une troisième fois, dans le mille, le ballon jaune se déchire avec fracas mais sans panache, j’applaudis, je me retourne vers Nina, elle n’est plus là.
Ma petite fille n’est plus là.
Je cours, j’appelle, je nage à contre-courant de la foule électrique, je traverse des forêts de bruits, de jambes et de bras hirsutes, des gueules indifférentes ou horrifiées, des visages laids, gras, suintants, avec leurs yeux en forme de boules à facettes. Partout surgissent des monstres, des gens maquillés de rires exagérés, leurs voix larsen m’engloutissent… ils ne se poussent pas, les gens, ne me répondent pas, ils restent agglutinés en file indienne devant le train fantôme, ils veulent leur ticket pour le grand divertissement, mon cœur tremble tel un mauvais alcool dans le fond d’un verre, je les harangue et j’implore.
— Vous avez vu une petite fille : huit ans, brune, des couettes, un sac à dos vert, un jean ?
Je perds mon souffle, j’ai la nausée, je m’affole, je crie.
— Madame, s’il vous plaît, j’ai perdu ma fille… Monsieur, vous avez vu une petite fille, huit ans, brune, des couettes, un jean, un sac à dos ?… Nina !!!
Le visage de ma fille est fixé à l’horizon de mon crâne, cible terrifiante. J’accélère, me cogne aux stands pastiches mais personne ne me remarque, les gens me bousculent pour mieux voir à travers le rideau des corps, c’est l’heure du show avec ses fausses bagarres : ici le sosie de Johnny Hallyday tabasse celui d’Elvis Presley, bienvenue dans le grand débarras de la joie unisexe ! Je suffoque, j’ai peine à croire, j’ai peine à croire, à croire mes propres mots : j’ai perdu ma fille.
Une demi-heure plus tard. Peut-être moins. Je ne sais plus. Tout est flou. Je suis debout face à deux policiers. L’un d’eux prend un ton rassurant.
— On va vous la retrouver madame.
J’ai envie de le gifler.
Il nous demande d’attendre en retrait sur le bas-côté de la route, j’obéis, je distingue des uniformes au loin, ils posent des questions à des silhouettes sous les néons insomniaques. Paul se tient raide, hébété. C’est idiot, mais je remarque qu’il ne me prend pas la main. En fait c’est la seule chose dont je me souviens, cet acte manquant et nos corps immobiles. Le flic désigne le contour des arbres massés au loin dans le noir.
— On a mis en place deux équipes pour la battue, on va faire une fouille dans la forêt. Rentrez chez vous, on vous appellera.
Je n’oublierai jamais cette sensation d’alourdissement. L’image noire de la forêt sombre coule goudron dans mon cerveau, ma tête se remplit d’une matière que je ne connais pas, sans lumière. Autour de moi il y a de la vitesse, mais je me noie dans une lenteur spéciale, comment vous dire… je suis aspirée par un irrésistible mouvement, vers un intérieur terne où les minutes s’égrènent, gigantesques et dilatées. Le seul mot pour décrire ce qui se passe, c’est : épouvantable. Je me murmure de petites phrases où m’accrocher en piquets de rappel, orpheline ritournelle : ce soir, la nuit est trop épaisse, comme la mousse au chocolat que j’ai ratée et qu’on n’a pas finie au dîner.
Retour à la maison. Maintenant Paul et moi sommes assis sur le canapé du salon. J’observe les morceaux du décor : les papiers cadeau jetés en boule sur le tapis, le jus de pomme délaissé sur la table basse, la banderole qui trône au-dessus de nous, «Joyeux Anniversaire!», on dirait un pendu. En fin d’après-midi, Nina et moi l’avons accrochée ensemble, j’avais dû affronter mon foutu vertige en montant sur l’escabeau, elle avait tendu le bras pour me donner le rouleau de scotch, ses pieds tremblaient, hissés sur leurs pointes malhabiles, elle essayait d’être à la bonne hauteur ma trop petite Nina, j’entends son rire soudain, oh ! son rire, c’est une flûte enchantée, c’est Mozart. J’observe les partitions étalées sur le piano de Paul, le dénivelé des points noirs et blancs sur les portées, je revois Nina juchée sur les épaules de son père, avisant le salon avec ses yeux de géant pas sûr de soi.
Je ne peux pas dire si on s’est parlé avec Paul. Je ne crois pas. Nous nous tenions côte à côte, séparés par la même peur. Le sang circule en nous, oui, mais on ne sait plus à quel tempo. Il est une lave qui revient sans chaleur, tristesse âcre, poreuse, collante, coulant encore son fleuve de ciment dans nos veines. Je repense à la rivière au bout du jardin de la maison de maman, où j’ai grandi : cette eau noire dans la nuit, cette eau noire dans le jour. Est-ce le fleuve de mon enfance qui me traverse ? Les souvenirs qu’il charrie me figent dans une sidération liquide, et le bronze de pénombre ainsi coulé vient durcir dans le moule du même vocable : épouvantable. Décidément, ce mot s’infiltre dans ma gorge buvard qui n’absorbe plus. Ne peut rien avaler.
Paul se lève brutalement et claque la porte.
— Ne rien faire, ça me rend dingue !
À travers la fenêtre, le froid se lève d’un bond, comme Paul. J’écoute sans réagir le bruit du moteur, départ. Je me demande où mon mari est parti : avec son air de musique classique et son cœur mathématique, est-il bien armé pour retrouver Nina ? Il la cherche probablement au gré des rues en se persuadant qu’il va la sauver, lui, le chevalier-papa soudoyant l’inutile et fendant l’incertain. Je l’imagine hagard dans le hasard, roulant à la seule lueur de sa bonne étoile. Il écrase la nuit, mais elle ne diminue pas, la nuit, non, ici aussi. Aujourd’hui c’est l’anniversaire de Nina, une pensée couteau m’agresse, mon Dieu, est-ce possible de mourir le jour de sa date de naissance ?
Je m’en veux, tout est de ma faute : faire naître quelqu’un, c’est l’exposer au risque de mourir. Mes paupières me brûlent. J’entends qu’on frappe à la porte, je me précipite, ouvrir, non, rien, j’ai rêvé, personne, il n’y a personne hormis l’absence de Nina et la pluie qui commence : elle cherche à me tenir compagnie, la sotte. Je résiste, je trouve tout bête, je suis très en colère.
Assise sur le bord de son lit, j’attrape une peluche, puis un coussin pour y crier à m’en mordre la langue. Sur la commode bleu cyan, je remarque les yeux loupes d’Hector le poisson rouge, coincé dans son bocal. Il a l’air content de nager son ennui dans le sens des aiguilles d’une montre, puis en sens inverse, croit-il qu’ainsi, il a changé de jour ? Oh ce que j’aimerais changer de jour, revenir à la seconde avant que Nina disparaisse. Pour la première fois je réalise que ce poisson est rouge brique, et non orange. Il est d’un vif, vif, fille, fiv, vie… scrabble dans ma tête. Me voilà aussi coincée dans ma nuit bocal, et ainsi de suite, sans suite. Je prie tout bas un dieu inapparent : faites que le poisson ne quitte jamais sa maison, faites que Nina n’ait pas quitté sa chambre, qu’elle revienne vivre une vie identique, faites que rien ne soit arrivé et que tout rentre dans l’ordre des montres.
Quand Paul revient, il me retrouve debout devant la porte de la maison, empaillée. Je suis devenue un mannequin qui me ressemblerait, ma peau est un trompe-l’œil, du papier mâché collé sans soin contre le paysage de la ville. Cessation de vivre jusqu’au retour de l’enfant. Paul panique, tapote mes joues glacées.
— Hé qu’est-ce que tu as, qu’est-ce qui se passe ? …
Sous l’effet de ses mains tremblantes, par contagion je tremble aussi. Il pleure, je pleure. Tout cela ne me dit rien qui vaille, rien qui vaille la peine d’être dit. On dirait que l’horizon s’est hissé pianoforte sur nos lendemains sans chanson, nous abandonnant au néant. Autour, tout est blanc, je crois qu’il neige mais c’est une fausse impression : en se vidant de la présence de Nina, mes pupilles ont aspiré mes perceptions. Cette absence de lumière me fait office de regard, elle est ce qu’il me reste de ma fille. Un blanc. Efface. Maintenant. Les couleurs. Jusqu’à l’obscur. Et je porte cette éclipse en guise de lunettes noires. Elle projette devant mes yeux l’ombre de Nina, mais sans son portrait, une ombre paradoxale qui blanchit les points où je regarde et où ma fille n’apparaît pas. Malgré mes efforts, rien ne la fait surgir.
Ce soir je suis une marionnette à qui on enfile un manteau. Paul m’entraîne vers la voiture. Nos mains se grippent l’une à l’autre, conscientes de ne plus faire partie de l’ordinaire, nous avons basculé dans le domaine de la trouille. Alors nous restons ainsi côte à côte, à l’arrêt.
Je voudrais me lever mais mon cœur reste assis.
La sonnerie du téléphone. Voilà qu’elle retentit. Aiguë, acide, écrue, la sonnerie du téléphone. Paul décroche, ses yeux s’agrafent à la voix du flic, sa bouche grelotte tandis que son visage s’affaisse tel un masque en caoutchouc dont on aurait scié l’élastique. Il pince le coin interne de ses yeux et sourit, je comprends qu’ils ont retrouvé Nina. Je n’ose plus respirer de peur d’endommager la bonne nouvelle. Paul s’effondre dans sa joie ; sous le poids des sanglots, son front chute en avant contre le volant, je ne saurais dire s’il pleure ou s’il rit. Je devrais être soulagée moi aussi, mais quelque chose me retient, une prudence : avant de relâcher la tension, j’attends de voir ma fille. Je ne peux pas desserrer trop vite le moule de ma terreur. Paul ouvre brusquement la fenêtre et jette sur la ville un rugissement qui résonne jusqu’au petit matin. Un clochard lui répond en écho. Moi, je ne dis rien. Moteur, démarrer, la retrouver. La retrouver. La retrouver. Mon cœur balbutie.
Nous dépassons le parking de la fête foraine. Le jour se pointe au loin. Dans sa clarté à jeun, la découpe des stands évidés me fait l’effet d’une suite de carcasses. Je regarde le ciel. Paul me caresse doucement le visage, j’embrasse ses doigts, mes souvenirs m’entraînent à l’époque où nous attendions Noël grâce au « calendrier de lavande », l’âge tendre de ma fille. Lorsque je lui racontais une histoire, si quelque chose n’était pas logique, elle disait : « Maman, je trouve que l’organisateur des mots a mal travaillé. » Je souris, rien qu’à repenser à ces années courte paille où elle apprenait le sens des mots. Les sons faisaient bifurquer les définitions vers des ailleurs ou des proximités inédites, créant dans nos vies une autre vie, comme des lits superposés. Sa voix résonne à nouveau dans l’invisible: «Maman, pourquoi le matin, le ciel c’est une guimauve?», «Et pourquoi le matin, j’ai des miettes de nuit dans les yeux?», «Maman regarde! Une étoile fumante…», «Je t’aime de tout mon cœur et si j’ai fini mon cœur, j’en achète un autre tellement je t’aime», «T’en fais pas maman, ma tête, elle est solidaire», «Je ne veux plus parler d’amour sinon je rêve de tristesse». Sa voix me revient, me rend mon enfant, je ferme les yeux, j’essaye de la toucher de mes mains sans sommeil, la retrouver, la retrouver, mon cœur balbutie. Nous arrivons au commissariat.
On nous fait patienter le temps de finir «les tests médicaux d’usage», nous dit-on. Des professionnels sont en train de vérifier si ma gamine ne s’est pas fait violer. Cette perspective me coupe sec la parole, alors l’inspecteur s’adresse d’abord à Paul. Comparé à moi, mon mari paraît très solide, il utilise convenablement ses intonations, oui, il m’épate, je trouve qu’il fait un automate absolument sensationnel. La seule chose dont je suis capable pour l’instant, c’est de faire bonne figure. Par politesse, donc, j’imite les vivants, j’acquiesce au rythme des intonations de l’inspecteur qui déroule le récit des faits : Nina a suivi un chaton, elle s’est perdue dans la forêt, puis elle a tenté de rejoindre le parking de la fête foraine, mais elle a eu peur et s’est réfugiée dans les sanisettes d’un chantier où elle est restée coincée. Elle a dormi là. C’est un ouvrier qui l’a entendue appeler au secours et qui l’a délivrée, à l’aube.
Autant vous le dire tout de suite, je ne crois pas un mot de cette histoire. Je connais ma fille, ça ne lui ressemble pas.
À l’entrée du poste de police, les silhouettes des flics s’agitent en ombres chinoises. Leur chorégraphie du matin est parfaitement exécutée : cohue des mains aux machines à café, douleurs dorsales, jambes qui craquent, bâillements, griffonnages administratifs, Nina apparaît soudain tel un petit pop-up en relief fragilement appuyé contre la vie.
— Nina !
— Maman !
Ça va très vite, elle se précipite dans mes bras, son sourire devance mon âme, mais je m’arrête en plein élan, horrifiée par ce que je vois : son visage sale, ses cheveux ébouriffés, ses yeux terrifiés, mon Dieu, que lui est-il arrivé ? Paul nous enlace comme un ruban sur un paquet cadeau. Nous restons ainsi, serrés serrés tous les trois : unis, réels, une famille brisée.
Paul échange une poignée de main reconnaissante avec l’inspecteur, j’esquisse un sourire approprié… elle est vivante, elle est là… mais je garde en bouche le goût persistant de l’épouvante. Ma voix reste coincée, mes mâchoires se sont verrouillées, malgré la tension mes sensations ne répondent pas, au lieu d’intensité je me sens prisonnière dans un épais formol, anesthésiée. Pour les réveiller, je serre un peu trop fort la main de ma fille qui se cramponne à la mienne. Ça fait mal et ça ne fait rien. Je regarde longuement Nina, j’attends, mais ça ne fait rien, non. On dirait que j’ai capturé la main de ma fille mais que cette main s’est détachée. Je saisis ses petits doigts, mais je n’attrape rien du moment. Je tressaille, inquiète. Le temps d’une étincelle, ma vue se brouille. Coupure de courant. Douleur fine, quelque chose cède, mais quoi ? je ne sais pas. Je regarde ma fille, et je ne ressens rien. Le fil invisible reliant mon crâne à mon cœur vient de rompre sec, crac, ça casse. Je regarde ma fille, et je ne ressens rien. C’est horrifiant. Je ressens que je regarde ma fille, voilà c’est tout, et cette enfant puzzle tombe en morceaux. Effondrement. Face à elle à présent, je ne me sens plus du tout réelle. Debout devant son visage, je n’y vois qu’une esquisse représentant ma fille, j’ai envie de le rectifier comme quand je fais travailler mes étudiants aux Beaux-Arts. Lisser, gommer, restaurer, dégrader, insister, griser, hachurer, contraster cette matière et y déposer un souffle. Mes pieds ne touchent plus vie.
Tout cela, bien sûr, a lieu dans l’infime et sans bruit, entre Nina et moi. À travers son sourire préoccupé, je décèle qu’elle cherche ma douceur habituelle, mon attendrissement, peut-être aussi qu’elle vérifie que je suis bien vivante. Je devrais lui rendre son sourire pour la rassurer, mais je ne peux pas, je suis en colère, pourquoi ? À cause des élastiques bleu et jaune dans ses cheveux défaits. Ils me dérangent, ils m’agressent. Une nouvelle décharge me parcourt, un éclair fend mon cœur en zigzag, cinglant frisson qui laisse au passage la trace d’un petit rien, une rayure, un doute minime ramassé sur le chemin des événements, au bord de cette nuit. Ce doute déposé dans mon esprit, sans preuve, s’épaissit brusquement, qu’est-ce que c’est ?… De l’étrangeté, oui c’est ça, de l’étrangeté ! Apparu à cet instant même, dans sa traîne de malaise, voilà qu’il pèse déjà en sourdine sur la musique de ma vie pour en baisser le volume jusqu’aux abysses. Il a déguisé sa voix dans la mienne, il cherche à se rendre indistinct et c’est ainsi, decrescendo, qu’il fait descendre d’un ton, puis d’un ton encore, la teneur du réel. L’usant jusqu’à le taire. Je manque de perdre connaissance, Paul me rattrape dans ma chute, je dissimule mon tournis.
— Ça va, ça va.
Il remarque enfin mon sourire sans joie et abrège sa conversation avec l’équipe du commissariat. Ses phrases me paraissent étranges, on dirait des moutons venus se jeter volontairement d’une falaise. Blottie contre moi, Nina attend que je lui parle. Impossible. Elle me fait peur.
— On y va ? annonce Paul.
Un silence nous accompagne jusqu’à la voiture. Interminable. Il prend doucement sa place dans notre famille, comme un toutou.
Je devrais m’asseoir à l’arrière à côté de ma fille, non ? Pas envie. Je la laisse reprendre sa place ordinaire, tout est normal, je rejoins la mienne, à l’avant près de Paul, la place du mort. Nous rentrons dans l’ordre, si ce n’est que de ne pas m’asseoir près de ma fille est un geste agressif. Nina le perçoit. Je l’observe par le rétroviseur : elle est déçue mais elle ne proteste pas. Je devrais être touchée par sa gueule d’ange, la manière dont cette petite fille attend tout de moi, eh bien pas du tout, elle m’agace. Je ne constate qu’une chose : mon cœur n’y est pas.
Comment est-ce possible et où est-il donc, alors, ce cœur ? Auprès de qui est-il donc, mon cœur, s’il n’y est pas ? Ce retour devient excessivement pénible. Je ne comprends pas pourquoi cette enfant traumatisée me perturbe autant. Je me retourne vers elle sans cesse, pourquoi ? sans arrêt je la regarde, pour vérifier, oui, c’est ça ! pour vérifier quelque chose, oui mais quoi ? J’étouffe, j’ouvre la fenêtre, une peur gelée me brûle la gorge, d’où vient-elle puisque tout est fini ?… Mes pensées s’engagent dans une valse dangereuse qui dit : regarde bien, ce n’est pas ta fille ! Je porte la main à ma bouche, Paul ne remarque rien mais la petite assise à l’arrière, si. Elle a tout vu. Elle me fixe, anxieuse, pourtant ça la fait sourire. Est-ce qu’elle le sait aussi ?… Pour distraire l’anormal, je tends à Nina un carré de chocolat récupéré au fond de mon sac.
— Tiens, tu dois avoir faim.
Mon bras tendu est trop court, comme quand on se passait les morceaux de scotch pour accrocher les ballons de sa fête, sauf que ce matin, rien ne colle. Je dis, d’un ton faussé de mère :
— C’est tout ce que j’ai.
Nos mains se rencontrent, elle me remercie, n’empêche, aucun contact, nos peaux sont silencieuses, entre ma fille et moi ce n’est qu’un rien qui passe. Je suis déçue. Quand j’essaye de comprendre, j’achoppe sur une fourche logique : ou bien j’ai un sérieux problème, ou bien nos retrouvailles sont ratées. Je bute, oui, mais mon cerveau trouve une sortie et s’ouvre malgré moi vers une troisième voie d’explication : si je ne ressens rien, c’est parce que ce retour est une fiction. Contrairement aux apparences, je n’ai pas retrouvé ma fille ! »
Extrait
« Aussi extravagant que cela puisse paraître, aussi catastrophique pour moi dans ses conséquences, cette impensable réponse est la seule qui m’apaise. Je sais bien qu’elle ne correspond pas au dehors des faits: ma petite fille s’est perdue hier soir, un ouvrier l’a trouvée ce matin, nous rentrons chez nous, fin de l’histoire. Pourtant, j’en suis sûre, je n’ai pas retrouvé ma fille. Et cette possibilité m’attire et m’effraie. Je résiste à la suivre, elle ressemble au petit chat qui a entraîné Nina hier soir, elle est une vraie ténèbre; y avancer équivaut à envisager que le soleil ne se lève pas demain. Ne se relève plus de cette nuit. » p. 25
Née à Paris en 1979, Stéphanie Kalfon est écrivaine et scénariste. Elle a publié deux romans aux Éditions Joëlle Losfeld, Les parapluies d’Erik Satie (prix littéraire des Musiciens, 2017 ; Folio, 2018) et Attendre un fantôme (2019). Son troisième roman Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau est paru en 2023 chez Verticales. (Source: Éditions Gallimard / Verticales)
En deux mots
Au soir de sa vie Isadora Aberfletch se souvient de sa vie dans la Maison, de toutes ces années passées avec ses frères et sœurs, ses parents et connaissances. Au fil des saisons, les souvenirs affleurent, marqués par les découvertes de l’enfance, les émois de l’adolescence et un drame, la mort de sa sœur Harriet.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Ma vie dans la grande Maison
Pour son premier roman, Perrine Tripier se glisse dans la peau d’une vieille dame contrainte de quitter la grande Maison où elle aura passé quasiment toute sa vie. Son regard sur sa vie en famille, puis en solitaire, est mélancolique et poétique.
La littérature a ce côté magique qui permet à une jeune femme de 24 ans de se glisser dans la peau d’une vieille dame. Perrine Tripier est donc Isadora Aberfletch. Au soir de sa vie, elle se souvient des années passées dans la Maison avec un grand « M ». Il faut dire que la grande bâtisse blanche au milieu d’un grand parc, blottie entre les grands sapins bleus et les érables, est plus que centenaire. Elle aura accueilli plusieurs générations et conserve la trace de leur passage. Aussi peut-on la considérer comme un personnage qui « enroule ses mailles autour des songes », «juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise.»
C’est dès sa jeunesse qu’Isadora comprend que sa vie se fera entre ses murs et qu’elle sera dictée par ce choix. Pour continuer à pouvoir vivre là, elle ira jusqu’à dire non à Oktav, quand il la demande en mariage, «car il n’aurait jamais voulu qu’on vive dans la Maison». Mais n’allons pas trop vite en besogne et commençons par les jeunes années, quand près d’une quinzaine de personnes vivaient là. Outre les parents et la fratrie, les oncles, tantes et neveux en faisaient une époque joyeuse.
«Je veux me rappeler les voix d’enfants glorieux s’enchevêtrant, la tendresse froide et pudique de Petit Père, les jaillissements d’inspiration de Petite Mère quand elle se levait subitement de table, saisissait les pinceaux dans le pot sur le buffet et se ruait vers son atelier, dans un coin de la véranda. Je veux me rappeler quand Klaus, Louisa et Harriett étaient encore à la Maison, Klaus déjà à l’orée de l’adolescence. Il était beau, le grand frère prodige, brillant, drôle, insolent de talent.»
Perrine Tripier choisit alors d’oublier la chronologie pour nous raconter la Maison au fil des saisons. L’été, quand «tout le monde revenait de la Ville, refluait vers la campagne familière et les forêts nimbées d’ombre lustrale», promesse de joyeuses escapades, de nouvelles découvertes, de construction de cabanes en baignades dans le lac et d’explorations nocturnes nimbées de mystère. C’est aussi en été que s’échangent les premiers baisers.
L’automne symbolise quant à lui, la saison où la maison s’est vidée, où les jours raccourcissent, où le froid s’installe. L’hiver, en revanche, est plus gai. Autour des préparatifs de Noël, de la neige et des parties de luge, cette saison aura été sans doute la plus initiatique.
Reste le printemps et ses promesses de renouveau. Il fallait conclure cette éphéméride avec cette saison. Pour ne pas laisser la mélancolie tout emporter. Pour que les souvenirs heureux, «comme un cri du temps qui brise encore l’oubli», l’emportent sur l’inéluctable solitude, sur la mort qui vient après avoir déjà emporté les parents et la sœur Harriet.
C’est dans un style admirablement maîtrisé, avec quelque chose de proustien, que ce roman va toucher les lecteurs. Un roman qui fleure bon la nostalgie de cette maison et de cette jeunesse perdues. Un roman qui est aussi riche d’une belle promesse, celle du second roman – déjà attendu – de Perrine Tripier.
Les guerres précieuses
Perrine Tripier
Éditions Gallimard
Premier roman
186 p., 00 €
EAN 9782072961076
Paru le 12/01/2023
Où?
Le roman n’est pas précisément situé.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Je marchais à pas lents de bout en bout dans la Maison, et la traîne de fourrure me suivait comme un lourd serpent louvoyant. Bêtes fauves, bois de camphre, pin qui brûle et pain qui fume, j’emplissais la Maison de chaleur et de lumières. J’en étais la force vitale, l’organe palpitant dans un thorax de charpentes et de pignons. »
Hantée par un âge d’or familial, une femme décide de passer toute son existence dans la grande maison de son enfance, autrefois si pleine de joie. Pourtant, il faudra bien, un jour ou l’autre, affronter le monde extérieur. Avant de choisir définitivement l’apaisement, elle nous entraîne dans le dédale de sa mémoire en classant, comme une aquarelliste, ses souvenirs par saison. Que reste-t-il des printemps, des étés, des automnes et des hivers d’une vie ?
Les premières pages du livre
« Pluie fraîche sur pelouse bleue. Herbe d’été humide, relents de terre noire. Toujours ces averses d’août sur les tiges rases, brûlées d’or. Les lourdes gouttes ruissellent sur la vitre, sinuent, serpentent et s’entrelacent en longs rubans de lumière liquide. Combien d’après-midi passées derrière le voile vaporeux du rideau, à suivre du doigt leur tracé nerveux et languide à la fois. Les petits cheveux follets frisent autour des joues, et l’on s’étonne qu’ils soient si blancs alors qu’on est si jeune, nimbée d’éther sous la fenêtre. Et soudain le regard tombe de la fenêtre à la main qui écarte le rideau, et la main est vieille, si vieille.
Il est des lieux qui vous harponnent. Qui enroulent leurs mailles autour de vos songes, qui ajustent leurs griffes, juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise.
Il est des portes dont le bruit quand on les pousse est comme un cri du temps qui brise encore l’oubli.
Il est des escaliers dont on aimerait tant gravir à nouveau les marches, juste une fois, en laissant couler dans sa paume le poli froid de la rampe.
Ça, c’est la Maison.
Il est en revanche des lieux qui font glisser dans votre nuque le malaise moite de l’étranger. Des lieux qu’on ne sent pas résonner en soi. Des lieux qu’on vous impose, qu’on vous oblige à supporter, c’est passager, c’est transitoire, on n’a pas le choix. Quand le monde se fatigue de vous, on vous propose la télé près du lit, la table de chevet pour l’étui à lunettes, le papier peint jaune. C’est joyeux, le jaune, et puis il y a tout ce qu’il faut ici, on s’occupera de vous. On nous fait troquer la Maison pour une chambre dans un mouroir médicalement adoubé. Ce papier peint jaune – le coup de massue dans ma vieille nuque.
De toute façon, je n’aime plus que le fauteuil. C’est le seul meuble que j’ai pu emporter. Il a toujours été un fauteuil de vieux ; celui de l’arrière-grand-père, que je n’ai pas connu, puis celui de la grand-tante Babel, quand elle nous rendait visite. Je comprends pourquoi on l’aime en vieillissant ; on se reconnaît en sa poussière, en sa mollesse. Du bout de l’ongle, je taquine les éraflures de son velours vieux rose.
Le confort de caler ses bras dans l’intimité des accoudoirs. Le tissu glisse tout contre soi telle une seconde peau. C’est comme retrouver l’étreinte d’un amant doucereux, qui serait resté bien plus constant que tous les hommes que j’aurais pu connaître.
En y réfléchissant bien, j’ai été la seule à vraiment aimer la Maison. Même l’arrière-arrière-grand-père, qui l’a désirée, imaginée, construite, ne l’a pas autant aimée que moi. Je l’ai aimée assez pour y rester toute ma vie. Pour abandonner mes études à la Ville, parce que je souffrais trop, loin des bois de mon enfance. Pour dire non à Oktav, quand il m’a tendu la petite bague sur le Pont-Noir un mercredi après-midi, car il n’aurait jamais voulu qu’on vive dans la Maison, lui. Il voulait emménager dans un grand appartement du vieux centre, non loin du lycée où il aurait enseigné et où nos futurs enfants auraient appris à nous surpasser. J’ai assez aimé la Maison pour ne rien souhaiter d’autre, dans toute mon existence, que d’y demeurer, blottie au creux des choses familières, me laissant patiner par le temps exactement comme la rampe de l’escalier en colimaçon.
Je ferme toujours les yeux quand je veux m’en souvenir. Je fais ça tous les jours, à chaque minute de conscience, peut-être. Je m’efforce avec impatience, avec violence même, de recréer chaque pièce, chaque recoin. Je m’accroche aux détails, à la forme des interrupteurs, au bruit des boutons de porte qu’on tourne, à la fine couche de poussière sur les ampoules jaunes. Je veux tout revoir, tout sentir à nouveau. Je veux évider l’espace du présent et faire resurgir, à coups de souvenirs forcenés, les lieux que j’aimais tant, que je connaissais par cœur, que j’ai arpentés toute ma vie, et qui, maintenant que je n’y suis plus, s’effacent, se désagrègent.
La Maison comme je l’ai laissée, celle d’il y a quatre mois, peut-être cinq, je me la rappelle. Je me la rappelle un peu trop bien, même. La lente décadence des pièces dépeuplées, des parquets ternis, des couloirs froids où la peinture s’écaille, ça, oui. Le carreau cassé du vitrail par lequel s’engouffrent les feuilles mortes, tourbillonnant faiblement sur le sol du hall comme un couple éreinté valse à la fin de la nuit, je le vois encore, et très nettement. Et aussi les radiateurs en fonte, d’un blanc passé, glacials dans les pièces où l’on ne vit plus, les cheminées murées, les draps sur les meubles dans les chambres où plus personne ne dort. C’était comme ça, à la fin.
Je veux chasser cette image de la Maison. Raviver les couleurs, ouvrir en grand les claires fenêtres où s’engouffre l’air enivrant du matin, cirer l’escalier, nettoyer la table immense de la salle à manger. Mettre le couvert pour une quinzaine de personnes, comme à la grande époque où tous, sans exception, venaient.
Je veux revoir la haute Maison aux planches de bois blanc qui surgissait, quand on rentrait du jardin, blottie entre les grands sapins bleus et les érables, avec l’herbe qui se brisait en gerbes émeraude sur la volée de marches du perron. Revoir la façade aux fenêtres étroites, avec la véranda qui dépassait sur le côté gauche, le toit pointu et haut hérissé par les conduits de cheminées et les pignons d’un blanc immaculé, avec l’œil-de-bœuf du grenier, perché comme l’œil rond et doré d’un géant rassurant, tout ourlé de bois ouvragé. Je veux revoir les étranges toits aigus qui coiffaient les bow-windows, et qui, en hiver, se frangeaient de stalactites. Je veux revoir les fenêtres qui étincelaient dans l’air frais, caressées par les branches des arbres trop proches de la Maison, lorsqu’une légère brise soufflait. Je veux revoir la grande Maison, avec les colonnes de bois sculpté encadrant la porte d’entrée, glacée d’un vernis chaud de caramel solide, et le vitrail de fleurs entrelacées qui laissait filtrer, quand le soleil brillait au travers, des éclats de couleur dans le hall. Peint d’immenses treillis de feuillage tropical, le hall luisait d’un doux bleu. Là s’élançait l’escalier en colimaçon, dans un tourbillon de bois cuivré.
Tout était ouvert, les senteurs de la cuisine circulaient librement et envahissaient la Maison entière. Les voix grondaient depuis le salon jusqu’au grenier comme le murmure d’un torrent rassurant qui roulerait dans les murs. Du fond de mon oreille, j’entends encore. Le parquet craque et dégage des effluves de pin, et même nos pas d’enfants les plus légers font grincer les planches épaisses. On monte l’escalier en courant, parce que c’est plus drôle d’avoir le tournis en arrivant. Le couloir du premier étage dessert les anciennes chambres de l’oncle et de la tante, celles de quand ils étaient petits, et qu’ils occupent toujours quand ils reviennent nous voir avec les cousins. Eux, ils dorment juste en face de notre chambre, à Harriett et moi. C’est plus pratique pour jouer, ils n’ont qu’à traverser le couloir, et chuchoter le mot de passe à la porte pour qu’on sache bien qu’ils ne sont pas des adultes importuns, qui viendraient tout éparpiller avec leurs grandes jambes maladroites. Tout au fond du couloir il y a la salle de bains, la verte, avec sa fenêtre qui coince un peu, mais par laquelle on aperçoit un bout de verger. En face, il y a la chambre de la grand-tante Babel, quand elle vient poser ici ses malles suintant le camphre. Quand tous repartent, on a l’étage presque pour nous tout seuls. Le deuxième étage, on ne peut guère y jouer ; c’est celui des parents, l’étage sérieux, celui avec les deux salles de bains les plus spacieuses. Enfin, Louisa, cette chanceuse, en a une privative, avec une petite baignoire en céramique, derrière sa penderie. Parce qu’elle est l’aînée des filles, elle a la plus grande chambre, et elle est toute seule dedans. Je n’échangerais cependant pour rien au monde ma chambre avec la sienne, car si c’était le cas, nous ne pourrions pas faire autant de bruit avec Harriett, vu la proximité de la chambre des parents. C’est aussi là qu’il y a le cagibi, dont on ne se sert même plus pour les parties de cache-cache : on sait très bien que c’est le premier endroit auquel on pense lorsqu’il faut se dérober au monde. Le meilleur endroit pour se cacher, c’est bien entendu le grenier. Il est moins grand que quand Petit Père était enfant parce que, depuis, ils l’ont scindé en deux pour aménager la chambre de Klaus. J’aime bien la chambre de Klaus. Elle sent le garçon, parce qu’il n’ouvre pas beaucoup la fenêtre. Comme les adultes n’y montent jamais, on est tranquilles. On entend tous les craquements du toit les soirs de tempête, et il y a un je-ne-sais-quoi de rassurant dans cette mansarde tiède comme un cocon de bois suspendu au-dessus de la forêt.
Mais les images défilent en couleurs fanées, vidées de vie. Les visages sont flous, et c’est le plus douloureux, se rendre compte que l’image de ma famille, jeune, vivante, est perdue à jamais. Je me suis perdue également. Qui étais-je, à huit ans ? Maintenant que la vieillesse me casse le dos et me rompt les doigts, je sens combien j’aurais été agacée, enfant, par ma présence d’aujourd’hui, encombrée par ce qui n’est plus. Je haïrais le théâtre de marionnettes que je dresse en pensée pour rejouer sans cesse les images mortes. Qui étions-nous, dans les bois et dans la chambre, dans la cuisine où la soupe fume ? J’agite des pantins dont les visages s’effacent. Qu’importe, il est un moment où certains nous sont tellement familiers qu’on n’a même plus besoin de leur présence physique pour qu’ils soient là. Il n’y a que des gens avec lesquels on a grandi dont on peut vraiment dire les connaître. Notre évolution particulière s’est légèrement teintée de celle des autres, comme l’eau dans laquelle tombe une goutte de sirop, une seule, suffisante pour colorer de menthe pâle le verre entier. Je sais exactement ce que Petit Père ou Louisa aurait répondu à telle remarque, je vois encore le sourire de Petite Mère quand elle nous regardait danser les soirs de printemps. Alors, il me semble revivre pour un temps, dans ce corps d’aujourd’hui, ce corps pénible et grinçant, les jours qui s’achevèrent et les jours qui leur succédèrent, au creux de la Maison.
Je veux me rappeler les voix d’enfants glorieux s’enchevêtrant, la tendresse froide et pudique de Petit Père, les jaillissements d’inspiration de Petite Mère quand elle se levait subitement de table, saisissait les pinceaux dans le pot sur le buffet et se ruait vers son atelier, dans un coin de la véranda. Je veux me rappeler quand Klaus, Louisa et Harriett étaient encore à la Maison, Klaus déjà à l’orée de l’adolescence. Il était beau, le grand frère prodige, brillant, drôle, insolent de talent. Je voudrais râler encore quand il enchaînait les gammes à six heures du matin et que la douce plainte éraillée de sa trompette réveillait toute la famille. Je veux retrouver Louisa, la plus jolie des filles, comme si elle avait absorbé de notre mère tout son éclat, n’en laissant plus ni pour moi ni pour Harriett. Je me souviens que quand je passais, traînant les pieds sur le parquet du second, devant la porte entrouverte de Louisa, elle n’était ni sur son lit, ni dans son fauteuil, mais toujours devant le miroir de son cabinet de toilette, en train de fondre ses yeux dans les siens, à guetter les paillettes d’or au fond de l’iris.
Combien je donnerais pour retrouver la chambre avec les deux petits lits côte à côte, celui de Harriett et le mien, avec la lampe au milieu, sujet de tant de disputes entre nous, moi qui voulais toujours lire plus tard qu’elle ! Son visage de poupon chafouin qu’elle cachait sous la couette en hurlant que je l’empêchais d’effectuer ses huit heures de sommeil… « T’auras qu’à te lever moins tôt », je jubilais, tournant lentement les pages de mon roman pour la faire enrager. « Tu sais bien que Klaus va encore nous réveiller avec sa maudite trompette, alors éteins ! » protestait-elle, indignée, les larmes au bord des yeux, frappant l’oreiller. « J’éteindrai quand j’aurai fini mon chapitre. » « Fais voir où t’en es. » Je lui montrais une fausse page. « Tu vois, presque fini », j’assurais. Elle se mettait à siffler comme un serpent, je mentais, j’étais la pire des sœurs, si elle le disait à Louisa… Elle suspendait la menace et me jetait un regard furibond de sous les draps. Harriett s’en remettait tout le temps à notre sœur aînée pour régler nos différends, parce que celle-ci était d’une partialité et d’une injustice absolues. Elle donnait toujours raison à notre benjamine, qui avait d’adorables boucles sombres que Louisa aimait à coiffer, alors qu’elle disait que ma tignasse était « perplexifiante ». Mais comme Harriett était loin d’être docile, le plus souvent Louisa sortait de la chambre en claquant la porte, et se cloîtrait dans la sienne pour rêver de grands lustres et de dîners entre amis.
Même la Maison de l’adolescence, je voudrais la revoir. Celle qui me hantait tous les soirs dans ma chambre d’étudiante, et qui me faisait haïr le Collège, maudire les études. Elles m’avaient arrachée à mon foyer, à ma vie, à mes promenades dans les bois et à mes après-midis passées à lire, blottie sur le rebord trop dur de la fenêtre. Mais le triomphe des vendredis soir ! Quand je me ruais dans le train, bondissais sur mon siège, trépignais d’impatience, les lèvres étirées en un irrépressible sourire, et que l’inexorable machine m’emmenait loin des tours de la Ville ! J’adorais alors l’arrivée en gare, qui me semblait interminable pourtant, et le moment où je voyais Petit Père, près du coffre ouvert qui attendait ma valise, avec Harriett déjà dans la voiture, car elle finissait plus tôt les vendredis.
« Madame Aberfletch ? Vous m’entendez ? Je pose votre plateau sur le bureau, vous mangerez quand vous voudrez. »
Et voilà cette aimable infirmière qui vient tout dissiper dans son parfum à la rose. Qu’elle aille au diable avec sa blouse blanche et sa jeunesse insolente, sa voix limpide de fille vivante, qui rentre chez elle le soir. Elle doit attendre l’été toute l’année, cette saison du corps liquide, des soirées blondes.
Été
Je n’aimais rien tant que les étés, à la Maison. Tout rayonnait alors, dans la langueur moite des vacances, qui semblaient infinies, étirées par les longs jours d’ennui délicieux. Dès les premières chaleurs du mois de juin, tout se mettait à scintiller, à déborder de vie. Les érables et les sapins paraissaient gorgés d’une sève incandescente ; l’herbe, d’un vert insolent, était traversée de grands aplats de soleil.
Tout le monde revenait de la Ville, refluait vers la campagne familière et les forêts nimbées d’ombre lustrale. Il suffisait de se tenir à l’orée du bois pour sentir le vent embaumé de résine exhaler son murmure. Quand nous étions enfants, le frère et la sœur de mon père, oncle Bertie et tante Hilde, venaient chaque été avec leur famille. La joie quand on annonçait : « Les cousins arrivent ce soir ! » La journée s’imprégnait alors d’une agitation impatiente qui nous faisait sautiller en cercle dans le salon, et, grondés par Petit Père, nous remontions l’escalier en étouffant des rires nerveux. L’après-midi se passait en préparatifs affairés ; j’adorais seconder les parents, avec une attention minutieuse. Je veillais, tel un petit despote, à ce que le grenier soit aéré, les coffres à jouets ouverts, les draps pliés soigneusement sur les lits. Je dévalais l’escalier en colimaçon qu’on avait ciré pour l’occasion, je tourbillonnais dans le hall traversé par la lumière concassée du vitrail. Je venais vingt fois dans la cuisine, je me penchais sur le feu, je humais les fumets en soulevant, d’une main un peu tremblante, le couvercle des soupières. Je savais que la nourriture presque prête était le signal : les cousins seraient bientôt là, et nous serions tous, sous peu, attablés ensemble dans un brouhaha insupportable de rires sonores, relâchant la frénésie d’une longue journée d’attente.
Le soir de l’arrivée des cousins, chaque début d’été, était toujours le même. Ils étaient en général exténués de la route qu’ils avaient subie toute la journée, de la promiscuité des voitures, de la chaude haleine du goudron, du soleil reflété sur les carrosseries rutilantes. On s’attablait néanmoins avec entrain. Quand tout semblait valser de lumières et de rires et de parfums, quand l’on était sans cesse interrompus dans nos histoires par un plat qui passait, ou par une autre histoire qui jaillissait à un autre bout de la table, et quand je me renversais sur ma chaise pour dévisager furtivement ceux qu’on n’avait pas vus depuis Noël, je me sentais immergée dans un bain de joie liquide, dorée et pétillante, embaumée par l’odeur de miel des cigares de l’oncle Bertie ou celle du thym en déliquescence dans le jus du poulet. Mon regard faisait un tour de table et coulait machinalement sur les visages familiers, pour s’accrocher à ceux des cousines, toujours plus jolies année après année. J’étais fascinée par leur nez, surtout, petit et rond, et qui venait de la belle-famille de Bertie. Lui n’avait pas échappé au nez familial, busqué et long, où glissait la lumière comme sur une lame. Amelia et Magda avaient tout pris de leur mère, une sorte de grâce blonde et charnue, avec une peau toute rose sous le cou, une peau de fleurs fraîches perlées d’eau dans des vases cristallins. Toujours assises côte à côte, faisant circuler avec précaution le pichet quand il passait devant elles, elles riaient bien franchement à toutes les facéties de Klaus ou Harriett. Chaque été, les deux cousines, sitôt qu’elles descendaient de voiture et posaient le pied sur les marches du perron, se jaugeaient du regard avec Louisa. On ne savait alors pas, dans les premiers instants de leurs retrouvailles, si Louisa et elles allaient s’écharper ou bien s’échanger quelque pique de jolies filles ; mais non, elles tombaient dans les bras les unes des autres et rentraient en riant dans la Maison, entraînant dans leur sillage un parfum d’huiles précieuses. Harriett et moi passions peu de temps avec les cousines, qui partageaient le caractère de Louisa et étaient du même âge qu’elle. Nous étions les petites importunes, bruyantes, un peu inquiétantes je le crois. Klaus ne manifestait aucun intérêt particulier pour les cousines, et était assis à table à côté d’Aleksander, le fils chéri de ma tante Hilde. Aleksander associait au nez traditionnel des Aberfletch un regard d’acier qui tranchait avec la profondeur d’étang sale de nos yeux à nous. Il avait des cheveux un peu plus cendrés et pâles que les nôtres, et sa tête très droite accrochait les reflets de la lampe de la salle à manger, qui projetait son halo chaleureux sur la table entière. Aleksander et Klaus ne s’entendaient pas plus que cela, mais, étant les aînés des enfants, ils avaient appris à demeurer ensemble, dans une sorte de fraternité défiante, à mi-chemin entre la compétition et la solidarité. Ils rivalisaient d’adresse lorsqu’ils se servaient de l’eau, et c’était à celui qui lèverait la carafe le plus haut, sans que le mince filet ne déviât de sa course. Nous battions des mains en fixant l’eau troublée qui remplissait rapidement le verre, et hurlions quand celui-ci était près de déborder.
Les adultes étaient nerveux, ils nous envoyaient au lit tôt en nous disant de ne pas « faire la java jusqu’à pas d’heure comme l’année dernière ». Les cousins et nous échangions alors un regard joyeux, notre complicité tout à coup ravivée par cette réminiscence d’un passé commun. Dans nos yeux, un bref instant, défilaient des souvenirs noyés de lumière estivale, tremblotants de rires et d’écorchures aux genoux. On accompagnait les cousins jusqu’à leur chambre en dansant, tout excités de les revoir chez nous, et Klaus faisait gronder sa bonne voix en train de muer et jouait au « grand », en disant « je monte chez moi, soyez sages les enfants ». Aleksander rouspétait un peu, parce qu’il avait le même âge que lui, mais était obligé de dormir avec les deux cousines, qu’il ignorait allègrement la plupart du temps. Alors Louisa et Klaus s’enfonçaient à nouveau dans la pénombre de l’escalier, et nous restions, Harriett, les cousins et moi, dans le couloir sombre, le terrain neutre entre nos deux chambres. Par la porte entrebâillée, nous voyions avec plaisir que leurs valises avaient été montées comme par miracle par un parent dévoué, et reposaient sur leurs lits respectifs, dans le halo jaune de la lampe. Cette chambre restait vide toute l’année, avec les sommiers nus et froids, sauf quand les cousins venaient. Alors on déployait de grands draps frais pour eux, encore parfumés des brins de lavande disséminés dans les penderies. Les cousins avaient toujours les yeux fatigués, le premier soir, mais ils semblaient vraiment heureux de revenir. Harriett et moi restions dans l’encadrement de leur porte, à les regarder se précipiter à la fenêtre comme pour vérifier si la vue n’avait pas changé depuis l’été dernier. Alors, satisfaits, ils se frottaient les yeux en bâillant et nous souhaitaient une bonne nuit. Je prenais Harriett par l’épaule pour la forcer à rentrer dans notre chambre, parce qu’elle était bien trop échauffée pour dormir, et voulait jouer, tout de suite, à un cache-cache dans le noir, ou à espionner les adultes, ou à surprendre Klaus dans son grenier, en montant tout doucement l’escalier pour éviter qu’il grince. Je lui disais que nous avions tous les soirs de l’été entier pour y jouer, et elle me suivait avec une résignation teintée de plaisir.
Dans mon lit, allongée les yeux grands ouverts, tout entière tournée vers le plafond noyé d’ombre bleue, je sentais le poids des deux étages au-dessus de moi, et je devinais le fourmillement des adultes en dessous, débarrassant la table, avec le grondement chaleureux de leurs voix rauques. J’écoutais les bruits de la nuit qui se préparait, Louisa en haut qui marchait à pas pressés depuis son cabinet de toilette jusqu’à son lit, les cousins de l’autre côté du couloir qui rangeaient leurs affaires dans les armoires, débarquant, s’installant, reprenant possession de la chambre qu’ils retrouvaient chaque été. Je me sentais entourée des gens que j’aimais, comme si je faisais partie d’un tout et que la Maison, enfin pleine de cette grande famille, du même sang que moi, vivait pour de bon. Je savais que ce n’était pas trop grave si nous nous couchions un peu tôt aujourd’hui, parce qu’il y en aurait d’autres, des soirs. La petite voix éraillée de Harriett finissait toujours par s’élever dans le silence, et elle hasardait un : « C’est bien qu’ils soient là, les cousins. » D’autres nuits, je lui aurais dit de se taire, parce que je n’avais pas envie de parler. Mais là, j’étais blottie dans mes draps, et le vent d’été soufflait doux contre les volets, dehors. Alors je lui répondais simplement : « Oui, c’est vraiment bien. » Nous parlions de ce que nous ferions demain. Dans le noir presque complet de la chambre, je ne distinguais de Harriett qu’une petite masse sombre sur l’oreiller tout gonflé d’ombre claire, énorme par rapport à sa tête. Et c’était mon moment préféré de la journée, rempli de promesses, de projets, d’idées rendues plus folles encore car déjà entremêlées d’une demi-conscience pleine de rêves. Nous glissions dans le silence comme une étincelle à la surface de l’étang, et les flots du sommeil se refermaient sur nos yeux.
Nous laissions les journées s’écouler comme un filet de lumière liquide. C’était le temps précieux des heures élastiques, des matinées évanescentes, des après-midi infinies.
Le matin était toujours un moment du chacun pour soi. On remarquait à peine que la Maison était peuplée d’autres que nous, tant tout était silencieux, avec les portes closes des dormeurs tardifs, le salon vide mais sentant encore le cigare au miel de Bertie.
J’étais toujours réveillée avant Harriett, parce que mon lit était le plus proche de la fenêtre, et qu’un rayon de soleil blanc filtrait toujours par l’interstice des volets, découpant sur mes draps un fuseau tiède. Je restais quelques minutes dans les draps chauds, mais j’entendais les oiseaux dehors, le bourdonnement confus des guêpes se cognant contre le montant de la fenêtre, et j’avais soudain une envie folle de regarder le jardin, de voir se déployer devant mes yeux la pelouse étincelante du matin, et de sentir la brise glorieuse gonfler ma robe. Je n’ouvrais pas les volets pour ne pas réveiller Harriett, et mes yeux habitués à l’ombre pâlie distinguaient sans trop de peine les obstacles qui séparaient mon lit de la porte. Je me faufilais lentement hors de la chambre, avec précaution pour ne pas trop faire grincer le parquet. Mes orteils rencontraient d’abord la fermeté du plancher, puis le tapis un peu rêche qui chatouille la plante des pieds. J’évitais avec précaution les angles saillants de nos deux lits, du coffre à jouets, de l’armoire, et je jetais un regard anxieux vers la petite boule pelotonnée sous sa couette fleurie, pour vérifier qu’elle n’avait pas bougé. Alors je posais une main sur la poignée, l’autre sur le pêne, et je tirais d’un coup sec, pour que le battant ne couine pas – car une porte mal huilée fait toujours plus de bruit quand on l’ouvre lentement. La lumière matinale qui inondait le couloir me faisait vaciller un instant sur mes jambes. La rangée de portes fermées était intimidante, et empêchait de savoir si j’étais la première levée ou non. C’était encore un peu étourdie que je descendais l’escalier. Là encore, il fallait éviter le gémissement du bois, contrôler ses appuis, préférer certaines marches à d’autres, et donc faire des pas de géant, en se cramponnant à la rampe pour ne pas perdre l’équilibre. C’était la première aventure de la journée, réitérée chaque matin.
Quand je traversais le hall désert, le feuillage se déployait là effrayant, car la lumière du matin y jetait un reflet froid, et les fleurs peintes semblaient estompées, comme d’anciennes étoiles en train de disparaître. Les carreaux étaient toujours glacés, et je passais bien vite dans la cuisine. Là, l’horloge cliquetait, et c’était le seul moment où je la remarquais, car le reste du temps sa pulsation mécanique était couverte par les bruits de la Maison, les rires, les voix, le fracas discordant des casseroles qu’on entrechoque en les rangeant. La cuisine était fraîche, on avait laissé les fenêtres et les volets ouverts au rez-de-jardin, pour que circule l’air de la nuit. Le matin, on chassait les papillons couleur d’écorce qui s’y étaient faufilés pour se blottir dans la chaleur des murs. Ils voletaient, maladroits, et leurs ailes tremblotantes battaient les carreaux sans trouver la sortie.
Je refermais les fenêtres, en me mordant la lèvre quand elles claquaient un peu fort. La vaisselle sur l’évier avait séché, et une flaque d’eau froide ruisselait goutte à goutte du rebord jusqu’à la bonde. J’aimais beaucoup les fenêtres de la cuisine, avec des petits carreaux encadrés de blanc, donnant sur le verger qui s’éveillait. Je me hissais sur le plan de travail encombré de pots et de spatules, et je collais mon nez à la vitre. J’observais à travers la buée de mon souffle les vagues silhouettes des arbres chargés de fruits. Les feuilles d’un émeraude timide frétillaient au soleil, comme des petits poissons à nervures vertes.
Je passais dans le salon, dans la bibliothèque, déserts, et je soupirais déjà d’ennui, me disant que, décidément, les adultes étaient trop feignants, à dormir ainsi alors que le jour se déroulait sans nous attendre. Soudain, j’entends un mouvement au-dessus. Un bruit de pantoufles légères fait grincer le parquet ; le jeu est alors de deviner qui c’est. Si ça descend l’escalier vite, c’est Harriett ou Klaus. Les cousins dévalent vite aussi, mais moins que nous, surtout les premiers jours : il faut qu’ils se réhabituent aux marches traîtresses dans leur bois brillant. Un pas lourd et lent, c’est l’oncle Bertie. Bertie, le matin, sent extraordinairement bon, parce qu’il fait toujours sa toilette avant de descendre, et je l’ai vu, une fois, s’appliquer à grands coups du plat de la main des gerbes d’eau de Cologne dans son cou fraîchement rasé. Sa peau est alors rouge et luisante sous le menton, son sillage se fleurit de grandes herbes balancées au vent.
Et puis, petit à petit, toute la Maison s’agitait, s’étirait, bâillait un grand coup de toutes ses fenêtres ouvertes sur le jardin. Le vent gonflait les draps blancs et semait du pollen sur l’oreiller. Les cousins descendaient un à un, petits visages encore tout ensommeillés, le pli du drap sur leur joue chaude, Aleksander avec ses cheveux de blé dur en épi sur le front. Les adultes laissaient flotter leur grande présence évanescente autour de l’évier, s’affairaient, se passaient les bols en parlant de la nuit écoulée, Hilde qui rouspète toujours un peu parce que les ressorts du lit grincent, et Bertie qui dit qu’il a très bien dormi, en pinçant les côtes de sa « petite femme », Suzy au visage de bouton de rose. Le petit déjeuner était pour nous vite expédié, pas de temps à perdre, vous avez suffisamment roupillé mauvaise troupe, le jardin nous attend, on a mille cabanes à construire dans cent arbres remplis d’oiseaux. C’était comme si mes poumons emplis de l’air du matin avaient doté ma voix de plus d’éclat, et à l’aide de Harriett mon fidèle second, nous excitions bien vite l’entrain de toute la bande, et élaborions déjà mille projets, alors que les parents servaient un café trop chaud pour cette matinée déjà tiède. Le coup d’eau froide sur le visage au-dessus du lavabo, puis le cri de ralliement, nous pliés sur la rambarde de l’escalier : « Tous au jardin ! », « Il est où Klaus ? », « Déjà dans la remise ? », « Et Amelia et Magda, qu’est-ce qu’elles fabriquent encore ? ».
Comme on courait ! En ribambelle de boucles rebondissant au soleil, on faisait toujours le même chemin, et le même enchantement nous saisissait chaque matin, à la même heure du ciel bleu immense. On sortait par la grande porte, on l’enfonçait de nos petites mains encore pâles de début d’été, et on sautait d’un jet la volée de marches du perron. En atterrissant dans l’herbe molle, on reprenait contact avec la terre. Une nouvelle impulsion, nous dévalions la pente verdoyante. Les longues tiges nous griffaient les chevilles, s’agrippaient à nos mollets, et les sauterelles bondissaient autour de nous dans leur farandole désordonnée. La lisière de la forêt, on retenait son souffle. L’ombre était bleue, et les rayons du jour perçaient, obliques, d’or les frondaisons. Ça sentait bon la résine, la bonne résine qui a perlé toute la nuit en nectar de sève. Klaus courait le plus vite. Harriett nous talonnait, elle faisait tout ce qu’elle pouvait mais elle était petite, et elle hurlait en courant, de toute la puissance de ses poumons. Magda, Amelia et Louisa sautillaient en nymphes, comme pour accrocher des guirlandes de perles aux mousses que leurs pieds effleuraient. C’était d’ailleurs leur rôle, à chaque nouvelle cabane, d’ornementer nos abris de bois brut. « Elles ont du goût », disaient toujours les parents, rassurés par leur grâce, sûrs qu’elles se marieraient vite et feraient des enfants.
C’étaient toujours Klaus et Aleksander qui choisissaient le bosquet. Pendant plusieurs années, on avait occupé le même groupe d’arbres aux branches basses, peu moussus, offrant plein d’aspérités pour s’y hisser, avec des feuilles d’un bleu très sombre, qui semblaient toujours vernies de givre. On y revenait chaque jour, même quand on cherchait d’autres endroits, pour varier un peu, étendre la colonie, explorer le monde, avoir un abri de secours en cas d’attaque, de tempête, d’explosion solaire. Notre cabane principale était bâtie un peu comme la Maison. Un toit très pointu, très haut. On s’y tenait debout les premiers étés, puis Klaus et Aleksander ont grandi, et de toute façon ils voulaient se faire des cabanes privées, pour garçons, loin des filles. Pendant un ou deux étés, ils se sont mis à faire sécession, et, paradoxalement, ce furent les étés les plus exaltants de notre enfance. Abandonnées, délaissées, nous les filles devions prendre les choses en main, nous répartir les tâches, afin de protéger notre territoire des garçons qui se tapissaient dans les buissons alentour pour nous faire peur, nous piquer des bâtons, des pierres plates, des cordes. Harriett et moi étions les éclaireuses. C’était de loin le rôle le plus excitant, le plus effrayant aussi. Cœur qui bat la chamade alors qu’on se terre derrière un tronc d’arbre et qu’on doit hasarder un regard derrière notre épaule. Guerrières incandescentes, reines amazones à la crinière de feu, une lance dans une main, un poignard attaché à la cuisse, nous nous déplacions, silencieuses et souples comme des panthères, les doigts crispés sur nos bâtons sales et détrempés par la rosée. Notre mission était de repérer la nouvelle cabane construite par les garçons, et, le cas échéant, de détruire leur base pour les forcer à revenir dans nos rangs. Amelia faisait le guet, parce qu’elle était grande et pouvait rester des heures dans l’arbre, à jouer avec ses cheveux. De plus, son cri était perçant ; nous avions eu mille occasions de nous en apercevoir. Louisa s’occupait du ravitaillement en vivres et faisait la liaison avec la Maison. C’était elle qui devait gérer notre stock de bois pour les extensions potentielles de la cabane, ou les réparations après les nuits de grand vent. Quant à Magda, elle s’était proclamée princesse de la forêt et déambulait, grandiloquente et souveraine entre les arbres, une couronne de lichen entremêlée dans ses cheveux blonds. Quand nous rentrions bredouilles avec Harriett, après avoir, nous semblait-il, écumé tous les recoins de la forêt, nous nous efforcions toutes de nous passer des garçons, et l’excitation retombait, on était juste un peu lasses de rester dans ces bois froids où le soleil filtrait mal, et on songeait à la bonne chaleur qui devait faire briller le potager ou la véranda, là-bas vers la Maison. Et puis les garçons nous manquaient. C’était différent quand ils étaient là, rassurants avec leurs cris fracassants de chevaliers, leurs mollets rebondis et le léger duvet lumineux de leurs bras hâlés. On se sentait une tribu complète et harmonieuse, avec chacun à sa place. On n’aimait guère ces histoires de sédition, au fond.
Tous nos rituels, nos chants, tout ça est oublié. On aurait dû les écrire dans un carnet, j’aurais dû l’avoir là, dans un tiroir, et je l’aurais sorti pour m’immerger encore plus dans les bois dorés de nos dix ans. Je me souviens de quelques choses, des ritournelles d’enfant, vagues, lointaines comme la cloche au cou d’une vache, au fond d’un pré. Ah oui, ça sent le phoque dans cette bicoque, on chantonnait. Les enfants sont infatigables, je crois bien qu’on chantait ça chaque fois qu’on montait au grenier de Klaus. Ça sent le phoque dans cette bicoque, Harriett adorait le dire, elle trouvait ça épatant, très bien tourné, qui sonnait bien. Nous avions des petites trouvailles, qui restaient quelques mois, puis s’évaporaient. À l’adolescence on en reparlait en gloussant, tu te rappelles ce qu’on chantait à Klaus, quand on était petites, et on le redisait un peu, pour faire rire le grand frère. Les cousines, un été, avaient une mélodie en tête, une chanson à la mode, et tout le monde se moquait vaguement de la voix du chanteur, d’une aigreur de grenouille, mais en fin de compte nous fredonnions tous la mélodie, dans notre barbe. Ça surgissait sans prévenir, en se lavant les mains. Les yeux perdus dans le filet d’eau qui coulait sur les paumes savonneuses, on se surprenait à chantonner.»
Extraits
« L’été était ce moment où nous devenions frères avec les cousins, et où l’identité de nos parents se diluait dans celle des oncles et des tantes. La famille se remodelait, Petit Père et Petite Mère me devenaient étrangers, des ombres à peine dans la Maison, qui ne leur appartenait plus, qui ne nous appartenait plus non plus. Les chambres vides soudain vivantes, les salles de bains toujours prises, les verrous tirés de portes toujours ouvertes le reste de l’année, nous dépossédaient avec délice. La Maison ne changeait pas fondamentalement; seulement, nous la regardions d’une manière différente. Quand les cousins étaient là, quand toutes les chambres étaient occupées, que des serviettes humides séchaient un peu partout, imprégnées d’odeurs de savons différentes des nôtres habituelles, je me sentais à la fois perdue et rassérénée. » p. 37
« L’été où les amis de Klaus sont venus, donc – je devais avoir douze ou treize ans -, a marqué notre entrée dans monde plus tourmenté. Déjà parce que cette irruption dans notre vie commune, notre repaire secret au fond des pins, notre Maison familiale, d’une bande de jeunes qui ne partageaient rien avec notre passé, modifia nos rapports à tous, d’une façon à peine perceptible. Ils étaient trois ou quatre, je me souviens tout particulièrement d’un petit blond aux boucles courtes, Paulus, qui avait un air de gentil garçon, toujours prêt à aider, mais avec dans le fond des yeux une lueur espiègle qui ne m’inspirait pas confiance. Il y avait aussi Lukas, grand échalas aux cheveux de paille mûre, avec un long nez un peu pointu et une classe folle… » p.52
« J’avais compris que le passé était la seule chose qui valait la peine que ma vie soit vécue. Moi, la Maison et nos souvenirs, nous ferions de grandes choses. Car les choses familières ne sauraient mourir. » p. 69
« Je sais que je ne peux déjà plus m’étirer dans mes draps, parce que les membres sont gourds. Ne plus pouvoir s’étirer, et pourtant que faire. Je suis une mémoire, un monde. À l’intérieur de moi courent les petits Klaus, Louisa, Harriett, avec leurs yeux couleur d’étang sale. Ces enfants ne vivent plus qu’en moi.
Je ressasse, à longueur de journée, je pense, je pense, je revois, sans revivre. Je fais l’expérience répétée de l’échec des souvenirs, de l’imperfection de la mémoire. J’oublie des choses qui ne resurgiront pas, et l’entreprise me semble alors perdue d’avance. » p. 128-129
« Le I d’Isadora était droit et ferme, et c’est sur le À d’Aberfletch qu’une légère ornementation se dessinait. J’ouvris le paquet. Il y avait deux choses, qui toutes deux me firent monter les larmes aux yeux: une lettre de deux pages, et un livre. C’était, qu’on le croie ou non, La gloire secrète d’Amber Gardano. Mon livre favori, mon livre d’enfance, l’histoire si décisive de cette petite princesse qui fuyait les conseillers de son père à travers le palais, parce qu’elle ne voulait pas qu’on la marie. Je me ruai sur la lettre, il me fallait une explication. Je ne lui avais pas mentionné ce livre. Ma lettre, à vrai dire, avait été assez timide, je lui avais brièvement parlé de la Maison, de combien j’avais trouvé nos billets semblables, dans le journal, et de ma curiosité. Sa lettre, à elle, était giboyeuse et généreuse. Jésabel devint, dès que j’eus atteint le point final de son courrier, la meilleure amie que j’eusse pu trouver, hormis Harriett bien sûr. » p. 134
En deux mots
La programmation, en ce jour de 1935, du Rigoletto de Verdi à l’opéra-comique, va permettre aux spectateurs de découvrir, subjugués, la voix exceptionnelle d’un second rôle, celle d’Elio Leone. L’orphelin, né dans un village napolitain et réfugié en France, voit sa carrière lancée. Mais la Seconde Guerre mondiale va brusquement l’interrompre.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
La voix d’or qui ne résonnera plus
Alexia Stresi, en imaginant la vie d’un ténor italien, réussit un formidable roman sur l’art et la destinée, sur fond de Seconde Guerre mondiale. Plein de bruit et de fureur, cette tragédie est aussi une magnifique histoire de résilience et de passion.
En ce jour de 1935 le directeur de l’opéra-comique joue sa dernière carte. En programmant Rigoletto de Verdi, il pense avoir trouvé l’opéra qui sauvera la salle Favart de la ruine. Et si effectivement le succès est au rendez-vous, c’est surtout en raison de la prestation d’un second rôle dont la voix subjugue le public et la critique.
Elio Leone, c’est son nom, naît à San Giorgio, dans la province de Naples, en 1912. Victime d’une hémorragie, sa mère meurt quelques heures après la naissance. On va dès lors suivre en parallèle l’histoire de l’orphelin en Italie et celle du ténor réfugié en France pour fuir le fascisme. Recueilli par un médecin qui a ouvert un centre d’accueil révolutionnaire prenant en compte les désirs des enfants, Elio comprend que la musique est toute sa vie. Aussi la décision est prise de l’envoyer sur l’île de Zanolla où un prêtre a créé un chœur d’enfants et où il pourra progresser.
À Paris aussi, il progresse. Réfugié sans le sou, il va croiser le directeur d’un théâtre qui va lui offrir un premier cachet avant de le remercier. Mais il a le temps de comprendre que Mademoiselle Renoult peut l’aider. Cette directrice de distribution a engagé et formé les plus grands. Désormais à la retraite, elle va tout de même prendre Elio sous son aile et, durant des années, le faire travailler. Après la salle Favart, sa carrière est lancée. «Il y aura ensuite ses trois soirées de récital, puis tout va s’emballer. Il se retrouve demandé partout. Avec un répertoire fin prêt, ne lui reste qu’à se laisser glisser dans les distributions. Chaque fois, il est celui qu’on écoute. Les salles lui font fête, son apparition au salut déclenche un tonnerre.»
Désormais, tout semble lui sourire, y compris dans sa vie sentimentale. Et malgré les menaces qui se font de plus en plus précises, il se marie. Mais sa lune de miel sera de courte durée, la Guerre est déclenchée. Lui qui avait trouvé refuge en France pour échapper à Mussolini estime de son devoir de partir combattre. À la drôle de guerre fera très vite place un conflit sanglant qui ne l’épargnera pas. Il est fait prisonnier et envoyé dans les camps, d’où il reviendra profondément marqué. Avant de constater que sa femme lui a menti durant toutes ces années. Un choc supplémentaire qui va le conduire à tout abandonner, à errer sans but.
Vous découvrirez comment il finira à Haïti et comment il parviendra à reprendre pied.
Comme dans les précédents romans d’Alexia Stresi, la quête de l’identité est au cœur de ce roman brillant et solidement documenté qui nous offre une plongée dans le monde de l’opéra et au-delà qui sonde les mystères de la voix humaine qui transporte bien plus que les paroles. On peut lire dans son timbre toutes les émotions, voire la vie de celui qui s’exprime. Comme un parfum, elle laisse derrière elle une trace unique.
Alors la romancière peut enrichir son propos de ses souvenirs d’enfance, elle qui avait des grands-parents musiciens, et laisser toute la sensualité, la beauté occuper l’espace. Alors, malgré les drames et malgré cette Seconde Guerre mondiale qui brisera ses rêves de gloire, le lion rugira encore.
Ajoutons qu’après La nuit de la tarentelle de Christiana Moreau, voici le second roman de cette rentrée à parler d’opéra, de Giuseppe Verdi et à évoquer la maison de retraite fondée par le grand musicien.
Et signalons, pour ceux qui auraient la chance d’être à Paris ce lundi 17 avril une lecture de Des Lendemains qui chantent à la Maison de la poésie par l’auteure & Guillaume de Tonquédec.
Des lendemains qui chantent
Alexia Stresi
Éditions Flammarion
Roman
464 p., 21 €
EAN 9782080413277
Paru le 1/02/2023
Où?
Le roman est situé en Italie, à San Giorgio, du côté de Naples et à Milan, en France, principalement à Paris et à Nantes, en Allemagne puis sur l’Atlantique jusqu’à Haïti.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur Paris, 1935
Lors de la première du Rigoletto de Verdi à l’Opéra-Comique, un jeune ténor défraie la chronique en volant la vedette au rôle-titre. Le nom de ce prodige ? Elio Leone. Né en Italie à l’orée de la Première Guerre mondiale, orphelin parmi tant d’autres, rien ne le prédestinait à enflammer un jour le Tout-Paris. Rien ? Si, sa voix. Une voix en or, comme il en existe peut-être trois ou quatre par siècle.
Cette histoire serait très belle, mais un peu trop simple. L’homme a des failles. D’ailleurs, est-ce vraiment de succès qu’il rêvait ? En mettant en scène avec une générosité folle et une grande puissance romanesque d’inoubliables personnages, Alexia Stresi nous raconte que ce sont les rencontres et la manière dont on les honore qui font que nos lendemains chantent et qu’on sauve sa vie.
Les premières pages du livre
« Paris, 1935
Trois élèves-ingénieurs de l’école des Arts et Métiers caracolent à travers le haut Montmartre. Pans de manteaux ouverts à tout vent, allure de chauve-souris, escaliers dévalés en riant. Ces gadzarts sont tout le temps en retard. Ah non, pas pour leurs cours de génie mécanique. Cette passion pour les engrenages, les poulies et les forces les fait maintenant courir vers l’Opéra-Comique. Paraîtrait que la machinerie des décors de Rigoletto est prodigieuse, des gars de troisième année en ont fait les croquis. Espérons que ça vaille vraiment le coup, parce que les tickets n’étaient pas gratuits, c’était ça ou dîner, et pour pouvoir observer ces merveilles d’ingénierie, il va falloir se farcir deux heures de « hurlements de gens qu’on ébouillante », selon la formule prometteuse qui circule à l’école.
Le sénateur Boitard est fin prêt. Sa femme, Benoîte Boitard, non. Quel besoin a-t elle de porter pareil soin à sa toilette, vu qu’il ne la regarde plus ? Dieu, que la vie est mal faite ! C’est Angela, ce petit cœur d’Angela, qui adore l’opéra, mais c’est hélas avec Benoîte qu’il faut s’y rendre. La carrière vaut elle tous ces sacrifices ? Face au miroir psyché du vestibule de leur hôtel particulier, hélas propriété de sa belle-famille, le sénateur aurait presque la faiblesse de penser oui. Il faut dire que le reflet perçu est flatteur. Moustache peignée, nœud papillon amidonné, redingote Lanvin avec rosette à la boutonnière, et tout autour de lui qui commence à s’impatienter et l’a fait savoir, bouquets de glaïeuls, stèles doriques et toiles de maître. Mais tout à l’heure, entre le deuxième et le troisième acte, quand Madame bâillera d’ennui derrière son éventail authentiquement japonais, le sénateur sait qu’il se reposera la question et qu’alors il souffrira. Car à sa manière, oui, il souffre.
La princesse Pouille d’Orset transmet ses dernières instructions avant de sortir. Nous donnerons le souper dans la véranda, compter une vingtaine de couverts. Champagne, crustacés et foie gras, quelque chose de tout simple, façon pique-nique. Soudain, Son Altesse lève la main en un geste gracieux afin d’indiquer qu’elle réfléchit. Le temps est suspendu, le domestique aussi, lui en attente des ordres qui vont lui tomber dessus. Préparez aussi des entremets, finit par glousser la princesse. À quoi bon tenter de résister, les entremets, c’est son péché mignon. Il y aura aussi des fèves de marais à la crème et de la gelée d’ananas au marasquin. Et puis nous ouvrirons la malle à costumes. Il sera tellement amusant de prolonger le spectacle par un brin de fantaisie, surtout si le vrai en a manqué. Ah, et couvrez la cage des perroquets, voulez-vous. Je préfère qu’ils se reposent maintenant et soient en verve tout à l’heure. Si seulement j’avais la possibilité d’en faire autant, hi hi hi ! Allons, approchez la voiture, ne faisons pas attendre cette belle salle Favart !
Bien sûr, parmi les spectateurs de ce soir, il y a aussi de vrais amoureux de l’opéra. Honneur insigne fait à la représentation, une grande dame de l’art lyrique a pris place dans la salle. Si mademoiselle Henriette Renoult a l’air d’une petite chose fragile, il ne faudrait pas trop s’y fier. Cette femme a fait la pluie et le beau temps dans les théâtres du monde entier. L’Opéra Garnier, Salzbourg, le Teatro alla Scala de Milan, la Fenice de Venise lui doivent leurs plus belles distributions. Les néophytes n’auront jamais entendu parler de son métier, les chanteurs ne jurent que par lui. Mademoiselle Renoult était professeure de rôles. Visage impénétrable, allure disons sévère sans que l’on sache si c’est le fait de la timidité ou d’un mauvais caractère, et une mise modeste seulement démentie par un vif éclat dans le regard. Encore faut il arriver à le croiser. La dame, mains posées sur les genoux, a l’air d’une momie. Autour d’elle, des amateurs bedonnants, partition à la main, des gueules cassées de la Grande Guerre qui viennent se nourrir de beauté, des familles pour qui cette sortie est une fête et des premières fois qui vaudront révélation, enfants fascinés par les dorures, commerçants impressionnés par l’importance du lieu, bourgeois que l’opéra ennuie mais qui persistent.
Ce n’est jamais que cela, un public, cet ensemble artificiel d’éléments disparates. Le père de famille, la tête farcie de soucis, voisine un vieux monsieur perclus d’arthrite, dont la femme pense au tricot dans son sac. Les musiciens font encore un foin épouvantable avec leurs instruments. Pendant qu’ils s’accordent, est-ce que ça gênerait qu’elle s’avance dans sa manche ? À côté d’eux, un docteur et son épouse, prise d’une soudaine quinte de toux. J’ai fini ma journée de travail, dit le mari sans trop sourire. Autant il apprécie d’écouter les bronchites au stéthoscope, autant les tousseurs de théâtre l’insupportent. Combien de somptueux si bémol détruits par une toux sèche ? Qu’ils prennent donc leur pâte pectorale avant de venir ! Oui, toi aussi, ma chérie, tu aurais dû. Derrière eux, des ouvriers occupent une moitié de rangée. Depuis deux semaines, ils tiennent sans relâche un piquet de grève et ont mérité de se détendre un peu. Rigoletto ? Le titre leur a plu, on verra bien. Problème, une élégante dans ses derniers éclats renâcle à s’asseoir à côté de leurs bleus de travail et s’en ouvre à l’ouvreuse.
— Mademoiselle, vous voyez ça comme moi, n’est-ce pas… Il doit bien vous rester une loge disponible pour les gens de mon rang !
Le regard de l’ouvreuse sourit, mais pas à son interlocutrice qui sent l’avantage lui échapper.
— Princesse Loupiac de Montratier.
Le nom à rallonge a claqué comme un coup de fouet. Était-ce une pointe de menace dans la voix ?
Peu importe.
— Les gens comme vous ne se sont pas tous fait couper la tête à Versailles ?
Témoins de l’échange, un député radical et son collègue communiste s’esclaffent. Un troisième député les accompagne, plus difficile à situer sur l’échiquier politique, celui-là, d’où l’invitation qui lui a été faite. L’homme est mélomane. L’opéra a servi d’appât, quand c’est le dîner d’après qui compte. Attablés dans un restaurant de la rue Taitbout, tous trois ont à parler sortie de crise, avenir du pays et alliances, espérons.
Chacun a sa raison d’être ici ce soir, des bonnes, des faiblardes, d’autres carrément mauvaises.
— Du moment qu’ils ont payé leur place, je me tamponne de savoir pourquoi ils sont là, marmonne Jean-Marie Gheusi.
C’est un directeur nerveux, monsieur Gheusi. Son visage poupon est moins jovial qu’à l’ordinaire, tirant même sur l’écarlate. En redingote de soirée, il est venu se poster à l’œilleton du rideau rouge pour regarder les retardataires finir de lui remplir sa salle. Plus un strapontin de libre ! Si seulement ça suffisait à remplir aussi les caisses… Mais non, ce théâtre est un gouffre. Toutes ses économies personnelles y sont passées sans avoir le moindre effet sur l’océan de dettes. Comment le comptable a t il appelé ces pertes ? Structurelles, voilà. La faute à des « pertes structurelles ». L’électricité, par exemple. Elle a tellement augmenté qu’on rêverait de revenir à l’éclairage à la bougie. Hélas, leur usage est interdit parce que trop dangereux pour les charpentes en bois. Dès lors, bien obligé de continuer à payer ces factures exorbitantes. Le loyer ? Une horreur. Il a quasiment triplé en deux ans. C’est la crise pour nous aussi, ont argué les propriétaires des murs. Peut-être est-ce vrai. Plus personne n’a les moyens de résister à autant d’inflation. Constat amer où niche un seul motif de consolation, ce n’est pas la gestion de Gheusi qui est en cause. Sous sa gouvernance, les coûts de production ont même été drastiquement réduits.
— Le public, on le garde ? Ou on renonce à ça aussi ?
Ce jour-là, l’assistant du directeur avait posé la question en plaisantant. Mais il était sérieux. À force de tout supprimer, allait on pouvoir continuer à proposer de beaux spectacles ? Évidemment, évidemment. À condition toutefois de renoncer pour cette saison au plaisir des créations.
La première de ce soir est le résultat de cette politique rigoureuse. Ce Rigoletto est la reprise d’une vieille mise en scène, qu’en plus de recycler on a sévèrement rognée. Finis les décors en dur, pas de terrasse d’où lancer les sérénades, pas de palais pour le duc de Mantoue, ni de taverne où casser de la vaisselle lors de l’assassinat de cette pauvre Gilda. Des toiles peintes, vieilles de quarante ans, vont devoir faire l’affaire. Et alors ? La mise en valeur du patrimoine ne fait elle pas partie des prestigieuses missions d’un directeur d’institution ? C’est en tout cas la formule pompeuse avec laquelle Jean-Marie Gheusi entend vendre sa reprise à la presse. Il ne dira rien de ses longues nuits d’insomnie passées à ruminer la situation. Soit on se faisait archéologue en s’en remettant au contenu de vieilles malles, soit on fermait boutique.
Ça a été vite vu.
Contre toute attente, le pari s’est révélé stimulant. Les sous-sols poussiéreux de l’Opéra-Comique recèlent de ces trésors ! Des mètres et des mètres d’étagères où des cahiers de cuir noir, tous identiques, contiennent, décrites par le menu, d’anciennes mises en scène du répertoire. En choisir une et s’y conformer permettait de réduire drastiquement les heures de répétition. Inutile de perdre son temps à chercher ce que d’autres ont déjà trouvé, n’est-ce pas ? Sauf qu’aucun metteur en scène de renom n’a goûté le marché. À la vue des cahiers, tous ont renâclé. Comment osait on les prendre pour de simples exécutants ? L’art, c’est au futur qu’ils le conjuguaient, et blablabla. Aucun n’acceptait ? Eh bien tant mieux. Cela dispenserait d’en engager un. En lieu et place, des emplois d’assistants et d’adjoints peu coûteux ont fleuri. Ces bonnes volontés se voyaient offrir une précieuse première chance. D’ici trois heures, nous saurons si cet esprit intrépide a tourné à l’avantage du spectacle. Pourquoi pas ? Il regorge d’idées techniques innovantes, toutes obtenues gratuitement grâce au coup de main malin d’ingénieurs imberbes. Si leurs machines fonctionnent correctement, si personne ne se blesse, bref si tout roule, le public sera peut-être épaté.
Reste qu’il faut que ça chante bien.
Les voix, voilà le vrai problème. Les belles sont si difficiles à trouver. Surtout quand on n’a pas de quoi payer des cachets astronomiques. Pire encore s’il s’agit de Verdi. Tout génie qu’il était, ce monsieur s’est soucié comme d’une guigne de faciliter la tâche des chanteurs. Où avait il la tête en écrivant ses partitions démoniaques ? Il n’a pas été plus indulgent vis-à-vis du sommeil des directeurs de théâtre. Alors pourquoi le programmer si ça complique à ce point la vie de tout le monde ? Parce que c’est beau, tout simplement.
Gheusi a cherché son Rigoletto partout. Dans la maison, personne n’était à même de relever le gant. Il a fallu regarder hors de la troupe. Gheusi a lancé des offensives. Il est allé jusqu’à flatter pour convaincre. Rien, aucune grande voix n’a accepté de rejoindre sa distribution. Oh, ils l’ont dit très poliment. Cela aurait été avec un immense plaisir si je n’étais hélas déjà retenu ailleurs. Faux-jeton ! Refuser un Verdi salle Favart pour une histoire de sous, quelle honte ! Pauvre art lyrique. Messieurs les chanteurs, avez-vous conscience qu’il existe d’autres maîtres que l’argent ? Oui, la passion par exemple. Ah, c’est parce que le rôle vous fait peur ? Mais peur de quoi ? De la puissance des sentiments ? De ne pas être de taille ? De faire un couac ? Seule la mort a les moyens de faire peur, et même elle n’empêche pas de vivre. Gheusi a ainsi sermonné à qui mieux mieux des heures durant. Il s’est emporté, en vain, avant de prendre la seule décision qu’il avait les moyens de prendre. Parier sur la jeunesse.
Ce soir, le baryton qui s’essaye au rôle-titre a moins de trente ans. Parcours académique sans faute, conservatoire consciencieux, beau timbre. Mais il y a un mais. Le jeune chanteur a peu de vie au compteur et le destin de Rigoletto est d’une telle épaisseur… Infirme de naissance, intelligent et langue de vipère, c’est aussi un père aimant, prêt à tout pour protéger l’honneur de sa fille. Il est entré comme bouffon au service du duc de Mantoue, un libertin sans scrupules. Au vu de leurs qualités respectives, ces deux-là voient sans surprise leurs ennemis se multiplier. Rigoletto s’en moque et se croit de taille à tous les défier. Il contribuera au contraire à ourdir la pire malédiction qui soit, puisque sa propre fille en sera victime. À la fin de l’acte III, quand Rigoletto recueille le dernier souffle de son enfant, son cri de désespoir est écrit pour vriller les tripes. Le rôle se gagne sur ces trois mesures. On se fiche, en cet instant, que le chanteur réussisse les notes ! C’est l’homme qu’on doit entendre, et on le veut déchirant. Merci du cadeau, monsieur Verdi. Cette fois encore, le compositeur de Busseto n’aura pas lésiné sur la noirceur. Il a demandé à Piave, son meilleur librettiste, de mâtiner Le roi s’amuse de Victor Hugo d’une fatalité toute shakespearienne. Gheusi le sait, le résultat est intraitable pour les voix. Finie l’ancienne façon d’alterner airs et récitatifs, ici tout se fond dans un même coulé. Il y faut un souffle et une musicalité hors norme, qui ne doivent pas céder le moindre pouce de terrain à l’intensité des émotions. Une gageure.
En ce moment, en coulisses, il y a un gamin qui tremble. Personne ne le lui a dit, espérons qu’il l’ignore, en plus d’un rôle écrasant à tenir, il a le destin de l’Opéra-Comique entre les mains. Si la voix tient le choc, si le jeunot se transcende et livre une composition véhémente, le pari est gagné. Dans le cas contraire, la salle est pleine de critiques et de vautours qui verront avec extase s’écrouler l’édifice. Gheusi l’a encore vérifié en les accueillant en personne dans le hall.
Tout sonnait faux. La plaie que ces femmes trop bien mariées qui se croient au Derby de Chantilly et rivalisent de chapeaux à plumes. Gheusi s’est entendu les féliciter de leur élégance, alors qu’il était taraudé par l’envie d’envoyer tout ça au vestiaire. Il a ouvert les bras devant les journalistes en feignant la surprise et distribué avec générosité du cher ami, quel bonheur de vous voir. Un soir de première, passer de la pommade est une obligation, y compris dans le dos de glaçons notoires. Quel soulagement quand la sonnerie battant rappel a mis un terme à tout ce cirque. Les vautours redevenus moineaux se sont envolés vers la salle. La horde se faisait nuée, le directeur était sauvé. Momentanément du moins.
C’est à l’entracte que se prendra la vraie température. Si on lui sourit mais de loin, comme s’il était contagieux, il saura que c’est fichu. Rares articles de journaux à paraître, tous confiés à des stagiaires. Éreinter n’exige ni beaucoup de connaissances ni grand talent. Pour des petits jeunes, c’est l’occasion rêvée de se faire les griffes. Résultat, Rigoletto se jouera cinq fois à peine devant des moitiés de salle. Trois petits fours et puis s’en vont. Si au contraire on accourt vers lui, si poitrails et pupilles brillent, si les hautes compétences opinent du chef au ralenti en croisant son regard, Gheusi le sait, Gheusi en rêve, son spectacle tiendra longtemps l’affiche.
Les trois coups.
Il est l’heure.
La salle s’éteint.
Des raclements de gorge la parcourent. Les spectateurs s’offrent une dernière toux avant de faire silence.
Presque nuit noire.
Temps.
Pas vide.
Devenue rectangle de lumière, la fosse d’orchestre captive. Les violonistes ont posé leurs archets. Les musiciens demeurent stoïques près de leur instrument muet. Tant d’immobilité attire le regard. Il ne se passe rien et c’est fascinant. Le suspense monte.
À cet instant, et du pas vif de celui qui sait son prestige, le chef fait son entrée.
La salle se met à applaudir. Catastrophe ! Ils ont les mains molles, note Gheusi, qui soudain se sent mal. Lui rêvait d’une clameur. Il voulait un engouement à même de faire oublier l’orage dehors, le nazisme au loin et ces tonnes de factures à payer. On n’y est pas. Il faut rester sur terre.
La baguette du chef tapote à deux reprises le pupitre. Puis se fige le temps d’un silence si précaire qu’on n’entend que lui.
Une paume s’élève, l’autre s’écarte.
Bam !
Ouverture !
Le lever de rideau à la française dévoile le décor en un mouvement conjoint de bas en haut, de gauche à droite, qui drape et plisse à qui mieux mieux, tandis que la salle se gonfle de musique. Gheusi frémit dès les premières notes, le thème de la malédiction, idée fixe de cet opéra, n’étant pas fait pour arranger son humeur. Chacun est capable d’entendre la tension extrême de ce prélude. Gheusi, lui, la comprend. Plus que quelques minutes avant de savoir si Rigoletto est en voix. Il y a d’abord l’entrée du duc de Mantoue. Quelques vers de présentation, le salopard dans toutes ses œuvres qui raconte à un courtisan avoir séduit une vierge à l’église. Euh vierge, c’est-à dire qu’elle ne l’est plus depuis qu’il lui a rendu quelques visites nocturnes. L’air est joyeux. Le duc a désormais des vues sur la femme du comte de Ceprano. Rien ne vous arrête, s’enthousiasme Borsa, un petit courtisan doté de quelques répliques en accord avec sa fonction. La salle réagit. Une modification infime mais Gheusi connaît son public, quelque chose se passe. Est-ce une condamnation du cynisme de Mantoue ? Une protestation contre sa misogynie ? Peu probable. L’écho d’un énième scandale de mœurs qui aurait enflammé les gazettes pendant que le directeur avait le dos tourné, la tête trop à son spectacle ? Stop, retenez votre respiration, c’est maintenant ! Apparition de Rigoletto. Bon sang, une attaque franche, déjà des nuances dans le médium, oh, quel soulagement ! Mais Gheusi, à cet instant, a l’impression étrange d’être le seul à écouter. Quelque chose cloche. Toutes les têtes restent tournées vers Mantoue. Même pas, c’est Borsa qui les attire, le petit courtisan. Mademoiselle Renoult avait tenu à ce qu’on distribue son élève dans le rôle. Où et comment a-t elle découvert ce tout jeune ténor, Gheusi ne s’en souvient pas. Ce qu’elle lui avait raconté était un peu long, il n’avait pas écouté dans le détail. De toute façon, il dirait oui. Quand on connaît l’histoire de l’art lyrique, on ne refuse rien à Henriette Renoult.
— Confiez-lui Borsa. Vous ne le regretterez pas.
En acceptant, Gheusi savait que c’était à Mademoiselle qu’il confiait la partition. Ce n’était pas prendre un gros risque. Mademoiselle Renoult a été la meilleure préparatrice de rôles de France. Non, du monde. Seul le Metropolitan Opera de New York ne l’a pas employée. Il est vrai qu’ils ont tout ce qu’il leur faut sur place. Il se raconte aussi que dès les premiers contacts, Mademoiselle aurait opposé un refus catégorique à l’idée d’une traversée de l’Atlantique en paquebot. C’était aux chanteurs de se déplacer, aurait elle martelé. Selon l’usage, on venait de loin pour bénéficier de ses leçons, de Russie, d’Argentine, d’Angleterre. Seuls de rares chanceux avaient la chance de jouer à domicile.
Henriette Renoult m’a tout appris, se plaît à répéter Georges Thill, l’immense ténor français de ce début de siècle.
— Allons, Georges ! Attendez que je sois morte pour me témoigner autant de gentillesse…
Rien n’y fait. Le grand monsieur aime rendre hommage à la grande dame, y compris dans son dos.
Plusieurs fois annoncé, repoussé autant de fois, le départ à la retraite de mademoiselle Renoult a été vécu comme un cataclysme par le métier. Ceux qui avaient tant appris auprès d’elle n’imaginaient pas devoir arrêter. Ceux qu’elle n’avait jamais acceptés comme élèves refusaient de renoncer à ses conseils avant d’en avoir bénéficié. Mais mademoiselle Renoult a tenu bon et a refusé toutes les sollicitations. Elle n’a fait qu’une exception, pour Georges d’ailleurs, une nuit qu’il a été pris d’angoisse. Je dois travailler, je dois travailler, hurlait il dans sa chambre. On aurait pu s’enquérir d’un médecin, c’est elle qu’on est allé prévenir. Arrivée en chemise de nuit, chaussons aux pieds, ses bigoudis encore sur la tête, elle a fait vocaliser le célèbre ténor jusqu’à ce qu’il s’endorme comme un bébé.
Mais dans les théâtres, non, on ne l’y voyait plus.
— Je n’ouvre plus une partition, affirmait elle.
Force est de constater que la grande habituée des fauteuils d’orchestre ne venait plus jamais s’y asseoir. Il y a trois mois, quand elle a humblement demandé à Gheusi de lui accorder un rendez-vous, il aurait dû se méfier. La légende des professeures de rôles n’aurait pas quitté sa tanière sans une très bonne raison.
Il l’a croisée tout à l’heure dans les coulisses. Comme à son habitude, elle ne payait pas de mine. Silhouette menue, mise simple, du rouge à lèvres mais pas de poudre, et ses yeux vifs. Tout, chez Mademoiselle, paraît très vieux, sauf son regard. Quand ils se sont salués, rien de particulier n’a été dit. Les cordialités de circonstances. J’espère sincèrement que ce Rigoletto vous plaira. Je n’en doute pas et me réjouis d’être là. Gheusi a beau chercher dans ses souvenirs, non, décidément rien dans les propos de Mademoiselle n’aurait pu, ou dû, l’alerter. Il lui semble maintenant que cette conversation a eu lieu il y a une éternité, quand la soirée s’annonçait encore bien. Du moins quand elle suivait son cours normal. Que s’est il passé depuis ? Quel sortilège a pu frapper ce spectacle pour que les dix répliques d’un inconnu suffisent à éclipser tous les efforts d’un bon Rigoletto ?
Des spectateurs penchés sur le programme tentent d’y déchiffrer un nom écrit en petits caractères. Ils y cherchent ce Borsa. Le directeur, de plus en plus médusé, les voit se murmurer leur nouveau secret à l’oreille. Nom de Dieu, relevez la tête, tous ! Écoutez-moi la beauté musicale des phrases de la comtesse ! Que nenni. Les jumelles de théâtre sont sorties de leurs étuis. Sont elles dirigées vers le ballet de vierges suspendues dans les airs ? Pensez-vous, pourquoi y prêter attention ?! Combien d’heures les Gadzarts ont ils trimé pour installer ce système de portage arrimé aux cintres ? Il fallait du leste, du gracieux, et surtout de la sécurité, un vrai casse-tête. Plus personne pour s’étonner du résultat. Tout cela est affreusement déroutant. Gheusi a beau rouler des yeux fous sur ses spectateurs indociles, il sait. Inutile de continuer à se fouetter les sangs, on ne peut rien contre la décision d’une salle. Adrien Vincourt pourra se démener tout ce qu’il voudra, l’attraction désormais est ailleurs. Gheusi voudrait bondir sur scène afin de féliciter son chanteur dont l’interprétation déchirante a peut-être à voir avec l’indifférence croissante de la salle à son égard. L’hypothèse a de quoi inquiéter. Si Vincourt se décourage et baisse de régime, le rôle sombre. Comment croire que le personnage accomplira son destin jusqu’au bout si celui qui l’incarne démissionne ? Pourvu qu’il ne lâche rien, pense Gheusi. S’il parvient à retourner le public en sa faveur, la soirée peut encore être sauvée. Ouf, sa scène finie, Borsa vient de nous débarrasser le plancher. Ça devrait aider.
À l’entracte, le directeur fonce trouver le chef de chant pour exiger des explications. Pourquoi ne l’a-t on pas averti du problème Borsa ? On se serait organisé en conséquence. Un charisme pareil exige d’être mis en valeur, sinon il se retourne contre le spectacle, on voit le résultat. Au lieu de subir, on aurait pu canaliser. Bref, Gheusi est furieux de ne pas avoir été prévenu. Aurait il su ce qui se tramait qu’il aurait modifié la distribution. Que fait une voix pareille enfermée dans un si petit rôle ? Eh bien… Ma foi… Personne n’a de réponse convaincante à lui fournir. L’énergumène fait ses débuts, c’est tout ce qu’on sait. Ah, aussi qu’il est italien. Mademoiselle Renoult a fait savoir qu’elle tenait à préparer elle-même son chanteur et tout le monde a pensé que cela avait été vu avec la direction. Ce Borsa… Tiens, son vrai nom leur échappe. Borsa n’est venu que deux fois aux répétitions, seulement pour la mise en scène. Il a trouvé ses déplacements, fixé ses places et non, rien d’autre à signaler.
C’est donc mademoiselle Renoult qui a tout manigancé.
Elle a caché son prodige jusqu’au soir de la première, et vlan !
Maintenant, tout Paris sait.
Gheusi hésite à aller la trouver pour la sommer de s’expliquer, se ravise, songe alors à filer dans les loges féliciter le grand gagnant de la soirée. D’autres s’en chargent sûrement déjà… À moins qu’ils ne soient en train de l’étriper. Quoique, à bien y réfléchir, qu’a-t on de si grave à lui reprocher ? Ce garçon fait son métier mieux que les autres, est-ce un crime ?
Le dernier acte se passe sans incident notable, ni franche amélioration. L’ensemble continue d’être déséquilibré. La salle s’enthousiasme à chacune des apparitions de Borsa, qui sont malheureusement rares et fugaces. Maintenant, Gheusi a hâte qu’on en termine. Il a trouvé quoi exiger de mademoiselle Renoult, toute mademoiselle Renoult qu’elle soit. Elle lui doit réparation.
Peu avant la fin de la représentation, le directeur rejoint les coulisses côté cour, où se tiennent les chefs de pupitre. C’est la tradition de venir y accueillir les chanteurs à leur dernière sortie de scène. Tiens donc, regardez-moi qui est là. Mademoiselle… Un long regard s’échange, sans besoin d’autre commentaire. Tous deux connaissent suffisamment le métier pour savoir ce à quoi ils viennent d’assister. Debout l’un à côté de l’autre, très silencieux, ils observent la troupe s’incliner devant le public. Le salut est un élément de jeu travaillé en répétition, à l’instar du reste de la mise en scène. D’abord en rang d’oignon, main dans la main, les visages encore marqués par l’effort. Puis les chanteurs disparaissent en courant par le fond du décor, avant de revenir à tour de rôle, par importance croissante.
— Je veux la priorité sur tous les autres théâtres pour trois soirées avec lui. Vous me les devez.
— Je ne vous dois rien du tout. Mais vous aurez vos trois représentations.
Le nom de l’intéressé n’a pas été précisé. Inutile, n’est-ce pas. Le directeur et mademoiselle Renoult se sont parlé sans se regarder, en continuant d’applaudir. Le calme de la vieille dame est impressionnant. Elle ne manifeste pas plus d’émotion quand son poulain se présente seul à l’avant-scène. Si les artistes précédents ont bien été applaudis, lui est ovationné. Des bravos fusent, quelques hourras, la salle vibre à l’unisson. Les spectateurs étaient des particules éclatées, les voilà bloc. Heureux surtout, constate Gheusi, qui maintenant l’est aussi. Il en est certain, le succès est assuré. Son théâtre est sauvé ! Non, comme espéré, grâce aux prouesses du rôle-titre, mais parce qu’une météorite vient de crever le plafond.
Un événement rare, totalement imprévisible et pourtant écrit, la naissance d’une vedette.
C’est alors que Gheusi le voit, ce Borsa, se tourner dans leur direction en cherchant à discerner quelque chose dans l’obscurité des coulisses, plus vraisemblablement quelqu’un. Dans son regard, l’incrédulité d’être à ce point célébré et, sous le bonheur, une chose étrange. De la panique ? Ce jeune homme en train de recevoir son premier hommage, à quoi pense-t il ? Au lieu de se tenir face au public, de le gratifier d’une révérence, il s’en détourne. Il le fuit. Oh, l’espace de trois secondes, ce n’est pas un affront. Mais dans cette volte, une urgence se lit. Mademoiselle continue d’applaudir au même rythme, une esquisse de sourire apparue sur les lèvres. Gheusi alors comprend. L’émotion éperdue dans le regard du jeune homme n’est autre que de la reconnaissance. En un instant pareil, beaucoup oublieraient qui ils sont, d’où ils viennent, grâce à qui. Lui vient de s’en souvenir. D’où le besoin impérieux de partager avec son professeur de rôle les vivats qu’elle a rendus possibles.
Cette dame, on la connaît. On sait ce dont elle est capable.
Mais lui, bon sang, d’où sort il ?
Village de San Giorgio, province de Naples,
11 février 1912
Il n’y a évidemment pas l’électricité dans la grange, ni l’eau courante, et pas de mari non plus. À quoi servirait un bonhomme près de cette couche en paille ? Sans mentionner l’inconvenance d’une présence masculine dans un moment pareil. Pas sa place. De toute façon, la question ne se pose pas. Personne n’a épousé Musetta. Elle est pourtant bien là, à espérer que ça lui naisse d’entre les cuisses d’une minute à l’autre. Debout, bras levés au-dessus de la tête pour attraper la travée de bois, elle pousse par à-coups violents.
Voilà ce qui arrive aux filles placées dans une maison sans qu’on leur ait tout expliqué. Non, idiot de dire ça. Seraient elles prévenues qu’aucune ne parviendrait davantage à s’opposer au maître de céans si lui voulait que ça arrive. Informé du fruit de ses œuvres, le signore di Costanzo s’est montré magnanime. Il lui aurait été si simple de congédier la petite bonne. Il s’est contenté de demander qu’on la lui éloigne du regard. De toute façon, avec son ventre difforme, elle faisait moins envie, sans parler de la signora qui pouvait prendre ombrage de l’affaire. Après la délivrance, on verra si la reprendre à demeure. Encore faudrait il qu’elle ne soit pas trop abîmée.
Musetta se fiche de ces histoires, tout occupée qu’elle est à avoir très mal. De loin les pires douleurs qu’elle ait jamais dû supporter. Dès la prochaine accalmie, elle tentera de s’accroupir. Les poules donnent l’impression de pondre si tranquillement, c’est peut-être la position appropriée ? La matrone conseille plutôt de continuer à se suspendre. Ah non, Musetta n’en peut plus. Elle a besoin de rabaisser ses bras. À force de supporter son poids, ses épaules lui font aussi mal que son ventre. À quoi bon souffrir de là, c’est pas par les épaules qu’il sortira. Musetta sait qu’elle ne doit pas se plaindre de la douleur. Face à Dieu, elle n’est pas en position de discuter. Elle a réussi à s’arrêter juste avant de blasphémer, seulement murmuré qu’elle serait mieux à quatre pattes.
— Lâche la poutre, ma fille, concède la vieille. On n’est plus loin, qu’elle ajoute.
Si les doigts de Musetta se desserrent, ils restent tout crochus, comme après qu’elle a battu le linge au lavoir, comme si elle tenait toujours le manche. Là, c’était une poutre, avec ses ongles enfoncés dedans pour ne pas se laisser aller à hurler. Tout doucement, Musetta rouvre la main et se retrouve à songer aux bougainvilliers. Un jour aussi, elle verra leurs fleurs éclore, comme vient de le faire sa main. Il y a forcément un moment où ça se passe. Le soir, à la lumière de la lune, on n’a que des boutons à constater. À l’aube, tout est devenu pétales. Musetta a guetté. Elle a essayé de rester devant la branche, heure après heure. Elle chantonnait, se disait qu’elle n’avait pas sommeil. Jamais elle n’a pu être témoin du moment fatidique. Sous ses yeux, il ne s’est jamais rien passé. Les fleurs ne veulent peut-être pas qu’on les voie naître ?
Changer de position lui a fait du bien. Pas très longtemps, mais c’était bienvenu. On redevient un peu humain. Plus à montrer le blanc de ses yeux autant que la peau de ses jambes, à murmurer avec de la salive qui coule qu’une vie ne devrait pas commencer dans tant de souffrances, pas à ce point. Dieu ne peut vouloir ça pour personne. Oh fichtre, ce que ça fait mal quand ça recommence déjà !
Tout à coup, Musetta n’a plus envie qu’il sorte. Ça fait pourtant des semaines qu’ils s’impatientent tous les deux. Elle, du fait d’une lourdeur qui n’aide pas au travail, lui, comme une pouliche qui refuserait le licol. Ça vient de changer. Musetta ne veut plus. Pas une histoire de passage trop étroit, pas à cause des douleurs. Elle l’aime, son enfant, d’un amour qui vient encore de grandir. C’est précisément le problème. Le mettre au monde, c’est renoncer à l’avoir à l’intérieur, c’est la tristesse soudaine de devoir s’en séparer. La promesse qu’on lui a faite de le garder auprès d’elle ne l’apaise en rien. Ce sera différent, elle vient de le comprendre. Il ne sera plus à ruer depuis le chaud de ses entrailles, avec elle qui se cache pour lui chanter des berceuses, la main posée sur l’arrondi du ventre, comme une folle sauf que Musetta devine qu’elle n’est pas folle du tout. Elle confierait même avoir déjà parlé à son petit, si elle pensait que ces choses s’avouaient. Une nuit, elle lui a annoncé son prénom, juste chuchoté, Elio, le plus beau nom au monde, personne pour en porter de pareil à des lieues à la ronde. Elle a même demandé au père Gildo de le lui faire voir en écriture. Des traits, un rond, un point, tout un destin de chrétien. Il faudra d’ailleurs baptiser cet enfant, le père Gildo avait dit. Il y veillerait. Puis d’ajouter quelque chose. Et si ça se trouvait être une fille, avait il demandé, est-ce qu’il y avait un prénom de rechange en cas de malheur ?
— Ah non, c’est un fils, devait rétorquer Musetta.
Certaine.
Brebis égarée d’accord, mais pas à ce point. Elle sait tout de même à qui elle parle quand elle parle à son ventre. D’ailleurs, songe-t elle à présent, personne dans la grange n’est encore prévenu de la bonne nouvelle.
— È maschio ! C’est un garçon, leur annonce-t elle pour donner courage à tout le monde.
La matrone occupée à fondre de la cire lui tournait le dos et reçoit ça pire qu’un coup de sabot. Toutes ces années à aider, combien, deux cents, trois cents naissances, et Dieu lui est témoin qu’elle n’a jamais raté la moindre sortie. D’un regard de défi, elle scrute la paille avant de se précipiter la fouiller de ses mains. Où qu’il sera ? Les deux commères occupées à tisonner le feu sous la marmite d’eau chaude ont figé leurs gestes. Un garçon, tant mieux, des soucis en moins, pense l’une. C’est allé vite, se dit l’autre.
Musetta a réussi à faire reposer son giron sur un petit banc, mains et genoux au sol, les fesses en l’air, avec la matrone venue derrière lui relever les jupons. La vieille doit finir d’inspecter, voir clair. Rien ramassé dans la paille, bah là non plus. C’est bien ce qu’il lui semblait. On n’est pas loin, mais on n’y est pas. C’est par superstition que Musetta aura évoqué un garçon. Pour conjurer. Ah mais il ne faut pas céder aux impatiences de la délivrance, ni tenter le sort. Elle doit s’en tenir aux choses vraies, Musetta. Revenir à la raison.
— Tullia, amène-nous la ceinture de la Vierge !
Bon, que la Vierge ait réellement porté ce bout d’étoffe n’est pas une certitude. On fait un peu semblant. Il se chuchote que Sa Sainteté le pape l’aurait béni, ou du moins l’évêque Prisco. L’évêque Prisco, c’est sûr. La vieille en témoigne, grâce à la ceinture, les mères sont plus calmes et il leur naît moins de filles.
Tullia, aussi maigre que la matrone est grasse, est sa nièce, ici en formation. Si ça ne tenait qu’à elle, Tullia travaillerait aux champs comme tout le monde. Tout irait mieux pour elle. Quel piège, la naissance. Sa tante dit que l’honneur d’être mère-mitaine doit rester dans la famille. Que ce ne serait pas une charge, mais un privilège. Ah oui, et voir les femmes se tordre comme des couleuvres en suppliant aussi ? De toute son âme, Tullia déteste être là. Aujourd’hui plus encore que les autres fois. Parce que ce n’est pas n’importe qui en train de souffrir, c’est Musetta, sa grande amie. Depuis son entrée dans la grange, Tullia garde le regard obstinément rivé sur l’eau mise à bouillir. Elle a commencé par déplier les linges, avant de les replier. Si l’utilité de la manœuvre est loin d’être prouvée, elle a au moins le mérite d’occuper. Alors que leur apporter la ceinture de la Vierge, c’est devoir s’approcher de la douleur, qui aurait envie de ça ? Dos de Musetta qui se creuse sous chaque poussée, les yeux clos, ses fesses à vue… À la rivière, jamais elles ne produisent cet effet-là, vu qu’on y va pour la toilette. Musetta n’est jamais la dernière pour faire entendre ses rires et Tullia donnerait cher, en cet instant, pour se les remettre dans l’oreille, au lieu de ses affreux gémissements.
Le bout d’étoffe de la Vierge n’a pas le temps d’être noué autour de son ventre que son corps se crispe à nouveau. Un hurlement déchire l’obscurité. Jusque-là, les vaches s’étaient fait oublier et fourrageaient tranquillement leur foin sans s’occuper du reste. Avec ce cri, c’en est trop. Les trois partent à meugler en raclant du sabot, faudrait pas que l’inquiétude leur fasse tourner le lait. On irait ailleurs si on avait meilleur endroit pour aider au travail, mais rien de tel que la chaleur des bêtes pour accueillir un petit.
Attention à ne pas se laisser distraire. La main de la matrone vient de rencontrer le rond humide d’un crâne. Tullia, mes linges ! Pousse, on dit à Musetta. Elle chie, ça braille dans toute l’étable, des mots qu’on n’entendra jamais ailleurs, de ceux qu’on a honte de connaître. Les doigts experts écartent les chairs pour attraper le minuscule menton. Il s’agit ensuite de freiner la tête, avant qu’elle ne force comme un bélier. À ce stade, les cris des mères ne sont plus utiles. Une fois la tête passée, le pire l’est aussi. À peine Musetta a-t elle senti un mieux qu’elle s’est tue, avec même un début de sourire sur le visage. Une première épaule se dégage, puis l’autre. Du sang s’écoule de la déchirure. Tullia, mon matériel à recoudre !
Le reste du corps glissera tout seul.
— Ce qu’il est gros ! s’extasie la matrone.
Mâle, comme l’avait annoncé Musetta, sain et bien gras. Seigneur, voici le dernier-né de Vos enfants. Oh, ces cris qu’il pousse ! Quel gaillard ! Devra pourtant attendre pour boire. La vieille saisit sa paire de ciseaux et sectionne le cordon d’un coup sec. Puis elle se rince les mains à l’eau chaude avant d’aller chercher la poche nichée au fond du ventre de la mère. Une livre de mou qu’on donne ensuite aux chiens, c’est la coutume.
Le petit est emmailloté de langes et bercé par Tullia dont les yeux se sont emplis de larmes. Qu’on pense un peu, le fils de Musetta ! Une émotion à faire oublier les heures d’avant, presque un début d’amour pour le métier. Elle se tourne vers son amie, mais la maman épuisée garde maintenant les yeux clos, avec une expression sur le visage qu’on ne lui a jamais vue. Une lumière différente et un sourire tellement doux qu’il vous viendrait l’envie de l’embrasser. Sans penser à mal, hein. Juste pour découvrir le goût qu’il a, ce bonheur.
— La vie est belle, hein, ma Tullia, murmure à cet instant Musetta.
Comme si elle avait deviné le regard posé sur elle.
— Très.
— Qu’est-ce qu’elle est belle, continue de répéter Musetta.
Deux lavements de suite, trois points de suture, la paille nettoyée. La vieille en a enfin fini. La mère repose sous des épaisseurs de couvertures, avec son nourrisson dont elle embrasse longuement le front.
— Amore… Amore…
Musetta n’a jamais dit ça à personne. Première fois qu’elle éprouve une sensation pareille. Elle se sent reine. Pour sûr, une vraie ne serait pas plus heureuse. Des bonheurs, Musetta en a pourtant connu. Tenez, la saison des citrons à Amalfi. Il y avait toute la famille à l’époque, on cueillait les fruits ensemble, saouls d’odeurs et sans fatigue. Depuis le haut d’une colline en restanque, Musetta avait découvert la mer. Qu’est-ce que c’est que cette beauté ? avait elle demandé à son père. Puis on était resté admirer de loin cette création du Seigneur. Il y a aussi eu Giuseppe et ses yeux couleur de noisette. Les promenades avec lui, sa gentillesse de cœur, les histoires amusantes qu’il racontait. Il savait les choses, Giuseppe. Pourquoi a t il fallu qu’ils l’envoient combattre en Afrique, si loin et tellement jeune… Pas malin d’avoir repensé à lui. Pas trop grave non plus. Plus rien n’est grave depuis que Musetta a son bébé au sein, son tout-petit qui tète en la fixant du regard.
Cet enfant apprendra à lire et aussi à écrire. Si le village rechigne, très simple, ils le quitteront. Ils iront vivre ailleurs, près d’une école s’il le faut. Être mère rend plus fragile, mais donne de la force. Son fils aussi en aura. Elle lui apprendra à faire provision de bonheur, lui montrera comment arranger ça en lui. Ils n’oublieront pas de rendre grâce au Seigneur de leur chance d’être à deux. Pour l’instant, c’est observer chaque millimètre de sa peau, la courbure de ses ongles, les longs cils, vraiment longs, et son air de vieillard fripé. Elle ne parlerait pas d’innocence, pas encore, plutôt d’un grand sérieux. Ce qu’elle espère pour son enfant n’en finit plus d’envahir sa tête. Musetta voit grand pour son petit.
— Tu seras quelqu’un, lui murmure-t elle.
Pendant la nuit, la maman fait un rêve. On fait du mal à son enfant, il lui est arraché, son ventre la brûle. Elle croit qu’elle hurle.
Peu avant l’aube, la vieille se lève avec lenteur. Tullia a veillé au feu et remis par deux fois du bois dans l’âtre. Il fait bon dans la grange. Les gestes de la matrone pour préparer le lavement sont calmes, précis, identiques pour chaque naissance. Emplir la poire d’eau bouillie, attendre que ça refroidisse avant de l’administrer. Quand elle s’approche de Musetta et secoue doucement son épaule pour la réveiller, c’est immédiat. Elle comprend à l’instant. Sa peau est trop… La peau est glacée. Non, en fait elle ne comprend pas. Quand ces malheurs arrivent, d’ordinaire on les voit s’approcher. Cette fois, on n’a rien su. Il n’y a rien eu. Comment est-ce arrivé ? La fièvre l’aura prise ? Pitié, pas Musetta ! Pas leur petite Musetta ! À la lueur de la bougie, la vieille femme constate. Les lèvres devenues blanches, les yeux ouverts, le regard fixe. Elle voudrait parvenir à soulever les couvertures mais sa main tremble, énormément.
Autour des cuisses, il y a une mare de sang. La pauvre s’est vidée en silence, son bébé niché sous l’aisselle.
Il faut…
Il faut maintenant vérifier le petit.
Comment se résoudre à ce geste ?
La main va pour.
S’arrête.
La main a peur.
Dio Santo della Madonna, il est chaud !
Et dort, tranquillement lové contre sa mère.
Il y a Tullia qui ne peut y croire et reste tétanisée, incapable de parler. Il y a les fermes qui s’éveillent parce qu’on a brutalement cogné aux carreaux. Les hommes sur le pas de la porte qui mettent un temps, puis disent je vais chercher ma femme. Les percolateurs à café qui chauffaient dans les cuisines du castello et qu’on laisse déborder sans réagir. Il y a les pleureuses pour se précipiter dans la grange et celles dont les larmes n’arrivent même pas à couler à cause du choc. Il y a le père Gildo qui décide de faire sonner ses cloches et qui parle de Dieu, mais les ouailles ont du mal en cet instant avec Dieu. Il y a les vaches à faire sortir de la grange parce que ce n’est plus leur place. Bien sûr que c’est leur place. Non ! Il y a ces commencements de disputes, puis le silence qui revient après un regard vers la défunte. Il y a la matrone supposée faire la toilette de Musetta, parce qu’il se trouve que c’est elle aussi qui s’occupe de ces choses, le début de la vie comme la fin. Dans ce mélange d’agitation et de recueillement, il y a un bébé. Un bébé, qui d’un coup se met à hurler. Tous les visages se tournent vers lui. Tout le monde le regarde. Pas qu’on l’avait oublié. On préférait ne pas y penser.
Pauvre petit.
— Tullia, occupe-t’en.
Les yeux de Tullia s’agrandissent à l’extrême. Pourquoi moi, interrogent ils. Ne la forcez pas à ça, pitié. Oui, il pleure, mais… Avec prudence, presque répulsion, elle finit par le prendre dans ses bras. Pas le même bébé qu’hier, impossible de le calmer. Il crie à pleins poumons, le visage violacé par l’effort. Comment oser lui chanter des berceuses ? Il n’a plus de mère, ce n’est plus un enfant. Tullia ne sait pas quoi en faire. Dans la grange, les regards sont fixés sur eux. Les cris du petit incommodent, qui rappellent que sa mère n’est plus. On le voudrait plus discret. Honte de le penser, on le voudrait moins vivant. Ce n’est pas sa faute. Lui est né, Musetta est morte, faudra s’y faire. Quand même, il est bruyant. Le malheur a besoin de silence pour occuper tout l’espace. Minute, se dit Tullia, on devrait plutôt dire cela de la vie. Elle vient de penser à son amie. Son amie qui, depuis là où elle est, lui souffle une idée. Un pouce à glisser dans la bouche du bébé.
Ouf, le calme revient aussitôt.
L’enfant tète goulûment.
— Il avait juste faim, ce petit.
Évidemment.
Quelques secondes de répit, mais un calme précaire. Que lui donner à boire ? Le lait de vache le rendra malade, c’est trop tôt. Au village, personne n’allaite. Où trouver du surplus ? Il faudrait se rendre à l’hospice leur en demander. C’est là qu’enfantent les indigentes et aussi les filles-mères. Le village avait tenu à préserver Musetta de cet opprobre. Chacun sait qu’à l’hospice les fièvres puerpérales déciment les travées de lits. S’y rendre revient souvent à remettre sa vie entre les mains du Seigneur. En accord avec le père Gildo, la matrone avait proposé qu’on épargne à leur petite infortunée ces risques. Elle-même ferait œuvre chrétienne et l’accoucherait pour rien.
Difficile de lutter contre les remords, même s’ils sont ridicules. Quelle décision humaine peut infléchir un dessein divin ? Aucune. L’heure de Musetta avait sonné, voilà tout. Péché de vanité de penser qu’on serait de taille à modifier un destin. Il faut se le dire, et se le répéter, aller à l’hôpital n’aurait rien changé pour Musetta. Là-bas aussi, c’était la mort assurée, mais loin du village et seule.
S’y rendre ce matin rebute différemment mais rebute encore, même pour y chercher du lait.
Reste que le bébé commence à montrer de réelles impatiences face au pouce. Il ne se laissera plus abuser très longtemps.
La matrone prend à nouveau une décision. Il n’y a qu’elle pour oser. C’est bien le moins qu’on puisse faire, nourrir ce fils de Dieu. La vieille femme marche à pas lourds jusqu’à Musetta et s’agenouille. Elle se signe, un chapelet de paroles inaudibles débordant de ses lèvres. D’une main devenue lente, elle déboutonne la chemise de nuit de la morte, et découvre une poitrine pleine, toute gorgée. Son regard reste longuement collé sur la peau blanche du sein. Se relevant avec peine, plus vieille que jamais, la matrone revient près de Tullia et lui prend le bébé des bras.
Le brouhaha a totalement cessé. Il n’est plus question de rien. On a peur de comprendre.
La femme ramène l’enfant à sa mère.
Et l’approche de son sein.
La petite bouche avide n’est pas longue à trouver le téton.
Mère à l’enfant.
Ce tableau dans la grange.
Silence de plomb.
Autour d’un tenace bruit de succion.
Paris, 1935
Jean-Marie Gheusi traverse les avenues cossues du quartier de Passy en direction du pavillon de mademoiselle Renoult. Ou plutôt il y gambade, il sautille, il volette. Pensez donc, elle a tenu parole. Trois soirées avec Elio Leone en vedette ! Il paraît qu’en français son nom signifie Lion, comme l’animal. Pseudonyme ? Même pas ! En grosses lettres sur une affiche, ça vous pose un homme. Gheusi a déjà son idée pour le programme. Wagner évidemment, et peut-être Delibes qui marche fort en ce moment. Gageons que le Tout-Paris sera au rendez-vous, et où ça le rendez-vous ? Tadam ! À Favart ! S’il n’y a pas de quoi marcher de ce pas guilleret, alors quand ?
Mademoiselle Renoult aussi jubile. Gheusi pense faire la bonne affaire, alors que c’est elle qui mène la danse. Elle l’a décidé depuis belle lurette, la mise en lumière d’Elio doit se faire dans l’écrin de l’Opéra-Comique. L’acoustique y sera parfaite pour sa voix et mettra en valeur sa diction. Avoir gain de cause n’aura ensuite été qu’une amusante promenade de santé. Il a suffi de respecter les trois règles d’or. Savoir dès le début ce que l’on veut, ne jamais montrer ses cartes avant l’instant de faire tapis et donner à ces messieurs l’illusion que ce sont eux qui sont aux commandes.
Dans ce milieu, les promesses fusent facilement. Une première réussie soude instantanément les parties. En sortant de scène, on se le jure, on ne travaillera plus qu’ensemble ! Las, ces alliances professionnelles contractées dans la liesse et la dopamine survivent mal au retour du calme. La nuit raisonne. Au réveil, d’autres répétitions appellent, d’autres rencontres attendent.
Personne ne sera surpris d’apprendre que Mademoiselle est du genre à faire l’inverse. Promettre rarement, ensuite s’y tenir. C’est d’ailleurs parce qu’elle est une femme d’engagement qu’elle en contracte si peu. Savoir qu’elle voudra les honorer, de toutes ses forces et jusqu’au bout, l’oblige à bien y réfléchir avant. N’a-t elle pas tout d’abord catégoriquement refusé de prendre Elio sous son aile ?
Claquemurée chez elle depuis deux ans, elle distillait aux outrecuidants qui venaient l’y débusquer des « Je ne reçois plus ! » autoritaires. Jamais nom d’oiseau n’a fusé, qu’on n’aille pas non plus raconter n’importe quoi. Depuis qu’elle avait arrêté de travailler, la fatigue d’années professionnelles enchaînées sans la moindre minute de repos n’en finissait plus de lui tomber dessus. Il lui était aussi devenu impossible d’ignorer sa hanche douloureuse, pour n’évoquer que ces seuls avertissements physiologiques qu’on appelle l’âge.
L’usure des cartilages n’est pas seule en cause. Il y a aussi celle de l’Histoire. Ou de l’époque, si l’on préfère. Mademoiselle Renoult avait deux ans quand Napoléon III, sur un coup de tête de vieux schnock, livrait ses soldats à une guerre précipitée contre la Prusse. Elle est d’un autre temps. Vingt-six ans au début de l’affaire Dreyfus, trente-trois à la mort de Verdi en 1901, quarante-six quand cloches, tambours et tocsin ont sonné dans le pays la mobilisation générale qui allait lui voler son mari et son fils, le premier de pneumonie, le second dans les tranchées. Après des deuils pareils, qu’est-ce qui peut encore avoir du sens ? Normalement, pas grand-chose. Mademoiselle a eu la musique. C’est dire, en peu de mots, le respect dans lequel elle la tient.
Qui irait se douter que cette femme est tellement marquée au fer rouge ? Personne. La raison en est simple. Dans sa conversation, on ne trouve que des anecdotes de travail. Parfois, quelques évocations des grandes amitiés de sa vie, Debussy, Toscanini, ou Marthe Goduchon, connue à la communale et restée vivre dans leur Moselle natale. Jamais la moindre confidence. Rien d’intime, sauf à concerner la musique. Ils se comptent sur les doigts d’une main ceux qui pourraient deviner la turbulence d’émotions cachée derrière tant de sang-froid. Cela a pu encourager les erreurs de jugement sur son compte.
Florilège.
— Moi aussi je me sentirais détendu si je n’avais que ma petite personne à qui penser.
Amabilité prononcée par le directeur d’un conservatoire de musique.
— Vu le prix du pain, c’est une chance de n’avoir chez soi aucune bouche à nourrir.
Par une professeure de piano, mariée à un invalide de guerre, trois enfants.
— La concernant, l’image qui me vient à l’esprit est celle d’un reptile. Je dirais un serpent pour aller au plus simple. Pas un crotale. Juste une petite couleuvre de rivière à la dangerosité très surévaluée.
Propos d’un baryton en vue, qui préfère garder l’anonymat.
Des soupçons d’égoïsme et d’indifférence aux réalités sociales que Mademoiselle n’a jamais jugé bon de combattre. Qu’ils parlent, a-t elle pensé. Curieuse du tréfonds des âmes, elle admet l’être moins des soucis du quotidien, des petits sentiments ou des modes. Elle ne s’est pas recouverte de colliers de perles à la Belle Époque et ne nourrit aucune nostalgie pour les Années folles. Elle croise à l’occasion Chagall et Picasso, trempe ses lèvres dans un cocktail que lui tend Hemingway, converse avec Cocteau ou avec Germaine Beaumont. Alors oui, c’est passionnant. L’est-ce tellement plus que de passer la soirée le nez dans une partition de Fauré ? Ou dans Fidelio, l’unique opéra de Beethoven, un monument qui s’obstine à ne pas livrer tous ses secrets. Bref, ce mélange de curiosité et de sérieux, voilà depuis toujours son style.
Sauf qu’il y a deux ans, elle a eu la sensation d’un monde qui basculait. Un tournant, 1933. La France se voyait à son tour rattrapée par la crise de 29. La spéculation financière engloutissait les économies, les fins du mois arrivaient le quinze. Sans mentionner l’affreux charivari politique chez les voisins italiens et allemands. Pire chez eux que chez nous.
33 marquait aussi le cinquantenaire de la mort de Richard Wagner. On a parlé de monter Lohengrin à Paris, voire l’intégralité du Ring. Que n’avait on fait ! Aussitôt, les appels au boycott ont fusé. La question de l’œuf et de la poule s’est reposée. Était-ce le compositeur allemand qui avait inspiré Hitler ou bien le nouveau chancelier qui instrumentalisait son œuvre ? Plus un dîner en ville sans qu’on s’enflamme. « Wagner est un suppôt du nazisme », tonnaient les anti. « Sa musique est universelle », rétorquaient les pro. L’antisémitisme aussi, ajoutait quelqu’un. Devant les asperges, il se trouvait encore un ou deux naïfs pour souhaiter gentiment « dépolitiser tout ça ». Au rôti, une seule envie surnageait, s’en lancer des tranches à la figure. Quelle fatigue, soupirait Mademoiselle.
Selon elle, le « problème Wagner » a aussi de fâcheuses conséquences esthétiques. Parce qu’un génie n’a besoin de rien pour créer ses chefs-d’œuvre, ni d’autorisation ni de point de départ. C’est plus tard, avec les affidés, que les dégâts se feront jour. Oh, ça n’a pas raté. Les héritiers du maître sont restés accrochés à son mot d’ordre d’hypertrophie symphonique sans plus comprendre pourquoi. Sa démarche à lui avait été claire. Il en avait eu sa claque des chanteurs-cabots, ne supportait plus leurs trilles ridicules, les indigentes parures vocales et leurs bras en croix pour quémander l’acclamation du public. Dégoût. Avec ce talent pour l’invasion qu’il faut reconnaître à nos amis teutons, Wagner aura décidé de partir en croisade contre ces faux dieux. Cela leur ferait les pieds, s’était il dit. Ni une ni deux, divas et divi avaient été privés de solos et s’étaient vus relégués au rang d’instruments parmi d’autres. La symphonie prenait le pas sur eux, qui devraient désormais servir l’orchestre, non plus lui imposer leurs caprices et leur loi. Petit séjour au purgatoire, leçon d’humilité, ma foi, pourquoi pas ? On avait des raisons d’applaudir à l’idée. Si, mise en pratique, cela donne la Tétralogie, les applaudissements redoublent. Hélas, se plaint Mademoiselle, aujourd’hui seul subsiste le mot d’ordre d’un orchestre fort. Le génie a disparu, et avec lui tout texte intelligible.
Les plus fanatiques décrètent même l’émotion devenue chose vulgaire. Dans les productions actuelles, c’est bien simple, on n’entend plus les voix. Les chanteurs en sont réduits à hurler pour tenter de couvrir l’épopée symphonique. En conséquence de quoi on ne comprend plus un mot de ce qu’ils disent. Malheureux public qui doit endurer cela.
La sanction ne s’est pas fait attendre. Il est venu moins nombreux et c’est tout le château de cartes qui a commencé de s’écrouler. Devant la diminution des recettes, les directeurs de salle ont commencé à paniquer. Combien, à l’instar de Gheusi, se sont mis à alterner reprises fauchées des œuvres du répertoire, toujours les mêmes, et appels au secours lancés aux petits-neveux de Wagner, histoire d’être dans l’air du temps. Moyennant quoi, ce petit monde a tranquillement continué de creuser sa tombe. À cet égard, Mademoiselle n’est pas fâchée d’avoir sauté à temps d’un bateau qui prend l’eau.
Peut-être n’est elle plus objective, peut-être n’est elle pas juste. N’empêche, à son goût, les maisons d’opéra ne font plus assez cas de ces émotions qu’elle a passé sa vie à célébrer. Dans ce constat, elle a vu le signe que l’heure était venue de se retirer. Au lieu de sortir tous les soirs, elle s’est mise à dîner chez elle d’une pomme reinette pelée au couteau, d’un verre de pomerol et de lectures hors du temps. Un beau matin, elle a décidé d’appeler cela par son nom et s’est officiellement déclarée à la retraite.
Tout arrêter n’a pas été simple ni, puisqu’il faut être honnête, très agréable. Résolue à ce que le trou qu’elle laissait dans le métier se résorbe au plus vite, Mademoiselle a lesté sa décision de toute la dureté dont elle était capable. Un lac irradié par la chute d’une pierre finira tôt ou tard par se recomposer une surface lisse. Mademoiselle le savait, il en irait de même de son départ. Personne n’est irremplaçable, pas même elle, quoi qu’en disaient les flatteurs. Il suffisait de ne plus répondre aux sollicitations, d’ignorer les ponts d’or et, plus difficile, de redimensionner le vent de panique qui s’était, paraît il, mis à souffler dans les grandes boutiques. Toutes allaient vite se ressaisir, on finirait par oublier l’éminente professeure de rôles. S’y attendre et l’espérer n’en restait pas moins un exercice ingrat.
Ce n’est pas allé sans nostalgie. Surtout le soir, à l’heure où des flots humains envahissaient les boulevards pour s’acheminer vers les théâtres et qu’elle se savait trop fragile pour leur emboîter le pas. Celle qu’on surnommait « la prêtresse des coulisses », qu’on avait respectée et crainte, n’était pas prête à exposer son inutilité toute fraîche au beau milieu d’une salle. Un jour, elle paierait son ticket. Elle ferait la queue comme tout le monde à l’extérieur de l’Opéra avant de s’y asseoir en spectatrice anonyme. Un jour, oui, mais pas encore. C’était trop tôt. Elle préférait rester dans son salon, face à la maquette rouge et or de la salle du Teatro alla Scala de Milan, pour écouter ses souvenirs. Parfois, une larme coulait. Parfois, c’était un sourire. Soir après soir, de la musique plein la tête, elle s’en tenait à ce qui avait été décidé, quitter le métier.
Réussir l’arrêt de sa carrière était devenu plus important qu’aider celle des autres. Quel changement, quand on y pense, pour quelqu’un qui avait vécu dans le culte de la transmission ! Non que cette passion pour la pédagogie se fût imposée à elle en un jour, il y avait bien sûr eu des étapes.
La première, la plus douloureuse de toutes et la plus intelligente, avait été de renoncer à sa propre carrière de cantatrice. Elle aurait pu la poursuivre, sans doute pas au premier plan et ailleurs qu’à Garnier, mais elle aurait pu.
— Vous avez une très gentille voix, lui avait on dit lors d’une audition.
La morsure du compliment l’avait rendue malade. Littéralement. Après une nuit sans sommeil, elle s’était réveillée aphone. Plus le moindre son pour sortir de sa gorge et un désespoir qui s’était vite mué en colère. Non ! Elle n’était pas gentille, ne le serait jamais et refusait encore plus viscéralement que sa voix le soit. Parlez d’une insulte ! Si elle ne devait jamais devenir une Reine de la nuit d’anthologie ou une Violetta à se damner, mieux valait se taire. Ce qu’elle a fait. Cette décision a été l’acte fondateur de son futur métier. En quelque sorte, la première leçon qu’elle dispensait.
Un travail acharné et une volonté de fer peuvent produire une chanteuse à la carrière honorable, pas une grande chanteuse. Derrière chaque voix d’exception, il y a un talent inné. Un don. Oui, une différence existe, elle est même violente, entre ce que le travail produit et ce que le talent permet. Tous les efforts du monde ne remplaceront jamais ce quelque chose qui échoit à certains. Est-ce Dieu qui y préside ou seulement Dame Nature, Mademoiselle n’en sait rien. Ce dont elle est certaine lui vient de sa longue fréquentation des voix. Toutes requièrent un travail immense. Face à l’effort et à l’ascèse, il y a égalité. Ce n’est plus le cas dès lors qu’on considère le résultat. Certaines voix vous transpercent, quand d’autres ne paraissent que gentilles. Mademoiselle avait donc préféré tout miser sur des heures quotidiennes de piano, doublées d’un 1er prix de solfège dont elle n’a eu qu’à se féliciter depuis.
Quasi cinquante ans plus tard, elle patiente dans son salon, prête à préciser à Gheusi sa façon de voir les choses. Ce, dès son arrivée, sans même lui proposer une Suze. S’asseoir, il pourra. Il ne faut pas non plus humilier. Elle le sait, le nom du prodige italien flamboie. Si peu de gens l’ont entendu chanter, ils sont nombreux à en parler. Ainsi va le Tout-Paris, par fièvre, mode, emballement. Celui qui imaginerait la professeure s’en rengorger la sous-estime et sous-estime aussi son élève. Eux deux se fichent comme d’une guigne de l’effet qu’ils produisent sur les coteries. Eux pensent travail.
Gheusi peut en témoigner, il était aux premières loges. Elio Leone sortait alors de scène. Le public de Rigoletto venait de le porter aux nues et lui, au lieu de jouir de son triomphe, râlait à cause d’un aperto-coperto raté. Il prétendait avoir décalé d’un demi-temps son passage en voix de tête quelque part dans le deuxième acte. Toujours la faute du même son, un « tu » récalcitrant sur lequel il n’en finit pas de buter. Les spectateurs étaient encore dans la salle, certains continuant d’applaudir, et d’applaudir Borsa, ça, tout le monde l’avait compris. Quoique non, pas tout le monde. Le principal intéressé était bien trop occupé à pester contre lui-même. Qu’a fait Mademoiselle ? Souri ? Minoré ? Diversion ? Du tout. Elle n’a pas démenti son chanteur. Elle ne l’a pas rassuré. Elle a dit oui, en effet, c’est une difficulté sur laquelle il nous faut continuer de travailler. Gheusi en était resté comme deux ronds de flan. La machine à catapulte venait d’installer le prodige dans un halo de lumière et lui se minait pour un souci technique qu’ils étaient deux au monde à avoir entendu. Monsieur Théodore Caron est arrivé à ce moment-là, Rouché et Dubois également, qui prédisaient au jeune ténor un avenir prestigieux. Borsa s’était mis à leur sourire, l’air un peu distrait. Tout le temps qu’allaient durer leurs compliments, Gheusi l’a vu continuer de communiquer sans mot avec Mademoiselle. Cette histoire de voix de tête retardée les turlupinait vraiment.
Un grand classique que ces ténors bourreaux de travail, surtout aux prémices d’une carrière. Sans zèle ni discipline de fer, ils n’en seraient jamais arrivés là et ne s’y maintiendraient pas longtemps. Un baryton a l’avantage de chanter dans la tessiture de sa voix parlée. De bonnes dispositions physiologiques, un talent naturel peuvent suffire. Pour la voix de ténor, c’est une autre paire de manches. Seules des heures et des heures de labeur acharné permettront de la débusquer. Elle n’a été déposée dans aucun gosier. Elle n’existe pas par naissance. Il faut se la fabriquer. Pire, il faut la mériter. Pour un garçon, il existera des mariages plus affriolants que de lier sa vie à d’aussi opiniâtres efforts. Mais voilà, certains y vont. D’où cette apparence de vieillards pinailleurs qu’ont souvent les ténors. Éternelles écharpes, hantise du froid ou de la fumée sur la gorge, jamais au grand jamais d’alcool fort, obsession du manger sain et du coucher tôt, rapports sexuels fréquents mais rapides et toujours à distance des spectacles car notoirement dispendieux en influx nerveux. Oui, l’ensemble manque de poésie, et non, ça ne ressemble pas à un rêve de jeunesse. Et alors ? Être Aristide Briand ne devait pas être drôle tous les jours. Or, combien de parlementaires se sont échinés à lui ravir sa place ? Idem pour la vie de ténor. Les sacrifices requis ne font pas rêver, mais les salves d’applaudissements, si. Prenons un exemple récent, toutes les familles viennent de connaître ça. Le cousin ne va pas à la guerre. Les tranchées, très peu pour lui, il se débrouille pour y couper. Chacun s’arrange avec sa conscience, ce cousin fait bien ce qu’il veut. On attendra tout de même de lui qu’il ne fasse pas la tête lors des repas de famille en s’avisant être le seul autour de la table à ne pas arborer sa médaille des poilus. Les efforts avant la récompense, voilà tout. C’est ça, la guerre, et c’est ça l’opéra. Beaucoup d’appelés, peu de survivants. Encore moins d’élus.
Il se trouve que Gheusi a vu passer tellement de forçats du lyrique qu’il nourrit une sincère indulgence à leur endroit. Apprivoiser une voix coûte cher. Alors il pardonne l’égocentrisme, le besoin d’être au centre des partitions, des répétitions, de l’attention et leur fureur d’enfants gâtés s’il en va autrement. Les ténors sont fragiles. Leur sort dépend d’un instrument mystérieux, invisible à l’œil et sans cesse menacé. Combien possède-t on de cordes vocales ? Les gens diront volontiers dix. La réponse est deux. De quelle taille ? Quelques millimètres, toujours moins d’un centimètre. Deux minuscules cordes vocales, la souplesse d’un diaphragme, l’humidité ambiante suffisent à décider d’un destin, d’où cette hargne à se protéger. Rien d’étonnant qu’un ténor ait pour son corps la vigilance d’une louve avec sa portée. Remarquez que le cas du jeune Leone est un peu différent. Il n’arbore pour l’instant aucun des travers courants. Impossible de prédire ce qu’il faudra un jour lui pardonner.
Son seul problème, c’est son cerbère, mademoiselle Renoult. Quelle guigne qu’il ait fallu que ça tombe sur elle. Du temps de sa splendeur, la vieille bique disait sans arrêt non. Non sans cesse, non à tout. Espérons que les deux années dans la solitude de son petit pavillon de Passy lui auront fait du bien. Elle se serait radoucie ?
Eh bien, pas du tout.
En moins de vingt minutes, le directeur de la salle Favart a signé reddition. Il serait même incapable de se rappeler ce qu’il comptait exiger. Debout dans un vestibule charmant, son pardessus encore sur le dos, chapeau à la main, le bonhomme tangue. Une bourrasque énorme vient de s’abattre sur lui.
Imaginez qu’elle refuse toute publicité pour annoncer les trois soirées. Elle ne veut pas non plus d’affiche coloriée pour le programme. Battage excessif, elle appelle ça, ramdam inutile.
Dernière tentative.
— Mademoiselle Renoult, si je résume bien, vous me refusez le droit de faire de la réclame pour attirer des spectateurs payants, que de toute façon je n’aurai nulle part où asseoir puisque vous exigez, combien, cent cinquante invitations pour vos relations ! Autant déclarer tout de suite la faillite de mon théâtre !
— Calmez-vous, cher monsieur. Mes conditions ne valent que pour la première soirée. Les autres se rempliront toutes seules, vous verrez. Et je vous laisse soixante pour cent des recettes.
Ce qu’il voit, Gheusi, c’est le pistolet sur sa tempe. Elio Leone ne bénéficie d’aucun réseau. Il ne sort pas du Conservatoire supérieur de musique de Paris, n’a pas été page à l’Opéra ni fait son trou dans aucune troupe. C’est peut-être un génie, mais un génie qui débute. En d’autres termes, personne ne l’attend. La salle Favart a-t elle pour habitude de se remplir par l’opération du Saint-Esprit ? Malheureusement pas. Même une janséniste du calibre de Mademoiselle devrait pouvoir en tirer les conclusions qui s’imposent.
Rien de pire que la surcote, trouve-t elle à rétorquer. D’accord pour organiser les grands débuts d’Elio, il est prêt, hors de question de le brûler. Il s’agit de le mettre en lumière, pas qu’il se déboutonne. Doit elle rappeler n’avoir jamais « lancé » qui que ce soit ? Épouvantable expression au demeurant qu’elle s’enorgueillit de ne jamais employer. Lancer quelqu’un, quel sport de foire serait-ce ? Bien sûr qu’elle les a repérés, ces imprésarios en train de rôder autour du petit nouveau. Sourire mielleux et pâmoisons, crocs apparents ou dédain factice, tout le panel des stratégies d’approche est de sortie. Messieurs, sachez qu’il en faudrait un peu plus pour impressionner. Plus ces pressants se feront bateleurs de foire, avec moustache et promesses luisantes, plus elle prendra le contrepied. Ah si, une anecdote amusante. L’un d’entre eux est allé jusqu’à proposer de faire reprendre du service à la claque. Contre une somme ma foi modique, il promettait un poulailler prêt à fuser en « Viva », « Bravo » et autres jets de roses ! Tellement XIXe qu’on en sourirait presque. Quelle vulgarité.
— Mais enfin, monsieur Gheusi, pourquoi vous offusquer ? Je ne parlais évidemment pas de vous.
Jamais un homme de sa qualité ne voudrait sacrifier la pureté d’une première fois sur l’autel du commerce. Ça se respecte, une première fois, n’est-ce pas ?
N’est-ce pas ?
Imparable.
Les yeux de la vieille dame se radoucissent à mesure que le directeur baisse la tête. Ça y est, il est en train de flancher. Mademoiselle ne cède jamais, sur rien ou presque. Des concessions, bien sûr qu’elle sait en faire. Tout le monde sait. Encore faut il le vouloir. La postérité serait bien avisée de ne pas retenir la souplesse comme élément saillant de sa personnalité. D’autant plus s’il s’agit d’organiser les débuts de l’un de ses élèves, et pas de n’importe lequel… Elio Leone ? La plus belle voix qu’il lui ait été donné d’entendre, celle qu’on attend tout au long d’une carrière de professeur, celle où elle a vu la nécessité d’un dernier combat.
Gheusi a compris. À voir ses yeux clignoter de nervosité et son dos rond, on le sait, il a jeté l’éponge.
L’argumentaire de mademoiselle Renoult est limpide. Selon elle, la force d’une carrière lyrique se lit dès ses débuts. D’où l’impératif de les entourer d’un grand soin. Chaque décision compte, a fortiori la toute première. Sa scène inaugurale, un chanteur y repensera sa vie durant. Il lui suffira d’entendre les premières notes de, mettons, La Traviata pour que le trac lui revienne, intact. On ne demande pas à ce premier tour de chant d’être parfait, il sera d’ailleurs souvent traversé dans un état second. Mais il compte. Il reste inscrit là. Voilà ce que Mademoiselle veut protéger mordicus, ce futur diamant dans la mémoire d’Elio.
— Je me permettrai de lui donner quelques conseils, mais je tiens à ce que ce soit lui qui décide de ce qu’il veut chanter, précise-t elle à Gheusi.
— C’est-à-dire ? ose le directeur dans un dernier souffle.
Il avait misé sur des morceaux de bravoure, sur l’exploit. Il comptait sur un programme de légende, capable de rouler pour la sienne.
Mademoiselle entend sa déception. Les hommes, elle les connaît. Ce sont souvent les mêmes.
— Vous espériez La Fille du régiment ? Vous vouliez des contre-ut ?
Elle l’a dit dans un sourire, mais n’est pas loin de s’agacer. Tout ce temps perdu en diplomatie, cela commence à bien faire.
Le ton se fait plus sec.
— Imaginez qu’Elio Leone se brise la voix ce soir-là, la beauté de la manchette qui suivrait, hein ? « Salle Favart. Le prodige foudroyé à l’instant de son envol ! » Bonne ou mauvaise réclame, l’important est de réussir à faire parler de soi. N’est-ce pas ce que vous pensez, monsieur Gheusi ?
Silence.
Long silence.
Quand s’est on payé sa tête à ce point, se demande-t il. Et qui s’est jamais permis d’employer ce petit ton avec lui, les banquiers mis à part… Si l’Italien n’avait pas ce maudit talent, comme il serait agréable de claquer la porte du vestibule en laissant le dinosaure continuer de momifier dans sa grotte. Non mais pour qui se prend-elle, de quel droit.
— Que monsieur Leone choisisse son répertoire, évidemment ! Après tout, c’est lui qui chante.
Gheusi est un peu surpris de ce qu’il vient de s’entendre dire. C’était sa voix. C’étaient les phrases qui s’imposaient. Mince, c’était tout de même très loin de sa pensée. Que se passe-t il ? Il se passe que Mademoiselle déroule. Pour le directeur, c’est comme avoir à nouveau cinq ans.
Aucune débauche de moyens vocaux en vue, puisqu’il n’est pas prévu d’orchestre symphonique. Non, monsieur Gheusi, huit musiciens, ce n’est pas un orchestre symphonique. En l’absence de dispositif idoine, il serait absurde de s’embarquer pour un pseudo-tunnel opératique. D’ailleurs, ce dont Elio Leone a envie, c’est d’une simple rencontre. Il veut se présenter aux directeurs de salle, aux chefs d’orchestre, à ses futurs collègues et au public. Il nourrit ensuite l’espoir d’être engagé dans une distribution. Rien de plus.
Mademoiselle le sait, les qualités d’un chanteur lyrique ne peuvent pas toutes apparaître à l’occasion d’un récital d’une heure. Même une heure trente. L’endurance n’est pas sollicitée, l’écoute du partenaire non plus, la concentration à peine. Des interrogations subsisteront et elle s’en moque.
Elio a quelque chose à dire, voilà la chose décisive.
Ce n’est pas si fréquent.
Lui-même n’en a pas encore pris conscience, quelque chose dans sa manière de chanter raconte une histoire. »
Extrait
« Il y aura ensuite ses trois soirées de récital, puis tout va s’emballer. Il se retrouve demandé partout. Avec un répertoire fin prêt, ne lui reste qu’à se laisser glisser dans les distributions. Chaque fois, il est celui qu’on écoute. Les salles lui font fête, son apparition au salut déclenche un tonnerre. L’exposition va crescendo, malgré les conseils de Mademoiselle qui dit qu’une carrière se construit autant par les rôles qu’on accepte que par ceux qu’on refuse. Bien sûr, elle sait qu’Elio peut déjà aborder les grands rôles. Contre toute règle, sa voix ne semble nécessiter ni soin, ni patience, ni la prudence habituellement nécessaire pour en protéger le développement naturel. Tout est déjà là, robuste, construit. Ce n’est donc pas l’instrument que Mademoiselle souhaite préserver, pas le timbre, ni la pulpe, c’est autre chose. L’égale vérité de chacune de ses interprétations. On ne transige pas avec ça, dit-elle. Son élève a mûri, c’est indéniable. » p. 133-134
En deux mots
Un père déambule dans les rues au petit matin, accompagné de ses deux fils. Ils viennent de perdre leur épouse et mère qui n’a rien pu faire face au cancer. Il leur faudra désormais apprendre à vivre sans elle. Et s’occuper des formalités et des obsèques.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
«Quand la mort frappe, la vie fait son baroud d’honneur»
Dans ce premier roman très touchant Mathieu Persan rend hommage à sa mère, emportée par un cancer à 68 ans. Une évocation bouleversante, pleine de tendresse et d’humour.
«Nous marchions donc, mon père, au milieu, escorté par ses fils, mon frère et moi, d’un pas rapide et franc. Maman est morte au moment où nous passions devant le Toutou Shop, dont le petit chiot vert lumineux qui lui servait d’enseigne tremblotait légèrement.» La première scène du roman qui a du reste inspiré l’auteur-illustrateur pour la couverture de son livre, en donne bien le ton. À l’aide de jolies descriptions teintées d’humour, le narrateur va raconter le combat de sa mère face à la maladie, le jour où elle est morte et ceux qui ont suivi avant de revenir sur sa vie et celle de la famille.
Si le titre peut paraître énigmatique, il résume à lui tout seul ce que fut cette mère-louve, s’exclamant à la naissance de son premier fils «Il ne doit plus rien m’arriver» et scellant ainsi sa conduite à tenir. Désormais, elle sera là exclusivement pour ses enfants et mettra en parenthèse toute autre ambition. Elle était pourtant une brillante scientifique, mais n’hésitera pas à mettre sa carrière entre parenthèses pour jouer à fond son rôle de mère, aimante et dévouée, accueillante et attentive. Si l’auteur en fait un portrait plein de tendresse, il raconte aussi avec pudeur son combat contre la maladie et les derniers jours d’une vie qui s’est définitivement arrêtée trop vite, laissant mari et enfant totalement désorientés.
Les jours qui suivent le décès forment sans aucun doute la pièce-maîtresse de cette tragi-comédie. Car la peine et la perte confèrent aux hommes de la famille une sorte d’hypersensibilité qui les rend attentifs à de détails incongrus, à des paroles maladroites, à des conseils qui dans ce contexte sont totalement absurdes. Cela nous vaut des éclats de rire libérateurs, soulageant une très forte douleur. L’employé de la société d’assurances, celui des pompes funèbres ou encore les ouvriers chargés de sceller la tombe avec leur drôle de machine qui couine devenant, sans qu’ils s’en rendent compte, de formidables acteurs comiques. Car «c’est quand la mort frappe que la vie fait son baroud d’honneur.»
On retrouve dans ce premier roman les mêmes qualités que dans un autre premier roman, celui d’Anne Pauly qui avait rendu en 2019 avec Avant que j’oublie un hommage à son père disparu avec cette même tonalité aussi émouvante que drôle et mettait, elle aussi, le doigt sur tous ces détails absurdes qui suivent le décès.
Mathieu Persan a indéniablement trouvé un style, un ton, qui accroche le lecteur dès les premières pages. Il réussit le tour de force de rendre réjouissante l’épreuve du deuil et, ce faisant, donne aussi à son livre un prix inestimable, puisqu’il aidera tous ceux qui sont frappés par un deuil, à les accompagner et à les soulager dans leur malheur. Quand vous l’aurez lu, je gage que vous aurez comme moi l’envie de le retrouver bien vite dans de nouvelles aventures.
Il doit ne plus jamais rien m’arriver
Mathieu Persan
Éditions de l’Iconoclaste
Premier roman
270 p., 20 €
EAN 9782378803575
Paru le 22/02/2023
Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Bordeaux, Saint-Malo, l’ancienne commune de Cerçay, Frasne et Pontarlier et des voyages effectués en Italie, Autriche, Allemagne, Yougoslavie, Grèce, Espagne, notamment à Séville, et aux Etats-Unis, à Boston, New London, New York, puis l’Ouest américain de Los Angeles au désert de Mojave et à Monument Valley.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un portrait puissant de femme au travers des yeux aimants de son fils. De l’illustration aux mots
Pour la première fois, l’illustrateur quitte le dessin pour les mots. Mais il lui reste l’art de la mise en scène et de l’image. Par petites touches, il dresse le portrait d’une mère drôle et aimante, d’une femme forte et déterminée.
L’amour fusionnel entre un fils et sa mère
Lorsqu’elle accouche de son premier enfant, la mère de Mathieu Persan s’exclame : « Il ne doit plus jamais rien m’arriver. » Dorénavant, elle vivra à travers ses enfants, se dévouant à eux corps et âme. Mathieu est le petit dernier, le plus drôle, le plus fusionnel aussi. Il grandit, devient père de deux enfants, mais lorsque sa mère atteint l’âge de la retraite, elle lui annonce l’arrivée d’un intrus : le cancer. Quand la vie reprend ses droits
Dans ce récit, Mathieu Persan raconte les combats de sa mère contre la maladie, jusqu’à ses derniers jours ainsi que les siens et ceux de sa famille, après sa disparition. Malgré́ tout, à mesure que sa santé se dégrade et ensuite quand le deuil s’installe, un constant appel à̀ la vie refait surface. Ce sont les souvenirs d’enfance au sein d’une famille fantaisiste, l’empreinte des grands-parents juifs, l’amour de la cuisine, les grandes tablées ouvertes à tous. Mathieu Persan manie tendresse, pudeur et humour, et souvent le rire l’emporte sur le chagrin.
Un récit lumineux sur le deuil et la transmission.
Les premières pages du livre
« Il était quatre heures quarante sur l’avenue de Paris. Nos talons frappaient le trottoir à des rythmes différents mais nous marchions comme un seul homme. Mise à part notre présence incongrue à cette heure si tardive, rien ne venait troubler le calme de cette douce nuit de printemps.
On nous aurait vus, de dos, sur cette avenue déserte, on aurait eu envie de composer une toile à la Hopper. Au premier plan, trois silhouettes sombres, bien distinctes, dans la nuit tout juste claire. La première, grande, maigre, une cigarette au bout des doigts, se tient à gauche. La suivante, au milieu, plus petite, est voûtée mais sa tête est bien relevée. Enfin, la troisième, plus massive, ferme le rang. Les arbres le long de la chaussée, dont les jeunes feuilles reflètent le clair de lune, contrastent avec l’enseigne lumineuse de la station-service qui diffuse un halo froid sur les personnages. Devant ce tableau on imaginerait aisément les pas qui résonnent, se réverbérant de chaque côté de l’avenue sur les façades dépareillées, comme dans un vaste décor de cinéma. Au loin, à l’arrière-plan, au-delà de l’avenue du Trône dont on distinguerait l’une des colonnes, serait esquissée l’empreinte noire de la tour Eiffel.
Nous marchions donc, mon père, au milieu, escorté par ses fils, mon frère et moi, d’un pas rapide et franc.
Maman est morte au moment où nous passions devant le Toutou Shop, dont le petit chiot vert lumineux qui lui servait d’enseigne tremblotait légèrement.
Cette enseigne, elle fait partie de mes plus lointains souvenirs. La ville scintillante, la lumière orange des réverbères, les phares jaune vif des voitures, une légère pluie froide, un soir de novembre sans doute, le son des roues en caoutchouc de ma poussette sur le bitume humide, les pas pressés et réguliers de ma mère, et l’enseigne du magasin de toilettage canin. Cet affreux petit chien a vu défiler l’histoire de notre famille depuis toujours. Il a vu mes parents se rendre à pied à l’hôpital un jour d’automne 1978. Il les a vus rentrer, avec moi dans un grand landau, quelques jours plus tard. Il a vu mon grand-père venir nous rendre visite depuis la rue des Haies, dans le XXe arrondissement, avec des bonbons cachés dans les poches, il nous a vus partir, à chaque début de vacances scolaires, entassés dans le combi Volkswagen, il a vu ma mère tenir par la main ses premiers petits-enfants, il les a vus grandir et la lâcher pour courir devant.
Puis il a vu maman de plus en plus fréquemment. De sa hauteur, idéalement situé entre la maison, l’hôpital et la pharmacie, il l’a vue diminuer, reprendre des forces et s’affaiblir à nouveau. La dernière fois qu’elle est passée devant lui, c’était la veille de notre marche nocturne, allongée dans une ambulance.
Cette enseigne, elle n’a jamais semblé subir les outrages du temps. Ni la pluie, ni les tempêtes, ni les canicules n’ont eu raison d’elle. Elle est comme un point fixe de l’espace-temps. Comme si ce dernier se courbait, s’enroulait, et tournait autour de ce petit clébard lumineux, nous poussant tous inexorablement vers l’avenir. Comme si le Toutou Shop était l’alpha et l’oméga, le début et le commencement de toute chose. Comme si l’univers entier s’était construit autour de la boutique de toilettage canin depuis des milliards d’années et que la flèche du temps avait été décochée depuis l’arrière-boutique. Et ce soir-là, cette saloperie de yorkshire vert nous a regardés avec un petit air narquois, comme pour nous dire que depuis le début il connaissait déjà la fin. T’aurais pas pu nous prévenir ? Aboyer rien qu’une fois ? Ça nous aurait fait une sacrément bonne histoire à raconter, et les bonnes histoires, c’est important.
Quelques dizaines de minutes avant de nous retrouver devant le chien vert, au beau milieu de la nuit, mon téléphone m’avait réveillé en sursaut. Une jeune femme à la voix douce et posée m’avait conseillé de me rendre à l’hôpital rapidement.
– La tension de votre maman baisse très vite. Je pense que vous devriez venir si vous le pouvez.
J’avais enfilé mon pantalon, j’étais descendu d’un étage pour réveiller mon père et mon frère, et nous étions partis vers l’hôpital qui se trouvait à un petit quart d’heure à pied.
À cette époque, je vivais avec ma femme et mes deux filles de presque 7 et 5 ans au-dessus de chez mes parents. Parti de rien ou presque, ce couple de profs de maths avait acheté à Vincennes un vaste appartement en ruine dont personne ne voulait. L’agent immobilier leur avait dit : « J’aurais bien quelque chose, mais franchement, je n’ose même pas vous le montrer », et mes parents avaient insisté.
Lors de leur première visite, en 1976, les vitres étaient cassées, un grand lit défait et souillé accueillait un pigeon mort et une mousse de poussière de plusieurs centimètres recouvrait le parquet massif de ce bel appartement familial. Ils s’étaient tout de suite projetés, impressionnés par les moulures, les cheminées et la vue sur le donjon du château de Vincennes. Ils y avaient surtout vu l’espace, la fin du camping avec deux enfants dans un trente mètres carrés le long du RER, et un champ des possibles, dont je faisais partie. Ma mère, presque honteuse, s’était demandé si ce n’était pas trop pour eux.
Mes parents avaient ouvert les fenêtres, chassé les fantômes, et ils en avaient fait le lieu où j’ai vécu la plus grande partie de ma vie. Celui qui s’appellera toujours « la maison » malgré les changements de moquette et de papier peint.
Quelques années plus tard, à la mort de la voisine, ils avaient racheté l’appartement du dessus afin que chacun de leurs trois enfants puisse avoir sa chambre. Ce grand appartement a protégé notre famille au complet pendant une vingtaine d’années, la porte toujours grande ouverte sur le monde et les gens de passage. Puis nous, les enfants, nous sommes partis les uns après les autres.
Ma mère, en fine stratège, décida de refermer l’escalier intérieur et de revenir au plan initial, avec un appartement au cinquième étage séparé. Elle réussit alors à rapatrier ma sœur et ses enfants, presque sous son toit. Il ne fallait jamais sous-estimer la détermination de maman. Neuf ans après, ma sœur est partie à Bordeaux et nous avons pris le relais, ma femme et moi, avec nos deux filles. Mon ancienne chambre est devenue notre salon. Je revenais aux sources après une dizaine d’années à Paris à quelques stations de métro – je suis un grand aventurier – et ne me lassais pas de la vue sur le donjon, qui m’avait manqué. Une vie simple et globalement heureuse jusqu’à l’arrivée d’un invité surprise : le cancer de maman.
Ça a commencé dans son bas-ventre. Une multiplication de cellules qui semblait anarchique. De mitose en mitose, une forme a commencé à se dessiner. Une grosse protubérance, puis de petites excroissances sont apparues et un battement rapide s’est fait entendre. C’était il y a bien longtemps et cet amas de cellules, c’était moi. Flottant dans l’utérus de maman, au chaud, grandissant en paix, protégé du monde par le liquide amniotique.
Ça a commencé au même endroit, presque quarante ans plus tard. Une multiplication rapide de cellules, incontrôlée. De semaine en semaine, aucune forme précise ne s’est dessinée et aucun battement ne s’est fait entendre. Seule une masse, ferme et insensible, semblait pousser sous la peau de maman. À l’endroit même où la vie avait éclos, maman couvait la mort.
Elle l’avait remarquée depuis longtemps. Ça grossissait de mois en mois, mais il y avait tant d’autres raisons de s’inquiéter. Pas le temps pour ça. Trois enfants, huit petits-enfants, un mari, le champ des drames possibles était si vaste que maman aurait sans doute trouvé égoïste de s’occuper de son petit problème. Rhumes, varicelles, grippes, accidents de la route, problèmes de couples, sans compter l’état du monde, l’avenir, la place en crèche du petit, le réchauffement climatique, la montée des extrêmes, ce qu’on va faire à dîner le soir, tout était prétexte à ce que maman se remplisse intégralement de nos petits soucis quotidiens – mais aussi de nos joies – afin de s’oublier tout à fait.
Jusqu’à ce qu’un jour, elle finisse par parler à mon père de cette induration qu’elle sentait dans son bas-ventre. Mon père est sans doute l’homme le plus optimiste que j’aie jamais connu. Un optimisme qui peut confiner à l’aveuglement, quand la réalité se montre un peu moins belle que ses prédictions.
Ma mère disait souvent : « Papa, quand quelque chose l’embête, il lui suffit de dire tout fort que ça n’arrivera pas et il en est convaincu. »
Je n’ai jamais su si son optimisme forcené était un trait de caractère inné, ou s’il était dû au fait qu’il avait connu la guerre, l’angoisse, l’exil, après son départ d’Alger, en 1962, caché sous un tas de valises, dans le coffre d’une voiture.
Toujours est-il qu’en matière de santé mon père avait cette capacité à prendre le problème en main, et à se dire, comme dans les films américains : « Tout ira bien. » Et si le drame arrivait, il en restait sonné, mais entier et debout.
Ils s’étaient donc rendus chez le médecin de famille, Bernard, qui était aussi un ami. Bernard avait la particularité de rire fréquemment et sans raison apparente, à gorge déployée. C’était un rire qui démarrait dans les graves et montait très haut dans les aigus, où il oscillait légèrement, avant de finir sur un râle guttural du meilleur effet. Un rire qui inspirait la galéjade, la grosse déconne, la fin de soirée ; un rire qui passait sans difficulté à travers la porte de son cabinet pour se répandre dans la salle d’attente à l’ambiance feutrée et solennelle où patientaient les malades.
Bernard avait tâté, Bernard avait palpé, Bernard n’avait pas ri. Il avait appelé un confrère pour que maman puisse faire une biopsie.
– C’est juste une biopsie de contrôle. Il s’agit sans doute d’un kyste bénin, inutile de s’inquiéter, m’a dit mon père au téléphone.
Ma mère, elle, tenait le rôle qu’elle aimait le moins : le centre de l’attention, celle que l’on plaint, la victime. Pas question pour elle de s’appesantir sur le sujet. Elle avait un cancer et elle le savait depuis bien longtemps. Oh, pas besoin de biopsie, pas besoin de prise de sang, pas besoin de scanner. C’était écrit. Elle l’avait dit à mon père quelque temps après leur rencontre : « Tu sais, je vais mourir jeune. » Alors ce truc au bas de son ventre, c’était juste la confirmation de son intuition. Elle n’en avait rien dit parce qu’au fond elle avait attendu de savoir si elle allait se battre ou non.
Elle y a réfléchi longtemps. Et elle a choisi. Ce cancer, elle allait le regarder en face, elle allait le défier, et elle jetterait toutes ses forces dans cette bataille. Mais pas pour elle. Non, ma mère ne faisait jamais rien pour elle. Elle allait se battre pour nous.
Maman, elle savait donner, mais elle avait du mal à recevoir. On voyait dans son regard tous les mots, qui arrivaient de manière désordonnée, qui se bousculaient, qui cherchaient une issue mais qui n’arrivaient pas à sortir. Alors elle finissait par abdiquer et lançait : « Oh, je sais pas dire ! Je sais pas dire ! »
Elle allait donc faire ce qu’elle savait faire le mieux : nous donner encore un peu de sa vie, et ce serait son cadeau d’adieu. Quelques mois après le diagnostic officiel, elle m’avait dit :
– Tu sais, j’ai vraiment hésité. J’aurais été seule, je me serais mise sous le RER. Au fond, qu’est-ce que ça aurait changé ? On est qu’un tas de cellules, non ?
Elle était comme ça maman, elle avait beaucoup plus peur de la vie que de la mort. Mais dans la vie, y a des principes, et elle allait donc mettre un point d’honneur à assumer son rôle jusqu’au bout.
Le diagnostic officiel n’a pas tardé à venir.
C’est mon père qui m’a appelé pour me le dire. Il avait au téléphone une voix satisfaite et presque enjouée. La voix de quelqu’un qui, après plusieurs mois de réflexion, d’hésitation et d’étude du marché, dirait d’un air soulagé : « Ah, ça y est, j’ai enfin acheté ma nouvelle voiture, j’ai cassé la tirelire, j’ai pris une BM et j’en suis vraiment content. »
Ma mère était donc l’heureuse propriétaire d’un carcinome péritonéal. Il y avait de quoi être fier. Un carcinome péritonéal, c’est comme une BM, tout le monde n’en a pas. Ah ça, non, c’est pas la Clio du cancer qu’elle a, maman.
Et puis il y avait surtout dans sa voix le soulagement de savoir enfin. On était dans le grave, certes, mais le poids infiniment plus lourd de l’incertitude disparaissait d’un coup. Ouf ! On l’avait échappé belle, ça aurait pu être un kyste bénin mais là non, on allait pouvoir agir, enfin.
Après quelques recherches, je n’avais pas osé dire à mon père que le carcinome péritonéal, ça s’appelait aussi cancer du péritoine, ce qui était, il faut bien l’avouer, bien moins élégant.
Les mots chimiothérapie, opération, tumeur, debulking, PET-scan avaient été prononcés, tout un nouveau vocabulaire que notre famille avait eu la chance de ne pas vraiment connaître jusqu’à présent mais qui allait nous accompagner désormais au quotidien.
Autant Parkinson et Alzheimer étaient des terrains connus, foulés par les aïeux, autant le cancer demeurait un vaste territoire mystérieux. Le corps qui se met à faire n’importe quoi, sans que personne n’en connaisse véritablement la raison. Le cancer, qui détruit méthodiquement tout l’écosystème qui le fait vivre, dans une démarche suicidaire. Le cancer, qui réalise le prodige de coloniser au-delà du corps malade en devenant le centre de l’attention, le sujet de conversation, la rumination nocturne, l’inquiétude chronique. Le cancer, qui assure sa survie dans les pensées des autres. Plus qu’une maladie, il devient vite une affaire de famille.
Maman n’avait que très peu réagi à cette annonce. Comme un boxeur sur le ring, elle se situait déjà dans le combat et mobilisait son énergie. Elle suivrait le protocole comme un vaillant soldat, sans jamais poser de questions, sans jamais se plaindre. Et comme un sportif qui sait que sur un match, tout peut arriver, elle n’avait jamais demandé à connaître le palmarès de l’adversaire.
De mon côté, je n’avais pu me résoudre à ne pas savoir pour combien de temps encore nous aurions maman auprès de nous. Comme si je voulais connaître le prix du cadeau qu’elle allait nous faire en luttant contre la mort, j’avais cherché, j’avais croisé les informations, j’avais lu de nombreux articles, j’avais appelé des amis, et la conclusion était sans appel. Deux ans. Et pas deux ans de joyeusetés, de vacances en famille, de fêtes d’anniversaire, d’après-midi sur la plage, de barbecues à la campagne ou de champagne pour fêter les bonnes nouvelles. Non. Deux ans qui ne ressembleraient plus vraiment à la vie. Deux ans suspendus aux exigences de la maladie et de son traitement. Deux ans étourdis par le balancier incessant des bons résultats d’analyses et des effets délétères des médicaments. Entre l’espoir de faire mentir les statistiques et le désarroi de constater la réalité des chiffres.
Pendant deux ans, maman a avancé jour après jour sur une route accidentée et brumeuse où pouvait néanmoins percer le soleil, par intermittence. À aucun moment, tout au long de son périple, elle n’a souhaité voir la carte en entier. Elle prenait les étapes les unes après les autres, franchissait les cols, se mettait en roue libre dans les descentes pour récupérer si jamais une nouvelle ascension devait se présenter.
Le parcours était connu et balisé précisément. Cela commencerait par quelques étapes de chimiothérapie pour stopper l’avancée des cellules cancéreuses, voire en éradiquer quelques-unes. On attaquerait ensuite la montagne avec une opération d’ampleur visant à supprimer, manu militari, les tumeurs résistantes, puis, enfin, une seconde vague de chimiothérapie pour finir le travail et espérer apercevoir la ligne d’arrivée.
Le parcours annoncé était difficile, exténuant, et prenait la forme d’un grand contre-la-montre. Il fallait partir vite, partir fort, et attaquer dès la première étape pour sortir du peloton des tumeurs.
Toute une équipe serait à ses côtés. Médecins, oncologues, anesthésistes, psychologues, pour s’assurer que son corps et son mental tiendraient le choc. On lui injecterait tous les produits nécessaires à une performance optimale : hormones, amphétamines et EPO. Une vraie formule de vainqueur. Enfin, la famille serait là pour les encouragements, faisant la route en parallèle pour célébrer à chaque arrivée la victoire d’étape. Mon père, tel un coach professionnel, le regard toujours fixé sur la ligne d’arrivée, ne douterait jamais que maman arriverait victorieuse, maillot jaune éclatant sur les Champs-Élysées de la rémission et de la guérison. Il ne manquait en somme que Jean-Paul Ollivier, en direct de sa moto, pour nous raconter le fascinant voyage de maman au pays du cancer.
La course culmina lors de l’opération de debulking, qui consistait à retirer la ou les tumeurs, au scalpel. Maman m’avait rapporté à sa façon les paroles du chirurgien qui devait l’opérer :
– Tant qu’on n’a pas ouvert et qu’on n’a pas vu en vrai comment c’est dedans, on ne sait pas ce qu’on va enlever et ce qu’on va pouvoir laisser.
Elle est donc partie vers cette épreuve fatidique sans vraiment savoir ce qui resterait d’elle à l’issue de l’intervention.
L’opération fut lourde et longue. À la manière d’un bon commerçant boucher – « Il y en a un peu plus, je vous le mets quand même ? » –, le chirurgien avait ratissé large. Utérus, ovaires, trompes et quelques autres tissus avaient été retirés. Ma maison première, au creux des hanches de maman, avait fini dans un sac à viscères qui serait bientôt incinéré. Le péritoine, constellé de petites tumeurs, n’avait pas pu être traité mais les dernières séances de chimio devaient en venir à bout.
Maman avait passé son Alpe d’Huez, et il ne restait plus que des étapes de plaine avant les Champs-Élysées.
Au sommet de la montagne, dans son lit d’hôpital, sans ses cheveux, exténuée, avec ses yeux qui brillaient encore et son sourire qu’elle tentait de déployer avec effort, elle avait un air de Marco Pantani. Petit oiseau fragile, junkie shooté aux médicaments, le corps en vrac, souris qui a soulevé une montagne, mais vainqueure magnifique.
Durant les huit premiers mois de sa maladie, la mort n’avait pas été un sujet. Je savais que la première phase du cancer n’était en général pas fatale. En somme, tout se passait comme prévu. Maman prenait tout cela avec un recul déconcertant, me racontant toutes les scènes auxquelles elle assistait à l’hôpital.
– Ah, si seulement je savais écrire ! Mais c’est tellement drôle, tu ne peux pas imaginer ce qui se passe là-bas. Il y a tellement d’humanité et d’absurdité dans tout ce qu’on vit là, assis les uns à côté des autres comme des cons avec nos perfusions de chimio.
Elle prenait aussi un certain plaisir à retrouver ses joies d’adolescente en contournant les règlements pour aller s’en griller une discrètement après s’être mis dans la poche une infirmière complaisante.
– Roh, j’ai l’impression de faire quelque chose d’interdit, et tu veux que je te dise, la clope est encore meilleure.
Maman tenait bon, elle avait récupéré de son opération et tout ce qui était possible avait été fait. Maintenant, il fallait vivre. Juste vivre. Vivre en attendant la rémission, peu probable, ou la deuxième attaque de la maladie. Vivre donc, en scrutant le moindre signal, le moindre mal de ventre, le moindre étourdissement, la moindre nausée, la moindre fatigue. Mais vivre malgré tout.
Mourir un peu, également. Cela dépendait si l’on voyait le cancer à moitié vide ou à moitié plein. Il y avait déjà une foule de choses qu’elle aimait et qu’elle ne ferait plus jamais. Des instants dont elle n’avait sans doute pas goûté la juste saveur la dernière fois qu’elle avait pu en profiter. C’est à cette période que nous avons, pour la seule et unique fois, partagé une soirée seuls, tous les deux, à Paris. Restaurant japonais, récital de Lieder à la salle Gaveau, et retour en métro. Maman me tenait le bras dans la rue. C’était la première fois depuis que j’avais lâché sa main, encore enfant.
C’est mon père qui l’a emmenée pour la dernière fois au bord de la mer, à Saint-Malo. Elle a pu s’asseoir sur son rocher, niché sur la plage de Rochebonne, en scrutant l’océan. Elle s’est sans doute revue petite, prenant son goûter au même endroit. Elle s’est sans doute demandé à quel moment elle avait commencé à s’effriter. À quel moment des pans de sa vie lui avaient échappé comme le sable sec glissant entre ses doigts. À quel moment elle s’était mise à perdre plus qu’elle ne gagnait.
Cet entre-deux-mondes ne dura finalement que peu de temps et le corps se détraqua de nouveau. L’intestin décida subitement de faire grève, occasionnant des douleurs aiguës qui la renvoyèrent à l’hôpital pour quelques semaines. Les organes se passaient le relais ; quand l’un allait mieux, l’autre commençait à défaillir. Toute la petite mécanique presque divine du corps, ses enzymes, ses protéines, ses hormones, ses interactions subtiles se déréglaient. Cela ne tenait pas à grand-chose, finalement. Mais maman n’en perdait pas pour autant son sens de l’humour :
– Quand on voit à quel point l’horlogerie du corps est bien faite, ce serait un coup à croire en Dieu, non ? Par contre quand on voit à quel point cette perfection au niveau de l’infiniment petit peut fabriquer des gens cons comme des manches à pioche, on redescend vite sur Terre.
La machine était hors de contrôle. En somme, maman était prisonnière d’un train duquel elle ne pouvait pas sauter. Attachée à un corps qui était lancé sans frein vers la destination finale, il ne lui restait plus qu’à profiter du paysage à travers une fenêtre qui se réduisait jour après jour.
On avait repris la chimio, adapté les dosages et traitements. Les alchimistes préparaient leurs cocktails pour essayer de gagner du temps. On injectait, on vidait, on purgeait, on ajustait, on nettoyait, on contrait les effets de la maladie par un traitement, on contrait les effets indésirables du traitement par un autre, jusqu’à arriver à un équilibre précaire qui permettait à maman de rester vivante. On ne savait plus vraiment si on courait après la vie pour en voler un dernier petit morceau, ou si on luttait contre la mort pour lui échapper encore un peu.
En entrant dans le bureau de l’oncologue, j’ai tout de suite compris pourquoi elle plaisait à ma mère. Petite femme sèche, les yeux bleus perçants, le menton pointu, les cheveux tirés. On se sentait tout de suite pris en charge, presque rassuré devant son professionnalisme militaire. Et puis maman avait l’habitude ; elle en avait vu passer, des gamins, pendant toute sa carrière de prof. Elle savait immédiatement déceler l’intelligence dans les yeux de ses interlocuteurs. Maman m’avait dit :
– L’autre médecin, le grand ponte, je ne l’aime pas du tout. Il s’écoute parler et il est trop bien habillé pour être honnête. Il a toujours le sourire, on dirait un homme politique en campagne. Et puis il a beau être spécialiste, il a toujours l’air d’oublier que le cancer, c’est moi qui l’ai et pas lui. Alors qu’elle, tu verras, elle est brillante, et au moins elle dit les choses clairement.
– Ah bon ? Tu lui as déjà demandé les choses clairement ?
– Ah non ! Mais si je le fais, je sais qu’elle sera claire et précise. C’est carré avec elle, elle va pas essayer de m’emberlificoter.
Quelques semaines avant, maman m’avait autorisé à prendre rendez-vous avec son oncologue. Parce que moi, les choses, j’avais besoin d’en parler clairement. Ah, les choses, quel mot bien pratique ! »
Mathieu Persan est un illustrateur connu du milieu littéraire pour son engagement et son travail au style rétro et élégant. Il a réalisé́ les couvertures de nombreux livres, magazines et albums de musique. Il signe avec Il ne doit plus rien m’arriver son premier roman. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)
En deux mots
Avant et surtout après la Seconde Guerre mondiale, les immigrés japonais ont été victimes de mauvais traitements au Canada. Victime de cette chasse aux jaunes, Hannah fuit dans la forêt. Elle sera recueillie par Jack, un ermite qui ne se remet pas du décès de son frère. Deux solitudes nourries d’histoires, de légendes et d’un ours blanc.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Jack, Hannah et l’ours blanc
Dans son magnifique septième roman, Marie Charrel revient sur un épisode oublié de l’histoire canadienne, la chasse aux immigrés japonais avant et surtout après la Seconde guerre mondiale. Un Récit initiatique enrichi de contes et légendes.
Aika a 17 ans quand elle part pour le Canada. Elle est une «fiancée de papier», promise à partir d’une photo à un Issei. C’est le nom que l’on donne à la première génération des immigrés japonais. Son mari lui a fait miroiter une situation aisée de pêcheur, mais une fois débarquée à Vancouver, elle va vite déchanter et va finalement épouser un pauvre bûcheron dont le seul trésor sont les légendes nippones qu’il ne va cesser de transmettre, en particulier à sa fille Hannah. Quand il meurt, Aika ne sait comment elle va survivre dans un environnement de plus en plus hostile. «J’ignore ce que je ferai de toi plus tard: aucun homme ne voudra prendre pour épouse une fille des bois. Les lucioles, les fourmis, les arbres: tu es comme ton père. Tu racontes trop d’histoires.»
Face à la montée de l’intolérance, aux actes racistes et à la multiplication des lois promulguées à leur encontre, Hannah se sent perdue. Elle n’est pas faite pour ce monde. «Elle ne comprend pas que ni la politesse, ni l’humilité dont les Japonais font preuve ne les protégera contre la sauvagerie prête à s’abattre sur eux.» Avec Aika, elle est brutalement chassée de Vancouver et doit rejoindre le camp de Greenwood. C’est de là qu’avec trois compagnes, elle va décider de fuir. S’enfonçant dans la forêt, elle va se retrouver nez à nez avec un ours blanc.
Quand elle se réveille, Jack lui explique qu’elle a été blessée et qu’il l’a retrouvée inconsciente. Tout en soignant la jeune fille, ce creekwalker, c’est-à-dire un agent chargé par le gouvernement de recenser le nombre de saumons dans sa zone pour définir les quotas de pêche, découvre qu’elle est «habitée», qu’elle est pourvue de dons surnaturels transmis par «l’ours esprit».
Dès lors, c’est ce couple très particulier, l’enfant élevé par une amérindienne de la nation Gitga’at, devenu ermite après la mort de son demi-frère à la guerre qui vit désormais seul dans la forêt avec ses chiens et cette Nisei, c’est-à-dire une Japonaise de la seconde génération, née au canada et nourrie de contes nippons qui va chercher à se construire en se nourrissant de leurs cultures respectives et en communiant avec la nature. «On accueille les histoires puis on les libère en les racontant, de façon à ce qu’elles réparent d’autres que soi.»
Marie Charrel, à l’instar d’Hannah, a compris que face à la fureur, à la haine, au deuil et au martyre, il n’y a qu’un seul remède, les mots.
«Voilà ce qu’elle doit faire: écrire leurs histoires à tous avant qu’elles ne s’évaporent ; l’histoire d’Aika, d’Hatsuharu, des semeurs d’espoir et des mangeurs de nuit, du petit prince et des hommes-saumons ; celles des Issei, des Nisei, de Greenwood et les légendes tsimshian. Les contes des mondes engloutis. (…) Elle récoltera les bribes de vie, les reflets au bord du chemin et les éclats d’étoile, puis sèmera les mots. (…) Elle sera la femme-esprit, la femme-mémoire, plus tout à fait humaine – un peu de l’ours est entré en elle. Une créature ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes. » Laissez-vous porter par ce roman initiatique à la construction audacieuse, qui oublie la chronologie au bénéfice des émotions, et découvrez derrière ce morceau d’histoire peu glorieux – le gouvernement canadien attendit 1988 pour présenter des excuses officielles et dédommager les survivants – l’une des œuvres les plus romanesques et les plus riches de 2023.
Les mangeurs de nuit
Marie Charrel
Éditions de l’Observatoire
Roman
304 p., 21 €
EAN 9791032921494
Paru le 2/01/2023
Où?
Le roman est situé principalement au Canada, en Colombie-Britannique, du côté de Vancouver, puis dans la région de Greenwood. On y évoque aussi le Japon.
Quand?
L’action se déroule de 1926 à 1956.
Ce qu’en dit l’éditeur
Hannah est une Nisei, une fille d’immigrés japonais. Si son père l’a bercée de contes nippons, elle se sent avant tout canadienne ; alors pourquoi les autres enfants la traitent-ils de «sale jaune»? Jack, lui, est un creekwalker, il veille sur la forêt et se réfugie dans les légendes autochtones depuis le départ de son frère à la guerre. Le jour où l’ermite tombe nez à nez avec un ours blanc au cœur de la Colombie-Britannique, il croit rêver – la créature n’existe que dans les mythes anciens. Pourtant, la jeune femme inconsciente qu’il recueille semble prouver le contraire : marquée des griffes de la bête, Hannah développe d’étranges dons à son réveil.
Des années 1920 à l’après-guerre, Marie Charrel brosse le portrait d’une Amérique du Nord où la magie sylvestre s’enchevêtre à la fresque historique. Contes japonais et légendes indigènes se lient dans une fabuleuse ode à la nature et à la fraternité.
Les premières pages du livre
« Incipit
Elle lève les yeux au ciel et le nuage d’albâtre s’abat sur elle telle une tempête de neige. Un tourbillon de nacre, le baiser du colosse d’ivoire ; elle comprend, dans la violence de l’instant, qu’il s’agit d’un animal. Le corps massif de la bête emporte le sien et ils plongent tous les deux dans la rivière. Les griffes pénètrent sa peau, déchirent les chairs de sa joue jusqu’à l’épaule, mais elle ne ressent rien – du moins, pas encore. À l’instant de la chute, la course du temps ralentit. Elle observe le manteau d’azur s’étirant au-dessus d’elle. Les cumulus cotonneux vallonnant l’horizon. Elle pense aux mots que son père murmurait autrefois, au cœur de ces nuits où les étoiles tavelaient la toile céleste : Kazahana, la bourrasque d’hiver délivrant les premiers flocons dans un ciel clair. Komorebi, les rayons du soleil jetant leurs lanières d’or dans la frondaison des arbres.
Leurs corps pénètrent les eaux avec fracas et l’existence reprend son cours. Au cœur du tumulte, elle aperçoit l’éclat d’argent des saumons remontant la rivière. Son assaillant est là, lui aussi : un ours. Dans les flots souillés par le sang, sa gueule se tient tout près de son visage. Ils plongent ensemble vers les profondeurs, tels deux danseurs pris dans une valse insensée. L’oxygène lui manque mais elle ne se débat pas, elle ne bouge plus, captivée par ces pupilles noires plongeant dans les siennes, intelligentes, insondables. Étrangement humaines. Elle cherche à les déchiffrer, en vain. La bête la possède. Son pelage crème, aussi clair que les premières neiges de novembre, frôle ses bras. Plus tard, l’homme de la forêt prétendra qu’il n’y a pas d’ours blanc, ici. « Impossible. C’est une légende. »
Il est là, pourtant. L’ours s’enfonce avec elle mais lui sait nager, il remontera à la surface. Elle ne peut pas en dire autant. L’a-t-il attaquée parce qu’elle a volé sa nourriture ? Les esprits du monde d’avant cherchent-ils à la punir ? Tandis que l’obscurité l’aspire, une intuition la traverse : si elle survit, si les flots sauvages n’engloutissent pas son corps, la fille qui se relèvera de cette attaque ne sera plus complètement humaine. Un peu de l’ours sera entré en elle : une créature à mi-chemin, ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes.
Première partie 1. Quelque part sur le canal, Colombie-Britannique octobre 1945
La brume ourlant l’horizon se colore timidement de rose lorsque Jack rejoint son chien Buck à l’avant du bateau. Son fidèle compagnon, un bâtard noir au sang de loup, apprécie autant que lui cette heure où l’obscurité règne pour quelques minutes encore. Ces instants où l’eau est un miroir paisible qu’aucun souffle ne brise. Il porte la tasse de café à ses lèvres. Caresse l’animal à ses pieds, tourné vers la forêt où les créatures de la nuit bruissent doucement. Ici bat le cœur du monde et le reste des hommes l’ignore.
Jack inspire longuement. Le rythme de sa respiration ralentit. Les frontières entre son corps et la fraîcheur de l’air auroral se dissipent. Les rêves agités des heures passées s’effacent. Les embruns mêlés aux discrètes essences de pin dispersent l’agitation que le souvenir de Mark éveille en lui chaque nuit. Au lever il vient toujours ici, à l’avant de l’embarcation, pour humer l’heure matinale et faire corps avec cet entre-deux fugace, juste avant que l’aube ne jette son feu dans le ciel. Chaque onde émanant des flots le traverse avec douceur. Chaque murmure le frôle et l’emplit d’une façon qu’aucun mot ne saurait décrire.
Le soleil perle derrière la crête des montagnes. La forêt s’éveille. Jack l’écoute. Les bourdonnements des insectes, les craquements des troncs et les sifflements de feuilles brassées par le vent composent une symphonie dont il connaît la cohérence et la complexité. Il sait lorsqu’un déséquilibre la traverse. Il comprend ses mouvements, ses rythmes. Ses humeurs. Il entend lorsque la forêt saigne.
Buck se redresse, tend les oreilles vers la rive. Astrée, la vieille chienne rousse sommeillant encore à l’arrière du bateau, grogne pour les avertir. Jack pose la tasse de café à ses pieds, attrape les jumelles. Il observe les roches affleurant l’eau. Les galets luisant encore de la brume de nuit. Lui aussi a senti quelque chose. Une variation infime. Une note nouvelle s’invitant dans la mélopée de la sylve. Un tremblement d’un genre inédit, ou plus exactement une présence. Quelque chose est sur le point d’advenir. Un malheur, peut-être, ou une joie : pour les créatures de la forêt pluviale, cela ne fait guère de différence. Seuls les hommes sont juges.
2. La maison des hautes terres Juillet 1956
Il est des secrets enfouis si loin, depuis si longtemps, qu’on les imagine oubliés à jamais. Ce sont les plus dangereux. Ils jaillissent dans la douceur d’une matinée d’automne, lorsque les enfants dorment encore dans leurs draps chauds. Ils fracassent les murailles de papier patiemment échafaudées autour de soi, en soi, dans l’espoir de s’épargner la douleur. En vain. Personne n’échappe à la vie.
Hannah s’apprête à sortir cueillir quelques baies lorsqu’elle aperçoit un homme au loin, à l’orée du bois. Elle rentre aussitôt, verrouille la porte derrière elle. Personne ou presque ne sait qu’elle vit ici, sur les hautes terres. Beaucoup la pensent morte ou renvoyée au pays. En vérité, elle s’est réfugiée il y a plus de dix ans dans cette maison inaccessible, nichée au creux d’une combe cerclée de montagnes éraflées. Si éloignée du premier village que seuls quelques trappeurs téméraires connaissent son existence.
Elle tire les rideaux et observe discrètement l’inconnu depuis la fenêtre. Il traverse le champ, dépasse le cerisier de Pennsylvanie, s’arrête un instant pour regarder dans sa direction. Il porte un bagage sur le dos. Cheveux sombres, silhouette voûtée, le pas hésitant. À l’évidence, il n’est pas du coin. Vient-il pour elle ? Impossible. Aucun de ceux qui la connaissent n’a pu révéler qu’elle se cache ici. Pas après ce qu’ils ont vécu ensemble. Tu portes la marque. L’ours esprit t’a choisie.
Elle vérifie que la porte est bien verrouillée, haletante. Elle se sent soudain fragile. Exposée, malgré les épais murs de pierre de la maison. Pourquoi a-t-elle refusé le fusil qu’Edgar lui avait proposé, autrefois ? Prends-le, au cas où. Ils pourraient te trouver. Vivre seule, loin de tout secours : quelle folie ! Sa solitude volontaire lui paraît soudain absurde.
L’homme frappe à la porte. Il est arrivé vite. Elle retient son souffle, ferme les yeux, comme si cela pouvait le faire disparaître. Il frappe à nouveau, quatre coups secs. Elle s’accroupit au sol, serre les bras autour de ses jambes. Se fait toute petite. De longues minutes s’écoulent.
Elle entend l’inconnu soupirer de l’autre côté de la porte, puis murmurer quelques paroles inaudibles. Bruit de tissu froissé. Il sort quelque chose de son sac. Un vide se creuse dans sa poitrine. Un spasme traverse son corps, son esprit s’embrume… Est-ce cela que l’on appelle la terreur ? Non. C’est autre chose. La peur est une glaciation intérieure ; à cet instant, elle lutte au contraire contre le feu prenant en elle. La brûlure précédant l’intuition.
L’homme est déjà loin lorsqu’elle se ressaisit. Elle jette un œil dehors, entre les rideaux. Le ciel s’épaissit à l’horizon. Les arbres reprennent leur souffle avant l’arrivée de la nuit. Elle ouvre la porte avec prudence, soulagée d’être à nouveau seule. Une fraîcheur humide tombe sur ses épaules. L’inconnu a laissé une enveloppe sur le palier, sur laquelle il est écrit : Je reviendrai demain.
Elle la ramasse. Ses doigts tremblent lorsqu’elle en sort une petite photo en noir et blanc. Celle d’une jeune femme au visage doux, souriant légèrement. Ses cheveux noirs sont relevés dans un chignon bouffant. Ses joues portent encore les rondeurs de l’enfance. Ses yeux en amande brillent d’une lueur étonnée, presque farouche. Elle est vêtue d’un kimono traditionnel en soie sombre un peu trop grand et tient ses mains devant elle de façon peu naturelle. Crispée. Elle prend la pose.
Hannah rentre, verrouille à nouveau la porte, serre l’enveloppe contre sa poitrine. Elle n’a vu cette photo qu’une fois auparavant, il y a des années. Dans une autre vie. La femme en kimono est sa mère, Aika. Les parents de celle-ci l’avaient fait poser devant un photographe de Kyoto, afin d’envoyer son portrait à un inconnu de l’autre côté de l’océan Pacifique, au Canada. « Il m’a trouvée belle », avait résumé Aika, le jour où elle avait montré le cliché à sa fille. L’une des rares fois où elle s’était confiée sur sa vie d’avant. « Il a proposé de m’épouser, alors j’ai pris le bateau pour le rejoindre. Voilà comment j’ai rencontré ton père. » Comme des milliers d’autres Japonaises, au début du XXe siècle. On les appelait les picture brides. Les fiancées sur photo.
Une vague d’émotions déferle sur Hannah, charriant ces noms qu’elle s’évertue à oublier depuis des années pour repartir à zéro, reprendre le fil de son existence chaotique, laisser les fantômes du passé derrière elle. Mais voilà que cette image fracasse les murailles patiemment érigées en elle pour se protéger.
* * *
Ce 14 mai 1926, au moment d’embarquer, Aika a la tête encombrée d’illusions, mais elle a surtout très peur de la traversée. Elle a dix-sept ans, n’est jamais sortie de l’école pour filles de Kyoto, ignore tout du monde. Si elle ne trouve pas quelqu’un à qui se raccrocher, son esprit se perdra sur les flots, tel un voilier fragile et sans amarres. Voilà pourquoi, lorsqu’elle croise pour la première fois le regard de Kiyoko sur le quai, elle décide aussitôt que celle-ci deviendra son amie. Elle est loin d’imaginer à quel point ce choix déterminera sa vie.
Aika observe la fille à la dérobée, trottinant derrière elle pour ne pas la perdre de vue parmi la foule. Guère plus grande qu’une enfant, Kiyoko arbore un visage mafflu bouillonnant de détermination, animé par un regard d’aigle, pommettes hautes. Elle marche le long de la jetée à grandes enjambées, à la façon d’un homme. Tout en elle respire l’audace et le courage. Les autres s’écartent machinalement pour la laisser passer. Aika en profite pour se rapprocher encore. Elle a l’intuition qu’auprès d’elle, rien ne pourra lui arriver. Qu’elle survivra à la traversée.
– Certaines d’entre nous ne seront plus très fraîches après quelques nuits dans les cales puant le soufre, dit Kiyoko tout haut, consciente qu’Aika marche sur ses pas.
– Le bateau transporte du soufre ?
Kiyoko éclate de rire :
– Ma petite, voyons : mieux vaut parler de cela que des pets et des effluves d’aisselles poisseuses que nous respirerons très vite dans le trou qui nous servira de dortoir !
Tout en parlant, elles empruntent la passerelle étroite menant au pont. Le cœur d’Aika menace de bondir hors de sa poitrine. Elle n’a jamais quitté la terre. La houle minuscule du port lui donne déjà la nausée. Elle rit à son tour, un peu gênée, et lui tend la main :
– Je suis Aika.
– Et moi, Kiyoko, la future Mme Tanaka-Goto.
Par ce geste, l’alliance secrète entre Aika et Kiyoko se scelle.
La première nuit, les deux jeunes femmes se serrent sur la même couchette, incapables de trouver le sommeil. La houle soulève leur poitrine nauséeuse. La proximité de dizaines d’autres filles toussotant ou chuchotant, enfiévrées par leur rêve d’un beau mariage et d’une vie meilleure au Canada, est suffocante, mais elles n’en ont cure.
– Penses-tu que nos époux seront aussi beaux que sur les photos ? demande Aika, tendant à Kiyoko le cliché de son futur mari, Kuma Hirano.
Front haut et regard fier, celui-ci porte un costume à l’occidentale, un peu guindé, le coude appuyé contre une automobile garée devant une maison plus haute et large que les plus belles demeures de Kyoto.
– Et toi, es-tu aussi belle que sur celle que tu lui as envoyée ?
– Sans doute un peu moins.
– Alors nos époux le seront un peu moins aussi : tout le monde triche, même l’empereur !
Kiyoko juge chaque chose avec ironie, sans craindre de dire tout haut ce qu’une jeune Japonaise bien élevée se doit de garder pour elle. Aika la timide adore ça. Elle ne connaît rien de l’Amérique, mais son instinct lui souffle que ce pays est fait pour les filles de la trempe de sa nouvelle amie. Pas pour les timorées et les peureuses effrayées par leur ombre.
Elles pouffent de concert. Une petite ronde au fort accent du Sud se retourne pour les sermonner :
– Chut, j’ai besoin de sommeil pour rester fraîche !
Elles rient un peu plus fort encore. L’odeur de soufre emplit déjà la cale.
Aika ne sait rien ou presque de Kuma Hirano, si ce n’est qu’il a fait fortune dans la pêche. Un homme de cœur, assurément : il a accepté de la prendre pour femme malgré la mauvaise fortune de son père, ruiné au jeu, entachant le nom de sa famille pour trois générations. À Kyoto, plus aucun parti ne voulait d’elle comme épouse ; sa seule option était d’immigrer. Ses oncles mirent tout en œuvre pour lui dénicher un mari suffisamment indulgent à l’égard des péripéties paternelles. Kuma, assuraient-ils, était le candidat idéal.
Kiyoko est plus âgée qu’Aika. Elle vient de Kyushu et n’a aucun souvenir de son père : il a plié bagage pour San Francisco lorsqu’elle avait quatre ans et n’est jamais revenu. Sa femme avait refusé de quitter son Japon natal pour le rejoindre, il avait rapidement cessé de lui envoyer de l’argent.
– Dès lors, ma mère et moi nous sommes débrouillées pour survivre, chuchote Kiyoko. Nous avons travaillé à la ferme, récolté du bois de chauffe, marché des dizaines de kilomètres tous les jours pour vendre notre tofu dans les villages. Nous avons vécu sans homme. C’était dur. Mais tu sais quoi, Aika ? Nous étions libres.
Kiyoko sait uniquement que son futur mari est originaire de la même île, qu’il vit à Vancouver et est grand amateur de Shogi, les échecs japonais, au point d’avoir créé la première fédération de joueurs du Canada.
– C’est merveilleux ! s’enthousiasme Aika.
Kiyoko chasse une mouche imaginaire devant son visage :
– C’est un peu léger pour savoir si nos caractères seront compatibles.
Ce qui ne l’inquiète guère. Car elle a un plan : retrouver son père, récupérer l’argent qu’il aurait dû verser à sa mère durant toutes ses années, et rentrer aussitôt à Kyushu.
– Cela représentera une jolie somme. Je ne resterai pas plus de cinq ans en Amérique.
– Le Canada et la Californie, ce n’est pas la porte à côté, non ? Comment feras-tu pour savoir où est ton père ?
– Ne t’en fais pas. J’ai de la ressource.
Aika n’ose pas lui demander de quelle ressource il s’agit exactement, ni ce qu’elle compte faire de son mari, étrangement absent de son plan. Est-il facile de divorcer, au Canada ? Est-il possible de traverser la frontière en train ? À quoi ressemble une frontière, d’ailleurs ? Le Japon est un archipel séparé des pays voisins par un océan, elle ne s’est jamais posé la question auparavant.
Aika s’endort auprès de Kiyoko, le cœur alourdi de questions. À vingt-quatre ans, sa nouvelle amie a déjà tant vécu. À ses côtés, elle a le sentiment d’être une fillette à peine pubère.
Après le petit déjeuner se résumant chaque jour à un bol de riz trop cuit, les deux jeunes femmes passent des heures ensemble sur le pont, loin des relents âcres de la cale. Elles observent les passagers de première classe : des Japonaises en kimono de belle facture, des Canadiens rentrant au pays, si grands et massifs avec leurs barbes fournies, des Indiens partant commercer avec les Amériques, des Chinois à l’air méfiant.
– Là-bas, nous pourrons nous réinventer, veut croire Aika, répétant ce que sa mère lui a soufflé avant de partir. « Là-bas, personne ne saura que ton père a ruiné notre famille. »
– Nous réinventer ? Les hommes sont les mêmes partout, tu sais.
– Que veux-tu dire ?
Kiyoko sourit mystérieusement. Elle caresse la joue de son amie :
– Tu le comprendras bien assez tôt. L’essentiel est que tu sois heureuse malgré tout.
La traversée est plus longue que ne l’imaginait Aika. Chaque journée s’éternise, semblant un peu plus longue que la précédente, comme si les dieux cherchaient à retarder leur arrivée. Les picture brides chantent, contemplent l’horizon, s’étonnent lorsqu’au loin, le ciel et l’océan se confondent dans un gris crayeux. Celles maîtrisant un anglais rudimentaire interrogent les Canadiens : « Est-il vrai que tout le monde roule en automobile, chez vous ? Que de terribles bêtes sauvages vivent dans vos forêts ? Que les rivières débordent de saumons ? »
Certains soirs, après le repas, Aika glisse un châle sur ses épaules, frissonnant de la fraîcheur qui ne semble jamais affecter Kiyoko, et se laisse aller à la confidence.
– Tu n’es pas comme nous, lui dit-elle une nuit où la lune dessine un fin croissant de nacre sur le tissu céleste. Tu ne te plains ni de la nourriture dégoûtante, ni de la vermine grouillant dans nos lits, et encore moins du froid.
Kiyoko tire sur la cigarette qu’un marin lui a offerte. Elle fume comme un homme. Aika rougit en regardant son amie : que penserait son futur époux, s’il la voyait ainsi ? Mais elle ne se comportera sans doute jamais de la sorte en sa présence, se figure-t-elle. Dès qu’elle sera mariée, Kiyoko cessera ses enfantillages et deviendra la parfaite épouse japonaise : discrète, serviable et souriante. Travailleuse. Faisant passer le besoin de sa famille avant les siens. A-t-elle vraiment l’intention de tout quitter pour la Californie, ou s’agit-il seulement d’une vague chimère ?
Devinant ses pensées, Kiyoko ajoute :
– Bientôt, nous serons très loin du Japon. Nous enverrons des lettres à nos mères, mais qui saura si elles décriront la vérité ?
Aika médite ces propos quelques instants. Son amie est plus expérimentée qu’elle à de nombreux égards. Jusqu’à quel point ?
– Kiyoko, as-tu déjà été avec un homme ?
Elle regrette aussitôt sa question : quelle indiscrétion ! Après tout, elles se connaissent à peine ; Kiyoko pourrait légitimement être offensée qu’elle suppose une telle chose. Mais elle ne réagit guère. Son regard se perd sur l’océan.
– La seule chose que tu dois savoir, Aika, c’est que le désir des hommes est insatiable. Voilà pourquoi, derrière nos sourires parfaits et nos manières délicates, nous les femmes avons du pouvoir sur eux.
– Je n’ai jamais eu le sentiment que ma mère avait du pouvoir sur mon père.
– Sans doute parce qu’elle a trop peur du désir pour en faire une arme.
Les paroles de Kiyoko infusent lentement dans l’esprit d’Aika. Loin de la rassurer, elles lui glacent les sangs. Elle se figure le désir masculin comme une bête sauvage qu’il lui faudra dompter. Comment ? Quelle est la manière adéquate de se comporter ? Qu’arrivera-t-il à son corps ? Elle a peur. Sa mère ne lui a rien dit, à l’exception d’un ou deux conseils opaques, distillés les soirs où elle s’autorisait un verre de saké. « Garde toujours un linge à proximité. » « Ne le fais pas les jours de lune rousse. » « Quoi qu’il arrive, Aika, il ne faudra surtout pas crier. »
Durant les derniers jours du voyage, ses lèvres brûlent de questions qu’elle n’ose pas formuler. La nuit, elle dévisage Kiyoko, comme si elle pouvait lire les réponses sur ses lèvres assoupies. L’étendue de tout ce qu’elle ignore du monde en général et des hommes en particulier la terrorise. Elle n’est soudain plus tellement pressée de débarquer. Affronter ce nouveau pays seule lui semble inimaginable. Quelle folie a-t-elle commise en acceptant cette demande en mariage?
– Tout ira bien, n’est-ce pas ? implore-t-elle, lorsque le navire n’est plus qu’à quelques nœuds du port canadien de Victoria. Tout ira bien, hein, dis-moi ?
Son amie caresse sa joue, comme elle l’a fait sur le pont quelques jours plus tôt, mais ne répond pas. Toutes les deux savent qu’elles seront séparées d’ici quelques minutes. Peut-être pour toujours. L’heure n’est pas aux promesses impossibles.
La sentant prête à défaillir, Kiyoko prend son visage entre ses mains et pose un baiser sur son front :
– J’ai un bon pressentiment pour toi, Aika. Je suis sûre qu’auprès de ton Kuma, tu auras la vie de princesse promise dans ses lettres.
Lorsqu’elle posera pour la première fois les yeux sur Kuma, Aika comprendra que Kiyoko lui a menti.
3.
Buck et Astrée bondissent du canoë avant que Jack n’arrime celui-ci à la rive. Parmi les quatre-vingts cours d’eau sous sa surveillance, une bonne moitié ne peut être remontée qu’à pied. Depuis le début de la saison, il a déjà parcouru plus de quatre cents kilomètres, accompagné de ses deux chiens, chargé d’un matériel léger : une paire de bottes haute, un ciré, trois carnets pour noter ses observations, un thermomètre pour vérifier la température de l’eau et cinq compteurs, surtout. Un pour chaque espèce : saumon rose, saumon royal, sockeye, coho et kéta. De l’été au début de l’hiver, ses journées se résument à cela : compter les saumons remontant inlassablement les cours d’eau pour frayer. Clic, clic, clic. Le bruit de ses compteurs accompagne ses pas, douce cantilène rythmant ses journées avec la régularité d’un métronome.
Ils sont cent cinquante comme lui, dans toute la Colombie-Britannique. On les appelle les patrouilleurs, ou encore les creekwalkers : les marcheurs de ruisseau. En contrat avec le gouvernement, chacun d’eux est chargé de recenser le nombre de saumons sur la zone de sa responsabilité. Trois fois par saison, ils visitent les mêmes endroits le long des fleuves, activant leurs compteurs. Clic, clic, clic. Grâce à ces informations, le ministère des Océans définit les quotas de pêche pour l’année suivante. Les creekwalkers sont les vigies. Les sentinelles sans qui les compagnies de pêches pilleraient les océans jusqu’au dernier poisson. Comme ils l’ont fait pour les baleines à bosse, presque disparues au large des côtes canadiennes. Comme ils le font pour le hareng. Comme ils le feront pour le saumon, si rien ne les en empêche. Ainsi va l’homme et ses appétits démiurges.
Jack l’a compris bien avant que les fonctionnaires d’Ottawa ne se penchent sur le sujet. Enfant, il lui avait suffi d’observer la conserverie où son père avait un temps travaillé, avant de choisir la solitude des bois : une lueur vorace brûlait dans les pupilles des gars qui éventraient les poissons, rejetant la moitié des prises à l’eau par manque de temps ou indifférence. À leurs yeux, l’océan était un réservoir inépuisable. Ils tuaient pour rien et s’en moquaient. Ce jour-là, Jack entendit la forêt pleurer pour la première fois.
Plus tard, lorsqu’il s’installa sur les hautes terres avec Ellen et Mark, sa mère adoptive et son demi-frère, il l’entendit pleurer encore. Il comprit pourquoi : ici, toute vie débute avec les saumons. Ils sont au commencement du cycle. Le premier maillon d’une chaîne dont les hommes des villes ne soupçonnent pas la complexité. Chaque créature végétale comme animale de la forêt pluviale du Grand Ours dépend de ces poissons d’une façon ou d’un autre.
À l’automne, ou à la toute fin du printemps pour les plus précoces, lorsque les saumons remontent fleuves et ruisseaux, un grand festin démarre. Les ours, les loups, les rapaces plongent dans les eaux pour s’en nourrir, emportant leurs proies parfois très loin pour les dévorer. Les oiseaux se régalent des restes. Puis les insectes. Puis les bactéries. Les nutriments des arêtes s’enfoncent lentement dans le sol qu’elles fertilisent, irriguant de leurs bienfaits cèdres rouges, épicéas, pins tordus, pruches à l’ombre desquels les buissons de baies s’épanouissent au printemps, buffet des orignaux, des chèvres et des ours attendant le retour du poisson béni. Sans le saumon, la forêt disparaît. Ne tue jamais sans raison. Honore chaque vie prise.
À vingt ans, Jack avait rejoint les creekwalkers. Ce job était fait pour lui : des heures à sillonner la forêt en canoë ou à pied, accorder toute son attention aux rivières, surveiller son fragile équilibre. D’une certaine façon, il avait toujours fait cela. À Loggers Creek, certains le surnomment l’Indien blanc – Jack n’a pas de sang autochtone mais son père, blanc lui aussi, l’a élevé comme tel auprès d’Ellen, sa seconde femme, issue de la nation Gitga’at. D’autres l’appellent le taiseux. La plupart du temps, les mots lui semblent encombrants, inappropriés, trop imprécis pour rendre compte de l’enchevêtrement des émotions qui le parcourent. Trop faibles pour décrire la délicate symphonie qui résonne en lui chaque fois qu’il pose le pied sur ces terres. Les autres ne comprennent pas : il n’est jamais seul, ici. La forêt et ses mondes l’emplissent de leur présence.
Il a déjà arpenté quatre cours d’eau lorsque l’après-midi touche à sa fin. La journée a été bonne. Il s’installe un moment sur une petite plage de galets donnant sur le vaste chenal cheminant entre les îles avant de se jeter dans l’océan. Buck pose la tête sur ses cuisses, la langue pendant entre ses babines humides. Depuis le début de la matinée, il n’a pas cessé de courir en éclaireur puis de revenir à son maître. Il est épuisé, rempli par la joie simple du devoir accompli.
Astrée, elle, économise ses mouvements. Elle ne court jamais pour rien et somnole dans le canoë. À quatorze ans, elle est déjà âgée. Son pelage roux tire sur le gris près des oreilles et autour des pattes. Jack avait bien tenté de la laisser au village gitga’at, auprès d’Ellen, afin qu’elle prenne une retraite méritée, mais la chienne avait hurlé de douleur jusqu’à ce qu’il vienne la reprendre. Très bien, tu continueras de nous accompagner. Nous aviserons lorsque tu ne pourras plus tenir sur tes pattes.
À quelques centaines de mètres de là, une meute de loups côtiers festoie autour d’une imposante grume. Ils ont remarqué la présence de Jack et Buck mais ne leur prêtent guère attention, tout occupés qu’ils sont à dépecer une carcasse de lion de mer. Trois louveteaux jouent près de leur mère, portés par une allégresse simple. Le mâle dominant se redresse, observe Jack une seconde, puis tourne le museau vers les roches surplombant le rivage. Deux autres mâles l’imitent, puis d’un claquement de langue presque inaudible, le premier loup donne le signal aux autres. Tous interrompent leur repas. Les petits se rapprochent de leur mère.
D’un geste, ils bondissent de concert vers la forêt, tendant leurs muscles avec amplitude et aisance. Jack observe le ballet de leur corps. La façon dont ils communiquent sans en avoir l’air, en osmose. L’éloquence de leurs échanges discrets, inaccessibles aux hommes.
Quelques secondes après leur départ, trois coups de feu le sortent brutalement de sa contemplation. Les balles traversent le sol en soulevant un nuage de sable, à quelques mètres de lui. Buck sursaute et aboie en direction des bosquets. Les tireurs sont proches. Jack retient le chien, furieux qu’un tel vacarme fracasse la quiétude de la fin d’après-midi. Qui sont les coupables ? Savent-ils qu’il est là ? Si c’est le cas, ce sont des amateurs. Ou bien des idiots. Il ne peut concevoir qu’ils aient visé sciemment dans sa direction, au risque de le blesser.
Il rejoint la sente conduisant à l’amont du fleuve, suivant la direction d’où les coups de feu sont partis. Alors que les bruits se rapprochent, Buck et Astrée le dépassent en bondissant, puis reviennent à lui en aboyant comme des fous. Il connaît la nature de cette excitation chez ses chiens : celle du sang. Il court, encadré par ses deux compagnons, et ne tarde pas à découvrir une large tache sombre défigurant la grève, mouchetée de touffes de poils bruns. Les chasseurs ont abattu un ours noir, mais ils ne se sont pas contentés de cela. Ils ont fourragé ses chairs afin d’ôter une partie des organes. Ils ont arraché les tripes, les ont jetées à l’eau et en ont étalé d’autres sur la berge. Une boucherie. Un carnage insensé, gratuit, digne de brutes méprisables. Qui ? Dans quel but ?
Buck répond à ses pensées par deux aboiements secs. Dans les parages, seuls deux hommes sont capables d’une telle mise en scène macabre : Eugène et Larry, les jumeaux Davis. Ou bien leurs acolytes, Walter White et Joe Miller, un petit gars et un grand sec, gueule patibulaire ; deux brutes refourguant à qui veut, sous le manteau, l’eau-de-vie de mauvaise qualité qu’ils distillent dans leur hangar. Ils formaient déjà un quatuor redoutable avant leur enrôlement dans l’armée et leur départ pour le front. Eugène, leur leader, est un costaud irradiant la violence. Larry est aussi immense que son frère mais plus malin encore, pervers, affûté comme une lame. Son œil gauche ne regarde jamais dans la même direction que le droit. Séquelle laissée par une mauvaise bagarre, cette exotropie sévère donne à ceux se tenant en face de lui le sentiment qu’il les observe sous plusieurs angles à la fois, monstre omniscient et lugubre.
Les deux autres, Walter et Joe, bestiaux, mauvais, attisent le feu animant leurs compagnons comme on souffle sur les braises. Sautent sur la moindre occasion de se battre. Toujours à la recherche de combines susceptibles de rapporter gros sans trop d’efforts, surtout si elles offrent l’opportunité de quelques bagarres. Tous les quatre ont grandi à Doom Hill, une vaste exploitation où le père de Walter élevait autrefois des chevaux, tandis que celui d’Eugène et Larry s’adonnait à la chasse.
– Oui, cela ressemble à un coup tordu des jumeaux, commente Jack tout haut.
À la taverne du village, il a entendu deux fermiers mentionner leur retour dans les parages : « Maintenant que la guerre est finie, ils sont revenus nous emmerder », pestaient les vieux devant un verre au contenu douteux.
« S’ils sont bien les auteurs de ce carnage, inutile de montrer qu’ils ont réussi à me mettre en rogne », songe le creekwalker. Il a appris cela auprès d’Ellen : ne jamais dévoiler à l’autre qu’il a prise sur vous. Laisser couler. La violence nourrit la violence, la colère attise la colère.
Il rejoint son canoë en maugréant. Les bons principes ne sont pas toujours faciles à appliquer. S’il écoutait la rage que les jumeaux lui inspirent, il pourrait les tuer de ses propres mains. Jusqu’ici, il est toujours parvenu à contenir son ire. À l’exception d’une fois.
4.
À l’instant où les yeux d’Aika se posent sur le visage de Kuma Hirano, l’air cesse de pénétrer ses poumons. Un poids tombe sur ses épaules. Ses genoux cèdent et le sol s’ouvre sous ses pieds.
– Aika Tamura ? demande l’homme au corps tassé, se précipitant vers elle afin de l’aider.
Il redoute qu’elle ne s’évanouisse mais retient son geste à la dernière seconde – toucher le corps de sa promise avant le mariage serait inconvenant. Celle-ci s’accroche au bras du fonctionnaire canadien qui l’escorte, grand et raide, pour ne pas tomber.
– Kuma Hirano ? murmure-t-elle, une fois remise.
Il ôte sa casquette pour la saluer. S’excuse avec empressement :
– Oui, c’est moi. (Devinant sa surprise, il ajoute 🙂 Je suis un peu plus âgé que sur la photo que vous avez reçue. Pardonnez-moi.
– Oh, trouve-t-elle à dire, espérant que le visage impassible qu’elle arbore dissimule la tornade de doutes et de déception la terrassant.
L’homme qui se tient devant elle a au moins quarante-cinq ans. De longs cernes bruns strient son visage. Ses cheveux ternes n’ont pas été lavés depuis des jours. Le tissu élimé de sa veste est grossièrement rapiécé aux coudes. Son pantalon de toile est éclairci par l’usure aux genoux. La peau tannée de ses joues pubescentes est épaissie par la succession d’hivers trop rudes et d’étés brûlant de soleil. Il a l’allure d’un paysan.
Aika lit la gêne dans le regard de Kuma. Il n’en faut pas plus pour qu’elle comprenne : tout est faux. La fortune en Amérique, l’argent, la vie de princesse promise dans ses lettres : du vent. Une mystification destinée à la convaincre de traverser l’océan pour le rejoindre. Ses parents étaient-ils au courant ? Non, bien sûr, eux aussi ont été floués. À moins qu’ils ne lui aient caché la vérité, trop heureux de lui trouver une situation ? Kuma Hirano ne l’a pas acceptée pour femme par grandeur d’âme, en dépit de sa famille ruinée, mais parce qu’il ne pouvait pas prétendre à mieux.
Autour d’eux, des dizaines d’hommes guettent eux aussi leurs futures épouses. Ils n’ont guère meilleure allure. Ils traînent leurs faces usées où s’accrochent des sourires sales et sans charme, aux dents mal alignées, loin des beaux jeunes hommes des photos que, quelques heures plus tôt, Aika et les autres serraient contre leur poitrine frémissante d’impatience. Si naïves, pauvres enfants. Au moins, Aika n’est pas la seule à avoir été trompée. Toutes sont tombées dans le même piège.
Jusqu’à quel point leur a-t-on menti ? Peuvent-elles encore faire machine arrière ? Impossible : leurs familles ne supporteraient pas l’affront d’un retour. Une telle humiliation n’est pas envisageable dans l’Empire nippon. Mieux vaut encore mourir.
La pièce est saturée d’effluves aigres et d’attentes déçues, présages de temps incertains. Où est Kiyoko ? Aika ignore quoi faire : un seul regard de son amie aurait suffi à lever son indécision. Si à cette seconde Kiyoko lui avait fait comprendre d’un signe de la main ou d’un battement de cils qu’elle non plus ne supportait pas la situation, elle l’aurait suivie sans l’ombre d’une hésitation. Elles auraient planté là leurs futurs époux pour s’évader ensemble, courant à petits pas dans leurs kimonos étroits et disparaissant dans la ville. Elles auraient changé de nom, se seraient lancées à la conquête de l’Amérique. Un acte fou, insensé pour deux femmes immergées dans un pays étranger, mais après tout, l’Amérique est la terre des possibles. Avec Kiyoko, Aika aurait été capable de tout. Elle avait le courage des suiveuses.
Elle fouille longuement la pièce du regard en se dressant sur la pointe des pieds, profitant de l’appui du fonctionnaire canadien pour gagner quelques centimètres. En vain. Son amie est déjà loin. Alors, elle se résout à suivre l’homme fatigué auquel ses jours sont désormais liés.
Le mariage est expédié l’après-midi même. Aika n’en gardera qu’un vague souvenir : des papiers signés à la chaîne, des formalités administratives avec l’immigration, l’acribie d’un fonctionnaire récitant leurs droits et devoirs qu’elle écoute à peine. Tandis que ce dernier appose sa signature sur les documents, elle expérimente, pour la première fois, un phénomène dont elle deviendra rapidement coutumière : son esprit se détache de son corps et s’élève doucement au-dessus de la pièce. Il flotte un instant auprès des hommes puis s’éloigne, prend de l’altitude, valse avec les nuages et monte encore, jusqu’à ce que le port de Victoria devienne un point minuscule au sol.
Libéré de l’apesanteur, l’esprit d’Aika traverse l’océan, file par-delà les flots indigo où le soleil jette des lames argentées. Il rejoint la ferme où ses parents se sont réfugiés après la ruine de son père. Il frôle sa mère qui étend le linge tout en jetant un œil discret sur son dernier fils, le petit frère d’Aika, affairé à bâtir un château de terre dans la cour. Il vole jusqu’à Kyoto et fait une pause sur une feuille de bambou près du Ginkaku-ji, le pavillon d’argent où Aika et Kiku, sa grande sœur, aimaient flâner lorsqu’elles étaient enfants. L’automne dépose déjà son feu rougeoyant sur la frondaison des érables cerclant le temple, dont le bois sombre se reflète dans le miroir parfait de l’étang. Autour, les esprits gardiens que seuls les cœurs sensibles savent voir virevoltent avec la grâce de jeunes filles. L’harmonie du pavillon d’argent apaise Aika. Ses meilleurs souvenirs sont ancrés à cette terre. Si sa vie canadienne tourne au cauchemar, elle pourra toujours trouver refuge ici par la pensée, au pied des pins, sur l’une des pierres bienfaisantes du Ginkaku-ji.
Son âme est rappelée à son corps, dans la frugale salle des mariages de Victoria où son presque époux s’apprête à signer les papiers, lorsqu’un inconnu entre dans la pièce. Sa présence modifie sensiblement l’atmosphère du lieu. Aika réincarnée porte toute son attention sur lui. Plutôt grand pour un Japonais, svelte, il salue Kuma d’un geste de la main puis sourit furtivement à Aika. Ce geste-là, cet infime mouvement des lèvres accompagné d’une lueur dans les yeux de l’inconnu, cette minuscule seconde d’échange entre eux suffit à la réconforter. Par ce sourire, l’homme lui signifie que l’existence est riche en surprises, pour peu que l’on regarde du bon côté des choses.
Elle se redresse et, pour la première fois depuis son arrivée au Canada, respire à pleins poumons. Oui. Elle est forte. Elle tiendra. Tout cela, cette union de papier, le mensonge de Kuma, la séparation d’avec Kiyoko ne sont pas si graves. Elle n’a que dix-sept ans et la vie devant elle.
– Aika, je te présente mon ami, Hideki Matsuoka, dit Kuma, tout en posant la main sur l’épaule du mystérieux inconnu. Nous prendrons la route ensemble demain : Hideki conduit bien mieux que moi.
Elle réprime un sourire. Cette nouvelle réchauffe son cœur plus qu’elle ne le voudrait.
Les formalités achevées, ils quittent le port et marchent un long moment tous les trois, en silence, vers une destination dont elle ignore tout. Kuma porte sa valise. Elle a tant de questions à lui poser. Ne sachant par où commencer, elle se tourne vers Hideki :
– Kuma dit que vous conduisez : vous possédez une automobile ?
Les deux hommes éclatent d’un rire forcé.
– C’est un pick-up, mais il n’est pas à moi. On nous l’a prêté pour venir vous chercher.
– Un pick-up ? Mais…
Aika n’achève pas sa phrase. La bienséance nippone exige qu’elle n’insiste pas, afin de ne pas mettre son frais mari dans l’embarras. Ne pas lui faire perdre la face. Mais la déception lui ronge à nouveau les sangs : à l’évidence, la voiture et la grande demeure devant lesquelles il posait sur la photo envoyée pour la convaincre de l’épouser ne lui appartiennent pas. Une mise en scène. Une mascarade de plus.
– Nous allons rejoindre ton entreprise ? Où sont les bateaux ?
Kuma et Hideki rient à nouveau, cette fois sans entrain.
– Ce que je t’ai écrit est vrai, Aika : j’ai réussi dans la pêche, avec Hideki. Notre affaire tournait bien. Je gagnais beaucoup l’argent. Et puis…
Kuma est incapable de terminer sa phrase. Ses joues s’empourprent de honte.
– Et puis ils nous ont retiré la licence et le bateau, complète Hideki. Kuma et moi étions associés. Ils nous ont tout pris. Après des années à nous battre, nous avons dû repartir à zéro.
– Mais je ne comprends pas. Qu’avez-vous fait ?
Après un long silence, Kuma ajoute :
– Ils ont retiré la licence à tous les Japonais, même à ceux nés ici. Nous étions sans doute trop nombreux à pêcher les poissons.
Ils marchent vingt minutes encore, sans échanger un mot. Aika regarde droit devant elle, raide, s’efforçant de ne pas frôler le corps de son mari, déroutée par le regard insistant des hommes et des femmes qu’ils croisent. A-t-elle une marque sur le visage, un débris coincé dans les cheveux ? Est-ce en raison de son kimono ?
– Voici notre hôtel, annonce Kuma devant un immeuble de trois étages à la façade miteuse. Nous dormirons ici et prendrons la route demain matin, à l’aube.
Avant de prendre congé, Hideki les contemple tous les deux de la tête aux pieds, comme pour graver cet instant dans sa mémoire :
– Félicitations aux jeunes mariés !
Il y a encore, dans son sourire et la joie forcée avec lesquels il prononce ces mots, un message destiné à elle seule. Aika incline la tête sobrement. Elle voudrait l’implorer de rester avec eux pour quelques heures encore, ou même dix minutes ; elle ne veut pas être seule avec Kuma. Hideki hésite un instant, puis disparaît avant qu’elle ne trouve les mots pour le retenir.
La chambre est aussi piteuse que l’extérieur de l’auberge. Un lit minuscule aux draps rêches occupe l’essentiel de l’espace. La fenêtre donne vue sur une cour où une machine inconnue hoquette dans un insupportable raffut mécanique. Un paquet a été déposé sur la table de nuit, orné d’un nœud au rose défraîchi.
– C’est pour toi.
Aika l’ouvre sans envie. Il contient deux robes de coton épais, à l’occidentale.
– Là où nous allons, tu ne pourras pas porter de kimono.
Kuma prend ses mains, s’assoit avec elle sur le lit. Son visage est à quelques centimètres du sien. Elle cligne des yeux en respirant son haleine aigre. Les exhalaisons rances de sa veste. Elle n’a pas mangé depuis des heures mais n’a pas faim.
– Aika, je sais que ce mariage n’est pas celui que tu attendais. Que cette nuit de noces ne sera pas celle dont tu rêvais. Mais je te fais un serment : je travaillerai dur pour t’offrir une belle vie. Je suis un homme honnête, j’espère que tu sauras voir que mon cœur est bon.
– Je n’en doute pas, Kuma-San.
Elle chasse les larmes roulant derrière ses paupières. Tente de plaquer le visage du beau garçon de la photo sur celui de l’homme fatigué avachi près d’elle.
– En attendant, tu découvriras que je possède aussi une immense richesse, d’un tout autre ordre. Si la vie l’avait permis, je serais devenu conteur ou poète. Ma douce épouse, j’ai dans la tête un trésor d’histoires et j’en aurai toujours de sublimes à t’offrir. J’aimerais t’en donner une ce soir, pour notre première nuit ensemble.
– Ah ?
Elle n’a retenu qu’une chose de ses propos : il n’a plus d’argent. Le reste glisse sur elle.
– Ces derniers mois, vois-tu, je me suis beaucoup inquiété pour les mangeurs de nuit.
Aika suppose que les mangeurs de nuit sont l’un de ces mystères canadiens dont elle ignore encore tout. Peut-être est-ce lié à la licence de pêche que l’on a retirée à son mari et à tous les Japonais ?
– Au Japon, nous avons les hotarus, ces petites lucioles que tu as sûrement observées au début de l’été, lorsque tu étais fillette. As-tu remarqué combien les Canadiens sont plus grands que nous ?
– Oui. À côté d’eux, nous avons l’air d’enfants.
– Pour les lucioles, c’est pareil. Ici elles sont gigantesques, si grandes qu’on les appelle les mangeurs de nuit. Après le coucher du soleil, les mangeurs de nuit grignotent l’obscurité de leurs bouches gourmandes : ce sont les points lumineux que l’on voit danser dans les bois. La journée, au lieu de se reposer sous l’écorce des arbres, comme nos hotarus, ils se désaltèrent de la brume de beauté. Tu n’es pas sans savoir que de toute belle chose portée par notre terre, il émane un parfum de grâce dont les mangeurs de nuit sont particulièrement friands.
– Quoi ?
Aika dévisage Kuma avec stupeur : se moque-t-il d’elle ? A-t-il bu pendant qu’elle se rafraîchissait dans la salle de bains ?
– Tu le constateras toi-même, lorsque nous serons arrivés à destination demain : la brume n’est jamais loin, en Colombie-Britannique. Mais ces derniers temps, la beauté se faisait rare, si bien que les mangeurs de nuit mouraient de soif. Ils envisageaient de partir pour d’autres contrées, alors je leur ai proposé un marché : « Lorsque mon épouse sera parmi nous, notre petit coin du monde sera saturé de splendeur et d’élégance. Les brumes seront enivrantes et riches, si douces que vous serez rassasiés avant la demi-journée et pourrez somnoler tout l’après-midi en attendant votre festin nocturne. D’ici là, pourquoi n’iriez-vous pas vous reposer sur la voie lactée, là où il fait toujours sombre ? »
Les mangeurs de nuit ont accepté ma proposition. Tu as sans doute remarqué que, ces derniers temps, certaines étoiles clignotent plus que d’autres ? Ce sont eux. Les mangeurs de nuit. Ils attendent ton arrivée, ma belle épouse. Demain, ils descendront des cieux pour te fêter.
Tandis qu’elle l’écoute, Aika entrevoit le genre d’homme qu’est son mari : un rêveur. Il est de ceux pour qui les mots et les histoires comptent plus qu’un toit solide au-dessus des têtes et un repas consistant sur la table. Il n’a pas les pieds sur terre et ne les aura sans doute jamais. Le succès de son entreprise de pêche relevait sûrement du hasard, ou bien de l’aide d’Hideki, mais certainement pas de ses talents d’homme d’affaires. Elle prend peur : Kuma emplira son cœur de phrases merveilleuses, mais quelles que soient ses promesses, ses rêveries auront toujours plus de poids que leurs besoins matériels et ses projets à elle. Les poètes font d’excellents amis, mais de piètres époux.
– Voilà une belle histoire pour les enfants, dit-elle.
– Les enfants, oui. (L’ombre d’une déception passe sur les lèvres de Kuma.) Peut-être la raconterai-je un jour à ceux que nous aurons.
Plus tard cette nuit-là, une fois les lumières éteintes, Kuma s’allonge sur sa jeune épouse et soulage, avec une maladresse empressée, le désir nouant ses entrailles depuis de long mois. Aika le laisse faire sans dire mot. Dans la moiteur obscure de la chambre, les larmes coulent sur ses joues. Voilà, songe-t-elle, c’est fait. Est-ce donc cela, l’amour ? Ce geste vif, dissimulé sous les draps, comme un coup de poignard honteux ? Les mots que sa mère lui avait murmurés la veille de son départ lui reviennent à l’esprit : « Quoi qu’il arrive, Aika, il ne faudra surtout pas crier. »
Malgré la douleur déchirant ses entrailles, elle ne desserre pas les lèvres. Lorsqu’elle ferme les yeux, son esprit s’élève au-dessus de la chambre, puis de Victoria. Il traverse l’océan et se réfugie à l’abri du Ginkaku-ji, où les reflets de lune dansent comme des lames d’argent à la surface de l’eau. »
Extraits
«J’ignore ce que je ferai de toi plus tard: aucun homme ne voudra prendre pour épouse une fille des bois.» «Les lucioles, les fourmis, les arbres: tu es comme ton père. Tu racontes trop d’histoires.» (…)
– Maman dit que tu racontes trop d’histoires et que je suis comme toi. Est-ce que c’est vrai ?
– Je vais te dire une chose, ma petite Hannah : le monde se porterait bien mieux si l’on racontait plus d’histoires, justement. L’ennui, c’est que ta maman ne les entend pas pleurer.
– Qui ?
– Les histoires ! Elles errent dans le monde comme les akènes du pissenlit charriés par le vent. Elles se cognent à la canopée, brisent leurs petites ailes fragiles, beaucoup se perdent dans le désert ou se noient dans l’océan, sauf si quelqu’un les sauve.
– Il faut les sauver ! Mais comment ?
– En laissant les histoires entrer en soi. Sais-tu ce qui se passe alors ? Elles te guérissent de l’intérieur, comme un médicament.
Leurs ailes chatouillent un peu la première fois, mais on s’habitue. On accueille les histoires puis on les libère en les racontant, de façon à ce qu’elles réparent d’autres que soi. Est-ce que tu sais faire cela, Hannah, libérer les histoires ? p. 76
« Pendant leurs années au camp, toutes deux n’ont rien su ou presque de l’actualité. Certains soirs, après le dîner, Kuma et Hideki leur rapportaient les nouvelles de la vie locale et parfois, quelques informations venues d’Europe et d’Asie. Mais ils leur taisaient l’essentiel : l’intolérance montant contre les Asiatiques en général et les Japonais en particulier, aux États-Unis comme au Canada. La multiplication des lois votées à leur encontre, les réduisant à l’état de sous-citoyens, y compris ceux nés sur le sol canadien. La hausse des actes racistes. Aika et Hannah ne sont pas prêtes à affronter la brutalité de Vancouver. » p. 96
« Le soir, lorsque Hannah et elle s’allongent sur les lits jumeaux de leur petite chambre, Aika lui explique malgré tout que l’impertinence de ces prostituées à la fierté mal placée, si éloignée de la bonne éducation nippone, est incompatible avec l’intégration dans la société canadienne. C’est au contraire en se montrant discrets et serviables que les Japonais gagneront le respect des Canadiens : « Souris toujours, excuse-toi systématiquement même si tu n’es pas en tort », lui conseille-t-elle. « Ne croise jamais le regard des hommes. Évite de te trouver seule avec l’un d’eux. Deviens invisible. »
Hannah l’écoute avec circonspection. Un sentiment inédit grandit en elle. Devenir invisible ? Plus elle observe la ville, plus elle est convaincue que sa mère se trompe. Comme tous les Issei, cette première génération de Japonais immigrés, Aika n’est pas faite pour ce monde. Elle ne comprend pas que ni la politesse, ni l’humilité dont les Japonais font preuve ne les protégera contre la sauvagerie prête à s’abattre sur eux. » p. 106
« – Ici, la survie de chaque espèce peuplant les bois dépend du saumon : les ours et les loups qui s’en repaissent, mais aussi les mousses des rives et les herbes qui absorbent les minéraux des carcasses, les mammifères se nourrissant des herbes, et je ne parle même pas des insectes. Avant que les Européens ne s’approprient leur territoire, les Tsimshian étaient les protecteurs de ce fragile équilibre. Ils prélevaient dans les rivières uniquement ce dont ils avaient besoin.
– Les Tsimshian ?
– Les peuples qui vivaient en Colombie-Britannique bien avant l’arrivée des colons. Les Gitga’at sont l’un d’eux. Les saumons tiennent un rôle à part dans leur culture et leurs mythes. Ils sont les héros de leurs histoires. » p. 187
« La mort d’Hatsuharu, le suicide d’Aika, l’enfermement et les années de discrimination à leur égard ont asséché leur cœur. Elles ont subi et encaissé pendant trop longtemps sans broncher. Désormais, tout explose. Les cadres. Les règles. La raison. Elles sont haine, fureur, vengeance. Elles sont deuil, martyre et désolation. Elles sont la veuve et l’orpheline se levant pour réclamer leur dû. Des inconsolables. Des folles. Elles ne pensent plus à l’avenir. Leur vie d’autrefois a été anéantie et ce pays leur interdit d’en construire une nouvelle, alors elles avancent au jour le jour, sans se projeter, de plus en plus éloignées d’elles-mêmes. » p. 260
« Hannah n’entrevoit qu’un seul remède : les mots. Ceux que l’on porte longtemps en soi sans le savoir avant qu’ils ne jaillissent, ceux qu’on lègue de génération en génération, comme son père l’a fait avec elle, pour tenir le malheur à distance. Ceux que l’on couche sur le papier, telles les observations de Jack, destinées à sauver la
forêt.
Voilà ce qu’elle doit faire : écrire leurs histoires à tous avant qu’elles ne s’évaporent ; l’histoire d’Aika, d’Hatsuharu, des semeurs d’espoir et des mangeurs de nuit, du petit prince et des hommes-saumons ; celles des Issei, des Nisei, de Greenwood et les légendes tsimshian. Les contes des mondes engloutis.
Elle n’est plus Hannah Hoshiko, désormais. La fille qu’elle était autrefois, effrayée, en colère, est morte dans la rivière. Elle est maintenant libre d’esquisser son propre chemin – et pourquoi pas celui des autres ? Elle récoltera les bribes de vie, les reflets au bord du chemin et les éclats d’étoile, puis sèmera les mots. Elle sera l’ange étrange que l’on accueille malgré les craintes qu’elle éveille, parce qu’elle porte la marque du Moksgm’ol. Elle sera la femme-esprit, la femme-mémoire, plus tout à fait humaine – un peu de l’ours est entré en elle. Une créature ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes. » p. 282
« Plus de vingt et un mille Japonais et Canadiens d’origine japonaise furent internés durant la Seconde Guerre mondiale dans des camps comme celui de Greenwood, en Colombie-Britannique.
Beaucoup furent poussés au départ vers le Japon après la guerre. Le gouvernement fédéral attendit 1988 pour leur présenter des excuses officielles et dédommager les survivants.
Le Moksgm’ol, l’ours esprit également appelé Kermode, animal totem des Gitga’at, l’une des nations autochtones tsimshian, est un ours noir porteur d’un gène récessif rare. Il existe uniquement dans la forêt pluviale de Colombie-Britannique. Il est désormais protégé, mais son habitat est menacé par le réchauffement climatique. Indispensables à la protection des saumons et de la forêt pluviale du grand ours, cent cinquante creekwalkers remontaient les cours d’eau de Colombie-Britannique au début des années 1950. En raison des coupes successives dans les budgets fédéraux, il n’en reste aujourd’hui plus qu’un. » p. 297
Marie Charrel est journaliste au Monde, où elle suit la macroéconomie internationale. Elle a publié Une fois ne compte pas (Plon, Pocket), L’enfant tombée des rêves (Plon, Pocket), Les enfants indociles (Rue Fromentin, Pocket), Je suis ici pour vaincre la nuit (Fleuve Éditions), Une nuit avec Jean Seberg (Fleuve Éditions), et a participé à plusieurs projets collectifs et recueils de nouvelles (L’Institut, PUG ; On tue la Une, Druide). Les danseurs de l’aube (2021) est inspiré de l’histoire vraie d’un couple de danseurs de flamenco des années 1930, un frère et une sœur séparés par le Nazisme. La même année, Marie Charrel publie un premier essai Qui a Peur des Vieilles ? aux Éditions Les Pérégrines. Cet essai interroge sur la place des femmes de plus de 50 ans dans notre société occidentale. En janvier 2023, elle publie Les Mangeurs de Nuit aux éditions de l’Observatoire. Ce roman empreint de mythes et légendes, qui se déroule dans les grands espaces de Colombie Britannique, évoque la rencontre de Jack, un compteur de saumons, et Hannah, une fille d’immigrés Japonais, au cœur de la forêt pluviale, où ils s’apprivoisent doucement. Il a été couronné par le Prix Cazes 2023. (Source: mariecharrel.fr / Wikipédia / L’Observatoire)
En deux mots
Marceau est amateur de maquettes d’avions de combat. À ses enfants, il veut inculquer la discipline militaire, les valeurs d’ordre et de discipline. Son fils Gilles va commencer par le suivre sur cette voie avant de bifurquer. Mais quand il rencontre Nour, sa future épouse et mère de son enfant, il va retrouver L’art du dressage.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Il va falloir resserrer la longe, tirer sur les rênes
Le second roman de Christel Périssé-Nasr décrit les ravages que peut provoquer une éducation virile. Sous couvert de passion, un père va inculquer à ses fils des principes qui finiront par les perdre.
C’est d’abord une histoire de passion. Celle de Marceau pour l’aéronautique qu’il traduit en mettant beaucoup de soin à sa collection de maquettes. Il est en particulier fier des avions de la Seconde Guerre mondiale, comme ces Junkers avec lesquels Hitler ambitionnait de s’imposer sur tous les champs de bataille.
Une passion qu’il transmet à son fils, qui ne peut intégrer l’armée, car il a perdu un œil. Il poursuivra donc son œuvre, tandis que Gilles, son second enfant, portera l’uniforme. Lorsque ce dernier accepte d’intégrer un collège militaire, il se dit que son éducation a payé. Mais à la fois le bizutage et les idées qui règnent du côté de Saint-Cyr auront raison de sa bonne volonté. Gilles jette l’éponge et entend oublier les militaires. Il va choisir de faire son service comme coopérant en Afrique. Puis croise Nour et décide rapidement d’en faire la femme de sa vie. Tandis que le couple s’installe et que la famille s’agrandit avec la naissance d’une fille, Mais tout aussi rapidement, les ennuis commencent et l’orage gronde. Alors Gilles et Nour se séparent, provoquant l’incompréhension d’un mari qui aura su grimper les échelons jusqu’à ce statut social qui lui est dû et qui devrait faire l’admiration de son épouse. C’est du moins ce qu’il pense. Mais peut-être lui a-t-il laissé trop de liberté, oubliant de serrer les rênes.
C’est ce système que dénonce subtilement ce livre. En s’appuyant sur les petites manies et les grands principes, la représentation du pouvoir et la domination des grands mâles. Ici tout tient dans les habitudes et les gestes sournois plutôt que dans les démonstrations de force. Pour être pernicieuse, la violence n’en est pas moins réelle.
Ce roman sur l’emprise, celle du père sur ses fils, celle du mari sur son épouse, pose aussi la question du statut de l’homme, bousculé dans sa virilité. On le sent ici fragilisé et déstabilisé. Alors il répond par la force et par le mépris. Un conte glaçant qui démontre combien le chemin vers une relation équilibrée et apaisée est encore long.
L’art du dressage
Christel Périssé-Nasr
Éditions du sonneur
Second roman
256 p., 00 €
EAN 9782373852707
Paru le 12/01/2023
Ce qu’en dit l’éditeur
Trop jeune pour avoir connu la Seconde Guerre mondiale, trop âgé pour avoir « fait l’Algérie », Marceau inculque les vertus de la chose militaire à ses fils. Ensemble, on fantasme des combats épiques mais on tue des petits animaux, on rêve de panache mais on soumet des enfants ; quant à la guerre, on ne la fait plus que sur des maquettes de petits garçons…
Authentique conte moral contemporain, L’Art du dressage ausculte les affres familiales tout en sondant les présupposés d’une inaccessible masculinité.
Les premières pages du livre
« L’avion Ju 87 trône sur une étagère de la chambre. Derrière lui, vingt-quatre de ses congénères sont alignés au garde-à-vous. Religieusement époussetés chaque semaine, ils pointent leur nez vers la fenêtre. Leur propriétaire en est fier, ce sont des répliques presque parfaites. Leurs détails si authentiques, si savamment reconstitués donnent une certaine tenue à la chambre, rappellent l’Histoire, son grand H. Le Ju 87 est à la même échelle que les autres, mais incontestablement supérieur. Il n’est qu’à contempler ses deux canons BK 37 fixés en gondole sous ses ailes, dérivés du canon antiaérien Flak 18, de calibre identique. Avec cet équipement, la merveille est surnommée Kanonenvogel. L’oiseau-canon. Une splendeur. Blindage amélioré en 1943 avec pour objectif de dézinguer les chars russes directement sur les champs de bataille. L’oiseau pouvait enfourner dans son ventre quatre bombes de cinquante kilos. Il faut imaginer la prouesse que cela représente à l’époque. Il faut imaginer le plein de la guerre et ces oiseaux-là dans le ciel de 1943. La guerre aérienne est une tueuse de premier ordre. Par exemple, fin juillet, les Britanniques bombardent Hambourg et massacrent quarante-deux mille civils en quelques jours. On peut tenter une reconstitution mentale en visualisant des statuettes : une statuette pour un civil tué, une deuxième pour deux civils tués, une troisième pour trois civils tués, etc. On n’ira pas loin. Jusqu’à quelques dizaines tout au plus, puis on perdra la représentation. On reprendra l’exercice d’un bloc, en convoquant directement quelques centaines de statuettes. On ne les voit plus une à une, mais ça tient dans l’esprit, quelques centaines de statuettes. Il y a une forme qui ressemble à cela. On l’appelle une armée. Mais quarante-deux mille, jamais. Quarante-deux mille humains, c’est irreprésentable. Cette extraordinaire donnée de 1943 – les avions de guerre sachant tuer quarante-deux mille personnes en quelques jours – fascine. La fascination, qui signifie « irrésistible séduction », est un terme qui a de très beaux synonymes. Le plus intense est l’envoûtement. Il a des relents vaudou, de la poudre magique, on perd la tête, on rêve. On y revient ; on se documente, on collecte. On dispose sur une étagère l’objet de l’envoûtement, on chérit sa passion. Le B-17 américain côtoie le Lancaster de la Royal Air Force, ce Lancaster qui fut lui aussi à l’œuvre dans le ciel de Hambourg en 1943. Ils sont tous dépoussiérés chaque semaine avec des égards sacrés, mais le Kanonenvogel, lui, suscite un envoûtement particulier : c’est l’oiseau-canon du Führer. C’est son petit nom pour les habitués, parce que son nom entier est Junkers. Une sorte de nom de famille, partagé par de nombreux modèles perfectionnés au fil de la tuerie. De massacre en massacre, l’industrie – ô envoûtement intense ! – du fer et du feu innove et optimise ses bijoux. Elle a donné à ce Junkers-là Gustav comme prénom. Il faut le prononcer à l’allemande pour en goûter la douceur et le feulement. La tête de son hélice avant, affublée de ce prénom qui fait dans le lointain résonner des symphonies, deviendrait presque un nez. On trouve qu’il a une gueule quand même, ce Gustav, une bonne gueule. On le décale sur l’étagère. Gustav. On l’aime, celui-là. On peut le dire, c’est de l’amour.
À dix-huit ans, le collectionneur envoûté décide d’intégrer l’armée française. Il n’est pas gourmand : première classe sera déjà un honneur. Il remplit un formulaire. Il y est honnête, conscient que c’est dans un espace sacré qu’il souhaite pénétrer. Un espace où l’on entre nu et humble. Il ne cache pas qu’il est aveugle d’un œil depuis la naissance. Un œil suffit amplement pour vivre, conduire, aller au cinéma, nager dans la mer, manger des spaghettis, coller des maquettes très délicates et très réalistes. Il les a toutes, les maquettes, elles sont exactes et patiemment constituées, et avec ça consciencieusement disposées sur l’une de ses étagères, toutes : le Ju 87H, le Ju 87K, le Ju 87D-1/To – ce dernier était une version navale torpilleur, finalement abandonnée, mais il en possède la maquette et a modélisé ce possible non advenu, il le note en bas du formulaire qu’il les a toutes, dans le blanc où il est autorisé à parler de lui avec quelque liberté. Il n’a pas pensé à prendre des photos, c’est vrai, un incendie, un vol et tout ce travail minutieux partirait en fumée, ces après-midi de concentration, ce rêve qui a pris forme sous ses mains, oiseaux-canons, danse du feu, symphonie des bombardiers, au rapport soldat, sa joie, sa jouissance, il va prendre des photos, on ne sait jamais, et les punaisera à la caserne. Il a hâte. Le collectionneur aime la vie, pas la mort, qu’on ne s’y trompe pas, c’est justement sa vie qu’il vient d’inscrire dans les cases du formulaire, son désir et la projection de son devenir. Mais le collectionneur n’a qu’un œil, et pour entrer dans le corps sacré, il en faut deux. C’est ainsi. C’est le réel. Parfois le réel affiche quarante-deux mille civils et nous laisse le soin de nous représenter à loisir les tombes, les champs – combien d’hectares de champs faut-il pour ensevelir ce chiffre, et combien de milliers de litres de larmes, combien de lacs, de zéros au nombre des douleurs ? Parfois le réel affiche quarante-deux mille et parfois il affiche deux, comme deux yeux. Mais bravo pour les Junkers, clin d’œil, on se comprend, j’ai les mêmes à la maison, en revanche pour l’enrôlement, c’est non, au revoir loufiat, il te reste les vaisseaux imaginaires, le cinéma, le ressentiment. Le corps sacré rejette le collectionneur, qui n’est pas une machine parfaite. Les honneurs ne seront pas pour lui, l’uniforme non plus, le clairon ne sonnera pas dans sa cour, le lit au carré, tintin, et le fusil d’assaut, c’est mort.
Le collectionneur a restreint sa jeune vie aux quelques mètres qui séparent son étagère-aux-avions de son bureau. L’espace des obsessions est aussi celui qui abrite les possibles. Il dessine. Et de dessin en dessin, de maquette en maquette, une idée lui vient. Il s’intéresse aux ratés, aux déchets. À celui en particulier qui s’appelle l’Inflatoplane. Un avion expérimental et gonflable, américain, des années 1950, sorte de bouée des airs, amusante en temps de paix, mais parfaitement inutile en temps de guerre, puisqu’une simple flèche suffit à le dégonfler en plein vol. Le collectionneur, touché par les machines qui, pour cause de déficience technique, sont disqualifiées par l’armée, jette donc son dévolu sur l’Inflatoplane : cet avion n’est pas une simple et ridicule tentative datée, c’est la voie de son salut. Il se met en tête de réparer au moins une injustice en ce monde. Et décide de perfectionner l’Inflatoplane, d’en déposer le brevet, d’être courtisé par les industries d’armement, de devenir puissant, de venger son œil aveugle, d’être enfin un homme. Et puisqu’il n’aura, sa vie durant, participé à aucun combat, vibré d’aucune adrénaline mercenaire, au moins aura-t-il survolé, grâce à son invention, les plus belles boucheries du monde. Il dessine donc une manière de coque articulée, façon armure du Moyen Âge, repliée sur elle-même tel un éventail fermé, mais qui se déploie sous la pression de l’air jusqu’à former une coque rigide, sorte de suppositoire, qui se cadenasse autour du cockpit gonflable. Les flèches peuvent pleuvoir, l’Inflatoplane est désormais increvable. Il ajoute à cet incroyable tacot deux ailerons déclipsables d’un simple geste d’urgence. Si bien qu’en cas d’amerrissage forcé, les ailerons décrochent l’armure qui s’éjecte au loin, et alors l’Inflatoplane flotte, majestueux cygne noir au bec de feu, comme une bouée sur la mer. Le collectionneur dépose son brevet rapidement, craignant du fond de sa chambre qu’un œil intéressé, russe possiblement, n’observe avec appétit sa petite cuisine. Il s’acquitte du prix qu’il faut pour protéger son œuvre et attend que son invention soit convoitée par le monde entier. Le temps file. Aucune proposition ne lui parvient. Il passe alors à la phase maquette. Les plans ne suffisent pas, ces gens ne savent pas imaginer, il leur faut une modélisation de la machine, une preuve par l’objet miniature. Cette étape est moins évidente qu’il n’y paraît. Il bricole un engin qui ressemble à un mauvais jouet et trépigne au cours de pathétiques soirées qui ne mènent à rien de probant. C’est un prototype qu’il lui faut, construit par des professionnels dans un lieu professionnel. Or le collectionneur est verni. Comme les familles sont bien faites et qu’elles obéissent souvent aux mêmes obsessions, il a ce qu’il lui faut sous la main : un frère aîné, Gilles.
Deux années séparent le collectionneur de Gilles, ainsi que de nombreux points de moyenne générale en classe. C’est donc à l’aîné qu’est dévolu le soin d’entrer à l’école militaire. Le jour de leur naissance, Marceau, leur père, a passé à chacun de ses fils un cordon au travers de la main droite et un autre au travers de la main gauche. Après la période de cicatrisation, les cordelettes, quoique fines au point de devenir invisibles à l’œil nu, solidarisées qu’elles sont avec la chair, deviennent une composante pour ainsi dire naturelle des corps. Ainsi papa Marceau indique-t-il à ses fils quelques menues orientations, aussi simplement qu’on invite un cheval à prendre à droite ou à gauche en lui caressant les rênes ou la longe. À la veille de l’entrée de Gilles en classe de seconde, Marceau lui fait une proposition. Fils, tu as deux ans de plus que le collectionneur, mais tu as surtout une bien meilleure moyenne. Tu ne collectionnes pas les avions de chasse, ni les tanks, ni les porte-avions, ta passion sans doute est moins vive, mais tu goûtes les films de guerre, surtout les américains, que tu regardes chaque soir jusqu’après minuit sans jamais en louper un, et tu es mon fils, fils. Tu sais que je porte dans la poche de ma chemisette, celle qui est du côté du cœur, la carte d’ancien combattant de ton grand-père. Bien sûr je projette de la brandir devant tout agent de police ou de gendarmerie qui souhaiterait m’aligner comme un vulgaire pékin. Je la brandirai sous son nez en disant voyez qui je suis, voyez dans quelles contrées familiales j’ai galopé, sous quel soleil mon propre père a cuit, dans quelle tourmente il a fait ses classes, ne reculant jamais devant un ennemi pourtant féroce. Regardez la date de sa mort. Ton grand-père faisait partie du corps de l’armée de l’air, Gilles, de ce grand corps volant et sacré. Je garde sa carte sur mon cœur, je suis le fils de cet homme avant d’être moi-même, et quand d’autres ont lu tous les livres, moi j’ai loupé toutes les guerres. Bébé d’après la Seconde Guerre mondiale, trop jeune pour Alger. Mal né. Mais je suis père d’un collectionneur qui aligne obsessionnellement des avions de chasse sur une étagère, et j’ai un Gilles qui va me répondre, oui papa, je veux bien, si c’est ainsi qu’il faut être ton fils, je veux bien intégrer une école militaire. À peine Marceau caresse-t-il la longe qu’elle vibre toute seule dans la brise familiale. Ainsi va l’éternité, qu’on recherche bêtement dans la continuation d’un seul individu, quand elle se duplique simplement, mécaniquement, d’un individu à l’autre.
Marceau tapote le tabouret à côté de lui, assieds-toi là, fils aimant. Je sens en toi le goût de la force et des chants militaires. »
Extrait
« Nour veut perdurer dans la corbeille dorée que lui a offerte son papa, ne pas trimer comme nous, n’est-ce pas ? Offre-le lui, ce confort. Tu la tiens par la pelote et on lui pliera doucement l’échine. Elle apprendra à compenser son petit temps et son petit silence, à te les payer au prix fort. Tu l’auras, ta servante. »
Christel Périssé-Nasr vit à Nantes, où elle anime des ateliers d’écriture et des formations. Elle a publié un premier roman aux Éditions Rivages, Il n’y a pas de grand soir (2012). (Source: Éditions du Sonneur)