Laissez-moi vous rejoindre

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Prix l’impromptu du premier roman francophone

En deux mots
Dans le Cuba des années cinquante, Haydée Santamaria rejoint La Havane et découvre l’engagement politique, la misère sociale et la répression policière. Aux côtés de son frère et de son fiancé, elle lutte pour davantage de justice. Un combat qui va mener jusqu’à la révolution castriste.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«La patrie ou la mort»

Dans un premier roman de bruit et de fureur, Amina Damerdji retrace les jours qui ont conduit Haydée Santamaria, une des rares femmes à mener la lutte, jusqu’à la révolution cubaine. Un récit documenté et émouvant.

«Je suis la camarade Haydée Santamaria, l’héroïne de la Moncada, la dirigeante politique, la seule femme qui a sa place au Comité central, et ce soir, je vous le promets, avant votre disparition, je vous raconterai tout.» Nous sommes à Cuba au début des années cinquante. Il n’est pas encore question de révolution, mais déjà d’engagement politique. La jeunesse et surtout les étudiants s’emparent d’idées nouvelles, cherchent une voie pour un pays que beaucoup voient à la botte des États-Unis, sous le joug de grands propriétaires terriens, sans autres perspectives que la corruption ou encore la prostitution.

C’est dans cette ambiance bouillonnante que Haydée va s’impliquer toujours davantage dans la lutte, même si au début elle suivait plus son frère Abel et cherchait d’abord l’évasion aux côtés de ses amis en allant danser tout en enfilant les cuba libre. Ses préoccupations tenaient alors davantage à la façon de s’habiller, de se faire belle – elle qui se voyait moche – et de ne pas se voir exclue du groupe. Jusqu’à ce que l’amour s’en mêle. Alors, avec Boris, l’employé de Frigidaire, elle va non seulement trouver un mari mais concrétiser leur projet commun, fonder un journal. Tiré à 500 exemplaires dans des conditions artisanales, cet organe de presse aura l’heur de plaire aux frères Castro, Raul et Fidel, qui déjà cherchent le moyen de rassembler le peuple contre la dictature qui s’installe. «Fidel, exultant, a plongé deux doigts sous sa chemise et s’est caressé le torse. Il ignorait quand, il ignorait comment, mais les Cubains finiraient par craquer, par exprimer leur rage. Notre travail, notre tâche politique, historique soulignait-il, était d’être prêts. D’appuyer. D’organiser. D’éviter le bain de sang et de renvoyer Batista en Amérique.»

Haydée va alors raconter ces jours qui vont mener à la révolution, à ce 26 juillet qui deviendra par la suite jour de fête nationale. Une date glorieuse pour le pays, tragique pour elle.

L’habile construction proposée par Amina Damerdji, qui situe la confession d’Haydée le 26 juillet 1980, soit bien des années après les événements, lui permet tout à la fois d’avoir le recul nécessaire pour analyser les faits et montrer combien les plaies ouvertes à ce moment sont restées vives. Et que dans l’envolée lyrique de Che Guevara devenue le slogan de cette révolution, «la patrie ou la mort», on peut choisir la seconde proposition et oublier la patrie.

Laissez-moi vous rejoindre
Amina Damerdji
Éditions Gallimard
Premier roman
320 p., 20 €
EAN 9782072940439
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé à Cuba.

Quand?
L’action se déroule durant le seconde moitié du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je ne peux pas dire que nous ayons pris les armes pour ça. Bien sûr que nous voulions un changement. Mais nous n’avions qu’une silhouette vague sur la rétine. Pas cette dame en manteau rouge, pas une révolution socialiste. C’est seulement après, bien après que, pour moi en tout cas, la silhouette s’est précisée. »
Cuba, juillet 1980. En cette veille de fête nationale, Haydée Santamaría, grande figure de la Révolution, proche de Fidel Castro, plonge dans ses souvenirs. À quelques heures de son suicide, elle raconte sa jeunesse, en particulier les années 1951-1953 qui se sont conclues par l’exécution de son frère Abel, après l’échec de l’attaque de la caserne de la Moncada.
L’histoire d’Haydée nous plonge dans des événements devenus légendaires. Mais ils sont redessinés ici du point de vue d’une femme, passionnément engagée en politique, restée dans l’ombre des hommes charismatiques. Ce premier roman offre le récit intime et pudique d’une grande dame de la révolution cubaine gagnée par la lassitude et le désenchantement, au seuil de l’ultime sacrifice.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Page des libraires (Nathalie Jakobowicz, Librairie Le Phare, Paris)
Le comptoir (Maïlys Khider)
Le Petit Journal
Blog Sur la route de Jostein
Blog La bibliothèque de Delphine-Olympe
Blog Livres agités


Amina Damerdji présente son premier roman Laissez-moi vous rejoindre © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Je ne peux pas dire que nous ayons pris les armes pour ça. Bien sûr que nous voulions un changement. Mais nous n’avions qu’une silhouette vague sur la rétine. Pas cette dame en manteau rouge, pas une révolution socialiste. C’est seulement après, bien après que, pour moi en tout cas, la silhouette s’est précisée.
Je n’aime pas parler du 26 Juillet. Je l’ai fait quelques fois pour faire plaisir à la presse. Mais tout de suite, j’ai la voix qui coince et qui se terre, persuadée que, si elle reste comme cela, bien tapie au fond de la gorge, elle finira par décourager les journalistes. Affluent alors à mon esprit tant de souvenirs qu’ils vont plus vite que ce que je pourrais exprimer et c’est difficile de dire ce qu’on voit si vite car ce sont trop d’images à la fois et on ne peut jamais en dire qu’une seule. Pourtant, je n’ai jamais laissé personne repartir le calepin vide. Je lâche toujours un petit quelque chose, n’importe, un doigt, celui d’Abel mon frère, posé sur ses lèvres tandis qu’ils l’emmenaient dans la salle d’interrogatoire et que, sans se débattre, il me fixait.
Et le lendemain c’est une double page dans Granma, le doigt de mon frère devenu gros titre et, plus large que le texte, mon portrait, jeune et souriante dans la Sierra, redressant d’une main sale mon béret de milicienne.
Je n’ai jamais eu de facilité à parler en public. Chaque fois, c’est la même chose : je transpire tellement que mon carré, censé encadrer strictement mon visage, devient une couronne de frisottis noirs. Ce n’est pas de la coquetterie. C’est vrai que je parle tout le temps. Mes fonctions m’obligent à passer mes journées la bouche ouverte. Entre le Comité central où il faut faire trembler les tables pour se faire entendre et ces réunions de prix littéraires où je dois coudre ma voix aux modulations des écrivains que j’ai nommés, je ne dis pas, je sais donner le change. Mais parler du 26 Juillet c’est autre chose. N’oubliez pas que ces hommes que notre jeunesse découvre dans ses manuels, moi, je les ai aimés.
Au début, nous n’avions rien d’une organisation. Nous étions juste une poignée de jeunes, une bande de copains du Parti du peuple qui s’entassaient dans ce bout d’appartement. Je n’ose pas dire appartement tellement c’était petit. Parfois, Abel et moi cuisinions pour deux et il y en avait dix le soir qui débarquaient. Nous effilochions les morceaux de viande. Nous reversions du riz dans la casserole. Nous faisions ce que nous pouvions pour que tout le monde mange, même si ce n’était pas grand-chose. Puis, comme les discussions nous emmenaient tard dans la nuit, il arrivait qu’ils restent tous dormir. Nous nous serrions sur le carrelage. Moi, souvent la seule fille, j’avais droit au lit, où Boris me rejoignait. Mon frère allait par terre avec les autres. Il disait que ça ne le dérangeait pas. Mais le lendemain, en se réveillant tout recroquevillé contre le mur, il se moquait des pieds de Boris qui dépassaient du matelas. Boris ne dormait pas. De toutes ces nuits, je crois qu’il n’y en a pas eu une où la jalousie lui ait laissé fermer les yeux. Si je m’agitais, il me remontait vite le drap jusqu’au menton. Il exigeait que je dorme tout habillée.
Les soirs où je tardais à m’assoupir, je regardais discrètement par-dessus son épaule ronde de boxeur et je les voyais tous, jambes et bras collés, s’articuler, au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le sommeil, en une forme mouvante sur le sol. Fidel dormait toujours sur le dos, les paupières rivées au plafond, les jambes raides et écartées. D’autres, au contraire, s’enroulaient sur eux-mêmes. Le rhum faisait pousser des ronflements.
Mais rien de tout cela ne me dérangeait. Nous voulions être ensemble. Bien nous préparer. Et ces dernières nuits de juillet 1953, si près, enfin, du grand jour, je m’endormais en un battement de cils. J’étais confiante. Il ne restait qu’un minuscule grain de sable sous mes paupières : mes parents. Ils n’allaient pas nous comprendre. Abel en parlait beaucoup. Mais je savais que nous étions du bon côté et que tôt ou tard ils finiraient par s’en rendre compte. Oui, c’est ce que je pensais. Sans doute parce que j’avais besoin de le penser aussi.
Cet appartement qui fait l’angle des rues 25 et O, tout le monde peut le voir. Deux grands ficus grattent sa façade bleue. À l’intérieur, ils ont tout reproduit. À la tache de café près. Je vous parle d’une époque où mon frère et moi nous saignions pour ce deux-pièces minuscule. Cinquante dollars. C’était presque tout le salaire d’Abel qui y passait. Aujourd’hui, il n’y a plus personne. Même moi je n’aime plus y aller.
Depuis cet appartement, comme vous le savez, nous nous sommes divisés pour aller à Santiago.
Été 1951. S’il fallait tracer une croix sur le calendrier, je dirais que c’est là que tout a commencé. Du moins pour moi qui vivais toujours à Encrucijada chez mes parents. Quelques lattes de bois, un seul étage : ma maison d’enfance était sans chichis. C’était celle du fond, le dernier repère sur le croquis gribouillé dans la paume des ouvriers qui, d’avril à septembre, défilaient devant notre porte. Encrucijada, à l’époque, n’était pas la ville-musée d’aujourd’hui. C’était un gros village au milieu des champs avec, le soir, la chaleur qui se condensait et gouttait le long des grandes feuilles.
Cet été-là, derrière les persiennes closes, notre vie s’était réorganisée autour du frigidaire. Il était neuf et brillait dans la pénombre. Ma mère, Joaquina, qui malgré la chaleur ne découvrait pas un centimètre de ses épaules, avait installé une chaise dans la cuisine. Elle passait ses journées assise là, lisant à voix haute des vies de saints et entrouvrant régulièrement la porte pour recevoir, la tête en arrière, l’air frais. Mon père avait beau grommeler qu’elle finirait par bousiller le compresseur, elle était, comme d’habitude, têtue.
Elle tenait à ce qu’il y ait toujours cinq verres vides dans le frigo. Cela faisait quatre mois qu’Abel avait déménagé à La Havane, Ada pouponnait à dix kilomètres mais ma mère continuait à vivre comme si n’importe lequel de ses enfants allait, d’une minute à l’autre, passer le pas de la porte et exiger un verre d’eau fraîche. Je les voyais tous les cinq, alignés, opacifiés par le froid, lunettes embuées derrière lesquelles battaient, depuis La Havane, les grands cils de mon frère. Depuis qu’il avait adhéré au Parti du peuple, Abel ne répondait plus à mes lettres.
Le dimanche, j’avais pris l’habitude de me lever avant tout le monde. Je traversais le couloir sur la pointe des pieds, poussais sans respirer la porte de la chambre de mon père et repartais, sans oxygène, les joues cramoisies mais le visage triomphant, avec, sous le bras, le boîtier marron du poste radio. Puis je me remettais au lit en attendant que l’eau arrive à ébullition. Le train sifflait toujours plus fort que la cafetière. Les wagons débordaient. À dix heures précises, avec une tasse de café brûlante dans la main, je tournais le bouton crénelé et fermais les yeux. La voix claire d’Eduardo Chibás brisait d’un coup les sifflements. Chibás, comment dire… C’était une sorte de vieil oncle. Quelqu’un qui, quand tout le monde est allé se coucher, vous déballe, en remuant le rhum dans son verre, tous les secrets de famille. Sauf qu’il était le seul, lui, le chef du Parti du peuple, à révéler ces secrets sur une radio nationale.
Certains dimanches, j’avais faim et je petit-déjeunais au lit. J’emportais sur un plateau la cafetière, un morceau de pain, un bout de beurre et du miel. Les sablés à la goyave, je les réservais toujours pour le début de l’émission. Dès que j’entendais la musique d’annonce, je croquais à pleines dents dans le petit biscuit rond et laissais couler la confiture entre mes dents. Aujourd’hui encore, quand j’achète ces pâtisseries chez les marchands de rue, je me rappelle ces dimanches où mon frère était à trois cents kilomètres, vivant.
Mon père n’aimait pas que j’écoute Chibás. Il ne me l’interdisait pas mais dès que je replaçais, les yeux brillants, le poste sur sa commode, il disait : « “Morale contre argent”, crois-moi ton Chibás il veut la même chose que tous les autres : être élu. » Mais moi, je savais qu’il était du bon côté.
Tandis que le pays crevait de chaleur et que les journaux s’étaient transformés en bulletin météorologique, Chibás avait annoncé la remise imminente à la presse de preuves : tout, jusqu’au sommet de l’État, pourrissait. Alors plus un jour ne se passait sans qu’on voie, dans n’importe quelle feuille de chou, sa tête joufflue au menton aplati et son doigt accusateur levé vers l’objectif. Ministres, maires et petits administrateurs locaux se déchaînaient. Ils le traitaient publiquement de menteur. Ils se moquaient : « On attend toujours qu’il les remette, ses soi-disant preuves, l’État est propre comme un gant blanc. » L’émission n’était jamais finie que ma mère tapait violemment à la porte :
— La messe ! Dieu n’aime pas les retardataires.
Elle avait pris l’habitude de dire Dieu pour parler d’elle.
Ce premier dimanche du mois d’août 1951, je m’étirais sur mon drap quand la porte s’est ouverte. Ma mère, vêtue d’une robe à carreaux noirs et blancs boutonnée jusqu’au menton, me regardait en clignant des yeux. Elle n’avait pas mis ses lunettes.
— Le fils Ramírez vient avec nous ! Je t’ai sorti le fer. Et vire-moi tous ces bouquins du lit !
Elle se méfiait de mes livres, a fortiori quand ils étaient d’occasion. Dès qu’elle en apercevait un sur une étagère, elle courait chercher ses lunettes, feuilletait les pages du bout des doigts, piochait un mot par-ci, un mot par-là, et si l’ensemble lui semblait inconvenant pour une jeune fille, une jeune fille à marier qui plus est, elle criait :
— Benigno ! Benigno ! Viens voir ce que ces imbéciles de communistes ont encore donné à lire à ta fille !
J’avais beau lui expliquer que le club de lecture n’était pas l’exclusivité du Parti socialiste populaire, elle finissait toujours par garder l’ouvrage et aller le leur rendre elle-même en les injuriant. Alors il y avait des livres que je lisais dehors, allongée sur la terre battue, au coin des routes que personne n’empruntait. À cette époque je me fichais à peu près de tout, y compris des invectives que je recevais si les taches de terre sur ma jupe ne disparaissaient pas à la première lessive. De toute façon, ce que je préférais, c’était la littérature, et la littérature, comme le sifflait ma mère, c’était tout à fait inoffensif. À condition, bien sûr, de ne pas en abuser. En réalité, elle espérait qu’un roman finirait un jour par faire battre ce caillou qui, selon elle, pesait si lourd dans ma poitrine.
Assise sur mon lit, les narines pincées par l’odeur de cheveu brûlé, j’enroulais les mèches autour de la tige brûlante en métal. Mais les boucles ne se formaient pas. Je soupirais. Il fallait s’efforcer. Même si au fond ma mère se fichait de ma coiffure. La seule chose qui la préoccupait réellement était le fait qu’à bientôt trente ans son aînée ne fût toujours pas mariée.
José Ramírez était le fils unique d’un administrateur local. Il avait à peine deux ans de plus que moi et une chevelure triste qu’il gominait. Il avait étudié dans un lycée privé de La Havane avant que son père ne ramasse toutes ses économies pour l’envoyer se former à New York. Il était récemment rentré à Cuba avec une petite fortune et quelques photographies de Harry Truman. Une semaine plus tôt, il était venu nous rendre visite avec un grand cliché encadré représentant un homme chauve en costume qui regardait à côté de l’objectif : « Pour José, et vive l’amitié entre Cuba et les États-Unis d’Amérique. Harry S. Truman ». Il me l’avait presque collé au nez, en répétant que le président Truman avait « une sacrée poignée de main », il était même allé jusqu’à mimer le geste pensant que, comme je ne réagissais pas, je ne comprenais pas. L’idée de le revoir m’irritait.
Deux heures plus tard, j’étais dans l’entrée, étouffée dans une robe qui bouffait aux manches, les cheveux bouclés comme un épagneul avec, sur les lèvres, une pâte rose vaguement brillante. Sur le cadran, l’aiguille rouillée avait presque avancé jusqu’à onze heures. C’était une horloge en chêne que mes parents avaient emportée de Galice. Joaquina s’impatientait sur le perron en tapant du pied. Elle m’avait obligée à glisser les miens dans des escarpins qui me blessaient. Mon père, enfoncé dans son rocking-chair, a entrouvert, sous ses sourcils broussailleux, au milieu des plis de peau et des rides, deux yeux minuscules. Il détestait la messe, et encore plus mes prétendants.
Au retour de l’église, un plateau de viandes froides attendait sur la table de la salle à manger. On avait sorti le service en porcelaine. Il était blanc avec des bordures fleuries. La nappe, elle, était blanche sans fioriture. Je me retrouvais assise à gauche du fils Ramírez, en face de lui ma mère, à sa droite mon père dont les yeux, mieux ouverts depuis, manquaient encore d’éclat. Ramírez se tenait les jambes écartées sur sa chaise. Son pantalon remontait au-dessus de sa chaussette, découvrant des poils touffus.
— C’était un sermon plein de profondeur, a-t-il dit en se servant une tranche de roastbeef.
Ma mère, toute coincée dans sa robe, lui a tendu la mayonnaise qui a tremblé dans la coupelle. Ramírez y a plongé sa cuiller.
— Avec toute la discorde qu’il y a dans ce pays, c’est ça, le message que l’Église doit porter…
Il s’est tourné vers moi.
— Vous savez, Haydée, vous devriez lire l’Épître aux Corinthiens.
— Je vous remercie mais je ne lis que des romans.
— Les romans… – Ramírez mâchouillait son roastbeef. – Pour moi, ce qui compte, c’est le message du Christ. Au fond, il n’y a que ça de vrai : l’amour !
Il a révélé des dents recouvertes de mayonnaise.
— Et comme on dit, tout le reste n’est que… littérature !
Le rire de ma mère a fait peur aux guêpes qui commençaient à se poser sur la viande. Elles étaient entrées par la fenêtre. Mon père a remué un torchon, essayant sans doute de chasser, avec les insectes, son ennui. Mais elles revenaient et je leur jetais des regards suppliants dès qu’elles s’approchaient de Ramírez.
Lorsque nous nous sommes levées pour aller prendre le thé, ma mère m’a pincé le bras.
— Tu arrêtes ça maintenant. Et franchement, rhabille-toi.
Avec la chaleur, les manches bouffantes de ma robe collaient par endroits à ma peau. Je les avais remontées jusqu’aux épaules. Dans le salon, l’air moite s’était engouffré par la fenêtre restée ouverte depuis le matin. Ramírez écartait les narines et mon père s’épongeait le front avec le torchon à guêpes. Le roulement d’un train a fait tourner nos quatre visages vers l’extérieur. Ramírez a exagérément levé le sourcil.
— C’est fou, tous ces trains qui passent.
Le sucre est tombé dans la théière. Ma mère touillait en ne trouvant plus rien à ajouter. Elle a servi des tasses trop pleines. Ramírez a aspiré la première gorgée dans un sifflement de chaudière.
— Ça vous dirait, Haydée, d’aller vous promener sur la plantation tout à l’heure ? On pourrait monter sur la grande tour et regarder les gens travailler avec leurs machettes.
C’était une tour ancienne avec un escalier en colimaçon et des marches glissantes. J’y allais avec Abel à l’automne, à la saison où les champs ne sont que des duvets de fleurs argentées. Ramírez a aspiré une nouvelle gorgée de thé. Mes efforts pour lui avaient commencé trop tôt pour que j’aille encore me balader juchée sur ces escarpins qui me faisaient des ampoules, tenir son bras sur la route caillouteuse, grimper les vingt étages pour subir deux ou trois commentaires ronflants sur le coucher du soleil.
— À condition, a dit ma mère en se levant, de ne pas rentrer trop tard.
Ramírez a avalé en vitesse sa dernière gorgée de thé d’un air responsable. J’ai changé de chaussures et nous sommes partis.
Mes orteils s’étendaient enfin à plat. Ils respiraient sous la fine toile des tennis. Nous marchions en silence. Le soleil, au bout de sa course, ne s’essoufflait pas. Il cognait. Il faisait perler à la racine des cheveux de Ramírez de grosses gouttes de sueur qui roulaient ensuite jusqu’au col de sa chemise. Sa gomina luisait.
La route qui coupait en deux le champ de cannes était défoncée par les camions. Chaque pas décollait un mélange de terre sèche et de cailloux que je regardais se déposer sur mes chaussures. Tout au bout, la tour se dressait avec insolence. Elle avait été coriace. Elle avait eu raison des cyclones et des tremblements de terre. Elle témoignait d’une époque dont plus personne ne parlait, celle où les maîtres gravissaient ses marches pour, nichés dans son bois frais, surveiller les esclaves de la plantation. Voilà ce à quoi s’étaient occupés les Espagnols pendant deux siècles. À monter les étages. À scruter les champs, la main en visière pour se protéger du soleil. À guetter une incartade, une sieste à l’ombre grillagée des hautes tiges ou, pire, une fuite. Non, plus personne ne surveillait les travailleurs du sucre. Il suffisait d’attendre le soir et de faire le comptage. Chaque ouvrier réunissait son tas de la journée. Et en fonction du nombre, il recevait sa rémunération.
— Regardez celui-là ! a dit Ramírez avec enthousiasme. Il a l’âge de mon grand-père et il est fort comme un bœuf !
L’homme aux cheveux blancs donnait de grands coups de machette. D’un premier, il détachait la canne du sol. Le métal résonnait dans la tige creuse. D’un deuxième, il ôtait les feuilles à la cime qui tombaient en bruissant. Soudain, le vieil homme a lâché son outil par terre. Il respirait bruyamment, courbé. Sa chemise était trempée. Elle lui collait à la peau, laissant apparaître toutes ses côtes. Le vent aurait pu jouer du xylophone sur son dos. Le vieil homme n’arrivait toujours pas à reprendre son souffle.
— Allez, encore un peu de niaque ! l’a encouragé Ramírez.
Le vieillard a posé sur lui des yeux errants. Ramírez a levé le bras en signe d’encouragement puis, sans s’arrêter de marcher, il s’est tamponné le front avec son mouchoir.
— Vous savez, Haydée, c’est primordial, de stimuler les ouvriers.
Nous avions fait plusieurs mètres quand les coups de machette ont repris.
Nous avons grimpé les marches de la tour en silence. Ramírez avait tenu à suivre les usages, à me précéder dans l’escalier. Mais il était lent. Il s’arrêtait à chaque seconde. Il soufflait en écartant fort les narines, il s’épongeait le front de son mouchoir humide, puis il repartait. Ses mains laiteuses, à la peau gonflée par l’alcool et l’eau des bains, serraient la rampe.
Au sommet, le vent s’est engouffré dans les manches de ma robe. Elles me faisaient des ailes, des ailes pour planer au-dessus de la campagne sucrière qui s’offrait d’un bloc à mon œil. L’ouverture sous la coupole était grande. Elle faisait le mur entier. Ces cannes qui me dépassaient de trois têtes tout à l’heure ressemblaient maintenant à des brindilles contre lesquelles les ouvriers, encore plus chétifs de cette hauteur, se débattaient. Ramírez a fait un pas vers moi. Il était transporté.
— Regardez un peu cette merveille ! Cette chorégraphie immuable à travers les âges !
Le soleil déclinant allongeait l’ombre des travailleurs. Ils avaient découpé dans le champ des morceaux de vide où s’entassaient pêle-mêle les cannes abattues. Au loin, la longue cheminée de la raffinerie Constancia expulsait des volutes grises qui rosissaient haut dans le ciel.
— Vous vous rendez compte ? m’a-t-il demandé dans un murmure admiratif.
— De quoi donc ?
— Mais qu’il s’agit de dynasties, Haydée ! Leur père était ouvrier de la canne, leur grand-père l’était aussi et leur arrière-grand-père également !
Tremblant d’excitation, il a sorti son mouchoir qui avait encore macéré dans le fond de sa poche. Il sentait un mélange d’eau de Cologne et d’eau croupie. Il s’en est tamponné le front. Puis il a voulu me montrer quelque chose. Il a levé le bras. Tout l’air qui circulait sous la coupole, l’air frais qui agitait depuis tout à l’heure mes cheveux avec délice, a été étouffé par l’odeur âcre de sa sueur. J’ai détourné la tête.
— Mais regardez ! m’a-t-il sommée en levant plus haut son bras.
J’ai regardé du coin de l’œil.
— La locomotive arrive ! C’est l’heure du comptage !
Et il a bondi dans l’escalier. La locomotive, c’était un bien grand mot. Il s’agissait plutôt d’un assemblage de pièces rouillées qui crachait de la fumée à travers le paysage en filant droit sur nous.
— Suivez-moi !
Ramírez m’ennuyait. Pire, il m’exaspérait.
En bas, les ouvriers rassemblaient déjà leurs tas de cannes. Ils traînaient jusqu’au bord de la route des fagots aussi gros que leur permettaient leurs bras maigres mais durcis par le travail journalier. Puis ils disparaissaient dans le champ pour revenir quelques minutes plus tard avec un autre fagot. Un bruit que j’avais d’abord pris pour le roulis de la locomotive s’est transformé en galop, en un galop collectif, celui de trois chevaux qui fonçaient sur nous. On ne distinguait en fait rien d’autre que leurs jambes qui battaient la poussière et, couronnant le nuage ocre, trois sombreros.
Les cavaliers ont tiré sur leurs rênes brusquement. Les chevaux ont pilé. Tous les ouvriers s’étaient alignés, debout devant leur tas de cannes. Le cavalier qui était au centre portait un sombrero blanc et des lunettes de soleil d’aviateur. Il était entièrement vêtu de cette couleur, jusqu’aux bottes au bout desquelles étincelait un éperon. Tout le monde connaissait le señor Ruiz. Et personne n’osait se frotter à lui. Il possédait le champ et l’usine avec, autant de choses qu’il menaçait de vendre à l’United Fruit Company chaque fois que le maire le contrariait. Il a tourné la tête vers nous. Ramírez, palpitant, s’est empressé de lever son chapeau très haut pour le saluer.
— Bonsoir, señor Ruiz ! Je montre à cette jeune fille comment marche l’économie de son pays. Vous permettez ?
Pour toute réponse, le señor Ruiz a talonné son cheval et s’est avancé au début de la ligne des ouvriers, à quelques mètres de nous. Ses comparses, deux hommes ventripotents vêtus de chemises à carreaux, l’ont suivi avec un peu de retard.
Le jeune ouvrier qui était au commencement de la ligne n’avait pas quatorze ans. Il avait encore les arcades sourcilières lisses de l’enfance et un duvet noir au-dessus de la lèvre. Ruiz le dominait, droit sur sa selle.
— Combien ?
— Mille quatre-vingt-six, señor, a annoncé le petit.
Ruiz a fait un geste du menton en direction des deux hommes. Ils ont sauté à terre en manquant de se casser la figure. Et ils ont compté. Puis ils ont tendu à l’enfant un billet d’un peso et une petite pièce pour le rab. Chaque travailleur devait abattre neuf cents cannes par jour pour recevoir son peso. S’il faisait plus, il était bien sûr récompensé. Le petit a empoché son salaire, et ses pas sur le chemin l’ont couvert de poussière.
Le deuxième était le vieil homme. Son tas était nettement plus mince que celui des autres.
— Señor, a-t-il imploré en levant la tête, j’ai fait tout ce que j’ai pu mais on m’a volé ma gourde et avec cette chaleur…
— Combien ? a tonné Ruiz.
Le vieillard a baissé la tête. Il rentrait les lèvres pour protéger ses gencives nues.
— Sept cent treize, señor.
Il clignait des yeux à cause du soleil plus faible à cette heure mais qui se trouvait exactement, de son point de vue, collé à la tempe du patron.
— Encore pire qu’hier ! s’est emporté Ruiz.
— Señor, je vous jure que demain…
— Basta ! Je ne vais pas écouter tes chouineries. Demain, si tu as mon compte, tu auras le tien. En attendant, ta journée sert à peine à rembourser ta dette. Alors estime-toi heureux que je ne te demande rien !
Le vieil homme a rebaissé la tête, le coin des lèvres tremblant. Il a patienté en silence le temps que les deux autres vérifient. Puis il est parti en serrant fort son chapeau de paille dans sa main. Sa silhouette courbée s’est fondue dans la lumière mate du crépuscule.
— Enflure.
J’avais parlé trop bas pour que Ruiz ne m’entende, mais Ramírez m’observait d’un œil inquiet. Il a fait un nouveau salut du chapeau à Ruiz, qui ne s’est même pas donné la peine de le regarder. Puis, une fois que nous nous fûmes éloignés, après plusieurs minutes de silence, il s’est tourné vers moi :
— Vous êtes sensible, Haydée.
Il a ricané.
— C’est une qualité. Surtout pour une femme. Mais comprenez. Ce n’est pas avec de la générosité qu’on fait marcher un pays. Et puis…
Je l’ai regardé méchamment.
— … il a raison. Le vieillard, on l’a bien vu qui faisait des pauses.
Ramírez avait fini sa phrase d’un ton presque craintif. Nous sommes rentrés en écoutant nos semelles s’écraser sur la terre caillouteuse.
Ma mère avait refait du thé. Une assiette débordante de biscuits chauds accompagnait le service en porcelaine sur la table basse.
— Benigno ! Les voilà !
Ses talons clapotaient sur le carrelage. Elle croyait les petites foulées plus féminines. Elle poussait les portes à la recherche de mon père. Il était en fait avec nous au salon. Il luttait pour tirer son esprit des profondeurs d’une sieste qui avait dû l’occuper tout l’après-midi. Son journal était tombé au sol grand ouvert. Le coin d’une des pages trempait dans sa tasse de café.
— Ah, vous voilà tous, a soupiré Joaquina.
Elle nous a servi du thé. Ramírez a croqué dans un biscuit et a complimenté ma mère pour sa recette. Il pouvait. C’était sa grand-mère galicienne qui lui avait appris à pétrir la pâte d’une manière très spéciale, chuchotée à l’oreille de mère en fille depuis des générations. Elle me la révélerait quand je me marierais. Comme il avait de la chance, celui qui allait profiter la bouche ouverte de ce savoir séculaire. Un ami de mon père, enfin un voisin avec qui il organisait des combats de coqs, a tapé au carreau.
— Benigno, tu as entendu la nouvelle ?
Ses cheveux grisonnaient sous le chapeau de paille.
— Ne me dis pas que le préfet annule le tournoi.
Il a éclaté de rire.
— Pas du tout. Chibás s’est suicidé.
Mon père s’est raclé la gorge.
— Ne fais pas ce genre de blagues devant la petite.
— Mais je ne te raconte pas d’histoires. Il s’est tiré dessus tout à l’heure. À l’antenne.
Son chapeau a failli s’envoler.
— Dans l’aine, a-t-il ajouté en posant la main sur sa tête. Ils l’ont emmené à l’hôpital. Mais tout le monde dit que c’est cuit.
J’ai renversé ma tasse. Le thé a dessiné des auréoles sur mes tennis. Il me brûlait la peau. Appeler Abel ? C’était trop tard. Il devait déjà être descendu sur les pavés en compagnie de dizaines de jeunes moustachus. Je grimaçais. Ramírez m’observait avec curiosité. Ses pupilles inquisitrices, si sûres d’elles, s’agrandissaient. Puis il a dit, pensant me consoler et m’édifier à la fois, que la mort d’un homme est toujours triste mais qu’on ne peut pas vraiment regretter celle d’un agitateur. Devant l’inefficacité de son propos, il a sorti son mouchoir encore humide où un grand « J. R. » était brodé au fil jaune. Ce n’était, quoi qu’il en soit selon lui, pas une nouvelle à annoncer devant une jeune femme. Il s’est baissé pour sécher mes chevilles.
— Hors de ma vue !
Il s’est redressé, stupéfait.
— Vous avez très bien entendu. Allez donc essuyer les pieds de vos Américaines et fichez-moi le camp d’ici.
Il s’est levé lentement. Il attendait que mes parents réagissent. Qu’ils me fassent des remontrances. Mais la chaleur et mon caractère avaient eu raison d’eux. Ils étaient avachis. Ils creusaient le rembourrage déjà tassé des fauteuils.
— Votre fi-fille…, a bégayé Ramírez.
— Je sais, a soupiré mon père en lui indiquant d’un geste navré la sortie. »

Extraits
« Pourtant ce verbe, “partir”, est devenu, depuis quelques mois, un refrain. (…) Il fait taper du poing Fidel. Il le pousse, en pleine réunion du comité central, quand on lui fait le décompte des Cubains qui se tirent, à balancer son cigare attisé comme une braise à travers la pièce (…). Je vous vois ! J’ai envie de crier par la fenêtre ! Je vous vois et je ne vous dénoncerai pas. Mais oui c’est moi au dernier étage, cette tignasse noire suspendue au-dessus du vide. Je suis la camarade Haydée Santamaria (…), et ce soir, je vous le promets, avant votre disparition, je vous raconterai tout. Puis, quand vous vous serez évanouis à l’horizon, quand vous ne serez même plus un point entre le soleil levant et l’eau, moi aussi je partirai. J’enroulerai un torchon autour du canon du pistolet et je déguerpirai comme vous. Discrètement. »

« Je suis la camarade Haydée Santamaria, l’héroïne de la Moncada, la dirigeante politique, la seule femme qui a sa place au Comité central, et ce soir, je vous le promets, avant votre disparition, je vous raconterai tout. Puis, quand vous vous serez évanouis à l’horizon, quand vous ne serez même plus un point entre le soleil levant et l’eau, moi aussi je partirai. J’enroulerai un torchon autour du canon du pistolet et je déguerpirai comme vous. Discrètement. On me retrouvera dans quelques jours. Je ne serai pas belle. Mais peu importe. Il n’y aura pas de photographies ni de funérailles officielles. La Révolution interdit les suicides. Comme toute forme de départ. » p. 35

« Fidel, exultant, a plongé deux doigts sous sa chemise et s’est caressé le torse. Il ignorait quand, il ignorait comment, mais les Cubains finiraient par craquer, par exprimer leur rage. Notre travail, notre tâche politique, historique soulignait-il, était d’être prêts. D’appuyer. D’organiser. D’éviter le bain de sang et de renvoyer Batista en Amérique. » p. 196

À propos de l’auteur
DAMERDJI_amina_DR_librairie_MollatAmina Damerdji © Photo DR – Librairie Mollat

Amina Damerdji est née en 1987 en Californie; elle a grandi à Alger jusqu’à la guerre civile puis en France, notamment en Bourgogne où elle commence à écrire de la poésie puis à Paris où elle réside aujourd’hui. Elle a aussi vécu deux ans à Madrid et passé plusieurs mois à Cuba. Chercheuse en lettres et sciences sociales, elle a publié des textes dans plusieurs revues de poésie et a écrit, en 2015, un recueil Tambour-machine. Elle est co-éditrice de la revue La Seiche. Laissez-moi vous rejoindre est son premier roman. (Source: Babelio / Lettres capitales)

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Les envolés

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Prix Goncourt du premier roman 2022

En deux mots
Le 4 février 1912 Franz Reichelt saute du premier étage de la tour Eiffel et, quelques secondes plus tard, s’écrase au sol. Le tailleur venu de Bohême était persuadé d’avoir inventé un parachute qui sauverait les aviateurs. Il en avait fait le serment.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Pour une seconde d’éternité

Étienne Kern a choisi, pour son premier roman, de retracer le parcours de Franz Reichelt. Car l’histoire de l’homme qui s’est jeté de la tour Eiffel en 1912 est bien plus riche que le fait divers filmé à l’époque. Elle dit aussi la puissance d’une conviction, la force d’un rêve.

Il s’appelait Franz Reichelt, avait émigré en France et était tailleur. Mais il est surtout connu pour avoir sauté un jour de février 1912 du premier étage de la tour Eiffel. La courte vidéo de ce drame a été visionnée des millions de fois, symbole tout à la fois d’un monstrueux accident et de la volonté farouche de vivre son rêve.
Étienne Kern, qui vient de décrocher le Prix Goncourt du premier roman pour ce livre, a choisi de raconter comment il en était arrivé à faire ce choix. Et c’est passionnant.
Sur ses pas, on découvre combien la France se passionnait alors pour les pionniers de l’aviation. «Chauffeurs de taxi, étudiants, coureurs cyclistes, des centaines de têtes brûlées se prenaient à rêver des nuages. C’était plus qu’un engouement, c’était une frénésie, un élan gigantesque comme après une longue absence. Les étagères sc tapissaient de revues spécialisées. Jamais les cœurs n’avaient vibré de plus d’émotions. Çà et là, des appareils construits dans des arrière-boutiques ou des cours de ferme s’élevaient laborieusement dans les airs avant de retomber.
Partout, les pieds enfoncés dans le sol, des foules se rassemblaient, poussant le même cri de plaisir, les bras tendus vers tous ces héros, ces perdus, ces damnés qui lançaient de gros jouets vers le ciel sans savoir qu’ils y creusaient leur tombe.
En ce temps-là, on ne parlait pas encore d’avions. On parlait d’aéroplanes.»
Si Franz n’avait pas croisé la route de Antonio Fernandez, il n’aurait sans doute jamais envisagé de voler. Ce collègue, qui lui a mis le pied à l’étrier quand il est arrivé en France et ne parlait quasiment pas la langue, a rapidement fait fortune avant de se lancer dans la construction de l’un de ces aéroplanes. Lors d’une soirée passablement avinée, il va lui faire détailler son projet. Quelques jours plus tard, du côté de Nice, il mourra aux commandes de l’Aréal, son invention qui avait réussi à décoller, mais un câble défectueux a sans doute lâché et provoqué sa chute.
Quelques jours plus tard sa veuve, accompagnée de leur fille que son père n’aura jamais vue, se présentera à sa boutique parisienne, vendue pour trois fois rien. Elle parviendra à se faire embaucher comme couturière et croisera par la suite la route de Franz. Ignorant leur amitié passée, Emma va accorder sa confiance à cette homme si attentionné. Franz, quant à lui, s’est lancé dans la confection d’un costume-parachute. Il veut ainsi rendre hommage à son ami Antonio et offrir une belle preuve d’amour à sa veuve. Qui se sent trahie, qui voit une seconde fois la folie s’emparer de son homme.
Étienne Kern, en racontant les jours et les heures qui vont mener Franz à la mort, dit bien davantage que les journalistes qui ont alors relaté ce fait divers. Il dit les rêves des émigrés, il dit la chute de son grand-père et celui de son amie, de tous ceux qui sont partis trop tôt, des rêves plein les yeux.
En insérant son histoire personnelle entre les chapitres, en racontant son enquête sur les pas de Franz Reichelt, le romancier donne à ce livre une dimension universelle. En rendant hommage à tous les envolés, il montre aussi que leurs espoirs continuent de nous accompagner, qu’ils sont au-dessus de leur tragique destin. Derrière la mort, il nous donne une émouvante leçon de vie.


Les actualités Pathé avaient filmé le saut de Franz Reichelt (la chute finale peut choquer des lecteurs non-avertis) © Production Transglouti

Les envolés
Étienne Kern
Éditions Gallimard
Premier roman
160 p., 16 €
EAN 9782072920820
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi à Bétheny près de Reims, à Nice et Antibes. On y évoque aussi la Bohême et l’Espagne.

Quand?
L’action se déroule le 4 février 1912, avec l’évocation des années précédentes.

Ce qu’en dit l’éditeur
4 février 1912. Le jour se lève à peine. Entourés d’une petite foule de badauds, deux reporters commencent à filmer. Là-haut, au premier étage de la tour Eiffel, un homme pose le pied sur la rambarde. Il veut essayer son invention, un parachute. On l’a prévenu : il n’a aucune chance. Acte d’amour ? Geste fou, désespéré ? Il a un rêve et nul ne pourra l’arrêter. Sa mort est l’une des premières qu’ait saisies une caméra.
Hanté par les images de cette chute, Étienne Kern mêle à l’histoire vraie de Franz Reichelt, tailleur pour dames venu de Bohême, le souvenir de ses propres disparus.
Du Paris joyeux de la Belle Époque à celui d’aujourd’hui, entre foi dans le progrès et tentation du désastre, ce premier roman au charme puissant questionne la part d’espoir que chacun porte en soi, et l’empreinte laissée par ceux qui se sont envolés.

Les critiques
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Dans le cadre de la première édition du Littérature Live Festival (25-30 mai 2021) de Lyon, Etienne Kern parle de littérature et de son premier roman. © Production Villa Gillet


Etienne Kern présente son premier roman Les envolés. © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
Tu as les yeux fermés, les bras ballants, la tête légèrement penchée. Tu portes une large casquette, des gants, des souliers vernis, une combinaison de couleur sombre qui fait comme une bouée au-dessus de tes épaules. Tu es l’image de la douceur. On dirait l’artiste qui, au moment de saluer son public, chavire sous le poids d’un amour débordant.
Dans l’angle supérieur droit, une série de diagonales dessine ce qui ressemble à des visages. C’est l’un des piliers de la tour Eiffel. Juste en dessous, un flamboiement noir : un arbre.
Tout le reste est gris pâle, presque blanc – blanc du ciel, blanc du sol, couvert de sable. Et sur ce blanc, une autre tache noire, presque au centre de la photo, un peu à ta droite : la silhouette d’un homme qui marche.
Tu vas te mettre à marcher, toi aussi.
Tu vas rouvrir les yeux, les lever vers le ciel, t’approcher du pilier et t’engager lentement dans l’escalier.

4 février 1912, au petit matin. Une trentaine de personnes s’étaient rassemblées là, devant la tour Eiffel. Des policiers, des journalistes, des curieux. Tous levaient les yeux vers la plateforme du premier étage. De là-haut, le pied posé sur la rambarde, un homme les regardait. Un inventeur.
Il avait trente-trois ans. Il n’était pas ingénieur, ni savant. Il n’avait aucune compétence scientifique et se souciait peu d’en avoir.
Il était tailleur pour dames.
Il s’appelait Franz Reichelt.
*
Il venait de Bohême, un vieux royaume qui mourait lentement au bord d’un vieil empire.
Il y avait un village près de Prague, Wegstädtl, c’est là qu’il était né, dans une petite maison grise que longeait le fleuve. Tout autour, des champs de houblon et, plus loin, dans toutes les directions, de longs sentiers qui se perdaient sous les arbres.
Il n’avait pas voulu devenir cordonnier comme son père ; le tisserand de la ville d’à côté l’avait pris comme apprenti. À l’âge où l’on se choisit une vie, il était allé à Vienne pour entrer chez un couturier. Il était consciencieux, habile de ses mains : après quelques années, en 1900, il était parti tenter sa chance à Paris, capitale de la mode.
Les débuts avaient été durs. Il ne savait pas un mot de français. C’était un étranger. Pire, presque un Allemand. On se méfiait encore, alors, des vainqueurs de 70. Mais il avait fini par trouver un patron, puis un autre, avant de s’installer à son compte, tout près de l’Opéra, au 8 de la rue Gaillon. Une chambre, un petit salon pour recevoir ses clients, une pièce un peu plus vaste qui lui servait d’atelier : c’était son royaume à lui et il s’y sentait bien.
Il vivait seul.
*
Il avait les yeux clairs, presque gris, ceux d’un rêveur. Ses larges moustaches se relevaient curieusement quand il souriait. Sa voix, profonde, avec des accents rauques, était capable d’une grande tendresse.
Il avait gardé de ses premières années en France l’habitude de s’exprimer avec lenteur. Quand il butait sur un mot, il masquait sa gêne derrière un sourire timide, hanté par la peur d’être jugé, méprisé. Il parlait toujours à voix basse.
Il lisait peu. Le soir, ses yeux étaient fatigués d’avoir, des heures durant, examiné des fils et des aiguilles. Parfois, il rouvrait pourtant, avec une émotion qui l’étonnait lui-même, un livre qu’une cliente, un jour, avait oublié chez lui. Elle n’était jamais venue récupérer le manteau qu’elle avait commandé. Il avait interrogé les voisins, les commerçants : plus personne ne l’avait vue. Elle était morte, sans doute. Le livre était resté. C’était un recueil de poèmes, des classiques, ceux qu’on apprend à l’école. Franz ne les comprenait pas tous ; leur charme n’en était que plus fort. Il s’en imprégnait sans même s’en rendre compte, émaillant son discours de formules surannées et d’images déconcertantes.
À ceux qui l’écoutaient, il parlait des nuages et des larmes, de ces mondes lointains, de toutes ces choses de la terre et du ciel que ne savent que les enfants et les fous.
Mais la plupart du temps, il ne disait rien.
*
Chaque matin, vers sept heures, il ouvrait la porte à Louise et l’accueillait d’un sourire. Elle le saluait d’un signe de tête, passait dans l’atelier et s’asseyait à sa table de couture. C’était une femme mince, aux gestes précis, qui se tenait très droite. Elle venait de Berlin. Ils se parlaient en allemand.
À l’époque où il l’avait engagée, quelques années plus tôt, il hébergeait encore sa sœur cadette, Katarina, qui avait quitté leur village natal et rêvait d’un avenir à Paris. Un jour, la porte était restée ouverte. Il avait eu l’impression soudaine d’être observé : sur le seuil, une fillette de deux ou trois ans, pieds en dedans, mains derrière le dos, lançait des regards timides autour d’elle, séduite et comme rassurée par ce lieu merveilleux où des caisses d’emballage, des bobines de fil et des monceaux de tissu s’offraient à ses doigts. Il avait fait quelques pas vers elle. Elle s’était précipitée sous une table.
Il allait lui parler quand une femme avait pénétré dans la pièce, essoufflée. Elle sortait de chez un fournisseur installé au rez-de-chaussée. Sa fille lui avait échappé, elle l’avait cherchée partout, elle était désolée, affreusement désolée.
Franz lui avait tendu une chaise.
À la fin de la journée, Katarina était rentrée. Il lui avait expliqué qu’il recruterait une employée. Elle s’occuperait un peu de l’appartement et l’aiderait à l’atelier. Elle s’appelait Louise Schillmann. Son patron ne pouvait plus la payer. Elle avait une fille à charge, Alice.
— Tu sais qu’elle te laissera tomber quand la môme aura le nez qui coule ?
Il avait répondu qu’il avait une décision difficile à prendre et qu’il réfléchirait. Le lendemain, il avait dit à Katarina qu’il l’aiderait à se trouver une chambre quelque part.
*
Dans les premiers jours de 1906, Katarina rencontra un bijoutier qui la couvrit de cadeaux et fit d’elle sa fiancée. De ce moment, elle eut de la pitié pour son frère qui, disait-elle, n’avait pas la tête bien solide et jetait son argent par les fenêtres.
En vérité, ses affaires se portaient bien. Un soir, il examina ses comptes et découvrit qu’il pouvait engager un apprenti. Il embaucha Maurice, un gaillard de quatorze ans qui vivait juste en face.
Maurice arrivait chaque matin un peu après Louise et la rejoignait dans l’atelier. Franz, lui, allait et venait entre l’atelier et le salon, où entraient les premiers clients.
Puis les clients repartaient, Maurice et Louise retournaient chez eux, les heures s’ajoutaient les unes aux autres et les rideaux n’en finissaient pas de s’alourdir dans le silence du soir.
Franz restait seul.
*
Chaque semaine, le même jour, à la même heure, il partait en promenade. Il prenait la rue Saint-Augustin puis la rue de Richelieu et gagnait le square Louvois. Là, il faisait le tour de la fontaine et s’arrêtait un instant. Alors il levait les yeux vers les arbres et regardait les feuilles soulevées par le vent.
Il rentrait toujours par le même chemin.
À l’atelier, ensuite, il n’avait jamais l’air d’être vraiment revenu. On aurait dit qu’il voyait encore les arbres au- dessus de sa tête. Du bout des doigts, il esquissait parfois dans le vide la forme d’une branche ou d’une écorce qui lui avait paru belle.
Maurice s’étonnait, insistait, voulait faire dire à Louise que le patron n’avait pas toute sa tête. Louise haussait les épaules en souriant. Elle aimait la manière qu’il avait de vous regarder, sans vous juger, comme si votre seule présence était une joie. Sa façon d’exprimer exactement ce que vous ressentiez avait fini par la convaincre qu’il avait une sorte de don.
Maurice répétait : C’est un drôle de type, tout de même.
*
Alice allait sur ses six ans. Certains jours, quand elle ne pouvait pas faire autrement, Louise l’emmenait avec elle rue Gaillon. La fillette passait des heures dans le salon, saluant les objets un à un. Un vase. Une armoire. Une chaise. Puis elle recommençait, de sa petite voix aiguë.
Maurice sortait, excédé. Louise se confondait en excuses. Franz souriait.
Il emmenait parfois Alice avec lui au square Louvois. En chemin, il lui apprenait les noms des plantes ou lui montrait mille détails qu’il découvrait avec elle.
Elle l’adorait. Quand, la nuit tombée, Franz cherchait son recueil de poésies, il n’était pas rare qu’il fût au milieu des affaires d’Alice – crayons, gomme, grandes feuilles recouvertes de taches.
Elle ne savait pas encore lire. Sa voix résonnait étrangement, comme si elle vous parlait de très loin. Parfois, à sa manière de baisser les yeux, d’ouvrir la bouche, de bouger les pieds, vous aviez une sensation pénible, comme un problème, une menace, quelque chose qui s’avançait et vous alertait. Puis elle partait soudain d’un grand rire, vous courait dans les bras et vous étiez rassuré.
Louise murmurait : Si seulement son père…
Elle n’en disait jamais plus. Franz ne posait pas de questions. Il savait sans savoir. Une histoire de violence, de dettes, la déchéance d’un mari qui noyait sa vie dans l’alcool, disparaissait, revenait, plein d’une colère vaine envers le monde et lui-même.
Louise, à tout moment, trouvait des prétextes pour aller sur le balcon, laver les vitres, chasser des araignées. On la retrouvait en larmes et répétant qu’il ne fallait pas faire attention à elle.
*
C’était une merveille de taffetas gris, à la fois très sobre et très ouvragée. Le tissu, incroyablement léger, s’éclairait de lueurs roses à certaines heures du jour. Un liseré de dentelle soulignait la taille.
Rue Gaillon, on disait simplement : la Robe.
Franz l’exposait depuis des années sur un vieux mannequin de bois, dans un coin du salon. Bien des clients avaient souhaité l’acheter ; il s’était toujours refusé à la vendre.
Alice pouvait toucher aux ciseaux, ouvrir les tiroirs, s’approprier chaque recoin de l’appartement, mais pas s’approcher du mannequin. C’était la seule règle que fixait Franz. La fillette pressait sa mère de questions : d’où venait cette robe ? Qu’avait-elle de spécial ? Louise n’en savait rien. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi bien cousu.
Certains soirs, Franz s’attardait devant la Robe, visage fermé, lèvres tremblantes. Quand on lui demandait s’il se sentait mal, il répondait qu’il allait parfaitement bien. Il sortait sur le balcon et y restait longtemps, appuyé à la rambarde.
La première fois qu’il le vit ainsi, de dos, penché vers l’avant comme s’il cherchait à toucher quelque chose, Maurice crut qu’il pensait à sauter et se précipita vers lui. »

Extrait
« Chauffeurs de taxi, étudiants, coureurs cyclistes, des centaines de têtes brûlées se prenaient à rêver des nuages. C’était plus qu’un engouement, c’était une frénésie, un élan gigantesque comme après une longue absence. Les étagères sc tapissaient de revues spécialisées. Jamais les cœurs n’avaient vibré de plus d’émotions. Çà et là, des appareils construits dans des arrière-boutiques ou des cours de ferme s’élevaient laborieusement dans les airs avant de retomber.
Partout, les pieds enfoncés dans le sol, des foules se rassemblaient, poussant le même cri de plaisir, les bras tendus vers tous ces héros, ces perdus, ces damnés qui lançaient de gros jouets vers le ciel sans savoir qu’ils y creusaient leur tombe.
En ce temps-là, on ne parlait pas encore d’avions. On parlait d’aéroplanes. » p. 29

À propos de l’auteur

Etienne Kern, ecrivain (2021)

Étienne Kern © Photo @ANDBZ Abaca Press

Né en 1983, Étienne Kern vit et enseigne à Lyon. Il est l’auteur de plusieurs essais littéraires remarqués, parmi lesquels Une histoire des haines d’écrivains (Flammarion, 2009, avec Anne Boquel) et Le tu et le vous: L’art français de compliquer les choses (Flammarion, 2020). Les Envolés, son premier roman, a été couronné par le Prix Goncourt du premier roman 2022. (Source: Éditions Gallimard)

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Jour bleu

RINGARD_jour_bleu Logo_premier_roman  68_premieres_fois_logo_2019

En deux mots
Une jeune femme attend son amoureux à la Gare de Lyon. Elle l’attend depuis des mois, espère qu’il n’a pas oublié leur rendez-vous. Installée au Train bleu, elle regarde passer les gens, se plonge dans ses souvenirs d’enfance, s’imagine un avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Je t’attendrai à la gare

Dans un premier roman qui fait la part belle à l’introspection, Aurélia Ringard imagine les heures qui séparent une jeune femme de l’arrivée de son amoureux à la Gare de Lyon. Une attente riche de souvenirs et d’espoirs.

«C’est le grand jour. Le jour sans filet. L’ultime partie. J’ai le sentiment de la jouer serré, mais pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs. Je me dis même que je pourrais rester ici toute ma vie. Je ne suis qu’une ombre en transit, pourtant. J’aime les gares, j’aime les trains et je viens te voir. Je glisse à fleur du temps, des choses, des autres et de moi-même, et je laisse l’imagination faire sa part. Je fais semblant de narguer les heures, mais je me sens parfois désarçonnée. Une douleur tenue. J’ai la trouille, quoi. J’étouffe si je fais semblant. Cela fait trois mois que nous nous sommes rencontrés. Cela fait trois mois que nous ne nous sommes pas vus. Trois mois, c’est mille ans, trois mois, c’est jamais.» Pour la narratrice, qui attend l’homme qu’elle aime à la Gare de Lyon, le temps a soudain pris une densité très particulière.
Elle a d’abord observé les voyageurs, essayé d’imaginer leur quotidien, un travail qui les stresse, l’impatience qui les gagne, un groupe d’étudiants partant en vacances. Face à cette ruche qui bourdonne, à ce concentré de vies qui ne font que passer, elle choisit de se poser, de prendre son temps. Elle commande un café au Train bleu et sort son carnet de notes, se remémore sa rencontre avec celui qu’elle attend, le photographe qui «traque les dernières terres vierges». Comme lui, elle aime la liberté absolue, celle qu’il parvient si bien à rendre dans ses clichés: «ses photos tout en nuances de couleurs parlent de l’ennui et de l’ailleurs, de vivre maintenant et de fuir l’ordinaire, de tout ce qui n’a pas de sens et qui peut mener au chaos.»
Les trains et les voyageurs lui rappellent son enfance, après le divorce de ses parents, quand il fallait se rendre à la gare pour rejoindre son père pour le week-end, quand les adieux étaient déchirants, quand le voyage était mêlé d’appréhension. Oui, il lui aura fallu du temps pour apprivoiser ses peurs, aidée en cela par une boulimie de lectures. Car comme le lui écrira quelques années plus tard Christian Bobin «Lire, c’est toujours venir en aide à quelqu’un. Soi-même, les autres ou tous ces fantômes qui nous sont chers et sans lesquels notre vie paraîtrait moins réelle.»
Lire, mais aussi écrire, se rapprocher de sa vérité. «Je gratte mes souvenirs comme on écorche la roche lors de fouilles archéologiques. Tout me revient dans une accélération impossible à maîtriser. À quel âge cesse-t-on de s’interroger sur le sens de sa venue au monde? Je voudrais en sortir quelque chose qui ressemble à quelque chose. Comme on distille un parfum, en recueillir le meilleur.»
Une mission qu’Aurélia Ringard accomplit avec beaucoup de sensibilité pour nous offrir un premier roman où la quête existentielle se teinte de nostalgie, ou l’espoir fou se heurte à la peur d’un rendez-vous manqué. Et si la vie est un rêve, alors pourquoi s’empêcherait-on de rêver?

Jour bleu
Aurélia Ringard
Éditions Frison-Roche Belles-lettres
Premier roman
164 p., 17 €
EAN 9782492536106
Paru le 1/06/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Lyon, Lille, Lamballe, Rennes et la Bretagne, un reportage photo en Haute-Tarentaise, des vacances au Pays de Galles, en Sardaigne, à Tolède, en Guadeloupe, à Sallanches et à Saint-Pierre-Quiberon ainsi qu’à Irun et Hourtin.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une femme a rendez-vous avec un homme en gare de Lyon. Du moins, c’est ce qu’elle croit. Cela fait trois mois qu’ils se sont rencontrés. Trois mois au cours desquels ils ne se sont pas vus. Elle a décidé de venir très en avance, de prendre ce temps de l’attente, assise au café. Le hall de la gare revêt l’allure d’une salle de spectacle, d’une pièce de théâtre où chaque personnage qu’elle croise la renvoie à ses propres souvenirs, aux moments clefs de la trajectoire qui l’a menée jusqu’ici et qui a façonné le décor de sa vie. Dans ce premier roman, Aurélia Ringard décrit avec minutie une poignée d’heures de la vie d’une femme, dans un huis clos magistral, époustouflant de maîtrise et de mélancolie.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« 1
Tu m’as donné rendez -vous dans une gare. Tu ne pouvais pas savoir. C’est pourtant simple, c’est toute ma vie. Dans ma vie, il y a des gares et des trains. Des trains tout le temps. Des trains à attraper, des trains à l’heure, des trains bondés, des trains de nuit, des trains bloqués, des trains en retard.. Depuis toujours, c’est comme ça, je cours sur les quais, le souffle coupé. Parfois on a le temps de s’embrasser avant la sonnerie, parfois pas. Les adieux s’étouffent dans les cols des manteaux. On rassemble les morceaux de nous-même que l’on voudrait laisser à quelqu’un d’autre que soi. C’est l’heure de partir. Derrière la vitre, on articule des mots que l’on dit surtout avec les yeux. On ne se lâche pas. On se retrouvera. On garde nos sourires, nos émotions, la politesse et nos souvenirs. Tout ce que l’on crève d’envie de se dire. La vie ne suffira pas, je crois.

2
Mois de septembre. Début du jour. Les allées et venues dans le hall de la gare de Lyon s’amplifient. Ce n’est pas qu’une impression : autour d’elle, du monde, de plus en plus, des valises, des mallettes, des manteaux à la main, le bruit saccadé des talons frappant les sol, des départs et des destinations. Sur la grande horloge, l’aiguille du temps brille et progresse, imperturbable. Les numéros des quais s’affichent, les sonneries retentissent et une foule matinale et compacte se met en branle. Le mouvement semble continu et prend de la vitesse. Les ombres se bousculent. Peu importe où ils vont, ces hommes et ses femmes sont déjà ailleurs.
Cette fois, elle est venue ici pour partir. La voilà qui piétine au milieu de cette agitation mystérieuse et sans limites. Ses pas sont rapides, en avant en arrière, comme les mouvements d’une danse, les yeux grand ouverts, mi-conquérante mi-fugitive. Les courants d’air fond voler ses cheveux blonds, et elle ne cherche pas à les remettre en ordre, elle les laisse se placer; à quoi bon faire semblant, maintenant? Elle ressemble à un animal docile dont la sauvagerie reste en sommeil. Son souffle, une respiration haletante. A l’intérieur, son cœur se serre. Ca bat. A croire que pour la première fois depuis longtemps, son sang circule de nouveau. Ca bat dans ses tempes, ses poignets, sa poitrine, dans le fond de sa gorge, elle n’est plus que cela, des pulsations. C’est cela. Une histoire d’attente et de pulsations. D’attente et de tâtonnements maladroits. Elle a l’allure de celles qui se mettent en chemin, qui arrivent au front. D’un coup d’œil, elle quadrille le lieu. Elle guette les horaires d’arrivée sur les écrans sans parvenir pour autant à contrer l’excitation qui monte ; elle ne peut encore ni le voir ni le toucher. Elle n’a pas réfléchi à ce qui se passerait au moment précis où il descendrait du train. Le premier regard, le premier pas, le premier mot. Ce mot magique entre elle et lui, elle ne le connaît pas. Elle doit aimer cela. Ne pas savoir.

Elle s’est contentée de courir jusqu’ici, d’arriver en avance, très en avance même, dans un mouvement superbe d’abandon et d’entêtement fertiles, bras ouverts à la récolte. Elle n’entend pas le vent souffler au-dehors, ni la pluie fine glisser sur le toit. Elle ne se souvient pas de l’orage de cette nuit. Elle ouvre les boutons de sa veste pour faire respirer sa peau, alléger la boule au fond de son ventre, cette petite douleur lancinante que l’on ressent devant le vide, ce vide qui ne lui évoque rien de rassurant. Il lui suffirait d’une seconde pour faire volte-face mais elle refuse d’être totalement effrayée par le risque qui se tient droit devant elle et la toise à quelques heures à peine de leur supposé rendez-vous. Elle préférerait que cette sensation glisse au travers des plis de sa jupe, s’égare dans le tourbillon incessant du lieu, que ses frissons et ses doutes deviennent invisibles. Bientôt, ils ne seront plus qu’une rumeur. Ce n’est pas rien de déposer les armes.
Une musique s’élève parmi les ombres. Entre les cris des mômes, les supplications des derniers mendiants et les coups de sifflet des agents de service, ces premières notes retiennent son attention. Elle tend l’oreille. Dans le hall, un voyageur s’est mis à jouer du piano d’une façon généreuse, une mélodie fragile, étrange et un peu dramatique qui ressemble aux derniers instants vierges avant que tout ne s’emballe et ne devienne inévitable.
Elle fait un pas en arrière. Un sentiment inconnu l’étreint. D’autres yeux se posent sur les siens. Elle n’est pas dupe. Elle essaie de maintenir ses idées claires. C’est un coup à se perdre, sinon. Elle n’a pas toujours brillé par sa cohérence mais, il y a trois mois, elle a passé un pacte avec elle-même, sans jamais dévoiler à personne ses intentions précises. Elle est parfaitement consciente de ce qu’elle s’inflige. Le toit en ferraille avec ses arcades métalliques semble lui hurler dessus. Ça grouille. Les traits des passants se métamorphosent. Ils ressemblent à une armée d’insectes vivant les uns sur les autres. Ils ont beau se laver le matin, se frotter partout, puis se
mettre tous les parfums du monde, ça sent la gare, faudra qu’elle s’y fasse, un mélange de Chanel et de crasse.

Brusquement ça tangue, comme si quelqu’un l’avait prise par les poignets pour la faire tourner. Voilà, ça commence, plus rien n’existe. Que l’impossible surgisse : elle s’y accordera. Elle n’est pas vraiment taillée pour la monotonie. »

Extraits
« Lui est photographe. Il traque les dernières terres vierges. Il aime le vide, l’authenticité et les hauteurs Les espaces de liberté absolue. Ses photos tout en nuances de couleurs parlent de l’ennui et de l’ailleurs, de vivre maintenant et de fuir l’ordinaire, de tout ce qui n’a pas de sens et qui peut mener au chaos. Elle avançait dans la galerie parmi d’autres curieux, composants du décor dont les voix se superposaient à une musique en sourdine. Elle tenait un verre de Nero d’Avola à la main. » p. 21

« Dehors, un ciel bleu et blanc s’installe entre deux averses et les bruits incessants de la ville se font entendre. Au moindre rayon de soleil, la lumière s’engouffre à travers les vitres et illumine l’espace. On ne mange pas si mal dans ce café, je mâche à pleines dents les dernières bouchées de mon dessert. J’ai un caractère obstiné quand il s’agit de vouloir comprendre le monde. Je n’ai pas tous les outils, mais je cherche. Je cherche les liens logiques. Je voudrais cerner d’un peu plus près la vérité qui se cache au fond des cœurs. Je prends des notes, je ne me demande plus d’où viennent ces lignes qui s’écrivent; on pourrait penser que j’entends des voix. Je gratte mes souvenirs comme on écorche la roche lors de fouilles archéologiques. Tout me revient dans une accélération impossible à maîtriser. À quel âge cesse-t-on de s’interroger sur le sens de sa venue au monde ? Je voudrais en sortir quelque chose qui ressemble à quelque chose. Comme on distille un parfum, en recueillir le meilleur. » p. 104

« C’est le grand jour. Le jour sans filet. L’ultime partie. J’ai le sentiment de la jouer serré, mais pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs. Je me dis même que je pourrais rester ici toute ma vie. Je ne suis qu’une ombre en transit, pourtant. J’aime les gares, j’aime les trains et je viens te voir. Je glisse à fleur du temps, des choses, des autres et de moi-même, et je laisse l’imagination faire sa part. Je fais semblant de narguer les heures, mais je me sens parfois désarçonnée. Une douleur tenue. J’ai la trouille, quoi. J’étouffe si je fais semblant. Cela fait trois mois que nous nous sommes rencontrés. Cela fait trois mois que nous ne nous sommes pas vus. Trois mois, c’est mille ans, trois mois, c’est jamais. » p. 124

« Un jour, j’ai écrit à Christian Bobin et lui ai raconté cette anecdote. Il m’a répondu une longue lettre à l’encre noire sur papier blanc. À la fin de ce précieux courrier, cette phrase figurait: «Lire, c’est toujours venir en aide à quelqu’un. Soi-même, les autres ou tous ces fantômes qui nous sont chers et sans lesquels notre vie paraîtrait moins réelle.» » p. 135

À propos de l’auteur
RINGARD_aurelia_DRAurélia Ringard © Photo DR – Ouest-France

Née en Bretagne, à Guingamp, Aurélia Ringard a d’abord vécu à Washington, aux États-Unis, et à Paris avant de s’installer à Nantes. Diplômée en pharmacie, elle se consacre aujourd’hui à sa passion pour les mots et la littérature. Elle anime des ateliers d’écriture et participe à l’organisation d’événements pour la promotion de la lecture. Suite à sa participation à un concours organisé par l’école d’écriture Les Mots, ce texte reçoit le coup de cœur du jury. Jour bleu est son premier roman. (Source: Éditions Frison-Roche Belles-lettres)

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La fille que ma mère imaginait

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En deux mots
Après la Suède et l’Italie, la nouvelle destination de la narratrice, une expatriée, est Taipei. En tant que conjointe suiveuse, elle va se prêter au traditionnel rituel avec ses compatriotes françaises. Mais à peine installée, elle doit retourner en France. En allant rejoindre sa mère qui est dans le coma, elle dresse le bilan de sa vie, de leurs vies.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le journal de la «conjointe suiveuse»

Dans un premier roman joliment troussé Isabelle Boissard retrace la vie d’une expatriée qui suit son mari nommé à Taipei, avant de devoir retourner d’urgence en France. Son journal est drôle, même si son bilan est plus que contrasté.

Une vie d’expatrié, croyez-en mon expérience, n’est pas drôle tous les jours. Mais par la grâce de la plume magique d’Isabelle Boissard, elle peut se transformer en une expérience très loufoque, au moins par moments.
Après la Suède et l’Italie, voici la narratrice en route pour Taïwan, cet île au statut si particulier, ayant fait sécession de la Chine, mais interdite de se revendiquer en tant qu’État souverain. Mais pour la narratrice qui suit son mari Pierre au gré de ses affectations et leurs deux filles ces considérations géopolitiques se dissolvent dans des questions beaucoup plus prosaïques. L’appartement sera-t-il confortable? Comment seront les copines du lycée français? Le conteneur avec toutes leurs affaires sera-t-il livré comme prévu? Et quid de la communauté française? Car dans un pays à la culture et aux mœurs si éloignées de la France, il est essentiel de pouvoir s’adosser sur un bon réseau.
Si le travail occupe une grande partie des journées de Pierre, si les études en font de même pour les filles, c’est bien l’oisiveté et l’ennui qu’il faut combattre pour la «conjointe suiveuse». Outre les considérations domestiques – le ravitaillement et des menus lui sont dévolus – elle apprend le mandarin et participe à un atelier d’écriture. Et, après avoir livré les premières pages de son journal, se voit encouragée à aller plus loin encore en racontant l’événement de sa vie.
Un exercice délicat qu’elle ne sait trop comment aborder et qu’elle est contrainte à reporter, car elle apprend que sa mère est dans le coma. La voilà à nouveau dans l’avion, direction Paris. Si elle redoute les treize heures de vol, elle sait aussi que le rendez-vous à la clinique va remuer en elle bien des souvenirs. Avec la mort qui s’annonce, c’est la fin d’une histoire qui s’écrit. Le roman bascule alors dans les souvenirs familiaux, des grands parents aux parents jusqu’à la fratrie. Une vie, des vies à l’heure du bilan tout juste distraites par le personnel médical et notamment ce masseur aux mains magiques qui fait fantasmer la fille de sa patiente. À l’heure où affleurent les questions existentielles, la rencontre avec l’auteur qui anime l’atelier d’écriture va peut-être tout changer…
Isabelle Boissard, avec son style enlevé, ses comparaisons incongrues et ses formules qui font mouche réussit un premier roman bien plus profond qu’il n’y paraît. Derrière le vernis de l’ironie et du sarcasme se cache en effet une réflexion sur la place des femmes, sur le statut dans lequel il arrive qu’elles se complaisent et sur les combats qui restent à mener.

La Fille que ma mère imaginait
Isabelle Boissard
Éditions Les Avrils
Premier roman
220 p., 19 €
EAN 9782491521677
Paru le 5/05/2021

Signalons que la version poche du roman paraît ce 25 mai chez Pocket.

Où?
Le roman est situé à Taipei, puis en France, à Paris et en Bourgogne. On y évoque aussi la Suède et l’Italie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tous les trois ans, c’est la même histoire. Se coltiner la fête de départ, le déménagement, et de nouveaux cheveux blancs. Accepter la destination (Taipei !?) Rencontrer les autres «conjointes suiveuses» au café du lycée français, débattre de sujets cruciaux – les salons de jardin, le yoga. S’inscrire aux cours de mandarin, puis abandonner. Arrêter la cigarette, reprendre le lendemain. Dans son journal intime, la narratrice consigne son quotidien confortable et futile d’expatriée, quand sa mère a un accident. Alors contrainte de rentrer en France, elle y raconte leurs origines modestes, le décès de son père lorsqu’elle était enfant, le décalage entre deux milieux. Et tire à bout portant sur la sentence: «Si on veut, on peut.»

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Page des libraires (Anne-Sophie Gagnol de Librairie Pierre Loti à Rochefort)
Podcast ausha (Sandrine Thévenet & Lola Nicolle, éditrices – Flor Lurienne, comédienne)
Le blog du petit carré jaune (Sabine Faulmeyer)
Blog La parenthèse de Céline
Blog Quintessencelivres

Les premières pages du livre
« Tout le monde a fait comme si c’était un jour merveilleux. Même moi. J’ai soufflé mes bougies dans une haleine vodka-Lucky Strike et ouvert mon cadeau avec émotion et presbytie. J’ai découvert un carnet moleskine à couverture rouge et tranche dorée. J’ai allongé mes bras pour lire la petite carte qui l’accompagnait. J’aurais aussi bien pu me saisir d’une perche à selfie pour déchiffrer Vous êtes inscrite à l’atelier d’écriture à distance « Dire les choses ». Sophie a précisé :
– Le carnet a le format des livres de cantiques, avec du papier bible. Et la couleur rouge, c’est pour le contenu profane que tu ne manqueras pas d’y coucher.
Elle n’a rien dit pour la tranche dorée. Quelqu’un a lancé :
– Va falloir tailler tes crayons maintenant !
Et Pierre a chuchoté qu’il m’inscrirait bien à l’atelier « Tailler une pipe ». J’ai souri à tout. Et jaune, au vœu alcoolisé de mon mari.

Samedi 10 août
Chère peau de taupe, puisque c’est ce que moleskine veut dire en anglais, je vais me coucher sur toi dix semaines durant. La consigne est de tenir notre journal intime le temps de l’atelier.
*
C’est décidé, j’arrête de fumer.
*
Cherche femme avec libido pour remplacer épouse en congé lassitude. Reconnaissance et gratitude assurées.

Jeudi 22 août
Nous voilà à Taipei depuis une semaine. Apparition des auréoles sous les bras, le jour de l’Assomption. Assomption qui célèbre le transport miraculeux du corps et de l’âme de Marie, une auréole autour de la tête. Comme Marie, je suis montée au ciel, sans connaître la corruption physique qui suit la mort, mais une légère altération de mon jugement, causée par un mélange très réussi Lexomil-vodka. J’ai pendant toute la durée du vol – c’est-à-dire treize heures – béni Pierre pour le voyage en business tout en le maudissant de la destination.
A posteriori et à jeun, je prends la mesure du paradoxe. Pierre est un saint, il est habitué. Assomption vient du latin assumptio et signifie « action d’assumer, de prendre en charge ». C’est un signe d’être arrivée ce jour précis. Pourquoi ne pas y croire ?
*
– Putain, la Chine ?
– C’est pas la Chine, c’est une île à l’est de la Chine.
– Putain, une île ?
Voilà comment j’avais appris notre nouveau point de chute. Pierre avait utilisé les mots-clés : Si tu veux, tu peux refuser, c’est une super opportunité pour moi et il y a un lycée français.
J’avais fermé la porte et tapé « Taïwan » sur mon clavier d’ordinateur. J’avais lu : tropique du Cancer, climat entre tropical et subtropical ; première femme présidente de la république de Chine ; Taïwan ou république de Chine ou Formose ou Chinese Taipei. J’avais essayé de comprendre son statut. L’île s’était mangé cinquante ans d’occupation japonaise avant d’être assimilée à la Chine, pour faire simple. Parce que c’était bien compliqué. La Chine continentale et Taïwan étaient dirigés par « des régimes rivaux depuis 1949, après une guerre civile entre communistes (basés à Pékin) et nationalistes (réfugiés dans la capitale taïwanaise Taipei) ».
En gros, la Chine revendiquait Taïwan, mais Taïwan revendiquait sa souveraineté. Taïwan n’était donc pas une ville en Chine comme je le pensais, mais une île de Chine. Tant que la Chine n’utilisait pas la force (deux mille missiles pointés sur l’île rebelle), Taïwan s’engageait à ne pas déclarer l’indépendance, à ne pas changer de nom et à ne pas organiser de référendum pour clarifier le bazar. La Chine isolait Taïwan sur le plan diplomatique. Les seuls pays qui la reconnaissaient officiellement étaient le Paraguay, le Swaziland, le Nicaragua, le Guatemala, le Honduras, le Belize, la république d’Haïti, le Liberia, les îles Marshall, Saint-Christophe-et-Niévès, Sainte-Lucie, les Palaos, les Tuvalu, Nauru et, enfin, le Vatican. Trouvez l’intrus. Indice : seul État riche et/ou européen. En 2018, le Salvador et le Burkina Faso avait lâché Taïwan pour Pékin : « Les pays n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts », dixit Céline Yoda, l’ancienne ambassadrice du Burkina Faso à Taïwan.
*
« Fais-le ou ne le fais pas. Il n’y a pas d’essai », dixit maître Yoda.
Moi, je penche vers ne le fais pas.
*
J’avais lu aussi : archipel volcanique situé sur la « ceinture de feu du Pacifique », région la plus sismique au monde avec sept plaques tectoniques qui se chevauchent. J’imagine un gang bang, une orgie, une partouze de plaques montées les unes sur les autres. L’île subit également cinq ou six typhons par an en moyenne. Cette vulnérabilité fait craindre aux militants anti-nucléaire un scénario comparable à celui de la catastrophe de Fukushima. Trois centrales nucléaires se trouvent à moins de soixante kilomètres de Taipei. On ne peut pas prédire l’emplacement, l’heure et la magnitude d’un tremblement de terre.
J’avais rouvert la porte.
– Alors, une île, avec des tremblements de terre, des typhons, la peine de mort, et pas reconnue par la France ? Pourquoi on n’a pas des destinations comme New York ou Singapour, nous ?
– Pour les séismes, la plupart des secousses sont si faibles qu’elles passent inaperçues. Mais dans le cas inverse, le pays est bien préparé. Tout est construit aux normes sismiques. Au lieu de s’écrouler, les bâtiments chancellent.
Il défendait son dossier.
– Merci Haroun Tazieff, c’est super rassurant les bâtiments qui chancellent…
– Et les typhons sont annoncés et ne sont pas dangereux, à moins d’habiter un cabanon. Tu restes chez toi pendant un typhon et basta. Taïwan est une démocratie depuis 1987. La presse est libre et il n’y a pas de prisonniers d’opinion. C’est le seul pays asiatique à avoir légalisé le mariage gay. La France n’a pas officiellement de relations diplomatiques avec Taïwan, mais un Bureau français fait office d’ambassade. Taïwan est un des quatre dragons économiques d’Asie avec Hong Kong, Singapour et la Corée. Le niveau de vie des Taïwanais, c’est celui des Français. Tu sais, mes collègues s’y plaisent beaucoup.
Il avait vraiment bien préparé son dossier. Je m’en foutais de ses collègues. Le problème, c’était que je ne savais pas ce que je voulais. Je voulais tout et son contraire. Partir au bout du monde et habiter un village, mais qui ne serait pas isolé dans la Creuse.
*
Il avait fallu annoncer aux filles la nouvelle destination. Un déracinement de plus. Asséner que c’était super comme expérience. Rappeler que l’important, c’était d’être ensemble. Il avait fallu être rassurant. Pierre savait faire, moi pas trop. Peu importait le pays tant qu’on restait tous les quatre. Ensemble. D’ailleurs, ensemble, c’est toujours le problème au début d’une nouvelle expatriation. Ça vire au confinement. Personne n’a encore créé de liens amicaux. On se retrouve en famille tout le temps. Les ados font la gueule à devoir faire du tourisme avec les parents.
Il avait aussi fallu l’annoncer à nos familles. Prendre des pincettes avec les grands-parents. Et les amis ne viendraient plus pour trois jours.
*
À l’arrivée, Taipei donne le sentiment d’une banlieue qui n’en finit pas. C’est à la fois vert et étouffant d’urbanisme. Des scooters et des taxis jaunes partout. Je me sens observée par mes filles. Je sais que je peux être une mère-boulet. Une mère qui n’arrive plus trop à donner le change. Elles savent que c’est sur leur père qu’elles doivent compter dans cette phase. Je suis aussi ébranlée qu’elles. Je ne suis pas une mère rassurante. Je suis une mère déracinée qui ne parle pas la langue du pays. Une mère qui envoie des signaux contradictoires. Je suis une mère qui a perdu son intuition sociale. Je ne suis pas une mère qui agit, je suis une mère qui réagit.
*
Femme d’expat, si on ne travaille pas, revient à vivre dans un monde de femmes. Quatre-vingt-dix pour cent des conjoints suiveurs sont des femmes. Elles se retrouvent à la sortie de l’école ou au café. Parfois, le nouveau CEO – chief executive officer – de Valtapo Engineering débarque (Valtapo expatrie une dizaine de familles). Comment sera sa femme ? Il paraît qu’elle est sympa, mais que lui c’est un gros con. Ou inversement. Ça peut changer la donne au café, ça peut changer l’ambiance.
Le café, c’est toujours le café le plus proche du lycée français. On y croise différents profils de mères. L’intégrée qui a épousé un local et snobe la communauté française. La mère qui travaille et conchie l’expatriée oisive. La novice en deuil de son rôle social. La « dans le moule » qui ne bossait déjà pas avant et pour qui c’est encore mieux de le faire à l’étranger. La rescapée, tellement heureuse de ne plus travailler et de profiter de ses enfants. La soulagée, d’être loin de belle-maman. La reconvertie, généralement en formation coaching. Et la M&M. La Mère & Manager, ma préférée. Poser une question à cette femme, c’est obtenir une réponse de mère ou d’épouse. Elle a rencontré son mari en première année d’école de commerce. Elle a au moins trois enfants. Sa famille, c’est son entreprise. Une multinationale pour la M&M expat. Elle y occupe toutes les fonctions. DRH avec la gestion de carrière des enfants, ça représente un mi-temps. À la tête du CE, elle organise loisirs et dîners où l’on danse sur « Les Démons de minuit ». Elle assure également le développement du réseau, essentiel à la vie de l’entreprise. La M&M adore sa mission de dircom. Le 3 janvier, elle envoie ses bons vœux à la centaine d’amis autour du monde, à qui elle souhaite l’accomplissement de leurs projets. Puis elle raconte son fils aîné à McGill (très prisée des expatriés) et autres performances de la fratrie. Elle raconte son mari qui s’épanouit dans son travail. Enfin, elle se raconte, à la troisième personne : Alix s’investit toujours dans la découverte de Hong Kong et du lycée français avec beaucoup de passion. Pour illustration, des photos de la famille bronzée devant un coucher de soleil sur une plage dorée à l’or fin, sur un voilier blanc comme une colombe ou en tenue de gala.
Voilà ce qu’on se prend comme vitrine à lécher quand on est expat. L’expatriation est un projet qui n’autorise pas le désœuvrement. Le désœuvrement n’est pas permis et encore moins avouable. Le tout n’est pas de réussir, il faut montrer qu’on réussit et en faire une tête de gondole.
*
Par ici, merci se prononce chier chier. Enfin, ça se miaule surtout.
*
Je regarde la télévision à l’écran démesuré qui fait partie du package de l’appartement meublé de transition. Je zappe sur une infinité de chaînes. Les taïwanaises, hystériques ou mystiques, les chaînes sportives et les chaînes internationales qui zappent le monde. BBC World, CNN, Euronews, Al Jazeera International diffusent des flashes info, des débats, des reportages, de l’info spectacle, des envoyés spéciaux, des interviews, des directs, des rediffusions. Et de la publicité. En continu, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, donner à s’inquiéter de la marche de l’humanité et à consommer pour l’oublier. Et puis une chaîne, TV5 Monde, qui rediffuse principalement des émissions francophones. Je regarde des programmes culinaires. Mon curseur d’anéantissement est positionné sur Télématin. Ma vie est une maison de retraite.
Dans la recette du confit d’oie, tout l’art de la transformation de l’anatidé repose sur le travail de la découpe. La partie la plus charnue disposée vers nous, nous entaillons la peau par le centre tout en suivant le bréchet et la carcasse avec le couteau, pour détacher la chair.
C’est un peu pareil pour le confit de soi.
*
Je me sens goéland en exil de sentiments, comme le chantaient David et Jonathan. J’ai promis encore deux ans à Pierre et ensuite on rentre. Deux années importantes pour lui. Nous avons trouvé ce compromis.
*
Il pleut et il fait chaud. Mais surtout il pleut. J’ai pris un bus au hasard. Pour y accéder, on ne double pas, on ne forme pas un troupeau, mais un serpent humain qui patiente. Je regarde par la fenêtre. Lost in Translation sur des sièges en skaï. Cette ville alterne petites rues et grandes artères. Les échoppes de guingois et les malls luxueux. Les herboristeries chinoises et le salon de thé Barbie. Les tongs et les costumes-cravates. Les sacs Vuitton et les cafards. La climatisation forcenée des centres commerciaux et les ventilateurs des cuisines de rue. Des têtes entières de cochons pendues par les nasaux sous trente degrés et la pointe de la haute technologie.
Le bus double un camion poubelle. En Suède, nous étions habitués à la mélodie du camion de glaces qui faisait sa tournée. Ici, c’est le camion poubelle qui joue de la musique pour annoncer son passage. Dans notre quartier, c’est Beethoven, joué façon Bontempi par Richard Clayderman, qui ouvre le bal : aux premières notes de la Lettre à Élise, les gens sortent et s’agglutinent au cul du camion pour y jeter leurs sacs en plastique à rayures, de couleurs variables selon le type de déchets. J’ai commencé le début du trajet en touriste émerveillée et je le termine fatiguée, étrangère à tout.
*
Où es-tu Bob Harris ?
*
Une amie m’a dit que je faisais un peu ma victime. Elle n’a pas dit ça exactement. Mais c’est ça que ça voulait dire.
*
Ce soir, on est allés manger des xiaolongbao avec un collègue de Pierre au Din Tai Fung. Une échoppe taïwanaise devenue multinationale aujourd’hui. Les cuisiniers sont visibles derrière une paroi vitrée. Casquette blanche, masque blanc, gants blancs, vapeur blanche, raviolis blancs. Seuls les paniers vapeur apportent une couleur bambou. Une armée d’apiculteurs les prépare, une brigade de fourmis les sert. Les raviolis chinois contiennent farce et bouillon. Le xiaolongbao ressemble à un petit testicule chaud, à la peau fine et délicate, pesant exactement vingt et un grammes (cinq grammes de pâte, seize grammes de farce) et dont l’extrémité est pliée dix-huit fois.
*
Le journaliste : Avez-vous un mantra ?
L’artiste plasticienne : Mes parents, fervents catholiques, m’ont élevée dans l’amour de soi et de son prochain. Dans les moments de doute, ils aiment me rappeler la parabole des talents, racontée dans l’Évangile selon Matthieu. Je suis traversée par cette question : Qu’as-tu fait de tes talents ?
Moi : Qu’as-tu fait de tes talons ? Celui d’Achille surtout.
*
Vingt et un grammes, c’est exactement le poids que nous perdons au moment de notre mort. Parce que vingt et un grammes, ce serait exactement le poids de l’âme selon la théorie de MacDougall, datant de 1907. »

À propos de l’auteur
BOISSARD_isabelle_©Chloe_Vollmer-Lo_1Isabelle Boissard © Photo Chloé Vollmer-Lo

Isabelle Boissard est née en 1971 en Bourgogne. Après Clermont- Ferrand, l’Italie et Taïwan, elle vit actuellement en Suède. Ses difficultés à se conformer aux codes de la vie d’expatriée la poussent à réfléchir à la notion de déracinement. La Fille que ma mère imaginait est son premier roman. (Source: éditions Les Avrils)

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Faire corps

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En deux mots
Sandra suit ses amis Romain et Marc dans leur combat pour avoir un enfant. Jusqu’au jour où, après une série d’échecs, Romain lui propose d’être mère-porteuse. Elle va finir par accepter, sans imaginer les conséquences.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Femme, célibataire et mère.. porteuse

À travers l’histoire d’une quadragénaire qui accepte d’être mère-porteuse pour un couple d’amis homosexuels, Charlotte Pons explore un nouveau territoire, celui de la maternité. Un second roman qui vient confirmer son talent.

C’est d’abord avec curiosité que Sandra a observé Romain, son ami d’enfance, et son compagnon Marc dans leur parcours pour avoir leur enfant. Après avoir donné leur sperme, ils se sont tournés vers une mère-porteuse aux États-Unis. Après avoir choisi sur catalogue la future génitrice de leur enfant, ils ont attendu avec espoir et impatience, après l’annonce que l’insémination s’était bien déroulée. Après quatre mois, une fausse couche a ruiné leurs espoirs. Ils ont alors bien voulu retenter l’expérience, mais cette fois encore sans succès. La mère-porteuse a alors jeté l’éponge et les deux hommes, dont le budget n’était pas illimité, ont renoncé.
Puis c’est avec intérêt qu’elle a vu Romain s’entêter dans son désir de paternité, d’autant qu’elle même se persuadait qu’elle n’aurait jamais d’enfants. D’autant que sa vie amoureuse ne lui offrait pas la perspective stable. Même si sa liaison avec Martin commence à s’inscrire dans la durée, elle entend rester indépendante. Alors, inutile de dire que quand Romain lui propose de porter son enfant, elle refuse tout net. Sauf que l’idée finit par faire son chemin. Alors elle finit par accepter, tout en refusant de voir dans cet enfant qui bouscule son métabolisme autre chose qu’un contrat à remplir. Sauf que l’histoire semble ici de répéter, dictée par la physiologie. Comme à la puberté, quand son corps a commencé à se transformer, elle va découvrir avec la maternité combien le corps se transforme et combien cela influe sur son esprit.
Charlotte Pons aborde dans ce second roman un sujet sensible, à la fois très actuel sur la GPA et la marchandisation du corps et universel sur la maternité. Faire corps, c’est aussi sentir durant neuf mois la vie qui vient, la chair de sa chair, l’incroyable force qui croît et l’incroyable fragilité de l’enfant qui naît. Les questions que se posent Sandra prennent alors une dimension métaphysique que la romancière se garde bien de trancher, laissant au lecteur le soin de se faire sa propre opinion.
Après Parmi les miens, son premier roman qui confrontait mari et enfants à leur épouse et mère qui se retrouvait dans le coma à la suite d’un grave accident, c’est avec beaucoup de pudeur, mais sans rien cacher des tourments et des conflits intérieurs qui agitent Sandra, la romancière confirme ici son talent à fleur d’émotion.

Faire Corps
Charlotte Pons
Éditions Flammarion
Roman
240 p., 00 €
EAN 9782081486225
Paru le 24/02/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Et votre projet, c’en est où?» Voilà plusieurs années que Sandra observe Romain et son compagnon se confronter au parcours épineux de la GPA aux États-Unis. Ce désir d’enfant que rien ne semble faire vaciller l’intrigue, elle qui est catégorique depuis toujours: elle ne sera jamais mère. À bout, son ami va lui demander de porter son bébé. Commence alors un corps-à-corps avec un enfant qui ne sera pas le sien. Neuf mois de bouleversements physiques que la raison ne peut pas ignorer et qui font naître des sentiments d’une intensité insoupçonnée.
Dans ce deuxième roman à fleur de peau, Charlotte Pons met très subtilement en scène une femme qui consent, sans en mesurer toute la portée, à réparer le mal d’enfant de son ami. Jusqu’où son geste l’emportera-t-elle ?

Les critiques
Babelio
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Goodbook.fr
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Blog Les livres de Joëlle
Blog Fflo la Dilettante

Les premières pages du livre
Neuf mois et puis s’en vont. C’est ce que je m’étais dit : neuf mois et puis s’en vont. Sans conséquence aucune, si ce n’est le ventre qui fronce et la poitrine un peu plus affaissée – enfin, c’était inéluctable, de toute façon j’y étais déjà, au moins aurais-je connu un bonnet E.

Neuf mois et puis s’en vont. J’avais fini par y croire et la missive me cueille à la manière d’un uppercut.

« Dans cinq mois, vous allez être maman. »

Je titube, cherche une chaise à tâtons.

Je suis enceinte, je ne vais pas devenir mère. Je fais un enfant, je ne vais pas en avoir un ni ne l’attends ou alors seulement pour en être délivrée. Dans cinq mois, je vais accoucher, pas devenir maman.

Pour l’administration, je le suis. Je le serai toujours.
Même déchue de mon autorité parentale – tel est le plan – il restera des traces de ma grossesse. Des preuves. Et puisqu’on ne scinde pas grossesse et maternité, puisque ce que nous faisons est hors la loi, je serai mère ad vitam, telle est la réalité. Sur le papier.

Et dans ma tête ? Ma conscience, mon cœur.

Dans le reflet de la fenêtre, je surprends ma silhouette. Je ne me reconnais pas. C’était à peine un renflement, même pas de nausées, c’est devenu un petit ballon crâne. Du jour au lendemain, d’un instant à l’autre. Comme si, de mèche avec la caisse d’allocations familiales qui m’écrit, le ventre avait choisi ce moment pour saillir d’un coup.
L’air me manque. L’air me manque et ce ventre me pèse. Je suffoque. Un râle. Sous le coton du tee-shirt, j’empoigne mes seins lourds – de quoi ? –, les pétris avec vigueur, les pince, les tords, les griffe. Comme ça ne suffit pas, je martèle mon thorax. D’un poing, des deux. Lentement, plus fort. Je gémis. Comme ça ne suffit toujours pas, je tente d’empoigner mon ventre mais je n’ai pas de prise, la peau, déjà, est trop tendue. Je n’ai pas de prise sur mon propre corps. J’étouffe. De l’intérieur des poignets, j’écrase mes flancs, appuie, lamine, broie, malaxe, comprime. Avec mes ongles, j’écorche, gratte, érafle, laboure.

Dégage.
Ce n’est d’abord qu’un murmure.
Dégage.
Une injonction.
Dégage ! Dégage !
Un cri.
Dégaaaageeee !
Une vocifération.

Ensuite, c’est le sang qui m’arrête. Sous mes ongles, le sang. Et un peu de peau. Quelques lambeaux.
Qu’es-tu en train de faire ?

Je me lève, rouge aux joues, dépenaillée, meurtrie. Je me déshabille en prenant garde à ne plus croiser mon reflet, enfile un jogging, des baskets. Je dévale les escaliers d’un pas lourd, tentant d’amorcer un mécanisme d’expulsion à mon périnée.
Dégage.

Dans le parc des Buttes-Chaumont, une foulée après l’autre, le ventre de quatre mois tendu comme de la pierre.
Dégage.

À l’intérieur, « cela » ne sautille pas, « cela » pèse sur l’utérus. Et une fois sorti ? Sur mes épaules, ma conscience, mon cœur, mon avenir.

Je vois le lacet se dénouer, je ne ralentis pas la cadence. Je songe que ce pourrait être une solution, que c’est un signe. J’accélère la cadence. Je me laisse aller au poids du ventre qui me déstabilise, m’entraîne vers le sol.

Je chute.
— Qu’est-ce que t’as foutu ?
Il l’aboie plus qu’il ne le demande. Ce n’est pas dans ses habitudes mais c’est son droit, il est en droit, il a des droits sur moi. Je l’ai voulu, j’ai même exigé un contrat. Je lui ai donné le droit d’avoir des droits et d’abord celui que je file droit. Je ris. Romain écarquille les yeux, je lui fais peur. Moi-même… je m’effraie.
— Sandra, qu’est-ce que t’as foutu ? répète-t-il avec plus de douceur.
Je hausse les épaules.
— Un courrier de la CAF m’a gonflée, je suis allée m’aérer pour redescendre
Pour dégonfler. Paf, pffffft ! on n’en parle plus. Je ris de nouveau. Romain soupire, exaspéré. Debout devant le lit d’hôpital où les pompiers m’ont transportée, il me domine de tout son mètre quatre-vingts.
— Et il disait quoi, ce courrier, pour te mettre dans un tel état ?
Je singe, voix mielleuse.
— Dans cinq mois, vous allez être maman.
Il est fin, Romain, il comprend.
— Oh. Eh bien… eh bien je suppose que…
— Que quoi ? On a déclaré la grossesse ensemble, pourquoi ne s’adressent-ils qu’à moi ?
— Je ne demande pas mieux que de recevoir moi aussi ce genre de courrier, tu le sais.
Je le sais. Mais quant à toi, tu sais bien que ce n’est pas seulement cela dont il s’agit. Hein, tu le sais ? Alors je proteste – j’ai envie de protester, j’ai besoin de protester :
— Amber, on ne l’aurait pas fait chier avec ça.
Amber, sa surrogate, celle qui aurait dû porter son enfant. Moi je suis le plan B – et notre affaire tient du système D, même pas digne d’une série Z (je ris, il prend peur, j’enchaîne).
— Amber, Heather, Kimberly ou qui sais-je encore… Son rôle aurait été reconnu.
Ma voix est montée dans les aigus.
— Sandra, calme-toi.
Il jette des regards affolés autour de lui (dans la chambre, plusieurs lits et un va-et-vient permanent), il craint qu’on ne m’entende, il a peur qu’on ne comprenne.
— Moi je suis quoi ?
Inconsciente. La preuve, l’ecchymose est grosse comme une pastèque, ça m’en a fichu un coup quand le médecin l’a dit ainsi car il a ajouté, Plus grosse que le bébé. Je me suis sentie mal, pas loin de minable. Mais elle est sur le flanc de la cuisse. Vous avez eu un bon réflexe, bravo, un réflexe de mère déjà (là, il s’en est fallu d’un cheveu pour que j’arrache la perfusion et débarrasse le plancher).

Neuf mois et puis s’en vont. Nous n’en sommes qu’à quatre. Tic-tac (rires).
— Ce n’est pas un projet, Sandra.
Romain et moi nous étions retrouvés pour nager, la soirée déjà bien avancée. J’aimais ça, fendre l’eau d’un mouvement de brasse, m’y plonger et sentir la pression de la masse en mouvement, mes muscles chauffer et mon rythme cardiaque s’accélérer. L’épuisement qui en découlait, le décrassement. J’aimais ça et je passais outre le pédiluve, le chlore, les poils et les cheveux, quelques pansements de sang tachés qui dérivaient en apesanteur dans les profondeurs. Les autres, la proximité du corps des autres, certains complètement nus et se savonnant les orifices sans pudeur dans les douches. Je fermais les yeux et m’imaginais ailleurs, dans l’étang de mon enfance – les roseaux, le clapotis de l’eau, le vol piqué des canards, le bruissement de leurs ailes quand ils se posent et cette nonchalance bien particulière, cette façon qu’ils ont de glisser ensuite en propriétaires. L’odeur de vase, même, était préférable à celle de tous ces inconnus. Mais un coup de pied dans l’aine, la collision avec une épaule, le choc d’un crâne contre le mien me ramenaient toujours à la réalité.
Dans ce lieu-là et à cette heure-ci, je dus aussi passer outre les regards sans équivoque que les hommes échangeaient entre eux. La piscine du quartier était réputée basculer en lieu de drague gay passé une certaine heure. Nous y étions. Un instant, j’en voulus à Romain de m’avoir entraînée ici, lui prêtai des intentions lubriques. Il ne me racontait plus rien de sa vie sexuelle, je n’étais certainement pas demandeuse. Il était amoureux et, pour ce que j’en savais, monogame. Ce qui ne m’empêchait pas de fantasmer une autre sexualité que la mienne, a priori plus libérée. Enfin, le dit-on. Je n’étais pourtant pas une oie blanche, disons plutôt que l’indifférence des garçons alentour à mon égard quand la tension sexuelle était si palpable me vexait. Il en allait souvent ainsi quand je sortais avec Romain, je me sentais encombrée de ma féminité, pourtant peu marquée. On aurait pu aller nager ailleurs. Il me regarda, surpris. Cette piscine est à mi-chemin entre chez toi et chez moi, répliqua-t-il. Et puis divague pas, ce n’est pas Sodome et Gomorrhe.
Je savais qu’il n’était pas de ce bois-là, qu’il n’y aurait pas de mauvais plan, qu’il n’allait pas me laisser en plan. Et pour ce que je pus conclure, en observant un peu, je n’étais pas la seule hétéro. C’est peut-être toi qui vas emballer sous la douche, se moqua Romain. Je haussai les épaules mais regrettai de ne pas avoir choisi mon maillot avec plus de soin, celui-ci bâillait aux hanches, élimé par endroits.

Ils avaient baissé les lumières et nous avions enchaîné les longueurs sous les stroboscopes, au rythme des beats de house music. Désormais dos à la faïence, nous palmions de concert. Moulé dans son slip de bain en lycra, le sexe de Romain dépassait de l’eau dans un renflement prometteur. Quelque peu chauffée par l’ambiance, je fus tentée – et ce n’était pas coutume – de le prendre dans le creux de ma main, l’envelopper, le soupeser, le dérouler jusqu’à ce qu’il se dresse complètement. J’imaginai le poids du membre dans ma paume, le contact de la peau finement nervurée. Je n’étais pas la seule, semble-t-il. J’eus un gloussement, fermai brièvement les yeux pour chasser ces pensées et passai sur le ventre.
— Et votre projet, c’en est où ?
À peine avais-je posé la question, je sus que j’aurais mieux fait de me mordre la langue. Non pas que je ne voulais pas savoir, mais choisis tes mots bon sang, mesure tes propos. Cela ne loupa pas, Romain, à cran, répliqua :
— Ce n’est pas un projet, Sandra. L’achat d’un bien immobilier, l’organisation de vacances ou le désir de se remettre à un sport qu’on a abandonné il y a longtemps : ça, ce sont des projets.
Je plongeai sous l’eau ; je connaissais la chanson. Mais sa voix continuait à me parvenir.
— Avoir un enfant, essayer d’avoir un enfant, est d’un autre ordre, qui tient de l’instinct et du désir, du…
— Du désir instinctif, je sais.
J’émergeai dans un sourire. Il me jeta un regard noir que je n’arrivai pas à prendre au sérieux derrière ses lunettes de plongée. Je ne partageais pas cet instinct mais pour tout dire, j’étais d’accord avec lui. J’abhorrais tout ce qui tenait du « projet de vie », toute cette tendance à considérer sa personne et sa destinée comme une petite entreprise qu’il conviendrait de manager, certes dans la bienveillance, mais fermement. Moi, voilà longtemps que je ne tenais plus la barre. Mais quand on ne peut pas construire une famille comme on tire un coup, que le chemin est long, semé d’embûches, parfois illégal et sujet à l’anathème, on s’inquiète sérieusement du pourquoi de ses vœux, on se questionne, et c’est bien normal, sur ses motivations profondes. Et alors le désir devient projet. Reconnais-le, Romain.
Il haussa les épaules et repartit pour une série de longueurs.

Trois ans que Marc et lui avaient entamé les démarches à l’étranger. Outre-Atlantique, le circuit dit « éthique ». Aux États-Unis, dans une clinique de San Diego, ils avaient donné leur sperme et méticuleusement choisi la femme qui ferait don de ses ovocytes. Pour l’essentiel, elles étaient jeunes et portoricaines, manucurées et brushées à l’américaine. Ils avaient pris ça comme un jeu, Marc avait même téléchargé un logiciel de morphing qui leur permettait de voir à quoi ressemblerait un enfant né de l’union de l’un ou de l’autre avec chacune des candidates. Finalement ils avaient opté pour la plus européenne de toute, une New-Yorkaise, artiste peintre, qui comptait parmi ses aïeux un éminent scientifique et une cantatrice. Marc et Romain projetaient, qui ne l’aurait fait ? Pour mettre toutes les chances de leur côté, Romain tenait à ce que chacun donne de soi et « que le meilleur gagne ». Marc n’avait pas vraiment ri mais, quoique moins enthousiaste que mon ami à l’idée de se reproduire, il avait obtempéré et fait sa part.
Ensuite ils avaient remonté la côte Ouest à bord d’une Chevrolet Camaro, jusqu’à la frontière canadienne, en quête d’un utérus. Les États-Unis parce que la clinique était la meilleure, le Canada parce que les volontaires à la GPA ne monnayaient pas leur service, m’avait doctement expliqué Romain. Bien sûr, ils avaient pris un avocat. Dans leurs valises, des petits cadeaux made in France et les contrats que l’agence leur avait fait parvenir, validés par les deux parties. Resterait à en établir un troisième avec la mère porteuse qu’on allait leur présenter. Lisa, trente-six ans, mère de trois enfants nés d’un don – son mari était stérile, elle voulait rendre la pareille. Toutes les craintes que Romain nourrissait en se lançant dans l’aventure (ce terme, à défaut d’un autre) avaient été balayées en rencontrant la jeune femme. Autour d’un barbecue XXL, entretenu par son mari XXL et auquel elle avait convié sa famille et ses amis, Lisa leur avait joyeusement expliqué à quel point tout cela donnait sens à sa vie. « It means : I feel real. » Lorsque Marc lui avait demandé si elle n’avait pas peur de s’attacher, elle avait froncé les sourcils d’un air navré. M’attacher à quoi ? Il n’est pas question de créer un lien, avaient-ils traduit. Le lendemain, elle entamait le premier cycle d’examens. Romain, lui, créait un profil Instagram dédié.
Tout cela était clinique, rationnel, concret et contractuel. Avec juste ce qu’il faut d’exubérance et de sentimentalisme à l’américaine pour ne pas trouver ça complètement débandant. Sur place puis par téléphone, mail ou Skype, tous leurs échanges avec l’agence et Lisa dégoulinaient de wonderful, amazing, graceful, exciting… Les posts de Romain donnaient le sentiment qu’il se passait quelque chose, que l’histoire s’écrivait. Je likais consciencieusement. Mais ce n’était pas tant amazing que ça, loin de là. La première fois, Lisa avait fait une fausse couche. Quatre mois plus tard, l’insémination n’avait pas pris. La veille de la troisième, elle les avait lâchés. « It happens », avait dit l’agence, cette fois-ci laconique. Et de leur proposer, moyennant une nouvelle somme, de rencontrer une autre femme. L’offre étant moins importante que la demande, cela avait mis du temps. Parallèlement, leur contrat d’un an avec la clinique aux États-Unis allait se terminer. Il avait fallu rallonger là aussi pour pouvoir exploiter les trois embryons restants. À ce stade l’argent n’était pas encore un problème mais le sentiment d’être pris pour des vaches à lait le devenait. Celui d’échec surtout.
Ils se sentaient impuissants, avec intensité et violence. Romain éprouvait d’irrationnelles bouffées de colère contre son compagnon, contre le genre de son compagnon. Il lui en voulait de ne pas être une femme, se détestait d’aimer les hommes, d’en être un. Dans les dîners, le métro, sous la douche ou au boulot, il avait de grands moments d’absence. « Tu imagines, répétait-il sans cesse, tu imagines ces trois embryons qui sommeillent quelque part dans un laboratoire outre-Atlantique ? Les fossiles de mes potentiels bébés… » Trois petits fossiles, trois empreintes cryogénisées qui attendaient d’être réveillées et cela lui semblait insupportable qu’elles demeurent ainsi comme bloquées dans des limbes. Je n’imaginais pas vraiment, non.
À cette période, plutôt sombre, j’avais eu peur qu’il ne me demande mon aide – et, par aide, j’entends bien plus que de lui tendre une bière, un mouchoir ou une oreille pour l’écouter jusqu’à plus soif. Son désir d’enfant, la permanence de ce désir que ni le temps, ni les difficultés, ni encore moins l’opprobre n’arrivaient à mettre en échec, m’intriguaient. Si je savais tout ce que mon histoire personnelle a de singulier qui explique que je ne désirais pas être mère, la puissance des mécanismes à l’œuvre dans l’envie des autres ne m’en fascinait pas moins.
Et puis ça avait « matché » avec Amber. Cette fois-ci, Marc et Romain n’avaient pas fait le voyage pour la rencontrer. Une brune gironde au sourire franc avec qui ils avaient échangé par Skype une semaine durant, essayant tant bien que mal de se départir du sentiment de passer un test ou un entretien d’embauche. Après chaque communication, Romain se refaisait la scène, cherchant ce qui dans ses propos – son intonation, son regard, son attitude – aurait pu déplaire à Amber. Marc dédramatisait – « Bon Dieu, Romain, elle s’appelle Amber et ne s’épile pas les aisselles, qu’est-ce qui pourrait la gêner chez nous ? ». Romain ne voyait pas vraiment le rapport mais Marc faisait souvent ce genre de raccourcis, essentiellement s’agissant des femmes.
Un jour, elle avait posté une photo sur son compte Instagram, taguant celui de Romain : « Je serais heureuse de devenir votre mère porteuse ». Romain avait immédiatement reposté la photo, avant même – il n’en est pas fier, il en rougit encore – de prévenir Marc. C’était il y a huit mois et la première insémination n’avait pas pris. La deuxième, la dernière, avait donc eu lieu la veille.

— Voilà, on en est là. On attend. Le dernier examen de son endomètre était excellent, il n’y a pas de raison que ça ne prenne pas.
Je hochai la tête, tâchant d’avoir l’air inspiré. Je ne savais pas avec certitude ce qu’était un endomètre, quand bien même Romain en avait parlé à plusieurs reprises ces dernières années, quand bien même il en avait fait des posts. Mais je ne tenais pas à en savoir davantage sur le sujet. Je sortis de l’eau, prenant soin de rentrer le ventre, serrer les fesses et enlever mon bonnet de bain peu seyant.
— Non, il n’y a pas de raison.
Il avait commencé à neiger quand nous étions entrés à la piscine et les flocons tombaient dru quand nous en sortîmes. Tu veux aller manger quelque chose ? Non, il est tard, je rentre.
Une couche de neige fraîche recouvrait le bitume, la surface légère comme de la poudre, la première strate déjà tassée. Mes pas crissaient. Avant, songeai-je, avant je sentais la neige arriver. Je n’aurais su dire si cela tenait de la mythologie de l’enfance ou du réel mais, au village, l’air se chargeait d’une odeur bien particulière qui piquait le nez, glaçait les gencives. En ville, on ne sent rien. J’émis un claquement de langue, agacée à cette idée, celle que je n’étais pas complètement à ma place ici – mais où alors ? Il faudra bien songer à partir un jour, à quitter cet endroit qui pompait le peu de fric et d’énergie que j’avais. Songer à voir plus grand, en tout cas autrement. À proximité des Halles, quelques militaires effectuaient leur ronde, lourdement armés. Rien de neuf. Dans le halo orangé des lampadaires et la gangue feutrée du manteau neigeux ils semblaient pourtant superflus. L’ambiance était à la connivence, à la grâce de cette neige inopinée en ce tout début novembre, à la légèreté d’une bataille de boules de neige.
Je marchai jusqu’à la bouche de métro, la dépassai. Marcher me réconciliait avec tout, même en ville j’y trouvais mon compte. Je débouchai sur les quais de la Mégisserie, des siècles d’Histoire illuminés et la Seine qui se taillait la part belle, déflorant la capitale, se déversant entre les jambes massives des ponts qui rivalisaient d’opulence.
Le corps délié, je décidai de me rendre chez Martin, à quelques blocs de là. Je pouvais débarquer chez lui à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, c’était foutrement excitant. En composant le code de l’immeuble, je sentis monter le désir et un sentiment de puissance intensifié par l’endomorphine générée par le sport. J’aurais aimé avoir les clefs pour m’introduire furtivement chez lui et dans son lit, qu’il dorme, et le réveiller en le prenant dans ma bouche. Mais le soin jaloux avec lequel je préservais ma solitude avait un prix : mes relations ne me laissaient pas leurs clefs. Et quand bien même on me l’aurait proposé, j’aurais refusé. Je dus donc m’annoncer, préférant frapper plutôt que de faire résonner la sonnette. Peut-être, me dis-je soudain, peut-être n’est-il pas là. Et, étonnamment, j’en éprouvai un pincement au cœur – l’orgueil plus que l’attachement.
Martin et moi nous fréquentions depuis un peu plus de six mois et c’était plutôt chouette – mais une « fréquentation » que l’on peut qualifier de « chouette » correspond-elle vraiment à la définition d’une relation amoureuse ? Je sentais bien que cette histoire pas plus que les autres ne me mènerait quelque part. Jusque-là les quelques relations sérieuses que j’avais pu avoir s’étaient toutes heurtées à l’écueil de l’enfant. Je ne voulais pas d’enfant. À partir d’un certain âge, plus vite que je ne l’aurais cru, les hommes qui auraient pu compter avaient pris la fuite à cause de ça. Non pas qu’il en ait alors été question ni même qu’ils en aient désiré vraiment – « Pas forcément, pas maintenant en tout cas » –, mais le fait que moi je n’en désire pas paraissait suspect, voire monstrueux. Contre nature. Une insulte à leur ego et à leur appréhension du monde. Alors les mêmes qui auraient pris leurs jambes à leur cou si j’avais été demandeuse fuyaient justement parce que je ne l’étais pas et assurais que je ne le serais jamais. J’aurais bien essayé les vieux mais, jusque-là, aucun ne m’avait attirée. Je n’étais moi-même plus de toute jeunesse et si ce que l’on dit de l’appétence des hommes pour les jeunes filles est vrai de tous, il m’aurait bientôt fallu aller taper dans les nonagénaires. En fait, depuis dix ans et la rupture avec le seul garçon dont j’avais vraiment été amoureuse, j’enchaînais les coups d’un soir ou les hommes mariés. Ce n’est pas que j’étais de cette engeance, c’est que je les attirais. Quelque chose en moi devait dire « chacun pour soi ». Et c’est bien ce que cherchaient ces hommes : retrouver un peu de leur individualité qui se fondait dans le terreau du mariage. La dernière histoire en date, avant Martin, m’avait néanmoins laissé un goût amer et avait terminé de piétiner le peu d’estime que j’avais pour la manière dont je menais ma vie affective. L’homme marié m’avait installée dans un deux-pièces qu’il louait à mon nom, et de foncièrement indépendante j’étais devenue danseuse que l’on entretient. J’avais fini par mettre le holà, changer de rive et d’appartement. Chacun pour soi.

Martin ouvrit, complètement nu. Les épaules larges, un petit cul et des jambes de gazelle à faire pâlir d’envie toutes les filles. Chez le sexe mâle aussi il y a le seuil d’une décennie où ils sont particulièrement à point. Lui n’avait encore rien évoqué. Six mois de relation c’était trop tôt pour cela. Il m’avait proposé de partir avec lui pourtant. Une mission d’un an en Asie, on en profiterait pour voyager, tu vois, rien de trop engageant. La porte à peine refermée, il me déshabilla lentement. J’étais venue pour ça bien sûr mais j’aurais aimé la possibilité d’un autre tempo. Qu’il fasse au moins semblant – de m’offrir un verre, un morceau, de simplement me proposer de lire à ses côtés. J’étais venue pour ça mais le désir est chose si volatile que j’avais toujours peur qu’il ne m’abandonne et de devoir subir à défaut d’oser repousser.
Debout au milieu de la pièce, je me contractai un peu. Aucune grossesse n’avait fait son lit dans ma chair mais le temps, oui. Je venais d’avoir quarante ans et, en pleine lumière, je me sentais fragile. Je savais les sillons qui flétrissaient mon buste, l’affaissement des seins, les plis du ventre, le relâchement de l’épiderme et l’épaississement des hanches. Il m’allongea sur son canapé, plongea la main puis la tête entre mes jambes et je me félicitai d’avoir pris une douche en sortant de la piscine. Je demeurai sèche néanmoins, et il n’était pas certain que l’on puisse l’imputer aux résidus de chlore, pas seulement. La dextérité de Martin n’y changeait rien, l’envie s’était dispersée en suivant le fil de mes pensées, évaporée en achoppant à l’odeur vaguement écœurante de mousse à raser qui persistait sur sa joue. Il suffisait d’un petit rien pour que je me ferme. En l’occurrence l’effluve me rappelait mon grand-père – et la question de l’endomètre, tout de même, me taraudait.
Celles qui ne se posent pas de questions, celles pour qui cela va de soi, celles qui font congeler leurs ovocytes, celles qui se piquent, celles qui vont récupérer la capote dans la poubelle, celles qui attendent le bon, celles qui se font ligaturer les trompes, celles qui s’en remettent à la méthode Ogino, celles qui n’en veulent pas parce que dévorées d’une passion qui les occupe tout entière, celles qui vont à l’étranger, celles qui dealent avec un copain, celles qui s’inséminent seules, celles qui pensent que c’est une hérésie en termes d’écologie, celles qui le font dans le dos, celles qui regrettent devant l’abnégation que la maternité implique, celles qui renoncent, celles qui adoptent, celles qui avortent. »

À propos de l’auteur
PONS_Charlotte_©Gaelle_Magder

Charlotte Pons © Photo Gaëlle-Magder-Atelier-Diptik

Charlotte Pons a été journaliste. Elle a créé en 2016 les ateliers d’écriture Engrenages & Fictions. Elle est l’autrice de Parmi les miens (2017) et de Faire corps (2021). (Source: Éditions Flammarion)

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Les enfants véritables

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En deux mots
Théo se remet du décès de son épouse et tente de se reconstruire avec ses enfants Simon et Camille. Quand il rencontre Cléo, elle cherche à s’émanciper de ses parents, mais aussi de sa fratrie. Une famille composée et recomposée qui, dans un tourbillon d’émotions, demande beaucoup d’engagement et de ténacité pour survivre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Cléo et Théo, entre chaos et brio

Après Il est juste que les forts soient frappés Thibault Bérard nous offre une suite au drame de Théo. Après avoir perdu son épouse, il va tenter de construire un nouveau cocon à ses enfants avec Cléo.

C’est l’histoire d’une famille recomposée ou plutôt d’une tribu constituée au fil des ans et des vicissitudes de la vie. Si sa narratrice s’appelle Diane Chastain et a été durant son heure de gloire une actrice reconnue, elle n’est pas au centre du récit, ne retrouvant qu’épisodiquement Paul, son mari. Ce montagnard, le cœur sur la main, à renoncer à mener le bal. Du coup, c’est leur fille Cléo qui va se trouver un centre du récit. Elle est l’aînée d’une fratrie ou figurent sa sœur Solène et son frère César, même si leurs parents biologiques sont différents. Le garçon a été recueilli par Paul après la mort de ses parents et a été naturellement adopté.
En grandissant Cléo s’est nourrie des valeurs de son père et, quand elle a rencontré Théo, n’a pas hésité à vouloir construire à son tour une famille déjà durement marquée. Théo, qui a huit ans de plus qu’elle, vient en effet de perdre son épouse, qui a lutté contre une longue maladie.
Ceux qui ont découvert Thibault Bérard avec son premier roman, l’émouvant Il est juste que les forts soient frappés, auront fait le lien. Ce second roman nous permet de retrouver Théo dans un nouveau rôle. Du mari éploré, il devient celui qui doit se construire un avenir, qui doit tenter de mettre de côté la douleur pour offrir un doux cocon à ses deux enfants, Simon et Camille.
Avec beaucoup de sensibilité et de sincérité, l’auteur raconte les difficultés de la pièce rapportée à intégrer une famille, quels efforts Cléo doit faire pour apprivoiser ces deux enfants, pour en faire ses deux enfants. Une sorte d’épreuve à plusieurs inconnues, car Simon et Camille ont chacun leur histoire et une relation bien différente à leur mère défunte, cette absente toujours présente dans leurs cœurs et qu’il ne saurait être question d’évincer. Entre un sentiment de trahison et un besoin d’affection, la voie est étroite. Mais Théo et Cléo sont bien décidés à l’emprunter, malgré les aspérités, malgré les risques de dérapages.
S’inscrivant à la fois dans une thématique très actuelle et dans une universalité des sentiments paternels et maternels vis à vis des enfants, l’auteur nous offre une formidable leçon d’humanité, une belle démonstration de résilience.

Les enfants véritables
Thibault Bérard
Éditions de l’Observatoire
Roman
288 p., 20 €
EAN 9791032914199
Paru le 7/04/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
Cléo est une jeune femme à l’image de son rire : solaire. Dès l’enfance, elle a appris à franchir d’un bond fougueux les obstacles que la vie, joueuse, lui présente. Pourtant, tout n’est pas que lumière dans son monde… Mais par-delà ses failles et ses blessures, elle avance.
Lorsqu’elle croise le chemin de Théo, lui aussi accidenté de la vie, elle est bien décidée à lutter pour leur droit au bonheur. Théo est veuf; il a deux enfants. Comment les choses pourraient-elles être simples?
Guidée par sa soif inextinguible de vie, Cléo engage son plus beau combat pour leur amour, cette aventure folle, et, surtout, pour ce lien véritable plus fort que tout – plus fort que celui du sang – entre elle et leurs enfants.
Thibault Bérard nous entraîne au cœur de vies entre¬mêlées par le pouvoir des épreuves relevées et signe une ode au lien maternel sous sa forme la plus pure, la plus belle et la plus véritable.

Les critiques
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Les premières pages du livre
MAMAN PAR ACCIDENT (CAMILLE)
— Diane —
Les enfants véritables
11 juin 1995
— Mais Papa, on est d’accord, c’est moi ton enfant véritable ?
Paul sourit sous son bonnet. « On est d’accord. » Cette gamine, elle ne s’arrête jamais. Va savoir où elle est allée chercher cette histoire d’enfant véritable… Peut-être sur le dos d’un livre, dans la bibliothèque ? Ça lui dit vaguement quelque chose. De sa main gauche, il serre plus fort le morceau de bois qu’il sculpte et, de l’autre, il jette trois coups de canif rapides sur l’écorche tendre, afin de se donner une idée de la forme voulue, pour plus tard. Entre ses doigts de bûcheron, la figurine paraît minuscule… Il la fait tourner un moment sous le soleil d’été, devinant du coin de l’œil les montagnes qui les entourent, lui et sa fille. Sa Cléo.
Cléo s’est juchée sur un rocher plat bien chaud, au-dessus de lui, ses chaussures de randonnée délassées dans l’air – elle les agite comme deux petites balles au bout de ses mollets rondelets, pour faire sentir à son père qu’elle est impatiente d’entendre sa réponse. Il parle peu, elle le sait, mais quand les mots viennent, il faut se tenir prête. Car les choses qu’il dira, elle ne les entendra de personne d’autre.

Et certainement pas de moi. C’est-à-dire sa mère. Je ne suis pas dans le paysage, ni au sens propre ni au figuré : en ce moment, je dois me trouver quelque part entre Paris et Trouville, enfin à plusieurs centaines de kilomètres du petit village perdu dans la vallée de l’Ubaye où Paul élève notre fille.
Du reste, même si j’avais été physiquement présente, comme cela m’arrive quatre ou cinq fois par an (avec, à bien y réfléchir, une certaine régularité dans la saisonnalité de mes retours au foyer), je resterais étrangère au monde intérieur de Cléo. Je n’en suis pas fière – comment le pourrais-je –, mais je me targue au moins d’être lucide. Tout comme elle, du reste. Du haut de ses sept ans, elle a très bien compris qu’elle avait un père-chêne, sur lequel elle peut s’appuyer pour grandir, et une mère-herbe-folle, dont elle ne peut que suivre du regard les gracieux envols et les atterrissages en catastrophe, sans espérer beaucoup plus qu’une conversation sur le dernier roman qu’elle a lu ou des conseils sur la façon de se tenir à un dîner. Pour ce que Cléo connaît des dîners…
Je ne peux certainement pas dire que ma fille me comprenne ; à son âge, ce serait impossible. Et puis, me comprendre, c’est la spécialité de Paul. Tout, de ses bras immenses lorsqu’ils s’ouvrent pour encore une fois me recueillir à son front qui reste droit comme pour m’indiquer qu’il n’attend pas d’excuse ni même d’explication, semble dire cela de lui : Paul accepte tout, comprend tout, les bonnes et les mauvaises surprises de la vie – et cette femme bizarre qui est la sienne.
Je me dis parfois que, s’il avait eu le choix, il aurait préféré tomber amoureux d’une autre que moi, une personnalité plus à son image, stable, fiable ; mais voilà, ça ne s’est pas présenté ainsi.
En pur montagnard, Paul sait que la seule manière de survivre à un environnement hostile est de s’y adapter.

Contrairement à moi, sa fille n’a rien d’un environnement hostile ; aussi, s’adapter à elle ne lui cause-t-il aucune difficulté. Avec des gestes lents (la petite le soupçonne d’en faire un peu trop, pour coller à son image de Levine sculpteur), il repose la figurine de bois entre ses pieds nus, orteils en éventail.
Il a choisi de s’asseoir dans ce trou d’ombre, sous le rocher où trépigne sa gamine, pour la qualité de l’herbe qu’il offre ; cela lui fait un coussin de verdure acceptable pour travailler. Il n’aime rien tant que façonner au milieu de ses montagnes.
Un soupir, très doux. Il regarde ses mains, ses grandes mains qui le font vivre et lui permettent d’assurer la subsistance de son foyer, entre travaux de charpente, bidouillages divers, maçonnerie fine et traite des brebis, sans oublier la modique somme qu’il perçoit en tant que pompier volontaire. Il les regarde longtemps, ces mains dont il dépend, et puis il dit :
— « Véritable », qu’est-ce que ça signifie, selon toi ?
Cléo lève les yeux au ciel. Dans sa tête, du matin au soir, elle passe son temps à faire des paris.
Si je vois une marmotte, il y aura de la tarte aux mûres pour le dessert.
Si le voisin vient nous emprunter des œufs, l’école sera fermée demain.
Si je pose une question à Papa, il répondra d’abord par une autre question.
Elle attend, docile.

Pour tout ce qui compte, Paul est une personne assez irréprochable, mais je suppose que notre petite Cléo pourrait trouver qu’il lui fait un peu trop souvent gagner ce dernier pari avec elle-même. Au-delà du fait que ça la met en colère, cela vient précisément contrarier l’un des rares traits de caractère qu’elle tient de moi : son goût de l’inattendu. Sa passion pour l’aventure – celle qui l’attend peut-être, partout, au saut du lit, quelque part dans ces montagnes qu’elle connaît par cœur mais aussi, pourquoi pas, bien au-delà, « par-delà les vallées et les montagnes », comme disait ce conte que lui racontait son père !…
— Papa ! se contente-t-elle de dire d’un air faussement fâché, sachant bien que cela suffira.
Et en effet, ça suffit : Paul réprime un rire sec, une sorte de hennissement tranché à la racine, et plaque ses deux mains sur ses cuisses. En pensée, Cléo gagne un nouveau pari, mais celui-là la ravit : Si Papa pose les mains sur ses cuisses, il dira les choses que personne d’autre ne dit. La vérité, en somme.
— Cette famille compte trois enfants, Cléo, tu le sais. Et je peux t’assurer, gredine grenadine, que ton frère et ta sœur sont tout aussi « véritables » que toi.
Elle fronce son nez rond en signe de désapprobation muette. Cléo n’a rien d’une rebelle, et il ne lui viendrait jamais à l’esprit de s’opposer à son père, qu’elle vénère. En revanche, à vivre toute l’année dehors comme, disons, une sauvageonne, elle n’a guère l’habitude de camoufler ses impatiences.
Paul s’en rend compte, bien sûr ; il a choisi d’entrer dans le sujet en enfonçant la première porte ouverte, et il se doutait que Cléo s’en irriterait. Mais il feint de ne rien voir, sachant qu’il a le temps avec lui. C’est sa plus grande force : il a appris, Dieu sait comment, à faire du temps un allié. J’avoue que ce secret-là, j’aurais aimé le mettre en bouteille pour mes vieux jours, moi qui ai tant perdu de temps.
Mais chut, Paul reprend :
— Si tu dis « véritable » parce que c’est de mon sperme que tu es née, je ne peux pas te contredire, reprend-il de sa voix calme. C’est bien de moi que ce sperme est sorti, un jour que je faisais l’amour avec Diane, c’est-à-dire ta mère, et c’est dans l’ovule de ta mère qu’un spermatozoïde est allé se nicher, pour…
— Papa !
Ce « Papa » est différent du précédent. J’y perçois de la Cléo enjôleuse, cette fois, ou du moins théâtrale – ce qui, forcément, m’intéresse au plus haut point puisque cela nous fait un autre lien possible. Elle feint la gêne, et même l’agacement, pour ne pas dire ce que hurlent ses mignonnes chaussures délassées en se balançant en rythme avec le vent du soir : qu’elle est terriblement fière d’avoir un père qui l’éduque de cette manière-là, sans jamais rien lui cacher des choses de la vie, un père brut de fonderie. Quand elle évoque des sujets d’adultes, ses copines de l’école lui paraissent tellement gourdes, en comparaison !
Paul ne ment pas. Dire « jamais » serait excessif, cependant – mais nous y reviendrons.
— Bon, tu as compris ce que je veux dire. Donc, si c’est ça que tu entends par « véritable », alors d’accord, tu es la seule. L’unica, comme aurait dit ton grand-père !
Dans l’élan, il donne libre cours à cette joie de vivre qu’il porte en lui comme un trésor trop précieux pour être fréquemment dévoilé, se mettant à chanter de sa voix de marbre « Figlia ! Mio Padre ! » sur l’air de Rigoletto, un opéra qu’il adore depuis toujours. Main sur le cœur, il envoie à sa princesse des hauteurs quelques tonnantes bouffées de tendresse, jusqu’à ce qu’elle capitule en éclatant de rire.
— Voilà, reprend-il. En revanche, si, avec ton « véritable », tu emploies le mot pour ce qu’il est, comme un marteau qu’on utilise comme un marteau et rien d’autre, alors je dois te dire, ma fille, que tu te mets le doigt dans l’œil ». Et même pire !
— Je voulais juste dire…
— Je comprends ce que tu voulais dire. Maintenant, explique-moi : comment une petite tête si bien faite peut-elle abriter une question aussi stupide que celle qui consiste à savoir si elle est ma véritable enfant ? C’est une question à récolter une gifle, ça !

Ah, mon Paul. Je l’aime encore plus quand il tend ces piteuses tentatives de pièges, embuscades si naïves pour qui le connaît un peu et sait donc qu’il est incapable, parfaitement incapable, de la moindre violence envers sa fille…
La posture, il faut l’admettre, est soignée : sous ses sourcils fournis, ses yeux ont viré au noir et il a levé un long doigt de prêcheur vers le ciel, bandant au passage les muscles de son bras. Il est si colossal qu’on le croirait capable de fendre un fragment de la montagne d’une pichenette. Non, vraiment, c’est bien imité.
Tout au fond d’elle-même, Cléo sait que c’est du chiqué, mais ma fille est tout sauf idiote et, si elle ne peut pas soupçonner sérieusement son papa de la menacer d’une gifle, elle est très consciente du fait qu’une certaine brutalité vit en lui, menant une existence indépendante de la sienne, comme un feu qui couverait sans qu’on ait besoin de l’alimenter – et, surtout, sans qu’on puisse espérer l’éteindre. Gare à qui l’éveillera !
Aussi Cléo s’est-elle crispée sur son rocher plat, secouant la tête et faisant voleter du même coup ses bouclettes, ce qui ne manque pas de charmer son grand nigaud de père.
Lequel se radoucit aussitôt.
Il ramasse sa statuette, la brosse d’un nouveau coup de canif et dit :
— César est mon enfant véritable tout autant que toi, et tu n’es pas plus mon enfant véritable que Solène. Vous êtes tous les trois ce qui rend ma vie plus belle, et ce qui lui donne à la fois son sens et sa direction – c’est-à-dire sa vérité. Tu comprends ça, jeune fille myrtille ?
Cléo hoche la tête en mesure, même si je doute qu’elle ait bien suivi la fin de la phrase. Il faut dire que quand son propos s’aventure soudain sur ce genre de chemins de traverse, Paul est proprement déroutant. Nombreux sont ceux, au village, qui le prennent pour une simple brute douée de ses mains, voire qui le croient doté d’un talent d’origine plus ou moins surnaturelle… À mon avis, ils sont loin du compte : si Paul peint et sculpte avec autant de grâce, c’est parce que son esprit ne reste jamais en repos, jamais, et que c’est bien son esprit qui conduit sa main. Cet esprit peut paraître assoupi dans le refuge de son corps massif et calme, mais c’est un leurre.
Après tout, il fallait une belle dose d’intelligence à Paul pour apprivoiser César comme il l’a fait. Qui d’autre y aurait réussi ?
Cet enfant… C’était une ombre, un chat pelé. On ne pouvait pas le comprendre. Je n’aurais certainement pas pu. À partir du moment où il a commencé à tourner autour du chalet – à bonne distance, bien sûr –, je l’ai pris en grippe. Il avait sept ans, huit peut-être, des vêtements sales et déchirés, une silhouette un peu tordue. Il nous épiait, il venait voler des objets sur notre terrasse, il coulait sa carcasse jusque sous nos fenêtres et, dès qu’on le surprenait, il filait à toutes jambes.
Et puis il revenait. C’était juste avant que je ne tombe enceinte de Cléo ; à cette époque-là, j’étais plus sédentaire, et je pouvais rester presque toute une année aux côtés de Paul sans qu’il ait à redouter de trouver à l’aube un mot sous son oreiller, ma petite valise rouge envolée et moi avec.
Étant plus présente, j’avais aussi moins tendance à lui abandonner les rênes. J’ai essayé de savoir ce que nous voulait ce gamin, dont la vision m’inspirait presque de la répulsion. Je l’appelais, il s’enfuyait. J’en suis venue à le menacer d’appeler les gendarmes s’il continuait à nous importuner.
Oui, c’est ce que j’ai fait. Je ne suis pas quelqu’un de très bien, voyez-vous, et à l’époque c’était pire, bien pire qu’aujourd’hui. Du moins je l’espère.
Le petit, étonnamment, ne répliquait même pas à mes assauts. Il se contentait de m’opposer ce visage idiot, au regard vague et aux traits crispés par quelque terreur aveugle, avant de filer. Pour revenir le lendemain.
Paul, lui, ne disait rien. Il regardait aller et venir ce tout jeune garçon bizarre sans tenter quoi que ce soit. Il l’observait.
Un soir que, l’ayant vu surgir d’un buisson, je m’élançais pour le chasser, Paul m’a arrêtée d’un geste ferme. Il a souri. Il s’est tourné vers le garçon. Il a fourré ses mains dans ses poches, et il s’est mis à siffloter en marchant dans sa direction.
Comme si c’était très drôle, ce qui se passait. Comme si c’était l’occasion d’une bonne blague.
Et cela a suffi à mettre le petit César en confiance. Lui qui paraissait incapable de nouer un contact humain, et dont les yeux roulaient comme des billes dès qu’on cherchait à capter son attention, a observé Paul avec une expression calme, concentrée, qui m’a surprise.
Puis, sans le lâcher du regard, César s’est assis sur le tertre bordant notre chalet. Hypnotisé par l’air joyeux qui sortait des lèvres de mon homme.
Paul, toujours sifflotant, s’est installé à ses côtés.
Je n’ai jamais su ce qu’ils se sont dit, mais Paul m’a appris ensuite que le gamin vivait plus haut dans la montagne, seul avec son père, un ivrogne qui le maltraitait. Au fil de ses venues, il avait repéré notre chalet et, un soir, il avait entendu Paul jouer de l’harmonica.
— Et ça lui a donné envie de vivre dans une maison où on joue de l’harmonica, a conclu Paul.
Comme si c’était d’une logique implacable.
Moi, ça ne me paraissait pas du tout logique. Mais je n’étais pas au bout de mes peines, puisque je n’avais même pas compris que, par cette simple phrase, Paul venait de me signifier sa décision de prendre sous son aile cet oisillon déplaisant. Le gamin est venu nous rendre visite de plus en plus souvent, nous imposant sa vilaine mine et ses piaillements de souris. Il s’est assis à notre table, a partagé nos repas, a dormi parfois dans la couche que Paul avait aménagée pour lui.
Et quelques mois plus tard, quand l’ivrogne est mort au milieu de ses bouteilles, là-haut dans son antre répugnant, César est resté avec nous, tout naturellement. Très logiquement, disons. Selon la logique de Paul.
Moi, je suivais.
Pour dire la vérité, ça n’a pas été tout à fait aussi commode que cela – et je dois même ajouter que j’ai ma part de responsabilité dans l’adoption de César, même si c’était bien ma dernière intention. Je le voyais venir, mon Paul, avec sa manie de considérer le monde comme un endroit simple où les choses logiques se déroulent sans encombre, alors j’ai mis mon grain de sel, en lui rappelant que la toute première urgence était de contacter les services sociaux. Dans mon esprit, c’était une excellente manière de me débarrasser du problème sans en avoir l’air : on allait lui trouver un oncle ou un cousin oublié, à ce pauvre môme… Je n’aurais plus qu’à rappeler à Paul que dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.
Sauf que mon plan s’est retourné contre moi, et en beauté : l’assistante sociale qui a fini par débarquer nous a expliqué que le vieux n’avait aucun lien de parenté avec aucune personne vivante, rien, pas un chat, pas une ombre nulle part à la ronde ; et que pour tout dire, le cas de ce César était une embûche administrative dont elle se serait bien passée ; et qu’au fond, dans un petit village comme celui-là, on pouvait toujours s’arranger autrement, « flouter les lignes » en évitant que ça ne remonte trop haut dans les archives nationales, surtout quand quelqu’un d’aussi remarquable que Monsieur Paul Belcore, respectueusement surnommé « le peintre » par les villageois, pompier volontaire, offrait de devenir le tuteur légal de l’oisillon…
Bref, en moins de temps qu’il n’en a fallu pour le dire, et contre tout ce que j’avais cru savoir de l’administration française, l’affaire était pliée et le gosse à nous – enfin, à Paul. L’assistante a cru bon d’ajouter qu’on n’aurait pas à craindre de visites trop régulières de ses supérieurs.
J’ai laissé faire. J’avais d’autres soucis en tête, de toute façon : j’étais enceinte jusqu’aux yeux, et à ce moment-là…
Eh bien, je me dis souvent que j’aurais dû anticiper ce qui est arrivé. Que j’avais suffisamment d’éléments pour m’en douter. Mais, je ne sais pas, peut-être qu’on ne peut jamais prévoir ce genre de chose ? Les gens comme moi, les femmes comme moi, on se ment, dans cette situation, parce qu’au fond de nous, on aimerait tellement que ça fonctionne ! On rencontre un homme, c’est notre homme. Le désir d’être mère ne vient pas, mais on se dit qu’il faut parfois provoquer les événements pour qu’ils adviennent. J’étais tombée enceinte très facilement, en plus, et j’y avais vu le signe que, contrairement à ce que je sentais dans mes tripes, j’étais moi aussi faite pour être maman.
Et puis l’échéance approche, et rien ne change. Plus que deux mois, plus que quatre semaines, trois, plus que deux et on se ment toujours plus, on essaie de se rassurer, on se répète que rien n’est fatal ou définitif, que c’est le bébé qui, une fois là, fera de nous une mère. Voilà, oui : ce sera évident, limpide et désarmant, parfaitement naturel, et la lumière de notre rencontre chassera ces fichus démons qui nous rendent la vie impossible !
On s’accroche à cette image superbe, libératrice, de l’évidence qui s’impose. Après tout, combien de femmes se sont découvertes mères à l’instant précis où elles ont posé les yeux sur leur enfant ?
Je suppose que je comptais sur une épiphanie de ce genre. Ma réaction à la présence du chat pelé dans notre maison n’avait rien eu pour me rassurer, mais je me disais que ce serait différent avec mon enfant, mon enfant véritable.
J’avais tort. Trois mois après la naissance de Cléo, j’ai repris ma valise rouge après avoir laissé un mot sous l’oreiller de Paul. Je l’imagine très bien le lisant à la lueur du petit matin, tandis que notre bébé coassait dans son berceau, à côté de lui. Je le vois soupirant, seul dans son chagrin discret, une pensée navrée pour sa femme impossible, incapable de tenir en place.
Il savait que je reviendrais, c’est sans doute ce qui lui a évité de devenir fou de rage – même si c’est précisément cela qui aurait déchaîné la colère de tout autre. Mais Paul était décidément exceptionnel. Et même si j’ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi il m’aimait à ce point, c’est un fait indéniable : il m’aimait plus que personne ne m’a jamais aimée. Alors qu’il me connaissait mieux que personne.

Comme il l’avait prévu, je suis revenue.
Quinze mois plus tard.
Enceinte de Solène, chose qu’il n’avait sans doute pas prévue.

— Il est débile, César ! Il pige rien, il arrête pas de pleurnicher et il veut jamais rien faire, je l’aime pas.
Paul sculpte sa figurine, sans répondre. Puis :
— Ton frère n’est pas « débile », non. Il a besoin de temps pour apprendre à affronter le monde. Il va trouver sa voie, il faut simplement attendre. Et se tenir prêt à l’accompagner le jour où cela arrivera.
— Tu parles.
Pour montrer sa désapprobation, Cléo enfile son pull avec brusquerie et commence à lacer ses chaussures à grands gestes claquants. Mais Paul sait qu’en fait, elle se rhabille surtout parce que le soleil n’est pas loin de se coucher et que le temps va se rafraîchir très vite. Sa fille est déjà une renarde des montagnes… C’est sans doute sa plus grande fierté.
— Vous apprendrez à vous entendre. Ta sœur, tu ne me diras pas que tu ne l’aimes pas, hmm ? Vous êtes inséparables.
— Ben oui.
« Ben oui. » Ces deux mots résument parfaitement ce que l’on éprouve au contact de Solène : un sentiment de douceur confondante, d’harmonie, de confiance immédiate. Une envie de se réconcilier avec tout.
C’est le paradoxe Solène, dont l’incroyable charme a commencé à agir avant même sa naissance. Elle n’arrivait pas avec les meilleures cartes, évidemment ; le ventre qui l’abritait était celui d’une horrible maman déserteuse, rentrant tête basse de sa dernière escapade – un abandon d’enfant, cela s’appelle un abandon d’enfant – et affichant le fruit de son dévoiement, bien visible sous sa robe… En toute logique, le dédain que j’inspirais au monde (pas à Paul, mais à tout le reste du monde) aurait dû rejaillir sur la petite.
Seulement, le jour où Solène pousse son premier cri, on découvre son visage en forme de lune, on la regarde et l’on se dit : « Ben oui ».
On comprend, on l’accepte, on l’aime.
Et on l’adopte.
Du moins, quand on s’appelle Paul. Mais il faut reconnaître que Solène exerce sur tous les membres de la famille un pouvoir particulier. Sa présence calme les crises d’angoisse de César, enchante Cléo, comble son père. Même moi, à l’époque, je me surprenais à la câliner plus volontiers que sa sœur, parce qu’elle ne braillait jamais, n’exigeait jamais rien ; elle respectait l’espace des autres. Je me disais même, dans mon immense sottise, que si tous les bébés étaient comme elle, ou si je l’avais eue en premier, les choses se seraient passées différemment, entre Cléo et moi. J’étais un monstre de stupidité.
On s’est tout de même trouvées, avec ma Cléo. Ce miracle-là est advenu bien plus tard, et d’une manière que je n’aurais jamais pu imaginer…

— Attention !
Paul a bondi sur ses pieds, coudes levés ; une montagne en action. Ses yeux sont braqués vers le sommet du col, dont dévale une grosse pierre qui rebondit dans sa chute en décrivant des courbes impressionnantes. Elle s’élève sur une dizaine de mètres, retombe à toute allure et, au lieu de se briser au sol, rebondit encore plus haut… au-dessus de Cléo.
Partout autour, la montagne émet ce silence paisiblement bruyant qui est un piège, visant à faire oublier aux marcheurs les dangers qu’elle cache dans son ventre rocailleux. Paul les connaît tous, il sait qu’une pierre de la taille d’une pomme, dévalant cette pente-là, finira sa course par un ultime bond de huit ou neuf mètres, et qu’elle fendra le crâne de sa Cléo en retombant, s’il tarde trop à agir.
Il ne tarde pas. Vif comme un souffle, il s’est hissé sur le rocher où Cléo s’est recroquevillée, mains nouées sur la nuque, tressautant en rythme avec les TOOOM terrifiants que produit la pierre en rebondissant sur la pente, une fois, deux, trois…
— Papa ! hurle-t-elle, les yeux fermés.
Une poigne de métal s’abat sur la peau tendre de son bras, et elle se sent enlevée au sol et à la peur – puis plongée dans l’océan de muscles de son père, hors d’atteinte.
Elle s’y blottit intensément.
La pierre éclate en mille fragments assassins à l’endroit où elle se trouvait ; exactement à l’endroit où elle s’agitait quelques secondes plus tôt. On entend longtemps rouler l’écho du fracas entre les montagnes sombres qui, autour, observent.
Paul serre sa fille contre lui à l’étouffer, lui chuchote seulement des calme-toi, calme-toi, à voix basse.
Puis il lève la tête vers le col et distingue, de ses yeux perçants, un groupe d’adolescents qui s’amusent à faire des dérapages sur le sentier, en soulevant des nuages de poussière.
— Imbéciles, murmure-t-il.
Cléo s’extirpe de la chaleur granitique de son père. Il ne s’est pas départi de son calme habituel, rien dans sa voix n’a trahi le moindre écart, et cependant… elle a besoin d’en être sûre. Avec prudence, elle va trouver son regard, toujours fixé vers les hauteurs. Ses yeux rougeoient comme un feu tranquille.
Elle remarque alors qu’en la serrant dans son poing, il a brisé la figurine en deux.

2
Une fête
20 septembre 2015

Cléo n’est jamais entrée dans cette maison en plein jour. Cette maison, c’est celle de Théo ; son amour, son amour tout neuf. Il l’y attend avec ses deux enfants de sept et quatre ans et demi, Simon et Camille, encore tout secoués par la mort de leur maman, « des suites d’une longue maladie », comme on dit dans les romans à l’eau de rose.
Sauf qu’il ne s’agit pas d’un roman, songe-t-elle, mais de leur vie ; et peut-être un peu de la sienne, dorénavant. Une petite voix fuse en elle, taquine, presque méchante, et lui chantonne : « Que diable allait-elle faire dans cette galère ? »
Elle s’en débarrasse d’un hochement de tête. Elle est morte de trouille, mais Cléo n’est pas le genre de jeune femme à se laisser dominer par sa peur. C’est une chose, peut-être, que je peux m’enorgueillir de lui avoir léguée, sinon apprise : Cléo ne recule devant rien.
Elle n’y est jamais entrée en plein jour, mais elle connaît un peu la maison. Elle y retrouvait Théo le soir, ces dernières semaines, quand les enfants n’y étaient pas, tandis qu’il naviguait en eaux troubles et se débattait dans l’enfer de la fin de vie – celle de sa femme, enfin de la femme qu’il aimait, et qui n’était pas encore elle, Cléo.
Sarah est morte en juillet, un jour de grand soleil, au bout de plusieurs mois de combat désespéré contre une récidive de tumeur cancéreuse… et assez peu de temps après que Théo eut avoué à Cléo qu’il était tombé amoureux d’elle ; qu’elle devait savoir, cependant, qu’il accompagnerait sa femme jusqu’au bout ; qu’il ne lui demandait pas de l’attendre ; qu’il ne savait pas, en fait, vu les circonstances, ce qui pouvait naître d’un pareil aveu d’amour ; mais que c’était comme ça, il avait dû le lui dire ; qu’il s’en remettait à elle, ou plutôt à eux, pour savoir qu’en faire ; qu’il espérait qu’elle comprendrait. Cléo avait répondu que oui, elle comprenait.
Je croyais connaître ma fille mais, pour tout dire, je ne lui aurais pas imaginé cette fougue inconsciente : se jeter à corps perdu dans une telle histoire, mêler son existence à celle d’un homme frappé si récemment par le deuil, plus âgé qu’elle de huit ans et père de deux petits !
Qui aurait parié un sou sur cet amour-là ?
Mais ma fille est bien ma fille : il lui a suffi de quelques mots pour me convaincre qu’elle savait ce qu’elle faisait. « Papa aurait approuvé, tu sais. » Voilà Cléo. Si elle s’élance dans l’arène, ce n’est pas par bravade, c’est parce que c’est là qu’elle doit être – aux côtés de ceux qu’elle aime. Elle m’a dépeint son Théo, vif, plein d’énergie, d’une folle vitalité envers et contre tout, malgré le drame qu’il a subi ; et à mon tour, j’ai compris.
À présent elle va entrer, en plein jour, dans la maison de son amoureux. Ils pourront un jour goûter librement les mille jeux et aventures qui surgissent de chacune de leurs retrouvailles comme de sous un bosquet odorant : c’est bien cela, la vie qu’elle veut. Elle prendra tout, les petits avec.
S’ils veulent bien d’elle.
Huit ans d’écart, se dit-elle en souriant. Comme avec César. C’est drôle, ils sont si différents, Théo et lui ! Si ce n’était pas trop cliché, elle s’avouerait que c’est à son père qu’il ressemble, son amoureux. Jamais peur, jamais froid, jamais mal. Ce n’est pas nécessairement ce trait de caractère-là qui l’a séduite, mais il est indéniable qu’en dépit de leurs disparités physiques – Théo est long et mince, il a des doigts de fille que Paul aurait broyés dans sa main et un sourire de môme espiègle très éloigné de son expression brute de montagnard –, ils ont beaucoup de choses en commun.
Devant le portail, elle souffle un coup. Puis elle le pousse du plat de la paume, d’un geste souple.
Ils l’attendent, elle le sait ; comme elle déteste faire patienter les autres, elle se presse.
Et elle entre.

Le jardin, en ce matin lumineux, a été décoré comme pour une fête. Sur la vigne qui court le long du mur, des morceaux de papier coloré ont été accrochés – avec du scotch marron assez moche, elle sourit en notant ce détail. Par terre, des pétales de fleurs chiffonnés semblent lui dessiner un chemin.
Cédant à un jeu d’enfant, elle pose les pieds dessus en prenant garde de ne pas en oublier un seul, remarque alors les rubans qui pendent des branches du figuier, phare végétal de cette maisonnette de banlieue, et aboutit face à la table bancale où Théo et elle buvaient des verres de vin blanc, les soirs volés à l’horreur, avant de faire l’amour.
Les enfants et Théo se tiennent devant elle, au garde-à-vous, frémissants d’impatience. Elle rougit en pensant qu’ils l’ont entendue entrer et qu’ils ont dû se demander ce qu’elle fabriquait, et pourquoi il lui a fallu tant de temps pour franchir les quelques mètres qui séparent le portail du jardin. Je m’acclimatais, pense-t-elle.
Et je sais, moi, qu’elle prenait ce temps-là pour se régénérer, puiser de la lumière autour d’elle afin d’apparaître aussi douce que possible aux enfants, pour ne pas trop les tourmenter, les effrayer, les décevoir. Tout cela à la fois.
En voyant leurs grands yeux ouverts sur de si petits visages, elle est prise d’une immense envie de fuir, comme Coyote déguerpissant dans un PING sonore, suivi d’un nuage de fumée.
Quand le nuage se dissipe, elle pose une main sur son cœur pour l’apaiser et se recentre sur Simon et Camille, qu’elle s’efforce de mieux regarder tout en articulant leurs prénoms en pensée, avec soin, avec douceur encore. Théo lui a montré des photos d’eux, bien sûr, mais ça n’a aucun rapport avec le fait de les voir là, devant elle, immobiles et souriants.
« Aucun rapport. » C’est drôle, ce sont justement les deux mots qu’elle a prononcés la toute première fois qu’ils se sont rencontrés, Théo et elle. Les deux mots qu’elle avait lancés comme des flèches, en fait, pour le remettre à sa place. Et qui ont peut-être enclenché toute la suite. Deux mots magiques. Théo en est convaincu, en tout cas : il lui a souvent dit qu’il était tombé amoureux d’elle dès ces deux mots-là. Mais Théo adore extrapoler – autre différence notable avec Paul. Quand il se lance dans des théories plus ou moins délirantes pour le plaisir d’entendre le son de sa propre voix, Cléo le regarde faire avec un sourire amusé. Elle se croit bien plus simple que lui… Elle ignore à quel point elle se trompe.

— Bonjour, dit Simon, qui s’est avancé vers elle et l’arrache à ses pensées d’une voix de jeune ambassadeur sérieux.
Elle le contemple une longue seconde avant de lui répondre. Cette seconde-là, il la lui faut, sinon elle ne pourra pas continuer ; elle a beaucoup trop peur.
Voyons. D’abord le grand front, les sourcils arqués, et bien sûr les yeux malicieux, tout à fait son père. La bouche fine comme un coup de crayon, mais ourlée de lèvres pleines. Oui, Simon est bien le petit prince que Théo lui a décrit, auréolé de grâce et de malice – on le sent à deux doigts d’éclater de rire, taquin, déjà tout en sensualité. Non sans fierté, Théo lui a dit à quel point son garçon lui ressemblait, d’ailleurs tout le monde le dit depuis toujours, c’est son « clone miniature ».
À bien l’observer, là, dans ce jardin inondé de soleil, avec la frousse qui lui tord le ventre et décuple son acuité, Cléo est d’accord mais… peut-être pas tant que ça. Elle a envie de déceler chez ce garçon, qui s’est courageusement approché d’elle, des choses qui n’appartiendraient qu’à lui, et elle sent que cela ne lui sera pas si difficile. D’un coup d’œil, elle note les poings serrés très fort, et elle entend comme un long cri retenu à l’intérieur de ce petit corps qui a tellement enduré.
Oui, elle perçoit tout cela, le courage et la colère mêlés. Elle pense à son propre père, qui lui a transmis son talent pour aimer les autres, cette incroyable faculté à comprendre leurs tourments ou leurs doutes.
— Bonjour Simon, répond-elle dans un souffle.
Et aussitôt, dans un sautillement rapide, il lui pique une bise. Théo et son fils ont certainement en commun le fait d’aimer se faire aimer.
Un peu rassurée par ce premier contact, Cléo se tourne vers Camille, qui est restée en retrait, un bras enroulé autour du genou de son père. Toute petite brindille de quatre ans et demi, si fragile, si…
— B’jour ! lui jette-t-elle, la prenant de vitesse.
Et de lui coller une bise tout pareil que son frère.
Ma pauvre Cléo, qui venait à peine de trouver ses marques, s’en voit complètement chamboulée.
« Ah, Camille, tu verras, c’est une soldate. Une fonceuse ! » lui avait dit Théo, avec une évidente fierté. Cléo se dit que ce portrait semble assez juste, même si c’est sûrement plus compliqué que ça.
Ça ne peut qu’être compliqué. Camille est née dans des circonstances terribles, extraordinaires : Sarah la portait dans son ventre quand elle a appris qu’elle était atteinte de son cancer – le premier, celui qu’elle a vaincu contre toute attente, avant qu’il ne revienne en traître quatre ans plus tard. Camille est née dans le dur, a grandi dans le combat, et c’est sans doute de là, argue son père, qu’elle tire cette force impressionnante, cette façon de poser sur le monde un regard vert qui enregistre et assimile tout.
Chancelante, Cléo s’efforce de cacher son trouble. Elle y réussit en s’attardant sur le joli visage rond de la fillette, ses délicats cheveux blonds, son charme venu de très loin, ou d’il y a très longtemps. Elle tombe très vite sous ce charme.
Enfin, comme le silence commence à durer, elle décide de se lancer.
— Vous savez…, murmure-t-elle, haletante, cachant derrière un nouveau sourire sa frayeur infinie. Vous savez…
Théo tend le menton vers elle, ouvrant les mains pour lui venir en aide.
— Oui, ma chérie ?
Il a placé ce « chérie » pour l’aider sans doute, en indiquant aux enfants la place qu’elle a dans son cœur ; c’est évidemment très maladroit et parfaitement contreproductif – et c’est sans doute ce qui offre à ma Cléo la porte de sortie dont elle avait besoin.
— Vous savez, je suis très contente de vous rencontrer, tous les deux. Votre papa m’a énormément parlé de vous, et, et…
Nouveau coup de menton de Théo, qui lui adresse un sourire encourageant. Les enfants sourient aussi, captivés, inconscients de l’effet qu’ils lui font.
Mais si bienveillants, si gentils, qu’elle ose :
—… et il faut tout de suite que j’aille faire pipi, parce que je suis morte de peur.
C’est Simon qui, le premier, la libère en éclatant de rire. Théo se joint à lui, puis Camille, qui pouffe dans ses mains jointes sur sa bouche cerise.
— Tu m’emmènes ? demande Cléo à la petite.
Laquelle prend la main tendue, et la conduit aux toilettes.
*
* *
Pour cette première rencontre, Théo a préparé un goûter d’ogre. Ils mangent tous les quatre au soleil, sur la table bancale, piochant dans les croissants, le jambon, le fromage et se servant de grandes rasades de jus. Cléo en est à son troisième café, alors qu’elle en avait déjà bu deux avant de venir, pour se donner du courage.
Peu à peu, elle se détend. Théo fait rouler la conversation entre elle et les enfants, et Simon l’entreprend bientôt sur sa maîtresse de CE2 qui est « sévère mais juste », sur les mérites comparés de Spiderman et Superman (qui est nul sans son costume), avant de la mitrailler de questions. Elle remarque que de temps en temps, pendant qu’elle réfléchit à ce qu’elle va dire, il chantonne, à voix basse, pour lui seul.
— Et tu fais quoi comme métier ?
— Je travaille dans un théâtre.
— Oh, moi je veux être acteur ! T’es actrice ?
— Non, je… je m’occupe de la communication pour le théâtre. J’essaie de faire venir les gens, enfin les spectateurs…
Pour répondre, Cléo pèse chaque mot, craignant sans cesse la bourde qui la ferait mal voir de ces deux enfants frappés d’une peine d’adulte – même si, pour être honnête, elle sait bien qu’elle ne mesure pas encore l’incommensurable tristesse qui les hante. Peut-être eux-mêmes n’en ont-ils pas tout à fait conscience.

Je suis, du fait de ma propre histoire chaotique, bien placée pour savoir que les enfants mettent parfois du temps à identifier l’objet de leur tristesse, et plus encore à exprimer celle-ci. Quand elle jaillit enfin, il faut se tenir prêt à la recevoir – en priant pour en être capable, car c’est un jet de lave qui vous submerge. Un jet de lave, rien de moins, qui peut vous démolir.
Cela ne fait pas de doute, les deux enfants que Cléo rencontre dans ce jardin décoré pour elle, au sein d’une famille qu’elle découvre, ont beaucoup trop pleuré déjà, et beaucoup trop enduré pour leur âge… mais la dure vérité est qu’ils sont encore bien loin du bout de leurs peines.
Et parce que ma Cléo est Cléo, elle parvient soudain à deviner, alors qu’elle contemple leurs visages animés – Simon gai et bavard, Camille attentive et fine – que son rôle consistera, entre autres choses, à les mener jusqu’aux contrées humides des larmes qu’on ne veut plus retenir, des cris qu’on s’autorise enfin à pousser.
Mais pour l’heure, elle ne s’y appesantit pas. Elle est si jeune pour une telle charge ! À son âge, je n’aurais… Peu importe. Il n’est pas question de moi.

— Et Papa nous a montré plein de films qui ne sont pas pour les enfants, mais moi ça ne me fait jamais peur, on a vu Terminator 2 et Gremlins 1 et 2, et on a vu aussi Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, et on…
— Roger Rabbit, ça fait pas peur, décrète Camille, fusant hors de son silence avec cette rapidité qui, encore une fois, fait sursauter Cléo.
— Elle a raison, enchaîne Théo avec un hochement de tête pour sa fille. On ne peut pas mettre Terminator 2 et Roger Rabbit sur le même plan.
À cet instant, Cléo sent son cœur frémir, parce que la façon dont Théo s’adresse aux petits, avec cette décontraction affichée, cette volonté claire de les traiter en êtres pensants et agissants, lui rappelle les manières de Paul avec ses enfants. Elle sent un hoquet de rire la traverser, comme ça, d’un coup.
— Quoi, t’es pas d’accord ? lui lance Théo, heureux que la discussion circule.
— Pourquoi t’es pas d’accord ? rebondit Simon pour passer à autre chose, la rebuffade paternelle l’ayant un peu vexé.
Cléo réatterrit, se sent à nouveau prise en faute. Ce n’est pas dans une galère qu’elle se trouve, certes non – elle vit sans doute le moment le plus fort et le plus excitant de toute sa vie –, mais ce goûter n’a vraiment rien de reposant ! »

À propos de l’auteur
BERARD_Thibault_DRThibault Bérard © Photo DR

Thibault Bérard est né à Paris en 1980. Après des études littéraires, il devient journaliste, puis éditeur. Il est depuis treize ans responsable du secteur romans aux éditions Sarbacane. Après, Il est juste que les forts soient frappés (2020), son premier roman, il a publié Les enfants véritables (2021). (Source: Éditions de L’Observatoire)

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Ubasute

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En deux mots
Pierre a décidé d’exaucer le vœu de sa mère et de la transporter vers le sommet de la montagne pour son dernier voyage. Tout au long de l’ascension, il va évoquer avec elle leurs souvenirs, leur histoire familiale.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

En route pour le dernier voyage

Dans un court et émouvant premier roman, Isabel Gutierrez raconte comment un fils exauce le vœu de sa mère de mourir sur une montagne. Une ultime ascension d’une grande richesse.

Comme nous l’apprend Wikipédia, l’Ubasute est «au Japon une pratique consistant à porter un infirme ou un parent âgé sur une montagne, ou un autre endroit éloigné et désolé, pour le laisser mourir.» Se sachant condamnée, c’est le choix que fait Marie, avec la complicité de son fils Pierre, chargée de confectionner une chaise à dos pour transporter sa mère là-haut sur la montagne, dans la petite grotte sous un grand rocher.
Cet ultime voyage a beau se faire avec une économie de mots, le cœur parle et retrace tous les liens qui ont uni la famille au fil des ans, les moments heureux et les périodes plus difficiles qu’il aura fallu apprendre à surmonter. Pierre peut remonter jusqu’à l’enfance, jusqu’à ces belles années où ils partaient en famille en vacances à la mer, où avec ses sœurs ils avaient pris l’appareil photo de son père pour immortaliser leur amour en réalisant ce cliché de leurs deux corps enlacés sous la tente. Un cliché qui prendra quelques années plus tard le statut d’une relique. Car, après une course en montagne, c’est le corps déchiré par une chute mortelle qui leur sera ramené. «Une absence infinie remplissait nos journées d’enfants et finissait, apprivoisée, par devenir une présence douce et voluptueuse. Nous savions croiser nos regards, les filles et moi, lorsque le tien s’égarait ou se diluait dans le temps. Tu restais alors séparée de nous par une virgule, toi, la voix des mille et une nuits devenue aphone tout à coup, et nous faisions parler les choses à ta place.»
Comment faire le deuil, comment combler le vide abyssal qui s’est alors ouvert? Il aura fallu jouer avec le temps, avec les souvenirs…
«Au bout de longs mois, j’aurais appris à deviner ta présence autour de moi. Dans l’air mêlé tout à coup, dans le lait de la lumière, une voix qui court dans les épicéas du vallon derrière la maison, dans la fraîcheur des vents catabatiques d’été, une trace de rires laissée dans la poudreuse fraîche de l’hiver.»
C’est avec infiniment de pudeur et tout autant de poésie qu’Isabel Gutierrez construit ce magnifique chant d’amour. En remontant à la douleur des grands-parents ayant dû s’exiler de l’Espagne franquiste, elle tisse la trame du tissu familial. Un tissu que l’on sent épais, un peu rêche, mais solide. De plus en plus solide.
«Dans ce temps des mémoires, je découvris d’autres temps. Le temps du regard, celui de l’absence et des retrouvailles. Le temps de la solitude qui deviendrait un jour émerveillement de l’âme. Le temps du silence et des ombres qui s’allongent sur les hautes plaines.»

Ubasute
Isabel Gutierrez
Éditions La fosse aux ours
Premier roman
126 p., 15 €
EAN 9782357071667
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé dans les Alpes suisses, du côté de Zermatt pour le dernier voyage. Il y est aussi question d’un voyage dans les Andes, de montagnes et bords de mer et, en remontant dans l’histoire de l’Espagne du côté de Leon et de l’exil, des Asturies en Bretagne, jusqu’à Argelès-sur-Mer.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Marie va mourir. Elle demande son fils de la porter dans la montagne pour la déposer sous le Grand Rocher. Ce court périple est la dernière chance pour Marie de parler à son fils.
Ce roman autour de l’Ubasute, cette tradition ancestrale du Japon qui voulait que l’on abandonne en montagne une personne âgée et malade, brosse le portrait d’une femme lumineuse. C’est un véritable hymne à la vie, à sa beauté et à sa cruauté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook
La Croix (Laurence Péan)
France Bleu (À vous de lire – Isabelle Caron)
Actualitté (Émilie Guyonnet)
Audioblog (Extrait du livre lu par Céline Hamel)
Blog Mes écrits d’un jour
Blog Les jardins d’Hélène
Blog Les livres de Joëlle
Blog Sur la route de Jostein
Blog Le petit poucet des mots

Les premières pages du livre
« C’est un jour de très grand vent, un vent de fin d’automne sur la surface de ce monde.
Marie n’en finit pas de rincer son riz blanc.
Depuis ce matin, les branches du cerisier ont commencé à s’entrechoquer dans un bruit de cannes sèches.
C’est son temps.
Depuis trois saisons, chaque jour qui la fait s’approcher de cette partition de bois brisé est comme une sorte de ravissement. Elle les a comptés: deux cent quatre-vingts jours depuis les premières fleurs blanches du printemps jusqu’à la valse dans le vent qui l’a fait sursauter au réveil.
Chaque matin plus attentive à la clarté naissante — du noir dense qui s’efface au bleu transparent qui advient —, elle a profité avec soin du parfum des herbes, fraîches ou séchées, dans son thé.

Chaque matin, elle a noué et dénoué ses cheveux avec toute la conscience de leur poids dans sa main.
Trois saisons à prendre le pouls du départ, trois saisons à se souvenir que chacune serait la dernière.
Lorsque le dernier plein hiver s’était installé elle avait mouillé de manière parcimonieuse la terre mélangée qu’elle était allée chercher dans les carrières à l’automne précédent. Sous ses mains douces et assurées, la chair terreuse avait pris forme. Marie s’était remise à tournasser sur son vieux tour à pédale. Sous ses mains fermes, l’objet était apparu, un petit bol, d’abord un peu lourd et qui s’était allégé, comme aminci, au fil des heures à pédaler. Il avait aujourd’hui la forme de son âme et la douceur des caresses.
Elle jette un coup d’œil à l’objet posé, en attente. Aujourd’hui, grand vent en liesse par le monde.
Le corps un peu lâche de Marie s’avance près de la fenêtre, un corps lourd d’usure et de sagesse. Elle regarde dehors et se dit qu’il faut qu’elle appelle son fils.
Elle partirait demain en fin d’après-midi, il allait devoir, lui aussi, commencer ses préparatifs.
Quelques vers lui reviennent en mémoire:
Couronne-toi, jeunesse, d’une feuille plus aiguë!
Le Vent frappe à ta porte comme un Maître de camp
À ta porte timbrée du gantelet de fer.
Et toi, douceur qui vas mourir, couvre-toi la face de ta toge
Et du parfum terrestre de nos mains…
Elle aime les poètes comme on aime une soupe — sans avoir jamais osé l’avouer à personne, la comparaison étant fort peu poétique —, elle aime goûter chacun des mots comme elle s’amuse encore à laisser fondre chaque légume qui compose le potage. La douceur de la courge et l’amertume du fenouil.
Marie n’est pas si âgée mais elle a découvert tardivement ce que vivre signifiait et elle s’en est saisi. Les mains en corbeille, elle a accueilli les odeurs piquantes de la tristesse et de l’amour, les cris de plaisir et de désespoir des hommes, toutes sortes de vies, des couleurs éclatantes, des lumières presque éteintes. Demain, elle partirait gonflée de ce saisissement.
Gonflée comme une outre, cette idée la fait sourire, s’imaginant incarner l’outre des vents odysséens que les marins n’avaient pu se retenir d’ouvrir. Elle vérifierait son poids sur la balance avant de monter sur le dos de son fils, elle serait attentive à ne pas lui peser trop, s’il fallait qu’elle laisse là quelques sacs de mémoire, elle le ferait.

Extraits
« Dans ce temps des mémoires, je découvris d’autres temps. Le temps du regard, celui de l’absence et des retrouvailles. Le temps de la solitude qui deviendrait un jour émerveillement de l’âme. Le temps du silence et des ombres qui s’allongent sur les hautes plaines. » p. 43

« Au bout de longs mois, j’aurais appris à deviner ta présence autour de moi. Dans l’air mêlé tout à coup, dans le lait de la lumière, une voix qui court dans les épicéas du vallon derrière la maison, dans la fraîcheur des vents catabatiques d’été, une trace de rires laissée dans la poudreuse fraîche de l’hiver. Tu seras là, penché au-dessus de ma douleur à l’hôpital, et dans la joie mélangée du retour. » p. 57

« Une absence infinie remplissait nos journées d’enfants et finissait, apprivoisée, par devenir une présence douce et voluptueuse.
Nous savions croiser nos regards, les filles et moi, lorsque le tien s’égarait ou se diluait dans le temps.
Tu restais alors séparée de nous par une virgule, toi, la voix des mille et une nuits devenue aphone tout à coup, et nous faisions parler les choses à ta place. Les arbres, les pierres et la morsure glacée du vent. Et puis, tout à coup, l’écran de tes pensées semblait disparaître, tu découvrais un trou au coude de mon pull, l’élastique rompu au bout de la natte de ma sœur et tu nous revenais du fond de l’Océan. » p. 108

« Ils ne forment plus qu’un seul et même corps, informe, dont on ne saurait reconnaître les bras des jambes. Une seule et même douleur en mouvements presque imperceptibles. Ni l’un ni l’autre ne savent encore s’ils auront la force de s’arracher, de se dénouer. Le fils avance très lentement, il lui semble que sa mère s’est endormie dans son dos. »

« Mon fils, entends-tu les mémoires traverser ma voix silencieuse ? Les souvenirs s’épluchent sur le chemin, en couches, dans ton dos robuste. J’aimerais qu’ils te fassent un chaud manteau quand nous serons dans la montagne. Je ne suis pas bonne couturière, ce sera un manteau en morceaux. Des lambeaux qui, ajustés les uns aux autres, forment une histoire. Demain soir, il faudra nous dire adieu. »

À propos de l’auteur
GUTIERREZ_Isabel_©Philippe-MaloneIsabel Gutierrez © Photo Philippe Malone

Isabel Gutierrez enseigne la littérature et le cinéma à Grenoble. Ubasute est son premier roman. (Source: Éditions la fosse aux ours)

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Saint Jacques

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En deux mots
Au décès de sa mère, Paloma hérite d’une maison dans les Cévennes et d’un cahier qui va faire le lumière sur un secret de famille. Arrivée sur place, elle revoit ses plans et décide de ne pas vendre, mais de rénover la bâtisse. Les rencontres qu’elle va alors faire vont bousculer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Paloma dans les Cévennes

Avec Saint Jacques on retrouve l’ouverture aux autres et l’humanité dont Bénédicte Belpois avait fait montre avec Suiza. Ce portrait de femme, qui part s’installer dans les Cévennes après un héritage, est bouleversant.

Ce n’est pas de gaîté de cœur que Paloma prend la direction de Sète. Elle se rend aux obsèques de sa mère et va retrouver sa sœur avec laquelle est n’entretient plus guère de relations, sinon conflictuelles. Elle fait contre mauvaise fortune bon cœur et n’a qu’une hâte, retourner à Paris où l’attend sa fille Pimpon et son travail. Elle est donc très surprise lorsque le notaire lui annonce qu’elle hérite d’une maison dans les Cévennes, sa sœur conservant pour sa part l’appartement de Sète.
Mais Paloma n’est pas au bout de ses surprises. Un cahier – à n’ouvrir qu’une fois sur place – accompagne cette première annonce. Ce qu’elle y découvre va la laisser pantoise: cette maison appartenait à son père biologique. Michel, le père qui l’a élevée, ayant juré de garder le secret sur ses origines.
Dans cette montagne délaissée où ne vivent plus qu’une poignée d’habitants, elle s’imagine vendre au plus vite son bien, avant de revenir sur son choix initial et la garder. «J’avais pris mes décisions dans l’urgence, je me doutais que si je gardais un peu de raison, j’aurais fait marche arrière. Je m’étais jetée dans un tourbillon de démarches administratives pour pouvoir oublier la petite voix en moi qui me susurrait que j’étais folle.» Elle se met alors en disponibilité de l’hôpital où elle travaille et décide de s’installer en tant qu’infirmière libérale, achète une voiture et vend son appartement. «Pimpon avait été d’accord sur tout. Elle resterait à Paris pour ses études, je ne pouvais pas l’embarquer totalement dans ma folie, elle viendrait seulement aux vacances.»
La seconde partie du roman nous raconte la nouvelle vie de Paloma dans un environnement peu accueillant. Pourtant, à l’image de Rose sa voisine, la distance et la méfiance vont faire place à l’entraide et à la solidarité. Même Jacques, l’entrepreneur appelé sur place pour établir un devis de réfection de la toiture, va finir par trouver du charme à cette femme aussi courageuse qu’inconsciente. Car jamais, avec ses maigres revenus, elle ne pourra payer les travaux. Car il faut tout refaire, déposer les lauzes, une partie de la charpente, et refaire toute la toiture. Après un repas arrosé, il accepte toutefois de sa lancer dans cette réfection avec Jo, le jeune employé qui va ainsi pouvoir montrer son savoir-faire.
Comme dans Suiza, Bénédicte Belpois raconte avec talent cette histoire simple mais touchante, faisant de ce microcosme un concentré d’humanité. Les liens se créent et se renforcent au fil des pages. Et même si le drame n’est jamais loin, ces moments de bonheurs simples, cette envie de partage fait un bien fou.

(Signalons que ce beau roman paraît en mai dans sa version poche chez Folio)

Saint Jacques
Bénédicte Belpois
Éditions Gallimard
Roman
160 p., 14 €
EAN 9782072932304
Paru le 8/04/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, puis à Sète, Alès et dans les Cévennes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À la mort de sa mère, Paloma hérite d’une maison abandonnée, chargée de secrets au pied des montagnes cévenoles. Tout d’abord décidée à s’en débarrasser, elle choisit sur un coup de tête de s’installer dans la vieille demeure et de la restaurer. La rencontre de Jacques, un entrepreneur de la région, son attachement naissant pour lui, réveillent chez cette femme qui n’attendait pourtant plus rien de l’existence bien des fragilités et des espoirs.
Ode à la nature et à l’amour, Saint Jacques s’inscrit dans la lignée de Suiza, le premier roman de Bénédicte Belpois, paru en 2019 aux Éditions Gallimard. Avec une simplicité et une sincérité à nulles autres pareilles, l’auteure nous offre une galerie de personnages abîmés par la vie mais terriblement touchants.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RTS (Jean-Marie Félix – entretien avec Bénédicte Belpois)
Maze (Emma Poesy)
L’Est Républicain (Catherine Chaillet)
Blog Les lectures de Cannetille
Blog Loupbouquin
Blog Le domaine de Squirelito
Blog Les livres de Joëlle

Les premières pages du livre
« Françoise m’a appelée, je ne me souvenais plus qu’elle avait mon numéro. Elle a dit simplement: «Maman est morte.» Elle voulait que je vienne, au moins ça. Elle s’occupait de tout, mais il y avait le notaire, je ne pouvais pas y échapper. J’ai raccroché. Je me suis répété : « Camille est morte » plusieurs fois. Cela ne changeait rien, ça ne me faisait pas mal comme cela aurait dû. Elle était morte depuis longtemps pour moi.
J’ai réveillé Pimpon, je me suis assise sur le bord de son lit et j’ai annoncé abruptement comme Françoise : « Camille est morte », sans même lui dire bonjour. Elle m’a pris la main, encore à moitié endormie et m’a juste demandé : « Qu’est-ce que tu vas faire ? »
Je ne savais pas vraiment. Il fallait que j’y aille, bien sûr, pas moyen de déroger. Je devais prendre quelques jours de congé et descendre m’occuper de tout ça, nous le savions toutes les deux.
«Je ne peux pas venir, maman, mes partiels commencent demain.
— Ça ira, ne t’inquiète pas, chérie.»
J’ai appelé ma surveillante. Pour une fois, elle a été compréhensive, le décès d’une mère tout de même, c’était un motif sérieux d’absence, pas une gastro-entérite. En reposant le combiné je me suis demandé qui allait s’y coller à ma place : le service était plein et nous étions en sous-effectif chronique.

J’ai choisi un train pour le lendemain. Celui qui arrivait juste avant la cérémonie, pour ne pas perdre trop de temps. Le voyage a été rapide, mon voisin monté à Valence étant plutôt bavard, à la manière des gens du Sud avec cette façon enfantine de réfléchir tout haut et d’en faire profiter l’entourage. Au début, on s’agace, puis on écoute malgré soi. Impossible de ne pas prendre part, un tant soit peu, au monologue théâtral. J’ai donc ri comme mes voisins, de son accent et de ses reparties, j’ai remis à plus tard l’introspection.
Françoise m’attendait à la gare. L’enterrement était pour l’après-midi, elle m’a proposé d’aller manger vite fait quelque part, « entre sœurs ». Elle n’avait pas changé, elle affichait toujours ce regard supérieur et cet air méprisant quand elle posait les yeux sur moi. Je me sentais sa cadette, alors que j’étais son aînée de dix ans. J’ai décliné l’invitation, je ne voulais pas me retrouver en face d’elle, je n’avais rien à lui dire. Je préférais aller à mon hôtel, me reposer un peu. J’avais négocié de tout faire dans le même après-midi, pour pouvoir remonter dès le lendemain à Paris, je ne voulais pas moisir ici. Françoise a eu une moue agacée. « Tu pourrais faire un effort, maman n’est plus là maintenant. »
Juste un sandwich alors, et un verre de vin rouge pour m’anesthésier. Il m’aurait fallu un whisky, ou plutôt deux, pour que Françoise m’apparaisse inoffensive.
Il y avait un bar pas loin du funérarium, le patron faisait des croque-monsieur, j’en ai commandé un, puis un autre. Ce n’est pas que j’avais tellement faim, c’était pour avoir un alibi : mâcher m’empêchait de parler. J’ai lu dans les yeux de Françoise : tu ne vas pas en bouffer deux, tout de même ? Ça ne te coupe pas un peu l’appétit, la mort de maman ? Mais je savais aussi que je n’étais pas tout à fait objective, que je réglais des comptes dont elle n’était pas ma débitrice. J’ai eu, une fraction de seconde, une culpabilité immense de ne pas pouvoir poser ma main sur la sienne, de ne pas lui sourire. Elle a tenté de remuer l’enfance, quand nous jouions ensemble, je l’ai arrêtée net. Nous étions là pour enterrer notre mère, pas pour exhumer le passé. Elle a baissé la tête dans sa salade light et ne l’a plus relevée.
Au café, j’ai quand même eu droit au « Tu es dure, Palo ». Elle avait raison, j’étais dure avant de te connaître, Jacques, je n’avais de douceur que pour ma fille. Mon cœur était aride comme le désert de Gobi.

Au funérarium, je n’ai pas voulu voir ma mère. Je gardais d’elle un souvenir précis, une photo où elle posait avec mon père, dans sa jeunesse. Elle y était magnifique, blonde, mince, des yeux clairs, la coiffure un peu gaufrée de l’époque, une robe simple, blanche, très classe, une broche en or qui ressemblait à un scorpion. Elle avait ce sourire énigmatique, un peu triste, à la Mona Lisa. Je ne voulais pas sortir de cette image immobile où le temps s’était arrêté sur sa beauté, je ne voulais pas la voir vieille et morte.
Pour la cérémonie, il y avait quelques amis à elle, que je ne connaissais pas, j’ai été soulagée. Une femme est venue lire un petit texte sur « sa vie, son œuvre », et je me suis étonnée d’apprendre des choses. Elle avait eu une existence, bien sûr, en dehors de moi, et c’était comme si, naïvement, je le découvrais. Françoise a lu, elle aussi, son éloge funéraire. J’ai été surprise. C’était un beau texte, loin d’être cucul la praline. Elle décrivait toute la tendresse qu’elle avait eue pour Camille malgré sa dureté et la constance de son amour filial au-delà des difficultés. Elle avait résisté, alors que j’avais déserté. Quand elle est revenue s’asseoir, je me suis fendue d’un « tu as été parfaite ». J’ai même réussi à éviter le « comme toujours ». Moi aussi, j’ai dû la surprendre. Ses joues se sont teintées de rose.
À peine le temps de serrer quelques mains racornies, de boire le verre de l’amitié, et Françoise m’a embarquée dans sa belle Volvo pour aller chez le notaire.
Je m’attendais à voir un vieux croûton, avec des lunettes demi-lune. Mais c’était un homme plutôt jeune, dynamique, sérieux. On avait envie de lui faire confiance et il n’avait pas de problèmes de vue.
Camille m’avait laissé une lettre. Mes orteils se sont recroquevillés dans mes sandales, j’avais supposé qu’elle écrirait quelque chose, un truc terrible comme à son habitude où j’en prendrais plein la figure. Elle savait écrire, surtout pour me démonter : un mélange raffiné de douceur et de méchanceté. De quoi rendre schizophrène n’importe qui. À la fin, ses lettres, je ne les lisais plus, je mettais trop de temps pour m’en remettre. Je les rangeais dans une boîte en haut de mon armoire.
Pendant que le notaire parlait, je me demandais ce que j’allais en faire, maintenant, si j’allais avoir le courage de les lire un jour.

« Pour être tout à fait exact, plutôt qu’une lettre, votre mère vous a laissé un cahier. Elle a souhaité que vous l’ayez. Mais elle a demandé une faveur, une sorte de condition si vous voulez : que vous lisiez ce cahier dans les Cévennes, quand vous irez voir la maison qu’elle vous lègue.
— Une maison ? Dans les Cévennes ?… »
J’ai éclaté de rire.
« C’est une blague ? » J’ai tourné la tête vers Françoise : « Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?! »
Françoise était aussi incrédule que moi, et plutôt vexée : depuis le temps qu’elle vivait avec Camille, celle-ci ne lui avait jamais parlé de cette maison. Le notaire m’a tendu une enveloppe, un gros trousseau de clefs, et une photo, celle d’une maison noire, avec des fenêtres fermées de lourds volets de bois.
« Votre mère avait prévu votre surprise, mais elle m’a dit que vous trouveriez les réponses à vos questions dans ce cahier.
— Et pour moi ? a demandé Françoise, a-t-elle laissé quelque chose ?
— Elle vous a laissé l’appartement dans lequel vous viviez avec elle, c’est un bel héritage. »
Françoise a baissé la tête. Elle était jalouse. Elle aurait voulu son cahier, elle imaginait qu’elle y aurait trouvé notre mère, tendre et gorgée de cette reconnaissance après laquelle elle courait en vain depuis tant d’années.
« Pourquoi veux-tu qu’elle t’en laisse un ? C’est à moi qu’elle doit expliquer les choses. C’est devant moi qu’elle doit se justifier de te léguer son immense appartement de Sète, alors que je n’ai que cette baraque au milieu de nulle part. »
Le notaire a continué pour apaiser la tension qui devenait palpable : la maison cévenole n’avait que très peu de valeur en l’état, certes, mais avec un peu de travaux de rénovation, je pouvais espérer la vendre un bon prix : la région avait un fort pouvoir touristique, les Anglais et les Néerlandais raffolaient de ce genre de bien, authentique, au sein d’un des rares parcs naturels habités. Je pouvais en tirer trois cent mille euros facilement, grâce aux nombreuses pièces, à la multitude de dépendances, aux trois hectares de châtaigniers en terrasse, adossés à la grosse bâtisse.
Il y avait aussi de l’argent sur des assurances-vie à mon nom, elle me laissait un certain pécule, consciente de la différence entre la valeur mobilière de ses biens.
« Et pour les meubles, la vaisselle ? a demandé Françoise.
— Tu prends tout. Je ne veux rien. Que des photos, et encore, seulement celles où je suis dessus. Tu peux les scanner ? Je te laisse les originaux.
— Tu ne veux pas un petit quelque chose d’elle ? Je ne sais pas, un meuble, un tableau…
— Je ne veux rien. Tu t’es occupée d’elle, c’est normal que cela te revienne. »
J’ai signé les papiers, je me moquais de tout, je voulais juste en finir. Je voulais partir, rentrer chez moi, aller me rouler en boule dans mon lit.
Françoise a proposé d’aller boire un café. Elle faisait durer, elle savait bien que c’était sûrement la dernière fois que je lui parlais. Camille morte, je ne voyais pas vraiment ce qui allait nous obliger à nous revoir, à l’avenir.
J’ai dit oui pour le café. J’aurais dû décliner.
« Tu ne veux pas essayer de l’appeler maman à présent ? Chaque fois que tu l’appelles Camille, j’ai l’impression que tu parles d’une étrangère. C’est ta mère, tout de même.
— C’est elle qui a toujours voulu que je l’appelle Camille et pas Maman, tu le sais bien. Elle trouvait que c’était plus flatteur, qu’elle avait un joli prénom qui valait la peine qu’on le prononce. Elle disait aussi que vu notre peu de différence d’âge nous pouvions passer pour deux sœurs. »
Françoise a tenté à nouveau de convoquer le passé et de me faire la morale, je lui ai demandé de se taire. Elle a explosé d’une fureur contenue depuis mon arrivée : Camille avait raison, j’étais mauvaise, je ne me préoccupais que de ma petite personne, j’étais insensible, perverse. Elle pleurait des larmes de crocodile, et reniflait après chaque phrase.
« Françoise, c’est exactement ce que je voulais éviter. Les reproches et les pleurs. Je paye les cafés et je m’en vais. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour Camille. »
Je l’ai laissée là, j’ai jeté un billet sur le comptoir et je suis sortie sans me retourner. J’ai marché vite, couru presque, de peur qu’elle ne me poursuive, en m’agonissant d’injures. J’ai marché sans voir la ville, jusqu’à la mer. Une femme se promenait sur la plage avec une petite fille, toutes deux habillées d’une robe légère qui frissonnait au vent. Un jeune chien jappait devant elles. À distance respectueuse se promenaient des goélands au cou immaculé, aux pattes palmées jaune d’or. Je me suis surprise à rester rêveuse et émerveillée, à songer à Sorolla au lieu de penser à ma mère. Le ressac avait chassé en partie mes sombres pensées, alors je me suis rassurée avec des phrases convenues du genre : la vie continue, c’est normal de perdre ses parents, etc. J’avais peur d’être réellement méchante, au fond. Aussi méchante que ma mère.
Sur le chemin de l’hôtel je me suis acheté à manger, des gâteaux, du saucisson, du pâté, du pain et deux bouteilles de vin rouge, du Languedoc premier prix. Des courses pour trois personnes, de gras et de sucre pour apaiser mon âme malmenée et résister à une soirée en solitaire dans une chambre minable, à converser avec les morts et les souvenirs.
J’ai appelé Pimpon, pour savoir comment s’étaient passés ses examens.
«Formidablement bien. J’ai cartonné, je crois.
— Je n’étais pas inquiète, ma chérie, tu réussis toujours tout.
— Et toi, m’man?»
J’ai expliqué mon soulagement, proportionnel à mon incrédulité devant le don de cette maison que je ne connaissais pas, dans cet endroit perdu qui ne me rappelait aucun souvenir.
«Camille m’a laissé un cahier, que je dois lire là-bas.
— Vas-y, mais tu vas résister? Tu ne vas pas l’ouvrir avant? Heureusement que c’est pas moi, j’aurais commencé à le lire dans les escaliers du notaire.
— Je crois que j’ai peur de ce que je vais y trouver.
— Tu es sûre que tu veux la vendre cette maison? Elle est peut-être bien.
— Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse d’une maison dans les Cévennes, Pimpon? Je n’ai même pas fini de payer l’appartement, tu me vois entretenir une maison de campagne? Il y a trois hectares autour, tu m’imagines en paysanne à sarcler mes tomates?
— Cool, m’man. Tu dis toujours que tu n’as pas le temps de prendre des vacances. Je suis en plein partiels, j’en ai encore pour toute la semaine, je n’ai pas besoin de toi. Prends un bus, va voir cette baraque, passe deux jours là-bas et après tu décides. Là-bas, ce n’est pas Sète et ce n’est pas vraiment ta mère.»

Si j’avais su à ce moment-là, Jacques, que c’était toi, au fond, qui m’attendait là-haut, j’y serais montée le soir même dans cette montagne lointaine, pour gagner un peu de temps, puisque chaque minute nous était comptée. Je t’en prie, mon amour, ouvre les yeux, parle-moi, ne me laisse pas avec la pendule d’argent, celle de l’autre Jacques, qui ronronne au salon et qui nous attend.

J’ai bu mon languedoc devant les informations régionales, en noir et blanc : la télé datait du Neandertal. J’avais fait des économies drastiques sur le prix de la chambre, et je crois que j’avais choisi sans le savoir un hôtel de passe. J’entendais des allées et venues régulières, des râles suggestifs, dignes de films pornos, mais exclusivement masculins, me semblait-il. Les prostituées ne faisaient plus semblant.
Moi, si j’avais été à leur place, j’aurais poussé des cris de plaisir magnifiques pour que le client soit content. Sans rire, j’aurais dû faire prostituée, je suis sûre que j’aurais été à la hauteur. Je savais aussi que c’était l’effet du vin cette idée saugrenue : les clients en question, je les fantasmais toujours beaux, pleins de charme. Je leur aurais arraché du plaisir. Il aurait suffi de les caresser un peu, à travers leur pantalon, de les rassurer, de leur sourire. Leur laver le sexe, doucement, dans le petit lavabo minable de la chambre.
Puis je réalisais que les vrais clients, ils devaient être bedonnants, avec des poils sur les épaules, des ongles de pied mycosiques et des petites jambes d’alcooliques. Je pensais à mes patients de chirurgie digestive et vasculaire et tout à coup j’avais nettement moins envie de leur caresser le sexe. Je m’en suis voulu de penser à des idioties pareilles, alors que j’aurais dû penser à ma mère. Elle est apparue enfin, lorsque le soir est tombé, à cause des martinets qui trissaient dans la rue, du calme relatif de la ville, de la solitude et de la première bouteille de vin. Son poème préféré, le songe d’Athalie, me revenait en mémoire, chaque fois que je pensais à elle : Tremble, fille digne de moi, le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.
J’ai été infiniment triste, d’un seul coup. Elle n’était plus là, nous ne pourrions plus jamais nous haïr, ni nous aimer. Mais ma tristesse n’avait d’égal que mon soulagement. Je ne me sentais pas coupable. Simplement délivrée d’une part d’angoisse, comme si, enfin, l’œil de Sauron avait détourné son regard destructeur de moi. Je pleurais gentiment le nez dans mon languedoc, dans une chambre au papier peint jauni, je me sentais seule au monde. Je croyais l’être.
Et puis j’ai pensé à ma fille. La météo régionale annonçait pour le lendemain un soleil radieux sur toute la côte. Pimpon avait raison, il fallait quand même que j’aille la voir avant de la vendre, cette maison que me laissait Camille comme une punition.
Je me demandais pourquoi les Cévennes. J’aurais été moins étonnée si elle m’avait laissé un bien en Espagne : j’avais quelque chose à voir avec ce pays. Je me souvenais de la volonté de Camille que j’apprenne l’espagnol. Elle avait remué ciel et terre pour que je puisse prendre cette langue en sixième, en lieu et place du traditionnel anglais. Elle s’était enfermée avec le proviseur plus d’une demi-heure dans son bureau, j’attendais dehors assise sur une chaise, les jambes battant dans le vide. Elle était ressortie victorieuse, fière et droite.
« Tu feras espagnol première langue. Ne me déçois pas, sois bonne, que je ne me sois pas donné tout ce mal pour rien. »
Il y avait aussi mon prénom. Paloma. J’avais demandé plusieurs fois à Camille pourquoi ce prénom original, elle m’avait dit que c’était en référence à une chanson de Mireille Mathieu, un truc sirupeux qu’elle avait beaucoup aimé. Je savais que ce n’était pas la vérité : Camille détestait la musique quand elle n’était pas classique, et je ne l’avais jamais entendue ne serait-ce que siffloter un air à la mode.
On m’a toujours appelée Palo. Sauf toi, Jacques. Tu as dit que tu voulais prendre le temps de m’appeler en entier, parce que Paloma c’était un nom de vierge, de colombe, alors que Palo ça faisait tenancière de bar crasseux. Grâce à toi, j’ai retrouvé une certaine virginité.

Mais j’avais beau fouiller le passé, les Cévennes, de près ou de loin, cela ne me disait absolument rien.
J’ai tâté le cahier à travers la grosse enveloppe de papier kraft. Je voulais savoir, mais j’avais peur. Alors que sa dépouille reposait sagement au fond de son caveau, cette crainte sournoise et insidieuse que j’avais toujours ressentie aux côtés de Camille m’empêchait d’ouvrir l’enveloppe. Je supposais que cette lecture interdite me porterait malheur.
J’ai eu l’envie subite d’aller voir cette maison, pour en finir une bonne fois pour toutes, lire ce que me réservait de cruauté ce cahier. J’ai regardé le trajet sur Internet. Il y avait bien un bus pour Alès, mais ensuite je ne trouvais rien pour monter au village. Bien sûr, j’aurais pu faire du stop, mais je n’avais pas envie de poireauter sur le bord d’une départementale déserte avec ma pauvre valise. Bagdad Café n’était qu’un film, ces choses-là n’arrivent pas dans la vraie vie.
Sur un coup de tête, j’ai enfilé mon jean, et je suis allée à la gare pour louer une voiture et annuler mes billets de retour.

La soirée loin de ma fille a été longue, j’ai continué de pleurer sur mon malheur comme une pauvre petite Cosette alcoolique. Le sommeil ne m’a surprise que tard dans la nuit.
Je me suis réveillée à cinq heures, comme d’habitude. Mon corps ne savait pas que je ne travaillais pas. J’ai bu un café à la machine de l’accueil, atrocement mauvais, trop noir, trop fort, trop court. J’ai fumé une cigarette sur le devant de la porte, dans le petit matin. L’aube venait doucement, j’entendais les cris des goélands, et vu le raffut qu’ils faisaient, il devait y avoir un retour de pêche sur le port. Les éboueurs entrechoquaient les conteneurs en un vacarme du diable, j’ai eu droit à un bref signe de main sympathique au passage du camion. Ils avaient dû me prendre pour la femme de ménage et c’était sûrement une marque de fraternité, entre gens qui travaillent quand les autres dorment encore, et qui sont payés une misère. La solidarité de l’infortune.
J’ai pris une douche qui m’a rendue à la vie, j’ai jeté mes affaires dans mon sac et j’ai fui Sète, cette ville félonne qui n’avait même pas été capable d’enterrer son Brassens sur la plage, alors qu’il l’en avait si bien suppliée.

Je n’avais pas à réfléchir, la voix synthétique du GPS me disait où aller. L’A9, la sortie de Lunel, puis des départementales désertes. Sommières qui sommeillait. J’aurais aimé que la voix désincarnée, de temps à autre, me dise : tu roules bien, ou bravo, ou quelque chose dans le genre, pour m’encourager.
Tout à coup, le soleil s’est levé. J’ai ouvert la fenêtre, et une bouffée d’odeurs méditerranéennes est entrée dans l’habitacle : toutes les herbes de Provence sont venues parfumer ma voiture. Tu vois, Jacques, à force de les acheter en pot, sèches et broyées, on finit par oublier que ce sont de vraies plantes qui doivent bien pousser quelque part. C’était une bonne odeur de vacances, qui m’a mise en joie, tout à coup. Je me suis souvenue de papa qui conduisait en bras de chemise, le coude à la portière. De l’arrêt dans cette bourgade au bord du Rhône, où nous avions pu prendre le petit déjeuner après avoir roulé toute la nuit. Quand j’avais ouvert les yeux, nous étions sur un parking, papa m’avait caressé l’épaule et il m’avait dit : « Viens, ma chérie, on va se payer un vrai petit déjeuner. » Il y avait les coteaux couverts de vignes, roses dans l’aube naissante et un immense panneau Chapoutier. Le Rhône était grand comme la mer, presque à hauteur de la route, un long fleuve étale, d’un beau bleu pâle. Nous nous étions assis en terrasse, comme des habitués, et le serveur avait demandé ce que voulait la petite famille. Les parents avaient commandé des cafés noirs et Françoise et moi des chocolats onctueux, dans lesquels nous avions trempé des croissants, croustillants et brillants de beurre. Les meilleurs de ma vie et un des rares souvenirs heureux de mon enfance.
Là, c’était la même joie. L’air s’engouffrait dans la voiture, c’était à nouveau les vacances, je me moquais de Paris, du boulot, du testament, soudain je me sentais libre. Camille aurait été surprise de me voir si heureuse, j’étais sûre qu’elle avait pensé me punir avec cet héritage. J’ai hurlé : « Merci, Maman » par la fenêtre. Maman.
J’ai roulé doucement, traversé Anduze endormie, Saint-Jean qui s’éveillait, et je suis entrée dans la Vallée-Française. Le Gardon coulait limpide au fond de sa gorge, je l’apercevais par endroits. Au bord de la rivière, j’ai appelé Pimpon pour lui expliquer ma folie. Elle m’a comprise. »

Extrait
« J’avais pris mes décisions dans l’urgence, je me doutais que si je gardais un peu de raison, j’aurais fait marche arrière. Je m’étais jetée dans un tourbillon de démarches administratives pour pouvoir oublier la petite voix en moi qui me susurrait que j’étais folle. Disponibilité de l’hôpital, installation en tant qu’infirmière libérale, achat d’une voiture, vente de l’appartement. Pimpon avait été d’accord sur tout. Elle resterait à Paris pour ses études, je ne pouvais pas l’embarquer totalement dans ma folie, elle viendrait seulement aux vacances. Sans le savoir, elle était le cœur de la plus forte de mes angoisses: comment allais-je vivre sans elle? Mon Olympe, que je continuais à appeler du Pimpon de l’enfance, alors qu’elle était déjà une jeune femme. Bien sûr, je savais qu’un jour elle partirait, qu’il me faudrait trouver une solution pour combler le vide affectif qu’elle laisserait, mais je repoussais toujours cette éventualité. » p. 42-43

À propos de l’auteur
BELPOIS_Benedicte_©DR_RTSBénédicte Belpois © Photo DR – RTS

Bénédicte Belpois vit à Besançon où elle exerce la profession de sage-femme. Elle a passé son enfance en Algérie. C’est lors d’un long séjour en Espagne qu’elle a commencé à écrire Suiza, son premier roman paru en 2019. En 2021, elle récidive avec Saint Jacques. (Source: Babelio)

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Aulus

COSSON_Aulus Logo_premier_roman  68_premieres_fois_logo_2019

En deux mots
Sur les pas de son père qui a racheté un vieil hôtel dans une station thermale pyrénéenne sur le déclin, la narratrice raconte le son quotidien à Aulus. A travers les descriptions de ses randonnées, les habitants qu’elle croise et les souvenirs qu’elle fait revivre, on voit se dessiner un portrait sensible du lieu.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Retour à Aulus

Une jeune fille vient régulièrement séjourner dans l’hôtel désaffecté que son père a acheté sur un coup de tête. Pour son premier roman, Zoé Cosson a choisi de retracer l’histoire et la géographie d’Aulus, village des Pyrénées.

Ce court roman est d’abord un livre de géographie. De géographie physique d’abord. Qui raconte un paysage, un village des Pyrénées, son environnement, son histoire, ses habitants. De géographie intime ensuite. De l’attachement à cet endroit, du lien au père, des émotions qui s’emparent de la narratrice. Dans ses pas on découvre Aulus-les-Bains, station thermale qui a connu son heure de gloire et qui, à l’image du Grand Hôtel de Paris, racheté par son père, est désormais sur le déclin. Les habitants, une centaine, sont authentiques. «Ce sont des corps du dehors, habitués à négocier avec la solitude, le temps qui ne meurt pas. Des corps tenaces qui ne tressaillent pas à l’intérieur. Qui commencent par les pieds la plante les orteils, qui se tiennent par les cuisses et se terminent par des mains carrées. Ces corps-là ne plieront pas. Ils ne ressemblent pas à ceux de la ville. Frêles, élancés, gras, voûtés. Ils auraient pu partir, presque tous. Faire leur vie ailleurs, à la campagne, sur un terrain plus plat, avec un climat plus doux, mais ils ne se sont pas résolus à quitter cet endroit où chaque centimètre est connu, vécu, chéri. Ils n’ont pas voulu se séparer du lieu où le corps a ses marques, sous l’église, dans le creux. Les autres, ceux qui ne sont pas nés là, ont suivi un ami. Ils ont retrouvé un ancêtre, découvert une tombe à leur nom, ils ont fait leur premier vol en parapente ici. Le village s’est présenté par hasard. Ils se sont installés.»
Un microcosme qui nous est présenté avec la patience d’un entomologiste qui observe à travers plusieurs focales son petit monde, à la fois étonné et fasciné.
À l’aide des cartes postales anciennes décrites en début de chapitre, on prend la mesure du temps qui s’est écoulé, des changements de mode de vie. Si on peut imaginer que l’ours faisait déjà parler de lui dans les conversations de l’époque, ce sont désormais l’exode rural, la fin des petits commerces – il ne reste guère comme boucherie et une épicerie – l’environnement au tour de la question de la centrale hydroélectrique et les élections à venir qui rythment les conversations. Des échanges que l’hôtelier prend plaisir à initier et à entretenir, sorte de chef d’orchestre du Titanic.
Zoé Cosson défend et illustre à sa manière une thèse établie au XVIIIe siècle par
Charles Victor de Bonstetten, un Suisse auteur de L’homme du Midi et l’homme du Nord, ou L’influence du climat. Entre Rousseau et Madame de Staël, il tente de définir les typologies des européens et constate combien le climat – notamment la montagne – façonne les caractères. Ici, les gens ne ressemblent pas à ceux de la ville. «Ils ne fixent pas le sol à côté de leurs chaussures, ne soupirent pas, et quand ils rient, tout leur corps vibre avec eux». C’est ce que la romancière appelle «l’attachement paysager» et qu’elle nous livre à la manière d’un diamant qu’elle polit soigneusement pour en faire briller toutes les facettes.

Aulus
Zoé Cosson
Éditions l’arbalète Gallimard
Premier roman
107 p., 12,90 €
EAN 9782072958397
Paru le 00/09/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Aulis dans les Pyrénées

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des réminiscences jusqu’au début du siècle passé.

Ce qu’en dit l’éditeur
Aulus est une station thermale des Pyrénées construite à la Belle Époque, qui ne compte plus, aujourd’hui, qu’une centaine d’habitants. Depuis son enfance, la narratrice y vient chaque année. Elle réside dans l’hôtel désaffecté que son père a acheté un jour aux enchères, point de départ de ses randonnées. Dans le village et sur les chemins, la narratrice écoute, regarde et recueille habitudes et histoires des Aulusiens: la météo, l’ours, la centrale plantée sur une rivière, les élections… Elle en fait un récit, celui d’un écosystème fragile, où hommes et nature cohabitent comme ils peuvent. Où une ancienne mine pollue dangereusement la montagne. Où tout menace de se défaire, malgré la force millénaire de la roche omniprésente. Un récit actuel, métaphore de notre époque, en perpétuelle rupture d’équilibre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Diacritik (Denis Seel)
Benzinemag (Éric Médous)
Maze (Emma Poesy)
Petite République
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog lettres capitales (Dan Burcea)
Lintervalle, blog de Fabien Ribery


Lecture et mise en musique d’un extrait d’Aulus © Production Richard Turcey

Les premières pages du livre
Aulus tient et persiste dans un coin de ma tête. Ce village ramassé, esseulé au fond d’une vallée étroite que la déprise rurale et industrielle a progressivement usée, élimée, vidée, se borne à la montagne. Il s’y confronte, il s’y soumet. En raison de cette topographie spécifique, Aulus m’est toujours apparu comme un terminus géographique. On ne passe pas à Aulus, on s’y rend.
Mon père a acheté là-bas un ancien hôtel aux chambres vides, en train de dépérir au milieu des montagnes. L’hôtel est devenu son royaume, et le lieu à partir duquel je découvre les corps qui peuplent les rues du village.
À Aulus, je ne suis ni résidente ni étrangère : je suis la silhouette derrière mon père, et l’hôtel est ce lieu poreux d’où j’écris. Un pied dedans, un pied dehors. Je regarde le monde à travers lui, j’imagine à travers les on-dit, ce que j’attrape des habitants lorsqu’ils viennent partager quelques mots sur la centrale, l’ours, un voisin, la météo. À Aulus, j’écoute et je marche, réel et fiction s’entremêlent.
Aulus s’appréhende comme la montagne, comme un ensemble d’accidents, de pans qui se succèdent et se cachent les uns des autres. On ne peut pas saisir Aulus d’un seul regard, on le découvre dans l’effort de la marche, à l’échelle du corps, par bribes, et il faut ensuite recoller mentalement ces morceaux pour s’en fabriquer une image.
Ce livre est le portrait rapiécé de ce lieu sans contour, un espace fait de calques, une sorte de cartographie qui n’élucide rien. Ce n’est ni une histoire ni un bloc.

1
J’observe mon père. Sa tête droite, tenue, ses yeux posés sur l’horizon. Il fixe la ligne bleue qui barre le pare-brise, les Pyrénées devant. Il n’a qu’une main sur le volant et le camion file tout droit. On traverse une série de villages désolés, His, Caumont, Lorp-Sentaraille, abandonnés le long de la départementale. Les maisons sont flétries, fermées, les murs à peine debout. Elles me filent le bourdon ces maisons. Tout est d’hier, morose. Il n’y a pas de piétons, personne. On dépasse la cité de Saint-Lizier, l’eau stagnante des barrages de Saint-Girons, et déjà l’usine Job de papier à cigarette diffuse son odeur âpre à l’intérieur du véhicule. Elle traîne un moment dans l’air, épaisse, envahit nos narines jusqu’à l’écœurement et pourtant je commence à sourire parce qu’à partir de là, vraiment, le paysage change et on s’enfonce dans le pays.
Le pays c’est la vallée du Garbet, une terre pleine de cailloux roulés d’où se lèvent des espèces fumantes. Les noisetiers prolifèrent, les troncs nus étouffent sous le lierre, les fougères agitent leurs longs bras souples. À présent la route se presse contre la rivière et, ensemble, elles glissent entre des collines d’un vert éclatant. Leurs croupes s’allongent, gonflent, se rapprochent. La radio ne capte plus et mes yeux restent collés à la vitre. L’espace mute, se vide, les maisons se dispersent, les monts s’élancent de plus en plus haut, se dressent, la roche perce leurs sommets et voilà les montagnes. Je n’en perçois pas le bout. Mon père s’agrippe au volant, l’estomac tourne, les roues chavirent à fond. Le camion force un passage dans le minéral jusqu’au moment où la roche s’ouvre et le regard s’élargit. Un plateau apparaît. Il n’est pas large mais des deux côtés les prairies huileuses absorbent et reflètent la lumière. Au fond, une couronne de pierres clôt l’horizon en arc de cercle. On se jette vers cette fin, ou ce commencement du monde, et enfin on lit le panneau : « Aulus-les-Bains, station thermale du cholestérol ».

Contrairement aux villages bâtis sur des hauteurs qui se montrent et surveillent de haut, celui-ci est engoncé dans un pli de terre, au plus près de l’eau. Ses habitants ne voient qu’un fil de ciel au-dessus de la ligne grise des crêtes. Les jours brefs et blancs de janvier, ils assistent au combat perdu du soleil qui ne perce pas, au blanc en ciment des éléments, à la résignation des arbres nus, des tombeaux de feuilles à leurs pieds. Au printemps, après la fonte des neiges, les torrents se remplissent. L’herbe se redresse, verdit. La montagne renaît. On déplace les bêtes. On défriche. On sème à partir de mai.
En août, le village est une fièvre, un bouquet. Une odeur d’herbe fraîche et coupée remue l’air, emplit les rues. Les géraniums débordent des pots. Tout frémit et ondule, tout se gonfle de rires et de joie, de lumière verte, luisante. Un soleil neuf et sauvage plaque des ombres nettes au sol et l’œil ébloui s’épuise à se recharger de troncs, d’eau, de fleurs et de bêtes. Les chiens dessinent en courant le contour des troupeaux, les trois restaurants affichent complet, l’épicerie de Marie bat son plein, les cyclistes pédalent, les randonneurs randonnent et on regarde Nicole, la nouvelle gérante du centre équestre, faire des tours de village suivie de familles sur poneys.
Le 3 août, pour la fête du village, on monte un stand de steak-frites-buvette ainsi qu’une guinguette. Un feu d’artifice éclate dans le ciel et les canards en plastique dévalent la rivière. On numérote leurs dos au feutre indélébile et le hasard de l’eau fait la course. Ils se prennent des rochers en pleine tête ou échouent, se retournent, et seuls quelques-uns parviennent indemnes au bas du village. On les suit d’en haut, derrière des murets en pierre. Car tout ici est en pierre. Les vieilles maisons sont en pierre, les granges sont en pierre, les murets qui délimitent chemins et terrasses aussi, et les arbres les plus coriaces prennent racine dans des quartiers de roche. La pierre bouche la vue, l’ennui, les trous. Elle bouche tout et, à partir d’une certaine altitude, elle recouvre tant que rien n’y pousse plus.

Personne ne dit « Aulus-les-Bains » en entier. On dit juste « Aulus ». « Aulus » tout court. Aulus est un village d’eaux niché à 750 mètres d’altitude. Il reçoit 700 curistes par an et s’étend sur 5 224 hectares, comprenant forêts, pâturages, névés, pics et cascades.
On s’y engage à travers une longue allée hérissée de platanes au garde-à-vous. Une entrée nette et saillante dans le paysage. Elle longe le camping, des grilles grandiloquentes, un manoir à gauche, la colonie de vacances rouge pétard à droite, des saules pleureurs inconsolables devant la cure vieillissante ; et, perpendiculaires à la route, trois petits ponts. Un en pierre, un en bois, un en béton.
Les visages se retournent au bruit du moteur. Mon père roule au pas. Il lève ses sourcils, agite sa main gauche, sourit largement. Quelquefois, il baisse la vitre et échange deux trois mots rapides. Au bout de l’allée, le camion débouche sur la place principale. Le tabac-presse-boulangerie de Fafa, l’épicerie de Marie, la médiathèque et, au centre, le rond-point neuf : une cascade en circuit fermé éclabousse de gros rochers de granit. Mon père bifurque à gauche dans la grand-rue, la carrèra, là où les maisons se serrent les unes contre les autres. Parfois, elles sont entrecoupées d’hôtels et de villas qui restent du temps où cette commune était une florissante station thermale. Je veux dire, du temps des calèches et du Grand Casino, des montreurs d’ours et des champs de seigle noir avec leurs étendues de fleurs blanches.
Mon père a acheté là, au bout de cette vallée sévère qu’on dit pauvre, un ancien hôtel délabré au prix d’un terrain agricole. Le Grand Hôtel de Paris. Une bâtisse de cent vingt-trois ans, toit crevé, parquet éventré, tuyauterie corrodée. Il a repéré l’annonce de nuit dans la vitrine illuminée d’une agence immobilière. « Bien placé en liquidation judiciaire destiné aux professionnels. » Il s’est présenté au nom de sa SCI plus ou moins fictive et parmi les trente acheteurs potentiels, on l’a choisi lui, arbitrairement. Il faut dire que mon père sait faire une première impression réussie malgré des habits désassortis. Il comprend et s’accommode de tout très vite, sait jauger, compter, inventer mille solutions à n’importe quel problème, et surtout, dérider les esprits. C’est qu’il consacre une grande partie de son temps à écouter la radio et une autre à élaborer ce qui surprendra ses interlocuteurs. Il ne se lasse pas de la capacité des mots à métamorphoser les traits d’un visage, les lèvres qui remuent, la langue qui tape contre le palais, et tout de suite après le sourire face à lui, le monde un peu plus léger.

2
La première fois, les visages ne se sont pas retournés. Il n’y a pas eu de gestes de la main, aucun sourire. Nous sommes passés inaperçus dans la rue, il était tôt, le camion de déménagement n’a pas fait mouche. L’hôtel, en revanche, une fois les volets ouverts, a vite attiré les regards indiscrets à travers les barreaux de la grille rouillée. Les corps ralentissaient, les têtes pivotaient et de grands yeux, avides de voir et de savoir, sont venus se jeter contre la façade décrépie. J’ai huit ans.
À l’intérieur, je découvre la pourriture. Celle qui lèche les murs et dévore les poutres du toit. Dans l’ancienne salle de bal, des gouttelettes perlent à la surface du dallage ocre. Le carrelage sue. L’eau remonte de la cave par flaques épaisses, des rivières dégoulinent le long du papier peint mais je m’en fiche. Je ne remarque ni les champignons qui ravagent les murs, ni les fissures menaçantes au-dessus de nos têtes. L’immensité me saisit. Les perspectives, les proportions. Les dizaines de portes alignées, rangées, numérotées. Dans mon imaginaire, les couloirs forment des rues, les chambres des microcosmes, et je suis l’archéologue d’un passé soufflé.
Pendant mes excursions dans les étages, mon père colmate les fuites. Il repositionne les seaux pour attraper les chutes d’eau, tapisse le sol de serviettes, de torchons. Affolé par l’hygromètre et ses 90 % d’humidité, il redouble d’efforts pour faire baisser ce chiffre obsédant. Dès qu’il peut, il installe des poêles à pétrole, des radiateurs à roulettes, de petits souffleurs. Il investit dans des déshumidificateurs à billes et finit par opter pour l’achat d’un climatiseur supplémentaire chaque année.
Lorsqu’il commence à faire courir l’électricité dans les murs, les plus réfractaires du village surveillent de loin. Ils misent sur la durée précédant la revente, ne saluent pas mon père ou seulement d’un signe de tête fébrile. Ils restent froids, distants comme des rocs. D’autres, au contraire, viennent proposer leur temps et leurs bras en échange de quelques sous. Paul et Jean font partie de ceux-là. Paul et ses yeux têtus, d’un bleu glacé ; Jean et ses spartiates en cuir, son rire espiègle, ses cheveux retenus en chignon par une pince en clair de lune. »

Extrait
« Du miel sort de leurs bouches et enrobe toute chose d’une substance gourmande. Ils ne ressemblent pas aux gens de la ville. Ils ne fixent pas le sol à côté de leurs chaussures, ne soupirent pas. Ils ont des dizaines de poches greffées au pantalon, à la silhouette, des semelles crantées, une voix qui s’affirme sans détours et roule, et quand ils rient, tout leur corps vibre avec eux. Ce sont des corps du dehors, habitués à négocier avec la solitude, le temps qui ne meurt pas. Des corps tenaces qui ne tressaillent pas à l’intérieur. Qui commencent par les pieds la plante les orteils, qui se tiennent par les cuisses et se terminent par des mains carrées. Ces corps-là ne plieront pas. Ils ne ressemblent pas à ceux de la ville. Frêles, élancés, gras, voûtés. Ils auraient pu partir, presque tous. Faire leur vie ailleurs, à la campagne, sur un terrain plus plat, avec un climat plus doux, mais ils ne se sont pas résolus à quitter cet endroit où chaque centimètre est connu, vécu, chéri. Ils n’ont pas voulu se séparer du lieu où le corps a ses marques, sous l’église, dans le creux.
Les autres, ceux qui ne sont pas nés là, ont suivi un ami. Ils ont retrouvé un ancêtre, découvert une tombe à leur nom, ils ont fait leur premier vol en parapente ici. Le village s’est présenté par hasard. Ils se sont installés. » p. 25

À propos de l’auteur

Zoé Cosson le 3 juin 2021
Zoé Cosson © Photo Francesca Mantovani

Zoé Cosson est née en 1995. Aulus est son premier roman. (Source: Éditions l’Arbalète Gallimard)

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Aux Amours

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En deux mots
Une femme blonde sous une capeline. Était-ce une illusion ou une vraie personne ? toujours est-il qu’elle fait naître une passion inextinguible puisque le narrateur va prendre la plume pour lui écrire une lettre en une phrase qui va courir sur une centaine de pages.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Esméralda, Béatrice, Pénélope, Shéhérazade…

En une phrase qui court sur cent pages, Loïc Demey raconte la quête d’un homme pour la femme dont il est épris, la cherche et la rêve. Un premier roman à la fois original et exigeant.

Peut-être avez-vous noté la frilosité des éditeurs à qualifier les ouvrages qu’ils publient. Désormais, on laisse au lecteur le soin de découvrir ce qu’est un roman, un poème en prose, un récit. Cette entrée en matière pour souligner combien Loïc Demey fait preuve d’originalité. Après trois recueils de poésie, il nous offre un premier roman sous forme de longue phrase, de lettre à l’être aimée.
Une quête qui commence par ces trois mots «Où êtes-vous» et va se boucler 100 pages plus loin avec cette même interrogation «où êtes-vous lorsque je patiente aux amours». Constat d’échec à retrouver la femme qui a suscité tant de passion, tant de désir, tant d’envie? Oui et non, car si la belle et sensuelle Lise lui échappe encore, l’auteur aura pu poser sur le papier ce chant d’amour, dire la palette de sensations qu’il éprouve, recherché dans sa mémoire tous les petits détails qui racontent leur rencontre, des couleurs du papier peint à la température qu’il faisait et de sa façon de se vêtir au paysage traversé.
Certes, il faut se laisser happer par ce texte qui devrait dérouter plus d’un lecteur, mais si l’on plonge, alors l’exercice est aussi vivifiant qu’une traversée en apnée. Un exercice qui nous offre aussi de suivre les circonvolutions d’un cerveau qui, pour ne penser qu’à une seule chose, voit cependant affluer de nombreuses images, rêves, envies. Oui, Lise est une fête, oui, Lise est un fantasme, oui, Lise est le creuset de l’imagination de cet amoureux transi.
Un amoureux qui pourrait bien être le héros malheureux d’un opéra, d’un drame transposé en Italie ou il répondrait au nom de Sfortunato, et après avoir vidé deux bouteilles de vin, n’hésiterait pas à «échanger son âme contre un morceau de son ombre» pour enfin pouvoir approcher sa dulcinée, la jeune femme blonde à la robe en coquelicots, et alors se voir incapable de prononcer un mot. Un malheur qui va alors le plonger dans le désespoir. Jusqu’à ce que l’imagination ne reprenne le pouvoir.
Car on peut aussi lire cette phrase comme un hommage à l’art qui permet de transcender la douleur, à la littérature qui ouvre la route des possibles. Si Lise est insaisissable, alors elle peut aussi devenir une autre héroïne, Esméralda, Béatrice, Pénélope, Shéhérazade…
«Du plus loin que vous êtes je crois à votre venue, j’inventorie chaque signe mouvant du panorama, je veux dire les lieux prétendus de mon corps que vous habitez, l’endroit de ma pensée où vous résidez, j’espère ainsi qu’on espère sous le ciel dont les étoiles déjà ont succombé au temps, déjà se sont endormies lorsque leur brillance nous atteint, nous affecte et nous console de n’être que des grains façonnant un rocher sublime».

Aux amours
Loïc Demey
Éditions Buchet-Chastel
Roman
112 p., 12 €
EAN 9782283034613
Paru le 11/03/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
… demain vos paroles, votre visage et votre silhouette se seront effacés alors je vous inventerai encore, je vous chercherai encore, je vous attendrai ailleurs et nous nous retrouverons comme si jamais nous ne nous étions quittés, vous serez une autre déambulant dans une nouvelle histoire, la même mais au cœur d’une scène différente que je façonne, inlassablement, jusqu’à ce que vous consentiez à m’apparaître…
Un homme attend une femme qui ne vient pas. Il va à sa rencontre en empruntant le chemin des rêveries.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La cause littéraire (Philippe Leuckx)
Blog Le petit poucet des mots
Le blog du petit carré jaune
Blog Le triangle masqué


Lecture par l’auteur de Aux Amours, rencontre animée par Camille Thomine © Production Maison de la Poésie

Les premières pages du livre
« Où êtes-vous, je veux dire à quel endroit, dans quelle ville, vers quelle maison de quel quartier de cette ville, je veux dire le nom du passage, de la placette, de la rue que regardent vos fenêtres, chemin du Désert, avenue Louise-Labé, allée de la Muette, je veux dire le numéro bis ou ter de cette habitation, les coordonnées géographiques, la longitude précise et la juste latitude, l’altitude circonstanciée, la température moyenne en été, la proximité ou non de l’océan, la compagnie éventuelle des montagnes, d’un ruisseau masqué sous une natte de roseaux à massette, l’horizon chatoyant des champs de colza, d’une roseraie buissonneuse, d’un gisement de jacinthes sauvages, je veux dire les pigments de la façade et des contrevents, le vernis craquelé de la porte d’entrée, le toit en tuiles ou paré d’ardoises, un petit jardin à l’arrière ocellé de bosquets de pivoines rouges, une terrasse couverte de caillebotis, l’ombre d’un acacia et sans doute n’y suis-je pas du tout, je me perds en erreurs parce que vous vivez dans un immeuble de quelques étages, trois ou quatre sans ascenseur, vous louez un appartement prolongé d’un étroit balcon sur lequel vous avez installé une table, deux chaises en vis-à-vis et des pots de fleurs, des impatiens, des pétunias, des bacs où grandissent des herbes aromatiques, thym, estragon, basilic, je veux dire une maison ou un appartement, les paysages qui s’étendent autour et pas seulement, aussi la partie de ce logement où vous demeurez le plus souvent, votre chambre, la cuisine, la salle à manger, je veux dire le papier peint sans motifs ou la peinture laiteuse des murs, la lame de parquet qui grince au pied de l’escalier, la pose en chevron du carrelage, la décoration frugale, ce tableau révélant en peu de traits les courbes d’une jeune femme, les luminaires en métal ajouré, les ampoules qui accordent une lumière souple, tamisée, la commode en bois de noyer sur laquelle joue un vieux tourne-disque, la musique d’un compositeur islandais qui ravive vos souvenirs d’un ancien voyage, le miroir où je n’aperçois pas votre reflet et votre position dans cette pièce, assise dans un fauteuil bleu d’Anvers au dossier capitonné ou allongée sur le sofa en velours, peut-être debout derrière le voilage gris d’un rideau que vous repoussez en poursuivant du regard une automobile de la même teinte, quoique légèrement plus claire, qui s’esquive dans le virage serré que trace la route pour éviter l’étang, je veux dire l’endroit, la pièce, votre position comme le moment, l’heure du soir, de la nuit ou en cette fin d’après-midi quand vous décidez de me rejoindre, je veux dire vos lèvres en flopée de nuages, vos yeux orageux, le nez foudre, votre visage aux couleurs hâlées des lisières à l’instant du crépuscule, des pieds grêles sur des talons argentés, les cheveux noirs emmêlés de vent, votre blue-jean retroussé qui met à nu vos chevilles et les liserons qui s’enroulent autour, vos pas qui sinuent entre les flaques, sur les trottoirs rincés puisque le ciel se vide, débonde en monceaux de flotte et d’étincelles, se déverse dans les rues en tambourinant les têtes, les eaux remontent la terre et les graviers ocres des parkings, les caniveaux dégorgent, le dos de la rivière bientôt se cambrera, elle débordera, inondera les caves, les venelles et les courettes que traverse votre souffle brusque et court, ce tic ravissant qui éclot au coin de votre bouche si s’élève votre mécontentement, le regard froncé et l’air de m’en vouloir d’avoir insisté, maintenant, j’aimerais vous voir maintenant, tellement insisté et que vous marchiez à moi et que vous traversiez la ville sous l’averse, j’aurais pu attendre, nous avons déjà tant attendu, nous ne sommes plus à un déluge près, votre envie soudaine de filer qui surprend puis dépasse celle de m’embrasser, celle de réchauffer vos doigts au cœur battant de mon torse, ce demi-tour qui me laisse seul à côté de l’arbre au tronc creux sous lequel je n’ai pas osé me réfugier afin d’être aussi détrempé que vous qui n’arriverez pas jusqu’à moi, il est tard, trop tard, vous êtes repartie avant de me parvenir, les lignes de lampadaires tour à tour s’illuminent, les rares passants qui résistaient à l’appel du souper rentrent chez eux ou repoussent l’échéance, boivent un dernier verre dans l’un des bars aux néons orange et grésillants qui encerclent la grand-place, un dernier verre au bout d’un dernier verre, les magasins plient et sortent les cartons, baissent les rideaux, les vitrines se rembrunissent, les boutons d’or et les dents-de-lion s’ensommeillent embobelinés dans leurs pétales, les chauves-souris partent à la chasse, les chiens errants se faufilent sous le feuillage des haies quand même la pluie s’en est allée ou alors autre chose, une autre histoire, encore la nôtre mais dans un cadre changeant que je crée pour nous, l’allure lente, qui flâne, votre robe en pâtis de coquelicots, des ballerines jaunes à moirures, la peau ambrée de vos bras et de vos cuisses couvée par les premiers rayons de soleil, la clarté tiède et blanche de début mai, vous n’avez rien prévu de faire aujourd’hui, vous n’avez établi aucun plan, juste vous rendre où mes mots prétendent vous mener, à l’intérieur de la chapelle Sainte-Hélène, au bord du canal de la Sambre que vous poursuivez jusqu’au grand saule, à l’extrémité de la presqu’île aux Orangers où sur le banc je me tourne, me retourne, guettant l’illusion précédant votre présence et je vous appelle pour vous conduire ici, je vous appelle sans prononcer votre prénom, je vous appelle les paupières closes en espérant jusqu’à cent, je vous appelle en fixant les confins de l’allée de tilleuls, je vous appelle en chuchotant les mélodies que vous affectionnez, je vous appelle entre les plumes des cygnes, à travers les roues des bicyclettes, jetant des cailloux qui rebondissent à la surface quiète de l’eau, je vous appelle depuis la première marche de la passerelle, je vous appelle en me rongeant les ongles, rajustant le col de ma chemise et époussetant les particules de terre qui couvrent mes chaussures à force de gratter le sol, je vous appelle et vous êtes là, assise auprès de moi, je ne vous ai pas vue approcher, … »

Extrait
« Il s’agit de professer coûte que coûte l’inconcevable pour un jour se donner raison, esquisser notre vie, la prévoir, l’agencer pour se préparer à la recevoir, ainsi se vérifient les prodiges et les vœux ressassés, du plus loin que vous êtes je crois à votre venue, j’inventorie chaque signe mouvant du panorama, je veux dire les lieux prétendus de mon corps que vous habitez, l’endroit de ma pensée où vous résidez, j’espère ainsi qu’on espère sous le ciel dont les étoiles déjà ont succombé au temps, déjà se sont endormies lorsque leur brillance nous atteint, nous affecte et nous console de n’être que des grains façonnant un rocher sublime » p. 95

À propos de l’auteur
DEMEY_loic_DRLoïc Demey © Photo DR

Loïc Demey est l’auteur de Je, d’un accident ou d’amour (Cheyne éditeur). (Source: Éditions Buchet Chastel)

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