L’Archiviste

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En deux mots
Lorsque la Russie entre en Ukraine, les instances culturelles mettent leurs biens les plus précieux à l’abri. K, qui est aux soins d’une mère malade, décide de garder ces trésors. Un émissaire envoyé par les envahisseurs lui propose alors de travailler à «détourner quelques vers, mettre un mot à la place d’un autre, gommer un personnage sur un tableau…» en échange d’informations sur sa sœur qui est leur prisonnière.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Ni la gloire ni la liberté de l’Ukraine ne sont mortes»

Le troisième roman d’Alexandra Koszelyk est né dans l’urgence de réagir à l‘envahissement de l’Ukraine par l’armée russe. À travers le portrait d’une archiviste chargée de détourner les trésors du patrimoine, nous découvrons la richesse d’une culture et la force de résistance du peuple.

Jamais terme n’aura été aussi juste: ce roman est brûlant d’actualité car il parle du conflit en Ukraine. Mais si Alexandra Koszelyk a ressenti l’urgence d’écrire, ce roman évite l’écueil de la colère aveugle pour s’élever au rang de conte universel qui souligne toute l’absurdité de ce conflit grâce à un scénario habile.
Dès les premières heures du conflit, la nécessité de sauver les trésors du patrimoine et les œuvres d’art ont conduit les responsables des biens culturels à choisir de transporter les pièces les plus précieuses dans les sous-sols de la bibliothèque où travaille K. Quand la ville a été prise par les troupes russes, l’archiviste était toujours présente, un peu par choix et beaucoup par nécessité, car sa mère est mal en point et a besoin de soins. Dans la journée, elle reste près d’elle et part le soir contrôler et répertorier les biens entreposés.
Ce ne sont pas les bombes qui vont les mettre en péril, mais un homme énigmatique qui vient lui proposer un bien curieux marché. Elle sera chargée de falsifier certaines œuvres, d’en modifier d’autres afin qu’elles correspondent davantage à la vision de l’envahisseur. Son mystérieux visiteur lui expliquant alors: «Il n’y aura plus qu’une vérité, celle que vous allez créer, grâce à vos connaissances et vos compétences artistiques». En échange de quoi il la renseignera sur les conditions de captivité de Milla, sa sœur jumelle. Partie défendre son pays, elle est désormais aux mains des Russes et sa vie est au cœur de cet abominable chantage.
Contre son gré, K accepte cette mission présentée comme salvatrice: «Il ne s’agit pas de tout changer, vous l’aurez compris, mais seulement certaines parties, détourner quelques vers, mettre un mot à la place d’un autre, gommer un personnage sur un tableau, remplacer un chef d’État sur une photographie, détourner un objet folklorique de son usage premier. Vous voyez bien, ce n’est pas grand-chose! Il ne s’agit même pas de destruction mais de réorganisation, voire de création! De devenir l’autrice de cette nouveauté!»
La première œuvre à modifier n’est autre que l’hymne national qui doit défendre et illustrer la fraternité et les bienfaits qu’apportent le pays voisin. Puis ce sont des tableaux qu’il faut retoucher, des poèmes et des chansons qu’il faut réadapter, ou encore des vitraux qui doivent être «réparés» pour réécrire l’histoire originelle qu’ils retracent. Après cela, il faudra s’attaquer aux événements contemporains, à l’accident de Tchernobyl, à la révolution orange, à Maïdan. Des classiques russes comme Les âmes mortes de Gogol jusqu’aux toiles de Sonia Delaunay, rien ne semble faire peur à l’homme au chapeau.
Mais ce qu’il ne sait pas, c’est que l’obéissante K est entrée en résistance. Elle a trouvé le moyen de contourner son travail de sape.
Quant à Alexandra Koszelyk, elle a trouvé avec ce récit un formidable moyen de nous faire découvrir la richesse de la culture ukrainienne. En suivant K jusque dans le processus créatif, en entrant littéralement dans les œuvres, elle fait à son tour œuvre de résistance. Et inscrit ce troisième roman dans la lignée de ses précédents, à commencer par le premier, À crier dans les ruines, qui évoquait Tchernobyl pour mieux parler de l’Ukraine. Plus étonnamment peut-être, je vois dans le second, La dixième muse, l’histoire de ce jeune homme passionné par Apollinaire ce même désir de faire de la culture une arme et de sauver un patrimoine, ou au moins de le redécouvrir. Urgence et cohérence font donc ici bon ménage. C’est comme ça qu’Alexandra est grande et que nous sommes tous Ukrainiens!

L’archiviste
Alexandra Koszelyk
Éditions Aux forges de Vulcain
Roman
272 p., 18 €
EAN 9782373056556
Paru le 7/10/2022

Où?
Le roman est situé en Ukraine occupée.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
K est archiviste dans une ville détruite par la guerre, en Ukraine. Le jour, elle veille sur sa mère mourante. La nuit, elle veille sur des œuvres d’art. Lors de l’évacuation, elles ont été entassées dans la bibliothèque dont elle a la charge. Un soir, elle reçoit la visite d’un des envahisseurs, qui lui demande d’aider les vainqueurs à détruire ce qu’il reste de son pays : ses tableaux, ses poèmes et ses chansons. Il lui demande de falsifier les œuvres sur lesquelles elle doit veiller. En échange, sa famille aura la vie sauve. Commence alors un jeu de dupes entre le bourreau et sa victime, dont l’enjeu est l’espoir, espoir d’un peuple à survivre toujours, malgré la barbarie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Soundcloud (entretien entre David Meulemans, éditeur et Alexandra Koszelyk)
Actualitté

Les premières pages du livre
Chapitre 1
La nuit était tombée sur l’Ukraine.
Comme à son habitude, K était assise au bord du lit, attendant que sa mère s’endorme. La jeune femme était revenue vivre dans l’appartement de son enfance, après la crise qui avait laissé sa mère infirme. Une fois que les traits de celle-ci se détendirent, que sa respiration devint paisible, qu’elle retrouva sur son visage cette lucidité que l’éveil lui ôtait, K sortit de la chambre et referma la porte avec douceur. Dans la cuisine, elle prépara un café et, pendant que l’eau chauffait, alluma une cigarette, appuyée contre la fenêtre. Son regard se perdit dans la ville où les réverbères diffusaient une lumière douceâtre.
Des images de l’invasion lui revinrent.
La sidération le jour même, la bascule d’un temps vers un autre, ouvert à d’effrayantes incertitudes, cette faculté déjà de percevoir qu’un point sans retour venait d’être franchi… Comment aurait-elle pu se dire qu’un passé, dont chacun possédait encore le souvenir, allait redevenir l’exacte réalité ?
N’apprend-on donc rien des leçons de la guerre ?
Les premiers bombardements, les premiers tirs, les incendies, les murs des immeubles qui tombaient par morceaux, éclatant au sol comme des fruits trop mûrs à la fin de l’été, des fruits lourds de tout ce que l’être humain n’arrive pas à comprendre. Partout disséminés, des objets du quotidien qui ne retrouveraient jamais leur usage et qui dans la rue devenaient absurdes, piétinés par la foule qui courait se mettre à l’abri aux premières sirènes. Combien de visages pétrifiés, ahuris à jamais par ce monde plein de douleurs, combien de corps fallait-il jeter à la hâte au
creux des fosses pour éviter les maladies et la prolifération des vermines, combien d’enfants aux yeux emplis de visions d’horreur qui ne s’endormaient qu’au matin, épuisés par un combat nocturne contre une fatigue au goût de mort ? Et ces autres, là-bas, dans ces pays hors d’atteinte où le quotidien n’avait pas été saccagé : combien de temps fallait-il pour que nos voix leur parviennent ? Jusqu’où
l’écho d’un appel aux armes devait-il aller ? Quel degré d’horreur devait-on atteindre pour qu’ils réagissent ?
Les jours passaient et personne ne venait, les gens restaient incrédules. Au hasard des rues, K aperçut ce duo de soldats, le fusil en bandoulière. Ils avaient visiblement pour mission de décrocher des panneaux. Les suites de la guerre passaient aussi par ces corrections apparemment anodines : faire passer toute la signalétique dans la langue de l’envahisseur, bannir celle du pays.
L’invasion n’était pas terminée qu’elle préparait déjà le temps d’après : vieille méthode romaine de débaptiser les lieux. L’un des soldats lança l’ancien panneau dans la benne d’un camion. Puis, il se tourna vers son comparse et celui-ci lui fit comprendre, d’un signe de tête, de continuer plus loin sur la chaussée. Ils remontèrent l’avenue, soulevant, avec moquerie, quelques pierres du bout de leurs chaussures, comme pour vérifier qu’en dessous ne restait aucun souvenir à effacer.
Un ours en peluche, jeté hors d’un immeuble en ruines, avec d’autres biens épars d’une famille, se trouvait sur leur chemin. Enhardi par la plaisanterie qui lui venait, un des soldats s’en empara avec violence et fit mine de le cajoler en lui grattant le ventre de l’index, feignant devant l’autre un visage attendri. Ils éclatèrent d’un rire sec, un rire sans humour. D’où elle était, K entendait une berceuse.
Elle eut à peine le temps de comprendre que la mélodie venait de la peluche. Le soldat envoya l’ourson dans les airs, l’autre le rattrapa du pied et se mit à jongler avec, d’un pied à l’autre. Les deux hommes étaient hilares, ils s’amusaient ainsi, sans honneur, d’un débris d’enfance.
Après un dernier coup de pied dans la tête de l’ourson, les soldats disparurent au coin d’un carrefour. Le vent s’engouffra dans les immeubles troués d’obus, et K fut interpellée par cette solitude qui baignait les rues : les immeubles éventrés, jetés au sol, l’exode des femmes et des enfants, leur valise à la main, légère de la vie disparue mais alourdie du poids des adieux.
Personne n’était venu.
Sa patrie était malade, désormais. Comme après la Première Guerre mondiale, où l’Autriche-Hongrie s’élevait sur de gigantesques sous-sols. C’était un lieu babylonien, que son prédécesseur lui avait fait visiter quand cette archiviste avait pris ses fonctions de directrice. Ils avaient passé de longues heures à arpenter les couloirs voûtés, à la fraîcheur du monde. « Vous pourrez entreposer ici vos meilleures
bouteilles, avait-il plaisanté, personne ne vous les prendra ! À supposer que vous puissiez vous-même les retrouver ! » K ne buvant pas, l’espace immense était resté
absolument vide. Jusqu’à l’invasion.
Les sous-sols de la bibliothèque avaient constitué une cachette idéale. Les choses s’étaient précipitées, il avait fallu faire vite, les archivistes de la ville avaient décidé que cette ancienne abbatiale, avec ses nombreuses galeries souterraines, était le lieu idéal pour entreposer les œuvres. Les objets étaient arrivés portés à bout de bras, acheminés par des hommes, des femmes et des enfants, comme si c’était leur propre cœur tombé au sol. Les longs couloirs s’étaient remplis, le profane avait peu à peu côtoyé le sacré, sans distinction ou hiérarchie. Tout le patrimoine de la région et une partie de celui de la nation s’étaient retrouvés là, dans ces galeries souterraines, à dormir à l’abri des bombes.
Puis la ville avait été prise.
Les autres conservateurs n’étaient plus revenus.
Certains étaient morts, engloutis par les combats, d’autres s’étaient exilés quelque part plus à l’ouest. K était restée seule à garder les archives et les trésors du sous-sol : c’était son choix. Elle s’était décidée sans hésitation. Au fil des semaines, la jeune femme ne croisait presque plus personne dans les rues. Elle s’était dit qu’elle devait être la seule à savoir ce que ses souterrains dissimulaient. Elle se rappelait ses meilleures cachettes, quand elle était petite : c’étaient celles qui étaient à la vue de tous, où personne ne pensait chercher. Dans la journée, son travail consistait à descendre l’escalier menant aux galeries, vers les tréfonds, pour répertorier les œuvres, recenser les pertes, étiqueter et préparer, en somme, leur éventuel retour dans les musées.
K était donc à la fenêtre, dans l’appartement de sa mère, regardant la ville. Dans la tasse, le café était devenu froid. La jeune femme l’avala d’un trait, avec une moue de dégoût. Toutes ces images pas si lointaines revenaient infatigablement à la charge, elles peuplaient ses journées autant que ses nuits. Mais que pouvait-elle faire d’autre qu’y penser, elle, l’archiviste ?
Sa bibliothèque offrait toujours la même température, le même éclairage tamisé, la même place pour les livres dans les rayonnages. K, en maîtresse des lieux, avait la certitude que le temps n’y ferait rien, que dans cent ans l’endroit serait identique. Les générations suivantes y découvriraient, émues, le frémissement de la source humaine : la pensée y était comme une eau qui repose, rescapée des tourments et des passions dont elle avait ruisselé. Les livres avaient toujours été des confidents aux vérités immuables.
Lors de ses nuits d’insomnie, la jeune archiviste n’hésitait pas à s’y retirer. Quand elle refermait la lourde porte sur le silence des choses, les voix du dehors s’éteignaient, elles qui la malmenaient et ensablaient désormais son cœur. Chaque fois, l’épaisseur de ces murs la préservait du chaos. K adorait plus que tout feuilleter des ouvrages, passer d’un volume du XVIe siècle à des textes plus contemporains, consulter des inventaires domaniaux comme s’il s’agissait de romans d’amour. Cette nuit-là encore, quand elle quitterait l’appartement de sa mère, ce refuge s’ouvrirait grand pour elle. Rester dans cet immeuble l’étouffait, elle y jetait partout un regard nostalgique.
C’était une habitation aux joies révolues. K avait désespérément essayé de revenir en arrière, se mettant parfois au piano ou dans le fauteuil du père, très longtemps interdit. Mais quelle réalité pouvait encore se comparer à la beauté des souvenirs ?
Dans chacune des pièces s’entassaient les productions d’enfants de K et de sa sœur Mila : pendant sa jeunesse, avant de se marier, leur mère faisait figure d’artiste touche-à-tout. La maternité l’avait empêchée de poursuivre dans cette voie, mais elle avait transmis à ses deux filles son goût pour les arts et les correspondances qu’on peut déceler entre eux. Elle insistait beaucoup en souriant à ses jumelles : un art en éclaire toujours un autre sur une subtilité qui nous aurait autrement échappé. K s’était révélée virtuose, ce qui avait consolé sa mère d’avoir renoncé à une partie d’elle-même. D’ailleurs, elle disait à tous ceux qui voulaient l’entendre qu’en sa fille remuaient sans bruit de grandes aptitudes.
Une fois la tasse lavée, K sortit de l’appartement de sa mère. Le soir, étonnamment doux, sans vent ni fraîcheur, la désorienta vers le parc. Là-bas, sous les arbres, elle se promena et s’assit sur un roc quelques minutes. La plupart des gravats avaient été retirés, mais quelques-uns restaient entassés aux coins des rues, reliques posées là comme témoins de ce qu’avait été l’invasion.
K avait appris à vivre avec ces images. Après la stupéfaction et le déni était venu le temps de la colère. Elle s’était mise en tête de rejoindre le front, avait pris contact avec de vieilles connaissances susceptibles de la guider, mais elle était revenue à un sentiment plus pacifiste qui l’avait retenue d’accroître le désordre général. Elle s’était résignée à rester à l’arrière et avait cherché à mettre de l’ordre dans les galeries souterraines : telle serait sa façon de lutter, de prêter main-forte.
Une brise sur son visage la ramena au présent. Elle promena son regard sur le parc. À certains endroits, les arbres avaient plié, d’autres étaient calcinés. Jamais plus ils ne sortiraient leurs bourgeons et n’oseraient croître dans la quiétude du soleil. Un peu plus loin encore, derrière les hautes grilles, un immeuble montrait les deux visages de la guerre : d’un côté, ses murs semblaient tenir grâce au doigt d’un dieu badin ; de l’autre, des rideaux voletaient mollement aux fenêtres sans vitre et semblaient attendre qu’une main humaine les tire de nouveau.
Des existences perdues criaient ici leur absence.
K se remit en route. Autour d’elle, sans qu’elle les voie, des ombres avaient enveloppé son corps avec précaution. Chacune avait étendu son bras pour poser lentement sa main sur l’archiviste, et ce subtil toucher l’avait conduite vers la bibliothèque. D’autres, en arrière, marchaient dans ses pas et faisaient cortège. Toutes étaient comme aspirées vers ce dernier théâtre du monde.
K s’attardait rarement dans les rues, où elle peinait à retrouver les échos de l’ancien temps. Il n’y avait plus que les livres pour rejoindre le chemin de ce qu’elle connaissait. Au cœur de tous ces ouvrages, l’oralité du monde s’était effacé au profit de la page et de l’encre. L’écrit est ce chant silencieux qui conserve les productions de l’esprit au long des siècles : qu’est-ce qu’une langue, si ce n’est une musique au secours d’une idée, une harmonie et un rythme portés par les trouvailles de l’imaginaire ?
Les ombres suivaient K. Mortes depuis longtemps, elles n’avaient que cette jeune archiviste pour ne pas s’habituer au désespoir de leur fin.
Tomber dans l’oubli était leur crainte unique, cela anéantirait définitivement tout ce qu’elles avaient été. Ces ombres avaient besoin d’elle pour garder leur consistance, vivre près de ce qui fait les œuvres d’art, afin de ne pas disparaître tout à fait. Grâce aux lectures que K donnait à voix haute, ces fantômes jaillissaient dans les allées de la bibliothèque, entendaient à nouveau l’éclat de leurs pas sur le sol retrouvé, et leurs gestes coïncidaient enfin avec des sons. Les ombres savaient que, ce soir, un être retirerait aux mots leur masque théorique, leur posture décapitée, qu’il leur redonnerait figure humaine et enlèverait la poussière d’oubli qui les étouffait, qu’il les sortirait de leurs pages, de leur témoignage, pour retrouver leurs rondeurs, leur peau. Leur existence, en somme.
Quand K ouvrit puis referma la porte de la bibliothèque, les ombres eurent juste le temps de se glisser derrière elle, avec l’impatience des choses qui ne meurent jamais. Une oreille délicate aurait entendu des soupirs de soulagement, ou bien relevé le grésillement soudain des lumières de la bibliothèque. Le doigt sur l’interrupteur, K se contenta de sourire aux vieilles lampes d’un jaune accueillant.
Elle savait qu’une fois encore elle ne dormirait pas, alors elle était venue. Plongée dans les histoires qui s’offraient à elle comme autant d’échappées heureuses et fondatrices. La fatigue s’éloignait ; une nouvelle fois, elle allait récolter les mots des autres.
Le réel prendrait peu à peu la dimension d’un songe. Ces mots noircis venus d’une autre époque n’en apparaissaient pas moins robustes, ils n’étaient pas devenus des spectres sortis de la tombe, mais étaient gorgés de mémoire, possédaient toujours leur ferveur, apparaissant même dans de nouveaux habits, éternellement jeunes : ils enjambaient le temps.
Mais cette nuit-là ne serait pas comme les autres. K ne resterait pas la maîtresse de son aventure, ses voiles iraient ailleurs, dans une direction inimaginable même pour une férue d’exploits littéraires.

Chapitre 2
Peu après minuit, des bruits se firent entendre dans l’antichambre, la serrure remua, les gonds grincèrent, troublant le repos des livres et des ombres.
À ce moment-là, K regardait une feuille avec sa loupe, assise à son bureau au milieu de la pièce. Elle sentit un certain vide autour d’elle et se leva, le cœur inquiet. À sa connaissance, elle était la seule à posséder la clef de cette porte. Des bruits de pas s’approchèrent dans la bibliothèque et un homme svelte aux épaules carrées apparut. Habillé d’un trois-quarts sombre, aux nombreuses poches, il portait un chapeau. De la main gauche, il tenait une canne à pommeau en métal, et de la droite, il secouait un parapluie trempé. Puis il fixa l’archiviste quelques secondes en silence. Les lumières tressaillirent.
« Qui êtes-vous ? » lança K pour se donner du courage.
L’Homme au chapeau restait silencieux, il semblait attendre le moment où l’archiviste aurait dû s’avancer pour lui indiquer sans ménagement la sortie. Il enleva son chapeau et arrangea le ruban satiné qui en faisait le tour.
« Vous ne me posez pas la bonne question, ma chère. Qu’est-ce que nous allons faire désormais ? aurait plus justement permis d’envisager la suite.
Mais vous ne pouvez pas savoir, c’est vrai. »
Il se mit à observer les voûtes et les rayonnages. « L’endroit est merveilleux, on m’avait prévenu. » S’avançant doucement, il parcourut du doigt le dos des volumes, s’arrêtant avec raideur sur quelques titres.
« Saint Thomas avait tort, il n’y a pas que ce qu’on voit qui existe. »
L’homme présentait sous la lumière une figure sans âge. Sa voix avait des accents guerriers qui ne laissaient aucune place à la contradiction. Il avait parlé sans regarder K dans les yeux, bien décidé, semblait-il, à ne le faire qu’à la toute fin, pour lui adresser expressément son opinion sur saint-Thomas. L’archiviste ne savait pas comment interpréter ce regard : était-ce l’expression d’un goût pour le spectaculaire ou une mise en garde ?
Même si K s’efforçait de garder contenance, un tic nerveux traversa son visage. Elle resta muette.
Aucune des réponses qui lui avaient traversé l’esprit ne présentait à son sens la fermeté nécessaire à cette troublante rencontre.
« Quel travail incroyable vous faites depuis plusieurs semaines ! On entend parler de vous de si loin. Vous en rougiriez ! »
Qui savait ce qu’elle faisait de ses journées ? N’était-elle pas la seule à être au courant que des objets d’art dormaient sous leurs pieds ? « Comment… ? — Ma chère, des espions étaient déjà dans votre pays avant même les premiers signes d’affrontement. »
L’homme se mit à rire et disparut au fond d’une allée pour revenir aussitôt vers K, une chaise à la main.
« Si vous permettez… »
Un sourire sarcastique accueillit le silence de l’archiviste, qui cherchait surtout un soulagement, l’assurance que cet homme n’avait, dans sa conduite ou ses paroles, aucune intention abjecte.
« Asseyez-vous, je vous en prie », dit l’Homme au chapeau, prenant lui-même place sur la chaise qu’il avait apportée.
Une fois installés, ils se regardèrent. Il dégageait un charme glaçant.
« Comment allait votre pauvre mère, ce soir ? » K comprit. Elle dissimula sa main droite qui s’était mise à trembler. Aucun hasard n’avait commandé leur rencontre : l’homme devant elle n’était pas un malfrat qui avait crocheté une serrure, mais une autorité en mission qui avait la clef. Il voulait quelque chose d’elle. K bredouilla qu’elle allait bien. L’autre poursuivit : « Vous êtes un exemple de piété filiale. »
L’homme sortit une cigarette et lui tendit le paquet.
« Non, merci.
— Vous vous interdisez ce plaisir ici. Cela paraît
judicieux, parmi toutes ces feuilles mortes ! »
Il eut un sourire glacial en tirant ses premières bouffées.
« Vous n’êtes pas sans savoir que vous avez là un trésor sous terre. L’identité d’un pays. C’est considérable. Eh bien, nous allons tous deux la rendre plus précieuse encore. »
Il fit tomber quelques cendres sur le sol et marqua une pause.
« Ces objets vantent une gloire problématique. Et c’est peu dire qu’elle est de nos jours une source de désunion ! Il faut regarder la réalité en face. La foi en la pérennité de certains équilibres est touchante.
Mais elle empêche des lois, plus permanentes et plus vastes que le folklore, d’exister. »
K hocha la tête sans prononcer un mot. Elle sentait cependant que le sujet allait la rétablir dans son autorité, puisque cet homme était finalement venu la trouver sur son propre terrain. Mais celui-ci ne semblait pas parler au hasard.
« Votre patrie s’est aveuglée à certains feux. Des feux qui ne lui appartiennent pas et ne lui appartiendront jamais. » Il lorgna le texte que l’archiviste venait d’étudier, se penchant en avant pour en feuilleter rapidement les pages, avant de le laisser retomber avec dédain sur le bureau.
« La scission, c’est funeste et, de la part de votre pays, la dernière preuve du déclin de votre jugement. Depuis votre petite révolution, vous avez cherché à troquer notre fraternité millénaire contre des ententes cordiales, mais somme tout très superficielles. Vous vous êtes mis en quête de vraies relations de bureau. Quand on est collègue, on peut perdre rapidement son poste ; des frères peuvent bien se brouiller, ils n’en demeurent pas moins frères. »
L’Homme au chapeau s’était levé et avait disparu derrière K qui n’entendait plus que la ronde de ses pas sur le sol. Il était cette menace qu’enfant on devine à ces bruits errants dans la maison, inapte à distinguer ce qui tient du rêve ou d’un écho véritable. Puis l’intrus revint par l’autre côté. Sans que K, tétanisée, n’ait osé le suivre des yeux, elle voyait l’ombre grandissante de cet homme, à mesure qu’il s’approchait d’elle.
Cette fois, il s’assit sur le bureau, à une trentaine de centimètres de K. Il porta la cigarette à sa bouche, puis souffla sa fumée en direction de l’archiviste. Un temps, les deux visages furent séparés par cette brume de mépris. L’homme baissa les yeux, rouvrit le livre qu’il avait jeté auparavant, chercha la page qu’il semblait avoir repérée et, l’ayant trouvée, écrasa sa cigarette sur l’or du trézub, le trident de l’emblème national, puis referma le livre sur le mégot.
Les mains de K se tendirent vers le volume pour chasser les cendres. Mais, d’un regard noir, l’Homme au chapeau coupa court à cette initiative.
« Malgré cette fraternité entre nos peuples, quelque chose vous chiffonne, n’est-ce pas ? Quelque chose qui aurait le même poids qu’un caillou dans une chaussure, mais qui empêche définitivement notre marche commune. Eh bien, cette pierre qui nous blesse, c’est précisément ce que je viens enlever.
Vous n’aurez plus de scrupules. Vous savez, ces petits cailloux dans les sandales des légionnaires romains qui ne devaient pas arrêter leur longue marche… »
Il venait de lever un sourcil. Toutes les forces dispersées de K se rassemblèrent.
« Ainsi, vous êtes là pour nous perdre définitivement. Occuper notre terre ne vous suffit pas ? » demanda-t-elle, soutenant son regard.
L’homme eut l’air surpris que cette petite femme pose si franchement la question.
« Vous avez le génie des questions qui tombent à côté ! Vouloir la solitude pour votre peuple, si près de nous autres, vos frères, ce serait vous condamner.
— Nous ne sommes pas seuls. Nous avons des amis qui ne sont pas comme vous !» lança K qui se retint d’être plus effrontée.
L’homme alluma une nouvelle cigarette, puis soupira :
« Où sont-ils vos chers amis ? Vous comprendrez un jour qu’il n’y a que nous. La guerre n’a pour eux pas de sens, du moins pas celui que vous imaginez. Ils n’ont vu qu’une grande armée s’approcher d’eux : vous n’êtes rien qu’une brèche où le passé se précipite. Ils se sont groupés à vos frontières, et là, ils attendent. Ils ne viendront pas. »
K ne savait plus quoi répondre. Elle avait déjà constaté par elle-même ce qu’il disait, sans en être convaincue. L’homme changea de sujet : « Assez parlé politique. À vous de réfléchir. Après tout, cela m’indiffère si vous aimez être dupe de vos amis. Ce n’est pas de mon ressort d’être courageux ou intelligent à votre place. » Il la fixa un temps, puis porta son regard au loin, vers l’escalier en colimaçon qui descendait vers les sous-sols : « Prenant les devants, vous avez choisi de l’enterrer vous-mêmes, comme un chien le fait pour ses os au fond du jardin. Mais tous ces objets vantent une gloire qui n’existe plus : celle de votre patrie. Il faut regarder la réalité en face. Cette culture a disparu sous les bombes. Ce serait complètement incohérent de remettre dans le musée des tableaux et des sculptures qui ne reflètent pas cette nouvelle réalité. » K déglutit. Le projet de cet homme prenait forme.
« Il s’agit donc de montrer au peuple quelle est cette nouvelle culture. Entreprendre une profonde restructuration. Le pouvoir d’une nation repose sur ce qui fait son union, il suffit de voir les gens dans les rues, armes, fanions ou cercueils à la main, chanter un folklore vieilli, les entendre réciter les vers d’un barde mort depuis des siècles ! Il est temps de regarder l’avenir. Un pays, une nation, une culture !
— Par qui êtes-vous mandaté ? » interrogea K.
L’autre partit d’un petit rire. « Considérez qu’il n’y a que moi. Je suis là pour que chacun tire le meilleur parti de l’existence. L’armée seule ne serait arrivée à rien. Il fallait bien user d’autres moyens, établir une autre stratégie qui ne passe pas par la force, mais bien par la culture. Voilà comment votre pays pliera. Ce que je vous demande de faire aura besoin de plus de temps pour se mettre en place, mais sera à terme bien plus efficace…
— Pernicieux, plutôt.
— Allons bon, ma chère… Non, moi, je veux montrer aux habitants de votre pays qu’ils étaient dans l’erreur, que leurs croyances étaient fausses, puisqu’elles ne sont plus réelles ! Et avec le temps, ils me croiront. L’esprit humain a ceci d’étrange : il n’aime pas le factice, mais à force d’y vivre, on finit par lui trouver du vrai. Vos semblables ne se souviendront plus de ce qu’ils avaient vu auparavant. À force, ils se rallieront à ce nouvel état, puisqu’il sera le seul, et cesseront de me parler de cette liberté si chère à leurs yeux. Il n’y aura plus qu’une vérité, celle que vous allez créer, grâce à vos connaissances et vos compétences artistiques ! Votre mère vous a bien initiée aux différents arts, n’est-ce pas ? »
À présent, l’homme regardait K par en dessous et la lumière crue dessinait ses cernes bruns. Il reprit : « Il ne s’agit pas de tout changer, vous l’aurez compris, mais seulement certaines parties, détourner quelques vers, mettre un mot à la place d’un autre, gommer un personnage sur un tableau, remplacer un chef d’État sur une photographie, détourner un objet folklorique de son usage premier. Vous voyez bien, ce n’est pas grand-chose ! Il ne s’agit même pas de destruction mais de réorganisation, voire de création ! De devenir l’autrice de cette nouveauté ! »
L’homme devenait volubile. Il lui toucha l’épaule, sa main se refermant un peu trop sur K, et un sourire carnassier déforma son visage : « N’est-ce pas excitant ? Votre travail ne devient-il pas intéressant ? Une fois maquillée comme elle devrait l’être, la culture retrouvera sa place dans les musées, les archives, et ces hommes cesseront de glorifier ce qui nous a conduits au bord du gouffre. »
De nouveau, l’Homme au chapeau se leva et fit le tour du bureau. Il fit signe à K de le suivre. »

Extrait
« L’esprit humain a ceci d’étrange, il n’aime pas le factice, mais à force d’y vivre, on finit par lui trouver du vrai. Vos semblables ne se souviendront plus de ce qu’ils avaient vu auparavant. À force, ils se rallieront à ce nouvel état, puisqu’il sera le seul, et cesseront de me parler de cette liberté si chère à leurs yeux. Il n’y aura plus qu’une vérité, celle que vous allez créer, grâce à vos connaissances et vos compétences artistiques ! Votre mère vous a bien initiée aux différents arts, n’est-ce pas?»
À présent, l’homme regardait K par en dessous et la lumière crue dessinait ses cernes bruns. Il reprit: «Il ne s’agit pas de tout changer, vous l’aurez compris, mais seulement certaines parties, détourner quelques vers, mettre un mot à la place d’un autre, gommer un personnage sur un tableau, remplacer un chef d’État sur une photographie, détourner un objet folklorique de son usage premier. Vous voyez bien, ce n’est pas grand-chose! Il ne s’agit même pas de destruction mais de réorganisation, voire de création ! De devenir l’autrice de cette nouveauté!»
L’homme devenait volubile. Il lui toucha l’épaule, sa main se refermant un peu trop sur K, et un sourire carnassier déforma son visage. « N’est-ce pas excitant ? Votre travail ne devient-il pas intéressant? Une fois maquillée comme elle devrait l’être, la culture retrouvera sa place dans les musées, les archives, et ces hommes cesseront de glorifier ce qui nous a conduits au bord du gouffre.»
De nouveau, l’Homme au chapeau se leva et fit le tour du bureau. Il fit signe à K de le suivre. Il descendit le premier l’escalier menant aux galeries. » p. 26

À propos de l’auteur
KOSZELYK_Alexandra_DRAlexandra Koszelyk © Photo DR

Alexandra Koszelyk est une est écrivaine et professeure de Lettres Classiques. Diplômée à l’Université de Caen Normandie, elle travaille à Saint-Germain-en-Laye depuis 2011. Elle enseigne, en collège, le français, le latin et le grec ancien. Elle est aussi formatrice Erasmus en Patrimoine et Jardins. Son premier roman, À crier dans les ruines (2019), a été l’un des quatre lauréats des Talents Cultura 2019 et a remporté le Prix de la librairie Saint Pierre à Senlis, de la librairie Mérignac Mondésir, le Prix Infiniment Quiberon, et le Prix Totem des Lycéens. Également finaliste du Prix du jeune mousquetaire, de celui de Palissy, du prix Libraires en Seine et du prix des lycéens de la région Île de France 2020, le format poche a été sélectionné pour le prix du meilleur roman Points. Après La dixième muse (2021), son second roman, elle a publié un ouvrage pour jeunes adultes avant de revenir au roman pour adultes avec L’Archiviste (2022). (Source: Babelio / Aux Forges de Vulcain)

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Les Abeilles grises

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En deux mots
Les abeilles grises sont celles de Sergueïtch, apiculteur qui a le malheur d’être installé dans cette zone de l’Ukraine revendiquée depuis huit ans par les séparatistes pro-russes. Comme son auteur, aujourd’hui parti sur les routes pour échapper à la guerre, il va embarquer ses ruches et chercher un endroit plus «vivable» et nous faire découvrir son pays.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’apiculteur prend la route en Ukraine

Pour comprendre un pays il faut se pencher sur sa littérature. Andreï Kourkov, aujourd’hui réfugié dans l’ouest de l’Ukraine, vous en apporte une preuve éclatante avec Les Abeilles grises. Avec une plume subtile et pleine d’humanité.

Comme il le reconnaît volontiers lui-même, Andreï Kourkov n’aurait jamais imaginé en écrivant Les Abeilles grises que la guerre viendrait mettre un éclairage très particulier sur son roman. Lui qui est né à Leningrad, mais qui a grandi en Ukraine où vivait sa grand-mère, a fui Kiyv au lendemain des premières frappes de l’armée de Poutine pour trouver un refuge – très provisoire – dans l’ouest du pays où il poursuit son travail de résistance, stylo à la main. Le président du PEN Club ukrainien écrit, raconte, interpelle, traduit sans relâche.
Ironie du sort, c’est aussi dans cette région que part Sergueïtch, le personnage principal de son roman paru le mois dernier en France. Il raconte comment cet apiculteur tente de survivre dans cette zone du Donbass déchirée entre les séparatistes prorusses et les Ukrainiens devenue rapidement une sorte de désert, car presque tous les habitants ont fui, de peur d’être victime d’une balle perdue ou même d’un tir intentionnel à leur encontre. «Un coup de canon retentit quelque part au loin. Puis un autre une trentaine de secondes plus tard, mais comme provenant d’un autre côté. Quoi, ils dorment pas, ces abrutis? Ou c’est-il qu’ils ont décidé de se réchauffer? bougonna Sergueïtch, mécontent.»
Tout au long du livre c’est un réel plaisir de suivre les efforts de cet homme finalement aidé par Pachka, son ennemi. Car ce qui réchauffe le cœur et montre en creux toute l’absurdité de cette guerre, c’est la profonde humanité qui se dégage de leurs échanges. «Il le regardait et songeait que s’ils n’étaient pas restés les deux seuls habitants du village, jamais il ne lui aurait adressé de nouveau la parole. Ils auraient vécu ainsi parallèlement, chacun dans sa rue et chacun sa vie. Et jamais jusqu’à leur mort ils n’auraient eu d’autre conversation. S’il n’y avait eu la guerre.»
Non seulement, ils se parlent, mais ils vont finir par surmonter leur ressentiment et se comprendre.
La langue d’Andreï Kourkov, tout à la fois ironique mais qui ne peut se départir de la mélancolie de l’âme slave donne au quotidien de ce branquignol force et profondeur. À le suivre durant son odyssée vers l’ouest puis vers la Crimée, on ouvre avec lui les yeux sur les raisons de cette guerre – le matraquage de la propagande, la réécriture de l’histoire – on souffre avec les millions de déplacés, on partage leur souffrance. Mais on se nourrit surtout de deux mots qui pourraient sembler incongrus au vu de la situation, mais qui résonnent déjà comme une première victoire : espoir et poésie!

Les Abeilles grises
Andreï Kourkov
Éditions Liana Levi
Roman
Traduit du russe par Paul Lequesne
400 p., 23,00 €
EAN 9791034905102
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé en Ukraine, principalement dans la «zone grise» du Donbass avant de partir vers l’ouest du pays et en Crimée.

Quand?
L’action se déroule de 2014 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un petit village abandonné de la «zone grise», coincé entre armée ukrainienne et séparatistes prorusses, vivent deux laissés-pour-compte: Sergueïtch et Pachka. Désormais seuls habitants de ce no man’s land, ces ennemis d’enfance sont obligés de coopérer pour ne pas sombrer, et cela malgré des points de vue divergents vis-à-vis du conflit. Aux conditions de vie rudimentaires s’ajoute la monotonie des journées d’hiver, animées, pour Sergueïtch, de rêves visionnaires et de souvenirs.
Apiculteur dévoué, il croit au pouvoir bénéfique de ses abeilles qui autrefois attirait des clients venus de loin pour dormir sur ses ruches lors de séances d’«apitherapie». Le printemps venu, Sergueïtch décide de leur chercher un endroit plus calme. Ayant chargé ses six ruches sur la remorque de sa vieille Tchetviorka, le voilà qui part à l’aventure. Mais même au milieu des douces prairies fleuries de l’Ukraine de l’ouest et du silence des montagnes de Crimée, l’œil de Moscou reste grand ouvert…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
France TV Info
RFI (Podcast De vive(s) voix)
France Culture (Guillaume Erner)
La Croix (Alain Guillemoles)

Les premières pages du livre
1
Le froid força Sergueï Sergueïtch à se lever vers trois heures du matin. Le poêle-cheminée bricolé de ses mains d’après un croquis relevé dans la revue Datcha bien-aimée, avec porte vitrée et deux plaques de cuisson circulaires, ne dispensait plus aucune chaleur. Les seaux de fer-blanc, posés à côté, étaient vides. L’obscurité régnant, il avait plongé la main dans le plus proche, et ses doigts n’avaient rencontré que des miettes de charbon.
« D’accord ! » grogna-t-il d’une voix ensommeillée. Il enfila un pantalon, glissa ses pieds nus dans des pantoufles – de grosses bottes de feutre amputées de leur tige –, jeta une pelisse sur son dos et, empoignant les deux seaux, sortit de la maison.
Il s’arrêta derrière la grange, devant le tas de charbon. D’un coup d’œil, il repéra la pelle – il faisait bien plus clair dehors que dedans. Les morceaux de houille tombèrent en pluie, heurtant le fond des seaux dans un grand fracas. Mais quand une première couche fut formée, le tintamarre s’éteignit, et leur chute devint presque silencieuse.
Un coup de canon retentit quelque part au loin. Puis un autre une trentaine de secondes plus tard, mais comme provenant d’un autre côté.
« Quoi, ils dorment pas, ces abrutis ? Ou c’est-il qu’ils ont décidé de se réchauffer ? » bougonna Sergueïtch, mécontent.
Il regagna l’obscurité de la maison. Alluma une bougie. L’odeur agréable, chaude et miellée, lui frappa les narines. Il perçut le discret tic-tac, familier et apaisant du réveille-matin, posé sur l’étroit rebord de fenêtre en bois.
Un peu de chaleur subsistait à l’intérieur du poêle, néanmoins sans papier ni copeaux de bois, il n’aurait pas été possible d’enflammer le charbon encore glacé après son séjour dehors, dans le grand froid. Quand les longues langues bleuâtres des flammes dansèrent enfin derrière la vitre noircie de suie, le maître des lieux ressortit de la maison. Un roulement de lointaine canonnade, à peine audible de l’intérieur, s’entendait à l’est. Mais un autre bruit, plus proche, attira l’attention de Sergueïtch : à l’évidence, une voiture venait de passer dans la rue voisine. De passer et de s’arrêter. Il n’y avait que deux voies traversant le village : la rue Lénine et la rue Chevtchenko, à quoi s’ajoutait le passage Mitchourine. Lui-même vivait rue Lénine, dans une relative solitude. La voiture, par conséquent, avait emprunté la rue Chevtchenko. Il n’y avait là également qu’un seul habitant : Pachka Khmelenko, lui aussi précocement retraité, presque du même âge, ennemi d’enfance depuis la toute première classe de l’école du village. Son potager donnait sur Horlivka, autrement dit Pachka était d’une rue plus proche de Donetsk que Sergueïtch dont le potager regardait de l’autre côté, vers Sloviansk. En pente, il touchait à un champ qui descendait encore pour remonter ensuite en direction de Jdanivka. La ville elle-même n’était pas visible, elle semblait se cacher derrière la bosse. Mais l’armée ukrainienne, qui s’était enterrée dans cette bosse, à l’abri de casemates et de tranchées, se faisait entendre de temps à autre. Et quand on ne l’entendait pas, Sergueïtch savait malgré tout qu’elle était là, tapie, à gauche de la plantation d’arbres que longeait un chemin de terre fréquenté naguère par les tracteurs et les camions.
L’armée s’y trouvait depuis trois ans déjà. Tout comme la pègre locale renforcée de l’internationale militaire russe qui, dans ses propres abris, buvait thé et vodka, au-delà de la rue de Pachka, au-delà des jardins, au-delà des vestiges de la vieille abricoteraie plantée à l’époque soviétique, au-delà des champs que la guerre avait privés de paysans, comme la prairie qui s’étendait entre le potager de Sergueïtch et Jdanivka.
C’était calme à présent ici ! Depuis deux semaines déjà. Pour le moment, on ne se tirait plus les uns sur les autres ! Peut-être en avait-on assez ? Peut-être économisait-on obus et cartouches pour plus tard ? Ou peut-être tenait-on à ne pas déranger les deux derniers habitants de Mala Starogradivka, chacun plus accroché à sa maison-exploitation qu’un chien à son os favori. Les autres Malastarogradiviens avaient voulu partir dès le début des combats. Et ils étaient partis. Parce qu’ils craignaient pour leur vie plus que pour leurs biens et qu’entre deux peurs, ils avaient choisi la plus forte. La guerre n’avait pas fait naître chez Sergueïtch de peur pour sa vie. Elle avait fait naître chez lui une certaine incompréhension ainsi qu’une brusque indifférence à tout ce qui l’entourait. C’était comme s’il avait perdu tout sentiment, hormis un seul : celui de sa responsabilité. Et encore, ce sentiment-là, capable de susciter de l’inquiétude à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, il ne l’éprouvait qu’à l’égard de ses abeilles. Mais à présent c’était pour elles la période d’hivernage. Les cloisons dans les ruches étaient épaisses ; par-dessus, entre cadres et couvercle refermé : une feuille de feutre. À l’extérieur, sur chaque côté : des plaques de fer. Même si les ruches étaient remisées dans la grange, un obus perdu pouvait toujours tomber de n’importe où, les éclats alors fendraient le métal, mais peut-être n’auraient-ils plus la force ensuite de percer les parois de bois et de semer la mort parmi les abeilles ?

2
Pachka arriva chez Sergueïtch à midi. Le maître des lieux venait de verser dans le poêle un deuxième seau de charbon, et de poser la bouilloire dessus. Il pensait boire son thé en solitaire, mais il dut y renoncer.
Avant de faire entrer le visiteur importun, il couvrit d’un balai de paille la hache « de secours » adossée au mur. Si ça se trouve, Pachka avait pour se défendre un pistolet ou une kalachnikov. Comment savoir ? Il verrait la hache dans le couloir, et esquisserait le petit sourire agaçant qu’il affichait si bien lorsqu’il voulait montrer qu’il tenait son interlocuteur pour un imbécile. Or Sergueïtch n’avait pour se défendre qu’une hache. Rien d’autre. La nuit, il la rangeait sous son lit et son sommeil, pour cette raison, était tranquille et profond. Pas toujours, bien sûr.
Sergueï Sergueïtch ouvrit la porte à Pachka. Et émit un raclement de gorge peu amical à la suite de la montagne de griefs qu’en pensée il venait de déverser sur son voisin de la rue Chevtchenko, griefs qui semblaient ne jamais devoir connaître de prescription. En un instant, il s’était rappelé les vacheries commises par l’autre, ses coups par en dessous, ses cafardages auprès des profs, ses refus de laisser copier. Dites : après quarante ans, il aurait pu avoir déjà pardonné et oublié tout ça ! Eh bien, pardonner, ça oui ! Mais comment oublier, quand leur classe comptait sept greluches et seulement deux gamins : Pachka et lui ? Et qu’en conséquence Sergueïtch n’avait jamais eu d’ami à l’école, mais seulement un ennemi. Même si le mot « ennemi » avait quelque chose de trop sérieux et pesant. Au village on aurait dit qu’il était « chtit ». Le terme convenait mieux. Un « petit ennemi », en somme, dont personne n’avait peur.
« Eh, salut, Sergo ! », lui lança Pachka d’un air un peu tendu, en même temps qu’il entrait dans la maison. « On a eu de l’électricité cette nuit ! » annonça-t-il en jaugeant du regard le balai de paille, tenté de s’en servir pour faire tomber la neige de ses bottines.
Il empoigna le balai et, quand il vit la hache, une moue se dessina sur ses lèvres.
« Tu mens ! lui dit Sergueïtch avec calme. Si on avait eu de l’électricité, ça m’aurait réveillé ! Je laisse la lumière partout allumée pour ne pas rater les moments où il y en a !
– Tu dormais à poings fermés, faut croire ! Quand tu dors, même une bombe te réveillerait pas ! Et puis on en a eu qu’une demi-heure. Tiens, regarde… » Il montra son téléphone portable à son hôte. « J’ai quand même eu le temps de le recharger un peu ! Tu veux pas téléphoner à quelqu’un ?
– Je n’ai personne à appeler ! Tu prendras du thé ? demanda Sergueïtch sans un regard pour l’appareil.
– Du thé ? Mais d’où il sort ?
– D’où il sort ?! De chez les protestants !
– Non, sans blague ! s’exclama Pachka, surpris. Moi, il y a longtemps que je l’ai terminé ! »
Ils s’attablèrent. Pachka dos au poêle. Celui-ci, avec son tuyau de métal qui, telle une colonne, montait jusqu’au plafond diffusait une chaleur douce.
« Mais pourquoi est-il si clair ? » grommela le visiteur en regardant dans la tasse. Puis, tout de suite, d’une voix plus amène : « T’aurais rien à bouffer ? »
Les yeux de Sergueïtch se firent sévères.
« Je n’ai pas droit à l’aide humanitaire toutes les nuits !
– Moi non plus.
– Alors qu’est-ce qu’on t’apporte ?
– Mais rien ! »
Sergueïtch émit un grognement dubitatif. Trempa ses lèvres dans le thé.
« Eh quoi, cette nuit encore personne n’est venu ?
– Tu as vu quelqu’un ?
– Ouais, j’étais sorti chercher du charbon, il commençait à faire froid.
– Ah, mais ce sont les nôtres, de là-bas ! dit Pachka. Ils venaient en reconnaissance.
– Et qu’est-ce qu’ils cherchaient ?
– Ils vérifiaient s’il n’y avait pas des “Ukrs” dans le village !
– C’est bien vrai ? » Sergueïtch planta son regard dans les yeux fuyants de Pachka.
Celui-ci, collé au mur, rendit aussitôt les armes.
« Non, c’est pas vrai. C’étaient des gars, je sais pas qui. Ils ont dit qu’ils venaient de Horlivka. Ils proposaient une Audi pour trois cents dollars sans les papiers.
– Et alors, tu l’as achetée ? ricana Sergueïtch.
– Quoi, tu me prends pour un débile ? Si j’étais rentré pour aller chercher l’argent, ils m’auraient suivi et planté un couteau dans le dos ! Tu crois que je sais pas comment ça se passe ?
– Et pourquoi ils sont pas venus me voir, moi ?
– Je leur ai dit que j’étais seul dans le village. Et puis ça ne communique plus maintenant entre la Chevtchenko et la Lénine. Il y a un trou d’obus à côté de chez les Mitkov… faut un tank pour passer ! »
Sergueïtch restait silencieux. Mais il continuait de regarder Pachka, son visage chafouin qui aurait pu être celui d’un pickpocket vieillissant, bien des fois attrapé, tabassé, et par conséquent craintif. Pachka qui, à quarante-neuf ans, en paraissait dix de plus que Sergueïtch. À cause de son teint terreux peut-être, ou de ses joues usées, comme s’il s’était rasé toute sa vie avec une lame émoussée. Il le regardait et songeait que s’ils n’étaient pas restés les deux seuls habitants du village, jamais il ne lui aurait adressé de nouveau la parole. Ils auraient vécu ainsi parallèlement, chacun dans sa rue et chacun sa vie. Et jamais jusqu’à leur mort ils n’auraient eu d’autre conversation. S’il n’y avait eu la guerre.
« Il y a longtemps qu’on n’a pas eu d’échanges de tirs ici, soupira le visiteur. Alors que vers Hatna, tiens, avant, le canon ne tonnait que la nuit, maintenant on l’entend aussi dans la journée !… Et toi… » Pachka pencha soudain la tête très légèrement en avant. « Si les nôtres te réclament quelque chose, tu le feras ?
– Quels “nôtres” ? demanda Sergueïtch d’un ton contrarié.
– Eh bien les nôtres, ceux de Donetsk ! Pourquoi tu fais l’idiot ?
– Mes “nôtres” sont dans la grange, je n’en connais pas d’autres. Toi non plus tu ne fais pas trop partie des “nôtres” pour moi !
– T’arrêtes de faire ta mauvaise tête ? T’as pas assez dormi, ou quoi ? » Pachka grimaça de manière appuyée. « Ou bien tes abeilles ont congelé, et tu défoules ta rogne sur moi, c’est ça ?
– C’est toi que je vais congeler ! » À entendre la voix du maître de maison, ça n’était pas une menace en l’air. « Si tu dis quoi que ce soit contre mes abeilles…
– Mais non, je les respecte, tes abeilles ! Au contraire, je m’inquiète ! Je comprends pas comment elles passent l’hiver. Elles ont pas froid dans la grange ? Moi, je serais déjà mort gelé.
– Tant que la grange est intacte, ça va. » Sergueïtch s’était radouci. « Je veille. Chaque jour, je vérifie.
– Et comment elles dorment dans les ruches ? demanda Pachka. Comme les gens ?
– Ben oui, comme les gens ! Chacune dans son petit lit.
– Mais t’as pas de chauffage là-bas ! Ou bien t’en as installé un ?
– Elles n’en ont pas besoin. À l’intérieur, chez elles, il fait trente-sept. Elles se réchauffent elles-mêmes. »
La conversation, en abordant le thème des abeilles, avait pris un tour plus amical. Pachka comprit qu’il pouvait prendre congé sur cette note apaisée. Il leur serait même permis de se dire au revoir, pas comme la fois précédente où Sergueïtch l’avait expédié avec des insultes.
« Au fait, tu as réfléchi à ta retraite ? demanda-t-il au moment de partir.
– Et qu’est-ce qu’il y a à réfléchir ? » Sergueïtch haussa les épaules. « Quand la guerre sera finie, la factrice m’apportera trois années de pension d’un coup. Là, j’aurai la belle vie ! »
Pachka eut un léger sourire, il eut envie de titiller son hôte, mais ne pipa mot.
Il allait quitter les lieux, quand son regard croisa à nouveau celui de Sergueïtch.
« Écoute, pendant que j’ai encore de la batterie… » Il lui tendit son portable. « Tu pourrais peut-être appeler ta Vitalina ?
– Elle n’est pas à moi. Voilà déjà six ans qu’elle ne l’est plus. Non, je ne le ferai pas.
– Et ta fille ?
– Va-t’en ! Je te l’ai dit : je n’ai personne à appeler. »

3
« Qu’est-ce que ça peut être ? » se demandait à haute voix Sergueïtch.
Il se tenait au bout du potager, devant le champ qui s’en allait en pente, telle une large langue blanche, pour remonter ensuite tout aussi régulièrement vers Jdanivka. L’horizon enneigé dissimulait les retranchements de l’armée ukrainienne. Sergueïtch ne pouvait les distinguer d’où il était. C’était trop loin, et sa vue laissait à désirer. À droite la bande boisée protégeant du vent s’éloignait dans la même direction, en pente douce et ascendante, dense par endroits, par d’autres clairsemée. Certes, elle ne commençait à monter qu’à partir du pli de terrain : avant d’amorcer une courbe vers Jdanivka les arbres étaient plantés en droite ligne au creux de la prairie, le long d’une route de terre qui à présent dormait sous la neige, car depuis le début des opérations militaires personne ne l’avait empruntée. Avant le printemps 2014, elle permettait d’atteindre Svitle aussi bien que Kalynivka.
Habituellement, c’étaient ses jambes qui poussaient Sergueï Sergueïtch ici, au bout du potager, et non ses pensées. Il vaguait souvent dans la cour : il inspectait sa propriété. Il allait tantôt dans la grange visiter ses abeilles, tantôt dans la remise voir sa Tchetviorka1 verte, tantôt au tas de charbon qui diminuait chaque jour mais donnait malgré tout l’assurance d’avoir encore du chauffage demain et après-demain. Parfois ses jambes l’entraînaient dans le jardin, et il s’arrêtait alors près des pommiers et des abricotiers endormis par le froid. Mais parfois encore, bien que plus rarement, il se retrouvait tout au bout du potager, où l’immense croûte de neige craquait en se brisant sous le pied. Où ses bottines ne s’enfonçaient jamais profondément car le vent d’hiver balayait toujours la neige en bas, dans la plaine, vers le creux. Si bien qu’il n’en restait guère là-haut, chez lui.
Il aurait été l’heure de rentrer, bientôt midi, mais cette tache là-bas, dans la montée, du côté de Jdanivka et des retranchements ukrainiens, avait intrigué Sergueïtch et ne le laissait plus en paix. L’avant-veille, quand il s’était avancé au bout du potager, il n’y avait aucune tache sur la grande étendue blanche. Juste la neige, au sein de laquelle, à force d’attention, on finissait par percevoir un bruit blanc : c’était là un silence qui vous prenait par l’âme avec des mains glacées et ne vous lâchait plus avant longtemps. Le silence ici, bien sûr, était particulier. Les sons auxquels on était habitué au point de ne plus y prêter attention en faisaient aussi partie. Comme par exemple l’écho des tirs d’artillerie au loin. Tenez, d’ailleurs – Sergueïtch se força à tendre l’oreille – quelque part à droite, à une quinzaine de kilomètres, ça pilonnait, et là-bas à gauche également, aurait-on dit, à moins que ce ne fût l’écho.
« Mais c’est peut-être quelqu’un ? » se demanda Sergueïtch, à haute voix de nouveau, en cherchant à voir mieux.
Un instant l’air lui sembla devenu plus transparent.
« Bon, mais qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? songea-t-il. Si j’avais des jumelles, le mystère serait résolu ! Et je serais déjà à me réchauffer dans ma maison… Au fait, peut-être que Pachka en a, des jumelles ? »
Ses jambes cette fois-ci l’entraînèrent à la suite de ses pensées – chez Pachka. Il contourna le trou d’obus, devant la maison des Mitkov, en marchant sur le bord. Gagna la rue Chevtchenko et y suivit la trace de la voiture récemment passée, au sujet de laquelle Pachka pouvait avoir dit la vérité en fin de compte, mais pouvait aussi avoir menti – il n’était pas à ça près.
« Tu aurais des jumelles ? demanda-t-il, sans même saluer son ennemi d’enfance qui lui ouvrait la porte.
– Oui, j’en ai, mais c’est pour quoi faire ? » Pachka semblait lui aussi décidé à ne pas dire bonjour : à quoi bon prononcer des paroles superflues ?
« Là-bas de mon côté, il y a une forme étendue dans la plaine. Peut-être un cadavre.
– J’arrive ! » Les yeux de Pachka s’étaient allumés d’une flamme interrogatrice. « Attends-moi ! »
Sergueïtch, tout en marchant, regarda le ciel. Il lui sembla que le soir tombait déjà, alors que même les journées d’hiver les plus courtes ne se terminent pas à une heure et demie de l’après-midi. Puis il jeta un coup d’œil à la vieille paire de jumelles massive qui ballait au bout d’une courroie de cuir brune sur la poitrine de Pachka gonflée par sa pelisse en peau de mouton. Le devant du manteau, bien sûr, n’eût pas bombé autant si son propriétaire n’en avait replié les revers à l’intérieur. Le col, quant à lui, formait rempart autour de son maigre cou, le protégeant consciencieusement du vent glacé.
« Alors, c’est où ? » Pachka avait collé les jumelles à ses yeux dès qu’ils étaient parvenus au bout du potager.
« Là-bas, regarde, droit devant et puis un peu à droite, dans la montée, dit Sergueïtch en pointant le doigt.
– D’accord, d’accord, d’accord… Ça y est ! Je vois !
– Et qu’est-ce que c’est ?
– Le corps d’un soldat. Mais de quelle armée ? Et où sont donc ses sardines ? Non, on voit rien. Il est pas dans une bonne position.
– Laisse-moi regarder ! », dit Sergueïtch.
Pachka ôta les jumelles de son cou et les lui tendit.
« Tiens, l’apiculteur ! T’as peut-être l’œil plus acéré. »
Ce qui paraissait noir de loin, vu de plus près se révélait de couleur verte. Le cadavre était couché sur le flanc droit, la nuque tournée vers Mala Starogradivka, et par conséquent le visage vers les tranchées de l’armée ukrainienne.
« Quoi que tu vois ? demanda Pachka.
– Ce que je vois ? Un mort. Un soldat. Étendu. À quel côté il appartient, j’en sais foutre rien ! Ça peut être à l’un comme à l’autre.
– C’est clair. »
Pachka opina du chef, et le mouvement de sa tête, perdue à l’intérieur du haut col relevé de la pelisse, inspira un sourire à Sergueïtch.
« Qu’est-ce que t’as ? demanda Pachka, soupçonneux.
– Ben, t’es comme une cloche à l’envers, avec ton col. Ta tête est minuscule au milieu d’un tel luxe.
– Elle est comme elle est, grogna Pachka. Et puis c’est plus compliqué pour une balle de toucher une petite tête, alors qu’une grosse comme la tienne, à un kilomètre, on peut pas la rater. »
Ils retraversèrent ensemble la cour-jardin-potager jusqu’au portillon donnant sur la rue Lénine. En silence, sans se regarder. Là, Sergueïtch demanda à Pachka de lui laisser les jumelles pour deux ou trois jours. L’autre accepta. Puis s’en fut vers le passage Mitchourine, sans se retourner.

4
La nuit, Sergueïtch ne se leva pas à cause du froid qu’il éprouvait, mais à cause de celui qui lui vint en rêve. Plus exactement, il rêva qu’il était un soldat. Tué et abandonné dans la neige. Il régnait un froid terrible alentour. Son corps sans vie était déjà engourdi, mais d’un coup il se trouvait carrément pétrifié et commençait lui-même à être source de froid. Et Sergueïtch, dans son rêve, reposait à l’intérieur de ce corps de pierre. Il y reposait et ressentait, aussi bien à l’intérieur du rêve qu’à l’extérieur – dans son propre corps –, une terreur glacée. Il patienta, le temps que le cauchemar le relâche. Et dès qu’il le sentit faiblir, il se leva du lit. Il attendit que ses doigts cessent de trembler sous le froid instillé par le rêve. Fit tomber du seau quelques « noix » de charbon dans le foyer du poêle. S’assit à la table dans l’obscurité.
« Pourquoi m’empêches-tu de dormir ! » murmura-t-il.
Il resta ainsi pendant une demi-heure. Ses yeux s’étaient habitués aux ténèbres. L’air, dans la pièce, s’était stratifié en plusieurs couches horizontales. Il avait froid aux chevilles, mais chaud au cou et aux épaules.
Sergueïtch poussa un soupir, alluma une bougie jaune, s’approcha de l’armoire et en ouvrit le vantail gauche. Il approcha la bougie. À l’intérieur, entre plusieurs cintres vides pendait une robe de femme. Son ex-épouse Vitalina l’avait laissée là exprès. Comme une allusion transparente. Comme une des raisons de son départ.
Dans le demi-jour tremblotant ménagé par la flamme menue, le motif de la robe n’était guère lisible, mais Sergueïtch ne s’en souciait guère. Il le connaissait sur le bout des doigts, il en savait tout le simple argument : de grosses fourmis rouges courant sur l’étoffe bleue, les unes vers le haut, les autres vers le bas, en une multitude serrée, des milliers de fourmis sans doute ! Franchement, comment un styliste pouvait avoir eu une idée pareille ? Il n’aurait pas pu faire simple et joli comme tout le monde : une robe à pois ou avec des marguerites ou des violettes ?
Machinalement, Sergueïtch étouffa la flamme de la bougie entre le pouce et l’index. Il perçut l’odeur suave d’une mince fumée d’adieu. Puis retourna s’allonger dans son lit. Il faisait bon sous la couverture. Dans pareille chaleur les rêves aussi devaient être doux et non vous pénétrer de froide terreur !
Ses paupières lui parurent se fermer toutes seules, sans son concours. Et c’est une fois les yeux clos, comme il s’assoupissait, qu’il revit la robe aux fourmis. Pas dans l’armoire cependant, cette fois-ci, mais sur elle, sur Vitalina. Une robe longue, tombant au-dessous du genou. Vitalina marchait dans la rue Lénine, la brise agitait le bas du vêtement et les fourmis rouges semblaient courir sur le tissu. À dire vrai, Vitalina ne marchait pas, elle flottait. Tout comme la première fois qu’elle était sortie de la cour. Qu’elle s’en était échappée, peut-on dire, pour se présenter à la rue et au village, comme on présente un document important dont la seule vue force tous les passants à s’écarter. Elle n’avait pas encore déballé tous ses sacs et ses valises en ce premier jour après son déménagement de Vinnytsia, mais elle avait tout de suite extrait de ses affaires la robe aux fourmis, l’avait repassée, revêtue et s’en était allée à l’église sise au bout de la rue. Il avait tenté de l’arrêter, de la convaincre de mettre autre chose, mais allez donc ! Difficile de composer avec son caractère et son amour du « beau ». Impossible même.
Elle pensait alors que Sergueïtch se promènerait avec elle dans la rue, mais il l’avait seulement accompagnée jusqu’au portillon. Il avait eu honte d’aller plus loin avec sa femme habillée de fourmis rouges.
Aussi s’était-elle avancée seule, d’un pas audacieux, insolent même, attirant voisins et voisines à leurs fenêtres, à leurs portes, à leurs clôtures. Le village était bien vivant alors : dans chaque cour ou presque résonnaient des rires d’enfants.
Il était clair que les jours suivants tous ses habitants allaient lui casser du sucre sur le dos.
Mais ce n’était pas pour sa robe qu’il l’avait aimée et prise pour femme. Sans robe, elle était bien plus belle et n’appartenait qu’à lui. Dommage que ça n’eût pas duré aussi longtemps qu’il l’aurait voulu.
Bizarrement, le rêve qui s’était emparé de Sergueïtch lui montra cette première traversée du village par Vitalina de manière autre qu’en réalité. Dans le rêve, il marchait à côté d’elle. Et la tenait par la main. Et il saluait voisins et voisines, d’un hochement de tête, bien que leurs yeux fussent collés à la robe aux fourmis comme les mouches se collent l’été au papier adhésif pendu au-dessus de la table.
Dans le rêve toujours, ils arrivaient à l’église, mais ne franchissaient pas ses portes ouvertes, ils contournaient la maison du Seigneur pour aller fouler la terre du cimetière où les pierres tombales et les croix silencieuses vous ôtent l’envie de sourire ou de parler fort. Sergueïtch conduisait Vitalina à la tombe de ses parents décédés avant la cinquantaine, puis lui montrait celles d’autres membres de sa famille : la sœur de son père et son mari, un cousin et ses deux fils, morts dans un accident un jour de beuverie ; il n’oubliait pas non plus sa nièce bien qu’on l’eût reléguée tout au bout du cimetière, au-dessus du ravin – tout cela parce que son père s’était querellé avec le président du soviet rural et que celui-ci s’était vengé avec les moyens dont il disposait.
Quand on vit longtemps dans un endroit, on a toujours plus de famille en terre qu’en bonne santé à côté de soi.
À ce moment sa mémoire souffla au dormeur absorbé par son rêve qu’ils étaient bel et bien allés au cimetière deux ou trois jours après l’arrivée de la jeune épouse, celle-ci vêtue convenablement pour l’occasion : tout en noir. Et le noir lui allait très bien, avait alors pensé Sergueïtch.
Dehors soudain retentit une forte explosion. Sergueïtch sursauta, perdit le fil du rêve. Le cimetière s’effaça, Vitalina et sa robe aux fourmis se volatilisèrent, et lui-même disparut tout aussi bien. Comme au cinéma, quand pendant la projection le film venait à casser.
Sergueïtch n’ouvrit pas les yeux pour autant.
« Bon, ça a pété quelque part, songea-t-il. Pas tellement près, c’est juste du gros calibre. Si c’était dans le coin, ça m’aurait jeté à bas du lit. » Et si l’obus était tombé sur la maison, il serait resté dans ce rêve où il se sentait d’une certaine manière plus au chaud, plus à son aise que dans la vie. En outre, la robe aux fourmis ne l’agaçait plus, au contraire, elle lui plaisait plutôt.

5
« Il est couché carrément à leurs pieds ! » Pachka ne dissimulait pas sa perplexité et sa colère. « Ils pourraient l’avoir récupéré déjà. »
Du côté de l’église bombardée soufflait un vent froid et coupant. Pachka semblait rentrer la tête dans les épaules, essayant de s’abriter derrière le col relevé de sa pelisse de mouton. Son profil mécontent rappelait à Sergueïtch une image révolutionnaire tirée d’un manuel d’histoire soviétique.
De nouveau ils se tenaient campés au bout du potager. Depuis le matin, Pachka affichait une mine renfrognée. Renfrogné, il l’était déjà quand il avait ouvert la porte, une heure plus tôt, aux coups frappés par Sergueïtch. Il ne l’avait pas invité à entrer. Certes, il s’était préparé rapidement et n’avait pas refusé de l’accompagner.
« Peut-être qu’il t’empêche de dormir, avait-il bougonné en chemin, mais moi, j’en ai rien à faire de lui ! Il reste là, tant pis. Tôt ou tard ils l’enterreront, lui feront des funérailles.
– Mais c’est un être humain ! répétait Sergueïtch dans le vœu d’expliquer son point de vue, sans regarder où il mettait les pieds de sorte qu’il trébuchait souvent. Un être humain doit ou bien vivre ou bien reposer dans une tombe.
– Il y reposera, avait rétorqué Pachka. Un temps viendra où tout le monde y reposera.
– Mais on pourrait pas descendre, le traîner au moins jusqu’aux arbres pour qu’on le voie pas ?
– Moi, pas question ! Ils n’ont qu’à y aller, ceux qui l’ont envoyé là-bas ! »
À la fermeté de sa voix, l’apiculteur avait compris que la conversation était en réalité inutile. Pourtant il avait insisté.
Il insistait encore alors qu’ils étaient là, debout sur la neige piétinée, au bord de la vaste étendue en pente.
« Passe-moi les jumelles ! » dit Pachka.
Il s’en servit pour observer durant deux bonnes minutes, tandis que ses lèvres esquissaient une grimace. Comme Sergueïtch, il n’aimait pas ce qu’il voyait, mais les idées que lui inspirait le spectacle étaient visiblement tout autres que celles de l’apiculteur.
« S’il venait de chez eux, c’est que c’est un “ukrop1”, déclara-t-il, se prenant à raisonner à haute voix. S’il y allait, c’est un des nôtres ! Si on était sûr que c’est le cas, on pourrait le dire aux gars de Karousselino, et qu’ils se débrouillent pour le récupérer la nuit. Mais il est couché en travers. Impossible de savoir vers où il marchait ou rampait. Au fait, Sergo, t’as entendu ce qui est tombé cette nuit ?
– Oui, acquiesça Sergueïtch.
– On dirait qu’ils ont touché le cimetière.
– Mais qui ça ?
– Ce que j’en sais… Tu me filerais un peu de thé ? »
Sergueïtch se mordit la lèvre. C’était gênant de refuser, Pachka était venu tout de même jusqu’ici à son appel, alors qu’il n’en avait aucune envie.
« D’accord, allons-y ! »
La neige broyée par les semelles des lourdes bottines se mit à crisser sous les pieds des deux hommes avec un bruit sec, comme du sable gelé.
Sergueïtch marchait en tête. Il marchait et réfléchissait : « Dans quoi mettre le thé pour Pachka ? Dans une boîte d’allumettes ? Il s’offenserait. Dans un pot de mayonnaise, il en faudrait trop. »
Sur le seuil, tous deux tapèrent des pieds sur le béton pour décoller la neige de leurs semelles.
Sergueïtch versa le thé malgré tout dans un pot de mayonnaise, mais sans le remplir entièrement, aux deux tiers seulement.
« Je te laisse encore les jumelles ou bien tu en as vu assez ? demanda Pachka en s’efforçant d’avoir l’air reconnaissant.
– Oui, laisse-les-moi », répondit l’apiculteur.
Ils se quittèrent cette fois-ci sur une note amicale.
Resté seul, Sergueïtch se rendit à la grange visiter les abeilles en hivernage. Il s’assura que tout allait bien. Puis alla au garage jeter un coup d’œil à sa vieille Tchetviorka. Il se demanda un instant s’il n’allait pas mettre le moteur en marche pour vérifier, mais s’effraya à l’idée de déranger les abeilles qui étaient derrière la cloison de bois : grange et remise étaient sœurs jumelles et partageaient presque le même toit.
Dehors, le précoce crépuscule d’hiver tombait déjà. Sergueïtch avait fait provision de charbon pour la nuit. Il en versa un demi-seau dans le poêle. Referma la porte, posa une casserole d’eau sur le dessus. Il aurait aujourd’hui pour dîner de la kacha de sarrasin salée. Après quoi il bouquinerait à la lueur d’une bougie – il en avait beaucoup à présent. Plus que de livres. Tous ses livres étaient vieillots, des éditions soviétiques rangées dans le vaisselier, derrière la vitre, à gauche du service de table. Vieillots, mais faciles à lire, avec de gros caractères bien nets, et l’on comprenait tout car ils racontaient des histoires simples. Quant aux bougies, elles étaient dans l’angle. Deux caisses. Elles y étaient rangées en couches serrées, chacune séparée de l’autre par un papier ciré. Lequel était en lui-même un trésor. Avec lui on pouvait allumer un feu de camp même sous la pluie. Et même sous un vent d’ouragan. Une fois enflammé, rien ne pouvait l’éteindre. Quand l’obus était tombé sur l’église « de Lénine » – tout le monde l’appelait ainsi, parce qu’elle se dressait au bout de la rue du même nom –, l’édifice, en bois, avait brûlé. Sergueïtch s’y était rendu le lendemain matin, et dans l’appentis en pierre éventré par l’explosion, il avait découvert deux caisses remplies de cierges. Il les avait rapportées chez lui – d’abord l’une, puis l’autre. Ainsi le bien était-il retourné au bien, comme il est écrit dans la Bible. Durant combien d’années avait-il offert sa récolte de cire au prêtre de l’église ? Pour fabriquer des cierges justement. Il avait donné et donné, puis avait reçu ce présent du Seigneur. Pile au bon moment : l’électricité venait d’être coupée. Dans les temps difficiles, c’est aussi une sainte cause que d’éclairer la vie des hommes.

6
Après quelques jours tranquilles, sans vent, vint un soir plus sombre que d’habitude. Il ne vint pas tout seul, il fut porté par une agitation du ciel, invisible d’en bas dans l’ombre de l’hiver, où les nuées légères furent chassées par d’autres, pesantes celles-là, qui soudain déversèrent de gros flocons tout neufs et duveteux sur la terre couverte de vieille neige durcie par la sécheresse de l’air.
Sergueïtch, en bâillant, jeta dans le poêle une nouvelle provision de charbon à longue flamme puis éteignit le cierge jaune entre deux doigts. Il pensait avoir accompli tout ce qu’il fallait avant de dormir. Ne lui restait plus qu’à remonter la couverture jusqu’à ses oreilles et à sombrer dans le sommeil jusqu’au matin ou jusqu’au premier froid. Cependant le silence lui parut comme incomplet. Or, qu’on le veuille ou non, quand le silence n’est pas complet, on ressent le désir d’agir pour qu’il le soit enfin. Mais comment ? Sergueïtch était depuis longtemps accoutumé aux lointaines canonnades, lesquelles étaient devenues de ce fait une part importante du silence. Or voilà que la chute de neige – visiteuse autrement plus rare – les couvrait dehors de son bruissement.
Le silence, c’est vrai, est chose capricieuse, phénomène sonore personnel, chaque individu l’ajuste, l’adapte à sa mesure. Autrefois, le silence pour Sergueïtch était le même que pour les autres. Le bourdonnement d’un avion dans le ciel ou le chant d’un grillon s’introduisant la nuit par le vasistas en faisait facilement partie. Tous les bruits discrets, qui ne suscitent pas d’agacement ni ne font se retourner, deviennent au bout du compte des éléments du silence. Il en était ainsi autrefois du silence de la paix. Il en était devenu ainsi du silence de la guerre, où le fracas des armes avait évincé les bruits de la nature, mais à force de lassitude, était devenu coutumier, s’était comme glissé lui aussi sous les ailes du silence, avait cessé d’attirer l’attention sur lui.
Et Sergueïtch était à présent saisi d’une étrange inquiétude due à la neige dont la chute lui semblait trop bruyante. Étendu dans son lit, au lieu de s’endormir, il réfléchissait.
Il repensa au cadavre gisant dans la plaine. Mais cette fois-ci il fut tout de suite réconforté par l’idée qu’il ne le verrait plus désormais. Pareille neige en effet allait tout recouvrir, et tout recouvrir jusqu’au printemps, jusqu’au dégel. Et au printemps tout changerait, la nature se réveillerait, les oiseaux chanteraient plus fort que les canons ne pourraient tonner. Car les oiseaux chanteraient tout près, alors que les canons resteraient là-bas, dans le lointain. De temps à autre seulement, pour une raison mystérieuse, peut-être d’avoir trop bu ou trop peu dormi, les artilleurs expédieraient un ou deux obus sur le village, par accident. Une fois par mois, pas davantage. Et ces obus tomberaient là où il n’y avait déjà plus rien de vivant : sur le cimetière, dans la cour de l’église, sur le bâtiment depuis longtemps vide et sans fenêtre des anciens bureaux du kolkhoze.
Mais si la guerre devait se prolonger, il abandonnerait le village aux soins de Pachka et emmènerait ses abeilles – les six ruches – là où il n’y avait pas de guerre. Là où les champs n’étaient pas creusés de trous d’obus mais semés de fleurs sauvages ou de sarrasin, où l’on pouvait marcher aisément et sans peur dans la forêt, dans les prés et sur les chemins de traverse, un lieu habité où, même si les gens ne souriaient pas au premier venu, leur nombre et leur insouciance faisaient paraître la vie plus douce.
Penser à ses abeilles l’apaisa et en quelque sorte le rapprocha du sommeil. Il se rappela le jour, cher à sa mémoire et à son cœur, où il avait reçu pour la première fois la visite du maître du Donbass et de presque tout le pays, son ancien gouverneur, un homme compétent sous tous rapports, compétent et inspirant confiance, comme les vieux bouliers qui servaient au calcul. Il était arrivé en jeep avec deux gardes du corps. La vie alors était tout autre, paisible. Il s’en fallait de dix ans encore que n’éclatât la guerre, sinon plus. Les voisins avaient déboulé de chez eux, pour regarder avec jalousie et curiosité l’homme-montagne franchir le portillon et serrer la main de Sergueïtch dans son énorme pogne. L’un d’eux l’avait peut-être entendu demander alors : « Sergueï Sergueïtch, c’est donc toi ? C’est chez toi qu’on peut faire la sieste sur des abeilles ? Tu as inventé ce truc-là tout seul ? » « Non, ce n’est pas moi, je l’ai découvert dans une revue d’apiculture. Mais c’est moi qui ai fabriqué la couchette de mes mains ! » lui avait répondu fièrement l’apiculteur. « Eh bien, montre-nous ça ! » avait dit le visiteur de sa voix de basse, avec un sourire grave mais amical. Sergueïtch l’avait conduit au jardin où les six ruches étaient rangées par deux, dos à dos. Posés dessus : un panneau de bois et un mince matelas garni de paille.
« J’enlève mes chaussures ? » avait demandé le visiteur à son hôte. Celui-ci considéra les souliers de l’homme et resta médusé : à bout pointu, de forme très élégante, ils avaient des reflets nacrés, comme en ont parfois sous un soleil radieux les flaques d’eau éclaboussées d’essence, à cette différence que leur nacre avait plus de noblesse que des moirures de carburant. Elle brillait comme si l’air au-dessus eût changé de densité sous l’effet d’une forte chaleur, et perdu ainsi sa parfaite transparence, ajoutant à la couleur des chaussures et à leur forme une sorte de dimension supplémentaire, une vibration inattendue.
« Non, pourquoi les ôter ? répondit Sergueïtch en secouant la tête.
– Quoi, elles te plaisent ? dit le gouverneur avec un sourire, forçant par ces mots le propriétaire des lieux à détacher son regard de la paire de souliers.
– Oui, bien sûr ! Je n’en ai jamais vu encore d’aussi belles, avoua Sergueïtch.
– Tu chausses du combien ? s’enquit l’autre tout à trac.
– Du quarante-deux. »
Le visiteur opina du chef et approcha les fesses de la ruche du milieu : au-dessous se trouvait un escabeau de bois. Il grimpa dessus et s’installa soigneusement sur la fine paillasse. Il s’allongea sur le côté droit, étira ses jambes avec précaution, puis regarda Sergueïtch, à la manière d’un enfant, comme un écolier un instituteur sévère.
« C’est mieux sur le dos ou sur le ventre ? demanda-t-il.
– Ce serait mieux sur le dos. La surface de contact avec les ruches sera plus grande.
– Bon, tu peux y aller, je vais dormir un moment. On t’appellera ! » dit l’ex-gouverneur en jetant un coup d’œil à ses gardes du corps, postés un peu à l’écart de l’installation apicole. L’un d’eux hocha la tête, pour signifier qu’il avait entendu.
Sergueïtch rentra dans la maison. Il alluma le téléviseur : l’électricité fonctionnait à l’époque. Il tenta de se distraire, mais il était incapable de détacher ses pensées du visiteur important et de ses chaussures. Une crainte vint le tarauder : pourvu que les pieds des ruches ne cèdent pas sous le poids du géant couché dessus ! Il prit du thé, mais son inquiétude quant à l’éventuelle fragilité des abris à abeilles qu’il avait fabriqués lui-même ne se dissipait toujours pas. Quand il les avait construits, il ne se souciait que du confort de leurs pensionnaires, mais ignorait encore qu’il fût bénéfique et salutaire de dormir sur elles.
Cette fois-là le visiteur important lui laissa trois cents dollars et une bouteille de vodka en remerciement. À partir de ce jour, tous ceux qui n’aimaient guère Sergueïtch ou bien ne le remarquaient pas se mirent à le saluer comme si un archange l’eût effleuré de son aile !
Un an plus tard, aux premiers jours de l’automne également, le gouverneur revint le voir. Sergueïtch avait alors déjà bâti une tonnelle autour de la couchette. Si légère et pliable qu’on pouvait la monter comme la démonter en une heure. Il avait confectionné un matelas encore plus mince, pour que la paille n’étouffe pas la moindre vibration émise par les centaines de milliers d’abeilles.
Le visiteur paraissait fatigué. Il avait avec lui une dizaine de gardes du corps, et peut-être autant de voitures, garées le long de sa clôture, rue Lénine. Qui s’y trouvait, et pourquoi personne n’en sortait ? Sergueïtch ne le comprit pas. Le maître du Donbass passa cette seconde fois cinq ou six heures allongé sur les ruches. Au moment de repartir, non seulement il lui offrit mille dollars dans une enveloppe, mais il lui donna l’accolade, avec force, à la manière d’un ours. Comme s’il prenait à jamais congé d’un être cher.
« Bon, c’est terminé, avait conclu alors Sergueïtch. Pareille chance ne se reproduira plus. Il ne reviendra pas. »
Il avait plusieurs raisons de penser ainsi. L’une d’elles était tout à fait banale : dans toutes les bourgades un peu importantes on réclamait à présent de dormir sur des ruches. La concurrence devenait sévère. Or lui, Sergueïtch, ne se faisait aucune réclame. Certes, on savait au village qu’un ancien gouverneur était venu tout exprès, de Kiev même, pour faire un somme au-dessus de ses abeilles. On le savait et on le racontait aux amis, à la famille et aux gens d’autres villages qu’on connaissait. Si bien qu’avec une régularité que d’autres apiculteurs lui eussent enviée, des particuliers se présentaient à la porte de Sergueïtch pour dormir sur « les abeilles du gouverneur ». Sergueïtch n’augmentait pas ses prix, et offrait du thé au miel aux clients particulièrement aimables. Il parlait volontiers avec eux de la vie. Chez lui, il n’avait plus personne pour le faire : sa femme l’avait quitté en emmenant leur fille ; elles s’étaient sauvées toutes deux un jour qu’il s’était rendu au marché de gros de Horlivka. Elles l’avaient laissé le cœur en miettes. Mais il avait tenu bon. Il avait rassemblé toute sa volonté et n’avait pas permis aux larmes montées à ses yeux de rouler sur ses joues. Il avait continué à vivre. Une vie tranquille, à l’abri du besoin. Savourant l’été le bourdonnement des abeilles, et l’hiver le calme et le silence, la blancheur des champs couverts de neige et l’immobilité du ciel gris. Il aurait pu passer ainsi le reste de sa vie, mais le sort en avait décidé autrement. Quelque chose s’était brisé dans le pays, s’était brisé à Kiev, là où il y avait toujours un truc qui n’allait pas. S’était brisé, et de telle manière que de douloureuses fissures s’étaient propagées par tout le pays, comme dans du verre, et que de ces fissures du sang avait coulé. Une guerre avait éclaté, dont la cause pour Sergueïtch, depuis trois ans déjà, restait brumeuse.
Un premier obus était tombé sur l’église. Et dès le lendemain matin les habitants avaient commencé à quitter Mala Starogradivka. D’abord les pères avaient envoyé mères et enfants chez des parents, qui en Russie, qui à Odessa, qui à Mykolaïv. Puis les pères eux-mêmes étaient partis, allant grossir les rangs, les uns des « séparatistes », les autres des réfugiés. Les derniers à avoir été emmenés, c’étaient les vieux et les vieilles. Avec des cris, des pleurs, des malédictions. Il régnait un vacarme effrayant. et puis soudain un jour, tout était devenu si calme que Sergueïtch, en sortant dans la rue Lénine, avait presque été assourdi par le silence. Ce silence-là était lourd, comme un bloc de fonte. Sergueïtch avait alors eu peur d’être le seul de tout le village à être resté. Il avait remonté prudemment la rue, en jetant un coup d’œil par-dessus les clôtures. Après une nuit de salves de canon, le silence était si écrasant qu’il avait l’impression de trimballer un sac de charbon sur son dos. Mais les portes étaient déjà barrées de planches. Certaines fenêtres obturées de panneaux de contreplaqué. Il avait marché jusqu’à l’église, ce qui représentait près d’un kilomètre. Il était passé sur la Chevtchenko et était revenu par cette rue parallèle. Les jambes en coton. Soudain il avait entendu un bruit de toux et s’était réjoui. Il s’était approché de la palissade derrière laquelle on toussait, et là, il y avait Pachka. Assis tranquillement dans la cour sur un banc. Une bouteille de vodka dans la main gauche, une papirosse dans la droite.
« Qu’est-ce que tu fais ? » lui avait demandé Sergueïtch.
Depuis l’enfance, ils ne se saluaient pas.
« Moi ? À ton avis ? Je devrais peut-être abandonner tout ça ? Ma cave est profonde. Je m’y planquerai au besoin. »
Tel avait été le premier printemps de la guerre. On en était maintenant à son troisième hiver déjà. Ça faisait presque trois ans que Pachka et lui maintenaient la vie dans le village. On ne pouvait tout de même pas laisser le village sans vie. Si tout le monde partait, personne ne reviendrait ! Alors qu’ainsi, on était forcé de revenir. Quand c’en serait fini de la folie à Kiev, ou bien des bombes et des obus.

7
Deux nuits et deux jours avaient passé depuis la chute de neige. Sergueïtch ne sortait que pour aller quérir du charbon. La neige sous ses pieds crissait à présent d’autre manière. Il s’enfonçait mollement dans un tapis blanc tout neuf, qui n’était d’ailleurs guère profond. Mais une chose lui parut surprenante : il remarqua qu’en plusieurs endroits l’ancienne croûte durcie apparaissait à découvert. Bizarre qu’elle ne fût pas masquée par au moins cinquante centimètres de poudreuse. Mais il est vrai qu’il n’y avait pas eu de tempête. La neige était tombée simplement, libre et légère. Un vent rasant l’avait sans doute poussée plus loin, du côté de barrières naturelles où elle avait pu s’accumuler sous forme de congères. Mais le désir ne vint pas à Sergueïtch d’aller repérer celles-ci.
La bouilloire chantait sur le poêle. On n’éteint pas un poêle comme une gazinière, aussi la bouilloire dut-elle continuer à chauffer pour rien jusqu’à ce que son propriétaire l’en otât, saisissant la poignée brûlante en usant d’un vieux torchon de cuisine pour se protéger la main. Il versa l’eau dans une tasse en faïence marquée du logo de l’opérateur de téléphonie mobile MTS, et l’agrémenta d’une pincée de thé. Puis il souleva du plancher un bocal d’un litre de miel qu’il posa sur la table.
« Je pourrais inviter Pachka », songea-t-il en bâillant. Avant de se dire : « Bah, je suis bien comme ça ! Je ne vais pas aller le chercher à l’autre bout du village ! »
Le fait que « l’autre bout du village » se trouvât tout au plus à quatre cents mètres de sa maison ne changeait rien à l’affaire.
Il n’avait pas achevé sa première tasse qu’une explosion retentit non loin. Les vitres tremblèrent avec un tintement à fendre les tympans.
« Ah ! les cons ! » lâcha-t-il avec amertume. Il reposa vivement la tasse sur la table, éclaboussant celle-ci de thé, et courut à la fenêtre la plus proche. Il vérifia qu’elle n’était pas fissurée. Non, intacte.
Il inspecta les autres fenêtres, toutes étaient sauves. Il réfléchit : ne devrait-il pas aller voir où ça avait pété, et si une maison voisine n’avait pas été touchée ?
« Et puis on s’en fout ! L’important, c’est que c’est pas la mienne », conclut Sergueïtch au bout d’un instant, renonçant à l’idée. Et il retourna s’asseoir.
Si une seconde explosion avait succédé à la première, il en aurait été autrement. Il aurait alors filé à la cave, comme trois ans plus tôt, quand soudain, sans raison, bombes et obus s’étaient mis à pleuvoir sur Mala Starogradivka et ses environs.
Restaient encore deux heures avant que le soir s’annonce en ce mois de février. Et ça aussi, c’était surprenant. Le fait que l’obus fût tombé sur le village en plein jour ! À la nuit noire, on aurait compris : erreur de tir. Mais dans la journée… Ils étaient saouls ou quoi ? Ou bien ils s’ennuyaient dans le silence. Et puis qui étaient ces « ils » ? Ceux de Karousselino, ou bien ceux qui campaient entre leur village et Jdanivka ?
Sergueïtch dilua ses pensées amères dans du miel et s’en trouva un peu soulagé. Il versa le reste d’eau bouillante dans sa tasse. Sourit en regardant le logo « MTS »… Son portable gisait, tel un poids mort, dans le tiroir du vaisselier. Avec son chargeur. Quand le courant serait rétabli au village, il pourrait le recharger et vérifier s’il y avait du réseau. Mais si l’électricité revenait et qu’il y eût du réseau, une autre question se poserait : à qui téléphoner ? À Pachka ? S’il était besoin, il coûterait moins cher d’aller le voir à pied. D’ailleurs Sergueïtch ne connaissait pas son numéro. Quant à appeler son ex-épouse Vitalina… il faudrait qu’il choisisse bien ses mots à l’avance en vue de la conversation, mieux encore, qu’il les note par écrit, puis qu’il lise son papier avant qu’elle lui raccroche au nez ! Il pourrait l’appeler au moins pour s’enquérir des affaires de sa fille. Et si le dialogue s’établissait, poser également des questions sur la vie à Vinnytsia. Comment se faisait-il qu’il ne fût pas allé une seule fois rendre visite à ses beaux-parents ? Et qu’il ne fût d’ailleurs allé quasiment nulle part en quarante-neuf années d’existence. Nulle part excepté à Horlivka, Enakievo, Donetsk et trois ou quatre autres dizaines de villes et villages miniers où il était envoyé régulièrement en mission, avant sa mise à la retraite. Il avait occupé un poste important : inspecteur de la sécurité. Il avait visité certaines mines jusqu’à vingt fois, sinon plus. Il en avait tant respiré, de leur sécurité, qu’à quarante-deux ans il s’était retrouvé avec une pension d’invalidité. La silicose, c’est du sérieux. Et le fait qu’elle soit très répandue parmi ceux qui travaillent et ont travaillé sous la terre la rend un peu pareille à la grippe. Les gens toussent, bon, et après ?
Des coups de poing furent frappés à sa porte.
Sergueïtch sursauta, et tout de suite rit de sa frayeur : qui ça pouvait-il être ? ils n’étaient que deux au village.
Il ouvrit, et se trouva face à Pachka, pâle comme un mort, le visage ravagé de tristesse.
« Ce serait-il sa maison ? » pensa-t-il avec effroi.
« Chez les Krassiouk, la moitié de la baraque et la grange ont été emportées ! annonça l’ennemi d’enfance d’une voix tremblante.
– Hum… » fit Sergueïtch avec compassion, en invitant son visiteur à entrer.
Il l’installa à la table, lui servit du thé et lui donna une cuiller pour l’inciter à prendre du miel.
Sergueïtch comprenait la terreur éprouvée par Pachka : les Krassiouk vivaient à une maison de chez lui. Autrement dit, si l’explosion avait eu lieu là-bas, il n’avait plus de fenêtres, c’était certain.
« Sergo, je vais dormir chez toi cette nuit, d’accord ? dit Pachka en levant les yeux sur le maître de maison.
– Pas de problème. Mais qu’est-ce qui s’est passé là-bas, c’est tombé aussi sur ta maison ?
– Les vitres, soupira Pachka. Toutes ! J’ai eu du pot : un éclat m’a volé au ras du visage et est allé se ficher dans le buffet. J’étais en train de dîner, purée de patates au lard. »
Il se tut soudain et regarda prudemment son interlocuteur dans les yeux. Et Sergueïtch comprit la raison de cette pause : Pachka venait d’avouer malgré lui qu’il ne manquait pas de nourriture. Or tout récemment encore il se plaignait de n’avoir rien à manger ! Sergueïtch sourit en pensée, mais n’en montra rien. À l’heure présente, il plaignait malgré tout son ennemi d’enfance : une maison froide, par moins douze degrés dehors. Si la baraque restait vingt-quatre heures sans fenêtres, il faudrait trois jours pour la réchauffer.
« Bien, dit-il. Tu vas passer la nuit ici, mais il faut bien remettre des vitres à tes fenêtres, autrement tu devras carrément déménager chez moi !
– Mais où je vais les prendre ?
– Tu n’es pas bien malin, dit l’apiculteur sans méchanceté. Tu as la paresse de réfléchir. Quand un gars a le cœur qui flanche, ou bien on l’enterre ou bien on cherche d’urgence un donneur. Quoi, tu n’as jamais lu les journaux ?
– Pourquoi tu dis ça ? » Des notes de méfiance résonnaient dans la voix de Pachka. « Quel donneur ?
– Bon, moi, j’ai les outils. » Sergueïtch à présent raisonnait à haute voix. « Réfléchissons : quelle maison est encore intacte au village, mais n’a plus d’occupants ? »
Pachka se sentit tout content. Content d’avoir compris ce que méditait Sergueïtch.
« Klava Jivotkina ! Elle est morte avant la guerre ! » se rappela-t-il, mais sur-le-champ l’enthousiasme s’éteignit dans ses yeux. « Mais c’est une vieille chaumière qu’elle avait, les fenêtres sont minuscules. Il en faudrait des plus grandes… Peut-être que la maison d’Arzamian conviendrait.
– Mais lui, il est mort ? demanda Sergueïtch, sur la réserve.
– Bah, je sais pas, répondit Pachka, hésitant. Il est parti, ça c’est sûr. À Rostov, je crois. Il est pas russe, tu vois, mais il est pas ukrainien non plus. Il est arménien !
– Et alors ? Il vivait ici, donc il est des nôtres. Réfléchis encore. Sinon, s’il revenait, comment je pourrais le regarder dans les yeux ?
– Les Serov ! s’exclama Pachka, réjoui. C’est parfait ! Ils ont été tués par une bombe. Tous, avec leurs enfants.
– Oui. » Sergueïtch acquiesça de la tête, se rembrunit et poussa un profond soupir. Il se rappelait que les Serov avaient été les premiers à se ruer hors du village, sans même attendre la fin du bombardement. Et c’est alors qu’ils s’éloignaient, déjà dans la campagne, que la bombe s’était abattue sur eux. Elle était tombée pile sur leur Volga. Les décombres de la voiture étaient encore là-bas, sur la route de terre, non loin des dernières maisons.
« Bien. » Sergueïtch leva les yeux sur son hôte. « On termine le thé et on y va ! Je pense qu’on aura réglé ça avant ce soir. J’ai un excellent coupe-verre. »

1. Nom familier donné à la voiture break Lada 2104. (Toutes les notes sont du traducteur.)
2. Terme originellement méprisant pour désigner les Ukrainiens pro-européens. Possible contraction de « ukrainsky oppozitsioner », mais le mot signifie également en russe « aneth ». Depuis, le terme a été repris par les Ukrainiens eux-mêmes. Un parti nationaliste l’a même adopté pour nom, comme acronyme de Ukraïnskoïé obedinenie patriotov – Union des patriotes ukrainiens.

À propos de l’auteur
KOURKOV_andrei_©AFP-DRAndreï Kourkov © Photo AFP (DR)

Andreï Kourkov est né en Russie en 1961 et vit à Kiev depuis de très nombreuses années. Très doué pour les langues (il en parle couramment six), il débute sa carrière littéraire pendant son service militaire alors qu’il est gardien de prison à Odessa. Son premier roman, Le Pingouin, remporte un succès international. Son œuvre est aujourd’hui traduite en 36 langues. Les Abeilles grises est son dixième roman publié en France. (Source: Éditions Liana Levi)

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Dernier concert à Pripyat

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En deux mots
Les enfants d’un couple d’employés de la centrale nucléaire de Tchernobyl fuient la zone contaminée après l’explosion. Mais après quelques mois ils reviennent, attirés comme un aimant par ce terrain irradié. Les «stalkers» vont défier les autorités, organiser des concerts et faire du street art pour qu’on n’oublie pas.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les rebelles de Tchernobyl

Après un voyage dans la zone d’exclusion de la centrale de Tchernobyl en 2013, Bernadette Richard a choisi le roman pour raconter les suites d’un fait divers aux conséquences planétaires. En suivant trois «stalkers», elle nous invite en enfer.

Le point de départ de ce roman est un fait divers qui a fortement secoué le monde. Dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, le réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl explose. Une gigantesque flamme embrase le ciel et près de cinquante tonnes de combustible s’évaporent. Le nuage de Tchernobyl va s’attaquer aux abords immédiats puis se répandre sur l’Europe. À Pripyat, où a été érigée une ville moderne pour le personnel de la centrale, c’est la sidération. Mais très vite Babouchka, la grand-mère qui vit avec la famille d’un ingénieur, comprend qu’il faut fuir. Elle embarque ses petits-enfants Zhenia, Orest et Katya et part pour Kiev où vit leur tante Anya. Très vite, on leur annonce la mort de leur père et l’hospitalisation de leur mère, fortement irradiée. Elle ne survivra pas à ses graves blessures.
Passé le choc du deuil, les enfants trouvent en Artem un grand-frère. Il a lui aussi fui Pripyat après avoir vainement tenté de sauver sa mère et a trouvé une famille d’accueil à Kiev. Près de deux ans après la catastrophe, il va proposer aux deux frères de l’accompagner dans la zone interdite où certains habitants ont déjà bravé l’interdiction, comme Boris et Olena, la sœur de Bab.
L’expédition a lieu le 5 novembre 1988 et sera suivie de nombreuses autres, même si le taux d’irradiation reste très élevé. Car, comme le soulignent les protagonistes, «l’attrait de l’illicite et la curiosité qui nous habitaient étaient plus puissants que la peur. La zone d’exclusion devint notre terrain de chasse à l’image, aux émotions, aux découvertes, et bientôt notre théâtre de la cruauté, notre immense salle de concert, notre galerie d’art à ciel ouvert». Au fil des ans, ils vont effectivement, sous l’œil de plus en plus blasé et bienveillant des autorités chargées de contrôler la zone, s’approprier les lieux, donnant des concerts et transformant certaines façades à coups de bombes de peinture. Le Street Art comme un symbole de rébellion.
Et si la mort va s’inviter aux performances, nos explorateurs vont aussi faire d’étonnantes découvertes comme ce «pied d’éléphant», le corium autour du réacteur ou, plus trivial, un bordel en pleine zone rouge, œuvre d’un employé décidé à se venger des autorités. Plus étonnant encore, il avait «beaucoup de clients, parmi lesquels les soldats, les pires escrocs d’Ukraine et de Biélorussie, des adolescents de Kiev en rupture de ban, des drogués du sexe, de l’alcool, de la dope.»
Pour une zone interdite, on va constater en suivant les stalkers au fil des ans, que de plus en plus de monde va investir les lieux. Des touristes aux trafiquants, des scientifiques et des chasseurs vont en quelque sorte pousser les stalkers à se faire plus discrets. Leur dernier coup d’éclat sera un ultime concert, en 2007.
Bernadette Richard ne fait pas œuvre militante, ce qui rend son roman encore plus fort. Elle s’est beaucoup documentée, s’est rendue sur place et souligne combien les chiffres sont sujet à caution, combien la corruption fait des ravages en Ukraine, combien les trafics en tout genre prospèrent, en particulier avec des tonnes de métal irradié. Mais tout comme Alexandra Koszelyk avec son émouvant À crier dans les ruines, elle allume cette flamme de la vigilance et pousse ses lecteurs à la réflexion. Un livre fort, un livre juste.

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Signalons également la parution de L’Horizon et après: un livre de poche illustré par Catherine Aeschlimann et qui rassemble des nouvelles inédites et des récits publiés dans divers livres collectifs, journaux et magazines. «Souvent acides, visionnaires, glauques ou même érotiques», elles donnent une bonne idée de l’univers de cette femme de combats !

Dernier concert à Pripyat
Bernadette Richard
Éditions L’Âge d’Homme
Roman
150 p., 23 €
EAN 9782825148174
Paru le 3/11/2020

Où?
Le roman est situé en Ukraine, principalement à Pripyat et à Kiev, mais aussi à Tcherkassy, Dytiatky et Kopatchi.

Quand?
L’action se déroule de 1986 à 2007.

Ce qu’en dit l’éditeur
Centrale Lénine à Tchernobyl. Dernier concert à Pripyat suit l’histoire de trois garçons survivants de la catastrophe et d’une famille rescapée. Pestiférés de la ville où vivaient les employés de la centrale, Zhenia, Orest et Artem décident d’explorer la Zone interdite, où quelques récalcitrants sont retournés vivre. Au cours des années, ils assistent à la déliquescence de la région, pillée jusque dans ses entrailles irradiées. La Zone se transforme en rives du Styx, où s’épanouissent les réprouvés du système soviétique. Nos antihéros décident de rendre à Pripyat ses lettres de noblesse à travers des événements culturels pour le moins audacieux. Au fil de ce roman picaresque et bouleversant d’humanité se dévoilent les dessous d’une réalité longtemps ignorée.

Les critiques
Babelio 
Le Temps 
Le Temps (Reportage photographique de Bernadette Richard – partie 1)
Le Temps (Reportage photographique de Bernadette Richard – partie 2)
RTN
Le blog de Jean-Michel Olivier
Les plus belles plumes (Christelle Magarotto) 

Les premières pages du livre
« JE M’APPELLE ZHENIA DRATCH.
Je suis l’un des stalkers de la zone d’exclusion de Tchernobyl.
Je ne sais pas si j’aime Pripyat. J’y suis né le 20 septembre 1974, je ne me posais pas ce genre de question à l’époque. J’étais un enfant choyé. Je vivais dans une cité résolument moderne, créée de toutes pièces par des architectes à la pointe du progrès. Elle était présentée comme un modèle du savoir-faire soviétique. Rivalisant avec les grandes villes du pays, elle offrait de vastes parcs, des places de jeux pour les enfants, des garderies où nous apprenions à chanter, à lire, à compter. L’hôpital valait les centres hospitaliers de Moscou et de Leningrad. C’est ce que racontaient fièrement mes parents. J’ai toujours vu des arbres autour de moi et des fleurs sur les places. Et aussi sur le balcon, que Bab soignait en leur parlant avec dévotion. Elle avait le secret du langage floral. Avec elle, notre loggia était ainsi transformée chaque été en un luxuriant jardin. À la disparition de son père, ma mère avait proposé à Bab de vivre avec nous. Le logement était assez vaste pour une famille ainsi réunie. Nous habitions au sixième étage d’un long bloc de béton, fierté des habitations communistes.
Au même étage, mon copain Orest jouait déjà du piano à l’âge de quatre ans. « Un génie », disait sa mère. Moi, je n’étais pas doué, enfin, jusqu’à ce que Babouchka m’offre un saxophone japonais. J’ai commencé à souffler là-dedans, pinçant l’anche comme si je lui avais consacré toute ma vie. J’étais tellement content d’entendre le son velouté du sax. Grand-mère applaudissait, tandis que monsieur Lisenko, au septième, avait interdit que je joue quand il rentrait du travail. Mère s’était fâchée et père était parvenu à un compromis avec ce voisin acariâtre — papa prétendait qu’il avait changé à la suite d’un préjudice. Ce physicien nucléaire de haut rang avait été relégué à l’ingénierie des sous-sols, sans explication. Le droit de pénétrer dans la salle de commande lui avait même été retiré. Il était aigri, papa le plaignait. L’accord portait sur les heures de sérénade — de cacophonie, proclamait monsieur Lysenko en gesticulant. Je ne sortais pas le saxophone après 19 h et jamais avant 8 h du matin. Au retour de l’école, j’avais tout loisir de souffler à en faire éclater les vitres. Mais il en eût fallu bien davantage pour briser les fenêtres des immeubles. C’est du moins ce que je croyais, ce que nous croyions tous, nous les cinquante mille habitants de la cité de l’atome, le concept même de l’avenir.
Orest et moi étions de médiocres footballeurs, ce qui désespérait nos pères. Nous préférions la musique et la course de fond. Ensemble, nous courions tous les jours le long de la Pripyat, la rivière au bord de laquelle les quartiers avaient été érigés. Nos petites jambes étaient parfois maladroites, mais on s’accrochait. Nous courons toujours sur les rives du cours d’eau qui draine une masse élevée de radioisotopes dangereux, malgré l’interdiction des autorités. Les nouveaux touristes de la misère, eux, sont subjugués par les « marathoniens de l’enfer». Le clou de leur voyage à Tchernobyl et Pripyat est de nous voir en plein effort, baskets aux pieds, foulant la terre maudite. Notre réputation de stalkers a fait le tour du monde. Léger tressaillement morbide: et si l’un de nous deux soudainement s’effondrait, terrassé par les radiations? Ils nous photographient de loin, comme des bêtes enragées. Parfois, taquins, nous les rejoignons et leur arrachons téléphones portables et appareils photo, refusant d’être la misérable petite onde de choc qu’ils ramèneraient fièrement chez eux. Et quand ils ont la chance d’assister à l’un de nos concerts, ils nous écoutent religieusement.
Nous voilà promus au grade envié de suprême curiosité du désastre.
Pripyat, nuit du 25 au 26 avril 1986
Une déflagration m’a brusquement réveillé. À peine ai-je ouvert les yeux que je suis resté fasciné comme un animal pris dans les phares d’une voiture, j’avais vu ça une nuit avec papa. Quand il les avait éteints, et grâce aux lueurs de la lune, j’avais aperçu le lièvre s’enfuir et rejoindre la forêt. La chambre était comme embrasée par les reflets d’un feu gigantesque allumé au loin. Les flammes projetaient contre les murs et jusque sur la couette de mon lit et celui de ma sœur des formes inquiétantes, des ombres brouillées, qui s’enchevêtraient comme des êtres diaboliques s’adonnant à une danse lascive. J’étais envoûté, mais soudain j’ai crié, réveillant Katya. Babouchka, notre grand-mère, est entrée, nous a calmés et intimé de nous habiller rapidement, Nous n’avons pas discuté, sa voix était impérative, elle ne parlait jamais de cette manière. Elle a préparé une valise, a emballé de la nourriture dans un sac, où elle a ajouté une bouteille d’eau et nous a dit d’emmener quelques jouets. Elle était comme détachée d’elle-même, méthodique, concentrée, le visage fermé. Ma sœur pleurait, ne comprenant pas pourquoi nous devions nous habiller en pleine nuit. Babouchka n’a fourni aucune explication. Elle m’a encore rappelé de ne pas oublier mon saxophone. Au passage, elle a tapé du poing à la porte d’Orest qui est venu ouvrir. Il dormait à moitié et suçait son pouce. Comme son père travaillait aussi de nuit, elle l’a aidé à s’habiller et l’a pris par La main. Mon ami affichait une moue contrariée mais n’a pas pipé mot. N’ayant lui-même plus de grand-mère, il aimait beaucoup Bab. Nous sommes descendus dans la rue, plusieurs voisins se hélaient par les fenêtres, cherchaient à savoir œ qui s’était passé, nul n’était effrayé. Personne ne pouvait imaginer la gravité de la situation. Pour moi, c’était simplement un grand incendie: — C’est la forêt qui brûle?
— Non, Zhenia, un réacteur a explosé, un seul j’espère. — Bab, suppliai-je, tu sais que demain je veux participer au marathon scolaire autour de la Centrale? Elle m’observa d’un œil à la fois furibond et empreint de tendresse :
— Zeniouchka, mon amour, fit-elle, une main distraite dans mes cheveux, un marathon, manquerait plus que ça.
— Et papa? Et maman?
— Ils sont au travail, nous partons à Kiev.
— Sans eux?
— Sans eux. »

Extraits
Il partit dans une diatribe pseudo-scientifique censée nous éclairer. J’en retins que le taux d’irradiation était très élevé et que nous avions intérêt à nous carapater vite fait, Ce que nous fîmes. Mais l’attrait de l’illicite et la curiosité qui nous habitaient étaient plus puissants que la peur. La zone d’exclusion devint notre terrain de chasse à l’image, aux émotions, aux découvertes, et bientôt notre théâtre de la cruauté, notre immense salle de concert, notre galerie d’art à ciel ouvert. Bab comprenait mais s’inquiétait pour notre santé. p. 49

Le bouche à oreille lui fournissait beaucoup de clients, parmi lesquels les soldats, les pires escrocs d’Ukraine et de Biélorussie, des adolescents de Kiev en rupture de ban, des drogués du sexe, de l’alcool, de la dope. Dans une région abandonnée qui n’avait plus ni lois ni maîtres, il faisait régner son ordre à lui. Les mauvais payeurs étaient une première fois, en guise d’avertissement, jetés à la rue. S’ils revenaient sans fric ou maltraitaient les filles, le boss sortait son flingue et tirait à vue. Le malheureux qui avait crevé à nos pieds en avait fait la définitive expérience. Il avait rudoyé Darya la barrique et l’avait payé de sa misérable existence, le sexe encore dégoulinant et la blessure ruisselant à deux pas du bordel. P. 111

À propos de l’auteur
RICHARD_Bernadette_DRBernadette Richard © Photo DR

Écrivaine, journaliste et astrologue, Bernadette Richard est née en 1951 à La Chaux-de-Fonds un 1er mai, 5 professions dont 37 ans de presse à ce jour, 1 mariage, 1 enfant, 1 divorce, 1 petite-fille, 58 déménagements dans 7 pays sur 3 continents, 28 romans et nouvelles, 3 livres pour enfants, 3 pièces de théâtre, 253 textes littéraires ou essais sur les arts plastiques parus dans des médias et anthologies, 28 discours pour des vernissages d’expositions. N’utilise que l’un de ses 12 stylo-plumes pour écrire. Travaille sur 1 PC (hélas). S’est trouvée à 5 reprises sur des lieux de prises de pouvoir politique ou attentats meurtriers, dont le 11 septembre. Vit ici ou là avec des 4 pattes envahissantes. (Source: torticolis-et-freres.ch)

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