Aryennes d’honneur

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En deux mots
À partir d’une photographie dérobée alors qu’il était enfant et représentant deux femmes, le narrateur va reconstituer leur vie et découvrir qu’elles étaient Aryennes d’honneur, c’est-à-dire de confession juive, mais protégée par le régime de Vichy. Un statut particulier qui n’empêchera pas les souffrances durant et après la guerre.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Juives et protégées par Pétain

En explorant cette page oubliée de l’Histoire de la seconde Guerre mondiale – celles des personnalités juives bénéficiant d’un statut particulier – Damien Roger nous offre un roman bouleversant et pose des questions éthiques vertigineuses.

La clé de ce roman est un courrier adressé par le maréchal Pétain aux autorités allemandes leur demandant d’octroyer un statut particulier à deux personnes:
«1) Mme de Chasseloup-Laubat, née Marie-Louise, Fanny, Clémentine Thérèse Stern, née à Paris, le 4 février 1870. Mlle Stern a épousé le 21 juillet 1900 à la mairie du 8° le marquis Louis de Chasseloup-Laubat, aryen, ingénieur civil. La marquise de Chasseloup-Laubat s’est convertie au catholicisme Le 21 août 1900, a eu trois enfants, tous mariés : la Princesse Achille Murat, le Comte François de Chasseloup-Laubat, la Baronne Fernand de Seroux
2) Mme de Langlade, née Lucie Ernesta Stern (20 octobre 1882), sœur de la Marquise de Chasseloup-Laubat. Lucie Stern a épousé le 11 avril 1904 Pierre Girot de Langlade, aryen. Elle s’est convertie au catholicisme le 17 juin 1911. De ce mariage est issu un fils, Louis de Langlade, agriculteur.» Ce sont ces personnes dispensées du port de l’étoile jaune et bénéficiant d’un statut particulier qu’on appela les Aryennes d’honneur et dont le narrateur va reconstituer l’histoire.
Un sujet qui s’est quasiment imposé à lui, car il a croisé enfant la Marquise de Chasseloup-Laubat. Durant ses vacances, qu’il passait dans la loge de concierge de sa tante rue de Constantine dans le VIIe arrondissement, il avait été chargé par cette dernière, lui qui n’avait habituellement pas accès aux étages, de porter une panière de linge à la vieille dame. Impressionné par le faste de cet appartement, il avait profité de la courte absence de la marquise pour empocher une photo posée sur un guéridon. Un souvenir qu’il a déposé dans sa boîte à secrets, mais qui l’a longtemps tourmenté, rongé par un fort sentiment de culpabilité.
C’est bien des années plus tard, au moment de vider l’appartement, qu’il a retrouvé cette photo. Et encore plus tard qu’il a entendu parler des Aryennes d’honneur que l’on voyait sur le cliché.

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Il s’est alors senti investi de la mission de reconstituer la vie de la marquise et de sa sœur.
Le travail de généalogiste n’aura pas été trop compliqué, la famille Stern faisant partie des 200 familles, ces dynasties qui régnaient alors sur le monde des affaires. Venue d’Europe de l’Est au XIXe siècle, les Stern ont construit un empire de la finance florissant dont Lucie et sa sœur Marie-Louise sont les héritières.
À l’issue de la Première Guerre mondiale, elles font la connaissance du héros national, le vainqueur de Verdun, le Maréchal Pétain. Elles se lient aussi d’amitié avec Annie, son épouse. Une amitié qui ne se délitera pas au fil des années.
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, elles choisissent de ne pas quitter Paris, pourtant conscientes des dangers qui menacent les juifs. Elles ont notamment été édifiées par un voyage à Berlin à la veille du conflit. Mais fortes de la fameuse recommandation de Pétain, elles n’ont pas estimé être en danger.
Damien Roger fait alors d’abord un travail d’historien et, fort bien documenté, raconte la drôle de guerre, l’arrivée des Allemands et le repli du gouvernement à Vichy, la collaboration et le durcissement des politiques anti-juives avec le soutien des autorités françaises. Il montre aussi que malgré leur sauf-conduit la nasse va se refermer sur les deux femmes. Mais le drame subi durant l’Occupation ne va pas s’arrêter à la libération. Alors il va falloir se justifier, expliquer cette collusion avec l’ennemi.
La plume du romancier fait ici merveille pour nous plonger dans les tourments de Marie-Louise face aux quolibets et aux injures, alors qu’elle espère retrouver sa sœur envoyée dans les camps de la mort. Dans ce Paris qui se défoule avec l’épuration la justice prend souvent la figure d’une vengeance aveugle.
En tournant cette page méconnue de l’Histoire Damien Roger se garde bien de prendre parti. Il s’en tient aux faits, laissant au lecteur le soin de se faire une opinion. Après Le bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, voici le second ouvrage qui nous replonge dans cette période ô combien trouble de notre histoire. Et démontre avec éclat, au moment où nos regards se tournent vers l’Ukraine, toute l’absurdité de la guerre.

Aryennes d’honneur
Damien Roger
Éditions Privat
Premier roman
368 p., 22,90 €
EAN 9782708902596
Paru le 16/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris. On y évoque aussi Cuts dans l’Oise, Vichy, Espalion dans l’Aveyron et les sinistres étapes vers les camps d’extermination, de Drancy à Auschwitz.

Quand?
L’action se déroule du début du XXe siècle aux années 1950.

Ce qu’en dit l’éditeur
Juives, mariées à des aristocrates et converties au catholicisme, Marie-Louise, Lucie et Suzanne Stern appartiennent à un monde de privilégiés. Entre les bals, les tea times et les essayages chez les grands couturiers, leur vie n’est qu’insouciance et légèreté. En juin 1940, tout cet univers s’effondre. Les troupes de Hitler déferlent sur la France qui vit bientôt à l’heure allemande. Désormais, la marquise, la baronne et la comtesse sont considérées comme juives au regard de la loi. Que faire de cette identité israélite qu’on leur jette à la figure et dans laquelle elles ne se reconnaissent plus depuis longtemps ? Lorsqu’on est intime avec le maréchal Pétain, l’espoir d’obtenir un traitement de faveur est permis… Mais pour cela, il va falloir choisir un camp. Des routes de l’Exode de 1940 aux antichambres du pouvoir à Vichy, en passant par le camp de Drancy, un combat s’engage. Et dans cette lutte pour la vie, l’adversaire n’est peut-être pas celui qu’on croit…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Times of Israël
Blog étoilejaune-anniversaire (Thierry Noël-Guitelman)


Bande-annonce du roman Aryennes d’honneur © Production éditions Privat

Les premières pages du livre
« Première partie
Les secrets de la rue de Constantine
J’ai de mes premières années le souvenir indistinct d’un long dimanche couleur d’ardoise, si bien que je me demande parfois à quel âge je me suis véritablement éveillé à la vie. Je m’appelle Lucien Baranger. Ma carte d’identité indique que je suis né dans une ville de la région parisienne il y a soixante-dix ans. Mon père, un homme dévoué aux siens et extrêmement effacé, travaillait dans une petite quincaillerie d’où il rentrait le soir épuisé et le crâne lourd des conversations et bruits du magasin. Ma mère avait un don pour la couture. Pour une raison que j’ignore, elle avait dû renoncer assez tôt à son rêve de devenir modiste et se contentait d’effectuer des travaux d’aiguille pour une grande enseigne parisienne qui louait ses services. Ma jeunesse n’a connu aucun drame, aucun malheur et je suppose n’avoir jamais manqué de rien. Pourtant, si j’interroge aujourd’hui mon cœur et ma mémoire, j’ai le sentiment d’avoir toujours été un enfant mal adapté et différent. D’abord, j’étais fils unique. Dans la France d’après-guerre, c’était assurément une singularité. Est-ce pour avoir été privé de la compagnie d’un frère ou d’une sœur que les jeux avec les autres enfants m’ont toujours paru curieux, pour ne pas dire énigmatiques ? «Ne se mêle pas à ses congénères et préfère rester seul lors de la récréation», voilà ce qui est écrit dans mon carnet scolaire retrouvé récemment.

Aux premiers jours de juillet, à rebours de mes camarades qui quittaient l’Île-de-France pour gagner la montagne la campagne ou la mer, je prenais le chemin de la capitale sans me poser de questions, et sans qu’on me demande non plus mon avis. Je prenais mes quartiers d’été chez ma tante Concierge, elle occupait avec son mari une loge exiguë de la rue de Constantine, dans le 7e arrondissement. Je dis «exiguë, Car c’est ainsi que mes parents la qualifiaient. Pour moi, c’était avant tout un espace-temps marqué par une forte odeur de bouillon, dont l’existence n’était avérée qu’avec mon arrivée et qui s’évanouissait comme par magie avec la rentrée de septembre. Simone, sœur aînée de ma mère, et Marcel, son mari, n’avaient jamais pu avoir d’enfants. Mais il est évident qu’ils les adoraient. Contrairement à mon père, Marcel ne travaillait pas. Il avait eu la jambe broyée par un obus en juin 1940 alors que son régiment prenait la fuite devant l’avancée des forces allemandes. Malgré le dégoût que m’inspirait le mot «moignon», j’aimais beaucoup passer du temps avec lui. Moins sombre que mes parents et que ma tante, il me révélait que la vie pouvait être légère, voire facétieuse. Pendant que Simone s’affairait dans l’immeuble, nous avions l’habitude lui et moi de traverser l’esplanade des Invalides pour aller nous asseoir en bordure de Seine, où nous regardions passer les péniches débordant de grain ou de ciment. Marcel me racontait sa jeunesse dans le bassin minier du Pas-de-Calais. Loin de se plaindre des difficultés et des privations qu’il y avait connues, il semblait avoir le goût de la vie, comme d’autres ont le goût des sucreries. Nous payions souvent nos promenades de vives remontrances à notre retour rue de Constantine. Fallait-il que ma tante ait de l’imagination pour songer qu’il puisse nous arriver quoi que ce soit sur le chemin qui séparait la loge des quais de Seine. Mais un rituel est un rituel, et j’acceptais en bloc les habitudes de la maisonnée.
L’implication et le dévouement de ma tante Simone étaient très appréciés des occupants de l’immeuble. Intendante, femme de compagnie, figure maternelle, confidente, elle avait su se rendre indispensable auprès de tous. Son énergie, elle la puisait dans la très grande fierté qu’elle ressentait à tenir les clefs de cet ancien hôtel particulier situé dans les plus beaux quartiers. Tous les jours, même lorsqu’elle était fatiguée ou souffrante, elle prenait un soin infini à briquer les moindres recoins de la maison. Je me souviens de l’odeur de propre qui emplissait mes narines sitôt que, venant de la rue, on avait poussé la double porte. Nulle trace de doigts ne venait ternir l’éclat des immenses miroirs disposés de part et d’autre du hall. Dans la lumière discrète, les poignées de cuivre semblaient briller de mille feux, se réfléchissant à l’infini dans le jeu des glaces. Dans ce décor digne d’un palais royal, fouler l’épais tapis qui menait jusqu’à l’escalier monumental et au petit ascenseur métallique était pour tout visiteur l’assurance ultime qu’il avait pénétré dans un lieu d’exception, habité tout aussi indéniablement par des personnes de qualité. Du haut de mes sept ans, il me semblait qu’un peu de cette grandeur rejaillissait sur la personne de ma tante. Et à la façon qu’elle avait de refouler vertement les représentants de commerce et autres démarcheurs, il n’y a pas de doute qu’elle en pensait tout autant.
Lorsque Marcel était occupé à quelque tâche où ma présence était jugée inopportune par ma tante, je restais de longs moments dans l’office à faire semblant d’être absorbé par la lecture d’un magazine ou d’un livre illustré. En vérité, mon attention était tout entière tournée vers ce qui se passait à l’extérieur de la loge. Comme il m’était formellement défendu de circuler seul dans les parties communes, mon esprit gravissait en silence les escaliers, se faufilait dans les corridors, explorait jusqu’aux greniers. Parfois, des enfants passaient devant mon poste d’observation, accompagnés de leur gouvernante ou de leurs parents. Je ne manquais jamais d’interroger ma tante sur leur identité et leurs goûts en matière de jeux et de lecture. Mais ma curiosité était mal récompensée car ma tante se contentait la plupart du temps de les présenter comme «le fils du comte de…» ou «la fille cadette de M. et Mme…». Pour elle cette parenté répondait à toutes les questions. Elle disait à la fois la qualité de celui ou de celle qui avait attiré mon regard et la distance infranchissable qui nous séparait de ces gens-là. À quoi bon savoir s’ils aimaient jouer à la balle aux prisonniers? Je comprenais dans la déférence que manifestait ma tante que nous appartenions à des mondes que rien n’appelait à se rencontrer.
Au fil du temps et des étés, la géographie de l’immeuble m’était devenue tout à fait familière. Au deuxième étage vivait un couple d’Américains dont l’homme était correspondant pour un journal au nom imprononçable. Une somme fabuleuse de magazines et de courriers leur arrivait chaque matin, que ma tante entassait d’un air désabusé. Au dernier étage, une petite chambre abritait un peintre qui cherchait «à se faire un nom», ce qui, selon Simone et Marcel, paraissait absolument sans espoir étant donné le temps passé par le jeune homme dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. Sous les toits se trouvait une série de chambres de bonne occupées principalement par des Espagnoles. Mais la personne qui m’intriguait le plus habitait l’étage noble. Il s’agissait d’une vieille dame, veuve, à laquelle mon oncle et ma tante s’adressaient avec un respect qui confinait à la religiosité. Si elle portait le titre de marquise, elle avait plutôt pour moi l’aura d’une reine ou d’un personnage biblique. Je la revois encore traversant le vestibule, déroulant son pas lent et auguste, appuyée sur une canne au pommeau d’ivoire. Arrivant à la hauteur de notre loge, elle marquait une halte pour donner ses instructions du jour. J’en profitais pour l’observer à travers l’entrebâillement de la porte. Sa peau était parcheminée et si ridée que cette dame me semblait d’un autre âge, d’une autre époque. Ses petits yeux vifs, surtout, me fascinaient. Ils semblaient par leur vélocité démentir son âge, concentrer ses forces et tenir en respect quiconque aurait eu l’impudence de la reléguer hâtivement du côté des ombres. Un jour, il me fut donné de l’approcher. La femme de charge de la marquise avait dû quitter précipitamment Paris pour soigner un parent malade. En son absence, ma tante veillait à ce que la doyenne de l’immeuble ne manquât de rien. Sans doute trop occupée pour s’en charger elle-même, tante Simone, après m’avoir fait répéter mes formules de politesse et de salutation, me confia une panière à monter chez la marquise. Le linge repassé qu’elle contenait pesait bien peu en comparaison de la responsabilité énorme qui reposait sur mes épaules. Tel un enfant de chœur portant le ciboire, je gravis un à un les degrés qui menaient à l’étage. Je me délectais de découvrir ce monde jusque-là dérobé à mes yeux. Sur le seuil de l’imposante porte d’entrée, je pressai le bouton-poussoir de la sonnette. Un bruit strident déchira subitement le silence de la cage d’escalier. Je fus littéralement saisi d’effroi. Je n’avais plus qu’une envie, redescendre en courant retrouver l’espace confiné de ma tanière. Mais des pas déjà se faisaient entendre de l’autre côté de la porte, qui approchaient lentement. Le vantail s’ouvrit sur la vieille dame au regard perçant. La marquise était en cheveux et je remarquai pour la première fois le haut chignon compliqué d’épingles que cachait habituellement son chapeau. Après que je l’eus poliment saluée, elle posa ses yeux sur mon paquet et m’invita sans délai à la suivre. Nous traversâmes le vaste hall puis une antichambre où je pus déposer ma panière. Ainsi de telles beautés existaient, les frères Grimm n’avaient rien inventé. L’appartement — mais à mes yeux il s’agissait plutôt d’un palais — portait en chaque point la marque du grandiose et du monumental. Je fus d’abord surpris par la hauteur des plafonds. Comment un immeuble, fût-il de belle taille, pouvait-il abriter ces volumes dignes d’une chapelle? Je n’entendais rien au mobilier ancien, ni aux tableaux ou objets rares autour de moi, mais tout me semblait anormalement grand, élégant et raffiné. Ce lieu était à n’en pas douter l’antre d’une fée, ou bien d’une sorcière. Alors que je restais la bouche ouverte et les yeux inexorablement fixés sur les lustres d’où jaillissaient des fontaines de lumière, la marquise me demanda de l’attendre un instant et s’effaça à pas lents derrière une petite porte. Je ne sais combien de temps dura son absence. Je balayais la pièce de mon regard incrédule ne souhaitant rien perdre du spectacle fascinant qui s’offrait à moi. À hauteur de mon visage, sur une console en marbre rose, étaient disposés de petits bibelots étincelants qui m’apparurent être les pièces d’un trésor égaré. À côté d’eux, des cadres de toutes tailles préservaient des outrages du temps de vieilles photographies semblant dialoguer entre elles dans l’éternité d’un passé révolu. Sans doute conservaient-elles l’empreinte de héros lointains ayant défendu la France dont mes livres d’école contaient les exploits. Mon attention s’arrêta sur une petite photographie fichée dans le coin d’un cadre. Au moment où je la saisis pour l’observer de plus près, j’entendis les pas de la vieille dame se rapprocher. Paniqué à l’idée d’être surpris à fouiller dans ce qui ne m’appartenait pas, je glissai sans réfléchir le cliché dans ma poche. Pour ajouter à ma honte, mon larcin fut récompensé d’un morceau de chocolat. Rougissant, je remerciai la vieille dame et quittai l’appartement en prenant soin de ne surtout pas regarder du côté de la console où la photo volée brillait par son absence.
Les jours suivants, je demeurai étrangement calme, si bien qu’on me pensa malade. C’est que j’avais immédiatement pris la mesure de mon crime. Non seulement j’avais trahi la confiance de la marquise, mais j’avais en plus failli dans la mission que m’avait confiée ma tante. J’étais indéniablement digne de brûler en enfer. II me sembla que, pour expier ma faute, le silence était la meilleure des solutions, et je priai le ciel pour que l’oubli efface très vite l’outrage que j’avais commis. De retour chez mes parents à la fin de l’été, je résolus de placer la photographie dans une boîte en métal qui renfermait ce qui avait à mes yeux le plus de valeur: mes soldats de plomb. Ce manque d’imagination fut très tôt sanctionné. Un jour qu’elle pestait contre mon désordre, ma mère trouva cette photographie et me questionna sur sa provenance. Je me justifiai en disant qu’elle m’avait été donnée par un camarade qui lui-même l’avait trouvée par hasard dans la rue. Ma mère me crut-elle? En tout cas, mon inquisitrice se contenta de cette réponse.
Plus de soixante années se sont écoulées depuis ce que j’appelais enfant «le vol de la rue de Constantine». Pourtant, la même émotion m’étreint lorsque je pense à cette photographie que je connais par cœur. Combien de fois ai-je passé mes doigts sur son rebord dentelé? Je ferme les yeux et je revois très nettement le portrait en pied de ces deux femmes portant Chapeau à liseré, lavallière et gants blancs, tenues que j’ai plus tard identifiées comme des costumes de chasse. Le front haut, elles regardent fièrement devant elles. Un demi-sourire se dessine sur leur visage. À l’arrière-plan, on aperçoit un corps de logis flanqué d’une tour de ce qui pourrait être un pavillon de chasse ou quelque château de campagne. Je n’ai pas oublié, au revers de la photographie, la petite écriture serrée à l’encre violette :
Octobre 1933
À ma chère Marie-Louise,
En souvenir d’une merveilleuse journée.
Annie
Longtemps je me suis, demandé qui étaient ces deux femmes. »

Extraits
« Les 16 et 17 juillet 1942, près de 13 000 Juifs parisiens, parmi lesquels 4000 enfants, étaient arrêtés à leur domicile et rassemblés au Vélodrome d’Hiver. Ils seraient tous transférés vers les camps de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande avant d’être déportés à l’est. Le 18 juillet, après trois semaines d’internement administratif, Marie-Louise de Chasseloup-Laubat passait libre les grilles du camp des Tourelles pour rejoindre son domicile parisien. «Libérée sur ordre du commandant de la police secrète auprès du Militärbefehlshaber en France», c’est ce que rapporte une note d’enquête de la Direction des renseignements généraux de la préfecture de police datée de juin 1945. Aux côtés de l’ambassade d’Allemagne à Paris et de la Gestapo, le commandement militaire constituait l’une des pièces centrales du dispositif d’occupation. Qui avait transmis l’ordre de la faire libérer? Comment ne pas y voir l’ombre du maréchal Pétain? Ce dernier avait pris les devants. Le 12 juin 1942, soit treize jours après la publication de la huitième ordonnance allemande rendant le port de l’étoile jaune obligatoire pour les juifs le maréchal adressait un courrier à Fernand de Brinon, délégué général du gouvernement français dans les territoires occupés, donnant une interprétation toute personnelle des mesures contre les Juifs. » p. 247

« Dans cette lettre, le docteur Bernard Ménétrel, secrétaire particulier du maréchal, transmit à Brinon seulement deux demandes précises d’exemption, classées par ordre de priorité. Ces demandes «déjà formulées verbalement» concernaient :
1) Mme de Chasseloup-Laubat, née Marie-Louise, Fanny, Clémentine Thérèse Stern, née à Paris, le 4 février 1870. Mlle Stern a épousé le 21 juillet 1900 à la mairie du 8° le marquis Louis de Chasseloup-Laubat, aryen, ingénieur civil. La marquise de Chasseloup-Laubat s’est convertie au catholicisme Le 21 août 1900, a eu trois enfants, tous mariés : la Princesse Achille Murat, le Comte François de Chasseloup-Laubat, la Baronne Fernand de Seroux
2) Mme de Langlade, née Lucie Ernesta Stern (20 octobre 1882), sœur de la Marquise de Chasseloup-Laubat. Lucie Stern a épousé le 11 avril 1904 Pierre Girot de Langlade, aryen. Elle s’est convertie au catholicisme le 17 juin 1911. De ce mariage est issu un fils, Louis de Langlade, agriculteur. » p. 250

À propos de l’auteur
ROGER_Damien_©JP_CombaudDamien Roger © Photo JP Combaud

Né en 1987, Damien Roger est ancien élève de l’ENA (promotion Molière). Il est aujourd’hui haut fonctionnaire au ministère de la Culture à Paris. En parallèle, il effectue des recherches historiques et collabore régulièrement à des périodiques comme Le Journal des Arts. Aryennes d’honneur est son premier roman. (Source: Éditions Privat)

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Miroir de nos peines

LEMAITRE_miroir_de_nos_peines
  RL2020  coup_de_coeur

En deux mots:
En 1940 la France est en guerre mais le remarque à peine. Gabriel, enrôlé sur la ligne Maginot passe le temps à faire des exercices. Dans son café, Louise doit répondre à une curieuse proposition d’un vieil habitué, tandis que Désiré ne cherche qu’à s’enrichir. En quelques semaines leurs destins respectifs vont basculer, leurs parcours se croiser.

Ma note:
★★★★★ (coup de cœur, livre indispensable)

Ma chronique:

De la drôle de guerre à la débâcle

Avec le troisième et ultime volet de sa trilogie, Pierre Lemaître confirme qu’il est l’un des meilleurs romanciers français. Son évocation de la France de 1940 est magistrale, ses personnages attachants, son message fort. Formidable !

En conclusion de ma chronique sur Couleurs de l’incendie, j’écrivais: «on ne voit pas les pages défiler et dès la fin du roman on réclame la suite». La voilà ! Disons d’emblée que ce troisième et dernier volet des «Enfants du désastre» est à la hauteur de nos attentes. Un petit bijou qui peut du reste fort bien se lire indépendamment des deux autres épisodes.
Un dernier volet construit autour de trois histoires, trois parcours qui vont finir par se rejoindre au moment de la débâcle. Mais au moment où débute le récit, en avril 1940, personne n’imagine que quelques semaines plus tard, la France aura capitulé.
On retrouve Louise Belmont, un personnage du premier tome, devenue institutrice et serveuse. Elle va finir par accepter la proposition indécente d’un habitué, le docteur Thirion et le suit dans une chambre d’hôtel pour lui montrer son corps. Un acte qui va provoquer un joli scandale, puisqu’elle va finir par se retrouver courant nue sur le boulevard du Montparnasse. Jolie symbole de la folie qui, au fil des jours, va gagner le pays.
Mais nous n’en sommes pas encore là. Le long de la ligne Maginot, le sergent-chef Gabriel passe le temps à faire des exercices, à vérifier le matériel, à se persuader que les stratèges ont bien raison d’affirmer que jamais les allemands ne passeront cette ligne de défense. Le caporal Raoul Landrade a trouvé, quant à lui, à améliorer son ordinaire en organisant des parties de bonneteau et en se livrant à des petits trafics. Ils vont se retrouver tous deux, après les premières attaques allemandes, loin de leur régiment. Et décident de fuir les combats en partant vers le sud.
Dans la capitale la propagande joue sur tous les registres pour maintenir le moral de la nation. Désiré Migault, roi de la mystification, se fait passer pour un as de l’espionnage et, après avoir été engagé pour décrypter la presse turque, va grimper les échelons et mettre sa gouaille au service de la désinformation. Il devient porte-parole et transforme les mauvaises nouvelles en communiqués de victoire.
La réalité, à savoir la pluie de bombes qui s’abat et l’avancée rapide des troupes allemandes, va cependant finir par imposer sa loi, à commencer par mettre des milliers de personnes sur la route, essayant de fuir les combats.
Je ne ferais pas preuve d’originalité en soulignant ici le talent de Pierre Lemaître à instaurer en quelques lignes une ambiance, à croquer des personnages qui nous deviennent familiers en quelques pages. C’est un régal de suivre ces trois histoires parallèles, de «voir» les personnages essayer de s’en sortir, chacun avec les moyens dont ils disposent. Avant l’adaptation cinématographique – qui ne devrait pas manquer de se faire – le lecteur réalise en effet lui-même son film. Avec la même maestria que dans ses précédents romans, il imagine les liens qui vont unir les personnages, fruit du hasard ou d’un secret de famille. Mieux que personne, il sait utiliser sa solide documentation pour donner de la crédibilité à l’action sans que jamais le romanesque ne laisse la place à la leçon d’Histoire.
Vous l’aurez compris, cette trilogie Au-revoir là-haut, Couleurs de l’incendie et Miroir de nos peines fait partie de mes livres «indispensables», qui devrait figurer dans toute bonne bibliothèque.

Miroir de nos peines
Pierre Lemaitre
Éditions Albin Michel
Roman
544 pages, 22,90 €
EAN: 9782226392077
Paru le 2/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris, le long de la ligne Maginot puis du côté des Ardennes ainsi que sur les routes de la déportation, notamment du côté d’Orléans.

Quand?
L’action se situe d’avril à juin 1940.

Ce qu’en dit l’éditeur
Avril 1940. Louise, trente ans, court, nue, sur le boulevard du Montparnasse. Pour comprendre la scène tragique qu’elle vient de vivre, elle devra plonger dans la folie d’une période sans équivalent dans l’histoire où la France toute entière, saisie par la panique, sombre dans le chaos, faisant émerger les héros et les salauds, les menteurs et les lâches… Et quelques hommes de bonne volonté.
Il fallait toute la verve et la générosité d’un chroniqueur hors pair des passions françaises pour saisir la grandeur et la décadence d’un peuple broyé par les circonstances.
Secret de famille, grands personnages, puissance du récit, rebondissements, burlesque et tragique… Le talent de Pierre Lemaitre, prix Goncourt pour Au revoir là-haut, est ici à son sommet.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Le temps des écrivains)
Le Devoir (Philipe Couture)
RTL (Laissez-vous tenter)
RFI(Littérature sans frontières – Catherine Fruchon-Toussaint)
La Croix (Guillemette de Préval)
Podcast Lettres it be 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Ceux qui pensaient que la guerre commencerait bientôt s’étaient lassés depuis longtemps, M. Jules le premier. Plus de six mois après la mobilisation générale, le patron de La Petite Bohème, découragé, avait cessé d’y croire. À longueur de service, Louise l’avait même entendu professer qu’en réalité « cette guerre, personne n’y avait jamais vraiment cru ». Selon lui, ce conflit n’était rien d’autre qu’une immense tractation diplomatique à l’échelle de l’Europe, avec des discours patriotiques spectaculaires, des annonces tonitruantes, une gigantesque partie d’échecs dans laquelle la mobilisation générale n’avait été qu’un effet de manches supplémentaire. Il y avait bien eu quelques morts ici et là – « Davantage, sans doute, qu’on ne nous le dit ! » –, cette agitation dans la Sarre, en septembre, qui avait coûté la vie à deux ou trois cents bonshommes, mais enfin, « c’est pas ça, une guerre ! » disait-il en passant la tête par la porte de la cuisine. Les masques à gaz reçus à l’automne, qu’on oubliait aujourd’hui sur le coin du buffet, étaient devenus des sujets de dérision dans les dessins humoristiques. On descendait aux abris avec fatalisme, comme pour satisfaire à un rituel assez stérile, c’étaient des alertes sans avions, une guerre sans combats qui traînait en longueur. La seule chose tangible était l’ennemi, toujours le même, celui avec qui on se promettait de s’étriper pour la troisième fois en un demi-siècle, mais qui ne semblait pas disposé, lui non plus, à se jeter à corps perdu dans la bagarre. Au point que l’état-major, au printemps, avait permis aux soldats du front… (là, M. Jules passait son torchon dans l’autre main et pointait son index vers le ciel pour souligner l’énormité de la situation)… de cultiver des jardins potagers ! « Je te jure… », soupirait-il.
Aussi, l’ouverture effective des hostilités, bien qu’elle eût lieu dans le nord de l’Europe, trop loin à son goût, lui avait-elle redonné du cœur à l’ouvrage. Il clamait à qui voulait l’entendre, « avec la pile que les Alliés sont en train de mettre à Hitler du côté de Narvik, ça ne va pas durer longtemps », et comme il estimait que cette affaire était close, il pouvait se concentrer de nouveau sur ses sujets favoris de mécontentement : l’inflation, la censure des quotidiens, les jours sans apéritif, la planque des affectés spéciaux, l’autoritarisme des chefs d’îlot (et principalement de cette baderne de Froberville), les horaires du couvre-feu, le prix du charbon, rien ne trouvait grâce à ses yeux, à l’exception de la stratégie du général Gamelin qu’il jugeait imparable.
– S’ils viennent, ce sera par la Belgique, c’est prévu. Et là, je peux vous dire qu’on les attend !
Louise, qui portait des assiettes de poireaux vinaigrette et de pieds paquets, aperçut la moue dubitative d’un consommateur qui murmurait :
– Prévu, prévu…
– M’enfin ! hurla M. Jules en revenant vers le zinc. Par où tu veux qu’ils arrivent ?
D’une main, il rassembla les présentoirs d’œufs durs.
– Là, t’as les Ardennes : infranchissables !
Avec son torchon humide, il traça un grand arc de cercle.
– Là, t’as la ligne Maginot : infranchissable ! Alors, d’où tu veux qu’ils viennent ? Reste que la Belgique !
Sa démonstration achevée, il se replia vers la cuisine en bougonnant.
– Pas nécessaire d’être général pour comprendre ça, merde alors…
Louise n’écouta pas la suite de la conversation parce que son souci, ça n’était pas les gesticulations stratégiques de M. Jules, mais le docteur.
On l’appelait ainsi, on disait « le docteur » depuis vingt ans qu’il venait s’asseoir chaque samedi à la même table, près de la vitrine. Il n’avait jamais échangé avec Louise plus de quelques mots, toujours très polis, bonjour, bonsoir. Il arrivait vers midi, s’installait avec son journal. S’il ne choisissait jamais autre chose que le dessert du jour, Louise mettait un point d’honneur à prendre sa commande qu’il passait d’une voix égale et douce, « le clafoutis, oui, disait-il, c’est parfait ».
Il lisait les nouvelles, regardait dans la rue, mangeait, vidait sa carafe et, vers quatorze heures, au moment où Louise comptait sa caisse, il se levait, pliait son Paris-Soir qu’il abandonnait sur le coin de la table, posait son pourboire dans la soucoupe, saluait et quittait le restaurant. Même en septembre dernier, quand le café-restaurant avait été tout agité par la mobilisation générale (M. Jules était très en forme ce jour-là, on avait vraiment envie de lui confier la direction de l’état-major), le docteur n’avait pas modifié son rituel d’un iota.
Et soudain, quatre semaines plus tôt, alors que Louise lui apportait la crème brûlée à l’anis, il lui avait souri, s’était penché vers elle et avait fait sa demande.
Il lui aurait proposé la botte, Louise aurait posé l’assiette, l’aurait giflé et aurait tranquillement repris son service, M. Jules en aurait été quitte pour perdre son plus ancien habitué. Mais ça n’était pas ça. C’était sexuel, oui, bien sûr, mais c’était… Comment dire…
« Vous voir nue, avait-il dit calmement. Juste une fois. Seulement vous regarder, rien d’autre. »
Louise, soufflée, n’avait pas su quoi répondre ; elle avait rougi comme si elle était en faute, avait ouvert la bouche, mais rien n’était venu. Le docteur était déjà retourné à son journal, Louise s’était demandé si elle n’avait pas rêvé.
Pendant tout le service, elle n’avait pensé qu’à cette étrange proposition, passant de l’incompréhension à la colère, mais sentant confusément que c’était un peu tard, qu’elle aurait dû immédiatement se camper devant la table, les poings sur les hanches, et élever la voix, prendre les clients à témoin, lui faire honte… La fureur montait en elle. Quand une assiette lui avait échappé et s’était brisée sur le carrelage, ç’avait été le déclic. Elle s’était ruée dans la salle.
Le docteur était parti.
Son journal était plié sur le bord de la table.
Elle le ramassa rageusement et le jeta dans la poubelle. « Bah, Louise, qu’est-ce qui te prend ? », s’offusqua M. Jules qui considérait le Paris-Soir du docteur et les parapluies oubliés comme des dépouilles opimes.
Il exhuma le journal et le lissa du plat de la main en posant sur Louise un regard perplexe.
Louise était adolescente lorsqu’elle avait commencé à faire le service le samedi à La Petite Bohème, dont M. Jules était le propriétaire et le cuisinier. C’était un homme fort, aux gestes lents, avec un gros nez, une jungle de poils aux oreilles, un menton un peu fuyant et une moustache poivre et sel en tablier de sapeur. Il portait en permanence des charentaises hors d’âge et un béret noir, rond, qui enveloppait son crâne, personne ne pouvait se vanter de l’avoir vu nu-tête. Il faisait la cuisine pour une trentaine de couverts. « Cuisine parisienne ! » disait-il en dressant l’index, il y tenait beaucoup. Et plat unique, « comme à la maison, s’ils veulent du choix, les clients n’ont qu’à traverser la rue ». Son activité était auréolée d’un certain mystère. Personne ne comprenait comment cet homme lourd et lent, que l’on avait l’impression de voir en permanence derrière son zinc, parvenait à préparer autant de repas d’une telle qualité. Le restaurant n’avait jamais désempli, il aurait pu servir le soir et le dimanche et même s’agrandir, à quoi M. Jules s’était toujours refusé. « Quand on ouvre trop grand la porte, on ne sait jamais qui va entrer », disait-il, en ajoutant : « J’en sais quelque chose… », phrase énigmatique qui restait suspendue dans l’air comme une prophétie.
C’est lui qui avait autrefois proposé à Louise de l’aider pour la salle l’année où sa femme, dont plus personne ne se souvenait, était partie avec le fils du bougnat de la rue Marcadet. Ce qui n’avait été qu’un service de voisinage s’était poursuivi lorsque Louise avait fait ses études à l’École normale d’institutrices. Ensuite, comme elle avait été nommée là, tout près, à l’école communale de la rue Damrémont, elle n’avait rien changé à ses habitudes. M. Jules la payait de la main à la main, arrondissant généralement la somme à la dizaine supérieure, il faisait cela d’un air bougon, comme si elle le lui avait réclamé et qu’il s’exécutait à contrecœur. »

Extraits
« Le regard de l’homme monta à sa poitrine, comme attiré par une lumière et, bien qu’aucun de ses traits ne bougeât, elle crut discerner sur son visage une sorte d’émotion. Elle-même regarda ses seins, leurs aréoles roses, ce fut vaguement douloureux.
Elle eut envie d’en finir. Alors elle se décida, ôta son slip qu’elle lâcha sur le sol. Ne sachant pas quoi faire de ses mains, elle les remit dans son dos.
Les yeux du vieil homme descendirent lentement en une caresse très tendre et s’arrêtèrent en bas de son ventre. Il se passa quelques longues secondes. Il était impossible de deviner ce qu’il ressentait. Flottait seulement sur son visage et sur toute sa personne quelque chose d’indéfinissable et d’infiniment triste.
Elle comprit intuitivement qu’elle devait se retourner. Peut-être voulut-elle échapper à la situation qui avait quelque chose de déchirant.
Elle pivota sur son pied gauche, fixa un instant la gravure de marine légèrement de travers qui ornait le mur au-dessus de la commode. Elle crut sentir son regard sur ses fesses.
Un ultime scrupule lui fit craindre qu’il tende la main, tente de la toucher, elle se tourna vers lui.
Il venait de sortir un pistolet de sa poche et se tira une balle dans la tête. »

« Ce n’est pas une fille nue que découvrirent les passants, c’est une apparition, le corps ensanglanté, le regard affolé, elle zigzaguait, chancelait, on se demandait si elle n’allait pas soudain traverser la rue, se jeter sous vos roues, les voitures ralentissaient, les autobus freinaient, un homme depuis la plateforme siffla, les klaxons se déclenchèrent, elle n’entendait rien, marchait à pas pressés, pieds nus, les passants qui la croisaient en restaient sidérés. Elle ne cessait d’agiter les bras comme pour chasser des nuées d’insectes imaginaires, suivit sur le trottoir une trajectoire sinueuse, longea ici une vitrine, plus loin contourna un arrêt d’autobus, elle trébucha, partout on s’écartait, personne ne savait quoi faire.
Le boulevard tout entier était en émoi. Qui c’est, demanda l’un, une folle, elle a dû s’échapper de quelque part, il faudrait l’arrêter… »

« Ce gigantesque fort souterrain lui était apparu comme une sorte de monstre menaçant, gueule ouverte, prêt à engloutir tout ce que l’état-major lui enverrait en sacrifice.
Plus de neuf cents soldats vivaient là, parcourant sans cesse les kilomètres de galeries enfouies sous des milliers de mètres cubes de béton, dans le bruit incessant de groupes électrogènes, de plaques de fer qui résonnaient comme des hurlements de damnés et d’odeurs de gas-oil mêlées à une humidité endémique. Quand vous entriez au Mayenberg, la lumière du jour s’estompait quelques mètres devant vous, laissant deviner le long couloir ténébreux où circulait, dans un vacarme épouvantable, le train conduisant aux blocs de combat prêts à balancer des obus de 145 mm à vingt-cinq kilomètres alentour, lorsque l’ennemi héréditaire daignerait se manifester. En attendant, on avait trié les caisses de munitions, on les avait empilées, ouvertes, classées, déplacées, vérifiées, on ne savait plus quoi faire. Ce train, qu’on appelait le métro, n’était plus guère utilisé que pour acheminer les marmites norvégiennes dans lesquelles chauffait la soupe. On se souvenait des ordres qui invitaient la troupe à « résister sur place sans aucune pensée de repli, même encerclée, même entièrement isolée sans espoir de secours prochain, jusqu’à épuisement de ses munitions », mais depuis le temps, plus personne n’imaginait quelle circonstance pourrait contraindre les soldats à une telle extrémité. En attendant de mourir pour la patrie, on s’emmerdait. »

« Le pont à peine effondré, Gabriel et Landrade s’étaient mis à courir. La mitraille derrière eux s’était intensifiée. Ils rejoignirent quelques camarades qui couraient moins vite, dépassèrent un camion qui brûlait. Autour, tous les arbres étaient décapités, déchiquetés à hauteur d’homme, des cratères trouaient le chemin forestier à perte de vue. Ils arrivèrent à l’endroit où avaient stationné les éléments de la 55e division qu’ils étaient venus soutenir et d’où on les avait envoyés sur le pont de Tréguière. Il n’y avait plus personne. Plus trace du lieutenant-colonel qui pestait contre le manque d’effectifs, ni de son état-major, ni des unités qui avaient campé là quelques heures plus tôt, plus rien que des tentes effondrées, des cantines éventrées, des bardas abandonnés, des documents épars qui s’envolaient, des fusils-mitrailleurs détruits dont les restes s’enfonçaient dans la boue. Un camion portant un canon brûlait, la fumée vous prenait à la gorge, ce désert militaire puait l’abdication. Gabriel se précipita sur le poste de transmission. Ce qu’il en restait, c’était deux radios réduites en miettes, les communications étaient coupées, le petit groupe était seul au monde. Gabriel s’essuya le front, moite de sueur. Tous se retournèrent et virent alors, à cinq cents mètres de là, déboucher les premiers panzers qui s’étaient frayé un chemin dans les Ardennes »
p. 161-162

À propos de l’auteur
Auteur de romans policiers (Robe de marié, Alex, Sacrifices) et de romans noirs (Trois jours et une vie), Pierre Lemaitre est unanimement reconnu comme un des meilleurs écrivains du genre et récompensé́ par de très nombreux prix littéraires nationaux et internationaux. En 2013, il obtient le prix Goncourt pour Au revoir là-haut, immense succès critique et public qui formera le premier volet de la trilogie complétée par Couleurs de l’incendie et Miroir de nos peines. (Source : Éditions Albin Michel)

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Les rêveuses

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Voici trois bonnes raisons de lire ce livre:
1. Parce que Frédéric Verger a été couronné par le Prix Goncourt du premier roman en 2013 avec Arden et que depuis, on attendait avec impatience son nouveau roman qui figure dans la sélection finale du Prix Jean Giono.

2. Parce que Fabienne Pascaud nous met l’eau à la bouche avec cette critique parue dans Télérama: « En 1940, un Allemand usurpe l’identité d’un Français mort au combat… Un récit follement extravagant auréolé des songes de religieuses cloîtrées. S’y conjuguent coups de théâtre, ambiance à la Hitchcock, Tarkovski ou… Laurel et Hardy. Frédéric Verger mêle en virtuose moments insensés de théâtre comme de cinéma. Sous le classicisme apparent, la folie. »

3. Parce que, après avoir vu Frantz, le film de François Ozon qui jouait déjà sur cette figure du faux frère, sur l’ambiguité entre l’ami et l’assassin, il y a fort à parier que cette histoire d’usurpation d’identité me plaise tout autant. J’ai notamment hâte de découvrir les pages durant lesquelles l’usurpateur est reconduit dans sa famille supposée.

Les rêveuses
Frédéric Verger
Éditions Gallimard
Roman
448 p., 21,50 €
EAN : 9782072739194
Paru en août 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
Mai 1940. Les armées de Hitler écrasent la France. Peter Siderman, un jeune Allemand de dix-sept ans engagé dans l’armée française, prend l’identité d’un mort pour échapper aux représailles. Prisonnier, il croit avoir évité le danger quand on lui annonce qu’on va le libérer et le reconduire dans sa famille. Comment sera-t-il accueilli chez ces gens qui ne le connaissent pas?
On sent passer ici le grand souffle à la fois tragique et merveilleux déjà présent dans le premier roman de Frédéric Verger. On retrouve sa prose riche en métaphores réjouissantes, en inventions fantasques, en rebondissements, en scènes inoubliables décrites dans une langue sensuelle et gourmande.

Les critiques
Babelio 
Télérama (Fabienne Pascaud)
Les lettres françaises (Christophe Mercier)
La Montagne (Bladine Hutin-Mercier)
Blog La rondeur des mots (Blandine Rinkel)
Blog Mes promenades culturelles II
Blog La feuille volante (Hervé Gautier)

Les premières pages du livre
« Le pays de Bray dut longtemps sa renommée au nombre de ses couvents, au charme de leurs noms. Diderot, attiré à Bray par le désir de faire l’amour à une dévote, écrit à Grimm qu’ils sont si proches que l’été, lorsque les nonnes chantent fenêtres ouvertes, il entend leurs musiques se mêler dans la campagne.
Pays obscur, retiré, aux confins de la Lorraine, et pourtant, pendant plus de deux siècles, dès que le nom de Bray pointait dans une conversation il se trouvait toujours un imbécile pour murmurer, d’un ton plus ou moins ironique, plus ou moins rêveur, Bray contrée des nonnes, jardin des Fiancées du Seigneur. Mais aujourd’hui, qui se souvient des camaldules de Jouy, dont il ne reste du couvent que quelques galets blancs au flanc d’une colline? Ou des visitandines d’Arlon, si savantes et si pieuses que le même sourire ornait tous leurs visages, et qu’«il n’était clerc ni évêque qui ne parlât devant elles sans rougir»? Des hiéronymites de Beaumont qui, au moment de Pâques, nouaient aux frondaisons des chênes entourant leur maison des fleurs de crêpe rouges et blanches, et dont les chants, retentissant sous les arbres à l’approche de la procession, mêlaient à l’éclat des fleurs celui de voix invisibles? »

Extrait
« Les premiers jours de captivité furent les plus éprouvants. Dans une chaleur écrasante, au milieu d’une plaine déserte, les Allemands les faisaient marcher sans relâche sur un chemin de terre jaune. Un vent violent balayait la poussière qui leur blessait les yeux. Peter pourtant souffrait moins que les autres. Ses joues étaient brûlantes et, comme la tête lui tournait, il imagina qu’il avait la fièvre. Peut-être est-ce la soif. Ou la folie de ce que j’ai fait, se disait-il, sentant la plaque sur sa poitrine.
À cause de cette fièvre peut-être, les cris des gardes, la puanteur qui montait des corps dès que le vent tombait, un chien noir au pelage trempé qui surgit tout à coup au milieu de la colonne en claquant des mâchoires lui semblaient les reflets d’un monde lointain, projetés sur le chemin par une extravagance optique. »

À propos de l’auteur
Frédéric Verger est né à Montreuil-sous-Bois le 15 mars 1959. Il enseigne le français dans un lycée de la banlieue parisienne. Après Arden, son premier roman paru en 2013, il a publié Les Rêveuses en 2017. (Source : Éditions Gallimard)

Site Wikipédia de l’auteur

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