Tendre hiver

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En deux mots
Jean et Joseph partent dans le midi. Une escapade amoureuse qui a aussi pour Jean un autre but, rencontrer le poète qu’il admire et auquel il aimerait présenter ses textes. Une rencontre lourde de conséquences.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une vie pour la poésie

Dans son nouveau roman Jérôme d’Astier raconte le voyage de Jean et Joseph dans le Luberon où vit le poète qu’admire Jean. Un récit brûlant, entre amour et abandon, passion et désespoir.

Jean et Joseph s’aiment. Les deux artistes, Jean taquine la muse, Joseph dessine, décident de partir avec leur petit pécule dans le sud de la France. Mais arrivés sur place, ils constatent que l’hiver dans le Luberon n’est pas aussi clément qu’ils l’imaginaient et vont chercher à lutter contre le froid. Ils vont finir par dénicher une maison abandonnée et s’y réfugier.
Et si le feu dans l’âtre a de la peine à prendre, ils brûlent d’une autre passion. Jean se met en quête de l’adresse du grand poète qui vit dans la région et qu’il rêve de rencontrer.
Bien aidés par le hasard – ils croisent la route de deux personnes qui ont précisément rendez-vous chez lui – ils sont accueillis par le grand homme et sa gouvernante.
Et si Joseph est séduit par leur hospitalité, Jean est au paradis. Très vite, il est adoubé par son aîné qui l’encourage dans sa passion, l’invite à revenir lui présenter ses textes, à poursuivre leur conversation autour de leur passion commune.
Ce faisant, il creuse un fossé entre les deux amants, inconsciemment ou non. L’un voit la vie en rose, l’autre voit son horizon s’assombrir.
Jérôme d’Astier choisit les ellipses, une météo changeante, un geste un peu plus brusque, une parole qui tombe comme un couperet pour dire le mal-être de son narrateur qui voit son ami s’éloigner de plus en plus de lui. Avec une économie de mots, il dit la dépression qui gagne du terrain, le contraste entre deux vies qui se séparent avant même de s’être vraiment trouvées. Mais tout au long de cette épreuve initiatique, il distille aussi avec subtilité les indices qui donnent au lecteur l’impression que la messe n’est pas dite. Qui de Jean ou de Joseph tirera le mieux les leçons de ces jours d’hiver dans le massif du Luberon? Je vous laisse vous faire votre opinion.

Tendre hiver
Jérôme d’Astier
Éditions Arléa
Roman
136 p., 17 €
EAN 9782363083337
Paru le 4/05/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le massif du Luberon et à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jérôme d’Astier, dans ce texte vibrant, fixe avec grâce, cette fragile alchimie entre deux êtres épris d’absolu, bientôt séparés par le lent mouvement de la vie. Et dans cette perte, il se peut qu’il n’y ait pas de gagnant. Un hiver, comme une parenthèse enchantée et lumineuse dans la vie de deux garçons, Jean et Joseph, qui partent ensemble, fuyant leur famille, leur quotidien. Ils partent sur un coup de tête vers le Lubéron, prêts à tout recommencer, à moins que tout ne commence enfin.
Portés par leur amitié amoureuse, ils se réfugient dans une maison abandonnée, au milieu de la nature endormie. Là, ils vivent comme des Robinsons, et rien, ni le froid, ni la précarité de leur bivouac, ni le manque d’argent ne les atteint. Portés par leurs rêves, tous leurs sens en alerte, ils se nourrissent d’absolu, de beauté et de liberté. Mais ils ne sont pas là par hasard. Jean écrit, la poésie est sa nourriture quotidienne.
Il veut approcher celui dont les livres l’accompagnent dans un éblouissement de chaque instant. Une lettre envoyée dans la fièvre, et c’est la rencontre avec celui qui deviendra une sorte de mentor. Joseph qui, au début, partage ce bouleversement, sera bientôt délaissé, condamné à être le spectateur impuissant de l’éloignement de son ami. Leur complicité solaire faiblira. Jérôme d’Astier, dans ce texte vibrant, fixe avec grâce cette fragile alchimie entre deux êtres épris d’absolu, bientôt séparés par le lent mouvement de la vie.
Et dans cette perte, il se peut qu’il n’y ait pas de gagnant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Je suis couché avec Jean, nous sommes enroulés l’un contre l’autre, nos corps accolés font une boucle, un méandre du temps. Nous avons laissé les autres, les professeurs, les patrons, les parents, moi une mère dévorante et un frère qui me battait, lui des vieux qui jouent à s’envoyer des assiettes à travers la tronche. Nous sommes sauvés, pour le moment.
Nous sommes arrivés ici il y a une semaine. Tout est nouveau dans ce pays. Jean admire la couleur que prend le ciel quand souffle le mistral. «Regarde», me dit-il et il m’agrippe le bras et le serre. Il serre si fort que je sens son admiration. Son admiration me fait un bleu à cause de la couleur du ciel.
«Mais regarde donc!» Je lève les yeux, je hisse le regard jusque là-haut. «Mais oui, Jean, je vois, je vois.» Ses yeux boivent une grande rasade de ciel. Et il pousse un soupir comme celui qui a étanché sa soif. «On a envie de se jeter là-dedans comme dans une piscine», dis-je. Alors, il me passe le bras autour du cou et attire ma tête qu’il tient fort contre la sienne.
C’est l’hiver. Il fait froid. On ne pensait pas qu’il faisait si froid dans le Midi. Mais les gens d’ici nous ont appris qu’en janvier ou en février il pouvait neiger. Et que la neige pouvait tenir pendant une semaine ou même davantage. J’ai dit à Jean: «Ce serait bien. J’espère qu’il va neiger.
— Oui, moi aussi, je voudrais que ce soit blanc, a-t-il répondu. Tu te rends compte, si le soleil brille ensuite, avec cette lumière, on pourra à peine regarder!» Nous attendons la neige.
La neige, pour lui aussi, c’est comme si l’enfance tombait du ciel. «Nous ferons un bonhomme, dit-il, devant la maison. Un grand bonhomme, le plus haut possible.» Je me souviens comme la neige transformait la ville, autrefois. Paris n’était plus le même. On avait mis une sourdine et les gens étaient contents, au début.
«Jean, dis-je, tu sais, quand on marche dans la neige, ce bruit, ce petit craquement étouffé. L’autre jour, quand tu mâchais ta pomme près de mon oreille, ça faisait un peu pareil.» Jean sourit.
«Moi, dans ma ville, dit-il, elle ne tombait pas souvent. Rarement même. C’était un événement. Mais alors, une fois la plage a été couverte. Ça c’était sensationnel. Les petites vagues plates qui venaient toucher cette poudre et l’écume qui se confondait avec elle. La mer était toute calme, d’un gris très pâle. Et la neige mettait partout une lumière étrange, une lumière qui mord et qui réveille. »
Nous sommes arrivés en décembre. On ne voulait pas passer les fêtes avec les parents. La famille on s’en foutait. Il n’y avait que lui et moi. À la gare déjà, dans le haut-parleur, la voix avait un accent. Cela amusait Jean. Il essayait de l’imiter, il répétait les paroles des gens et maintenant, il y arrive. «Je suis un gars du Midi», dit-il en faisant chanter sa voix.
C’est drôle parce qu’il est blond comme les blés et que ses yeux sont bleus. Des fois, quand il entre dans une boutique, il parle comme ça. Mais il y en a peu qui se laissent prendre, à cause de son teint trop clair. On voit bien qu’il a poussé dans le Nord, comme les endives. Comme il en rajoute, l’autre jour l’épicière lui a dit: «À vous entendre, on croirait que vous venez de Marseille.» Il m’a donné un coup de coude, «Tu vois», m’a-t-il fait en sortant.
Nous avions l’impression d’être dans un autre pays et les gens nous paraissaient tellement plus aimables. Ils ont l’air de prendre leur temps, comme si les aiguilles avançaient moins vite. Et ils sont bavards. Jean aime cela. Il peut rester une demi-heure à l’épicerie où il est simplement allé acheter une bouteille de vin. Si l’épicière était jeune et jolie, je me poserais des questions. Elle s’appelle Yvette. C’est une femme de quarante ans, j’ai l’impression, je ne suis pas très fort pour donner un âge aux femmes. Elle est boudinée dans sa blouse de nylon. Son sourire charmant laisse briller une dent dorée. Sa bonne humeur est constante. Jean lui plaît, cela se voit. Quand elle lui pèse les fruits et les légumes, elle en met toujours un en plus pour le même prix. L’autre jour, une barre de chocolat: «Allez, celle-là, cadeau de la maison.» Elle parle des choses du village et de sa fille qui est à l’hôpital en ce moment. Elle s’informe. Jean est comme ça, il pourrait raconter notre vie au premier venu, sans impudeur. À sa première visite, en s’en allant, il lui a tendu la main. «Je m’appelle Jean, a-t-il dit, et mon copain, c’est Joseph, Jo, ça ne lui plaît pas.»
Nous avions pris le train de nuit, pour économiser. Quand nous sommes sortis de la gare, le vent soufflait fort. Quand je me tournais vers lui, je pouvais à peine respirer. Il me chauffait les oreilles. Et je me suis bientôt mis à grelotter. J’avais pourtant une veste en peau, doublée, et une écharpe. Mais je suis frileux. «C’est que t’es maigre, me dit Jean, t’as pas de graisse pour te tenir chaud.» Il a vu que je me recroquevillais et il m’a lancé: «Allez, on court jusqu’au café et on prend un jus.» Il me donne une bonne tape sur le dos comme un signal de départ. La courroie du sac sur l’épaule, nous traversons la place et nous remontons un bout de l’avenue jusqu’au premier bistrot. Il nous fait verser un peu de rhum dans le café. «Comme ça, tu auras chaud», dit-il.
Nous avons laissé nos sacs dans le café et nous nous sommes baladés pour voir la ville. Les platanes étaient déplumés. Cela faisait drôle de ne pas voir d’immeubles hauts comme à Paris. Il y avait toute la place pour le ciel. Dans les vitrines, les décorations de Noël fleurissaient. Jean s’est arrêté soudain. Les murailles et les bâtiments du palais l’épataient. C’était superbe. «Des papes ont vécu là, je ne sais même pas de quand à quand, et lesquels, et pourquoi, je suis inculte! Vraiment, comment est-ce que je vais faire pour me mettre tout ça dans la tête? J’ai pourtant eu mon bac.» Il parlait fort, il s’indignait carrément de son ignorance. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire, de le prendre par le bras et de le secouer. «T’inquiète pas, lui disais-je, tu t’en fous, t’as pas besoin de savoir tout ça pour écrire des poèmes! – Pffffff! Tu crois? Mais oui, bien sûr!» À son regret, nous n’avions pas le temps de visiter, à cause du car.
Les poèmes, Jean en écrivait depuis la classe de seconde au lycée. Cela lui était venu comme ça, tout d’un coup, comme une poussée subite. Et cela recommençait. Moi, ils me plaisaient, mais je n’étais peut-être pas un bon juge. D’abord parce que je commençais à l’aimer. Et puis, il y avait bien des poèmes auxquels j’adhérais sans les comprendre et je ne savais pas pourquoi. C’est en partie à cause de la poésie que nous sommes venus ici.
Jean voulait absolument connaître le grand poète qui vivait dans le coin. Il avait lu presque tous ses livres, au lycée et quand il avait fait le maçon avec son père. Il les relisait encore. «La poésie, disait-il, c’est pas comme les romans, ça se relit, ça se rumine, tu comprends?» Moi, cela me faisait penser à la bible que ma mère avait toujours à son chevet et qu’elle n’arrêtait pas de toucher, comme un talisman, d’ouvrir et de butiner chaque jour, C’est à cause des livres du grand poète que le sac de Jean pesait si lourd. Mais avec ses muscles, il le portait aisément. »

À propos de l’auteur
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Jérôme d’Astier © Photo DR

Jérôme d’Astier est l’auteur de huit livres dont, Le Désordre (Arléa, 2000), Bain de minuit (Arléa, 2001), Mes Frères (Le Seuil, 2006) et Je parlerai de toi à mon ami d’enfance (Gallimard, 2008). (Source: Éditions Arléa)

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Les dernières volontés de Heather McFerguson

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En deux mots
Le courrier d’un notaire écossais ne manque pas de surprendre Aloïs. Il hérite d’une maison en Écosse, propriété d’une inconnue, Heather McFerguson. Intrigué, notre libraire parisien décide de se rendre sur place, bien décidé à lever ce mystère. Il lui faudra du temps et de la persévérance pour réussir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les secrets de la maison d’Applecross

Avec ce nouveau roman, Sylvie Wojcik confirme les espoirs nés avec Les narcisses blancs. Elle nous entraîne cette fois en Écosse sur les pas d’un libraire parisien bien décidé à comprendre comment il a pu hériter la maison d’une illustre inconnue.

Quand Aloïs découvre le contenu du courrier qui lui est adressé par un notaire d’Inverness, il croit d’abord à une erreur. Mais c’est bien son état-civil qui figure en détail sur le courrier venu d’Écosse et lui annonçant qu’il était l’héritier d’une maison appartenant à une défunte Heather McFerguson. Le coup de fil passé à l’étude ne lui en apprendra pas davantage, sinon qu’il peut refuser ce leg. Après des recherches vaines dans le coffre où les souvenirs de famille sont rangés et une nuit censée porter conseil, il décide finalement de faire le voyage pour tenter de comprendre ce qui le lie à cette inconnue.
Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il emporte avec lui une pièce importante du puzzle, Le Seigneur des anneaux de Tolkien que lui a offert son père et qu’il a lu et relu dans son enfance et qu’il a retrouvé dans la caisse aux souvenirs. Cette version française, illustrée avec la carte détachable du monde où se déroule l’intrigue porte la marque d’une librairie d’Inverness. Mais après avoir acquis la certitude que ce livre provenait bien de cette terre très éloignée, il lui faudra encore beaucoup de temps à rassembler les pièces du puzzle.
Mais après tout, il n’est pas pressé. Son ami et collègue Johan peut présider aux destinées de leur librairie en son absence. Lui doit se frotter aux habitants du village d’Applecross et essayer de leur tirer les vers du nez. Eileen, à qui Heather avait confié les clés de la maison avant sa venue n’est guère diserte. Elle peut tout au plus lui indiquer les personnes qui ont bien connu la vieille dame et l’aider pour l’intendance, elle qui tient la seule épicerie du village. Au fil des rencontres et des échanges avec Stuart le pasteur de Lochcarron, Jim McLeod, Archie et les rares clients du pub, la vérité va s’esquisser, le secret de famille se révéler. Entre promesses et renoncements va surgir un amour si fort qu’il ira jusqu’au sacrifice.
Une quête qui va transformer Aloïs, qui va s’attacher à sa maison inconfortable, à ce paysage de lande et de tempêtes que Sylvie Wojcik rend avec autant de précision que de poésie, donnant à ses lecteurs l’envie de partir eux aussi explorer ces paysages.
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Applecross © Colin Baird from Killearn, UK

C’était du reste aussi le cas dans son précédent roman, Les Narcisses blancs, qui nous menait sur les Chemins de Compostelle. Et là encore, il s’agit de rencontres qui changent une vie. Émouvante et touchante, cette histoire est à la fois une invitation au voyage et une belle réflexion sur la transmission. N’hésitez pas à filer en Écosse!

Les dernières volontés de Heather McFerguson
Sylvie Wojcik
Éditions Arléa
Roman
152 p., 17 €
EAN 9782363083302
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Écosse, du côté d’Inverness et Applecross. On y évoque aussi Édimbourg et Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un jour, Aloïs, libraire à Paris, reçoit la lettre d’un notaire d’Inverness lui annonçant qu’une inconnue, Heather McFerguson, lui lègue sa maison dans le village d’Applecross. Qui est cette femme, dont Aloïs n’a jamais entendu parler et surtout pourquoi fait-elle de lui son héritier universel ? Après avoir hésité, il accepte et se rend en Ecosse pour essayer d’élucider ce mystère. Là-bas, dans ces paysages faits d’eau, de pierres et de lumière, il ressent ce sentiment si étrange d’avoir trouvé sa place. Tout, absolument tout l’attire dans ce pays inconnu. Il y rencontrera des personnes qui, avec leur part d’ombre et de lumière, l’aideront, chacune à sa manière, à comprendre la raison de sa présence. Commence alors pour Aloïs un long chemin de questionnements où, peu à peu, se dessinera une part de son histoire familiale. Il sera question de hasard, d’audace et de renoncement, de choix, de promesses tenues ou non, de silence et de secrets. Les paysages d’Ecosse, omniprésents, grandioses et purs, qui gardent la trace de ceux qui passent et veillent sur eux, dévoileront la fuite, le déchirement entre passion et raison, fidélité et abandon.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« En sortant de l’étude du notaire à Inverness, Aloïs rejoint immédiatement sa voiture. Si vous voulez y aller dès aujourd’hui, tâchez d’arriver avant la nuit. La route n’est pas évidente, lui a confié l’homme serré dans son costume trois pièces, avant de refermer la porte capitonnée de son bureau.
Après le pont de fer au-dessus de la rivière Ness, Aloïs entre dans le vif du paysage: un vallonnement de lande à perte de vue sous un ciel dessiné au couteau. Il quitte la route principale pour suivre une voie unique, bordée de traits blancs, avec des espaces de croisement sur le côté tels les renflements d’une veine.
La visibilité est réduite. Chaque tournant pourrait être un tremplin vers le vide. Aloïs serre à droite. Non, à gauche. Ici on roule à gauche.
Ses repères sont bouleversés. L’essentiel est de garder le cap.
Aloïs ne croise personne, ce qui le rassure et l’inquiète à la fois. Il a hâte d’arriver. La route tourne et grimpe jusqu’à un plateau surplombant la baie. Il s’arrête et relâche ses bras qui s’étaient crispés sur le volant. La lumière du soir s’est déposée par cristaux en contrebas, à la surface de l’eau. Mer, lac, fjord? Il ne sait pas très bien. Il y a l’eau, il y a la terre, la terre percée d’eau ou la mer recouverte d’îlots, il ne saurait dire. Tout cela l’attire mais ne lui rappelle rien, ne lui parle pas. Seul le vent qui s’engouffre dans son caban lui souffle de continuer sa route. La Fiat 500 rouge, louée ce matin à l’aéroport d’Édimbourg, descend prudemment vers la baie d’Applecross.
Le cœur du village est une rue bordée de maisons blanches, tapies les unes contre les autres, comme rejetées d’un bloc par la marée, Aloïs arrive avec le crépuscule. C’est la dernière maison, lui a dit le notaire, avec un ancien fumoir à saumon à l’arrière. À quoi peut bien ressembler un fumoir à saumon? Il n’en a aucune idée.
Il s’engage doucement dans la rue jusqu’au pub. L’endroit est animé. Les vitres sont couvertes de buée. Quelques personnes fument devant la porte, d’autres discutent dans la rue. Aloïs est obligé de s’arrêter. Les gens s’écartent lentement en faisant un signe de la main. Par la porte ouverte, il discerne des voix fortes et des verres qui s’entrechoquent. Bientôt des notes échappées de cordes pincées émergent du brouhaha. Les voix si inégales quand elles parlaient, avec le chant ne font qu’une. Aloïs reste là quelques secondes avant de poursuivre son chemin.
Il y a de la lumière à l’intérieur et des bottes en caoutchouc sur le paillasson. Il a dû se tromper. C’est pourtant bien la dernière maison. Il cherche une sonnette et ne trouve qu’un heurtoir à mi-hauteur de la porte, une main effilée en bois dur qu’il n’ose pas toucher, mais déjà la porte s’ouvre. Une femme emmitouflée dans un châle à franges trop grand pour elle lui fait signe d’entrer.
Elle s’appelle Eileen et était la meilleure amie de l’ancienne propriétaire, Heather McFerguson. C’est elle qui a entretenu la maison depuis le départ de Heather. Le notaire lui avait demandé d’être là aujourd’hui. Depuis ce matin, elle attend, mettant encore de l’ordre par endroits.
— Heather était tellement méticuleuse, s’empresse-t-elle d’ajouter. Elle n’aurait pas souhaité que sa maison soit laissée à l’abandon, même si, à la fin, la pauvre ne s’en préoccupait plus. Elle ne pouvait même plus dire où elle habitait. C’est triste. Vous avez acheté la maison avec le mobilier, je crois ?
Acheté? Aloïs croit avoir mal compris. Pourtant les paroles d’Eileen sont parfaitement claires malgré son accent. Non, cette maison, il ne l’a pas achetée. Elle semble l’ignorer et c’est certainement mieux ainsi. D’ailleurs, personne n’avait prévenu Aloïs de la présence de cette femme. Il ne s’en offusque pas, il est juste un peu surpris.
— Oui, bien sûr, j’ai tout acheté.
— Alors, je vous montre. Mais avant, vous prendrez bien une tasse de thé?
Aloïs a hâte d’être seul mais il lui est impossible de refuser. Il comprendra vite qu’ici personne n’entreprend jamais rien d’important avant de boire une généreuse tasse de thé. Un thé fort, adouci par un nuage de lait frais, entier.
Après lui avoir signalé plusieurs défauts de la maison, le chauffe-eau qui siffle, la fenêtre de la chambre qui ferme mal, le portillon qui grince, Eileen se décide enfin à prendre congé. S’il a besoin de quoi que ce soit, qu’il n’hésite pas à venir la voir. Elle tient l’épicerie du village.
— Ah, j’oubliais. Voici ma clé, dit Eileen, hésitante, pensant peut-être qu’Aloïs lui proposerait de la garder.
— Merci. La clé d’Eileen serrée au creux de la main, il reste quelques minutes adossé à la porte d’entrée, observant l’intérieur de la maison.

«Selon les dernières volontés de Miss Heather Margaret Jane McFerguson…» Heather Margaret Jane McFerguson. Combien de fois avait-il prononcé, à haute voix ou en lui-même, ce nom inconnu, cette suite de sons qu’il trouvait harmonieuse mais qui n’éveillait rien en lui? Chaque soir avant de s’endormir, il se répétait: Heather Margaret Jane McFerguson, Applecross, pour essayer de faire ressurgir ne serait-ce que l’esquisse d’un souvenir. Il l’avait même prononcé dans son sommeil. C’est ce que lui avait dit Anne lorsqu’elle était venue chercher ses cartons et qu’ils avaient dormi sous le même toit pour la dernière fois. Mais trop impatiente de partir et absorbée par sa nouvelle vie, elle n’avait fait aucun cas de ces paroles, ni posé aucune question.
Une fois seul pour de bon, un lundi après-midi, Aloïs ferma la librairie et, dans l’arrière-boutique, il relut avec attention la lettre venue d’Écosse. Qui pouvait bien être cette femme? Applecross, Highlands, Écosse, où était-ce exactement? Aloïs ne connaissait personne dans ce pays. Il avait cru d’abord à une erreur mais son état civil, décliné dans les documents, était en tous points exact: Aloïs François Marie Delcos, né le 11 juillet 1969 à Paris, VIe.
Il se récita quelques phrases toutes faites en anglais, piochées dans un vieux Harrap’s, et après maintes répétitions et hésitations, se résolut à téléphoner à Inverness. Le notaire lui expliqua la situation dans un français impeccable. La défunte lui avait dicté son testament environ deux ans avant son décès. Elle était venue seule, avec toutes les informations en tête concernant son héritier. Avec clarté et détachement, le notaire expliqua à Aloïs qu’il pouvait refuser l’héritage sans donner de motif, par simple lettre recommandée. Il disposait d’un délai légal d’un mois avant de se décider. Aloïs essaya d’obtenir quelques informations sur cette femme, mais le notaire lui répéta ce qui figurait déjà dans le courrier : nom, adresse, date et lieu de naissance. Il ajouta qu’elle était décédée à «l’entité spécialisée» de l’hôpital d’Inverness, qu’elle avait toujours vécu à Applecross, dans cette maison qu’elle lui léguait et qu’elle tenait de ses parents. Elle était célibataire, n’avait ni frère ni sœur, ni aucune autre descendance. Sur le formulaire officiel du testament, elle avait certifié sur l’honneur n’avoir aucun lien de parenté avec Aloïs. D’après les recherches généalogiques d’usage, elle n’en avait pas non plus avec quiconque encore de ce monde. Toutes ces informations figureraient sur l’acte de succession qui lui serait remis s’il acceptait le legs. C’est tout ce que le notaire avait à lui dire. Il avait exclusivement pour rôle de faire appliquer le droit et de respecter la volonté de ses clients, pas de fouiller dans leur passé. Aloïs aurait voulu lui demander si elle lui avait parlé de lui mais il sentit bien qu’il n’obtiendrait rien de plus de cet homme si attaché à son devoir. Il lui dit poliment qu’il allait réfléchir. Le soir même, dans son appartement, Aloïs ouvrit l’ancienne malle de voyage où il conservait les quelques objets qui lui restaient de ses parents. Sous les coussins en soie élimés, il sortit le Polaroïd et la caméra Super 8 de son père, les paquets de lettres et de cartes postales serrées par des élastiques et les boîtes à chapeau de sa grand-mère maternelle, remplies de photos en noir et blanc. Il explora la malle de fond en comble et relut chacune des lettres, à la recherche d’une photo, d’un mot, d’un signe ou d’une allusion à cette femme ou à ce pays. Il y passa la nuit, la suivante et encore la suivante. Parce que la nuit, pensait-il, serait plus propice à révéler les secrets. Mais ces nuits-là le laissèrent dans les ténèbres les plus profondes. Pas un début d’explication. Rien, à part des anecdotes qu’il connaissait déjà et qui l’avaient toujours ennuyé. Rien d’Écosse ni d’Applecross, rien de Heather ni de Margaret, ni de Jane, ni de McFerguson. Il replaça le tout dans la malle, à l’exception de l’album photo de son enfance et de quelques livres de sa jeunesse qu’il fut heureux de retrouver.
L’album recouvert de cuir peint avait été confectionné par sa mère, restauratrice de livres. À l’intérieur, elle avait inséré des photos de son fils. Les photos classiques d’un jeune enfant, entouré et choyé: premier sourire, premier anniversaire, premier Noël, premières vacances à la mer. Aloïs les connaissait par cœur mais, ce soir, il avait l’impression de les regarder pour la première fois. Il s’attachait aux détails, surtout aux visages et aux expressions. Il observait son enfance avec recul et, peu à peu, avec effroi. Était-il vraiment un des leurs?
Parmi les livres sortis de La malle, il mit la main avec émotion sur Le Seigneur des anneaux de Tolkien, version illustrée avec la carte détachable du monde où se déroule l’intrigue: la Terre du Milieu. Un livre qu’il avait lu tant de fois pendant ses jeunes années et qu’il n’avait pas touché depuis. Un monde où, adolescent, il s’était si souvent retranché. Il dépoussiéra délicatement la couverture et, assis sur son lit, il l’ouvrit et entra chez les Elfes et les Hobbits, dans des lieux qui le fascinaient et l’effrayaient à la fois. Il entama une nouvelle lecture de son Seigneur des anneaux jusqu’à tard dans la nuit et ne pensa plus au reste.
Quelques jours plus tard, il rappela le notaire d’Inverness pour lui dire qu’il acceptait l’héritage. »

Extrait
« Elle a peut-être connu tous ces gens, se dit-il. Ce sont peut-être son frère, son père, son cousin. Et elle, comment était-elle? Grande ou petite? Mince ou un peu forte ? Avait-elle un visage long et anguleux ou plutôt arrondi? Il n’a pas de photo d’elle. S’il en avait une, même floue, il la reconnaîtrait peut-être ou au moins il pourrait se faire une idée d’elle. Pour cela, il faudrait chercher, ouvrir les tiroirs et les armoires, mais en a-t-il le droit? Il a hérité de sa maison, pas de son intimité. Malgré le sentiment de familiarité qu’il éprouve depuis son arrivée, il ne peut se résoudre à explorer les lieux. Elle a forcément laissé une indication quelque part, une explication du pourquoi. Pourquoi lui? À Paris, personne n’a pu l’aider, ni les généalogistes, ni les détectives, ni les spécialistes en héritage. Ils sont tous formels: il n’a aucun lien de parenté avec cette femme. Mais ces photos au mur veulent lui dire quelque chose. » p. 23

À propos de l’auteur
WOJCIK_sylvie_DRSylvie Wojcik © Photo DR

Sylvie Wojcik est née en Bourgogne en 1968. Après des études de langues, allemand et anglais, à l’université de Lyon, puis à Paris, elle vit aujourd’hui à Strasbourg, où elle est traductrice dans les domaines scientifiques et juridiques. Elle écrit depuis plusieurs années des journaux, textes courts, contes et nouvelles, et a publié en 2020 un premier roman Le Chemin de Santa Lucia (éditions Vibration). Deux autres suivront: Les Narcisses blancs (2021) et Les dernières volontés de Heather McFerguson (2023). (Source: Éditions Arléa)

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Mourir avant que d’apparaître

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Prix Robert Walser 2022

En deux mots
Abdallah, que sa mère handicapée ne peut plus entretenir, est confié à un cirque. Jean Genet est alors un auteur à la réputation grandissante. Le hasard va les faire se rencontrer. Jean va alors vouloir faire de son nouvel amant un funambule. Après avoir parcouru toute l’Europe à la recherche d’un entraîneur, l’écrivain va lui-même endosser ce rôle.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le funambule, l’écrivain et la mort

Pour son premier roman, Rémi David a choisi un épisode douloureux de la vie de Jean Genet, sa relation avec Abdallah, un artiste de cirque à l’origine de son livre «Le Funambule». De leur rencontre à leur mort, il éclaire cette relation brûlante.

L’auteur nous avertit d’emblée. En exhumant cet épisode de la vie de Jean Genet et en mettant en scène des personnes qui ont réellement existé, il n’entend pas faire œuvre de biographe. «C’est donc une interprétation qui est livrée ici et qui ne saurait prétendre au mieux qu’à la vérisimilitude.»
Cette vérisimilitude lui permettant de combler les vides d’une histoire d’amour en imaginant des dialogues, en rattachant des documents retrouvés et des témoignages d’une riche bibliographie (voir ci-dessous).
Le roman débute avec cette scène déchirante, la mère d’Abdallah, handicapée et sans ressources, décide de confier son garçon au directeur du cirque Pinder. Ce dernier le loge et le nourrit en échange de corvées de nettoyage. Mais il l’initie aussi à l’acrobatie et au jonglage. Les années passent et l’adolescent s’aguerrit au fil des tournées qui vont le conduire finalement à Paris.
C’est là que son chemin va croiser celui de Jean Genet, écrivain adulé par Monique Lange, l’employée de Gallimard chargée de dactylographier ses manuscrits et qui va devenir son amie, sa confidente et son fournisseur de Nembutal, le somnifère qui lui permet de trouver le sommeil. Elle n’hésitera pas non plus à le loger dans sa chambre de bonne lorsqu’il lui avouera qu’il est recherché par la police et doit se cacher.
Lorsqu’il rencontre Abdallah, Genet est en panne d’inspiration et croit sa carrière terminée, alors même qu’elle est déjà reconnue, aussi bien en France qu’à l’étranger. Le jeune homme va lui redonner le goût à la vie et à l’écriture. Après avoir séduit l’artiste, il va vouloir faire de son nouvel amant un extraordinaire funambule. Pour cela, il ne va pas lésiner sur les moyens. Comme Abdallah est convoqué pour partir renforcer les troupes en Algérie, il décide de fuir avec lui à travers l’Europe pour trouver un entraîneur capable de lui faire réaliser un brillant numéro. Mais cette recherche de la perle rare va s’avérer vaine. C’est alors que l’écrivain décide lui-même d’endosser ce rôle et travaille d’arrache-pied avec son poulain. Jusqu’à réussir dans cette entreprise très risquée. C’est un triomphe un peu partout où le funambule se produit. Jusqu’à un premier accident qu’il réussira à surmonter après une opération et une volonté acharnée de remonter sur son fil. C’est alors qu’une seconde chute brisera son genou, mettant fin à une carrière qui s’annonçait brillante.
Rémi David va alors raconter les doutes et la dépression, la fin de leur relation et le drame qui suivra. Mais le primo-romancier souligne surtout l’imbrication de cette relation avec l’œuvre de Jean Genet, en particulier Le funambule et Les Paravents, nourris de cette expérience. Il réussit parfaitement son entreprise de re-création, donnant chair aux personnages en incarnant cet épisode lumineux et tragique, inspirant et désespéré. Dans ce roman, on retrouve l’effervescence des années 1950-1960. Sur fond de Guerre d’Algérie, on y croise Juan Goytisolo, Giacometti et Sartre, le poète Olivier Larronde, mais aussi Gaston Gallimard ou encore Georges Pompidou. On y lit aussi les ressorts de l’œuvre de Jean Genet, plus «vrai que nature» dans ce roman qui nous permet de revisiter une œuvre importante, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.

Sources mentionnées
Ce livre doit beaucoup aux travaux d’écrivains, de chercheurs, spécialistes de Genet, qui l’ont précédé. Que leurs autrices et auteurs en soient vivement remerciés, et particulièrement Carole Achache (Fille de, Stock, 2011), Marc Barbezat (« Comment je suis devenu l’éditeur de Jean Genet », in Lettres à Olga et Marc Barbezat, L’Arbalète, 1988), Tahar Ben Jelloun (Jean Genet, menteur sublime, Gallimard, 2010), Lydie Dattas (La Chaste Vie de Jean Genet, Gallimard, 2006), Diane Deriaz (La Tête à l’envers, Albin Michel, 1988), Juan Goytisolo (Les Royaumes déchirés, Fayard, 1988), Monique Lange (« L’homme aux yeux rieurs », in Le Magazine littéraire no 313, septembre 1993), Marie Redonnet (Jean Genet le poète travesti, Grasset, 2000), Gilles Sebhan (Domodossola, Denoël, 2010) et Edmund White (Jean Genet, Gallimard, 1993) ainsi que le fonds Genet conservé à l’IMEC d’où sont issues les deux cartes reproduites dans l’ouvrage ainsi que les lettres adressées à son agent Bernard Frechtman.

Mourir avant que d’apparaître
Rémi David
Éditions Gallimard
Premier roman
166 p., 18 €
EAN 9782072967108
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y voyage aussi à travers toute l’Europe, en Italie, à Brindisi notamment, en Turquie, en Suède du côté de Stockholm, au Danemark, à Copenhague, sans oublier Vienne et l’Autriche Pamukkale et la Turquie, l’Italie avec Domodossola.

Quand?
L’action se déroule de 1948 à 1967.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rémi David recompose cette histoire d’amour et de fascination réciproques, dans un roman plein de justesse et d’empathie. Lorsque Jean Genet rencontre Abdallah, qui sera un jour la figure centrale de son magnifique texte Le Funambule, le jeune homme a dix-huit ans à peine et vit à Paris. Genet, à quarante-quatre ans, est déjà un écrivain consacré. Il est aussitôt ébloui par le charme de cet acrobate, qui a travaillé plusieurs années au cirque Pinder. Il entreprend le projet fou de le hisser jusqu’à la gloire: son agilité, son expérience du cirque devraient lui permettre de devenir un artiste hors pair. Mais comment, après la chute, demeurer le funambule qui danse dans la lumière, le prodige que le poète a forgé de ses mains?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Cause littéraire (Patrick Abraham)
Kimamori (Yassi Nasseri)
Mare Nostrum (Jean-Philippe Guirado)
Ouest-France (Fabienne Gérault)
RTBF
Le Blog de Gilles Pudlowski
Blog Lili au fil des pages
Blog Baz’Art


Rémi David présente Mourir avant que d’apparaître © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Mourir avant que d’apparaître est une œuvre de fiction, un roman. En aucun cas un travail d’historien ni une biographie de Genet.
Si le texte met en scène des personnages ayant réellement existé, s’appuie sur des témoignages, s’inspire d’une histoire vraie, il offre de cette histoire une réécriture qui ne s’interdit ni de combler par la fiction les silences des biographies en inventant certaines scènes manquantes, ni de prendre des libertés avec les faits en faisant par exemple prononcer par Genet des paroles qu’il a en réalité écrites. C’est donc une interprétation qui est livrée ici et qui ne saurait prétendre au mieux qu’à la vérisimilitude.

Sur une photo en noir et blanc qui date de quarante-huit, Abdallah a douze ans. Il se trouve au sommet d’une pyramide humaine, bras et jambes écartées, devant le rideau en velours du cirque Pinder. Dans l’édifice de chair, portant le même costume étoilé, on voit le jeune Ahmed. Son grand ami.

Ils s’étaient rencontrés deux ans auparavant, en fin d’une journée qui eût été presque belle si Abdul – on l’appelait ainsi, au cirque – n’y avait été par sa mère abandonné.
C’était une grosse Allemande qui souffrait de diabète. Ses chevilles étaient gonflées, l’obligeant à se déplacer à l’aide de deux béquilles. Elle parlait un français fort approximatif et à l’accent marqué.
— Je te laisse, Abdallah, dit-elle ce jour-là. Sois sage et sois gentil.
Ce furent ses derniers mots avant de s’en aller.
Le gamin suivit des yeux la marche lente de cette femme qui s’éloignait, sa mère, ponctuée par le sifflement sonore de son souffle asthmatique. Avant qu’elle ne lui tourne tout à fait le dos, il crut lire sur son visage l’esquisse d’un sourire, mais n’en fut pas certain. L’affection, la tendresse étaient des qualités qu’elle ne possédait pas.
Le patron de Pinder, un grand gaillard joufflu, moustachu et musclé, qui sentait la sueur, avait la main posée sur l’épaule du garçon et regardait aussi la boiteuse qui partait.
Elle avait appris, le soir précédent, le passage d’un cirque. Ce fut par une annonce clamée au mégaphone, faite d’une voiture qui sillonnait les rues pour en faire la réclame : Pinder, un spectacle extraordinaire.

Abdallah connaissait les bases de l’acrobatie, qu’il avait pratiquée un peu avec son père, un Algérien, en Kabylie. À peine arrivé en France, après la guerre, il disparut, du jour au lendemain. Avant de quitter à jamais leur taudis, un soir qu’il était rond comme un ballon, il s’en était pris violemment à Abdul.
— Ce gosse n’est qu’un sale fils de pute. Naal dine oumouk !
La mère s’était interposée, faisant un bouclier de son corps obèse pour protéger l’enfant : le père tentait de le frapper avec une chaise. En pleurs, Abdallah dut sortir pour éviter la charge.
Il marcha deux longues heures dans leur quartier fait de baraques en bois et de cabanes en tôle. À son retour, son père était parti. Il ne le revit jamais. Il semblerait qu’il soit mort quelques jours plus tard, le corps planté au couteau dans une rixe qu’il avait déclenchée, entre immigrés italiens et algériens. Sa femme accueillit la nouvelle comme elle accueillait tout : avec indifférence.
Ne voyant comment nourrir son marmot seule, elle eut tout à coup l’idée du cirque. C’était tout de même une déchirure, leur laisser son enfant. Quelle mère était-elle pour leur confier Abdallah ? Mais que faire d’autre ? Elle n’avait pas de salaire, vivait dans la boue d’un bidonville, n’avait plus le moindre espoir de trouver un travail, avec son handicap. Elle pouvait bien se passer de manger certains jours, mais l’imposer à son fils pour le garder auprès d’elle, était-ce lui rendre service ?
Abdallah écouta sans rien dire, sans pleurer, les mots confiés par sa maman au patron de Pinder. Dès qu’elle eut disparu de leur champ de vision, le moustachu aux odeurs de sueur ôta la main de son épaule. D’un geste brusque, il désigna à Abdallah, un peu perdu mais souriant, la première cage à nettoyer. C’était celle des lions, puisque les bêtes étaient au travail sur la piste.
C’est dans cet univers de fauves qu’il fit la connaissance d’Ahmed. Marocain, le même âge que lui mais sept mois d’expérience, déjà, avec Pinder. Il apparut dans la cage à sa rescousse et lui montra où on rangeait la fourche, les seaux, où jeter le purin, où trouver un point d’eau, quelles latrines récurer. Il lui offrit aussi une cigarette, chapardée secrètement au lanceur de couteaux, un raciste. Le cirque, en apparence si différent du monde, n’échappait pas aux préjugés du monde.
Les deux enfants, derrière une caravane, fumèrent ensemble leur trésor dérobé. Ahmed était bavard, Abdallah écoutait. C’était le début de leur belle amitié.
L’un et l’autre travaillaient sans relâche. Ils n’étaient pas payés, mais logés et nourris, ce qui était quelque chose, comme le leur répétait le patron de Pinder à longueur de journée.
— Et si vous bossez bien, à la fin de la tournée, vous pourrez même garder votre costume de spectacle, avec les épaulettes et leurs jolies dorures !
Ahmed et Abdallah ne ménageaient pas leur peine. Ils nettoyaient la piste, déblayaient les gradins, nourrissaient les lamas, les zèbres, les éléphants… et très souvent aussi se farcissaient la plonge. Entre-temps, ils s’entraînaient, perfectionnaient ensemble leur jonglage, répétaient les acrobaties annoncées tous les soirs par Monsieur Loyal comme le célèbre numéro des sauteurs maghrébins. Sous les applaudissements du public, leurs corps d’enfants trop musclés pour leur âge multipliaient les équilibres au sol, les saltos, les pirouettes et les sauts périlleux, les élévations, les dévissés, les colonnes…
Ils étaient tous les deux de très bons acrobates. Abdallah avait une façon de s’élever dans les airs très vive. Ahmed était aussi un excellent sauteur, dans un style différent et plus lentement chorégraphié. À la fin du numéro, sur un roulement de caisse claire dramatisant son ascension, comme une montée à l’échafaud, Abdallah se plaçait en haut de la pyramide, bras et jambes écartés, avant d’en être catapulté sur un coup de cymbale. Le spectacle ensuite se poursuivait, suivant les soirs, avec Weyland ou la belle Diane, deux trapézistes.
Diane avait beaucoup d’affection pour Abdul, qu’elle appelait son habibi — il lui avait appris ce mot arabe qui veut dire « mon chéri ». De dix ans leur aînée, elle était de ceux, avec Weyland, qui le soir tombé quittaient leur caravane pour venir sous la tente des sauteurs maghrébins, logés à part dans le campement du cirque. Ils écoutaient sans comprendre, souvent, les histoires en arabe, les blagues qui se racontaient et ils riaient d’entendre les autres rire. Ils s’efforçaient aussi d’apprendre de petits mots. Habibi, salam, labass, bslama, choukran… On ne se comprenait pas dans les moindres détails mais on s’appréciait fort sous la tente des sauteurs, qui sentait bon le kif, la bonne humeur et le thé à la menthe.
À chacune de ces soirées, Diane prodiguait des chatouilles aux garçons. Elle inventait pour eux, sans cesse, de nouveaux jeux. Ils se moquaient ensemble du nain hongrois grincheux ou du clown hollandais dépressif. Ahmed imitait l’un quand Abdul faisait l’autre, à grand renfort de grimaces et de gestes outrés.
Abdallah, plus souvent qu’Ahmed, allait retrouver Diane dans sa caravane. Elle lui offrait des caramels. Il lui faisait la démonstration de ses progrès en jonglage, lui apportait des fruits cueillis aux environs du cirque. Il ne parlait pas beaucoup, mais ses grands yeux rieurs s’exprimaient clairement pour lui, disaient sa grande délicatesse, son besoin d’être aimé.
Avec ce petit garçon qui savait à peine lire, elle partageait aussi son amour pour les mots. C’étaient des poèmes de Cocteau, de Baudelaire, de Mallarmé qu’elle récitait par cœur, et aussi d’Olivier, l’homme qu’elle aimait, dont elle parlait souvent à Abdallah. Un somptueux poète, et tellement beau, qui bientôt serait connu, prédisait-elle.
— La pluie montre ses dents, exige la lumière. Mon envie de crier, comme un doigt qu’on déplie, tire, tire les fils du nez de la mercière qui maigrit, mais qui tourne, embobinant la pluie… Tu ne trouves pas ça splendide, Abdul ? C’est Olivier qui l’a écrit, ce texte.
Abdallah souriait en guise de réponse. La plupart du temps, il ne comprenait rien ou bien quasiment rien à ce que récitait Diane. Il appréciait pourtant ces moments avec elle, son enthousiasme à réciter ses textes, sa façon de les déclamer en y mettant le ton, c’était exquis. Il écoutait, attentivement, fermait parfois les yeux et finissait par s’endormir dans sa caravane, blotti entre ses bras.
Ce fut dans cette même caravane, auprès de Diane, qu’Abdallah vint se réfugier, trouver du réconfort après une mauvaise chute qui avait fortement abîmé son genou. Son talon avait ripé alors qu’il prenait appui sur l’épaule d’un porteur. Le public avait à peine vu sa glissade qu’Abdallah était déjà sur pied et reprenait son numéro, malgré la douleur aiguë qu’il ressentait.
Il ne fallut pas plus que ce bref accident pour que le patron de Pinder refuse de lui offrir son costume à la fin de la tournée de mille neuf cent quarante-huit.
En quarante-huit, Monique avait une vingtaine d’années et travaillait dans l’édition, comme secrétaire, chez Gallimard. Derrière la porte au vernis vert de la rue Sébastien-Bottin, elle tapait à longueur de journée des manuscrits à la machine, ces machines à écrire aux rubans bicolores et à manette de retour chariot. Elle copiait notamment les textes des deux Paul, Valéry et Claudel. Ils n’étaient pas mauvais mais ne valaient pas grand-chose, à ses yeux, si elle les comparait aux manuscrits de l’auteur, le seul, qu’elle adulait : Genet. Mais on ne la payait pas pour donner son avis, alors Monique se contentait de taper.
Certains midis, à la cantine, elle mangeait à côté de Camus. Les secrétaires rivalisaient de stratégies diverses pour tenter d’être assises à la même table que lui. Beaucoup se seraient même posées sur ses genoux, si elles avaient osé. Quel charisme il avait, et quel regard. Monique elle-même fit un jour trois fois le tour de la pièce, feignant de chercher quelqu’un, pour venir s’installer en face de lui… Son métier, sans être passionnant, lui offrait ainsi un rêve servi sur un plateau : croiser et fréquenter ceux qui la faisaient vibrer, qui faisaient la littérature.
Un après-midi, à l’improviste dans son bureau, ce fut Faulkner en personne, le Prix Nobel, qui débarqua. Il venait évoquer le contenu d’un prochain livre avec son éditeur. Dans un anglais aux accents franchouillards, Monique le fit patienter :
— Be my guest. It is my duty to make you feel at home, mister Faulkner. The director will soon be able to receive you. If you need anything, don’t hesitate to ask.
— A bottle of whisky ! lui répondit Faulkner.
Pas si simple à trouver, à l’époque, à Paris. Monique dut battre le pavé de la capitale pendant une bonne demi-heure avant de dégoter la fameuse bouteille. Elle revint triomphante, le saint-graal à la main dans un sac en papier, et Faulkner fut ravi. L’anecdote marquait le début de leur amitié : il deviendrait plus tard le parrain de sa fille, Carole.
Mais revenons-en maintenant à celui qu’elle adorait : Genet. Elle l’avait dévoré dans sa toute petite chambre de la rue Jouffroy, dans le dix-septième arrondissement. Elle avait pris des notes, appris des phrases par cœur ; elle était transportée. Elle qui était issue d’une famille bourgeoise, parfaitement comme il faut, pouvait grâce à Genet, grâce à ses livres, vivre au milieu des voleurs, des pédés, des putes, des travestis, des prisonniers, des condamnés, des réprouvés, des révoltés… Autant de personnages qu’elle aimait de tout cœur pour leur humanité. Genet le lui dirait plusieurs fois par la suite : Monique, c’est agaçant, vous êtes admiromane, et c’est vrai qu’elle l’était.
Un jour à son bureau, elle entendit un bruit dans la pièce à côté. C’était bizarre car sa collègue, Germaine, était en congé. Elle décida d’aller voir et tomba nez à nez avec Genet.
Il fouillait les affaires de Germaine. Il jouait avec des timbres sortis d’un dossier, qu’il venait coller les uns sur les autres sur une enveloppe en kraft posée sur le bureau. Elle reconnut au premier regard sa silhouette trapue, son corps un peu balourd, sa calvitie. Ce fut pour elle comme une épiphanie de voir Genet lécher, coller ces timbres comme un enfant espiègle en train de faire une bêtise. Elle en était paralysée, parce qu’éblouie. Éblouie pour la vie.
— J’ai tout un tas de flics au cul.
Genet colla un timbre encore sur l’enveloppe, puis leva les yeux vers elle. Il reprit :
— C’est grave et c’est dangereux.
Il marqua un temps.
— Comment vous vous appelez ?
— Monique.
— Monique.
Il répéta le mot.
— Monique, tiens, comme la mère du vieux saint Augustin.
Elle restait suspendue à ses lèvres. La parole de Genet accouchait lentement et d’une voix légèrement métallique, étonnante. Il ne parlait pas pour ne rien dire, laissait des temps morts, de longs silences pour réfléchir, avant de trouver les mots les plus directs et les plus justes et de reprendre ensuite :
— Monique, c’était une Berbère. Ils furent un temps chrétiens, les Berbères, vous saviez ?
Elle fut conquise d’emblée, si tant est qu’elle pouvait l’être encore davantage que lorsqu’elle le lisait. Conquise par le farceur qui se tenait devant elle, le cheveu ras, les lèvres serrées, le regard méfiant, presque agressif mais tendre dans le même temps, ce farceur qui dilapidait des timbres sur une enveloppe en kraft et qui, par ailleurs, composait aussi des chefs-d’œuvre.
Elle ne l’avait jamais vu, ils ne se connaissaient pas. Pourtant, comme deux complices, dans les minutes suivantes, ils fuguaient ensemble, rue de Rome, vers l’hôtel Chicago, où séjournait Genet.
Toute sa vie, quasiment toute sa vie, Genet dormit dans des hôtels. Toujours en mouvement, toujours prêt à partir. Il ne vivait pas, de toute façon, comme la plupart des gens. Il ne savait pas faire de vélo. Personne, enfant, ne lui avait appris. Il ne savait pas prendre une photo, pas se servir d’un appareil. Il ne savait pas cuisiner, personne non plus, jamais, ne lui avait appris. Il ne savait rien faire de ce que tout le monde sait faire. Mais il savait écrire comme personne ne sait le faire.
Ils sortirent discrètement de l’immeuble de Gallimard. Arrêté à la fin des années trente pour avoir falsifié des billets de train, volé une chemise, des livres, un portefeuille et une valise, Genet n’avait pas purgé l’ensemble de ses peines. Récidiviste, il risquait la relégation à perpétuité. Sartre et Cocteau obtiendraient quelques jours plus tard sa grâce, après une lettre ouverte au président de la République, Vincent Auriol, publiée le seize juillet mille neuf cent quarante-huit dans le journal Combat. En attendant, il ne s’agissait pas pour Genet de se faire pincer. Monique héla dans la rue un taxi pour les mener jusqu’à l’hôtel.

Dans la chambre aux murs jaunis, qui baignait dans une odeur de tabac froid, Genet alluma une gitane et se posta à la fenêtre, pour faire le guet. Sa complice à sa demande rassembla comme elle le pouvait toutes les affaires de son idole.
— Ils vont me coffrer, Monique, me coffrer, je vous le dis, si vous ne faites pas plus vite.
Elle tentait tant bien quel mal de plier les vêtements dispersés dans la chambre, avant de les glisser dans une valise en cuir : trois pantalons, deux maillots de corps, deux gilets.
— Éteignez la lumière, j’ai cru entendre des pas, quelqu’un dans l’escalier. Surtout ne dites pas un mot, vous m’entendez, Monique ? Et aussi arrêtez de respirer comme vous le faites, si fort, et de bouger vos mains.
On frappa à la porte. Monique sentait son cœur qui battait la chamade et tentait de contrôler, tant bien que mal, le rythme de sa respiration qui s’emballait. On frappa. Trois coups nets, un silence durant près d’une minute puis à nouveau trois coups. Elle cherchait refuge dans le regard de Genet. En réponse, il lui tira la langue avec des yeux d’enfant rieur et qui plissaient de malice en vous regardant.
On entendit les pas s’éloigner, leur bruit s’amenuiser puis disparaître tout à fait. Genet, caché derrière le rideau, jeta un œil par la fenêtre qui donnait sur la rue et reconnut la silhouette de Bernard, son agent, qui sortait de l’hôtel et s’éloignait sur le trottoir.
— Je le vois : c’était un flic. S’ils me foutent en prison, Monique, ce sera votre faute.
Respirant à nouveau normalement, elle rassembla dix chaussettes, sans prendre le temps de faire les paires, quelques slips, deux chemises.
— Plus vite, Monique, je vous en prie, faites vite, l’exhortait Genet.
Elle bafouilla quelque chose d’inaudible, pour elle-même, s’excusant de traîner, puis augmenta la cadence du mieux qu’elle le pouvait.
Il n’y avait plus, désormais, qu’à mettre dans la valise la pile des quelques livres qui se trouvaient posés sur la table de chevet, imprégnés eux aussi de l’odeur de tabac. Il y avait Les Amours de Ronsard et un Dostoïevski, un Mallarmé en Pléiade, quelques ouvrages aussi parus chez Denoël. Mais il y avait surtout, sous cette pile d’ouvrages, des pages blanches noircies d’encre, des pages de manuscrits que Monique, fascinée, ne pouvait quitter des yeux. Elle recueillit les feuilles avec grande minutie, les manipulant toutes comme s’il s’agissait des reliques d’un saint. Elle brûlait de déchiffrer ce qui y figurait, mais se l’interdisait. Elle déposa ensuite la liasse dans la valise, l’aplanit d’un geste de la main puis ferma le rabat.
Monique n’eut guère le temps de réfléchir. Pour que Genet soit à l’abri, spontanément, elle le mena dans la chambre qu’elle louait rue Jouffroy. Elle n’osa préciser que c’était sa propre chambre. Avec sa coupe au carré, ses vêtements élégants, luxueux et l’agenda Hermès posé sur son bureau, elle avait pour Genet tout de la petite bourgeoise d’une vingtaine d’années. Cette chambre devait être, pensa-t-il, une sorte de dépendance du grand logement de papa.
Elle en confia la clef à Genet. Il regardait les livres de sa bibliothèque lorsqu’elle la lui tendit.
— Essentiellement des bouses, dit-il, catégorique. Il n’y a que Pascal et Sartre à valoir quelque chose.
Monique rougit, sans chercher à répondre pour se justifier. Est-ce que Genet avait remarqué qu’elle avait tous ses livres ? C’est ce qui lui importait.
— Je passerai vous voir chez Gallimard.
Elle comprit qu’il lui disait déguerpissez ! et appela une amie pour la dépanner, sans toutefois lui dire la vérité. Était-ce de la pudeur, une envie d’exclusivité ? Elle prétexta une fuite qui l’obligeait à découcher jusqu’à la venue d’un plombier. L’affaire de quelques nuits, pas plus. Et si Genet demandait à rester plus longtemps ? Qu’importe, elle trouverait une autre combine.
Elle se serait sacrifiée très volontiers pour lui.
Genet ne passa que quelques nuits, finalement, chez Monique. Un matin, rue Sébastien-Bottin, elle découvrit sur son bureau la clef de sa chambre posée avec un mot :
Petite, j’ai vendu Pascal et Sartre,
pleurez pas,
je vous en écrirai d’autres. »

Extraits
« À l’évidence Abdul était heureux. Il lui raconta ce que, grâce à Genet, il avait découvert, les pays qu’ils avaient traversés : la Turquie, la Suède, l’Italie, maintenant, le Danemark. Depuis sa désertion, il avait passé les jours les plus beaux de sa vie et s’en rappelait tous les détails. Il évoqua les terrasses de travertin blanc qui s’étalent à Pamukkale. L’ensemble de petites îles qui composent Stockholm, la nourriture exquise qu’avaient les Italiens et l’incroyable beauté des Alpes dans leur pays. Ils s’y étaient offert une échappée dans une voiture décapotable, entre les pans majestueux de la montagne. Il faisait tellement froid, mais c’était tellement beau. Et ils avaient passé, aussi, des jours merveilleux dans le petit hôtel d’une ville située entre les Alpes valaisannes et les Alpes lépontines : Domodossola. Ils y étaient restés durant plusieurs journées tant tous les deux s’y étaient plu. » p. 87

« Toute sa vie, quasiment toute sa vie, Genet dormit dans des hôtels. Toujours en mouvement, toujours prêt à partir. Il ne vivait pas, de toute façon, comme la plupart des gens. Il ne savait pas faire de vélo. Personne, enfant, ne lui avait appris. Il ne savait pas prendre une photo, pas se servir d’un appareil. Il ne savait pas cuisiner, personne non plus, jamais ne lui avait appris. Il ne savait rien faire de ce que tout le monde sait faire. Mais il savait écrire comme personne ne le sait faire. »

« Tel un mystagogue des temps reculés, Genet invite le jeune homme vers ce qu’il pourrait devenir. Persuadé qu’Abdallah peut briller, il encourage à poursuivre dans son art sans relâche, dans cette quête, pour se réaliser, se révéler à lui-même. C’est là l’enjeu de tout art. »

« Certains trouvent dans le voyage une énergie nouvelle, salvatrice dans laquelle ils vont pouvoir puiser. Le moi catapulte dans un tout autre ailleurs reconquiert des assises, il se redéfinit, se tourne vers les autres, puis il relativise la souffrance qu’il endure. C’est une chance. »

« Abdallah désormais suscitait la même admiration que Genet portait à Giacometti et qu’il avait tant convoitée. Même il la dépassait. Son acte le fascinait. Il lui avait fallu mourir avant que d’apparaître, enfin, aux yeux de Genet. » p. 147

À propos de l’auteur
DAVID_Remi_©Francesca-MantovaniRémi David © Photo Francesca Mantovani

Rémi David est né en 1984 et vit en Normandie. Mourir avant que d’apparaître est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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Il faut y aller, maintenant

HEIDSIECK_il_faut_y_aller_maintenant  RL_2023

En deux mots
Inès attend le mari d’Aida pour pouvoir partir vers l’île Maurice. Après un coup d’État militaire, la France est à feu et à sang et la sécurité n’est plus assurée. Aussi essaie-t-elle de conjurer sa peur en parcourant une dernière fois les pièces de son appartement tout en déroulant son histoire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Zone de turbulences

Dans son nouveau et court roman, Emmanuelle Heidsieck imagine la fuite d’une vieille dame après un coup d’État militaire en France. Un départ dans l’urgence qui est l’occasion de confidences, d’un regard en arrière et la construction d’une nouvelle solidarité.

Inès a près de 70 ans et doit se résoudre à quitter Paris. Il est vrai qu’après le coup d’État qui vient d’avoir lieu, elle n’a plus guère le choix. Elle a refusé la proposition de ses enfants de les suivre à Montréal, espérant encore que la situation allait s’améliorer. Au contraire, elle s’aggrave au point que sa sécurité n’est plus garantie. C’est donc dans l’urgence qu’elle a pris la décision d’accompagner Aida – sa femme de ménage depuis trente ans – à l’Île Maurice. Une sorte d’inversion des rôles qui va nous donner un dialogue savoureux. En fait de dialogue, on va bien vite se rendre compte qu’il tourne au monologue, Aida restant silencieuse. «Partir sans trop se retourner, c’est ce qu’il faut faire, sinon je n’y arriverai pas. Les larmes aux yeux, partir. Tout abandonner, ma vie à mes pieds. Trouver la force de m’extraire de mon monde.»
Tout le roman est concentré sur les minutes qui précèdent le départ, en attendant le véhicule qui doit les conduire au Bourget où un avion privé a été affrété. En faisant le tour de l’appartement, passant su salon à la salle à manger, la cuisine, les chambres et le bureau avant de terminer dans l’entrée, ce sont des questions futiles que se pose la vieille dame tout autant que des interrogations majeures. Face à la montée des extrêmes, n’y avait-il pas moyen de faire autrement? Faut-il désormais renoncer à tout et partir ou rester malgré tout? Les hommes politiques de la famille ont-ils failli? Ont-ils d’abord cherché leur intérêt de classe avant l’intérêt général?
On voit ainsi combien cette dystopie résonne avec notre époque troublée, résonne comme une mise en garde.
C’est sur un rythme haletant, quelquefois en élaborant de simples listes qu’Emmanuelle Heidsieck a construit ce roman. Un état d’urgence que l’on sent dès les premières pages, une tension qui ne va pas faiblir, d’autant que le chauffeur n’arrive pas. N’oubliez pas de prendre une bonne respiration avant de commencer, car sur les pas d’Inès, c’est quasiment en apnée que vous lirez ce livre ô combien nécessaire !

Il faut y aller maintenant
Emmanuelle Heidsieck
Éditions du Faubourg
Roman
112 p., 15 €
EAN 9782493594136
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris où se prépare un voyage vers l’île Maurice.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je me suis perdue dans mes pensées. Et à présent, c’est le départ. Un dernier coup d’œil à cette pièce que je ne reverrai jamais. Le bureau, avec les affaires d’Alexandre, je n’y ai pas touché. Partir sans trop se retourner, c’est ce qu’il faut faire, sinon je n’y arriverai pas. Les larmes aux yeux, partir. Tout abandonner, ma vie à mes pieds. Trouver la force de m’extraire de mon monde. Ces larmes qui montent, pas question. Il faut être ferme et droite, on a encore du chemin à faire.»
Il faut y aller, maintenant se situe après un coup d’État militaire. Inès, une Parisienne de plus de soixante-dix ans, se voit contrainte à l’exil. Dans ce chaos, juste avant le départ fatidique, elle revisite son existence et sa place dans l’Histoire. Et s’adresse à Aida, son sauveur inattendu, dans un monologue à deux, poignant et effréné.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Échos (Pierre de Gasquet)
Ernest mag (David Medioni)
Blog L’or des livres
Blog d’Emmanuelle Caminade


Emmanuelle Heidsieck présente Il faut y aller, maintenant © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Dans le salon
Il nous prend en bas ? Mon Dieu, comment vous remercier ? Il arrive dans combien de temps ? Là, d’un instant à l’autre ? Quelle chance que cela ait pu se goupiller avec votre mari, vraiment comment vous remercier, de toute façon sans vous je ne m’en sortais pas, c’était la catastrophe, je ne sais pas ce qui se serait passé vous savez, probablement… je ne sais pas…
Il vient nous prendre avec sa camionnette de livreur ? Son patron la lui a laissée avant son départ ? Son patron a tout laissé, oui, comme tout le monde. C’est quand même une chance qu’il puisse nous emmener, qu’il ait un véhicule, vous avez vu, plus un taxi, plus rien, les transports en commun c’est devenu compliqué avec ces patrouilles, ces contrôles, et avec des valises on aurait vite fait d’être repérées, même avec un gros sac, même… enfin… Je ne sais pas par quel moyen nous aurions pu, vraiment, il aurait fallu, je ne sais pas. Le Bourget, vous vous rendez compte, c’est à Pétaouchnok, c’était impossible, il n’y a pas à dire, vous me sauvez, littéralement, merci vraiment, je ne sais comment vous remercier.
Je me suis mise dans de beaux draps, dans une de ces situations, oui c’est de ma faute. J’ai voulu croire qu’on me laisserait tranquille à mon âge. Je le reconnais, cette idée de devoir partir, de tout quitter, c’est… ce n’est pas…
Venez deux minutes, asseyons-nous en l’attendant. Vous ne vous êtes jamais assise ici, c’est normal, mais tout de même, comme ça vous vous serez assise une fois dans ce salon. Il arrive dans combien de temps à votre avis ? Si j’avais imaginé que nous partirions ensemble. Et que vous m’emmèneriez chez vous. Qui aurait pu imaginer une chose pareille ? Je sais, je vous ai aidée à acheter votre maison à Drancy il y a vingt ans, Drancy – La Courneuve comme vous dites. Ce n’était rien, franchement. Je vous ai aidée à obtenir des papiers, il faut dire que c’était plus simple à l’époque, vous avez même obtenu la nationalité. Oui, c’est vrai, j’ai aussi appelé mon cousin, administrateur au Crédit Mutuel, vous avez eu votre prêt, une très jolie maison d’ailleurs, ces pavillons des années trente en brique rouge, le toit pointu, très bien choisie, bon, pas de jardin mais une courette pour mettre une table quand même. Non, vraiment, on ne va pas en faire un plat. C’était le minimum que je puisse faire. Et vous, toujours à me remercier, à me dire que je faisais partie de votre famille désormais, je me souviens de votre joie quand vous avez signé la promesse. Il faut dire, c’était un beau parcours ! On peut parler d’intégration. Vos fils qui travaillent bien au collège Eugène-Delacroix de Drancy. L’aîné qui fait un master 2 éco-finance et qui a décroché un poste à responsabilités au Crédit Agricole. Le second embauché à la mairie de Saint-Denis. Vous vous êtes bien débrouillée.
Il a du retard, non ? C’est normal ? D’accord. Et maintenant, vous m’invitez chez vous, vous m’accueillez. Je suis tellement abasourdie, je n’ose vous dire, c’est un geste, je n’en reviens pas, vous ne me laissez pas tomber, je ne suis pas habituée à ça, vous savez, ici à Paris, on doit le reconnaître, ça a toujours été un peu le chacun pour soi, mais là, disons-le, vous me sauvez la vie. Rien que ça.
Si vous saviez comme je m’en veux. Je n’arrivais pas à me décider. Dans l’ensemble, j’ai mené ma vie sans être trop stupide. Mais là. On peut dire que je me suis complètement fichue dedans. Je m’en mords les doigts. Vous me comprenez ? Oui, vous aussi, vous faites partie des derniers à partir. Tout laisser. Votre maison. Mon appartement. Il ne faut pas se faire d’illusions. Ce sera pillé. On peut avoir toutes les portes blindées de la terre. Vous voyez tout ça, ces meubles, ces tableaux, ces objets de famille, de mes parents, de mes grands-parents… Vingt kilos de bagages, c’est une rigolade. Non, mais vous, vous aviez une bonne raison de rester avec votre sœur à l’hôpital depuis des mois. Tandis que moi, j’ai fait un blocage. C’est grotesque. J’ai honte, je vous jure. Ils sont tous partis avant que ça ne dégénère. Vous vous souvenez quand mes enfants ont décidé de s’installer à Montréal, c’était il y a deux ans déjà. Je disais que je les rejoindrais plus tard. Ce que je pensais. Tu parles. Ils ont fermé leur frontière. C’était un flot continu de Français qui débarquaient. Au bout de deux cent mille, ils ont commencé à paniquer. Et clac, fermé. De toute façon, maintenant, il n’y a même plus de vols vers le Canada. Il semble que plus de deux millions de personnes aient quitté le pays, les personnes visées : des républicains, des musulmans, des juifs, des immigrés, des étrangers et bien d’autres encore…
C’est difficile pour moi d’en parler. Non, je vous en prie, pas de larmes, nous devons tenir le coup, non ? Sinon… C’est vrai qu’au départ, vous étiez la nounou des enfants, Delphine et Guillaume. Vous avez été si affectueuse, avec un faible pour Delphine. Vous l’avez connue si petite. Et vous me disiez toujours qu’il manquait une fille dans votre maison, que les filles c’est mieux.
Et puis ensuite, ce sont tous les proches, la famille, les amis qui, les uns après les autres, sont partis. Sauf ceux qui ont tourné casaque, bien sûr. Ça c’est quelque chose à avaler. Tout le monde me disait « tire-toi », « mais qu’est-ce que tu fabriques ? », « tu es sur les listes, tu sais », « mais qu’est-ce que tu attends ? » Quelle idiote. Il faut le faire. Que de temps perdu. Se retrouver là, prise au piège. Votre mari est en route, n’est-ce pas ? Il va arriver ? Il va arriver dans combien de temps ?
Ce n’est pas simple à mon âge de tout quitter. On sait qu’on ne reviendra pas. C’est parti pour durer ce pouvoir fort, ces militaires, ces fascistes, au moins une vingtaine d’années. Après le chaos qu’on a traversé. Les exactions, les privations. Cela a fini par ressembler à une guerre civile, sans cesse des gens qui faisaient le coup de poing, le besoin d’en découdre. Ce n’est pas une excuse, mais je pense quand même que c’est plus dur pour les personnes de mon âge. C’est pour ça que j’ai eu du mal à me décider.
Ah, je l’oublie toujours, nous avons le même âge. Vous faites tellement plus jeune que moi. Quelle chance vous avez, pas une ride. Vous me disiez que l’on demandait à votre fils de trente-huit ans où était sa sœur. Cela ne m’étonne pas. J’aurais rêvé d’avoir la peau mate comme vous. Ce sont vos origines indiennes. Vous avez l’air d’une gamine. Mais non, vous n’êtes pas trop petite. Je vous ai déjà dit que pour une femme, c’est très bien d’être petite. Il ne faut pas être trop grande. Pour un homme, par contre… Combien déjà ? 1 mètre 54 ? Oui, mais cela vous va très bien, sur quelqu’un de menu comme vous. Vous trouvez que vous avez grossi ? Oui, on a tous grossi ces derniers temps, au moment des confinements, mais vous, vraiment, cela ne se voit pas. Il se fait attendre ou il est dans les temps ? J’espère qu’il sera passé sans encombre. Une camionnette, c’est pas mal pour passer inaperçu. Il y a quelque chose d’inscrit dessus ? Non ? Elle est toute blanche ? Aïe ! Dommage qu’il n’y ait pas marqué « plomberie-électricité » ou « dépannages rapides ». Même eux ont compris qu’on ne pouvait pas supprimer les réparateurs, que cela pouvait leur servir. Et si vous alliez nous chercher un verre ? Non, ne bougez pas. J’y vais. Vous voulez un jus de fruit ? Il y a des moments où mon cœur se met à accélérer à l’idée qu’on reste coincées ici, qu’il y ait un contretemps. Je crois que je vais me prendre un verre de vin.
Cela fait un moment que Paris s’est vidé. Cela a commencé bien avant les événements. Onze mille départs par an depuis 2011 avec une nette accélération depuis l’épidémie. Cela a créé une drôle d’ambiance, fermetures de classes par manque d’enfants, boutiques abandonnées et délabrées, désolation dans certains quartiers. J’avais bien aimé cette citation de Houellebecq dans Sérotonine : « Dès qu’on parle de quitter la France tous les Français trouvent ça formidable c’est un point caractéristique chez eux, même si c’est pour aller au Groenland ils trouvent ça formidable. » Paris s’est vidé, la France s’est vidée depuis plus de dix ans. La plupart des enfants de mes amis, après leurs grandes écoles, sont partis vivre aux quatre coins de la planète. Bien entendu, aujourd’hui, c’est tout autre chose.
Tenez. Il restait un peu de jus d’orange. Je me suis ouvert une bouteille de vin blanc. Vous êtes sûre que vous n’en voulez pas ? Je ne dis pas qu’on va se soûler, mais c’est tellement angoissant cette attente, un petit verre, ça ne peut pas faire de mal. On va essayer de tuer le temps. Oh, vous tremblez. Vous vous inquiétez pour votre mari, je comprends. Il va passer, j’en suis certaine, je vous l’ai dit. C’est parfait l’allure d’un réparateur, même d’un livreur, c’est pas mal. Bon évidemment, le soir, un livreur en camionnette c’est un peu plus bizarre que le jour, les livreurs de pizzas, de bò búns ou de burgers, ils sont à scooter ou à vélo. On doit l’avouer, une livraison en voiture la nuit c’est un peu le détail qui cloche. Mais non, je vous assure, ça va aller. Il était livreur de quoi déjà ? Ah oui, de vêtements dans le Sentier, oui, oui, vous m’aviez dit. Depuis son arrivée en France, il y a vingt-huit ans, le même emploi, un CDI, quelle stabilité… Il a eu le chômage partiel pendant le Covid ? Oui, bien sûr, pendant le premier confinement. Attendez, j’ai une idée, je vais aller chercher un peu de vodka pour votre jus d’orange, une goutte, comme un médicament, ça va vous faire du bien. Non ? Vraiment ? Ça va mieux ?
Vous savez, on est entre de très bonnes mains avec ce Monsieur Robert Leblanc. C’est quelqu’un sur qui on peut compter. J’ai une confiance absolue. Nous le prendrons sur le chemin, derrière la Madeleine, rue de l’Arcade, un quartier relativement discret. Les nouveaux dirigeants se sont installés rive gauche, dans les palais de la République, dans les ministères, on pouvait s’en douter. Vous allez voir, il paraît que c’est un type formidable, c’est une connaissance d’Antoine, mon premier mari. Vous savez. Oui, vous n’avez pas très bien connu Antoine, vous l’avez juste croisé. Lui, il a pris un des derniers avions pour Montréal. Il a bien fait. Il a beaucoup insisté pour que je parte avec lui, c’était encore possible. Et il m’a conseillé d’appeler ce Leblanc, si cela tournait mal. C’est un monsieur qui a l’air de se démener pour aider tout le monde à partir. Il s’est improvisé passeur. Quand Antoine l’a connu, il venait de quitter son poste à l’Assédic de Paris, enfin je crois. Il s’occupait des chômeurs. Après, il a vécu un peu à la campagne, un de ses amis avait fait un burn-out, je crois, et il l’a beaucoup aidé. Il y a aussi une histoire d’accident de car, vous savez au moment où ils ont relancé l’usage du car, mais je n’ai pas très bien compris. Quoi qu’il en soit, il s’en est sorti et cela fait deux ans qu’il prend des risques incroyables. Antoine avait toujours de drôles de zozos dans son entourage, ce n’est pas comme Alexandre… Pas le même genre.
Ne me remerciez pas, c’est normal que je paye nos trois billets d’avion, vous m’invitez chez vous. C’est vrai que cela coûte la peau des fesses, mais c’est normal, je vous en prie. Vous savez, il semble que ce soit le dernier avion à décoller pour l’île Maurice. C’est Robert qui s’est occupé de tout, un avion privé, il m’a dit que le pilote est de notre côté et qu’il ne reviendrait pas. On doit être une quinzaine, c’est un petit avion, un Falcon 8X, m’a-t-il dit. Il y aura une escale à Dubaï pour le fuel. Comme il n’y a plus de vols réguliers, il ne faut pas le louper. Je n’ai pas compris si Robert partait avec nous ou pas. Ce serait de la folie pure de rester. Il ne va plus y avoir aucun moyen de quitter le territoire, tout est bouclé, et à force ils vont finir par le pincer… Ils le tueront, c’est sûr. Mon Dieu. S’il refuse, il faudra peut-être que je lui remette les pendules à l’heure. Non, il va certainement le prendre avec nous. Je ne me vois pas laisser sur le carreau une relation d’Antoine. Il en est hors de question.
C’est dommage que vous n’ayez pas mieux connu Antoine, quelqu’un de très bien. Je vous en ai déjà parlé ? Oui, c’est vrai, plein de fois. Vous l’avez même rencontré ? Ah oui, c’est vrai, bien sûr, au mariage de Guillaume. Et d’autres fois ? Oui, j’avais oublié, pour le petit truc à la maison après l’enterrement de ma sœur Marina. Un accident de TGV, vous vous rendez compte ? Elle n’avait que quarante-trois ans. Ah, mon Dieu, jamais je n’aurais pensé, ah ça non jamais. Quel choc, quel chagrin. On remonte la pente, mais ça vous scie en deux. Vous aviez eu la gentillesse de bien vouloir préparer des samossas et des beignets et de m’aider pour le service. Antoine était venu, une drôle d’idée. Il était complètement hagard. À un moment donné, Delphine m’a dit qu’il ne tournait pas rond. Il s’était assis sur une petite chaise dans un coin et il parlait tout seul. Je me suis penchée vers lui avec un verre d’eau et il m’a dit à l’oreille, tout bas, dans un souffle : « Alexandre m’a volé les vivants et les morts. » C’était… J’étais… Je me suis longtemps demandé si j’avais bien fait de le quitter. Je me le demande encore, à vrai dire. Et puis maintenant qu’Alexandre est mort, tout ça…
Pendant longtemps, j’ai fait un rêve, enfin un cauchemar, eh bien, c’est moi qui conduisais le train. Si, si. Je vous jure. C’était de ma faute. À ce moment-là, j’ai changé de parfum, j’ai porté En Avion de Caron. Et puis, cela a fini par passer. De toute façon, l’enquête l’a démontré, c’est le manque d’entretien des voies ferrées, la réduction des dépenses… Antoine était tellement ému.
Pour l’enterrement d’Alexandre, nous avions mis les petits plats dans les grands : traiteur, buffet, nappes, tables, chaises, personnel en gants blancs, petits-fours, canapés de crevettes, feuilletés froids, pains surprises, accras de morue, roulés de saumon… deux cents invités triés sur le volet, il fallait en être. Ils ont tous rappliqué. Tirés à quatre épingles comme si c’était un cocktail de l’Interallié. Vous vous souvenez Aida, vous vous occupiez du vestiaire, quelle journée… je m’en serais passée… j’aurais préféré dans l’intimité, dans la stricte intimité, vous pouvez me croire.
Il faut que je vous dise une chose, je pense que vous pouvez me comprendre : si je ne suis pas arrivée à partir à temps, c’est à cause, j’ai du mal à le dire, enfin, c’était l’idée d’abandonner mes morts et de ne jamais les revoir. Non pas que j’aille les voir régulièrement, pas du tout, mais je sais qu’ils sont là. J’ai l’impression d’être accrochée au sol. Soudée. Partir, c’est un arrachement. Vous, vous repartez chez vous ce soir. C’est dur, mais vous allez retrouver vos marques. Dire que je disais toujours que je ne voulais pas être enterrée avec Alexandre au Père-Lachaise mais avec mes parents au cimetière de Passy. Dire que cela m’a empêchée de dormir pendant des mois quand Alexandre a acheté cette concession au Père-Lachaise, et voilà. Ni l’un ni l’autre. Je vais être enterrée à l’île Maurice. C’est fou ce qu’on peut se tourmenter, on se fait un monde, et pfuitt un cimetière de l’île Maurice. Bon, dites-moi, il est comment ce cimetière ? C’est joli ? Vous brûlez les corps ? Oh là là, je n’aime pas trop ça. Nous irons, vous me montrerez. Je pourrai être enterrée avec votre famille ? Cela ne vous dérange pas ? Nous en reparlerons, excusez-moi, je suis en train de devenir macabre. Mais, c’est tellement violent d’abandonner mes parents, ma sœur Marina, mes tantes, mes oncles, mes cousins. J’ai du mal à laisser Alexandre derrière moi. Sous ces arbres, dans cette allée en pente, il va rester sans personne. »

À propos de l’auteur
HEIDSIECK_Emmanuelle_DREmmanuelle Heidsieck © Photo DR

Emmanuelle Heidsieck est une romancière qui mêle la fiction littéraire aux questions politiques et sociales. Elle a notamment publié Trop beau et À l’aide ou le rapport W (2020), Il risque de pleuvoir (Le Seuil, Fiction & Cie, 2008) et Notre aimable clientèle (Denoël, 2005). Elle a également publié des nouvelles et a participé à des ouvrages collectifs. Elle a été membre du comité d’administration de la Société des Gens de Lettres (SGDL) de 2015 à 2019. Plusieurs de ses œuvres ont été adaptées à France Culture, ou au théâtre. (Source: Éditions du Faubourg)

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Accordez-moi la parole

MOESCHLER_Accordez-moi_la_parole  RL_2023

En deux mots
Après une enfance difficile, Raphaëlle rêve de construire une famille aimante. Mais quand son mari la quitte, elle entraîne son fils dans la mort et se retrouve derrière les barreaux. Réfugiée dans la lecture, elle décide de contacter une romancière.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une mère infanticide a-t-elle droit au pardon?

Dans son nouveau roman, Vinciane Moeschler suit une femme emprisonnée pour le meurtre de son fils et qui décide de contacter une romancière. Le début d’une relation très particulière.

La vie de Raphaëlle Lombardo a tout d’un chemin de croix. Dès son enfance, elle a subi la violence d’un père qui frappait son épouse avant de s’en prendre à ses enfants. Si à 20 ans, son décès l’a délivrée d’un lourd fardeau, elle n’en a pas moins gardé un lourd traumatisme. Et quand, à son tour, elle se met en couple, elle ne veut pas écouter les conseils de sa mère qui voit dans cette union la reproduction du schéma qui lui a été fatal.
Les premières années semblent lui donner tort. Le mari de Raphaëlle est attentionné et promet de l’aider dans son ménage. Les grossesses vont s’enchaîner et la situation se dégrader. Face au poids de ses responsabilités, le mari démissionne et laisse son épouse gérer le chaos. Elle se raccroche alors à son petit dernier, le bébé d’amour que personne d’autre ne serrera plus dans ses bras, car dès la préface on comprend qu’elle se retrouve en prison pour un infanticide.
Derrière les barreaux, elle lit et découvre le premier roman de Salomé. Une œuvre qui lui donne envie de contacter cette romancière à succès et de lui proposer de lui raconter son histoire.
La relation qui s’installe est alors l’occasion de reprendre depuis le début le «parcours criminel» sous le regard bienveillant du directeur de la prison, toujours persuadé que ses détenus devraient tous avoir droit à une seconde chance.
Vinciane Moeschler, comme dans Alice et les autres, son précédent roman qui traitait le cas d’une personne souffrant d’un trouble dissociatif de la personnalité, aime explorer les marges de notre société, creuser derrière le fait divers. En remettant en perspective un geste aussi extrême que celui de donner la mort à son propre enfant, elle nous pousse à la réflexion et à nuancer une condamnation quasi inéluctable. Mais l’intérêt de ce roman est double. Il nous propose aussi une nouvelle plongée dans l’univers carcéral. Depuis Surveiller et punir de Michel Foucault, la question du rôle de la prison reste toujours en débat. La détention reste d’abord et avant tout un moyen d’isoler les délinquants et les criminels de la société. Mais elle semble oublier la préparation des détenus, une fois leur peine purgée, à retrouver une place parmi les hommes. Avec l’exemple de Raphaëlle, mais aussi de l’une de ses codétenues, on comprend que cet aspect des institutions pénitentiaires reste à améliorer.
Ajoutons-y l’effet-miroir introduit par la mise en scène d’une romancière. Salomé, en s’interrogeant sur son rôle, en racontant les difficultés qu’elle rencontre avec son texte, en cherchant des parallèles avec sa propre histoire, le couple qu’elle forme avec Lucas et son rôle de mère, joue avec subtilité la part introspective du livre. Ajoutons-y l’expérience accumulée depuis plus d’une décennie maintenant avec le travail effectué en asile psychiatrique, à commencer par l’animation d’ateliers d’écriture.
Comme dans toute son œuvre, Vinciane Moeschler joue d’une plume sensible, toute en nuances, pour nous parler de l’une de nos valeurs cardinales, l’humanité.

Accordez-moi la parole
Vinciane Moeschler
Éditions du Mercure de France
Roman
208 p
EAN 9782715261174
Paru le 09/03/2023

Où?
Le roman n’est pas géographiquement situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Salomé est une jeune romancière à succès. Alors qu’elle commence l’écriture de son prochain livre, Raphaëlle Lombardo surgit dans sa vie. Maman à la tendresse qui dérape, elle peine à faire grandir ses enfants. Elle est l’épouse que le conjoint abandonne, la fille qu’on a mal aimée. Son petit dernier, son «bébé d’amour», était sa dernière chance. En commettant l’interdit, elle rejoint le cercle tragique des criminelles et réclame la parole : être jugée plutôt que réduite au silence.
À contre-courant de la maternité idéalisée, Vinciane Moeschler dresse le portrait d’une femme que personne n’a voulu voir sombrer. En abordant de manière frontale un sujet qui dérange, elle questionne les limites d’un acte qui assassine nos repères. Un roman inclassable, terriblement puissant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le carnet et les instants (Estelle Piraux)

Les premières pages du livre
Jugée responsable de mes actes, j’ai dû répondre des faits devant une cour d’assises.
Comme la main un peu ferme qui se dépose sur votre épaule, j’ai approuvé.
Accordez-moi la parole. Tout inculpé y a droit, non ?
Je ne souhaitais pas qu’on me prenne pour une cinglée, qu’on me tienne à l’écart.
Privée de ce procès, réduite au silence, je n’aurais pas eu la possibilité de raconter.
Mon histoire.
Cette histoire.
Qui m’a conduite à l’acte le plus indicible qui soit.
Donner sens à l’abominable allait me permettre d’accepter l’enfer que serait ma vie.
Non pas celle qui m’a été proposée à la naissance.
Pas celle que j’aurais souhaitée.
Celle que vous, eux, les autres, ont piétinée.
Celle qui m’a été confisquée parce qu’on m’a laissée trop seule.
J’avais besoin de comprendre, moi aussi.
Comment j’en suis arrivée là.
Lorsque les mots perpétuité, peine capitale ont été prononcés par le juge, l’odeur de ta nuque m’est revenue.
Comme une volupté dérobée à l’interdit.
La déchirure de nos deux corps.
Oui, j’étais soulagée parce que coupable.
J’ai dit pardon.
Juste pardon.

Je me suis liée d’amitié avec un parapluie.
Bleu foncé avec de gros points rouges.
Un rien vulgaire.
Il semblait abandonné dans un coin de rue.
J’ai d’abord observé si quelqu’un venait le réclamer, mais non, alors je l’ai emporté.
Disons que je l’ai emprunté.
J’ai fait comme s’il m’avait toujours appartenu et qu’on avait déjà toute une histoire ensemble.
Une histoire de solitude.
Grâce à lui, je porte un bout de la vie d’une autre, ses goûts, ses souvenirs, ses oublis.
Je dis qu’il est magique parce que quand la pluie glisse sur lui, sa texture donne l’impression qu’il est sec.
Bizarre, perdre un parapluie comme celui-là !
Quelle femme a bien pu faire ça ?
De la négligence sûrement.
Moi, j’ai jamais rien perdu.
Pas même mes enfants dans un supermarché. Pas même.
Depuis je ne le quitte plus.
Quand il fait beau, il m’arrive de le prendre avec moi.
J’ai oublié de te dire, il est blessé, ce parapluie : une baleine pend lamentablement.
C’est pas logique ça, maman, qu’elle m’a répliqué ta sœur.
Qu’est-ce qui est logique dans cette vie ?

Il n’y a pas si longtemps, j’ai commencé une collection.
Pourtant, j’ai jamais été collectionneuse, je trouve ça stupide.
Le même objet, pour quoi faire ?
Les objets, ton père, il n’en veut plus, ça encombre la maison.
Et pourtant, je ne peux pas m’en empêcher : tous ceux que je trouve, je les ramène.
C’est plus fort que moi, un truc viscéral.
Si on était plus riches, je leur réserverais bien une armoire entière.
Ma mère, elle, ce sont les hommes qu’elle a collectionnés.
Comme des perles qu’on enfile sur un collier.
De toutes les couleurs, de toutes les tailles, de tous les styles, de tous les horizons, de toutes les façons, de toutes les odeurs, de toutes les punitions.
Des perles qu’on choisit à la va-vite, qu’on entasse dans un bocal, négligemment.
Des perles qu’on compte : six, sept, huit, quinze, seize, vingt…
Il faudrait une armoire gigantesque.
Toi, tu t’es entiché du violet.
Tu as bon goût, c’est de loin le plus joli.
Quand je le fais tourner sur lui-même comme une toupie, tes yeux de chat le suivent.
Ton premier sourire, je le dois à ce parapluie violet.
Alors je recommence et je recommence, encore.
Souris mon bébé. Souris mon ange. Mon enfant mon bébé mon petit. Mon bébé mon bébé.
Tes bras potelés, ta tête douce, du velours, ta tête.
De la pâte à modeler.
Je pourrais la déformer à force de la caresser.
Tu sens si bon. L’embrun de l’océan, l’odeur de l’herbe coupée, la nature qui s’abandonne. Odeur énigmatique des bébés.
Celle du réconfort. Celle d’un adoucissant, celle d’une pommade à la rose, à la citronnelle, à la vanille.
Glissée là dans les replis du cou.
Viens là, viens là mon cœur.
Que je te touche, que je te respire, que j’en transpire.
Ton corps docile, il s’abandonne, ton corps docile, mon cœur mon cœur.
Tes yeux se noient dans moi, se fondent dans moi, se reflètent en moi, contre moi.
Jamais rassasiée.
Mon cœur mon cœur mon enfant.
Mes seins se tendent, mon lait pour ta bouche ronde, goulue, tendre.
J’effleure tes lèvres, elle m’aspire, ta bouche ronde et douce.
On dirait qu’elle va m’engloutir.
Tes mains à peine formées pétrissent ma peau, ma langue lèche un ongle de nacre.
Tu te blottis et quand tu te blottis, alors le dehors, la rue et le bruit de la rue m’échappent.
Reste notre quiétude.
Mon bébé mon enfant.
C’est comme ça que j’ai toujours imaginé mes petits : au creux de l’intime.
Regardez-moi ça, ces petites pattes qui remuent.
Là, calme-toi, chut… chut…
Là, là, bébé d’amour.

Et dire qu’ils pensaient que tu allais mourir.
Ils insistaient : « Trop petit, votre bébé, madame. Poids inférieur pour… »
Le médecin hochait la tête ostensiblement.
Il constatait, avait des doutes, puis sortait de la salle blanche, ôtait ses gants de silicone et reposait sa blouse immaculée.
Il s’autorisait à mettre une main sur mon épaule.
« Soixante pour cent des grands prématurés gardent des séquelles. Il y a parfois des miracles. Mais bon, 800 grammes, ce n’est pas beaucoup tout de même… Il va falloir être forte, chère madame. »
Il a fallu te mettre sous ces machines. Ces horribles tuyaux.
Comme autant de petits serpents.
Partout dans le corps, les orifices comblés.
Existence si minuscule déjà reliée à des artifices.
Tu ressemblais à un petit cosmonaute, le corps en attente, le corps inachevé et déjà surchargé.
Des veines si fragiles, trop fines, trop invisibles, on ne savait plus où piquer la perfusion.
Impossible fusion.
Impossible corps-à-corps.
Impossible tiédeur.
Ma petite statistique de bébé, ton corps à peine esquissé était déposé sous la couveuse, dans l’expectative d’un avenir.
Déjà, la vie te maltraitait.
Prenez garde de ne pas abîmer mon enfant avec vos mains puissantes, vos mots médicaux disgracieux. Vous le savez, pourtant vous, comme c’est dur à venir au monde, un enfant.

J’ai patienté.
Moi, je savais mon amour mon cœur que tu allais vivre.
C’était une évidence.
Il n’y a qu’une mère pour savoir ça.
L’autre, il était pas là, bien sûr.
Jamais là quand il faut, l’autre.
Ton poids a peu à peu progressé. Tu étais courageux, t’accrocher comme ça à la vie, sans savoir.
850 grammes, 910 grammes, 1 kilo, 1,5 kg, 2 kilos.
Et puis ce jour. On m’a dit : « Votre fils est sauvé, il peut rentrer chez vous. Tout va bien. »
Une phrase anodine, comme quand on demande : comment ça va, aujourd’hui, madame Lombardo ? Merci, TOUT VA BIEN.
Mais moi, j’y croyais pas, je me disais, ils me mentent, ils ne savent plus quoi faire, tu vas mourir là, dans ta couveuse, tu vas pas survivre.
À force, j’avais fini par douter.
Pourtant, tu étais vivant, beau, petit mais grandiose.
La miraculeuse proportion du bébé.
J’ai pleuré.
J’ai appelé maman : « Maman, mon bébé est sauvé. »
Elle a juste dit : « C’est bien, ça, ma fille. »
Elle n’a jamais beaucoup montré ses sentiments, ta grand-mère. Elle était contente je crois.
À la maison, les gosses ont sauté de joie quand ils t’ont vu, si magnifique.
Je vous présente votre petit frère.
Et lui, ben lui, il avait trop bu, alors forcément, il a pas réagi.
Pas réagi.

Je me souviens…
J’ai 7 ans, une peluche en forme de chien. Milou.
Je me démène grotesquement, d’une vie à l’autre.
D’un côté mon père, Giuseppe, le dimanche uniquement et une fois par mois.
De l’autre ma mère et mon beau-père.
Je traîne Milou chez l’un, chez l’autre.
Je traîne aussi David, mon frère cadet.
Ma toute petite histoire n’est rien.
Mon pays vit des moments horribles. Ça saute dans les métros.
À la télé, on voit des gens le visage en sang, ils crient dans les rues.
J’ai 7 ans. Cela m’affecte.
Là où je vis, c’est la province, un bled pourri.
Une mer grise et dure, des marées indéfinies.
Tantôt glaciale, tantôt poisseuse.
Mon beau-père cogne sur ma mère.
Un connard haut sur pattes, des cheveux fins qui s’émiettent.
Il sent la transpiration, ça me dérange.
La vulgarité de son regard me met mal à l’aise.
Il chlingue comme la raie de son cul, son regard.
S’envoie des Carlsberg à n’en plus finir. Un vrai ringard, mon beau-père.
Quand il est bourré, il met à fond une chanson de Rod Stewart.
Il se la pète avec son putain de tatouage dans le dos, un dragon, enfin un truc du genre.
Ma mère, ma mère je l’admire.
Elle est vraiment très belle.
Ma mère.
Qu’est-ce qu’elle fout avec cet hybride ?
Il l’abîme, la coince dans une vie médiocre.
Une putain de vie.
Mérite mieux. Sa douleur a annulé la mienne.
Je veille désormais sur elle.
Je suis ta bouée de sauvetage, ton ange gardien. Je ferai attention pour qu’il ne saccage pas notre vie, maman. Ça s’abîme vite, une vie. Et après, on peut plus rien récupérer, que des lambeaux, des lambeaux.
Maman, tu m’écoutes ?
Elle est belle ma maman.

J’ai 12 ans. Et je ne sais pas nager.
Personne n’a appris dans ma famille, et pourtant on côtoie l’océan à longueur de journée.
Pour une fois, l’eau est cristalline.
Pas une seule vague.
Je voudrais m’y jeter.
Si je m’y jette, je coule.
Tant pis, j’essaie.
Très vite, je sens le poids de mon corps s’enfoncer dans l’eau légère, puis s’enrouler dans les algues.
Tout va trop vite : ma tête pique vers le fond, au lieu de me laisser sombrer, je fais des gestes désarticulés, j’étouffe.
Et pourtant.
J’observe un tas de petits poissons verts, rouges et violets.
Des hippocampes aussi. Des étoiles de mer.
C’est tranquille sous l’eau, beaucoup de silence. Du silence, et c’est tout.
Une sirène me tend la main.
Elle cherche à m’attirer.
Ses cheveux emmêlés forment un léger sillon dans l’eau.
J’arrive, je lui dis, attends-moi.
Voilà que je remonte à la surface.
Je crie, je hurle : j’ai peur.
Ça doit se sentir dans ma voix que j’ai peur. Des mots incompréhensibles, des sons qui ne ressemblent à rien.
Enfin, elle a tourné la tête, ma mère. Mais elle ne bouge pas. On dirait que…
C’est à lui qu’elle fait signe de sauter.
Elle est froide cette eau, alors il fait la grimace.
Il m’attrape, me pousse sur la plage, je respire difficilement.
Elle lui passe la serviette.
Son geste n’est pas précipité, juste mécanique.
Elle lui passe la serviette.
Je grelotte, je crache, je pleure.
C’est rien, qu’elle dit ma mère. T’avais qu’à pas te jeter comme ça dans l’eau. T’es malade ou quoi ?
Lui il me sèche, me frotte.
Ses mains glissent le long de mes jambes.
Elles s’attardent ses mains, jusqu’à mes cuisses.
Elles atteignent mon sexe.
Je connais déjà ce geste.
Ma mère a tourné la tête.
Ma mère regarde ailleurs.
Je voudrais replonger.

Je dois avoir dans les 13 ans.
Je suis mal foutue, des crampes partout.
Elle a pris ma température.
— Raphaëlle, ma pauvre chérie, tu restes au lit, avec une fièvre comme ça !
Ma mère m’a donné des carambars, elle a versé un lait bien chaud avec du miel de sapin dans un bol où Mickey souriait…
Non, Donald, enfin je sais plus… la mémoire parfois…
Une mère aimante, une mère d’agrippement.
— Tu n’iras pas à l’école aujourd’hui. Mais il faudra réviser tes tables.
— Écoute comme je les connais bien, maman, ma petite maman, maman que j’aime : une fois quatre quatre, deux fois quatre huit, trois fois…
Elle a eu un sourire magnifique. Je sentais bien qu’elle était fière.
Et… Non, enfin… Elle a jamais pu dire ça, ma mère !
Jamais pu faire ça.
C’était ma tante, ma tante Sonia, qui m’avait soignée ce jour-là.
L’amour et la haine, ça se ressemble, non ?
Je sais bien que David, mon frère, est le préféré de maman.
Il se fout bien d’elle, mais elle n’a de regards que pour lui.
Il dit : « Cette conne, elle m’emmerde. Fait chier de devoir se taper ses humeurs ! »
Ça la rend triste et moi, j’aime pas quand elle est triste, ma mère.
Je suis là, maman, regarde-moi… Maman ? Laisse-moi t’aimer. Juste un peu.
T’es qu’une cannibale. Me touche pas, Raphaëlle, me touche pas toujours comme ça… Pousse-toi !
N’empêche, elle m’a prêté ses chaussures à talons.
Ses préférées.
J’ai marché avec dans l’appartement.
Évidemment, j’étais pas stable, en déséquilibre constant, j’ai fini par me tordre la cheville.
Tu me prêtes ta robe rouge pour être belle ?
Tu me prêtes un peu d’amour pour avoir moins peur ?
Tu me prêtes un couteau aiguisé pour lacérer le poulet ?
Tu me prêtes un Tampax pour éviter que le sang ne tache ?
Tu me prêtes la quiche du frigo pour que je l’avale ?
Tu me prêtes tes boules Quiès pour m’absenter du ramdam de la vie ?
Tu me prêtes mon frère ?
Je lui dirai de t’aimer.

Le jour de mes 14 ans, pas de bol, mon père meurt.
Un stupide accident de voiture.
Je n’irai plus chez lui les dimanches.
Quand la vie est magnifique, faut la traiter avec beaucoup de précautions.
Faut faire gaffe, c’est tout.

J’ai 20 ans.
C’est rien 20 ans, tout juste un 2 et un 0.
Je suis enceinte.
Mon premier enfant. Je serai mère.
Est-ce que je serai mère ?
— Faudra bien que tu te débrouilles, elle me dit la mienne de mère.
— Je me débrouillerai.
— T’aurais pu attendre un peu. C’est un naze ton mec…
— Tu crois ?
— Un naze, je te dis. Qu’un ouvrier, comme ton père !
— Mais je l’aime.
— Moi j’ai eu ma dose. Maintenant toi qui te fais mettre en cloque par le premier venu. C’est le bouquet !
Elle a vieilli. Elle n’est plus aussi jolie.
Ce lardon, elle en veut pas.
Moi oui.
Je serai une bonne mère.

22 ans et je n’oublie pas que j’ai le bac.
Il est temps d’entamer des études.
Ça tombe bien, j’ai trouvé une crèche à côté de la fac pour ma petite Clémence.

Extrait
« Son crime a bouleversé une génération de lecteurs dont Salomé ne faisait pas partie, parce que trop insouciante à l’époque.
Les avocats, les experts psychiatres avaient plaidé pour un internement psychiatrique, en pointant une non-responsabilité lors du passage à l’acte.
Son discernement était profondément altéré, disaient-ils. Ils avaient prononcé le mot de suicide altruiste: On tue les siens pour les protéger d’un avenir noir, puis on se suicide. Et insisté sur la non-prise en charge d’une dépression profonde. Parlé d’un dysfonctionnement familial. De déni, de l’abandon du mari.
« C’est une mère aimante que vous allez juger et non femme maltraitante. »
Les jurés et la partie civile avaient quant à eux réclamé la condamnation à perpétuité pour préméditation.
« Les conditions concrètes, tant de la personnalité de l’accusée que de son contexte de vie, ne constituent pas des circonstances atténuantes, au regard de la gravité extrême des faits commis. »
Qui est-ce qui penserait à déposer une étoile de mer sur un cadavre. » p. 77

À propos de l’auteur
MOESCHLER_Vinciane_©Celine_LambiotteVinciane Moeschler © Photo Céline Lambiotte

Vinciane Moeschler est journaliste, romancière et dramaturge. Elle est l’auteure de nombreux romans, notamment Annemarie S. ou les fuites éperdues, Trois incendies (prix Victor-Rossel en 2019) ou encore Alice et les autres. Elle vit à Bruxelles. (Source: Éditions du Mercure de France)

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À l’encre rouge

En lice pour le Prix des romancières 2023

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En deux mots
Lysiane qui se morfond dans l’auberge familiale rêve de devenir la Dolly Parton du nord. Elle se jette dans les bras d’un chanteur qui s’enfuit sans savoir que sa groupie est enceinte. Sur le conseil de sa mère Lysiane décide de garder l’enfant. Désormais tous les espoirs de gloire reposent sur sa fille Jolene.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une fausse mère, une vraie mère et une fille sans père

Dans son nouveau roman, Marjorie Tixier raconte le rêve de gloire d’une jeune fille qui préfère confier sa fille à sa mère pour faire carrière et décide, après son échec, de reporter ses espoirs sur sa fille. Fort en émotions, entre abandon et ressentiment, entre douleur et incompréhension.

Lysiane est une adolescente plutôt sage. Si ses résultats scolaires ne sont guère brillants, elle seconde sans rechigner ses parents qui tiennent une auberge près de Cassel, dans les Hauts de France. Mais Lysiane rêve de devenir chanteuse, alors le jour où un chanteur fait halte à l’auberge, elle n’hésite pas à le suivre, à engager une relation amoureuse. Quelques mois plus tard, l’artiste, qui n’a jamais voulu céder un pouce de son indépendance, prend la poudre d’escampette. Il laisse Lysiane désemparée et enceinte.
Sur les conseils de sa mère, qui lui assure qu’elle s’occupera de l’enfant, elle renonce à avorter et, dès la naissance de sa fille Jolene, part pour Lille où elle trouve rapidement un emploi de serveuse puis quelques cachets pour chanter dans les bars, laissant à ses parents le soin d’assurer l’éducation de sa fille. Elle ne se rend qu’épisodiquement à l’auberge pour regarder Jolene grandir, à la fois irritée de voir ses parents être appelés papa et maman par la petite fille et désireuse de gagner l’affection de ce petit bout de chou qui se passionne aussi pour la musique. Elle va prendre l’habitude de lui couper les cheveux et de dire son mal-être, au grand dam de ses parents. Puis ne viendra plus durant quelques temps, ayant rencontré Bob, un autre musicien. «Un soir, il lui avait proposé de l’accompagner en tournée et elle avait sauté sur l’occasion, persuadée qu’ensuite ils s’installeraient quelque part ensemble et peu lui importait où, pourvu qu’elle rompe sa solitude et mène la vie dont elle avait toujours rêvé. La scène, les concerts, les cocktails, le succès… Et tant pis si elle goûtait à tout cela par procuration. C’était mieux que la routine et le sentiment d’avoir trahi ses idéaux. Elle aurait tout accepté, quitte à être choriste, éclipsée derrière un micro sur pied entre la batterie et le clavier. Elle aurait tout accepté, même de se taire, pourvu qu’il l’’emmène.»
La tournée qui suit va apporter la preuve que le talent est très inégalement partagé et ruiner tous ses espoirs. De retour au pays, Lysiane va alors décider de se venger par procuration, en arrachant sa fille de ses grands-parents et en lui offrant une formation au Conservatoire de Lille.
Dorénavant Joline – un nouveau nom pour un nouveau départ – se doit de réussir.
Avec beaucoup de sensibilité, Marjorie Tixier va alors nous raconter les années qui vont suivre et qui tiennent davantage du duel entre une mère frustrée et une fille qui se sent flouée et manipulée que d’une volonté de recoller le spots cassés. Avec beaucoup de sensibilité, la romancière met le doigt sur les faiblesses de l’une et de l’autre, sur l’incompréhension qui croît au fil des mois jusqu’à prendre des proportions trop importantes pour que l’histoire se finisse bien. Un roman âpre, dur, sans concessions qui démontre la large palette de Marjorie Tixier, toujours à fleur d’émotion.

A l’encre rouge
Marjorie Tixier
Fleuve Éditions
Roman
320 p., 19,90 €
EAN 9782265156210
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans le Nord de la France, à Cassel, Hazebrouck, Lille et Audresselles. On y évoque aussi des tournées en France et à l’étranger, notamment en Allemagne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Est-il possible de prendre une revanche sur la vie ? Il y a des revanches plus cruelles que la blessure qu’elles vengent…
Lysiane n’a jamais voulu être mère, et Jolene n’a jamais considéré comme telle cette tornade blonde aux ongles rouges qui débarquait un lundi sur trois à l’auberge de ses parents pour lui couper les cheveux et faire des remarques acides.
L’enfant grandit loin dans sa paisible province pendant que la mère, partie à la ville, s’épuise à combattre des moulins. Jusqu’à ce qu’elle pose les yeux sur cette fille dont elle ne s’est jamais souciée. Et décide qu’elle sera sa revanche sur la vie.
Un conte cruel où les liens du sang déchirent au lieu d’unir, blessent au lieu d’apaiser. Avec en fil rouge la musique, quête de gloire illusoire ou exutoire salvateur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Mes p’tits lus
Blog Domi C Lire
Blog Sonia boulimique des livres
Blog Pose-toi Eva lire

Marjorie Tixier présente «A l’encre rouge» © Production Fleuve éditions

Les premières pages du livre
« Elle éventre la plaine, juchée sur sa bicyclette, ses boucles au vent. Blondes, auréolées d’espoir. Elle est belle. Trop belle pour se laisser approcher. Ses lèvres sont rouges, ses paupières bleues. Ses yeux, on ne sait pas. Personne ne les a encore compris. Ils ont la couleur changeante des destins qui se cherchent. Elle roule. Le talon calé contre la pédale, la jupe courte. Jeune. Sillonnant sa terre natale, elle serpente entre les tournesols. Son cœur tangue encore, bat le rythme que sa tête imprime, envoûté par la musique qu’elle a écoutée toute la nuit.

Comme un trait d’arbalète, le héron cendré transperce le ciel dans le plus pur des silences, survolant les champs de blé mûr dont la moisson devient imminente. Elle roule, tournesol mouvant sur l’artère sinueuse de la plaine des Flandres. Les inflorescences dorées, gorgées d’insectes et de soleil, ondulent sur les coteaux, pareilles à de longs cheveux d’ange, tandis que la mosaïque des prairies forme une tapisserie de plaines agricoles entaillées de routes et de voies de chemin de fer qui relient la métropole à la mer.

Elle a l’âge de tous les possibles, la légèreté de toutes les illusions, l’assurance des promesses.

Les mains sur le guidon, elle relâche les freins, oublie ses ongles vernis, se laisse aller. Le dos droit, elle croit qu’elle le reverra bientôt. Vite, tout ira vite. Aussi vite que sa traversée de la plaine. N’est-ce pas ainsi qu’il l’a emmenée en ville, tailladant le soir au volant de sa moto ? Là-bas, plus loin qu’elle n’aurait cru, elle s’est sentie de passage, dans un sas de nouveauté si étranger qu’il paraissait sans conséquence. Un espace-temps défragmenté que la musique et l’alcool cristallisaient pour la sortir d’elle-même. Un autre univers, si différent du sien…

À l’aube, il lui susurre quelques mots à l’oreille, puis se met au piano et plaque une série d’accords en fumant une cigarette. Il ravive la musique du bar et de la nuit, rien que pour eux. Alanguie, elle se laisse bercer, hypnotisée, le regard fixé sur sa poitrine nue.

Depuis plusieurs semaines, chaque dimanche soir, il l’emmène, la promène dans la ville, la plonge dans son lit. Ses yeux, il en ignore la couleur. Elle l’amuse, c’est tout. Elle est mignonne, la fille de la plaine dont les boucles dépassent du casque sur l’autoroute. Elle se cramponne, le moteur vibre sous ses fesses, la vitesse la grise. Il lui donne plus de vingt ans, elle en est loin, mais joue les initiées avec l’aplomb aveugle des nécessités. Après la musique, l’amour et le piano du petit matin, il la ramène à moto. Elle s’agrippe, minaude, réclame d’autres baisers. Il file et reviendra.
— Quand ?
— Bientôt.
Et il revient.

Elle y pense toute la semaine, attend son retour et se répète son nom. Sa musique coule dans ses veines, son odeur est devenue la sienne, ses paroles sont des conquêtes à venir. Il joue à défaut de parler et, comme elle le fait pour deux, ce charme silencieux attise sa curiosité.

La nuit de leur septième rencontre, leurs corps ont pris l’habitude et se trouvent sans se chercher. Elle lâche prise, paupières closes, souffle haletant, elle ose tout :
— Je veux être chanteuse. J’ai une belle voix, enfin je crois. Tu me laisserais chanter avec toi ?
Il se redresse, les yeux écarquillés, surpris autant que déçu.
Encore une fille intéressée, pense-t-il, c’est à croire que je les attire !
Blasé, il ricane une réponse évasive avant de l’embrasser sur le front comme une petite fille.
Elle insiste. Il lui promet qu’il y pensera tout en lui jouant un dernier morceau de piano, une cigarette au bord des lèvres. Une manière détournée de lui dire adieu avant de la sortir du lit. Il est pressé, un rendez-vous important l’attend pour l’enregistrement de son premier disque. Elle est fière, l’encourage, se réjouit, mais il ne l’écoute plus et l’incite à s’habiller pour la pousser dehors sans même lui offrir un café.
Il est en retard, tellement en retard qu’il n’a pas le temps de la ramener à moto. Elle cache sa déception sous un sourire forcé.
Ensuite vient le silence jusqu’à la gare routière, à pied dans les rues de Lille. Le dernier baiser, à la va-vite au bord du trottoir, elle le sentira longtemps grésiller sur ses lèvres, pareil à un courant électrique.

Avant de la quitter, il pianote sur la vitre et lui adresse un clin d’œil. Elle rit, émue d’entrer dans l’intimité des garçons, ces matelots dont elle ignore à peu près tout. Fascinée, elle se colle à la vitre de l’autocar pour le contempler jusqu’à l’ultime soupçon de son blouson qui se perd dans le flot des silhouettes.

Plus tard, dès le lendemain, elle roule juchée sur sa bicyclette, les cheveux lissés par la brise de midi, sous le soleil d’août, encore toute pleine de lui.
Elle roule pour l’attendre plus vite, le sourire angélique, gorgée de souvenirs qu’elle ravive à chaque coup de pédale, mais que la lumière trop crue s’obstine à rendre flous.

Souvent, elle implore sa mère : Apprends-moi, apprends-moi, les chansons de l’oncle. Mais Jeanne ne sait pas chanter et ne se rappelle jamais les paroles. C’est une pitié de l’entendre articuler un son, une offense à l’oreille. La fillette a beau insister, la mère chiffonne un bout de refrain avant de se remettre à l’ouvrage. Constamment débordée, elle laisse Lysiane pousser toute seule telle une herbe folle.

Il arrive que la petite se faufile entre la jupe et le tablier de sa mère, histoire de se rappeler à son bon souvenir. Elle s’y enroule et réclame inlassablement la part d’affection qui lui est donnée sans lui convenir, traînant autour de Jeanne à la manière des petits chiens qui reviennent à peine ont-ils été chassés. Et c’est une danse sans fin où les partenaires se frôlent sans jamais se toucher. La mère surveille, laisse sa fille grandir tout en imitant chacun de ses gestes, fière de l’avoir à ses côtés comme un clone en miniature.

La semaine, Lysiane passe plus de temps à mettre le couvert et à couper des légumes en rondelles qu’à faire ses devoirs. L’école, pour elle, c’est secondaire. Plus tard, elle tiendra l’auberge des Flandres comme ses parents le font en ce moment, elle en est persuadée. Pourtant, parfois, les jours de fête en particulier, lorsque l’oncle vient interpréter les danses traditionnelles, il lui arrive de s’inventer une autre vie. Elle se glisse sous la chaise du musicien, sent le souffle de l’instrument l’envahir et la faire vibrer. Transportée, elle s’imagine improviser sur les notes de l’accordéon. Elle rêve de chanter avec la voix des anges, limpide et haut perchée, cristalline et sans échardes.
Les danses de l’oncle font éclore les histoires d’amour, elle le sait. Le Mieke Stout met les jeunes couples face à face. Premières œillades, premiers sourires. Ce sont les préliminaires avant de s’offrir une bière ou une limonade en échange d’un baiser furtif. Le vrai baiser est donné ailleurs, loin de ses regards d’enfant curieuse, dans une voiture le plus souvent. Le scénario est tellement prévisible qu’elle ne peut s’empêcher de rêver plus grand.
Alors, elle réclame d’apprendre la musique. Elle veut imiter l’oncle et jouer d’un instrument. N’importe lequel. Un vieux tuba traîne sur le haut d’un buffet, elle se perche sur une chaise pour l’attraper. Les lèvres en cul de poule, elle souffle dans l’embouchure. Le cuivre tapisse sa bouche d’un goût de métal. Les sons sont graves et poussifs, disgracieux et aussi lourds que la relique aux pistons vert-de-gris. Dès que l’oncle arrive, Lysiane le tanne pour jouer de son accordéon trop grand, trop lourd et trop encombrant. En grandissant, elle s’amuse à chantonner.

L’écho de sa voix retentit dans le couloir de l’étage, dévale l’escalier et se répand jusqu’au rez-de-chaussée. Personne n’y prête la moindre attention, c’est pourquoi Lysiane insiste et consacre des heures à ses vocalises. Elle attend une remarque, un petit quelque chose, une ébauche de réaction, mais nul n’écoute ses prouesses vocales (ses délires, pense-t-on, sans le lui dire) ; alors elle serine, se plaint, invente des stratagèmes pour parvenir à ses fins. Tout le monde s’accorde à penser que c’est une lubie vouée à amuser la galerie, un caprice de petite fille qui lui passera avec le temps.

Les danses de l’oncle, elle finit par les savoir par cœur, jusqu’à la nausée ; et ce qui faisait sa joie autrefois, tourne au supplice. Quinze ans d’un rituel immuable, éternel et bien rodé auquel elle assiste en jupe longue et en tablier, digne réplique de sa mère. Après la carbonade flamande, le potjevleesch ou la flamiche au maroilles, l’oncle s’installe sur un tabouret pour jouer les airs traditionnels. Rompus à l’art d’alterner pas sautillés et pas courus à grand renfort de tours en moulinet, les convives se mettent à danser.
Chacun participe de bon cœur à cette chorégraphie que Lysiane rejette désormais avec mépris. Depuis qu’elle a entendu « Jolene » à la radio en montant dans le bus, elle ne jure plus que par la country. La chanson a beau dater, elle sonne à son oreille comme une nouveauté. La cassette, elle l’achète chez le disquaire de Cassel où elle se rend dès le samedi suivant à vélo. Elle en profite pour rafler tous les albums de cette interprète américaine qu’elle trouve magnifique sur les jaquettes.

En rentrant à l’auberge, elle pose sa bicyclette contre le mur et se précipite dans sa chambre. Elle attrape son baladeur et se jette sur son lit avant de chausser son casque. Aussitôt que la voix de la chanteuse à la coiffure de lionne frôle ses tympans, elle commence à fredonner. L’artiste lui est parfaitement inconnue, bien que son visage lui paraisse familier. Entre elles, il y a comme une ressemblance, étrange sensation de mimétisme que rien, à l’exception de la couleur des cheveux, ne vient confirmer dans la réalité.
Le boîtier vide entre les mains, Lysiane se souvient. Apprends-moi, apprends-moi, les chansons de l’oncle. Elle se souvient d’avoir tant réclamé que sa requête s’était transformée en une ritournelle anodine, pareille au tic-tac de l’horloge de la cuisine qui revient sans cesse, mais que l’on n’entend plus.
Elle se souvient et regrette, toute jeune qu’elle soit, d’avoir le sentiment d’être déjà passée à côté. Comment devenir chanteuse sans avoir jamais chanté ? Pour se rassurer, elle se dit qu’il existe d’autres moyens de réussir que de passer par les voies toutes tracées. Elle pourrait s’inspirer de Dolly Parton qui lui offre un modèle de féminité aux antipodes de celui de sa mère. Si elle l’écoute et l’observe attentivement, elle apprendra et se transformera, se donnant ainsi une chance d’échapper à sa vie morose. Dès lors, elle n’hésite pas à épuiser son argent de poche, allant jusqu’à chaparder quelques billets dans la caisse, pour s’offrir du maquillage, du vernis à ongles et des bigoudis. Déterminée, elle s’échappe à bicyclette tous les samedis, entonnant « Jolene » à tue-tête sur la route bordée de champs couverts de jeunes pousses. Hors du temps.

La chambre de Jeanne est grande et spacieuse, dotée d’une coiffeuse blanche à tiroirs sur laquelle elle a disposé des flacons de parfum qu’elle n’utilise jamais. Lysiane s’en charge depuis qu’elle a l’âge de se tenir assise sur une chaise face à un miroir. C’est donc naturellement là qu’elle s’installe pour ôter les bigoudis qu’elle a enroulés dans ses cheveux la veille au soir avant de se coucher. Des boucles serrées s’étirent comme des ressorts qu’elle peine encore à assouplir sans les réduire à néant. Elle s’est levée tôt pour se farder les paupières de bleu, recourber ses cils avec la brosse de mascara et couvrir ses ongles d’un vernis rouge, trop vif pour une fille d’à peine seize ans. Ravie, elle contemple le résultat de ses premières tentatives, collée au miroir, fascinée par sa beauté naissante. En sourdine, elle répète, sans bien le comprendre, le refrain de « Jolene » et se surprend à rêver d’un beau brun venu d’ailleurs qui aura des yeux noirs et une barbe fraîchement taillée, juste pour elle.
Transformée, elle descend les escaliers, rejoint la cuisine et s’installe à table.
Jeanne la dévisage, Pierre se tait.
— Quoi ? lâche-t-elle, agressive pour la première fois, surtout gênée.
Rien. Ils baissent les yeux et ne disent rien.
Pierre croque dans sa tartine de pain beurré, Jeanne avale une gorgée de Ricoré. Lysiane, en attente d’une conversation qui ne vient pas, a l’appétit coupé. Dépitée, elle finit par se lever.
— Merci pour le compliment ! lance-t-elle avec amertume, juste avant de claquer la porte de la cuisine.

L’horloge sonne sept coups lorsqu’elle quitte l’auberge le ventre vide et le cœur froid. Elle enfourche sa bicyclette et laisse ses nouveaux cheveux flotter au vent. Ses ongles de feu sont sa revanche sur le silence, la preuve évidente qu’une flamme brûle en elle malgré l’ennui, l’isolement et tout ce que la vie nous empêche d’accomplir, sans se justifier.

La voix cristalline de Dolly Parton la sépare d’elle-même autant qu’elle l’en rapproche. Quand elle l’écoute, Lysiane a l’impression de s’ouvrir en deux comme une grenade dont les arilles explosent dans la bouche en un mélange doux-amer. Elle veut tellement lui ressembler que la tâche lui paraît insurmontable même si elle l’emplit de joie. En descendant du car, elle se mêle au flot des élèves avant de bifurquer à l’approche du centre-ville. Elle ne le fait pas exprès. C’est ainsi. Elle déserte le lycée pour errer dans les rues d’Hazebrouck, minuscules à son goût. Elle lèche les vitrines, ouvre grand les yeux, regarde tout, capte comme une antenne. Sa jupe longue se raccourcit. Les corsages à col rond deviennent des hauts cintrés. Le duffle-coat à capuche tombe pour un trench noir. Les ballerines se métamorphosent en escarpins. Ses formes, elle les apprivoise au lieu de les cacher. Elle en fait une arme pour la suite.
C’est ainsi qu’elle divague, un casque sur les oreilles, ses cassettes dans les poches. De retour à l’auberge, elle se change en cachette avant d’aller saluer ses parents. Dans l’ombre, elle se prépare, la tête agitée de rêves, ne sachant comment les réaliser.

Ce petit manège dure jusqu’à ce que les aubergistes reçoivent un appel du lycée. Jeanne décroche le téléphone, Pierre attrape l’écouteur. Ils se regardent en chiens de faïence et tombent des nues. Rien dans le comportement de leur fille ne les a préparés à une telle annonce. Trop choqués pour intervenir, ils se contentent d’écouter le bilan détaillé du C.P.E. « Le nombre de jours d’absence est faramineux », juge-t-il, avant d’en venir à la moyenne en chute libre. « Quant à ses tenues, n’en parlons pas… » Jeanne et Pierre remercient dix fois qu’on les ait prévenus. Ils vont remédier à tout cela dans les plus brefs délais. Ils s’y engagent et remercient encore avant de raccrocher.
Pareils à des statues, ils demeurent pétrifiés face au téléphone, puis, dans un même élan, vont s’installer sur le canapé, les mains posées sur les genoux. Qu’arrive-t-il à leur fille qu’ils n’ont pas vu venir ?

Lorsque Lysiane rentre du lycée, ils n’ont pas bougé. D’un hochement de tête, ils l’invitent à s’asseoir près d’eux afin de mettre la situation au clair. Sans gêne ni culpabilité, elle admet qu’elle sèche les cours depuis plusieurs semaines parce qu’elle s’ennuie ferme. C’est sa nouvelle façon de parler.
Contre toute attente, elle semble soulagée plutôt que prise en faute. Elle aura seize ans deux mois plus tard, l’âge de travailler à l’auberge et de gagner un salaire, ce qui lui évitera de se servir dans la caisse pour s’acheter d’autres vêtements que ceux que sa mère s’obstine à lui commander sur catalogue.
— Parce que tu piques dans la caisse maintenant ? s’étonne Jeanne. Il te suffisait de demander. Tu as de l’argent de poche et on n’a jamais refusé de t’en donner davantage si tu en avais besoin !
— Je sais.
— Alors ?
— Je ne sais pas. Pour me sentir libre.
— Et puis quoi encore ! s’énerve Pierre.
— Je veux devenir chanteuse, le reste ne m’intéresse pas.
— Sois raisonnable, cette vie-là, ce n’est pas pour des gens comme nous.
— Et pourquoi pas ? fulmine Lysiane qui peine à contenir sa colère. Si vous m’aviez écoutée quand je vous réclamais d’apprendre la musique, tout serait différent aujourd’hui, mais vous ne m’avez jamais prise au sérieux !
— Là n’est pas la question, tranche Pierre. À ton âge, je refuse que tu traînes en ville à ne rien faire au lieu d’étudier. Regarde les mains de ta mère, regarde ce qui t’attend si tu t’obstines et réfléchis bien.
Dans un éclat de rire, Lysiane bondit du fauteuil pour mieux défier son père.
— Pas la peine, j’ai eu tout le temps de la voir à l’œuvre !
— Ne sois pas insolente, riposte Jeanne, blessée par le mépris de sa fille.
— Qui vous donne des coups de main gratis depuis des années ? Qui ? Vous pouvez me le dire ? Depuis que je suis gamine, vous me répétez que ma place est ici et, quand je peux enfin la prendre, vous m’exilez au lycée où je m’embête à longueur de journée.
D’un geste théâtral, elle repousse les boucles blondes qui sont venues lui entraver la vue. Surtout, ne pas esquiver le rapport de force. Ni cette fois ni plus jamais. Ce qui lui a manqué dans son enfance, elle compte bien le récupérer par un autre biais, mais elle est loin de se formuler les choses en ces termes.
— Je veux prendre des cours de chant et bosser ici en attendant de trouver un travail dans la musique. C’est ça ou rien, lance-t-elle comme une bombe.
— Chanter n’est pas un métier !
C’est lui qui parle le premier, la réplique fuse et serre la gorge de Lysiane.
Elle se défend.
— Et Édith Piaf ? A-t-elle eu tort de consacrer sa vie à la chanson puisque vous l’écoutez encore, plus de vingt ans après sa mort ?
Pierre ironise sur le parcours chaotique de cette femme devenue alcoolique à force de chanter. Jeanne tempère. Ce n’est pas la vie d’artiste qui l’a démolie, c’est la vie tout court… Pauvre fille, qu’aucun malheur n’a épargnée… Lysiane enchaîne sur l’objet de ses fantasmes, la chanteuse de country américaine née dans un village paumé avant de devenir star à Hollywood.
— Encore une pin-up ! s’exclame Pierre d’un air détaché.
Sous le regard consterné de Lysiane, Jeanne se lève en signe d’agacement. Pierre l’exaspère lorsqu’il se permet de réduire les jolies femmes à des séductrices idiotes. Elle sait que Lysiane l’attend au tournant, mais préfère calmer le jeu plutôt que d’assumer ses convictions. Elle finit donc par ravaler ses paroles dans un toussotement de gêne.
Déçue, Lysiane prend la relève et invective son père.
— Dolly est une femme d’affaires en plus d’être chanteuse. Elle en a dans la cervelle. Contrairement à ce que tu crois, ce n’est pas parce qu’elle est blonde et sexy que c’est une potiche. La preuve, elle joue de la guitare et compose elle-même sa musique !
— Tu ne sais pas aligner trois notes, alors…
— La faute à qui ?
Les parents se taisent.
Un silence de plomb étouffe la réponse attendue qu’une rage féroce vient remplacer. Une grenade qui lui mord les entrailles.
Pierre finit par se lever à son tour tandis que Jeanne s’approche de la fenêtre et plonge son regard dans le paysage. Cette manière bien connue de fuir horripile Lysiane qui se met à tapoter des doigts sur la table du salon tout en fixant le papier peint. La tension monte, elle attend un signe, un mot, n’importe quoi, mais rien ne vient. Acculée, elle s’extrait du fauteuil et finit par lâcher ce qu’elle a sur le cœur. C’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour ne pas exploser.
— Tes vieilles rengaines du samedi soir, j’en ai assez, lance-t-elle à son père sans ciller. Il est grand temps de moderniser tout ça, si tu veux rester dans le coup. Et toi, maman, toi qui ne dis jamais rien, tu es d’accord avec lui ? demande-t-elle, menton en avant, cherchant la provocation.
— Passe ton bac, après on verra, c’est la vie qui décide de toute façon. Moi aussi, j’ai eu des rêves, comme tout le monde.
Le visage de Pierre se décompose, l’obligeant à baisser les yeux.
— Et lesquels par exemple ? s’enquiert Lysiane, intriguée.
Chacun se redresse, impatient d’écouter les explications de Jeanne, mais le temps se dilate et la réplique se fait attendre.
— Je ne sais plus, finit-elle par abréger, en sortant de sa poche une cigarette à moitié consumée.
— Comment ça, tu ne sais plus ? s’indigne Lysiane dont la déception n’a d’égale que son agressivité.
L’aubergiste ouvre la fenêtre et sort son briquet.
— Ne fume pas dans la maison, Jeannette, tu sais que j’ai horreur de ça !
Lysiane s’approche de sa mère, submergée par l’émotion.
— Alors, vraiment, tu as oublié ce que tu aurais aimé faire de ta vie ?
Jeanne allume sa cigarette et Pierre lui répète d’aller s’intoxiquer dehors. Plus personne ne bouge, mais chacun se défie, testant les limites. Alors, comme sa mère garde le silence et tire une longue bouffée de cigarette en esquivant le regard de son père, Lysiane quitte la pièce et claque à nouveau la porte pour ne pas dégoupiller.

Dès le lendemain au petit déjeuner, Lysiane avait franchi le seuil de la cuisine en robe courte et talons hauts, résolue à ne pas prendre le bus. De toute sa hauteur, elle avait toisé ses parents avant de s’installer à table. Elle n’irait plus au lycée, inutile d’avoir un diplôme pour être serveuse.
Elle avait relancé les hostilités, néanmoins la tension était vite retombée. Ses parents avaient plié.
Toute la nuit, ils s’étaient interrogés. D’abord allongés chacun de leur côté puis adossés à la tête de lit. Ils avaient discuté dans le noir, en murmurant.
Comment avaient-ils pu être aussi aveugles, aussi indifférents ? À bien y réfléchir, Lysiane n’avait pas tort… Combien de fois leur avait-elle demandé de l’inscrire à un cours de musique ? Petite, elle ne réclamait que cela, mais ils avaient d’autres préoccupations, remettant à plus tard. Obnubilés par l’auberge, ils n’imaginaient pas que leur fille puisse penser autrement qu’eux. N’était-elle pas toujours volontaire pour les aider ? Sans doute, pourtant si elle les suivait à la trace, c’était surtout dans le but de trouver l’occasion de glisser la supplique qu’ils n’entendaient même plus.
La culpabilité les rendit muets, les mains jointes posées sur le drap. Ils décidèrent de donner raison à leur fille et, partant, d’essayer de se faire pardonner.
Dès que Lysiane comprit qu’elle avait eu gain de cause, sa colère retomba ; et une nouvelle vie commença.

Les premiers mois, elle avait montré patte blanche, exécutant tout ce que ses parents lui demandaient de faire, de la cuisine au service en passant par le ménage. D’ailleurs, elle ne rechignait pas à la tâche et affichait même un enthousiasme débordant. Dynamique et entreprenante, elle rongeait son frein pour ne pas mettre l’auberge en branle-bas de combat. Si elle s’était écoutée, elle aurait tout changé, de la décoration au menu, de la musique au choix de sa tenue de service ; mais elle avait compris qu’il valait mieux progresser par étapes, c’est pourquoi elle rognait petit à petit l’espace d’une liberté qui lui manquait chaque jour davantage.
En dehors du travail, elle s’enfermait dans sa chambre où elle écoutait Dolly, feuilletant les magazines people. Chaque semaine, le jeudi, parce que c’était jour de fermeture, elle sautait dans le car pour aller s’acheter de nouveaux vêtements, des chaussures et toutes sortes d’accessoires à Hazebrouck. Elle revenait de la ville les bras chargés de sacs trop légers à son goût, mais le cœur rempli de nouvelles envies. Parfois, lorsqu’elle étouffait à l’auberge, elle s’évadait sur sa bicyclette. C’était une escapade pour laquelle elle se maquillait et se parfumait autant que pour le reste. Hormis ces petites virées, elle ne sortait jamais de l’estaminet. Elle n’avait pas d’amis à voir, pas de rendez-vous à honorer. Sa vie était réglée comme du papier musique, bercée par les rêves qu’elle s’inventait. En état de gestation, elle se maintenait dans sa bulle tel un papillon dans sa chrysalide, se transformant au fil des mois. Elle apprenait à sourire, à charmer, à nouer le contact. Au bout d’un an, elle s’octroya le droit de porter un tablier court sur une jupe à peine plus longue.
Sa féminité lui donnait de l’assurance.
Le rouge sur les ongles, sur les lèvres… Des lèvres de feu.
Les regards portés sur elle se transformaient aussi ; et souvent, on lui faisait de l’œil. Elle est bien jolie, la fille de l’auberge ! Une belle fille à marier !
Lorsque ce genre de remarques courait jusqu’aux oreilles de Pierre, il renvoyait sa fille à la cuisine et prenait le relais.
Reléguée en coulisses, Lysiane pestait en essuyant les verres au torchon. Elle regrettait de ne pouvoir se prêter au jeu de la séduction. Se sentir désirée la grisait, mais elle savait définir des limites, attiser le feu sans se brûler, se garder pour celui qu’elle attendait vraiment.

Durant une année et demie, elle apprit le métier, gagna en maturité et se montra presque docile avec ses parents. L’auberge n’en était que plus rayonnante, car chacun assumait son rôle avec dévouement.
C’est alors que Fred Solange fit irruption dans sa vie.
Un soir, quatre jeunes garçons s’étaient assis au bar pour commander des bières. Elle les avait préparées, laissant la mousse retomber sur les rebords des verres tulipes. Un nectar doré tout juste sorti de la tireuse.
Elle avait plaqué quatre dessous de verre en carton, en ligne parfaite, au milieu du comptoir, avant d’y déposer les bières d’un geste expert, les fixant chacun leur tour droit dans les yeux.
Cet aplomb avait plu à Fred. Ce savoir-faire, ce n’était pas donné à tout le monde. Alors, il l’avait observée, laissant à la conversation le soin de s’animer sans lui, et son regard s’était perdu dans ces boucles blondes, ces lèvres bien dessinées, d’un rouge aussi vif que sur les toiles de Picabia. Pour l’attirer à lui, il avait levé la main, commandé un petit quelque chose à grignoter, comme ça, sur le pouce, à même le bar, avant de s’en aller. Ils étaient pressés, ils venaient de donner un concert à Dunkerque et avaient fait escale ici par hasard avant de rejoindre Lille. « Une bonne idée ! » avait-il ponctué, un doux clin d’œil à son adresse. Elle avait compris qu’il la draguait, immédiatement. De cela, elle avait l’habitude à l’auberge, mais des gars beaux comme lui, il n’y en avait pas beaucoup ; et musiciens, encore moins, alors elle était sortie de sa froideur habituelle.
— Vous jouez de quoi ?
— Piano, synthé, je chante aussi. Bref, je fais tout. Les trois autres m’accompagnent pour la logistique.
— C’est bien, avait-elle répondu, en regrettant de manquer de repartie.
Elle lui avait proposé une part de flamiche au maroilles – la spécialité locale –, mais s’il était lillois, il connaissait forcément…
C’était parfait, ils avaient aussi repris une bière et Fred avait continué à s’agripper à la jolie blonde qui passait de table en table avec une fluidité déconcertante.
Au moment de partir, il lui avait donné son nom.
— Je reviendrai vous voir, avait-il ajouté, enfin, si vous voulez bien.
Et elle n’avait pas refusé, alors il était revenu, à moto cette fois, et, malgré les mises en garde de sa mère et de son père, Lysiane avait enfourché l’engin rouge vif avec assurance. Elle avait soif de partir, de découvrir, de croquer la vie et de sortir de sa campagne trop connue ; avide de tout, elle l’avait suivi les yeux fermés, guidée par une euphorie qui ne souffrait aucune nuance.
Le casque, il le lui avait accroché juste après l’avoir embrassée.
Premier baiser volé qu’elle n’avait pas vu venir.
Elle avait eu un mouvement de recul, il avait ri, enfoncé le casque sur sa tête, regretté d’écraser ses jolies boucles ondulées, puis il s’était installé au guidon sans casque avant de démarrer. Le moteur avait émis un grognement musclé et le bolide avait traversé la route nationale à toute vitesse.
Il avait tout, celui-là, se répétait-elle, grisée par cette liberté qu’elle croquait comme le fruit défendu. Beau, brun, musicien, citadin, avec quelques années de plus qu’elle pour l’emmener plus vite et plus loin, au-delà même de ses espérances.

Fred Solange. Elle répétait son nom en boucle, sur les intermèdes de Dolly, ces espaces sans paroles qu’elle pouvait combler à sa guise.
Pour penser à lui, elle enfourchait son vélo et filait à toute allure dans la plaine, cheveux aux vents, ravivant les sensations qu’elle éprouvait sur la moto, un total abandon à un plaisir indécent qu’elle n’avait pas les mots pour nommer. De ces escapades extatiques, elle revenait pimpante et essoufflée, courant se changer, se coiffer, se maquiller avant d’enfiler son tablier pour assurer le service du soir.
Depuis sa rencontre avec Fred, son sourire était plus large, ses mots plus nombreux. Elle exultait, ressassant ses attentes à l’infini.
Bientôt, il l’emmènerait à ses concerts, cela ne faisait aucun doute. Ne le lui avait-il pas promis ? Avec un peu de patience et d’adresse, il la surprendrait en train de chanter sous la douche et resterait bouche bée, envoûté, stupéfait de n’avoir pas détecté immédiatement ce talent. Aussitôt, il lui proposerait de chanter avec lui, en tant que choriste, puis en duo, et puis comme soliste, chacun son tour, et pourquoi pas ?
Elle imaginait sa vie comme on écrit des histoires, avec l’illusion de tout maîtriser.
Dans cette perspective, ses virées à vélo se voulaient des galops d’essai, des espaces de liberté où elle composait un scénario idéal dans lequel elle jouait le rôle de la chanteuse tout droit sortie de sa campagne, mais dont la beauté transformait tout. Aussi se voyait-elle un peu comme Dolly Parton ou comme Lily Stevens dans La Femme aux cigarettes, la transfuge irrésistible que rien n’arrête.
Au début, Fred avait succombé à ce charme maladroit dont la spontanéité n’a d’égale que l’innocence des premières fois. Et peu importe que ses coéquipiers se soient moqués de lui, et d’elle – surtout –, elle lui avait tapé dans l’œil et il s’amusait bien. Elle riait comme une gamine, contente de tout, naïve et admirative.
Quand il lui avait demandé son âge, elle lui avait retourné la question et, comme il avait refusé de répondre, elle s’était dérobée dans un éclat de rire.
Bientôt pourtant, il commença à se dire que la plaisanterie avait assez duré. La fille s’attachait, se pendait à son cou, le présentait comme son petit ami alors que lui n’avait pas la moindre intention de s’engager. Elle s’offrait à lui corps et âme, demandait un peu plus après chaque étreinte jusqu’à prétendre chanter avec lui. La limite était franchie. Au petit matin, il lui joua une mélodie composée juste pour elle en fumant une cigarette avant de lui annoncer qu’il était l’heure de partir.
Un rendez-vous l’attendait, sa carrière commençait à décoller, il allait bientôt enregistrer un disque, il ne pouvait pas la ramener à moto jusque chez elle cette fois-ci…
— Bien sûr, lui avait-elle répondu, fière et inquiète à la fois.
Le pas pressé sur les pavés lillois, il l’avait donc déposée à la gare routière, jouant la comédie de l’amoureux qui reviendra, le cœur déjà allégé d’une conquête amusante, mais dont les attentes ravagent la pérennité.
Car il n’était pas du genre à s’attacher ni à se laisser mener par le bout du nez ; contrairement à ce que Lysiane s’était imaginé.

Par la grâce du jeudi de fermeture, Jeanne demeura longtemps assise, une tasse vide entre les mains pour réfléchir.
Sa fille était partie au lever du jour, en catimini. Pas de moto pour l’emmener l’espace d’une nuit et la redéposer le lendemain.
Juste une absence.
Le ciel était bleu nuit. L’ampoule se reflétait sur la vitre et les tulipes roses s’inclinaient comme des danseuses sur la table.
Lorsque la porte du garage avait claqué, elle s’était précipitée à la fenêtre où elle l’avait vue courir le long de la nationale privée de lampadaires. Au mieux, elle attraperait le bus, au pire, elle ferait du stop. C’était sûr. Si seulement elle avait su conduire, elle l’aurait cueillie au bord de la route pour l’emmener où elle voulait, sans lui poser la moindre question.
Mais c’était déjà trop tard pour chercher à comprendre de toute façon.
Le garçon avait disparu avec la moto ; et depuis, Lysiane arborait le visage fermé, blanc et lisse des poupées de cire.
Une poignée de nuits… juste quelques nuits passées ailleurs… une rencontre, un fol espoir et puis plus rien.
Il n’en fallait pas davantage pour abîmer sa fille.

Quand Pierre remonta de la cave où il sculptait ses avions en bois, il ne s’étonna pas de la trouver figée, cramponnée à sa tasse. Lui aussi avait entendu la porte du garage claquer et lui aussi avait regardé Lysiane se précipiter le long de la grande route en regrettant de n’avoir jamais passé son permis de conduire.
Unis par les mêmes craintes, ils accumulaient les questions dans le vide et leur esprit devenait flou, envahi d’incertitudes.
Comment ne pas s’accorder sur le fait que leur fille avait perdu sa joie de vivre, ses coups d’éclat et ses lubies ? Évaporés depuis que la moto ne se pointait plus. Sujet intouchable et tabou qui les mettait unanimement mal à l’aise.

Jeanne attendit toute la journée, collée à la vitre, une cigarette au bec. Pierre fit de même à la cave, coupant du bois au lieu de fumer.
Que lui avait-il dit ? Que lui avait-il fait ? se demandait Jeanne.
Un chagrin d’amour n’est jamais sans conséquence.
Rongée d’inquiétude, elle aurait voulu savoir la retenir et la consoler, mais Lysiane était fuyante, tellement fuyante…
À mesure que la journée s’écoulait, elle se sentait de plus en plus ouverte et sans attente, dévouée à sa fille et prête à tout accepter pourvu qu’elle desserre enfin les lèvres.

Bien des années plus tard, Jeanne fit le récit de cette attente insupportable, les larmes aux yeux. Elle la raconta pour briser la chaîne des malentendus.

Lysiane rentra en fin de journée. Ses cheveux étaient lisses et son maquillage avait coulé. D’emblée, elle avait plongé dans les bras de sa mère au lieu de foncer dans sa chambre pour s’y enfermer. Contre toute attente, elle ne l’avait ni fuie ni repoussée, mais elle était revenue, dépouillée de son masque d’orgueil, comme une enfant prise au piège. Alors, Jeanne l’avait serrée contre sa poitrine, soulagée autant qu’abasourdie, car elle n’avait pas l’habitude de ce genre d’effusion. Par ma faute, pensa-t-elle. Elle n’était ni tactile ni sentimentale et préférait s’abrutir à la tâche plutôt que de s’épancher. S’il n’y avait donc pas eu beaucoup de tendresse entre elles, c’était de son fait.
Lysiane s’adossa au mur, Jeanne fit de même juste à côté d’elle et elles fixèrent l’horloge dont la trotteuse n’en finissait pas de tourner.
— J’ai été jeune avant toi, ne crains rien, tu peux tout me dire.
Les mots étaient venus tout seuls, sans un regard, comme si Jeanne se parlait à elle-même.
La trotteuse eut le temps de faire encore un tour de cadran avant que Lysiane ne s’effondre à ses pieds, en larmes. D’un geste maladroit et hésitant, Jeanne glissa sa main dans ses cheveux. Ils étaient doux et chauds, très épais. Rien à voir avec les siens.
Lorsque Pierre apparut à la porte, il se crut face à une Pietà et la pudeur lui dicta de s’éclipser aussitôt. Quelques instants plus tard, Jeanne entendait le vrombissement de sa ponceuse électrique. Comme s’il voulait leur laisser toute la place pour se parler sans risquer d’être interrompues.
— Je suis enceinte, lâcha Lysiane, en se frappant le ventre d’un poing serré.
Sa voix éraillée, écaillée, raturée, contrastait avec la violence compulsive de son geste. Ce bébé, elle refusait de le garder et voulait que Jeanne l’accompagne à l’hôpital, puisqu’elle était trop jeune de quatre mois pour faire ça toute seule.
— Quatre mois, rien que quatre mois, et j’aurais pu faire mes choix sans rendre de comptes à personne, répétait-elle en grand désespoir.
Mais plus Lysiane se lamentait, plus Jeanne se sentait rassurée. Pour elle, ces quatre mois étaient un miracle. Quatre mois bénis sans lesquels sa fille se serait fait avorter toute seule, comme d’autres font un bébé toutes seules, comme dans la chanson.
— Garde ton enfant. Je m’en occuperai pour toi et tu seras libre de faire ta vie.
— Ma vie ? Elle est foutue ! Complètement foutue !
Impossible de la contredire, et pourtant, tout en elle pensait le contraire, c’est pourquoi Jeanne la laissa expulser, entre pleurs et exclamations, sa révolte débordant de détresse et de dépit, issue d’un immense sentiment d’humiliation.
Elle l’apaisa comme elle pouvait. Mot après mot. Pas trop vite pour qu’elle absorbe sans rejet. Lysiane était jeune, belle, en pleine santé. Rien ne se jouait en une seule partie. Il y avait toujours une revanche à prendre, de nouvelles expériences à vivre et d’autres rencontres possibles…
Lysiane renifla, Jeanne lui tendit le mouchoir qui traînait sur le plan de travail, et elles se replacèrent dos au mur, côte à côte, sans autre caresse ni regard.
— Je suis trop jeune, viens avec moi, s’il te plaît. Toute seule, je ne peux pas, je n’ai pas le droit. Aide-moi pour ça. Je t’en supplie.
Le balancier de l’horloge scandait les secondes comme si de rien n’était et la trotteuse achevait de faire le tour du cadran lorsque l’aiguille atteignit le sept pour enclencher le carillon.
Sept coups à la césure desquels leurs yeux se retrouvèrent.
Ensuite, le mouvement lancinant du balancier vint consoler le silence, un va-et-vient régulier auquel Jeanne s’accrocha pour lutter contre elle-même et rester à sa place. Dans son esprit, des questions plus chaotiques les unes que les autres se chevauchaient, mais quel droit aurait-elle eu de les poser ?
— Bien sûr, je vais t’accompagner. On fera comme tu voudras, c’est à toi seule de décider.
Elle énonça sa réplique sans y mettre le ton, comme un texte appris par cœur, et ce flegme raviva la colère de Lysiane qui s’infligea de nouveaux coups dans le ventre.
— Ne te fais pas mal, implora Jeanne, en lui attrapant le bras. Tu souffres, je le sais, je le sens. Fais-moi confiance, je suis ta mère et je respecte ta décision. Toute femme doit avoir le choix pour ces choses-là. Un choix incontestable que nul n’est en droit de juger.
Cette fois, parce que la compassion de Jeanne transparaissait dans sa voix, Lysiane entendit ses paroles et cessa de se violenter, remplaçant les coups par des larmes silencieuses.
En la voyant ainsi, si jeune et démunie, Jeanne se demanda pourquoi il lui avait fallu attendre que sa fille se retrouve genoux à terre pour se sentir investie de son rôle de mère.

Jeanne l’accompagne, branlante comme une quille. La plaine est d’une noirceur pesante, son père à la fenêtre jusqu’au dernier moment. Une vieille habitude. Cette fois-ci, elle pensait qu’il aurait réagi, émis un commentaire, susurré un reproche ; mais rien. Aucune instance supérieure pour la sortir du tunnel ombrageux dans lequel elle s’était perdue. Un mot aurait suffi, un regard peut-être. Une étreinte aurait été de trop. Il est des gestes qui ne s’apprennent pas sur le tard.
Elle part donc seule avec sa mère, bien obligée. Trois mois et deux semaines de plus auraient tout changé. Des nausées, nul signe. Si son sang n’avait pas cessé de couler, elle n’aurait rien perçu de différent en elle, rien soupçonné.
Sa mère répète les mêmes mots tout au long du trajet : Ça va ? Ça va aller ? En boucle, comme une prière vouée à calmer ses jambes et ses mains tremblantes alors que c’est elle qui devrait avoir peur.
Excédée, Lysiane pose son casque sur ses oreilles pour se protéger de son insupportable anxiété.
Avec Jeanne, elle se sent incomprise et irascible, toujours prête à exploser. Que sa mère soit à ses côtés dans ce moment crucial ne compte pas. Entre elles, tout a déjà volé en éclats depuis longtemps.
La preuve, la voilà enceinte. Mal préparée à la vie, sacrifiée avant d’avoir eu son mot à dire. Victime des illusions dont elle s’est bercée à défaut d’avoir eu le droit de réaliser son rêve.
Sacrifiée. Elle se sent sacrifiée, car une vie pousse dans son ventre. Une vie capable de ruiner ses espoirs et de prendre sa place.

Le soleil pointe, la plaine défile plus vite maintenant que l’ombre se dissipe. Il se fait jour dans son esprit. L’hôpital est en périphérie de la ville. Elles iront en taxi, pour être sûres d’arriver à l’heure. Les places sont rares, le temps compté. La honte sera vite oubliée. Une honte banale de fille.
Elle hausse le volume, sa mère serre les jambes et se tord les mains. Lysiane s’arrime à la vitre de l’autocar. Elle avance dans le sens inverse du trajet effectué quelques semaines plus tôt, la même autre vie cachée en elle, mais dont elle a connaissance cette fois-ci. Son clin d’œil, elle le revoit. Cet affront-là ne s’efface pas. Elle a tellement cru qu’il reviendrait…

Elles descendent du car, Jeanne la première. Elle traîne au point que Lysiane la bouscule et finit par la pousser, encore plus énervée contre elle.
C’est la mi-octobre, les arbres sont multicolores à la gare routière. Ils le sont aussi à l’entrée de l’hôpital. Il fait doux, mais Jeanne grelotte. Les tenues de mi-saison concèdent quelques touches de couleur au décor spectral du centre hospitalier. À l’accueil, les formulaires se remplissent, Jeanne signe pour donner son accord. Sa main tremble, ses jambes aussi.
Lysiane, au contraire, reste de marbre ou de glace.
Dur comme du bois ou du fer. Inflexible.
Parce qu’elle joue sa vie en cet instant.
Jeanne lui fait passer le stylo. C’est à son tour de signer, de donner son accord pour qu’un médecin vide son ventre et la libère.
Que seront leurs vies après ?

Jeanne et Lysiane se regardent pour la première fois de la journée. Un regard de mères.
La secrétaire récupère les feuilles signées, répète ses consignes protocolaires et dirige les deux femmes vers l’ascenseur qui les conduira au troisième étage où une infirmière les guidera.
À l’unisson, elles acquiescent d’un même signe de tête avant de prendre congé.

Comme elles ont un peu d’avance, Jeanne demande à Lysiane de prendre l’air pour fumer et se détendre un peu. Ses mains s’agitent d’angoisse.
— Regarde, lui dit-elle en se forçant à sourire. Je ne les contrôle plus.
Sur le banc, Jeanne sort une cigarette du paquet. Ce sont des Lucky.
— Tu en veux ?
Lysiane en prend une aussi. Pour se donner du courage et que ça aille vite. D’une main toujours tremblante, Jeanne lui tend sa boîte d’allumettes. Elle lui échappe et s’éventre sur l’herbe parsemée de feuilles rouges et jaunes. Lysiane la ramasse, claque une allumette, embrase le bout de sa Lucky qu’elle aspire pour la faire prendre plus vite.
Jeanne souffle et émet une volute de fumée, Lysiane toussote. C’est la première fois qu’elle s’essaie à fumer.
Elles fixent un érable.
Lysiane continue à tousser. C’est la fumée, dans sa gorge, dans son nez. Âcre. Elle le revoit soudain, assis au piano, plaquant ses accords une cigarette aux lèvres, après leur première nuit.

Beaucoup de premières fois, pense-t-elle. Beaucoup de premières avortées…
Après, juste quelques ricochets, quelques nuits exemptes de promesses. Alors, entre lui et le fœtus qui pousse dans son ventre, elle ne voit aucun rapport.
Rien qu’un grand vide qui la renvoie à sa bêtise d’y avoir cru.

Le couloir blanc paraît plus court à leur retour. Jeanne appelle l’ascenseur en reniflant. Elle tourne la tête et Lysiane sait pourquoi. Elle manifeste tout ce qu’elle n’exprime pas.
En sortant de l’ascenseur, les pleurs que Jeanne réprime lui deviennent intolérables.
— Ne renifle pas si fort, tu me stresses ! Et sèche tes larmes, tu auras tout le temps de pleurer plus tard.
Jeanne s’exécute. Encore plus pathétique. Lysiane serre ses cheveux dans un élastique. Pour l’intervention, ce sera mieux. On les a installées sur deux chaises à l’entrée du couloir. On les fait patienter. Jeanne est livide. Ses pieds bondissent en saccades sur le sol. Parce qu’elle multiplie les efforts pour la soutenir, Lysiane essaie de se taire et de se contenir, mais la colère l’emporte bientôt.
— Ça suffit. »

Extrait
« Un soir, pour lui faire plaisir, il lui avait offert une place au Nouveau Siècle et ils étaient allés écouter Véronique Sanson, Il l’adorait, elle avait fait semblant. Ensuite, ils avaient bu un verre au Yéti. En la ramenant chez elle, il lui avait proposé de l’accompagner en tournée et elle avait sauté sur l’occasion, persuadée qu’ensuite ils s’installeraient quelque part ensemble et peu lui importait où, pourvu qu’elle rompe sa solitude et mène la vie dont elle avait toujours rêvé. La scène, les concerts, les cocktails, le succès… Et tant pis si elle goûtait à tout cela par procuration. C’était mieux que la routine et le sentiment d’avoir trahi ses idéaux. Elle aurait tout accepté, quitte à être choriste, éclipsée derrière un micro sur pied entre la batterie et le clavier. Elle aurait tout accepté, même de se taire, pourvu qu’il l’’emmène. » p. 112

À propos de l’auteur
TIXIER_Marjorie_DRMarjorie Tixier © Photo DR

Née en 1977, Marjorie Tixier vit en Savoie. Professeure agrégée de lettres modernes, elle écrit également de la poésie et puise son inspiration dans la musique, la peinture et les voyages. Après Un matin ordinaire et Un autre bleu que le tien, À l’encre rouge est son troisième roman. (Source: Fleuve Éditions)

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La Sainte de la famille

AUTREAUX_la_sainte_de_la_famille  RL_2023  

En deux mots
Elle faisait presque partie de la famille, cette petite sainte dont on se référait constamment. Dès l’enfance, elle accompagne le narrateur, aux obsèques de la grand-mère, à la maladie de sa mère et au cancer dont il guérira. Alors le moment est venu de retourner à Lisieux.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Sainte-Thérèse de Lisieux et moi

À l’heure de se retourner sur sa vie, Patrick Autréaux s’interroge sur la place que Sainte-Thérèse a joué tout au long de son parcours. Et découvre combien l’écriture est un acte de foi.

Pour certains la question est essentielle, pour d’autres elle est accessoire, mais titille un peu quand même, surtout quand l’âge vient: quel rapport ai-je à la transcendance?
Pour le narrateur, il faut remonter aux premières années de l’enfance, quand il découvrait avec bonheur le jardin de sa grand-mère. C’est sans doute vers cinq, six ans qu’il a entendu parler pour la première fois de la petite sainte. Une sorte de compagne dans les moments difficiles, qui soulageait les peines, qui réconfortait les âmes meurtries et qui faisait même quelquefois des miracles. C’est sans doute pour cela que la Mémé avait fait le voyage jusqu’à Lisieux. Elle avait même mis ses pas de ceux de la jeune fille et touché les reliques. Même si, au bout du compte, elle avait été emportée par la Camarde. Alors pourquoi continuer à la vénérer? «Ma grand-mère était morte après son pèlerinage. Mes parents avaient divorcé. On continuait de croire en toi. De n’importe quel médecin, on se serait détourné, on aurait crié au charlatan. Mais traversant les âges, plus ou moins dissimulé, restait cet attachement à ce qui, faute d’être une infaillible panacée, renfermait une étrange et vivante force.»
La Sainte de la famille est aussi pour le jeune garçon qui cherche sa voie une sorte de lueur dont les écrits définissent un itinéraire, bien davantage qu’un objet de culte. Un peu comme ce message qu’il veut voir dans les premières minutes du Docteur Jivago, au moment des obsèques ou encore lorsqu’il écoute les Kindertotenlieder de Gustav Mahler. Dès lors, il va avancer dans la vie aux côtés de celle qu’il tutoie et qu’il interpelle. Quand sa mère a un cancer et finit par en sortir et quand on lui découvre à son tour une tumeur. Et qu’il réussira lui aussi à vaincre. Comment dès lors ne pas suivre ce mouvement frénétique? «On écrit de partout au carmel normand. On vient sur ta tombe, on y apporte des offrandes et des demandes, on murmure des prières, c’est une chapelle de mots et de désirs, de petits objets, de souffrances qu’on dépose dans l’air ou sous forme d’une médaille, d’un papier, d’un stylo, d’un bouquet de violettes ou de roses, c’est aussi là qu’on sent se serrer contre soi des inconnus, morts ou vivants, exaucés ou déçus, qu’on attend son tour, car parfois la queue est impressionnante.»
S’il n’est pas question de foi à proprement parler dans ce livre qui se veut le premier volume d’un cycle autobiographique, il est beaucoup question d’écriture, avec cette idée sous-jacente que l’un a beaucoup à faire avec l’autre. Avec Victor Hugo, qui affirmait que le but de l’art est presque divin, Patrick Autréaux voit dans son œuvre et dans sa vocation les traces de cette compagne imaginaire. Il a désormais bouclé la boucle en écrivant sur elle.

La Sainte de la famille
Patrick Autréaux
Éditions Verdier
Roman
160 p., 18 €
EAN 9782378561581
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans le Nord de la France. On y évoque aussi le Vexin et des séjours à Théoule-sur-Mer, Trouville, Saint-Benoit-sur-Loire et bien entendu à Lisieux, sans oublier un voyage à Tolède et un autre à New York.

Quand?
L’action se déroule principalement durant la seconde moitié du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Peut-on imaginer que ce qui fait le parcours discret des esprits et des cœurs soit perdu, que rien ni personne ne sache ce qui nous a traversés, habités, blessés, mis en joie ? Est-il possible que ce qui est peut-être le plus humain de l’humain soit voué à un oubli ou du moins à une complète méconnaissance ? Qui lira dans nos cœurs, qui saura vraiment ce que nous sommes, en grisaille feu et fraîcheur, qui accueillera nos pensées tues ? Savoir que personne ne recueillera ce qui est sans témoin me tord le ventre.
Le récit s’ouvre sur l’enfance du narrateur, un trou que personne ne soupçonne, creusé par l’annonce de la mort de sa grand-mère. Il a cinq ans. Tout ce qui précède ce premier deuil semble effacé de sa mémoire jusqu’à ce qu’il ne traverse lui-même, bien plus tard, une maladie grave. Tandis qu’il relit un jour des écrits de Thérèse de Lisieux, se révèle à lui un coin inconnu de (sa) grande volière intérieure. Et c’est dans un dialogue avec la sainte que le narrateur rassemble les traces du passé, ces émotions enfouies, souffrances et questions sans réponse, cet abandon et ce délaissement où l’on se croit et que personne ne vient apaiser, l’extinction anonyme de notre plus intime, de ce plus humain qui disparaît plus vite que les chairs éparses.
Sans être croyant, Patrick Autréaux s’interroge sur le sens d’une vocation, mystique ou littéraire, sur les métamorphoses du corps, sur ce qui se transmet à notre corps défendant, sur le devenir de l’écrivain, avec l’émotion à fleur de ligne et la rigueur dans la formulation qui caractérisent son écriture.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Entretien avec Johan Faerber)
Trames
Zone critique (Rodolphe Perez)

Les premières pages du livre
« On croit que tout commence par un jardin. Mais ça commence avant. Longtemps avant. À un endroit que je n’arrive pas à distinguer. Un trou que personne ne soupçonne. Pas même moi. J’ignore que j’ai oublié. Et de cette ère qu’arbitrairement je décide nouvelle, je dis : Tout commence par un jardin – celui que ma grand-mère a dessiné. Dessiné est un grand mot, disons qu’elle a choisi des arbres fruitiers et décoratifs, semé des plantes vivaces, organisé un potager. Le tronc couché d’un vieil arbre y sert de banc. Un lierre court sur la façade de la petite maison. Un massif de forsythias et des lilas mauves font les printemps, des rosiers cernent un parterre de narcisses, des iris prolifèrent à côté de pavots orange et rouges. Il y a l’éternel paysage des murets, où s’accrochent des polypodes, et puis les pelouses de pâquerettes et boutons d’or, les talus où fleurissent les carottes sauvages, les trèfles sucrés, les coquelicots et saxifrages. C’est un monde en miniature où s’agitent des conspirations, dont nous ne saurons rien mais qui bouleverseront peut-être le continent dans cent mille ans, plus loin encore ou jamais. Comment savoir ce qui se trame dans l’ordinaire des choses, dans leur apparente banalité ? On sait bien qu’échappe à notre acuité la complexité des lois qui font zigzaguer les hirondelles dans les colonnes de moustiques et essaims d’éphémères, conçoivent l’architecture des petits serpents ou des toiles d’araignée, agencent les chants et ballets de tout ce qui vit. On peut devenir métaphysicien en regardant un talus. J’ai six ou sept ans. Une grandeur inconnue me monte à la tête quand j’arpente ce jardin. Dans l’herbe farfouillent des poules. Un voisin élève des dindons, un autre a des ruches. On ne les voit pas, elles colonisent le revers d’un haut mur. Les abeilles viennent pomper l’eau des papyrus qu’on sort l’été de la maison. Les plantes que préférait Mémé, dit mon grand-père.
Tout commence par un jardin. Où l’on converse avec ce qui nous précède et qu’on ne voit plus.

Enveloppant la morte qui se cachait dans les buissons et les fleurs, esquissant une auréole au-dessus de l’ombre, une sainte y planait-elle aussi. Elle m’a accompagné tout au long de mon enfance – et même bien avant que je naisse. Je ne prononce pas son nom sans craindre les sarcasmes. Ou des haussements de sourcils. Je dis sainte au sens que lui donnent les catholiques ; mais je la décanonise, imitant d’autres avant moi, pour la tutoyer comme quelqu’un de la famille. Aujourd’hui encore, je ne peux lire certains de ses textes ou les paroles qu’on a retranscrites à la toute fin de sa vie sans être bouleversé. J’ai tôt senti que son monde intérieur s’apparentait au mien. Il ne s’agissait pas de nos croyances, car je ne partage pas les siennes, mais de cette tension amoureuse vers un invisible visage. Je pensais parfois : Tu es donc une sorte de sœur. Le lien entre nous était toutefois plus compliqué. Un saint, quel que soit le milieu où il ou elle émerge, est aussi cela : une indocile figurine avec laquelle converser de notre propre vie, pour y lire des signes qu’on n’est pas seul à être ce qu’on croit. D’autres jouent ce rôle et viennent à notre aide, artistes ou saints laïcs – de ces intransigeants qui, comme elle le jour de sa mort, s’inquiètent souvent de dire : Il me semble que je n’ai jamais cherché que la vérité.
Le temps des dévotions et des moqueries passé, relisant un jour l’histoire de son âme, je me suis reconnu en elle enfant. Ce fut un choc. Comme elle, j’avais été séparé nourrisson de ma mère ; ma grand-mère s’était occupée de moi. À l’âge où la sainte perdit sa mère, je perdis ma grand-mère. De lutin bavard, j’étais devenu taciturne ; la mort de sa mère la rendit timide et réservée. Pourquoi adolescent, presque à l’âge où elle est entrée au noviciat, ai-je songé au monastère ? Je ne savais pas ce que j’y venais chercher. Ni un retrait du monde, ni une communauté, ni Dieu en quoi je ne croyais plus. J’y découvris qu’écrire m’ouvrirait ce non-lieu qui semblait m’attirer. Dès lors, littérature et sainteté ont eu en moi un improbable rendez-vous. À trente ans, j’ai dû rester allongé une année dans un lit. J’y ai vu ma mort de près et aussi l’amour de ceux qui se sont occupés de moi. J’en suis revenu. Elle, c’est la tuberculose qui la rongeait. Des mois d’agonie. Et pire peut-être : tout ce à quoi elle avait cru s’était éclipsé. Un grand massacre avait dévasté sa volière intérieure. Les êtres surnaturels, et les morts aimés, ne faisaient plus sentir leur présence. Le ciel s’était brouillé. Elle entendait une voix venue du fond d’elle-même répéter : Il n’y a que le néant. Rien, rien, il n’y a rien après. J’avais vécu de tels assauts. De cela personne ne peut vous soigner durablement, et je ne crois pas qu’on en guérisse. Une chose est de ne croire en rien quand la pleine santé nous sourit, une autre d’entendre malade une voix assénant que la glissade se termine dans la fosse sans double-fond des tombes. Avait-elle soupçonné que Dieu est cette béance où l’on finit par sombrer ? Sans oser rien espérer de plus. Sans rien pouvoir léguer que la dignité d’affronter la peur du néant. Sans rien découvrir de plus beau que la joie à ne pas cesser d’aimer.

Les religieux, comme les aristocrates, ont des noms pleins de bois et de velours. Celui qu’elle avait choisi est hanté par le visage de son aimé et porte l’enfant qu’il fut. Il faisait d’elle une petite mère et amante du divin époux. Mais c’est rarement de ce nom complet que je l’ai entendue désignée chez moi. Elle n’était qu’un pèlerinage, une silhouette voilée à la puissance lointaine. Longtemps, je m’en suis méfié. Trop proche de la morte. Trop de son temps. Trop croyante. Comment imaginer qu’elle deviendrait ce thérapeute que je n’attendais pas ?
Écrire n’est pas prier. Et parfois si. Je l’ignorais enfant, mais elle avait beaucoup pensé, beaucoup écrit. Quelle force il faut pour trouver une forme dans la multitude des choses et des événements ! Elle voulait discerner dans tout ce qui arrivait, même si elle ne le comprenait pas, le doigt invisible de celui qu’elle aimait. Elle tendait avec confiance les mains pleines de mots vers ce visage aux yeux clos. Il était pourtant bien impuissant – d’une infinie puissance d’impuissance. Elle persévérerait même quand il aurait disparu. Jusqu’au bout. Et quelle patience il faut pour révéler un paysage dans une roche ou un ordre temporaire dans le flux bruyant de cet univers troublé ! À moins que ce discernement ne vienne de la fatigue. Peut-être qu’à force de guetter on s’est affaibli la vue à tenter de reconnaître, et qu’on distingue enfin. Peut-être qu’à force on sait attendre ou accepter même de ne rien voir. Rien qui soit définitif mais qu’on écrit. Sont-ils des saints ou des fous ceux qui écrivent avec leur sang ? Je n’oublie jamais que cette jeune fille a fait des livres de sa chair. Et que ce qui est ainsi créé, même si l’on se sent étranger à ce qu’on y dit, est un aliment digne d’être goûté.
J’aimerais croire qu’une communion existe entre les intransigeants de tous les pays et époques, de toutes les fois possibles, des sans-foi. Une communion faite d’innombrables visages, et où rien ne s’opposerait pour s’annihiler, où le tout trouverait une forme. N’était-ce pas ce dont parlaient les doctes chrétiens en concevant la communion des saints ? Je ne suis pas théologien et peu orthodoxe. Sans doute aurais-je été (et le serais-je encore) condamné au bûcher des uns et des autres. Mais même hérétique, je m’émeus de savoir que mourante tu aimais éventer avec des pétales de roses cet aimé aux yeux clos sur la croix.

Dès que je t’ai lue, vraiment lue, je t’ai parlé comme à quelqu’un qui comprenait. Alors, je ne vais pas faire de chichi, ni afficher une neutralité feinte. Je ne crois pas avoir été impressionné par toi. Tu semblais familière, sans que je comprenne bien pourquoi ni comment. Tu inspirais une tendresse reconnaissante et un peu douloureuse à ma mère, un respect à mon père, pourtant hostile aux curés, et à mon grand-père, distant lui aussi de toute bigoterie. Je n’ai jamais été impressionné. Enfin, un peu quand même. J’avais besoin de quelqu’un qui me prenne la main, là où ma mère et mon grand-père se perdaient dans les larmes. Moins pour retrouver une petite enfance que pour désirer y aller fouiller.
Je n’avais presque pas connu ma grand-mère. Je l’aimais parce qu’on me disait que je l’avais aimée, mais je me souvenais à peine d’elle. Elle était faite surtout de récits et enfermée dans quelques photos. Il est possible que cela m’ait étonné quelquefois, quand j’entendais ma mère parler de sa mère, même si mon émotion venait de l’entendre dire Maman ou Mémé ; ou quand mon grand-père, s’enivrant soudain de malheur, se lançait dans le récit de la longue agonie. Leur douleur a masqué la mienne. Masqué que je l’avais même oubliée. J’étais étranger à cette part de moi. En orbite autour d’un trou.
Pourquoi n’ai-je rien vu de mon propre mystère ? rien soupçonné ? Ou pourquoi cette pensée, si elle m’a traversé, ne m’a-t-elle pas chamboulé ? Sous l’étonnement pointe encore aujourd’hui la peur. Et si j’allais découvrir ce qu’il ne faut pas voir, sous peine de ne plus être en paix ? Et si ce que je perçois vaguement, et parfois pas, comme une touche de pelouse dans la rocaille indique la présence d’une source profonde, et si ce que je sens et qui va se montrer avec son manteau de voiles était ce qui ne me laissera plus tranquille ? Je me croyais curieux, j’évitais l’énigme.
Ce jour donc que je lisais l’histoire de ton âme, comme tu la nommes, que je la relisais plutôt, cela m’avait frappé : ce trou en moi était planté d’un point d’interrogation. Et debout sur cette étrange croix, que je voyais enfin, tu me souriais.

Ma mère semble s’excuser : Je ne savais pas comment m’y prendre, alors j’ai bêtement dit : Mémé est partie au ciel. Tu t’es jeté sur le lit, tu as crié : Mémé Mémé ! C’est chaque fois ainsi qu’elle raconte comment me fut annoncée la mort de ma grand-mère. Au ciel ? Je ne me souviens pas y voir quoi que ce soit qui évoque un cimetière. Et encore moins une plaine de grands vivants. Ma mère elle-même trouve idiote sa réponse. Sans doute était-elle désemparée à l’idée de me faire mal. Ou se revoyait-elle en moi petite fille. Y avait-elle jamais cru ? Est-ce que ma grand-mère lui parlait du ciel ? Et à ma grand-mère avait-on dit de son propre père qu’il était là-haut ? J’en doute. Elle venait tout juste de naître. Peu avant d’être tué en Champagne, au début de 1915, celui-ci avait répondu à la lettre lui annonçant qu’il avait une petite fille. Il n’avait pu la reconnaître. Il avait su, disait-on en guise de filiation. Comme elle n’était pas mariée, la jeune mère avait été bien occupée à survivre, trouver un mari qui accepte la fille du mort, faire d’autres enfants, les perdre et enfin une autre fille. C’était Cendrillon ta grand-mère, dit maman. Cendrillon au beau-père alcoolique, lorgneur et frappeur. Adolescente, elle se réfugiait chez la mère de son père. Lui parlait-on de l’après ? J’en doute aussi. Et puis son fiancé – mon grand-père – a dit : On va se marier, tu dépendras plus de ton salaud de beau-père. Ce fut son émancipation. »

Extraits
« Ma grand-mère était morte après son pèlerinage. Mes parents avaient divorcé. On continuait de croire en toi. De n’importe quel médecin, on se serait détourné, on aurait crié au charlatan. Mais traversant les âges, plus ou moins dissimulé, restait cet attachement à ce qui, faute d’être une infaillible panacée, renfermait une étrange et vivante force. » p. 44

« On écrit de partout au carmel normand. On vient sur ta tombe, on y apporte des offrandes et des demandes, on murmure des prières, c’est une chapelle de mots et de désirs, de petits objets, de souffrances qu’on dépose dans l’air ou sous forme d’une médaille, d’un papier, d’un stylo, d’un bouquet de violettes ou de roses, c’est aussi là qu’on sent se serrer contre soi des inconnus, morts ou vivants, exaucés ou déçus, qu’on attend son tour, car parfois la queue est impressionnante. Tu es engendrée de nouveau par tous ces gens qui t’ont lue ou souvent pas, qui savent que tu fais des miracles et se ruent vers Lisieux (c’est quand même moins loin que Lourdes pour bien des pèlerins, nouveau aussi), qui espèrent de toi des merveilles, toi qui te sentais impuissante et si éloignée des féeries. Ces gens viennent arracher une fleur au bord du cimetière, un brin d’herbe nourri par ta sainteté, ramasser un peu de terre, Ils attendent que tu renaisses. » p. 65

À propos de l’auteur
AUTREAUX_Patrick_DRPatrick Autréaux © Photo DR

Patrick Autréaux est né en 1968. Il a exercé la psychiatrie d’urgence jusqu’en 2006. Auteur d’une dizaine d’ouvrages et de nombreux articles sur l’art et la littérature, il vit entre Paris et Cambridge, aux États-Unis. En résidence à l’université de Boston en 2018 et 2019, il y a créé son séminaire de littérature: «Through a writer’s eye».
A propos de La Sainte de la famille, il écrit que ce livre «inaugure un cycle autobiographique intitulé Constat. Conçu en plusieurs livres indépendants, ce projet en cours fait écho, par bien des aspects, à ses écrits inauguraux. «J’explore ici des lieux et temps que je n’ai pas creusés dans mes précédents livres. J’y évoque l’impossible place que donne l’écriture à celui qui s’en empare. Conscient qu’écrire, c’est rompre les amarres de toute docilité, je réinterroge ainsi un parcours social, ses obstacles et ses détours.» (Source: Éditions Verdier / Patrick Autréaux)

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Ma théorie sur les pères et les cosmonautes

DESMURS_ma_theorie_sur_les_peres_et  RL_ete_2022  Logo_premier_roman

En deux mots
Noé a du chagrin. Il vient de perdre Beatriz, sa mère de substitution, emportée par un cancer. Le garçon va alors se replier sur lui-même avant de participer à un atelier cinéma. Il se lance alors dans la réalisation d’un film-hommage.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le film de sa vie

Ce premier roman de Pauline Desmurs raconte la difficulté à vivre d’un garçon sans père, vivant avec une mère trop absente et dont la mère de substitution est emportée par un cancer. C’est dans son imagination, et avec une petite caméra, qu’il va faire son deuil.

Noé est un solitaire. Un peu par la force des choses, parce que son père n’a jamais quitté sa femme, comme il l’avait promis, pour fonder une nouvelle famille. Il a préféré abandonner sa maîtresse avec son enfant, après lui avoir choisi son prénom. Sa mère, qui doit subvenir à leurs besoins, n’est guère présente. Et Beatriz, qui veillait sur lui et qui était quasiment sa mère de substitution, meurt d’un cancer foudroyant. Alors Noé trouve refuge dans son monde. Il préfère parler aux arbres qu’avec ses copains de classe et cherche à comprendre ce monde étrange, si difficile à appréhender. Un monde à hauteur d’enfant, où la naïveté le dispute à la poésie. Un monde que sa grand-mère, venue suppléer à l’absence de Beatriz, ne respecte pas – elle jette à la poubelle le petit mot écrit par Beatriz – et lui vaut l’inimitié de son petit-fils. Heureusement, trois personnes vont l’aider à relever la tête. Charlotte, la fille de la voisine, avec laquelle il peut partager sa peine. Alexandre, qui hante aussi les cimetières, et qui partage avec lui une quête d’un monde apaisé et Patrice, l’animateur de l’atelier de films, qui lui apprend à manier la caméra et voit en Noé un garçon plein d’idées. Il décide de lui confier une petite caméra. Dès lors, il va totalement s’investir dans son projet de film-hommage à Beatriz. Il oublie sa grand-mère, son père, même si ce dernier essaie de «rattraper l’irrattrapable» et madame-la-docteure-en-psychologie-de-l’enfance pour construire son scénario.
À 21 ans, Pauline Desmurs a su construire, en se mettant dans la tête d’un garçon d’une dizaine d’années, un univers protéiforme qui lui permet d’aborder différentes thématiques sur un ton allègre, avec beaucoup d’humour et ce, malgré le drame vécu. Il y a d’abord ce deuil, omniprésent, est qu’il est si difficile d’accepter. Il y a ensuite l’absence du père, un thème abordé par l’incompréhension, mais aussi la colère. Plus étonnant, la poésie et la littérature, à travers la figure tutélaire de Marina Tsvetaïeva dont les mots sont un baume pour tous ceux qui souffrent.
La langue poétique, c’est l’autre tour de force de ce roman. Pauline Desmurs a su trouver, entre les trouvailles de l’enfant et ce qui serait une écriture d’adulte, un style allègre, souvent drôle, qui emporte très vite le lecteur dans cet univers qui donne des couleurs au noir.

Ma théorie sur les pères et les cosmonautes
Pauline Desmurs
Éditions Denoël
Premier roman
192 p., 17 €
EAN 9782207165300
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans un endroit qui n’est pas précisé.

Quand?
L’action se déroule à la fin des années 2010.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je crois que je n’aurais pas aimé être beau, c’est trop fragile, trop figé, en quelque sorte. On craint que ça s’abîme, que ça se gâche, toute cette beauté, alors on laisse son visage comme il est et on en oublie de faire des expériences avec sa tête. C’est plus créatif, les têtes de pitre et de bouffon. »
Noé vient de perdre Beatriz, qu’il adorait. La disparition soudaine de celle qui vivait avec sa mère bouleverse son monde. Il rejette les adultes qui l’entourent et pense à son père, dont il vit l’abandon comme le voyage sans retour des cosmonautes. Les théories qu’il échafaude pour endiguer la violence qui le traverse ne suffisent pas, jusqu’à ce qu’il trouve enfin le moyen de dompter sa douleur.
Porté par une écriture singulière, ce roman capture le mélange de tristesse et de lumière d’un gamin confronté aux fêlures du monde. Une exploration irrésistible de l’enfance dans ce qu’elle a de plus fragile, mais aussi de plus inventif et endurant.

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Maze (Théophile Laverny)
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Pauline Desmurs présente son premier roman © Production éditions Denoël

Les premières pages du livre
« 1
Je ne me rappelle plus exactement ce qui s’est passé quand j’ai appris pour Beatriz. Je crois qu’au début j’ai chuchoté : non. Et puis d’un coup j’ai hurlé : non, non, non, non ! J’ai pensé qu’ils s’étaient trompés, que c’était faux. Autour de moi, ils disaient qu’ils comprenaient mais que je ne devais pas crier parce qu’on était dans un endroit avec plein d’autres gens et personne n’avait envie de m’entendre. Ensuite, j’ai eu envie de crier à tout jamais. Jusqu’à ne plus avoir de voix, plus d’air même. Jusqu’à ce que mes poumons se déchirent comme ses poumons à elle. J’aurais gardé juste le droit, et à nous deux on aurait eu une paire de poumons valable, pile ce qu’il faut, un ticket pour continuer la vie. Mais j’ai toujours mes deux poumons intacts.
Il faut dire que je faisais partie des enfants bêtes quand j’étais petit. Je pensais que les pompes funèbres étaient des magasins de chaussures pour les morts. C’est con les enfants quand ils ne savent pas encore. Selon ma théorie, c’était assez sportif, la mort, et ça demandait un matériel adapté. Quand on me disait que les morts allaient au ciel, je les imaginais grimpant sur une échelle. Je m’en foutais des morts des autres puisque je l’avais elle, avec ses poumons, alors je n’envisageais que le côté pratique. En y repensant, c’est vrai que les nuages ne me paraissaient pas assez solides pour y appuyer une échelle. Et puis je connaissais plein de gens qui avaient eu des morts, mais si je fouillais dans ma mémoire, je n’avais pas vu tant d’échelles. Pourtant je me disais que, peut-être, la nuit, les échafaudages se transformaient en échelles pour les morts, qui eux-mêmes ensuite se transformaient en étoiles. Comme celles qu’il y avait sur les manches de mon pyjama, aujourd’hui trop petit. Maintenant je sais. Et je préférais quand j’étais con. C’était quand même plus facile.

2
Cette nuit, j’étais terrifié. Je me suis figé dans mon lit. C’était à cause du froid de l’absence, dont je venais de me rendre compte. Comme si j’avais été transpercé par un grand couteau glacial qui d’un coup m’avait tranché les dernières pensées d’espoir. Quand j’ai saigné des lèvres, j’ai compris que je me mordais trop fort. Comme si je me punissais pour ces couteaux froids venus annoncer que l’absence durerait toujours. Il n’y a sûrement pas tant d’autres enfants qui dorment avec des couteaux froids dans le corps et la tête. C’est le moins qu’on puisse dire pas de chance. J’aurais préféré une peluche à serrer contre moi pour penser à Beatriz. Mais je n’avais que des couteaux froids. J’ai eu envie d’en choper un au vol (aucune main ne tient les couteaux dont je parle, ils sont comme suspendus) et de me trancher le cou avec. C’est vrai, j’ai voulu mourir d’un coup d’un seul. Simplement disparaître : n’être qu’un corps lourd de mort. Finalement, je me suis endormi.

3
On m’a dit : ça va pas bien, Noé, tu es fou là-dedans. Ça va pas de crier comme ça en public, au beau milieu du monde, sans raison ? J’ai pensé très fort : on ne crie pas. Beatriz, reviens, reviens vite ! Je t’expliquerai en route. Tant pis, on va te chercher une tombe ailleurs. Autour de la fontaine les gens ne veulent pas que tu nages ici pour toujours. C’est peut-être des questions de propriété. Les propriétaires n’aiment pas voir des enfants au pantalon tout retroussé marcher au milieu des fontaines des tas de feuilles mortes dans les mains.
Puisque la fontaine c’était pas possible, je me suis dirigé vers le cimetière. J’ai déambulé dans les allées en shootant dans un caillou. Je m’étais dit : je shoote, et quand j’aurai shooté cinquante-six fois ce sera là, la tombe de Beatriz. C’était pas de chance qu’il y ait déjà ce vieux monsieur juste devant, mais je me suis pas démonté. Il y a plein de place sous la terre ; il paraît que la mort ça fait fondre les gens. Alors, au bout de cinquante-six fois, j’ai dit : bonjour là-dedans. Ça signifiait : c’est bon, Beatriz, tu peux venir ici, ce sera celle-là ta tombe, à côté de Claude Helias, comme il y avait écrit sur la stèle. Le vieux monsieur n’a pas compris et m’a dit bonjour. À moins que lui aussi ait eu l’intention d’inviter ses morts. Mais je ne crois pas ; il semblait être là depuis un petit bout de temps déjà et connaître plutôt bien la dame sur la photo. Je l’ai su à la façon dont il la regardait, avec des yeux pas si mouillés mais qui faisaient comme fouiller l’image. À côté de cette photo, j’ai posé les feuilles que j’avais ramassées. Moi non plus mes yeux ne sont plus si mouillés. Au début, je me retenais de pleurer, mais après je craignais de finir bossu à cause des larmes qui chatouillent dans les vaisseaux et qui se nichent là où elles peuvent. Alors, comme j’ai des ambitions à la grandeur moi, j’ai carrément refait une opération de l’écluse. Oui, quand Beatriz est morte, j’ai replongé dans cette fameuse ère des écluses qui était apparue au temps jadis. Le temps jadis, c’était sept ans plus tôt. Quand j’avais fini par comprendre que le père ne reviendrait pas.
Si la vie m’a appris une chose, c’est qu’on ne peut compter que sur soi. Je m’étais alors nommé commandant général des armées. Mon armée était constituée de mouches, qui pullulaient cet été-là. J’étais aussi assisté d’une Barbie que j’affectionnais alors beaucoup, même s’il lui manquait une jambe. Quand je parlais, les mouches se frottaient les mains, prêtes à se plier à la moindre de mes volontés. Elles me semblaient être les meilleures alliées ; une certitude acquise après une observation minutieuse de plusieurs heures. Je m’étais étonné que de si petites bêtes puissent voler aussi vite. Je me disais : si seulement les humains pouvaient aller à une vitesse pareille, en proportion ! Je les imaginais se rentrant dedans, tout déboussolés d’être si rapides. Et je rigolais, heureux d’avoir découvert la supériorité des mouches, qui restaient pourtant modestes avec leurs yeux rouges comme des alarmes prêtes à hurler au premier de mes ordres. Je méprisais mamie qui, après m’avoir surpris une fois vautré sur le parquet à regarder mes mouches manger, m’avait dit qu’il s’agissait sans aucun doute de la plus répugnante espèce de tout le règne animal. Mais moi, je les gouvernais silencieusement, et j’étais inatteignable. C’était ça, la puissance. Je menais des opérations militaires partout où je le pouvais. Pour vérifier l’état de mes armées, dès que je voyais une mouche, je déposais des morceaux de pêche à côté et ça ne manquait pas : le reste de la troupe rappliquait à chaque fois.
Je devais me montrer exemplaire devant mes soldats toute la journée. Mais la nuit, quand personne ne me voyait et que les mouches étaient au repos, je menais donc des opérations de l’écluse, comme je les avais baptisées. Quand j’enlevais mon uniforme de commandant général des armées pour enfiler mon pyjama, je me laissais aller en secret aux contre-offensives. La nuit, je chialais toute mon âme. Les larmes me roulaient dessus comme des boulets de canon. C’était ça, la guerre.
Cette nuit-là, celle de la mort de Beatriz, je suis en quelque sorte revenu à cette époque d’intensité militaire. Oui, je me suis éclusé corps et âme. Un petit enfant qui se prend pour Dieu auprès de ses mouches. Je n’étais plus si petit et je n’avais plus de soldats mais je me suis éclusé pendant de longues heures. Puis, à un moment, j’ai senti que j’étais tout sec.

4
Le vieux monsieur du cimetière s’appelait Alexandre. Quand il m’a interrogé sur mes feuilles, je lui ai raconté à grands traits l’histoire de Beatriz. Que c’était l’amie de maman, sa meilleure amie, qui était devenue comme une mère pour moi vu que la mienne travaillait. Je lui ai aussi raconté le mois de mars, quand on avait su pour la tache sur la photo, et le mois de mai, quand la tache s’était répandue tout autour, comme me l’avait expliqué maman. C’était un rendez-vous important parce que maman n’était pas allée travailler ce jour-là. Les médecins leur avaient appris à toutes les deux que la tache ne pouvait plus être réduite et que la couleur allait se propager dans les semaines qui suivraient, ou dans les mois si par chance l’encre ne coulait pas trop vite. Beatriz a été très forte mais la tache était bien plus vicieuse.
On aurait dit qu’elles s’étaient mis du coton dans la bouche pour amortir le coup, parce que Beatriz et maman n’ont jamais prononcé le mot « cancer ». Le mot « tache » c’était une sorte de pare-chocs pour raplatir les nodules, qui n’arrêtaient pourtant pas de grossir. Comme je ne voulais pas divulguer mes secret-défense (rapport à la sécurité des troupes), maman et Beatriz n’ont jamais su qu’elles s’adressaient à un garçon qui dans son enfance avait été militaire et avait vécu suffisamment de batailles pour prononcer le mot « cancer ». Mais elles, elles n’avaient jamais été soldates et ça leur faisait trop mal. Alors on taisait le mot qui nous fauchait le moral rien que d’y penser.
La veille du rendez-vous aux taches indélébiles, je m’étais promis de faire la révolution. Un bout de plâtre était tombé du plafond pendant que maman prenait sa douche. Je l’avais entendue s’exclamer de sa voix rauque : « Oh merde, c’est quoi encore ce bourbier ? » Puis elle était sortie de la salle de bains enroulée dans sa serviette, le bout de plâtre orphelin sous le bras, exaspérée : elle allait devoir parler à ce propriétaire qui rechignait toujours à respecter la loi et la méprisait depuis qu’elle avait payé le loyer avec une semaine de retard. Elle s’était fait virer de son boulot aux musées de Paris et avait dû en trouver un nouveau.
C’est une personne exécrable, le propriétaire. Une fois, il est passé avec un réparateur pour faire un devis, les plaques de cuisson n’étant plus aux normes. Comme maman travaillait, c’est Beatriz et moi qui lui avons ouvert. Il ne nous a pas adressé la parole et, quand il a eu maman au téléphone la semaine suivante, il lui a fait comprendre que ça ne lui plaisait pas qu’il y ait deux femmes et un enfant qui vivent ensemble dans son appartement. Comme s’il avait son mot à dire, celui-là.
Alors, quand le plâtre de la salle de bains s’est décroché, j’ai demandé à maman si elle voulait que je le fasse, que j’appelle monsieur Sourat pour lui apprendre pour la douche. Elle m’a remercié et s’en est occupée sur-le-champ.
Après quelques appels en absence, monsieur Sourat a fini par décrocher.
« Olivier Sourat, je vous écoute, il a dit de sa voix de daim.
— Madame Kerbaux, je vous appelle au sujet de l’appartement. »
Maman lui a expliqué pour le plafond qui venait de lui tomber dessus alors que tout était normal aux alentours, pas de tremblement de terre à signaler. Il recevrait dans la matinée une photo dans sa boîte mail. Monsieur Sourat a demandé en retour si on n’était pas un peu trop à prendre des douches dans cet appartement. Maman a exigé qu’il appelle quelqu’un pour réparer le plafond, qui n’était quand même pas beau à voir. Monsieur Sourat a voulu savoir combien de douches l’amie de maman qui n’était pas signalée sur le bail prenait chaque jour. Maman a déclaré qu’elle lui laissait jusqu’à la fin de la journée pour lui annoncer quand viendrait le réparateur.
« Vous êtes têtue, ma petite, il lui a répondu.
— J’espère que ce n’est pas à moi que vous vous adressez de la sorte, a rétorqué maman.
— Elle détruit mon appartement et elle ose s’énerver. »
Maman est restée courtoise.
« J’attends des nouvelles du réparateur. Bonne journée.
— C’est ça, ma petite. »
Et maman a raccroché, noté l’heure de l’appel et pris en photo le plafond et le bout de plâtre qui trônait désormais dans le salon, pour avoir des preuves au cas où.
Après cet échange révoltant, je m’étais dit : aujourd’hui on va renverser ce qui est injuste, tout d’un coup faire la révolution. Pour ça, j’avais préparé une bouteille avec de la pisse à l’intérieur. Je savais que monsieur Sourat n’habitait pas très loin du travail de maman et je comptais aller chez lui pour déverser le contenu de la bouteille dans sa boîte aux lettres. Pour qu’en l’ouvrant il en ait sur ses chaussures – en daim comme sa voix –, et pour que ses lettres avec plein de chiffres pas possibles soient toutes gondolées. Une petite vengeance personnelle, quoi.
Mais, ce jour-là, celui du rendez-vous aux taches indélébiles, je n’ai pas eu le temps de faire la révolution. J’ai senti dès qu’elles sont rentrées, Beatriz et ma mère, qu’il se passait quelque chose de grave. Quand j’ai vu leur mine défaite, j’ai d’abord pensé qu’elles avaient trouvé la bouteille et allaient me demander des explications. Elles avaient l’air triste et en colère et j’ai cru qu’elles étaient déçues. Qu’elles n’avaient pas compris le sens du projet alors que moi je voulais simplement faire savoir à Sourat que, parfois, quand on ne s’y attend pas, le destin nous pisse dessus. Et que ça peut arriver à tout le monde, même à lui avec ses chaussures en daim. Mais ce n’était pas ça. Elles n’en avaient rien à faire de mes bouteilles de pisse et du daim de Sourat maintenant que Beatriz était toute tachée. Quand elles m’ont expliqué la situation, je leur ai dit : « Beatriz, ta tache, c’est pas possible. J’ai vu qu’on avait envoyé une fusée sur Mars pour y chercher des traces de vie. Peut-être qu’on pourrait faire pareil pour ta tache ? Forcément, il y a de la vie dedans, ce n’est pas possible sinon. » Ça m’a tracassé cette histoire.
Le soir de cette journée où la révolution avait avorté, je ne me souviens plus trop de ce qu’il s’est passé dans mon petit cerveau. Je me promenais dans mes rêves, naviguant ainsi à moitié réveillé. Coincé dans ma tête, j’imaginais des cosmonautes qui auraient atterri dans les poumons de Beatriz et planté un drapeau pour dire : c’est bon, on est là, on a ramené la vie. Mais, si vous voulez mon avis, les cosmonautes, ils n’en ont rien à foutre, ces espèces d’égoïstes.
Les soirs suivants, maman et Beatriz ne parlaient pas trop. De mon côté, j’ai essayé de détendre l’atmosphère. Ce n’était pas facile mais j’ai chanté deux ou trois chansons que m’avait apprises Beatriz un bon bout de temps avant. En faisant le clown et des grimaces avec ma tête. Parfois, je me vois dans le miroir et je me dis : c’est fou ce qu’on peut faire avec ses traits. Des têtes fofolles, des têtes nunuches, des têtes qui ne comprennent pas. On se métamorphose en un claquement de gueule. Je crois que je n’aurais pas aimé être beau. C’est trop fragile, trop figé en quelque sorte. On passe son temps à craindre que ça s’abîme, que ça se gâche, toute cette beauté, alors on laisse son visage comme il est et on en oublie de faire des expériences avec sa tête. C’est plus créatif, les têtes de pitre et de bouffon.

5
Il paraît que je ressemble un peu à mon père. Pourtant, ce n’est pas ce que j’ai vu sur les photos que maman m’a montrées un jour. Il avait les yeux marron ; les miens sont verts. Je tiens de maman mes taches de rousseur éparpillées en poussières sur ma figure, douces comme le lait. Lui avait la peau épaisse : sa moustache lui tirait les traits vers le bas. Maman, qui pensait me faire plaisir en me donnant des racines paternelles, a maintenu que nous avions, lui et moi, une expression commune, une façon de lever les yeux avec un air espiègle. Ça ne m’a pas trop plu d’être une branche de cette racine moche et moustachue. C’est à ce moment-là que je me suis entraîné à me défigurer jusqu’au méconnaissable. À froncer les sourcils et à planter mon regard dans celui des autres pour leur faire baisser les yeux. Il était hors de question d’être espiègle comme lui. Moi, j’étais plein de gravité.

6
Quand je suis arrivé au cimetière, la semaine suivante, Alexandre était déjà là. Il vient tous les jeudis, pour observer sa mère. On ne s’est pas dérangés, silencieux qu’on était l’un à côté de l’autre. Moi, de toute mon énergie j’essayais de dire des choses à Beatriz. Qu’elle me manquait mais que je tenais le bon bout parce que je n’ai pas le choix. Je lui demandais si son corps était à présent entièrement taché et si la tache avait enrobé les autres corps près du sien dans sa tombe. Je lui ai dit aussi que maintenant qu’elle n’était plus là c’était bien malin : j’avais beaucoup trop de temps pour penser au vide qui me triturait les tripes.
Alexandre m’a demandé si j’avais un téléphone. À quoi ça aurait servi ? Il n’y a pas de réseau où je veux appeler. Et puis ma mère répète toujours qu’à cause de ces cochonneries un matin dans cinquante ans on se réveillera tous aveugles. Je la crois quand même un peu. C’est pour ça qu’en prévision je scrute tout, pour me rappeler, au cas où. On ne sait jamais. Comme ça, j’espère être plus malin que tout le monde. J’ai l’impression d’avoir une longueur d’avance vu que je sais déjà qu’il faut s’en foutre de pas mal de choses.
À vrai dire, depuis sa mort, j’avais déjà composé quelques fois le numéro de Beatriz. Je savais qu’elle ne répondrait pas mais je voulais entendre sa voix dire après deux secondes de silence : « Bonjour, c’est Beatriz, apparemment je ne suis pas libre dans l’immédiat, mais vous pouvez réessayer plus tard ou m’envoyer un message, et je vous répondrai. Passez une bonne journée. » Je la connaissais par cœur, sa messagerie, et ça m’avait fait triste de me dire que jamais plus elle ne me rappellerait. Pourtant, dans la vie il faut croire. Alors j’avais choisi de lui laisser un message vocal et de lui envoyer un texto. Je lui avais dit : « Beatriz, tu me manques quand même et tu manques à maman. J’aimerais bien que tu me dises si c’est vrai que les morts se transforment en oiseaux. Figure-toi que maman a toujours ton bracelet autour du poignet. Quand elle mourra elle aussi, je me dis que ces bracelets ce sera un peu comme un GPS : vous n’aurez pas trop de mal à vous retrouver dans la grande conscience du ciel. C’est pratique les GPS. Et puis après vous aurez quatre yeux ronds d’oiseau pour me repérer quand ce sera mon tour d’en être un. Je sais que tu vas pas me rappeler mais je ne t’en veux pas. Je te dis à bientôt dans le ciel. » Puis j’avais raccroché, et ça avait été là, la nuit des écluses.
Maman et Beatriz avaient le même bracelet : violet pour maman, comme la couleur du papier peint mais en plus beau, et jaune pissenlit pour Beatriz. Elles les avaient achetés en se regardant très fort. J’en ai même eu des frissons tellement c’était puissant, cette tendresse qui sortait d’elles. C’était un jour où on s’était dit qu’on voulait partir un peu de Paris et de la région. Et puis ça ne m’a pas échappé que quand Beatriz est partie maman a récupéré son bracelet puis lui a passé le sien en échange. Ça lui va bien aussi, le jaune au poignet. Souvent, le matin, quand elle boit son grand bol de café, je la vois triturer son bracelet jaune. Moi aussi, ce jour-là, j’aurais voulu avoir un bracelet pour faire partie de leur jeu. Mais j’avais bien senti à leurs regards que ça aurait abîmé le moment si j’avais réclamé quoi que ce soit.
Le week-end où maman et Beatriz s’étaient acheté les bracelets, nous avions loué un gîte juste une nuit. C’était une toute petite maison avec un vieux banc en pierre à côté de la porte d’entrée. Lors de notre balade, on avait ramassé des fleurs sauvages dont on avait fait une tisane. Comme des sorcières. Je n’arrivais pas à dormir, et quand j’étais descendu me chercher un verre d’eau j’avais vu maman et Beatriz tirer les cartes. Elles avaient trouvé un tarot sur une étagère. Les cartes étaient belles, colorées. Elles avaient été peintes à la main. Ça m’avait perturbé de voir des adultes y accorder du crédit. Je leur avais demandé si elles croyaient vraiment qu’un jeu pouvait prédire le destin. Maman était restée silencieuse et Beatriz m’avait répondu qu’on pouvait écouter ce que nous disaient les cartes sans pour autant s’y fier absolument. Mais que parfois ça pouvait aider à s’orienter. Elle m’avait soudain parlé de quand elle avait été malade, pas des nodules qu’on n’avait pas encore trouvés, mais de l’alcool. Ça m’avait fait bizarre, elle ne parlait jamais de cette période-là. Maman avait continué de se taire. Beatriz m’avait alors raconté qu’à un moment elle avait bu de façon continue, du mauvais vin, n’importe quoi du moment que c’était de l’alcool. Qu’elle ne sentait même plus le goût, qu’elle n’appréciait pas, qu’elle se dégoûtait, mais qu’elle buvait simplement parce que l’absence de sa mère était devenue impossible pour elle.
À cette période, elle ne répondait plus au téléphone, pas même aux appels de maman. Et puis un jour maman était venue lui rendre visite. Ne sachant pas comment l’aider, elle avait essayé de restreindre son accès à l’alcool. Beatriz était d’abord devenue un peu agressive, puis très calme, puis avait déliré. Elle s’était mise à tirer les cartes d’un tarot imaginaire. C’était un jeu ordinaire. Pourtant, elle, elle voyait des personnages s’animer sur les cartes. Une étrange chorégraphie. Maman l’avait regardée et lui avait dit : « Qu’est-ce qu’elles te disent les cartes, ma Bea ? Tu veux que je reste avec toi ? » Beatriz lui avait demandé d’en piocher une. Maman était tombée sur le huit de cœur. Beatriz avait observé la carte silencieusement, l’avait tournée et retournée, puis avait déclaré : « Il est écrit que j’ai besoin d’aide, je suis d’accord pour les soins. » Alors elle s’était servi un dernier verre de vin puis elles étaient allées se coucher toutes les deux. Le lendemain, maman l’avait emmenée aux urgences et quelques jours après Beatriz avait été transférée dans un hôpital adapté.
Cette soirée qu’on avait passée tous les trois au gîte, c’est maman qui s’était occupée de tirer et de lire les cartes de ce véritable jeu de tarot. Elles étaient formelles : nos planètes étaient alignées, le meilleur était à venir. Ce soir-là, on s’était sentis invincibles. Les cartes n’avaient vu ni les taches, ni les métastases, ni les nodules. Ni les cartes ni les astres n’avaient vu pointer le cancer. Et nous, insouciants, entre deux gorgées de tisane froide à l’ortie, on les avait crues. »

Extrait
« Lors de ma deuxième séance avec madame-la-docteure-en-psychologie-de-l’enfance, nous avons discuté calmement, sans rien écluser. J’ai observé les murs de son bureau, il y avait des posters de vieux films et des taches noires dans des cadres. Encadrer des taches, on n’a pas idée! Je m’attendais à qu’elle me demande ce que représentent ces taches mais elle ne l’a pas fait. C’était peut-être écrit sur mes rétines que partout autour de moi je voyais des métastases. À la place, la psychologue m’a demandé ce que je dirais à mon père s’il se trouvait dans ce bureau avec nous. Je lui dirais: bonjour monsieur, je ne vous connais pas et je ne m’adresse pas aux inconnus. Ma mère m’a toujours conseillé de ne pas parler aux inconnus, surtout aux hommes vieux. Ensuite, je garderais mon silence et ma tête bien haute et j’attendrais qu’il galère à côté de moi à essayer de rattraper l’irrattrapable. Peut-être qu’il s’en foutrait d’avoir loupé tout ça, d’avoir loupé tout moi, d’avoir choisi sa vraie famille, ses vrais enfants, ceux pour qui il avait signé le papier confirmant: je reconnais, je suis leur père. C’est n’importe quoi cette histoire. » p. 91

À propos de l’auteur
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Pauline Desmurs © Photo DR

Pauline Desmurs a vingt et un ans. Après des études d’histoire et de langues, elle s’oriente vers le journalisme. Ma théorie sur les pères et les cosmonautes (Denoël, 2022) est son premier roman. Un texte lumineux sur une enfance marquée par le deuil et sauvée par l’art, porté par une écriture aussi poignante que facétieuse.

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Les chairs impatientes

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En deux mots
Victime d’une grave dépression après un accouchement, la narratrice se soigne dans un établissement alpin. C’est là qu’elle va faire la connaissance d’un homme pour lequel elle va brûler de désir. Une situation difficilement compatible avec un mari, une famille, des patients qui l’attendent à Paris.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Emportée par la puissance du désir

Dans un premier roman incandescent Marion Roucheux confronte une femme qui, au sortir d’une dépression, va être prise dans le tourbillon de la passion. Une expérience qui va remettre en cause une vie bien rangée jusque-là.

Lorsque s’ouvre ce roman d’une sensibilité rare, la narratrice est dans un centre de soins des Alpes où elle se laisse porter, «comme une enfant indolente, ne décidant de rien, à l’abri dans ce cocon de neige, la montagne pour seul horizon.» Si elle a choisi de se débarrasser de ses «vêtements trop encombrants de femme, d’épouse, de mère et de médecin (…) pour redevenir une plus petite version d’elle-même», c’est qu’à la suite d’une seconde grossesse, elle a été victime d’une profonde dépression, loin d’un simple baby-blues. «La machine s’est déréglée, la petite mécanique de mon quotidien a vacillé, sans douceur, une déflagration soudaine et le grand basculement» quand Antoine son mari la trouve le regard perdu, son enfant dans les bras sur le rebord la fenêtre, quatre étages au-dessus du vide.
Ouvrons ici une parenthèse pour dire que Marion Roucheux a créé Les louves, un ensemble de prestations pour accompagner la maternité et notamment des cercles de parole et d’écriture.
La cure va lui être bénéfique. Elle va lui permettre de se reconstruire tant physiquement que moralement. Elle va même jusqu’à rechausser des skis, ce qui ne lui était plus arrivé depuis l’enfance. Après une chute, elle va être secourue par un homme très prévenant. Plus qu’une rencontre, ce sera pour elle comme une déflagration. Dans ses bras, elle découvre qu’il existe d’autres possibles. «Un espace où je ne m’occuperais que de moi, où je n’aurais à prendre soin ni de ma famille ni de mes patients, où mon corps et ses impulsions régneraient en maîtres absolus.»
Alors, elle s’abandonne, se donne. Jouit. Elle se soumet à la puissance du désir et ne vit plus que pour et par cette envie jamais inassouvie. Quand elle rentre à Paris, elle a construit une double vie, noté un prénom factice sur son téléphone. Elle va chercher par tous les moyens à entretenir son histoire. Un mot de son amant, un souvenir pour accompagner la masturbation. Une heure dégagée dans son agenda puis un jour durant lequel elle ne sortira pas de leur chambre d’hôtel.
«Mon secret souterrain grandit, creuse ses galeries, fragilise ma carcasse, dévore tout et m’éloigne jour après jour de qui je suis, de celle que j’étais, il fait de moi une autre, tout a changé et je suis la seule à le savoir.»
Avec une économie de mots, Marion Roucheux dit alors la difficulté de mener de front cette double vie, l’impossibilité de faire durer la passion dans le temps, quand les contingences du quotidien rattrapent la belle aventure. Quand la peur commence à gagner du terrain, quand on va jusqu’à se méfier de son ombre. Quand le coup de foudre vire au coup de folie. Restent ces moments forts, cette approche que l’on dira durassienne de l’amant.

Les chairs impatientes
Marion Roucheux
Éditions Belfond
Premier roman
192 p., 19 €
EAN 9782714497918
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. Mais c’est dans les Alpes que va se faire la rencontre décisive.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Ce qu’il a réveillé en moi est mille fois plus puissant que lui. ».
Six mois après la naissance de son deuxième enfant, une jeune femme est admise en maison de repos au bord d’un lac de montagne. En retournant skier seule pour la première fois depuis longtemps, elle rencontre un homme qui va réveiller son corps.
Dans une langue poétique et crue, Les chairs impatientes raconte un désir féminin dévorant qui ne veut plus renoncer à rien et peut tout renverser sur son passage.

Les critiques
Babelio
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Blog Mes p’tits lus

Les premières pages du livre
« 1.
Pieds nus dans la neige, je m’allume une cigarette chaque soir depuis que je suis ici. Je n’ai pas le droit de fumer, alors je sors en peignoir sur le balcon. Il a neigé toutes les nuits, le paysage est moulé dans un seul bloc silencieux, on discerne à peine les chalets sombres et leurs volets dentelés, la montagne n’est qu’une masse imposante derrière moi dont je ressens la densité. La fumée de ma cigarette rejoint le blanc crémeux de la nuit, j’écrase le mégot dans une tasse de café que j’ai laissée sur le rebord de la fenêtre et je rentre dans ma chambre, mes pieds gelés laissent des traces humides en s’enfonçant dans l’épaisse moquette au motif écossais rouge et vert sombre, du même vert que les sapins que j’aperçois chaque matin entre les rideaux. Je dors les volets ouverts pour ne pas manquer l’aube et son spectacle qui me cueillent aux premières lueurs, dans un éclat net et franc, cette lumière que l’on ne trouve que sur les sommets.

Je suis arrivée il y a une semaine et depuis, mes journées suivent le même rythme monotone et lent, le petit déjeuner dans la salle commune avec les autres malades, les soins, la lecture dans ma chambre, les médicaments à prendre à heure fixe, les siestes, les promenades sous la neige, le rendez-vous en fin de journée avec le docteur qui me pose inlassablement les mêmes questions, avec le même air doux et poli que je dois afficher malgré moi face à mes patients. J’ai très vite réappris à dormir. Le traitement a effacé des mois d’insomnies, c’est du moins ce dont se réjouit le médecin ; mais je sais, au fond, que c’est l’absence d’Antoine et des enfants qui m’a rendu mes nuits. Leur absence, et ce silence qui couve et a éteint la cacophonie blanche qui résonnait en moi.

Ma chambre est sous les toits, en mansarde, on croirait entendre les flocons tomber sur les tuiles en bois, on distingue aussi le vent dans les pins, très loin, un vague écho. Le premier soir, je me suis glissée en sous-vêtements sous les draps gelés, alors que dehors la tempête emportait le paysage. Il était tôt, pourtant le sommeil m’est tombé dessus, je me suis endormie d’un coup, j’ai abandonné les éléments à leur sauvagerie et me suis enfin réfugiée dans la nuit qui me tendait les bras.

À mon réveil, il faisait encore noir. Une pluie froide coulait en filets le long de la fenêtre, les gouttes rebondissaient sur la gouttière, l’orage était passé, le vent soufflait en chuchotant, je me suis demandé si j’étais au cœur d’une nouvelle insomnie, si le sommeil m’avait encore abandonnée après quelques heures à peine. Depuis des mois j’avais appris l’attente, les heures qui défilent sans qu’on les reconnaisse, les bruits du dehors, le vent qui forcit autour de minuit, les branches des arbres qui dansent dans un bruissement feutré, les griffes des oiseaux nocturnes qui parcourent le toit dans une ronde désordonnée. Tout ce ballet que j’avais appris à déchiffrer, les yeux grands ouverts dans l’obscurité attendant qu’elle se dissipe, que les premières pointes de l’aube teintent ma chambre d’une lueur incertaine. Et puis, ce moment où les chants percent, d’abord timides, avant de devenir de plus en plus mélodieux et nombreux, les mésanges et rouges-gorges saluent le jour, se réjouissent bruyamment, s’interpellent, alors que mon corps, épuisé, exsangue, vidé de sa substance vitale par ces heures de lutte pour le sommeil, capitulait enfin. Le jour se levait, je m’endormais, vaincue.
Mais ce matin-là, à mon premier réveil loin de Paris, sous l’œil compact de la montagne, j’ai regardé l’heure le cœur serré. L’écran du téléphone m’a confirmé mon intuition : j’avais dormi.

2.
C’est Antoine qui a choisi cette adresse, je ne me souviens pas d’avoir participé à aucune décision ces derniers mois. Il a tout organisé, il a confié les enfants à ma sœur aînée pour pouvoir m’accompagner ici, nous avons pris l’avion, j’aurais préféré la lenteur du train, il a fait avec moi un tour de l’établissement, la vue sur les cimes blanches, les balcons enneigés, le téléphérique au loin, puis il m’a confiée à l’équipe de la cure avant de rentrer à Paris. Cette semaine mon fils fêtera ses six mois. Cela fait tout juste six mois que la machine s’est déréglée, que la petite mécanique de mon quotidien a vacillé, sans douceur, une déflagration soudaine et le grand basculement.
Il nous a fallu quelques semaines pour comprendre que je ne vivais pas un simple baby-blues, de ceux que toutes les jeunes mères ressentent, dû à la chute hormonale que l’on traverse après l’accouchement, et qui dure quelques jours. Je pleurais tout le temps. Dès les premières heures à la maternité. Je me réveillais en pleurant. Je nourrissais mon bébé en pleurant. Je restais des jours entiers assise sur mon lit, ou sur le canapé du salon, pleurant, le bébé à côté de moi, j’attendais que les minutes vides de sens passent, je ressentais à peine un soulagement quand Antoine rentrait le soir avec notre fille aînée. Il me trouvait fatiguée, amaigrie, mais qui n’est pas fatiguée avec un nouveau-né ? Les premières semaines ont passé, le bébé a grandi, un bébé sage, lui seul avait saisi – maintenant je le comprends – que cette maternité m’avait fracassée. J’ai repris le travail au cabinet, malgré les nuits blanches, toutes ces heures sans sommeil que j’ai mises sur le compte du bébé, des biberons nocturnes, des câlins pour rassurer et des fièvres à 4 heures du matin à soigner. Je n’avais pas réalisé que le sommeil m’avait abandonnée.

Un matin, Antoine m’a retrouvée sur le rebord de la fenêtre. Debout. En équilibre sur le garde-corps. Le bébé dans les bras. Le vide des quatre étages sous moi. Tétanisé, il a murmuré mon prénom. Il l’a murmuré en boucle, doucement, sans fin, une litanie à laquelle se raccrocher, une comptine saccadée pour me bercer, il s’est avancé la main tendue vers moi comme on tente d’approcher un chat sauvage. Il m’a saisie par le coude, a posé son autre bras autour du bébé, et nous a portés jusque dans la chambre. Je me suis laissé faire, silencieuse, les yeux dans le vague, avant de m’écrouler endormie, le sommeil comme refuge. Je ne me souviens pas de cette scène, c’est Antoine qui me l’a racontée, puis à son tour la psychiatre qui m’a reçue le jour même. On m’a hospitalisée, dix jours loin de mes enfants, mon corps épuisé et vide, plus d’enfant dedans, plus d’enfant dehors, la solitude comme seule compagne, et je suis ressortie avec ce diagnostic, dépression post-partum sévère, la détresse était devenue pathologie, et une ordonnance, des médicaments pour me sauver.

3.
« Repos et régénération » : ça sonne comme un slogan, c’est la promesse écrite un peu partout ici en italique, comme pour nous rappeler, à nous les patients en peignoir, ce que nous sommes venus chercher. J’ajoute en pensée « régression ». Car depuis mon arrivée à la cure, je me suis laissé porter, comme une enfant indolente, ne décidant de rien, à l’abri dans ce cocon de neige, la montagne pour seul horizon, mes cigarettes dehors comme seule transgression. En quelques jours, je me suis débarrassée de mes vêtements trop encombrants de femme, d’épouse, de mère et de médecin, pour redevenir une plus petite version de moi-même, concentrée, un essentiel de qui j’étais, ne faisant plus appel qu’à mes fonctions vitales, laissant le reste, tout le reste, vivre et couler autour de moi comme une pluie fine d’été, cette pluie dont on sent la présence, dont on aime le parfum, mais qui ne modifie pas le cours des choses. Je me suis délestée du superflu, me focalisant uniquement sur la prise des repas, les soins, mon traitement, mon désir de faire bonne impression auprès du docteur, comme un nouveau-né qui sans y penser n’est préoccupé que par ce qui est purement organique, nécessaire à sa survie et à son bien-être. Je ne parle presque pas, je me contente de vagues sourires et de hochements de tête à l’adresse des autres pensionnaires les rares fois où je les croise dans les couloirs, je n’appelle pas Antoine et les enfants, je m’enveloppe dans un silence doux et cotonneux, n’écoutant que mes pensées, mon corps, mes sensations les plus élémentaires. Chaque soir je me vautre dans le sommeil retrouvé, je laisse ma peau, mes muscles et chacun de mes organes s’abandonner à la nuit, nue dans les draps froids, jouissant de la solitude et du calme.

4.
Il me faut quelques jours supplémentaires pour m’aventurer hors du chalet. D’abord pour de courtes promenades dans le village de montagne, la neige tassée sous mes semelles, des flocons dans mes cheveux, le silence du crépuscule. Et puis un matin, je me décide à prendre des skis dans le local derrière les cuisines et à braver le froid mordant et mes souvenirs d’enfance ; je mens sur mon niveau, je ne veux pas me retrouver dans un groupe de skieurs qui part du chalet au même moment, je suis trop attachée à ma nouvelle indépendance, alors je mens, je dis que je sais, que je suis douée, et on m’indique un parcours ardu, un entrelacs de pistes noires à affronter seule.

C’est vertigineux là-haut, la neige tombe, molle, collante, elle accroche sous mes skis, je ne sais pas si c’est bon signe, je n’ai pas skié depuis mon enfance, quand mon père nous emmenait toutes dans le chalet familial. Ma mère rechignait chaque fois, elle préférait le soleil, les plages, sa peau toujours plus brune au soleil, son enfance dans les Calanques, elle considérait la montagne comme une ennemie, le temps sur la neige comme du temps perdu, du soleil en moins. Mais mon père n’abdiquait pas, nous partions chaque hiver, nos combinaisons colorées et tout le matériel qu’il avait achetés pour mes sœurs et moi rangés sur le toit du grand break, ma mère et sa moue silencieuse à l’avant de la voiture, nous faisions le trajet de nuit pour arriver dans le chalet glacial, la neige sur le toit et sur les routes, les petites lueurs de quelques fenêtres au cœur de l’obscurité comme seuls repères pour nous signifier que nous étions bien arrivés. J’ai pris le parti de ma mère, j’ai décidé de ne pas aimer la neige, le froid, l’effort. Mes sœurs ne voyaient pas l’intérêt de prendre position, elles acceptaient avec entrain les matinées sur les pistes, les remontées mécaniques, les chaussettes humides le soir, les nuits toutes ensemble dans l’ancienne chambre de notre tante, les murs couverts de lambris, les plaids épais au bout des lits, les murmures et les rires jusque tard dans la nuit.

Enfin en haut de la piste, je revois mon père, son sourire assuré sur ses skis, mes sœurs qui crient en le suivant même sur les pentes les plus raides. Toute à mes souvenirs, j’oublie la piste sous mes skis et bute soudain contre un rocher enseveli sous une couverture de neige grise. Mon tibia heurte la pierre. Je crie sous le choc, la douleur est fulgurante, un éclair ardent irradie le long de ma jambe, me brûle sous le froid de la neige qui tombe de plus en plus dru, les larmes me montent aux yeux, je tombe lourdement sur le tapis gelé à mes pieds.

Il apparaît quand je chute.
Celui par qui tout est arrivé.
Cet homme jailli de la montagne abrupte. Sa peau sur la neige. Son cou fragile et puissant. La certitude absolue et immédiate que sa simple présence va tout faire voler en éclats.
J’ai mal, j’aurai mal pendant quelques semaines encore, une fois rentrée à Paris le radiologue sera surpris que j’aie pu continuer à skier avec une telle blessure, l’os est fissuré. Cette douleur, c’est l’écho de son apparition en haut de cette montagne, de son sourire qui se déploie sur toute cette neige, des éclairs malachite qu’il me lance au premier regard, quand il soulève son masque. Pendant les semaines qui suivent, j’en viendrai à chérir l’hématome qui recouvre ma jambe, ses nuances de bleu, de violet, comme un témoin de Son existence, je le caresserai doucement, pour Le sentir, Le rappeler à moi, je presserai ma paume entière, j’appuierai sur l’os jusqu’à ce que la douleur m’arrête, pour Le faire surgir à nouveau.

Il est là, né des sommets et de la neige, et il rit comme un enfant devant ma chute, un rire sans méchanceté, un rire pour dire le spectaculaire de la scène que j’ai offerte, avec mon choc et mon cri. J’essaierai plus tard de me souvenir de lui avant que je ne sache que c’était lui, avant qu’il ne devienne tout, mon souffle, mon désir, avant que son corps ne se confonde avec le mien, avant que je ne me noie entièrement en lui. J’essaierai de retrouver son image, quand il n’était encore qu’une silhouette noire sur la neige dont je n’apercevais que la mâchoire et le cou à nu, le reste de son corps protégé du froid par des vêtements techniques, me tendant la main pour m’aider à me relever. Et son rire, à ce moment-là, franc, cristallin comme la neige qui nous encadrait, une gifle aussi rafraîchissante que le vent qui fouettait mes cheveux.
Son rire et ma chute sont liés. Tout comme le silence de la montagne nous a couverts, tout de suite, son silence et son immensité. Nous sommes seuls ici, Antoine et les enfants n’existent pas.

Je n’entends pas ce qu’il me dit, tenue par ma douleur, mais je capte tout, tous les signaux, les vibrations de son rire, sa barbe naissante et la peau fine de son cou rougie par le froid, la sueur à la naissance de sa nuque, et sa voix, ce timbre indéfinissable, à la fois traînant et vif, viril et enfantin, une voix qui transporte, qui éblouit, une voix qui dans les prochains mois m’emmènera plus loin que n’importe quelle voix ne l’a jamais fait, qui me fera me tordre de douleur et de plaisir, une voix qui deviendra le ressort de mon désir, mais qui tout de suite, dans la neige et le blanc, m’aide à me relever en riant. »

Extraits
« C’est Antoine qui a choisi cette adresse, je ne me souviens pas d’avoir participé à aucune décision ces derniers mois. Il a tout organisé, il a confié les enfants à ma sœur aînée pour pouvoir m’accompagner ici, nous avons pris l’avion, j’aurais préféré la lenteur du train, il a fait avec moi un tour de l’établissement, la vue sur les cimes blanches, les balcons enneigés, le téléphérique au loin, puis il m’a confiée à l’équipe de la cure avant de rentrer à Paris. Cette semaine mon fils fêtera ses six mois.
Cela fait tout juste six mois que la machine s’est déréglée, que la petite mécanique de mon quotidien a vacillé, sans douceur, une déflagration soudaine et le grand basculement.
Il nous a fallu quelques semaines pour comprendre que je ne vivais pas un simple baby-blues, de ceux que toutes les jeunes mères ressentent, dû à la chute hormonale que l’on traverse après l’accouchement, et qui dure quelques jours. » p. 13-14

« De l’extérieur rien n’a changé. Mais en moi, tout est différent. Comme si je découvrais que je marchais sans le savoir depuis des années le long d’une falaise à pic. Alors que les heures s’étiraient monotones dans la vie que je me suis construite, une autre moi dans une réalité parallèle m’a soudain appris qu’il existait d’autres possibles. Un espace où je ne m’occuperais que de moi, où je n’aurais à prendre soin ni de ma famille ni de mes patients, où mon corps et ses impulsions régneraient en maîtres absolus. Dans ce monde ouaté où je glisse sur des pistes noires, j’ai rencontré cet homme au sommet d’une montagne, et la neige m’a apporté cette promesse d’une autre moi. » p. 25

« Mon secret souterrain grandit, creuse ses galeries, fragilise ma carcasse, dévore tout et m’éloigne jour après jour de qui je suis, de celle que j’étais, il fait de moi une autre, tout a changé et je suis la seule à le savoir. Tandis que mon corps se souvient, que mon secret prend toute la place, l’air se raréfie, l’espace me manque. » p. 88

À propos de l’auteur
ROUCHEUX_Marion_©Delphine_JouandeauMarion Roucheux © Photo Delphine Jouandeau

Marion Roucheux est née à Nantes en 1985 et vit au bord de l’océan. Elle a suivi un atelier d’écriture de la Nrf animé par Anne Serre. Les chairs impatientes est son premier roman.

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Debout dans l’eau

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Ouvrage sélectionné pour le Prix Roblès 2022

En deux mots
Quelque part en Belgique, près d’un étang, une fille de onze ans raconte son quotidien. Elle séjourne chez ses grands-parents, croise des animaux et des gens, rêve et apprend les choses de la vie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Pour faire des ronds dans l’eau

Pour son premier roman Zoé Derleyn a choisi de raconter son séjour chez ses grands-parents lorsqu’elle était préadolescente. Avec poésie et humour, avec un brin de nostalgie.

Voilà un roman qui fonctionne comme un caillou jeté au milieu d’un étang. En suivant les ondes, on s’éloigne de plus en plus du cœur de l’histoire tout en découvrant de nouveaux cercles. Le premier se résume en une phrase. Une fille de onze ans séjourne chez ses grands-parents. Le second nous en apprend un peu davantage sur la géographie des lieux. Près du domaine, il y a un étang qui fascine la fillette, dans lequel elle se baigne, sent la vase et les poissons, imagine tout un monde, allant jusqu’à y voir surgir une baleine. Et autour de la maison, le grand jardin offre tout un monde de saveurs d’où émergent les groseilles à maquereau.
Le troisième cercle est celui du temps qui file au rythme de la météo et des activités. Entre la canicule qui va provoquer un carnage chez les poissons, la pluie qui n’empêche ni les chiens ni leur amie de se promener ou encore l’orage qui va frapper à l’heure des confitures, on va se laisser bercer par l’ambiance de cette campagne qui a quelque chose d’immuable.
Le quatrième cercle est celui de la sensualité. Au sortir de l’enfance, les bruits, les odeurs, les goûts et les couleurs accompagnent avec avidité cette existence.
Le cinquième cercle est constitué par l’entourage, à commencer par les grands-parents, qui sont une source inépuisable de savoir et de découvertes, des parties de pêche au jardin, du bricolage à la cuisine. Puis viennent toutes les personnes qui gravitent autour des grands-parents. Le personnel de maison, l’infirmière et Dirk, le jeune homme dont la plastique ne laisse pas la jeune fille insensible.
Ajoutons-y un sixième cercle, celui des émotions qui puisent dans une large palette, par exemple face à la blessure ouverte suite à une chute, ou encore lorsqu’elle comprend que la mort rôde autour du grand-père.
Des ronds dans l’eau chargés de poésie et d’un brin de nostalgie, des ondes qui nous emportent au pays de l’enfance et de l’apprentissage de la vie.

Debout dans l’eau
Zoé Derleyn
Éditions du Rouergue
Premier roman
140 p., 16 €
EAN 9782812621963
Paru le 4/05/2021

Où?
Le roman est situé en Belgique, du côté de Bruges et Gand.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
La narratrice, une enfant de onze ans, vit chez ses grands-parents, dans le Brabant flamand. Sa mère l’a abandonnée des années auparavant. C’est l’été dans cette vaste maison bordée d’un étang et d’un magnifique jardin. Le grand-père est en train de mourir dans une des chambres à l’étage, visité chaque jour par une infirmière. Cet homme autoritaire, distant, intimidant, est l’ombre manquante dans le jardin, espace de prédilection où sa petite-fille l’assistait dans ses occupations. Alors que la mort approche, autour de la fillette prennent place les différents protagonistes de ce lieu où la nature est souveraine : ses grands-parents bien sûr, les trois chiens, un jeune homme qui s’occupe des gros travaux, une baleine qui un jour a surgi dans l’étang. Elle rêve aussi d’un ailleurs qui pourrait être l’Alaska, la mer des Sargasses ou les Adirondacks.
Dans ce premier roman qui impressionne par sa sobriété et sa maîtrise, Zoé Derleyn interroge avec subtilité la manière dont se construit une filiation.

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« Debout dans l’eau » de Zoé Derleyn – Entretien from Éditions du Rouergue on Vimeo

Entretien avec Zoé Derleyn © Production Éditions du Rouergue

Les premières pages du livre
Ni maintenant ni maintenant
Debout, de l’eau jusqu’à la taille, je suis capable de rester immobile dans l’étang très longtemps. Mes pieds disparaissent peu à peu dans la vase. À travers le reflet de mon maillot rouge, j’aperçois mes jambes, tronquées aux chevilles. Je laisse les poissons s’approcher de moi jusqu’à ce qu’ils m’embrassent les mollets, les genoux, les cuisses. Je ne bouge pas, j’oscille légèrement, je respire au rythme de l’eau, je fais partie de l’étang.
J’entends ma grand-mère qui m’appelle mais je ne réponds pas, ça gâcherait tout.
Au moment où les poissons s’imaginent que je suis un vieux tronc d’arbre, une branche, j’en attrape un : les doigts serrés sur les écailles visqueuses, je le sors de l’eau et je le brandis comme un trophée, juste le temps de savourer mon exploit, je le relâche avant qu’il n’ait vraiment compris ce qui lui arrivait.
En face de moi, la berge est vide, personne pour applaudir ma main triomphante fermée sur le poisson. Personne pour me voir extirper mes pieds de la vase, nager lentement dans l’eau tiède, dans le plaisir du mouvement retrouvé.
Dans le verger, j’arrache des touffes d’herbe pour frotter mes chevilles et mes mollets. Je m’allonge près des groseilliers à maquereau, je croque quelques fruits pas encore mûrs. Ma grand-mère ne m’appelle plus, elle doit penser que je suis partie jouer à la ferme. Que je suis trop loin pour l’entendre. En séchant, la vase laisse des traces presque dorées sur ma peau. L’odeur de l’étang reste sur moi. Un des chiens, Baron, trouve ma cachette ; il me renifle, me lèche le genou. Il attrape une groseille à maquereau, la recrache tout de suite ; dans quelques jours, quand elles seront sucrées, il les avalera. Il faudra faire attention à bien fermer la barrière du verger, sans quoi il les mangera toutes.
Baron se couche le long de moi et presque tout de suite j’ai trop chaud. Je passe mes doigts dans ses poils noirs, quelques-uns restent collés sur ma paume. Je m’essuie dans l’herbe, puis sur la surface brillante de mon maillot.
***
La cuisine est sombre et mes yeux ont du mal à s’habituer au changement de luminosité. Le carrelage est frais sous mes pieds.
– Ah, tu es là.
Ma grand-mère pèle des carottes et des pommes de terre. Je m’assieds en face d’elle. J’ai faim. J’allonge la main pour attraper une carotte mais elle fait un geste du menton vers la boîte en carton du pâtissier posée sur le buffet. Je prends un éclair au chocolat entre mes doigts, les mêmes qui ont serré le poisson. Le chocolat a légèrement fondu. Je m’installe à la fenêtre, face à l’allée.
– Tu crois qu’elle va venir ?
Elle hausse les épaules, prétend ne pas savoir de qui je parle.
– Qui ?
– Elle. Maman. Tu crois qu’elle va venir ?
– Rien n’est moins sûr.
Ma grand-mère pèle une carotte comme si elle voulait la punir.
***
L’eau de la douche vient de l’étang. Elle est filtrée quelque part à la cave. L’eau de la douche n’est pas verte ni brune, elle n’a plus le goût ni l’odeur de l’étang mais on ne peut pas la boire ; même si elle est filtrée, c’est bien l’eau des poissons. Le seul robinet d’eau potable de la maison se trouve à la cuisine. Je me lave de l’étang avec de l’eau de l’étang. J’utilise du savon liquide, beaucoup de savon liquide. Ma grand-mère en a des tas de flacons, de toutes les couleurs, de tous les parfums. Lavande. Pomme. Vanille. Je fais des mélanges, je me lave plusieurs fois de suite. Arrive un moment où j’en ai assez. Je m’enroule dans une serviette de bain. Je passe la tête par la porte entrouverte, je vérifie qu’il n’y a personne dans le couloir. Je cours jusqu’à ma chambre, laissant des traces mousseuses sur le plancher.
Je suis contente que mes cousins ne soient pas là. Ma grand-mère a parfois peur que je m’ennuie, toute seule pendant les vacances scolaires. Alors, elle invite des cousins éloignés et d’autres cousins pas si éloignés que ça. Je préfère m’ennuyer seule plutôt que jouer avec eux. Quand ils sont là, j’organise des parties de cache-cache pour leur échapper. Je me recroqueville derrière une vieille malle. Un des cousins vient inspecter le grenier, il tourne dans la pièce en m’appelant : Je sais que tu es là, montre-toi ! Je ne suis pas stupide. La poussière me donne envie d’éternuer alors je me frotte le palais du bout de la langue et je résiste. Je reste immobile, comme dans l’étang. Il ne me trouve pas et il s’en va, il referme la trappe derrière lui. Je pose mon oreille contre ma montre-bracelet. Je savoure le doux cliquetis de ma victoire. Je me demande s’ils ont arrêté la partie de cache-cache. Je me demande s’ils partiront avant que je ne descende. Je suis certaine que je suis la seule qu’il n’a pas trouvée, mon débile de cousin.
Je rince mon maillot rouge, je l’essore, l’eau fraîche coule entre mes doigts serrés, et je le pose sur le radiateur éteint. À travers la fenêtre, le soleil est brûlant ; demain matin, mon maillot sera sec. Je m’essuie paresseusement, je m’habille, la peau encore humide. Un jeans, des baskets, et un T-shirt bleu presque gris, avec le dessin à demi effacé d’un arc-en-ciel. Il est temps que j’aille le voir, dans sa chambre, comme chaque jour. Mon grand-père.
Je m’assieds au bord de son lit. La machine est posée par terre, les tubes en plastique remontent jusqu’à ses narines. Il a fort maigri. Ce n’est pas le même grand-père que celui qui m’avait réveillée à minuit, m’obligeant à aller chercher à la nage la barque orange que j’avais oublié d’amarrer et qui avait glissé jusqu’au milieu de l’étang.
Je lui dis que les groseilles à maquereau ne sont pas encore mûres.
Il demande si j’en ai mangé quand même.
Je réponds que non, je démens, je secoue la tête. Quelques gouttes d’eau tombent de mes cheveux en petites taches foncées sur mon jeans.
Le bruit de la machine me paraît fort au début, il finit par se mêler à nos silences.
C’est une belle chambre. Je l’aime bien parce qu’il y a des fenêtres des deux côtés. La vue arrière est la plus belle, l’étang, puis les pâtures encadrées de peupliers, une rangée de saules têtards qui suit le ruisseau jusqu’à sa source, loin là-bas. Quand mon grand-père n’était pas malade, il restait déjà des heures devant la fenêtre. Debout. Il y a quelques années, je lui avais demandé où s’arrêtait notre jardin. Il avait ri, à cause du mot jardin. Il avait dit : On voit que tu es née en ville. Quand j’étais plus petite, en visite chez les uns ou les autres de mes cousins, en ville, je demandais si l’eau du robinet était potable. Mes tantes gloussaient : On voit que tu vis à la campagne.
Mon grand-père avait répondu, avec un large geste du bras : Le jardin, c’est tout ça. Tout ce que tu vois. Et même plus loin. Cela ne m’avait pas particulièrement surprise, »

À propos de l’auteur
DERLEYN_Zoe_cyrus_paquesZoé Derleyn © Photo Cyrus Pâques

Zoé Derleyn a publié en octobre 2017 aux éditions Quadrature un recueil de nouvelles, Le Goût de la limace, lauréat du prix Franz De Wever 2018, décerné par l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. En 2021 est paru son premier roman, Debout dans l’eau. (Source: Éditions du Rouergue)

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