Mourir avant que d’apparaître

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Prix Robert Walser 2022

En deux mots
Abdallah, que sa mère handicapée ne peut plus entretenir, est confié à un cirque. Jean Genet est alors un auteur à la réputation grandissante. Le hasard va les faire se rencontrer. Jean va alors vouloir faire de son nouvel amant un funambule. Après avoir parcouru toute l’Europe à la recherche d’un entraîneur, l’écrivain va lui-même endosser ce rôle.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le funambule, l’écrivain et la mort

Pour son premier roman, Rémi David a choisi un épisode douloureux de la vie de Jean Genet, sa relation avec Abdallah, un artiste de cirque à l’origine de son livre «Le Funambule». De leur rencontre à leur mort, il éclaire cette relation brûlante.

L’auteur nous avertit d’emblée. En exhumant cet épisode de la vie de Jean Genet et en mettant en scène des personnes qui ont réellement existé, il n’entend pas faire œuvre de biographe. «C’est donc une interprétation qui est livrée ici et qui ne saurait prétendre au mieux qu’à la vérisimilitude.»
Cette vérisimilitude lui permettant de combler les vides d’une histoire d’amour en imaginant des dialogues, en rattachant des documents retrouvés et des témoignages d’une riche bibliographie (voir ci-dessous).
Le roman débute avec cette scène déchirante, la mère d’Abdallah, handicapée et sans ressources, décide de confier son garçon au directeur du cirque Pinder. Ce dernier le loge et le nourrit en échange de corvées de nettoyage. Mais il l’initie aussi à l’acrobatie et au jonglage. Les années passent et l’adolescent s’aguerrit au fil des tournées qui vont le conduire finalement à Paris.
C’est là que son chemin va croiser celui de Jean Genet, écrivain adulé par Monique Lange, l’employée de Gallimard chargée de dactylographier ses manuscrits et qui va devenir son amie, sa confidente et son fournisseur de Nembutal, le somnifère qui lui permet de trouver le sommeil. Elle n’hésitera pas non plus à le loger dans sa chambre de bonne lorsqu’il lui avouera qu’il est recherché par la police et doit se cacher.
Lorsqu’il rencontre Abdallah, Genet est en panne d’inspiration et croit sa carrière terminée, alors même qu’elle est déjà reconnue, aussi bien en France qu’à l’étranger. Le jeune homme va lui redonner le goût à la vie et à l’écriture. Après avoir séduit l’artiste, il va vouloir faire de son nouvel amant un extraordinaire funambule. Pour cela, il ne va pas lésiner sur les moyens. Comme Abdallah est convoqué pour partir renforcer les troupes en Algérie, il décide de fuir avec lui à travers l’Europe pour trouver un entraîneur capable de lui faire réaliser un brillant numéro. Mais cette recherche de la perle rare va s’avérer vaine. C’est alors que l’écrivain décide lui-même d’endosser ce rôle et travaille d’arrache-pied avec son poulain. Jusqu’à réussir dans cette entreprise très risquée. C’est un triomphe un peu partout où le funambule se produit. Jusqu’à un premier accident qu’il réussira à surmonter après une opération et une volonté acharnée de remonter sur son fil. C’est alors qu’une seconde chute brisera son genou, mettant fin à une carrière qui s’annonçait brillante.
Rémi David va alors raconter les doutes et la dépression, la fin de leur relation et le drame qui suivra. Mais le primo-romancier souligne surtout l’imbrication de cette relation avec l’œuvre de Jean Genet, en particulier Le funambule et Les Paravents, nourris de cette expérience. Il réussit parfaitement son entreprise de re-création, donnant chair aux personnages en incarnant cet épisode lumineux et tragique, inspirant et désespéré. Dans ce roman, on retrouve l’effervescence des années 1950-1960. Sur fond de Guerre d’Algérie, on y croise Juan Goytisolo, Giacometti et Sartre, le poète Olivier Larronde, mais aussi Gaston Gallimard ou encore Georges Pompidou. On y lit aussi les ressorts de l’œuvre de Jean Genet, plus «vrai que nature» dans ce roman qui nous permet de revisiter une œuvre importante, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.

Sources mentionnées
Ce livre doit beaucoup aux travaux d’écrivains, de chercheurs, spécialistes de Genet, qui l’ont précédé. Que leurs autrices et auteurs en soient vivement remerciés, et particulièrement Carole Achache (Fille de, Stock, 2011), Marc Barbezat (« Comment je suis devenu l’éditeur de Jean Genet », in Lettres à Olga et Marc Barbezat, L’Arbalète, 1988), Tahar Ben Jelloun (Jean Genet, menteur sublime, Gallimard, 2010), Lydie Dattas (La Chaste Vie de Jean Genet, Gallimard, 2006), Diane Deriaz (La Tête à l’envers, Albin Michel, 1988), Juan Goytisolo (Les Royaumes déchirés, Fayard, 1988), Monique Lange (« L’homme aux yeux rieurs », in Le Magazine littéraire no 313, septembre 1993), Marie Redonnet (Jean Genet le poète travesti, Grasset, 2000), Gilles Sebhan (Domodossola, Denoël, 2010) et Edmund White (Jean Genet, Gallimard, 1993) ainsi que le fonds Genet conservé à l’IMEC d’où sont issues les deux cartes reproduites dans l’ouvrage ainsi que les lettres adressées à son agent Bernard Frechtman.

Mourir avant que d’apparaître
Rémi David
Éditions Gallimard
Premier roman
166 p., 18 €
EAN 9782072967108
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y voyage aussi à travers toute l’Europe, en Italie, à Brindisi notamment, en Turquie, en Suède du côté de Stockholm, au Danemark, à Copenhague, sans oublier Vienne et l’Autriche Pamukkale et la Turquie, l’Italie avec Domodossola.

Quand?
L’action se déroule de 1948 à 1967.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rémi David recompose cette histoire d’amour et de fascination réciproques, dans un roman plein de justesse et d’empathie. Lorsque Jean Genet rencontre Abdallah, qui sera un jour la figure centrale de son magnifique texte Le Funambule, le jeune homme a dix-huit ans à peine et vit à Paris. Genet, à quarante-quatre ans, est déjà un écrivain consacré. Il est aussitôt ébloui par le charme de cet acrobate, qui a travaillé plusieurs années au cirque Pinder. Il entreprend le projet fou de le hisser jusqu’à la gloire: son agilité, son expérience du cirque devraient lui permettre de devenir un artiste hors pair. Mais comment, après la chute, demeurer le funambule qui danse dans la lumière, le prodige que le poète a forgé de ses mains?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Cause littéraire (Patrick Abraham)
Kimamori (Yassi Nasseri)
Mare Nostrum (Jean-Philippe Guirado)
Ouest-France (Fabienne Gérault)
RTBF
Le Blog de Gilles Pudlowski
Blog Lili au fil des pages
Blog Baz’Art


Rémi David présente Mourir avant que d’apparaître © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Mourir avant que d’apparaître est une œuvre de fiction, un roman. En aucun cas un travail d’historien ni une biographie de Genet.
Si le texte met en scène des personnages ayant réellement existé, s’appuie sur des témoignages, s’inspire d’une histoire vraie, il offre de cette histoire une réécriture qui ne s’interdit ni de combler par la fiction les silences des biographies en inventant certaines scènes manquantes, ni de prendre des libertés avec les faits en faisant par exemple prononcer par Genet des paroles qu’il a en réalité écrites. C’est donc une interprétation qui est livrée ici et qui ne saurait prétendre au mieux qu’à la vérisimilitude.

Sur une photo en noir et blanc qui date de quarante-huit, Abdallah a douze ans. Il se trouve au sommet d’une pyramide humaine, bras et jambes écartées, devant le rideau en velours du cirque Pinder. Dans l’édifice de chair, portant le même costume étoilé, on voit le jeune Ahmed. Son grand ami.

Ils s’étaient rencontrés deux ans auparavant, en fin d’une journée qui eût été presque belle si Abdul – on l’appelait ainsi, au cirque – n’y avait été par sa mère abandonné.
C’était une grosse Allemande qui souffrait de diabète. Ses chevilles étaient gonflées, l’obligeant à se déplacer à l’aide de deux béquilles. Elle parlait un français fort approximatif et à l’accent marqué.
— Je te laisse, Abdallah, dit-elle ce jour-là. Sois sage et sois gentil.
Ce furent ses derniers mots avant de s’en aller.
Le gamin suivit des yeux la marche lente de cette femme qui s’éloignait, sa mère, ponctuée par le sifflement sonore de son souffle asthmatique. Avant qu’elle ne lui tourne tout à fait le dos, il crut lire sur son visage l’esquisse d’un sourire, mais n’en fut pas certain. L’affection, la tendresse étaient des qualités qu’elle ne possédait pas.
Le patron de Pinder, un grand gaillard joufflu, moustachu et musclé, qui sentait la sueur, avait la main posée sur l’épaule du garçon et regardait aussi la boiteuse qui partait.
Elle avait appris, le soir précédent, le passage d’un cirque. Ce fut par une annonce clamée au mégaphone, faite d’une voiture qui sillonnait les rues pour en faire la réclame : Pinder, un spectacle extraordinaire.

Abdallah connaissait les bases de l’acrobatie, qu’il avait pratiquée un peu avec son père, un Algérien, en Kabylie. À peine arrivé en France, après la guerre, il disparut, du jour au lendemain. Avant de quitter à jamais leur taudis, un soir qu’il était rond comme un ballon, il s’en était pris violemment à Abdul.
— Ce gosse n’est qu’un sale fils de pute. Naal dine oumouk !
La mère s’était interposée, faisant un bouclier de son corps obèse pour protéger l’enfant : le père tentait de le frapper avec une chaise. En pleurs, Abdallah dut sortir pour éviter la charge.
Il marcha deux longues heures dans leur quartier fait de baraques en bois et de cabanes en tôle. À son retour, son père était parti. Il ne le revit jamais. Il semblerait qu’il soit mort quelques jours plus tard, le corps planté au couteau dans une rixe qu’il avait déclenchée, entre immigrés italiens et algériens. Sa femme accueillit la nouvelle comme elle accueillait tout : avec indifférence.
Ne voyant comment nourrir son marmot seule, elle eut tout à coup l’idée du cirque. C’était tout de même une déchirure, leur laisser son enfant. Quelle mère était-elle pour leur confier Abdallah ? Mais que faire d’autre ? Elle n’avait pas de salaire, vivait dans la boue d’un bidonville, n’avait plus le moindre espoir de trouver un travail, avec son handicap. Elle pouvait bien se passer de manger certains jours, mais l’imposer à son fils pour le garder auprès d’elle, était-ce lui rendre service ?
Abdallah écouta sans rien dire, sans pleurer, les mots confiés par sa maman au patron de Pinder. Dès qu’elle eut disparu de leur champ de vision, le moustachu aux odeurs de sueur ôta la main de son épaule. D’un geste brusque, il désigna à Abdallah, un peu perdu mais souriant, la première cage à nettoyer. C’était celle des lions, puisque les bêtes étaient au travail sur la piste.
C’est dans cet univers de fauves qu’il fit la connaissance d’Ahmed. Marocain, le même âge que lui mais sept mois d’expérience, déjà, avec Pinder. Il apparut dans la cage à sa rescousse et lui montra où on rangeait la fourche, les seaux, où jeter le purin, où trouver un point d’eau, quelles latrines récurer. Il lui offrit aussi une cigarette, chapardée secrètement au lanceur de couteaux, un raciste. Le cirque, en apparence si différent du monde, n’échappait pas aux préjugés du monde.
Les deux enfants, derrière une caravane, fumèrent ensemble leur trésor dérobé. Ahmed était bavard, Abdallah écoutait. C’était le début de leur belle amitié.
L’un et l’autre travaillaient sans relâche. Ils n’étaient pas payés, mais logés et nourris, ce qui était quelque chose, comme le leur répétait le patron de Pinder à longueur de journée.
— Et si vous bossez bien, à la fin de la tournée, vous pourrez même garder votre costume de spectacle, avec les épaulettes et leurs jolies dorures !
Ahmed et Abdallah ne ménageaient pas leur peine. Ils nettoyaient la piste, déblayaient les gradins, nourrissaient les lamas, les zèbres, les éléphants… et très souvent aussi se farcissaient la plonge. Entre-temps, ils s’entraînaient, perfectionnaient ensemble leur jonglage, répétaient les acrobaties annoncées tous les soirs par Monsieur Loyal comme le célèbre numéro des sauteurs maghrébins. Sous les applaudissements du public, leurs corps d’enfants trop musclés pour leur âge multipliaient les équilibres au sol, les saltos, les pirouettes et les sauts périlleux, les élévations, les dévissés, les colonnes…
Ils étaient tous les deux de très bons acrobates. Abdallah avait une façon de s’élever dans les airs très vive. Ahmed était aussi un excellent sauteur, dans un style différent et plus lentement chorégraphié. À la fin du numéro, sur un roulement de caisse claire dramatisant son ascension, comme une montée à l’échafaud, Abdallah se plaçait en haut de la pyramide, bras et jambes écartés, avant d’en être catapulté sur un coup de cymbale. Le spectacle ensuite se poursuivait, suivant les soirs, avec Weyland ou la belle Diane, deux trapézistes.
Diane avait beaucoup d’affection pour Abdul, qu’elle appelait son habibi — il lui avait appris ce mot arabe qui veut dire « mon chéri ». De dix ans leur aînée, elle était de ceux, avec Weyland, qui le soir tombé quittaient leur caravane pour venir sous la tente des sauteurs maghrébins, logés à part dans le campement du cirque. Ils écoutaient sans comprendre, souvent, les histoires en arabe, les blagues qui se racontaient et ils riaient d’entendre les autres rire. Ils s’efforçaient aussi d’apprendre de petits mots. Habibi, salam, labass, bslama, choukran… On ne se comprenait pas dans les moindres détails mais on s’appréciait fort sous la tente des sauteurs, qui sentait bon le kif, la bonne humeur et le thé à la menthe.
À chacune de ces soirées, Diane prodiguait des chatouilles aux garçons. Elle inventait pour eux, sans cesse, de nouveaux jeux. Ils se moquaient ensemble du nain hongrois grincheux ou du clown hollandais dépressif. Ahmed imitait l’un quand Abdul faisait l’autre, à grand renfort de grimaces et de gestes outrés.
Abdallah, plus souvent qu’Ahmed, allait retrouver Diane dans sa caravane. Elle lui offrait des caramels. Il lui faisait la démonstration de ses progrès en jonglage, lui apportait des fruits cueillis aux environs du cirque. Il ne parlait pas beaucoup, mais ses grands yeux rieurs s’exprimaient clairement pour lui, disaient sa grande délicatesse, son besoin d’être aimé.
Avec ce petit garçon qui savait à peine lire, elle partageait aussi son amour pour les mots. C’étaient des poèmes de Cocteau, de Baudelaire, de Mallarmé qu’elle récitait par cœur, et aussi d’Olivier, l’homme qu’elle aimait, dont elle parlait souvent à Abdallah. Un somptueux poète, et tellement beau, qui bientôt serait connu, prédisait-elle.
— La pluie montre ses dents, exige la lumière. Mon envie de crier, comme un doigt qu’on déplie, tire, tire les fils du nez de la mercière qui maigrit, mais qui tourne, embobinant la pluie… Tu ne trouves pas ça splendide, Abdul ? C’est Olivier qui l’a écrit, ce texte.
Abdallah souriait en guise de réponse. La plupart du temps, il ne comprenait rien ou bien quasiment rien à ce que récitait Diane. Il appréciait pourtant ces moments avec elle, son enthousiasme à réciter ses textes, sa façon de les déclamer en y mettant le ton, c’était exquis. Il écoutait, attentivement, fermait parfois les yeux et finissait par s’endormir dans sa caravane, blotti entre ses bras.
Ce fut dans cette même caravane, auprès de Diane, qu’Abdallah vint se réfugier, trouver du réconfort après une mauvaise chute qui avait fortement abîmé son genou. Son talon avait ripé alors qu’il prenait appui sur l’épaule d’un porteur. Le public avait à peine vu sa glissade qu’Abdallah était déjà sur pied et reprenait son numéro, malgré la douleur aiguë qu’il ressentait.
Il ne fallut pas plus que ce bref accident pour que le patron de Pinder refuse de lui offrir son costume à la fin de la tournée de mille neuf cent quarante-huit.
En quarante-huit, Monique avait une vingtaine d’années et travaillait dans l’édition, comme secrétaire, chez Gallimard. Derrière la porte au vernis vert de la rue Sébastien-Bottin, elle tapait à longueur de journée des manuscrits à la machine, ces machines à écrire aux rubans bicolores et à manette de retour chariot. Elle copiait notamment les textes des deux Paul, Valéry et Claudel. Ils n’étaient pas mauvais mais ne valaient pas grand-chose, à ses yeux, si elle les comparait aux manuscrits de l’auteur, le seul, qu’elle adulait : Genet. Mais on ne la payait pas pour donner son avis, alors Monique se contentait de taper.
Certains midis, à la cantine, elle mangeait à côté de Camus. Les secrétaires rivalisaient de stratégies diverses pour tenter d’être assises à la même table que lui. Beaucoup se seraient même posées sur ses genoux, si elles avaient osé. Quel charisme il avait, et quel regard. Monique elle-même fit un jour trois fois le tour de la pièce, feignant de chercher quelqu’un, pour venir s’installer en face de lui… Son métier, sans être passionnant, lui offrait ainsi un rêve servi sur un plateau : croiser et fréquenter ceux qui la faisaient vibrer, qui faisaient la littérature.
Un après-midi, à l’improviste dans son bureau, ce fut Faulkner en personne, le Prix Nobel, qui débarqua. Il venait évoquer le contenu d’un prochain livre avec son éditeur. Dans un anglais aux accents franchouillards, Monique le fit patienter :
— Be my guest. It is my duty to make you feel at home, mister Faulkner. The director will soon be able to receive you. If you need anything, don’t hesitate to ask.
— A bottle of whisky ! lui répondit Faulkner.
Pas si simple à trouver, à l’époque, à Paris. Monique dut battre le pavé de la capitale pendant une bonne demi-heure avant de dégoter la fameuse bouteille. Elle revint triomphante, le saint-graal à la main dans un sac en papier, et Faulkner fut ravi. L’anecdote marquait le début de leur amitié : il deviendrait plus tard le parrain de sa fille, Carole.
Mais revenons-en maintenant à celui qu’elle adorait : Genet. Elle l’avait dévoré dans sa toute petite chambre de la rue Jouffroy, dans le dix-septième arrondissement. Elle avait pris des notes, appris des phrases par cœur ; elle était transportée. Elle qui était issue d’une famille bourgeoise, parfaitement comme il faut, pouvait grâce à Genet, grâce à ses livres, vivre au milieu des voleurs, des pédés, des putes, des travestis, des prisonniers, des condamnés, des réprouvés, des révoltés… Autant de personnages qu’elle aimait de tout cœur pour leur humanité. Genet le lui dirait plusieurs fois par la suite : Monique, c’est agaçant, vous êtes admiromane, et c’est vrai qu’elle l’était.
Un jour à son bureau, elle entendit un bruit dans la pièce à côté. C’était bizarre car sa collègue, Germaine, était en congé. Elle décida d’aller voir et tomba nez à nez avec Genet.
Il fouillait les affaires de Germaine. Il jouait avec des timbres sortis d’un dossier, qu’il venait coller les uns sur les autres sur une enveloppe en kraft posée sur le bureau. Elle reconnut au premier regard sa silhouette trapue, son corps un peu balourd, sa calvitie. Ce fut pour elle comme une épiphanie de voir Genet lécher, coller ces timbres comme un enfant espiègle en train de faire une bêtise. Elle en était paralysée, parce qu’éblouie. Éblouie pour la vie.
— J’ai tout un tas de flics au cul.
Genet colla un timbre encore sur l’enveloppe, puis leva les yeux vers elle. Il reprit :
— C’est grave et c’est dangereux.
Il marqua un temps.
— Comment vous vous appelez ?
— Monique.
— Monique.
Il répéta le mot.
— Monique, tiens, comme la mère du vieux saint Augustin.
Elle restait suspendue à ses lèvres. La parole de Genet accouchait lentement et d’une voix légèrement métallique, étonnante. Il ne parlait pas pour ne rien dire, laissait des temps morts, de longs silences pour réfléchir, avant de trouver les mots les plus directs et les plus justes et de reprendre ensuite :
— Monique, c’était une Berbère. Ils furent un temps chrétiens, les Berbères, vous saviez ?
Elle fut conquise d’emblée, si tant est qu’elle pouvait l’être encore davantage que lorsqu’elle le lisait. Conquise par le farceur qui se tenait devant elle, le cheveu ras, les lèvres serrées, le regard méfiant, presque agressif mais tendre dans le même temps, ce farceur qui dilapidait des timbres sur une enveloppe en kraft et qui, par ailleurs, composait aussi des chefs-d’œuvre.
Elle ne l’avait jamais vu, ils ne se connaissaient pas. Pourtant, comme deux complices, dans les minutes suivantes, ils fuguaient ensemble, rue de Rome, vers l’hôtel Chicago, où séjournait Genet.
Toute sa vie, quasiment toute sa vie, Genet dormit dans des hôtels. Toujours en mouvement, toujours prêt à partir. Il ne vivait pas, de toute façon, comme la plupart des gens. Il ne savait pas faire de vélo. Personne, enfant, ne lui avait appris. Il ne savait pas prendre une photo, pas se servir d’un appareil. Il ne savait pas cuisiner, personne non plus, jamais, ne lui avait appris. Il ne savait rien faire de ce que tout le monde sait faire. Mais il savait écrire comme personne ne sait le faire.
Ils sortirent discrètement de l’immeuble de Gallimard. Arrêté à la fin des années trente pour avoir falsifié des billets de train, volé une chemise, des livres, un portefeuille et une valise, Genet n’avait pas purgé l’ensemble de ses peines. Récidiviste, il risquait la relégation à perpétuité. Sartre et Cocteau obtiendraient quelques jours plus tard sa grâce, après une lettre ouverte au président de la République, Vincent Auriol, publiée le seize juillet mille neuf cent quarante-huit dans le journal Combat. En attendant, il ne s’agissait pas pour Genet de se faire pincer. Monique héla dans la rue un taxi pour les mener jusqu’à l’hôtel.

Dans la chambre aux murs jaunis, qui baignait dans une odeur de tabac froid, Genet alluma une gitane et se posta à la fenêtre, pour faire le guet. Sa complice à sa demande rassembla comme elle le pouvait toutes les affaires de son idole.
— Ils vont me coffrer, Monique, me coffrer, je vous le dis, si vous ne faites pas plus vite.
Elle tentait tant bien quel mal de plier les vêtements dispersés dans la chambre, avant de les glisser dans une valise en cuir : trois pantalons, deux maillots de corps, deux gilets.
— Éteignez la lumière, j’ai cru entendre des pas, quelqu’un dans l’escalier. Surtout ne dites pas un mot, vous m’entendez, Monique ? Et aussi arrêtez de respirer comme vous le faites, si fort, et de bouger vos mains.
On frappa à la porte. Monique sentait son cœur qui battait la chamade et tentait de contrôler, tant bien que mal, le rythme de sa respiration qui s’emballait. On frappa. Trois coups nets, un silence durant près d’une minute puis à nouveau trois coups. Elle cherchait refuge dans le regard de Genet. En réponse, il lui tira la langue avec des yeux d’enfant rieur et qui plissaient de malice en vous regardant.
On entendit les pas s’éloigner, leur bruit s’amenuiser puis disparaître tout à fait. Genet, caché derrière le rideau, jeta un œil par la fenêtre qui donnait sur la rue et reconnut la silhouette de Bernard, son agent, qui sortait de l’hôtel et s’éloignait sur le trottoir.
— Je le vois : c’était un flic. S’ils me foutent en prison, Monique, ce sera votre faute.
Respirant à nouveau normalement, elle rassembla dix chaussettes, sans prendre le temps de faire les paires, quelques slips, deux chemises.
— Plus vite, Monique, je vous en prie, faites vite, l’exhortait Genet.
Elle bafouilla quelque chose d’inaudible, pour elle-même, s’excusant de traîner, puis augmenta la cadence du mieux qu’elle le pouvait.
Il n’y avait plus, désormais, qu’à mettre dans la valise la pile des quelques livres qui se trouvaient posés sur la table de chevet, imprégnés eux aussi de l’odeur de tabac. Il y avait Les Amours de Ronsard et un Dostoïevski, un Mallarmé en Pléiade, quelques ouvrages aussi parus chez Denoël. Mais il y avait surtout, sous cette pile d’ouvrages, des pages blanches noircies d’encre, des pages de manuscrits que Monique, fascinée, ne pouvait quitter des yeux. Elle recueillit les feuilles avec grande minutie, les manipulant toutes comme s’il s’agissait des reliques d’un saint. Elle brûlait de déchiffrer ce qui y figurait, mais se l’interdisait. Elle déposa ensuite la liasse dans la valise, l’aplanit d’un geste de la main puis ferma le rabat.
Monique n’eut guère le temps de réfléchir. Pour que Genet soit à l’abri, spontanément, elle le mena dans la chambre qu’elle louait rue Jouffroy. Elle n’osa préciser que c’était sa propre chambre. Avec sa coupe au carré, ses vêtements élégants, luxueux et l’agenda Hermès posé sur son bureau, elle avait pour Genet tout de la petite bourgeoise d’une vingtaine d’années. Cette chambre devait être, pensa-t-il, une sorte de dépendance du grand logement de papa.
Elle en confia la clef à Genet. Il regardait les livres de sa bibliothèque lorsqu’elle la lui tendit.
— Essentiellement des bouses, dit-il, catégorique. Il n’y a que Pascal et Sartre à valoir quelque chose.
Monique rougit, sans chercher à répondre pour se justifier. Est-ce que Genet avait remarqué qu’elle avait tous ses livres ? C’est ce qui lui importait.
— Je passerai vous voir chez Gallimard.
Elle comprit qu’il lui disait déguerpissez ! et appela une amie pour la dépanner, sans toutefois lui dire la vérité. Était-ce de la pudeur, une envie d’exclusivité ? Elle prétexta une fuite qui l’obligeait à découcher jusqu’à la venue d’un plombier. L’affaire de quelques nuits, pas plus. Et si Genet demandait à rester plus longtemps ? Qu’importe, elle trouverait une autre combine.
Elle se serait sacrifiée très volontiers pour lui.
Genet ne passa que quelques nuits, finalement, chez Monique. Un matin, rue Sébastien-Bottin, elle découvrit sur son bureau la clef de sa chambre posée avec un mot :
Petite, j’ai vendu Pascal et Sartre,
pleurez pas,
je vous en écrirai d’autres. »

Extraits
« À l’évidence Abdul était heureux. Il lui raconta ce que, grâce à Genet, il avait découvert, les pays qu’ils avaient traversés : la Turquie, la Suède, l’Italie, maintenant, le Danemark. Depuis sa désertion, il avait passé les jours les plus beaux de sa vie et s’en rappelait tous les détails. Il évoqua les terrasses de travertin blanc qui s’étalent à Pamukkale. L’ensemble de petites îles qui composent Stockholm, la nourriture exquise qu’avaient les Italiens et l’incroyable beauté des Alpes dans leur pays. Ils s’y étaient offert une échappée dans une voiture décapotable, entre les pans majestueux de la montagne. Il faisait tellement froid, mais c’était tellement beau. Et ils avaient passé, aussi, des jours merveilleux dans le petit hôtel d’une ville située entre les Alpes valaisannes et les Alpes lépontines : Domodossola. Ils y étaient restés durant plusieurs journées tant tous les deux s’y étaient plu. » p. 87

« Toute sa vie, quasiment toute sa vie, Genet dormit dans des hôtels. Toujours en mouvement, toujours prêt à partir. Il ne vivait pas, de toute façon, comme la plupart des gens. Il ne savait pas faire de vélo. Personne, enfant, ne lui avait appris. Il ne savait pas prendre une photo, pas se servir d’un appareil. Il ne savait pas cuisiner, personne non plus, jamais ne lui avait appris. Il ne savait rien faire de ce que tout le monde sait faire. Mais il savait écrire comme personne ne le sait faire. »

« Tel un mystagogue des temps reculés, Genet invite le jeune homme vers ce qu’il pourrait devenir. Persuadé qu’Abdallah peut briller, il encourage à poursuivre dans son art sans relâche, dans cette quête, pour se réaliser, se révéler à lui-même. C’est là l’enjeu de tout art. »

« Certains trouvent dans le voyage une énergie nouvelle, salvatrice dans laquelle ils vont pouvoir puiser. Le moi catapulte dans un tout autre ailleurs reconquiert des assises, il se redéfinit, se tourne vers les autres, puis il relativise la souffrance qu’il endure. C’est une chance. »

« Abdallah désormais suscitait la même admiration que Genet portait à Giacometti et qu’il avait tant convoitée. Même il la dépassait. Son acte le fascinait. Il lui avait fallu mourir avant que d’apparaître, enfin, aux yeux de Genet. » p. 147

À propos de l’auteur
DAVID_Remi_©Francesca-MantovaniRémi David © Photo Francesca Mantovani

Rémi David est né en 1984 et vit en Normandie. Mourir avant que d’apparaître est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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En deux mots
Une femme a choisi de s’isoler seule dans une grotte. En mode survie, elle se soumet à une discipline rigoureuse pour affronter ses ennemis, hommes et animaux. Au fil des mois qui passent, elle se livre dans son journal intime, jusqu’à l’arrivée d’un homme qui pourra dévoiler le mystère de ces années loin de la civilisation.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dans une grotte, loin du monde

Dans son troisième roman, Pierre Chavagné a choisi de se mettre dans la peau d’une femme qui a choisi de fuir le monde pour se réfugier dans une grotte et vivre seule au milieu de la nature. Une guide de survie qui est aussi une réflexion sur un traumatisme extrême.

Loin du monde, sur un plateau karstique qui ne laisse pas de traces, une femme a choisi de s’installer. Cela fait maintenant des jours, des semaines, des mois qu’elle vit là. Elle a choisi une grotte bien dissimulée pour y aménager sa demeure. Patiemment et méthodiquement, elle a érigé un mur d’argile, la porte viendra plus tard. Pour se nourrir, elle chasse, elle pêche, elle cueille. Comme les premiers hommes. Au fil des jours, elle peaufine ses techniques, affine ses méthodes. «La solitude est pénible à supporter dans les premiers temps. Comme pour la faim ou le froid, elle s’y habitue. C’est une épreuve qu’elle surmonte par la discipline; sans repère, sans norme, il est difficile de se jauger et de se tenir. Lorsqu’elle est seule, tout est autorisé, alors elle doit se surveiller et le cas échéant, se punir. L’intransigeance est la clef. Tout débute par une planification stricte des journées et des objectifs: le travail pour sa subsistance, le guet pour sa sécurité, le rêve et l’écriture pour son humanité. À tout cela s’ajoutent le yoga et l’hygiène.» Car cette vie, ou plutôt cette survie, requiert une attention constante, tant physique que morale. C’est aussi ce qu’avait parfaitement compris Sylvain Tesson lorsqu’il racontait son séjour Dans les forêts de Sibérie. Loin des hommes, on ne peut compter que sur soi-même et sur ses capacités à s’adapter à toutes les situations, au froid comme à une meute de loups, à la faim comme à la peur. L’autre point commun avec Sylvain Tesson, c’est ce le moyen utilisé pour combattre la solitude et soigner sa santé mentale, écrire et de lire. Pierre Chavagné a d’ailleurs construit son roman en ajoutant au récit les fragments du journal intime de la femme paradis qui pourrait faire sienne cette citation: «J’archive les heures qui passent. Tenir un journal féconde l’existence. Le rendez-vous quotidien devant la page blanche du journal contraint à prêter meilleure attention aux événements de la journée.» La découverte dans les affaires d’un randonneur d’une liseuse et d’un petit panneau solaire va aussi lui permettre de se découvrir une nouvelle passion pour la littérature, un moyen de remplir son propre vide.
Sans m’appesantir sur ce qu’il advient du randonneur, on va très vite comprendre que la compagnie des hommes n’est pas – ou plus – envisageable pour cette survivante. Una attitude qu’elle parviendra à conserver jusqu’aux dernières pages, quand son passé va soudain la rattraper.
S’il y a du suspense – le livre plaît aussi beaucoup aux amateurs de polar – on
pense d’abord à la filiation avec auteurs de nature writing, à commencer par Jim Harrison dont la citation de Théorie et pratique des rivières a été mise en exergue du livre: «J’ai décidé de ne plus rien décider, d’assumer le masque de l’eau, de finir ma vie déguisé en rivière, en tourbillon, de rejoindre à la nuit le flot ample et doux, d’absorber le ciel, d’avaler la chaleur et le froid, la Lune et les étoiles, de m’avaler moi-même en un flot incessant.» Un roman puissant, implacable. Un gros coup de cœur!

La femme paradis
Pierre Chavagné
Éditions Le Mot et le Reste
Roman
145 p., 18 €
EAN 9782384311262
Paru le 6/01/2023

Où?
C’est dans une nature sauvage, loin de toute ville, qu’est situé ce roman.

Quand?
L’action se déroule à l’époque contemporaine, sans davantage de précision.

Ce qu’en dit l’éditeur
En marge du monde, une femme sans nom ni passé est prête à tout pour assurer sa survie au cœur de la forêt Paradis.
On dit que la femme nue célèbre le soleil chaque matin, qu’elle est née d’un arbre et d’une fleur, qu’elle est la gardienne du village, que c’est une sorcière, qu’elle punira les humains de leurs méfaits. On la surnomme “Valkyrie”, ”Ève” ou “La femme paradis”.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Sarah Clément)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Passion Polar
Blog Collectif Polar
Blog Aire(s) Libre(s)
Blog Les passions de Chinouk
Blog l’élégance des livres

Les premières pages du livre
I LA DÉTONATION
Mes souvenirs sont des crépuscules ; aucune de mes histoires n’a de commencement.
Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien. Allongée sur le ventre, immobile, l’humidité du sol infuse sa chemise à hauteur de poitrine, l’air glacé lui griffe les joues, un vautour fauve plane en cercle à son zénith, elle ne bouge pas. Elle attend.
Hier, dans cette zone, aux confins de son territoire, il y a eu une détonation.
Elle balaye le causse d’un regard alangui. Elle ignore ce qu’elle cherche alors elle ne s’attarde sur rien. Ses pupilles dilatées flottent dans le paysage, elles s’habituent aux dégradés de vert, de gris, de noir, aux variations de lumière, découvrent des formes, fouillent les ombres. Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages. À la lisière de la forêt, l’œil se fatigue. La vision se brouille comme à travers un grillage. Que distinguer à trois cents mètres dans un enchevêtrement de troncs ? Alors, elle recherche l’indice d’une présence dans l’agitation des branches basses. La nature est harmonie, elle quête la dissonance : la présence humaine.
Les va-et-vient la bercent. Elle s’engourdit. Une ombre apparaît à sa gauche. Sursaut. Un chien surgit sur la hauteur et dévale les hanches de la déesse endormie. Accélération du cœur. Il est rejoint par un, deux, trois, puis quatre autres bêtes : ce sont des loups. Ils se dirigent vers la forêt. Dans sa position, contre le vent et dos au soleil, elle ne risque rien. La meute s’arrête au ruisseau pour se désaltérer. Elle se hisse sur les coudes pour mieux les observer. Le loup le plus massif pointe son museau dans sa direction. Elle se raidit. Il reste dans cette position un temps infini. Masque de poils blanc, yeux jaunes. Il l’a devinée. Elle bloque sa respiration et étouffe l’épouvante des contes de l’enfance. Il aboie. Les autres loups se tendent vers elle. Il aboie une seconde fois et la meute repart d’où elle est venue. Le corps de la femme s’affale comme une voile morte.
Elle n’a pas le temps de souffler. Une crampe lui mord la cuisse. Elle bascule sur le flanc et étire sa jambe au maximum. La frayeur et la stagnation prolongée ont causé cela. Elle a été imprévoyante. La douleur s’estompe. L’adrénaline reflue. Elle respire à nouveau librement. Le muscle étendu, elle profite de la position pour admirer le ciel vide qui s’éteint. Le vautour est parti. Les derniers rayons du soleil disparaissent derrière le crâne en gloire de la déesse. La beauté est affaire de regard et de temps. Un sourire passe dans ses yeux clairs. La liberté sauvage des loups imprègne encore le causse comme la survivance d’un rêve ou d’un cauchemar après l’éveil. Elle glisse sans bruit dans la pente et se relève à l’abri d’une futaie de hêtres. Avant de regagner son campement, elle vérifie par-dessus son épaule l’absence de fumée dans le ciel, même si depuis des années, plus personne n’est assez téméraire pour allumer un feu avant la nuit. Sur cette pensée, elle esquisse le premier pas du retour à travers les ténèbres.
*
Cette détonation l’inquiète. À cette évocation, les poils de ses avant-bras se hérissent comme ceux d’une sorcière. Mauvais présage. Elle crache trois fois au sol et piétine sa salive qui se mélange à la terre.
Le temps de raconter est venu. S’il m’arrive malheur, au moins mes mots seront là quand je ne serai plus.
Elle est assise en tailleur, une pierre plate polie par la rivière en travers des cuisses. Elle ajuste le carnet sur la largeur de son écritoire de fortune. Menton haut, elle inspire, abaisse la tête et expire. Elle écrit.
Mon mari avait la suprême élégance de porter des costumes passés de mode. C’était sa manière à lui de signifier sa liberté. Il s’appelait P., il est mort au commencement de cette histoire.
La mort, ça te laisse toute seule. Avec ton amour, avec tes questions, avec tes souvenirs. Je me suis débrouillée. Tous les soirs, je convoquais son visage. J’étais exténuée et je m’endormais avant d’avoir bien fixé son portrait ; au fil des endormissements, j’avais l’impression qu’il s’effaçait, qu’un autre prenait sa place, un inconnu. Ce rituel me rendait triste, alors j’ai arrêté. L’oubli a ses vertus. Ce qui me manque le plus ce sont nos disputes au sujet de ma timidité. Les maris de mes amies, volontairement ou pas, dévalorisaient leurs femmes ; ils se moquaient de leurs travers, de leur cuisine, de leur métier. Ils leur coupaient fréquemment la parole. Lui, au contraire, s’obstinait à me mettre en avant. Je devais acquérir toujours plus de compétences et présenter le résultat de mon apprentissage. Lors de nos fêtes, je rougissais en montrant comment j’avais changé le carter de la tondeuse, comment j’avais abattu le pin au fond du jardin à la tronçonneuse, comment j’avais appris l’alpinisme pour obtenir le métier de mes rêves, sauveteuse de montagne à la Sécurité civile. Je rougissais chaque fois qu’il prononçait mon nom car après avoir loué mes talents, il concluait mon intervention avec une formule immuable : « Et en plus elle sait cuisiner et prendre soin de moi. » Il y avait des applaudissements et des regards en coin qui trahissaient la jalousie. Quand nous étions seuls, je lui faisais une scène et il riait. « Tu es la plus admirable des femmes. Je n’ai pas dit la plus belle, mais la plus admirable. Ne va pas prendre la grosse tête ! » Il soupirait d’aise : « Ah, que je suis chanceux ! » Puis il m’attirait à lui et déposait sur mes lèvres le baiser le plus délicat qu’un homme pouvait déposer sur les lèvres d’une femme. Nous nous laissions glisser là où nous étions et la nuit passait sans sommeil.
C’est lui qui m’a initiée à l’escalade, c’est lui qui m’a inscrite à un atelier d’écriture pour mon anniversaire. Il m’a appris à ne jamais abdiquer, à me dépasser, à m’exprimer, à me sentir forte. Il m’a sauvé la vie.
J’ignore ce qui l’a tué. J’ignore comment tout a commencé.
Des nuages noirs roulent dans un ciel de cendre. Il pleut sur l’horizon, une pluie oblique dont les fines gouttes nettoieront le feuillage d’automne des hêtres et des châtaigniers mais ne rempliront guère les réservoirs. La lumière pâle du soleil perce par endroits et projette ses rayons sur la canopée. « Les doigts de Dieu » comme P. avait coutume de les désigner. Pas le temps d’admirer. Elle se relève, enveloppe son cahier dans un film plastique qu’elle glisse dans un sac à dos. Elle rabat la bâche sur un tas de bois rangé contre la paroi de la falaise, déplace une casserole de quelques centimètres et ajuste au-dessus un bambou taillé en demi-lune. Elle attrape le sac et le place au côté de son fusil sous l’avancée de la falaise. Ces gestes sont précis. Ils ne trahissent aucun agacement, aucune impatience. Les premières gouttes picorent son visage, elle enfile sa veste et se met à l’abri aux côtés du paquetage.
De sa position, elle peut étudier le panorama à 200°. Seule sa tête pivote. Absorbée par la surveillance, les pupilles contractées, elle ne pense plus à P. Le tiers de ses journées s’écoule ainsi. D’est en ouest et de haut en bas. Une tâche compulsive. Elle connaît la topographie de cette partie de la forêt comme si elle l’avait plantée.
À l’est, cela commence comme une promenade au milieu des fleurs. Puis le paysage tombe à pic et la rivière surgit des gorges comme un nid de frelons. Les galets roulent au fond de l’eau et se fracassent sur les rochers dans un grondement continu. Le ravin est abrupt et poussiéreux, impraticable sans équipement. Sa profondeur interdit aux rayons du soleil d’en atteindre le fond. La fracture de la montagne sur la rive opposée offre un lapiaz redoutable pour les chevilles. Cet accès, bordé de genévriers et de chênes nains, redescend en pente douce vers la rivière. Il ne présente aucun danger car il reste à découvert sur toute sa longueur. Il s’achève par une arche dont l’un des piliers plonge dans un bassin creusé par le courant, l’eau y est calme et transparente. Soixante mètres au-dessus, en se penchant, elle y distingue des truites arc-en-ciel et de petites carpes. Vers l’ouest, la rivière se rétrécit et les flots reprennent de la vitesse. Sur la berge, la roche cède la place aux arbres. D’abord un couple de vieux saules, trois cornouillers échappés de l’ombre des pins sylvestres et des chênes pubescents, puis quelques bouquets de frênes épars coiffés par des trembles et des robiniers. Les arbres se montent les uns sur les autres pour un peu de lumière. Sur la première crête, les hêtres et les châtaigniers apportent une nuance de vert plus clair, comme le dernier coup de pinceau d’un peintre. La forêt grimpe ainsi en escalier vers le ciel. Tout au fond, en direction du nord, des dents pointues aux reflets argentés croquent les nuages.
Toutes les percées dans la lisière constituent des dangers potentiels. Les animaux sauvages depuis des millénaires empruntent les mêmes itinéraires et créent un réseau de pistes étroites dans la forêt. Ils suivent leurs propres traces et ouvrent à l’homme des chemins qui relient les points d’eau entre eux. Ce sont de bons endroits pour poser des pièges. Si les possibilités d’accès à la berge sont multiples, il n’existe qu’un passage possible pour traverser la rivière à gué sans être emporté par le courant. Elle a protégé la passe par un fil de pêche tendu à dix centimètres du sol et relié dans les arbres par des cordelettes jusqu’à son campement. Si le fil venait à se rompre, les boîtes de conserve emplies de gravillons et de graines tinteraient. Elle vérifie l’efficacité de son système tous les jours et réajuste les ficelles distendues. Elle a placé un second fil en redondance, plus haut sur le sentier si un intrus esquivait le premier. L’alarme a déjà fait ses preuves. Le son est assez puissant pour réveiller un mort et assez mat pour ne pas être perçu depuis la rivière. L’effet de surprise est préservé. En moins d’une minute, elle enfile une veste sombre et s’embusque, allongée entre deux rochers dont la forme et l’espacement constituent une meurtrière naturelle, le bout de sa carabine pointé sur le dernier virage du sentier. Personne ne la surprendra dans son sommeil. Pourtant, elle ne relâche pas sa vigilance. Chaque jour, elle guette. La nuit, elle écoute.
La pluie fine rabattue par les bourrasques trace une ligne sombre sur la roche au ras de ses genoux. Elle a posé le précieux stylo à côté de son sac. Sous la saillie rocheuse qui la protège, elle maintient sa position pendant des heures : assise en tailleur, dos droit perpendiculaire au sol, bras fins en position relâchée sur les genoux, paumes ouvertes vers le haut : un bouddha maigre logé dans sa niche. Le basculement périscopique de la tête est régulier ; à travers les paupières mi-closes et méditatives, elle est à l’affût.
Ma grotte mesure vingt-deux pas de large sur cinquante-trois pas de profondeur. L’entrée s’élève à la hauteur standard d’une porte, l’endroit le plus haut à l’intérieur atteint deux fois ma taille et l’endroit le plus bas me permet de tenir debout. Le sol est lisse, sec et presque de niveau, sauf sur les deux derniers pas où la grotte s’arrondit en abside. Là, une légère déclivité forme une cuvette d’un mètre de profondeur remplie d’eau. Les pluies arrosent le plateau trente mètres au-dessus de ma tête, traversent la roche pendant des années et, filtrées par l’humus et le calcaire, s’écoulent pures, en goutte à goutte régulier. Cette source rythme mes nuits. Elle concrétise le temps qui passe.
La température de la grotte est fraîche, mais constante au fil des saisons. J’y ai survécu sur un lit de feuilles pendant le premier printemps. Au début de l’été, j’ai entrepris d’obturer l’entrée par un mur en terre et en paille. Cette construction, qui paraît dérisoire, m’a occupée trois mois, à raison de dix heures par jour. J’ai fabriqué un moule dans deux bûches de robinier, préalablement fendues au couteau et taillées pour emboîter les quatre morceaux à mi-bois. Le moule seul a nécessité deux jours d’application sans clou ni vis. En inspectant la perpendicularité des bords, j’ai éprouvé la même fierté puérile qu’à rendre une dictée sans faute. Le travail délicat accompli, il restait l’épreuve de force. J’ai rempli et vidé mon sac à dos dix fois, cent fois, trois cents fois de terre argileuse et de sable. L’argile, j’en avais repéré à huit cents pas en aval des gorges : une terre orange cuite qui collait en pâtons quand on la serrait dans sa main. Un sable grossier était disponible en quantité aux abords du bassin, au pied de l’arche. En soixante-quinze jours, j’ai charrié quinze tonnes d’argile et de sable à raison de cinq allers et retours matinaux. Je me levais avec le soleil et chargeais mon sac de quatre-vingts litres à la moitié. J’avais bien essayé de le remplir au maximum pour gagner en productivité mais je ne parvenais pas à le soulever du sol. Le plus difficile était la portion du sentier qui se cabrait en pente raide, j’avançais pas à pas et ventre à terre comme pour cueillir une fleur. Si je m’étais relevée, la charge m’aurait entraînée en arrière dans une dégringolade mortelle. Pour m’encourager, j’inventais la forme, la couleur et le parfum de chaque fleur cueillie. Le bouquet final comptait trois cent soixante-quinze fleurs. Mes frêles épaules et les lanières du sac ont tenu la distance – c’est dans ce genre de situation qu’on apprécie les équipements de qualité.
Aux petites heures du matin, je remontais la terre et avant de manger, j’achevais mon labeur par deux sacs bien tassés d’herbes ligneuses et sèches. Qu’ils semblaient légers en comparaison ! Durant toutes ces allées et venues, j’inventoriais mentalement les espèces comestibles, repérais la floraison des arbres et les réserves de bois morts, surveillais la maturité des fruits et des baies ; une partie de moi restait sur le qui-vive, prête à me débarrasser de mon fardeau et à fuir à la première alerte. Dans l’après-midi, à l’ombre, je moulais des briques en humidifiant l’argile et en la pétrissant avec du sable et des végétaux secs hachés. Je les démoulais délicatement au soleil en tapotant sur le cadre avec un rondin et les déposais sur un treillis de fines branches de saule. Je les séchais ainsi trois jours sur le recto et trois autres jours sur le verso. En une journée, je façonnais quarante-huit briques d’adobe. La surface de la terrasse ensoleillée devant la grotte ne m’autorisait qu’une capacité de séchage limitée – cent cinquante unités tout au plus. Le soir, je scellais une cinquantaine de briques prêtes à l’emploi avec de la terre humide mélangée à de la cendre froide. Je lissais avec les doigts le surplus grisâtre qui débordait des jointures et dans l’air frais du crépuscule, je retrouvais une âme d’enfant. À la pose de la dernière brique, peut-être à onze heures passées, peut-être plus tard, je tombais épuisée, la peau des bras et du visage maculée d’argile. Le mur a consommé deux mille cent vingt briques, épais comme ma cuisse, il m’isolerait des intempéries et des températures négatives de l’hiver.
L’achèvement n’était pas complet. Je ne concevais pas une maison sans porte. J’ai choisi pour linteau un tronc sec de châtaignier réputé imputrescible. Je l’ai placé en appui sur les briques et l’ai fixé à deux frênes ébranchés par un assemblage primitif de tenons-mortaises. Ce caprice m’a coûté six jours de travail supplémentaire. J’avais le cadre, il restait à trouver une porte. Elle arriverait un an plus tard, ceci est une autre histoire.
Elle a débarqué là par hasard en voulant atteindre le plateau. Devant la grotte, elle a compté les pas, elle s’est assise et a réfléchi. Elle est comme ça. Elle aime jauger, mesurer et décider. Elle affectionne par-dessus tout, la sécurité d’un calcul qui tombe juste. Les chiffres rejettent l’affect, ils annoncent indifféremment bonnes et mauvaises nouvelles. Ils ne dissimulent rien et ne mentent pas. Par exemple, l’entrée de la grotte, en retrait de la falaise, reste invisible depuis la rivière. L’angle de vision est insuffisant. En revanche, d’en haut, le regard embrasse tout. Un rocher en saillie couvre un tiers de la terrasse comme un auvent. Il abrite du soleil et de la pluie : un poste d’observation idéal au-dessus d’un océan d’arbres. On y est en sécurité. Elle est restée.
Elle se lève et regarde avec tendresse la maison troglodyte, la première victoire dans sa vie d’après. Elle reste debout au centre de la terrasse, un nid d’aigle de dix pas sur douze. Le treizième vous précipite soixante mètres plus bas, la carcasse empalée sur un pin ou disloquée contre un rocher. Elle y a songé au début. La solitude. L’appel du vide. La fatigue. Elle a baptisé ce promontoire le « Grand au revoir ».
Cette construction me redonne envie de vivre. J’ai un endroit à défendre. Mes journées débordent de projets. Mille tâches à effectuer. Mon cerveau résout des problèmes inédits. Mes mains sculptent de nouvelles matières. Mon corps change. Il devient tonique à force d’exercices et de bains glacés. Les capitons de mes fesses et de mes cuisses fondent. Mes jambes galbées me portent loin, mes abdominaux et mes biceps saillent sous la peau. Je dors des nuits courtes. Mon esprit se conforme à mon évolution physique. Ma volonté s’affermit. Les plaintes et les pensées négatives s’évanouissent, la peur aussi. Je m’aime à nouveau.
Elle se dévêt, enjambe le tas d’habits sales et se hausse sur la pointe des pieds. Elle étire son corps nu, les bras pointés vers le ciel. Sa peau couleur bronze ne présente aucune aspérité sauf une cicatrice rose à la hauteur de l’omoplate gauche. Des poils naissants piquent ses mollets et ses aisselles. Ses cheveux noirs sont coupés court, des mèches rebiquent dans le cou et au-dessus des oreilles. Toutes les lunes, elle opère au couteau dans le reflet oscillant de la rivière. Elle coupe, rase à sec, épile pour préserver ce qu’elle considère comme les attributs de sa féminité.
Au coucher du soleil, après six heures d’observation, la routine débute. Quelle que soit la saison, elle se déshabille, étire ses muscles, puise de l’eau dans la grotte avec un bol en terre cuite et se lave dehors avec un savon à base de cendre et d’argile. Elle ne descend à la rivière qu’une fois par semaine. En s’exposant moins, elle réduit le risque par sept – la survie est aussi une affaire de statistique et de grands nombres. Elle se frictionne la peau avec des herbes sèches roulées en boule. Elle vide le restant du récipient sur sa tête, l’eau glacée claque comme un coup de fouet. Elle sautille sur place en poussant de petits cris aigus et les réactions physiologiques prennent le relais : un étau enserre ses tempes et son front, sa vision se rétracte, les martèlements de son cœur s’emballent. Elle double ses expirations et se sent deux fois vivante. Puis elle se sèche et passe en revue près du feu chaque centimètre carré de son anatomie : hématomes, piqûres, éraflures, rougeurs, échardes, tiques ou sangsues. Les analgésiques et les antiseptiques de synthèse ont servi jusqu’à la dernière goutte ; de son vol originel, il ne reste que deux aiguilles, un kit de suture et une pince à épiler dissimulés dans une fissure près de la cheminée. Quand un soin se présente, sa pharmacopée est sommaire : huile essentielle de cade pour les cheveux, de lavande pour les coupures, de nigelle pour tout le reste. Les bouteilles sont quasi vides. Le récipient d’huile d’olive aussi. Pour l’huile essentielle, elle ne peut rien sans retourner en ville, à moins qu’un alambic tombe du ciel. Pour l’huile d’olive, elle retournera cet hiver dans une oliveraie en friche à vingt kilomètres vers le sud. Elle fera l’aller et le retour de nuit pour s’épargner les mauvaises rencontres. À l’échelle de son existence, elle ne s’est jamais aussi bien occupée d’elle qu’aujourd’hui. Quand elle inspecte les poils de son sexe et qu’elle l’effleure, elle pense parfois à P. Pas longtemps. Pas souvent.
Elle se rhabille et aiguise son couteau contre un long galet, jusqu’à lui redonner le tranchant d’un rasoir. La lame de métal grince contre la pierre, chaque frôlement identique en inclinaison et en intensité. La concentration est extrême, ses lèvres disparaissent en se pressant l’une contre l’autre. Elle prend tout le temps nécessaire. Sa corvée devient plaisir. Elle possède peu, alors elle entretient son matériel avec minutie. Elle vérifie plusieurs fois le fil de la lame avec son pouce. Le couteau de vingt et un centimètres paraît disproportionné dans sa paume fluette.
Puis elle mange une douzaine d’amandes germées et une salade de feuilles de pissenlit agrémentée de violettes, de mûres et de menthe sauvage qu’elle mastique longtemps. Elle complète son dîner par une galette de farine de glands ; malgré un long trempage, ils conservent une pointe d’amertume. Elle grimace. Les châtaignes ne sont pas encore sèches, elle le regrette au moment de déglutir. Trois verres d’eau ne suffisent pas à effacer les tanins sur la langue. Elle frotte ses dents avec son index recouvert d’argile. Elle insiste au niveau des gencives et rince abondamment.
Avant de rejoindre sa couche, elle ressort. Elle avance jusqu’à l’extrémité du Grand au revoir et scrute la nuit pour s’assurer que tout est à sa place : la Lune dans son dernier croissant n’éclaire pas, la brise est fraîche et régulière, la rivière coule, Sirius scintille toujours dans le Grand Chien. Elle ignore les constellations. Elle aurait aimé apprendre. Alors elle invente la constellation du chêne, du sanglier, de l’écureuil, les pléiades de la martre. Elle projette son monde sur la voûte céleste. Elle repère une étoile presque aussi brillante que Sirius et la renomme P. Elle reste un instant à écouter tous les bruits qui constituent le silence de la vie sauvage ; soixante mètres plus bas, les animaux s’entretuent pour survivre. Tout est bien.
Elle se couche sur sa natte en repensant une dernière fois à cette fichue détonation. Voici deux jours, une présence circulait à moins d’une heure d’ici. La porte est solide et bloquée de l’intérieur avec deux rondins ; jusqu’au réveil, elle ne craint rien. Pourtant, elle vérifie encore. À sa gauche, sa main rencontre la forme familière du fusil. Une balle de 5,56 mm est chambrée, la sécurité est levée. L’arme est prête à faire feu. Elle s’en est assurée deux fois. Elle garde les yeux ouverts dans le noir, en écoutant le ballet des chauves-souris qui la débarrassent des moustiques, puis s’endort en serrant le manche de son couteau.

II LE PIÈGE
Toujours le même cauchemar. L’homme me poursuit. Je cours vers la forêt. Il me manque une chaussure, mon débardeur est en lambeaux. Je me retourne pour mesurer mon avance. Il est immobile, il tient un objet devant lui. Je ralentis pour comprendre ce qu’il fabrique. Une flèche siffle à mon oreille et se plante à vingt pas devant moi. Je crie et force l’allure pour atteindre la lisière. Je change plusieurs fois de direction. J’oblique vers un fossé et quand je crois l’atteindre, je m’écroule, une flèche fichée dans l’omoplate. Je me tortille pour fuir. Je braille de douleur. La pointe ressort sous la clavicule. Le sang coule le long de la colonne et sur ma poitrine. Je rampe. J’ai de l’herbe et de la poussière plein la bouche. J’entends qu’il approche. Je tente de me relever, en vain. Je me pétrifie. Son ombre me recouvre. Je me réveille en sueur, haletante.
Ce rêve est intense. J’ai dans les narines l’odeur de fenaison. J’ai sur la langue le goût métallique de la peur. Et pire que tout, la sensation paralysante de la résignation quand il se penche sur moi.
Elle ouvre des yeux secs dans une obscurité totale. Seuls les plocs de la source repoussent le silence. La première attention est pour son fusil. Elle le cherche à tâtons près de sa hanche et verrouille la sécurité, ensuite elle glisse le couteau dans son étui à la ceinture. Elle roule sur le côté, fusil en main, et longe la paroi sur huit pas. La porte est calfeutrée, aucun moyen de savoir si le jour est levé. Sa lampe frontale ne fonctionne plus depuis longtemps. Elle soulève les deux rondins qui entravent l’ouverture et tire la poignée. Le grondement de la rivière entre avant le jour. L’aube est claire et sans nuage. La forêt n’existe pas encore ; à sa place, une ombre verdâtre couve sous le ciel irisé de rose. Elle hume l’air un instant, s’étire sans décoller les talons et replie son buste sur ses cuisses pour apposer ses paumes sur le sol. Son dos est comme un torrent qui s’écoule au-dessus de son bassin. Elle reproduit dix fois ces profondes respirations. Le soleil prend son temps, elle aussi.
Elle chausse ses sandales et passe le fusil en bandoulière. Le pépiement des oiseaux annonce le départ. Elle s’engage sur le sentier. À la rivière, elle inspecte les berges en quête d’une trace insolite et cueille de la petite oseille qu’elle fourre dans son sac. Elle traverse à gué en enjambant le fil de pêche dissimulé dans les herbes et s’enfonce dans la forêt pour relever ses pièges. Le premier a fonctionné. Une jeune martre s’est débattue et a tiré sur le collet jusqu’à s’étrangler. Elle caresse le pelage. Le corps est encore tiède. Elle préfère que l’animal soit retenu par le cou et non par une patte ou par la queue. Le premier rat musqué qu’elle avait attrapé avait survécu à la capture. Agressif, elle n’avait pu l’approcher pour lui planter la lame de son couteau. Elle n’avait pas envisagé de l’exécuter d’une balle – trop précieux, trop bruyant. Alors, elle avait cherché une grosse pierre et lui avait défoncé la tête. Elle s’y était reprise à trois fois car il s’était débattu. Elle l’avait estropié à chaque tentative ; à la dernière, l’animal s’était immobilisé, résigné à mourir. Un dernier cri, celui qu’elle avait poussé, avait couvert le craquement des os. Et c’était fini. Elle avait pleuré devant la flaque de sang noir sous la tête aplatie et n’avait pas eu le courage de détacher sa proie. Une mort pour rien. Ce fut la dernière.
Je prélève ma part, ni plus ni moins. Je tue pour vivre, pour ma sécurité et ma nourriture. Dans la société, c’est la même tuerie sauf qu’ici, je ne délègue pas mes besognes au boucher et au militaire. Dans la forêt, je m’expose, je me salis.
Elle accroche sa prise par les pattes arrière au filet externe de son sac et repart à travers l’enchevêtrement des arbres. Elle ne suit pas les coulées mais passe de l’une à l’autre en coupant à travers bois, ainsi elle limite ses traces et laisse peu d’odeur. Elle marche d’un pas léger sur un tapis de feuilles, en contournant les troncs pour ne pas casser de branches. Elle ramasse un énorme cèpe solitaire qui améliorera la saveur de son dîner. Elle progresse avec prudence. Le second et le troisième piège n’ont rien pris, le quatrième est désarmé mais vide. Cela arrive parfois, l’animal tire sur la corde et la casse. Cette fois-ci, le collet est intact. Il est possible qu’une rafale ou une branche enraye ou déclenche le dispositif. Dès lors, il est juste qu’un animal emporte l’appât sans mourir. Elle s’accroupit et inspecte le sol autour du piège. Pas de branche. Mais de nombreuses empreintes dans tous les sens. Le blaireau ou la martre a paniqué avant de s’étrangler. Quelqu’un a desserré le collet et prélevé la proie. La nouvelle lui fouette le sang. Elle prend son fusil en main, enlève la sécurité, tire la culasse vers elle de moitié pour apercevoir la balle engagée, puis la relâche. Elle recule en dessinant un cercle pour élargir son inspection. Elle promène le canon dans toutes les directions. Aucune trace humaine.
Un loup ou un renard aurait tranché la cordelette et aurait versé du sang en plantant les crocs. Elle s’accroupit à nouveau et plisse les yeux pour repérer une présence autour d’elle. Son regard porte sur une centaine de pas. Elle pivote sur elle-même. Rien. Aucun mouvement. Aucun bruit. Elle ne relève pas le dernier piège. Trop loin, trop risqué. Elle regagne son campement en marche rapide. Malgré, la cadence soutenue, ses jambes réclament la course. Elle se l’interdit. L’essoufflement est l’ennemi du tireur. Elle préfère s’économiser en cas d’accrochage au pied de la falaise. Elle se surveille et raccourcit plusieurs fois sa foulée. Ce faux rythme la mine. Quelqu’un farfouille dans ses affaires. L’image la pousse en avant, elle accélère ; sur le pas suivant, elle ralentit. Pour se calmer, elle inventorie son trousseau : outre le fusil, le couteau et le sac, il y a le duvet, le jerrycan, les six boîtes de conserve vides qui lui servent à cuisiner, la gamelle de fer-blanc avec sa poignée, la fourchette et la cuillère assorties, les trois flacons d’huiles essentielles – en se représentant sa pharmacie, elle enrage –, sa précieuse paire de chaussures de randonnée rangée près de sa parka et de son trousseau pour l’hiver. Elle ne survivrait pas sans sa veste imperméable et son pull-over. Elle se console car il ne trouvera pas la carabine 308 Winchester dissimulée au jardin. Il ne trouvera pas non plus le jardin, ni l’échelle de corde qui y mène. Elle discerne l’eau de la rivière. Elle tâte la poche à rabat de son pantalon, deux clous et un briquet enroulés dans de la ficelle. C’est déjà ça.
Arrivée sur la berge, elle ne note aucune anomalie. Personne n’a écrasé sa semelle sur la terre humide. Les fils d’alarme ne sont pas arrachés. Elle gravit le sentier, fusil pointé droit devant, le viseur à la hauteur de son œil droit. Elle s’appuie contre la paroi et progresse avec précaution. Trois fois, son coude gauche racle la roche abrasive. Elle serre les dents.
Parvenue à l’extrémité du sentier, elle ne note rien d’anormal. Elle reste là, à goûter le soleil sur sa peau, la sueur coule le long des tempes, la roche dégage une odeur agréable de métal chaud. Elle relâche la gâchette et ramène une mèche de cheveux humides derrière son oreille, coquetterie rare. Elle sait qu’il n’y a plus rien à craindre. Le ballet aérien des oiseaux est régulier, l’air exhale une douceur sereine qui ne promet aucun danger. L’intuition n’est pas un sixième sens, c’est la synthèse de tous les sens, l’évidence du corps qui se connecte au monde.
L’intuition est une deuxième naissance. Celui qui n’a pas éprouvé ce sentiment de plénitude n’a pas vécu. La clef est l’empathie ; sans elle, nulle possibilité d’appartenir au monde. Après des années dans la forêt, une fourmi qui se noie, un pin arraché par la tempête ou un oisillon tombé du nid m’attristent avec la même intensité. Je ne hiérarchise pas le vivant. Je le considère comme un tout. Un ensemble irréductible dont il faut prendre soin et qui me constitue. Quand je parviens à éliminer les bruits parasites, tout parle. Tout vibre et m’informe.
Par prudence, elle replace sa main sur la gâchette et bondit sur le vide du Grand au revoir. La lumière éblouissante se réverbère sur le sol gris argenté. Elle cligne des yeux en s’approchant de la porte. Elle est ouverte dans l’exacte position du matin. Elle laisse glisser son sac sans bruit sur le sol, pose son fusil à terre. Elle défouraille son couteau et entre : personne. Elle ressort détendue, les deux bras pendent le long des cuisses, la lame du couteau pèse vers le sol. Ses yeux ne s’arrêtent sur rien, ils racontent un mélange de regret et de soulagement, de préoccupation aussi. Elle détache la martre et l’allonge sur un rocher dont la partie plate est tachée de sang séché. La première incision ouvre l’abdomen. Elle écharne et vide la bête avec application pour ne pas perdre de viande. Elle cuira les morceaux maigres en émincé sur la cheminée et les morceaux gras à l’étouffée dans un pot enterré avec du romarin et peut-être une pomme de terre. En anticipant l’apport en calories et la succulence de ces quatre repas, elle remercie l’animal.
Demain, elle rincera la peau à la rivière et la tannera avec de petits racloirs en silex. Dans l’attente, elle s’assied pour mûrir ses pensées à l’ombre du rocher en saillie. Certaines s’accrochent, d’autres tombent dans le paysage.
Avec les briques qui me restaient, j’ai construit un petit poêle-cheminée adossé au mur, à l’aplomb d’un boyau percé dans la roche. J’avais placé le revers de ma main à l’entrée du trou pour m’assurer d’un courant d’air. Le début a été fastidieux, j’ai allumé une douzaine de feux à l’intensité croissante pour cuire les briques sans les éclater. Durant ces essais, la fumée refluait dans la grotte et irritait les yeux et les muqueuses. J’ai amélioré le tirage en perçant trois trous à la base du foyer et en confectionnant trois bouchons de terre crue, ainsi, jouant avec les ouvertures, je pouvais aviver ou ralentir la combustion. Enfin, j’ai étalé une nouvelle couche de terre humide sur le boisseau pour en améliorer l’étanchéité et j’ai inauguré le four. La fumée, aspirée par la circulation de l’air, entrait dans le boyau et ressortait Dieu sait où. Malgré mes recherches, je n’ai jamais pu identifier la sortie. Deux jours après cette première flambée, j’ai attrapé ma première martre.

Extraits
« La solitude est pénible à supporter dans les premiers temps. Comme pour la faim ou le froid, elle s’y habitue. C’est une épreuve qu’elle surmonte par la discipline; sans repère, sans norme, il est difficile de se jauger et de se tenir. Lorsqu’elle est seule, tout est autorisé, alors elle doit se surveiller et le cas échéant, se punir. L’intransigeance est la clef. Tout débute par une planification stricte des journées et des objectifs: le travail pour sa subsistance , le guet pour sa sécurité, le rêve et l’écriture pour son humanité. À tout cela s’ajoutent le yoga et l’hygiène. Quand elle procrastine ou triche, quand elle tergiverse ou dérive de la règle, quand elle n’atteint pas ses objectifs, elle est la victime et la coupable, elle est la juge qui fustige et dans les cas les plus graves, le bourreau qui châtie. Elle a édicté une loi — sa loi. Les pénitences s’étalonnent suivant un barème strict: la procrastination équivaut à la privation d’un repas, une tâche bâclée, deux repas. La récidive est sanctionnée par un jeûne de trois jours. La complainte ou la pensée négative double les corvées physiques. Le délaissement d’une activité de sécurité — acte le plus grave — est puni d’autoflagellation avec une branche de saule — cinq coups et dix en cas de récidive. La juge est impitoyable, La sanction irrévocable, Face à soi-même, il est impératif de rechercher plus que la survie. p. 31-32

« Toutes les existences ne sont-elles pas des fictions? » demande-t-il. On se raconte tous des histoires. Pour lui, ce fut la quête de sa femme. Il croyait vouloir la sauver. L’humain est ainsi fait, il se nourrit d’illusions.
Elle s’est réfugiée dans la nature contre la ville, dans la solitude contre la société, dans l’oubli contre la mémoire. Elle a créé son propre paradis, sa grotte et son ermitage. Recluse dans l’immensité, elle a choisi l’envers du monde. Elle s’est aventurée trop loin des hommes pour revenir. p. 120

Le Monde est un monumental rideau, le mensonge s’étale sur des surfaces infinies, la vérité ne loge que dans les replis. Il faut avoir éprouvé de grandes joies et de grandes souffrances pour y accéder, pour s’avaler soi-même dans l’ombre et se dissoudre dans la lumière. p. 137

Je demande pardon à Pierre et pardon à Nora. À force de solitude, je me suis entêtée à les oublier. Tout s’éclaire maintenant. J’étais femme et j’étais mère. J’étais moi et j’étais eux. La survie est inutile si on oublie cela. L’homme vaut plus que la somme de ses cellules. Les liens qu’il tisse avec ses semblables et avec son environnement sont plus importants que lui-même. Il vit au-delà des limites de son corps. Il refuse les frontières. Il est le baiser. Il est le souvenir qu’il sème dans l’éternité. Il est le seul être de la création à s’émouvoir d’un coucher de soleil. La biologie ne comprend rien à la poésie. L’amour existe les hommes finiront par l’entendre. Je l’ai compris trop tard. L’amour existe, sinon nous ne servons à rien. p. 143

À propos de l’auteur
CHAVAGNE_Pierre_DRPierre Chavagné © Photo DR

Pierre Chavagné est né en 1975 en banlieue parisienne et vit désormais en Uzège, dans une maison en bois avec sa femme et ses trois fils. Depuis peu, il se consacre exclusivement à l’écriture. La Femme paradis est son troisième roman. (Source: Éditions Le Mot et le Reste)

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Dans la cour

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En deux mots
Barnabé n’a pas trois ans quand il perd sa mère. Un drame qui va entraîner son père dans une spirale infernale. Il meurt quatre ans plus tard, laissant à son fils la lourde tâche de se construire un avenir. Les copains et la musique vont l’aider à s’en sortir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Comment Barnabé a survécu à la mort de ses parents

Dans ce premier roman initiatique, Jérôme Rebotier raconte la vie de Barnabé qui a perdu sa mère et son père alors qu’il n’était qu’un enfant. Une double et douloureuse épreuve qu’il va falloir surmonter.

À la rentrée 1986, Barnabé entre en classe de Seconde. Il se réjouit de retrouver ses camarades de classe, Émile, Antoine, Jean-Albert, Hercule les autres. En quelques lignes, on découvre que cette petite bande est d’abord là pour s’amuser plutôt que pour apprendre. Le fait que sur son formulaire, à la case «parents» Barnabé note «décédés» y est peut-être pour quelque chose.
Dès le chapitre suivant, qui nous ramène en 1977, on comprend que ce corps d’homme ramené vers le rivage que des promeneurs découvrent sur la côte bretonne est celui de son père. Déjà défiguré, il ne comportait pas de traces de coups. L’enquête va conclure à un accident. Plus tard, on comprendra qu’en fait il n’avait plus envie de vivre.
Car tout le roman est construit sur ce principe des allers-retours entre la vie «d’avant», celle où Barnabé n’était pas encore orphelin, et cette année 1986 qui marque sa nouvelle vie. Il découvre sa chambre à l’internat et pense y découvrir un terrain de jeu avec des limites qu’il est bien décidé à franchir. Il faut dire qu’il revient de loin. Un double drame que l’auteur va tenter de conjurer en commençant par un conte en quatre parties disséminées le long du livre et intitulé Les cerises et le goudron (je vous conseille de relire ce conte in extenso une fois votre lecture terminée. Il est très éclairant).
On découvrira dans quelles circonstances le petit garçon perdra sa mère en 1973, mais on comprendra surtout très vite que c’est en 1977 que son existence a basculé.
«On m’avait tué à l’instant. L’enfant en moi était mort, enfoui quelque part loin de la raison. La naïveté laissait place à l’ignorance et à la peur. Je m’évanouissais presque, je ne savais plus qui j’étais. Mon esprit se réfugiait là-bas, très loin. Je savais que ma mère m’observait et je voulais la rejoindre. Le volcan bouillonnait de plus en plus. Fort.»
Alors, c’est en semant de petits cailloux sur sa route qu’il va finir par trouver un chemin. En 1978, il se réfugie dans l’imaginaire, s’imagine le capitaine d’un vaisseau en mission pour sauver le monde, en 1980 il se rêve en sportif en érigeant son propre Roland Garros. «Je suis devenu adulte immature dans un corps trop petit. Je ne dois pas en parler, on ne doit pas savoir, il paraît que ce n’est pas bien d’être différent. On m’a appris que l’on n’aime pas les gens différents, on les rejette. Alors c’est mon secret.» Finalement, c’est grâce à la musique qu’il va trouver sa voie. La musique qu’il écoute – l’auteur a eu la bonne idée de publier la playlist du roman – et la musique qu’il fait avec ses copains. Si le groupe qu’il va former avec ses amis n’est pas très brillant – leur premier concert va virer à la catastrophe – il a enfin trouvé un équilibre.
On serait tenté d’y voir un aspect autobiographique, venant d’un compositeur de musique de films, mais c’est d’abord dans la musicalité de l’écriture que Jérôme Rebotier se dévoile. Son roman est agencé comme un album, à la fois sombre et lumineux, désespéré et ouvert au monde. Alors quand retentit la cloche qui marque la fin de l’année scolaire, on se dit que pour Barnabé tout est possible. Et que peut-être le romancier nous offrira une suite.

Playlist du roman

Dans la cour
Jérôme Rebotier
Éditions Héliopoles
Premier roman
210 p., 17 €
EAN 9782379850868
Paru le 9/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et en région parisienne. On y évoque aussi La Baule et Le Pouliquen ainsi que Viroflay.

Quand?
L’action se déroule entre 1973 et 1986.

Ce qu’en dit l’éditeur
1986. Barnabé Voisin a 15 ans. Passionné de musique, il retrouve sa bande de copains, Hercule, Émile, Antoine, John, Kadour et Jean-Albert. Ces inséparables amis s’apprêtent à vivre toutes leurs premières fois¬ : leur groupe de rock, les manifs, les clopes en douce, les filles… Mais lorsque les profs interrogent Barnabé sur ses parents, il écrit machinalement : «Décédés».
Alternant le récit à la première personne d’un jeune lycéen et celui d’un adulte interrogeant la mort prématurée de ses parents, Jérôme Rebotier nous entraîne dans un roman personnel, drôle et émouvant, où le parcours initiatique d’un adolescent et sa joie de vivre l’emportent sur les fractures originelles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
Les cerises et le goudron
Première partie

Une petite maison.
Des cerises.
Je suis en train de déjeuner.
Une toute petite pièce et, sous l’assiette de cerises, une table.
Dans le mur une petite brèche d’où suinte une coulée de goudron.

Je suis soudainement assis dans l’autre sens. Je mange mes cerises comme si de rien n’était.
Le goudron coule lentement sur le sol et le niveau commence à monter.
Je m’observe de très près.

Je mange mes cerises comme si de rien n’était.
Le goudron coule lentement, sur le sol, et le niveau commence à monter.
Je m’observe de très près.

Je recule en me laissant là, affairé à mes cerises.
Je recule encore, je passe la porte et je m’éloigne.

Je recule toujours, longtemps, très longtemps, laissant la maison, moi, mes cerises et le goudron rapetisser jusqu’à n’être plus qu’une petite étoile dans la nuit sombre.

D’ici je ne vois plus le goudron.
Là-bas, je mange mes cerises comme si de rien n’était, je le sais.

…Noir…

1986
La rentrée
Ils sont déjà tous réunis dans la cour au moment où je passe la grande porte du lycée. Teints bronzés et langues déliées. Les restes de l’été sur leurs visages. Émile, Antoine et ses yeux bleus, Jean-Albert, Hercule et puis les autres. En demi-cercle. Les anecdotes fusent. Cette complicité immédiate, l’humour renouvelé par les vacances.
Émile a pris une demi-tête, plus une demi-tête de cheveux dressés dans toutes les directions, et s’est enveloppé d’un imperméable noir qui lui tombe au ras du mi-mollet, une vieille paire de Doc aux pieds joints comme un cornet de glace.
— T’as mis les doigts dans la prise ce matin? lui lance Jean-Albert en plissant la bouche et les yeux d’un air approbateur.
— Poss poss, lui répond Émile en l’imitant.
Antoine acquiesce en souriant et Hercule enchaîne :
— Tu n’aurais pas croisé Vladimir par hasard?
Si, si, il est avec Marcelo.
Un rire aux éclats. Nous sommes les seuls à pouvoir comprendre.
Je les regarde avec le plaisir des retrouvailles tout en leur tapant dans la main. Jean-Albert porte un pantalon beige taille soixante-six qui laisse apparaître la moitié de son caleçon à motif papier peint, Hercule ne manque pas son « Mon Barnabé ça me fait tellement plaisir de te revoir vivant! » en me prenant les épaules dans ses mains, et Émile me glisse un «Alors comme ça t’as changé de nom pendant les vacances?» suivi du petit plissement œil bouche qui demande mon approbation. Je lui réponds:
— C’est quoi ce délire encore ? tout en me faisant la réflexion que quelques minutes seulement de remarques entre copains suffisent à réinventer nos vies.
— Va voir sur le tableau! me répond Antoine souriant.
— Qui est avec qui ? je lui demande.
— J’te dis d’aller voir sur le tableau, il répète.
Je me dirige vers le parloir et je cherche mon nom. D’abord je ne me trouve pas et puis si, en relisant plusieurs fois les listes des classes, je comprends enfin la blague… Bernard Moisin (2de 4), ils m’ont appelé Bernard Moisin au lieu de Barnabé Voisin, les salauds! La voix d’Émile s’approche de moi avec son petit rire moqueur :
— Ça va Bernard? T’as pas un peu moisi en vacances ? Je me retourne:
— Et toi tu t’es déguisé en Robert Smith?
La sonnerie retentit à quelques mètres de nous. Nos tympans claquent et s’envolent. Nous reprenons nos marques. Les élèves se rassemblent par classes devant les numéros notés à la craie blanche sur le sol de la cour. Moi je passe la porte du bureau du conseiller d’éducation et je lance à la secrétaire, qui, tête baissée, attentive, remplit ses formulaires, et sans attendre qu’elle me fasse signe :
— Bonjour madame, je suis pas sur la liste, je vais où ? Elle lève les yeux et pousse un soupir en m’apercevant.
— Ah non! Vous! vous n’allez pas commencer dès le premier jour ! Débrouillez-vous!
— Bah d’accord! Je vais dans la classe de mon choix alors ?
— Ne dites pas n’importe quoi, Voisin! Laissez-moi travailler! Par pitié!
Je me dis un instant que je ne pensais pas qu’à son âge elle ait besoin que je ressente de la pitié pour elle. Bref! Je m’imagine en cardinal, abaissant la main sur ses épaules avec un air condescendant et je l’absous de ses péchés. Je souris pour moi.
— Qu’avez-vous à sourire comme ça? On dirait un nigaud! Allez! filez rejoindre votre classe!
Je sors dans la cour qui s’est vidée entre-temps et bien évidemment je ne sais pas où sont passés les copains de 2de 4. J’en profite pour faire une petite dizaine de pompes sous l’arcade, je fais ça dès que j’ai deux minutes, il paraît que ça maintient en forme, les pompes. De toute façon je suis en retard. Puis je sens la présence de ce type, certainement nouveau pion qui s’approche de moi pour me dire que ce n’est pas le moment de faire le mariole tout seul. Je lui dis: «OK». Je me relève et je prends l’escalier central, J’arpente les couloirs en regardant à travers les portes vitrées des classes. J’en profite pour faire deux ou trois clins d’œil aux copains puis j’aperçois enfin Jean-Albert et Antoine assis au fond d’une salle dans laquelle une vieille prof, complètement babos et portant fièrement une chemise en cuir bordeaux, agite les bras dans toutes les directions. Je toque trois coups bien francs suivis d’un léger silence, puis j’ouvre la porte, je passe la tête, et je dis d’une petite voix: «Bonjour madame, je suis Bernard, Bernard Moisin.» Éclats de rires… je connais une bonne partie des élèves, et Voisin est un nom qu’on n’oublie pas. La vieille babos semble désemparée, vérifie sa liste sur un vieux carnet puis se redresse en reprenant confiance et s’adresse à la classe: «S’il vous plaît ne vous moquez pas de votre camarade, il a peut-être une bonne raison d’être en retard.» Elle me regarde par-dessus ses lunettes :
— Quelle est la raison de votre retard, jeune homme ?
— J’étais dans le bureau du CPE car ils ont fait une faute à mon nom, ils ont écrit Bernard sans h alors que moi c’est Bernhard avec un h, car je viens d’Alsace. Du coup, je me suis mis à faire quelques pompes et j’ai pas entendu la sonnerie.
Rires.
— (À la classe) Arrêtez de rire stupidement comme ça! Je ne comprends rien à vos histoires de pompes, asseyez-vous je suis madame Dubien, votre professeur de français et comme vous vous en doutez votre professeur principal. D’abord on dit «Je n’ai pas» et pas «J’ai pas»! Tenez! Voici quelques fiches à remplir. Je vous préviens, nous allons passer toute l’année ensemble alors mieux vaut bien nous entendre. Et si vous avez des doutes, demandez à votre voisin ! (Rires)
— Merci beaucoup madame!
Je prends les fiches et je vais m’asseoir derrière Jean-Albert et Antoine. On se met à se raconter nos vacances pendant que la babos nous distribue un polycopié avec le nom des autres profs. Je commence à remplir mes fiches et comme d’habitude je note machinalement «décédés» à la case Parents.
«On a Ramirez en espagnol, ça va être encore une bonne rigolade!» je dis à Jean-Albert.
Dubien nous distribue l’emploi du temps, nous demande d’ouvrir nos livres page 40 et le cours se déroule tranquillement jusqu’à la prochaine sonnerie. »

Extrait
« On m’avait tué à l’instant. L’enfant en moi était mort, enfoui quelque part loin de la raison. La naïveté laissait place à l’ignorance et à la peur. Je m’évanouissais presque, je ne savais plus qui j’étais. Mon esprit se réfugiait là-bas, très loin. Je savais que ma mère m’observait et je voulais la rejoindre. Le volcan bouillonnait de plus en plus. Fort. Je ne sais plus si je me mis à pleurer, je ne crois pas. J’étais devant le fait. Je n’avais pas vraiment le choix. Non, je ne pleurais pas, je devais être fort. Je deviendrais le capitaine de mon vaisseau et je mènerais ma vie tout seul. Je m’imaginais portant un casque et une cape de super-héros, délivrant tous ceux que j’aimais. Je rêvais que mon père s’écroulait et roulait dans la pente d’un jardin, je peinais à le rattraper, mais je le sauvais. Avec de la volonté et de l’imagination, j’y arrivais.
Les mois passent et je regarde le ciel par la fenêtre, plusieurs années de suite réunies en un instant. J’ai perdu la notion du temps. Je suis devenu adulte immature dans un corps trop petit. Je ne dois pas en parler, on ne doit pas savoir, il paraît que ce n’est pas bien d’être différent. On m’a appris que l’on n’aime pas les gens différents, on les rejette. Alors c’est mon secret. Je grandis presque comme ces autres, en me sentant quelquefois gênant, un peu de trop, et autour de moi, ceux qui savent font presque comme si de rien n’était, ceux qui l’apprennent me prennent en pitié. Je déteste la pitié! Ceux qui ont pitié vous rabaissent sans le savoir, ceux qui ont pitié vous regardent d’en haut avec cet œil ou cet air attendri qui leur donne de l’importance. Piédestal. Podium. Je préfère qu’on m’écoute. Rien qu’un peu. Raconter, partager, et qu’on observe et adopte mon étrangeté. » p. 57-58

À propos de l’auteur
REBOTIER_jerome_DRJérôme Rebotier © Photo DR

Jérôme Rebotier est compositeur de musiques de films. Dans la cour est son premier roman. (Source: Éditions Héliopoles)

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Une légère victoire

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En deux mots
Nour renverse et tue accidentellement une jeune femme. La victime était la fille de Yarol, un repris de justice qui finit de purger sa longue peine. Tous deux ont du mal à se remettre de ce drame. C’est alors que Yarol propose à Nour de venir le voir en prison.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une rencontre et deux vies qui basculent

Le troisième roman d’Odile d’Oultremont raconte la rencontre d’une jeune femme et d’un homme qui purge une longue peine de prison. Il lui a proposé de la rencontrer après avoir appris que c’était elle qui venait de tuer accidentellement sa fille. Un rendez-vous fort en émotions.

Nour Delsaux est assistante de rédaction dans un quotidien. Yarol Ponthus est en prison depuis près d’un quart de siècle. Constance Rodriguez est orpheline et dépressive. Un jour ordinaire, plombé par une météo tristounette, Nour renverse Constance, la fille de Yarol. Elle meurt sur le coup.
Quand le prisonnier apprend la mort de sa fille, c’est sa seule raison de vivre qui s’effondre. Lui qui redoutait le jour où, après avoir purgé sa peine, il retrouverait la société des hommes, n’a désormais plus aucune envie de sortir. En prison, il a désormais ses habitudes, son coin de potager et Zoltan, avec qui il partage sa cellule. Et les obsèques de Constance, auxquelles il a été autorisé d’assister, n’ont fait que le traumatiser davantage.
Le moral de Nour n’est guère meilleur. Elle se sent coupable, comme Yarol, elle a tué. «Elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle».
Quand elle reçoit le courrier de Yarol l’invitant à lui rendre visite en prison, elle ne comprend pas sa démarche. Mais quand Jeff, son compagnon, lui intime l’ordre de ne pas y aller, elle décide tout à la fois de se séparer de cet homme si intransigeant et si peu à l’écoute et d’accepter la rencontre. Même si elle ne comprend pas vraiment ce qui motive cette demande.
Comme dans ses deux précédents romans, Les Déraisons et Baïkonour, Odile d’Oultremont s’attache aux rencontres improbables, aux échanges inattendus. Entre l’assistante de rédaction et le taulard, le choc est extrême. S’il ne s’agit pas ici d’un vertige amoureux, le sentiment qui unit ces deux parfaits inconnus est tout aussi fort. Ils sont rongés par la culpabilité. La romancière montre avec beaucoup de sensibilité combien leur confrontation va les pousser à envisager différemment les choses, en tentant de se mettre à la place de l’autre. Une remise en cause qui va entraîner le lecteur à se positionner. Et ce n’est pas là la moindre des vertus de ce roman qui une fois encore confirme tout le talent d’Odile d’Oultremont.

Une légère victoire
Odile d’Oultremont
Éditions Julliard
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782260055716
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ains qu’à Saint-Remy, dans la banlieue.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«C’est ahurissant à quel point une phrase, une seule, constituée des mêmes mots, en tous points pareils, a suffi à rendre à Nour son monde entier et à faire éclore en Ponthus les prémices d’une vérité dont aucun parent ne voudrait.»
Chacun à sa manière, Nour Delsaux et Yarol Ponthus sous-vivent. L’une est enfermée dans une existence où elle se satisfait de petits arrangements avec elle-même, l’autre est écroué depuis un quart de siècle dans une cellule de huit mètres carrés. En février 2020, dans d’étranges circonstances, la trajectoire de l’un percute celle de l’autre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Douce est la nuit sur Paris. Nour marche en léger retrait de cet homme qu’elle appelle Jeff, diminutif de Jean-François. Il la tient par la main. Entre eux, une distance égale à deux bras tendus. Les cheveux blonds de la jeune femme, brossés de part et d’autre d’une raie centrale, forment comme les ailes d’un goéland. L’application que Nour déploie à trotter sur ses talons trop fins, à la même cadence rapide que son amoureux, le sien depuis vingt et un mois, est séduisante. Sous ses pieds, le trottoir est humide, elle est attentive aux fêlures dans la pierre, aux trous par endroits. Jeff avance vite, elle sautille derrière, la démarche imposée par ses foutues échasses est chancelante mais il fallait être bien habillée ce soir, élégante sans en faire trop, dans sa tête, elle répète ses gammes : Bonsoir Monsieur, bonsoir Madame, votre fils est une merveille, j’ai une chance folle, c’est absolument délicieux, la truite saumonée est divine, quel honneur pour moi de dîner à votre table, allez-y, s’il vous plaît, je vous en prie, contez-moi votre vie passionnante…
Un instant, Nour s’est égarée.
— Ça va ma chérie ?
Jeff se retourne vers elle, l’instant d’un sourire, il est tendu, un dîner chez ses parents, c’est quelque chose, un moment important, une fièvre toujours, au contraire de ceux passés chez la mère de Nour, qui ne suscitent ni affres ni embrasement.
Le grand boulevard bordé de noyers anciens est à deux voies. Il charrie le bruit des voitures qui s’y croisent dans un léger fracas, ça claque en douceur et, tout autour, la ville se prépare à dormir. Le large trottoir n’en finit pas de couler sous ses pas, on dirait une rivière juste avant la débâcle. Au numéro 258, la porte en bois vernis s’ouvre, tractée par le poignet gracieux de Maurice, soixante-sept ans dans la vie et vingt-cinq en fonction dans cette imposante demeure en pierres de France. La façade grise, fraîchement ravalée, s’étire sur 12 mètres au moins. « Le Château », comme elle ironise parfois. Jeff embrasse Maurice, Nour le remercie, les manteaux sont ôtés et posés au vestiaire. Devant eux, le hall est vaste, au sol des carreaux de marbre blanc et noir dessinent un gigantesque échiquier, on dirait l’entrée d’un palace londonien. Dans un coin, deux fauteuils laqués dorés, tapissés d’un tissu à fleurs rose, trônent sur un carré de laine bouclée couleur poudre. À chacune de ses visites, Nour se demande qui peut bien s’asseoir là. Pour faire quoi ? Une pause avant de monter l’escalier central, magistral, placé comme une invitation à grimper à l’échelle sociale ?
— Tu es magnifique, souffle Jeff.
— Toi aussi, répond Nour.
Sur le moment, elle n’a pas d’autre idée.
Il doit y avoir une quarantaine de marches. Personne, c’est certain, n’a jamais compté. La robe noire de Nour est courte mais pas trop, son décolleté affirmé mais pas vulgaire, elle a enfilé des bas légers, la mi-saison regorge d’interrogations essentielles de ce genre, trench ou manteau, collants ou jambes nues, cachemire ou fil de coton. Nour, en réalité, s’en contrefout, la problématique affleure trois fois l’an, uniquement lorsqu’il s’agit de venir ici et de dîner avec ces gens.
Depuis trois ans, le père de Jeff est ministre de l’Industrie et son épouse, la mère de Jeff, femme-de-ministre-de-l’Industrie.
— Dans la famille, ça a globalement rendu tout le monde assez con.
C’est ainsi que Jeff avait décrit la situation à Nour une semaine après leur rencontre.

Et ça lui avait plu, la façon décontractée dont cet homme engageant, un grand brun sacrément baisable, avait qualifié ce fait exceptionnel, avec humour et sans esbroufe. La réalité, par la suite, avait été plus ambiguë.
Rapidement, Nour avait compris que la nature de son poste d’assistante de rédaction au journal Le Monde suscitait une sorte de malaise, à la fois parce qu’elle travaillait dans un média réputé de centre gauche alors que le ministre Tanguy Éluard appartenait à une majorité de droite ; mais aussi parce que sa position au sein du journal, insignifiante en réalité, sans aucun pouvoir ni ambition d’en avoir, faisait d’elle une espionne dans la place, certes, mais de bien modeste facture. Ce qui, compte tenu de l’éminent statut du ministre, semblait désobligeant.
Durant les premiers mois de leur histoire, Jeff avait semblé rejeter l’idée qu’il puisse y avoir, même inconsciemment, deux camps au sein de son entourage proche. Et puis un jour, au retour d’un voyage d’affaires en Angola, Nour l’avait surpris qui murmurait au téléphone avec son père, dans une discrétion relative. Alors, sans détour, elle avait éclaté de rire, le ridicule de la situation s’était emparé d’elle, l’avait enlacée comme une étole gigantesque, elle n’avait rien pu faire d’autre que se gausser. Comme si elle avait l’intention de les trahir, le ministre et son fils, quoi qu’ils aient pu conspirer tous les deux ! C’était si mal la connaître, si mal l’apprécier surtout ! Plutôt que de reprocher à Jeff sa soudaine et ridicule paranoïa, elle avait choisi d’en rire, elle était tellement gênée pour lui qu’il puisse penser qu’il fallait se protéger d’elle, au point de chuchoter grossièrement derrière un rideau comme au temps des vaudevilles et de la guillotine. Ça n’avait fait marrer qu’elle. À compter de ce jour, peu à peu, Jeff s’était mis à revêtir une étrange armure de fils de ministre, de plus en plus épaisse, une sorte de cape censée le préserver d’agressions extérieures dont il ne fut jamais capable de déterminer la nature précise.
Alors, imperceptiblement, leur vie avait continué, leur amour aussi, mais d’une façon un peu différente, comme s’ils partageaient désormais la même pitance mais qu’ils s’abreuvaient à deux sources discordantes.
— Bonsoir, ma jolie.
Tanguy Éluard procède ainsi lorsqu’il ne se souvient plus du prénom de Nour, en lui attribuant un inoffensif sobriquet coquin qu’il attribuerait à n’importe quelle minette de passage.
— Bonjour, Tanguy.

À dessein, elle se retient de l’appeler Monsieur le ministre en retour, bien qu’il ne lui ait jamais donné l’autorisation de procéder d’une autre manière, dès lors il affiche un air brièvement contrit, la désapprobation se lit clairement dans ses yeux, mais que peut-il maintenant qu’elle a osé ? Il se tourne vers son fils, lui expédie une étreinte couplée d’un sourire forcé afin d’évacuer son courroux. Jeff a entendu, il est secrètement navré pour son père, pourtant, à Nour, il ne reprochera rien. À quoi bon tenter d’éduquer quelqu’un qui se refuse à l’être ? Au bout de quelques longues minutes à gober des olives dénoyautées en faisant un bref point sur l’état mental et physique de chacun, Madame la ministre qui, dans l’intimité, se prénomme Agathe, invite les convives à passer à table. Elle le fait d’un geste délicat, ses mains aux longs ongles bardés d’un vernis rubis brassent un air pleutre de salon mondain, constitué d’invisibles compromis en tout genre. Agathe est la reine des angles arrondis qu’elle polit avec énergie dans le sillon de son mari hâbleur. Nour la considère avec compassion, pour rien au monde elle n’aimerait être à sa place, quelle sorte de femme fait encore ce choix-là, celui de l’ombre perpétuelle avec, pour seul salut, les rires forcés d’une blague au formol et de la tarte fine au dessert. Parfois, Nour ose des questions plus personnelles à la mère de Jeff, un audacieux « comment allez-vous, chère Agathe ? » Mais la maîtresse de maison, bien que reconnaissante, botte en touche car parler d’elle n’est pas une option, et ses réponses – « bien, bien, Tanguy travaille beaucoup » ou « il a une vie à cent à l’heure, mais on ne va pas se plaindre » – sont l’aveu sans cesse répété d’une seconde place acquise pour l’éternité.

Ensuite, le dîner se déroule entre soufflé de homard et tournedos à la crème, tout ce qu’elle déteste, ces menus de l’an quarante que plus personne ne propose ailleurs que dans ces endroits où les traditions sont maintenues sous des cloches en porcelaine, assorties de privilèges dont quelques rares personnes se sustentent encore.
— Un tournedos à la crème, putain… D’écrevisses en plus. Un terre-mer.
Deux jours plus tard, avachie dans un canapé trop mou à siroter un café serré, Nour décrit le reste de la soirée, un supplice, à Rosalie, son amie journaliste rencontrée à la fac, engagée ensuite à Libé au service Culture, il y a cinq ans, pendant que Nour remplit encore des formulaires de déduction fiscale pour les déjeuners de son patron.
— J’ai été promue.
— Non ?
Nour ne s’étonne que pour la forme. Rosa est une travailleuse acharnée, elle l’a toujours été, l’exact opposé d’elle-même, et sa promotion n’a rien d’une surprise.
— Je m’occupe des portraits de quatrième de couv. Avec Sébastien. On est deux.
De joie, Nour pousse un cri d’Indien.
— Tu devrais écrire un papier sur mon beau-père. Une belle photo au gros grain en noir et blanc avec un titre un peu choc…
— « La crème de la crème » !
Rosa se marre et Nour se redresse pour ne pas avaler de travers.
— Tu réalises que le mec n’a pas arrêté de parler de prise de risque politique et de louer l’importance d’avoir confiance en les gens, de faire confiance ? Et, à côté de ça, il a passé son temps à se sentir agressé par tout, les opinions des autres, sa putain de sauce aux crustacés, la fumée de ma clope, le bruit des voitures.
Lasse, Nour relate sa conversation de l’avant-veille avec le ministre. Elle lui a raconté avoir acheté une automatique, silencieuse et propre, Éluard soupirant aussitôt, c’est le genre de considération qui l’assomme, du politiquement correct à l’emporte-pièce, ces gens qui se croient écolos parce qu’ils conduisent une hybride… Ses mots fatigués ont rebondi sur sa lèvre inférieure ourlée comme un tuyau avant de tomber dans un mépris saisissant. Dans un premier temps, Nour s’est rebiffée, vous pouvez pas dire ça, même Jeff a osé une plainte contre son père, que ce dernier a ignorée en changeant de sujet, ajoutant au mépris l’indifférence. Et voilà qu’il était déjà l’heure de s’en aller. Nour ignore si elle se sent plus frustrée à l’idée de ne pas avoir assez tenu tête au ministre ou de constater une fois de plus qu’il n’est rien d’autre qu’un autosatisfait usé aux idées politiques réchauffées au silex.
— C’était joyeux comme un parking souterrain, deux heures assise sur une chaise en velours à écouter le roi tenir un crachoir tellement éculé…
Rosa se marre, elle aime le reportage des soirées de son amie au Château. Officiellement, Nour a l’interdiction de raconter ce qu’il s’y passe, à ses amis, à ses collègues, c’est une proscription de principe, instaurée par Jeff quelque temps auparavant, pour éviter les malentendus, à laquelle elle a accepté de souscrire pour la paix de son ménage. La vérité, c’est qu’elle n’en fait rien, le récit bien trop excitant à mettre en mots agit aussi comme une catharsis, pour rien au monde elle ne se priverait de répandre les aberrations narcissiques d’un serviteur de l’État.
— Parfois je me demande : pourquoi tu restes avec Jeff ?
— Jeff n’a rien à voir avec son père. Nour dit ça en haussant les épaules. Il ne fait pas de politique et il n’en fera jamais. Et puis, accessoirement, je l’aime.
Rosalie sourit.
— C’est vrai qu’il est sympa.

La nouvelle n’est pas encore arrivée jusqu’à lui. Alors Yarol Ponthus procède comme d’habitude. Il orchestre sa toilette matinale comme une fourmi à l’ouvrage, l’espace est exigu, il connaît parfaitement sa partition. Sa routine, artisanale, fabriquée comme il peut, avec les moyens du bord ; un pain de savon jaunâtre pour le corps et du shampoing, la marque discount de chez Carrefour, toujours le même, depuis vingt-quatre ans. Il examine la surface de ses dents ambrées dans le miroir fendu puis se place sous le jet de la douche délimitée par deux murets en angle droit dans le coin de sa cellule. Huit mètres carrés rien qu’à lui. Un lit, un bureau, une armoire et un petit frigo sont disposés le long d’un mur, un écran de télévision est fixé en hauteur, à droite de la fenêtre. Au sol, deux paires de chaussures sont alignées à côté d’un réchaud en fonte. Un quart de siècle qu’il habite dans cette espèce de misère, une tanière, à peine plus d’un profond creux dans le mur, alors, pour éviter frustrations et déconvenues, il a appris autant que possible à tenir à l’écart les éléments du réel.
Lui, ce qu’il aime, c’est la philosophie. Avec elle, il n’y a rien de palpable ni d’artificiel, que des idées. Des citations de Nietzsche – « L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur » – et de Schopenhauer – « Ni aimer, ni haïr : voilà la moitié de toute sagesse. Ne rien dire et ne rien croire : voilà l’autre » – sont méthodiquement punaisées sur les murs de son cachot, vibrant de promesses impossibles ; il connaît ces deux phrases par cœur et tant d’autres dans le même genre, purgations de pacotille qu’un quotidien de quasi-inaction invite à considérer doublement. Il enfile un survêtement sous l’épaisse lumière d’un néon malade, qui clignote souvent, faute d’un entretien régulier. Ses chairs à moitié nues sont aussi blanches que l’écume, le soleil pénètre à peine dans ces mitards aux fenêtres étroites qu’assombrissent de solides barreaux et, aux carreaux des vitres, une poussière impérissable.
Dans le bâtiment C, entièrement dédié aux détenus en fin de peine, à qui l’on accorde un régime pénitentiaire allégé accompagné d’un programme progressif de réinsertion, la journée débute comme la précédente et toutes celles d’avant. En captivité, se brosser les dents est une activité dont l’intérêt premier est d’éprouver. Yarol se sent à la manœuvre et il aime ça. Il polit sa plaque dentaire et ce simple geste est l’irréfutable preuve qu’il existe encore, son corps et son esprit s’échinant à prendre soin l’un de l’autre.
Dans le couloir, les autres s’adonnent à leurs singeries habituelles, il entend les voix qui jaillissent fort et des rires familiers. Sa porte est ouverte de 7 heures du matin à 7 heures du soir sur l’univers du couloir, une trentaine de mètres de part et d’autre, jalonnés de cellules comme la sienne, chacune occupée par un individu seul. À 7 heures 30, les auxiliaires, ces prisonniers qui prétendent au service général, s’occupent de l’entretien du bâtiment, des cantines, ou récurent les coursives à la flotte javellisée, mi-fiers, mi-foutraques, voyant en leur affectation l’occasion de faire s’écouler le temps. Au même moment, un groupe d’internés se rend aux ateliers de services techniques où les hommes réparent le matériel carcéral en échange d’un salaire quasi nul.
Quoi qu’il fasse, ici, Yarol est respecté, c’est l’apanage d’un vieux comme lui, que la plupart d’ailleurs surnomment « Boss ». Il a passé plus d’années à l’ombre que dehors, ça en dit long sur ce qu’il a fait. Son ancienneté dans l’établissement lui assure, depuis lors, la déférence de la hiérarchie et des taulards, et son bon comportement le respect de l’administration. Même Quentin Bompieux, le directeur, lui voue une certaine admiration. Lorsqu’on lui parle de Yarol, il le décrit comme l’ADN de la prison. Arrivé il y a seize ans, après deux fois quatre années dans un quartier de haute sécurité situé dans le nord de la France, un bahut pour DPS, « détenus particulièrement surveillés », Yarol a été muté en 2006 à Saint-Rémy, près de Paris, quelques semaines avant l’arrivée du directeur. Il incarne en quelque sorte les archives de la genèse de Bompieux, la mémoire de ses aurores professionnelles. De cette époque, à part eux deux, il ne reste plus personne. Les autres ont été transférés, libérés ou sont morts. Bompieux est bien incapable de décrire ce qui, par ailleurs, le touche chez Yarol. Est-ce sa faculté à considérer les crimes qu’il a commis comme une part indéfectible de lui-même, en assumant sa responsabilité pleine et entière ? En contrepartie de ces vies ôtées, Yarol a décidé de posséder ses homicides, comme un bien meuble, de les faire siens, afin d’en contrôler les causes mais aussi les conséquences. À sa façon, Yarol est un sage qui s’est aventuré jusqu’au point le plus avancé de l’ignominie pour le devenir.
À l’extérieur, il n’a gardé aucun lien. Ni famille, ni ami. Les êtres humains qu’il côtoie sont reclus ou gardiens. Parfois, il demande à rencontrer un psy et, depuis peu, la date de sa libération approchant – dans six mois –, il a des rendez-vous réguliers avec une conseillère d’insertion et de probation, Mme Lacey, une grosse dame invariablement vêtue d’un pantalon beige et d’un polo bleu marine. Elle est affable et sympathique mais Yarol la trouve assez vilaine avec ses cheveux courts aubergine et ses lunettes rouges. Le drame, pense-t-il souvent, c’est qu’il ne sait plus à quoi ressemblent les femmes. Bien sûr, il en voit à la télé, allumée toute la journée, mais l’image ne dispense en rien le parfum d’un corps, la musique d’une voix ou l’enchantement d’un geste.
Lacey plaisante souvent. Elle aime à répéter : « je suis celle qui dit oui », alors qu’au même moment elle révoque un nombre impressionnant d’espoirs auxquels Yarol s’était accroché naïvement, espérant entrevoir dans le scénario de sa libération des fragments de consolation. En réalité, elle est celle qui dit non à presque tout, en concluant d’un air faussement désolé : « J’aide à la réinsertion, pas au carnaval de Rio. » Et ça lui fait une belle jambe à Yarol, cet humour à la con.
Ça fait un an, sur les bons conseils de la dame, que Yarol prépare un CAP agricole qu’il terminera dehors – il a choisi cette filière parce que, depuis quelques années, il s’occupe du potager de la prison, un terrain maigrelet de 10 mètres carrés planté au beau milieu de la cour. En promenade, les captifs marchent autour et forment une procession étrange, un genre d’incantation aux tomates et aux carottes de Yarol, des légumes qu’il bichonne comme s’ils étaient ses mômes. Avec le temps, il a appris à tailler les plants, prélever les boutures et arroser à leur juste mesure. Il aime regarder pousser les fraises et les piments, il lui arrive de choisir les semences et de procéder à quelques aménagements. Il ne s’agit pas vraiment d’une passion, mais occuper ses mains à travailler la terre, c’est autant d’heures à ne penser à rien. De là à étudier l’agriculture…
Optimiser sa réinsertion, c’est aussi choisir une voie pour augmenter ses chances de trouver un travail à la sortie et de s’autonomiser financièrement. Il a entendu cette phrase des centaines de fois mais elle n’imprime rien en lui. Le retour à la liberté, la grande magie supposée d’un nouveau contact à la vie, très peu pour lui. Yarol a le sentiment d’un exil, d’un glissement. De la perspective de quitter ces murs devrait jaillir l’exaltation d’une renaissance mais c’est au contraire une grande anxiété qu’il ressent. Une frayeur, en tous points pareille à celle qu’il a si puissamment éprouvée à la mort de son père, ce père qu’il n’a pourtant jamais connu, une trouille infinie, dont il parlera longuement aux jurés d’assises vingt-six ans plus tard, lorsqu’il sera condamné à une peine de vingt-cinq années incompressibles, J’ai pris sa mort dans la gueule et à partir de ce moment-là, j’ai eu peur tout le temps.

Il ose l’avouer à Lacey parfois. Sa future libération conditionnelle le terrifie. Enfermés depuis ce qui lui semble être mille ans, son corps et son esprit plus encore ont tous deux oublié que la part la plus intéressante de chacun réside dans ce qu’on ne peut pas prévoir. De sa sortie auraient pu advenir de nombreuses opportunités ; au lieu de ça, il est convaincu que le monde hostile ne lui réservera qu’une place de figurant ou de banni, une arrière-position dont personne ne voudrait.
— Dehors, il y a Constance.
Toujours, Lacey insiste sur cet aspect-là, délicat, indomptable, presque sauvage mais fondamental, de sa nouvelle vie. Yarol ignore quoi faire de cette information. Elle lui apparaît comme une furie tourbillonnante qui s’enroule autour de lui et à mesure qu’il y songe, il se sent contraint de tout lâcher d’un coup, ses doutes autant que ses certitudes, au profit d’un espace vierge, peuplé de vides et de silences, grand comme un désert et au milieu duquel se trouve Constance, qui l’observe, impavide. Il espère un sourire ou une main tendue mais, sur le visage de sa fille, il n’y a rien qu’un regard fixe et dans ses mains libres de la poussière de sable.
Comment espérer qu’elle soit heureuse de le revoir après tant d’années de crimes et de délits ? Et pourtant, elle est là. Dehors. Réelle.
Elle a quitté sa douche, ses longs cheveux essorés sont rassemblés à la droite de son doux visage, presque enfantin. Nour a trente et un ans, elle en paraît dix de moins.
Jeff travaille sur le coin de la table de la cuisine, il consulte des rapports d’activité d’entreprises que ses clients envisagent de racheter. Les fusions-acquisitions, c’est sa spécialité. Au début, il avait hésité à devenir pénaliste ou à faire du droit social, mais des événements dont il n’a jamais spécifié la teneur se sont chargés de modifier ses plans initiaux ; Nour le regrette souvent, elle aurait aimé partager la vie d’un idéaliste qui se consacre à de justes causes. Elle aurait aimé, dans un autre registre, ne pas se retrouver dans cette situation où juger le choix de carrière des autres ne se fonde sur aucune crédibilité quand on a, comme elle, terminé l’école de journalisme de Lille avec mention mais que, par une sorte de lâcheté paralysante déguisée en paresse, on se contente depuis des années d’un poste largement sous-qualifié. Elle s’approche de Jeff et l’embrasse dans le cou, lui confie un baiser appuyé, elle veut sentir l’odeur de sa peau mêlée à celle de ses cheveux bruns, là où il fait tiède encore alors que la chaleur de la nuit tarde à s’échapper.
— Je vais au cimetière, tu viens avec moi ?
— Je dois ? renâcle-t-il.
D’un geste, elle se détache de lui, quitte la cuisine et ravale en silence une offense contre laquelle elle se pensait prémunie.
— Pardon, chérie, j’ai du boulot.
Il a dit ça sans même lever les yeux. Il faudrait du courage à Nour pour lui répondre que, oui, elle aura du mal à pardonner ce genre de déconsidération, mais en ce matin du dixième anniversaire de la mort de son père, elle veut éviter d’inciser plus encore dans sa peine et, plutôt que de diriger vers Jeff sa colère froide, elle choisit de discipliner sa respiration et avale la couleuvre sans un mot en retour.

Le soleil sec de ce neuvième jour du mois de février cogne sur le coude de Nour, plié en deux et posé sur le rebord de la vitre. On est dimanche, Waze indique le cimetière à seize minutes. À sa droite, sur le siège passager, se trouve un bouquet composé de roses et de quelques renoncules. Les fleurs sont pour son père, enfin pour ce qu’il reste de son père, une dépouille rangée dans un caveau, enfermée ad vitam, qui attend on ne sait quoi, peut-être que d’autres qu’il a aimés au temps de sa vie d’ardeur lui fassent, parfois, l’honneur d’une visite. Le feu est rouge, Nour patiente au volant de sa nouvelle Dacia hybride, bijou de modernité, aussi agile que silencieuse dont ses jeunes collègues, journalistes pour la plupart, tous épris de justice sociale et d’écologie, lui ont fait l’éloge des mois durant. Toute bonne action mérite sa juste punition. Elle aurait pu penser à cette connerie d’expression, elle aurait surtout dû garder sa Polo diesel. On commence citoyen écolo et on termine assassin.
Le feu passe au vert. De sa main gauche, elle tient le volant, de l’autre, elle fait glisser l’élastique de ses cheveux jusqu’à le tenir dans sa paume, Liquid Sunshine de Biga Ranx à fond dans l’habitacle. »

Extrait
« Il faut bien s’acquitter du quotidien. En réalité, elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle, malgré les mises en garde de ceux et celles qui n’ont cessé de lui répéter qu’il fallait qu’elle se repose. Mais de quoi? D’avoir été le vecteur accidentel de l’expression de la malchance? Ou d’être un monstre? » p. 66

À propos de l’auteur
OULTREMONT_odile_©Charlotte_Krebs

Odile d’Oultremont © Photo Charlotte Krebs

Odile d’Oultremont est scénariste, réalisatrice et romancière. Après deux romans très remarqués, Les Déraisons, prix de la Closerie des Lilas, et Baïkonour, prix du Roman qui fait du bien, elle publie Une légère victoire en 2023. Odile d’Oultremont vit à Bruxelles. (Source: Éditions Julliard)

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Ce qu’il reste d’horizon

PERROT_ce-qu-il-reste-dhorizon  RL_2023

En deux mots
Après le décès accidentel de ses parents, le narrateur décide de s’installer dans le vaste espace au 13e étage d’un immeuble qu’il vient d’hériter. C’est là qu’il entame une vaste réflexion existentielle. Que fera-t-il désormais de sa vie ? Entre idées loufoques et rencontre avec des personnages qui ne le sont pas moins, il va se bâtir un avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand la vie bascule…

Le nouveau roman de Frédéric Perrot met en scène un jeune homme qui vient de perdre ses parents et s’installe dans un vaste espace vide. Pour y faire son deuil et pour tenter de se construire un avenir avec une liberté retrouvée.

Ce roman, c’est d’abord celui d’un lieu. Un immeuble incendié, un propriétaire contraint à une vente aux enchères, et les parents du narrateur se retrouvent propriétaires d’une vaste plateforme au treizième étage d’un immeuble. 400m2 qu’ils se proposent de rentabiliser en y organisant des mariages, car la vue sur la ville y est imprenable. Mais cela ne suffit pas à éponger les dettes. Alors leur fantaisie transforme cette dalle de béton «en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. (…) Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons».
Pour leur fils, cet espace est synonyme de liberté, de fête, de création. Il y organise des boums, des matchs de foot, y échange son premier baiser. Une certaine idée du bonheur qui se voile brutalement quand il apprend la mort de ses parents. «J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé.» Ils avaient décidé de prendre un bain de minuit et avaient couru main dans la main vers la mer en oubliant la falaise qui les séparaient du rivage.
À compter de ce jour, la vie n’a plus eu de saveur. Mais il a bien fallu avancer. Alors, pas à pas, notre narrateur a cherché du sens à ses actions, un peu aidé par Tartuffe, le chien de ses parents, qu’il fallait bien promener. Il a démissionné, quitté son appartement, donné les clefs de sa voiture et s’est installé au treizième étage.
Vivre consistait alors à regarder le paysage, suivre l’eau qui s’infiltrait par la toiture, regarder pousser les plantes, marcher pieds nus. Ou encore essayer d’atteindre des endroits pointés au hasard depuis sa tour. Après le toit d’un gymnase, il s’est «retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition.» En collectionnant les lieux, il a atterri chez une vieille dame puis en répondant à une petite annonce, il a fait la connaissance de Sampras, joueur d’un tennis aux règles très particulières. Deux rencontres qui vont lui donner l’idée d’organiser un repas pour ses nouveaux amis. «Une armoire à glace en marcel, un chien aux poils hirsutes, une vieille dame en tenue de gala et un type aux pieds nus. Quatre solitudes réunies. Le début d’un peuple.»
Leurs extravagances réjouissent Mme de Marigneau qui lui confie alors combien elle apprécie sa façon de vivre: «C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi.»
Comme son personnage principal, Frédéric Perrot sait accompagner sa prose d’un brin de fantaisie et de très jolies formules que l’on voudrait toutes noter, comme «Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé» ou encore « Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis.» Cette chronique d’un deuil difficile à surmonter pourrait être une plongée dramatique vers la folie, mais par la plume allègre de son auteur devient un hymne à la vraie liberté. Celle qui ne nous enjoint pas de rester dans un cadre défini, mais celle qui n’est plus régie que par nos envies et nos désirs.

Ce qu’il reste d’horizon
Frédéric Perrot
Éditions Mialet Barrault
Roman
200 p., 19 €
EAN 978
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les parents extravagants font des enfants heureux et des jeunes adultes angoissés.
Le héros de ce livre adorait sa mère et son père qui ne se préoccupaient jamais de rien et ne connaissaient d’autre loi que l’éclosion de leurs plaisirs. Pour leur permettre de vivre comme ils le souhaitent, leur fils unique poursuit une carrière brillante et rémunératrice.
Un soir de pleine lune, le couple éprouve le besoin irrépressible de s’offrir un bain de minuit. Nus, ils courent vers la mer en riant aux éclats, oubliant qu’ils campent sur une falaise. Crucifié par ce deuil, notre héros abandonne du jour au lendemain son travail, son appartement et toutes ces habitudes qui donnent à chacun de nous la certitude de mener une existence satisfaisante.
Il s’installe au dernier étage d’un immeuble d’habitation, à même le béton d’un plateau vide que ses parents avaient acquis pour une bouchée de pain et qu’ils n’avaient jamais eu les moyens d’aménager.
Il décide de vivre désormais au hasard de sa fantaisie. Peut-on échapper à la société et remplir une existence sans avoir à affronter la moindre contrainte ?
Dans ce roman à l’humour débridé, Frédéric Perrot nous entraîne à la suite de cet homme déterminé qui fait preuve d’une extraordinaire imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
AOW


Frédéric Perrot présente son roman Ce qu’il reste d’horizon © Production Mialet-Barrault Éditeurs

Les premières pages du livre
« J’avais tout ce qu’il me fallait puisque je n’avais rien. Rien qu’on puisse me voler, rien à devoir à personne. C’est un luxe notable, je m’en suis rendu compte avec le temps. Si on me retirait tout, je ne perdrais rien. Y a t il plus grande richesse ?
Cette fortune durait depuis longtemps déjà, je ne comptais plus les jours, laissant tourner le compteur dans mon dos. Je me réveillais au chant du coq, passais mes journées à contempler le soleil et le monde qui fourmillait en contrebas. Je buvais un peu, lisais beaucoup. Je faisais des festins des légumes que j’avais moi-même cultivés et prenais des douches avec vue sur la ville entière, sans vis-à-vis. Plus que jamais je profitais de l’existence et du temps, ce sable qui file entre les doigts.

Près de quatre décennies plus tôt, un incendie ravageait les bureaux du dernier étage d’un immeuble d’habitation. Le propriétaire s’est vu contraint de tout raser pour les reconstruire, mais n’a jamais obtenu son crédit pour le faire. Pour éviter la banqueroute, il a fini par proposer son bien aux enchères. Mes parents ont assisté à la vente par hasard, en accompagnant un ami. C’était un jour de canicule, la plus importante depuis vingt-six ans. La salle était déserte. La seule personne présente somnolait au dernier rang, assommée par la chaleur. En entendant que la mise à prix débutait à un franc symbolique, mon père a jeté un regard amusé à ma mère, et il a levé la main. Voilà comment ils se sont retrouvés propriétaires d’un étage totalement vide. Quatre cents mètres carrés de rien. Un plateau de béton désaffecté pour un franc… et quelques dizaines de milliers d’impayés, compris dans le lot. Mais peu importe, ce coup du sort a été l’élan qu’ils attendaient pour redonner du sens aux jours. Ils commençaient à trouver les journées un peu longues, dans une vie qui en comporte si peu.
Quand ils ont découvert qu’il s’agissait d’un treizième étage, il fallait voir leur enthousiasme, deux adolescents, ni plus ni moins. Ils répétaient à qui voulait bien l’entendre que ça leur porterait chance. Ils n’avaient pourtant pas pour habitude de croire aux porte-bonheur ou aux grigris. Combien de fois les avais-je entendus dire : La chance, c’est toi et toi seul qui vas te la construire, mon garçon, sûrement pas le loto. Mais on venait de leur filer un ticket gratuit, alors ils ont délaissé leurs grandes théories, le temps d’y croire un peu.
Ils ont mis des mois à éponger les dettes, en y organisant d’abord des mariages low cost – un peu d’imagination suffisait à rendre cette dalle de béton accueillante, et le point de vue incroyable finissait par convaincre même les plus récalcitrants. L’architecture de l’immeuble était étonnante pour l’époque : les murs extérieurs du bâtiment, vitrés, donnaient l’illusion de leur absence. Il fallait pour y vivre ne pas avoir le vertige. Une excentricité de l’architecte qui baignait en permanence l’étage de lumière, grâce au panorama à trois cent soixante degrés de la ville. De là-haut, tout prenait de l’ampleur, la pluie, les orages, le défilé des voitures et la danse des arbres, le bruit lointain du monde.
Mes parents n’ont jamais eu les moyens pour lancer la reconstruction de l’étage, je ne suis pas sûr qu’ils en aient eu un jour le projet. Mais pour la première fois de leur vie ils étaient propriétaires. Alors ils l’ont gardé, comme un trophée.

En peu de temps, leur fantaisie a transformé cette dalle de béton en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. Des WC aménagés dans un coin, des dizaines de chaises pliantes et des tréteaux, des draps tendus et des vieilles lampes à franges suffisaient à donner vie à ce treizième étage. Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons, et voyant défiler les voisins du dessous, excédés par le bruit, à une vitesse démentielle. Jusqu’à ce qu’ils tombent sur ceux qui profiteraient avec eux de ces fêtes incessantes.
Ils ont fini par quitter leur travail respectif pour ne vivre que des revenus générés par la Plateforme. C’est comme ça qu’on l’a baptisée, au vote à main levée. C’était d’usage pour tout et n’importe quoi dans notre famille, tout se décidait ainsi. Comme on n’était que trois, deux voix suffisaient pour l’emporter : pain aux graines ou baguette tradition ? Balade au parc ou cinéma ? Rue de gauche ou rue de droite ? Pour tous les sujets, si on voulait convaincre, il fallait développer un argumentaire, savoir énoncer clairement son point de vue. Opter pour l’achat d’un cerf-volant plutôt qu’un ballon de foot pouvait nous mener à des diatribes délirantes et spectaculaires. Le résultat, finalement, importait moins que la ferveur pour y parvenir.
Le week-end, ma mère nous lançait souvent des « Ça vous dirait de peindre ? », je levais la main, elle aussi, et on partait à la Plateforme avec des pinceaux et des pots de peinture, et on dessinait des fresques gigantesques sur le sol, des après-midi entiers. Quelquefois pour des occasions particulières, souvent pour notre plaisir personnel. Depuis cette acquisition, le plaisir et la joie étaient devenus leurs seuls guides. Si mes parents avaient été des églises, on se serait empressé de leur graver sur le front cette phrase maintes fois répétée : La norme n’a d’autre forme que celle qu’on veut bien lui donner.
En pleine semaine, à l’heure du dîner, il n’était pas rare que mon père lance « Allons dîner dans les nuages ». Alors on se chargeait d’un nécessaire à pique-nique et on se rendait au treizième étage. Il fallait voir ça, cette excitation en installant les tréteaux près des baies vitrées, face aux lumières de la ville, un ciel étoilé à nos pieds. Chacun de ces dîners, chacun de ces passages à la Plateforme, était des vacances improvisées. Plus besoin de Villers-sur-Mer, de Fréjus ou de Pleubian. On avait ça.
J’ai organisé là-bas mes premières boums, des anniversaires, des parties de foot avec les gars du quartier. Quelques traits à la craie suffisaient à tout changer, à délimiter chaque fois un nouvel espace de jeu. L’imagination est la plus grande des bâtisseuses.
J’y ai décroché mon premier baiser. Une Élodie, impressionnée par cet espace gigantesque dans lequel j’avais allumé des dizaines de bougies, m’a trouvé romantique et, pour la première fois, des lèvres se sont posées sur les miennes. J’ai vite compris que cette dalle de béton était un avantage sur les autres garçons. Je ne m’en suis pas privé quand elle m’a quitté pour un autre. Avec plus ou moins de succès selon les tentatives – les sentiments sont une science hasardeuse – je prenais du galon à mesure qu’on gravissait les étages. Des cloisons, montées par mon père autour de la cage d’ascenseur, créaient l’illusion d’un hall d’entrée donnant sur quatre appartements. Quand j’ouvrais une des portes, toujours la même réaction : bouche bée et yeux écarquillés.
J’ai pris ma première cuite là-bas, après une soirée trop arrosée pour célébrer l’obtention de l’inratable brevet des collèges. L’étage s’était alors transformé en plateforme vacillante, une toupie tournant sur son axe à toute allure, des ados dégueulant sur sa dalle.
J’y ai fumé mon premier joint, aussi, avec un Mathieu. On a tellement ri ce jour-là que la ville entière a dû nous entendre. Comme on était haut perchés et les nuages bas, certains ont dû se dire que Dieu se foutait de leur gueule.

Je n’ai jamais souffert de l’exubérance de mes parents, au contraire, elle m’a inspiré, elle a fait de ma jeunesse un joyau, du genre brillant et coloré. On a dérivé ensemble dans ce monde fantaisiste et joyeux, un paradis pour enfants. J’ai lu plus de bouquins que n’importe quel gosse, me suis endormi au bruit de centaines de concerts, ai visionné des films par milliers. Avant mes dix ans, j’avais une culture de vieillard, je pouvais réciter par cœur les dialogues des films de Sautet, je connaissais toutes les chorégraphies de Chaplin et considérais Klimt comme un frère. J’étais capable de réparer une plomberie défaillante, de bricoler un meuble cassé. Et mes bateaux en allumettes, oui mes bateaux en allumettes conception maison qui venaient chaque semaine agrandir l’impressionnante collection de mon chantier naval. Je les faisais naviguer contre vents et marées, des jours entiers, sur la moquette de ma chambre. La seule contrepartie à tout ça, c’était mon ennui abyssal à l’école. Tout était fade, à côté de ce que mes parents m’apprenaient à leur manière.
J’y ai vécu des moments inoubliables et des joies indélébiles, mais avec l’âge, mon intérêt pour cet étage s’est altéré. J’ai fait un pas de côté, et puis des centaines d’autres. Il m’a fallu prendre de la distance pour me construire une vie, un avenir. Devenir adulte puisque mes parents refusaient de le faire. J’ai dû trouver un travail qui me permette de m’assumer et, occasionnellement, d’éponger leurs dettes et leurs excès : les événements organisés à la Plateforme finissaient par leur coûter plus cher que ce qu’ils leur rapportaient. Chacun de mes avertissements redoublait leur cadence, mon père jurant que si tout devait s’arrêter bientôt, il préférait profiter à fond.
Mais peu importe, je leur devais bien ce juste retour des choses, maintenant que j’étais adulte : prendre à ma charge quelques-unes de leurs fins de mois, les laisser donner à leur norme la forme qu’ils voulaient. J’avais un travail qui me permettait de les combler de plaisir et de joie, comme ils l’avaient fait avec moi. Je l’ai fait de bon cœur, pour qu’ils continuent leurs excès.

C’est arrivé un mardi. Un matin comme un autre, doté d’un ciel bleu tout à fait délicat. Ils sont morts cette nuit. On me l’a annoncé par ces mots. Une amie de mes parents qui était avec eux en vacances. Je n’ai rien entendu d’autre que cette phrase :
Ils sont morts cette nuit.

J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé. J’ai fait le calcul plusieurs fois, pour ne pas me tromper. Pendant des heures, j’ai disserté sur l’étrangeté de ce temps passé pour parler d’eux : passé composé, imparfait, plus-que-parfait, j’ai tout essayé. Ces temps ne leur allaient pas. J’ai décidé de parler d’eux au présent, à l’avenir, ce serait plus harmonieux à l’oreille.
Ils sont morts en sautant d’une falaise, totalement ivres, à soixante-sept et soixante-dix ans. Le plaisir et la joie auront eu raison d’eux, ils les auront guidés tout droit vers leur perte. Les témoins les ont décrits main dans la main, courant nus vers la mer pour un bain de minuit, oubliant la falaise qui les en séparait. Je me rassurais en me disant qu’ils étaient partis heureux et souriants, plus que jamais ensemble. Mais leur départ avait creusé un vide béant, une solitude qui résistait à la présence des autres. Chaque sourire me rappelait leur absence, chaque réjouissance, chaque bonne nouvelle. La mort fait du moindre détail un rappel ostentatoire de ceux que vous aimiez.
Je n’ai pas assisté à leur enterrement, c’était bien trop triste. Et puis ça ne leur ressemblait pas, mourir. Ils ont des têtes à sourire, boire, chanter, crier, bouffer, aimer, jardiner, faire des clins d’œil et des pâtes, prendre des bus, applaudir, peindre, faire des ombres chinoises avec leurs mains, des doigts d’honneur. Je préférais rester sur ça, plutôt que laisser déteindre sur eux l’image d’un enterrement, un préfabriqué, des cravates noires et des discours préécrits, des gueules cernées, des « Le temps va t’aider, tu verras » ou encore des « C’est toujours les meilleurs qui partent en premier ».
Ils ont dû apprécier que je ne suive pas les convenances, que je m’acquitte de cette célébration sans panache. Le jour de la cérémonie funéraire, je me suis simplement rendu au treizième étage avec une enceinte, et j’ai diffusé en boucle « La Bambola » de Patty Pravo, qu’ils adorent. Je les ai imaginés là, dansant tous les deux pendant des heures, les yeux fermés et le sourire aux lèvres, et c’était bien. Je n’ai pas versé une larme, j’ai tenu bon. Pleurer, c’eût été me résoudre à leur départ, et cette idée ne me convenait pas.
J’ai fait la fête avec eux jusque tard dans la nuit. Je m’en suis sorti avec une bonne barre au crâne le lendemain, et quelques courbatures d’avoir dormi enroulé dans un drap, à même le sol. Mais ça valait la peine, c’était un bel hommage.
C’est Tartuffe, le berger australien de mes parents, qui m’a sorti du sommeil en me léchant le visage. Une cousine me l’avait déposé la veille, pour que je m’en occupe jusqu’à ce qu’elle lui trouve une famille d’adoption – je n’avais ni la vie ni l’appartement pour le garder. En ouvrant les yeux sur la Plateforme, la joue pleine de bave, j’ai immédiatement été happé par cette vue panoramique sur la ville dont j’avais presque oublié la splendeur. Je suis resté un temps, là, sans bruit sans bouger, à admirer ce papier peint de ma jeunesse.
La mort, j’ai pu m’en rendre compte les jours suivants, n’embellit rien. Je ne trouvais pas d’exemple de ce qu’elle pouvait sublimer. Elle met simplement un voile noir sur tout et tout le monde, une tristesse collante et poisseuse. La mort tue, voilà tout ce qu’elle fait. À voir son allure basse et les soupirs qu’il poussait en permanence, Tartuffe semblait d’accord.
Il paraît que le temps permet de tolérer un peu la douleur, que des mécanismes lointains, inutiles jusqu’alors, se mettent en branle pour vous faire avancer. Je me suis efforcé d’y croire, un peu.

Je n’ai pas trouvé le courage de vendre la Plateforme. J’ai d’abord ambitionné d’engager une entreprise pour continuer d’y organiser des soirées, mais je n’ai rien fait. On fait moins de mauvais choix quand on n’en fait aucun.
En rentrant du travail, je découvrais chaque soir le cadavre d’un coussin éventré, un pied de chaise bousillé ou une flaque de pisse sur le tapis du salon. J’avais beau expliquer à Tartuffe que les chaises et les coussins n’étaient en rien responsables de la situation, il persistait. J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour ce chien, mais le contexte particulier de notre rapprochement ne jouait pas en faveur de nos atomes crochus. Il paraît que Tartuffe avait commencé la course vers la falaise avec mes parents, et qu’il s’était arrêté juste avant le grand saut, comme désireux de prolonger un peu sa soirée. Je regrettais qu’il n’ait pas eu la bonne idée de les convaincre de faire comme lui. Je crois que je lui en voulais un peu, pour ça.
Quand, une semaine plus tard, ma cousine est revenue le chercher en s’exclamant qu’elle avait trouvé une famille d’adoption, je n’ai pas pu réprimer un soupir de soulagement. Mais il a refusé de sortir, il s’est planqué sous la table. Il a feint un état d’inconscience assez peu convaincant. La cousine a d’abord tenté de le traîner sur le dos, puis elle a été obligée de le porter jusqu’à l’ascenseur. Il m’a jeté un regard qui disait : Je vais sans doute finir dans une famille qui me battra et me rendra malheureux jusqu’à la fin de mon existence, est-ce que tu es bien certain que c’est ce que tu souhaites ? Tout ça rien que dans ses deux prunelles.
La douleur dans ma poitrine, quand je l’ai vu disparaître dans l’ascenseur, je ne sais pas, je ne l’ai pas supportée. J’ai couru jusqu’au compteur général de l’immeuble et j’ai coupé l’électricité. C’est le premier réflexe qui m’est venu. À cet instant, s’il y avait eu un bouton pour arrêter le monde entier, je l’aurais pressé sans hésiter.
Le temps que je réfléchisse, ma cousine est restée bloquée dans l’ascenseur. À travers les portes, je lui criais que je faisais mon possible pour réparer la panne et, quelques minutes plus tard, j’ai réactivé le courant et je l’ai accueillie à la sortie de l’ascenseur, faussement effaré par ce signe du destin qu’on ne pouvait ignorer. Elle m’a regardé avec des yeux ronds – j’aurais fait pareil, franchement – et elle a fini par lâcher la laisse. Tartuffe s’est précipité dans l’escalier avant que je change d’avis.

J’ai eu des histoires d’amour depuis le premier baiser d’Élodie, bien sûr. Des passions, des ruptures. Parmi elles, une relation plus durable que les autres, avec une Sylvie : six années de vie commune qui se sont terminées en trois minutes. La loi des rationalités ne joue pas toujours en notre faveur.
Je n’avais jamais eu de difficulté à faire des rencontres, mais depuis quelques semaines, rien ni personne ne parvenait à éradiquer cette ronce dans ma poitrine. Aucune des femmes que je rencontrais ne semblait assez charmée par ma mélancolie pour que ça perdure. Je n’étais soudain plus capable de ça : bâtir des amours, élaborer des amitiés. Je n’étais plus certain de ma valeur, ni de celle des autres. Je passais mon temps à regarder le monde distraitement, à travers des vitres : fenêtres de train, hublots, pare-brise de voiture, je n’étais pas regardant sur l’épaisseur ou la qualité, tant que ça me permettait de m’évader. Loin.
Je n’ai conservé de l’enfance qu’une amitié authentique : Anita. Jamais nos lèvres ne se sont effleurées, jamais d’ailleurs l’idée ne nous a tenté. Un lien solide s’est forgé dans cet irréfutable constat. Dès le plus jeune âge, sans arrière-pensée, on a partagé larmes et allégresse, fous rires et désillusions. À peu près tout ce qui consolide une amitié durable.
Ces temps-ci, elle me répétait que j’avais mauvaise mine, qu’il fallait que je fasse quelque chose. Je me contentais d’afficher un air surpris et le minimum syndical des sourires, et je changeais de sujet. Elle était très prise par son nouvel enfant, ça me laissait quelques longueurs d’avance. J’étais le parrain de son fils aîné. Cette année-là, j’oubliai son anniversaire pour la première fois.

Je n’ai jamais vraiment aimé mon travail, mais je m’y suis toujours rendu sans rechigner – si on commence à remettre en cause les nécessités, on ne s’en sort plus. J’ai tout remis en question : mon travail, mon bureau, mon choix de cravate. À tel point qu’un matin, qui ressemblait pourtant à s’y méprendre à tous les autres, j’y suis allé à reculons. Au sens propre. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Par jeu sans doute. Pour avoir un point de vue différent de celui que j’avais depuis douze ans. Je me suis pris des murs et des injures, voilà tout ce que ça m’a apporté, rien de probant. Mais pour la première fois, j’acquérais la certitude que cette dose d’adrénaline, ce changement de perspective, manquait cruellement à mon quotidien. Un quotidien dans lequel il fallait au minimum se délester de cinq euros dans une fête foraine pour espérer quelques frissons.
Plus que jamais, dans une danse inconsciente du pouce, je swipais à gauche, swipais à droite, et rafraîchissais les feeds de mes réseaux sociaux. Quand un signe rouge ou une étoile bleue apparaissait dans mes notifications, j’avais chaque fois comme un sursaut qui s’éteignait dans un profond sentiment de pourquoi. Un like sur une photo de mes pieds face à la mer ne suffisait plus à relancer mon pouls. Je me sentais vieux avant l’heure, ou jeune trop tard. Au bureau, il m’arrivait de plus en plus fréquemment de m’enfermer dans les toilettes, en suffoquant. La seule manière d’en sortir était de jouer au tennis sur mon téléphone, et de gagner ma partie. Sinon, j’arrivais à m’en convaincre, je mourrais dans d’atroces souffrances.
Ma logique perdait doucement en consistance. Tout comme mon désir, qui ne parvenait plus à ériger quoi que ce soit de tangible. J’avais au ventre une incapacité aux autres et au monde, qui proliférait.
« Ça va passer, me disais-je, ça va passer… » Et j’ai vécu mes journées ainsi pendant des semaines encore.

Ce sentiment de ni quoi ni qu’est-ce s’est intensifié. À mon insu, un oiseau noir faisait son nid, brindille après brindille. Pendant que je m’efforçais de tenir debout, il bâtissait son empire d’épines au-dedans. Je réussissais encore à sourire, à donner le change au travail, à accepter les ordres contradictoires de mon supérieur hiérarchique. Chaque geste du quotidien devenait une contribution de plus à cette masse d’absurdités que forme parfois l’existence. Je commençais à remettre en question tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi, à vrai dire. Qui a décidé qu’une heure serait composée de soixante minutes ? Pourquoi les sens interdits sont rouges, et non émeraude ou parme ? Qui a décrété qu’il fallait dormir la nuit et vivre le jour ?
Je continuais mes trajets à reculons et faisais des progrès fulgurants : je descendais l’escalier en trottinant, m’engouffrais dans les ascenseurs au simple bruit que faisaient les portes en s’ouvrant dans mon dos, slalomais entre les passants avec l’aisance d’un skieur hors piste.
Je prescrivais à chaque journée un changement anodin, souvent absurde. Tous les soirs par exemple, je programmais mon réveil une minute plus tard que la veille. Cette légère modification m’obligeait à accélérer la cadence de ma préparation. Au bout d’une semaine, pour rattraper mon retard, j’étais forcé de me laver les dents en nouant ma cravate, de boire mon chocolat chaud en enfilant mes chaussettes. Je riais déjà de l’improbable chorégraphie qu’il me faudrait mener dans dix jours à peine.
Tout était bon pour occuper mon esprit.

J’ai marché, maladroit et chancelant, jusqu’à ne plus pouvoir faire un pas. Un samedi de février, sur un trottoir inondé de pluie, je me suis arrêté. Net.
Ça y est, je n’étais plus heureux.
J’étais immobile, au milieu de la rue, sous le crachin, accusant le coup de mon propre constat, soudain et tranchant, non négociable. »

Extraits
« Voilà comment je me suis retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition. Comme on accumule les timbres, je collectionnais les lieux. Mon arrivée dans les bureaux d’un immeuble d’entreprise, en pleine semaine, me confirma le bien-fondé de mon changement de cap. S’ils avaient eu le temps de lever les yeux dans leur inutile empressement, les employés de cette société de je ne sais quoi se seraient demandé ce que je foutais là, figé dans le couloir, à les observer, pieds nus, la quarantaine approchant. » p. 66

« — C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi. Si ça devait m’arriver un jour, je voudrais qu’on me célèbre comme tu le fais toi, en riant, en dansant, en criant, en baisant s’il le faut. Fais confiance à ce que tu as là, et uniquement là, a-t-elle conclu en pointant mon ventre de son doigt brindille, et ne te laisse jamais guider par autre chose que cette ferveur, c’est tellement beau… » p. 90

« Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé. » p. 98

« Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis. » p. 109

À propos de l’auteur
PERROT_Frederic_DRFrédéric Perrot © Photo DR

Frédéric Perrot est scénariste et réalisateur au sein d’un duo qui sévit sous le nom de Najar & Perrot. Après Pour une heure oubliée (2021) et Cette nuit qui m’a donné le jour (2022), il publie Ce qu’il reste d’horizon (2023). (Source: Éditions Mialet Barrault)

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Le Chevalier fracassé

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En deux mots
Alexandre-Joseph, fils de bonne famille, quitte Neuchâtel pour Paris où il espère faire fortune sous un nom d’emprunt. Mais en 1789, la capitale est prise dans le tourbillon de la Révolution et le jeune homme doit dès lors lutter pour sa survie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’aventurier, l’inventeur et la Révolution

Dans ce nouveau roman historique Colin Thibert nous propose de suivre les tribulations d’un neuchâtelois monté à Paris à la veille de la Révolution. Son audace va lui permettre de grimper les échelons, mais l’entreprise n’est pas sans risques.

C’est dans les environs de Neuchâtel, alors prussienne, que Colin Thibert choisit de situer les premières scènes de ce savoureux roman. Alexandre-Joseph Martinet-Dubied a le malheur de croiser le père d’une jeune fille, féru des Écritures, qui lui demande réparation après qu’il ait joyeusement «déshonoré» cette dernière. Une balle entre les deux yeux de l’importun suffira à régler ce différend. Le jeune homme a beau pouvoir se targuer d’avoir agi en légitime défense, il choisit de fuir. Avec une cargaison de livres séditieux imprimés par son père, il part pour Paris.
En quelques semaines, l’intrépide fuyard réussira à se faire une petite place dans la capitale sous le pseudonyme d’Alessandro Vesperelli. L’ironie de l’histoire veut que ce soit avec l’aide des autorités, qui n’ont pas tardé à repérer ce fanfaron. Engagé comme espion à la solde du lieutenant général de police, Alessandro est chargé de lui rapporter ce qui se dit dans les salons. Une tâche dont il s’acquitte fort bien. C’est ainsi que chez madame de Vaupertuis, il croise Mesmer, le médecin viennois qui fait fureur avec son traitement par les fluides. Alexandre-Joseph, qui sent le bon coup, va parvenir à le persuader de l’embaucher comme assistant. Mais la fortune qu’il attend de cet emploi tarde à venir. Qu’à cela ne tienne ! Dans le tourbillon d’idées nouvelles qui électrisent Paris à la fin du XVIIIe siècle, il va vite trouver un autre moyen de réussir. Il a en effet fait la connaissance d’un homme féru de sciences, le marquis de Faverolles, qui le fascine par ses trouvailles. À ses côtés, il découvre certaines applications dans le domaine de l’optique et s’imagine déjà riche en développant une invention propre à déplacer les foules, sorte d’ancêtre de la photographie, mêlant art et lumière. Avec son nouveau protecteur et amant, il imagine un bâtiment circulaire qui, éclairé de manière ciblée, donnerait littéralement au visiteur l’impression d’entrer dans le décor. La construction de ce qu’il nomme Panthéome va alors occuper toutes ses journées. Il va trouver artistes et architectes de renom, maître d’œuvre, maçon et charpentier afin d’ériger cet édifice révolutionnaire. Ce dernier qualificatif va toutefois faire capoter le projet. Car les ouvriers délaissent le chantier pour aller détruire un autre édifice. Nous sommes le 14 juillet 1789 et la prise de la Bastille marque le début de la Révolution française.
Notre aventurier ne voit toutefois dans cet assaut qu’un fâcheux contretemps et décide de mettre à profit cette parenthèse pour exercer ses talents d’espion à Londres. Une activité lucrative, car il en profite de ses traversées pour faire de la contrebande. Incidemment, il entend parler du Panorama et se dit que son Panthéome y ressemble furieusement. Soupçonnant le plagiat, il va voir toutes ses illusions et ses rêves de gloire s’envoler lorsqu’il remet les pieds en France.
Comme dans Torrentius, Colin Thibert mêle avec bonheur le romanesque et l’Histoire. Fort bien documenté, il nous entraîne avec gourmandise dans cette époque frénétique où les idées volent aussi vite que les têtes, où l’aristocratie voit s’envoler tous ses pouvoirs et où les rêves de gloire s’envolent en fumée. Le style est allègre, le rythme entraînant, l’humour dispensé avec finesse. Alors même le drame prend des allures de joyeuse épopée !

Le chevalier fracassé
Colin Thibert
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
208 p., 18 €
EAN 9782350878539
Paru le 16/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y vient de Neuchâtel et on finit par y retourner. Des séjours réguliers à Londres y sont aussi évoqués.

Quand?
L’action se déroule à la fin du XVIIIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À Neuchâtel, le jeune Alexandre-Joseph mène une vie dissolue jusqu’au jour où un meurtre accidentel le force à l’exil. Arrivé à Paris sous une fausse identité, il est contraint d’infiltrer, pour le compte du lieutenant général de police, le cabinet de Mesmer, médecin viennois à la mode, et les salons de madame de Vaupertuis. C’est alors qu’un vieux marquis passionné d’optique s’amourache de lui et l’anoblit. Le désormais chevalier Vesperelli s’apprête à lancer une affaire prometteuse, mais la prise de la Bastille vient bouleverser ses rêves de fortune.
Avec une énergie irrévérencieuse, Le Chevalier fracassé nous embarque dans une folle équipée à travers la fin du XVIIIe siècle. Peuplé d’agents doubles, d’excentriques et de contrebandiers, ce roman tricote habilement la grande histoire et les tribulations d’un séduisant aventurier.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Histoire & Fiction
Le Suricate magazine

Les premières pages du livre
« 1
UN ÉPAIS COUSSIN DE BRUME stagne au fond du vallon. Les mélèzes suintent, le sol est détrempé, le jour peine à se lever. Au premier étage de la ferme d’Abram Bourquin, un volet s’ouvre en grinçant. Apparaissent une jambe, une seconde, puis le corps entier d’un jeune homme qui porte des souliers à boucle, des bas, une culotte et une veste de bonne coupe. Un gilet brodé, or et magenta, apporte une note vive dans un tableau presque uniformément gris. Son visage est encadré par une abondante chevelure brune, sa peau mate, ses cils aussi longs que ceux d’une fille. Il s’assoit sur l’appui de la fenêtre, prêt à se laisser choir, une toise et demie plus bas, dans l’épaisse couche de fumier qui tapisse le sol. Deux bras viennent alors ceindre son torse. Deux bras aussi blancs que dodus, ceux de Rosalie, la fille unique d’Abram Bourquin. Ployant le cou, qu’il a long et gracieux, le garçon roule à la belle une ultime et savante galoche avant de sauter, d’un bond leste, dans la cour. Rosalie incline le buste – découvrant généreusement sa gorge dans le mouvement –, et, du bout des doigts, lui envoie une pluie de baisers.
– Reviens-moi vite, mon chéri !
Le chéri emporte avec lui cette vision exquise. Il se hâte. Le sentier qu’il suit est incertain, ses élégants souliers glissent dans la boue, prennent l’eau. « À l’orée du bois, lui a précisé Rosalie, tu tomberas sur le chemin, tu prends à main gauche, tu seras à Neuchâtel en une heure. » La pauvre fille ne pouvait se douter que son père, armé de sa fourche et d’une sainte colère, se tiendrait en embuscade, attendant le séducteur de pied ferme.
Abram Bourquin est un homme aussi austère, aussi rugueux que cette terre truffée de cailloux à laquelle il arrache, jour après jour, sa subsistance. Il pratique une religion sans nuances et sans fioritures. La Bible lui tient lieu de viatique pour son voyage terrestre. Il abhorre le péché et craint Dieu dont il se réjouit, néanmoins, d’intégrer le royaume. Il y est attendu à bras ouverts, mais n’anticipons pas.
Dans l’immédiat, Abram Bourquin lance un échantillon profus d’anathèmes et de malédictions, agitant sa fourche comme Poséidon son trident. Le spectacle serait comique si le bonhomme n’était pas résolu à clouer le godelureau au tronc du premier résineux venu, et à punir sa pécheresse de fille comme il convient : « On fera sortir la jeune femme à l’entrée de la maison de son père ; elle sera lapidée par les gens de la ville, et elle mourra, parce qu’elle a commis une infamie en se prostituant dans la maison de son père. Tu ôteras ainsi le mal du milieu de toi. » (Deutéronome, 22:21) À moins qu’il ne décide de la livrer aux flammes : « Environ trois mois après, on vint dire à Juda : Tamar, ta belle-fille, s’est prostituée, et même la voilà enceinte à la suite de sa prostitution. Et Juda dit : Faites-la sortir, et qu’elle soit brûlée. » (Genèse, 38:24)
– Monsieur ! Monsieur ! plaide le jeune homme, sautillant de gauche et de droite pour esquiver les dents de l’instrument avec lequel l’autre s’efforce de l’embrocher. De grâce !
Mais rien ni personne ne saurait fléchir la détermination de Bourquin qui entend faire honneur à son prénom. L’amant de sa fille est, par chance, souple et vif. Et comme il connaît le Livre aussi bien que son adversaire, il lance :
– Souvenez-vous que « la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu ! » (Jacques, 1:19-20)
– Comment oses-tu ?! répète Bourquin, outré de voir le débauché lui rendre, en quelque sorte, la monnaie de sa pièce.
– « L’homme qui aura couché avec elle donnera au père de la jeune fille cinquante sicles d’argent ; et, parce qu’il l’a déshonorée, il la prendra pour femme, et il ne pourra pas la renvoyer, tant qu’il vivra » (Deutéronome, 22:29), poursuit le suborneur. Je l’épouserai ! Je vous le promets !
Ce mensonge patent déchaîne la fureur d’Abram Bourquin qui réplique en poussant une sorte de mugissement :
– « Écarte de ta bouche la fausseté, Éloigne de tes lèvres les détours. » (Proverbes, 4:24)
– Entre personnes de bonne volonté, l’on peut toujours s’entendre, insiste le jeune homme. Mon père possède quelque bien, il vous dédommagera.
– « Que le riche ne se glorifie pas de sa richesse ! » (Jérémie, 9:23), réplique Abram. Les dents de l’instrument griffent la veste, y causant une longue déchirure. Bourquin ajoute pour faire bon poids :
– « Tu ne recevras point de présent ; car les présents aveuglent ceux qui ont les yeux ouverts et corrompent les paroles des justes. » (Exode, 23:8)
Lancée d’un bras qu’anime un juste courroux, la fourche se plante alors en vibrant dans un épicéa, libérant une averse de gouttelettes. Tandis qu’Abram s’efforce de récupérer son arme fichée dans l’écorce, le jeune homme se résout à exhiber la sienne : un pistolet moins gros qu’une tabatière, un joujou, dans lequel il introduit, d’une main tremblante, la poudre et une balle de plomb qu’il tasse fébrilement avec l’écouvillon. Abram, dans l’intervalle, est parvenu à récupérer l’instrument dont il menace à nouveau le suborneur.
– « Ils répondirent : il mérite la mort ! » (Matthieu, 26:66), hurle-t-il.
Il découvre alors, braqué sur lui, le pistolet. Le jeune homme a relevé le chien, saupoudré le bassinet d’une pincée de poudre noire.
– Reculez ou je tire ! menace-t-il.
Face à cette arme miniature, à ce freluquet habillé comme une gravure de mode qui doit peser moitié moins que lui et qui prétend l’intimider, l’ombre d’un sourire éclaire le visage sévère et barbu du paysan-prophète. Si ce n’était péché, il rirait. Au lieu de quoi, il brandit sa fourche. Le jeune homme appuie sur la détente. Une détonation sèche, le coup part ; considérant l’humidité ambiante, on pourrait presque parler de miracle. La balle frappe Bourquin entre les deux yeux. Il fronce les sourcils, comme s’il cherchait dans sa mémoire un verset de circonstance, n’en trouve pas, vacille et s’effondre.
– Monsieur ? Oh ! Monsieur Bourquin ? Monsieur ?
Alexandre-Joseph Martinet-Dubied a gagné ce pistolet à l’issue d’une partie de piquet, il ne s’en était encore jamais servi ; qui plus est, il n’a jamais tué qui que ce soit, il manque donc singulièrement de pratique. Circonspect, il se penche sur le gros homme inerte. Se peut-il que la vie soit vraiment en train de s’échapper par ce trou minuscule qui saigne à peine ? Il y aurait là, sans doute, matière à philosopher, mais la situation ne s’y prête guère. Alexandre-Joseph s’éloigne à grandes enjambées du lieu de son crime, l’esprit en tumulte. Quoique pauvre, Bourquin est honorablement connu ; sa mort brutale va en choquer plus d’un, une enquête sera diligentée. Qui sait si le jeune homme n’a pas été aperçu se glissant, au crépuscule, dans la ferme des Bourquin. Qui sait si Rosalie, sous le coup de la peur ou du chagrin, ne le trahira pas ? Je suis dans de très sales draps ! frissonne Alexandre-Joseph, conscient que sa réputation de noceur va lui nuire et que ni l’argent, ni la notoriété de son père ne le sauveront de la prison, voire du gibet. Trébuchant et glissant dans le sentier bourbeux, il tente d’élaborer un plan de conduite.

2
L’IMPRIMERIE MARTINET-DUBIED est installée dans les anciens locaux d’un vigneron, faubourg de l’hôpital. Les presses ont remplacé les foudres, l’odeur de l’encre a supplanté, progressivement, celle des moûts. Les volumes imprimés sont reliés sur place et mis en caisses avant d’être acheminés en France par des chemins détournés, car Louis Martinet-Dubied publie, pour l’essentiel, une littérature subversive, de ces brûlots politiques qui, tôt ou tard, finiront par mettre le feu aux poudres dans la France voisine. La ville de Neuchâtel est sous l’autorité du roi de Prusse qui ferme benoîtement les yeux parce que cette activité lui rapporte des taxes ; et puis, dans la mesure où ça contrarie le roi de France, il serait dommage de s’en priver. Frédéric II se contente d’interdire que l’on appose le nom de la ville au frontispice de ces ouvrages séditieux, il a une réputation à tenir.
Louis Martinet-Dubied n’est pas seulement imprimeur. Il exploite des vignobles, il a créé une fabrique d’indiennes, il a investi des fonds dans diverses affaires bancaires et siège au Petit Conseil, c’est dire l’importance du personnage. Depuis la mort de son épouse, sa vie est exclusivement consacrée au travail, il ne débande jamais, il aura tout le temps de se reposer une fois au paradis. En gestionnaire avisé, Louis a d’ailleurs planifié l’avenir : Pierre-Louis et Claude-Henri, les aînés, dirigeront les entreprises, on cherchera de solides partis pour Jeanne et Agathe, quant à Alexandre-Joseph, le petit dernier, il le verrait bien dans la finance, à Paris, ou à Londres. Mais jusqu’à présent, le garçon a déçu les attentes de son père : au contraire de ses frères, blonds et sanguins comme lui, il a hérité de la beauté brune et délicate de feue sa mère, de son tempérament imprévisible. Là où les deux aînés tracent droit leur sillon, comme les bœufs dont ils ont la patience et la lourdeur, Alexandre-Joseph papillonne. Imperméable à la crainte du Jugement qu’on lui a pourtant inculquée depuis sa plus tendre enfance, il n’en fait qu’à sa tête et il apparaît que cette tête est aussi légère que ses mœurs. Le gamin ne pense qu’à s’amuser, à courir les jupons, dans un pays où plane encore l’ombre des réformateurs. « Il est impossible qu’il n’arrive pas des scandales ; mais malheur à celui par qui ils arrivent ! » (Luc 17:1) Un jour ou l’autre, a prédit Louis, ça lui attirera des ennuis. Ce jour est arrivé.
Alexandre-Joseph comptait regagner ses appartements en toute discrétion pour remettre un peu d’ordre dans sa tenue autant que dans ses idées. C’est raté. À peine a-t-il gravi quelques marches de l’escalier que son père se dresse devant lui :
– D’où viens-tu ? Qu’est-il arrivé à tes vêtements ?
Le jeune homme rougit, c’est sa faiblesse. Ce qui ne l’empêche pas de mentir :
– J’herborisais, papa. (La maison Martinet-Dubied vient de rééditer les Rêveries du promeneur solitaire). J’ai déchiré ma veste aux épines.
– Je préfère ne pas penser au genre de fleurs que tu es allé cueillir. File te changer et mets-toi au travail !
– Oui, papa.
En attendant qu’une maison de banque neuchâteloise ou genevoise offre un poste à Alexandre-Joseph, premier degré d’une ascension dans le monde des affaires, Louis a exigé que son rejeton tienne les livres de l’imprimerie et gère les expéditions, deux activités qui barbent souverainement le jeune homme. Aujourd’hui, elles vont lui sauver la mise. Il dispose des clefs du coffre, il y ratisse tout l’argent qui s’y trouve et, moins d’une heure plus tard, il saute à bord d’une carriole chargée d’une cinquantaine de volumes fraîchement imprimés de la seconde édition de l’Essai sur le despotisme d’un certain Honoré-Gabriel Riqueti de Mirabeau. Expert en contrebande, grand connaisseur des chemins de traverse et des itinéraires discrets, le vieux Morel conduit l’attelage. Il n’a posé aucune question en voyant Alexandre-Joseph s’installer à côté de lui sur la rude banquette, il n’ouvre la bouche que pour invectiver ses mules ou cracher de longs traits de jus de chique. On atteindra Belfort dans trois jours. Le fugitif s’en accommode. Il laisse vagabonder sa pensée, au rythme lent de ce voyage en zigzag.
Alexandre-Joseph ne se considère ni comme un assassin ni comme un maladroit, mais comme un malchanceux. Qui aurait pu prévoir que ce minuscule pistolet remplirait si bien son office, qu’une seule balle, de la taille d’un petit pois, suffirait pour abattre ce paysan massif dopé aux Saintes Écritures ? L’autre voulait sa peau, lui n’a fait que défendre la sienne. Et aussi, qu’est-ce qu’ils ont, tous, avec la vertu de leurs filles ? Est-ce un bien si précieux qu’il faille risquer sa vie pour le préserver alors que, tôt ou tard, on les marie ? Au moins Rosalie aura-t-elle connu un garçon raffiné avant d’être livrée en pâture à quelque bourrin local qui l’engrossera tous les ans. « Et vous, soyez féconds et multipliez, répandez-vous sur la terre et multipliez sur elle. » (Genèse, 9:7) Autant d’arguments dont un bon avocat ferait son miel. Mais les crimes de sang sont si rares, à Neuchâtel, que les magistrats pourraient être tentés d’infliger au jeune assassin un châtiment exemplaire. Gagner Paris reste la meilleure option. Alexandre-Joseph y pensait depuis longtemps, mais il se présentait toujours une partie de cartes ou une partie de jambes en l’air pour retarder sa décision. On ne s’arrache pas aux délices de Capoue sans un sérieux coup de pied au cul. D’autres (pour des raisons moins tragiques) ont tenté l’aventure avant lui : Jean-Jacques Rousseau est le plus fameux. Un certain Jean-Paul Marat, de Boudry, ne va pas tarder à connaître son quart d’heure de célébrité. Dans les milieux d’affaires, les Delessert sont devenus incontournables, Jean-Frédéric Perregaux a commencé à bâtir sa fortune. Ce serait bien le diable si un jeune homme intelligent et ambitieux comme lui ne trouvait pas, dans cette ville perpétuellement en ébullition, l’occasion de se faire un nom, se dit Alexandre-Joseph. Pour d’évidentes raisons de sécurité, il vaut mieux oublier Martinet-Dubied et brouiller les pistes. Le jeune homme opte pour un patronyme italien. Désormais, il s’appellera Alessandro Vesperelli, originaire de Crémone, à l’instar de ce violon que lui avait offert sa mère et dont il n’est jamais parvenu à tirer la moindre note. Alessandro Vesperelli, ça sonne bien, non ?

3
MONSIEUR LENOIR, lieutenant général de police de Paris, a deux hantises : les ouvrages séditieux et les étrangers. Bien qu’il puisse se targuer d’être l’ami intime de Brissot et de Beaumarchais, monsieur Lenoir mène une lutte sans merci contre les premiers et surveille étroitement les seconds. Ainsi s’intéresse-t-il de près à un certain Franz Anton Mesmer arrivé récemment dans la capitale. Auteur d’une thèse, largement inspirée de Paracelse, intitulée « De l’influence des planètes sur le corps humain », ce médecin viennois a mis au point un procédé extraordinaire, à base d’aimants, susceptible de guérir à peu près tous les maux.
Mesmer, raconte-t-on, a même été à deux doigts de rendre la vue à Maria Theresia von Paradis, une jeune fille frappée de cécité. Elle commençait à distinguer des formes quand son père a brutalement mis fin au traitement, craignant que les visites quotidiennes du jeune médecin ne fissent jaser ; il voulait surtout ne pas perdre le bénéfice de la pension d’invalidité allouée à sa fille infirme. Mesmer s’était insurgé, il avait protesté, supplié : arrêter si près du but, c’était vraiment trop bête. Il avait fait valoir que même Jésus, si l’on en croit les Évangiles, avait dû s’y reprendre à deux fois pour rendre la vue à l’aveugle de Bethsaïde. Le père de la jeune fille était resté inflexible. Il convient de préciser que Maria Theresia était pianiste ; une artiste aveugle attire plus de public qu’une virtuose valide, n’importe quel impresario vous le dira. Monsieur von Paradis l’avait fort bien compris.
Échaudé par sa mésaventure avec Maria Theresia, Mesmer a donc décidé de tenter sa chance à Paris. « Car Jésus lui-même rendait témoignage qu’un prophète n’est pas honoré dans son propre pays. » (Jean, 4:44) Il y a établi depuis longtemps des contacts parmi les esprits éclairés, francs-maçons pour la plupart, qui tiennent ses théories pour prometteuses. Un certain docteur Deslon l’aide à s’installer. Il lui adresse ses premiers patients, majoritairement des patientes, de la meilleure société, car question honoraires, on a placé la barre assez haut. Mais en médecine comme ailleurs, la nouveauté a un prix. Sitôt ouvert, le cabinet de l’hôtel Bourret, place Vendôme, ne désemplit plus. Les élégantes s’y pressent autant qu’à l’opéra si bien que le médecin viennois, débordé, doit bientôt envisager de s’attacher les services d’un chaouch.
– En France, nous appelons cela un suisse, dit Deslon.
– Va pour le suisse.
Ce domestique sera chargé de recevoir les visiteuses, de les installer en fonction de leur rang dans la salle d’attente, de tenir prêts les sels ou les compresses vinaigrées, car nombre de ces dames sont prises de vapeurs ou tombent en pâmoison après deux ou trois heures de traitement. Certaines ont besoin d’être ventilées, ranimées, réconfortées, d’autres, à l’inverse, sont si agitées qu’il faut les contenir, les brider, les apaiser. Peu vomissent. L’homme disposera néanmoins d’un seau rempli de sciure ainsi que d’une réserve de mouchoirs pour éponger la sueur et les larmes qui coulent en abondance. Un tel poste réclame du doigté, de l’intuition, de la discrétion. Il conviendra en outre de n’être ni bancal, ni grêlé, et de bien porter la livrée.
Monsieur Lenoir, qui a eu vent de l’appel à candidature, considère que c’est une occasion inespérée de glisser un mouchard dans la place. Il tient sous sa coupe une poignée de jeunes gens de la manchette surpris à des actes contre nature dans le quartier Saint-Honoré, mais aucun de ses candidats ne trouve grâce aux yeux de Deslon qui s’est chargé du recrutement, éliminant sans pitié les jolis-cœurs, les sournois, les factieux et ceux qui ont les dents gâtées. Monsieur Lenoir songe alors à ce jeune Suisse récemment débarqué à Paris sous un nom d’emprunt : le rapport de ses agents précise qu’il est élégant, correctement éduqué, d’une tournure agréable. Le lieutenant général envoie deux argousins le quérir à son domicile. Alessandro se croit rattrapé par son crime, il se voit déjà pendu, la sueur baigne son front, ses jambes le trahissent. Contre toute attente, l’accueil est aimable :
– Racontez-moi un peu ce qui vous attire à Paris, monsieur Vesperelli… Nos grands monuments ? Nos petites femmes ?
Réponse inintelligible de l’intéressé. Monsieur Lenoir hausse brutalement le ton :
– Allons ! Cessons cette comédie ! Vous n’êtes pas plus italien que je ne suis turc ! Qui êtes-vous, d’où venez-vous ?
Alessandro devient rouge, très rouge, décline sa véritable identité, assure être venu chercher fortune à Paris comme beaucoup de ses compatriotes. Pas un mot sur l’affaire Bourquin, à quoi bon charger la barque ? Si le lieutenant général de police est au courant, il le mentionnera bien assez tôt. De son côté, monsieur Lenoir n’en espérait pas tant, il se frotte les mains : ce joli jeune homme est donc le fils de l’imprimeur qui inonde Paris de pamphlets et de libelles de la pire espèce ? Que rêver de mieux ? S’il refuse de collaborer, on a de quoi l’embastiller jusqu’à la fin du siècle. Le lieutenant général lui met donc le marché en main et conclut après un bref topo sur les activités parisiennes de Mesmer :
– Débrouillez-vous pour être embauché et rapportez-moi, scrupuleusement, tout ce que vous verrez et entendrez là-bas.
Depuis qu’il est à Paris, Alessandro a noué des contacts utiles dans les milieux du commerce et de la finance et ses chances d’être embauché bientôt par une grande maison paraissent favorables. Monsieur Lenoir vient de ruiner ses espoirs. Alessandro se voyait en jeune loup des affaires, le voilà devenu mouche, espion, indicateur ordinaire. Et domestique dans un cabinet médical puisque Deslon, au terme de son casting, a retenu sa candidature.

Mesmer vêt son suisse de soie amarante. Veste, culotte et justaucorps agrémentés de galons d’argent, bas fins, souliers à boucle. Le taux de pâmoisons de ces dames va grimper en flèche.
– Mon ami, s’exclame-t-il en gratifiant Alessandro d’une tape sur l’épaule, vous êtes, de ce cabinet, le plus bel ornement !
Trait d’humour ou barbarisme ? Alessandro, dès lors, fait contre mauvaise fortune bon cœur. Il s’acquitte de sa tâche à la perfection, respectueux sans être obséquieux, aimable, enjoué sans excès, souple comme un roseau. Il vous délace un corset comme personne mais jamais sa main ne s’égare sous les étoffes, jamais ses lèvres ne se posent sur les gorges palpitantes ; c’est là une retenue qui lui coûte, mais que son employeur apprécie (et qu’une partie de sa pratique, secrètement, déplore). Sur le parquet à bâtons rompus, le jeune suisse paraît danser, maître d’un ballet dont il impose la cadence. Les hommes lui reconnaissent de la prestance et, derrière leurs éventails, les femmes rêvent d’indécences.

4
RÉSOLU À S’ATTIRER une fois pour toutes les bonnes grâces du lieutenant général en lui remettant des rapports aussi documentés que possible, Alessandro s’enquiert auprès du fidèle Deslon de la cause d’effets aussi spectaculaires sur les malades.
– As-tu jamais entendu parler du fluide universel ? lui demande le médecin.
– Jamais.
Deslon, qui se passionne, depuis l’origine, pour les travaux de Mesmer, explique au jeune Suisse que les hommes, les animaux, la terre, et les corps célestes baignent tous, indistinctement, dans un même fluide, invisible et subtil.
– Comme les cornichons dans leur bocal, en somme ?
– L’image est triviale, mais pour autant que l’on assimile l’univers à un immense bocal, tu n’as pas entièrement tort. Mesmer a démontré, vois-tu, que la maladie résultait d’une répartition inégale de ce fluide dans le corps humain.
– Comme une barque gîte si elle vient à prendre l’eau ? interroge Alessandro qui a souvent canoté sur le lac de Neuchâtel et qui a besoin de se faire, de ces savantes notions, une représentation imagée.
– C’est un peu cela. Guérir, c’est restaurer un équilibre qui était rompu.
– Voilà donc pourquoi certaines femmes sont à ce point chavirées ?
Deslon s’esclaffe, et rapporte le bon mot à Mesmer. Il entreprend ensuite de décrire le cœur même du dispositif mesmérien, une machine qui s’inspire de la bouteille de Leyde, un appareil capable d’emmagasiner et de transmettre le fameux fluide. La réaction des malades au traitement est proportionnelle à leur déséquilibre.
– Grâce à son procédé, le docteur Mesmer parvient à extraire du corps de ses patients, pratiquement sans douleur, les humeurs malignes qui sont cause de la maladie, poursuit Deslon. Toutefois, les femmes étant, comme chacun sait, plus sensibles des nerfs, il arrive qu’elles répondent exagérément au traitement, d’où les effets dont tu es parfois témoin.
Ainsi Alessandro portera longtemps au visage la trace des griffures infligées par l’une de ces Ménades. Si l’on en croit Deslon, son harmonie est à présent restaurée.
– Le docteur Mesmer, poursuit encore l’intarissable médecin, s’est rendu compte que tous les hommes, femmes comprises, sont en capacité de transmettre ce fluide, mais que seul le magnétiseur peut le canaliser, en augmenter ou en diminuer l’intensité à l’aide de certains gestes bien précis, qu’il appelle des « passes ». Je te précise que nous parlons ici de magnétisme animal, par opposition au magnétisme minéral, qui est la propriété de la pierre d’aimant.
Alessandro remercie Deslon pour ses éclaircissements et, le soir même, couche sur le papier, à l’intention de son officier traitant, ces informations essentielles.

Victime d’un succès croissant, Mesmer se met en quête de locaux plus spacieux. Il les trouve en l’hôtel Bullion, à l’angle des rues Coq-Héron et Orléans-Saint-Honoré. Il y fait installer la première des quatre machines qu’un ébéniste et un serrurier ont fabriquées d’après ses plans. Imaginez un large baquet octogonal, constitué de panneaux de noyer vernis, doublé de feuilles d’étain. Au centre, dissimulée aux regards, une grosse bouteille de Leyde reposant sur une couche de verre pilé et de limaille de fer, entourée d’autres flacons plus petits, remplis jusqu’au goulot d’eau magnétisée ; des bouquets d’hysope et de lavande – deux plantes connues pour accroître les effets bénéfiques de l’électricité – complètent le dispositif. Ce baquet est hérissé de tiges métalliques recourbées ; il en sort aussi des cordes, dont une extrémité baigne dans ce liquide chargé d’ions. On peut appliquer les premières sur les organes ou les membres douloureux ; les secondes servent à relier entre eux les patients, de sorte que le fluide universel les irrigue tous de manière égale.
Grave et concentré, le médecin va de l’un à l’autre pour pratiquer ses « passes ». Elles ne sont pas sans rappeler les gracieux mouvements du toréador. Mesmer effleure les cous, les épaules, les ventres et les gorges. Sous l’effet de ces caresses virtuelles, certains patients gémissent, d’autres frissonnent, tressautent, d’autres encore claquent des dents, convulsent ou éclatent d’un rire démoniaque : le baquet thérapeutique devient alors chaudron de sorcière.
Alessandro suggère quelques améliorations.
– L’on gagnerait à obscurcir un peu la pièce, avance-t-il. Les prêtres savent depuis longtemps qu’un demi-jour est propice au recueillement, qu’il exalte le mystère. De plus, certains débordements s’accommoderaient mieux d’un peu d’obscurité…
– Bien raisonné, mon ami ! le félicite Mesmer.
Il fait exécuter, dans un beau velours d’Utrecht couleur parme, d’épaisses tentures dont on voilera les fenêtres. Alessandro invite ensuite le patron à troquer son modeste habit vert-de-gris contre un costume de soie lilas ; il prétend même le coiffer d’un chapeau pointu. Mesmer se rebiffe :
– Je suis médecin, pas saltimbanque !
– Croyez-moi, monsieur, un tel accessoire fera forte impression, l’assure Alessandro. »

À propos de l’auteur

THIBERT_Colin_©Philippe_Matsas

Colin Thibert © Photo Philippe Matsas

Né en 1951 à Neuchâtel, Colin Thibert est écrivain et scénariste pour la télévision. Il a longtemps pratiqué le dessin et la gravure. En 2002, il a reçu le prix SNCF du Polar pour Royal Cambouis (Série Noire, Gallimard) puis s’est lancé dans le roman. Après Un caillou sur le toit (2015), il a publié aux éditions Héloïse d’Ormesson, Torrentius (2019), couronné par le prix Roland de Jouvenel, décerné par l’Académie française, Mon frère, ce zéro (2021), La Supériorité du Kangourou (2022) et Le chevalier fracassé (2023). (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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Madjik ou l’incertitude

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  RL_2023  Logo_second_roman
En deux mots

Ils sillonnent les rues de Paris à toute vitesse. Madjik, Lo et Diesel sont livreurs à vélo, pris dans un tourbillon qui rend leur vie précaire, risquée, imprévisible. Un accident va faire basculer leur insouciance.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’accident qui devait arriver

Dans son nouveau roman Julien Cabocel met en scène trois livreurs à vélo. Leurs courses dans Paris sont à l’image de leur vie, précaire, risquée, imprévisible. Une fable sur la violence économique menée à cent à l’heure.

Déjà dans Bazaar, son premier roman, Julien Cabocel nous entraînait dans un road-trip infernal. Cette fois, c’est à vélo qu’il sillonne les rues de Paris. À toute vitesse. Derrière Diesel, le narrateur, et ses amis Lo et Madjik. Un trio qui se retrouve exténué après une journée éreintante. Car les livreurs savent que leurs gains dépendent de leur agilité, de leur vitesse, des notes que leurs clients leur confèrent. Et des risques qu’ils prennent. Au fil des chapitres, on va découvrir comment chacun d’eux en est arrivé là.
Madjik, qui avait vu son père retourner à Brazzaville alors qu’il n’avait que huit ans et n’a plus jamais donné de nouvelles depuis, a choisi de quitter le lycée sans son bac techno «avec l’envie furieuse d’en découdre, de cracher à la face du monde ce qu’il avait dans le ventre. Son surnom venait de cette époque, lorsqu’il traînait dans Paris pour se découvrir.»
Lo, quant à lui, a longtemps rêvé du Tour de France, d’une carrière de cycliste professionnel. Il s’est entraîné d’arrache-pied et a réussi de grandes performances. Mais n’a jamais réussi à accrocher la bonne caravane, n’est pas devenu le champion espéré. Alors, «pour ne pas abandonner tout à fait, il livrait des sushis et des burgers dans des boîtes en polystyrène.»
Édouard, ou plutôt Diesel, est à la fois acteur et témoin de cette histoire. C’est d’abord avec son smartphone qu’il rend compte de leurs exploits respectifs. Des films qu’il réalise d’abord pour sa petite sœur restée dans la maison familiale de Châtellerault, espérant que «l’énergie incroyable de ses errances illumine son quotidien». Encouragé par les collègues, il a poursuivi et amélioré sa technique. Complétons la galerie des personnages avec Bassem, réfugié syrien qui a trouvé un emploi à l’aéroport. C’est là qu’il va croiser Kristell, qui rentre à Paris après un voyage d’affaires. Elle sait que son père l’attend, même si elle préfèrerait se reposer. Les hasards de leurs emplois du temps respectifs vont conduire ces acteurs à se rencontrer. À part Madjik qui lui doit combattre sur un lit d’hôpital, victime d’un grave accident. «Une camionnette blanche. Un coup de freins dans la rue d’Odessa. Pas un cri, il est trop tard pour crier. Un bruit sourd, c’est tout. La tête de Madjik sur le bitume. Une fraction de seconde, il y a ce bruit qui résonne. Puis tout se fige.»
En épousant le rythme effréné des cyclistes, Julien Cabocel montre la fragilité de ces existences. En leur faisant croire qu’ils sont libres, leurs employeurs exploiteurs ne font que cacher leur violence économique. Mais l’énergie que dégage ce roman de la précarité, qui se lit d’une traite, évite l’écueil du manifeste politique. Il suffit de prendre la roue de Madjik, Lo ou Diesel pour se rendre compte des enjeux. Un tourbillon, un vent de folie.

Playlist du roman


Brand New Day Esther Phillips © Production Robert Burton


A part of this Asaf Avidan © Production Asaf Avidan

Madjik ou l’incertitude
Julien Cabocel
Éditions Grasset
Roman
178 p., 18 €
EAN 9782246830573
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris que les livreurs sillonnent dans tous les sens. On y évoque aussi Argenson et Châtellerault et des vacances à Saint-Jean-de-Monts.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Livreurs à vélo, Diesel, Madjik et Lo sillonnent la ville à un rythme effréné, prêts à tout risquer pour quelques points sur l’appli, quelques courses supplémentaires, quelques euros gagnés. L’un a failli devenir cycliste professionnel, l’autre est un étudiant en rupture de ban, le troisième a le flow dans le sang… Trois surnoms, trois copains qui tentent de conjurer leur précarité en jouant chaque jour un peu plus avec la vitesse, tandis que se tisse entre eux une amitié improbable et profonde.
Leurs courses inlassables dessinent un étrange ballet urbain où d’autres personnages évoluent selon leur propre urgence. Kristell, quadragénaire empêtrée entre ses sentiments amoureux et l’ombre pesante de son père, descend d’avion et passe commande sur l’appli avant de sauter dans un taxi pour rejoindre la ville. A l’aéroport, son chemin croise celui d’un autre éclopé, Bassem, homme de ménage écrasé par la désolation laissée au pays. Lui attrape le RER où un individu inquiétant le ramène aux souvenirs qui le hantent.
Tous tournent, tournent et tournent à travers la ville. Si différents soient-ils, tous sont fragiles, partagent une profonde incertitude sur eux-mêmes et sur le monde comme il va. Tous étouffent et aspirent à se libérer. La mécanique de la cité toujours plus folle va-t-elle les rapprocher ou les broyer ?
Une ronde urbaine pleine d’humanité qui nous entraîne dans un vertige étourdissant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Christophe Gelé


Julien Cabocel nous offre la bande-annonce de son roman Madjik ou l’incertitude © Production Julien Cabocel

Les premières pages du livre
« Un surnom. Voilà à peu près tout ce que l’on sait les uns des autres. Et la plupart du temps, c’est largement suffisant pour ce que nous avons à nous dire en attendant devant les restaurants. Dans un surnom, on met ce que l’on veut de soi, tout ce qu’on voudrait être, et tant pis si rouler pour livrer des sandwichs n’a rien à y voir.
Pour tenir sur un vélo, il n’y a rien à faire, personne à être en particulier. Il suffit d’avancer. Si tu arrêtes de pédaler, tu tombes, c’est aussi simple que cela. Tu le sais depuis la première fois où ton guidon s’est mis à trembler et qu’il t’a fallu répondre à la seule vraie question qui te sera jamais posée: continuer à pédaler ou accepter de tomber ?
Et nous en étions là, tous autant que nous étions, avec nos surnoms qui ne voulaient peut-être rien dire, Madjik, Lo et moi, Diesel.
On tombait.

Malgré la fatigue et nos jambes tétanisées à l’idée de tourner encore, nous avons quitté la terrasse rouge et blanc du Falstaff. Comme des insectes éblouis, happés par la valse des phares, nous sommes remontés en selle.
À nous trois, nous n’avions même pas cent ans et nous roulions côte à côte dans une ville deux fois millénaire. Je ne sais plus lequel d’entre nous a lancé ces mots mais ils ont filé dans l’air luisant et nous sommes partis à leur poursuite avec des hurlements de Sioux. L’un après l’autre, nous avons gueulé comme des gamins, comme on crache à la face du temps, comme on lui fait un doigt d’honneur que seule la jeunesse peut faire parce que ce sont ses étincelles qui enflamment l’avenir et que son feu n’a pas encore le goût des cendres. Rien que la vie qui nous appartient. Et le rire de Madjik. Et les façades qui tremblaient au loin.
Mains dans les poches, dans le miroir de cet instant, nous étions les Quatre Fantastiques, les Sept Mercenaires, les Gardiens de la Galaxie, une Chevauchée Fabuleuse, trois livreurs à vélo qui roulions sans commande, sans personne à délivrer qu’eux-mêmes, comme on renverse le monde, pour le plaisir, pour rien.
À Saint-Paul, dans un ballet qui nous échappait, nous avons quitté la voie de bus et nous sommes retrouvés à rouler sur toute la largeur de la rue. Aucune des voitures qui derrière nous commençaient à s’impatienter ne pouvait nous doubler. Ça gueulait, ça klaxonnait. Les insultes fusaient des vitres baissées et des casques aux visières relevées mais pas un de nous ne se décalait. Nous étions intouchables et nos yeux brillaient bien plus fort que la haie d’honneur des réverbères devant nous.
Dans le bouche-à-bouche de nos roues sur l’asphalte, la ville asphyxiée reprenait son souffle. À croire que je n’avais pas avalé tous ces kilomètres depuis que je pédalais dans Paris pour rien. À croire qu’on y pouvait bel et bien quelque chose.
Nous avons tenu jusqu’à la tour Saint-Jacques, avant le boulevard Sébastopol vers lequel les camionnettes, les voitures et les scooters se sont rués comme des affamés dans un bruit d’ogre qui veut dévorer la ville et nous bouffer avec.
Qu’est-ce que c’était bon.
J’en ai lâché mon vélo sur le trottoir d’une rue piétonne qui mène à Beaubourg. Les bras en l’air, en sautillant tel un boxeur qui vient d’arracher le dernier round (poids léger contre métaux lourds), j’ai hurlé à la vie comme si j’avais gagné la partie, prêt à faire face pour les siècles des siècles, et pour des siècles encore, vivant. Et Lo, descendu lui aussi de son cadre pour répondre dans un sourire triomphant aux insultes qui reprenaient de plus belle à notre hauteur quand Madjik, dans un rire éblouissant, leur lançait des baisers !
Et il y en avait eu, des instants comme celui-ci, presque trop beaux pour y croire. Comme la fois où Lo avait tourné sur des Champs-Élysées déserts dans ce qui ressemblait au final d’un Tour de France dont il avait dû rêver tant de fois. Nous avions parlementé un moment pour qu’il puisse rejoindre la ligne de départ d’un « alleycat » inattendu. Dans un sourire railleur, les organisateurs de ces courses improvisées qui incendiaient la ville certains soirs avaient fini par accepter. C’était l’aristocratie de la livraison à vélo, ces types aux t-shirts unis, aux lunettes profilées, aux bermudas de toile. Employés de véritables messageries, ils n’étaient pas tenus de se déguiser pour rouler, n’avaient pas même à payer leur sac à dos d’une caution qu’ils ne récupéreraient jamais. Non, ils utilisaient des vélos à pignon fixe avec lesquels ils se défiaient régulièrement dans ces compétitions nocturnes où tous les coups étaient permis. Tandis que Lo se faisait digérer par la masse des participants, Madjik et moi avions rejoint le rond-point des Champs-Élysées. Les coureurs avaient d’abord remonté l’avenue dans un peloton compact qui comptait bien profiter de l’occasion pour asseoir sa réputation et confirmer une bonne fois pour toutes sa supériorité sur les livreurs low-cost dans notre genre. Mais très vite Lo s’était retrouvé en tête et tous les autres s’étaient lancés à sa poursuite depuis les rues voisines. D’un coup d’œil, il les avait vus s’approcher et avait accéléré encore, donnant tout pour s’échapper de leur horde écumante mais aussi de lui-même, sans doute, de ce qui dans le fond de sa gorge avait quand même le goût d’une défaite. Lui qui n’était pas devenu le champion espéré et qui, pour ne pas abandonner tout à fait, livrait des sushis et des burgers dans des boîtes en polystyrène. Nous nous déchaînions à chacun de ses passages, hurlions à nous casser la voix, à faire vaciller Paris, emportés par notre fierté de voir avec quelle majesté il les distanciait tous. Jusqu’au bout, il avait tenu et avec ce qu’il nous restait de cordes vocales, nous l’avions acclamé puis porté aux nues sur nos épaules tandis que les derniers passaient encore la ligne. Son regard à cet instant, là-haut, au-dessus de nous, au-dessus de tous, valait toutes les médailles, toutes les victoires qu’il n’avait pas remportées. Il ressemblait au champion qu’il aurait dû être, et redevenir pour un instant au moins ce vainqueur magnifique valait toutes les récompenses, vraiment, effaçait tout le reste.
Quand les flics étaient apparus à leur tour pour nous courir après, le peloton s’était dispersé, chacun saluant brièvement Lo d’un geste amer ou beau joueur pour sa victoire. Nous avions détalé derrière eux comme des gamins que nous étions, des enfants qui croyaient encore, ou faisaient semblant de croire, plutôt, à l’imparfait de leurs jeux, de leur job, de leur vie : « Alors moi j’étais l’Indien et toi t’étais le cow-boy. » Imparfait, c’était le mot adéquat, le temps le plus juste. Que les enfants l’aient choisi pour donner vie à leurs rêveries était bien la preuve de leur sagesse. Et toutes les publicités au présent, à l’avenir, tous les storytellers et leur monde idéal pouvaient bien ravaler leurs histoires à tourner en rond. Nous ne serions jamais que des enfants dans le monde imparfait de leurs jeux qui ne croient pas tout ce qu’on leur raconte mais font semblant d’y croire – ce qui n’est pas la même chose. On sait que la roue est voilée, que la chaîne va finir par dérailler, ce n’est pas parce qu’on accepte de pédaler qu’on ne s’en rend pas compte, surtout pas.

Avec Paris, Madjik et Lo tiennent le premier rôle de mes vidéos – des images brutes de nos exploits que je poste de temps en temps sur ma chaîne. Il arrive que j’y apparaisse aussi dans un selfie bancal, un œil sur la route, l’autre sur mon portable. On m’y découvre essoufflé, la masse de mes boucles noires aplatie par le casque d’où jaillit toujours une mèche rebelle, le col de ma chemisette hawaïenne dépassant de mon blouson bicolore. J’en envoie parfois le lien à ma sœur avec l’idée de lui montrer la ville, ce qu’il y a de lumineux malgré tout dans la vie que je me suis choisie. J’espère que l’énergie incroyable de nos errances illumine son quotidien, entre le collège George Sand où j’ai été élève moi aussi et la zone commerciale d’Argenson où se trouve la concession automobile de mon père – elle va bientôt y faire son stage de troisième, m’a-t-elle annoncé dans un SMS ponctué d’un smiley au sourire triste. Pour l’avoir vécue avant elle, je connais sa vie dans le centre-ville de Châtellerault ou devant le journal télévisé, chaque soir à 20 heures, dans le salon du pavillon familial, si propre, si parfaitement rangé, si identique à celui des voisins, des voisins des voisins. À travers ces images de nos prouesses, j’essaie de lui dire que même dans les ruines, même sur les cendres, elle a le droit de danser. Oui, il est encore permis de rire, de faire les cons sans raison et même si cela devient de plus en plus incongru, elle n’y est pour rien. Elle a le droit de s’amuser, de faire des rêves improbables, des rêves d’avenir sans que la planète fasse peser tout le poids de sa survie sur ses épaules de jeune fille. Je me charge de ça. Elle peut danser, faire tourner ses longs cheveux d’or sur la nuit, embrasser le bleu de l’air, et rire, même trop, même fort, et aimer surtout.
À chaque fois que je reçois une de ses lettres, invariablement garnie d’un billet de dix euros soigneusement plié – une page pleine qu’elle entame toujours par mon prénom, « Édouard », enluminé de boucles tracées au feutre mauve –, je m’en veux d’être parti, de ne pas avoir tenu plus longtemps mon rôle de grand frère. J’ai envie de la serrer dans mes bras, de croire qu’il nous reste encore tout un bout d’enfance à partager. Nous nous connaissons si peu finalement même si les fous rires sans raison au beau milieu d’un repas morose sont un ciment d’une solidité inaltérable. Comme les engueulades affreuses des parents dans lesquelles nous craignions d’être engloutis l’un et l’autre ou ces vacances d’été dans le jardin de nos grands-parents, à Saint-Jean-de-Monts, dans l’ombre de la grande maison bâtie pour durer toujours et qui avait passé plus vite encore que l’enfance.

Extraits
« Madjik a grandi place des Fêtes dans le XIXe arrondissement et ce n’était pas franchement la fête. Son père, employé de sécurité dans la galerie marchande Bercy 2, est reparti vivre à Brazzaville d’où il n’a plus jamais donné de nouvelles. Madjik avait huit ans. «Personne ne te doit rien, mon fils. Ce que tu veux, c’est à toi d’aller le prendre», c’est la seule leçon que son père lui ait prodiguée avant de partir, les seuls mots que sa mère lui a répétés à chaque fois qu’il demandait quelque chose.
Pour savoir ce qu’il voulait vraiment, à seize ans, il a quitté le lycée Diderot, en haut du XIXe, comme on sort d’un piège, sans le bac techno mais avec l’envie furieuse d’en découdre, de cracher à la face du monde ce qu’il avait dans le ventre. Son surnom venait de cette époque, lorsqu’il traînait dans Paris pour se découvrir. » p. 53

« Une camionnette blanche. Un coup de freins dans la rue d’Odessa. Pas un cri, il est trop tard pour crier. Un bruit sourd, c’est tout. La tête de Madjik sur le bitume. Une fraction de seconde, il y a ce bruit qui résonne. Puis tout se fige. La ville retient son souffle. Sur le trottoir d’en face, quelqu’un porte la main à ses lèvres.
Ce qu’il reste du choc dans le silence résiste encore un instant puis tout redémarre.
En beaucoup trop bruyant.
En trop fort.
Trop rapide.
Tout le monde s’affole. On court jusqu’à lui. Ça klaxonne. «Écartez-vous! Laissez-le respirer!» La ville reprend son chaos. L’odeur âcre du caoutchouc que le coup de freins a brûlé flotte dans l’air.
Moi, je ne bouge pas. Madjik est allongé là et sans savoir pourquoi je reste immobile, je pense au plat qui a dû se renverser dans son emballage de papier. » p. 82-83

À propos de l’auteur
CABOCEL_julien_©_stephane_remaelJulien Cabocel © Photo Stéphane Remael

Julien Cabocel est né en 1970. Après des études de lettres, il se consacre à la chanson en tant qu’auteur, compositeur et interprète. Après Bazaar (2018), son premier roman, il a publié Madjik ou l’incertitude (2023). (Source: Éditions Grasset)

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De vengeance

KURTNESS_de_vengeance

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En deux mots
Après avoir tué par accident un jeune homme que de toute manière elle n’aimait pas, la narratrice se dit que le crime parfait n’est trop compliqué à réaliser. Alors elle décide de se venger des pollueurs, de ceux qui négligent leur chien, des violeurs. Son tableau de chasse grandit jour après jour…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Par plaisir de l’homicide

J.D. Kurtness, une nouvelle voix venue du Québec, retrace dans ce court et percutant roman le parcours d’une meurtrière «pour la bonne cause». Et réussit le tour de force de nous la rendre de plus en plus sympathique alors que les cadavres s’accumulent.

Tout a commencé par un homicide involontaire. En voyant Dave Fiset accroupi au bord de la rivière, la narratrice, encore adolescente, a l’idée de lui balancer un caillou dans les fesses. Mais son geste est imprécis. Quand elle se relève, il lui faut constater que l’aîné des Fiset est allongé sans vie, la tête dans l’eau. La meurtrière ne sera pas inquiétée. «Ce n’est pas que j’éprouve de la culpabilité, c’est l’impossibilité de me vanter que je trouve le plus difficile, Je fais donc de mon mieux pour oublier l’épisode.»
Quelques années plus tard, elle est en ville pour ses études dans un appartement quasi insalubre qu’elle partage avec Gustave et sa cousine Simone. Ce ne sont pas ses maigres revenus de traductrice qui lui permettront d’améliorer son ordinaire, de se nourrir avec autre chose que des pâtes, de souffrir du froid en hiver, de la canicule en été. «Nouilles, café et marijuana: la diète de l’étudiant.» Après avoir essayé en vain d’améliorer l’isolation en injectant de la mousse expansive entre les cloisons, elle hérite du reste du tube. C’est alors qu’elle conçoit un nouveau plan pour se venger de tous ces profiteurs et pollueurs qui détruisent la planète. À la nuit tombée, elle va injecter de la mousse dans les gros pots d’échappement, puis s’en va. Par prudence, il est hors de question de traîner dans le quartier ou même de chercher à savoir quels sont les effets de son petit jeu. Gare aux propriétaires de chiens qui oublient de ramasser les crottes de leur animal de compagnie, aux administrateurs de sociétés énergétiques – gros pollueurs – ou encore aux violeurs. «On trouve toujours de bonnes raisons. Le crime parfait se présente tout simplement». Alors, elle s’amuse tout en se disant qu’elle ne fait que rendre justice.
Jusqu’au jour où elle déroge à cette règle et intervient dans son propre écosystème. Muni d’une carabine à plombs, elle tire sur des voisins bruyants depuis le toit de son immeuble. «C’est de la négligence, de la faiblesse. Je pense que la ville me rend folle. Du moins, elle me fait faire des erreurs.»
J. D. Kurtness ose mettre en scène, avec beaucoup d’humour noir, une narratrice méchante, calculatrice et froide, tout en réussissant le tour de force de nous la rendre sympathique. Il faut dire, comme elle le théorise elle-même, que son visage son est son meilleur alibi. On lui donnerait le bon dieu sans confession. Et qu’elle parvient avec finesse à nous faire croire qu’elle n’est qu’une victime du système. Un système qui, elle le sent bien, va finir par la broyer. Car la technologie avance à pas de géants dans son domaine – elle est traductrice, rappelons-le – et elle sent bien que les machines vont bientôt la supplanter. Alors, il est raisonnable d’agir.
Ce premier roman très culotté est paru en 2017 au Québec où a été multi primé : Prix coup de cœur des amis du polar, Indigenous Voices Awards (saluant un écrivain autochtone émergent) et Prix Découverte du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Les éditions dépaysage ont eu la bonne idée de nous faire découvrir cette nouvelle voix percutante, corrosive et fort prometteuse.

De vengeance
J.D. Kurtness
Éditions dépaysage
Roman
172 p., 20 €
EAN 9782902039340
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman est situé au Canada, principalement à Montréal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Comme la vengeance demande de l’énergie et du risque, il faut faire des choix. On ne peut pas punir tout le monde. On ne peut pas éliminer tout le monde, même si, à un moment ou un autre, ils finissent tous par vous taper sur les nerfs. Mais on peut se faire plaisir. »
Peut-on avoir de bonnes raisons de tuer son prochain et, pire encore, de s’en réjouir ? Selon la narratrice de ce roman, une jeune femme discrète au visage angélique, cela ne fait aucun doute. Le plus dur, pour nous, c’est de ne pas être d’accord avec elle…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Devoir (Michel Belair)
La Recrue (Julien Alarie)
Blog Hop! Sous la couette
Blog Julie lit au lit

Les premières pages du livre
« I.
Présentations d’usage
Qui n’a pas déjà rêvé de tirer quelqu’un dans la face avec un fusil de chasse ? Peu importe les raisons. Elles sont toutes bonnes, sur le coup. C’est quand elles demeurent bonnes longtemps que j’agis.
Chaque jour, je regarde une meurtrière dans les yeux. Elle est là, de l’autre côté du miroir (qui est aussi mon côté, mais vu à l’envers). Je suis une meurtrière. Ce visage est le mien. Mon visage est celui d’une meurtrière. Voilà.
Je sais ce à quoi une meurtrière ressemble. Salut.
J’énonce ma phrase en me regardant dans les yeux, les mains appuyées sur le bord du lavabo : « Je suis une meurtrière. » Ma version de « t’es belle, t’es fine, t’es capable ». Mes lèvres bougent et, selon ce que je prononce, quelques dents apparaissent. On les voit aussi quand je souris.
Je parle lentement, dans ma tête ou tout bas. Je prends parfois un risque et je le dis sur un ton normal, plus fort. J’aime entendre ma voix. Son murmure dans mon appartement silencieux, qui s’échappe de la salle de bain et meurt dans le bourdonnement électrique des murs. J’écoute les clics irréguliers des calorifères qui chauffent, indifférents à ma situation.
Je le dis aussi parce que j’ai un peu peur de l’oublier. La vie peut être douce, et je prends des pauses.

C’est l’après-midi, j’ai douze ans. Mon primaire est fini. Depuis trois semaines, je suis en vacances. Je suis sur le bord de la rivière. J’aime être dehors. Je sors à sept heures du matin et je reviens juste pour manger. Il y a même des fois où je saute un repas, mais ça agace mes parents. Je reviens le soir, quand on voit moins bien. Je dors et je recommence. Dix-huit heures de lumière par jour, le bonheur.
Ici, c’est mon coin. L’arbre se grimpe bien, et il y a trois branches à la bonne place. Une sous mes fesses, une où appuyer mes pieds, et une dans mon dos. Elles forment une sorte de chaise. J’ai une belle vue sur la rivière qui coule dans le fossé plus bas. Je vois aussi le talus en arrière. Si je m’étire, je vois jusqu’au cimetière, par où passe le sentier. Une vue à deux cent soixante-dix degrés autour de moi, assez bien dégagée. Ce n’est pas grave si je ne vois pas derrière moi. Il n’y a que la forêt, trop dense pour y jouer à ce temps-ci de l’année. Après la forêt, il y a le parc municipal, où personne ne va… Pourquoi aller dans une semi-nature quand tout est vivant autour ?
Là-haut, personne ne me voit. Parfois, j’apporte un lunch. Je le prépare moi-même. Mes parents me trouvent responsable, leur angoisse que je meure de faim s’estompe. J’entre dans l’adolescence, il est normal que je ne leur parle presque plus. C’est leur théorie.
Je choisis des emballages qui ne reflètent pas la lumière. Pas d’aluminium, pas de sac de plastique. J’ai vu un film où le témoin d’un meurtre se faisait voir par les criminels parce qu’un rayon de lune était reflété sur la lentille de ses jumelles. Ça ne m’arrivera pas. J’évite aussi les lunettes de soleil. C’est une chose de moins à traîner, que je risquerais d’échapper.
Le bruit, c’est un peu moins grave. On peut déballer quelque chose, ouvrir un contenant, dézipper son sac, bouger, soupirer. Le bruit de la rivière enterre pas mal tous les autres, sauf les cris.
J’ai découvert le spot la semaine dernière. Je suis arrivée tôt parce que je voulais faire du repérage avant que les autres arrivent. Des fois, j’arrive trop tard et il y a déjà du monde sur le bord de la rivière, ou sur le chemin qui y mène. Dans ce temps-là, je vire de bord.
Il y a huit jours exactement, je suis arrivée assez tôt pour trouver un coin tranquille. Une place où personne ne pense regarder. Je l’ai enfin trouvé, l’arbre parfait. À côté du tronc, il y a une roche assez haute pour atteindre les bonnes branches. C’est un sapin baumier, un gros qui, par miracle, a échappé aux massacres des Noëls du dernier siècle. Il est vieux et presque mort. Il ne sent pratiquement plus rien. Il n’a pas trop de gomme qui colle sur les vêtements. Même si ça sent bon, la gomme de sapin, c’est difficile à faire partir alors j’évite. Je ne veux pas de trouble avec ma mère.
Je compte les jours depuis ma découverte : huit. Je compte beaucoup de choses : le nombre d’enfants en bas, les tuiles au plafond de ma chambre, les trous dans mes espadrilles, le nombre exact de secondes que met un œuf à cuire, le rond à quatre, pour que le jaune demeure coulant, mais qu’il ne reste plus de morve. Plus on planifie, plus on s’évite les mauvaises surprises.

Ce fut d’abord de la chance : un hasard, une bonne réaction, un plaisir. Maintenant, c’est de la préparation : mentale, physique et matérielle.
Je sursaute encore quand je croise mon image : son reflet dans les vitrines, sur les petits et grands miroirs, en miniature sur les photos. Je n’ai pas le bon visage. Certains diraient : « Tu as le parfait visage. » Je suis née avec le visage d’une autre et mon vrai visage est ailleurs, occupé à recouvrir la mauvaise âme.
Je n’ai pas ce qu’ils appellent le physique de l’emploi. Ma face devrait être anguleuse et magnifique, maigre, avec l’air légèrement malade qui attire certains hommes. Cette allure de femme dangereuse et mystérieuse qu’on nous présente sans cesse, je ne l’ai pas. À la place : un visage sain et clair, le mien. Mes traits sont si inoffensifs. J’irradie l’innocence et les plaisirs simples, comme la fermière sur les pintes de lait, la jeune fille sur les crèmes anti-acné. Comme elle, mes pores respirent bien. Traits ronds, sourire facile, bonnes dents, yeux rieurs. J’ai même des pattes d’oie qui se dessinent, quand on regarde de près. Ma peau pâle rosit sous l’effet du vent, du froid ou de l’effort. Mes joues sont à croquer en automne. On n’a jamais cessé de me le dire. Toutes ces heures passées au grand air, les taches de rousseur : on n’y suspecte rien, sauf la santé.
Où est cet autre visage qui devrait être le mien ? Où sont passés la mâchoire pointue, les grands yeux fiévreux, les pommettes saillantes ? Ces cheveux sévères, sur qui ont-ils poussé ? Mon âme a-t-elle été confondue avec une autre dans les limbes, échangée par mégarde, comme ces bébés naissants dans les hôpitaux d’Amérique latine ?
Est-ce que les gens laids sursautent, eux aussi, quand ils voient leur reflet, estomaqués par leur physique ingrat, qu’aucune accumulation de souffrance n’atténue ? Ressentent-ils la même confusion que moi, après certains actes, parce que je n’en reviens pas que ma face conserve sa symétrie ?
Si je correspondais à mon intérieur, j’aurais un air dangereux, comme les méchants dans les films, ceux qui meurent rapidement : la chair à canon basanée, les chauves, les défigurés, les autres. J’émettrais aussi l’odeur du danger, mais je dois me rendre à l’évidence : il n’en est rien. Mon bouquet de phéromones percute les gens sans qu’ils s’en rendent compte, comme les virus ou les radiations. Pourtant, le danger, c’est cette femme que je regarde du coin de l’œil dans la vitrine, son reflet qui me suit à chaque nouvelle fenêtre. C’est elle dans la salle de bain, au-dessus du lavabo. C’est elle qui sourit avec son air innocent.
J’ai l’air d’une infirmière, d’une libraire, d’une joueuse de soccer. Mon visage est mon meilleur alibi.

Je devrais commencer par le début. J’ignore à qui je m’adresse. Tu es une créature du futur, puisque le moment présent est déjà terminé. Je t’appelle créature, car les hommes et les femmes sont des catégories qui pourraient disparaître, comme la théorie des humeurs. Es-tu un amas de graisse ? Es-tu un encéphale dans une jarre ? Peut-être que mon texte a été converti en impulsions électriques, prédigérées pour un cerveau seul, sans organes, qui flotte dans un liquide nutritif et conducteur. Es-tu une machine ? Es-tu un enfant ? Es-tu citoyen de la République populaire de Chine, maintenant que vous êtes devenus les maîtres du monde ? Es-tu un réfugié intergalactique ?
Peut-être que rien n’a changé, yet. Dans ce cas, tu es une créature du futur immédiat. Tu es ma voisine, mon employeur ou mon ami. Je préfère quand même me dire que je m’adresse à quelqu’un qui ne sera pas ici en même temps que moi. Je ne veux pas blesser une personne de mon entourage. On n’empoisonne pas son propre puits.
Je choisis le danger et un jour j’aurai trop poussé. Ma vie sera brève, comparée aux statistiques. Tout est relatif : à l’époque de la peste bubonique, j’en serais au crépuscule de mon existence. Ou déjà morte, en couches. Ou de la pneumonie dont j’ai souffert à cinq ans. Sans la médecine moderne, on serait bien tous morts, avec nos corps flasques, nos grosses têtes, nos yeux de taupes. Ça, ou notre anxiété rampante.
De toute façon, j’anticipe qu’il reste dix, quinze ans, avant qu’on soit tous suivis à la trace, de la fécondation à la crémation. Même avant, même après. On l’est déjà, si on ne fait pas attention. Je fais attention. Je m’amuse et je saupoudre un peu de ma justice avant la fin, avant qu’un Système immense et impossible nous avale tous.
Donc, cela se passe l’après-midi. C’est aussi, je le vois maintenant, la fin de mon enfance. Le soleil est encore très haut dans le ciel, mais il ne fait pas trop chaud, peut-être vingt-quatre degrés. Le vent est frais. Il vient du nord, lentement. Je sens le soleil à travers mon linge et sur ma nuque, là où il passe entre les feuilles des arbres autour. Tout est beau. Ça sent bon : le vent, le vieux sapin, moi.
Déjà, dans ce temps-là, juchée dans mon arbre, je pense à vous, gens du futur. Je m’imagine à votre place, et tout savoir. Je regarde cependant la télévision et, comme la majorité des enfants, j’entretiens le sentiment d’assister à la mort de quelque chose de précieux : la terre, l’air frais, l’eau qui coule, le chant des oiseaux qui entre par la fenêtre, le matin. Tout ceci va mourir, parce qu’on ne recycle pas assez, qu’on rase la forêt amazonienne, et qu’un malade a mis le feu à une pile de pneus à Saint-Amable.
Décrire l’époque dans laquelle on vit est toujours difficile : on focalise sur ce qui semble important sur le coup. Le quotidien est souvent laissé de côté. Pourtant, il révèle beaucoup plus que nos idéaux profonds. L’exemple que je donne, quand j’ai des conversations imaginaires avec des entités venues d’ailleurs (temps, espace, espace-temps), c’est que tout ce que nous mangeons, ou presque, aura été à un moment où un autre dans un emballage en plastique. Le sachet qui contient les semences. Les racines, protégées par une bâche qui conserve l’humidité et retient la chaleur. Les fruits et légumes qui vont dans un petit sac transparent, puis un sac plus grand avec les autres aliments, puis sous une pellicule de cellophane quand il en reste, ou pour les réchauffer, et enfin dans la poubelle, et ensuite dans un plus gros sac-poubelle. La viande aussi. Elle arrive le plus souvent dans un contenant de styromousse recouvert de plusieurs épaisseurs de cellophane, et parfois le morceau est entre deux épaisses feuilles de plastique fusionnées ensemble, mis sous vide.
Et rajoutons les bouteilles de jus, d’eau, de boissons sucrées. Certains ont même osé mettre le lait dans des bouteilles de plastique, ce qui le rend infect. Le lait pour les enfants est généralement distribué dans une poche de plastique, qu’on achète par lot de trois ou quatre, emballés à leur tour dans un sac de plastique plus grand. Celui-ci a de la couleur et contient les informations que les poches individuelles ne dévoilent pas.
Viennent ensuite tous les biscuits, les craque¬lins, la crème glacée, les pâtes alimentaires, et tout ce qui a été plus ou moins transformé avant de nous parvenir, placés de manière astucieuse sur des centaines d’étagères dans lesquelles nous déambulons en poussant un chariot de métal, car transporter notre nourriture sur de longues distances nous est maintenant une tâche impossible. Plus assez de volonté, plus assez de muscles.
Dans le temps, j’étais certaine que malgré les propos rassurants du dépliant, Tchernobyl se répéterait à Gentilly. La compagnie Candu, qui fabriquait les réacteurs, était venue à notre école nous expliquer les merveilles du nucléaire. Leur savoir-faire était si avancé qu’un accident était impossible. Les déchets radioactifs étaient enfouis dans notre solide Bouclier canadien, à l’abri des pires catastrophes. Je ne les croyais pas. J’étais aussi convaincue que les pluies acides grignoteraient tout et tueraient les lacs. Aujourd’hui, on parle beaucoup moins de ça. Une nouvelle est un bris dans la continuité. Quand le monde crève en permanence depuis des décennies, les médias se fatiguent, comme nous.
Prenons l’axe positif : je vis une époque délicieuse, où l’abondance des technologies et des temps libres, pour ceux qui en font le choix, permet de réaliser de grandes choses. Nous sommes encore libres, le secret est toujours permis. Ceux qui ont quelque chose à cacher peuvent le faire. Je peux ainsi leurrer et mentir impunément. Je teste fréquemment mes quelques pouvoirs. Mon invisibilité est ce dont je suis la plus fière.
Pour vivre, je pratique un métier qui sera, un jour, obsolète, comme celui de draveur ou de facteur télégraphiste. Je suis traductrice. Le jour où les machines comprendront l’ironie, le contexte, le quotidien et la banalité, l’humour et toutes ces perles de la nature humaine, les traducteurs seront superflus. En ce moment, même les mauvais traducteurs comme moi peuvent manger et payer leur loyer. Mais, comme le reste, notre temps est compté.

Extraits
« Au démarrage de ma vie d’adulte, j’habite avec deux amis dans un appartement d’étudiants, c’est-à-dire un appartement de pauvres. Notre alimentation contient beaucoup de pâtes alimentaires parce qu’on est trop orgueilleux pour se plaindre à nos parents des contraintes monétaires associées à notre nouvelle liberté. Nouilles, café et marijuana: la diète de l’étudiant. » p. 36

« Les secrets épuisent. Je n’avais jamais vraiment compris le sens de l’expression «lourd à porter», avant. Ce n’est pas que j’éprouve de la culpabilité, c’est l’impossibilité de me vanter que je trouve le plus difficile, Je fais donc de mon mieux pour oublier l’épisode. » p. 48

« En tirant sur mes voisins, j’ai failli à une de mes règles: ne pas intervenir dans son propre écosystème. Je suis consciente que mes actions sont très bizarres, même si elles sont anodines et faciles à réaliser. Je comprends que leur effet psychologique peut être dévastateur. Une personne normale ne prend pas la peine d’aller aussi loin, de planifier ses actes au quart de tour, de jouer ainsi avec ceux qui l’entourent.
J’évite donc de punir mes voisins, mes collègues immédiats et encore moins ma famille et mes amis. Le temps aussi est important, essentiel pour que les gens dans ma mire m’oublient. Tirer sur ses voisins d’en face, c’est de la négligence, de la faiblesse. Je pense que la ville me rend folle. Du moins, elle me fait faire des erreurs. » p. 85

À propos de l’auteur
KURTNESS_JD_©Sebastien_LozeJ.D. Kurtness © Photo Sébastien Lozé

Née à Chicoutimi d’une mère québécoise et d’un père ilnu de Mashteuiatsh, Julie Kurtness a quitté son Nord natal pour étudier les microbes à Montréal, mais elle a finalement bifurqué vers l’écriture et, plus récemment, l’informatique. Sous son nom de plume J. D. Kurtness, elle a publié un premier roman à l’humour acide qui raconte l’histoire d’une sympathique tueuse en série, De vengeance, en 2017. À la fois noir et drôle, le livre est immédiatement salué par la critique. En 2019 paraît son second livre, Aquariums, un roman généalogique dont le récit s’inscrit dans la longue durée pour se conclure dans un avenir rapproché où l’humanité est victime d’une épidémie sans précédent. Kurtness contribue également à différents projets littéraires, comme l’exposition Le legs (Kwahiatonhk! 2021) et le collectif Wapke (Stanké, 2021). Elle s’est promis d’écrire un jour sur la paix dans le monde. (Source: canadafbm2021.com / kwahiatonhk.com)

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Un coup de tête

PALSDOTTIR_un_coup_de_tete  RL_2023  coup_de_coeur

Prix de littérature de l’Union Européenne – 2021

En deux mots
Sigurlina ne supporte plus sa vie étriquée à Reykjavik et, après une agression sexuelle, décide de fuir le pays. Si elle trouve rapidement un emploi à New York, de tragiques circonstances vont la mener à la rue. Commence alors un difficile combat pour survivre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La fuite vers New York

En retraçant le parcours de Sigurlina qui, à la fin du XIXe siècle a fui Reykjavik pour New York, Sigrún Pálsdóttir réussit un roman qui mêle l’histoire et l’aventure aux sagas islandaises, sans omettre d’y ajouter une touche féministe.

Nous sommes à Reykjavik en 1896. Sigurlina y vit avec son père qui, après le décès de son épouse, se consacre presque exclusivement à ses collections. Au musée des Antiquités il passe son temps «au milieu de son fatras à répertorier les trouvailles qu’on lui apporte et qu’il s’efforce d’exposer pour les voyageurs étrangers.» Il en oublie sa fille qui n’a qu’à se consacrer à ses travaux d’aiguille et à trouver un bon parti.
Mais Sigurlina s’est forgé un fort caractère et entend mener sa vie comme elle l’entend. Elle est curieuse, aime lire et écouter les conversations, y compris lorsqu’elles ne lui sont pas destinées. Et elle a repéré un jeune rédacteur ambitieux. Mais ce dernier est promis à une autre. Alors, après avoir été troussée par un vieux sadique, elle décide de rassembler ses affaires, s’empare d’une fibule dans la collection de son père et prend le premier bateau vers l’Écosse, puis vers New York. Dans ses bagages, elle a aussi la lettre d’un important collectionneur que son père avait accueilli et guidé en Islande. Un courrier qui sera tout à la fois son sauf-conduit et sa lettre d’embauche. Installé dans une belle demeure, elle devient rapidement la secrétaire particulière de cet érudit. Mais, en voulant attraper un volume de sa bibliothèque, il fait une chute mortelle. Et voilà Sigurlina à la rue. Elle va parvenir à trouver un toit et un emploi de couturière, mais le destin va s’acharner contre elle. Un incendie détruit son immeuble et ses maigres biens. Dans la poussière et les cendres, elle parvient cependant à récupérer la fibule, se disant qu’elle pourrait peut-être en tirer un bon prix. Je vous laisse découvrir comment l’objet sera exposé au Metropolitan Museum avant de connaître des péripéties dignes des sagas islandaises, dont on finit du reste à l’associer.
On ne s’ennuie pas une seconde dans ces multiples pérégrinations qui, après avoir pris un tour dramatique vont virer au tragicomique. Et nous rappeler que l’Histoire n’a rien de figé, qu’elle se construit sur des récits plus ou moins authentiques, qui enflamment les imaginaires. Et à ce petit jeu Sigrún Pálsdóttir fait merveille, en retrouvant les recettes du roman populaire, en construisant son livre comme un feuilleton à rebondissements dans lequel chaque chapitre contient son lot de surprises. Bref, c’est un bonheur de lecture!

Un coup de tête
Sigrún Pálsdóttir
Éditions Métailié
Roman
Traduit de l’islandais par Éric Boury
192 p., 19 €
EAN 9791022612395
Paru le 20/01/2023

Où?
Le roman est situé en Islande, à Reykjavik et aux Etats-Unis, à New York. La traversée se fait avec une étape à Glasgow.

Quand?
L’action se déroule durant les dernières années du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À la fin du XIXe siècle, à Reykjavík, un veuf excentrique élève sa fille pour tenir la maison, cuisiner, broder (elle y révèle un talent rare), mais aussi l’aider à cataloguer ses recherches archéologiques islandaises. C’est sans compter sur les rêves de voyage et l’esprit d’indépendance de la jeune fille.
Elle décide sur un coup de tête de partir pour New York proposer ses compétences à un collectionneur en emportant avec elle un objet unique et inestimable. Un malheureux hasard la conduit dans un atelier de couture des bas-fonds de Manhattan. Elle nous surprendra grâce à sa ténacité et son intelligence.
Un court roman efficace et passionnant, une tragicomédie sur la préservation de l’héritage culturel, un texte sur les coïncidences qui déterminent les destins autour d’un personnage attachant et déroutant qui suit sans faille son chemin vers la liberté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Voyage dans les lettres nordiques
Blog Lyvres
Blog Thé toi et lis
Blog Baz’Art


Sigrún Pálsdóttir présente son roman Coup de tête (en anglais) © Production EUPL Prize

Les premières pages du livre
Le bruit montait du salon. Des sonorités étranges. Un instant, ne comprenant pas un mot des paroles échangées, je crus que je rêvais. Puis j’entendis les ronflements discrets de grand-mère à mon côté et je compris que j’étais éveillée. Je me redressai dans le lit pour enjamber son corps frêle, me faufilai à travers la grande pièce commune sous les combles et m’allongeai sur le sol, le visage tourné vers la cage d’escalier. À travers la fumée de tabac qui flottait dans la pièce, je distinguais un homme d’âge mûr assis sur le canapé à côté d’une jeune femme. Il portait une veste brune et un foulard bleu, elle, un manteau vert et un chemisier clair orné d’un col en dentelle à la racine de son cou gracile, sous son menton. Le vieux Magnus était assis sur le tabouret en face des invités tandis que Gudlaug, debout, la cafetière à la main, remplissait les tasses. Mon père était installé dans le fauteuil sous la fenêtre et ma mère sur le coffre juste à côté, légèrement à l’écart de la fumée et du monologue du visiteur, interrompu par une remarque de la jeune femme au col en dentelle qui montra sa tasse du doigt. Elle semblait s’adresser à ma mère qui hocha la tête avec un sourire. Mais ce sourire ne m’était en rien familier, en réalité maman, adossée au mur du salon, avait un air étrange et le dos étonnamment voûté. Elle se redressa légèrement tandis que mon père prononçait quelques mots dont je compris qu’ils étaient la réponse aux questions de l’étrangère. Puis les invités se levèrent, ils prirent congé, et Magnus et mon père les raccompagnèrent à la porte. Voilà qui me permit de mieux distinguer les vêtements de la jeune femme, son ample robe longue qui s’évasait en partant de sa taille de guêpe et tourbillonnait sur son passage tandis qu’elle avançait dans le salon. Je me relevai, enjambai à nouveau grand-mère et fis semblant de dormir quand maman vint me caresser la joue. Elle me posa l’index sur le bout du nez et comprit que je ne dormais pas.

Le lendemain matin, personne ne fit état de la visite de la veille et je ne posai aucune question. Je n’éprouvais d’ailleurs pas le besoin d’en savoir plus. Le souvenir de ces senteurs exotiques me suffisait amplement, de même que l’image des hôtes dont la présence semblait avoir agrandi l’espace de notre salon. Je ne passais cependant pas le plus clair de mon temps à penser à ces étrangers élégants et, en réalité, j’avais presque oublié leur visite un jour que j’aidais ma mère à faire le ménage, jour où je découvris une image pleine de couleurs posée au sommet de la pile d’enveloppes que mon père n’avait pas ouvertes sur son bureau. C’était une carte postale. Je reposai mon chiffon pour l’examiner en la prenant à deux mains :

Le soir tombait sur une grande ville, les rues blanchies renvoyaient la lumière et des flocons étrangement épais descendaient vers la terre. Une petite fille entraînait sa mère vers la devanture d’un magasin pour lui montrer un grand renne, un homme en haut-de-forme noir, vêtu d’un manteau à col de fourrure, portait un paquet volumineux et tenait sa femme par la main. Derrière eux, un adolescent traînait un gros arbre de Noël et, de l’autre côté de la rue, des garçons faisaient des boules de neige pour les lancer sur le fiacre noir vernissé qui passait. Chacun avait une foule de choses à faire, mais se retrouvait figé dans sa course. Tous, sauf la jeune femme dans le coin à droite, qui semblait s’être immobilisée juste avant cet instant, et dont on ignorait si elle s’apprêtait à traverser la rue ou à continuer son chemin sur le trottoir. Vêtue d’un manteau bleu marine et d’un élégant chapeau rouge, elle protégeait ses mains du froid dans un manchon en cuir brun qu’elle serrait contre elle. Son visage était plus net que les autres détails de l’image : elle semblait perdue.

J’étais en train de me demander si elle était seule quand je sentis tout à coup la présence de ma mère derrière moi. Elle pencha la tête et posa le menton sur mon épaule pour regarder la carte. Du coin de l’œil, je la vis sourire en disant que ce courrier arrivait avec un certain retard. Puis elle se redressa et se remit au travail. Je retournai la carte adressée à Brandur Johnson. En haut, à droite, on lisait : New York, le 15 décembre 1879. L’écriture avait quelque chose de brouillon et, évidemment, je ne comprenais rien. Mais je pensais connaître l’expéditeur de cette carte.

Plus tard dans la journée, face à mon insistance, mon père consentit à me l’offrir. Je la rangeai dans le coffre que j’avais au pied de mon lit, où je pouvais la prendre quand j’avais du mal à trouver le sommeil après ma lecture du soir. Et, même au plus noir de la nuit de l’hiver 1880, je parvins encore à voir l’image en la maintenant assez longtemps devant mes yeux. Plongée dans les ténèbres, je distinguai en réalité des détails que je n’avais pas remarqués auparavant : au fond d’une étroite ruelle tapissée de neige, deux hommes chaudement vêtus se tenaient l’un face à l’autre en grande conversation. Plus je scrutais la carte, plus il me semblait que toute leur attention se concentrait sur la jeune femme au chapeau rouge. Désormais, j’avais l’impression que le désespoir qui envahissait son visage s’expliquait par le poids de leur regard, elle cherchait à savoir si elle devait se mettre à l’abri, ou si ce poids s’évanouirait.

Ma main retomba. La carte atterrit sur la couette et, aussitôt, la jeune femme au chapeau rouge traversa la rue, enjambant le MERRY CHRISTMAS en grandes lettres dorées en haut à droite de l’image, avant de s’échapper du cadre. Au même moment, les deux hommes se mirent en route et lui emboîtèrent le pas. Ils ne couraient pas, mais franchirent la chaussée à grands pas, traversèrent brutalement le Joyeux Noël, s’évanouissant lorsque j’entendis les craquements de l’escalier. Je sursautai et, dans ma torpeur, j’eus l’impression de voir grand-mère s’approcher du lit en boitant. Allongée, les yeux fermés, je cherchai la carte à tâtons et la glissai sous la couette. Grand-mère se coucha, je me tournai de l’autre côté. Et avant que ses ronflements discrets ne parviennent à m’enfermer dans le monde exigu de la pièce que nous partagions sous les combles, je m’engouffrai en chemise de nuit dans l’étroite ruelle où je suivis sur la neige blanche les deux hommes et la jeune femme qu’ils avaient prise en chasse.

I
Fin de réception à Reykjavik. Mars 1897
– Quant à cette boucle de ceinture finement ornementée, elle a souhaité l’acquérir pour la somme de quinze mille dollars américains. Auprès de sa propriétaire, une jeune Islandaise dénommée Branson. Miss Selena Branson.
Le Gouverneur se lève de son fauteuil et s’avance vers la fenêtre du salon. Il regarde le vol suspendu des flocons et la place Lækjartorg toute blanche de neige qui apporte un peu de lumière à la nuit sans fond :
– Eh bien, je vous demande, mes chers amis, s’il ne s’agit tout simplement pas là de Sigurlina Brandsdottir, la fille de Brandur Jonsson l’Érudit, le copiste de Kot dans le Skagafjördur.
Alors ça, c’était la cerise sur le gâteau ! Et ladite cerise laissait les invités du plus haut représentant du roi en Islande plus que dubitatifs. “Quelle absurdité !” tonna le Juge ; “Seigneur, non !” s’écria le Pasteur ; “Le petit bouchon de Brandur ?” se récria le Préfet ; “Le tout petit bouchon”, ricana le Poète ; “Un bouchon ?” claironna l’Historien ; “Quinze mille dollars ? s’étrangla le Trésorier du roi. Comment un objet aussi petit et aussi vieux pourrait-il avoir une telle valeur ? Une somme qui correspond à la quasi-totalité des réserves de la Banque nationale d’Islande ?”
Mais le septième invité, le Rédacteur en chef aussi svelte que bel homme, n’a aucune réaction. Il est assis légèrement à l’écart, tout près du mur, penché en avant, le regard concentré sur un détail du tapis d’Orient tissé main qui recouvre le parquet de ce salon d’apparat. Il essaie de se remettre en mémoire le visage d’une jeune fille, mais ne voit rien d’autre qu’un corps gracile enveloppé d’une robe aérienne retenue à la taille par une ceinture ornementée, une jolie poitrine sur laquelle retombent de fines mèches blondes et un col carré brodé au fil d’or dessinant un motif grec. Un ruban noir autour du cou et un bandeau doré sur la tête. Enfin, son visage lui apparaît. Il voit d’abord des lèvres fines qui esquissent un sourire, un nez élégant, légèrement épaté, puis des narines. La jeune fille les pince, comme pour essayer de retenir un rire, de maîtriser son énergie et sa vigueur. Ses yeux sont dissimulés derrière un masque noir, mais il les voit tout de même. Bleu d’eau derrière leurs paupières lourdes, soulignés de légers cernes. Un regard enjôleur qui le rend fou de désir, si bien qu’il sursaute, murmure le nom de Sigurlina, se redresse et se rend compte que tous le fixent d’un air inquisiteur : le Gouverneur, le Juge, le Pasteur, le Préfet, le Poète, l’Historien, le Trésorier du roi. Était-il censé dire quelque chose?
Le jeune homme recule et s’adosse à l’épais mur de cette ancienne prison au plafond bas devenue résidence officielle, bâtiment que certains qualifient de bicoque. Le Rédacteur a presque disparu derrière la plante tropicale chétive installée contre la paroi, au plus près de la porte laquée de blanc par laquelle on accède au salon. De l’autre côté du battant, l’oreille collée au bois, se trouve la servante, une grande femme imposante. Elle tient d’une main une carafe vide, son autre main plaquée sur la bouche. Voyant que les invités du Gouverneur n’ont plus aucun commentaire à faire sur l’histoire qu’il vient de raconter et qu’ils ne semblent guère désireux de répondre à sa question, elle recule lentement mais résolument. Puis elle longe le couloir, le pas rapide et décidé, et entre dans la cuisine. Elle repose la carafe en cristal, se débarrasse de son tablier et de sa coiffe, se dirige vers le vestibule et la porte de service, prend son manteau, le boutonne, et jette son châle sur ses épaules. Elle ouvre la porte d’un geste véhément. Un mur de neige qui lui monte jusqu’aux cuisses obstrue l’ouverture, mais qu’importe, elle sort et le traverse avec une telle énergie que la poudreuse virevolte devant elle. Elle s’avance à grandes enjambées vers le muret en pierre qui entoure la maison et le franchit lestement.
À petits pas, levant bien haut les jambes dans l’épaisse couche de neige, elle descend la rue Bankastræti. Lorsqu’elle atteint Austurstræti, en passant devant la demeure du Trésorier du roi, elle perd presque l’équilibre et laisse échapper un tout petit cri toutefois assez puissant dans la quiétude glaciale de Reykjavik pour faire sursauter la jeune fille à la fenêtre, qui se pique le doigt avec son aiguille, assise dans l’élégant fauteuil où elle brode au fil d’or des pantoufles vertes. La demoiselle se lève et pousse la petite lampe à pétrole sur le côté. Elle plaque son visage pâle à la vitre et ôte son index de sa bouche : “Eh bien, il y a des gens rudement pressés”, commente-t-elle, mais la servante du Gouverneur a déjà disparu, d’un pas vif, vers l’ouest de la ville. Et elle avance sans la moindre hésitation, elle accélère jusqu’à l’angle de la rue Adalstræti où elle tombe nez à nez avec deux chevaux affolés qui se cabrent, la font trébucher et atterrir de tout son long dans la congère. Une porteuse d’eau coincée dans la neige devant l’hôtel Islande hurle quelques paroles acerbes bien qu’incompréhensibles, puis se fraye un chemin vers l’accidentée à qui elle tend sa main bleue et gonflée. La servante la repousse et se relève sans son aide. Elle s’ébroue pour se débarrasser de la neige avant de reprendre sa route. Et elle allonge encore le pas, c’est presque une course qu’elle achève en rampant pratiquement dans la poudreuse. C’est qu’elle n’a pas une minute à perdre. Elle doit arriver au plus vite chez Brandur, à Brandshus. Tant que l’histoire de la petite Lina Branson, avec tous ses détours, ses rebondissements, ses ellipses et ses merveilles, est encore claire dans son esprit.

Partie de campagne. Fin d’été 1896
Tôt le matin, on frappa vigoureusement à la porte de Brandur. Silvia Popp était affolée. Elle faisait de grands moulinets de bras. Il fallait qu’on l’aide à préparer le pique-nique. La collation était destinée à des Américains qui devaient quitter la ville avec son père pour aller explorer la vallée de la rivière Ellidaa une demi-heure plus tard. Sussi Thordarsen lui avait fait faux bond au dernier moment, sans lui laisser le temps de se retourner. Silvia interpréta donc le large sourire de sa chère Lina comme un assentiment, puis repartit en toute hâte vers le centre. Sigurlina sortit pour suivre du regard son amie qui descendait au pas de course la rue Stigur, elle agitait frénétiquement la main, sachant pourtant que Silvia ne la voyait pas. Elle referma la porte, s’y adossa, le sourire encore aux lèvres. Puis, sur le point de monter s’habiller, elle s’arrêta à la porte du salon, fit volte-face et son regard tomba sur la table de la cuisine où reposaient les gigots de mouton de Gudmundur. “Bon sang”, murmura-t-elle, jetant aussitôt la viande dans la remise et se rappelant soudain tout ce qu’elle avait encore à faire. Le linge sale, les galons pour la veste de Thordis, le sol de la cuisine et toute la pile de papiers accumulés sur le bureau de son père. Papiers parmi lesquels se trouvaient deux lettres en anglais qu’elle devait mettre au propre et qui devaient partir le lendemain. Puis elle se dit que cela pouvait attendre, elle devait sortir. Sortir de la ville et rencontrer ces étrangers.
Environ quinze minutes plus tard, elle avait enfilé sa tenue d’équitation et se trouvait dans le bureau de son père, un petit papier à la main. Elle le déposa sur la table de travail, se gardant d’envisager sa réaction et préférant penser à sa mère dont c’était l’anniversaire du décès. Puis elle quitta la maison, descendit vers le centre, elle courait presque lorsqu’elle atteignit la rue Adalstræti. Un étranger aviné lui lança des jurons, mais elle n’y prêta guère attention car, au même instant, elle aperçut Jon Jonsson, le Rédacteur en chef, qui marchait dans la rue Austurstræti, en direction de l’ouest de la ville. Si beau et si profondément plongé dans ses méditations. Elle se demanda d’où il venait en cette heure matinale, mais resta de l’autre côté de la rue et baissa les yeux lorsqu’ils se croisèrent, préférant ne pas lui dévoiler sa destination.
En quittant la rue Austurstræti, elle vit devant la boutique du marchand deux hommes occupés à seller des chevaux, Silvia et son père étaient également présents. Bientôt arrivèrent trois robustes gaillards, rejoints presque aussitôt par deux jeunes femmes magnifiques vêtues de vestes cintrées et de robes en tissu épais. Sigurlina passa une main sur sa tenue, elle lui semblait bien banale et imparfaite, trop ample et confectionnée dans un tissu trop fin. On aurait dit un sac enveloppant son corps maigrelet et chétif. Mais elle avait mieux à faire que d’y penser puisque le marchand Popp donnait ses ordres, et qu’on installait les chevaux en ordre de marche. Tous étaient en selle et bientôt l’expédition quitta la place, franchit le pont et prit la direction de l’est, accompagnée des questions que les Américains posaient à Popp et au petit Pétur sur telle ou telle chose qui piquait leur curiosité en chemin. Le plus loquace, M. Watson, grossiste américain, parlait au nom du groupe. Le propriétaire du navire qui avait amené ces visiteurs en Islande était M. Wilson, un quinquagénaire à l’air bonhomme comme son ami Watson. Le troisième homme, M. Johnson, bien plus jeune, se montrait aussi bien moins loquace. L’une des femmes était l’épouse de Wilson, l’autre s’appelait Mlle Baker. Sigurlina ignorait les liens qui unissaient ces gens.
C’étaient les Américains qui ouvraient la marche. À travers le nuage de poussière soulevé par les sabots, elle observait les deux femmes de dos, leurs chapeaux exotiques, les rubans de soie qui pendaient à l’arrière avant de leur retomber sur les reins, entre leurs sacoches, si imposants qu’elles semblaient avoir une taille de guêpe. Leurs corps tressautaient sur la selle au gré des cahots du chemin tout en terre et en pierres. Peu à peu, le petit groupe s’éloigna du centre. Sigurlina en profita pour se confectionner mentalement une tenue de cavalière flambant neuve, en velours et en laine.
Arrivés au sommet de la colline de Skolavörduholt, ils prirent la direction de celle d’Öskjuhlid et continuèrent vers le nord, longeant la colline de Bustadaholt. Lorsqu’ils atteignirent leur destination, il faisait chaud, le soleil était haut dans le ciel. Ils s’arrêtèrent à côté de la cascade Kermoarfoss. Les étrangers observèrent les alentours tandis que Sigurlina et Silvia s’affairaient et sortaient les victuailles du coffre. Elles étendirent un linge immaculé dans l’herbe, sortirent le café et installèrent la collation sur la nappe, du pain, des gâteaux et un peu de viande ; des tranches de saucisse roulée au mouton et aux herbes. Les Américaines s’installèrent par terre et picorèrent tels deux petits oiseaux sous leurs ombrelles, puis ne tardèrent pas à se lever pour remonter ensemble la rivière. Et, bientôt, les hommes s’en allèrent également avec Popp et Pétur.
Après avoir tout rangé, Silvia redescendit en ville. Sigurlina s’installa sur l’herbe et sortit son ouvrage. Les galons pour la veste de Thordis. Le fil d’or scintillait joliment au soleil brûlant, mais elle avait si chaud sous ses jupons qu’elle brûlait d’envie de les relever. Puis, brusquement, le soleil disparut. Elle regarda devant elle et vit de grands orteils blancs dans l’herbe. “Bonjour !” lança une voix profonde avant de laisser éclater un rire. Elle leva les yeux. Celui qui avait le plus pris la parole pendant le trajet se tenait face à elle. M. Watson, grand et large, avec sa barbe fournie et ses cheveux bruns. Venu en Islande, disait-il, pour prendre du bon temps avec quelques amis. Il s’accroupit et se trouva si près d’elle que c’en était gênant. Il voulait toucher de son gros index les fleurs dorées que Sigurlina brodait sur le ruban de velours noir. “Un trésor. C’est à vendre ?” murmura-t-il. Sans même attendre la réponse de Sigurlina, il se releva, caressa sa barbe et regarda le ciel : “L’Occident est obsédé par les ruines et les objets antiques. Et ce n’est pas nouveau.” Puis il fit un pas de côté, s’allongea dans l’herbe, les mains sous la nuque, et prit une profonde inspiration. “Les musées et les cabinets des collectionneurs privés sont remplis de vestiges anciens, de marbres grecs et romains de toutes formes et de toutes tailles, de vases, de coupes et de statues.” Watson leva un bras et tendit son index vers le ciel : “Nous nous passionnons pour ces vestiges, et ils finiront par éveiller l’intérêt pour d’autres cultures, plus lointaines et particulières. Comme la culture islandaise !”
Sigurlina ne voyait pas vraiment comment réagir aux déclarations solennelles de cet homme, mais, alors qu’elle avait enfin rassemblé quelques mots dans sa tête pour lui donner un semblant de réponse, les autres membres du groupe les rejoignirent. Le plus jeune, M. Johnson, s’avança vers Watson en gloussant et lui donna une pichenette sur l’épaule du bout de sa chaussure. Watson feignit d’être endormi.
Le retour fut rapide. En descendant de sa monture devant le domicile du commerçant sur la place Lækjartorg, Watson prit congé de Sigurlina en lui promettant de passer à son domicile le lendemain pour lui acheter des produits de fabrication islandaise.
Le but de l’excursion était atteint. Tout en rentrant chez elle entre chien et loup, elle passa mentalement en revue le contenu de son coffre : des galons brodés, deux promis à Thordis et presque terminés, une pièce en lin, des galettes de chaise, des coussins pour canapé, un étui à épingles. Des chaussettes en laine ? Oui, Watson en avait parlé, si elle avait bien compris. Elle avait également des gants en quantité. Mieux valait vendre tout cela à des étrangers, plutôt que de passer son temps à tricoter pour les gens de la ville. Quoi d’autre ? se demanda-t-elle en entrant dans la maison. Elle passa de la cuisine au salon d’où elle aperçut son père par la porte entrouverte du bureau. Elle se débarrassa de ses vêtements. Il remarqua qu’elle était rentrée, mais ne prit pas la peine de lever la tête, et l’entendit monter l’escalier. Brandur était cette éternelle présence lointaine.
Elle se mit immédiatement à fouiller parmi ses affaires, plongée dans sa malle, elle secouait, étendait, tapotait et caressait les ouvrages qu’elle avait confectionnés. Puis elle entra tout entière dans le coffre, ferma les yeux et se vit disposer tous ses travaux d’aiguille sur la grande table du salon. À ce moment-là, son père serait parti au musée des Antiquités installé dans le grenier du Parlement, où il passait son temps au milieu de son fatras à répertorier les trouvailles qu’on lui apportait et qu’il s’efforçait d’exposer pour les voyageurs étrangers. Elle tendit le bras vers son livre, mais avait du mal à se concentrer. Du bruit arrivait par la fenêtre. La maison voisine était le théâtre d’une altercation avinée. Le couple qui l’habitait se disputait. Il y avait quelque temps, l’épouse avait mordu si fort son mari qu’elle lui avait presque arraché un doigt, aujourd’hui c’était elle qui hurlait sous ses coups. Sigurlina se boucha les oreilles et regarda le portrait de sa mère accroché au mur au-dessus de son lit : un visage apaisé, la douceur incarnée.
Tout à coup le silence revint, elle se retrouva comme projetée d’un bond à l’époque où le visage du cadre emplissait son univers. Elle n’en conservait que des instantanés : elle-même se bouchant les oreilles devant le hangar à la naissance de son petit frère, allongée sous une couverture avec sa mère qui lui lisait des contes, cousant avec elle une petite robe pour sa poupée, apprenant à lire, étalant de la confiture dans la pénombre sur de la génoise très fine pour en faire un gâteau à étages, scrutant une carte de Noël arrivée de l’étranger au beau milieu de l’été, jouant au Pouilleux avec sa grand-mère, sa grand-mère morte à côté d’elle dans le lit, un homme recouvert d’une étoffe noire, une explosion et un éclair si violents qu’elle n’osait pas bouger et franchir le linge blanc suspendu à la porte de la ferme, ni rêver de l’avenir qui débuterait par un long voyage vers Reykjavik en 1884. Elle avait alors quatorze ans. Elle se souvient de tout depuis le moment où elle a quitté son enfance à cheval, laissant derrière elle la ferme et la vallée, traversant l’impétueuse rivière Heradsvötn, arrivant à la ferme de Vidimyri où sa mère était restée alitée quelques jours, malade, enceinte. Puis ils avaient fait une halte à Bolstadarhlid et, enfin, à Gilshagi i Vatnsdal avant d’affronter la lande de Grimstunguheidi. Ils avaient campé sur les rives du lac Arnarvatn et, dès l’aurore, les chants d’oiseaux l’avaient réveillée. Sa mère et elle étaient sorties en rampant de la tente pour aller au bord du lac. Que lui avait-elle dit ? Sigurlina ne se le rappelait pas, elle se souvenait seulement du calme. Elle avait eu l’impression qu’elle allait mourir, plongée dans tout ce silence, c’est que dans les eaux lisses du lac et dans le sourire doux de sa mère, elle avait perçu comme une douleur, comme une inquiétude.
Jusqu’au moment où elle avait vu un petit caillou ricocher à la surface de l’eau. Son père et son frère étaient réveillés. Le quotidien avait repris son cours, atténuant la souffrance. Et sous la conduite assurée du chef de famille, ils avaient atteint leur halte suivante, Kalmanstunga. Comme ailleurs ils avaient été bien reçus, partout des paysans connaissaient son père. Ils avaient passé la nuit à la ferme où sa mère s’était bien reposée dans le grand lit de la maîtresse de maison avant le trajet du lendemain dans la vallée de Kaldidalur. C’était une longue étape, même si le soleil adoucissait l’air entre les glaciers, la route était semée d’embûches et ils avaient souvent dû mettre pied à terre et tirer leurs chevaux par la bride pour franchir les plus grosses plaques de neige. Puis cette image leur était apparue, presque identique à celle suspendue dans le cadre au-dessus de leur canapé, cette aquarelle représentant des plaines tapissées d’herbe au bord du lac.
Ils étaient arrivés à Reykjavik tard le soir. Cela lui avait fait un drôle d’effet de se retrouver parmi tous ces bâtiments qu’elle n’avait vus qu’en photo. Ils étaient allés droit vers la maison que son père avait achetée au printemps. Sigurlina la trouvait plutôt petite et plus exiguë que leur ferme dans le Nord. En outre, elle était vide puisque leurs meubles n’y avaient pas encore été installés. La première nuit, ils avaient dû dormir par terre, allongés sur des couvertures. La deuxième nuit aussi, celle où sa mère avait accouché. Sigurlina était endormie, mais, à son réveil, sa mère et le nouveau-né avaient disparu. Elle n’avait jamais vu ce petit garçon, on l’avait aussitôt placé en nourrice. Quant à sa mère, il était évident qu’elle ne reviendrait jamais.
Sigurlina était debout dans le salon vide. »

Extrait
« Le fiacre s’ébranle dans un cliquetis de métal. Sigurlina hésite entre tristesse et déception, mais fait de son mieux pour se convaincre que continuer à cohabiter avec cet homme lui aurait rendu la vie impossible. Que désormais une existence normale l’attend, faite de relations avec des gens de son âge, enfin elle va pouvoir tisser d’authentiques liens avec cette métropole. Elle garde donc la tête haute, assise dans cette voiture humide et froide, sans soupçonner que ce trajet la conduira dans le brouet grouillant d’existences humaines qu’abrite la partie basse de la ville. Où sa dextérité dans le maniement du fil d’or et de l’aiguille n’a pratiquement aucune valeur. Et où Sigurlina d’Islande disparaîtra. » p. 83

À propos de l’auteur
PALSDOTTIR_sigrun_DRSigrún Pálsdóttir © Photo DR

L’autrice et historienne Sigrún Pálsdóttir est née à Reykjavík en 1967. Elle obtient son doctorat en histoire des idées à l’Université d’Oxford en 2001, après quoi elle est chargée de recherches et maître de conférences à l’Université d’Islande. Elle se lance comme écrivaine freelance en 2007 et édite entre 2008 et 2016 le journal Saga, la principale revue d’Histoire islandaise à comité de lecture. Pálsdóttir s’illustre initialement comme autrice de biographies historiques. Þóra biskups (L’évêque Thora), son premier ouvrage publié en 2010, est suivi de près par Ferðasaga (Récit de voyage), paru la même année, qui raconte l’histoire d’une famille torpillée par un sous-marin allemand en 1944 alors qu’elle navigue à bord d’un bateau entre New York et l’Islande. Pálsdóttir publie son premier roman, Kompa, en 2016 et Delluferðin, son second, à la fin de l’année 2019. Les biographies de Pálsdóttir ont été sélectionnées pour le Prix littéraire islandais, le Prix littéraire féminin et le Prix culturel du journal local DV (catégorie littérature). Ferðasaga est nommé meilleure biographie de l’année 2013 par les libraires islandais et Kompa est sélectionné pour le Prix littéraire féminin d’Islande en 2016 et publié aux USA en 2019 par Open Letter (Université de Rochester) sous le titre History. A Mess. Delluferðin (Un coup de tête) a remporté le Prix de littérature de L’Union européenne 2021. (Source: EUPL / éditions Métailié)

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Immortelle(s)

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En deux mots
Anna et Camille ont connu des épreuves qui les ont éloignées de leurs rêves et même poussé au bord du précipice. Mais fort heureusement leur entourage et leur volonté leur ont permis de reprendre pied. Alors quand elles se rencontrent, elles se disent qu’elles ont encore un avenir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un tatouage pour se reconstruire

Bertrand Touzet confirme avec ce second roman combien sa plume sensible excelle à dépeindre les émotions. En suivant deux femmes que la vie n’a pas épargnées, il nous donne aussi une belle leçon d’optimisme.

Il y a les auteurs qui mettent tout dans leur premier roman et voient leur plume se tarir avec le second. Bertrand Touzet fait partie de la seconde catégorie, celle de ceux qui comprennent avec leur premier roman que c’est possible, qu’ils ont trouvé leur voie. Et qui écrivent de mieux en mieux. C’est en tout cas l’impression qui prédomine en refermant Immortelle(s). D’une plume fluide, il nous retrace le parcours de deux femmes, Anna et Camille, que le hasard va conduire à se rencontrer.
Le roman s’ouvre au moment où Anna s’engage à fond dans sa nouvelle voie. Après avoir été cadre dans de grandes entreprises du luxe, elle a choisi de laisser tomber une carrière prometteuse pour reprendre la boulangerie dans un petit village du Piémont pyrénéen. Un sacré défi pour la jeune femme qui peut toutefois compter sur le regard protecteur de Gilles, le meunier qui l’encourage et la soutient. On comprendra par la suite pourquoi il a envie de la voir réussir et s’épanouir à ses côtés.
Car tout risque de s’effondrer, on vient en effet de lui pronostiquer un cancer du sein synonyme d’opération, de chimio, de fatigue. Une épreuve à l’issue incertaine qui va aussi modifier son corps. Mais alors que son moral est en berne, elle croise un enfant et un infirmier au service d’oncologie qui vont lui remonter le moral et l’aider à franchir ce cap, à accepter ce corps mutilé.
Camille n’a pas été épargnée par la vie non plus. À la suite d’un terrible accident, elle a également choisi de donner une nouvelle orientation à sa vie, oublier les beaux-arts pour se consacrer au tatouage. Sa sensibilité va la pousser à se spécialiser dans la réparation, dans l’embellissement des corps marqués par de vilaines cicatrices. Ce sont principalement des femmes qui poussent la porte de sa boutique, heureuses pour la plupart de rencontrer une oreille attentive. Du coup Camille est presque autant psy qu’artiste. J’ouvr eici une paranthèse pour imaginer que le métier de masseur-kinésithérapeute a beaucoup servi l’auteur, à la fois pour raconter ce rapport au corps, mais aussi pour l’aspect thérapeutique de sa pratique.

C’est par l’intermédiaire du libraire, chez lequel elles se rendent toutes deux, qu’Anna va faire la connaissance de Camille et qu’elle va lui demander d’embellir, de fleurir sa cicatrice.
Ce roman qui célèbre les rencontres est aussi le roman des chemins de la résilience. Avec cette évidence pourtant souvent oubliée qu’il faut laisser du temps au temps. Aussi bien pour Anna que pour Camille, le chemin vers le bonheur est loin d’être rectiligne. Mais toutes trouvent la force de s’y engager…
Bertrand Touzet démontre avec élégance et beaucoup de justesse qu’il est un excellent sondeur de l’âme humaine. Après Aurore, on prend encore davantage de plaisir à le lire ici. Et on se sent beaucoup mieux en refermant son second roman. Vivement le troisième!

Immortelle(s)
Bertrand Touzet
Éditions Presses de la Cité
Roman
256 p., 20 €
EAN 9782258196605
Paru le 29/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Piémont pyrénéen. On y évoque aussi Toulouse et Bordeaux ainsi que la Bretagne du côté de Pornic et de l’île de Noirmoutier ainsi qu’un voyage en Italie, à Sienne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le croisement de deux vies à l’orée d’un nouveau départ.
Depuis son cancer du sein, Anna a besoin de se réapproprier sa féminité ; elle rencontre Camille, une jeune femme devenue tatoueuse, qui a ouvert son local à celles qui ont été marquées par la vie.
Anna revient vivre dans sa région natale, près de Toulouse, pour tourner définitivement une page de sa vie: oublier une relation amoureuse toxique, se reconvertir… Mais une nouvelle épreuve l’attend: une tumeur au sein. La voilà quelques mois plus tard face à son corps meurtri, persuadée d’avoir perdu une part de sa féminité et de ne plus avoir droit à l’amour.
Camille, tatoueuse, se remet douloureusement d’un accident terrible. Une rencontre lui fait comprendre qu’elle peut embellir ce qui a été détruit chez les autres, chez elle. Elle met ainsi tout son art au service des femmes maltraitées par la vie avec des tatouages destinés à masquer leurs cicatrices. Un jour, Anna pousse la porte de son salon…
L’histoire de deux renaissances. Un roman vrai et bouleversant qui redonne espoir et foi en l’humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu Occitanie – Côté culture
La Dépêche
Le Télégramme (Corinne Abjean)
Blog Lili au fil des pages
Blog de Philippe Poisson
Blog Sélectrice

Les premières pages du livre
« Gilles est là. Il me salue depuis son tracteur, me fait signe d’avancer, me dit qu’il arrive.
Il est l’un de ceux qui m’ont aidée à accomplir mon changement de vie.
Tout semble possible dans l’existence, à condition de s’en donner la chance. Quelquefois, il faut des coups de pouce du destin, la rencontre des bonnes personnes.
La boulangerie de Labastide avait fermé un an auparavant, une faillite de finances, d’envie, avait eu raison des propriétaires. Aucun volontaire pour reprendre, trop difficile, le bail trop cher. Un village de quatre cent soixante âmes, proche d’une grande ville, pas assez rentable.
Mon coup de pouce, je le dois à l’association dont Gilles fait partie, Labastide ensemble. Une association locale ayant pour objectif le développement et le maintien du patrimoine du village. Ils avaient remis en état l’ancien four à bois qui jouxtait l’église pour réunir les habitants lors des fêtes locales, pour cuire la saucisse, les magrets, pour des activités fabrication du pain avec l’école, mais ils trouvaient dommage de ne pas s’en servir plus souvent.
Je souhaitais m’investir dans la vie de la commune et quand on a posé la question «Est-ce que quelqu’un connaît une personne capable de faire fonctionner le four à pain?», j’ai levé la main.
«Oui, moi, je peux apprendre.»
Certains ont souri, Gilles a fait un pas vers moi.
Eh bien, pendant que tu apprendras, nous ferons le reste. C’est-à-dire rénover le local pour que tout soit fonctionnel quand tu seras prête. »
Gilles savait que je travaillais dans une boulangerie de la ville voisine, que j’étais habituée à me lever tôt, à faire les fournées, mais ce qu’il s’apprêtait à me confier était complètement différent. Le maniement du four à bois, la maîtrise des températures, de farines anciennes. De nouveaux savoirs à acquérir et à maîtriser.
Gilles est agriculteur bio, il produit des céréales – petit épeautre, sarrasin, blé, sorgho. Il a investi, il y a peu, dans un moulin pour produire sa propre farine, pour « valoriser sa production », comme il dit.
Ce matin je vais chercher mes sacs pour le fournil. Le plus souvent, il vient me livrer mais une fois par mois j’aime bien venir voir les champs, les céréales qui y poussent, le moulin.
La première fois qu’il m’a fait visiter le moulin, j’ai été surprise. J’imaginais une bête énorme avec des mécanismes gros comme ma cuisse. Le moulin de Gilles tient dans une pièce de vingt-cinq mètres carrés. Tout est automatisé, de la vis sans fin qui alimente en céréales, jusqu’à la mise en sachet du produit fini. Le son est mis de côté dans d’autres sacs pour un copain à lui qui élève des porcs noirs dans le piémont pyrénéen.
Pendant six mois, j’ai appris la montée en température du four, le travail du pain avec les farines de Gilles, à passer de la préparation de baguettes blanches de deux cent cinquante grammes à des boules d’un kilo avec des farines de différentes céréales. Gilles m’avait mise en rapport avec un des boulangers qu’il livre. « Il est habitué à mes farines, il t’apprendra à les travailler. Le pain est vivant, la pâte pousse une première fois dans le pétrin, une deuxième fois dans la panière et une troisième fois dans le four. »
Les villageois avaient fait un travail extraordinaire pour réhabiliter l’endroit et «désenrhumer» le four. Un boulanger que connaissait Gilles lui avait fourni un pétrin, des ustensiles dont il ne se servait plus, d’autres m’avaient donné des bassines, trop profondes pour être pratiques mais qui me dépanneraient, des tables de bistrot, des planches, des tréteaux.
Un agriculteur du village avait fourni le bois nécessaire pour tenir les six premiers mois et Gilles n’avait cessé de m’assurer que, pour la farine, nous nous arrangerions les premiers temps.
Un matin de mai, je me suis lancée toute seule face au four. Je me souviens de la première bûche, de la première flamme. Ça fait un an et demi, j’ai l’impression que c’était hier.
Gilles descend du tracteur vient m’embrasser.
– Alors, c’est bon, cette année?
– Ça devrait, mais tu sais, tant que ce n’est pas rentré dans les silos, je préfère ne rien dire. Un orage avant la moisson et c’est foutu.
– Je viens chercher du petit épeautre.
– Tu aurais dû m’appeler, je te l’aurais livré dans la semaine.
– Ça me faisait plaisir de venir à la ferme. Voir les meules tourner, sentir la farine.
– Des meules du Sidobre, madame !
– Je sais, les meilleures.
– J’’obtiens une finesse incomparable, et puis ça fait plaisir de travailler avec des pierres qui viennent de la région.
Gilles boite un peu, une sciatique le handicape depuis le début de l’année, mais impossible de s’arrêter. Dans une exploitation il y a toujours à faire, la main-d’œuvre est rare et Gilles difficile à vivre professionnellement. L’exigence de ceux qui sont habitués à travailler seuls.
Il est tôt, la brume qui enveloppe les champs au bord du fleuve est encore présente. En attendant qu’il gare son tracteur sous le hangar, je marche à travers la prairie devant le corps de ferme. L’herbe est humide, les gouttes d’eau donnent un aspect presque blanc à certains endroits, comme si un givre inattendu les avait recouverts.
Le soleil d’est affleure sur les coteaux et je plisse les veux pour observer le passage de deux sangliers sur les berges de la Garonne.
– Les salauds ! Ils me retournent tout en ce moment.
– C’est beau comme spectacle.
– Si tu le dis… Je ne cautionne pas les chasseurs mais on est obligé de réguler un peu, autrement je ne récolte plus rien.
– Si tu le dis.
Gilles sourit.
– Tu as le temps de prendre un café ?
– Oui, comme toi, commencer tôt me permet de faire une pause.
La porte d’entrée frotte sur le sol. Elle est comme une sonnette pour avertir d’une visite. Il dit à chaque fois qu’il devrait la raboter, mais c’est comme tout ce qu’on laisse en suspens dans les maisons trop grandes, à faire « plus tard », espérant un temps après lequel on court toujours.
La table du salon est jonchée de papiers administratifs. Un verre, une assiette avec des croûtes de fromage, une tasse de café.
– Tu fais des heures sup ?
– Je dois calculer la TVA avant la visite des comptables du centre d’économie rurale.
– C’est toujours aussi cosy chez toi… Ça manque d’une présence féminine.
– Tu veux te dévouer ?
– Je te l’ai déjà dit, tu es trop vieux pour moi et en plus tu n’es pas mon genre.
– Et c’est quoi, votre genre, mademoiselle ? Car je n’en vois pas trop tourner par chez vous, de votre genre.
– Je n’ai pas le temps et puis je n’en ai pas forcément envie.
– Anna, tous les hommes ne sont pas des mufles comme moi, laisse-leur une petite chance de t’approcher. »

Extraits
« Je n’envisageais pas la maternité, ni même la présence d’un homme près de moi, et là je me retrouve à prendre un rendez-vous pour congeler mes ovocytes. Mon horloge biologique vient de se casser la figure, mes seins et mon utérus qui étaient les cadets de mes soucis viennent de devenir ma principale source de préoccupation. J’ai l’impression d’être un tableau de Picasso, déstructurée.
En quittant le cabinet d’oncologie, je salue le petit papi dans la salle d’attente et j’appelle mon frère pour vider mon sac de larmes, de frustrations, de doutes et de peurs. Il m’écoute, ne dit rien, absorbe. Je marche à travers l’hôpital, à travers la ville jusqu’à la place du Commerce, je raccroche, je ne sais même pas s’il a réussi à sortir une parole. » p. 40

« liste des choses qui font battre le cœur
avoir les cheveux humides en sortant de la douche l’été
le parfum des acacias
le bruit de la pluie sur les carreaux
le silence d’un sommet à la montagne |
le café du matin
la voix pure de Joan Baez
les champs de lavande balayés par le vent
la mer n’importe quand
regarder un couple de personnes âgées se tenant la main… » p. 57

« – Tu as fait le grand écart en peu de temps. Passer d’un boulot de responsable de communication dans une boîte de luxe à la boulangerie, ça m’a surpris mais j’ai pensé pourquoi pas, elle en est capable.
– J’ai eu une révélation. Un matin je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais là ? Mon travail est débile, ça n’a rien à voir avec moi. Et si je faisais autre chose? » J’ai planté une graine dans mon esprit et petit à petit l’idée du changement a grandi en moi.
– Le changement, OK, mais la boulangerie?
– Un midi, je faisais la queue devant une boulangerie pour acheter mon déjeuner. Tout le monde autour de moi était en pause mais téléphonait, répondait à ses mails et faisait la gueule. Et moi aussi. En arrivant à la caisse, j’ai levé les yeux de mon écran et j’ai vu cette femme, devant le four, en train de sortir des baguettes brûlantes. Elle était rouge, les cheveux en bataille, de la farine sur les pommettes mais elle avait l’air heureuse, elle savait ce qu’elle faisait et pourquoi elle le faisait.
« Je lui ai demandé si c’était dur, elle m’a répondu : “Oui, mais c’est possible !” J’ai pris mon sandwich, ma part de flan et je suis sortie de la boulangerie. En remontant la file de costumes et de tailleurs gris, je repensais à cette boulangère, à l’odeur de pain cuit, de petit épeautre torréfié. J’ai repensé au bonheur que c’était de fabriquer du pain.
– Eh oui, je me souviens de ta grand-mère qui le confectionnait avec nous pour le goûter. Elle faisait cuire des petits pains dans lesquels nous mettions des barres de chocolat qui fondaient dans la mie encore chaude. Trop bon. » p. 123

À propos de l’auteur
TOUZET_Bertrand_DRBertrand Touzet © Photo DR

Né à Toulouse il y a une quarantaine d’années, Bertrand Touzet a grandi au pied des Pyrénées. Après des études à Nantes, il est revenu exercer sa profession de masseur-kinésithérapeute en région toulousaine. Il y a cinq ans, il a décidé d’écrire et puise dans son quotidien personnel et professionnel les expériences qui nourrissent ses romans. Après Aurore, premier roman finaliste du Prix Jean Anglade 2020 et lauréat du Grand Prix national du Lions Club de littérature 2022, il publie Immortelle(s) en 2022. (Source: Presses de la Cité)

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