Le frère impossible

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Après avoir quitté l’Algérie en enlevant ses quatre enfants, le père du narrateur va trouver une femme en France qui va donner naissance à Alexandre, le narrateur. Il va vite devenir le souffre-douleur de Samir, son demi-frère qui, au moment de basculer dans la délinquance, est rattrapé par la religion. Il finira djihadiste en Afghanistan.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Moi et mon frère, bourreau et martyr

Il aura fallu plusieurs romans à Alexandre Feraga avant de se sentir prêt à raconter son histoire et celle de son frère mort en Afghanistan. Un frère qui l’a longtemps martyrisé avant d’être happé par les intégristes musulmans. Un récit âpre, violent, sans concessions.

Ce roman s’ouvre sur une scène forte, celle d’un rapt. Un homme fait monter ses quatre enfants sur un bateau à destination de la France. Nous sommes en 1975 et, en vertu de la politique de regroupement familial, il peut rejoindre ses parents qui ont émigré vers la France. Mais il laisse Khadija, la mère des enfants, derrière lui. Un plan machiavélique conçu par Zina, sa mère soucieuse de le voir auprès d’elle.
En France, il ne va pas tarder à trouver une épouse qui succombe à «ses boucles brunes, son visage rond, sa bonhomie affichée en public, ses longs cils et sa manière de fumer ses cigarettes». Elle est non seulement prête à accueillir sa progéniture, ayant elle-même déjà un enfant, mais aussi à agrandir la famille recomposée. Le narrateur naît en avril 1979: «L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.» Une péripétie qui ne va pas tarder à sentir qu’il n’est pas le bienvenu dans la fratrie. Ses trois demi-frères, menés par Samir, l’aîné, vont lui faire sentir par des coups et agressions, des violences physiques et morales quasi quotidiennes. Pour y échapper, il va chercher des cachettes et finir par trouver un placard qu’il pourra investir avec une lampe frontale et un livre. «Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais.» Ce sont ses compagnons d’infortune qui vont lui permettre de résister. Quand dans les pires situations, il peut faire appel à son imaginaire et à ses héros.
Mais la situation familiale ne s’améliore pas, bien au contraire. Son père se noie dans le jeu, l’alcool et les dettes, si bien qu’il lui faut quitter leur maison de Montsoult pour la petite villa de Méru dans l’Oise que lui ont laissé ses parents, retournés vivre en Algérie. «Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle. Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. »
Pendant ce temps, Kadhija dépérit. Elle a cessé de croire au retour de son homme et celle de revoir jamais ses enfants.
Sans pouvoir y répondre, l’auteur pose la question des traumatismes qui conduisent à des destins diamétralement opposés. Comment les deux frères ont-ils pu basculer chacun dans la délinquance, la violence et l’intégrisme pour l’un et dans l’écoute et l’ouverture aux autres – Alexandre va s’occuper d’enfants handicapés – pour le second? Peut-être que leur rapport à ce père défaillant éclaire un peu cette interrogation.

Le frère impossible
Alexandre Feraga
Éditions Flammarion
Roman
256 p., 19,50 €
EAN 9782080280183
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé en Algérie, à Annaba, puis en France, à Paris et en région parisienne, notamment à Sarcelles et Soisy-sous-Montmorency et dans l’Oise du côté de Méru.

Quand?
L’action se déroule de 1975 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Des quatre enfants escamotés, il n’y a que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. »
À l’origine de ce roman autobiographique, il y a ce frère radicalisé, mort dans un camp d’ entraînement en Afghanistan au début des années 2000. Le petit garçon de trois ans que le père a arraché à sa mère et à l’Algérie pour venir s’installer à Sarcelles, c’est lui. Celui qui raconte cette histoire, c’est l’autre frère, Alexandre, qui naît quelques années plus tard en France. Samir, pour Alexandre à l’époque, n’est pas cet enfant meurtri, c’est au contraire « l’oppresseur », celui dont la colère rentrée a trouvé à s’exercer continûment sur le petit garçon qu’il était. Samir l’enfant, c’est celui qu’il ressuscite quand la haine s’est dissipée après sa mort assourdissante. Comment deux frères peuvent-ils avoir des trajectoires si éloignées ?
En reconstituant avec distance et courage ces deux enfances que tout oppose sauf la faillite du père, Alexandre Feraga tente d’approcher au plus près les mystères d’une destinée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info Culture (Carine Azzopardi)
Marianne (Solange Bied-Charreton)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Kitty la Mouette
Blog Joëlle books

Les premières pages du livre
Annaba, 1975
Le port s’éloigne dans les yeux des sœurs jumelles. C’est un décor à demi réel. Fascinant, effrayant. Elles découvrent qu’on peut faire disparaître un monde par la distance. Elles n’ont jamais pris le bateau au saut du lit. Elles se serrent l’une contre l’autre. Leurs cheveux bouclent dans l’air marin. Le vent les défait. Elles pensent à leur mère qui s’éloigne aussi. Elle ne les aurait jamais laissées sortir coiffées de la sorte. Elles n’ont jamais quitté leur mère. Elles sont tout juste assez grandes pour poser le menton sur le bastingage. Elles ne savent pas combien de temps va durer ce voyage. La brutalité du départ empêche la tristesse de s’exprimer. La réalité ne pèse pas encore son poids véritable. Leur père ne dit rien au-dessus de leurs épaules. Pour lui, l’heure est déjà à l’oubli. Les sœurs ignorent qu’il leur faut à tout prix se souvenir de ce qu’on les force à quitter. Elles sentent la peur grossir dans leur ventre. La décision d’un père ne devrait jamais effrayer ses enfants.
Elles n’ont jamais vu autant de monde agglutiné au même endroit. Des voix d’hommes, rauques et grasseyantes, tombent sur elles. Certains frôlent l’hystérie, d’autres se frappent le cœur et prennent à témoin de leur bonne fortune la première personne qui passe. Cette disparition de la ville dans la mer n’a pas l’air de les inquiéter, alors pourquoi s’en soucieraient elles ? Les sœurs se tiennent la main, au cas où. Leur père est là, imperturbable, faussement digne.
Il y a encore quelques jours, Khadija, son épouse, la mère des jumelles, brossait leurs longs cheveux noirs après les avoir enduits d’un masque de sa fabrication : de l’huile d’argan mélangée avec une banane écrasée et un jaune d’œuf, un remède hérité d’une longue lignée de mères. C’était un luxe que son mari ne pardonnait pas, car les œufs et plus encore les fruits importés coûtaient une fortune. Sa voix emportait tout sur son passage. Il saisissait le moindre prétexte pour éloigner un peu plus Khadija, pour se défaire de cette union que ni l’un ni l’autre n’avait choisie. Malgré la colère froide née d’une succession d’humiliations, Khadija ne protestait pas, elle faisait le dos rond pour épargner un spectacle désolant à ses enfants. Cependant, la nuit venue, Khadija savait se métamorphoser en goule et réduire l’univers de son mari à néant en fermant ses cuisses.
Quand les cheveux de ses filles étaient gras, Khadija mélangeait quelques gouttes d’huile d’olive à du rhassoul, de l’argile, et l’appliquait sur les racines. Pendant ces minutes de soin que l’impatience enfantine rendait interminables, elle leur chantait des rondes et des comptines.
Tout en regardant les paillettes de soleil iriser la surface de l’eau, la cadette d’une minute roule une mèche sous son nez pour se rassurer, pile sur l’empreinte du doigt de l’ange. La friction des cheveux sous la pulpe du pouce produit un son qui la rassure, une sorte de stridulation mate. Elle essaie de retrouver l’odeur de sa mère que les embruns commencent à masquer. Malgré la beauté de la mer et la complexité de ses nuances, son esprit s’accroche au manque. Elle pressent que quelque chose ne tourne pas rond. Les deux sœurs ne cessent de se parler. Elles n’ont jamais perdu de vue leur maman.
— Où est maman ? demande la cadette d’une minute.
— Votre maman va bien, répond le père.
Avec ce père, les questions et les réponses ne s’emboîtent jamais.
L’aînée d’une minute fredonne Ya chta sabi sabi Wlidatèk fi qoubbi Babahom eddèh errih Yemmahome tedjri wattih. Le dernier air entendu de la bouche de sa mère. Tombe la pluie, dit le refrain. Ce matin le ciel ne compte aucun nuage, mais les larmes viendront bien vite rétablir la prémonition de la chanson. Les jumelles n’ont pas compris les hurlements de leur mère que tentait d’étouffer la précipitation de leur père, puis le silence surnaturel qui avait accompagné leur départ. Elles s’étonnent encore de l’enchaînement des événements. L’arrivée, la veille, d’une délégation de cousins descendus de leur montagne, dans leurs vêtements empesés d’un mélange d’odeurs de bêtes et de sueur rance. Une soirée faite de murmures et de chuchotis, de regards sous-jacents et de signes impossibles à interpréter pour des enfants. Un dernier repas sans saveurs préparé par les gestes nerveux de Khadija. Puis les premières heures de la nuit, étrangement calmes, comme un intermède avant la fuite. Il n’y avait que les pleurs du petit dernier, accroché au sein de Khadija, pour rompre ce silence hypocrite et cruel.
L’oncle avait dirigé les opérations. Il avait, de sa poche, graissé la patte de l’agent pour qu’il suspende sa ronde le temps d’un quart d’heure, et qu’il laisse les cris monter au ciel. Ses propres enfants avaient aidé à boucler en quelques minutes les valises achetées pour l’occasion. Ils étaient d’une efficacité surprenante pour des gens qui n’avaient jamais voyagé. À croire qu’ils s’étaient entraînés pendant des mois. La tante avait étreint Khadija de ses bras lourds de paysanne, en la pressant au niveau du plexus pour briser sa colonne d’air et toute tentative de rébellion. Pendant ce temps, la nièce avait tiré de son lit le bébé endormi et l’avait emmailloté avec maladresse. On avait exfiltré les trois autres enfants par l’arrière de la maison. Samir, pas encore 2 ans, riait aux éclats, prenant les règles du jeu qu’on lui proposait très au sérieux. Pour être certain de le tenir, on lui avait promis une récompense. On avait appelé deux taxis, faisant fi du surcoût, pour éviter de s’entasser à l’arrière et attirer l’attention d’un opportuniste qui ne manquerait pas de vendre des informations trop facilement glanées. Et le père dans tout cela ? Il s’était contenté de suivre les instructions de son frère. Il se réservait la touche finale : donner au chauffeur, avec le plus grand détachement, le lieu de leur destination. Comme si faire disparaître ses quatre enfants sous ses yeux n’était pas le tour le plus violent qu’on puisse jouer à une mère. Comme si le drame familial en cours ne le concernait pas vraiment.
*
Les jumelles, du haut de leurs 3 ans, digèrent tous ces événements. Elles regardent, médusées, l’écume montée en neige par les hélices. Depuis leur départ, tout n’est que spectacle et tourbillons. Une interrogation n’a pas fini de naître qu’une nouvelle la chasse aussitôt. Elles oublieront la plupart d’entre elles avec le temps et combattront les plus persistantes avec tout l’amour qu’elles seront forcées de consacrer à la seule attention de leur père.
Les moteurs qui vrombissent ne couvrent pas les cris du dernier, âgé de quelques semaines, que les bercements malhabiles de la cousine n’arrivent pas à calmer. Il ne reconnaît pas ce corps qui le porte. Il perçoit, dans la position des bras, un malaise, une contrainte qui l’empêche de se reposer. Il ne ressent ni amour ni tendresse, mais une sorte de calcul dans les gestes. Cette peau qui l’enserre est glacée. La bouche qui lui parle ne pense pas ce qu’elle dit, l’haleine exhalée sur son cou est fade. Il crie pour que sa mère lui revienne. Elle n’a jamais mis autant de temps pour répondre à ses pleurs. Il vit depuis peu, mais connaît mieux que quiconque les dangers de l’absence. Les seins de sa cousine ne sont pas prêts à donner du lait. Depuis que le bateau a largué les amarres, cette dernière n’est plus très concentrée sur sa tâche, prise dans les errements de l’euphorie, elle n’en revient toujours pas du virage qu’est en train de prendre sa vie. Elle jubile de la liberté qui lui est offerte : six mois tous frais payés au pays de la Citroën CX, du planning familial, du rasoir jetable BIC, des Champs-Élysées et de l’été indien. Six mois loin des gamelles, des corvées et des kilomètres arpentés chaque jour dans la poussière pour recevoir d’inaudibles enseignements. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’elle vivra ce séjour de rêve entre quatre murs, sous l’œil omniscient de ses commanditaires.
Des quatre enfants escamotés, il n’y a guère que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. De l’autre main, il fait voltiger l’avion de chasse que son père lui a fabriqué avec le carton de son paquet de cigarettes. Il a plaqué des bandes du papier aluminium sur les ailes, cela lui donne un air de navette spatiale. Cette récompense sera la seule promesse tenue.
C’est tout ce que l’on sait des conditions de ce départ. Quant aux raisons, elles resteront de longues années entourées de mystères pour ne pas entamer l’aura du père. Les enfants ont été arrachés suffisamment jeunes pour qu’aucune contestation ne les anime dans les prochaines années. Une paix momentanée que le père paiera au prix fort au moment des comptes.
À plus de trois mille kilomètres d’Annaba, à Méru dans l’Oise, Zina, la mère du mari, se frotte les mains. En plus d’avoir organisé et couvert la dérobade de son fils et de ses petits-enfants, elle s’est bien occupée de l’honneur de sa belle-fille. Khadija a été traînée dans la boue. De femme miraculeuse enfantant tous les douze ou seize mois, elle est passée au statut d’épouse infernale au corps hanté. Hanté par quoi ? Zina ne le savait pas encore, mais elle finirait bien par trouver. Là n’était pas la question. Un seul coup de téléphone longue distance a suffi à lancer l’implacable machine à broyer la réputation. Et puis, une idée en entraînant une autre, le portrait de Khadija a pris des allures de conte macabre. Les colporteurs, disciples improvisés de Zina, avaient plaisir à enjoliver la rumeur. Ainsi, des centaines de familles ont partagé cette histoire qu’elles rendaient crédible par simple répétition. Voici ce que l’on pouvait entendre : les nuits de pleine lune, Khadija avait des accès de méchanceté, ses pupilles changeaient de couleur et sa voix de ton, la transformant en ogresse. Son ventre flasque prenait la consistance d’une plaque d’acier et ses bras, des grumes de bois de charpente, lui donnaient la force herculéenne de résister aux assauts de son mari. Cette malédiction venait du fait que, dans sa jeunesse, Khadija avait manqué d’intention dans ses prières, laissant ainsi une brèche pour la langue venimeuse des démons. Une nuit, elle fut tirée du sommeil par une voix onctueuse. Elle se pencha à la fenêtre pour en voir l’origine. Il y avait là une créature d’apparence humaine baignée par le halo de la lune. Un seul regard lui suffit pour hypnotiser Khadija, qui la suivit à moitié nue dans la nuit. Zina précisa que le jnûn ne s’était pas arrêté par hasard sous les fenêtres de cette maison ; il y avait été guidé par l’impureté de son hôte. Khadija, aveuglée par ses désirs, ne remarqua pas les pieds de chèvre que le séducteur n’avait même pas pris la peine de cacher. Le jnûn l’avait attirée sous un figuier et lui avait chanté des chansons d’amour composées spécialement pour franchir l’obstacle de son hymen. Afin de préserver l’honneur de Khadija, Zina n’a pas dévoilé l’épilogue de cette rencontre, elle s’est contentée de concocter une métaphore dont l’ingrédient principal était le suc blanc de la figue. Cette potion imaginaire a été aisément prescrite aux colporteurs et commode à avaler pour leur auditoire. En guise de conclusion, Zina maudissait les parents de son ex-belle-fille de lui avoir caché le fléau qui touchait leur famille. Que Dieu lui pardonne, car jamais au grand jamais elle n’aurait laissé entrer une âme souillée dans son clan.
Puis elle a achevé son histoire par des formules qui, confiera-t elle plus tard, lui étaient tombées du ciel :
Ce que mon fils a vu
Notre Seigneur et envoyé de Dieu
Ne l’aurait pas permis
Ce que mon fils a vu
Le rend plus grand
car il ne l’a pas permis
au nom de Dieu
il ne l’a pas permis
Je n’ai fait que conter
ce qu’il a vu
Je ne fais que reprendre mon fils
Et dans les temps lointains
Dieu se souviendra
Que j’ai prié
Et que mon fils est revenu
Après s’être assurée que le messager avait bien tout en tête, Zina a raccroché le téléphone et est retournée s’asseoir au milieu de ses coussins. Son talent de conteuse s’est révélé au fil du temps, lorsqu’elle-même est devenue bien incapable de démêler ce qui relevait de la vérité ou de son imagination.
Le plus terrible pour Khadija n’était pas que sa vertu soit taillée en pièces ni que sa généalogie soit déshonorée, mais que la calomnie rocambolesque ait atteint les oreilles de ses enfants.
En attendant son fils, Zina souriait tout en égrenant les perles de bois de son sabha. Quelques jours, quelques heures à peine la séparaient de lui. Son exil serait plus doux et le temps passé loin de sa terre natale moins lourd à supporter. Cette maison froide et humide dans laquelle elle se morfondait allait enfin s’animer. Elle entendait déjà les cris de ses petits-enfants à qui elle ne manquerait pas de faire oublier leur mère. Si je pouvais, mon Dieu, je donnerais mon lait au petit dernier, pensait elle. Il y avait pourtant une autre priorité : choisir une nouvelle épouse à son fils. Il lui faudrait passer d’autres appels là-bas pour trouver une femme digne de lui, et la faire venir. Mais pas tout de suite. Qu’on lui laisse le temps de profiter de son fils. Après tout, c’est lui qui avait appelé à l’aide.
Le service national a été instauré le 16 avril 1968 en Algérie. Son fils était alors âgé de 18 ans. Il avait demandé un sursis pour poursuivre ses études. Lesdites études s’étaient éternisées au-delà du tolérable et la nation était venue réclamer qu’il travaille pour elle durant deux ans. Le fils s’y était soustrait. Mais la nation n’oubliait pas ses enfants. En 1975, selon le code de justice militaire, une peine de quatre ans d’emprisonnement fut prononcée à son encontre. Encore heureux que le pays n’était pas en temps de guerre, la peine aurait été doublée.

Les raisons du départ s’affinent.

Le fils n’a pas envie de croupir dans une geôle au cœur du Sahara. Il appelle sa mère qui lui conseille de le rejoindre immédiatement en France. Mais il faut faire vite, Giscard ferme tranquillement les frontières aux émigrés du travail. Le chômage ne cesse d’augmenter, le choc pétrolier et la guerre du Kippour sont passés par là. De l’autre côté, son homologue Boumediene dénonce les actes racistes contre les Algériens, les incendies criminels contre les foyers Sonacotra, et exhorte ses concitoyens à rester au pays pour construire une nouvelle identité algérienne. Les relations entre les deux États se refroidissent à grande vitesse, mais certains accords fonctionnent encore. Ainsi, le fils, adulte émancipé de 25 ans, marié et père de quatre enfants, est tout heureux de se rappeler qu’il est avant tout un fils et peut, par conséquent, rejoindre ses parents dans le cadre du regroupement familial. Dépêche-toi mon fils, lui ordonne sa mère. Oui, yemma, je fais ma valise dès que j’ai raccroché. Non, mon fils, pas TA valise. VOS valises, tu ne vas quand même pas laisser le sang de ton sang à cette ghula ! Mais yemma, comment je vais faire avec quatre enfants ? D’abord, c’est moi qui vais faire. Je vais envoyer ton frère pour régler les détails. Après, on verra pour choisir une femme digne de toi et de mes petits-enfants. Ta nièce t’accompagnera pour le voyage. Ce n’est pas encore une femme, mais elle saura s’occuper du bébé le temps d’arriver jusqu’à moi. Je lui apprendrai le reste. Mais, yemma, Khadija n’est pas si… N’est pas si quoi ? Tu vas attendre qu’elle te trahisse pour la punir peut-être ? Non, yemma. Bien. Tu es intelligent mon fils. Tu vas trouver un travail, une maison, une femme. Et puis… tu vas te rapprocher de ta yemma.
Mon fils est trop souple, et sa femme abuse de sa clémence, disait Zina. Il fallait au moins une histoire de démon et de stupre pour que l’ensemble se tienne.
Tant que ses forces le lui permettraient, Zina continuerait de couver son fils, de couvrir ses arrières. Il pouvait déserter son pays, mais pas son cœur. Cette condamnation était une aubaine pour elle. Elle avait passé trop de temps loin de lui en étant obligée de suivre son mari en France. Son giron serait sa terre d’asile. Il fallait qu’il mette le plus de distance entre lui et la mère de ses enfants. Ni Giscard ni Boumediene ne pourraient s’y opposer. Et que Dieu lui pardonne le recours au mensonge. Que Dieu lui pardonne d’avoir attenté à la vie de Khadija. Une femme abandonnée par son mari était bonne à jeter à la poubelle. Que Dieu lui pardonne d’avoir placé son fils au-dessus de son messager. Elle consacrera le restant de sa vie au repenti. Et si cela ne suffisait pas, qu’elle soit la seule à être jugée et châtiée en conséquence.
Ce que Zina ignorait, c’est que le plus grave dans un mensonge n’était pas sa naissance, mais les forces mises en œuvre pour sa survie.
Revenons sur le pont du bateau. Les préposés à l’exil ont achevé la mise en scène de leurs adieux. Annaba n’est plus qu’un îlot dans les yeux des deux sœurs. Les chemins qu’elles emprunteront n’auront pas d’autres destinations que ce point qui disparaît sur l’horizon. La cousine a réussi à calmer le petit dernier, motivée par le regard accusateur de mères indignées. Elle a calé son petit doigt entre les lèvres du bébé qui le suçote, faute de mieux. Ses lèvres sont autrement scellées, pour toujours, car il n’aura jamais les moyens de prononcer le mot maman. Le père tente de se persuader qu’il a fait le bon choix. Pour l’instant, il arrive à faire taire les cris de sa femme à qui il vient de voler quatre vies. Plus tard, il n’y aura guère que l’alcool pour briser cette voix qui le hante. Samir est toujours pendu à son pantalon. L’avion de chasse voltige avec moins d’entrain. Il bredouille quelques mots. Il veut être consolé. Il ne sait pas exactement de quoi. Mais le père est fidèle à son mutisme. Ce qui n’est pas dit n’est pas si important. C’est pourtant un trou béant qu’il commence à creuser ce jour-là.
Ce silence est comme une épitaphe gravée sur son front.

Sarcelles, 1977
Il a trouvé un toit et un travail. Un bel appartement à « Sarcellopolis », premier grand ensemble de logements créé en France. Nous sommes loin de la honte des bidonvilles de Nanterre. Et pas encore enferrés dans les logiques du communautarisme. En 1977, dans les cafés se côtoient les musulmans, les chrétiens, les juifs, les blancs, les noirs, les tout ce que vous voulez. Il n’est pas rare que ce petit monde se retrouve à danser dans une fête antillaise. Sarcelles pourtant, est devenu un lieu sans identité et sans histoire, idéal pour celui qui veut fuir la sienne. L’homme y est chez lui.
Il ne se mêle pas trop aux Arabes et préfère fréquenter des Harkis, ou bien des Français qui n’ont rien contre les Arabes tant qu’ils se comportent comme des Français, ou encore des partisans de l’Algérie française. Des anciens de l’OAS, pourquoi pas ? Il n’est pas venu ici pour être un porteur de tristesse. Il n’est pas venu pour être l’indigène de service. Il veut choisir ses frères et ne pas trop penser à ceux qui sont restés. Il a l’habitude des deuils et des hémorragies identitaires et veut en finir avec tout cela. Il veut se donner à la France, il a des perspectives : une Renault 14, une Simca, et pourquoi pas la Citroën DS de Rabbi Jacob ? Une fiche de paie. Le suffrage universel. Le journal Paris-Turf. Les Grosses Têtes. L’Ascension, Pâques, la Pentecôte, les jours fériés ! Il remarque qu’ici, quelle que soit son obédience, il y a consensus autour de l’Assomption de la Très Sainte Vierge. Il s’amuse de ce que les athées acceptent de chômer ces jours-là sans rien dire. Mais ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est l’expression concrète de la fraternité. Bon, le fils ne va pas non plus jusqu’à s’infliger le carême, ça lui rappellerait trop de mauvais souvenirs. En quelques mois, il va entamer un véritable travail de fossoyeur : l’arabe littéraire, les cavalcades dans les ruelles épicées, les aubes blanches face à la Méditerranée, l’héritage des ancêtres, les années de sa jeunesse anéanties par la guerre, tout est enterré.
Ses enfants ne seront jamais d’ici ou de là-bas. Ils grandissent contre leur sang. Car après deux ans d’exil forcé, ils peuvent en oublier des choses : les sonorités de leur langue maternelle, les saveurs du pays et les contours de leur mère. Zina continue d’ajuster le mythe de Khadija, qui est déjà plus que moribonde depuis qu’on lui a volé ses enfants. Zina veille au grain, fourre son nez dans l’éducation de ses petits-enfants. Elle maintient pour eux un lien spécial avec l’Algérie, quitte à redéfinir les frontières de la vérité. Elle devient le pays et la langue. Dieu nous préserve du martyr de l’exil, fait elle répéter aux aînés. Elle les met en garde contre les mœurs d’ici, les incite à se réfugier dans le confort de ses conseils, à demeurer étranger. Elle se plaint sans cesse auprès de son fils du fait que ses enfants apprennent une autre langue que la sienne. Ce n’est pas nécessaire dit elle, puisque nous allons repartir. Plus ils parlent français, plus ils s’éloignent de moi. Est-ce que je n’ai pas été une bonne mère pour que tu me refuses le droit d’être une meilleure grand-mère ?
Le fils acquiesce tout en laissant l’école publique faire son travail.
Mais c’est lorsque les jumelles réclament quelques mots sur Khadija que Zina souffre le plus. Elle se lamente avec tant d’ardeur qu’on croirait un chœur de six ou huit femmes. Elle prend son fils à témoin, se plaint du cœur, comme si la mort lui avait rendu visite.
Elle a élevé ses petits-enfants mieux que cette harpie. Donc il ne faut plus parler d’elle. Zina a jeté un voile sur cette femme dont l’évocation est considérée comme une transgression de son autorité. Elle affirme : parler de Khadija est un péché. Zina se prend pour un soleil et oblige tout le monde à la contempler jusqu’à l’aveuglement. En dehors de son foyer, elle n’existe pas. Elle est incarcérée dans son statut de femme d’immigré, insignifiante et improductive. Elle refuse cette place d’assignée, elle qui a enfanté à plusieurs reprises. Il lui reste encore des rôles à jouer.
Malgré les tentatives d’effacement, les jumelles ne peuvent pas oublier. Elles chuchotent le prénom de leur mère à l’abri des oreilles de Zina. Elles sont encore petites mais ne se laissent pas duper par les yeux révulsés et les vagissements de la grand-mère. Il n’est pas rare que sur le chemin de l’école elles fredonnent Ya chta sabi sabi. Elles tentent de toutes leurs forces de ne pas se laisser distancer par le souvenir de Khadija. Elles le gardent au creux de leur ventre, comme une nostalgie grelottante qu’elles viennent frictionner de temps en temps. Les jumelles ne se résigneront jamais à croire que leur mère les a laissées partir sans rien faire.
Malheureusement, Samir ne possède pas leur force. Pour lui, le mensonge est insoutenable. Sa vie a basculé alors qu’il n’avait pas 3 ans. Tout a changé sauf l’essentiel : sa mère reste une énigme brutale. À 5 ans, il n’est déjà plus un enfant. Il est fatigué d’être triste. Ce chagrin consume son innocence. Il n’arrive pas à rester sagement assis pour jouer. Il n’arrive pas à s’endormir. De sombres pensées naissent dans son esprit. Il mange du bout des lèvres et considère les autres enfants comme une horde prête à lui arracher le peu qui lui reste. Il commence même à se méfier des jumelles et du petit dernier.
*
Maintenant que le fils a une situation, il peut honorer la suite du contrat : prendre une épouse. Ça tombe bien, Zina a une amie qui accepte de donner sa fille. Elle est intelligente, c’est-à dire qu’elle sait se taire. Elle se lève avant le soleil et n’est pas avare en courbatures. Tout comme Zina, cette femme est prête à rester étrangère toute sa vie au reste du monde et à n’être la propriété que d’un seul homme. Que Dieu nous préserve des pièges de l’exil, disait Zina.
C’était mal connaître le fils qui a saboté l’union avant même de poser les yeux sur la prétendante sacrifiée. Quitte à soumettre une femme, autant qu’elle soit née au pays des Droits de l’Homme, pour pimenter l’affaire. C’était mal connaître Zina, qui s’est ruinée en factures téléphoniques, ou plutôt qui a anéanti le fruit des heures supplémentaires de son mari, afin de répertorier toutes les promises de son lointain quartier et constituer un cheptel. Zina était prête à organiser la transhumance de ce troupeau d’épouses de l’Algérie vers la France, tant que son fils n’aurait pas trouvé chaussure à son pied.
L’exubérance a cédé à la naïveté, et Zina a cru son fils lorsqu’il lui a promis qu’il réfléchirait à la question.
Au même moment, le fils reçoit une proposition qu’il ne peut refuser : associé d’un pressing. L’ascension est fulgurante. Tant et si bien que dorénavant, tout le monde devra l’appeler Maurice. Rapidement, sa bonhomie lui attire toutes sortes de sympathies. Il devient la coqueluche des autres commerçants. On n’hésite pas à lui demander conseil sur les courses du dimanche à l’hippodrome d’Enghien, sur un point de détail juridique, sur la qualité d’un revers de pantalon. Puisqu’il a l’air de suivre l’actualité de son pays d’accueil, on lui demande son avis sur l’élection de Jacques Chirac à la mairie de Paris et sur le deuxième gouvernement de Raymond Barre. Il est convaincant, mais dans le microcosme des bars-tabacs, le constat reste le même : il vaut mieux que ces gens-là ne votent pas ici. On prend pour principal argument que le dernier guillotiné d’Europe et le dernier condamné à mort en France est un Tunisien. On conclut que le chemin est encore long, mais cela ne doit pas l’empêcher de divulguer sa recette du couscous.
Une jeune vendeuse en boulangerie succombe à son indéniable charme. Il la trouve quelconque, la remarque uniquement parce qu’elle s’intéresse à lui. Il l’ignore tout d’abord avec courtoisie, pour s’assurer qu’elle est vraiment accrochée. Puis il s’attarde un peu plus longtemps à chacune de ses visites, la baratine humblement. Juste avant que le fruit de la séduction ne soit blet, il consent avec une dignité feinte, à distiller quelques éléments clés de sa situation familiale. Quatre enfants, ça donne à réfléchir. Mais la jeune vendeuse en boulangerie, âgée de 24 ans, en a déjà vu d’autres. À 14 ans, elle élevait seule ses quatre frères et sœurs tout en subissant l’hydre alcoolique qu’était son père. À 18 ans, elle fuyait avec le premier homme un peu tendre, tombait enceinte et précipitait un mariage pour leurrer parents et curé. L’homme s’est mis à boire et elle, à pleurer. Après le divorce, elle a rencontré d’autres hommes. Et avant même d’envisager un sourire, elle posait la même question : Tu ne bois pas au moins ?
L’homme qui vient lui acheter du pain et qui a l’air différent de tous les autres n’échappe pas à ce rituel.
Pas une goutte, répond-il avec aplomb.
Pas encore. Pour l’instant, le mensonge est sans conséquence. On se courtise. On fait des projets. On déménage de Sarcelles à Eaubonne. On rapatrie les plus jeunes de chez Zina. On tombe enceinte.
Le père n’incite pas ses enfants à l’appeler maman. Il faut leur laisser du temps, ose-t il.
Les jumelles tentent bien d’en savoir un peu plus sur Khadija. Elles questionnent le père, les tantes et les oncles de passage. Elles persistent même à entendre les fables de Zina. En grandissant, elles découvrent des incohérences, on ne peut plus les enfumer aussi aisément. On dit qu’elle a fait le malheur mais sans décrire la nature des actes. On dit qu’elle a trahi la famille, sans préciser avec qui ni pourquoi. On dit qu’elle vit encore quelque part en Algérie, sans jamais dire où. Les explications sont une suite d’antiennes immuables qui s’effilochent face à l’intelligence des enfants. Le nom de Khadija, que l’on ne prononce jamais, résonne encore comme une promesse non tenue. Surtout pour Samir et le petit dernier. S’ils ne viennent pas de ce ventre-là, alors d’où viennent ils ? Et c’est là que réapparaît la ghula. Le père ne donne pas plus d’explications, se contente d’entretenir l’histoire de la répudiée avec des phrases courtes et affadies par le temps. Il laisse les autres vanter son courage, lui, le père héros qui a tout quitté avec ses enfants.
Son silence récuse la fureur du questionnement, son silence scelle les bouches.

Soisy-sous-Montmorency, 1979
L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.
La femme française que l’homme oppose aux ordres de Zina est ma mère. Elle est folle amoureuse de lui. De ses boucles brunes, de son visage rond, de sa bonhomie affichée en public, de ses longs cils, de sa manière de fumer ses cigarettes. Ses longues heures taciturnes l’intriguent plus qu’elles ne l’effraient. C’est un homme qui a embrassé la France, ses mœurs et ses vignobles. Elle ne se méfie pas de ses silences qu’elle prend pour de la sagesse. Pas plus des conséquences de l’exil, qu’elle tente d’apaiser comme elle peut.

Extraits
« Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais. J’aurais aimé moi aussi avoir un compagnon de route. Un Tom Sawyer ou un Jarre qui m’arracherait à ce quotidien de peur et d’abandon. Ces enfants livrés à eux-mêmes pour différentes raisons avaient eu la chance de naître de parents aimants: Mark Twain, Selma Lagerlöf, Robert Louis Stevenson. Dans ma vie, le jeune Jim Hawkins ne prenait jamais la mer et restait à quai, fasciné et terrorisé par la violence de Billy Bones. Mes parents se détournaient de mon histoire, de ma réalité, laissant le hasard faire les choses. » p. 50

« Quelques voisins étaient sortis pour observer notre débandade, incrédules. Nos parents n’avaient prévenu personne. La honte suintait de mes yeux comme d’une blessure ancienne. Nous passions pour des fuyards. Je m’enfonçais autant que je pouvais sur la banquette arrière.
Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle.
Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. » p. 127

À propos de l’auteur
FERAGA_Alexandre_©Astrid_di_CrollalanzaAlexandre Feraga © Photo Astrid di Crollalanza

Alexandre Feraga est né en 1979. Son premier roman, Je n’ai pas toujours été un vieux con (2014), a connu un beau succès en librairie. Avec Le frère impossible (2023), il poursuit son exploration autobiographique entamée avec Après la mer (2019). (Source: Éditions Flammarion)

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Le petit Antonin

SERDAN_le-petit-Antonin  RL_2023

En deux mots
Antonin entre en sixième avec un moral en berne. Enfant du divorce, il doit composer avec les nouveaux partenaires de ses père et mère et une classe qui lui est plutôt hostile. Fort heureusement, sa prof de français découvre et encourage son talent d’écriture. Il a trouvé sa planche de salut.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Comment je suis devenu écrivain

Dans son nouveau roman, Éliane Serdan raconte l’émergence d’une vocation littéraire en donnant la parole à un enfant de onze ans et à son enseignante. Un parcours semé d’embûches qui est aussi un hommage au corps enseignant.

Antonin a 11 ans et une vie qui se partage entre sa mère et son père divorcés. Il doit s’habituer à ses deux pyjamas, deux brosses à dents, deux brosses à cheveux et deux maisons, mais doit composer avec une belle-mère qu’il redoute et un beau-père qui ne va pas tarder à vouloir asseoir son autorité. Naviguant entre charybde et scylla, il va trouver dans son imaginaire une bouée de secours. Et auprès de sa prof de français, Mme Ferrières, une oreille attentive. Elle va l’encourager dans ses lectures et le pousser à écrire et à développer un talent naissant. Les moqueries de ses camarades de sixième et les mauvais traitements n’auront pas raison de sa passion.
Éliane Serdan a eu la bonne idée de confier ce roman initiatique à deux voix, celle de l’enfant et celle de son enseignante. On peut ainsi mieux appréhender leur relation, confronter les idées de l’un et de l’autre et leurs sautes d’humeur. Car pour l’un comme pour l’autre, la partie est loin d’être gagnée.
Comme le souligne Mme Ferrières, une journée prometteuse peut vite basculer dans l’horreur:
« À huit heures du matin, après les vœux et les embrassades, j’ai appris que la jeune stagiaire était hospitalisée pour dépression et parlait de démissionner. À neuf heures, le petit Antonin, à qui j’aurais donné le premier prix d’angélisme, a failli tuer Kevin à coups de pied dans un couloir. À dix heures, la maman d’élève avec qui j’avais rendez-vous m’a déclaré qu’elle avait délibérément dispensé son fils du travail que j’avais donné pour les vacances et que, si je lui mettais une retenue, elle viendrait elle-même la faire. À midi, Le principal est venu nous annoncer la visite imminente de l’inspecteur de lettres. À midi trente, j’ai renversé du vin sur mon pantalon à la cantine. »
Sans en dire davantage sur la destinée de cette enseignante, on dira qu’elle sera aidée puis remplacée par un écrivain venu animer un atelier d’écriture et qui sera bouleversé par la prose d’Antonin.
Si le sujet du rapport prof-élève et les vocations que les premiers ont pu faire naître chez les seconds a déjà été traité dans la littérature, au cinéma et même en chanson, cette nouvelle version – très émouvante – a le mérite de s’ancrer dans un réel très difficile à gérer. Les agressions d’élèves, les injonctions des parents d’élèves et des directives pédagogiques proches de l’absurde, comme l’interdiction de porter de jugement négatif dans les bulletins trimestriels, viennent entraver la belle histoire. «Cette interdiction avait déclenché quelque résistance et donné le jour à des appréciations savoureuses du type: « S’applique à ne rien faire. Y réussit brillamment ».»
On le voit, l’humour vient ici au secours de situations graves et la tendresse compense la violence. Ajoutons que les différences de style des deux narrateurs ajoutent un vent de fraîcheur à ce roman très plaisant à lire.

Le petit Antonin
Éliane Serdan
Serge Safran Éditeur
Roman
176 p., 16,90 €
EAN 9791097594831
Paru le 7/04/2023

Où?
Le roman n’est pas géographiquement situé, mais on peut imaginer être à Castres où la romancière a terminé sa carrière.

Quand?
L’action se déroule en 2006-2007.

Ce qu’en dit l’éditeur
Antonin, 11 ans, vient d’entrer en sixième. Il vit une période difficile. Sans amis, jusqu’à l’arrivée d’Elena en cours d’année, il est ballotté entre deux maisons, refusant d’accepter la séparation de ses parents et leurs nouveaux partenaires.
Pour échapper à son quotidien d’enfant triste, il s’est inventé un pays où il laisse libre cours à son imagination.
Au cours de l’hiver, son professeur de français, Mme Ferrière, repère ses talents d’écriture et le conduit, peu à peu, avec l’aide d’un ami écrivain, vers une issue libératrice.
Dans ce roman à deux voix, qui mêle humour et émotion, Éliane Serdan met en lumière le rôle essentiel de tous ces passeurs, enseignants ou écrivains qui transmettent aux générations suivantes la flamme sourde qui les anime. Un éloge inconditionnel de la littérature et de la poésie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Encres vagabondes
Blog Café noir et polars gourmands

Les premières pages du livre
« AUTOMNE 2006
Ce matin, en français, on a révisé l’accord du verbe. Il paraît que dans la dictée on a fait n’importe quoi. Pour commencer, la prof, madame Ferrière, m’a demandé de venir au tableau écrire une phrase à la troisième personne du pluriel. C’est moi qui devais l’inventer. J’ai commencé à écrire: «Mes parents aiment bien aller.» et puis d’un coup tout s’est embrouillé, j’ai baissé le bras et je me suis mis à pleurer. Je voyais pas les autres mais je les entendais chuchoter. Au premier rang, Clémence qui veut toujours parler m’a soufflé quelque chose que j’ai pas compris.
Madame Ferrière s’est approchée. Elle m’a mis la main sur l’épaule en disant: «Allez, va t’asseoir, Antonin. On parlera tout à l’heure.»
J’ai repris ma place à côté de Kevin qui s’est foutu de moi parce que j’avais pleuré. Je lui ai balancé un coup de pied sous la table pour qu’il s’arrête.
Quand la récré a sonné, j’espérais que madame Ferrière aurait oublié mais elle m’a fait signe de rester. Elle m’a posé plein de questions sur ce qui allait pas, pourquoi j’avais pleuré, si j’étais malade et tout et tout. J’ai répondu que non, tout allait bien. Je savais pas pourquoi j’avais pleuré. Alors elle m’a encore tapoté l’épaule et elle m’a dit de rejoindre les autres.
À six heures c’est maman qui est venue me chercher. Quand on est passés sous le lampadaire pour aller à sa voiture, j’ai vu qu’elle avait changé de coiffure, elle faisait plus jeune.
Le soir on a dîné tous les deux. La maison avait l’air froide et vide, peut-être parce que c’est l’automne maintenant et que la nuit arrive plus tôt. Maman regardait derrière moi par la fenêtre. Depuis que papa est parti, elle a toujours l’air d’attendre quelque chose ou quelqu’un, je me demande si elle me voit.
Après le repas, on a fait mon sac parce que demain soir, j’irai chez papa. C’était vite fait: y avait juste à mettre les affaires de piscine. Le reste, c’est pas la peine. J’ai tout en double: deux pyjamas, deux brosses à dents, deux brosses à cheveux, deux maisons.
Papa voulait m’acheter un second doudou. J’ai pas voulu. Le mien s’appelle Tom. C’est un chien. Il a plus de nez, il a perdu une oreille mais, justement, c’est impossible d’en trouver un pareil, il est unique, je lui parle, il me défend la nuit contre les monstres. Quand j’ai mal, il me guérit. Le soir, je le cale contre mon cou pour lire mes bandes dessinées. Je l’oublie jamais. Le matin, à peine je me lève, les jours où je dois changer de maison, je le mets dans mon sac. À la fin des vacances, juste avant la rentrée en sixième, maman a essayé de le cacher. Elle disait que j’avais passé l’âge. J’ai tellement pleuré qu’elle a fini par me le rendre.
Chez papa, y a Marie. Elle dit qu’elle est ma seconde maman. Je lui réponds pas mais je la regarde le plus longtemps que je peux et je souhaite de toutes mes forces qu’elle se transforme en statue de pierre. J’ai vu dans un livre de mythologie que ça peut marcher.
Y a aussi Alice. Il paraît que je dois la protéger parce que c’est un bébé et que j’ai beaucoup de chance d’avoir une demi-sœur. L’autre jour papa a dit: «Tu vois maintenant, tu ne seras plus jamais seul. Plus tard tu seras bien content de ne pas être fils unique.» Elle pleure tout le temps (c’est comme la sœur d’Alexandre, à cause d’elle, il arrive souvent au collège avec les yeux au milieu de la figure parce qu’il a pas dormi.) J’espère que ça veut dire qu’Alice est malade et qu’il faudra bientôt l’emmener à l’hôpital, comme ça, Marie s’en ira avec.
Ma grand-mère qui me garde pendant les vacances répète toujours: «Dans le ciel le plus noir, il y a toujours un coin de ciel bleu.» Moi, j’ai beau chercher, je vois pas. Mon meilleur copain, Guillaume, s’est fâché avec moi parce que je l’ai frappé. Sa mère en a fait toute une histoire et depuis on se parle plus. Les autres, je peux pas les blairer.
Les filles sont folles. Elles sont toujours par deux, en train de se tenir par le cou et de chuchoter comme si elles complotaient ou de pousser des cris comme des malades.
Des fois, j’aimerais m’en aller très loin. Le soir, avant de m’endormir, j’invente un pays. Il a pas de nom. C’est un pays où la terre est rouge et où il fait chaud. On a pas besoin de vêtements. Sur les arbres y a des lanternes en cristal de toutes les couleurs que le vent fait tinter. Quand j’y pense, c’est comme si j’entrais dans une bulle ou si j’étais sur une planète à l’autre bout de la galaxie. Tous mes chagrins se brouillent.
Dans ce pays, y aurait personne. Même pas maman. De toute façon, elle me servirait à rien puisqu’elle m’embrasse presque plus. Elle a toujours quelque chose à faire et elle est tout le temps en train de marcher dans la maison, son portable à l’oreille.
Ce matin, avant que je pleure au cours de français, elle avait quand même pris le temps de me parler. On s’était arrêtés dans une boulangerie avant d’aller au collège. J’avais eu droit à deux chocolatines. Dans la voiture, pendant que je mangeais, elle avait tardé à démarrer, comme si elle réfléchissait, même que j’avais peur d’être en retard. Au bout d’un moment, elle s’était tournée vers moi pour dire, très vite: «Est-ce que ça te plairait si Marc venait habiter avec nous? Il aimerait bien être ton second papa.»

Il y a quelques années, lorsqu’un garagiste découvrait que j’étais enseignante, je connaissais d’avance la petite phrase qui n’allait pas manquer de suivre le sourire narquois: «Alors, bientôt les vacances?»
Le même garagiste, vingt ans plus tard, n’ironise plus. Lorsqu’il me parle de mon métier, j’ai l’impression d’être l’un des damnés de la Divine Comédie, objet de la pitié de Dante. La seule idée que j’affronte une trentaine de ces adolescents qu’il a du mal à supporter isolément devant sa pompe à essence, l’épouvante. S’il pouvait, s’il était ministre, il allongerait mes vacances. Depuis qu’il a vu Le plus beau métier du monde, sa conviction est faite: nous vivons un enfer.
Comment le contredire? Oui, la réalité est souvent pire que ce qu’il imagine. Mais, sans mes élèves, j’aurais l’impression d’être un navire à la dérive. Dès que je suis dans une classe, je me sens à ma place. J’en sors, les batteries rechargées. Pour rien au monde, je ne changerais de métier.
Les plus mauvaises journées sont celles qui précèdent la rentrée. J’ai beau me souvenir que je viens de passer près de quarante ans devant des classes, je m’interroge avec angoisse sur ce que je vais bien pouvoir leur raconter pendant un an. Dans cet état d’esprit, il faut affronter les réunions de pré-rentrée, les nouvelles réformes, la rhétorique du vide, les activistes pédagogiques… et la cour de récréation étrangement déserte. On se sent disposé à fuir.
Et puis, le lendemain, on lève les yeux sur des visages tout neufs et le navire cesse de dériver. Il s’ancre pour quelques mois.
Il n’y a pas deux classes semblables. J’ai eu, comme chacun, des élèves difficiles, même dangereux. Souvent, pas toujours, j’ai réussi à m’entendre avec eux, mieux peut-être qu’avec des classes dires «brillantes». Quel que soit le cas, il faut un délai pour parvenir à cet accord particulier qui se crée entre un professeur et ses élèves et sans lequel il n’y a pas de bonheur ni de transmission possible.
Au fil des années, il me semble que ce délai s’allonge. Pour venir à bout de l’agressivité, du refus d’apprendre, un bon mois était nécessaire. Maintenant, il arrive qu’en janvier je n’y sois pas encore parvenue. Je vieillis. Soixante ans bientôt…
Je me souviens de ma première classe de sixième. Un quart d’heure après le début du cours, un élève, brun, bouclé, son cartable sur le dos, était entré en larmes: il s’était perdu dans les couloirs. J’ai beau regarder les sixièmes que j’ai cette année, je n’en vois pas un seul qui pourrait encore se perdre dans les couloirs. Mais pleurer… Oui. Ce matin, le petit Antonin… Je n’ai pas compris pourquoi. »

Extraits
« J’ai été bien inspirée de m’immerger dans le silence pendant les vacances…
Il a suffi d’une journée de rentrée pour entamer mon énergie. À huit heures du matin, après les vœux et les embrassades, j’ai appris que la jeune stagiaire était hospitalisée pour dépression et parlait de démissionner. À neuf heures, le petit Antonin, à qui j’aurais donné le premier prix d’angélisme, a failli tuer Kevin à coups de pied dans un couloir. À dix heures, la maman d’élève avec qui j’avais rendez-vous m’a déclaré qu’elle avait délibérément dispensé son fils du travail que j’avais donné pour les vacances et que, si je lui mettais une retenue, elle viendrait elle-même la faire. À midi, Le principal est venu nous annoncer la visite imminente de l’inspecteur de lettres. À midi trente, j’ai renversé du vin sur mon pantalon à la cantine. J’ai dû affronter les sourires des quatrièmes, plus intéressés par la nature de la tache que par Bradbury et la science-fiction…
Et puis, miracle! Un moment de réconfort avec les troisièmes. À quatre heures et quart, j’ai laissé mon bureau à Élodie qui avait choisi de nous parler de La Pitié dangereuse de Stefan Zweig. » p. 63

« Nous savions déjà qu’il ne fallait pas porter de jugement négatif dans les bulletins trimestriels. Cette interdiction avait déclenché quelque résistance et donné le jour à des appréciations savoureuses du type: «S’applique à ne rien faire. Y réussit brillamment.»
Mais aujourd’hui, les jeunes enseignants avec qui j’ai parlé ne m’ont pas semblé interloqués par ces directives… Pas plus qu’ils ne sont gênés par l’obligation de demander à un élève, en début de cours, d’inscrire au tableau «la problématique» qui sera abordée. » p. 72

À propos de l’auteur
SERDAN_Eliane_©Raphael_GaillardeÉliane Serdan © Photo Raphaël Gaillarde

Éliane Serdan est née en 1946 à Beyrouth, à la fin du mandat français. Sa famille vivait en Orient depuis plusieurs générations, à Smyrne en particulier. Rentrés en France lorsqu’elle avait trois ans, elle a fait ses études secondaires à Draguignan dans le Var puis des études de lettres à Aix-en¬-Provence. Sa maîtrise de littérature et cinéma a été soutenue à Montpellier. Après avoir obtenu le Capes, elle a enseigné à Carpentras, Marseille et Antibes. Venue à Castres, dans le Tarn pour suivre son mari, elle a continué à enseigner plusieurs années. A la fin de sa carrière, elle a pu, enfin, se consacrer à l’écriture. Le petit Antonin est son sixième roman. (Source: Serge Safran Éditeur / Occitanie Livres)

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L’âge de détruire

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En deux mots
Elsa vit seule avec sa mère. Elle a sept ans lorsqu’elle emménage dans un nouvel appartement où il lui est difficile de trouver ses marques, entre injonctions maternelles et repères flous. Vingt ans plus tard, elle cherche à s’émanciper en partant vivre seule dans une chambre de bonne.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

« Nous vivons rangés, à moitié morts »

Dans ce premier roman, Pauline Peyrade confronte Elsa, une enfant puis une jeune femme, à sa mère qui vient d’acheter un appartement, symbole de leur vie rangée. Si la vie en commun n’est pas aisée, entre les peurs de l’une et les aspirations de l’autre, l’émancipation n’est guère plus facile.

Elsa, qui est encore une fillette au début du roman, doit quitter sa maison et son établissement scolaire pour emménager avec sa mère dans le nouvel appartement qu’elle vient d’acquérir, en espérant pouvoir honorer les traites de son crédit.
Pour sa fille, elle a préparé une chambre avec des lits jumeaux, ce qui l’angoisse car, vivant seule avec sa mère, elle ne comprend pas très bien la finalité de ce choix. Pas plus que les angoisses et les injonctions d’une mère qui la phagocyte. Tout en réclamant sans cesse des preuves d’amour à sa fille, elle reste elle-même très intransigeante, puis possessive. On découvrira plus tard qu’elle a été victime de violences.
Pour Elsa, la respiration va venir avec l’arrivée dans son nouvel établissement scolaire. Issa, une belle jeune fille aux cheveux magnifiques la prend sous son aile. Très vite, les deux jeunes filles vont devenir inséparables. Et si sa mère refuse que sa fille passe la nuit chez Issa, elle accepte cette dernière sous son toit. Après tout, elle avait justifié le lit jumeau en affirmant: «Tu pourras inviter tes nouvelles copines à dormir, comme ça». Une nuit qui va se transformer en initiation sexuelle, mais aussi causer leur séparation. Cet Âge Un s’achève avec la reprise en mains par sa mère.
Puis vient l’Âge Deux, une vingtaine d’années plus tard. Si Elsa a trouvé un petit appartement sous les toits, elle n’en est pas libre pour autant. Pourtant ce n’est pas faute d’essayer via les sites de rencontre ou des voisins qui, lorsqu’ils font l’amour, l’émoustille. Mais ces instants ne sont que des pis-aller. Elle reste sous emprise, avant de comprendre, comme le laisse entendre la phrase de Virginia Woolf en exergue du livre, qu’après l’âge de comprendre vient celui de détruire.

Notez qu’une adaptation du roman au théâtre a été proposée par Le Théâtre ouvert.

L’Âge de détruire
Pauline Peyrade
Éditions de Minuit
Roman
156 p., 16 €
EAN 9782707348197
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
J’entends ma mère qui entre dans la chambre. Ses pas sont lents. Elle marche sur la pointe des pieds. Elle effleure les barreaux de l’échelle, suit le bord de la couchette du haut jusqu’au milieu du matelas. Je me terre dans l’angle. Elle grimpe sur le rebord du lit, plie son coude autour de la barrière, elle se tient, le corps tendu dans le vide. Je sens ses yeux, ils scrutent les reliefs à travers le garde-corps ajouré. Elle tâte la couette à ma recherche. Quand elle me trouve, ses doigts se referment, ils tentent d’identifier leur prise. Une masse de cheveux, une fesse, un talon. Sa main s’arrête sur mon épaule. Elle reste là, sans bouger.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Johan Faerber)
France Culture (Entretien avec Mathias Enard)
France Culture (Le Book Club)
Page des libraires (Clara Liparelli)
Le Matricule des Anges (Chloé Brendlé)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Lire au lit
Blog Shangols
Blog Mes p’tits lus
Blog Littéraflure


Pauline Peyrade présente son roman «L’Âge de détruire» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« ÂGE UN
Les mollets sculptés et les pieds douloureux dans ses escarpins à talons carrés, debout, seule au milieu de la chambre, ma mère trace une petite croix dans l’angle supérieur gauche du plan de l’appartement. Au-dessus de la croix, elle note le mot « cloques ». Juste en dessous, elle précise « plafond ». Elle lève les yeux et fixe un moment la peinture boursouflée, les bulles maculées de taches vertes aux contours dilués au-dessus de sa tête. Les restes d’un dégât des eaux. Il y a peu de risques que cela s’aggrave. Elle se demande si une telle remise en état lui coûterait cher en travaux. Un soupir lui échappe, bref et nerveux.
L’appartement fait cinquante-six mètres carrés. Il occupe le quart du troisième étage d’un morceau de résidence construite dans les années 1970, un ensemble de tours jaune clair de différentes formes géométriques, rassemblées autour d’une cour pavée de ciment vieux rose incrusté d’éclats de quartz et reliées entre elles par des parkings souterrains, des ascenseurs aux intérieurs couverts de moquette marron et de miroirs, des cages d’escalier en béton et des passerelles de verre aériennes. Il compte deux chambres, un salon, un balcon à l’embranchement du salon et de la deuxième chambre qui surplombe la rue, une cuisine, une salle de bains et des toilettes. Du blanc et de la toile de jute fibreuse habillent les murs. Du carrelage blanc ou rosé protège les espaces exposés à l’eau et à la saleté. Une moquette à poils ras couleur vert menthe couvre les sols des couloirs, du salon et de la chambre qui donne sur le balcon. La deuxième chambre, située à l’extrémité nord, du côté de la cour intérieure, se distingue par sa moquette mouchetée, bleu mer et blanc.
Ma mère n’a jamais fait faire de devis de sa vie.
Depuis qu’elle a quitté la maison de son enfance, elle a occupé ses différents logements sans s’en sentir responsable, de passage, les mains vides. À présent qu’elle s’est mis en tête d’acheter un appartement, elle compte et recompte, vérifie ses calculs pour s’assurer que c’est financièrement possible. Elle épluche son nouveau contrat de travail, parcourt les lignes qui détaillent son salaire à s’en user les yeux.
Elle doute encore des chiffres qui lui disent que c’est à sa portée et peine à se départir de l’idée qu’elle est en train de voir trop grand, au-delà d’elle. Devenir propriétaire, c’est suivre l’ordre des choses, pour elle, et c’est précisément ce qui lui semble anormal. Elle se regarde accomplir les démarches, rassembler les papiers, livrer chaque nouvelle pièce que la banque lui réclame pour l’ajouter au dossier, remplir et signer les documents sans ciller, comme une enfant soucieuse de faire ce qu’on lui demande, sérieusement et sans y croire tout à fait.
Un courant d’air frais navigue dans la chambre, accompagné d’une rumeur douce qui s’élève de la cour. La fenêtre est ouverte. C’est le début de l’automne. Ma mère frissonne. Par réflexe, elle regarde sa montre et oublie de lire l’heure. Sa serviette en cuir caramel pèse au bout de son bras. Malgré le froid, ses cheveux s’imbibent de transpiration à la naissance de sa nuque et de son front. Son épaule craque. Son tailleur rouge foncé, froissé par les frottements avec le siège de la voiture, lui tient chaud. L’odeur de la sueur filtrée par le coton de son chemisier la gêne. Elle porte une fine chaîne en or autour du cou, un bracelet d’or au poignet droit, une montre simple au poignet gauche, et trois bagues serties de pierres précieuses que ma grand-mère lui a offertes. Chaque bijou a une origine et une signification précises. Elle n’en change et ne s’en sépare jamais.

Ma mère plonge la main dans la poche de sa veste, ses doigts cherchent à tâtons son briquet et ses cigarettes. J’aime leur forme et le dessin sur le paquet, une gitane qui danse avec un éventail, mais je déteste leur odeur. Elle mord dans un filtre blanc, une flamme mince lui brûle le bout du nez. Son cou se contracte. Elle souffle profondément. La fumée se perd dans les boucles de la moquette en laine synthétique, bleues et blanches, minuscules, innombrables. La vue de ma mère se trouble. Elle a l’impression de les voir bouger.
Le bleu plaira à Elsa, elle pense. Les enfants aiment le bleu. Elle écrase sa cigarette contre le rebord de la fenêtre, la referme d’un geste rapide. Elle fouille à nouveau dans la poche de sa veste, en tire une tablette de chewing-gum enrobée dans du papier argenté. Elle plie la gomme contre sa langue, froisse l’emballage dans sa main. De la poussière à la chlorophylle poisse ses doigts. Elle prend une inspiration rapide, inonde sa bouche de salive, avale l’écume parfumée. Elle fait une bulle verte qui gonfle entre ses lèvres et éclate avec un bruit sec. Elle regarde encore une fois les cloques pendues au plafond avant de quitter la pièce.

Nous emménageons à la fin du mois d’octobre 1993. J’ai sept ans. Je change d’école. Je fais beaucoup d’efforts pour que ma mère ne remarque pas ma tristesse. Elle ne parle presque plus que du déménagement, des peintures à rafraîchir, des équipements qu’elle doit acheter. Elle s’exalte de la chance que nous avons, que j’ai, d’avoir bientôt un endroit à nous. Elle me dit que personne, là d’où elle vient, n’a jamais connu ce bonheur jusqu’ici. Personne là d’où elle vient, ça veut dire sa mère et elle-même.
Le jour de l’emménagement, elle vient me chercher à l’école en voiture. C’est un vendredi, la veille des vacances. Elle a pris un après-midi de congé avant le week-end pour apporter quelques-unes de nos affaires et installer les premiers meubles dans le nouvel appartement. Je ne l’ai visité qu’une seule fois et il était vide. Il ne m’a laissé aucune impression particulière, si ce n’est que je l’ai trouvé grand.
Je l’aperçois près de la grille, au bout de la cour de récréation. Elle porte un jean et un sweat-shirt, ses cheveux sont relevés en une queue-de-cheval. Elle parle avec la maîtresse qui s’occupe de l’étude. Quand elle me voit, elle me fait un grand signe de la main. Je n’avance pas. J’ai la conscience très nette de me trouver au seuil d’un changement sans retour. Je me répète que je me trouve ici, dans cette cour, pour la dernière fois de ma vie. Je m’efforce d’éprouver le concret de cette idée.
Elsa, tu viens ?
Je commence à marcher. Je gravis les secondes
comme une nageuse à contre-courant, tiraillée entre mon désir d’obéir et une résistance dérisoire au mouvement à l’œuvre. Je porte mon regard au-delà de la grille, j’étouffe de toutes mes forces la tentation de regarder en arrière et un dernier espoir qui traîne de tordre le cours du temps. Ma mère m’attend. Ses yeux me tirent à elle comme une ligne de pêcheur. Elle a l’air d’être très heureuse. Ses joues sont un peu rouges, ses pupilles brillent d’excitation. Je m’arrête à côté d’elle. La maîtresse me dit quelques mots gentils, elle me souhaite d’aimer mon nouveau quartier, de me faire des amies. Je souris poliment. Je suis pressée de partir.
Ma mère fait ses adieux et me prend par la main. Elle m’entraîne dans la rue. J’ai une surprise pour toi.
Nous montons en voiture, elle oublie de me dire d’attacher ma ceinture. Nous roulons au pas. Je ne regarde pas mon école qui s’éloigne, les façades qui défilent derrière la vitre. Je fixe les mains de ma mère sur le volant. Elle porte ses bijoux mais ses ongles sont sales. Une éraflure fraîche traverse son avant-bras. Mes yeux remontent vers sa nuque étroite et dégagée. Des moutons de poussière sont accrochés à ses cheveux.
La voiture s’enfonce dans le tunnel qui mène au parking. Ma mère se gare et coupe le moteur. Je descends, l’odeur stagnante de pneu et d’essence brûlée me donne mal à la tête. Nous longeons une rangée de places vides, puis nous pénétrons dans une salle carrelée et froide où s’arrêtent les ascenseurs. Ma mère appuie sur le bouton d’appel. Une flèche rouge s’illumine. Je renifle. Je serre les bretelles de mon cartable entre mes doigts, mes poings l’un contre l’autre sur mon cœur. Nous montons au troisième étage. La cabine sent la pluie. Je remarque un graffiti, un nom suivi d’un chiffre, gravé dans l’angle inférieur du miroir, à hauteur de mes yeux.
La clé tourne bruyamment dans la serrure. Elle pousse la porte et me fait entrer dans l’appartement.

Le salon est encombré de cartons. Elle y a disposé le mobilier, un canapé en faux cuir noir, une table basse et une étagère en rotin, comme elle l’a pu. La télévision débranchée gît à même le sol, quelques chaises sont rangées contre le mur. Des valises et des sacs-poubelle empêchent l’accès au couloir de la salle de bains.
Viens.
Ma mère se dirige vers le deuxième couloir, celui qui mène à ma chambre. Elle est à l’opposé de la sienne. Dans l’autre appartement, nos chambres étaient collées l’une à l’autre. Je n’ai jamais dormi loin d’elle. En chemin, je jette un coup d’œil à la cuisine. Elle est encore plus impraticable que le salon. Des piles d’assiettes enrobées dans du papier journal
encombrent l’étroit plan de travail. Le frigidaire, poussé entre la table et le placard mural, ressemble à un iceberg à la dérive. L’évier déborde de casseroles, d’ustensiles et de plats de tailles et de formes diverses.
Je retrouve ma mère à l’entrée de la chambre, le bras tendu vers l’intérieur de la pièce.
Ça te plaît ?
Je reconnais la moquette bleu mer. Les sacs de voyage où j’ai rangé mes jouets et mes vêtements, ma petite table à dessiner sont rassemblés sous la fenêtre. Contre le mur, je découvre deux lits superposés.
Ma mère me regarde, elle espère que je dise quelque chose. Son souffle court trahit son enthousiasme, son impatience est encore lisible sur son visage. Je reste un moment sans comprendre. Une chambre à deux lits. Je n’ai ni sœur, ni frère, ni perspective d’en avoir. J’ai toujours connu ma mère seule. Jusqu’ici, elle ne m’a présenté ni amies, ni amoureux. Elle n’en parle pas non plus. Une hostilité imprécise naît en moi, mêlée de crainte et de colère, comme si elle essayait de me jouer un mauvais tour mais que je ne parvenais pas à comprendre lequel, ni comment m’y dérober.
Tu pourras inviter tes nouvelles copines à dormir, comme ça.
Elle guette une réaction. Je lui souris, je tente un remerciement maladroit. Elle m’embrasse fort sur la joue. J’observe à nouveau la structure de bois. Elle m’apparaît un peu plus sympathique qu’au premier abord. En bas, une couette violette à fleurs et une taie d’oreiller assorties et bien repassées. En haut, une housse à imprimé rouge qui semble dessiner un paysage. Je ne les ai jamais vues, ni l’une ni l’autre. Elles doivent être neuves. »

À propos de l’auteur

PRODLIBE 2023-0275 Pauline Peyrade
Paris, le 3 Mars 2023. Le reflet de Pauline dans l’armoire de sa grand-mère. © Photo Camille Mcouat pour Libération camillemcouat.com

Pauline Peyrade est née en 1986. Elle est l’auteure de sept pièces de théâtre aux Solitaires intempestifs – jouées et traduites en sept langues. Elle a reçu le prix Bernard-Marie Koltès pour Poings en 2019 et le Grand Prix de Littérature dramatique Artcena pour À la carabine en 2021. L’Âge de détruire est son premier roman. (Source: Éditions de Minuit)

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Les Naufragées

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En deux mots
Louise prépare le repas dominical qu’elle partagera avec sa mère Paula et sa fille Anne. Elle veut profiter de ce moment pour leur révéler un secret trop longtemps enfoui et construire avec ses invitées une alliance féminine.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Une alliance sororale indestructible»

C’est avec trois générations de femmes que Manon Hentry-Pacaud entre en littérature. Paula, 75 ans, Louise, 47 ans et Anne 27 ans vont tour à tour se livrer dans cette belle réflexion sur le corps féminin.

Paula a 75 ans. Sa fille Louise 47 ans. Sa fille Anne 27 ans. Trois générations et trois femmes qui se préparent à un rendez-vous fixé ce dimanche à midi. C’est à l’initiative de Louise que ce repas a lieu. C’est elle qui a eu l’idée de réunir sa mère et sa fille pour resserrer les liens qui les unissent.
Alors c’est d’abord Louise que l’on va suivre durant ses préparatifs. Elle s’est levée aux aurores pour pouvoir tout préparer sans se stresser. Elle va avoir le temps de faire mijoter son bœuf bourguignon, de dresser une belle table, de soigner sa mise. Elle va même avoir le temps, après un rapide coup de balai, de se replonger dans ses albums-photo, de replonger dans sa vie. Et de se rappeler l’épisode si douloureux qu’elle a vécu, ce secret qu’elle ne veut plus cacher. Sa fausse couche a vingt-cinq ans et ce traumatisme que la bienséance recommandait de minimiser. En place de «cette vie à deux qui se consolide et se complète avec la construction d’une famille» elle avait basculé dans un «fossé qui s’était creusé entre son mari et elle, fossé qu’elle avait peut-être elle-même créé pour lui faire sentir qu’elle n’était pas la seule responsable, pour se soulager de ne pas avoir réussi à protéger son enfant et à lui donner la vie.»
C’est pourquoi, elle a eu cette idée d’écarter son mari et de construire avec Paula et Anne une alliance sororale indestructible.
Paula, qui ne sait rien de ce projet, se prépare. Après sa douche, elle se regarde dans le miroir et voit les ravages de l’âge. En se faisant belle, elle comprend qu’elle a succombé à tous ces diktats, toutes ces représentations sur papier glacé, ces corps qui n’ont ni vergetures, ni cellulite. Désormais, elle va assumer ses défauts et son âge.
Avant de passer à sa petite-fille, Manon Hentry-Pacaud a l’idée d’introduire un nouveau personnage, celui d’Inès, la meilleure amie d’Anne. Cette dernière lui a donné rendez-vous dans un café pour se délester d’un lourd fardeau. Elle vient d’avorter.
En se rendant chez sa grand-mère, la jeune femme est encore toute secouée par cette révélation, mais aussi forte d’une certitude, «c’est du corps féminin que tout part.»
Ce premier roman, d’une écriture à la fois classique et simple, est construit autour de ces portraits de femmes qui se répondent et se complètent. Le fantôme (Louise), la comédienne (Paula), la disparue (Inès) et l’acrobate (Anne) forment par-devers les destins particuliers, cette alliance tant espérée. Sans occulter l’ampleur de la tâche, ce premier roman est une pierre de plus apportée à l’édification d’une société qui ne serait plus dominée par le masculin.

Les Naufragées
Manon Hentry-Pacaud
Éditions Frison-Roche Belles-Lettres
Premier roman
133 p., 19 €
EAN 9782492536250
Paru le 17/05/2022

Où?
Si le roman n’est pas précisément situé, on y évoque Paris, Disneyland les châteaux de la Loire, «différents départements français» ainsi que des escapades à Bruxelles, Londres, Paris, Rome, Lisbonne, Madrid et Berlin.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une matinée bouleverse la vie de quatre femmes qui se cherchent, s’observent et se contemplent avant de se réaliser enfin pleinement dans leur féminité. Aujourd’hui, Anne va manger chez sa mère, Louise, en présence de sa grand-mère, Paula. Mais avant, elle a rendez-vous avec Inès, son amie de toujours, dans le café qui les accueille depuis leurs années lycée. Elle sent qu’Inès a besoin d’elle. Rien n’a été explicité, mais elle l’a senti.
C’est la raison pour laquelle elle a proposé ces retrouvailles improvisées, et peut-être un peu rapides, avant le déjeuner dominical familial. C’est Louise qui a instauré cette nouvelle tradition. Elle aurait voulu que ce rituel soit mis en place quand elle avait l’âge d’Anne, mais qu’importe. Ces moments à trois seront l’occasion de débats féminins. Car chacune d’entre elles porte, à sa façon, le poids de sa condition.
Louise, maintenant seule chez elle, regrette le départ de sa fille, qu’elle vit comme un déchirement. Paula, les années passant, a de plus en plus de mal à accepter l’effacement progressif de sa jeunesse et les changements que son corps subit, qui l’éloignent de ce que l’on pourrait attendre de l’apparence d’une femme. Anne, perdue entre son adolescence et sa vie d’adulte, tente d’appréhender la multiplicité du féminin et d’aider Inès, son amie qui, quant à elle, cherche à se reconstruire après un avortement dont elle n’a parlé à personne.
En ce dimanche, ces femmes vont se croiser, leurs parcours vont se mêler, et leur sororité va rayonner.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Renaissance du Loir-et-Cher (Audrey Massias)
Blog L’atelier de Litote
Blog Claire se livre

Les premières pages du livre
Louise
Louise appuie sur la tranche du vieux livre de cuisine que sa mère lui a transmis il y a quelques années, par souci de tradition, pour craqueler la reliure déjà fragilisée et la maintenir en place, tandis qu’elle s’efforce de suivre les étapes de la recette. Ce dimanche, elle a enfilé son tablier bleu, celui qu’elle ne porte que lorsqu’elle s’attelle à de grands repas et qu’elle accueille des invités. Elle trouve que cela fait plus chaleureux, que cela correspond à l’image de la bonne cuisinière qu’elle s’est toujours faite, mais qu’elle ne respecte jamais, parce qu’elle n’a pas le temps, le soir, en rentrant du travail, et parce que sa cuisine quotidienne repose sur la simplicité. Mais ce dimanche-là est différent. Elle reçoit, et cela change tout. Elle n’accueille pas n’importe qui, elle a toujours réservé le repas dominical à sa famille, et, à partir de maintenant, elle veut instaurer une nouvelle tradition, celle qu’elle aurait voulu voir émerger lorsqu’elle avait l’âge d’Anne, et peut-être même avant.
Elle a invité sa mère et sa fille à déjeuner. Un repas de fête à trois. Une ouverture vers un conciliabule féminin.

Ce n’est pas grand-chose, mais même dans ces cas-là, ses habitudes épicuriennes demeurent. La simplicité prône sur tout le reste. Peut-être aussi parce qu’elle n’est pas faite pour davantage d’élaboration et de complexité. Elle a toujours évité les obstacles, les omettant pour nier leur existence. Bien sûr, il y a une difficulté qu’elle n’a jamais pu éviter, jamais pu oublier. Mais le frisson qui la saisit la recentre sur sa tâche principale: elle doit couper ses carottes en rondelles pour son bœuf bourguignon.
Louise aime bien les tâches mécaniques, automatiques celles qu’on répète et pour lesquelles seule une concentration minime est requise. Au son brut, régulier et tranchant du couteau sur la planche à découper, ses pensées et ses souvenirs s’égarent. Il est tôt, elle s’y est prise en avance. Elle se veut toujours ponctuelle, toujours droite, toujours digne, fiable. Un roc sur lequel on peut compter, un point d’ancrage entre les générations. Sans qu’elle s’en rende véritablement compte, c’est en partie la raison pour laquelle elle s’est réveillée aux aurores et a déjà commencé à s’activer dans la cuisine. Louise a parfois l’impression d’être le ciment de la relation entre sa mère et sa fille, bien qu’elle n’ait jamais été invitée à leurs retrouvailles secrètes. Auprès d’elles, Louise est double, à la fois mère et fille, seuil de transition entre les générations auxquelles Paula et Anne appartiennent. Parfois, elle n’arrive à discerner qu’un sentiment de filiation, d’appartenance, une convention, un respect mutuel, dans la relation qu’entretiennent les deux femmes. Et parfois, quand cela leur échappe en sa présence, elle voit aussi émerger entre elles un amour indescriptible et omniprésent qu’elle n’arrive pas véritablement à décrire. C’est simplement un mélange de tout ce qu’elle parvient à nommer. Quelque chose de flou, mais qui existe néanmoins, bien que les autres ne s’en aperçoivent pas toujours. Alors, c’est le rôle qu’elle a décidé de se donner, celui de tisonnier. Louise veut leur montrer qu’il y a plus entre elles que la relation qu’elles ont toujours entretenue, cette relation qui va vers l’avant, de l’une vers l’autre, sans pour autant les lier de façon visible. Une grand-mère avec sa petite-fille. Et elle qui se retrouve au milieu, impliquée et invitée sans l’être véritablement.

Et puis, un jour, l’idée lui est venue. Pour qu’on sente sa présence, elle sera l’arbitre. Chaque dimanche, elle les réunira, réinventera la solennité et la sacralité de ce jour pour le féminiser et le familiariser. Louise unifiera sa fille et sa mère, parce que, si elle est à part, si elle n’a jamais véritablement compris les pensées muettes et distantes de sa mère, ni les questionnements et craintes silencieuses, opaques, de sa fille, elle sent, elle sait que toutes deux se ressemblent et se sont toujours répondu. Elle l’a toujours su au fond d’elle-même: elle est l’intermédiaire entre deux générations qui partagent et traversent les mêmes considérations et interrogations. Voilà la raison de la distance, du partage qu’elle sent en elle.

Soudain, elle pousse un léger cri de surprise et de douleur au moment où le couteau dérape sur son doigt. La sensation d’une goutte de sang chaud coulant sur sa peau sèche achève de la tirer hors de ses pensées. Elle soupire, repose l’outil et le légume sur la planche à découper, et rince la plaie dans l’évier, avant de se diriger vers la salle de bains pour y trouver un pansement.

Louise traverse les pièces silencieuses. La maison est vide. Anne n’y vit plus depuis déjà deux ans, elle est partie faire ses études et entamer sa vie d’adulte ailleurs.

Elle ne lui en veut pas, elle ne le peut pas, c’est dans l’ordre des choses. Elle-même en rêvait à son âge. Mais elle lui manque; indubitablement. Elle sait qu’elle ne devrait pas penser cela, que cela apparaît comme particulièrement animal, et égoïste aussi, quelque chose de sauvage, de félin, mais elle a l’impression que, sans sa fille, un trou béant s’est creusé dans sa poitrine, qu’une partie de ses entrailles lui manque, là où elle s’est préparée à sa venue avec angoisse et impatience pendant neuf mois. Mais peut-être que cette part de néant qui sommeille en elle existait déjà avant Anne. Elle l’avait déjà perdue avant son arrivée. En avait été privée, volée avant même qu’elle ne naisse.

Son mari est absent, lui aussi. Volatilisé. Comme elle le lui a demandé, à vrai dire. Elle ne veut pas de présence masculine chez elle aujourd’hui. Même si c’est aussi un peu chez lui et qu’il pourrait légitimement vouloir retrouver sa fille, le dimanche ne lui appartient plus. Elle l’a fait sien, leur, désormais, à elle et au trio féminin familial qu’elle cherche à construire. Plus qu’une succession de sauts entre générations, c’est un ensemble cyclique et complémentaire qu’elle veut constituer.

Louise monte les marches en bois de son escalier en frôlant la rampe du bout des doigts. Elle a l’impression d’y sentir la présence de sa fille quand elle avait sept ans. Elle était alors d’une espièglerie sans fin. Elle s’accrochait la rampe et y glissait comme sur un toboggan, sous les yeux affolés de sa mère qui étaient, avec sa respiration, les seules traces physiques de l’inquiétude qu’elle der se devait de garder en elle, dans le creux de son ventre, pour ne pas la brimer, pour la laisser vivre loin de ses bras protecteurs et sans doute étouffants — ils l’avaient été pendant un temps, elle en avait conscience, même si elle avait encore du mal à l’admettre -, tandis que son père se contentait de regarder sa fille en riant. Il disait sans cesse à Louise qu’elle faisait simplement comme tous les autres enfants, que c’était tant mieux, très bien, même, mais cela ne suffisait pas à calmer son anxiété latente. Et pourtant, maintenant que le poids qui la compressait s’est envolé, elle y repense avec le sourire, s’inquiète pour d’autres choses. Le monde avance, celui des autres et celui qui la concerne, et elle évolue avec lui.

Louise ouvre la porte blanche de la pièce d’eau et note mentalement qu’il faudrait la repeindre, elle s’écaille par endroits et se gondole un peu avec l’humidité. La liste de choses à faire s’allonge et les journées lui paraissent toujours trop courtes et trop pleines. Elle les remplit toujours trop rapidement. Peut-être que la retraite lui fera du bien. Mais elle ne veut pas y penser. Elle ne veut pas se sentir vieille trop vite, tomber dans la crise de la cinquantaine qui semble être un phénomène inéluctable, une étape à laquelle on échappe difficilement.

Elle se dirige vers l’armoire à pharmacie dont le contenant a bien évolué depuis qu’Anne a grandi. Le nécessaire est toujours là, mais les sirops d’enfant à la fraise, l’Advil et le Doliprane ont disparu, comme les pansements colorés que les enfants des voisins enviaient quand ils venaient jouer ici avec Anne, et qu’elle leur donnait sans mesure, juste pour voir leurs sourires. Elle opte pour un pansement beige, simple, efficace. Encore ce diptyque qui rythme sa vie. Il le faut bien. C’est principalement ainsi qu’elle s’est forgée, pour tenter de se protéger. Elle rince à nouveau son doigt, qui a continué de saigner pendant Le trajet, avant de défaire les protections et d’enrouler le pansement autour. Sans perdre plus de temps, Louise reprend le chemin de la cuisine.

Extraits
« Mais Louise ne voulait pas recommencer, tout reprendre à zéro, faire comme si ce moment n’avait pas existé ou presque, comme s’il n’avait été qu’un moyen de se propulser dans la vie adulte. Louise avait vingt-cinq ans et elle devait se retenir de crier qu’elle était brisée. Pour vous ceux qui venaient lui tenir de grands discours, c’était évident de parler d’ouverture sur le monde, sur l’extérieur, sur cette vie à deux qui se consolide et se complète avec la construction d’une famille. Ils ne voyaient pas le fossé qui s’était creusé entre son mari et elle, fossé qu’elle avait peut-être elle-même créé pour lui faire sentir qu’elle n’était pas la seule responsable, pour se soulager de ne pas avoir réussi à protéger son enfant et à lui donner la vie. » p. 47

« Inès a vécu un événement difficile, parfois inexprimable ou indicible, mais elle veut prendre la liberté de rompre le silence. Elle voudrait que tout le monde puisse en parler, pas seulement les femmes qui ont avorté. Pourquoi devraient-elles se limiter à un petit comité d’écoute, au lieu d’en élargir l’audience? C’est d’une compréhension, d’une connaissance et d’une attention plus globales dont on aurait besoin. » p. 100

« Elle a l’impression de pouvoir pénétrer l’indicible et l’invisible dans les portraits de femmes qu’elle rencontre et côtoie, qu’ils soient proches ou lointains, connus ou anonymes. Anne voit les visages se démultiplier, se comprendre sans le dire alors qu’ils ne font que passer et s’entrecroiser sur un trottoir défait, s’écouler, s’écouter, s’allier et surtout se rejoindre et se soutenir. Tout cet entremêlement dans l’imperceptible, l’insaisissable et l’indécelable. La formation d’une communauté secrète, puissante et inarrêtable. » p. 106

« Anne sait qu’elle est bien plus qu’un corps, bien plus qu’une chair dont on sent la réalité pure et dure. Elle est une toile. Un voile, une feuille sur laquelle sont projetées des intériorités multiples qui se disent, se répondent, se comprennent, s’écoutent, se consolent et se soutiennent; une toile tissée à partir du fil d’une histoire de sororité et de féminité, sur lequel les femmes qui la relient évoluent, d’arceau en arceau, tel des équilibristes. » p. 120

À propos de l’auteur
HENTRY-PACAUD_Manon_DRManon Hentry-Pacaud © Photo DR

Manon Hentry-Pacaud est née dans le Loir-et-Cher en 2001. Après un baccalauréat littéraire, elle s’installe à Paris pour débuter des études de Lettres, d’abord à Henry IV, puis à la Sorbonne Nouvelle. Elle suit aujourd’hui un master de Lettres modernes mention Études de genre et littérature francophone. Depuis toute petite, la lecture et l’écriture font partie intégrante de sa vie. (Source: Éditions Frison-Roche)

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Un grand bruit de catastrophe

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

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En deux mots
Marco, Louise et Laurence ont grandi à Val Grégoire, petite bourgade à la frontière du Labrador canadien, d’où ils se promettent de fuir pour avoir enfin une vie passionnante. Louise sera la première à partir, mais pour donner naissance à un enfant qu’elle n’a pas voulu. Marco et Laurence promettent de la rejoindre, mais leurs plans vont être contrariés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le pacte de Marco, Louise et Laurence

Trois adolescents se promettent de faire leur vie loin de ce coin perdu du Canada où ils étouffent. En suivant les pas de Marco, Louise et Laurence, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte une amitié qui va virer au drame dans une société loin d’être émancipée.

Commençons par planter le décor, essentiel dans ce roman. Nous sommes en 1956, une année qui a marqué le narrateur, «puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée» à Val Grégoire, une de ces cités loin de tout, qui a poussé comme un champignon, dans le Nord du Québec. «Après L’hôtel de ville on y construisit l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé.» La dynastie Desfossés a mis la main sur la mairie et règne sur la communauté. C’est au tour de Jean-Marc, qui n’est pas le plus fûté, d’entrer en scène. Avec son épouse Marie-Pierre, ils sont à l’origine du désastre à venir, en mettant au monde, de 1972 à 1978, «comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux: « Le o, c’est pour l’onneur. »»
C’est Marco, le dernier de la lignée, qui va s’acoquiner avec Louise Fowley et Laurence Calvette, formant un trio aussi inséparable qu’improbable. Ils essaient de tuer leur ennui et leur scolarité médiocre en participant à quelques mauvais coups. Mais l’élément déclencheur du drame à venir, est une virée durant laquelle Louise perdra sa virginité. Pas avec Laurence, comme la logique le voudrait, mais avec son grand-frère William qui va la forcer et la mettre enceinte.
Une situation que Louise gère en prenant la fuite pour Montréal, espérant que ses deux amis la suivront bientôt. Mais si Marco et Laurence disparaissent effectivement et sont officiellement portés disparus, personne ne sait ce qui leur est arrivé.
La seconde partie du roman, qui court sur une quinzaine d’années, fera la lumière sur ce «traumatisme collectif jamais convenablement soigné et qui a gangrené l’âme de la ville.» On y verra Louise revenir à Val Grégoire. Pour se venger ou pour retrouver la trace de ses amis d’enfance?
Nicolas Delisle-L’Heureux met habilement en place les pièces du puzzle, dévoilant peu à peu ces destins bousculés jusqu’à l’épilogue très réussi. Des amitiés adolescentes au poids du déterminisme social, de l’envie de fuir un environnement désespérant à la force des liens familiaux, l’auteur réussit à dresser un vaste panorama de quelques questions existentielles majeures. Servi par l’exotisme de la langue, il confirme avec ce second roman toutes ses qualités de narrateur. Une belle réussite!

Un grand bruit de catastrophe
Nicolas Delisle-L’Heureux
Éditions Les Avrils
Roman
296 p., 22€
EAN 9782383110125
Paru le 25/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Val Grégoire, «La ville est sise dans une vallée touffue de la Betsiamites, en Haute-Côte-Nord, à une centaine de kilomètres au nord de Forestville, entre le Saguenay–Lac-Saint-Jean et le réservoir Manicouagan, pas si loin non plus, à vol d’oiseau, du Labrador.» On y évoque aussi le Labrador, Terre Neuve, Québec et Montréal.

Quand?
L’action se déroule principalement des années 1990 aux années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
Voilà longtemps que Louise Fowley n’avait pas emprunté la route 385 pour rejoindre Val Grégoire, une petite ville au nord du nord de la forêt boréale. C’est là qu’elle a passé son enfance avec Marco Desfossés, le fils du despote local, et le clairvoyant Laurence Calvette. Ensemble, ils formaient un trio flamboyant. Jusqu’à l’événement. Aujourd’hui, vengeance en bandoulière, Louise est prête à relancer les dés, racheter ce qui peut l’être.
Un grand bruit de catastrophe nous entraîne dans les territoires rudes de la Côte-Nord, à la frontière du Labrador canadien. Dans une langue inventive et vernaculaire, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte l’histoire d’une amitié percutée par la cruauté du destin comme s’il faisait pivoter un cristal jusqu’au dénouement. Il signe un roman ample et addictif. Il vit à Montréal.

L’intention de l’auteur
Je suis né dans une banlieue typiquement nord-américaine, en carton-pâte. C’est un livre sur le sentiment d’enfermement inspiré de ce que j’ai pu y ressentir dans mon enfance. J’avais la sensation de ne pas comprendre les codes, les normes, d’être mal à l’aise avec ce conformisme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Ophélie Drezet, librairie La Maison jaune à Neuville-sur-Saône)
Radio MDM
Untitled magazine (Mathilde Ciulla)
Blog fflo la dilettante
Blog Les livres de Joëlle
Blog Le Capharnaüm éclairé
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

Les premières pages du livre
« Prologue
Il y a trois semaines, Wendy a vu Mémère accoucher en silence dans le garage. Pas une plainte. Les chatons sont apparus comme des gens qui se penchent pour passer une porte un peu basse, un, deux, trois, quatre. Ils étaient tellement beaux que Wendy en avait mal en arrière des genoux. Elle est allée chercher du lait Carnation et du thon et, à son retour, Mémère mangeait le placenta.
Dix jours plus tard, alors qu’elle lavait la vaisselle, Wendy l’a entendue miauler comme une folle. De la cuisine, elle l’a vue qui crachait, tournaillait, sautait sur les rebords en ciment des fenêtres du garage et creusait le sol. Mémère ne s’est pas retournée quand Wendy est sortie et s’est approchée d’elle en panique. La porte coulissante du garage s’est soulevée et la chatte s’est faufilée à l’intérieur. Wendy a vu les pieds, puis les genoux, puis les hanches de Willy, puis ça s’est immobilisé. Mémère beuglait et Willy lui a sacré après, ils avaient l’air de s’engueuler, là-dedans. Wendy est entrée à son tour et c’est là qu’elle a aperçu, dans la bassine rouge sur le sol en ciment gris, les quatre chatons qui flottaient comme des toutous trempes. Mémère les a sortis par le cou un par un et les a séchés avec sa langue rugueuse. Elle chignait du plus profond de sa gorge et frôlait ses mamelles enflées sur leurs museaux roses. Ils n’ont pas bougé.
Au bout de quelques instants, Willy a ordonné à Wendy de laisser Mémère faire son deuil toute seule. C’est à ce moment-là qu’elle a vu que Mémère l’avait griffé sur la joue.
Elle s’est sauvée, Mémère, et n’est pas reparue. Depuis, Wendy l’appelle dans le bois en faisant cling-cling avec le pot de bonbons pour chats, puis revient bredouille et s’assoit à la table de pique-nique en pleurant presque. Cette disparition est tellement triste que c’en est quasiment doux. Wendy espère que, si Mémère la voit dans cet état-là, elle se laissera consoler. Wendy lui chuchotera que Willy n’a pas d’allure d’avoir fait ça, que c’est juste pas normal de tuer des bébés.
Durant plusieurs jours, Wendy n’a pas parlé à Willy, n’a pas fait les repas, n’a pas fait le ménage. D’habitude, elle dépense ses matinées à balayer le plancher de la cuisine, de la salle à manger qui est aussi le salon, de la chambre de Willy et de la sienne. Les quatorze autres chambres de l’ancien hôtel sont barrées et on n’y va jamais. Elle passe la moppe le mercredi, fait le lavage le jeudi, suspend les brassées dehors quand c’est pas l’hiver. La semaine dernière, il a plu sur le linge blanc pendant qu’elle cherchait Mémère. Elle n’avait pas vu venir l’orage et il lui a fallu deux jours à s’en remettre. Ne sachant plus par où recommencer, elle a tout relavé, même le linge de couleur. Le samedi, sa grosse journée, elle époussette les animaux empaillés de Willy dans toutes les pièces et termine au fond de la salle à manger.
L’autre soir, après le souper, Willy s’est placé en travers de la porte pour empêcher Wendy de sortir.
– Pas avant que tu m’ailles au moins fait un sourire…
Elle a gardé les yeux baissés.
– Non…
– Quessé que t’as ? Regarde-moi, au moins !
Wendy, qui se mordait les joues depuis presque deux semaines, a explosé :
– Non, non, non !
Quand Willy a haussé le ton et lui a serré le bras, « Ça va faire ! », elle lui a bondi dessus et lui a griffé le visage. Comme Mémère. Willy est resté bête, sa face ne comprenait rien.
Un beau cadeau de fête aurait peut-être permis à Willy de se racheter un peu auprès d’elle. Wendy sait de quoi il est capable. Par le passé, il lui a déjà fabriqué des décorations pour sa chambre ou le dessus du foyer, des animaux en fil de fer ou des statuettes en bois. Une année, il lui a offert un collier en perles mauves. Tout énervée, Wendy n’arrêtait pas de vérifier si ça venait vraiment d’un magasin et ça l’empêchait de dormir si le bijou était dans la même pièce qu’elle. Willy s’était fâché :
– C’est fini, les cadeaux de la ville, ça te met trop à l’envers !
Sauf qu’hier, la veille de l’anniversaire de Wendy, il a aligné les quatre chatons qu’il venait tout juste de finir d’empailler sur le plancher, près de la porte de la cuisine. Wendy s’est forcée toute la journée pour ne pas les voir quand elle passait à côté.
Ce matin, Wendy se réveille avant le soleil et décide que sa chicane avec Willy ne va pas l’empêcher de profiter de sa journée. Elle se brosse les dents, enfile sa plus jolie robe, une robe rouge vif avec une crinoline, des motifs de fleurs et des bretelles larges. Son ventre frotte sur le tissu rugueux. Elle met ses souliers rouges avec les petits talons qu’elle sort seulement à sa fête pour avoir hâte de marcher avec. Dehors, l’air goûte le gâteau. Elle s’élance vers le remonte-pente et va appuyer sur le bouton rouge dans la cabine. Le disjoncteur claque et les machines s’activent. Lentement, comme un vieux chien qui se lève de sa sieste, les sièges se mettent à virailler, et l’un d’eux se pose sous ses fesses.
Sur le télésiège, Wendy ne se retourne jamais pour voir derrière. Son endroit préféré, à l’aller comme au retour, est la côte Magique, là où le sol est le plus loin des pieds. Quand ils étaient plus jeunes, Laurence avait calculé la hauteur à trente-cinq mètres. Le mont Brun dépasse toutes les autres collines autour, et Val Grégoire n’est nulle part. Lorsque Wendy essaie d’imaginer ce qu’il y a après les arbres et de l’autre côté des montagnes, sa tête tourne un peu. Laurence disait aussi que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun. Wendy connaît ces chiffres-là par cœur, mais ils sont comme une langue étrangère. Elle compte jusqu’à trente-cinq à haute voix pour être certaine de comprendre. Trente-cinq la côte Magique, trente-cinq jusqu’à Val Grégoire. Trente-cinq partout. Trente-cinq, c’est l’âge qu’elle a aujourd’hui.
Wendy a toujours aimé les vieilles histoires du mont Brun de Laurence. Elle pouvait l’écouter sans se tanner lui raconter que, à une certaine époque, les gens descendaient la montagne en skis en allant aussi vite qu’un tour de truck ou que l’hôtel était tellement plein que ça débordait de monde à messe jusqu’à Val Grégoire. Mais depuis que Laurence est parti et que Mercedes est morte, le passé n’existe plus et la vie est un long jour qui ne se termine pas : le dégel du printemps qui ramène toujours le même lac au milieu du stationnement, le bois à corder en dessous de la galerie aussitôt que les feuilles rouges commencent à annoncer l’hiver, les mêmes après-midi à toujours rien faire de la même façon.
Parfois, Wendy essaie de compter depuis combien de temps Mercedes est morte, mais elle n’en est pas capable. Elle n’a pas entendu la voix de sa mère depuis tellement longtemps qu’elle a parfois l’impression de l’avoir oubliée, d’avoir oublié toute leur vie ensemble. Si on l’envoyait à Val Grégoire, en tout cas, elle ne retrouverait jamais son chemin jusqu’à la maison où ils habitaient, les Calvette, avant de déménager ici. Comme souvent dans le remonte-pente, elle repense à la ville, ferme les yeux pour se souvenir des formes, des sons, des odeurs. Derrière ses paupières, Wendy voit la fontaine du centre commercial avec de l’or dedans, mais n’est plus certaine si elle l’a vue en vrai ou si c’est un ancien rêve. Les trottoirs gris s’étirent à l’infini, le seul feu de circulation de Val Grégoire passe du vert au jaune au rouge, et le soleil quitte le ciel en laissant des traces mauve-bleu au-dessus des maisons. Les visages des passants ont des contours pâles et flous, et les noms de rues sont des lettres mélangées.
Au bout de quelques tours de machine, Wendy devine le son d’un moteur, au loin, malgré le ronron du télésiège. Le cou tordu, les mains agrippées à la barre de sécurité, elle aperçoit une auto rouge sortant d’entre les branches. Une fois au sommet, la chaise revire enfin. Quelqu’un la salue, debout dans le stationnement. Le cœur de Wendy bat plus vite à mesure qu’elle redescend. Elle voudrait crier que ce ne sera pas long, mais se retient parce que tout ce qui n’est pas calme la met sur le gros nerf. Elle plisse les yeux, puis reconnaît la silhouette : c’est Louise, Louise Fowley, toujours aussi belle, d’une beauté qui donne faim, Louise qui sent la ville à plein nez, même de loin, avec son linge beau comme un mariage. Wendy ne se souvient même pas de la dernière fois qu’elles se sont vues, mais ça ne se compte pas avec les doigts. Ça date du temps de Val Grégoire.
Elle débarque trop tôt du remonte-pente et se tord une cheville, la même que d’habitude. Elle tombe, puis, quand elle se relève, le siège suivant lui atterrit en arrière de la tête. Louise lui tend les mains, elles ont toujours la même odeur sucrée de poudre pour bébés. Wendy les bécote en pleurant sans savoir pourquoi.
– On est pas le 1er juillet aujourd’hui ? demande Louise avec un gros sourire. Je suis là pour ta fête…
Elle a apporté de la nourriture que Wendy n’a pas goûtée depuis longtemps : du fromage, des confitures maison, des bananes, des légumes. Louise ne mange pas de viande ; Wendy aime trop les animaux pour s’imaginer arrêter. Elles cuisinent toute la matinée, font la fameuse recette de bonbons aux patates de Mercedes que Wendy connaît par cœur, mais qu’elle n’ose jamais faire seule. Louise éclate de rire.
– On popote et on papote !
Willy s’est réveillé tard et n’a presque pas salué Louise, comme si c’était normal qu’elle soit là. Il s’est installé dans un coin de la salle à manger et les regarde de travers, de loin, depuis ce temps-là.
L’après-midi, elles dessinent, comme quand elles étaient jeunes. Ce n’est maintenant plus Montréal, le nom de la ville de Louise, mais Québec. À ce qui paraît, ces mots-là sont des affaires qui existent ; en tout cas, elles sont faciles à illustrer : aquarium, château frontenac, traversier, funiculaire, escaliers du cap blanc, hôtel de glace. Louise est toujours aussi bonne, c’est même devenu un de ses métiers. Elle fait des vrais de vrais livres.
– Quand tu viendras à Québec, je vais t’en donner quelques-uns.
Au moment où ces mots-là arrivent aux oreilles de Wendy, quand tu viendras à Québec, sa joie fait un bruit dans sa gorge. Elle se tourne vers Willy pour vérifier s’il a entendu, mais non. Louise chuchote :
– Je vais t’emmener, Didi…
Wendy fronce les sourcils, pas certaine que ça pourrait être possible. Chaque fois que Willy revient de Val Grégoire avec l’épicerie, il lui répète que c’est pas fait pour elle, la ville, que c’est rendu trop fou.
Le soir venu, Wendy lui offre la chambre 3, juste à côté de la sienne, mais Louise veut profiter de la nature et insiste pour qu’elles couchent toutes les deux dans le pavillon d’été, en haut de la montagne. Willy vire les yeux : faire du camping quand on habite dans un hôtel. Aussitôt débarquées du remonte-pente, elles s’assoient l’une à côté de l’autre et se serrent fort sous les étoiles… Louise lui pose des questions sur ses activités, sur ses journées, sur ce qu’elle mange. Wendy est un moulin à paroles, elle voudrait qu’on continue à s’intéresser à elle encore longtemps. Louise veut savoir si Willy la traite bien ; Wendy répond que oui, ben oui. Louise sourit, mais ce n’est pas vraiment un sourire. Sa voix devient plus aiguë d’une coche ou deux.
– Est-ce que je peux voir ?
Wendy reste bête : contrairement à Willy qui ne semble pas s’apercevoir que le corps de Wendy change, Louise a remarqué. Wendy relève son gilet et dépose la main de Louise sur sa bedaine. Juste pour être sûre, elle vérifie si Louise trouve que c’est une bonne nouvelle. Louise refait exactement le même sourire qui n’en est pas un.
– C’est une des meilleures nouvelles que t’auras jamais, Didi.
Depuis le milieu de l’hiver, son ventre n’a plus de dents pour la mordre jusqu’au sang et la faire se plier en deux. Pendant quelques semaines, Wendy n’a pas pu manger sans avoir mal au cœur, et son corps était tout le temps fatigué. Au début, elle a eu peur d’avoir le cancer parce que, chez les Calvette, on se le transmet de mère en fille, les grands-mères des grands-mères de Mercedes l’ont eu avant même qu’il soit inventé. Sauf que, depuis quatre, cinq jours, il y a comme un petit chat qui gigote en dedans. Et maintenant, on dirait que Louise comprend la même chose qu’elle. Wendy respire mieux, tout à coup.
Depuis le pavillon d’été, Louise et elle aperçoivent des bouts des feux d’artifice du 1er juillet de Val Grégoire, les entendent éclater dans le ciel. Le silence revenu, la nuit invente plein de bruits étourdissants et les mélange, ils caressent Wendy derrière les oreilles, s’enroulent autour de son cou, elle pourrait presque y déposer sa tête. Elle dort bien, collée en cuiller contre Louise, emmitouflées les deux sous cinq couvertures. Quand elle rêve, Louise a l’air inquiète, on dirait qu’elle ne se repose pas.
Au matin, elles descendent du mont pour faire leur journée. Elles vont marcher après le dîner, puis encore après le souper. Les yeux de Willy leur brûlent le dos quand elles s’éloignent sur le sentier. À leur retour, il profite des moments où Louise est aux toilettes ou dans la douche pour demander à Wendy où elles sont allées se promener, de quoi elles ont parlé. Elle répond juste par oui ou par non, ou avec des bouts de phrases quand elle se sent obligée. Le soir approche et Louise annonce :
– On va se coucher.
Pour Wendy, c’est comme un cadeau : ça veut dire qu’elle reste encore un peu.
Le lendemain et les jours d’après, ça se passe de la même façon : le dessin, les marches, la cuisine, le bla-bla, puis le télésiège pour aller dormir, une petite danse qui commence à ressembler à une vieille habitude, mercredi, jeudi, vendredi, monte, descend, dessine, papote. Cette vie-là pourrait vraiment plaire à Wendy si elle devait continuer comme ça… Elle pense, même si elle n’y croit pas vraiment : peut-être que Louise voudrait habiter au mont Brun pour toujours ? Elle l’aiderait à prendre soin du bébé, elles l’appelleraient Ti-Loup, lui chanteraient des chansons autour du feu, le nourriraient avec des fraises en juin, des framboises en juillet et des pommettes à la fin de l’été. Avec Willy, ils seraient bien, les quatre ensemble. Ils joueraient à la dame de pique.
Mais le samedi, Louise leur annonce de sa voix la plus de bonne humeur possible qu’elle va repartir dans deux jours. Wendy n’est pas assez surprise pour être triste.
– Demain, on devrait aller pique-niquer sur la montagne, tout le monde ensemble. Ça va être mon repas de départ et une dernière occasion de fêter Wendy. Trente-cinq ans, on peut ben souligner ça deux fois…
Le cœur de Wendy s’arrête. Dans sa chaise berçante, Willy se raidit, puis fait OK du menton. Wendy est tellement contente qu’elle a envie de faire pipi. Elle sent que ça se pourrait qu’elle ne soit bientôt plus fâchée contre lui. Pas tout de suite, mais bientôt.
Le reste de la journée s’étire lentement. Louise a préparé un gâteau qui refroidit sur le comptoir. La cuisine sent la vanille. Wendy fait tout plus vite – marcher, manger, parler, faire la vaisselle – en espérant que le temps suivra son exemple. Comme ça, on sera déjà demain et son anniversaire, son deuxième.
Au matin, elles redescendent du mont Brun très tôt parce que Wendy est trop énervée pour se rendormir. Après le déjeuner, elle se brosse les dents et remet son linge de fête, le même que le jour où Louise est arrivée, puis elle file vers le télésiège. Même s’il soleille, de la petite brume couvre le ciel et les formes restent embuées comme après une sieste.
Louise la rejoint plus tard avec un panier de provisions. Elle envoie Wendy cueillir des fleurs pour décorer le centre de table pendant qu’elle installe les guirlandes et le couvert. Wendy ne connaît pas le nom des fleurs, mais il paraît qu’elles en ont chacune un. Durant l’été, comme ça, il y en a tellement qu’elle ne sait pas lesquelles choisir.
C’est long avant que Willy arrive. Wendy va se coucher dans le foin qui sent le dessert et attend. Elle promet au bébé qu’ils vont revenir ici ensemble quand il sera né. Après une bonne secousse, elle aperçoit enfin Willy à travers le trou des arbres. Elle s’excite :
– Il s’en vient !
Elle cherche Louise des yeux. Pas à la table de pique-nique.
– Il s’en vient, il s’en vient !
Pas non plus à l’intérieur du pavillon d’été. Willy est presque au-dessus de la côte Magique, maintenant. Wendy n’avait jamais vu la distance qui sépare le sol des pieds parce que c’est toujours elle qui est suspendue. Trente-cinq, c’est encore plus haut qu’elle pensait ! Elle lui fait des signes de bras et rit toute seule, c’est comme si tout ce qu’elle aime le plus au monde s’approchait d’elle avec un grand sourire, les bras pleins de cadeaux. Puis le remonte-pente s’arrête d’un coup sec.
Wendy devine, au loin, le visage de Willy aussi surpris que le sien.
– Louise ! Louise ! elle appelle.
Louise surgit de derrière la cabane électrique.
– Willy est pris !
– Je sais, elle répond en la rejoignant. Je sais. J’ai vu… C’est brisé…
Willy hurle, et ça résonne dans le sternum de Wendy. Louise lui prend le menton et la force à la regarder, lui parle comme si elle la chicanait.
– Écoute-moi, Didi, il faut que tu m’écoutes !
Wendy chasse violemment la main de Louise : la peur de Willy, accrochée au-dessus du vide, là-bas, remplit le silence.
– Hé ! se fâche Louise en lui serrant le bras. La machine est brisée.
Elle lui réexplique, la voix pointue et tremblante :
– Mais il faut se calmer si on veut aider Willy.
Wendy essaie de respirer moins vite, essuie ses joues. Louise est satisfaite, elle la félicite, elle trouve que Wendy est super bonne pour se consoler quand il le faut. Elle lui fait signe d’attendre et va grimper sur la plateforme en bois du télésiège. Elle crie à Willy qu’elles s’en vont avertir les pompiers pour qu’ils apportent leurs échelles. Willy s’agite, mais Wendy n’entend pas ce qu’il dit à cause de l’écho de la vallée. Louise va ramasser le panier de provisions sur la table.
– Il dit merci. Il dit qu’il va attendre.
Wendy a juste des larmes et pas d’idées. Elle fixe Louise dans les yeux.
– T’es-tu vraiment, vraiment certaine que la machine est vraiment, vraiment brisée ?
Louise a l’air surprise de la question : bien sûr qu’elle est certaine ! L’inquiétude de Wendy a encore faim : est-ce que Willy sera fâché si elles partent ? Louise fronce les sourcils.
– Mais pourquoi il serait fâché ? Il serait ben plus en mautadit si on faisait rien, tu penses pas ? C’est vraiment la seule façon de l’aider… Y en a pas d’autres. Tu comprends, hein ?
Wendy fait oui de la tête, à demi convaincue.
– Dépêche ! la presse Louise en se dirigeant vers la piste qui longe l’autre versant du mont Brun.
Willy, presque debout sur son siège, crie des sons raboutés. Wendy ravale sa morve et lui envoie un signe de la main.
– On va reviendre !
– Retourne-toi plus, maintenant, Didi. Ça va être plus facile de même…
Elles descendent sans parler. Wendy pleurniche en essayant de ne pas faire trop de bruit. Ses beaux souliers rouges à talons lui frottent la peau, et elle passe proche de tordre sa cheville fragile à quelques reprises. Quand elles arrivent enfin à la voiture de Louise, Wendy ne peut s’empêcher de regarder Willy ; il gesticule encore.
– Ça donne rien de t’en faire, souffle doucement Louise. Ça va être correct. Ça va être correct, tu vas voir. Ils vont venir le chercher…
Dans l’auto, les odeurs mélangées de poudre pour bébés et de gâteau à la vanille la calment un peu. Louise répète que Wendy a été très bonne, puis elle dit :
– Maintenant, c’est l’heure de ton cadeau…
Les mots prennent leur temps pour faire leur chemin. L’heure. De. Ton. Cadeau. Louise lui pointe un sac à vidanges sur la banquette arrière.
– J’ai mis ton linge dedans.
Elle s’éclaircit la gorge, puis lui annonce qu’elle l’emmène à Québec pour quelques jours.
– Est-ce que ça te tente ?
Wendy voudrait être contente, mais ça reste embrouillé dans son cerveau, comme quand on dit que le télésiège est à trente-cinq mètres en haut de la côte Magique ou que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun.
– Oui. C’est juste que…
Louise ne la laisse pas terminer sa phrase.
– Les voyages, les gens paient pour ça… Tout le monde veut voyager. C’est un super beau cadeau que je te donne, Didi. Tu devrais être reconnaissante…
Wendy repense à ce que Willy a fait subir aux bébés de Mémère et ça devient plus facile d’être reconnaissante, même si elle n’est pas certaine de ce que ça veut dire. On peut sûrement être reconnaissante et inquiète en même temps… Louise lui flatte le cou du bout des doigts.
Le moteur démarre, et les pneus sur la garnotte font trembler la voiture. Wendy vire sa tête et ne détache pas son regard de Willy pour lui tenir compagnie le plus longtemps possible. Suspendue sur son siège, petite, sa silhouette s’éloigne, puis disparaît. Partout à l’horizon, le ciel est devenu gris. Il va pleuvoir et ça va laver tout ce qui est sale. »

Extraits
« Les premières maisons sortirent de terre juste après, en 1956 – nous connaissons l’année puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée. L’hôtel de ville ne tarda pas à être inauguré par l’aïeul Desfossés, qui s’y était réservé un grand bureau ensoleillé de patron de multinationale. S’ensuivirent l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé. Des chercheurs d’or nouveau genre traînaient pas loin derrière avec leur concessionnaire automobile, leur terrain de golf, leur station de ski, leur roulodrome, leur salon de quilles, leur arcade, leur place à beignes. »

« Les descendants Desfossés seraient tous d’incurables illettrés et Jean-Marc ferait de son manque de classe crasse sa marque de commerce. Il avait grandi pour devenir alcoolique et, déjà, à pas même vingt ans, il se montrait aussi prévisible que s’il avait eu la soixantaine et des marottes. À la Brasserie du Nord, il rencontra Marie-Pierre, une grande brune malséante et écornifleuse de Baie-Comeau qui aurait pu faire actrice, mais qui avait une dentition exécrable et qui se flétrissait la peau avec la cigarette. Entre 1972 et 1978, ils préparèrent sans le vouloir le désastre à venir, engendrant coup sur coup, comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux : « Le o, c’est pour l’onneur. »»

À propos de l’auteur
DELISLE-LHEUREUX_2©Chloe_Vollmer-LoNicolas Delisle-L’Heureux © Photo Chloé Vollmer-Lo

Nicolas Delisle-L’Heureux a grandi à Gatineau dans les années 1980 et vit désormais à Montréal où il travaille dans le secteur social, veillant à créer du lien entre communautés dans un quartier populaire. Un grand bruit de catastrophe est son deuxième roman. (Source: Éditions Les Avrils)

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Célestine

WOUTERS_celestine RL_2023 Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Prix Chapel 2021 (Prix littéraire de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth)
Prix Manneken-Prix, de l’auteur bruxellois, 2022

En deux mots
Célestine est née quelques minutes après le décès de ses parents, leur 2 CV s’étant écrasée contre un arbre. Confiée aux bons soins de Berthe, une vieille tante, et son mari Aristide, l’enfant se transformer en une belle jeune fille qui va susciter bien des convoitises. Pour son plus grand malheur.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Cette vérité qu’elle ne dira jamais

Dans un premier roman-choc Sophie Wouters raconte le calvaire d’une orpheline abusée sexuellement. Un drame qui met une nouvelle fois en lumière les ravages de l’emprise et du non-dit.

Dès les premières lignes, le ton de ce court et percutant roman est donné. Un 14 juillet un accident de la route fait deux victimes. Le vétérinaire dépêché sur place effectue en urgence une césarienne qui permet de sauver l’enfant de la femme décédée aux côtés de son mari. L’enfant est alors confiée à sa tante Berthe et à son oncle Aristide qui la prénomment Célestine.
Dans ce coin de France profonde, au début des années soixante, la vie est régie par les travaux de la ferme, la morale inculquée par le curé et l’actualité transmise par les journaux et magazines. C’est dans ce contexte que grandit Célestine, dont on va découvrir dès la fin du chapitre initial, qu’elle se retrouvera à 16 ans passés devant la Cour d’assises des mineurs où son mutisme ne plaidera pas en sa faveur.
Les chapitres qui vont suivre, en retraçant la chronologie des faits, permettent au lecteur d’être les témoins privilégiés du drame qui s’est noué.
Alors que la scolarité de Célestine se passait plutôt bien, qu’elle s’était faite une amie pour la vie en la personne d’Édith, sa camarade de classe, elle est envoyée par ses parents adoptifs au cours de catéchisme du curé, l’une des autorités morales du village. C’est durant cette leçon particulière que le piège se referme sur la fillette. L’agression sexuelle dont elle est victime va la marquer durablement. Comment pourrait-il en aller autrement?
Chargée d’un lourd fardeau, Célestine va poursuivre vaille que vaille sa petite vie, mais avec le désir de plus en plus puissant de fuir, de se construire un avenir loin de ce microcosme toxique. Sauf que sa beauté va continuer à vriller l’esprit des hommes, que son calvaire n’est pas terminé, que le tribunal l’attend au bout de son chemin de croix.
C’est un roman fort que nous offre Sophie Wouters, construit de telle manière que son intensité dramatique ne se relâche jamais. Comme le dirait Philippe Besson, Ceci n’est pas un fait divers. C’est la destruction d’une vie par des «personnes dépositaires de l’autorité» et qui laissent leurs pulsions les emporter au-delà des limites. D’une écriture sans fioriture qui renforce encore la violence du propos, ce premier roman publié en 2021 en Belgique mérite effectivement de conquérir un public élargi.

Célestine
Sophie Wouters
HC Éditions
Premier roman
128 p., 16€
EAN 9782357207028
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman n’est pas situé précisément, mais un petit village perdu en France peut faire l’affaire.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Cette nuit, j’ai lu Célestine. Ton texte m’a bouleversée, je n’ai pas pu m’arrêter. Je te dois une nuit blanche. » Amélie Nothomb
Nous sommes au tout début des années soixante, dans un village de la France profonde où le destin de Célestine se dessine dès sa naissance. Elle naît un 14 juillet sur le bord de la route où ses parents viennent d’avoir un accident de voiture. Recueillie par de lointains parents qui n’avaient jamais voulu d’enfants, elle va grandir auréolée de sa beauté extraordinaire et de sa grande intelligence. Mais alors que démarre le récit, Célestine a dix-sept ans et comparaît devant la cour d’assises des mineurs. Jugée pour meurtre, elle a décidé de garder le silence.
Publié en Belgique en 2021, Célestine a rencontré un très grand succès ; elle a reçu le prix Chapel 2021 et le Manneken-Prix de l’auteur bruxellois 2022.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF
Le Carnet et les Instants (Séverine Radoux)
Madinin’Art
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Femina.ch (Ellen de Meester)
Dhnet (Romain Masquelier)

Les premières pages du livre
« — La Célestine avait tout de suite commencé par faire fort !
La journaliste, les pieds dans la paille, s’approcha encore un peu plus de Marcel avec son microphone.
— Venir au monde après le décès de ses parents… Vous n’allez quand même pas m’dire que c’est la façon d’faire du commun des mortels ! marmonna-t-il, assis à califourchon sur son petit tabouret, en tirant plus énergiquement sur les mamelles de la vache qui s’était mise à beugler.
Et c’est sans se faire prier, cette fois, qu’il se mit à raconter la naissance de l’enfant :
— C’était au retour de la fête du 14 juillet 56. La 2 CV de ses parents était en train de fumer contre un arbre… Et c’est à quelques pas de là, le long de la départementale, parmi les coquelicots, sous un ciel sans nuages, qu’elle a vu l’jour. Je me rappelle qu’il était d’une chaleur agréable et douce, comme celle d’un beau d’printemps. On m’a rapporté qu’elle ne pleura pas un seul instant. Brunard, le vétérinaire qui venait de faire en grande urgence une césarienne à cette pauv’mère décédée, s’en était inquiété.
Puis, après avoir retiré une mèche rebelle qui lui barrait le front, il s’était levé et avait conclu :
— Mais moi, j’vous l’dis, déjà une sans-cœur, la p’tite !

* * *
Cour d’assises des mineurs – Septembre 1973
— Accusée, levez-vous.
Célestine se leva lentement, le regard absent.
— Pour la dernière fois, nous vous prions de vous exprimer ! Sans cela, mademoiselle, nous ne pourrons rien faire pour vous !
Sa bouche s’entrouvrit et la petite assemblée stupéfaite se suspendit à ses lèvres.
— Je n’ai rien à dire, murmura-t-elle.
Mais pourquoi donc avait-il accepté de prendre sa défense ? « Aussi jolie qu’elle soit, elle met décidément bien de l’ombre sur mon avenir ! », rumina le très jeune maître Baldaquin, dont les manches connurent un léger envol désappointé.
Le président, tout aussi désabusé, avait saisi sa cloche et, après l’avoir soulevée d’une main molle, la maintint quelques secondes dans l’air. Puis, à contrecœur, il se mit à l’actionner.
— La Cour va se retirer aux fins de délibérer.

* * *
Transportée dans le cliquetis des bouteilles de la fourgonnette du laitier, c’est déjà escortée par deux motards que Célestine avait fait, sous les banderoles et en grande pompe, une première entrée très remarquée au village. Même les confettis qui jonchaient la rue principale semblaient y avoir été parsemés aux fins de l’accueillir.
Bien vite, après cette fête nationale, elle fut confiée aux bons soins d’une vieille tante.
Berthe et son mari Aristide avaient en effet, bon gré, mais surtout mal gré, accepté de prendre cette « enfant tombée du ciel » sous leur aile et c’est ainsi qu’ils lui attribuèrent, non sans une pointe d’ironie, ce doux et désuet prénom.
Les gosses, ce n’était pas leur truc. Ils n’en avaient jamais voulu et s’étaient toujours arrangés pour ne jamais en avoir. Enfin, surtout Berthe. « Encombrants ! », criait-elle à qui voulait bien l’entendre.
Mais en souvenir de sa mère qui avait adoré sa cousine, la grand-mère de Célestine, elle avait démenti ses propos. Cela n’avait jamais été le qu’en-dira-t-on qui l’avait arrêtée.
Berthe était ce genre de femme opulente dont on pouvait se demander comment des jambes aussi fines ne s’effondraient pas sous le poids d’un tel buste. Elle vivait avec son tablier et ne le retirait que pour la messe du dimanche ou quelque autre rare occasion. Elle faisait partie de ce que l’on appelle les maîtresses femmes qui mènent énergiquement leur petit monde à la baguette… en l’occurrence, ici, son mari.
Aristide avait trois passions : ses champs, sa collection de papillons et son âne, Gaspard. Une quatrième s’imposa vite après la mort de ce dernier : le vin rouge et ses enivrants bienfaits. Et lorsqu’il arrivait que cet alcool le prenne tout entier, Berthe avait pris pour simple habitude d’envoyer ses ronflements et ses effluves sur le divan fleuri du salon pour la nuit.
Sinon, tant que le travail de son époux était fait et bien fait, qu’il ne l’emmerdait pas, qu’il continuait à lui obéir sans broncher et que cela ne réveillait pas en lui des désirs charnels, la Berthe le laissait bien souvent tranquille avec son énervante compagne. Elle avait d’autres choses à penser.
L’arrivée de Célestine n’opéra qu’un tout petit changement dans la vie d’Aristide.
Berthe avait en effet décidé de donner à la petite une éducation à l’image même de celle qu’elle avait reçue, trop heureuse de ce qu’elle était devenue grâce à elle, et donc, tout comme sa mère, ne mit qu’une exception à l’ordre établi. C’est ainsi que Célestine se vit exonérée de la clause « pas d’enfants dans la chambre à coucher des parents » en cas de maladie infantile, et qu’Aristide passa plus de nuits encore sur le canapé.
Célestine faisait partie de ces bébés qui réveillent en nous l’instinct cannibale.
Quand Berthe se rendait au village, il y en avait toujours pour se pencher sur le landau et s’exclamer, après avoir ouvert grand la bouche et des yeux ronds comme des billes : « Ooh ! Mais elle est à bouffer ! »
Un jour, agacée, elle avait tiré d’un coup sec vers elle le petit véhicule et en avait remonté rapidement les soufflets.
— Vous n’croyez pas qu’elle en a déjà assez vu, la p’tite !? avait-elle alors grommelé en levant les yeux vers le ciel.
— Mais on n’peut quand même pas lui dire « ses parents doivent être tellement fiers ! », avait le soir même ironisé Alfred, le garagiste, en trinquant avec ses clients et acolytes au Café de la Poste.
Le cas « Célestine » était donc devenu le sujet de conversation des habitants de la bourgade et sa place presque aussi centrale que celle de son bistrot.
— Pour une fois qu’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire dans notre campagne… Il n’y aurait aucune raison de s’en priver ! disait toujours le même Alfred à son épouse avant son coucher alcoolisé.
— On dirait une poupée ! Je serais à votre place, Berthe, je l’inscrirais sans hésiter au concours « Bébé Cadum », lui avait fait remarquer Mme Morel, la femme de Jacky, le laitier, l’ambulancier d’un jour. Avec des yeux aussi magnifiques, ce sourire si plein de malice, ce teint rose qui respire la santé et cette bouille d’angelot joufflu, elle a vraiment tout pour le remporter ! lui avait-elle assuré.
Et c’est après s’être renseignée sur cette compétition organisée pour désigner le plus beau bébé de France que Berthe, de retour chez Vachalait, s’était écriée :
— Être le symbole national de l’hygiène, oui ! Mais les fesses en l’air sur une couverture, moi vivante, jamais !
Elle avait ensuite payé son dû et s’était retournée en concluant :
— Et puis, on ne peut pas dire qu’il ait porté chance à son premier lauréat… Avoir été envoyé dans les camps dix-sept ans plus tard avec toute sa famille et en avoir été le seul survivant, vous n’allez quand même pas me…
La porte avait claqué si fort qu’elle avait rendu la fin de sa phrase inaudible et que les bouteilles déjà blanches s’en étaient mises à trembler.
« Raté ! », avait alors pensé Mme Morel.
Elle avait espéré que l’histoire de Célestine avec sa très probable victoire eût pu apporter quelque lumière sur son village et, qui sait, sur son mari.

* * *
Aristide chercha de temps à autre à prendre l’enfant dans ses bras, mais à chaque fois il s’était heurté à un mur de hurlements.
— Je n’comprends pas ! Je l’aime pourtant bien la Célestine ! avait-il fini par dire, dépité, un jour à son épouse.
— Avec la gueule que tu as, tu dois certainement lui faire peur ! Redépose-la donc, cette petite ! Les bébés n’aiment pas les moches ! lui avait-elle répondu en épluchant ses pommes de terre.
Il l’avait remise dans son berceau, avait été rejoindre ses fioles et ses lépidoptères, et ne fit plus aucune tentative avec le nourrisson.
Berthe était le genre de femme, vous l’aurez compris, qui allait droit au but. Elle ne cacha donc jamais à l’orpheline les prémices de sa vie. Mais comme la très jeune Célestine avait pu voir, tout aussi précocement, un bon nombre de bêtes le ventre ouvert pour mettre leur petit au monde, elle n’en fut dès lors jamais choquée. Et puis, il est certain que la notion de mort n’avait pas encore eu le temps d’arriver dans sa sphère de compréhension.
Ce n’est que plus tard, en relevant que poulains, veaux, poussins et porcelets avaient encore leur mère, que la chose s’était mise doucement à la titiller et seulement après sa rentrée scolaire à la perturber. Surtout quand la grande question « Tu préfères ton père ou ta mère ? », qui se chuchotait parmi les enfants, semblait bien lui être épargnée.
Elle attendit cependant l’âge de raison pour être un peu plus éclairée. Berthe, les mains dans la pâte, lui avait alors rétorqué :
— Mais je te l’ai déjà expliqué, Célestine ! Va donc prendre ton bain ! Le repas est bientôt prêt.
Et comme elle en avait l’habitude, la petite s’était exécutée.
— Pas trop d’eau ! lui avait encore crié Berthe de la cuisine.
C’est donc sur cette rengaine que Célestine alla se noyer dans un océan d’interrogations et qu’elle en redescendit toute pimpante dans la cuisine.
Berthe et Aristide y étaient assis là, étrangement côte à côte, médusés, les coudes sur la toile cirée, les yeux exorbités devant le téléviseur. Un certain Kennedy était mort assassiné.

* * *
Berthe, contrairement à son mari, n’avait qu’une seule et unique passion : le Gotha. Sans doute que celle-ci avait pris naissance dans son goût pour l’ordre établi.
Et une fois par semaine, telle une répétition pour la messe du dimanche, elle enlevait méticuleusement son tablier puis, dans un second geste de bienséance, défroissait quelque peu sa robe pour aller s’installer dans son rocking-chair acheté pour l’occasion. Et c’est là, dans ce fauteuil dont une partie pouvait survoler le sol, qu’elle ouvrait religieusement son Point de vue.
Célestine avait été, dès son plus jeune âge, mise au parfum des familles royales et avait appris prématurément ce que l’étiquette « point rouge » voulait dire. Elle ne brava dès lors jamais cette alarme « ne pas déranger », même le jour où Aristide se foula la cheville en tombant de l’échelle. Imaginer les foudres de sa tante l’en avait empêchée.
Dans son for intérieur, Célestine remerciait ces têtes couronnées. Enfin, tout particulièrement Grace et Rainier de Monaco.
Berthe avait en effet, à l’annonce de leur mariage, été prendre d’un pas et d’un geste décidés toutes ses économies cachées sous son matelas afin de négocier en toute urgence un téléviseur à la ville.
Elle avait déjà manqué le couronnement d’Elizabeth II en 1953 et il était hors de question pour elle de rater les noces de ce prince avec cette actrice qu’elle trouvait magnifique.
C’est donc ainsi qu’en avril 1956, en pleine guerre d’Algérie et quelques mois seulement avant l’entrée dans le monde de Célestine, le petit écran avait atterri dans la cuisine et que la fillette se retrouva dès lors bien vite la grande privilégiée du village.
À l’école, ses carnets de notes n’étaient pas des meilleurs et Berthe se vit un jour convoquée.
— Pas idiote ! Mais un peu trop la tête dans les nuages ! Célestine regarde bien plus souvent passer les oiseaux que les chiffres et les lettres au tableau ! Et elle me semble bien plus fascinée par le champ de coquelicots que par tous mes propos !
Agacée par ce nouvel instituteur ostentatoire parlant en vers, elle avait quitté rapidement la classe en prenant Célestine par la main.
Mais quelle idée avait-elle donc eue ! s’était-elle dit en sortant, d’avoir été lui décrire le tapis de fleurs sur lequel elle était née.
— Mais qu’allons-nous donc faire de toi !? s’exclama-t-elle en traversant la cour.
— Une speakerine ? murmura alors l’enfant, connaissant l’admiration de sa tante pour la nouvelle venue sur l’ORTF qu’était Denise Fabre.
— Encore faut-il être bonne en français ! fit-elle en soulevant ses larges épaules.
Les résultats ne se firent pas attendre et la Berthe put donc se féliciter tout aussi rapidement de ses dons de pédagogue.
Célestine avait une meilleure amie : Edith. Prénom que ses parents lui avaient donné en hommage à leur idole. Edith, qui était également sa plus proche voisine, était aussi laide que Célestine avait été avantagée par la nature. De grandes lunettes lui mangeaient son petit visage, d’affreuses dents, enfin du moins ce qui lui en restait, ornaient son triste sourire et des oreilles fortement décollées encadraient le tout.
« Dumbo » était le surnom que les gosses du patelin lui avaient attribué. Sauf Célestine, bien sûr.
— Les enfants peuvent être cruels ! lui avait un jour sorti Berthe. Ce n’est pas pour rien que je n’ai jamais voulu en avoir ! avait-elle vite ajouté en relevant la tête de son petit potager tout en balayant l’air d’un geste de la main.
Elle ne raconta pas à Célestine l’acharnement dont elle avait été victime. C’était de l’histoire ancienne et elle préférait l’oublier.
Le 10 octobre 1963, Edith connut pourtant un grand moment de gloire qui changea quelque peu son existence. Son prénom se retrouva en effet à la une de tous les journaux au bistrot sans qu’un adulte ne l’eut alors à la bouche. Et pour mettre en avant son amie, Célestine raconta que même le téléviseur s’en était emparé.
Ayant constaté que l’on pouvait s’appeler Edith, ne pas être jolie et être idolâtrée aux quatre coins du pays en avait bouché un coin aux enfants. « Dumbo » devint donc « Edith » du jour au lendemain. La mort de celle que l’on avait surnommée « la môme » avait donc, dans un petit coin de France, réjoui l’amie de Célestine dont le sourire, quoique toujours aussi édenté, put enfin s’illuminer.
Trop heureuse de son nouveau statut, Edith ne sera donc jamais en rien envieuse quand, à l’école, les garçons seront tous en pâmoison devant Célestine. Tous, enfin presque… À l’exception du trio que formaient Bastien, Loïc et Rémi qui disaient haut et fort ne pas s’intéresser aux filles tout en sortant les billes de leurs poches afin d’apporter la preuve de leur affirmation… et encore moins aux « petites », rajoutaient-ils parfois d’un air méprisant du haut de leurs huit ans.
Enfin, quoi qu’il en fût, il y en eut toujours plus d’un pour faire ses devoirs ou lui expliquer une matière ! C’est même de cette façon qu’elle arriva à passer ses deux premières années avec le minimum exigé, ce qui prouva à Berthe qu’elle n’était pas bête puisqu’elle avait eu l’intelligence d’accepter tous ces gracieux services.
Mais Célestine n’était pas ingrate non plus. Et comme elle avait fait d’énormes progrès en français, où elle était parvenue à exceller, elle avait donc décidé de leur donner quelques leçons privées en retour.
La chambre de Célestine connut dès lors un véritable défilé, auquel Berthe ne mit que rarement un frein, bien trop fière qu’elle était d’en avoir été l’initiatrice.
L’instituteur, qui s’était déjà étonné de l’avancement spectaculaire de Célestine dans cette branche, le fut tout autant par la chute vertigineuse de certains garçons de la classe.
S’il arrivait que ces cours particuliers prennent fin brusquement, c’était bien plus souvent sur l’injonction de la seconde maîtresse de maison qui trônait en ces lieux : la télévision. À l’heure dite, Célestine donnait en effet un rapide bisou au garçon, s’excusait tout aussi brièvement de cet arrêt brutal et filait à toutes jambes dans la cuisine. Il n’était pas question pour elle de rater le magique générique de sa série préférée. Et tandis que le garçonnet bienheureux, encore rougissant, rentrait chez lui avec des papillons plein le ventre en se croyant unique au monde, Célestine, elle, était calée sur sa chaise devant Samantha, sa sorcière bien-aimée. Parfois, il lui arrivait aussi, quand Berthe n’était pas dans la pièce, de se lever pour s’approcher de l’écran afin de mieux comprendre le mouvement de son nez.
Et le soir, pendant que d’autres comptaient les moutons, elle tentait dans son lit de faire apparaître ses parents, leur photo froissée entre les mains.
« Elle doit être trop parasitée », avait-elle fini un jour par se dire, la mine déconfite, avant de s’essayer, par défaut et en désespoir de cause, à faire bouger son réveil sur la table de nuit et de se résoudre, bien à contrecœur, à abdiquer.
Pourtant, quelques semaines plus tard, Garou-Garou, le passe-muraille, avec Bourvil, passa à la télévision et elle décida de retenter le coup. Le film terminé, elle avait embrassé Berthe et Aristide, était montée au plus vite dans sa chambre et avait foncé vers un de ses murs. Elle s’y était collée, s’y était appuyée de toutes ses forces et avait même essayé de côté.
« Non, décidemment, je n’ai vraiment aucun pouvoir ! », en avait-elle alors conclu, cette fois complètement dépitée.
Elle ne connaissait pas encore celui de sa grande beauté et encore moins les sortilèges que celle-ci lui avait jetés.

* * *
— Mais qu’as-tu donc à faire la grimace ?
— J’n’aime pas la…, marmonna la fillette qui ne put terminer sa phrase, la voix de Léon Zitrone ayant surgi dans la cuisine.
Et c’est avec le geste que Célestine lui connaissait de balayer l’air de la main que Berthe s’était tournée vers le téléviseur en lui lançant d’un air agacé :
— Mais on ne te demande pas d’aimer, on te demande de manger !
Tandis que sa tante écoutait attentivement son royal présentateur, elle regarda à nouveau son assiette. Cela lui paraissait totalement insurmontable d’avaler cette langue de bœuf. Elle resta un instant pétrifiée. Puis, dans un élan de volonté, elle saisit ses couverts, coupa un petit morceau et le mit dans sa bouche en fermant les yeux et en tâchant de ne plus penser à rien. Il n’était pas encore arrivé au bout de son œsophage qu’un énorme frisson secoua son corps tout entier et qu’elle sentit comme une goutte froide lui descendre le long du dos. Elle se mit à tousser et Berthe, énervée, s’était retournée.
— Mais arrête donc ces enfantillages ! Toutes ces simagrées pour une si petite chose ! Et puis, tu sais quand même bien que tu ne quitteras pas la table avant d’avoir tout terminé !
Berthe eut à cet instant une fugace pensée pour sa mère puis refit volte-face vers son cher Léon. Une larme coula sur la joue de Célestine. Elle ne voyait pas comment s’en sortir. « Pourquoi donc n’avaient-ils pas un chien comme chez son amie Edith ? », était-elle en train de se demander tristement quand son regard croisa celui du Christ sur sa croix qui lui insuffla une idée. Certes, elle n’y croyait pas trop… Mais qu’avait-elle à perdre !? Et elle pensa très fort : « Seigneur, si vraiment vous existez, prouvez-le-moi, s’il vous plaît, sauvez-moi ! »
Elle avait à peine terminé sa prière qu’Aristide lui avait adressé un petit clin d’œil en lui faisant comprendre avec ses mains de couper sa tranche en deux. Ensuite, il piqua sa fourchette dans l’un des morceaux, l’avala d’une bouchée, attendit quelques minutes puis réédita son geste.
— Ben, tu vois quand tu veux ! lui avait lancé Berthe, l’intervention de Léon Zitrone terminée.
Célestine avait envoyé discrètement un sourire de remerciement à Aristide et en avait fait de même avec le Jésus sur la croix.

* * *
Tandis que les hommes et leur progéniture mâle sortaient du bistrot où venait de leur être confirmée la victoire du jeune Italien Felice Gimondi (qu’ils avaient tous pourtant estimé « trop tendre » pour le Tour de France), Célestine, assise à côté d’Edith sur un banc, regardait la place du village en ne se souvenant pas d’avoir déjà été aussi heureuse. Les banderoles et confettis ne lui avaient jamais paru aussi nombreux et la musique aussi enthousiasmante.
Elle avait « enfin » neuf ans ! Cet âge qu’elle avait tant et tant attendu ! Certes, son grand rêve était d’en avoir trente mais ce « neuf » lui avait toujours semblé une belle étape sur le chemin qui lui paraissait encore si long à parcourir. Elle avait même souvent la sensation qu’elle n’arriverait jamais au bout, que ce « trente » était aussi lointain que la préhistoire dont elle entendait parler à l’école.
Mais pour l’heure, elle baignait donc déjà dans le bonheur et ce n’était certainement pas sa magnifique robe, cousue par Berthe pour l’événement, qui mettait en relief sa blondeur et ses yeux verts, ni les propos d’Edith qui étaient là pour le diminuer. Son amie lui avait en effet fait remarquer que l’année 1965 était celle des chiffres inversés de sa date de naissance. Ces mots qui avaient remplacé le traditionnel « bon anniversaire » n’étaient venus bien sûr qu’amplifier ce merveilleux sentiment qu’était l’espoir d’un renouveau. Puis, comme pour couronner sa joie, Edith avait immédiatement ouvert le sac posé à côté d’elle et en avait sorti un paquet cadeau qui, de toute évidence, avait été confectionné de ses mains.
Très touchée par cette intention, Célestine détacha minutieusement, par respect pour le travail de son amie, les nombreux bouts de papier collant, et Edith sembla fortement regretter à cet instant le zèle qu’elle avait mis dans cet ornement.
Célestine parut pourtant ne pas le remarquer, car c’est avec tout autant de patience qu’elle se mit à défaire le nœud trop bien ficelé.
— Je l’ai tricotée moi-même ! put enfin s’écrier Edith, très fière de son ouvrage.
Célestine avait alors serré si fort son amie dans ses bras que celle-ci dut maintenir ses grandes lunettes afin de ne pas les perdre et toutes deux s’étaient dépêchées de se placer devant les traces de craie dessinées sur le sol.
Célestine était en train de se sentir voler, son écharpe en laine autour du cou, malgré la chaleur de l’été, certaine d’atteindre la case « ciel » lorsque, en plein équilibre sur un pied, elle aperçut sa tante avec sa tête des mauvais jours arriver vers elle en lui ordonnant d’un geste de la main de sortir de son petit parcours et de venir la rejoindre.
La tête de Célestine s’était allongée et ses ailes en étaient retombées du même coup.
Sa tante l’avait ensuite prise par le bras et l’avait entraînée à quelques mètres de là.
— Alors, Célestine ? lui demanda-t-elle en se mettant les mains sur les hanches, m’sieur le curé avec qui je viens de faire un brin de causette m’a fait part que ton instituteur lui aurait dit que tu doutais de l’existence de Dieu et que Jésus ait pu faire des miracles ?
— Oui… Mais…
Elle ne termina pas sa phrase et regarda ses chaussures.
Elle ne pouvait bien évidemment pas lui dire qu’elle avait « peut-être » changé d’avis depuis l’intervention d’Aristide dans la cuisine avec l’affreuse langue de bovin.
— Tu peux regarder par ici quand j’te parle, Célestine ! J’te fais remarquer que c’est l’même prix !
La petite releva les yeux.
— Eh bien, il s’est proposé de te donner lui-même quelques cours de catéchisme afin de t’éclairer sur les bienfaits du Seigneur ! Il t’attend dans la sacristie dimanche après la messe.
Le visage de Célestine s’assombrit à nouveau.
— Mais, tante Berthe, La Séquence du Spectateur…
— Pour une fois, tu te passeras de ses lumières ! Celles du Bon Dieu avant tout !
Subitement, Berthe prit conscience qu’elle avait mal au cœur pour la fillette, se découvrant même une petite honte de lui avoir fait cette annonce le jour de ses neuf ans… Elle savait pertinemment que le générique de cette courte émission présentant les films sortis au cinéma lui était tout aussi magique que celui de Ma sorcière bien-aimée et qu’elle s’en faisait chaque fois une fête… Mais, il avait bien fallu qu’elle se l’avoue, l’idée que la petite puisse filer du mauvais coton l’avait vraiment emporté.
Et comme pour tenter de se pardonner cette méchante impulsivité, elle avait ajouté :
— Déjà que monsieur le curé a eu la gentillesse d’avancer l’heure de la messe du dimanche pour que l’on puisse être devant le poste à midi ! Ce n’est donc pas pour une fois que tu…
Elle non plus n’acheva pas sa phrase et c’est en cherchant l’absolution de Célestine qu’elle se pencha vers elle en lui tendant la joue :
— Allez, arrête donc de faire ta tête d’enfant martyr et donne-moi la baise, lui dit-elle en tapotant tendrement ses fesses afin de lui faire comprendre qu’elle pourrait ensuite retourner jouer avec son amie.
Mme Morel, qui avait tout entendu, avait eu une grande envie de lui rétorquer que le curé avait plutôt eu « l’intelligence » de changer l’heure de la messe s’il ne voulait pas voir son église désertée pour cet autre culte qu’était La Séquence du Spectateur… Tout comme Lucien avait eu celle d’acquérir un téléviseur en guise d’attrape-mouche pour son bistrot. Mais elle s’était abstenue à la dernière seconde de la contrarier. Elle connaissait trop le caractère bien trempé et souvent soupe au lait de la Berthe.
À peine Célestine, devenue aussi malheureuse que sa pierre de marelle, l’avait-elle quittée que Berthe sut déjà qu’elle s’arrangerait avec l’abbé Bourdin pour que ses prochaines leçons de catéchisme se passent un jeudi.

* * *
— Bonjour, Célestine. Approche-toi !
Elle parut hésitante. C’était la première fois qu’elle entrait dans la sacristie et l’accumulation d’objets liturgiques dans un si petit espace l’oppressa.
L’abbé Bourdin, encore dans son habit de messe, était assis sur une chaise et lui faisait face. Il semblait l’attendre impatiemment. Derrière lui se trouvait un imposant et long meuble en bois au-dessus duquel trônait en son centre un crucifix.
Elle fut intimidée.
— Viens donc ! répéta-t-il, cette fois avec un petit geste de la main.
Elle avait fait quelques pas. Mais il lui avait enjoint à nouveau d’avancer.
Elle était maintenant si proche de lui qu’elle pouvait sentir son haleine. Une odeur si désagréable qu’elle eut une grande envie de se pincer le nez.
Il leva alors une manche de son aube, regarda sa montre et sembla réfléchir un instant.
Puis, paraissant pressé par le temps, il lui sortit :
— Tu sais pourquoi tu es là, n’est-ce pas ?
— Oui, m’sieur le curé, dit-elle en baissant les yeux.
— Avant toute chose, vois-tu, ma petite Célestine, je pense qu’il serait bon pour toi de te faire ressentir tout l’amour que Dieu a pour ses brebis. Pour chacune de ses brebis.
Incrédule mais aussi inquiète, elle fit un léger mouvement affirmatif de la tête.
Il l’amena alors encore un peu plus à lui en la prenant par le bras.
Elle eut un petit air effrayé.
— N’aie pas peur, que des bienfaits de notre Seigneur ! lui dit-il avec une voix qui se voulait paternelle.
Et c’est sans attendre qu’il commença à soulever sa robe en glissant lentement ses doigts le long de ses cuisses. Célestine sentit son souffle se couper.
Arrivé non loin de son pubis, il s’arrêta et elle arriva enfin à respirer. Mais, après un court instant durant lequel il ferma les yeux comme s’il allait rentrer en grande prière, il se mit à abaisser légèrement et fiévreusement sa petite culotte pour y introduire sa main devenue tremblante d’excitation.
— Je n’aime pas… bredouilla-t-elle, timide et apeurée.
— Mais le Seigneur ne te demande pas d’aimer, il te demande de l’accepter ! dit-il sur le même ton agacé que celui de Berthe dans la cuisine pour la langue de bœuf.
— Pourquoi s’il nous aime ? osa-t-elle pourtant murmurer, malgré sa très grande frayeur.
— Les voies du Seigneur sont impénétrables, lui répondit-il cette fois d’une façon solennelle et impérieuse. Puis, tout à coup, sa main se retira. Célestine crut que ses paroles avaient eu de l’effet et que les choses allaient s’arrêter là. Mais l’abbé porta immédiatement les doigts à sa bouche, les mouilla en fermant à nouveau ses paupières et les remit tout aussi rapidement dans la culotte de Célestine.
Et là, ils la caressèrent encore et encore. Au début ils le firent doucement, puis le geste devint frénétique. De plus en plus frénétique. Célestine put même sentir le bout d’un de ses doigts semblant avoir des envies d’entrer dans son corps.
Elle sentit ses yeux s’embuer. Elle les leva alors vers le crucifix qui lui apparut aussi trouble que le visage de ses parents sur la photo. Et c’est avec autant d’ardeur que dans la cuisine qu’elle s’adressa à lui.
Les larmes s’emparèrent de son visage et elle répéta maintes fois sa prière. Mais, sur ce coup, le Jésus sur la croix ne lui vint pas en aide ; sa robe s’était même mise à se soulever si haut qu’elle dut lever les bras. Le curé lui retira ensuite le petit morceau de tissu qui traînait encore sur le haut de ses cuisses. Puis, après avoir opéré un petit recul afin de pouvoir contempler sa nudité, c’est comme fasciné qu’il tomba brusquement à ses genoux en s’accrochant à son petit corps, tel qu’il l’aurait fait en dévotion devant un saint. Pris de spasmes. Célestine pensa que, tout comme elle, il s’était mis à pleurer. Quand, subitement, un bruit de pas se fit entendre.
L’abbé la rhabilla alors plus vite qu’il ne l’avait dévêtue, défroissa rapidement sa chasuble, passa une main tout aussi preste dans ses cheveux et alla entrouvrir la porte.
— J’arrive dans une minute, Léonore ! Attendez-moi dans le confessionnal ! Je termine une leçon de catéchisme et je suis à vous ! avait-il dit bien fort avant de la refermer avec soin.
Il revint ensuite vers Célestine, avec ce visage qu’elle lui avait toujours connu, la prit cette fois énergiquement par les épaules et la regarda droit dans les yeux. Ceux de Célestine s’étaient abaissés à nouveau.
— Une dernière petite chose avant de nous quitter : sais-tu ce qu’est le secret du confessionnal ?
Elle hocha une fois de plus affirmativement la tête.
— Eh bien, vois-tu, le lieu où nous nous trouvons est tout aussi sacré ! Et ce n’est pas pour rien qu’il s’appelle « sacristie ». Tu ne diras donc rien à Berthe et Aristide. Ni aux autres d’ailleurs. Promis ?
— Promis, murmura-t-elle, d’une voix étranglée.
— Bon, va ! Tu es une brave petite ! lui avait-il dit en lui essuyant le visage avec son étole.
Et il ne put s’empêcher de repasser une dernière main rapide sur sa robe, les yeux clos, là où était son bas-ventre, cet endroit que naïvement Célestine, pour une raison qu’elle ignorait, avait toujours cru tout aussi sacré.

* * *
— Alors, Célestine ? lui demanda Berthe en levant la tête de ses comptes.
Son couvert l’attendait sagement en face de sa tante sur la toile cirée.
— M’sieur le curé a-t-il bien commencé à te convaincre de la présence de Dieu ?
— Oui oui, tante Berthe ! J’y crois ! J’y crois ! dit-elle en y mettant toute la ferveur possible.
— Et aux miracles de Jésus ?
Les yeux de Célestine croisèrent alors par chance la carte postale reçue de Lourdes apposée sur le frigidaire.
— Aussi ! dit-elle avec tout autant d’ardeur et en essayant d’emprunter l’air de cette Bernadette Soubirous à qui, lui avait-on raconté, la Sainte Vierge était apparue.
— À la bonne heure ! On peut dire qu’il en fait aussi ce bon vieil abbé ! Je lui dois une belle chandelle !
Et c’est à ces quelques mots que Berthe prononça en se levant pour aller chercher le ragoût sur le feu que Célestine comprit qu’elle avait gagné et qu’elle ne devrait plus retourner à la sacristie :
— Bon ben, assieds-toi ! Voilà une bonne chose de faite !
Berthe l’avait ensuite servie, avait enfilé ses gants en caoutchouc et commencé à faire la vaisselle ; mais, intriguée par son silence, elle s’était retournée.
— Eh bien, on ne peut pas dire que tu sois bien causante, Célestine !
C’est à ce moment-là qu’elle remarqua sa grande pâleur.
— Ça ne va pas, Célestine ?! Tu es toute blanche ! lui demanda-t-elle en redéposant distraitement les couverts dans l’évier.
— C’est l’odeur de l’encens, tante Berthe… J’ai envie de vomir, bredouilla-t-elle, aussi paralysée devant cet agneau en morceaux qu’elle l’avait été devant le curé.
— Tu es quand même une p’tite nature ! dit-elle en venant lui reprendre, pour la première fois depuis sa tendre enfance, son assiette pleine de nourriture pour aller la remettre dans la casserole.
Certes, il est vrai que Berthe se sentait encore un peu coupable de lui avoir gâché sa journée d’anniversaire, mais surtout, il lui fallait bien l’admettre, la petite ne lui semblait vraiment pas bien !
— Allez, va, monte te reposer !
Arrivée dans sa chambre, Célestine fonça vers son lit, enleva rapidement ses chaussures, et s’y coucha sans se déshabiller.
Elle prit dans sa table de nuit la photo de Pompidou qui avait remplacé celle de ses parents quelque peu effacée avec le temps. Elle fixa le visage de ce Premier ministre qui représentait tant le grand-père qu’elle aurait aimé avoir, le colla ensuite contre son cœur et se mit en boule en enfonçant sa tête dans l’oreiller.
Mais pourquoi donc s’intéressait-on autant à l’intérieur de sa petite culotte ? Elle repensa à cette visite médicale où le docteur y avait mis aussi un instant la main avant de murmurer avec un doigt devant la bouche :
— Chut ! Ça, c’est un secret professionnel ! »

À propos de l’auteur
WOUTERS_sophie_DRSophie Wouters © Photo DR

Artiste-peintre, Sophie Wouters vit à Bruxelles. Pendant plus de vingt ans, son travail, essentiellement axé sur l’être humain, son regard, sa solitude, son individualité, s’est traduit dans la peinture. Et c’est tout naturellement, avec Célestine, que l’écriture s’est imposée comme un nouveau souffle pour explorer l’âme humaine. (Source: HC Éditions)

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Thelma

BOUFFAULT_thelma

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En deux mots
À 15 ans, Thelma Gardel ne pèse que 41 kilos et son «Entraîneur» lui demande encore un effort pour passer sous les 40 kilos. De février à juillet, on va suivre son combat contre cette anorexie qui la dévore de l’intérieur. L’amour et le sport venant compenser les vains efforts de ses proches.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le bon et le mauvais entraîneur

Thelma est anorexique et il semble bien que son entourage soit impuissant à la sortir de cette spirale infernale. Pour son premier roman, Caroline Bouffault a choisi un sujet délicat, mais réussit, avec justesse et humour à embarquer son lecteur.

C’est une famille sans histoire, ou presque. Le père est prof de math, la mère dirige une entreprise de meubles. Leurs deux filles suivent leur parcours scolaire sans difficulté majeure. Billie a six ans, alors que Thelma se frotte aux tourments de l’adolescence. Personne ne sait trop pourquoi, mais elle souffre d’anorexie. À quinze ans, cela fait déjà de longs mois qu’elle refuse de se nourrir correctement et qu’elle soumet son corps au supplice que lui impose son Entraîneur (c’est ainsi qu’elle nomme cette voix qui la met au supplice et définit les lois qu’elle doit respecter et qui sont de plus en plus dures.
Maintenant qu’elle pèse à peine 41 kilos, son entourage commence à s’affoler. Elle se rend chaque semaine chez le médecin pour vérifier sa courbe de poids, est suivie par un psy et ses parents essaient de l’encourager de leur mieux. Mais rien n’y fait. Tout au contraire, des dissensions vont se faire jour au sein de la famille. Si sa sœur ne comprend pas pourquoi Thelma n’est pas «normale», son père préfère minimiser et sa mère devient irritable. Toute sortie au restaurant est vécue comme une épreuve.
Violette, sa meilleure amie, croit avoir trouvé un bon plan. Il faut qu’elle couche avec un garçon pour ne plus figurer sur la liste des filles hors-catégorie dans le palmarès des plus baisables qui circule en classe. Et pour faire bonne mesure, un adulte serait le partenaire idéal.
Comme le prof de sport semble apprécier Thelma, c’est sur lui qu’elle décide de miser. Mais le chemin est long, d’autant qu’il n’est pas question pour l’enseignant de se compromettre avec l’une de ses élèves. Ce qui va toutefois changer la donne, c’est le désarroi des parents. Quand Violette leur explique que Thelma n’est pas insensible aux charmes de ce bel athlète, ils vont tout simplement lui demander son aide. «Ce ne serait pas la première fois qu’une approche originale réussirait là où échouent les thérapies classiques. Il a lu que la question de la confiance en soi est centrale dans l’anorexie. Quel meilleur traitement que le sport en compétition pour gagner en assurance? En toute humilité, Guillaume est assez sûr de son coup.» Réussira-t-il dans son entreprise? C’est tout l’enjeu de la seconde partie du livre.
Caroline Bouffault affiche une belle maîtrise pour un premier roman. D’une écriture qui sonne toujours juste, empathique avec une pointe d’humour, elle réussit à nous faire partager le combat de Thelma. Sans doute parce qu’il s’appuie sur du vécu. Saluons donc tout à la fois la primo-romancière et les éditions Fugue, dont c’est l’un des premiers ouvrages publiés.

Thelma
Caroline Bouffault
Éditions Fugue
256 p., 20 €
Premier roman
EAN 9782494062030
Paru le 6/01/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Certains ont des amis imaginaires; d’autres, des tyrans intérieurs. Celui de Thelma s’appelle l’Entraîneur. Il règne sur son quotidien, lui enjoint de compter les calories et lui impose une discipline de fer. Soumise à sa loi, la lycéenne épuise son entourage et flirte avec l’abîme. Mais avec l’appui de son amie Violette, une issue se dessine: du marathon ou de la séduction de son professeur de sport, quel projet déraisonnable saura la tirer des griffes de l’Entraîneur?
Combative et lucide, fragile et ironique, Thelma tâche de s’inventer un chemin parmi des adultes aussi désorientés que leurs cadets.
La trajectoire de la jeune fille s’entrechoque à celle de ses proches, et le roman nous plonge tour à tour dans les aléas de la vie de couple, les passions des amitiés adolescentes, les paradoxes des fratries… Avec empathie, justesse et une irrésistible drôlerie, Caroline Bouffault signe avec Thelma une comédie dramatique intergénérationnelle, qui est aussi un premier roman émouvant et solaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Trames
Suricate magazine (Soraya Belghazi)
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Blog Domi C Lire
Blog le capharnaüm éclairé
Blog Aude bouquine

Les premières pages du livre
« Février
Montée des eaux
Deux litres et demi en trois quarts d’heure, la crue menace. Des gouttelettes se forment sous les aisselles et sur la poitrine plate de Thelma. La contraction de ses muscles lui rosit le front et les joues, tant mieux, ça lui donnera bonne mine. Pour économiser ses pas, elle coupe à travers le terre-plein, pose les pieds le plus souplement possible sur la pelouse puis le bitume du parking – ni secousse ni mouvement brusque. Elle sonne en face de la plaque du généraliste, attend la vibration du déverrouillage, pousse le panneau de verre dépoli. L’enclume qui distend son bas-ventre irradie dans son abdomen et envahit le haut de ses cuisses. Les rates et les appendices explosent, les vessies peut-être aussi. En habituée, elle ne se présente plus à l’accueil. Biscotte la salue avec une information de mauvais augure, installe-toi Thelma, le docteur Meunier a pris un peu de retard.
Consternation. C’est combien, un peu ? Son ventre est au supplice, sa marge minuscule. Sur la droite du couloir, à trois mètres à peine, un panneau cuivré flèche les « Commodités ». Elle résiste. Dans la salle d’attente vide, elle s’assied, croise les jambes et passe ses doigts contre son legging, par-dessous, pour souder ses lèvres l’une contre l’autre à travers le tissu. Normalement, cela diffère l’envie d’uriner, mais dès qu’elle retire sa main, la pesanteur réapparaît. Se changer les idées. Son portable ne dispose plus que de cinq pour cent de batterie. Elle attrape Grazia sur le présentoir en plexiglas. Quelqu’un a rempli le test « Quelle amoureuse êtes-vous ? » au stylo vert, à côté de ses réponses de la semaine dernière. Ils n’ont rien coché de commun, mais comme elle avait calculé son compte pour tomber sur « Amante fusionnelle », difficile de tirer des conclusions. Elle se demande qui est l’autre. Peut-être quelqu’un de son lycée, un alter ego en liberté surveillée.
Tout en elle sue. Son corps cherche à se débarrasser de l’excès de liquide par tous les moyens. Combien de litres peut-on perdre par la transpiration ? Est-ce que le poids de l’eau reste sur la peau ? Quelle proportion s’évapore ?
Elle ne veut pas qu’ils se méfient. Surtout qu’ils n’ont pas de raison de se méfier ! Elle va de mieux en mieux.
Elle appuie plus fort sur son entrejambe. Elle aurait dû apporter un carnet pour réfléchir à la dissert. Le prof avait l’air si fier de son sujet. Un personnage de roman doit-il être admirable pour intéresser le lecteur ? À côté de Thelma, Violette a mimé le suicide par balle, Thelma a promis de l’aider pour le plan, elles s’appelleront ce soir. Dans trois minutes, elle se pisse dessus. Est-ce que le docteur la pousse dans ses retranchements ? Ce serait tellement dommage qu’il soupçonne quoi que ce soit. Elle qui fait tout ça pour eux !
Eux : les adultes qu’il faudra remercier le jour où. Parents, médecin, gynéco, psychiatre. Guérir, c’est aussi pour elle, bien sûr. Elle le sait – évidemment. Elle est en bonne voie. L’horizon s’éclaircit, ses tripes ne mentent pas. C’est pour ça que si la balance affiche deux kilos de moins qu’attendu, la claque sera terrible ; et tellement injuste, après ses efforts des dernières semaines ! On s’inquiétera. On renforcera la traque. On ne la croira plus. Et si on ne la croit plus, elle n’y croira plus non plus. L’élan s’arrêtera net, la vraie vie s’éloignera un peu plus. On prendra des mois, peut-être des années dans la vue.
Elle ne peut pas s’offrir, pour le moment, le confort de la vérité. Elle doit arranger la réalité pour placer toutes les chances de son côté, le temps de rattraper le chiffre officiel. Le problème n’est pas l’évolution, mais l’étalon de départ.
Avec le printemps, les températures deviennent plus clémentes. L’an dernier, à la même saison, elle compensait l’adoucissement de la météo par un durcissement de son programme d’exercice physique. Les calories que son corps ne brûlerait pas pour se maintenir à trente-sept degrés devaient être dépensées autrement, deux kilomètres de course en plus, une série supplémentaire d’abdos. Un an plus tard, la méthode lui apparaît barbare – preuve qu’elle en a fini avec les stratégies tordues.
Il n’y a qu’à la voir à la cantine ! Ce midi, alors que personne n’exigeait rien d’elle, Thelma a demandé du sucre à sa voisine. Violette, volant par-dessus les tables, aurait récupéré le sachet de sucre comme on rafle une pépite. Mais sa meilleure amie était assise trop loin pour entendre. Moins bon public, Solène a englouti son liégeois sans décoller une fesse, et Thelma a dû aller se servir elle-même dans la queue du self. Pas grave. L’essentiel était qu’un témoin, même récalcitrant, la voie déchirer le sachet et répandre quelques grains sur son Activia 0 %. Seule, elle n’y serait pas arrivée.

Cette transpiration intempestive l’inquiète. Il faudrait reprendre quelques gorgées à la fontaine à eau, compenser. Elle n’a pas de récipient sur elle, c’est Biscotte, la secrétaire au visage cramé par les U.V. qui distribue les gobelets. Thelma se lève, sonde le contenu du bac à jouets. Pas de dînette. Elle saisit la coque poussiéreuse d’un voilier Playmobil, s’approche de la fontaine, remplit sa coupe de fortune, porte le plastique à ses lèvres : l’équivalent d’un demi-verre à moutarde, pas plus, de quoi rétablir l’équilibre. Elle se rassied, soulagée, honteuse et vaguement inquiète : si elle allait se coller une gastro ? Autrefois, elle se serait félicitée d’une bonne diarrhée, mais elle n’en est plus à espérer se vider par les moyens les plus gore. C’est bon signe. Elle repose le bateau à l’envers, comme faisait sa mère avec les jouets de bain de Billie. Elle se remet à serrer et desserrer son sexe à intervalles réguliers pour provoquer la décharge électrique qui atténue l’envie.

Le docteur raccompagne une dame âgée à la porte. Thelma se lève, l’abdomen gonflé comme un bébé somalien sur les posters d’Opération Bol de Riz.
Le médecin ne remarque rien. Comme d’habitude, il est obsédé par l’écran digital sous les chaussettes de Thelma.
— Quarante-trois. Ça ne bouge pas beaucoup. Tu prends tes vitamines ?
— Oui.
Non. Elle en a décortiqué la composition. L’excipient qui enrobe les gélules finit en ose, du sucre en embuscade. Elle a trouvé ça mesquin de la part de Meunier, une trahison un peu minable. De toute façon, elle ne lui fait pas confiance, il est à la solde de ses parents et ne se donne même pas la peine de prétendre le contraire.
— Et le fer ?
— Aussi.
Comme si elle avait le choix. Une fois par mois, une prise de sang contrôle son taux de ferritine. Sa mère a prévenu : c’est ça ou de la viande rouge. Du coup, c’est ça. Quelques gouttes tombent dans sa culotte. Elle demande si elle peut y aller, une tonne de devoirs pour demain et une dissert à commencer.
— Ça carbure toujours, au lycée ?
— Oui, ça va.
— Le travail scolaire, c’est important, Thelma, mais moins que ta santé.
— …
— Bien. À mercredi prochain, même heure ?
Elle a envie de vomir tellement son ventre la fait souffrir, elle transporte une boule de feu sous sa peau. Elle n’arrivera jamais jusque chez elle. La secrétaire lui ouvre la porte avec une lenteur qui confine au sadisme. La route qui borde le parking du cabinet est passante, avec l’arrêt de bus qui dessert un lotissement récent, la boulangerie et le bureau de tabac juste à côté.
Le jet rebondit sur le goudron entre ses jambes. Elle n’en finit pas de se vider, accroupie, fesses à l’air, exposée, ridicule. Une dame s’écrie C’est quand même malheureux ! et dans la voix pointue, Thelma croit reconnaître la mère d’une copine de Billie. Elle garde la tête baissée, les yeux par terre, sur la rigole qui s’élargit autour d’un pneu de voiture et mouille ses baskets. Sa honte lui coule le long du nez. La dame est partie.
Quinze ans et demi, et pisser sur des parkings.
Terminé.
Mercredi prochain, elle expliquera les deux kilos usurpés, cette dette qu’elle traîne depuis des mois comme un boulet. Elle se fera engueuler, mais on repartira sur des bases saines.
Elle calcule. Avec tout ce qu’elle vient d’évacuer, elle doit frôler les quarante et un. Presque quarante. Un jour, peut-être, son poids commencera par un trois. Le chiffre provoque une chair de poule délicieuse, comme un film d’horreur qu’on voudrait mettre sur pause, mais qui vous happe jusqu’au générique.

Le remplaçant
— On ne prend pas racine dans le vestiaire, svp !
Le vendredi matin, « à la fraîche », monsieur Faroy attend ses élèves à huit heures sur le terrain multisports. Il est arrivé en cours d’année, quand Marchand est partie en congé maternité. Jusque-là, en cours d’EPS, la seconde C frappait mollement des volants de badminton dans un gymnase surchauffé. Avec le rugby mixte, on a changé de division. Les exhortations viriles du prof galvanisent Thelma : « Allez les chochottes, on se met en jambes, roulade dans la boue, c’est bon pour vos pores ! » Dès les premières minutes d’échauffement, elle jubile. Les filles se rebiffent, les garçons se bidonnent, Thelma exulte. Elle ne petit-déjeuner pas le vendredi pour ne pas s’alourdir d’un ramequin de muesli. Faroy l’aime bien, c’est sensible. Il l’encourage à profusion, dans son style martial. À chaque touche, il lui fait l’ascenseur, à elle toujours. Il se place dans son dos, à son signal elle saute, les grandes mains du prof la soulèvent sans effort, et elle s’envole au-dessus du terrain. Il ne râle pas si elle rate le ballon.

Dans le vestiaire des filles, à la sortie des douches, les corps se croisent. Thelma connaît la plupart de ses camarades depuis le collège, et certaines, comme Violette, depuis le primaire. Elle a vu les silhouettes se modifier, les formes apparaître en ordre dispersé, des seins pointer sous les T-shirts avant de se remplir, des fesses présenter soudain des grumeaux disgracieux, des cuisses s’envelopper, des hanches s’élargir jusqu’à laisser deviner un commencement de bourrelet au-dessus de la ceinture. Sur ses copines, elle trouve ça immonde, mais ça la dégoûte moins que sur elle. Les autres se sont résignées. Régulièrement, à grand bruit, elles entament des régimes fantaisistes, aussi radicaux qu’éphémères.
Plus elles se montrent velléitaires, plus la détermination de Thelma s’accroît. Dans leur faiblesse, elle puise sa force. Au début, ses camarades admiraient son opiniâtreté, on louchait sur l’étiquette de son jean, on spéculait : c’est du 23 ou du 24?, le creux entre les cuisses, surtout, les faisait fantasmer, elles qui, jambes serrées, ressemblaient à de gros pylônes matelassés de téléphérique. Thelma fascinait. Cela ne lui déplaisait pas. Elle avait connu une période de grâce, où de prétendus photographes l’abordaient dans la rue. Cela s’était produit deux fois de suite, à un mois d’intervalle, et dans la foulée Violette lui avait échafaudé un plan de carrière : Thelma ne devait pas laisser passer sa chance. Les gens, à cette époque, s’imaginaient volontiers que Thelma rêvait de célébrité. Actrice, mannequin, influenceuse ? Le fond de l’affaire leur échappait. Au fond, il leur échappe toujours.

Thelma elle-même a été la spectatrice complaisante d’un putsch sur son cerveau. Un tiers s’est emparé des manettes. Par curiosité, pour voir, le peuple a ouvert les grilles. Une force insaisissable s’est mise à traquer tous ses faits et gestes. Ne craque pas, n’avale pas cette merde, ne les écoute pas, cours plus vite, encore cinquante squats, ne t’arrête pas si tôt, dépasse la douleur, bats-toi pour ton futur, ne gâche pas tout.
Un despote éclairé, un Entraîneur dur mais juste œuvre à son avenir. Un brillant avenir ! C’est un homme. Une femme ne déploierait pas pour elle une telle dévotion, et Thelma serait moins sensible à son aura. Et puis, d’une voix et d’une volonté féminine, elle pourrait bien ne plus se dissocier.
Les exigences de l’Entraîneur régissent, depuis dix-huit mois, la vie de Thelma. De manière aussi imperceptible qu’inexorable, le nombre de lois à respecter s’est accru. Aucune contrainte, prise isolément, n’apparaît insurmontable ; aucun refus n’est recevable.
Dès la rentrée en seconde, plus personne n’a voulu ressembler à Thelma, Thelma qui nageait dans son 25, ne portait pas de soutien-gorge, Thelma dont les règles avaient disparu aussi vite qu’elles étaient arrivées. Qu’on ne la regarde plus comme un modèle à suivre, elle en a pris son parti. Au moins, on la regarde encore. Étrange créature de Tim Burton, sculpture vivante de Giacometti.
Elle peine à mesurer sa transformation physique, car elle ne la ressent pas. Intellectuellement, elle en accepte les preuves matérielles, un chiffre sur une balance ou une taille de vêtement, mais en elle quelque chose d’irréductible, de têtu, d’inaccessible à la raison, refuse de s’approprier ce que démentent aussi catégoriquement ses sens.

Elle souffre pourtant de faire souffrir ceux qu’elle aime. Parfois, la culpabilité atteint un niveau si insoutenable qu’elle envisage de se soumettre entièrement à l’Entraîneur, pour arrêter de faire le grand écart, cesser de lutter.
Un jour, dans le cabinet de Soreil, après une interrogation banale dont elle ne se rappelle plus les termes exacts, elle a lâché l’Entraîneur comme on livre un complice. Le psychiatre l’a submergée de questions. Il s’est montré plus insistant qu’à l’ordinaire, et elle a eu le sentiment qu’il ne s’adressait plus à elle, mais bien à lui, et qu’elle leur servait juste de médium. Sans ménagements, Soreil a cuisiné l’Entraîneur, et les explications qui transitaient par la bouche de Thelma résonnaient piteusement à l’oreille. D’être mis à nu, brusqué, l’Entraîneur a rétréci. La divulgation de son existence au-dehors a affaibli son pouvoir au-dedans. Le simple fait que quelqu’un d’autre – un adulte, un médecin ! – le considère comme un parasite, et non comme le noyau, accrédite l’idée en Thelma qu’elle s’en débarrassera un jour.
Cela fait naître, chez elle, autant d’espoirs que de craintes. Elle n’a pas fait grand-chose de ses quinze ans sur terre. Elle n’a rien construit, ni même commencé en dehors de cette maladie. Qu’arrivera-t-il si on lui arrache le cœur de sa personnalité, ce qui la constitue ? Que devient-on quand on vous démantèle ? Que reste-t-il ?
Pendant qu’elle passe des heures à étudier les rubriques nutrition des sites féminins, à retenir le nombre de calories aux cent grammes du pamplemousse (39) et de la banane (90), à réaliser des recettes de cuisine pour en gaver sa sœur et ses parents, les autres adolescents se découvrent des talents, expérimentent dans tous les domaines. Thelma consume toute son intelligence, investit tout son temps dans l’anorexie. Si le mal disparaît, alors quoi ? Qu’est-ce qui tient les autres, toute la journée ? Quel est l’objectif ?
Thelma ne croit pas en Dieu. Elle a essayé de se forcer, mais elle ne peut pas faire un coup pareil à ses parents – pas en plus du reste.

La Liste
— Ce mec est un malade mental ! Il a plu toute la nuit et il fait trois degrés ! Sur la vie de ma mère je n’avais pas cette marque ce matin, je la prends en photo direct.
Dans les vestiaires, Thelma prête peu d’attention aux récriminations d’Inès ni à ses gesticulations grotesques pour photographier l’arrière de sa cuisse avec son téléphone portable. C’est toujours la plus vindicative, parce que Faroy a repéré sa tendance à tirer au flanc et qu’au lieu de l’engueuler, il la submerge de conseils personnalisés, comme s’il comptait lui faire passer une sélection officielle pour le XV de France d’ici la fin de l’année.
— La prochaine fois, au premier placage, je me barre.
— Sauf si c’est Thomas, rigole Manon.
— Bonne blague, dit Inès que ça n’a pas l’air d’amuser outre mesure.
Elle interrompt ses jérémiades le temps de plonger la tête en bas pour finir de se sécher l’arrière du crâne avec sa serviette. En se relevant, elle attaque sur un autre front :
— Avec ce qu’il fait à Thelma, en plus !
Elle s’adresse apparemment à Manon, mais parle suffisamment fort pour que toutes entendent.
— Thomas ? s’étonne Manon tout en formant une boulette à partir des cheveux châtains accrochés à sa brosse.
— Mais non, pas Thomas ! Le prof !

Elle pivote vers Thelma d’un air théâtral, vérifie qu’elle jouit d’une attention sans partage, et déclare, le ton grave :
— Franchement Thelma, il faut signaler, là.
Thelma ne répond pas, mais Inès n’a besoin de rien pour s’échauffer.
— Vous n’êtes pas d’accord ? Tous les vendredis, il la tripote !
— Il ne la tripote pas, il lui fait faire les touches, proteste Violette en roulant les yeux.
— Elle a raison, rigole Sybille. Qu’est-ce que tu veux qu’il tripote, exactement ? S’il était obsédé, il choisirait une vraie meuf, enfin avec des formes, toi, moi, ou même n’importe qui, mais pas Thelma. Faire ça à Thelma, ça prouve que ce n’est pas un obsédé !
En proclamant le statut hors norme de Thelma, Sybille offre à l’Entraîneur une distinction publique. Que la reconnaissance provienne d’une fille léthargique qui ne ferme pas un 38 amoindrit à peine le compliment. Pourtant, le flash de satisfaction qui traverse Thelma ne dure pas. Elle ne se réjouit pas à l’unisson de l’Entraîneur, une part d’elle est déconfite, vaguement humiliée. Elle enfile ses ballerines sans lever la tête et ne voit pas qui persifle :
— Les pédophiles, ça aime aussi les petits garçons.
— Vos gueules, conclut Violette, on est à la bourre pour l’anglais.

Violette et Thelma traversent ensemble la cour du lycée pour rejoindre les laboratoires de langue.
— Décérébrées, les trois, laisse tomber, murmure Violette.
Thelma hausse les épaules.
— Comme s’il risquait de choisir Sybille, ajoute Violette, tout à coup hargneuse. Tu crois qu’il a envie de se péter le dos à chaque match, Faroy ?
Les filles de la classe manifestent toutes, à des degrés divers, une animosité latente à l’égard de Thelma. Violette est le pont qui lui permet de ne pas se retrouver totalement isolée ; un pont n’a pas à entreprendre d’action suicide.
— Ne va pas leur dire ça, clarifie Thelma au cas où.
— T’inquiète.

Dans le cours qui suit la séance de rugby, l’ambiance est habituellement calme, les muscles au repos. Aujourd’hui pourtant, une agitation parcourt les tables du fond, un papier circule de main en main accompagné de rires étouffés.
— Surely the whole class would love to know what’s so funny. Thomas, would you please read it aloud for the rest of us ?
Thomas lève des yeux affolés sur Big Bern.
— Was my request unclear ?
Thelma hésite entre compassion et curiosité. Justin aurait-il fait circuler les Péripéties de la seconde C en plein cours ? Chaque nouvel épisode est attendu comme le dernier Sex Éducation sur Netflix. Toute la classe fait mine d’adorer être mise en scène dans ces chroniques humoristiques, quand bien même les rôles les plus avantageux sont réservés aux potes de l’auteur et les autres relégués à la figuration. Mais l’expression de Justin, assis à la rangée derrière Thelma, une table sur la droite, ne trahit pas de culpabilité particulière. Il semble tout au plus un peu anxieux, au même titre que ses voisins, dans l’attente du dénouement.
Big Bern réitère sa demande de lecture publique. Les visages atterrés autour de Thomas qui persiste dans son refus muet laissent présager un contenu accablant. La prof tend la main, paume ouverte. Un silence d’interro surprise règne dans la classe. Big Bern finit par dégager le papier d’un coup sec.
— Mais il s’agit d’une œuvre collective ! Qui sont vos co-auteurs, Thomas ?
L’emploi du français par Mrs Bernard atteste de la gravité de la situation. Thomas baisse le nez sur la table et bafouille I’m sorry, it was a joke, I don’t remember who has participated.
— A joke, I see. Apportez donc votre liste à monsieur Charpentier, qu’il rie un bon coup. Je vous verrai dans son bureau à la fin du cours. Violette, je vous prie, escortez notre comique chez le proviseur.

À l’interclasse, il n’est question que de la Liste. Charlie crache le morceau, mi-ennuyé, mi-fanfaron : « Pas la peine de s’exciter, c’était pour rigoler… On vous a classées “pour coucher” ». Il bat l’air de ses longs bras : « Mais si ça vous vexe, faites pareil, les meufs, on ne demande pas mieux, ça sera instructif. »
Inès rit très fort et réclame que l’on divulgue le trio de tête. Violette traite Charlie de puceau à petite bite.
— Pourquoi ça t’énerve autant ? s’étonne Thelma. Il t’a montré la Liste ?
Violette acquiesce lentement.
— Et donc ? poursuit Thelma.
— Arrête, on s’en balek !
— C’est toi qui as l’air de trouver ça important.
— Pas du tout.
— À quoi tu joues ? Allez, c’est bon, dis rien.
Violette rattrape Thelma avant qu’elle ait atteint la barrière en bois où elles s’asseyent souvent pour dominer la situation.
Hors classement.
Thelma est d’abord décontenancée. Hors classement, aux côtés de Marina, qui a fait son coming-out à la rentrée.
— Ce con m’a dit : « Ta pote, on aurait peur de la casser », accouche finalement Violette, l’air désolé.
Thelma est sonnée. L’Entraîneur, exaucé au-delà de ses espérances. Il a façonné une créature asexuée.
— Il a dit aussi : « C’est dommage, avec le visage qu’elle a. » Même « le beau visage », je crois.
— Et toi ?
— Quoi, moi ?
— C’est quoi, ton rang ?
— Mais t’es grave, ma parole, on s’en fout !
On s’en fout peut-être, mais Violette termine troisième, juste derrière cette pouffe d’Inès et Sybille qui a des seins depuis le CM1.
La casser.
Sans jamais discuter ni crier grâce, elle se soumet aux exigences toujours plus sévères de l’Entraîneur. Y en a-t-il seulement un, parmi cette bande de glands, qui réussirait à s’astreindre à la même discipline ?
La casser ! Et quoi encore ?
La résistance de Thelma les confondrait.
À la fin de la fable, c’est le roseau qui triomphe, pas le chêne fat et boursouflé. Le chemin reste long. Elle continuera à travailler.

Home sweet home
Thelma laisse choir son sac à dos dans l’entrée, s’engouffre dans sa chambre et ferme la porte. Elle se cale contre le bord du lit, allonge les jambes sur les bouclettes de la moquette et éjecte ses ballerines d’un frottement de la pointe du pied contre le talon. Normalement, elle s’abstient de toute activité physique le vendredi soir, le rugby l’épuise suffisamment pour que l’Entraîneur lui octroie une pause, mais aujourd’hui elle est trop perturbée pour rester immobile. Elle passe une brassière de sport et un legging noir. Lorsqu’elle redescend dans le salon, Billie se lamente :
— On devait jouer à la console !
— Je n’en ai pas pour longtemps, on jouera après.
— Je t’accompagne à vélo alors.
La sœur de Thelma peut s’accrocher comme une lente.
— Non.
— Mais pourquoi ?
— Parce que ! La nuit va tomber et c’est trop pentu !
— T’auras qu’à me pousser dans la montée.
— Je suis trop fatiguée.
Miracle, Billie capitule. Thelma lace ses baskets, branche des écouteurs sur son téléphone et lance Runtastic.
Hors classement.
À qui doit-elle l’élégance de ne pas finir quinzième ? Qui a pensé à créer, pour Marina et elle, un statut à part ?

Toutes les discussions des semaines suivantes porteront sur le détail des délibérations. Justin se fera un plaisir de raconter le duel entre Thomas et Big Bern dans le prochain épisode de sa série. Chacun saura que Thelma Gardel appartient à la catégorie rare des êtres asexués.
Les lampadaires de la rue s’allument alors qu’elle quitte le lotissement sous le regard de Billie, qui s’est avancée jusqu’au portail dans ses chaussons.
Peu de garçons commentent l’apparence physique de Thelma. Si peu qu’elle s’est parfois demandé s’ils s’étaient rendu compte de quoi que ce soit. Si c’était de la diplomatie, ces imbéciles se sont bien rattrapés. Alors qu’elle commence à aller mieux, ils l’enferment à contretemps dans ce statut de malade dont ils semblaient jusqu’ici ne pas avoir conscience ; ils lui tiennent la tête sous l’eau au moment où elle cherche à reprendre de l’air. Est-ce qu’ils ne sont pas fichus de repérer les signes d’une amélioration ? Elle ne parle jamais de ce qu’elle traverse. Que savent ses camarades ? Que voudrait-elle qu’ils sachent ?
Une voiture approche, plein phares. Elle détourne les yeux vers le talus à droite pour ne pas être éblouie, le véhicule passe très près. Heureusement que Billie n’est pas venue. C’est vrai qu’elle lui avait promis de jouer à la Switch.
Rien à tripoter… Un petit garçon.
Elle accélère dans la pente. En haut de la côte, elle consulte son téléphone. Cinquante-cinq minutes qu’elle est partie. Au moins trente, encore, pour le retour.
Elle ne peut pas laisser cette histoire l’atteindre. Elle doit tendre vers un seul but.
Que faire pour qu’on lui renvoie l’image dont elle a besoin pour guérir ? Est-ce qu’il faut qu’elle annonce, platement : « Je vais mieux » ? Elle le dit déjà. Elle ne dit que ça en réalité, même si c’est de manière subliminale, sans mots, ce je vais mieux, elle le répète tout le temps – pour convaincre les autres, valider dans leurs yeux le chemin parcouru, pour prendre de l’élan, les obliger à desserrer les pinces qui la retiennent en arrière.
Elle termine sa course épuisée, mais pas encore apaisée. Le jardin est éclairé. Son père, en manteau dans la véranda, porte le dessous-de-plat en bouchons de liège. Cécilia se tient à côté de lui, juste devant la baie vitrée, bras croisés, et la double ride verticale qu’elle déteste prolonge son nez jusqu’à la racine des cheveux.
— Billie nous a dit que tu étais sortie à dix-sept heures quarante-cinq, dit Thierry quand Thelma pénètre dans la pièce. Ça fait une heure et demie que tu cours ?
Ils ne s’écartent pas et elle en est réduite à les contourner. Derrière eux, la table est dressée pour le dîner. Sa mère crie dans son dos :
— Et tu as eu rugby ce matin ! Ma parole, tu cherches vraiment à te tuer ?
Ce ton, cette question, c’est trop. Trop de provocations pour une seule journée, trop d’hostilité à son égard, jusque dans sa propre famille, de la part de ceux dont elle est en droit d’espérer autre chose. Du réconfort, par exemple. Est-ce que c’est trop demander ? Ni son père ni sa mère ne cherchent à savoir pourquoi elle est partie courir – ils sont si sûrs de connaître la réponse ! Depuis un an, on ne permet à Thelma aucun autre problème que Le Problème.
Elle s’effondre exactement comme il ne faudrait pas et sanglote à la manière d’une gamine prise en faute, d’un gros bébé. Pas la force d’expliquer. Qu’y a-t-il à expliquer, de toute façon ?
— On t’attendait pour passer à table.
Thelma est atterrée. Ils savent parfaitement qu’elle ne peut pas aborder un repas dans cet état : agitée, sale, transpirante, sans le plus petit sas de préparation mentale, pas prête ! Entre deux hoquets, elle quémande un délai, cinq minutes, une douche.
On ne lui accorde même pas ça.
Elle prend place devant son assiette. Son désarroi n’est pas feint. Il lui est physiologiquement impossible d’avaler quoi que ce soit, au risque de s’étrangler. Son père multiplie les allers-retours vers la cuisine. Sa mère oriente ostensiblement le buste en direction de Billie, qui rit à des blagues de Toto ou d’Astrapi sans qu’on puisse déterminer si elle est étanche à l’humeur générale ou si elle cherche à alléger l’atmosphère.
Tous les autres ont terminé leur assiette depuis de longues minutes quand l’ordre fuse :
— Ça suffit. Sors de table.
L’injonction de Cécilia contient une telle agressivité que Thelma en est ébranlée. Son père essaie de la retenir, mais c’est trop tard, ils ne se sont pas consultés, l’autorisation a été accordée, et Thelma se retranche dans la salle de bains. Au loin, le babillage de Billie s’interrompt. Des couverts sont déplacés avec brusquerie. Une porte claque.
Thelma défait sa queue de cheval, démêle du bout des doigts la masse brune mi-longue qui s’en échappe et scrute son image dans la glace. Les joues creusées sous les pommettes saillantes, le front large, le nez court et sans défaut, le menton pointu. Rougis par les larmes, ses yeux jaillissent de son visage. Thelma aime leur permanence. Alors que tout en elle se transforme sous l’effet de forces malveillantes, eux n’ont payé aucun tribut à la puberté ni à la résistance. Le pourtour doré de la pupille se fond dans un vert mousse contenu par un épais trait noir. « Ça sera ton plus bel atout », avait décrété sa mère autrefois – remarque que Thelma, cinq ou six ans à l’époque, avait stockée pour plus tard. Mon petit lémurien, disait parfois Thierry.
De profil, avant d’entrer dans la douche, elle vérifie le parfait alignement de son torse et de son abdomen sur un axe vertical. L’Entraîneur la félicite : deux heures de rugby, seize kilomètres de footing, une crise de larmes et un dîner sauté, rien à redire pour aujourd’hui.

Au petit déjeuner, Cécilia Gardel apparaît d’excellente humeur. La mère de Thelma porte une robe plissée sur des bottes de cuir beige et de longues boucles d’oreilles colorées. Elle détaille à son mari ses ambitions de développement pour Chemins de Campagne, sa boutique de meubles de jardin qu’elle voudrait repositionner sur le très haut de gamme, teck et métal uniquement, pour ne plus courir après le volume. Thierry Gardel sirote son café en hochant la tête et propose son aide pour le business plan. Thelma remplit de Frosties le ramequin de Billie et se sert du thé.
— Tu travailles ce matin, Thelma, ou tu accompagnes maman au magasin ? demande son père.
— Violette vient préparer le DS de maths.
— Ah ! très bien. Elle s’en sort comment, en ce moment ?
Thelma hausse les épaules. Violette s’en sort mal, pas la peine de s’étaler sur le sujet. Ses parents ont divorcé l’an dernier, juste après le déménagement de Lucas en Bretagne. En un trimestre, la vie de Violette n’a plus ressemblé à rien : une famille désintégrée, plus de mec. Le travail scolaire a été rétrogradé assez loin dans ses priorités.
Elle propose de s’occuper du pain pour midi.
— N’achète que deux baguettes, croit bon de préciser sa mère, tu en prends toujours trop, le congélateur déborde. Au fait, un couple passera peut-être en fin de matinée pour repérer les amphores, ne mettez pas de bazar dehors, hein ?

— Ça ne va pas ? interroge Violette, à peine arrivée.
— Mes parents, marmonne Thelma en refermant la porte.
— Y a autre chose.
— Non non.
— Arrête. C’est pas cette histoire de classement, au moins ?
Thelma soupire :
— C’est vraiment chiant.
— Je ne vois pas pourquoi, décrète Violette avec une mauvaise foi qui frise l’œuvre d’art. T’avais l’intention de sortir avec Thomas ?
— Ha ha.
— Un de ses potes ?
— Mais non !
— Donc c’est ce que je dis : on s’en fout.
Thelma apprécie les efforts de Violette pour dédramatiser. Elle aimerait réussir à expliquer que son exclusion de la Liste-des-bonnes-meufs-avec-qui-coucher entérine une victoire et un échec, mais elle ne sait pas comment formuler les choses, comment dire que ce que crie cette liste c’est Ma pauvre fille, n’essaie même pas, c’est perdu d’avance. Leur amitié comporte une étiquette qui proscrit l’usage de certains mots, au premier rang desquels redoublement et anorexie.
— Thelmouille, tu ne vas pas chialer ?
Violette l’enserre dans ses bras et Thelma réussit à ravaler le gros de ses larmes. Elles restent un moment l’une contre l’autre, puis Thelma se dégage.
— Je vais chercher le livre de maths.
— Je peux savoir pourquoi tu te venges sur moi, gémit Violette en cachant mal son soulagement.
Thelma sort une trousse, un cahier de brouillon et le manuel qu’elle ouvre à la page du cours sur le sens de variation des fonctions de référence. Elle accorde à Violette cinq minutes pour se rafraîchir la mémoire sur le Je retiens.
— Tu vas comparer (-1,3)2 et (-5,2)2.
Violette sélectionne un stylo-bille à pointe rose et garde la languette du capuchon entre les dents pour mordiller le plastique. Thelma réfléchit à une consigne plus difficile, avec une fonction inverse, mais pas trop compliquée non plus. D’abord, valider que la base est maîtrisée. Violette note l’intervalle de comparaison et relève la tête :
— Tu sais que le petit trou au bout du bouchon c’est pour que les gens qui l’avalent ne s’étouffent pas ?
Thelma lui lance un regard éloquent. Violette replonge dans la contemplation de l’énoncé.
Tout à coup, Thelma prend conscience que son amie agite le cahier de brouillon devant ses yeux.
— Eh oh, j’ai fini ! Tu pensais à quoi ?
— Je vais coucher avec un mec.
Violette rit.
— Ça te prend comme ça ?
— C’est la seule solution.
— Mais t’es sérieuse, en fait ? C’est pas un peu extrême, comme représailles ?
— C’est toi qui dis ça ?
— Quoi, moi ? Hein, mais ça n’a rien à voir ! Lucas et moi, on était ensemble. Excuse-moi mais c’est bizarre de décréter ça comme ça. Ça ressemble à une question de fierté.
— Ce n’est pas de la fierté.
Devant la moue sceptique de Violette, Thelma tente une approche différente. Est-ce que Violette se rappelle quand la prof de maths a rendu les copies, la semaine dernière, qu’elle lui a tendu son six sans commenter, sans lui demander si elle avait eu un souci, comme si tout était normal ?
Oui, Violette se rappelle, et une insulte tombe à l’endroit des pratiques sexuelles de la mère de la prof. Thelma poursuit :
— C’est autoréalisateur et criminel.
Elle n’est pas certaine de ses adjectifs, mais Violette semble saisir sa pensée.
— Pour moi, c’est pareil, Vio : tant qu’on me regardera comme quelqu’un de malade, je ne m’en sortirai pas.
Jamais elles n’abordent ces thèmes aussi frontalement. Violette a l’air émue aussi.
— Je vais me chercher un verre d’eau, dit Thelma, pour s’éviter un autre épanchement. Tu veux un truc ?
Quand elle revient de la cuisine, un gobelet dans chaque main, le livre de maths a disparu, Violette a les deux paumes à plat sur la table et une expression résolue.
— Ça ne sera pas quelqu’un de la classe. On ne va pas mendier ces dégénérés. Laisse-moi le week-end. Lundi matin, j’aurai un nom.

Extrait
« Certes, il ne connaît pas grand-chose à la pathologie de Thelma. Mais à en juger par la démarche de ses parents, ceux qui s’y connaissent ne parviennent pas à régler le problème. Est-ce qu’on est venu le chercher, oui ou non? Ce ne serait pas la première fois qu’une approche originale réussirait là où échouent les thérapies classiques. Il a lu que la question de la confiance en soi est centrale dans l’anorexie. Quel meilleur traitement que le sport en compétition pour gagner en assurance? En toute humilité, Guillaume est assez sûr de son coup. » p. 140

À propos de l’auteur
BOUFFAULT_Caroline_DRCaroline Bouffault © Photo DR

Caroline Bouffault a grandi près de Grenoble et vit actuellement à Paris. Thelma est son premier roman. (Source: Éditions Fugue)

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Dans la cour

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En deux mots
Barnabé n’a pas trois ans quand il perd sa mère. Un drame qui va entraîner son père dans une spirale infernale. Il meurt quatre ans plus tard, laissant à son fils la lourde tâche de se construire un avenir. Les copains et la musique vont l’aider à s’en sortir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Comment Barnabé a survécu à la mort de ses parents

Dans ce premier roman initiatique, Jérôme Rebotier raconte la vie de Barnabé qui a perdu sa mère et son père alors qu’il n’était qu’un enfant. Une double et douloureuse épreuve qu’il va falloir surmonter.

À la rentrée 1986, Barnabé entre en classe de Seconde. Il se réjouit de retrouver ses camarades de classe, Émile, Antoine, Jean-Albert, Hercule les autres. En quelques lignes, on découvre que cette petite bande est d’abord là pour s’amuser plutôt que pour apprendre. Le fait que sur son formulaire, à la case «parents» Barnabé note «décédés» y est peut-être pour quelque chose.
Dès le chapitre suivant, qui nous ramène en 1977, on comprend que ce corps d’homme ramené vers le rivage que des promeneurs découvrent sur la côte bretonne est celui de son père. Déjà défiguré, il ne comportait pas de traces de coups. L’enquête va conclure à un accident. Plus tard, on comprendra qu’en fait il n’avait plus envie de vivre.
Car tout le roman est construit sur ce principe des allers-retours entre la vie «d’avant», celle où Barnabé n’était pas encore orphelin, et cette année 1986 qui marque sa nouvelle vie. Il découvre sa chambre à l’internat et pense y découvrir un terrain de jeu avec des limites qu’il est bien décidé à franchir. Il faut dire qu’il revient de loin. Un double drame que l’auteur va tenter de conjurer en commençant par un conte en quatre parties disséminées le long du livre et intitulé Les cerises et le goudron (je vous conseille de relire ce conte in extenso une fois votre lecture terminée. Il est très éclairant).
On découvrira dans quelles circonstances le petit garçon perdra sa mère en 1973, mais on comprendra surtout très vite que c’est en 1977 que son existence a basculé.
«On m’avait tué à l’instant. L’enfant en moi était mort, enfoui quelque part loin de la raison. La naïveté laissait place à l’ignorance et à la peur. Je m’évanouissais presque, je ne savais plus qui j’étais. Mon esprit se réfugiait là-bas, très loin. Je savais que ma mère m’observait et je voulais la rejoindre. Le volcan bouillonnait de plus en plus. Fort.»
Alors, c’est en semant de petits cailloux sur sa route qu’il va finir par trouver un chemin. En 1978, il se réfugie dans l’imaginaire, s’imagine le capitaine d’un vaisseau en mission pour sauver le monde, en 1980 il se rêve en sportif en érigeant son propre Roland Garros. «Je suis devenu adulte immature dans un corps trop petit. Je ne dois pas en parler, on ne doit pas savoir, il paraît que ce n’est pas bien d’être différent. On m’a appris que l’on n’aime pas les gens différents, on les rejette. Alors c’est mon secret.» Finalement, c’est grâce à la musique qu’il va trouver sa voie. La musique qu’il écoute – l’auteur a eu la bonne idée de publier la playlist du roman – et la musique qu’il fait avec ses copains. Si le groupe qu’il va former avec ses amis n’est pas très brillant – leur premier concert va virer à la catastrophe – il a enfin trouvé un équilibre.
On serait tenté d’y voir un aspect autobiographique, venant d’un compositeur de musique de films, mais c’est d’abord dans la musicalité de l’écriture que Jérôme Rebotier se dévoile. Son roman est agencé comme un album, à la fois sombre et lumineux, désespéré et ouvert au monde. Alors quand retentit la cloche qui marque la fin de l’année scolaire, on se dit que pour Barnabé tout est possible. Et que peut-être le romancier nous offrira une suite.

Playlist du roman

Dans la cour
Jérôme Rebotier
Éditions Héliopoles
Premier roman
210 p., 17 €
EAN 9782379850868
Paru le 9/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et en région parisienne. On y évoque aussi La Baule et Le Pouliquen ainsi que Viroflay.

Quand?
L’action se déroule entre 1973 et 1986.

Ce qu’en dit l’éditeur
1986. Barnabé Voisin a 15 ans. Passionné de musique, il retrouve sa bande de copains, Hercule, Émile, Antoine, John, Kadour et Jean-Albert. Ces inséparables amis s’apprêtent à vivre toutes leurs premières fois¬ : leur groupe de rock, les manifs, les clopes en douce, les filles… Mais lorsque les profs interrogent Barnabé sur ses parents, il écrit machinalement : «Décédés».
Alternant le récit à la première personne d’un jeune lycéen et celui d’un adulte interrogeant la mort prématurée de ses parents, Jérôme Rebotier nous entraîne dans un roman personnel, drôle et émouvant, où le parcours initiatique d’un adolescent et sa joie de vivre l’emportent sur les fractures originelles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
Les cerises et le goudron
Première partie

Une petite maison.
Des cerises.
Je suis en train de déjeuner.
Une toute petite pièce et, sous l’assiette de cerises, une table.
Dans le mur une petite brèche d’où suinte une coulée de goudron.

Je suis soudainement assis dans l’autre sens. Je mange mes cerises comme si de rien n’était.
Le goudron coule lentement sur le sol et le niveau commence à monter.
Je m’observe de très près.

Je mange mes cerises comme si de rien n’était.
Le goudron coule lentement, sur le sol, et le niveau commence à monter.
Je m’observe de très près.

Je recule en me laissant là, affairé à mes cerises.
Je recule encore, je passe la porte et je m’éloigne.

Je recule toujours, longtemps, très longtemps, laissant la maison, moi, mes cerises et le goudron rapetisser jusqu’à n’être plus qu’une petite étoile dans la nuit sombre.

D’ici je ne vois plus le goudron.
Là-bas, je mange mes cerises comme si de rien n’était, je le sais.

…Noir…

1986
La rentrée
Ils sont déjà tous réunis dans la cour au moment où je passe la grande porte du lycée. Teints bronzés et langues déliées. Les restes de l’été sur leurs visages. Émile, Antoine et ses yeux bleus, Jean-Albert, Hercule et puis les autres. En demi-cercle. Les anecdotes fusent. Cette complicité immédiate, l’humour renouvelé par les vacances.
Émile a pris une demi-tête, plus une demi-tête de cheveux dressés dans toutes les directions, et s’est enveloppé d’un imperméable noir qui lui tombe au ras du mi-mollet, une vieille paire de Doc aux pieds joints comme un cornet de glace.
— T’as mis les doigts dans la prise ce matin? lui lance Jean-Albert en plissant la bouche et les yeux d’un air approbateur.
— Poss poss, lui répond Émile en l’imitant.
Antoine acquiesce en souriant et Hercule enchaîne :
— Tu n’aurais pas croisé Vladimir par hasard?
Si, si, il est avec Marcelo.
Un rire aux éclats. Nous sommes les seuls à pouvoir comprendre.
Je les regarde avec le plaisir des retrouvailles tout en leur tapant dans la main. Jean-Albert porte un pantalon beige taille soixante-six qui laisse apparaître la moitié de son caleçon à motif papier peint, Hercule ne manque pas son « Mon Barnabé ça me fait tellement plaisir de te revoir vivant! » en me prenant les épaules dans ses mains, et Émile me glisse un «Alors comme ça t’as changé de nom pendant les vacances?» suivi du petit plissement œil bouche qui demande mon approbation. Je lui réponds:
— C’est quoi ce délire encore ? tout en me faisant la réflexion que quelques minutes seulement de remarques entre copains suffisent à réinventer nos vies.
— Va voir sur le tableau! me répond Antoine souriant.
— Qui est avec qui ? je lui demande.
— J’te dis d’aller voir sur le tableau, il répète.
Je me dirige vers le parloir et je cherche mon nom. D’abord je ne me trouve pas et puis si, en relisant plusieurs fois les listes des classes, je comprends enfin la blague… Bernard Moisin (2de 4), ils m’ont appelé Bernard Moisin au lieu de Barnabé Voisin, les salauds! La voix d’Émile s’approche de moi avec son petit rire moqueur :
— Ça va Bernard? T’as pas un peu moisi en vacances ? Je me retourne:
— Et toi tu t’es déguisé en Robert Smith?
La sonnerie retentit à quelques mètres de nous. Nos tympans claquent et s’envolent. Nous reprenons nos marques. Les élèves se rassemblent par classes devant les numéros notés à la craie blanche sur le sol de la cour. Moi je passe la porte du bureau du conseiller d’éducation et je lance à la secrétaire, qui, tête baissée, attentive, remplit ses formulaires, et sans attendre qu’elle me fasse signe :
— Bonjour madame, je suis pas sur la liste, je vais où ? Elle lève les yeux et pousse un soupir en m’apercevant.
— Ah non! Vous! vous n’allez pas commencer dès le premier jour ! Débrouillez-vous!
— Bah d’accord! Je vais dans la classe de mon choix alors ?
— Ne dites pas n’importe quoi, Voisin! Laissez-moi travailler! Par pitié!
Je me dis un instant que je ne pensais pas qu’à son âge elle ait besoin que je ressente de la pitié pour elle. Bref! Je m’imagine en cardinal, abaissant la main sur ses épaules avec un air condescendant et je l’absous de ses péchés. Je souris pour moi.
— Qu’avez-vous à sourire comme ça? On dirait un nigaud! Allez! filez rejoindre votre classe!
Je sors dans la cour qui s’est vidée entre-temps et bien évidemment je ne sais pas où sont passés les copains de 2de 4. J’en profite pour faire une petite dizaine de pompes sous l’arcade, je fais ça dès que j’ai deux minutes, il paraît que ça maintient en forme, les pompes. De toute façon je suis en retard. Puis je sens la présence de ce type, certainement nouveau pion qui s’approche de moi pour me dire que ce n’est pas le moment de faire le mariole tout seul. Je lui dis: «OK». Je me relève et je prends l’escalier central, J’arpente les couloirs en regardant à travers les portes vitrées des classes. J’en profite pour faire deux ou trois clins d’œil aux copains puis j’aperçois enfin Jean-Albert et Antoine assis au fond d’une salle dans laquelle une vieille prof, complètement babos et portant fièrement une chemise en cuir bordeaux, agite les bras dans toutes les directions. Je toque trois coups bien francs suivis d’un léger silence, puis j’ouvre la porte, je passe la tête, et je dis d’une petite voix: «Bonjour madame, je suis Bernard, Bernard Moisin.» Éclats de rires… je connais une bonne partie des élèves, et Voisin est un nom qu’on n’oublie pas. La vieille babos semble désemparée, vérifie sa liste sur un vieux carnet puis se redresse en reprenant confiance et s’adresse à la classe: «S’il vous plaît ne vous moquez pas de votre camarade, il a peut-être une bonne raison d’être en retard.» Elle me regarde par-dessus ses lunettes :
— Quelle est la raison de votre retard, jeune homme ?
— J’étais dans le bureau du CPE car ils ont fait une faute à mon nom, ils ont écrit Bernard sans h alors que moi c’est Bernhard avec un h, car je viens d’Alsace. Du coup, je me suis mis à faire quelques pompes et j’ai pas entendu la sonnerie.
Rires.
— (À la classe) Arrêtez de rire stupidement comme ça! Je ne comprends rien à vos histoires de pompes, asseyez-vous je suis madame Dubien, votre professeur de français et comme vous vous en doutez votre professeur principal. D’abord on dit «Je n’ai pas» et pas «J’ai pas»! Tenez! Voici quelques fiches à remplir. Je vous préviens, nous allons passer toute l’année ensemble alors mieux vaut bien nous entendre. Et si vous avez des doutes, demandez à votre voisin ! (Rires)
— Merci beaucoup madame!
Je prends les fiches et je vais m’asseoir derrière Jean-Albert et Antoine. On se met à se raconter nos vacances pendant que la babos nous distribue un polycopié avec le nom des autres profs. Je commence à remplir mes fiches et comme d’habitude je note machinalement «décédés» à la case Parents.
«On a Ramirez en espagnol, ça va être encore une bonne rigolade!» je dis à Jean-Albert.
Dubien nous distribue l’emploi du temps, nous demande d’ouvrir nos livres page 40 et le cours se déroule tranquillement jusqu’à la prochaine sonnerie. »

Extrait
« On m’avait tué à l’instant. L’enfant en moi était mort, enfoui quelque part loin de la raison. La naïveté laissait place à l’ignorance et à la peur. Je m’évanouissais presque, je ne savais plus qui j’étais. Mon esprit se réfugiait là-bas, très loin. Je savais que ma mère m’observait et je voulais la rejoindre. Le volcan bouillonnait de plus en plus. Fort. Je ne sais plus si je me mis à pleurer, je ne crois pas. J’étais devant le fait. Je n’avais pas vraiment le choix. Non, je ne pleurais pas, je devais être fort. Je deviendrais le capitaine de mon vaisseau et je mènerais ma vie tout seul. Je m’imaginais portant un casque et une cape de super-héros, délivrant tous ceux que j’aimais. Je rêvais que mon père s’écroulait et roulait dans la pente d’un jardin, je peinais à le rattraper, mais je le sauvais. Avec de la volonté et de l’imagination, j’y arrivais.
Les mois passent et je regarde le ciel par la fenêtre, plusieurs années de suite réunies en un instant. J’ai perdu la notion du temps. Je suis devenu adulte immature dans un corps trop petit. Je ne dois pas en parler, on ne doit pas savoir, il paraît que ce n’est pas bien d’être différent. On m’a appris que l’on n’aime pas les gens différents, on les rejette. Alors c’est mon secret. Je grandis presque comme ces autres, en me sentant quelquefois gênant, un peu de trop, et autour de moi, ceux qui savent font presque comme si de rien n’était, ceux qui l’apprennent me prennent en pitié. Je déteste la pitié! Ceux qui ont pitié vous rabaissent sans le savoir, ceux qui ont pitié vous regardent d’en haut avec cet œil ou cet air attendri qui leur donne de l’importance. Piédestal. Podium. Je préfère qu’on m’écoute. Rien qu’un peu. Raconter, partager, et qu’on observe et adopte mon étrangeté. » p. 57-58

À propos de l’auteur
REBOTIER_jerome_DRJérôme Rebotier © Photo DR

Jérôme Rebotier est compositeur de musiques de films. Dans la cour est son premier roman. (Source: Éditions Héliopoles)

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Nos jours suspendus

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En deux mots
Quand Lucie annonce à sa mère qu’elle est enceinte, l’adolescence veut qu’elle l’aide à avorter en toute discrétion et que cette nouvelle reste entre elles. Julia prend alors les choses en mains, laisse Sébastien, son mari, et Antoine, son fils, pour partir chez le médecin. Mais l’affaire se corse avec le refus signifié par leur médecin de famille…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Chronique d’un avortement

Le premier roman de Coralie Bru met en scène une adolescente qui se retrouve enceinte et demande l’aide de sa mère pour avorter. Un acte médical qui est tout sauf anodin et qui va transformer en profondeur la relation mère-fille.

Julia est correctrice pour une maison d’édition et se voit confier un manuscrit à lire de toute urgence après le décès de son auteur. Il lui fait désormais mettre les bouchées doubles pour que l’ouvrage parte au plus vite chez l’imprimeur. Mais son programme va être totalement bousculé lorsqu’elle comprend l’attitude un peu bizarre de sa fille. Ce que Lucie finit par lui confier, c’est qu’après une relation sexuelle sans préservatif elle se retrouve enceinte.
Encore adolescente, elle ne veut pas avouer son état à son père et espère le soutien de sa mère pour régler l’affaire au plus vite.
Rendez-vous est pris chez le médecin de famille qui entend défendre la vie et refuse de l’aider. Julia se tourne alors vers le planning familial et après avoir la confirmation que la grossesse n’en était qu’aux prémisses, Lucie est prise en charge et avale une première pilule abortive. Tout cela se fait sans que les hommes de la famille ne soient au courant, même si le mensonge met Julia mal à l’aise.
Elles décident de «faire passer la pilule» en se rendant chez Rose, l’amie de Julia. Cette dernière vit seule et les héberge avec toute la bienveillance dont elle est capable. Au fil des jours, elle deviendra la confidente de ses invitées.
Coralie Bru tisse des fils de plus en plus solides entre ces trois femmes de générations différentes. Car leur combat va vite devenir commun. Contre les misogynes de tout poil, contre le patriarcat, contre tous ceux qui refusent encore aujourd’hui de reconnaître aux femmes le droit de disposer de leur corps.
Avec ce roman, Coralie Bru passe avec bonheur de l’autoédition – elle a déjà publié cinq romans chez Librinova – à l’édition. L’occasion aussi de constater combien le travail avec une équipe éditoriale porte ses fruits lorsque l’on compare à l’édition originale. Le style est plus fluide, le récit plus resserré. Voici donc un «premier roman» riche de promesses.

Nos jours suspendus
Coralie Bru
Éditions des Équateurs
Premier roman
236 p., 20 €
EAN 9782382844069
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans une ville qui n’est pas spécifiée.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a d’abord Julia. Mère de deux enfants, Lucie et Antoine, devenus des adolescents de plus en plus distants et bien peu loquaces. Le jour, elle préfère se tenir loin du tumulte du quotidien, plongée dans les vies et manuscrits des autres qu’elle tente de faire obéir aux règles et contraintes grammaticales. La nuit, elle s’inquiète, incorrigible, pour les siens. Pourtant, pour eux, « tout roule », comme dirait Lucie, l’école, les amis et même « l’après » déjà tout tracé.
Et puis, soudain, Lucie sombre dans le silence. Au creux de son ventre, se logent bien des soucis, et, pour Julia, l’impensable. Pas elle, si sage, si raisonnée, si prudente.
Mère et fille embarquent dans un voyage qui les conduira jusqu’à la maison-tanière de Rose, confidente, modèle et refuge de Julia depuis l’adolescence. Trois générations de femmes se retrouvent alors sous le même toit, unies par ce lien invisible entre leurs ventres, leurs peurs, leurs révoltes et ces désirs qui ne s’évanouissent jamais tout à fait.
Avec une acuité bouleversante et une finesse singulière, Coralie Bru parvient à raconter à la fois l’anodin et l’exceptionnel et à esquisser, à travers Julia, Lucie et Rose, la véritable histoire d’une filiation féminine contemporaine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Fanny de Weeze)
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les livres de Joëlle
Blog Enna lit, Enna vit !
Blog Maghily

Les premières pages du livre
1
L’orage éclaire la cuisine par intermittence. L’évier paraît profond, béant à s’y jeter. Le plan de travail, une longue plaine électrique. Il reste du linge humide dans une bassine à côté de la machine, une moiteur tropicale s’en dégage – il faudra que je range. Les manches blanches stroboscopiques des T-shirts de mes enfants et de mon mari dépassent du tas.
Je me demande s’il pleuvra assez pour nourrir les sols secs depuis des semaines.
C’est ma pause du milieu de l’après-midi, et je me sens encore plus seule que d’habitude.
J’ai un faible pour les orages. Ils ponctuent les choses avec distinction. Je m’imagine discuter avec Lucie et Antoine des éclairs qui zèbrent le ciel au-dessus de la haie. Il n’y a pas grand-chose que j’aime davantage que discuter avec mes enfants, mais ils m’y autorisent de moins en moins. Parfois ils sont des petits commerçants, on doit en passer par la pluie et le beau temps ; enfin surtout par la pluie, et à condition qu’il en tombe beaucoup. Je ne m’étonnerais pas qu’un jour ils me rendent de la monnaie après une de nos conversations.

C’est une préoccupation de faible profondeur dans laquelle je marche souvent, un inconfort supportable mais usant qui pèse dans mes chaussures. Je ne sais pas comment je voudrais que nous parlions. De toute façon, je vois peu mes enfants. Je les croise.
Heureusement, je peux compter sur les trajets en voiture quotidiens pour tenter quelques incursions dans leurs vies si secrètes. Dans cet espace clos, où je les garde ceinturés près de moi, nous parvenons à approcher ce que, les bons jours, j’appelle « des discussions ». Chaque fois, ça m’émeut un peu, j’ai envie de leur faire remarquer c’était bien de se parler comme ça. Mais ma gorge se bloque, ils ne comprendraient pas.
Ce matin, dans la voiture, Lucie m’a semblé bizarre. Je l’ai dit à Sébastien à mon retour. Il a suspendu un instant ce qui le retenait encore dans l’entrée pour en entendre davantage, mais je me suis contentée de hausser les épaules.

Démuni, il m’a demandé si ça allait, comme si je ne lui avais rien dit, une question dont il n’est jamais avare quand il est stressé, comme ce matin. Dans un conciliabule angoissé, il a prétendu avoir perdu tour à tour l’intégralité de ses affaires, avant de retrouver chacune d’elles à sa place habituelle. Il avait rendez-vous avec un gros client, j’ai déjà oublié lequel. La SCOPICEM ou la SOCITEC ? J’ai senti que je devrais savoir. Je n’ai pas osé lui faire répéter.
Je l’ai embrassé en m’efforçant d’ignorer qu’il semblait soulagé de ne pas avoir à en entendre plus sur Lucie, là, tout de suite.
En un nouveau baiser, de nouveaux encouragements automatiques et un claquement de porte, je me suis retrouvée parfaitement seule. Comme tous les matins, je suis allée ranger la table du petit déjeuner. Je l’ai fait plus lentement que d’habitude, sans cesse interrompue par des vagues d’inquiétudes pour Lucie.
Je rejoue notre si courte matinée ensemble pour débusquer des indices. Je revois ses regards, ses gestes, ses déplacements dans la pièce. Je ne trouve rien de solide justifiant mon pressentiment.
Pourtant, je sens errer autour de moi le fantôme familier de ma fille, celui qu’elle laisse chaque matin derrière elle aussitôt franchi le pas de la porte. Je suis inquiète comme on l’est pour l’enfant qu’on a porté, mais sans parvenir à rassembler la moindre preuve, ou même un signe, comme si je l’avais perdue de vue il y a longtemps.
Les vibrations de mon téléphone sur la table de la cuisine me sortent de mes pensées. La foudre est tombée à quelques kilomètres.

« Julia ! » s’écrie la voix quand je réponds.
Je reconnais cette façon de lancer mon prénom comme une bouée de sauvetage. C’est Marie, mon éditrice, qui, très occupée, oublie souvent de dire bonjour et au revoir.
« Tu as entendu ?
— Non.
— Xavier est mort. Cette nuit.
— Ah.
— Ça ne m’arrange pas du tout. »

Je retiens un petit rire, sans aucun lien avec mon estime pour Xavier Lapierrade, que j’avais pu rencontrer en quelques occasions mondaines destinées à me rappeler la valeur profonde de mon métier de correctrice et ce faisant à maintenir mon salaire suffisamment bas.
« Le livre est urgent maintenant. Beaucoup plus urgent », conclut-elle.
Certains opposeraient qu’il ne l’est plus du tout, mais c’est pour cela que nous ne faisons pas le même métier.
« Les gens croyaient déjà que Xavier était mort. Si on attend trop, on va perdre de l’impact. Ils ne se seront rendu compte de rien. C’est l’effet Giscard d’Estaing. »
En tournant la tête vers mon bureau, je vois vaciller les lettres du titre, éclairées par la lumière pâlotte de mon ordinateur : « ÉVA, MA SŒUR – NON CORRIGÉ ». Même le tapuscrit a l’air malade.
Au bout du fil, Marie répète « Ça ne m’arrange pas du tout du tout du tout », comme pour me laisser le temps de m’installer.
« On va devoir accélérer la sortie. Tu t’en sens capable ?
— Quand ?
— Il faudrait qu’il soit livré à l’imprimeur mardi prochain. »
Je regarde le plafond.
« Il est mort comment ?
— Juste mort. Crise cardiaque. »
Comme je ne réponds pas, elle me lance :
« Ça fait une différence pour toi, pour mardi ? Cancer ou crise cardiaque ?
— Ah non. Non. C’est court mais je ferai au mieux.
— C’est plus important maintenant, vraiment, les gens risquent de le lire.
— Tu sais comment valoriser mon travail. »
Je l’entends sourire de connivence, elle s’apprête à raccrocher mais se ravise.
« C’est dingue quand même, je lui ai parlé hier.
— Oui.
— Je n’ai pas vraiment réalisé encore. Je serai triste après la sortie, pas le temps maintenant », dit-elle.
Essaie-t-elle de me rassurer ? Ou de se rassurer elle-même ?
« Oui, c’est normal », dis-je, dans le doute.
Elle a dû manœuvrer avec beaucoup de diplomatie pour suggérer quelques changements à Xavier Lapierrade sans le vexer mais a fini par céder sur des points cruciaux à ses yeux.
« Mais tu ne trouves pas, toi, que c’est plein de redites ? Je trouve qu’il en reste. »
Je laisse passer deux secondes, pour évaluer si elle cherche la vérité ou une caresse. J’élude.
« De toute façon, la sortie est pour dans très bientôt, maintenant. »
Elle bondit.
« Ça veut dire qu’il y a des redites ça ! Ça m’énerve. Ça me saute aux yeux, je te l’ai dit en te l’envoyant. Je les entends déjà les souligner. »
Les, ce sont les journalistes. Sous leur poids, sa voix cède avant de se ressaisir.
« Enfin oui comme tu dis, ça sort très bientôt. Et ils n’oseront sans doute pas dire grand-chose maintenant. »
Je ne dis rien. Je ne connais aucun journaliste.
J’entends des gens parler derrière elle, son attention se dissipe quelques secondes puis elle reprend le ton grave du début de notre conversation.
« Écoute, l’essentiel c’est de tenir la date. Tu m’envoies la première partie dès que tu l’as.
— Oui.
— Merci, vraiment. »
Juste avant de raccrocher : « Mais ça va, toi ?
— Oui, oui. Et toi ?
— Oui. »
Le silence de mon bureau s’est épaissi.

2
Je travaille encore sur le texte quand j’entends la porte d’entrée se fermer.
« Lucie ? »
Je reconnais le long soupir qu’elle pousse après avoir marché sous la pluie. Elle apparaît sans répondre dans l’entrebâillement, ses cheveux trempés dépassent de la capuche de son sweat-shirt. Elle n’entre pas. J’ai encore des mots coincés sous les doigts, je reste près du manuscrit pour qu’ils ne s’échappent pas.
« Ça va ? »
Je la vois déjà fuyante. Je tente de la rattraper.
« Tu veux un chocolat chaud, un thé ?
— Non, j’ai pas faim… enfin j’ai pas soif », lâche-t-elle sans surprise, déjà de dos.
Je lui demande si elle veut qu’on se voie, elle croit que je lui demande si elle veut manger.
Je lui demande si elle veut qu’on se promène, elle croit que je lui demande si elle veut marcher.
Je lui demande si elle veut venir faire les courses, elle croit que je lui demande si elle a quelque chose à acheter.
L’éternel malentendu de nos discussions.
Sa silhouette s’éloigne déjà à travers le salon, puis dans les escaliers, pour trouver refuge dans sa chambre.
Mon paragraphe terminé, je me risque à quelques pas sur le carrelage. Le salon est silencieux, mais je sens encore son passage, l’odeur âpre de son sac à dos qu’elle traîne partout depuis bientôt un an.
« Je monte », dis-je fort, après avoir failli renoncer, en bas de l’escalier.
Elle ne répond pas. Je pose un pied sur la première marche. La porte est ouverte, c’est inhabituel. J’y lis une invitation incertaine, peut-être même l’espoir de me voir franchir le seuil. Elle est assise au bord de son lit.
« Tu ne te sens pas bien ?
— Mais si. »
Je m’approche.
Je progresse dans sa chambre avec méfiance. Elle me regarde par à-coups. Je me laisse observer. Je reste immobile près de son bureau, disponible, aux aguets. Elle garde le silence et je n’ose pas dire un mot pendant une minute, peut-être deux, terriblement longues. Ses cheveux sont attachés avec soin, elle vient de resserrer son chignon avec une rigueur mécanique. Toujours impeccable, toujours prête pour un ballet impromptu. Moi, toujours un peu débraillée, jamais apte à l’inattendu.
Elle semble avoir pleuré, mais je ne suis pas sûre. Elle a le visage rouge, comme si elle avait honte. Ou chaud ? Elle a sport le mardi. Je ne suis plus certaine de rien.
Elle ne parle pas, son regard se défile. Elle est gênée par ma présence, la mâchoire serrée.
« Tu sais que tu peux me parler, je suis en bas, toute seule, à mon bureau. Viens quand tu veux », lui dis-je.
Je m’aventure à poser une main sur son épaule ; elle ne se dérobe pas.
Elle acquiesce, sans dire « Non mais je sais Maman » en levant les yeux au ciel.
Sur le chemin vers mon bureau, je fais croire à la maison que tout roule mais je n’en mène pas large. Je me rassieds, déconcentrée. Je vérifie mon téléphone : pas de message non lu de Lucie avant son retour du lycée, rien sur Instagram non plus, elle n’a pas posté depuis plusieurs heures. Sa dernière trace numérique dans ce monde remonte à cinq siècles avant Jésus-Christ à l’échelle de son addiction : la veille au soir. Je consulte le profil de Tom. Il vient de poster une photo de ses pieds de part et d’autre d’une flaque #storm #rain #enjoy. Je laisse ma main relâcher le téléphone.
Lucie se drape de mystère.
Il n’y a plus qu’à attendre, à nouveau.
J’écoute la maison. Aucune réponse. Je tente de me manifester dans le salon, je fais tomber un magazine, je me racle la gorge. Rien. Je remonte. Sa porte est désormais close, mais le temps semble y être arrêté. Lucie guette. Je pose ma main sur la poignée, animée d’un courage singulier.
« Tu n’as pas perdu une chaussette ? je bredouille, démunie.
— Pourquoi, tu as une chaussette ? » répond-elle, laconique.
J’analyse sa voix. Éraillée ? Fatiguée, peut-être ? Mais plus proche du ton qu’elle me réserve depuis deux ans.
Je n’ai pas de chaussette à lui donner.
Je m’enfuis paniquée. Je retourne à mon bureau. J’ai l’envie dévorante d’écrire à Sébastien pour tenter de trouver un sens à cette étrange scène qui se joue dans la chambre de sa fille, mais je devine déjà le contenu de notre échange : Je m’inquiète. Lucie est vraiment bizarre, ça se confirme. / Ah pourquoi tu dis ça ? / Elle est rentrée plus tôt et elle est montée directement dans sa chambre. / Comme toujours, non ? / Mais là elle a laissé la porte entrouverte et elle ne m’a pas demandé ce qui me prenait de la regarder, et puis sa voix est éraillée. Enfin de toute façon, je te dis qu’il y a quelque chose. Elle n’a pas posté depuis hier soir. / Bon tiens-moi au courant. Bisous. / Bisous.
Trente douloureuses minutes s’écoulent, je m’efforce de me concentrer sur le texte de Xavier Lapierrade. Mais je sens le plafond de la chambre de Lucie s’abaisser au-dessus de moi, comme lesté de son silence.
Lorsque je sors enfin de mon bureau, mon pas s’accélère déjà. Sans doute l’intuition grandissante que quelque chose a lieu, qu’il me faut intervenir. En haut des marches, je reprends mon souffle et me recoiffe bêtement de deux doigts. Je frappe avant d’ouvrir sa porte. Lucie est couchée dans son lit face au mur, mais elle tourne la tête pour me regarder.
Je referme derrière moi et m’installe près d’elle, cette fois sans demander. Elle ne s’attendait pas à me voir ici, maintenant, au plus profond de mes heures monacales avec mes corrections.
« Est-ce que tu as mal quelque part ? » je lui demande.
Elle secoue la tête, puis se tourne vers moi, cherche une position plus confortable.
« Tu es triste ?
— Un peu. »
Elle pose deux paumes contre ses yeux, appuie dessus en souriant, s’empêchant de pleurer.
« Tu as rompu avec Tom ? »
Elle reste immobile, cette fois elle rit doucement.
« Même pas. »
Je lui caresse le dos, comme si, en massant au bon endroit, ce qu’elle me cache allait traverser son épiderme.
« Tu t’es fâchée avec Camille ? »
Elle lève les yeux au ciel. Évidemment non. Camille et elle, c’est pour la vie.
« Je peux pas te dire, mais t’inquiète pas », murmure-t-elle, arrêtant ma main dans un geste dont l’affection achève de m’affoler.
Elle enroule avec force ses doigts autour des miens, comme si j’étais l’enfant innocent et elle l’adulte. Elle me protège de l’inconnu.
« Je veux que tu me dises.
— Non.
— Je veux que tu me dises.
— Non.
— Je veux. Que. Tu. Me. Dises.
— Non. »
Elle tente de se tourner pour mettre fin à la conversation, mais je l’en empêche.
« De quelle garantie as-tu besoin ? »
Elle ne paraît pas comprendre ce que je lui propose.
« Dis-moi ce que je dois faire pour savoir. »
Nous parlons si bas que j’entends sa bouche sèche quand elle laisse enfin filer sa réponse, lentement :
« Tu ne dois rien dire à Papa, jamais. »
Je prends le temps de mesurer la portée de cette demande.
« Et si je promets, tu me diras ce que tu as ?
— Oui. »
Je jauge son sérieux.
« Et si finalement j’échoue ? Si je le dis à Papa ? »
Elle n’a pas réfléchi à tout cela.
« Si tu le dis à Papa, je suppose que je serai triste et déçue, glisse-t-elle au bout d’un moment. Je crois qu’on ne se verrait plus, dès que possible. »
Sa solennité est si enfantine que je suis tentée d’ironiser, mais son regard grave m’en empêche.
« Tu veux réfléchir ? » propose-t-elle.
Ce sursis me laisse surtout le temps de deviner ce qui lui arrive.
« J’ai le droit de ne rien te dire, me rappelle-t-elle, toute-puissante.
— Je sais.
— Si tu ne le répètes pas à Papa, tu peux quand même m’engueuler pour deux », négocie-t-elle.
Je ne réponds pas mais lui demande calmement :
« Est-ce que tu as pris de la drogue ? »
Elle a l’air amusée que je puisse l’en croire capable.
« Je suis désolée, mais non, répond-elle.
— Si tu t’es fait un tatouage que tu regrettes, à un endroit que ton père pourrait voir à tout moment, je trouverais très ennuyeux de devoir garder ce secret imbécile. »
Je retourne ses bras. Docile, elle me laisse constater. Évidemment, pas de tatouage. Sans lâcher sa main, je me perds dans la contemplation de la peau fine de son poignet.
Soudain, je sais ce qu’elle me cache. J’ai deviné et en un instant, peut-être parce que je la regarde à nouveau, elle le sait.
Le trac me gagne, celui qui m’envahissait lorsque, adolescente, je devais réciter, poings serrés à m’en griffer les paumes, une tirade de Racine ou de Molière devant mes camarades de classe. Je ne suis pas de taille à supporter cette nouvelle. L’imposture terrorisante et l’humiliation gagnent mes épaules et redescendent dans mon dos comme une colonie de fourmis, qui ont déjà pris mon corps d’assaut, le dehors, le dedans, jusqu’à se masser autour de mes poumons. Je retiens ma respiration. Comment ai-je pu laisser arriver ça ? Peut-on imaginer pareille liberté, pareille prise d’indépendance ? J’enrage qu’elle m’échappe à ce point. Quelle gamine d’avoir cru qu’elle était à l’abri, que j’étais à l’abri.
Lucie, décidée, ne dit plus un mot. Elle cherche mon assistance, mais ne peut se l’offrir que contre cette promesse. J’évalue si cette aide lui est indispensable, si elle mérite que j’accepte ce marché infamant. Elle n’admettra rien si je ne consens pas à lui faire don de ma parole.

« Je vais réfléchir, on en reparle tout à l’heure », je dis, la gorge râpeuse, les yeux secs.
Le toit s’est écroulé, je suis sous les gravats, j’attends les secours.
« D’accord. »
Devant la porte, je me ravise, encombrée d’une pensée qu’il me faut absolument lui livrer.
« Tu sais, ton père n’est pas exactement comme tu l’imagines. Réfléchis aussi à ça…
— Je veux qu’il sache rien, Antoine non plus d’ailleurs. »
Je me sens coupable d’avoir oublié Antoine.
Je reste un moment silencieuse près d’elle, sans cesser de lui caresser le dos. Ce mouvement m’aide à réfléchir. Il m’est difficile de refuser ses conditions. Elle me demande de me sentir seule pour l’être un peu moins.
« Je peux dire à Papa que Tom t’a demandé de faire une pause, lui dis-je finalement.
— Donc tu promets. »
Je ne réponds pas. Je veux qu’elle change d’avis.
« Tu promets ? » insiste-t-elle, désespérée de m’entendre dire oui. Ma promesse encore incertaine fait office de serment pour l’éternité. Un manquement de ma part suffirait à faire basculer notre clan dans le chaos. Sa croyance romanesque, théâtrale, dans le pouvoir de cette parole me bouleverse.
« Je veux que tu réfléchisses. Papa peut comprendre.
— Non.
— Si, j’en suis sûre.
— Papa ne peut pas comprendre. »
Son assurance me trouble.
« Mais tu crois que tu vis dans quelle famille ? »
Elle ne répond pas.
« Tu te crois chez qui ? Chez Camille ? » insisté-je, provocante. Je défends un peu notre honneur, ce que nous avons construit jusque-là autour d’elle.
Le rouge lui monte aux joues d’avoir pu laisser croire que nous l’éduquions avec l’austérité des parents de son amie. Lesquels me répondraient sans doute que Camille, au moins, n’est pas enceinte. Mais à cet instant ça m’est égal. Je suis fière de nous, de notre famille. Je voudrais que Lucie nous laisse cette fierté, qu’elle s’y accroche dans la tempête. Je n’ai plus que ça, le reste gît sous les décombres.

3
Antoine et Sébastien rentrent en même temps. Lucie n’est toujours pas descendue.
Antoine a réussi sa énième épreuve de bac blanc. C’était plus facile que prévu, se justifie-t-il pour jouer le modeste. Je peine à masquer mon manque d’attention, trop préoccupée par sa sœur.
Sébastien m’attire dans la cuisine.
« Tu en sais plus ? Pour Lucie », demande-t-il.
Sans préméditation, et le plus naturellement du monde, je commence à lui mentir.
Je pourrais prétendre lui laisser du temps, remettre le problème à plus tard pour lui annoncer posément, mais le mensonge saille.
C’est une dispute avec Tom, il veut faire une pause, dis-je lentement. Puis mon phrasé se délie, je me sauve en parlant. Une nouvelle élève lui aurait peut-être tourné la tête. Je redoute d’en avoir trop dit, peut-être entend-il ma voix trembler ? Mais il n’est pas sur ses gardes, comment pourrait-il m’imaginer lui mentir ? Il se félicite même : il y avait pensé dans la voiture. Elle n’est pas trop triste au moins ? Si, et bizarre. Elle m’a dit de ne pas te le dire. Fausse honnêteté révoltante. Il est peiné. C’est vrai ? Pourquoi ? Je crois qu’elle ne veut pas qu’on parle dans son dos, c’est tout. J’ouvre inutilement un placard, puis un autre. Je finis par me réfugier dans la préparation d’une salade composée.
« Si ça ne va pas au repas, j’essaierai de la faire parler comme si tu ne m’avais rien dit. »
J’acquiesce.
« Oui c’est bien qu’elle voie que tu te préoccupes de ce qui lui arrive, même si elle ne te dit rien. »
Il croit que nous avons un plan. Il croit que nous avons une stratégie. Il se pense dans la confidence. Il imagine que j’ai trahi une promesse à ma fille pour lui. En quelques secondes le mensonge s’est étendu, m’a submergée.
Je ne dis plus rien, j’attends qu’il parte, mais il semble agité de savoir Lucie affectée. Il s’affaire à mes côtés, les mains occupées pour tenter de mettre de l’ordre dans ses pensées.
« C’est étrange une relation si longue à cet âge-là, qui s’arrête. C’est rare, non ? me demande-t-il en ouvrant le réfrigérateur.
— Qu’elles s’arrêtent ?
— Qu’elles existent, plutôt. »
J’acquiesce.
« Tu crois qu’on aurait dû essayer d’y mettre un frein ? »
La seule réponse adéquate à cette question serait de pleurer ma rage folle.
Je n’ai jamais demandé le statut de Tom dans la vie de Lucie, car je le connais. Je n’avais rien à y redire d’ailleurs, Tom est un être tout à fait charmant, qui, d’après ses photos, joue au tennis un nombre raisonnable d’heures par semaine. La semaine dernière, il s’est d’ailleurs acheté une nouvelle housse pour ses raquettes qui a eu beaucoup de succès. Son petit frère sait sauter de très loin dans une piscine, ce qu’admire Tom. Parfois Tom découvre un groupe qu’il associe à de la vraie musique, ou du bon son, et ça a l’air de le soulager car Tom est révolté contre beaucoup de choses, en particulier les gens qui captent rien et la mauvaise musique. Le scooter de Tom lui a été offert l’année dernière pour ses quinze ans et, comme sa housse de raquettes, il a remporté tous les suffrages. Il a acheté un deuxième casque juste après, et Lucie, devinant que ce casque lui serait souvent destiné, a affiché son émotion par un bonhomme distribuant des baisers, réaction saluée par la communauté. En ce moment, il rêve qu’on lui achète une guitare, il poste beaucoup de photos de la vitrine du magasin de musique, sans doute pour faire passer le message à ses parents. Certains abonnés remarquent la beauté des #reflets de sa #silhouette dans la #vitrine.
Lucie et Tom se sont rapprochés sans brusquerie, comme conscients du temps à leur disposition. On les a regardés de loin, à travers un pare-brise criblé d’une grosse pluie d’automne, sur le parking de la base nautique au début de l’été précédent. Un jour d’hiver, Lucie s’est mise à table avec un port de reine, un sourire pur né de la conquête, et nous avons compris. Je lisais aussi dans ce sourire son soulagement de voir aboutir ces mois de face-à-face, de petits rapprochements indécis. Tom était une réussite qu’elle comptait bien garder éloignée de nous aussi longtemps que possible. Que pensent les parents de Tom de ce jeune couple si stable ? Je ne le sais pas, je ne fraye pas beaucoup avec les parents d’élèves. J’ai croisé sa mère plusieurs fois au supermarché, ou à la librairie, ce qui me la rend sympathique, mais nous n’avons échangé qu’un geste de reconnaissance de la main, scellant notre lien secret.
« C’est impossible. Je te rappelle que tu es le premier à m’avoir fait découvrir La Fièvre dans le sang ! rétorqué-je.
— Sans aller jusque-là, seize ans c’est jeune pour un divorce. »
Victoire par K.-O. : l’impudeur de son âge me fige à nouveau.
Oui, Lucie a seize ans. Je suis la grande personne en charge de son éducation, supposée m’occuper d’elle. Je pensais naïvement avoir coché toutes les cases. J’ai d’abord fait semblant de ne pas remarquer les nouveaux soutiens-gorge dans la caisse à linge, mais très vite je lui ai demandé s’ils se protégeaient. Elle m’a dit « Non mais évidemment, Maman ! » Apparemment la contraception est à la mode.
Je lui ai quand même pris rendez-vous chez notre médecin. Elle a eu l’ordonnance.

Sébastien continue de me parler de cette rupture qui n’a pas eu lieu, de ce petit couple sérieux-pas sérieux tout à coup très sérieux. Je me renfrogne. Il interprète mal ce changement d’humeur.
« Non, mais tu as raison, on ne peut pas tout contrôler », se range-t-il. Il se tait, me caresse le dos. Je suis raide comme une pierre.
Depuis que j’ai rencontré Sébastien je n’ai pas eu beaucoup de secrets. Beaucoup de mes proches pourraient pourtant me reprocher ma discrétion, mes silences, mes absences, mais discrète ne veut pas dire mystérieuse. Moi le mystère m’angoisse, je dis ce que je pense, quand je le pense. Je dis ma peur lorsque nous traversons notre propre jardin la nuit et que le chat d’un voisin fait craquer un buisson. Je dis que j’ai chaud quand j’ai chaud. Quand je ne sais pas quelque chose, je ne réponds pas ou je dis que je ne sais pas. Après l’amour, je dis toujours que c’était incroyable quand c’était incroyable, je ne suis pas du genre à regarder pensivement la ligne d’horizon par la fenêtre en laissant planer le doute.
Dans une assemblée, si je ne parle pas, c’est que je n’ai rien à dire à ce moment-là ou que je m’ennuie. Ne pas me confondre avec une femme pleine de mystère.
Alors ce que me demande Lucie, je ne sais pas comment vivre avec. Déjà, ça me mange le creux des reins sous les mains de Sébastien.
Mais si je me confie, Lucie se renfermera, traversera seule – à seize ans – ce qu’il y aura à traverser. J’aimerais la convaincre que son père peut comprendre, sans pouvoir tout à fait le lui garantir.
Nous finissons de préparer le repas sans parler de Tom ou de Lucie. Après tout ce n’est qu’une rupture, un petit secret. Je reprends la partition de cette mascarade. Il me raconte sa journée, et je m’efforce de réagir convenablement.
Son travail m’est un peu mystérieux, comme à une enfant. Voilà ce que je sais : il est commercial dans une entreprise spécialisée dans les caméras résistant aux très hautes températures. On peut les mettre dans des fours à verre, à plus de deux mille degrés.
« Pourquoi les gens veulent-ils filmer l’intérieur de leurs fours ?
— Parce qu’à deux mille degrés, tu n’ouvres pas la porte avec un couteau pour voir si c’est cuit. »
Il m’a expliqué cela il y a très longtemps. Depuis, le produit a dû évoluer, mais le besoin reste le même : filmer l’intérieur de fours à verre, d’incinérateurs, de hauts fourneaux. Il parcourt beaucoup de kilomètres pour apporter cette technologie dans les entreprises clientes, mais aussi pour convaincre celles qui n’ont jamais filmé l’intérieur de leurs fours. Il va dans des salons industriels, et lorsqu’il rentre il suspend le nouveau badge de SalonTec47 ou du French International Steel Industry Meeting au pied de la même lampe que nous n’utilisons jamais dans l’entrée. Lorsque l’été je me plains de la chaleur plus insupportable encore que l’année précédente, il répond invariablement : « Y a pire. » À force de voir tous ces fours grâce à ses caméras, il doit imaginer mon corps dans un four à verre. Je n’aime pas beaucoup cette image. Elle ne me rafraîchit pas.
Croyez-le ou pas, Sébastien a une maîtrise de cinéma. Rien de ce qu’il a pu y apprendre ne lui est utile pour vendre ces caméras ultra-résistantes. Un ami de longue date lui a proposé de le rejoindre dans cette folle aventure, je me dis que c’est le genre de bifurcation que l’on peut prendre seulement par amitié.
En réalité, ce ne sont pas ces fours ou ces caméras qui m’interrogent, ou ce changement brusque de carrière qui me donne le vertige. Ce sont les tableaux et les présentations, les appels à toutes ces personnes inconnues, ces interactions du quotidien dont je ne sais rien.
Moi, j’ai toujours évité de travailler dans un bureau. Comme ces grosses pinces qui viennent mordre les gravats après la chute d’un immeuble, j’ai pris soin de délicatement placer dans une autre vie que la mienne mes collègues, de laisser tomber dans la benne la grosse machine à café, les gobelets avec leurs touillettes, les plantes vertes, les ascenseurs, les interminables réunions.
Alors quand Sébastien me parle de son travail, je ne sais pas toujours comment réagir. Mes réponses doivent sembler tantôt grotesques, tantôt sonner fausses.
Lorsque Lucie se décide finalement à nous rejoindre, je suis soulagée.
« Ça va ? lui demande Sébastien, oubliant soudainement son client.
— Oui. Je vais poser le couvert. »
Nous l’observons, moi pour évaluer son état de nervosité et Sébastien pour se rassurer.
« Ce n’est pas fréquent de vous voir au rez-de-chaussée à cette heure, madame, alors que le repas n’est point servi », glisse-t-il au bout d’un moment, en inversant la position des couteaux et des fourchettes sans lui faire de remarque.
Lucie me jette un regard suspicieux auquel je suis incapable de répondre de façon rassurante.
Sébastien ne dit rien.
Les minutes s’étirent dans la cuisine et la division des cellules bat son plein dans le ventre de notre fille, maintenant j’en suis sûre, je la vois pleinement enceinte. Cela aurait dû me sauter aux yeux. Il y a quelque chose dans son teint, dans ses yeux, une nouvelle qualité de ses cheveux, et puis ses seins sont plus lourds sous son T-shirt. Lucie est une femme et ça m’intimide aussi nettement que lorsque je me suis imaginé qu’elle commençait à faire l’amour avec Tom.
Est-elle venue me surveiller ? S’est-elle rendu compte que je pourrais parler sans son aval, parce que je le veux, parce que j’en ai besoin ?
Sébastien doit se dire qu’elle ne ressemble pas à une jeune fille au cœur brisé, ou plus probablement qu’il ne comprend vraiment rien aux femmes. J’aimerais justement qu’il nous laisse entre femmes, qu’il quitte la pièce pour parler à Lucie. Mais pour lui dire quoi ? Je ne sais pas expliquer ce besoin irrépressible d’être seule avec elle.
Antoine descend déjà. Lucie accepte la part de salade que je lui sers en tirant son assiette à elle sans un mot. Antoine nous abreuve de commentaires sur son dernier bac blanc, étonné de l’intérêt que nous lui portons, étonné aussi de ne pas être interrompu par l’un des fameux soupirs de sa sœur, témoignant d’un ennui profond.
« Elle a quoi, la sœur ? » demande-t-il la bouche pleine en la regardant dans les yeux.
Il mange comme un ogre. Il faudrait que je cuisine un repas supplémentaire pour lui tout seul. Un instant à peine, cette pensée m’encombre l’esprit, au-delà de toutes les autres, comme chaque fois qu’il est question de nourrir ma famille.
« Elle a que c’est toujours non pour le scooter. »
Mensonge automatique, instinctif, à nouveau.
Je crois sentir le tressaillement de Lucie. Peut-être prend-elle conscience de ce dans quoi elle nous a embarquées. Son frère commente : « Encore… Qu’est-ce qu’elle est tenace. »
Il lui adresse un sourire plein de pâtes, de tomates et de feta, elle détourne le regard avec un air de dégoût.
« Je pense que tu n’as pas encore acquis la capacité de parler tout en mangeant, mon fils, dis-je.
— C’est dingue, tu sais : il te reste qu’un an et on n’est même pas là cet été, et puis Tom a un scoot non ? Tu veux t’émanciper c’est ça ?
— Tu dis émanciper avec un tel dégoût, Antoine », lance Sébastien pour détourner la conversation. Il guette le soulagement de Lucie, persuadé d’avoir écarté le sujet principal de sa détresse, mais elle ne lui adresse pas un regard. La pression me fait mijoter à petit feu. Antoine a souri, ne dit plus rien, mange en silence. C’est tout ce que je souhaite, du silence. Pour une fois je veux que nous ne parlions de rien. Sébastien et Antoine guettent une intervention de ma part, moi d’habitude si prompte à éviter à tout prix les blancs, soucieuse de toujours maintenir un dialogue de clan entre nous. Si je ne fais pas le job, le dialogue n’a pas lieu, je le sais, mais aujourd’hui je m’accroche à mon silence, comme si on risquait de me le voler.

À propos de l’auteur

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Coralie Bru © Photo DR

Coralie Bru est née en 1986 à Rodez et vit aujourd’hui à Paris. Elle anime depuis 2014 le podcast de littérature Bibliomaniacs. Elle a écrit de nombreux romans : La Flexibilité de Barnabé (2012), Deux minutes (2015), Cet être exceptionnel (2017), Radicales (2020) et Nos jours suspendus (2023). (Source: Librinova)

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Seule

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En deux mots
Anissa est complexée par son physique. Alors quand Dylan, un nouveau camarade de classe, s’intéresse à elle, elle est aux anges. Mais l’adolescent va la manipuler et l’entrainer sur une pente dangereuse. Ni sa grande sœur, elle aussi sous emprise, ni ses parents ne pourront éviter le drame.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un assassinat trop ordinaire

Dans son second et court roman, Nesrine Slaoui s’empare d’un fait divers sordide pour explorer la place peu enviable des femmes arabes dans notre société. Victimes de harcèlement et sous emprise, elles doivent être très fortes pour s’en sortir.

Deux couples. Anissa et Dylan. Abel et Nora. Anissa est collégienne et mal dans sa peau. Elle aimerait tant ressembler à ces stars des réseaux sociaux, mais face à son miroir elle se rend bien compte qu’elle est loin d’avoir les formes et le teint de ces mannequins. Au quotidien, elle doit encaisser les remarques désobligeantes et les insultes, aussi bien à l’école que dans sa cité. Alors elle fait profil bas. Mais une lueur d’espoir se fait jour quand Dylan, un nouvel élève, la remarque et lui fait savoir qu’elle lui plaît. Via leurs smartphones, ils échangent des messages de plus en plus intimes. Lorsque Anissa interrompt la conversation pour aller se doucher, Dylan lui réclame une photo de son corps qu’elle finit par lui envoyer en lui faisant promettre qu’il ne la montrera à personne.
Nora vit aussi dans la cité, où elle est désormais le symbole de la réussite. Diplômée, elle a réussi à intégrer un grand groupe de cosmétique et espère bien gravir les échelons pour pouvoir offrir à ses parents un avenir meilleur. Quand elle rencontre Abel, elle voit la vie en rose. Mais très vite, elle doit déchanter. Abel s’avère peu fiable et volage et prend un malin plaisir à ne pas honorer les rendez-vous qu’il a lui-même fixés. «Dans la mécanique de leur couple dont il se voulait maître, il reproduisait un schéma conscient; celui d’un homme détaché face à une femme dévouée. Il hésitait, elle patientait. Il n’exprimait rien, elle parlait sans arrêt. Il s’autorisait à fauter, elle prouvait sa loyauté. L’un devait sauver l’autre; elle devait se sacrifier.»
Pendant ce temps, Nora va connaître la honte et l’humiliation. Pendant une sortie scolaire Dylan cette à la pression de ses amis et met la photo de la salope en ligne sans vraiment se rendre compte des implications. Après le conseil de discipline, il va vouloir se venger d’Anissa. Le drame va se produire leur de leur rendez-vous sous la pile d’un pont en bord de Seine. Comme le souligne Patrick Besson dans son dernier roman, Ceci n’est pas un fait divers. C’est une onde de choc qui va secouer Nora, toute la famille, la cité et le pays tout entier.
En choisissant une écriture blanche – quasi journalistique – qui énonce les faits sans prendre parti, Nesrine Slaoui livre au lecteur les éléments d’un dossier explosif, le laissant libre de son interprétation. Le délit de faciès, le poids de traditions patriarcales fortement ancrées et celui de la religion sont pour les jeunes femmes de lourds boulets à traîner. Avant même de pouvoir se choisir un avenir, elles doivent se lester de ce fardeau. Une mission très difficile, car elles ne peuvent compter sur le soutien de leur famille, murée dans un silence coupable. Elles restent Illégitimes, pour reprendre le titre du premier roman de Nesrine Slaoui qui confirme ici tout son talent.

Seule
Nesrine Slaoui
Éditions Fayard
Roman
144 p., 17 €
EAN 9782213721491
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, en banlieue, notamment à Argenteuil et à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
A la mort d’Anissa qu’elle était trop loin pour empêcher, Nora décide d’en finir radicalement avec la violence des hommes.
Inspiré de deux faits réels sans rapport entre eux mais habilement rapprochés par la fiction, Seule nous plonge au cœur de problématiques hélas ancestrales comme le racisme, le sexisme et les violences faites aux femmes, sous un prisme toutefois résolument contemporain, où les réseaux sociaux, la pornographie, mais aussi un début de prise de conscience semblent devoir rebattre les cartes.
Deux vies en parallèle. Celle d’Anissa, une adolescente qui vit à Argenteuil, et celle de Nora, trentenaire parisienne. La première est victime d’un harcèlement scolaire violent et finira par en mourir. La deuxième lutte sur tous les fronts à la fois, contre le sexisme et le racisme qu’elle endure au quotidien, et pour ne pas se laisser broyer par une relation de couple nocive. Qu’est-ce qui les lie, sinon bien sûr de subir la brutalité du monde ? Et jusqu’où faudra-t-il aller pour en finir avec la violence des hommes ?

Inspiré de faits réels qui s’éclairent l’un l’autre par le détour de la fiction, Seule nous plonge au cœur de multiples problématiques contemporaines, de l’addiction aux réseaux sociaux à l’intériorisation des comportements genrés, et jusqu’au sujet complexe entre tous de la légitime défense de femmes en danger de mort.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radio Nova
Slate (Thomas Messias)
Vogue (Tal Madesta)


Nesrine Slaoui présente son second roman Seule © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 3 septembre 2021
Cité Champagne, Argenteuil
Dans les quartiers Nord de Marseille, à la Bricarde comme à la Castellane, centres névralgiques du trafic de stups où un minot meurt tué par balles de kalachnikov tous les quinze jours, les fenêtres offrent une vue de rêve et dégagée sur la mer Méditerranée. Une provocation, un horizon enviable faussement accessible car seule la plage de l’Estaque, la plus petite, l’est vraiment. Ici, cité Champagne, bien plus calme, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Paris, les balcons des logements sociaux offrent un panorama sur la capitale et ses monuments, au premier rang desquels la tour Eiffel, éclairée la nuit. Karim avait montré la vue à sa femme Yamina en dernier, comme une surprise, le jour de leur installation. Ils étaient étonnés, tous les deux, qu’un tel luxe s’invite jusque dans ces lieux retirés. C’était à se demander si les urbanistes et les architectes de ces grands ensembles cherchaient à amplifier le contraste entre ici et là-bas, ou au contraire à adoucir la tristesse abandonnée de cette cité d’Argenteuil. Ils imaginaient peut-être qu’en regardant au loin les habitants oublieraient la réalité à leurs pieds : les ascenseurs en panne, les halls imprégnés d’urine.

Au neuvième étage de sa tour, Anissa ne se souciait guère de l’horizon. Enfermée dans sa chambre, elle essayait de se prendre en photo avec son téléphone. Mais même en se hissant sur la pointe des pieds, ce qui allongeait ses jambes, et en courbant son dos pour accentuer ses fesses, aucun cliché n’était publiable sur Instagram. Pourtant, elle connaissait par cœur les astuces qui mettent en valeur une silhouette : se placer légèrement de profil, rentrer le ventre avec une main sur la taille. Quant au visage, elle évitait de sourire et gardait la bouche légèrement entrouverte pour figer ses traits fins. À force de parcourir les réseaux sociaux pendant des heures, tous les jours, elle appliquait leurs codes sans même s’en rendre compte. Mais, rien à faire : le reflet dans le miroir rectangulaire de sa chambre résistait à ses tentatives de domestication, et ce qu’elle tentait désespérément de photographier refusait de coïncider avec les autres profils qui défilaient sur l’écran. Sans filtre, sans artifice, son corps et son visage révélaient un physique ordinaire, ses imperfections, ses asymétries. Tout ça semblait loin de l’idéal calibré conçu de toutes pièces par les réseaux, de ses créatures, de ses fantasmes. Elle ne pouvait pas concourir, elle ne pouvait pas lutter. Et ce décalage entre sa réalité, modeste et émouvante, et ce à quoi elle voulait ressembler la torturait. Elle appréciait seulement son ventre plat d’adolescente. Le reste, elle le trouvait trop petit, trop filiforme, pas assez femme.

Dans sa classe de quatrième, quelques camarades arboraient de la poitrine, plus ou moins subtilement. Anissa s’observa quelques instants et ne trouva rien à mettre en avant. Enfin, rien de ce qu’Instagram valorise. Elle mesurait pourtant presque 1,70 mètre mais sans forme. Pas de seins, pas de fesses, pas de hanches ; ni lèvres pulpeuses, ni sourcils parfaitement dessinés ni faux ongles joliment colorés. Et même si elle prenait soin de ses longs cheveux noirs ondulés – leur appliquant tous les dimanches un mélange millimétré d’huiles végétales de ricin, de moutarde, de jojoba –, ils ne tombaient pas aussi joliment que sur les tutos des influenceuses. Anissa ne mesurait même pas la beauté de son teint olive – malgré ses petits boutons d’acné. Ses parents ne l’autorisaient pas encore à les cacher sous de l’anticerne, alors que beaucoup dans son collège se prêtaient déjà quotidiennement à l’art du maquillage. Elle aurait aimé s’entraîner, elle aussi, s’exercer à l’eye-liner – il fallait le pratiquer pendant des mois, voire des années, pour prétendre le maîtriser. Après une vingtaine d’essais qu’elle jugea infructueux, Anissa s’assit sur son lit et renonça à son selfie. Un jour j’aurai assez d’argent pour faire de la chirurgie esthétique. Cette perspective la réjouissait.

Son corps, elle le vivait comme un fardeau, il l’empêchait de plaire aux garçons qui, eux aussi, le comparaient à ceux des réseaux sociaux. Elle en était convaincue. À l’école, ils regardaient avec insistance celles dont les seins arrondissaient les pulls. Dans leur classement annuel des plus jolies filles, son nom n’apparaissait jamais. L’adolescente devait en plus composer avec les trouvailles shopping saugrenues de sa mère, qui privilégiait le confort et les prix bas, les matières bas de gamme, au bon goût ou à la mode. Elle grimaçait souvent sans oser rien dire devant les sacs remplis de pantalons de velours violets ou jaunes, trop grands, de pulls criblés de motifs enfantins – ribambelles de fleurs à paillettes, etc. Plus elle vieillissait, plus elle en avait honte, bien sûr. Pour se rendre en classe, elle portait presque exclusivement ce pantalon noir moulant aux fines rayures blanches verticales et les rares hauts un peu sobres qui lui plaisaient. Dans l’intimité de sa chambre, la jeune fille pouvait enfin extraire de leurs cachettes les tops courts achetés dans le dos de ses parents. Elle s’amusait alors à enfiler les minidébardeurs échancrés et colorés entassés dans une boîte à chaussures sous son lit. Ils ressemblaient à ceux qu’elle admirait sur les sites internet des grandes marques de fastfashion.

Ne pas exister sur Insta ravageait chaque jour davantage l’estime déjà faible qu’Anissa avait d’elle-même. Elle se trouvait de plus en plus laide. D’autant qu’elle subissait à n’en plus finir des moqueries au quotidien, sur sa grande taille, sur sa minceur. Parfois, avant de dormir, elle recevait d’un camarade de classe un texto où il était juste écrit « t’es moche ». Parfois, une dizaine de messages de ce genre arrivaient d’un seul coup dans une conversation de groupe sur Snapchat, avant de disparaître. Quand elle en parlait à des copines, qui n’en étaient pas, on lui reprochait sa susceptibilité. Anissa ne se sentait pas autorisée à se plaindre. Le harcèlement qu’elle endurait était d’autant plus douloureux qu’il ne laissait aucune trace apparente – nulle part.

Ce matin-là, alors qu’Anissa encaissait en silence ces humiliations depuis des mois, son corps prit la parole. Accumulées en elle, les unes après les autres, les insultes formaient, à force, une boule au fond de son estomac. J’ai mal au ventre, maman. Yamina n’y croyait pas. Elle soupçonnait un stratagème pour éviter l’école. Roh non tu vas pas commencer, tu vas y aller ! Elle ne pouvait pas savoir, Yamina, à quel point chaque jour passé là-bas mettait en danger la vie de sa fille. La femme de ménage l’enviait presque d’avoir la chance de pouvoir rester assise, sur une chaise, au chaud, à apprendre cette langue dont les interminables règles de conjugaison et de grammaire lui échappaient encore. Au Maroc, elle s’était mariée à peine majeure et avait rejoint ici son époux, installé depuis deux ans, en automne 1990. Malgré le stress, la perspective du long voyage en bateau, le sentiment d’arrachement, elle traîna ses valises, enceinte de leur premier enfant, de Casablanca à Tanger, pour embarquer. Elle avait dans un premier temps refusé de demander de l’aide avant de se laisser guider par un voyageur. Sans aucun repère, elle était perdue, ballottée dans la foule. Après deux nuits de solitude et de mal de mer, elle avait retrouvé Karim, son mari, qui l’attendait à Marseille, tout fier, devant sa Peugeot 205. Ils filèrent en direction du nord, en silence. Ils ne le brisèrent que pour parler du Maroc, Yamina déjà nostalgique de ce pays qu’elle venait de quitter.

Voilà, c’est ici chez nous ! Le chez nous, dans cette phrase prononcée en darija, sonna presque ironiquement, quand il se gara, en début de soirée, dans cette banlieue parisienne de l’Ouest. Yamina n’avait pas imaginé Paris comme ça : un gruyère de tours de béton blafardes, immenses et décevantes. Tu verras la tour Eiffel depuis l’appartement, elle est encore plus belle de loin. Karim lui apprenait déjà à rester à l’écart, comme lui. L’immigré évitait d’approcher la France de trop près, même si elle semblait les accueillir, il redoutait encore l’hostilité des regards, les réflexes trop souvent cruels des anciens colons.

Les années qui suivirent leur installation à Argenteuil – si loin du doux soleil, de l’air marin et de l’agitation familière de Casablanca –, la mère de famille s’occupa du foyer. Elle n’entreprit de travailler qu’après l’entrée en maternelle d’Anissa, la petite dernière, qui fêtait cette année ses quatorze ans. Le père, lui, fut d’abord manutentionnaire cariste chez Dassault Aviation avant de rejoindre l’entreprise de maçonnerie d’un ami. Les produits chimiques l’avaient bousillé, les gestes répétitifs, à force, aussi. Leur quotidien dans cette cité du Val-d’Oise ressemblait à celui de millions d’autres immigrés.

Dans les années 1970, au pied du bâtiment incurvé – qui constitue à lui seul tout le quartier –, des champs d’asperges s’étendaient encore sur la terre des Coteaux, progressivement rasés et remplacés par des pavillons. La cité ouvrière au nom festif, construite à la hâte au pied de la butte des Châtaigniers dans une frénésie d’urbanisation, se targuait à l’époque d’une vraie convivialité bercée par les valeurs du communisme. Tout se trouvait à proximité, au pas de la porte : un boulanger, un charcutier, un marchand de journaux, un cordonnier, une mercerie et deux coiffeurs. Il y a vingt ans, la solidarité régnait encore. Le quartier vivait au rythme des fêtes et des activités organisées par l’association locale. Tout s’est arrêté et les commerces ont fermé. Il ne reste qu’un salon de coiffure, une pharmacie et une pizzeria tenue par les jeunes habitants du coin : l’amicale des locataires leur en avait confié la direction pour les aider, les occuper, et tenter de calmer les tensions avec les baqueux. Peu de temps auparavant, sur le segment de route séparant la cité Champagne de la cité Roussillon juste au-dessus, un jeune homme avait percuté en motocross un poteau électrique alors qu’il circulait sans casque sur le trottoir, selon le parquet. Une voiture de la brigade anticriminalité circulait au même moment cette nuit de mai vers 2 heures du matin. Sabri est mort le lendemain. L’affaire a été classée sans suite, mais ses proches estiment que cette présence policière a un lien avec la mort du motard. Ils s’appuient sur des témoins qui affirment avoir vu le véhicule arriver gyrophare allumé. Ils réclament l’écoute des communications radio pour déterminer s’ils avaient eu la volonté de l’interpeller. En vain. Ici, comme partout ailleurs, les habitants des quartiers populaires fuient devant la police, par crainte d’y laisser leur vie.

L’ambiance se dégradait depuis longtemps dans la cité. La façade grisâtre de la banane – surnom donné par les habitants – ne reflète plus aucune lumière ; même sous un ciel bleu sans nuages, l’édifice couvert de saleté paraît ombragé. Malgré les promesses annuelles du bailleur, rien n’a été rénové depuis 1995. Trois cent soixante-dix-neuf logements sur treize étages, et autant de vies laissées pour compte. Parmi eux, celui des Bentaleb : un trois-pièces de soixante et onze mètres carrés loué pour 550 euros. Impossible, à ce prix-là, d’imaginer vivre ailleurs. Tant pis si la lumière de la chambre d’Anissa n’est pas idéale pour ses séances photo improvisées.

De toute façon, Yamina, Karim et Anissa sortaient peu. Les parents, à peine le nez dehors, baissaient la tête. Seuls les voisins d’immeuble les saluaient avec entrain parce qu’ils partageaient la même condition. Ils partaient, presque en même temps, tôt le matin, vers le centre-ville, les usines en périphérie ou une autre banlieue de l’Ouest, et revenaient le soir dans la fourmilière, parfois après avoir enchaîné plusieurs petits boulots dont certains payés au noir pour arrondir les fins de mois. Le reste du temps, ils ne la quittaient pas, cette fourmilière, comme si l’ordre social s’était matérialisé avec un checkpoint à l’entrée de la cité et empêchait ses habitants de rester trop longtemps à l’extérieur.

Extrait
« Dans la mécanique de leur couple dont il se voulait maître, il reproduisait un schéma conscient; celui d’un homme détaché face à une femme dévouée. Il hésitait, elle patientait. Il n’exprimait rien, elle parlait sans arrêt. Il s’autorisait à fauter, elle prouvait sa loyauté. L’un devait sauver l’autre; elle devait se sacrifier. » p. 67

À propos de l’auteur
SLAOUI_nesrine_©Charlotte_RobinNesrine Slaoui © Photo Charlotte Robin

Nesrine Slaoui est journaliste, diplômée de Sciences Po, elle a été chroniqueuse et présentatrice pour France 4, reporter pour I-télé, France 3 et Loopsider. Après Illégitimes (2021), son premier roman, elle publie Seule (2023). (Source: Éditions Fayard)

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