Le frère impossible

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Après avoir quitté l’Algérie en enlevant ses quatre enfants, le père du narrateur va trouver une femme en France qui va donner naissance à Alexandre, le narrateur. Il va vite devenir le souffre-douleur de Samir, son demi-frère qui, au moment de basculer dans la délinquance, est rattrapé par la religion. Il finira djihadiste en Afghanistan.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Moi et mon frère, bourreau et martyr

Il aura fallu plusieurs romans à Alexandre Feraga avant de se sentir prêt à raconter son histoire et celle de son frère mort en Afghanistan. Un frère qui l’a longtemps martyrisé avant d’être happé par les intégristes musulmans. Un récit âpre, violent, sans concessions.

Ce roman s’ouvre sur une scène forte, celle d’un rapt. Un homme fait monter ses quatre enfants sur un bateau à destination de la France. Nous sommes en 1975 et, en vertu de la politique de regroupement familial, il peut rejoindre ses parents qui ont émigré vers la France. Mais il laisse Khadija, la mère des enfants, derrière lui. Un plan machiavélique conçu par Zina, sa mère soucieuse de le voir auprès d’elle.
En France, il ne va pas tarder à trouver une épouse qui succombe à «ses boucles brunes, son visage rond, sa bonhomie affichée en public, ses longs cils et sa manière de fumer ses cigarettes». Elle est non seulement prête à accueillir sa progéniture, ayant elle-même déjà un enfant, mais aussi à agrandir la famille recomposée. Le narrateur naît en avril 1979: «L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.» Une péripétie qui ne va pas tarder à sentir qu’il n’est pas le bienvenu dans la fratrie. Ses trois demi-frères, menés par Samir, l’aîné, vont lui faire sentir par des coups et agressions, des violences physiques et morales quasi quotidiennes. Pour y échapper, il va chercher des cachettes et finir par trouver un placard qu’il pourra investir avec une lampe frontale et un livre. «Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais.» Ce sont ses compagnons d’infortune qui vont lui permettre de résister. Quand dans les pires situations, il peut faire appel à son imaginaire et à ses héros.
Mais la situation familiale ne s’améliore pas, bien au contraire. Son père se noie dans le jeu, l’alcool et les dettes, si bien qu’il lui faut quitter leur maison de Montsoult pour la petite villa de Méru dans l’Oise que lui ont laissé ses parents, retournés vivre en Algérie. «Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle. Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. »
Pendant ce temps, Kadhija dépérit. Elle a cessé de croire au retour de son homme et celle de revoir jamais ses enfants.
Sans pouvoir y répondre, l’auteur pose la question des traumatismes qui conduisent à des destins diamétralement opposés. Comment les deux frères ont-ils pu basculer chacun dans la délinquance, la violence et l’intégrisme pour l’un et dans l’écoute et l’ouverture aux autres – Alexandre va s’occuper d’enfants handicapés – pour le second? Peut-être que leur rapport à ce père défaillant éclaire un peu cette interrogation.

Le frère impossible
Alexandre Feraga
Éditions Flammarion
Roman
256 p., 19,50 €
EAN 9782080280183
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé en Algérie, à Annaba, puis en France, à Paris et en région parisienne, notamment à Sarcelles et Soisy-sous-Montmorency et dans l’Oise du côté de Méru.

Quand?
L’action se déroule de 1975 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Des quatre enfants escamotés, il n’y a que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. »
À l’origine de ce roman autobiographique, il y a ce frère radicalisé, mort dans un camp d’ entraînement en Afghanistan au début des années 2000. Le petit garçon de trois ans que le père a arraché à sa mère et à l’Algérie pour venir s’installer à Sarcelles, c’est lui. Celui qui raconte cette histoire, c’est l’autre frère, Alexandre, qui naît quelques années plus tard en France. Samir, pour Alexandre à l’époque, n’est pas cet enfant meurtri, c’est au contraire « l’oppresseur », celui dont la colère rentrée a trouvé à s’exercer continûment sur le petit garçon qu’il était. Samir l’enfant, c’est celui qu’il ressuscite quand la haine s’est dissipée après sa mort assourdissante. Comment deux frères peuvent-ils avoir des trajectoires si éloignées ?
En reconstituant avec distance et courage ces deux enfances que tout oppose sauf la faillite du père, Alexandre Feraga tente d’approcher au plus près les mystères d’une destinée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info Culture (Carine Azzopardi)
Marianne (Solange Bied-Charreton)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Kitty la Mouette
Blog Joëlle books

Les premières pages du livre
Annaba, 1975
Le port s’éloigne dans les yeux des sœurs jumelles. C’est un décor à demi réel. Fascinant, effrayant. Elles découvrent qu’on peut faire disparaître un monde par la distance. Elles n’ont jamais pris le bateau au saut du lit. Elles se serrent l’une contre l’autre. Leurs cheveux bouclent dans l’air marin. Le vent les défait. Elles pensent à leur mère qui s’éloigne aussi. Elle ne les aurait jamais laissées sortir coiffées de la sorte. Elles n’ont jamais quitté leur mère. Elles sont tout juste assez grandes pour poser le menton sur le bastingage. Elles ne savent pas combien de temps va durer ce voyage. La brutalité du départ empêche la tristesse de s’exprimer. La réalité ne pèse pas encore son poids véritable. Leur père ne dit rien au-dessus de leurs épaules. Pour lui, l’heure est déjà à l’oubli. Les sœurs ignorent qu’il leur faut à tout prix se souvenir de ce qu’on les force à quitter. Elles sentent la peur grossir dans leur ventre. La décision d’un père ne devrait jamais effrayer ses enfants.
Elles n’ont jamais vu autant de monde agglutiné au même endroit. Des voix d’hommes, rauques et grasseyantes, tombent sur elles. Certains frôlent l’hystérie, d’autres se frappent le cœur et prennent à témoin de leur bonne fortune la première personne qui passe. Cette disparition de la ville dans la mer n’a pas l’air de les inquiéter, alors pourquoi s’en soucieraient elles ? Les sœurs se tiennent la main, au cas où. Leur père est là, imperturbable, faussement digne.
Il y a encore quelques jours, Khadija, son épouse, la mère des jumelles, brossait leurs longs cheveux noirs après les avoir enduits d’un masque de sa fabrication : de l’huile d’argan mélangée avec une banane écrasée et un jaune d’œuf, un remède hérité d’une longue lignée de mères. C’était un luxe que son mari ne pardonnait pas, car les œufs et plus encore les fruits importés coûtaient une fortune. Sa voix emportait tout sur son passage. Il saisissait le moindre prétexte pour éloigner un peu plus Khadija, pour se défaire de cette union que ni l’un ni l’autre n’avait choisie. Malgré la colère froide née d’une succession d’humiliations, Khadija ne protestait pas, elle faisait le dos rond pour épargner un spectacle désolant à ses enfants. Cependant, la nuit venue, Khadija savait se métamorphoser en goule et réduire l’univers de son mari à néant en fermant ses cuisses.
Quand les cheveux de ses filles étaient gras, Khadija mélangeait quelques gouttes d’huile d’olive à du rhassoul, de l’argile, et l’appliquait sur les racines. Pendant ces minutes de soin que l’impatience enfantine rendait interminables, elle leur chantait des rondes et des comptines.
Tout en regardant les paillettes de soleil iriser la surface de l’eau, la cadette d’une minute roule une mèche sous son nez pour se rassurer, pile sur l’empreinte du doigt de l’ange. La friction des cheveux sous la pulpe du pouce produit un son qui la rassure, une sorte de stridulation mate. Elle essaie de retrouver l’odeur de sa mère que les embruns commencent à masquer. Malgré la beauté de la mer et la complexité de ses nuances, son esprit s’accroche au manque. Elle pressent que quelque chose ne tourne pas rond. Les deux sœurs ne cessent de se parler. Elles n’ont jamais perdu de vue leur maman.
— Où est maman ? demande la cadette d’une minute.
— Votre maman va bien, répond le père.
Avec ce père, les questions et les réponses ne s’emboîtent jamais.
L’aînée d’une minute fredonne Ya chta sabi sabi Wlidatèk fi qoubbi Babahom eddèh errih Yemmahome tedjri wattih. Le dernier air entendu de la bouche de sa mère. Tombe la pluie, dit le refrain. Ce matin le ciel ne compte aucun nuage, mais les larmes viendront bien vite rétablir la prémonition de la chanson. Les jumelles n’ont pas compris les hurlements de leur mère que tentait d’étouffer la précipitation de leur père, puis le silence surnaturel qui avait accompagné leur départ. Elles s’étonnent encore de l’enchaînement des événements. L’arrivée, la veille, d’une délégation de cousins descendus de leur montagne, dans leurs vêtements empesés d’un mélange d’odeurs de bêtes et de sueur rance. Une soirée faite de murmures et de chuchotis, de regards sous-jacents et de signes impossibles à interpréter pour des enfants. Un dernier repas sans saveurs préparé par les gestes nerveux de Khadija. Puis les premières heures de la nuit, étrangement calmes, comme un intermède avant la fuite. Il n’y avait que les pleurs du petit dernier, accroché au sein de Khadija, pour rompre ce silence hypocrite et cruel.
L’oncle avait dirigé les opérations. Il avait, de sa poche, graissé la patte de l’agent pour qu’il suspende sa ronde le temps d’un quart d’heure, et qu’il laisse les cris monter au ciel. Ses propres enfants avaient aidé à boucler en quelques minutes les valises achetées pour l’occasion. Ils étaient d’une efficacité surprenante pour des gens qui n’avaient jamais voyagé. À croire qu’ils s’étaient entraînés pendant des mois. La tante avait étreint Khadija de ses bras lourds de paysanne, en la pressant au niveau du plexus pour briser sa colonne d’air et toute tentative de rébellion. Pendant ce temps, la nièce avait tiré de son lit le bébé endormi et l’avait emmailloté avec maladresse. On avait exfiltré les trois autres enfants par l’arrière de la maison. Samir, pas encore 2 ans, riait aux éclats, prenant les règles du jeu qu’on lui proposait très au sérieux. Pour être certain de le tenir, on lui avait promis une récompense. On avait appelé deux taxis, faisant fi du surcoût, pour éviter de s’entasser à l’arrière et attirer l’attention d’un opportuniste qui ne manquerait pas de vendre des informations trop facilement glanées. Et le père dans tout cela ? Il s’était contenté de suivre les instructions de son frère. Il se réservait la touche finale : donner au chauffeur, avec le plus grand détachement, le lieu de leur destination. Comme si faire disparaître ses quatre enfants sous ses yeux n’était pas le tour le plus violent qu’on puisse jouer à une mère. Comme si le drame familial en cours ne le concernait pas vraiment.
*
Les jumelles, du haut de leurs 3 ans, digèrent tous ces événements. Elles regardent, médusées, l’écume montée en neige par les hélices. Depuis leur départ, tout n’est que spectacle et tourbillons. Une interrogation n’a pas fini de naître qu’une nouvelle la chasse aussitôt. Elles oublieront la plupart d’entre elles avec le temps et combattront les plus persistantes avec tout l’amour qu’elles seront forcées de consacrer à la seule attention de leur père.
Les moteurs qui vrombissent ne couvrent pas les cris du dernier, âgé de quelques semaines, que les bercements malhabiles de la cousine n’arrivent pas à calmer. Il ne reconnaît pas ce corps qui le porte. Il perçoit, dans la position des bras, un malaise, une contrainte qui l’empêche de se reposer. Il ne ressent ni amour ni tendresse, mais une sorte de calcul dans les gestes. Cette peau qui l’enserre est glacée. La bouche qui lui parle ne pense pas ce qu’elle dit, l’haleine exhalée sur son cou est fade. Il crie pour que sa mère lui revienne. Elle n’a jamais mis autant de temps pour répondre à ses pleurs. Il vit depuis peu, mais connaît mieux que quiconque les dangers de l’absence. Les seins de sa cousine ne sont pas prêts à donner du lait. Depuis que le bateau a largué les amarres, cette dernière n’est plus très concentrée sur sa tâche, prise dans les errements de l’euphorie, elle n’en revient toujours pas du virage qu’est en train de prendre sa vie. Elle jubile de la liberté qui lui est offerte : six mois tous frais payés au pays de la Citroën CX, du planning familial, du rasoir jetable BIC, des Champs-Élysées et de l’été indien. Six mois loin des gamelles, des corvées et des kilomètres arpentés chaque jour dans la poussière pour recevoir d’inaudibles enseignements. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’elle vivra ce séjour de rêve entre quatre murs, sous l’œil omniscient de ses commanditaires.
Des quatre enfants escamotés, il n’y a guère que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. De l’autre main, il fait voltiger l’avion de chasse que son père lui a fabriqué avec le carton de son paquet de cigarettes. Il a plaqué des bandes du papier aluminium sur les ailes, cela lui donne un air de navette spatiale. Cette récompense sera la seule promesse tenue.
C’est tout ce que l’on sait des conditions de ce départ. Quant aux raisons, elles resteront de longues années entourées de mystères pour ne pas entamer l’aura du père. Les enfants ont été arrachés suffisamment jeunes pour qu’aucune contestation ne les anime dans les prochaines années. Une paix momentanée que le père paiera au prix fort au moment des comptes.
À plus de trois mille kilomètres d’Annaba, à Méru dans l’Oise, Zina, la mère du mari, se frotte les mains. En plus d’avoir organisé et couvert la dérobade de son fils et de ses petits-enfants, elle s’est bien occupée de l’honneur de sa belle-fille. Khadija a été traînée dans la boue. De femme miraculeuse enfantant tous les douze ou seize mois, elle est passée au statut d’épouse infernale au corps hanté. Hanté par quoi ? Zina ne le savait pas encore, mais elle finirait bien par trouver. Là n’était pas la question. Un seul coup de téléphone longue distance a suffi à lancer l’implacable machine à broyer la réputation. Et puis, une idée en entraînant une autre, le portrait de Khadija a pris des allures de conte macabre. Les colporteurs, disciples improvisés de Zina, avaient plaisir à enjoliver la rumeur. Ainsi, des centaines de familles ont partagé cette histoire qu’elles rendaient crédible par simple répétition. Voici ce que l’on pouvait entendre : les nuits de pleine lune, Khadija avait des accès de méchanceté, ses pupilles changeaient de couleur et sa voix de ton, la transformant en ogresse. Son ventre flasque prenait la consistance d’une plaque d’acier et ses bras, des grumes de bois de charpente, lui donnaient la force herculéenne de résister aux assauts de son mari. Cette malédiction venait du fait que, dans sa jeunesse, Khadija avait manqué d’intention dans ses prières, laissant ainsi une brèche pour la langue venimeuse des démons. Une nuit, elle fut tirée du sommeil par une voix onctueuse. Elle se pencha à la fenêtre pour en voir l’origine. Il y avait là une créature d’apparence humaine baignée par le halo de la lune. Un seul regard lui suffit pour hypnotiser Khadija, qui la suivit à moitié nue dans la nuit. Zina précisa que le jnûn ne s’était pas arrêté par hasard sous les fenêtres de cette maison ; il y avait été guidé par l’impureté de son hôte. Khadija, aveuglée par ses désirs, ne remarqua pas les pieds de chèvre que le séducteur n’avait même pas pris la peine de cacher. Le jnûn l’avait attirée sous un figuier et lui avait chanté des chansons d’amour composées spécialement pour franchir l’obstacle de son hymen. Afin de préserver l’honneur de Khadija, Zina n’a pas dévoilé l’épilogue de cette rencontre, elle s’est contentée de concocter une métaphore dont l’ingrédient principal était le suc blanc de la figue. Cette potion imaginaire a été aisément prescrite aux colporteurs et commode à avaler pour leur auditoire. En guise de conclusion, Zina maudissait les parents de son ex-belle-fille de lui avoir caché le fléau qui touchait leur famille. Que Dieu lui pardonne, car jamais au grand jamais elle n’aurait laissé entrer une âme souillée dans son clan.
Puis elle a achevé son histoire par des formules qui, confiera-t elle plus tard, lui étaient tombées du ciel :
Ce que mon fils a vu
Notre Seigneur et envoyé de Dieu
Ne l’aurait pas permis
Ce que mon fils a vu
Le rend plus grand
car il ne l’a pas permis
au nom de Dieu
il ne l’a pas permis
Je n’ai fait que conter
ce qu’il a vu
Je ne fais que reprendre mon fils
Et dans les temps lointains
Dieu se souviendra
Que j’ai prié
Et que mon fils est revenu
Après s’être assurée que le messager avait bien tout en tête, Zina a raccroché le téléphone et est retournée s’asseoir au milieu de ses coussins. Son talent de conteuse s’est révélé au fil du temps, lorsqu’elle-même est devenue bien incapable de démêler ce qui relevait de la vérité ou de son imagination.
Le plus terrible pour Khadija n’était pas que sa vertu soit taillée en pièces ni que sa généalogie soit déshonorée, mais que la calomnie rocambolesque ait atteint les oreilles de ses enfants.
En attendant son fils, Zina souriait tout en égrenant les perles de bois de son sabha. Quelques jours, quelques heures à peine la séparaient de lui. Son exil serait plus doux et le temps passé loin de sa terre natale moins lourd à supporter. Cette maison froide et humide dans laquelle elle se morfondait allait enfin s’animer. Elle entendait déjà les cris de ses petits-enfants à qui elle ne manquerait pas de faire oublier leur mère. Si je pouvais, mon Dieu, je donnerais mon lait au petit dernier, pensait elle. Il y avait pourtant une autre priorité : choisir une nouvelle épouse à son fils. Il lui faudrait passer d’autres appels là-bas pour trouver une femme digne de lui, et la faire venir. Mais pas tout de suite. Qu’on lui laisse le temps de profiter de son fils. Après tout, c’est lui qui avait appelé à l’aide.
Le service national a été instauré le 16 avril 1968 en Algérie. Son fils était alors âgé de 18 ans. Il avait demandé un sursis pour poursuivre ses études. Lesdites études s’étaient éternisées au-delà du tolérable et la nation était venue réclamer qu’il travaille pour elle durant deux ans. Le fils s’y était soustrait. Mais la nation n’oubliait pas ses enfants. En 1975, selon le code de justice militaire, une peine de quatre ans d’emprisonnement fut prononcée à son encontre. Encore heureux que le pays n’était pas en temps de guerre, la peine aurait été doublée.

Les raisons du départ s’affinent.

Le fils n’a pas envie de croupir dans une geôle au cœur du Sahara. Il appelle sa mère qui lui conseille de le rejoindre immédiatement en France. Mais il faut faire vite, Giscard ferme tranquillement les frontières aux émigrés du travail. Le chômage ne cesse d’augmenter, le choc pétrolier et la guerre du Kippour sont passés par là. De l’autre côté, son homologue Boumediene dénonce les actes racistes contre les Algériens, les incendies criminels contre les foyers Sonacotra, et exhorte ses concitoyens à rester au pays pour construire une nouvelle identité algérienne. Les relations entre les deux États se refroidissent à grande vitesse, mais certains accords fonctionnent encore. Ainsi, le fils, adulte émancipé de 25 ans, marié et père de quatre enfants, est tout heureux de se rappeler qu’il est avant tout un fils et peut, par conséquent, rejoindre ses parents dans le cadre du regroupement familial. Dépêche-toi mon fils, lui ordonne sa mère. Oui, yemma, je fais ma valise dès que j’ai raccroché. Non, mon fils, pas TA valise. VOS valises, tu ne vas quand même pas laisser le sang de ton sang à cette ghula ! Mais yemma, comment je vais faire avec quatre enfants ? D’abord, c’est moi qui vais faire. Je vais envoyer ton frère pour régler les détails. Après, on verra pour choisir une femme digne de toi et de mes petits-enfants. Ta nièce t’accompagnera pour le voyage. Ce n’est pas encore une femme, mais elle saura s’occuper du bébé le temps d’arriver jusqu’à moi. Je lui apprendrai le reste. Mais, yemma, Khadija n’est pas si… N’est pas si quoi ? Tu vas attendre qu’elle te trahisse pour la punir peut-être ? Non, yemma. Bien. Tu es intelligent mon fils. Tu vas trouver un travail, une maison, une femme. Et puis… tu vas te rapprocher de ta yemma.
Mon fils est trop souple, et sa femme abuse de sa clémence, disait Zina. Il fallait au moins une histoire de démon et de stupre pour que l’ensemble se tienne.
Tant que ses forces le lui permettraient, Zina continuerait de couver son fils, de couvrir ses arrières. Il pouvait déserter son pays, mais pas son cœur. Cette condamnation était une aubaine pour elle. Elle avait passé trop de temps loin de lui en étant obligée de suivre son mari en France. Son giron serait sa terre d’asile. Il fallait qu’il mette le plus de distance entre lui et la mère de ses enfants. Ni Giscard ni Boumediene ne pourraient s’y opposer. Et que Dieu lui pardonne le recours au mensonge. Que Dieu lui pardonne d’avoir attenté à la vie de Khadija. Une femme abandonnée par son mari était bonne à jeter à la poubelle. Que Dieu lui pardonne d’avoir placé son fils au-dessus de son messager. Elle consacrera le restant de sa vie au repenti. Et si cela ne suffisait pas, qu’elle soit la seule à être jugée et châtiée en conséquence.
Ce que Zina ignorait, c’est que le plus grave dans un mensonge n’était pas sa naissance, mais les forces mises en œuvre pour sa survie.
Revenons sur le pont du bateau. Les préposés à l’exil ont achevé la mise en scène de leurs adieux. Annaba n’est plus qu’un îlot dans les yeux des deux sœurs. Les chemins qu’elles emprunteront n’auront pas d’autres destinations que ce point qui disparaît sur l’horizon. La cousine a réussi à calmer le petit dernier, motivée par le regard accusateur de mères indignées. Elle a calé son petit doigt entre les lèvres du bébé qui le suçote, faute de mieux. Ses lèvres sont autrement scellées, pour toujours, car il n’aura jamais les moyens de prononcer le mot maman. Le père tente de se persuader qu’il a fait le bon choix. Pour l’instant, il arrive à faire taire les cris de sa femme à qui il vient de voler quatre vies. Plus tard, il n’y aura guère que l’alcool pour briser cette voix qui le hante. Samir est toujours pendu à son pantalon. L’avion de chasse voltige avec moins d’entrain. Il bredouille quelques mots. Il veut être consolé. Il ne sait pas exactement de quoi. Mais le père est fidèle à son mutisme. Ce qui n’est pas dit n’est pas si important. C’est pourtant un trou béant qu’il commence à creuser ce jour-là.
Ce silence est comme une épitaphe gravée sur son front.

Sarcelles, 1977
Il a trouvé un toit et un travail. Un bel appartement à « Sarcellopolis », premier grand ensemble de logements créé en France. Nous sommes loin de la honte des bidonvilles de Nanterre. Et pas encore enferrés dans les logiques du communautarisme. En 1977, dans les cafés se côtoient les musulmans, les chrétiens, les juifs, les blancs, les noirs, les tout ce que vous voulez. Il n’est pas rare que ce petit monde se retrouve à danser dans une fête antillaise. Sarcelles pourtant, est devenu un lieu sans identité et sans histoire, idéal pour celui qui veut fuir la sienne. L’homme y est chez lui.
Il ne se mêle pas trop aux Arabes et préfère fréquenter des Harkis, ou bien des Français qui n’ont rien contre les Arabes tant qu’ils se comportent comme des Français, ou encore des partisans de l’Algérie française. Des anciens de l’OAS, pourquoi pas ? Il n’est pas venu ici pour être un porteur de tristesse. Il n’est pas venu pour être l’indigène de service. Il veut choisir ses frères et ne pas trop penser à ceux qui sont restés. Il a l’habitude des deuils et des hémorragies identitaires et veut en finir avec tout cela. Il veut se donner à la France, il a des perspectives : une Renault 14, une Simca, et pourquoi pas la Citroën DS de Rabbi Jacob ? Une fiche de paie. Le suffrage universel. Le journal Paris-Turf. Les Grosses Têtes. L’Ascension, Pâques, la Pentecôte, les jours fériés ! Il remarque qu’ici, quelle que soit son obédience, il y a consensus autour de l’Assomption de la Très Sainte Vierge. Il s’amuse de ce que les athées acceptent de chômer ces jours-là sans rien dire. Mais ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est l’expression concrète de la fraternité. Bon, le fils ne va pas non plus jusqu’à s’infliger le carême, ça lui rappellerait trop de mauvais souvenirs. En quelques mois, il va entamer un véritable travail de fossoyeur : l’arabe littéraire, les cavalcades dans les ruelles épicées, les aubes blanches face à la Méditerranée, l’héritage des ancêtres, les années de sa jeunesse anéanties par la guerre, tout est enterré.
Ses enfants ne seront jamais d’ici ou de là-bas. Ils grandissent contre leur sang. Car après deux ans d’exil forcé, ils peuvent en oublier des choses : les sonorités de leur langue maternelle, les saveurs du pays et les contours de leur mère. Zina continue d’ajuster le mythe de Khadija, qui est déjà plus que moribonde depuis qu’on lui a volé ses enfants. Zina veille au grain, fourre son nez dans l’éducation de ses petits-enfants. Elle maintient pour eux un lien spécial avec l’Algérie, quitte à redéfinir les frontières de la vérité. Elle devient le pays et la langue. Dieu nous préserve du martyr de l’exil, fait elle répéter aux aînés. Elle les met en garde contre les mœurs d’ici, les incite à se réfugier dans le confort de ses conseils, à demeurer étranger. Elle se plaint sans cesse auprès de son fils du fait que ses enfants apprennent une autre langue que la sienne. Ce n’est pas nécessaire dit elle, puisque nous allons repartir. Plus ils parlent français, plus ils s’éloignent de moi. Est-ce que je n’ai pas été une bonne mère pour que tu me refuses le droit d’être une meilleure grand-mère ?
Le fils acquiesce tout en laissant l’école publique faire son travail.
Mais c’est lorsque les jumelles réclament quelques mots sur Khadija que Zina souffre le plus. Elle se lamente avec tant d’ardeur qu’on croirait un chœur de six ou huit femmes. Elle prend son fils à témoin, se plaint du cœur, comme si la mort lui avait rendu visite.
Elle a élevé ses petits-enfants mieux que cette harpie. Donc il ne faut plus parler d’elle. Zina a jeté un voile sur cette femme dont l’évocation est considérée comme une transgression de son autorité. Elle affirme : parler de Khadija est un péché. Zina se prend pour un soleil et oblige tout le monde à la contempler jusqu’à l’aveuglement. En dehors de son foyer, elle n’existe pas. Elle est incarcérée dans son statut de femme d’immigré, insignifiante et improductive. Elle refuse cette place d’assignée, elle qui a enfanté à plusieurs reprises. Il lui reste encore des rôles à jouer.
Malgré les tentatives d’effacement, les jumelles ne peuvent pas oublier. Elles chuchotent le prénom de leur mère à l’abri des oreilles de Zina. Elles sont encore petites mais ne se laissent pas duper par les yeux révulsés et les vagissements de la grand-mère. Il n’est pas rare que sur le chemin de l’école elles fredonnent Ya chta sabi sabi. Elles tentent de toutes leurs forces de ne pas se laisser distancer par le souvenir de Khadija. Elles le gardent au creux de leur ventre, comme une nostalgie grelottante qu’elles viennent frictionner de temps en temps. Les jumelles ne se résigneront jamais à croire que leur mère les a laissées partir sans rien faire.
Malheureusement, Samir ne possède pas leur force. Pour lui, le mensonge est insoutenable. Sa vie a basculé alors qu’il n’avait pas 3 ans. Tout a changé sauf l’essentiel : sa mère reste une énigme brutale. À 5 ans, il n’est déjà plus un enfant. Il est fatigué d’être triste. Ce chagrin consume son innocence. Il n’arrive pas à rester sagement assis pour jouer. Il n’arrive pas à s’endormir. De sombres pensées naissent dans son esprit. Il mange du bout des lèvres et considère les autres enfants comme une horde prête à lui arracher le peu qui lui reste. Il commence même à se méfier des jumelles et du petit dernier.
*
Maintenant que le fils a une situation, il peut honorer la suite du contrat : prendre une épouse. Ça tombe bien, Zina a une amie qui accepte de donner sa fille. Elle est intelligente, c’est-à dire qu’elle sait se taire. Elle se lève avant le soleil et n’est pas avare en courbatures. Tout comme Zina, cette femme est prête à rester étrangère toute sa vie au reste du monde et à n’être la propriété que d’un seul homme. Que Dieu nous préserve des pièges de l’exil, disait Zina.
C’était mal connaître le fils qui a saboté l’union avant même de poser les yeux sur la prétendante sacrifiée. Quitte à soumettre une femme, autant qu’elle soit née au pays des Droits de l’Homme, pour pimenter l’affaire. C’était mal connaître Zina, qui s’est ruinée en factures téléphoniques, ou plutôt qui a anéanti le fruit des heures supplémentaires de son mari, afin de répertorier toutes les promises de son lointain quartier et constituer un cheptel. Zina était prête à organiser la transhumance de ce troupeau d’épouses de l’Algérie vers la France, tant que son fils n’aurait pas trouvé chaussure à son pied.
L’exubérance a cédé à la naïveté, et Zina a cru son fils lorsqu’il lui a promis qu’il réfléchirait à la question.
Au même moment, le fils reçoit une proposition qu’il ne peut refuser : associé d’un pressing. L’ascension est fulgurante. Tant et si bien que dorénavant, tout le monde devra l’appeler Maurice. Rapidement, sa bonhomie lui attire toutes sortes de sympathies. Il devient la coqueluche des autres commerçants. On n’hésite pas à lui demander conseil sur les courses du dimanche à l’hippodrome d’Enghien, sur un point de détail juridique, sur la qualité d’un revers de pantalon. Puisqu’il a l’air de suivre l’actualité de son pays d’accueil, on lui demande son avis sur l’élection de Jacques Chirac à la mairie de Paris et sur le deuxième gouvernement de Raymond Barre. Il est convaincant, mais dans le microcosme des bars-tabacs, le constat reste le même : il vaut mieux que ces gens-là ne votent pas ici. On prend pour principal argument que le dernier guillotiné d’Europe et le dernier condamné à mort en France est un Tunisien. On conclut que le chemin est encore long, mais cela ne doit pas l’empêcher de divulguer sa recette du couscous.
Une jeune vendeuse en boulangerie succombe à son indéniable charme. Il la trouve quelconque, la remarque uniquement parce qu’elle s’intéresse à lui. Il l’ignore tout d’abord avec courtoisie, pour s’assurer qu’elle est vraiment accrochée. Puis il s’attarde un peu plus longtemps à chacune de ses visites, la baratine humblement. Juste avant que le fruit de la séduction ne soit blet, il consent avec une dignité feinte, à distiller quelques éléments clés de sa situation familiale. Quatre enfants, ça donne à réfléchir. Mais la jeune vendeuse en boulangerie, âgée de 24 ans, en a déjà vu d’autres. À 14 ans, elle élevait seule ses quatre frères et sœurs tout en subissant l’hydre alcoolique qu’était son père. À 18 ans, elle fuyait avec le premier homme un peu tendre, tombait enceinte et précipitait un mariage pour leurrer parents et curé. L’homme s’est mis à boire et elle, à pleurer. Après le divorce, elle a rencontré d’autres hommes. Et avant même d’envisager un sourire, elle posait la même question : Tu ne bois pas au moins ?
L’homme qui vient lui acheter du pain et qui a l’air différent de tous les autres n’échappe pas à ce rituel.
Pas une goutte, répond-il avec aplomb.
Pas encore. Pour l’instant, le mensonge est sans conséquence. On se courtise. On fait des projets. On déménage de Sarcelles à Eaubonne. On rapatrie les plus jeunes de chez Zina. On tombe enceinte.
Le père n’incite pas ses enfants à l’appeler maman. Il faut leur laisser du temps, ose-t il.
Les jumelles tentent bien d’en savoir un peu plus sur Khadija. Elles questionnent le père, les tantes et les oncles de passage. Elles persistent même à entendre les fables de Zina. En grandissant, elles découvrent des incohérences, on ne peut plus les enfumer aussi aisément. On dit qu’elle a fait le malheur mais sans décrire la nature des actes. On dit qu’elle a trahi la famille, sans préciser avec qui ni pourquoi. On dit qu’elle vit encore quelque part en Algérie, sans jamais dire où. Les explications sont une suite d’antiennes immuables qui s’effilochent face à l’intelligence des enfants. Le nom de Khadija, que l’on ne prononce jamais, résonne encore comme une promesse non tenue. Surtout pour Samir et le petit dernier. S’ils ne viennent pas de ce ventre-là, alors d’où viennent ils ? Et c’est là que réapparaît la ghula. Le père ne donne pas plus d’explications, se contente d’entretenir l’histoire de la répudiée avec des phrases courtes et affadies par le temps. Il laisse les autres vanter son courage, lui, le père héros qui a tout quitté avec ses enfants.
Son silence récuse la fureur du questionnement, son silence scelle les bouches.

Soisy-sous-Montmorency, 1979
L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.
La femme française que l’homme oppose aux ordres de Zina est ma mère. Elle est folle amoureuse de lui. De ses boucles brunes, de son visage rond, de sa bonhomie affichée en public, de ses longs cils, de sa manière de fumer ses cigarettes. Ses longues heures taciturnes l’intriguent plus qu’elles ne l’effraient. C’est un homme qui a embrassé la France, ses mœurs et ses vignobles. Elle ne se méfie pas de ses silences qu’elle prend pour de la sagesse. Pas plus des conséquences de l’exil, qu’elle tente d’apaiser comme elle peut.

Extraits
« Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais. J’aurais aimé moi aussi avoir un compagnon de route. Un Tom Sawyer ou un Jarre qui m’arracherait à ce quotidien de peur et d’abandon. Ces enfants livrés à eux-mêmes pour différentes raisons avaient eu la chance de naître de parents aimants: Mark Twain, Selma Lagerlöf, Robert Louis Stevenson. Dans ma vie, le jeune Jim Hawkins ne prenait jamais la mer et restait à quai, fasciné et terrorisé par la violence de Billy Bones. Mes parents se détournaient de mon histoire, de ma réalité, laissant le hasard faire les choses. » p. 50

« Quelques voisins étaient sortis pour observer notre débandade, incrédules. Nos parents n’avaient prévenu personne. La honte suintait de mes yeux comme d’une blessure ancienne. Nous passions pour des fuyards. Je m’enfonçais autant que je pouvais sur la banquette arrière.
Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle.
Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. » p. 127

À propos de l’auteur
FERAGA_Alexandre_©Astrid_di_CrollalanzaAlexandre Feraga © Photo Astrid di Crollalanza

Alexandre Feraga est né en 1979. Son premier roman, Je n’ai pas toujours été un vieux con (2014), a connu un beau succès en librairie. Avec Le frère impossible (2023), il poursuit son exploration autobiographique entamée avec Après la mer (2019). (Source: Éditions Flammarion)

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Ceux qui restent

MICHELIN_ceux_qui_restent Logo_premier_roman  68_premieres_fois_2023

Ouvrage figurant dans la sélection 2023 des «68premières fois»
Lauréat du Prix le temps retrouvé 2022

En deux mots
Revenu à la vie civile après des années d’armée, Stéphane essaie de guérir d’un traumatisme post-opératoire lorsqu’on le sollicite pour retrouver un compagnon d’armes qui a subitement disparu. Une fois encore, il laisse sa famille pour rejoindre trois militaires et tenter de retrouver son ex-collègue.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les traces laissées par la guerre

C’est nourri de son expérience que Jean Michelin a écrit ce premier roman. Il y raconte la difficulté que rencontrent les militaires de retour de zones de conflit à travers l’enquête menée par quatre camarades pour retrouver l’un des leurs.

Après des années d’engagement en Afrique, dans les Balkans et en Afghanistan, Stéphane a retrouvé la vie civile et un emploi d’agent de sécurité. Il pourrait passer des jours paisibles auprès de sa femme Mathilde et leurs deux enfants, Guillaume treize ans, et Julie, six ans, dans leur petit pavillon. Mais les fantômes de la guerre continuent de le hanter. Ses nuits sont tourmentées, son état physique autant que psychique est loin d’être satisfaisant. Cependant, ni les médecins ni les psys ne semblent en mesure de lui venir en aide.
Après une séance de jogging au petit matin, il reçoit un appel de Marouane, un ex-compagnon, qui lui demande de l’aider à retrouver Lulu, un autre ex-collègue, qui a disparu depuis trois jours sans donner de nouvelles.
Très vite, un petit groupe de volontaires se forme, composé de Marouane, du lieutenant Charlier et du sergent Romain d’Entraygues. Le trio passe prendre Stéphane avec pour mission de ramener Lulu.
Le groupe commence par rendre visite à Aurélie, la compagne de Lulu, très fâchée du départ de son homme. Elle était pourtant habituée à la solitude. Alors, en attendant Lulu, elle tuait le temps avec leur fils Mathis, «le point fixe de sa vie». Avec ce gamin de quatre, «ils avaient inventé leur vie de famille sur le tas, au fur et à mesure. Elle avait appris à compter les jours avec son fils lorsque Papa était loin. Papa revenait toujours. En l’attendant, on faisait des coloriages, on collait des gommettes sur le calendrier, on l’appelait au téléphone.»
À la délégation qui vient lui rendre visite, elle ne peut qu’exprimer son désarroi et remettre à Stéphane un carton à chaussures contenant les carnets de Lulu. Il y relate son expérience, y note ses états d’âme ou encore quelques notes pratiques.
Au fil de l’enquête, l’auteur va également revenir sur les différentes missions et sur les coups durs, les traumatismes qu’ils ont subis. On comprend alors quelle force mentale est nécessaire pour tenir le coup. On comprend aussi que de tels traumatismes ne sont pas faciles à évacuer… «C’est pas ça, la vraie épreuve. Le… le premier combat, vous êtes toujours prêt. On est bien entraînés, Les mecs sont sûrs, vous verrez. La mémoire musculaire fait le reste. Non, le vrai test, l’épreuve comme vous dites, c’est celle du désespoir. (…) Ce truc qui vous saisit, cette angoisse d’échouer et de faire mourir des gens à cause de ça, c’est ça. »
Si la guerre a beaucoup été traitée dans les romans, les auteurs ne sont pas si nombreux à avoir parlé de l’après. Karine Tuil avec L’insouciance s’est attardée sur le syndrome de stress post-traumatique. Jean Michelin va encore un peu plus loin ici en montrant que même si le syndrome n’est pas posé, ces missions marquent et laissent des traces indélébiles. Au moment où les armes parlent à nouveau en Europe, on comprend combien ce conflit va marquer tous ceux qui – d’un côté ou de l’autre – vont être confrontés à la guerre. Un roman fort, d’une actualité brûlante, qui donne la vraie mesure du drame qui se joue à nos portes.

Ceux qui restent
Jean Michelin
Éditions Héloïse d’Ormesson
Premier roman
240 p., 19 €
EAN 9782350877891
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans le Nord-Est ainsi que du côté de Montpellier, à Carnon, Paris et en Bretagne dans le Morbihan. On y évoque aussi des opérations militaires au Liban, en Côte d’Ivoire, dans les Balkans, en Afghanistan et en Guyane, vers Cayenne et Maripasoula.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec quelques retours en arrière jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Comme chaque matin, l’aube grise se lève sur l’immuable routine de la garnison. Mais cette fois, Lulu manque à l’appel. Lulu, le caporal-chef toujours fiable, toujours solide, Lulu et son sourire en coin que rien ne semblait jamais pouvoir effacer, a disparu. Aurélie, sa femme, a l’habitude des absences, du lit vide, du quotidien d’épouse de militaire. Elle fait face, mais sait que ce départ ne lui ressemble pas. Quatre hommes, quatre soldats, se lancent alors à sa recherche. Ils sont du même monde et trimballent les mêmes fantômes au bord des nuits sans sommeil. Si eux ne le retrouvent pas, personne ne le pourra.
D’une actualité brûlante, cette intrigue intensément déroulée par la plume de Jean Michelin suit l’enquête de ces frères d’armes. Histoire poignante de camaraderie, de celle qui lie les êtres sous les vestes de treillis, ce roman sans concession se penche sur ce que la guerre fait à ceux qui partent, à ceux qui reviennent. À ceux qui restent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Marianne (Frédéric Pennel)
La Vie (Yves Viollier)
Ernest mag
L’Usine Nouvelle (Christophe Bys)
Blog Mémo Émoi
Blog Sonia boulimique des livres
Blog Aude bouquine
Blog Domi C Lire
Blog Christlbouquine


Jean Michelin présente Ceux qui restent © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 1 – Ici
IL ACCÉLÉRA ENCORE. Le souffle court, les lèvres sèches, il laissa échapper un gémissement puis précipita sa foulée jusqu’à ce que sa vue se brouille et que le battement du sang dans ses tempes étouffe la réalité autour de lui. C’était le seul moyen de faire le vide. Impossible, autrement, d’empêcher son cerveau de s’accrocher au moindre détail familier. L’école de la petite, là, juste derrière. La crêperie médiocre, à l’angle, dans laquelle ils étaient allés dîner une fois. La rue piétonne, les volets de fer des boutiques recouverts de graffitis délavés. Au feu, à droite, l’avenue sans âme qui menait vers les centres commerciaux, la pluie qui griffait la lumière des projecteurs sous les panneaux publicitaires. L’ombre patibulaire du pont de la voie ferrée, le vague souvenir des derniers trains, peut-être dix ans plus tôt. Même lorsqu’il fermait les yeux, son corps tout entier s’acharnait à lui rappeler son ancrage dans ce monde borné, rempli de repères, de règles, d’angles droits, de menaces. Sa course vers rien devenait une fuite. Alors il accélérait à nouveau, attendant le moment où la douleur prendrait le dessus sur le reste.
Il suffisait souvent de quelques centaines de mètres, quelques dizaines de secondes et il n’en pouvait plus ; il tombait à genoux, s’étranglait, crachait, les yeux noyés de larmes, il vomissait parfois, quand il avait quelque chose à vomir. Une fois, il s’était même évanoui brièvement sous la violence inouïe de l’effort. C’était parfait.
Ce soir, la douleur tardait à venir. C’était une vilaine nuit de novembre. L’horloge de la pharmacie indiquait trois heures du matin. La croix verte se reflétait dans l’eau des flaques et l’écho liquide de ses pas résonnait sur les murs. Il serra les dents, s’efforçant d’aller plus vite encore.
Il n’avait jamais aimé courir. Dans son ancienne vie, c’était une corvée à laquelle il fallait se plier, c’était le boulot, le rituel immuable des aubes grises. À présent qu’il avait remisé son uniforme, il aurait pu faire autre chose, du foot avec son gamin, du vélo, du crossfit ou un autre sport à la mode aux exercices portant des noms anglais prétentieux. Mais non : il courait, et c’était tout. Il se fichait complètement des marathons et des compétitions locales dans lesquelles il aurait sans doute pu bien figurer. Les footings du dimanche le long des mêmes sentiers, vêtu des mêmes tenues fluorescentes que ses voisins, ne l’intéressaient pas davantage. Il ne voulait pas faire de sport. Il ne voulait même pas rester en forme. Il ne voulait surtout pas concourir à quoi que ce soit. Il voulait s’épuiser suffisamment pour réussir à s’endormir. L’effort physique au-delà du raisonnable était la seule chose qui fonctionnait encore.
Il avait quitté l’armée quelques mois plus tôt. Plus envie, le mécanisme s’était brisé, sans doute pendant la dernière mission, ou alors juste après le retour. Quand il avait annoncé sa décision, ses chefs avaient essayé de le remotiver, de lui donner des perspectives, une mutation, des stages, des objectifs à atteindre. Il s’en foutait. Il ne demandait rien. Il voulait arrêter. Les insomnies n’étaient pas venues tout de suite. Bien sûr, il y avait eu la colère et la fatigue coutumières des retours, les premières nuits agitées de ces cauchemars dont il ne se souvenait jamais et que Mathilde lui racontait à son réveil, en détournant les yeux pour cacher son inquiétude. Il y avait eu d’autres choses aussi, des sursauts, des angoisses, quelques accès de rage, le souffle court, le teint pâle, les dents et les poings serrés, la tempe qui palpite. Rien de grave au fond, il suffisait d’attendre que le moment passe. Il finissait toujours par reprendre le contrôle. Il avait de l’espoir pour la suite : le printemps arrivait, les enfants avaient grandi, on irait à la mer cet été. On ne pouvait tout de même pas passer sa vie à se lamenter en se regardant le nombril. C’est lorsqu’il avait fallu reprendre le travail, remettre le treillis, retrouver sa section, en morceaux elle aussi, que la machine s’était peu à peu déréglée.
Il avait d’abord vu réapparaître les tics de son enfance, de plus en plus fréquents, et des gestes qu’il ne s’expliquait pas. Il passait son temps à se gratter les avant-bras, à tirer les épaules vers l’arrière comme s’il était engoncé dans une chemise trop étroite. Désagréable, mais pas alarmant. Il s’était rassuré en se disant qu’il ne buvait pas plus que de raison et n’en avait pas l’intention. Il n’était pas non plus devenu violent. Au fil des semaines, il avait juste arrêté de rêver, puis arrêté de dormir.
Et puis un matin d’avril, le reflet de son visage dans la glace lui sembla être celui d’un étranger. Tout était là pourtant, la mâchoire carrée, les cheveux courts – trop courts, « courts sans équivoque », lui disait Mathilde avec un rire forcé et un peu résigné – et à peine grisonnants, les joues creuses, les rides au coin des yeux, celles que l’on attrape à force de parler à la troupe en se mettant face au soleil. La tronche et le corps d’un vieux soldat dont le regard était en train de disparaître. Une seconde plus tard, il avait laissé glisser la lame de son rasoir sur sa peau, peut-être sans y faire attention, peut-être en le faisant exprès. Une toute petite entaille. À la vue de la première goutte de sang, il s’était effondré, en larmes, sur le carrelage de la salle de bains.
Deux heures plus tard, le dos raide dans sa tenue impeccable, le regard sombre et les traits tirés, un minuscule pansement dans le cou, il était allé frapper à la porte du capitaine et lui avait annoncé qu’il prenait sa retraite. Marre de sa chambre de célibataire à la sortie du régiment, marre des deux heures de route le week-end pour rentrer chez lui. Marre des rassemblements, de l’attente, des responsabilités, marre de tout. Il voulait refaire le toit de sa maison, respirer, réfléchir, construire des cabanes pour ses mômes, passer à autre chose. C’était du moins ce qu’il avait dit au capitaine, puis au président des sous-officiers, puis au colonel. En vérité, il voulait surtout dormir. Deux mois plus tard, une cérémonie rapide et un peu triste sur la place d’armes du régiment avait officialisé son départ.
Il n’avait pas été question de s’arrêter de travailler. Pourtant, la maison était presque payée, sa petite pension et le salaire de Mathilde auraient suffi pour qu’ils vivent confortablement pendant quelques mois au moins, le temps de faire le point et de se remettre d’aplomb, mais il n’avait rien voulu entendre. Un copain de copain lui avait trouvé un poste de gardien dans un entrepôt pas très loin de la maison. Deux semaines après avoir rangé ses treillis et ses souvenirs dans une grosse cantine de fer qu’il avait traînée au grenier, il avait signé son contrat, reçu ses clés et son badge, et fait ses débuts dans le monde de la sécurité privée. Mal à l’aise dans une mauvaise copie d’uniforme, il avait retrouvé les gestes du matin et remis un pied dans la routine que l’on exècre mais qui donne un cadre et un objectif. Il avait essayé et échoué. Il ne dormait plus du tout. Il traversait les nuits secoué de terreurs et les journées comme un fantôme.
Mathilde avait tenté de l’aider. Elle savait faire. Elle avait appris à consoler, à caresser, à ne rien dire, à caler son souffle sur le sien, à attendre immobile et en silence que le sommeil vienne l’engloutir. Rien n’avait fonctionné. Alors elle l’avait traîné chez le médecin, puis chez un psy, elle avait écumé les forums de discussion sur Internet, redoutant une tumeur au cerveau, une méningite, un truc foudroyant, sorti de nulle part, plié en deux mois. À court d’idées, elle l’avait même emmené chez une rebouteuse locale complètement allumée. En sortant du cabinet de la sorcière, une pièce sombre qui empestait l’encens bon marché et la poussière accumulée sur des coussins râpés, il lui avait demandé d’arrêter de l’aider, avec une douceur qu’elle ne lui connaissait pas. Elle s’était résignée. Et lui s’était retrouvé seul face à ses nuits blanches. À la fin de l’été, il avait commencé à courir.

Il était presque à la sortie de la ville lorsqu’il sentit enfin ses jambes lâcher. Il se laissa tomber vers l’avant, s’accrochant de justesse à un lampadaire pour ralentir sa chute. Tremblant de tous ses membres, il attendit à quatre pattes que le martèlement furieux de son cœur ralentisse un peu. Entre deux hoquets, une nausée libératrice lui fit cracher une mince flaque jaunâtre sur le bitume. C’était le signal : vite, rentrer dormir, tout de suite, avant que la conscience revienne pour de bon. Ignorant le goût âcre dans sa bouche, il se releva et regarda autour de lui. Il n’était pas trop loin, parfait. Il fit demi-tour d’un pas mal assuré.
Dix minutes plus tard, il s’engageait dans la petite allée pavillonnaire au bout de laquelle se trouvait la maison. Son souffle s’était apaisé, ses paupières alourdies. Il avait trois bonnes heures à dormir avant que le réveil sonne. Il sentit une vibration discrète dans sa poche : à cette heure-ci, sûrement Mathilde qui s’était réveillée et s’inquiétait. Agacé, il sortit son téléphone. Elle savait bien, bon sang. Mais ce n’était pas Mathilde, à sa grande surprise, c’était Marouane, son ancien adjoint : « mon ADJ appelé moi ya un pb avec Lulu ».
Stéphane fronça les sourcils et, sans s’arrêter de marcher, envoya sa réponse : « Je t’ai déjà dit d’arrêter de m’appeler mon adjudant. » Il poussa le portillon de son jardin et rentra dans la petite maison silencieuse.

2 – Là-bas
STÉPHANE FERMA LES YEUX et tourna la tête vers le timide soleil d’hiver qui se levait derrière les barbelés. Ses quatre blindés avaient rejoint la colonne formée à grands gestes par l’officier adjoint de la compagnie. Le haut-parleur du poste de radio, à côté de lui, égrenait les comptes-rendus au fur et à mesure que chaque véhicule venait prendre sa place. Il regarda sa montre : sept heures moins le quart. Ils étaient en avance, les habitudes avaient la peau dure.
Il avait toujours aimé les départs en patrouille. L’Afrique, les Balkans, l’Afghanistan : chaque théâtre d’opérations avait sa propre musique, ses propres règles et ses propres rituels, mais l’agitation tranquille des groupes de combat embarquant à l’arrière des blindés était immuable. Les pilotes faisant le tour de leurs engins avant d’allumer les moteurs. La fumée des échappements qui se mêlait à la buée des souffles dans la lumière froide. Les caporaux aboyant sur les jeunes, vérifiant une fois encore leur matériel. Les inquiets qui choisissaient mal leur moment pour aller faire un tour aux toilettes – « le pipi de la peur », comme on l’appelait – et les distraits prenant soudain conscience qu’ils avaient laissé les piles de la radio sous la tente. Même la petite boule dans le ventre, intime, solitaire et chargée de mauvais pressentiments, était devenue une compagne familière.
Il avait passé vingt ans en section de combat et y avait occupé tous les postes ou presque : grenadier-voltigeur, chef d’équipe avec deux soldats sous ses ordres, chef d’engin, chef de groupe, dix soldats et un blindé, sous-officier adjoint, et désormais chef de section. Il avait piloté tous les véhicules et tiré à toutes les armes. Il était chez lui sur le terrain, peut-être davantage qu’entre les murs de sa maison. Il savait déceler dans le regard de chacun de ses quarante soldats la moindre inquiétude, le moindre agacement, parce qu’il les avait éprouvés avant eux. Bien sûr, les gars avaient changé, les missions aussi, mais pas l’atmosphère. C’était réconfortant.
L’introspection était un privilège de chef : il avait longtemps vécu ces départs sans y réfléchir. Quand on est jeune sergent, avec une dizaine de têtes brûlées à surveiller en permanence, on a rarement le luxe de contempler l’horizon d’un air pénétré au milieu du tumulte brouillon d’une compagnie qui fourbit ses armes. Maintenant qu’il était chef de section depuis trois ou quatre ans, il commençait à connaître son affaire et savait être économe de ses emportements, une attitude qui lui conférait une aura mystérieuse dont il prenait grand soin. Personne n’aime suivre un chef qui s’énerve toutes les cinq minutes, surtout pas au combat : il laissait ses sergents et ses caporaux-chefs faire la police et donner de la voix. Lui effectuait les gestes du départ sans précipitation, dans un calme apparent dont tout le monde apprend vite qu’il est la meilleure protection contre sa propre peur. Il y avait toujours quelqu’un pour qui c’était la première fois. Pas lui.
Avec le temps, il avait pris du recul sur le métier. Il n’ignorait plus le caractère dérisoire de ce qu’ils faisaient, l’éternel recommencement des efforts et des erreurs lorsque la relève arriverait dans quelques mois pour poursuivre l’ouvrage, reprendre le tissage patient des liens de confiance avec les notables locaux, la relation qui se construit, patrouille après patrouille, mandat après mandat, « vous avez la montre, on a le temps » et toutes ces conneries. Les visages fatigués des vieux sur le bord des routes, les gamins qui font des signes amicaux, moqueurs ou menaçants selon l’humeur du jour, il les avait tous vus, de toutes les couleurs, de toutes les religions. Les visages se mélangeaient dans sa tête quand il y repensait. La guerre était toujours la même, peignant les souvenirs de cet ocre sale, celui de toutes les poussières qu’il avait accrochées aux semelles de ses chaussures.

Rouvrant les yeux, il vit que le capitaine Bourguet l’avait rejoint. Il sourit et se redressa dans un garde-à-vous approximatif, encombré par son équipement.
« Mes respects, mon capitaine.
— Bonjour, mon adjudant. Tout va bien ?
— Tout va bien. La section est prête à partir.
— On va devoir attendre un peu. Les hélicos sont pris sur une évacuation et je crois que le CO veut s’assurer qu’ils soient à portée.
— Vous avez une idée du délai, mon capitaine ?
— Pas encore. Je ferai passer le mot à la radio, mais à mon avis, on a au moins une demi-heure devant nous. On va laisser la colonne formée et renvoyer les mecs aux tentes, qu’ils puissent boire un café.
— Reçu, mon capitaine. Je bouge pas, de toute façon.
— Vos gars vont bien ?
— Ils vont bien. Les plus jeunes tirent un peu la langue avec la fatigue, mais ça tient la route. Les sergents font du bon boulot.
— Bien. Je vous tiens au courant. »
Le capitaine repartit, suivi par son radio qui marmonna au passage un « mes respects mon adjudant », auquel Stéphane répondit d’un hochement de tête. Il aimait bien le capitaine Bourguet, un ancien qui devait avoir son âge – c’est-à-dire un mec qu’on pouvait appeler « le vieux » sans que ça sonne comme une plaisanterie ratée. Un type solide, qui connaissait son métier et le faisait bien. Peu de marottes, peu de mots, l’autorité tranquille de celui qui sait déjà qu’il n’ira guère plus haut dans la hiérarchie et qui tient son affaire avec méthode. Stéphane avait vu défiler assez de commandants de compagnie plus excités les uns que les autres pour apprécier la relative tranquillité d’un chef qui ne leur infligeait pas une idée fulgurante par semaine. Finalement, ils se ressemblaient avec le vieux. Besogneux et solides.
Le message radio arriva quelques minutes plus tard. « Départ reporté d’une heure. Laissez une garde aux véhicules et une écoute radio permanente. Tout le monde prêt à sept heures cinquante, groupes embarqués et moteurs tournants. » Stéphane appela Marouane qui rigolait avec un autre sous-officier et lui demanda de rassembler les chefs de groupe. Il donna ses ordres et renvoya ses quarante soldats vers la chaleur relative de leurs tentes.
Une fois les groupes partis, masse bruyante et rigolarde en quête d’une cafetière pleine et d’un oreiller tiède, Stéphane déposa sa musette et son barda, puis aperçut Lulu, cigarette au bec, en train de bricoler une antenne sur le toit de son blindé.
« Tu fumes trop, Lulu. Je te l’ai déjà dit. »
Lulu sourit, déplia sa longue carcasse et descendit de l’engin en se laissant glisser le long d’une roue. Il n’avait plus l’âge de sauter de la plage avant : sagesse militaire acquise à la dure, quand les genoux commencent à protester.
« Mes respects, mon adjudant. »
Ils se serrèrent la main.
« Qu’est-ce que tu fous là ? Le sergent avait personne d’autre pour garder son taxi ?
— Si, si, c’est moi qu’ai demandé à rester, je voulais regarder cette foutue antenne, on a un faux contact quelque part et ça merde de temps en temps. »
Stéphane ne répondit pas. Lulu et lui se connaissaient depuis vingt ans, depuis leur incorporation comme jeunes engagés d’une armée professionnelle balbutiante, dans la même section, dans le même régiment. Autant dire depuis toujours, tant ils avaient peu de souvenirs de leur vie d’avant.
Physiquement, Lulu ne lui ressemblait pas du tout. C’était un type grand, une bonne tête de plus que lui, mince comme une ficelle, le visage fendu d’un nez long et fin qui lui donnait un air d’oiseau déplumé sous deux yeux minuscules sans cesse en mouvement. Stéphane était un austère qui s’était détendu, Lulu un marrant qui s’était assagi.
Ils n’étaient pas devenus amis tout de suite. Mais ils avaient vu, ensemble, le reste de leur contingent quitter l’armée d’année en année : ceux qui n’avaient pas tenu le coup pendant les classes et avaient résilié pendant leur période d’essai, avant que l’on ne puisse se rappeler leur nom. Ensuite, les fins de contrats : à trois ans, à cinq ans, à huit ans, à onze ans, à quinze ans. Et puis les départs au fil de l’eau, le mec qui ne revient pas de permission, celui qui se fâche avec un chef et s’évanouit dans la nature, l’attrition ordinaire des accidents de la route et des déprimes saisonnières. Aujourd’hui, sur les quarante-cinq jeunes engagés qui avaient signé en même temps qu’eux, il n’en restait que trois ou quatre, et seuls Stéphane et Lulu étaient toujours au régiment. Les autres étaient partis vers leurs destins de père de famille, de chauffeur routier, de plombier, d’électricien, d’agent de sécurité, de vendeur ou d’entrepreneur, vers leurs pavillons dans une banlieue de province, vers leurs femmes et leurs gosses, vers le tranquille anonymat d’une vie moyenne, ses joies moyennes, ses peurs moyennes, ses tragédies moyennes. C’était très bien ainsi. Stéphane et Lulu s’étaient rapprochés au fur et à mesure que les visages changeaient autour d’eux. Ils avaient fini par tout connaître l’un de l’autre, les cicatrices, les familles, les soucis, les espoirs. Leur relation s’était consolidée de mission en mission à force d’écumer les sales recoins du globe, et de retour en retour, quand il fallait bien trouver quelqu’un avec qui ne pas discuter de ses cauchemars mais dont on sait qu’il sait.
Stéphane avait gravi les marches, une par une, passé les sélections pour devenir sous-officier, puis les examens divers qui jalonnent ce genre de carrière. Il n’était ni le plus intelligent ni le plus fort physiquement, mais au moral et au travail il avait cette ambition silencieuse et volontaire qui le faisait toujours terminer parmi les premiers. Il avait peu de prédispositions, mais il était têtu, parfois buté. Le courage des laborieux. Leur fierté, aussi.
Lulu avait fait d’autres choix. Une fois le galon de caporal-chef atteint, en même temps que Stéphane, il avait décidé que cela suffirait. Il avait passé les années suivantes à refuser systématiquement les appels du pied de ses chefs pour monter en grade. Il n’avait jamais changé de compagnie et avait insisté pour rester en section de combat, ce qui en faisait un spécimen rare chez les vieux caporaux-chefs. Quand Stéphane était passé adjudant, il s’était retrouvé dans la compagnie de leurs débuts. Il avait obtenu du capitaine que Lulu rejoigne sa section et l’avait nommé adjoint d’un chef de groupe – invariablement, celui de son plus jeune sergent.
Lulu, dans le travail, avait toujours refusé de tutoyer Stéphane depuis qu’ils ne portaient plus le même galon sur la poitrine. Il suivait les règles qu’imposait la hiérarchie, même lorsqu’ils étaient seuls, comme ce matin, préservant un formalisme qui agaçait un peu Stéphane. Après tout, il avait vu pleurer ce grand couillon comme un môme au retour d’une mission où l’un de ses jeunes s’était tué dans un accident de la route idiot. Lulu lui avait dit des trucs qu’il n’avait jamais dits à personne et surtout pas à sa femme. Il l’admirait. Il lui avait demandé d’être le parrain de son fils. Mais précisément pour toutes ces raisons, Stéphane savait que Lulu ne changerait pas d’avis, ni sur ce sujet, ni sur aucun autre.
Lulu écrasa sa cigarette et mit le mégot dans sa poche, une habitude de vieux soldat qui lui faisait traîner une vilaine odeur de tabac froid partout où il passait. Il tourna les yeux vers l’antenne qu’il essayait de réparer et haussa les épaules.
« J’ai pas trouvé. Faudra que j’aille voir les mecs des transmissions. J’espère que ça merdera pas aujourd’hui. » Puis il sortit une autre cigarette, qu’il tendit à Stéphane.
« Tu fais chier, Lulu. » Stéphane avait arrêté de fumer depuis des années, une résolution prise pour échapper aux colères de Mathilde, et à laquelle il concédait de rares écarts, toujours loin de la maison. Il prit la cigarette et la tendit vers la flamme du briquet de Lulu.
« Allez, mon adjudant, faut bien mourir de quelque chose. Ça ou une roquette dans la gueule, on va tous y passer aujourd’hui ou demain, de toute façon. »
Stéphane sourit. Lulu et ses réflexions à la con.
« Il va comment, Junior ?
— Le sergent ? Il va bien. On le savait, hein, mon adjudant, c’est un bon, lui, pour de vrai. Deux ans de service et il met déjà tous les autres à l’amende. Moi le premier.
— Il carbure, c’est sûr, mais j’attends de voir dans la durée. Souviens-toi l’an dernier, après la Guyane, il avait eu un gros passage à vide.
— C’était différent, mon adjudant, c’était sa première mission. Là, il est bien. Je le vois : avec les jeunes, avec les autres groupes, franchement, ça déroule. Il a pas vraiment besoin de moi. Vous pourriez lui filer une brosse à chiottes comme adjoint que ce serait pareil. Demandez au capitaine ce qu’il en pense, tiens.
— Je lui ai déjà filé une brosse à chiottes comme adjoint. »
Lulu sourit.
« Reçu, mon adjudant. »
Stéphane regarda sa montre.
« On a encore un peu de temps. Je te paie un café. »

3 – Ici
MATHILDE ENTENDIT LE CLIQUETIS de la porte d’entrée. Stéphane échouait toujours à se faire discret lorsqu’il rentrait de ses escapades nocturnes : comme un gros animal, il finissait par bousculer quelque chose dans le couloir et étouffer un juron. Il avait la maladresse de ceux qui craignent de casser tout ce qu’ils touchent, les objets comme les gens.
Elle resta immobile, le laissant accomplir son rituel. Il prendrait une rapide douche en bas, puis viendrait se faufiler dans le lit. Elle ferait semblant de dormir, bougeant à peine pour qu’il vienne se coller contre son dos, où il s’endormirait enfin. Ils le savaient tous les deux, dans l’un de ces arrangements tacites que les vieux couples ont parfois pour s’accommoder d’une réalité trop encombrante.
Elle ferma les yeux, se réveilla quelques minutes plus tard, surprise de ne pas le voir arriver. Il s’était passé quelque chose. Elle se leva d’un seul mouvement et se dirigea vers la salle de bains. Lorsqu’elle ouvrit la porte, il était en face d’elle, son téléphone à la main.
Il lui sourit. Il était sans doute le seul à s’émerveiller de la grâce de ballerine qu’elle avait gardée sous un corps que les années avaient légèrement alourdi. Elle avait un visage rond ceint d’un carré de cheveux courts, qu’elle avait commencé à teindre en noir à la première alerte. Et un joli sourire sous un nez pointu, avec lequel elle s’autorisait parfois des airs de gamine espiègle. N’importe qui l’aurait trouvée quelconque. À ses yeux, c’était une reine qu’il pensait ne pas mériter.
« Je t’ai réveillée ?
— Non, non. Enfin, oui. Viens te coucher. Il est trop tôt.
— Je peux pas. Faut que j’appelle Marouane. Il y a un truc.
— Chou, il est trois heures et demie du matin. Il y a un truc, d’accord, mais toi, tu n’es plus militaire. Marouane peut attendre demain matin. »
Il comprit qu’il n’était pas question de discuter. Il saisit la main qu’elle lui tendait et la suivit dans la chambre. Une fois au lit, il eut le temps d’envoyer « demain » à Marouane avant qu’elle lui prenne son téléphone d’un geste autoritaire et le pose sur sa table de chevet. Les jambes de Stéphane tressautaient encore sous la violence de l’effort qu’il venait de s’infliger.
Elle l’embrassa doucement puis se retourna, l’invitant à se blottir contre elle. La chaleur du corps de Mathilde et la fatigue firent effet, Stéphane s’endormit presque aussitôt. Mathilde entendit son souffle ralentir. Elle eut un sourire triste pour elle-même avant de fermer les yeux à son tour.

Elle se réveilla dans un lit vide. Le réveil indiquait sept heures : plutôt une bonne nuit, en définitive. Les enfants ne se lèveraient pas avant une grosse demi-heure. Elle enfila un vieux peignoir en coton et descendit à la cuisine. Derrière la porte, on devinait la lumière allumée et l’odeur du café frais. Stéphane était au téléphone. Elle s’approcha en silence et tendit l’oreille.
«… Et personne ne sait rien ?
— …
— Je sais pas ce que tu veux que je fasse. J’ai pas de nouvelles, en tout cas pas depuis deux ou trois mois.
— …
— Je sais bien. Je suis pas sa mère non plus, ni sa femme. Et d’ailleurs, tu l’as eue au téléphone ?
— …
— Oui, oui, je me doute. Bon. Et le capitaine, il dit quoi ?
— …
— Il faut voir avec lui d’abord, au moins pour vous couvrir. S’il y a besoin, bien sûr que je vous filerai un coup de main.
— …
— Non, mais je vais me démerder. Le patron est un ancien mili, il devrait être compréhensif.
— …
— T’inquiète pas pour moi. Oui… Oui, on fait comme ça.
— …
— D’accord. Rappelle-moi.
— …
— Et arrête de m’appeler mon adjudant, bordel. Je vais pas le répéter cinquante fois. »
Stéphane raccrocha. Mathilde poussa la porte de la cuisine.
« Alors, c’était quoi, cette urgence ?
— Bonjour, peut-être ? » Il tendit les lèvres dans sa direction. Elle vint les effleurer avec la légèreté d’un chat.
« Bonjour, chou. Tu as pu dormir ?
— Oui. Café ?
— Allez, te fais pas prier, dis-moi ! »
Mathilde s’impatientait. Stéphane se retourna pour remplir une tasse qu’il déposa sur la table, devant elle.
« Lulu a disparu depuis trois jours et personne ne sait où il est. Il est parti de chez lui dans la nuit de jeudi soir, sans rien dire. Depuis, silence radio. »
Mathilde s’assit à la table de la cuisine.
« Et Aurélie ?
— Morte d’inquiétude.
— J’imagine. »
Stéphane vint s’asseoir en face d’elle. Il tourna la tête vers la fenêtre. Il ne ferait pas jour avant une heure, au moins. Mathilde le regardait, en faisant tourner le café dans sa tasse d’un mouvement machinal du poignet.
« J’aurais pas cru ça venant de Lulu. C’est pas tellement son genre, si ?
— C’est bien ce qui m’inquiète. »

Extraits
« Son fils était le point fixe de sa vie. Mathis ressemblait à sa mère, «heureusement», disait Lulu. Il avait quatre ans et de grands yeux gris bordés de longs cils qui lui donnaient un regard de fillette. Ça énervait son père, elle trouvait ça irrésistible. Il était bavard et joyeux, tout, avec lui, était encore possible. Le reste, finalement, importait peu. Ils avaient inventé leur vie de famille sur le tas, au fur et à mesure. Elle avait appris à compter les jours avec son fils lorsque Papa était loin. Papa revenait toujours. En l’attendant, on faisait des coloriages, on collait des gommettes sur le calendrier, on l’appelait au téléphone. » p. 70

« C’est pas ça, la vraie épreuve. Le… le premier combat, vous êtes toujours prêt. On est bien entraînés, Les mecs sont sûrs, vous verrez. La mémoire musculaire fait le reste. Non, le vrai test, l’épreuve comme vous dites, c’est celle du désespoir.» Charlier ne dit rien. Stéphane se gratta l’avant-bras d’un geste absent. Il fixait le bout de chemin droit devant lui.
«C’est quand vous savez plus si vous allez y arriver. Je vous le souhaite pas, hein, mais il peut venir, ce moment où vous savez ce qu’il y a à faire et ce qu’il faut dire, mais où chaque mot qui sort de votre bouche est une torture. Ce moment où vous aurez juste envie de vous rouler en boule dans un coin et d’attendre que ça se passe, mais où il faudra quand même donner des ordres, garder un regard clair et une voix assurée parce que les mecs, eux, ils ont besoin de vous. Vous vous concentrerez très fort pour pas trembler. Ce désespoir-là, mon lieutenant, ce truc qui vous saisit, cette angoisse d’échouer et de faire mourir des gens à cause de ça, c’est ça, la vraie épreuve.
— Junior, c’était ça? Votre épreuve?»
Stéphane sourit.
«Non. C’était une autre mission, y a plus longtemps. Je vous raconterai un jour.»
Ils restèrent silencieux un instant.
«Je vais essayer de dormir un peu. Faudrait pas qu’on rate la pirogue tout à l’heure.
— Bonne fin de nuit, mon adjudant,
— Merci.» Stéphane se leva, les jambes un peu engourdies. «Merci pour tout, mon lieutenant.» p. 208

À propos de l’auteur
MICHELIN_Jean_©Celine_NieszawerJean Michelin © Photo Céline Nieszawer

Jean Michelin est un lieutenant-colonel de l’armée de Terre. Il a reçu le Prix Bergot pour son récit Jonquille paru en 2017. Né à Troyes en 1981, Jean Michelin étudie de 1961 à 2001 au Prytanée national militaire de La Flèche, où il est prix d’honneur en 2012. Il rejoint ensuite l’École spéciale militaire de Saint Cyr-Coëtquidan qu’il termine en 2004 titulaire d’un master en relations internationales. Officier d’infanterie, il sert comme d’abord chef de section au 1er régiment de tirailleurs puis est nommé commandant de compagnie au 16e bataillon de chasseurs. Durant cette période, il participe à de multiples opérations au Kosovo, au Liban, en Guyane et enfin en Afghanistan, en particulier en Kapisa. Après sa scolarité de l’École de guerre au sein de l’US Army Command and General Staff College, à Fort Leavenworth (Kansas), il devient plume du général d’armée aérienne Denis Mercier, alors commandeur allié de la transformation de l’Otan, à Norfolk (Virginie).
En 2017, Jean Michelin publie Jonquille aux éditions Gallimard, récit de son expérience de commandant de compagnie en Afghanistan. Son expérience afghane l’incite à écrire tout d’abord pour partager son récit mais aussi pour faire vivre la mémoire de ceux qui sont morts au combat. En 2018, il rejoint le pôle rayonnement de l’armée de Terre, à Paris pour notamment contribuer à la rédaction de la revue Inflexions.
Chef bureau opérations instruction au 92e régiment d’infanterie à Clermont-Ferrand de 2020 à 2022, il est déployé au Mali dans le cadre de l’opération Barkhane ; il est actuellement affecté à l’état-major de l’armée de Terre.
Dans ses livres, sur Twitter ou dans ses nombreuses participations aux podcasts de l’Irsem, il raconte l’armée de Terre, ses hiérarchies, son fonctionnement, les hommes qui la composent, contribuant ainsi à maintenir le lien armées-nation. Ceux qui restent est son premier roman. (Source: defense.gouv.fr)

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Les passeurs de mots

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En deux mots
Quand Maurice prend connaissance des écrits de François, mort en Afghanistan, il se sent investi d’une mission : les faire connaître. Il va alors déployer toute son énergie pour les retranscrire et les mettre en scène en tentant de rallier une troupe de théâtre à son projet.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La mission particulière du libraire

Dans un premier roman habilement construit, Chloé Dusigne raconte comment un libraire, découvrant les textes qu’un soldat mort en Afghanistan lui a fait parvenir, décide de les «donner au monde». Un pari qui est loin d’être gagné.

Maurice est libraire. Après le décès de Nicole, son épouse, et le départ de sa fille et son fils, il se retrouve seul à ressasser ses souvenirs.
Son histoire pourrait commencer en ce jour funeste de septembre 2001 avec l’effondrement des tours jumelles, au moment même où l’on répétait une pièce de théâtre. Il avait du reste fallu à la troupe quelques minutes pour comprendre que ces avions s’enfonçant dans le World Trade Center étaient bien réels.
À compter de ce jour, l’Afghanistan était devenu l’un des principaux sujets de discussion avec ses clients, notamment avec François, avec qui il avait beaucoup échangé. Puis François n’avait plus donné de nouvelles.
Après s’être souvenu qu’il travaillait au théâtre, il avait appris par Diane, l’une des responsables, que François était parti pour l’Afghanistan où il avait sauté sur une bombe et était mort. Mais leur histoire commune ne s’arrête pas là. Quelques temps plus tard un gros paquet comprenant des dizaines de cahiers arrive à la librairie. Les écrits de François vont enthousiasmer Maurice qui décide de les transposer sur ordinateur. «Plus j’écris et plus je me sens le dépositaire de ces textes. Une mission s’impose à moi: je dois les protéger et les donner au monde. J’aime cette expression: donner au monde.» Diane partage son enthousiasme et entend en proposer une adaptation sur scène, mais à condition que Thomas, l’ami de François, accepte de remonter sur scène. Ce qui est loin d’être gagné. Après l’intervention de sa femme Djamila, il va finalement tenter de relever le défi.
Chloé Dusigne va alors nous livrer la genèse de cette œuvre créée avec la troupe, de l’euphorie aux doutes, des belles idées de mise en scène jusqu’à un quasi-renoncement. Son livre est à la fois une plongée dans la création d’un spectacle et l’histoire d’une amitié forte, de celle qui tisse des liens indéfectibles même par-delà la mort. Un premier roman qui est aussi une promesse, celle d’une voix singulière, qui n’hésite pas à explorer les différentes possibilités narratives qui s’offrent à elle, en donnant la parole à différentes voix, en nous donnant à lire des extraits de ces cahiers, ou encore en faisant dialoguer les protagonistes. Sans oublier la dramaturgie scénographique qui met les émotions à fleur de peau. Vous l’aurez compris, cet ouvrage est aussi un hommage à tous ces passeurs de mots.

Les passeurs de mots
Chloé Dusigne
Éditions M.E.O.
Premier roman
200 p., 18 €
EAN 9782807003200
Paru le 11/01/2022

Ou?

L’action se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi l’Afghanistan.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans sa librairie du Quartier Latin, Les Lettres Persanes, Maurice vit seul au milieu de ses livres et de ses souvenirs. Mais un jour, il reçoit un mystérieux colis, rempli de cahiers dans lesquels sont retranscrites des légendes de tous les continents. Touché par la beauté de ces récits, Maurice décide de les sauvegarder et de les donner au monde au travers d’une pièce de théâtre. Pour cela, il doit convaincre Thomas, ex-comédien du célèbre Théâtre Monstre, de remonter sur scène. Mais ce dernier refuse. Il a, en effet, renoncé à la scène depuis la mort de son ami François, traducteur passionné et charismatique, tué par une bombe en Afghanistan. Au bord de l’épuisement professionnel, Thomas finit par trouver les mots pour raconter à Maurice cette amitié hors du commun, et reconnaître que jouer au théâtre est sa raison d’être. Maurice, de son côté, trouve un nouveau sens à sa vie avec ce rôle de gardien des histoires qui lui est confié.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Critiques libres
Ardenneweb
Le blog interligne d’Armelle Barguillet Hauteloire
Blog Les plaisirs de Marc

Les premières pages du livre
PRÉAMBULE – THOMAS
« Elle était belle, je crois que je l’ai aimée. Malgré moi. Malgré lui. Malgré nos peurs. Malgré nos rêves. Malgré sa mort. »
Thomas est debout. Il fait face au maître de théâtre et aux autres comédiens assis en cercle. Sa main droite se lève, ses lèvres humectent sa langue, sa voix forte jaillit de nouveau :
« Je ne sais pas vraiment comment tout a commencé. Peut-être ce jour où les Tours se sont effondrées. Peut-être. Je me souviens :
Nous sommes en train de répéter le Seigneur des Steppes au Théâtre Monstre. Quelqu’un entre dans la salle et crie : “Les Tours se sont effondrées ! Une attaque ! Une attaque !”, nous nous arrêtons, nous observons le messager, nous cherchons à savoir si son intervention fait partie de notre improvisation ou si le véritable effroi doit nous gagner. Cette indécision dure peu, mais je me rappelle encore la forme improbable constituée par le messager à travers les trous étroits de mon masque de bois. Très vite nous comprenons que nous devons regagner la réalité. Nous retirons nos masques, nos coiffes, nos sabres, nos vestes, nous nous approchons du messager. Il raconte ce qui est en train de se passer de l’autre côté de l’océan.
Nous nous précipitons dans le lobby, allumons la petite télé. Le maquillage et la transpiration encore sur nos visages, nous regardons les Tours s’effondrer au milieu des cris et de la poussière, encore et encore. Nous voyons l’avion entrer dans le béton. À répétition. Ces vies, des points noirs si minuscules, qui volent puis s’écrasent sur le sol. Nous veillons jusqu’à l’aube. Nous pleurons ces vies brisées. Nous remettons tout en question, notre art, notre action, notre métier avec dans nos têtes cette question redondante : “Que sommes-nous face à cette horreur ?” »
Thomas se tait. On entend le souffle du vent dans les arbres.
Dehors, il fait beau, presque chaud. Un soleil d’automne caresse les feuilles dorées des marronniers.

Le matin, le maître, une étole d’un vert flamboyant posée sur son épaule, a exigé les fenêtres closes. La tension des corps a peu à peu converti l’air de la salle en électricité et la buée sur les fenêtres a fait disparaître les arbres. Tout au long de la journée, les corps des acteurs, d’abord étirés, puis tordus, forcés, dansés, poussés au bord, se sont mêlés, se sont frôlés, ont appris à se connaître, à se deviner comme une fièvre impatiente d’avant l’amour. Une fine chaleur a embué le cou des femmes sous leurs cheveux relevés. Le souffle court s’est transformé en râle, des corps est sorti le chant subtil d’une langue encore inconnue. Les ombres flottaient sur les murs blancs de la salle, et tâchaient de suivre l’exigence du maître, surtout de capter son attention.

Vers la fin de la journée le maître a fait asseoir les acteurs. Certains sur leurs talons, d’autres encerclant leurs genoux de leurs bras. Le maître a exigé d’eux l’inspiration et l’expiration forte du souffle, il voulait entendre le souffle, tout entendre.
Le maître a alors fait le tour de la pièce et a ouvert une à une les fenêtres. En grand, sur le bois de Vincennes, afin que le souffle des acteurs se mêle à celui du vent.

Le maître s’est assis à son tour dans son fauteuil, avec la lenteur affectée de son âge. Placé juste à côté d’eux, il formait avec eux les spectateurs d’un cercle vide. De sa voix ancienne, il leur a dit : « Écoutez, écoutez… Non, ne fermez pas les yeux, écoutez simplement. » Les acteurs ont écouté chaque bruit. Le craquement du plancher, le souffle des lampes, le ronronnement d’une voiture lointaine, le sabot d’un cheval, le chant d’un oiseau, le vent dans les branches, le murmure de mots échangés, le vrombissement d’une moto, le souffle plus fort du vent.
« Écoutez. C’est cette vie que je vous demande à présent de me raconter. »

Alors Thomas s’est levé et a commencé à raconter. Les mots se sont échappés de sa bouche comme la logorrhée étouffante d’un homme qui a trop bu. Et alors qu’il pensait son récit terminé, et allait se rasseoir, les mots se sont autoproclamés :
« C’était comme à la veillée d’un mort : Les gens venaient et repartaient, serraient les mains, les épaules, ils priaient. D’autres restaient là, hébétés, perdus, l’espoir en brèche, avec parfois, le cri d’un homme en rage.
Le soir, mon ami est arrivé. Il avait le visage tendu, fermé, son œil d’habitude chantant n’était couvert que de noir. Il s’est accroupi, fermant le cercle, il s’est mis à chanter. Un chant en farsi, un chant déchirant, un chant de deuil. Je n’ai pu que m’asseoir à mon tour, joindre mes larmes à celles de mes compagnons de veillée.
C’est de cet homme qui chante que je devrais vous parler ! »
Thomas hurle.
Ses pas frappent le parquet. Ses doigts comme des crochets voudraient se précipiter contre le cou du maître. Il s’arrête à quelques centimètres du visage du vieux sage. Il voit son regard. De peur. Il fait quelques pas en arrière. Thomas enlace son ventre de ses mains.
« Je ne peux pas. Je suis désolé. »
Il hoche la tête de droite à gauche. S’essuie les yeux. Se tire les cheveux en arrière. « Excusez-moi. »
Il sort de la salle. Il quitte le théâtre.

JANVIER – MAURICE

LUNDI 7 JANVIER
Le paiement de la commande auprès de Verdier n’est toujours pas passé. Il m’a relancé ce matin. Sur mon fixe, à l’appartement. Je sortais de la douche, j’ai laissé des traces de pas mouillés sur le parquet. Nicole aurait été folle. La serviette autour de la taille, les cheveux dégoulinants, j’ai dû promettre que oui, demain sans faute, il aurait son virement. À la longue, Verdier va me laisser tomber. Je dois de nouveau me plonger dans la compta. C’était Nicole, au début, qui s’en chargeait. C’était bien.
En soufflant sur mon café, je regarde les gens passer de l’autre côté de la vitre des Officiers. J’ai balayé vite fait le Parisien, mais je n’ai rien trouvé de bon à en tirer. Pierre me jette des coups d’œil de derrière son comptoir, comme d’habitude, il porte son gilet noir et sa chemise blanche aux plis impeccables, il explique « C’est pour les touristes, ça fait authentique », mais je crois qu’il aime bien, ça lui donne de la prestance lorsqu’il astique son comptoir.
Aujourd’hui, je n’ai pas envie de parler. J’ai envie de fumer.

Le rideau métallique de la librairie est glacé. Un jour, il faudra que j’investisse dans un truc automatique, t’arrives et t’appuies sur un bouton, et hop ça s’ouvre. Mais j’aime le bruit paresseux du vieux rideau de ferraille, ses crispations, ses déliés. Moi aussi, j’ai de l’authentique… Il va falloir que je le graisse. Tous les matins, je me le dis, tous les matins, je me réponds « Aux beaux jours… »
Le carillon de la porte d’entrée me souhaite la bienvenue. Comme chaque jour, j’ai cette image fugitive de mes enfants devenus trop grands à présent, Simon et Maïa qui poussent à la volée la porte du magasin, jettent leur cartable dans un coin et me sautent dans les bras avant d’entamer leurs devoirs sur le comptoir, les pieds dans le vide.

À midi, seul dans la cuisine de l’arrière-boutique, je tire les rois.
Un soleil doux filtre à travers la fenêtre sale de l’atelier qui court tout le long au fond du magasin. Je me prépare un thé vert avec de la cannelle. L’eau chaude fume dans la théière, je me sers une grande tasse que je laisse refroidir, bientôt l’ambre de l’infusion. J’essuie un couteau et je fais des parts dans la galette. Je coupe quelque chose de dur, je recouvre vite de frangipane, et recoupe la part de côté. Je tourne la galette, je me surprends à dire à voix haute « Pour qui celle-là ? », en montrant les parts.
Bien sûr, personne ne me répond, et je croque avec plaisir dans la première venue. Sous la dent, quelque chose de dur : « Je suis le roi. »
J’attache les deux extrémités de la couronne en carton doré ornée de gros diamants rouges et bleus, puis je la place sur le sommet de mon crâne. Je me tourne vers mon vieux miroir piqué. Je me contemple, la main droite placée sous la couture de mon gilet de laine, à la Napoléon. Je suis ridicule. Mes satanés cheveux orange se redressent au sein du centre d’or formé par la fausse couronne. Je cherche à les aplatir de la main, mais, comme toujours, ils ne veulent rien savoir du tout. Leurs boucles serrées se redressent de plus belle, d’autant que je n’ai pas eu le temps de les coiffer au sortir de la douche. Les coiffer, c’est vite dit, il s’agit de les scotcher contre mon crâne grâce au peigne de mon arrière-grand-père avant qu’ils aient commencé à sécher. Ça a tendance à réduire l’effet rasta à la manque. Mais aujourd’hui, le temps de raccrocher le téléphone, c’était foutu.
Je me tire la langue – un Einstein couronné –, je quitte mon portrait de roi.

Je sors dans la cour. Il fait froid malgré le soleil, et je resserre mon gilet sur ma poitrine. Ma petite cour, mon jardin suspendu entre quatre hauts murs parisiens. C’est le moment idéal pour une clope, mais j’ai promis à Maïa que j’arrêtais. Maudite résolution de Nouvel An ! J’étais ivre au moment de la promesse. Mais pas Maïa. En tout cas, pas suffisamment pour l’avoir oubliée le lendemain, et ne pas me la rappeler au moment de la traditionnelle première clope, après le premier café, avant le deuxième.
Le vieux cendrier me nargue, coincé sur les pavés, entre la marche et le pot rectangle des bambous, au pied de la chaise longue recouverte de poussière. Il est encore plein. Je devrais le vider, il me nargue trop. Les géraniums et le lilas sont emballés de leur protection d’hiver en plastique, c’est d’ailleurs assez moche depuis la boutique. Les autres pots sont en friche. Les bulbes attendent dans ma serre miniature. Mais les bambous restent increvables.
Le camélia ne semble pas vouloir fleurir. J’enlève les feuilles séchées.

Le carillon de la boutique résonne. Je me précipite pour accueillir le client. De justesse, j’aperçois mon reflet dans le miroir, et je retire précipitamment la couronne du dessus de ma tête.

JEUDI 10 JANVIER
Il fait sombre, le temps est humide, froid. J’allume les lumières pour donner un peu d’éclat à la boutique.
Ce matin, je me suis attaqué au rayon Perse antique. J’ai d’abord compté les doublons et vérifié que le catalogue était au complet. Ensuite, j’ai astiqué, reclassé, épousseté chaque livre avec mon plumeau et ma peau de chamois sur les tranches et les couvertures. J’ai feuilleté les pages afin que le livre ne devienne pas trop rigide, parfois je me suis laissé prendre et j’ai relu les passages oubliés ou les pages cornées par ma mémoire. Je me suis mis à lire et à relire, un pied appuyé sur la première étagère du présentoir, le plumeau sous le bras, un livre sous l’autre. Je n’avançais pas vite, Nicole m’aurait certainement reproché mon manque d’efficacité. « On vend, ici, on ne fait pas de la poésie », disait-elle, en sachant très bien que j’étais plus poète que vendeur.
Perse antique, ce n’est pas le rayon qui a le plus de succès, contrairement à Géopolitique et Histoire du XXe siècle, qui n’a pas un gramme de poussière. Les étudiants en sciences politiques, histoire, journalisme, géographie, sciences humaines s’en occupent de manière efficace, pas besoin de passer derrière. Professeurs et chercheurs y participent également. Mon petit ego personnel aurait tendance à me vanter de l’exhaustivité de mon rayon. Quitte à être spécialisé, autant être le mieux approvisionné possible. Tu ne trouves pas une référence, tu viens me voir. C’est ma fierté, quand le thésard cherche depuis une éternité un livre introuvable, un livre qui n’existe plus, et que je le lui sors de sous le comptoir, j’éprouve un véritable plaisir de voir ses yeux briller. Si je n’ai pas le livre au magasin, j’actionne mon réseau, et je le déniche toujours.

Vers onze heures trente, je m’arrête. Je m’installe dans mon fauteuil, au fond de la boutique, en face du poêle éteint. Un bon bouquin, un thé à la cannelle : rien de plus ne m’est nécessaire.
Je dévore Les routes de la solitude de Joseph Boyden, encore un de ces auteurs qui me donne envie de faire des infidélités à la littérature perse, et de me spécialiser dans le roman américain. J’aurais peut-être plus de succès, à vrai dire, et des problèmes de compta en moins.

Cet après-midi, une sorte de torpeur a enserré mon corps, je n’avais envie de rien, comme si j’étais pris, moi aussi, par ce brouillard gris-blanc du mois de janvier, fait d’humidité croissante et de poudre d’inertie. Je laisse la lumière allumée toute la journée. Les étalages des livres, les tapis, les couvertures lisses brillent sous l’éclairage électrique. Je bois du thé à en avoir mal au ventre.
Dehors, les gens passent, le nez dans leur écharpe de laine, les sacs en plastique emplis de denrées pendus à leur bras. Ce sont les soldes, mais je n’en ai que faire. On ne brade pas un livre. Cela ne se fait pas. On le caresse, on le respire, on le tord, on le plie, on le dévore, mais on ne le brade pas.
Même ceux qui ne se vendent pas, ceux dont personne ne veut, moi, je les garde farouchement. Je les protège. Ce sont mes petits, et même ceux-là, non, je ne les brade pas.
Je m’en grillerais bien une, mais ce qui me sauve c’est que je ne sortirais pour rien au monde. Même le Vieux, d’habitude sur son banc, n’est pas là. Il doit vraiment faire froid. Je me demande où il se trouve. Je le vois tous les jours, tous les jours je lui donne sa pièce, je lui serre la main, il prend de mes nouvelles, et je ne suis même pas capable de savoir où il crèche. Je me dis ça en voyant le banc vide. Je me demande s’il faut s’inquiéter de cette disparition. Mais je me dis que non, d’ailleurs que faire, je ne connais même pas son nom. Tout le monde l’appelle le Vieux.
La première fois que je l’ai vu, il lisait des annales du bac allongé sur son banc. Il l’avait trouvé dans une poubelle et il m’a avoué que c’était mieux que rien. J’ai pris l’habitude de lui laisser des livres sur son banc. »

Extrait
« Plus j’écris et plus je me sens le dépositaire de ces textes. Une mission s’impose à moi: je dois les protéger et les donner au monde. J’aime cette expression: donner au monde.» p. 65

À propos de l’auteur
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Chloé Dusigne © Photo Claire Dusigne

Née à Paris et vivant actuellement à Lyon, Chloé Dusigne est titulaire d’une licence en lettres modernes spécialisées ainsi que d’un master en gestion de l’information et du document. Elle est responsable d’un centre de gestion documentaire en entreprise. Elle a obtenu en 2007 le prix de la jeune nouvelle pour « Ronde de vie » (resté inédit). Les passeurs de mots est son premier roman publié. (Source: Éditions M.E.O.)

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La route des Balkans

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En deux mots:
Asma a fui la Syrie pour échapper à Daech. Tamim a quitté l’Afghanistan sous le joug des Talibans. Ils vont se croiser dans une forêt hongroise. Quand Asma parvient à monter dans un camion, elle perd son cahier rouge. Tamim le récupère et se fait le serment de retrouver sa nouvelle amie.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La Syrienne et l’Afghan, un drame du XXIe siècle

Christine de Mazières s’appuie sur un fait divers qui a coûté la vie à plus de 70 migrants pour raconter le destin de ces personnes qui fuient la guerre et dont l’Europe ne veut pas. Un second roman qui confirme le talent découvert avec Trois jours à Berlin.

C’est une histoire d’aujourd’hui, un drame qui a bouleversé l’Europe quelques temps avant que l’actualité ne fasse passer ces dizaines de morts dans l’oubli. Comme le rappelle FranceInfo, le 27 août 2015, «dans un camion stationné dans l’est de l’Autriche, plus de 70 cadavres ont été découverts asphyxiés.» C’est à partir de ce terrible fait divers que Christine de Mazières a construit un roman bouleversant autant que très documenté.
La route des Balkans raconte en particulier le parcours de deux migrants, Asma la Syrienne et Tamim l’Afghan, qui se retrouvent au moment de monter dans ce camion qui part vers la mort. Deux destins particuliers parmi les centaines de milliers qui se sont jetés dans cette aventure très risquée, mais qui permettent de parfaitement comprendre qu’ils n’ont guère le choix. Asma a fui l’armée islamique qui a tué son père et lui réservait un sort peu enviable, d’autant que son frère avait rejoint la rébellion. Tamim a lui aussi vu son père mourir. Les talibans ont réservé ce même sort à ses frères, le poussant à quatorze ans sur les routes de l’exil. Cela fait de longs mois qu’il erre, car les passeurs ne lui font pas de cadeaux, loin de là. Pour lui comme pour ceux qui traversent la Méditerranée, cette économie souterraine a tout de l’exploitation de l’homme par l’homme, humiliation et violences comprises. Une condition précaire parfaitement détaillée ou tout geste de solidarité est vécu comme un miracle.
Les Syriens, Irakiens, Afghans et Érythréens qui se retrouvent dans cette forêt hongroise entrevoient désormais le bout de leur errance et la fin de cette «vie entre deux, suspendue entre deux vies.» La chancelière allemande a en effet, contrairement aux gouvernants des autres pays de l’Union européenne, choisi d’accueillir ces réfugiés en nombre. Après les atermoiements et les calculs sur le nombre «raisonnable», le ministre de l’intérieur – qui n’a rien d’un tendre – affirme haut et fort que «chaque réfugié qui arrive en Allemagne doit être accueilli et hébergé de manière digne, sûre et correcte…»
Christine de Mazières, dont on sait depuis Trois jours à Berlin, sa parfaite connaissance de l’Allemagne, donne une dimension historique à son roman en racontant le parcours d’Helga qui s’est elle-même retrouvée sur les routes dans les années quarante, lorsqu’il fallait fuir devant l’avancée de l’armée rouge. En racontant son odyssée à sa fille Alma et à sa petite-fille Johanna, elle tire un fil jusqu’à ces personnes qui, comme elle, fuient la guerre.« Sauver sa peau, c’est la seule chose qui comptait alors. Le pays était effondré et les gens aussi. Cette génération de femmes a dû reconstruire sur des ruines. Elles méritaient leur surnom de Trümmerfrauen».
De par son histoire elle ressent parfaitement la détresse des migrants et, à l’image de dizaines de milliers de ses concitoyens, veut tendre la main à ces réfugiés. À ceux qui ne seront pas morts en route. Car en ce 28 août caniculaire, le camion frigorifique délaissé sur le bord de l’autoroute, va livrer la cargaison de l’horreur. Des dizaines de réfugiés, en grande partie syriens, morts à quelques kilomètres de la délivrance. Asma est l’une des victimes que Tamim a vu monter dans le camion en pensant qu’elle est partie sans lui, qu’elle a eu de la chance.
En mettant un visage sur ce drame, la romancière nous le rend encore plus insupportable. En nous faisant découvrir le contenu de son petit cahier rouge, elle nous touche au cœur. Et en nous rappelant que c’est de Hongrie que le rideau de fer s’était ouvert vers l’Autriche 26 ans auparavant, elle nous fait toucher du doigt les contradictions de ces politiques qui s’empressent désormais de construire un nouveau mur… de la honte. Souvenons-nous aussi de la réponse des pays européens à l’appel d’Angela Merkel réclamant «une décision exceptionnelle face à une situation d’urgence» : une fin de non-recevoir.
Après Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert, voici un second livre fort et documenté sur la tragédie des migrants. Un roman bouleversant d’où émerge un peu d’humanité. Une petite flamme qu’il est essentiel d’entretenir.

Les images de l’horreur… © Production France Télévisions

La route des Balkans
Christiane de Mazières
Éditions Sabine Wespieser
Roman
192 p., 18 €
EAN 9782848053462
Paru le 11/06/2020

Où?
Le roman débute dans une forêt de Hongrie puis à Budapest, Horgos et Roszke, suivant des migrants venus de Syrie et d’Afghanistan, passant par la Turquie ou la Grèce (Skala Sykamineas, sur l’île de Lesbos) avant de se poursuivre à travers les Balkans, de Bulgarie (Lom) en Autriche (Nickelsdorf) en passant par la Serbie et la Macédoine (Gazi Baba, Skopje, Nisˇ et Belgrade) jusqu’en Allemagne, à Berlin, Munich, Nuremberg, Heidenau, Parndorf, Essen, Cologne. On y évoque aussi Nili, en Afghanistan.

Quand?
L’action se situe principalement en 2015.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après Trois jours à Berlin, son premier roman, consacré à la chute du Mur (Sabine Wespieser éditeur, 2019), Christine de Mazières se penche ici sur un moment récent, et non moins déterminant, de l’histoire allemande. Quand, le 31 août 2015, la chancelière Angela Merkel prononce son désormais célèbre «Wir schaffen das, Nous y arriverons», à propos de l’afflux considérable de demandeurs d’asile que la pauvreté ou la guerre ont jetés sur les routes, son geste marque certes un tournant dans la politique intérieure allemande, et dans la politique européenne. Mais sa générosité, relayée par une grande partie du peuple allemand, va également redonner de l’espoir à des centaines de milliers d’individus.
Alternant les points de vue, Christine de Mazières met en scène quelques-uns des acteurs de ce drame humanitaire.
Son nouveau roman s’ouvre dans une forêt hongroise. Voici trois jours et trois nuits qu’Asma, une jeune Syrienne, attend, avec tout un groupe de réfugiés, le véhicule qui doit les conduire en Allemagne. Son père, un pharmacien de Damas, dont le seul tort avait été d’avoir pour client et ami le rédacteur d’un journal clandestin, a été exécuté bien avant le début de la guerre civile. Son frère, lui, a rejoint la rébellion. Après une semaine passée dans les caves des services du renseignement syrien, Asma a écouté les conseils de sa famille, jugeant plus prudent de l’envoyer en Europe… Quand arrive enfin le camion frigorifique, elle éprouve presque du soulagement à s’y entasser. Même si, dans la bousculade, elle perd son sac… et son précieux cahier rouge – le journal intime qu’elle tenait depuis l’arrestation de son père en 2006.
Ce cahier rouge, c’est un jeune Afghan, Tamim, qui va le récupérer, après avoir en vain tenté de le rendre à cette jeune fille, qui le fascine. Sur les routes depuis cinq ans, forcé à chaque étape de travailler pour payer la suivante, il a fui son pays à quatorze ans, après que son père et ses frères ont été assassinés par les talibans. Lui aura plus de chance qu’Asma… dont la fin tragique, abandonnée avec ses soixante-dix compagnons d’infortune sur une aire d’autoroute, agira comme un électrochoc sur la politique et l’opinion.
À Munich, ce même été 2015, Helga entend avec effarement les nouvelles… Elle se souvient avoir été une de ces réfugiées, fuyant, à cinq ans, en 1945, l’armée rouge qui marchait sur Königsberg, bientôt Kaliningrad. Helga, comme tant de ses concitoyens, proposera spontanément son aide à ceux qui parviendront à rejoindre le territoire allemand.
En entrelaçant les voix et les destins de ces différents personnages, en revenant également sur les processus de décision en haut lieu, l’écrivaine donne à chacun des acteurs de cette tragédie une épaisseur humaine qui force l’admiration et la compassion.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
Blog Medipart (Fréderic L’Helgoualch)
On l’a lu (Librairie Hirigoyen, Bayonne)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« 26 AOÛT 2015
Dans une forêt de Hongrie
Tout est bleu à l‘intérieur. Bleues les parois. Bleus leurs souffles. Bleus leurs visages fatigués. Même leurs pensées semblent bleues. Asma presse ses paupières et voit des millions d’étoiles sur fond bleu. C’est étrangement beau. Comme dans un aquarium. Les voici anguilles, leurs poumons rétrécis en branchies, glissant ensemble vers les abysses silencieux.
Le calme fait du bien après l’agitation, l’angoisse, les cris, les coups. Les enfants ont cessé de pleurer. Combien sont-ils au juste, entassés, engouffrés, encore et encore, contents malgré tout de grimper dans ce véhicule qui les emmène à la fin de la nuit de ce coin perdu de Hongrie…
Asma a essayé de compter, mais, serrée comme elle est, son angle de vision est limité. Nous sommes au moins soixante, pense-t-elle. Soixante sur moins de trois mètres de large par cinq mètres de long. Sans doute moins de quinze mètres carrés. Elle essaie de se figurer quinze petits carrés et, sur chacun, quatre ou cinq personnes. Elle se remémore, lors d’un cours de biologie au lycée à Damas, la petite cage grouillant de souris blanches s’escaladant les unes les autres, entortillant leurs fines queues roses et leurs moustaches frémissantes, poussant de petits cris perçants, tandis que l’une d’elles avait levé vers elle d’immenses yeux vitreux. Elle se souvient du regard fixe du petit animal posé sur elle.
Pendant trois nuits et trois jours, Asma et sa sœur aînée Lefana se sont terrées avec les autres dans la forêt près de Kecskemét, à attendre le camion. Encore la Hongrie à traverser. Bientôt elles atteindront leur but. La chaleur est forte. Pas un souffle. Nul point d’eau où se désaltérer et se laver. Le sol est jonché d’aiguilles de pin rousses et parfumées, qui forment un tapis très doux.
La troisième nuit, à 3 heures du matin, un bruit de moteur a enflé entre les troncs noirs. Asma a pensé: Nous sommes le 26 août, le jour d’anniversaire de Père, c’est un signe qu’il nous envoie du Ciel, à la grâce de Dieu. Elle a pleuré de joie.
Quand ils ont vu le camion blanc ouvrir ses deux battants arrière, tous les voyageurs se sont levés et précipités pour y grimper. La nuit grouille de piétinements, cris étouffés, bousculades, pleurs d’enfants, bébés transportés à bout de bras. Lefana a pris Asma fermement par la main et ajusté son voile sur ses cheveux et son visage. Elles ont les mêmes yeux noirs ombrés de cernes violets. Seulement, Asma a le regard fiévreux. Ne jamais me séparer de ma jeune sœur, a promis Lefana à leur mère, que le Très-Haut miséricordieux la protège: «Prends-la avec toi et partez au pays des Allemands, il n’y a plus de vie pour vous ici. Moi, je reste avec tes sœurs, nous allons vous rejoindre dès que possible.»
Il n’y avait plus d’homme à la maison. Le père, paisible pharmacien à Damas et amateur de botanique, mais qui avait eu le tort d’avoir pour client et ami le rédacteur d’un journal clandestin, a été embarqué en 2006, bien avant le début de la guerre civile en Syrie. Cinq mois plus tard, une petite urne était rendue à la famille avec son avis de décès par insuffisance cardiaque. Elles étaient seules désormais.
Cela faisait quatre ans que la Syrie était à feu et à sang. Au front entre forces gouvernementales et rébellion s’était ajouté, depuis 2014, un nouveau belligérant, qui progressait de manière fulgurante dans l’est et le nord du pays : l’État islamique terrorisait les populations là où il plantait ses bannières noires. Alors des puissances étrangères s’étaient mêlées au conflit, achevant de transformer la Syrie en un vaste et inextricable champ de bataille.
Elias, le frère aîné de Lefana et d’Asma, avait rejoint un mouvement étudiant proche de la rébellion. Grand lecteur et poète à ses heures, il se destinait à une carrière de professeur de littérature. Il avait publié des poèmes dans des revues. En raison de ce goût partagé pour les mots, une tendresse particulière reliait Elias à sa petite sœur Asma. Ils s’échangeaient des textes, commentaient leurs lectures, déclamaient ensemble des vers. Asma était particulièrement douée. Son frère l’encourageait. Marqué par la disparition de leur père et révolté par les violences policières, … »

À propos de l’auteur
Christine de Mazières, franco-allemande née en 1965, vit dans la région parisienne, où elle est magistrate. De 2006 à 2016, elle a été la déléguée générale du Syndicat national de l’édition. Elle a participé, aux côtés de Brigitte Sauzay, à la création de l’Institut Berlin-Brandebourg pour les relations franco-allemandes, devenu la Fondation Genshagen, dont elle est vice-présidente du conseil scientifique. Elle est par ailleurs membre du jury du prix littéraire franco-allemand Franz Hessel, membre du groupe de réflexion franco-allemand Daniel Vernet et secrétaire générale du Club économique franco-allemand. Elle a publié Requiem pour la RDA, entretiens avec Lothar de Maizière, en 1995 et L’Europe par l’école en 2006.
Son premier roman, Trois jours à Berlin, a paru en mars 2019 chez Sabine Wespieser éditeur. (Source: Sabine Wespieser éditeur)

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Trois incendies

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En deux mots:
Léa la grand-mère, Alexandra la mère et Maryam la fille: trois générations et trois parcours bien différents que l’on va suivre de la seconde Guerre mondiale à nos jours. Aux soubresauts du monde viendront alors se mêler les liens familiaux, y compris secrets.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

La Guerre des trois

Vinciane Moeschler nous offre avec «Trois incendies» sont roman le plus ambitieux et le plus abouti, se déployant sur trois générations et nous offrant trois portraits de femmes attachantes.

La grand-mère, la mère, la fille: trois générations de femmes et trois histoires totalement différentes bien qu’intimement mêlées. Voilà la résumé le plus succinct que l’on puisse faire de ce roman qui embrasse les problématiques les plus personnelles sur la famille, les relations mère-filles, l’héritage et la transmission et une vision beaucoup plus large sur la place de la femme, sur leur combat pour l’émancipation au fil des ans, sur l’engagement professionnel, sur le poids des guerres ou encore la place des réfugiés. Léa, la grand-mère née en Belgique, a vécu la Seconde guerre mondiale et l’exil. Sa fille Alexandra, reporter de guerre, parcourt les points chauds du globe son appareil-photo en bandoulière et Maryam, sa fille, qui se sent abandonnée et cherche sa place dans un monde si difficile à appréhender, à comprendre.
Si le projet de Vinciane Moeschler est ambitieux, il est mené à bien grâce à la construction qui fait alterner les chapitres du point de vue de Léa, d’Alexandra et de Maryam. Ce qui permet de différencier les points de vue mais aussi de confronter des périodes historiques et de mettre par exemple en parallèle les bombardements qui ont secoué Bruxelles au moment de l’avancée des troupes allemandes et qui ont jeté Léa sur les routes de l’exil et ceux qui ont détruit Beyrouth au début des années quatre-vingt et dont Alexandra est témoin. Maryam va en quelques sorte nous offrir la synthèse de ces témoignages en réfléchissant ouvertement à cette folie humaine, en la comparant au comportement des animaux vers lesquels elle se tourne plus volontiers: «Bien que le combat soit un phénomène largement répandu au sein des espèces animales, on ne connaît que quelques cas au sein des espèces vivantes de luttes destructrices intra-espèces entre des groupes organisés. En aucun cas, elles n’impliquent le recours à des outils utilisés comme des armes. Le comportement prédateur s’exerçant à l’égard d’autres espèces, comportement normal, ne peut être considéré comme équivalent de la violence intra-espèces. La guerre est un phénomène spécifiquement humain qui ne se rencontre pas chez d’autres animaux.»
C’est du reste l’autre point fort de ce roman, les passerelles que l’on va voir émerger, conscientes ou inconscientes et qui relient ces trois femmes entre elles. Une généalogie des sentiments. Une volonté d’émancipation qui rend aveugle Léa autant qu’Alexandra: « Ainsi, les deux femmes empruntaient les mêmes chemins de traverse. Aimant trop vite, sans trop y croire, mettant à plus tard la promesse d’une vie de couple ordinaire. Elles avaient confondu leurs traces, l’empreinte de leurs pas pour devenir des femmes libres.»
Une liberté qui a aussi un prix, qui entrainer Alexandra à mener une double-vie et engendrer un lourd secret de famille. Mais c’est aussi l’occasion d’évoquer les hommes – mari, amant et père – et de souligner qu’ils ne sont pas de simples faire-valoir. Ils sont tour à tour un refuge, un point d’ancrage dans un monde hostile ou un divertissement, un moyen d’oublier combien l’envie de s’émanciper peut se heurter à une morale, à des devoirs quand par exemple l’amour se confronte à l’amour filial.
Quand Maryam ne comprend plus sa mère, qu’elle se sent délaissée…
Vinciane Moeschler évite toutefois l’écueil du manichéisme. La psychologie des personnages est complexe, à l’image de leurs atermoiements, de leurs questionnements. Comme les pôles des aimants que l’on retournerait, les êtres sont tour à tour repoussés puis attirés. Quand Alexandra décide d’emmener sa fille avec elle à Berlin au moment où le mur tombe, c’est dans le regard d’une Allemande qu’elle redécouvre sa mère, qu’elle comprend ce qui la pousse dans les zones de conflit: «Ma mère la photographie dans le mouvement. Elle aime les gros plans. Visualiser les gens, les yeux dans les yeux. Un cadre serré sur son visage la révèle éblouissante et volontaire. Pas de doute en elle, seulement une fulgurante envie de vivre comme jamais.» David Bowie chante We can be heroes just for one day (on peut être héros juste pour un jour). Et le rester pour la vie!

Trois incendies
Vinciane Moeschler
Éditions Stock
Roman
280 p., 19 €
EAN 9782234086395
Paru le 02/05/2019

Où?
Le roman se déroule en Belgique, principalement à Bruxelles, en France, à Paris, à Châtellerault, à Poitiers ainsi qu’en Suisse, à Genève, aux États-Unis, à New York ainsi qu’à Buenos Aires, en Argentine. on y évoque aussi les lieux de conflit où se retrouve la photoreporter tels que Beyrouth ou encore Kaboul, sans oublier le Berlin de 1989.

Quand?
L’action se situe du XXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Beyrouth, 1982. Avec son Rolleiflex, Alexandra, reporter de guerre, immortalise la folie des hommes. Mais le massacre de Chatila est le conflit de trop. Ne comprenant plus son métier, cet étrange tango avec la mort, elle éprouve le besoin vital de revoir sa mère, Léa…
Celle-ci, née en Belgique, a connu une enfance brutale, faite de violence et de secrets. Alors que sa mémoire s’effrite, sa fuite des Ardennes sous les assauts des nazis lui revient, comme un dernier sursaut avant le grand silence.
Et puis il y a Maryam, la fille d’Alexandra, la petite-fille de Léa. Celle qui refuse la guerre, se sent prête à aimer et trouve refuge auprès des animaux…
De Beyrouth à Buenos Aires en passant par Bruxelles, Berlin et Brooklyn, Vinciane Moeschler brosse le portrait de trois femmes, trois tempéraments — trois incendies

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
L’Orient littéraire (Hervé Bel)


Vinciane Moeschler présente son roman «Trois incendies» © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« ALEXANDRA
Beyrouth, août 1982
Chambre numéro huit, le lit est défait. L’empreinte de son corps y est encore visible lorsqu’elle part au lever du jour, là où la lumière reste délicate. Dans les rues, dédale de gravats qui évoque la mort, elle marchera. Elle ignore si ce soir elle sera encore vivante. Ou si son corps sera réduit à des contours sur des draps.
C’est à l’hôtel Cavalier qu’elle a pris ses repères. À cause des coupures d’eau, elle n’a pas pu se laver. Ni hier, ni aujourd’hui. Il est sale son corps, de terre, de fumée, de poussière, de cendres, du bruit de la guerre et des cris qu’elle connaît par cœur. Ceux des mères et de leurs enfants en écho. Il y a aussi les tirs des mitraillettes des phalanges libanaises qui se glissent dans les angles de la ville dévastée, trouée de partout, égratignée dans sa mémoire. La carcasse mitraillée de l’Holiday Inn témoigne de la destruction du quartier de Hamra.
Alexandra Raskin a trente-quatre ans, des cheveux courts, des sourcils bien dessinés, des pommettes un peu hautes, un sourire doux. De sa mère, elle a hérité des yeux en amande qu’elle ferme légèrement lorsqu’elle colle un œil dans le viseur. Elle possède deux appareils photo, un Canon ainsi qu’un Rolleiflex, qui lui vient d’un grand-père qu’elle n’a pas connu. Si elle l’utilise peu en reportage, c’est pour pouvoir le conserver le plus longtemps possible ; son format de négatif, 5,7”, est unique. Rapidement, elle aspire une bouffée de cigarette, écrase son mégot dans le cendrier. Elle se prépare à sortir.
Dans le cul-de-sac de l’Orient, césure de deux mondes qui se déchirent, tout n’est que désolation. Pour elle qui a connu sa beauté d’autrefois, il est difficile de se confronter à ce champ de ruines. La magnifique avenue Bechara el-Khoury, l’hôtel Marika, la place des Canons, la mosquée d’el-Omari… C’était avant. Avant la ligne verte que ligature désormais la rue Damas, l’est et l’ouest, la chrétienne et la musulmane, ce territoire que l’on ne veut plus partager. Avant les offensives israéliennes, les blindés syriens et les milices palestiniennes. Avant la routine des bombes. La ville ne se raconte plus qu’autour de ce no man’s land boursouflé de détritus et envahi par les colonnes de fumée produites par la combustion des ordures. Beyrouth, carrefour des traités de paix, de la lente et inexorable avancée de la machine à détruire. Beyrouth balafrée, terre éclatée, cité martyre qui ne compte plus ses morts ni ses années de conflit. En regardant ce paysage, Alexandra se demande si le pire n’est pas le face-à-face entre la ville anéantie et ses habitants qui ne se reconnaissent plus dans ce chaos. On n’a plus le droit de penser, plus le droit de rêver. Entre les rafales de kalachnikov, il faut sauver sa peau.
Aujourd’hui Alexandra a rendez-vous avec un jeune militaire de la fraction nationaliste. Elle décide d’y aller en taxi. Après avoir roulé au milieu des nids-de-poule, évité les squelettes de béton, il la dépose sans plus de délicatesse dans le dédale des ruelles d’Aïn el-Remmaneh, le quartier même où a commencé la guerre. Au bas des immeubles abîmés, elle prend des photos. Beyrouth est cette ruine qui capte si bien la lumière. Ses images en sont d’autant plus terrifiantes.
Le secteur est sous contrôle. Elle croise trois phalangistes, des Kataëb. L’un d’eux la dévisage d’un air hautain. Le cheveu rare, la peau grasse, son arme en bandoulière, il s’approche d’elle. Document, please. Tandis qu’elle met du temps à fouiller dans sa veste, il ne cesse de la fixer. Elle accélère son geste et, lorsqu’elle lui tend son accréditation dans laquelle est glissée sa carte de presse, il baisse sa mitraillette. Méticuleusement, le milicien parcourt chaque ligne. Il fait durer l’attente en s’assurant que la photo corresponde bien à la femme qui est en face de lui. Son haleine fétide la dégoûte. Elle sait qu’il suffit d’un geste ou d’une parole maladroite pour que la scène se transforme en carnage. Lorsqu’il lui fait signe du menton, elle ferme les yeux, soulagée. It’s ok. Now, go away! Il part rejoindre les autres. Alexandra s’éloigne. Elle entend au loin, provenant des quartiers ouest, l’appel à la prière. Tout est calme.
Placardé contre les murs, le portrait de Bachir Gemayel qui vient d’être élu président de la République libanaise. Tout semble en meilleur état que du côté musulman et pourtant, dans l’enchevêtrement des fils électriques dénudés, des décombres congestionnent les rues, des pneus brûlés et des voitures défoncées par les impacts de balles attestent qu’ici aussi on a souffert. Quelques pousses tentent çà et là d’émerger des gravats.
Alors qu’elle cherche l’adresse du jeune nationaliste, un gamin qui s’amuse à tirer avec une arme en plastique la guide jusqu’à une maison autrefois cossue. On devine à peine ce qui a été un salon, une cuisine, une chambre, une salle de bains. Ne demeurent que des pans de murs articulés les uns aux autres de manière anarchique. L’effondrement est proche. Les fenêtres, ou ce qu’il en reste, sont recouvertes par des planches de bois. Soudain, le jeune homme la surprend. Pas bien grand, plutôt filiforme. Il l’invite à partager un mezzé. À cause de la puissante luminosité du dehors, Alexandra manque de trébucher sur des sacs de sable disposés anarchiquement dans la pièce sombre. Il parle un peu anglais, quelques mots de français. Poliment, il lui désigne les coussins brodés de fils argentés, dispersés en rond sur le sol et qui contrastent avec la décrépitude du lieu. Tandis qu’ils s’installent, Alexandra ne peut s’empêcher d’observer les photos de famille glissées dans des cadres délicatement agencés et alignés avec précision sur des parois chancelantes: attitudes posées, visages sereins, encore épargnés par la guerre. La statuette du Christ qu’on a pris soin de dépoussiérer, les jouets dépareillés d’un petit enfant sont les seuls objets rassemblés dans la pièce. Sous le canapé râpé en velours vert, une kalach est planquée. Cette odeur de moisi entêtante, remugle provenant d’un petit tas de vêtements qui sèchent sur un fil au bout du couloir, témoigne de la vie qui persévère. Une femme silencieuse qui a l’âge d’être sa grand-mère leur sert un peu de moutabal, accompagné de légumes et de kaaks, puis se retire discrètement. Elle ressemble aux coussins, fine et précieuse.
Le jeune homme lui confie ses doutes. Pourquoi s’entretuer entre Arabes? J’ai pas été élevé comme ça. Non, mes parents n’y sont pour rien, pour rien! répète-t-il avec une pointe de fatigue. C’est la milice chrétienne qui l’a recruté. Un brave garçon comme la guerre les adore. Pour lui, au début, ce fut juste une manière de s’affirmer. Afin de le motiver, afin qu’il prenne conscience que le patriotisme c’est la haine des musulmans, on lui a parlé du massacre des chrétiens à Damour, on lui a même donné des détails, des détails atroces comme tous les conflits savent en fabriquer avec une facilité monstrueuse. Il raconte: j’obéissais aux ordres. Maintenant, je déteste la religion, je vomis le cèdre cousu sur mon costume de partisan. J’ai honte! Alexandra sait qu’il combat parce qu’il n’a plus le choix. Je vois les atrocités, je vois qu’on frappe des femmes, mais je ferme ma gueule. Si ma mère savait. Comment je vais survivre, moi, après tout ça? Je suis d’origine syriaque, le Liban n’est pas mon pays, mais où aller? Ma vie est ici.
Une histoire qu’Alexandra connaît bien. Elle l’a déjà entendue maintes fois dans la bouche de sa mère. Des jeunes gens que la guerre fascine, et qu’on finit par laisser sur le bord des routes, comme ces chiens qu’on abandonne au début des vacances parce qu’ils deviennent trop encombrants. Des jeunes gens qui ont perdu leurs illusions, en prise avec l’ambiguïté d’un conflit qui les maltraite. Ils croyaient quoi? Que la guerre allait résoudre leur problème existentiel, les soustraire de leur propre dérive, comme une pulsion de vie? Au lieu de cela, la guerre aura contaminé leur mémoire, contaminé leur devenir, contaminera leurs enfants plus tard. Il n’y aura plus de salut possible. Ils resteront à la marge, à moins que la mort ne les rattrape, à moins qu’ils ne se transforment eux aussi en machine à tuer.
Il lui tend une main molle. Il a les bonnes manières d’un homme civilisé. Quel type de bourreau deviendra-t-il si la guerre persévère? Aimera-t-il autant de femmes qu’il en aura tué?
Ils n’ont plus grand-chose à se dire. La vieille femme la raccompagne. Elle jette un dernier coup d’œil au long corps un peu voûté du jeune homme.
Pensant rejoindre la route principale, dans le but de héler un taxi, Alexandra se retrouve face à un terrain vague. À l’ombre des grands immeubles décatis, quelques herbes brûlées, un tas de ferraille fouillé par de longs rats secs. Le vent qui s’est mis à souffler semble vouloir aspirer cette étendue austère. Des douilles éparpillées sur le sol évoquent un champ de tir. Elle entend soudain un cri, accompagné de rires hystériques. En se retournant, elle les voit, là, à quelques mètres d’elle, dissimulés auprès d’une carcasse de voiture. Les partisans qui l’ont contrôlée il y a deux heures ne sont plus seuls. Un vieux Palestinien leur fait face, leurs armes sont pointées sur lui, ses mains sont liées dans le dos. Ils le forcent à s’incliner. Sous la menace, le vieillard se met à genoux, prostré et résigné, regardant le sol en signe de soumission. Il porte son keffieh de travers, il n’a plus de cheveux. Des murmures semblent s’échapper de sa bouche. Prie-t-il doucement? Il est sans colère, comme s’il se savait perdu. Les trois hommes l’encerclent tout en se moquant de lui. Ils hurlent, le chahutent, parsèment leurs paroles de crachats. Alexandra se rapproche. Chaque pas est une torture. Elle avance à découvert. Encore un pas. Elle pointe son objectif sur eux. Un faisceau de lumière éclaire brusquement la nuque chétive du vieux avant qu’un nuage ne passe. Un dernier pas. Le plissé de ses rides forme des petits sillons comme ceux d’un désert de sable. Il y a dans cette scène quelque chose de biblique. Alexandra tenterait-elle une fois encore de reproduire le chiaroscuro du Caravage où les personnages sont percutés de lumière? Au moment où elle appuie sur le déclencheur, un des miliciens charge son arme. À la deuxième photo, sans qu’elle s’y attende, il tire froidement dans la tête du vieil homme. Son corps s’effondre. Il doit être bien léger parce que sa chute n’émet aucun bruit, amortie par la terre caillouteuse. Pour tromper sa peur, elle continue de pointer son objectif. L’œil collé au viseur elle échappe au réel. L’image doit être floue, qu’importe!
Le phalangiste, celui-là même qui l’avait interpellée, lui jette un bref coup d’œil pour s’assurer qu’elle a bien compris le message. Avec le bout de sa botte, il pousse une ultime fois le vieil homme immobile.
Une balle aura suffi.
Il fait signe aux deux autres de partir, abandonne le cadavre à la poussière et au soleil. »

Extraits
« Bien que le combat soit un phénomène largement répandu au sein des espèces animales, on ne connaît que quelques cas au sein des espèces vivantes de luttes destructrices intra-espèces entre des groupes organisés. En aucun cas, elles n’impliquent le recours à des outils utilisés comme des armes. Le comportement prédateur s’exerçant à l’égard d’autres espèces, comportement normal, ne peut être considéré comme équivalent de la violence intra-espèces. La guerre est un phénomène spécifiquement humain qui ne se rencontre pas chez d’autres animaux. » p. 82

« Elle se hisse sur le Mur.
Ses pieds glissent, elle insiste, poussée par des mains anonymes.
And the shame was on the other side.
Ma mène la photographie dans le mouvement. Elle aime les gros plans. Visualiser les gens, les yeux dans les yeux. Un cadre serré sur son visage la révèle éblouissante et volontaire. Pas de doute en elle, seulement une fulgurante envie de vivre comme jamais. On la retrouvera plus tard, avenue Unter den Linden, où dans l’euphorie elle me tendra un bout de pierre. Un morceau du Mur, carré et rogné, épais et lourd. Éclat de cet instant imprégné de liberté. Fragment emblématique de l’histoire incongrue de ce monde.
We can be heroes just for one day. » p. 163

« Léa avait élevé seule sa fille, conçue par une de ces nuits d’amour fugaces. À Genève, les petits boulots ne manquaient pas dans cette ville prospère des années cinquante. C’est comme ça que sa mère était devenue tour à tour vendeuse dans un supermarché, dans une boutique de fleurs, serveuse la nuit dans une discothèque, puis manucure dans un salon d’esthétique. Une belle femme fière que les hommes ne pouvaient que dévorer des yeux. Ne jamais dépendre d’un homme, tu m’entends, Alex? Répétait-elle. Léa avait fait son choix, être une mère dévouée plutôt qu’une amante sur le qui-vive. » p. 196

À propos de l’auteur
De nationalité franco-suisse, Vinciane Moeschler vit à Bruxelles. Elle est journaliste et auteure de documentaires radiophoniques (RTBF, France Culture). Elle a publié quatre romans, dont un sur le destin d’Annemarie Schwarzenbach. Depuis plus de dix ans, elle anime des ateliers d’écriture en psychiatrie. (Source: Éditions Stock)

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Les oiseaux morts de l’Amérique

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En deux mots:
Hoyt Stapleton vit avec une poignée d’autres malheureux dans les collecteurs d’eau de Las Vegas. Ce vétéran ne lâche pas pour autant ses rêves et étudie le moyen de retrouver un passé plus heureux.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Dans les grands espaces de l’oubli

Christian Garcin nous entraîne à Las Vegas, mais pour nous montrer l’envers du décor, celui des laissés pour compte qui vivent dans les collecteurs d’eaux usées.

À Las Vegas tout brille, où on entend donner l’illusion que la fortune est à portée de main, où la démesure est la norme, on ressent plus qu’ailleurs la violence du contraste que représente la population sinon invisible, du moins souterraine, celle des laissés pour compte, des sans domicile fixe, des marginaux qui élisent domicile «le long de tout un réseau d’égouts et de collecteurs d’eaux de pluie (…) trois cent vingt kilomètres en tout, des canalisations allant de tuyaux de soixante centimètres de diamètre à des tunnels de trois mètres de haut sur six de large». C’est dans le numéro 7 de cet «envers du décor à l’ombre des lumières et des paillettes clignotantes du Strip» que vivent Hoyt Stapleton, McMulligan, et Myers, tandis qu’à l’autre extrémité un couple, Lottie Mae et Gollum ont élu domicile, si l’on peut dire.
Christian Garcin va s’attacher plus particulièrement à Hoyt qui, ironie de l’histoire, faisait partie d’une unité spéciale de l’armée américaine chargée des tunnels: « Né de père inconnu, Hoyt Stapleton avait en 1966 accompagné les derniers jours de sa mère qu’un cancer foudroyant avait terrassée en moins de trois mois puis, désormais sans famille ni ressources, s’était engagé dans l’armée. Il avait vingt-deux ans. Il était parti au Viêtnam, où il avait été enrôlé parmi les “rats des tunnels”, ces troupes dont la particularité était d’explorer l’immense réseau de galerie: qui, creusée dans les années 1940 pour établir des poches de résistance à l’envahisseur français, s’étendaient de Saigon à la frontière cambodgienne et à l’intérieur desquelles les combattants viêt-côngs se réfugiaient se réfugiaient, sortant de temps en temps pour décimer les bataillons américains qui entendaient qu’on leur tirait dessus sans savoir d’où cela provenait, et qui, lorsque le tir avait cessé et qu’ils se rendaient sur place, ne trouvaient que feuillages et frondaisons, sans trace des combattants qui avaient reflué à l’intérieur. Lorsque l’armée américaine s’était avisée de l’existence de ces galeries, une unité spéciale avait été formée pour l’explorer, puis la détruire. »
Le problème, c’est que Hoyt comme ses compagnons d’infortune sont bien loin de l’image des héros que l’armée aimerait laisser. Ils sont tout au contraire hantés par leur expérience, au Vietnam, en Irak, en Afghanistan ou même à quelques kilomètres de Las Vegas où une base de pilotes de drones atteignent des cibles au Proche et Moyen-Orient. C’est difficile, dur, atroce. Chacun essaie de refouler ses syndromes post-traumatiques en ayant recours à l’alcool, à la drogue ou en fuyant la réalité en se plongeant dans des recueils de poésie, comme le fait Hoyt. Qui entend aussi lire tout ce qui a trait aux voyages dans le temps. Il se lance alors vers le futur mais sans succès probant. Tente alors de revenir dans les années 50, avant que sa mère ne meure, avant que la belle Maureen ne soit plus qu’un souvenir…
« Depuis ses incursions dans le printemps de son enfance, se dit-il en souriant intérieurement, il avait peut-être activé un mécanisme temporel permettant de brefs surgissements d’une réalité dans une autre. Peut-être la scène laquelle il avait assisté la veille, avec cette jeune femme rousse répondant au prénom dc Maureen qui grimpait dans une Toyota verte, n’avait-elle pas eu lieu la veille mais quarante ans plus tôt, et il avait été le seul à la voir le seul qui pû: la voir.
Peut-être alors était-ce vraiment Maureen qu’il avait aperçue, Maureen venue passer un week-end à Las Vegas avec son mari un jour de 1968 ou 1970. Peut-être la ville était-elle à présent truffée d’intersections entre passé et présent, de filons dans la niche temporelle qui ne demandaient qu’à être forés. »
Ce jeu subtil entre poésie, science et science-fiction a quelque chose de fascinant. Et de profondément troublant. Si l’on peut essayer de trouver dans notre passé les éléments qui nous constituent aujourd’hui, quel moyen avons-nous de modifier cette perception. Pouvons-nous devenir quelqu’un d’autre? Si Christian Garcin ne nous livre pas les réponses, il nous plonge des dans abîmes de réflexion vertigineux. Le tout culminant dans un épilogue que je vous laisse découvrir.
Après Les Vies multiples de Jeremiah Reynolds, Christian Garcin poursuit son exploration de cette Amérique aux contrastes saisissants, au rêves auxquels on veut croire même si, comme les bandits manchots des casinos, on sait que le risque de perdre est bien plus fort que la chance de gagner.

Les oiseaux morts de l’Amérique
Christian Garcin
Éditions Actes Sud
Roman
224 p., 19 €
EAN : 9782330092467
Paru en janvier 2018

Où?
Le roman se déroule aux Etats-Unis, principalement à Las Vegas. On y évoque aussi le Vietnam et quelques autres zones de conflit.

Quand?
L’action se situe de nos jours, avec des retours en arrière jusque dans les années 50.

Ce qu’en dit l’éditeur
Las Vegas. Loin du Strip et de ses averses de fric «habitent» une poignée d’humains rejetés par les courants contraires aux marges de la société, jusque dans les tunnels de canalisation de la ville, aux abords du désert, les pieds dans les détritus de l’histoire, la tête dans les étoiles. Parmi eux, trois vétérans désassortis vivotent dans une relative bonne humeur, une solidarité tacite, une certaine convivialité minimaliste. Ici, chacun a fait sa guerre (Viêtnam, Irak) et chacun l’a perdue. Trimballe sa dose de choc post-traumatique, sa propre couleur d’inadaptation à la vie “normale”.
Au cœur de ce trio, indéchiffrable et silencieux, Hoyt Stapleton voyage dans les livres et dans le temps, à la reconquête patiente et défiante d’une mémoire muette, d’un langage du souvenir.
À travers la détresse calme de ce vieil homme-enfant en cours d’évaporation arpentant les grands espaces de l’oubli, Christian Garcin signe un envoûtant roman américain qui fait cohabiter fantômes et réalisme, sourire et mélancolie, ligne claire et foisonnement. Et migrer Samuel Beckett chez Russell Banks.

« Qu’est ce que le passé? Le modifions-nous en le revisitant ? Quels souvenirs oubliés ont fait de nous ce que nous sommes? Nous est-il jamais arrivé de nous tenir à côté de l’enfant que nous avons été, et de lui chuchoter quelques mots à l’oreille pour qu’il puisse se souvenir, plus tard, de cette scène?
C’est en faisant des recherches, pour un roman précédent, sur les molesmen, ces milliers d’hommes et de femmes qui vivent dans les sous-sols du métro de New York, que j’en ai rencontré d’autres, pour la plupart des vétérans des guerres d’Irak et d’Afghanistan, qui vivaient par centaines dans les tunnels d’évacuation des eaux de Las Vegas. Et c’est en me rendant là-bas que je les ai vus: ils faisaient l’aumône sur le Strip, au milieu des paillettes et du fric qui dégoulinait, assis sur de petits tabourets ou à genoux sur le trottoir, engloutis dans le flot des passants qui passaient sans les voir. Le soir ils réintégraient leurs tunnels, en périphérie. Quelles avaient été leurs vies? Leurs enfances? Quels enfers avaient-ils côtoyés? Ces questions, j’aurais pu me les poser partout ailleurs, en France, en Angleterre, en Russie – je me les suis posées, d’ailleurs, dans un roman publié il y a longtemps. Partout ailleurs j’aurais pu m’interroger sur ces destins brisés qui peuplent notre monde urbain. Mais j’étais à Las Vegas, et le contraste était particulièrement saisissant. J’ai alors pensé à un vieil homme, un ancien du Viêtnam, un «rat des tunnels», comme on les appelait, un de ceux qui risquaient leur vie dans les étroites galeries qu’occupaient les combattants viêt-côngs. Et j’ai imaginé cet homme, un vieillard à présent, qui vivrait dans d’autres galeries en ayant oublié des pans entiers de son passé – lequel un jour se manifesterait à nouveau, et dénouerait peu à peu les fils qui lui manquaient. Le roman est né de tout cela. C’est une histoire d’anamnèse sur fond de guerre, de tunnels, d’amours perdues et de fraternité.” C. G.

Les critiques
Babelio
Télérama (Michel Abescat)
La Croix (Fabienne Lemahieu)
Le Temps (Éléonore Sulser)
La Cause littéraire (Lionel Bedin)
Quatre sans quatre 
Blog Charybde 27 
Blog Froggy’s Delight 

Les premières pages du livre
« — Attention les yeux ! prévint Hoyt Stapleton. Les sauterelles s’envolèrent dans un bruissement d’ailes effrayé. Il pissa dans les fourrés.
Il secoua et rengaina son bazar, puis grimaça bouche ouverte face au soleil levant, tendant les bras à l’horizontale. Derrière lui, le collecteur des eaux de pluie béait noir, comme sa bouche édentée. On sentait refluer les odeurs croupies de quelques mares qui dataient de l’orage de la semaine précédente.
Bizarrement il aimait bien ces odeurs, elles lui rappelaient son enfance. Les deux autres allaient sortir. Matthew McMulligan aurait à la main son réchaud, la casserole et le café en poudre, Steven Myers, l’eau, le sucre et les timbales métalliques, comme tous les matins ou presque. Ils lui proposeraient un café, il accepterait en silence, et ils s’assiéraient tous les trois sur la dalle de ciment brisée à côté de l’ouverture, juste au-dessous du grillage et des barbelés. Une vieille bobine de câble en bois servirait de table circulaire de presque un mètre de diamètre. Myers et McMulligan échangeraient quelques mots. Pas lui. Lui, il parlait aux sauterelles, aux mulots aussi, mais très peu aux humains. Ensuite chacun regagnerait sa couche, sortirait, vaquerait, filerait vers les boulevards faire la manche ou pas, et aucun ne reverrait l’autre jusqu’à la nuit, ou le lendemain.
C’était une petite vie misérable et paisible.
Sauf lorsqu’il pleuvait.
Lorsqu’il pleuvait, c’était l’apocalypse: il y avait d’abord le bruit de tonnerre qui dévalait sourd et monstrueux le long des canalisations, puis les eaux déboulaient boueuses à une vitesse faramineuse et emportaient tout. Il fallait avoir pensé dès les premières gouttes de pluie (parfois c’étaient les policiers qui venaient avertir qu’il allait faire orage) à tout bien caler en hauteur dans les recoins où chacun s’était installé, matelas, cartons et ustensiles divers, dont un ou deux toujours finissaient à la flotte et que l’on retrouvait parfois, par hasard et parmi d’autres détritus, à des centaines de mètres de là, le plus souvent inutilisables et tordus par la violence des flots. Il arrivait même que les lits de certains fussent emportés. Le plus difficile était lorsque des orages imprévus éclataient la nuit. L’eau alors montait vite dans certains collecteurs, trente centimètres par minute à cinquante kilomètres à l’heure, et les habitants se réveillaient trempés, parfois entraînés sur quelques mètres avant de se relever hagards, l’eau à mi-cuisse. Dans les collecteurs les plus étroits, il n’était pas rare que quelques-uns se noient. Le numéro 7, à une extrémité duquel vivaient McMulligan, Stapleton et Myers (l’autre étant occupée par un couple, Lottie Mae et Gollum, qu’ils ne voyaient que rarement, une fille souvent shootée et un nabot à moitié dingue, d’où son surnom), était heureusement pour eux plutôt large, et s’il y avait eu de nombreuses mésaventures, jamais aucun drame sérieux n’était survenu. »

Extraits

« Tout lui semblait beaucoup trop vide et silencieux. Il éprouvait une sensation difficile à définir. C’était comme si quelque chose lui soufflait à l’oreille que la rue n’était pas déserte depuis quelques minutes ou dizaines de minutes, mais qu’elle l’était depuis toujours, de toute éternité ; comme si ce vide lui était consubstantiel et qu’il fût impossible d’en altérer l’intensité ; comme s’il était totalement inconcevable qu’elle fût animée, ou eût été un jour parcourue de piétons ou de voitures. Cette absence de tout, ce silence massif, ce ciel un peu trop mauve, le souvenir de la jeune femme rousse, des deux enfants à vélo, la Chevrolet grenat. . . Il se demanda si, à son insu cette fois, il n’avait pas fait un saut dans le temps, et basculé sans le savoir dc l’autre côté. Depuis ses incursions dans le printemps dc son enfance, se dit-il en souriant intérieurement, il avait peut-être activé un mécanisme temporel permettant de brefs surgissements d’une réalité dans une autre. Peut-être la scène laquelle il avait assisté la veille, avec cette jeune femme rousse répondant au prénom dc Maureen qui grimpait dans une Toyota verte, n’avait-elle pas eu lieu la veille mais quarante ans plus tôt, et il avait été le seul à la voir le seul qui pû: la voir.
Peut-être alors était-ce vraiment Maureen qu’il avait aperçue, Maureen venue passer un week-end à Las Vegas avec son mari un jour de 1968 ou 1970. Peut-être la ville était-elle à présent truffée d’intersections entre passé et présent, de filons dans la niche temporelle qui ne demandaient qu’à être forés. »

« Le temps est une pâtisserie
C’est la conscience qu’on en a: du passé au futur. Maintenant, imagine que tu replies la pâte sur elle-même, une fois, deux fois, dix fois, pour en faire une pâte à millefeuille. Des points initialement très éloignés les uns des autres vont se chevaucher – mais nous, nous continuerons à n’avoir conscience que de la pâte toute simple, étale, que l’on parcourt d’un point A à un point B. Si tu transperces de part en part la pâte ainsi repliée, tu feras se rejoindre entre eux deux. trois, dix points qui au départ étaient très éloignés les uns des autres et qui le demeurent, selon une conception simplement linéaire de la pâte. C’est ce qui s’est passé. Tous les mystiques ne le diront: le temps est plié, mais on n’en a conscience que dans certains états d’illumination, ou de transe. En ce qui te concerne, un point situé aujourd‘hui s’est trouvé en relation avec un autre situé au même endroit quarante ans plus tôt. Tu étais là au bon moment.
Hoyt hocha la tête. Enfin, conclut Myers, c’est ma façon de voir. »

À propos de l’auteur
Christian Garcin vit près de Marseille, où il est né en 1959. Écrivain, voyageur, il a publié des romans, des nouvelles, des poèmes, des essais, et quelques livres inclassables. Récemment, En descendant les fleuves. Carnets de l’Extrême-Orient russe (avec Éric Faye, Stock, 2011). (Source : Éditions Actes Sud)

Page Wikipédia de l’auteur 

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La fille du van

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En deux mots:
Sonja a vécu l’horreur en Afghanistan et tente de soigner un stress post-traumatique en parcourant les plages du Sud. C’est là qu’elle rencontre Pierre, ancien champion olympique qui essaie de surmonter la dépression post-gloire médiatique. Deux malheurs qui s’unissent peuvent-ils conduire au bonheur?

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

La fille du van
Ludovic Ninet
Serge Safran éditeur
Roman
208 p., 17,90 €
EAN : 9791090175716
Paru en août 2017
Sélectionné pour le Prix Hors-concours 2017

Où?
Le roman se déroule en France, principalement dans le Sud entre Mèze, Sète et Balaruc-les-Bains, sur les bords de l’étang de Thau.

Quand?
L’action se situe il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sonja, jeune femme à la chevelure rousse, fuit son passé militaire en Afghanistan et lutte contre ses cauchemars. Elle se déplace et dort dans un van. Tout en enchaînant des petits boulots, elle erre dans le sud de la France.
Échouée à Mèze, dans l’Hérault, elle rencontre Pierre, ancien champion olympique de saut à la perche, homme aux rêves brisés. Puis se lie d’amitié avec Sabine qui la fait embaucher dans un supermarché, et Abbes, fils de harki au casier judiciaire bien rempli.
Entre Mèze, Sète et Balaruc-les-Bains, sur les bords de l’étang de Thau, tous les quatre vont tenter, chacun et ensemble, de s’inventer de nouveaux horizons, un nouvel avenir.

Ce que j’en pense

Coup d’essai, coup de maître. Pour son premier roman Ludovic Ninet aura réussi à aller au plus profond de l’intime, à fouiller ces zones de la conscience qui construisent – ou détruisent – une personne sans pour autant donner avoir recours à un quelconque jargon, sans jamais s’ériger en donneur de leçons. Au cœur de ce roman, on retrouve deux personnes cabossées par la vie. La fille du van d’abord. Au volant de son van, Sonja tente d’oublier les images qui la hantent, celles de cette embuscade en Afghanistan qui a coûté la vie à ses collègues. De retour en France, elle n’a pas pu retrouver une vie «normale» auprès de son mari et de son enfant et a préféré fuir pour les préserver de ses accès de violence, des syndromes d’angoisse, de sa dépression. Ce stress post-traumatique, que Karine Tuil avait également exploré dans son roman L’insouciance, fait aujourd’hui des ravages dans le monde entier. En exagérant à peine, on pourrait même dire que plus la guerre est sophistiquée, plus les armes sont bourrées d’électronique et plus les dégâts psychiques sont importants. Pour Sonja les médicaments et l’alcool apportent pendant quelques temps un soulagement. « Elle ouvre la deuxième canette, la vide et puis s’endort, abrutie. Une fusillade la réveille. Elle sursaute, ça tire, ça canarde, elle cille pour émerger et déjà sa bouche colle, c’est la nuit, Sonja, comme toujours les insurgés attaquent la nuit. Elle cherche les balles traçantes mais n’en voit aucune, craint les impacts de roquettes, retient son souffle, d’où tirent-ils, les ordures? Nouvelle rafale. Elle plaque les mains sur ses oreilles, va pour s’allonger sur la banquette ou, mieux, se blottir contre les pédales. Mais elle entend des rires. Pas des cris, des rires, des rires d’enfant. Elle se redresse, risque un regard circulaire. Jamais les enfants ne riaient pendant que ça tirait. Il ne pleut plus. Elle reconnaît l’étang de Thau. Elle aperçoit, au bord de l’eau, un groupe de jeunes adolescents qui font exploser des pétards. On est samedi soir.
Quelle conne. »
Le traumatisme est toujours là. La cavale est partie pour durer, mais son pécule diminue à vue d’œil. Il va lui falloir trouver un emploi, ne serait-ce que pour pouvoir acheter un poulet grillé. Car pour l’heure, il ne lui reste que quelques pièces.
Sauf que Pierre, le vendeur ambulant des poulets, a déjà repéré Sonja. Ce mélange de beauté sauvage et de détresse ne le laisse pas indifférent.
Quand vient son tour et qu’elle demande ce qu’elle peu avoir avec son pécule, Pierre lui répond qu’elle peut prendre ce qu’elle veut.
« Elle a l’air de le prendre pour un fou.
– Ce que vous voulez, répète Pierre. Je vous assure.
Derrière lui, les poulets rôtissent en tournoyant. Les voitures, coffre rempli, vont, viennent sur le parking dans le bruit humide des pneus dans les flaques, les clients semblent subjugués par les volailles ruisselantes. Pierre sourit pour marquer sa bienveillance. Mais la honte a envahi le beau visage. La fille se planque derrière ses longs cheveux, renifle, regarde par terre, puis les autres clients, gênée, revient à Pierre.
– Vous inquiétez pas, insiste-t-il.
Et il lui tend un poulet entier, dans son sac en papier. Elle l’accepte. Un sourire qui ne dure pas la transforme, elle murmure un merci appuyé. La poupée de porcelaine est maquillée de taches de rousseur et n’a pas l’accent du coin.
Elle s’éloigne.
Pierre la suivrait bien. Mais il y a les clients, et la raison. La recette à assurer, le stock, la marge, tu ferais mieux de lui courir après, Pierre, alors cours, qu’attends-tu, cours.
Il ne court pas. » Parce qu’il pense qu’elle est trop jeune pour lui, trop bien pour lui. Parce ce que lui aussi a un passé qui l’encombre, même s’il est glorieux. Il a été champion olympique de saut à la perche et se retrouve désormais à tenter de joindre les deux bouts en vendant des poulets grillés.
Les amateurs d’athlétisme savent que les champions olympiques ne sont pas légion et que le premier à être monté sur la plus haute marche du podium dans cette discipline a été Pierre Quinon en 1984 à Los Angeles. Ludovic Ninet a été sensible à son histoire et lui rend en quelque sorte hommage en s’inspirant de son destin tragique. Car sans vouloir dévoiler la fin du roman, on comprend que des blessures et un manque de performances ont peu à peu éloigné Pierre des pistes jusqu’à retomber dans l’anonymat et dans la dépression.
À ce stade de ma critique, il me faut avouer que j’ai connu Pierre Quinon, que je l’ai croisé à plusieurs reprises. Quand ma carrière d’athlète de haut-niveau s’est achevée, la sienne démarrait. J’imagine qu’aujourd’hui les choses ont changé, mais à l’époque les athlètes étaient vraiment amateurs et devaient faire de nombreux sacrifices pour progresser. Un exemple pour replacer les choses dans leur contexte. Les structures sport-études que nous avons fréquenté tous deux permettaient de bénéficier d’horaires aménagés et de bonnes conditions d’entrainement. Mais après le bac, rien n’était prévu. Il fallait alors une sacrée force de caractère pour continuer, pour réussir. Et le jour où les performances ne sont plus là, la Fédération vous oublie.
Mais peut-être que la rencontre de deux malheurs peut faire un bonheur. Au milieux des tourments Pierre et Sonja sont des bouées de sauvetage l’un pour l’autre. Quand ils finissent par se retrouver, ils sortent la tête de l’eau. Avec son ami Abbes, un fils de Harki qui a également beaucoup souffert de cette destinée familiale, il vont trouver un travail à Sonja, tenter de se remettre sur de bons rails. Ils vont même jusqu’à échafauder des plans d’avenir. Rêvent de ce jour où le van cédera la place à un voilier pour partir au large, à l’aventure.
« — Un jour, finit-il par répondre, Abbes m’a dit, tu sais, Pierre, j’ai fait beaucoup de conneries et j’ai payé ma dette. Mais le meilleur m’attend. C’est ce que j’aime chez lui. Il croit au futur.
— Et vous, Pierre, vous y croyez ?
— Au futur? Avant, peut-être, oui. Maintenant…
Il pourrait dire à nouveau, si, depuis que tu es là, mais il craint de la faire fuir, et cette soudaine dépendance à elle dont il devient esclave un peu plus chaque jour, merde, Pierre, tu es ravagé, il suffit qu’elle disparaisse et… Alors il s’abstient – l’optimisme est une sale maladie… »
Ludovic Ninet: un nom à retenir et à mettre à la suite des découvertes de Serge Safran qui a un don incontestable à dénicher les nouveaux talents.

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Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

Autres critiques
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lecteurs.com (Amélie Bigot)
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Blog Lectures féériques 

Les premières pages du livre

Extrait
« Cette cavale a commencé un jour. Le pécule a fondu.
Elle ne sait plus pourquoi elle tient. Mais elle tient.
Elle croyait s’éloigner de son passé, ses pas l’ont ramenée sur les berges de son enfance.
Ici, aujourd’hui, un type au regard pur l’a nourrie. Elle revoit ce sourire timide, les joues roses. Ses yeux. Deux billes bleues. »

À propos de l’auteur
Ludovic Ninet est né à Paris en 1976. Il a exercé le métier de journaliste pendant quinze ans, notamment dans la presse sportive, il devient ensuite formateur au CFPJ ou à l’ESJ-Pro. Il vit aujourd’hui en Vendée. La Fille du van est son premier roman. (Source : livreshebdo.fr / Serge Safran éditeur)
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  RLN2017

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Le cœur à l’aiguille

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En deux mots
Leïla a un jour l’idée de coudre les lettres de son compagnon parti au loin pour en faire une robe. Une activité qui lui fait revivre tous les moments forts de sa vie. Un premier roman délicat, mais un peu court.

Ma note
etoileetoileetoile (beaucoup aimé)

Le cœur à l’aiguille
Claire Gondor
Éditions Buchet-Chastel
Roman
96 p., 10 €
EAN : 9782283030547
Paru en mai 2017

Où?
Le roman se déroule en France, en banlieue parisienne. On y évoque L’Afghanistan et Kaboul, Le Soudan et Khartoum ainsi qu’un lieu à la campagne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Alors elle l’a préparée, jour et nuit, sa robe de mariage, avec ses mots à lui, et si elle le pouvait, elle les coudrait à même sa peau, elle se les tatouerait à l’aiguille et au fil, sur les seins et sur les hanches, pour en sentir la morsure, pour ne jamais être distraite de lui. »
Banlieue parisienne, années 2000. Soir après soir, Leïla se penche sur son chef-d’œuvre d’encre et de papier : une robe constituée des cinquante-six lettres que lui a adressées Dan, son promis parti au loin.
Au fil des chapitres se dessine la trame de leur histoire commune : leurs rencontres, leur complicité, leur quotidien, les petits riens qui donnent à tout amour son relief si particulier. Chaque missive fait ressurgir un souvenir, un paysage, une sensation, qui éclairent peu à peu la géographie de leur intimité passée.
Un premier roman délicat où l’on suit l’aiguille qui raccommodera le cœur meurtri d’une jeune fiancée.

Ce que j’en pense
Court roman? Longue nouvelle? Après tout qu’importe, puisque seul compte le plaisir que l’on prend à découvrir cette histoire aussi originale que prenante.
Tout commence par une séance photo dans un bel endroit à la campagne. Si le photographe est satisfait de ses prises de vue, son modèle, une jeune femme en robe de mariée, a le regard un peu perdu.
Mais on n’en saura pas davantage pour le moment, car Claire Gondor revient en arrière et nous entraîne alors dans le quotidien de Leïla. Au fil des pages, on comprend que cette jeune femme vit séparée de son homme. Dan est parti dans un pays chaud, laissant Leïla à une solitude bien difficile à combler. Toutefois, un peu comme au temps des croisades où les épouses comblaient l’attente du retour de leurs preux chevalier en effectuant des travaux d’aiguille, Leïla crée une robe avec son bien le plus précieux: les lettres qu’elles reçoit régulièrement de Dan et qui l’émeuvent tant. Elle ne sait trop comment est né cette idée, mais elle y voit un moyen de conjurer son sort funeste « La vie n’attendait pas que Leïla se relève. Il fallait construire à présent, et rassembler les morceaux de son existence en miettes. Les reprendre à l’aiguille, les ramasser au fil, en suivant les courbes d’un patron de robe. Suturer la douleur pour la faire taire enfin. »
Si on ne saura jamais vraiment quelle mission a été confiée à Dan, on va en apprendre un peu plus sur leur relation, leur rencontre, leur amour naissant et leur projet de mariage. On va aussi aussi découvrir que Leïla vient d’Afghanistan. Un pays qu’elle a fui avec sa famille et dont elle conserve la nostalgie. Des souvenirs entretenus par sa tante Fawzia, détentrice des belles histoires, des légendes et des recueils de poésie qui vont nourrir l’imaginaire de sa nièce autant que sa mélancolie.
L’auteur brode son récit jusqu’à la 54e et dernière lettre, posant en quelque sorte la dernière pièce d’un puzzle qui révèle alors l’œuvre dans sa totalité. C’est finement joué, tellement même que l’on aurait aimé suivre cette belle langue encore un peu plus. Après avoir publié des recueils de nouvelles et des poèmes, c’est un peu comme si Claire Gondor n’avait pas osé franchir totalement le pas vers le «vrai» roman. Quoiqu’il en soit, on se réjouit de cette découverte et on attend le prochain roman, plus étoffé, avec impatience !

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Blog du petit carré jaune (Sabine Faulmeyer)
L’avis de Mireille Le Fustec sur Babelio

Autres critiques
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Page des Libraires (Frédérique Franco)
Blog Les fanas de livres

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Extrait
« Elle n’avait jamais imaginé qu’un parfum pût l’émouvoir à ce point, qu’il pût l’ appeler tout entière, la mettre en mouvement, faire tressaillir son ventre. Son odeur comme un coup de sifflet la convoquant-sur-le-champ. Elle aurait pu passer des heures à le respirer ainsi, muette, le souffle court, les reins noués, jusqu’à sentir en elle quelque chose s’élargir, un instinct prendre forme, une faim brutale, carnassière, sans bride montrer soudain les crocs. Son odeur singulière, sa signature, attisait chez Leïla le sauvage. » (p. 48)

À propos de l’auteur
Claire Gondor est née à Amiens et a grandi à côté de Dijon. Elle est aujourd’hui directrice de médiathèques à Langres. Elle a fondé en 2014 une compagnie de création d’événements littéraires, L’Autre Moitié du Ciel. Elle est par ailleurs engagée dans de multiples associations, à titre personnel ou professionnel : ainsi a-t-elle fait partie de la Commission Communication de l’Association des Bibliothécaires Français, et elle est toujours au bureau de l’ABF Bourgogne. Le Cœur à l’aiguille est son premier roman. (Source : Éditions Buchet-Chastel)

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Les larmes noires sur la terre

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Les larmes noires sur la terre
Sandrine Collette
Éditions Denoël, coll. Sueurs froides
Roman
336 p., 19,90 €
EAN : 9782207135570
Paru en février 2017

Où?
Le roman se déroule principalement en France, dans une ville qui n’est pas nommée, mais qui est proche de Clermont-Ferrand. Les histoires et récits des protagonistes relatent des séjours dans une île du Pacifique, en Afghanistan, à Moscou, au Kazakhstan, en Biélorussie, Pologne, Allemagne, puis à Paris ainsi qu’à Bangkok et Ayutthaya en Thaïlande.

Quand?
L’action se situe au XXIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il a suffi d’une fois. Une seule mauvaise décision, partir, suivre un homme à Paris. Moe n’avait que vingt ans. Six ans après, hagarde, épuisée, avec pour unique trésor un nourrisson qui l’accroche à la vie, elle est amenée de force dans un centre d’accueil pour déshérités, surnommé «la Casse».
La Casse, c’est une ville de miséreux logés dans des carcasses de voitures brisées et posées sur cales, des rues entières bordées d’automobiles embouties. Chaque épave est attribuée à une personne. Pour Moe, ce sera une 306 grise. Plus de sièges arrière, deux couvertures, et voilà leur logement, à elle et au petit. Un désespoir.
Et puis, au milieu de l’effondrement de sa vie, un coup de chance, enfin : dans sa ruelle, cinq femmes s’épaulent pour affronter ensemble la noirceur du quartier. Elles vont adopter Moe et son fils. Il y a là Ada, la vieille, puissante parce qu’elle sait les secrets des herbes, Jaja la guerrière, Poule la survivante, Marie-Thé la douce, et Nini, celle qui veut quand même être jolie et danser.
Leur force, c’est leur cohésion, leur entraide, leur lucidité. Si une seule y croit encore, alors il leur reste à toutes une chance de s’en sortir. Mais à quel prix?
Après le magistral Il reste la poussière, prix Landerneau Polar 2016, Sandrine Collette nous livre un roman bouleversant, planté dans le décor dantesque de la Casse.

Ce que j’en pense
****
Quel choc! L’expression souvent à tort et à travers prend ici tout son sens. Voilà en effet un roman dont on ne sort pas indemne. La noirceur, le désespoir et l’enchaînement des drames qui collent aux basques des femmes que l’on va suivre durant près d’une dizaine d’années ne pourra vous laisser de marbre. Sur son île, Moe croise Rodolphe. L’homme, qui a deux fois son âge, va lui faire miroiter les charmes de la métropole. Que n’a-t-elle pas écouté sa grand-mère qui lui disait de toujours réfléchir avant d’agir? « elle n’a pas réfléchi. Ou alors un peu, mais pas trop, pas si bête, elle savait bien que ça ne serait pas rose tous les jours. N’avait pas envie de se l’avouer avant même que l’histoire se noue, malgré le pincement au fond du ventre qui venait la titiller le soir, après, quand Rodolphe dormait et qu’elle le regardait, ses quarante ans, les rides au coin des yeux et les veinules parce qu’il buvait trop. » Loin des lumières de la Tour Eiffel, elle va découvrir un village où elle est tout sauf bienvenue. Méprisée, insultée, maltraitée, la «colorée» devient la «taipouet», objet des moqueries de Rodolphe et de ses amis de comptoir.
Six ans plus tard, sa joie de vivre a disparu. Elle est battue, vixtime de coups de plus en plus violents. Et songe à fuir cet enfer, surtout pour protéger Côme, ce fils qui vient de naître. Réjane, la fille d’une de ses vieilles clientes, va l’accueillir chez elle le temps de se retourner. Mais comment trouver un emploi avec un nouveau-né dans les bras? De petits boulots en expédients, elle va se retrouver dans la rue, essayer de trouver refuge aux aurgences de l’hôpital, avant de finir dans une sorte de camp où sont regroupés tous les sans-abri, rebuts de la société, délinquants ou filles perdues. Des milliers de personnes qui n’ont pour seul abri, les véhicules destinés à la casse. D’où le nom de cette prison aux règles aussi strictes qu’inhumaines.
Moe et Côme doivent se contenter d’une vieille épave, mais fort heureusement, ses cinq voisines viennent l’aider: Marie-Thé, Nini, Jaja, Poule et Ada.
Construit en trois parties, le roman va désormais nous raconter comment survivre dans ce milieu hostile, comment ne pas se tuer à la tâche, comment ne pas mourir de désespoir en constatant la quasi impossibilité de quitter ce camp de concentration d’âmes perdues. Et, au fil des chapitres, revenir sur l’histoire des femmes qui côtoient Moe, condamnée « à ruminer sur ce qui l’a amenée ici, et les erreurs, et les folies, et les directions manquées».
Poule avait fini par installer sa roulotte dans le camp, après avoir parcouru des milliers de kilomètres avec son cheval et ses poules et avoir usé son corps jusqu’à ce qu’il cède. Doit-elle pour autant se résigner? Gagner l’argent demandé par les gardiens pour sortir du camp, 15000 euros, tient de la mission impossible. Mais Moe veut encore y croire et n’hésite pas à donner son corps pour gagner quelques billets de plus, puis de jouer la mule auprès des trafiquants de drogue. Ce faisant, elle ne se rend pas compte qu’elle s’enfonce dans une terrible spirale, «descendant jusqu’au tréfonds de la terre, dévastée et saccagée»
Ada l’afghane, qui a surmonté l’invasion soviétique et fuira le régime taliban, n’aura guère plus de chance que ses compagnes d’infortune. Après un long calvaire vers l’exil, elle se retrouvera également prise au piège de La Casse. «Son existence entière s’est découpée en longues tranches, vingt ans en Afghanistan, dix ans à Clermont-Ferrand, cinq ans en prison, vingt-cinq ans dans la ville-Casse qu’elle connaît par cœur». Mais ses dons de guérisseuse lui donnent une sorte de statut particulier, d’immunité et une volonté de fer: « Mon histoire n’est pas terminée : un jour je quitterai cet endroit et j’irai vivre libre, au milieu des arbres, pour me consoler de toutes ces années de gris et d’enfermement.»
Marie-Thé, avec son passé d’esclave domestique, et Jaja qui a connu l’univers carcéral thaïlandais veulent aussi y croire. Même si leur espoir tient davantage du vœu pieux que d’un plan bien orchestré. Dès lors, l’issue fatale est davantage prévisible.
C’est dans une encre très noire que Sandrine Collette trempe sa plume. Du coup le lecteur doit, comme les femmes dont on suit l’histoire, avoir le cœur solidement accroché et qui sait, être un peu inconscient, pour imaginer une fin heureuse à ce roman. Il paraît que tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir…

Autres critiques
Babelio 
Blog «Pages noires» de La Croix (Emmanuel Romer)
Blog Domi C lire 

Extrait
« Elle le sait parce que Rodolphe a commencé à lever la main sur elle, sans doute qu’avec l’enfant il s’y est senti autorisé, et elle Moe n’avait rien à dire, Fallait réfléchir avant, elle le chante presque, certains jours, en passant un doigt hésitant sur sa joue bleuie. Quelques gifles ici et là — pas pire que les insultes au fond, si ça en était resté là. Mais quand le poing se ferme, quand ses yeux à elle ne voient plus clair quelques instants à cause des coups. Quand elle marche courbée le lendemain parce que cela fait encore mal. Quand elle croise le regard de Rodolphe sur le berceau. Il suffira d’un verre de trop, mais elle n’arrive plus à les compter. Juste la certitude que le temps presse. »

A propos de l’auteur
Sandrine Collette est née en 1970. Elle partage son temps entre l’écriture et ses chevaux dans le Morvan. Elle est l’auteur de Des nœuds d’acier, Grand Prix de Littérature policière 2013 et best-seller dès sa sortie, de Un vent de cendres, de Six fourmis blanches et de Il reste la poussière, couronné par le prix Landerneau 2016. (Source: éditions Denoël)

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Écoutez nos défaites

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Écoutez nos défaites
Laurent Gaudé
Actes Sud
Roman
288 p., 20 €
EAN : 9782330066499
Paru en août 2016

Où?
Le roman se déroule sur plusieurs théâtres d’opération, à la suite d’Hannibal vers Rome depuis Sagonte, après le franchissement du détroit de Gibraltar, la traversée de Pyrénées puis des Alpes, à travers la Toscane puis vers Rome, Capoue, Cannes et le retour à Carthage. Aux États-Unis, de New York aux États du Sud, passant notamment par Charleston, West Point, Molina del Rey, Chapultepec, Shiloh. En Afghanistan et Pakistan, Irak, Syrie et Lybie, avec Abbottabad, Kawergosk, Bagdad, Erbil, Syrte, Misrata, Falloujah, Tripoli, Palmyre, Hatra, Nimroud. Un autre épisode se déroule en Éthiopie, à Addis Abeba, Adoua, Walwal, Maichew. Enfin les étapes contemporaines passent par Paris, Zurich et Genève, Le Caire, Alexandrie, Jérusalem, Vienne. Khartoum, Beyrouth et Bath sont d’autres étapes dans ce roman qui évoque aussi Mycènes et Troie.

Quand?
De la guerre de Troie aux exactions de l’Etat islamique, le roman couvre de grandes périodes de notre histoire jusqu’à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un agent des services de renseignements français gagné par une grande lassitude est chargé de retrouver à Beyrouth un ancien membre des commandos d’élite américains soupçonné de divers trafics. Il croise le chemin d’une archéologue irakienne qui tente de sauver les trésors des musées des villes bombardées. Les lointaines épopées de héros du passé scandent leurs parcours – le général Grant écrasant les Confédérés, Hannibal marchant sur Rome, Hailé Sélassié se dressant contre l’envahisseur fasciste… Un roman inquiet et mélancolique qui constate l’inanité de toute conquête et proclame que seules l’humanité et la beauté valent la peine qu’on meure pour elles.

«Écoutez nos défaites est un livre sur le temps. Celui des quatre époques qui s’entremêlent et construisent le récit : la guerre entre Hannibal et Rome, la guerre de Sécession, la deuxième guerre italo-éthiopienne et enfin l’époque contemporaine. Mais c’est aussi un livre qui essaie de saisir ce continuum qui nous traverse, nous lie aux époques précédentes, dans une sorte de mystérieuse verticalité. Un peu comme le font ces objets archéologiques qui traversent les siècles, surgissent parfois à nos yeux, au gré d’une fouille, nous regardent avec le silence profond des âges et disparaissent à nouveau, vendus, détruits ou engloutis pour quelques siècles encore.
Dans Écoutez nos défaites, chacun espère la victoire. Les généraux réfléchissent, construisent des stratégies, s’agitent, envoient leurs hommes à l’assaut, connaissent des revers, des débâcles, se reprennent et parviennent parfois à vaincre. Mais qu’est-ce que vaincre ? Battre son ennemi ou lui survivre ? Est-ce qu’au fond Hannibal n’a pas vaincu Scipion ? N’est-ce pas lui qui est devenu mythe ? Qu’est-ce que vaincre lorsque la partie ne se joue pas uniquement sur le champ de bataille ? Hannibal, Grant et Hailé Sélassié ne meurent pas au milieu de leurs troupes. Ils survivent à la guerre, traversent cette épreuve et vieillissent. Et avec le temps, l’écho lointain des batailles, si terrifiant au moment où ils les vécurent, devient peut-être le bruit de leur gloire passée ou en tout cas le souvenir d’instants où ils furent vivants comme jamais. Car ce qui vient après la bataille, que l’on ait gagné ou perdu, c’est l’abdication intime, cette défaite que nous connaissons tous, face au temps.
Et si, dès lors, la défaite n’avait rien à voir avec l’échec ? Et s’il ne s’agissait pas de réussir ou de rater sa vie mais d’apprendre à perdre, d’accepter cette fatalité ? Nous tomberons tous. Le pari n’est pas d’échapper à cette chute mais plutôt de la vivre pleinement, librement.
Les deux personnages principaux d’Écoutez nos défaites, Assem, l’agent des services français, et Mariam, l’archéologue irakienne, sont dans cette quête. Ils sont aux endroits où le monde se convulse. Et si la défaite ne peut être évitée, du moins son approche est-elle l’occasion pour eux de s’affranchir. Quitter l’obéissance et remettre des mots sur le monde. Assumer la liberté de vivre dans la sensualité et le combat. C’est cet affranchissement commun qui rend leur rencontre possible et va les unir dans cette traversée d’un monde en feu, où ils seront peut-être défaits mais sans jamais cesser d’être souverains.» L. G.

Ce que j’en pense
****
Après L’insouciance de Karine Tuil qui déjà nous offrait une réflexion sur les conflits actuels et sur le choc que peut représenter pour un combattant le passage du champ de bataille au luxe insolent étalé dans les grandes métropoles occidentales, voilà un roman tout aussi fort, éblouissant et déstabilisant sur cette amnésie coupable qui semble nous habiter encore aujourd’hui.
Comment croire au progrès, comment comprendre qu’au fil des ans l’homme n’a rien appris des conflits passés, comment peut-on commettre aujourd’hui encore des actes aussi barbares que ceux perpétrés par l’armée islamique, s’attaquant non seulement aux populations, mais aussi aux monuments historiques, aux vestiges culturels millénaires.
En ouvrant son roman sur la rencontre à Zurich dans un grand hôtel entre un baroudeur et une archéologue, Laurent Gaudé livre la clé de son propos. L’amour éphémère, la liaison qui sera sans lendemain entre Assem et Mariam est symbolique des combats qu’ils livrent chacun à leur manière et qui ne finiront jamais.
Après l’Afghanistan, la Lybie, Assem doit partir à Beyrouth sur les traces d’un Américain, tête brûlée qui se livre à des trafics variés. Mariam, après Alexandrie et Bagdad où elle a œuvré pour la restitution des objets volés et la réouverture du musée, prend la direction de la Syrie afin de tenter de sauver ce qui peut l’être de la folie destructrice de daesh. Mais leur combat n’est-il pas perdu d’avance ?
C’est pour répondre à cette interrogation que l’auteur convoque quelques combats emblématiques de notre Histoire. Celui d’Hannibal contre Rome, celui d’Ulysse Grant durant la Guerre de Sécession, celui de Hailé Sélassié contre le colonisateur italien. Durant tout le roman, le lecteur est invité à les suivre sur le terrain et à partager ce déferlement de violence. Jusqu’à ce point qui donne raison à Gertrude Stein quand elle explique que «La guerre n’est jamais fatale, mais elle est toujours perdue.»
Avec maestria, l’auteur fait s’entrecroiser les récits, parvient à les mettre en résonnance et nous démontre – sans jamais porter de jugement – qu’on ne sort jamais indemne de telles campagnes. Car au conflit ouvert succède le conflit intérieur. À la justification morale d’un engagement succède l’horreur et la barbarie. En nous montrant que personne, à aucun moment, ne peut sortir indemne d’un tel déferlement de violence, que le temps ne fait rien à l’affaire, l’auteur de La Mort du Roi Tsongor et du Soleil des Scorta nous place en témoins privilégiés des tourments du monde. En empilant les strates de ses différents récits, il parvient aisément à nous éclairer sur l’erreur de jugement majeure que nous faisons en retraçant ces «épopées». Il suffit de changer de point de vue, d’écouter les défaites, pour comprendre la lucidité d’un Jean Jaurès. Non, «on ne fait pas la guerre pour se débarrasser de la guerre.»
Ce roman est un viatique pour notre début de XXIe siècle.

Autres critiques
Babelio 
L’Express (Interview de Laurent Gaudé)
RFI (Tirthankar Chanda)
Blog Quatre sans quatre
Blog Passion littéraire

Extrait
« Alors, Ferruccio, le fou de la place des Tilleuls, rit de moi car lui seul a compris que quelque chose était né qui m’emmènerait bien au-delà des terres où la France m’envoie depuis dix ans, tuant ou protégeant des hommes sans que j’aie jamais pu dire si nous gagnions ou perdions car il faut toujours recommencer, il y a toujours de nouveaux terrains d’action et de nouveaux ennemis à abattre, toujours de nouvelles zones d’influence à maintenir ou de nouveaux points stratégiques à contrôler, t Ferruccio rit parce qu’il sait, lui, que lorsque l’obscurité tombe, lorsque le dernier adversaire est battu, le pire commence, car c’est le moment où il faut accepter de retourner à ses propres tics et à ses tourments. » (p. 18-19)

À propos de l’auteur
Romancier, nouvelliste et dramaturge né en 1972, Laurent Gaudé a reçu en 2003 le prix Goncourt pour son roman Le Soleil des Scorta. Son œuvre, traduite dans le monde entier, est publiée par Actes Sud. (Source : Éditions Actes Sud)

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