Bivouac

FILTEAU-CHIBA_bivouac RL_2023  coup_de_coeur

En deux mots
Les activistes écologiques canadiens ont trouvé refuge dans le Maine où ils vont parfaire leur formation. Raphaëlle et Anouk doivent quitter leur cabane pour aller se ravitailler avant de pouvoir regagner la forêt. Tous vont se retrouver pour mener le combat contre les sociétés dénaturent leur environnement.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le combat des écologistes canadiens continue

Après Encabanée et Sauvagines, Gabrielle Filteau-Chiba poursuit son engagement en faveur de la préservation de la forêt canadienne. Un combat contre la construction d’un oléoduc qui va virer au drame.

Nous avions découvert Gabrielle Filteau-Chiba avec son saisissant premier roman, Encabanée, qui retraçait le choix fait par la narratrice de passer un hiver en autarcie dans la forêt canadienne. C’est là qu’elle avait croisé pour la première fois le militant écologiste Riopelle. Puis dans Sauvagines, elle a suivi le combat de Raphaëlle, agente de protection de la faune dans le haut-pays de Kamouraska. C’est dans ce second épisode qu’elle tombait amoureuse d’Anouk.
Avec Bivouac, le troisième volet de cette trilogie sur les combats écologiques – mais qui peut fort bien se lire indépendamment des deux premiers romans – elle choisit le roman choral qui va donner la parole à tous ces personnages, servis par une plume acérée.
Les premières pages retracent la fuite de Riopelle, le surnom de Robin. Il part chercher refuge dans le Maine à travers la forêt et le froid. Opposé à la construction d’un oléoduc qui dénature la forêt, il a bien essayé les recours juridiques, mais ils n’ont pas abouti ou ont été enterrés dans des procédures administratives, si bien qu’avec ses amis, il ne lui restait plus qu’à s’attaquer aux engins de chantier. Traqué par la police, il va réussir à rejoindre le refuge américain qui sert de base arrière aux militants. C’est là qu’il entreprend, avec ses pairs, de parfaire sa formation et ses connaissances en écologie et en droit de l’environnement avant de poursuivre le combat et de lancer l’opération Bivouac.
Après cette première partie, entre roman d’aventure et d’espionnage, on retrouve Anouk et Raphaëlle. Les deux amoureuses ont passé l’hiver dans leur yourte avec leurs chiens de traîneau, mais doivent désormais songer à refaire le plein de vivres. Anouk, qui doit céder à un ami une partie des chiens, ne voit pas d’un très bon œil le voyage jusqu’à une ferme communautaire, mais elle suit Raphaëlle. En se promettant de revenir au plus vite.
À la ferme Orléane, le travail ne manque pas et elles vont très vite trouver leurs marques. Mais des dissensions vont commencer à se faire jour, notamment après la perte accidentelle d’un veau et la constatation que tout le troupeau souffre.
Le retour va alors s’accélérer, avec le projet de démolir la cabane existante pour en ériger une plus solide et plus confortable.
Tous les acteurs vont donc finir par se retrouver dans le Haut-Pays de Kamouraska pour mener le combat contre ceux qui abattent les arbres et mettent en péril la biodiversité et accroissent le dérèglement climatique. Une confrontation qui va virer au drame et voiler de noir ce nouveau chapitre d’une lutte à armes inégales.
En fière représentante de la littérature québécoise, Gabrielle Filteau-Chiba continue à nous régaler avec sa langue imagée et ses expressions que le contexte permet de deviner. Remercions donc l’éditeur d’avoir fait le choix de ne pas «franciser» le texte, ce qui nous permet de savourer, par exemple, cette belle volée de bois vert: «Les hosties d’enfants de chienne de mangeurs de tofu du câlisse… M’as les gargariser à l’eau de Javel pis les faire regarder pendant que je rase toute le bois deboutte.»
(Ajoutons qu’un glossaire en fin de volume permet de déchiffrer ces insultes ainsi que tous les mots québécois).
Reste ce combat désormais mené en groupe, servi par le lyrisme de la romancière. Elle nous tout à la fois prendre conscience des dangers qui menacent sans occulter pour autant les contradictions des écologistes. Mais c’est justement cette absence de manichéisme qui fait la force de ce livre, dont on se réjouit déjà de l’adaptation cinématographique, car les droits des trois volumes ont été achetés par un producteur.

Bivouac
Gabrielle Filteau-Chiba
Éditions Stock
Roman
368 p., 22 €
EAN 9782234092938
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Canada, dans le Haut-Pays de Kamouraska. On y évoque aussi un séjour aux États-Unis, dans le Maine.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Raphaëlle et Anouk ont passé l’hiver dans leur yourte en Gaspésie, hors du temps et du monde. À l’approche du printemps, Raphaëlle convainc sa compagne de rejoindre la communauté de la Ferme Orléane pour explorer la possibilité d’une agriculture et d’un vivre-ensemble révolutionnaires… ainsi que la promesse de suffisamment de conserves pour traverser les saisons froides, au chaud dans leur tanière.
Rapidement la vie en collectivité pèse à Anouk et les premières frictions entre elle et Raphaëlle se font sentir. La jeune femme décide d’aller se ressourcer dans sa cabane au Kamouraska, entre les pins millénaires et le murmure de la rivière. Elle ne tarde pas à y recroiser Riopelle-Robin, un farouche militant écologique, avec qui elle a eu une liaison aussi brève que passionnée. Aux côtés d’« éco-warriors » chevronnés, ce dernier prépare une nouvelle mission : l’opération Bivouac. Son objectif: empêcher un projet d’oléoduc qui doit traverser les terres du Bas-Saint-Laurent et menace de raser une forêt publique, véritable bijou de biodiversité.
Anouk, bientôt rejointe par Raphaëlle et ses alliées de la Ferme Océane, se lance à corps perdu dans la défense du territoire. La lutte s’annonce féroce, car là où certains voient une Nature à protéger, d’autres voient une ressource à exploiter, peu importe le coût.
Gabrielle Filteau-Chiba renoue avec ses personnages de marginaux sensibles et libres et signe un grand roman d’amour et d’aventure sur la défense de l’environnement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Presse (Iris Gagnon-Paradis)
Le Devoir (Anne-Frédérique Hébert-Dolbec)
Journal de Montréal (Sarah-Émilie Nault)
Accès (Ève Ménard)
Coopzone

Les premières pages du livre
Première partie
Vers Allagash

Chapitre 1
Toucher du bois
Riopelle
À voir valser les conifères, à entendre grincer leurs troncs, je ne donnerais pas cher de ma peau. Tout ce qui compte dans l’instant présent : remuer les orteils, déglacer mes doigts, gagner du terrain plus vite que le froid.
Je suis seul. Je ne peux plus compter sur ma meute pour m’éclairer, débattre du chemin le plus sûr et des routes passantes à esquiver, à savoir si le rang du Nord me mènera paradoxalement plus vite à la frontière sud. Pas question que je sorte mon GPS tout de suite. La batterie ne fera pas long feu par un temps pareil. De toute façon, je n’arriverais pas à pitonner*1 tant mes doigts et l’écran risquent de figer.
Je vais de banc de neige en banc de neige, aveuglé par la poudrerie, un pas à la fois. La gifle du vent me fait contracter tous mes muscles, traverse ma capuche et ma tuque. J’entends des sifflements fantomatiques, qui hèlent sans jamais reprendre leur souffle, eux. J’aurais dû donner une autre chance au char. J’aurais dû.
Je revois mon père, qui donnait une volée aux appareils au fonctionnement intermittent, pour les relancer. Des fois, ça marchait. D’autres fois, il se défonçait les jointures en vain. Je me rappelle ses colères, le rose à ses joues, son torse bombé. C’est bien trop vrai, j’ai hérité de son agressivité quand les objets me chient dans les mains. Il y a aussi beaucoup de monde que je rêve de secouer en l’air. Mais la violence n’éveille pas les consciences, dirait m’man, à son époque bouddhiste. Je l’entends presque me susurrer : Anitya, tout est éphémère, mon garçon. Oui, tel le fourmillement des membres avant leur congélation.
C’est mauvais signe, ces apparitions du passé. Je reste imprégné des images qui me viennent, un continuum de guides qui m’aide à persévérer, tandis que je pose machinalement un pied devant l’autre, maintenant la marche ininterrompue vers l’avant. Ma barbe est incrustée de glaçons, qui rejoignent ceux de mon cache-cou en polair. Les étoiles scintillent comme mille milliards de diamants coupants. Mon souffle, qui n’est plus qu’un sifflement, me fait mal. Malgré mes pelures, je sens maintenant la morsure du froid gagner mes os.
Je divague. Un arbre me parle. Je pique vers lui, un hêtre de mon âge, pour flatter son écorce lisse. Toucher du bois. Mes bras sont raides comme des bâtons de ski. Je fais une prière tacite. Forêt, aide-moi.
Je marche longtemps encore, assez pour comprendre que la radio ne mentait pas et que la météo apocalyptique rend périlleuse toute tentative de survie à découvert. Je pense à Saint-Exupéry, écrasé en plein Sahara libyen, à ce que je n’ai pas compris du Petit Prince1. Je songe aux coureurs des bois égarés du temps de la colonie, à ce vieux pêcheur errant en mer d’Hemingway2. Tous allés trop loin. Est-ce la morale de ces histoires, dont j’ai oublié la fin ? Jeu d’esprit. À savoir si on se déshydrate plus vite dans le désert, brûlé de soleil en plein océan ou exposé au froid sur ce rang anonyme ? Mon esprit roule sur la jante, des routes qui ne débouchent sur rien aux banquises qui fondent, jusqu’aux neiges des sommets qui ne sont plus éternelles, en passant par tous ces espaces sauvages devenus hostiles, même pour les espèces qui s’y étaient adaptées au fil de mutations millénaires.
Je suis le plus mésadapté d’entre tous. Mammifère sans fourrure véritable.
J’avance longtemps, longtemps encore, en me parlant, habité par les quêtes d’hommes éprouvés par le climat, toutes époques confondues. Progresser par un temps pareil relève de la pure folie. Mais on m’a entraîné pour ce genre d’épreuves. Je n’ose pas enlever mes gants, même pour constater la gravité de mes engelures. Faut atteindre le point de rendez-vous, et vite. Je pense à Marius et aux autres. Je me demande s’ils ont tous réussi à s’échapper. S’ils sont déjà aux États-Unis, si les faux passeports ont passé aux douanes, s’ils sont menottés au fond d’un char de police ou dans une cellule des Services secrets. Si on les a laissés appeler notre avocate ou croupir dans une autopatrouille des heures et des heures sans chauffage, tous droits bafoués, jusqu’à une salle d’interrogatoire dont ils ne sortiront peut-être jamais.
Nous sommes autodidactes. Vandaliser des installations pétrolières, saboter de futures stations de pompage, forcer l’arrêt de trains charriant du pétrole lourd de l’Alberta, c’est devenu notre métier par la force des choses. Cette fois, urgence climatique oblige, il a fallu aller plus loin. Cet énième béluga échoué sur la rive de Trois-Pistoles nous a inspiré un coup de théâtre. Nous avons récupéré l’animal dans un linceul de toile bleue et l’avons transporté dans un garage, à l’abri des regards. Il fut décidé que, comme tous les bons petits écoliers, il irait faire une visite du Parlement.
Arielle a-t-elle réussi notre pari d’étendre la baleine morte sur une mare de mélasse, en plein centre de la place publique ? Ou s’est-elle heurtée aux gardes de sécurité, alertés par les caméras ? La tempête paralysante a-t-elle joué en sa faveur, toutes les forces de l’ordre étant mobilisées pour sécuriser les stations-service et aider les civils enlisés ? Le parvis de notre pétro-État était-il désert à l’aurore, puis noir de monde et de médias à midi ? Qui de mes frères et sœurs d’armes verra sa véritable identité percée et se retrouvera bientôt derrière les barreaux ? Comment les médias traiteront-ils la nouvelle, s’ils la couvrent ?
L’opération Baleine noire maintenant terminée, nos liens sont dissous. Et moi, il me faut faire mon bout de chemin sans réponses, tant que je n’aurai pas accès à un ordinateur crypté, en lieu sûr. Si, seulement si je parviens au point de rendez-vous.
Soudain, mon esprit cesse brutalement d’errer. À mon horreur, le froid mordant fait place à une sensation de picotement diffus, puis de chaleur douce – mauvais signe, mes engelures gagnent la manche. Je ne sens plus mes doigts mes mains mes orteils mes talons mes oreilles mon front mon nez. Je force le pas, comme un bison à bout de courage, m’accrochant à l’instinct de survie, tout en ruminant mes fautes. Et tout à coup, je me rappelle l’essentiel : les bandelettes autochauffantes, la boisson énergisante, l’huile de CBD, le contenu de la trousse et le protocole pour le rationner.
Sous le vent, je m’assois en boule et déchire les sachets un à un. Bientôt, mes mitaines seront cuisantes, j’avancerai boosté de guarana sans plus sentir la cristallisation de mes extrémités. Mes idées se placent, j’ai malgré tout franchi une bonne distance, la joie revient.
Sous la Voie lactée de mes sept ans, je rêvais de fusées interstellaires. Couché sur le dos, les mains derrière la tête, je perdais la notion du temps, perché dans ma cachette dans les arbres. J’veux jouer encore un peu dehors, maman, y a même pas de mouches ! Mon père m’avait construit cette cache, c’était à mes yeux l’ultime preuve de son amour. Elle était interdite aux adultes et aux filles. J’y ai lu tant de BD, joué au pirate avec un trésor constitué de pépites de pyrite de fer. J’y ai caché toutes mes trouvailles : mues de grillon, cailloux brillants, plumes de geai bleu, onces*2 de pot, capotes. Plus tard, j’ai tapissé mes murs d’articles et de portraits de Julia Butterfly Hill, perchée comme moi mais durant sept cent trente-huit jours pour sauver Luna, un séquoia millénaire, des coupes forestières. C’est là-haut que j’ai appris la honte d’être humain, coupable par association de la destruction de la vie sauvage. L’été de mes douze ans, ma cour arrière, un boisé d’arbres matures, a été rasée à blanc. Désormais, de ma cache, j’avais vue sur une faille dans le décor, une tranchée pour gazoduc. J’arrivais pas à m’y faire. Mets-toi des œillères, mon petit homme, disait p’pa. J’y suis jamais parvenu. Après tout, s’il y avait une Julia Butterfly Hill en Californie, il y avait de l’espoir. J’ai trouvé des têtus comme moi, d’abord chez les scouts, puis à l’exposciences, et enfin au cégep, en parcourant les babillards. On voulait se battre pour tous ceux qui nous conseillaient de détourner le regard de ce qui dérange, riant de nos idéaux soi-disant incompatibles avec la sacro-sainte croissance économique. Nous étions convaincus qu’il suffisait d’une étincelle pour les réveiller.
C’est plus dur que ça, finalement.
Notre Terre est en feu, mais ça leur importe moins que la fructification de leur pension. Les dérèglements climatiques engendrent des tempêtes monstres, comme cette vague de froid qui me scie les bras. L’écolo en moi me pousse à croire que je n’ai pas fini de servir la cause, que je dois continuer de marcher, qu’il faut que je m’en sorte, quitte à perdre quelques doigts. L’autre voix de ma conscience fait contrepoids, soufflant à mon oreille : T’es pas fatigué de te battre, de te mettre tout le monde à dos, de porter tout ce poids sur tes épaules ? On en a vu d’autres, hein, Cowboy ? On n’est pas faits en chocolat.
Bientôt, il fera noir comme dans le cul d’un ours. La fatigue telle une chape de plomb de plus en plus lourde sur mes épaules, je combats l’envie de me coucher par terre. Qu’il serait bon de me laisser aller dans la neige et le sommeil rien qu’un peu.
J’allume mon GPS. C’est là ou c’est jamais. Bip bip bip. Mes coordonnées. Bingo. Le point de rendez-vous, par là. La pile chargée à 97 %. J’arrête de mourir. Je vais pouvoir me sortir vivant du bois.
Déesse soit louée.

Chapitre 2
Sacrer le camp
Riopelle
L’aurore. J’y suis presque. Tous ces kilomètres franchis dans le noir, et cet espoir lumineux au loin. Marche vers le soleil, Riopelle, et tout ira. Je pique plus à l’est sur un sentier tapé par motoneiges et orignaux. Pas un instant cette nuit je n’ai pensé aux bêtes, au risque qu’elles remontent ma trace. Les ours noirs sont au chaud, lovés les uns contre les autres. Les cougars ne courent plus les rues depuis des lunes. J’ai plus peur de la bêtise humaine que d’être pris en chasse.
Comme Arielle, qui préfère les mammifères marins à ses pairs humains. Qui traînait deux poings américains dans ses poches pour se redonner du courage quand elle marchait seule, à Seattle, tard le soir. Qui a choisi la double mastectomie préventive pour ne pas subir le même sort que sa mère, morte au lendemain de sa retraite. Mais même avec la tête rasée, même sans poitrine, sa force de guerrière irradiait. Emplissait la pièce. Je la revois à bord du pick-up, il y a quelques jours, le béluga couché dans la remorque. Elle était la reine de notre jeu d’échecs, et elle avait foncé avec la détermination de ceux qui n’ont plus rien à perdre.
Je ferme les yeux un instant, imaginant mon char, très loin là-bas, blanc sur blanc. Flash foudroyant, frôlant la prémonition : mon imminente arrestation, mes doigts qu’on appuie dans l’encre noire, mon identité à jamais fichée, quand ils compareront mes empreintes à celles trouvées dans l’auto abandonnée, le jour du déraillement. Je prie pour que la tempête avale le char. Mère Nature, efface mes traces.
Je gobe encore quelques gouttes de CBD, m’accordant une pause GPS pour me recentrer. Soulagement quasi instantané. Je souris, apaisé par les couleurs, le violet des nuages, les rayons qui caressent l’horizon hérissé de conifères.
Je lève les yeux au ciel, je suis toujours libre comme l’air, je n’entends même plus d’hélicoptères. J’en souhaite autant à mes amis, où qu’ils soient.
Je n’en saurai rien. J’avance tête baissée, la mort dans l’âme.
Un mort. Le pire de tous les scénarios auxquels nous nous étions préparés. Le conducteur de locomotive n’a pas dû voir, non, les pancartes d’arrêt-stop fixées des kilomètres plus avant, doit avoir foncé de plein fouet sur les troncs d’arbres entravant les rails. Nous avions pourtant calculé et recalculé la vitesse du train et son délai de freinage, pour que les cargos de bitume aient le temps de s’immobiliser avant d’atteindre Saint-Pascal. Pourquoi, mais pourquoi le chauffeur n’a pas freiné ? À la radio, pas question d’autres victimes ni de déversement de pétrole lourd, ce n’est donc pas le pire du pire. Mais un innocent a perdu la vie par notre faute, par ma faute. Les médias et le politique récupéreront la nouvelle, nous démoniseront. Ils auront enfin de quoi semer la terreur. Et matière à entacher toute l’opération Baleine noire.
Et moi, hein ? Simple pion, je serai à jamais complice et responsable de la mort d’un homme. J’essaie de me souvenir des paroles de Marius. De la mission, de nos commandements, des risques inhérents à chaque opération d’envergure. Ses mots comme des bouées, sa voix de bateau-phare. Mais le maudit petit démon sur mon épaule me chuchote méchamment : L’enfer est pavé de bonnes intentions. Je le chasse en même temps que les branches qui me griffent au passage. Mieux vaut focaliser mon attention sur les paroles de mon mentor, sur les derniers kilomètres à franchir, repérer les drapeaux noués aux arbres.

Un tissu social, disait Marius. Quand vous vous sentez au bord du gouffre, rappelez-vous qu’il suffit d’un appel pour rameuter des gens qui sont prêts à tout pour vous aider. Pour eux et elles, vous êtes des héros.
Même maintenant, considérant les derniers événements ? J’imagine tous ces liens comme les câbles d’un grand filet, et moi, avançant tel un funambule en sécurité au-dessus du grand vide. Il faut avoir confiance en leur bienveillance, en leur total dévouement. Ces gens, au sacrifice de leur vie de citoyens irréprochables, nous offriront s’il le faut un lift, des vivres, un véhicule accidenté remonté en douce, des cartes d’appel prépayées, les clés de maisons vides, un lit chaud, de l’amour libre, des vêtements propres.
Un foutu bon tissu social.
J’extirpe ma boussole de ma poche intérieure. Plein sud astheure. J’ai du frimas aux cils. Je m’enfonce creux malgré les raquettes, mais le moral va mieux. Je rallume mon GPS et insère une carte SIM neuve dans le BlackBerry. Bip bip bip. Bien, les piles coopèrent. Je tire de ma mémoire des séries de sept chiffres, envoie un premier texto codé à mes contacts mémorisés. La ligne du Maine est droit devant, plus qu’à un kilomètre. Un sympathisant près de son téléphone viendra me rejoindre de l’autre bord sans tarder, le char plein d’essence et de couvertures. J’ai confiance.
Le Maine… Je l’ai visité, enfant, avec mes parents. J’ai des photos dans une boîte à chaussures et des souvenirs de sable dans mes oreilles, de pare-soleil jaune-rouge-bleu, de visages hâlés. Ma mère si jeune dans son tricot corail, l’afro de mon père dansant en l’air à chaque foulée lors de son jogging matinal. Toutes ces plages plongées dans le sépia et le beige.
Le Maine que je m’apprête à découvrir à froid me semble bien différent de l’image que j’en garde. Je progresse sous une forêt mixte, enneigée, les vallons galopants font place aux pentes douces des Appalaches. Depuis les dernières gouttes de CBD, je ne sens plus le froid. Je me laisse émerveiller par le paysage. Je n’ai plus l’impression de courir comme un lièvre. J’avance, vigilant. Je mange de la neige, laisse le soleil me brûler les lèvres, cède à une envie folle d’uriner. Pas évident de se déshabiller avec les doigts pris en serre d’aigle… En pissant mon trou dans la croûte polaire, une odeur féline me monte au nez. Me reviennent les instants de pur bonheur passés dans la cabane de l’ermite, comme arrachés à la réalité.
Si je me tire vivant d’ici, si un jour je reviens dans ces bois, j’ose espérer qu’on se reverra.

Chapitre 3
Passer les lignes
Riopelle
Je sais maintenant que je suis de l’autre bord. Quand j’ai vu la lisière sans arbres, cette voie libre de trente pieds parfaitement droite, j’ai su. Au cas où il y aurait des caméras dissimulées ou une quelconque surveillance aérienne, j’ai rabattu ma tuque par-dessus mes sourcils, remonté mon cache-cou jusqu’à mes yeux et foncé comme le dernier des chevaux sauvages. Mon cœur voulait me surgir du torse.
Une fois de l’autre côté de la frontière canado-américaine, au lieu de lâcher un cri, je m’accroupis, sur mes gardes. Et si des chiens pisteurs étaient déjà à mes trousses ? Mais non, Rio, ce seraient plutôt des drones. Je me risque quand même à ressortir mes appareils. Les écrans se fixent. Bip bip, le GPS me renvoie enfin mes coordonnées. Vaut mieux profiter du réseau pour informer sans tarder mes contacts de mon emplacement exact. Je remplace ma carte SIM par une nouvelle, rallume le cellulaire, en priant pour que la batterie ait tenu le coup. Déesse soit louée ! J’envoie un signal à mes contacts. Puis je retire la carte, que je jetterai dans une poubelle tantôt. Difficile de détruire les traces numériques sans produire de déchets, malheureusement.
En petit bonhomme, je guette un temps, entre les arbres, les brèches dans le chemin, cherchant par où passer pour approcher la route sans attirer l’attention. La carte à l’écran du GPS m’indique la présence d’un ruisseau non loin. Je décide de longer la route. J’en crois pas mes yeux : il y a là un écriteau – le tout premier que je croise, en sol américain – en français :
Pont du ruisseau à l’eau claire
Suis-je vraiment aux États-Unis ? Est-ce que ça peut être le ruisseau Dead Brook que me montre mon GPS ? La pile faiblit à vue d’œil. C’est sensible au froid, ces bibittes-là. Vite, décide-toi. Par là, j’aboucherais sur une route : Irving Rd, qui serpente sur des kilomètres et des kilomètres vers rien. Je le sens pas. Ou par ici, je pourrais reprendre le bois et longer la voie déneigée. En même temps, faut pas trop que je m’éloigne, mon lift est censé être en route. Censé… Non, confiance !
J’opte pour le bord de route et me cache derrière un tronc. Accès de frissons. J’engloutis la moitié de mes raisins secs et cacahuètes salées en répétant mon mantra – J’ai froid, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout – en boucle, pendant d’éternelles minutes.
*
Char en vue ! Freinant doucement, la musique dans le tapis, une familiale flanquée de panneaux de bois arrive en klaxonnant trois coups secs, puis trois encore. Pout pout pouuut, pout pout pouuut. On dirait le refrain de Vive le vent, vive le vent. Puis j’aperçois la conductrice, qui baisse la vitre pour me faire un signe de peace.
Je me précipite vers la route, oubliant que j’ai des raquettes aux pieds. Je déboule la pente, les mains accrochées à mon sac à dos, perdant presque mes babiches, jusqu’à plonger le plus gauchement du monde à l’intérieur du véhicule. Là, je me laisse aller. Chaleur utérine. Soulagement immense. J’ai envie de pleurer.
– Hello, mountaineer.
– Hi. Thanks for coming so fast ! J’avais tellement froid !
L’Américaine venue à mon secours porte des verres fumés surdimensionnés. Elle me sourit de ses lèvres généreuses, peintes en rouge. Sa dentition est presque parfaite, à l’exception de la canine de droite, cassée en deux.
– OK, on dégage. Moi c’est Catwoman, en passant.
Et c’est vrai qu’elle a ce quelque chose de la femme-chat dans Batman. D’abord, son imperméable noir laqué, tout capitonné de pics chromés, puis son capuchon en peluche léopard avec oreilles de chat. Et surtout, son sex-appeal très assumé.
J’abandonne tout mon passé derrière et fais peau neuve. Jamais trop de précautions.
– Enchanté, Catwoman.
– Just call me Cat ! Toi, t’es qui ?
– Robin.
– Robin, of course. Ça me fait plaisir de te rencontrer.
Plaisir. Est-ce que c’est la chaleur de l’habitacle qui m’étourdit et me donne un flash de la bonne samaritaine, encabanée loin derrière, sa courtepointe, sa peau de pêche, ses cheveux fous sur l’oreiller ?
Catwoman enfonce la pédale, file les kilomètres jusqu’à la pancarte d’accueil d’un tout petit village, dont la calligraphie dorée est couronnée d’un orignal, au pied d’une chaîne de montagnes.
Welcome to Allagash

Chapitre 4
Écowarrior
Robin
Je me réveille quand Catwoman bifurque sur un chemin privé, qui débouche sur un imposant bâtiment d’accueil en bois rond. Elle me fait sursauter en enfonçant le klaxon, reproduisant le même code sonore que plus tôt.
Quelqu’un à l’intérieur éteint puis rallume les lanternes de part et d’autre de la porte d’entrée.
– All clear, me chuchote-t-elle.
La voie est libre. Pas d’embrouilles jusqu’ici. Je n’y crois presque pas. Je suis à Allagash, Maine, aux portes d’une pourvoirie. J’étudie les lieux à travers le pare-brise givré. Dans un banc de neige, à droite, sont jouquées plusieurs paires de raquettes et de skis de fond. Je remarque à l’orée du bois un panneau indiquant les longueurs, en milles, des sentiers qui sillonnent le domaine : on se croirait devant un véritable gîte touristique. Trois bouleaux blancs centenaires traversent la galerie et la toiture. J’aime aussitôt cette construction, où les arbres font office de piliers, ce lieu reculé tout de bois massif, datant du temps où il y avait encore des feuillus et des conifères géants partout.
J’allais sortir. Cat m’attrape le bras. D’accord, je dois rester encore un peu à bord. Il y a des choses qu’elle doit me dire… dont certaines règles de base à respecter une fois qu’on sera rendus à l’intérieur. Mais je les connais déjà, ces étapes du renoncement à l’identité. Ces règles me font l’étrange effet d’un déjà-vu :
Ne jamais révéler son vrai nom, ni de renseignements personnels sur son passé, sa famille et ses anciennes relations. C’est beau. Riopelle de Cacouna s’est rasé et réincarné en Robin des bois. J’avais triché à ce niveau-là avec Arielle, qui aimait jouer dangereusement. À vrai dire, on brûlait tous de connaître l’élément déclencheur qui nous avait poussés chacun et chacune à devenir des hors-la-loi.
En cas d’arrestation, taire toute information qui pourrait servir à faire chanter d’autres détenus. Évidemment, le silence est d’or. Un droit.
Ne pas croire les promesses de remise en liberté des forces de l’ordre. Je fouille ma mémoire, sonde pour voir si je me rappelle encore les numéros des avocats qui couvrent nos arrières. Oui.
Disparaître des réseaux sociaux. Depuis mille ans déjà.
Aucun selfie, cellulaire, ni courriel personnel. Ça me fait justement penser aux cartes SIM que je dois faire disparaître immédiatement. Je sors de ma poche intérieure un restant de joint. Demande des yeux à Cat, qui m’épie, si j’ai le temps, si c’est OK. Pour toute réponse, elle me tend du feu. J’en profite pour faire disparaître les traces de mes appels au fond du cendrier. Note à moi-même de le vider dans un feu de joie dehors, aussitôt que possible.
J’ausculte les écorces des arbres alentour, tandis que Cat me parle des mesures de sécurité en place à la pourvoirie. Je me prête au jeu, la laissant guider la conversation. Pour tout dire, ça fait déjà plusieurs années que je vis ainsi, en homme invisible, mes pièces d’identité m’attendant en sécurité dans un coffre-fort dont je ne connais pas l’emplacement. Marius n’est pas le seul à en avoir la combinaison. S’il lui arrive quelque chose, notre avocate, maître Victoria Shields – elle l’a, elle, le nom de défenderesse, en plus du chien et du flair –, nous sortira du pétrin. C’est elle qui coordonne notre comité juridique.
Sans se réjouir de notre infortune, les juristes se préparent pour nos procès. Marius m’a raconté qu’ils ont hâte de plaider la « défense de nécessité », laquelle n’a jamais encore été accueillie favorablement dans une cause écologiste au Canada. Il s’agit essentiellement de faire reconnaître que l’urgence climatique et l’inaction des gouvernements poussent les uns à la désobéissance civile et d’autres à poser des actes criminels. Maître Shields devra alors démontrer que, dans cette situation d’extrême nécessité, les accusés auront, certes, dérogé à la loi et violé certaines règles, mais seulement afin d’éviter un mal bien plus grand à la planète et à la société. Nous comptons sur la couverture médiatique des procès pour diffuser largement notre message. Il est fondamental que l’opinion publique soit de notre côté afin de réussir à sensibiliser et à rassembler une masse critique de citoyens autour d’un projet collectif : assoiffer le capitalisme en réduisant notre consommation au maximum et en occupant le territoire convoité par les pétrolières et les forestières. Le but ? Que les gens comprennent la nécessité de militer, de sorte que le politique entende enfin la science, et l’urgence de changer le cap de notre Titanic.
Hop, je me tire du véhicule, manquant de tomber tant mes jambes sont fatiguées. Je cogne mes bottes l’une contre l’autre pour déloger les amas de neige. Le manteau en cuir de Cat geint au moindre de ses mouvements. Nos crampons crissent sous notre poids. Le froid est mordant, même une fois à l’abri du vent, sur la véranda. Je passe instinctivement la main pour lisser ma barbe et me bute à un menton piquant. C’est bien vrai. Je suis Robin maintenant, le Canadien errant. Je dois peaufiner mon personnage… et soigner mes engelures au plus sacrant.
J’aime l’entre-deux des missions : l’anonymat, les règles claires, les limites à ne pas franchir, ces codes qui nous protègent les uns des autres, faisant de nous les maillons solides d’une chaîne humaine à toute épreuve.
J’écrase mon mégot. Quelqu’un débarre la porte de l’intérieur. Catwoman et moi franchissons le seuil du bâtiment d’accueil. Je jette un dernier regard sur le stationnement. La pourvoirie semble équipée jusqu’aux dents : véhicules tout-terrain, outils pendus aux murs extérieurs, canots juchés sur des réserves astronomiques de bois, cordées ici et là du sol jusqu’au toit, et même tout le long de la véranda.
Le hall d’entrée est propre, des coussins à carreaux rouge et noir ornent les coins du grand canapé en cuir usé, face au manteau de cheminée en pierre des champs, flanqué d’une tablette équarrie à la hache mettant en valeur une collection de canards en bois. Je reconnais les formes et les couleurs du huard, d’un colvert mâle, les autres, je ne sais pas. Le lustre au centre de la pièce est typique des gîtes de style habitant. Fausses chandelles avec coulisses de cire, ampoules ovoïdes, ossature de bois. Aux murs, des martyrs : une collection de têtes de chevreuils, de panaches d’orignaux et de photographies de prises spectaculaires encadrées. J’éprouve toujours un malaise face à ces trophées. En vigie sur ma droite, un lynx empaillé aux yeux de verre, debout sur ses pattes arrière, semble sur le point de bondir sur celui qui oserait s’aventurer à sa portée.
Tandis que nous délaçons nos bottes, Cat me chuchote que personne ne s’assoit vraiment dans ce salon, qu’en fait il sert uniquement à accueillir les visiteurs inattendus et à détourner leur attention. Comme ces boudoirs soignés où on nous interdisait, petits garnements, de poser notre derrière, de toucher à quoi que ce soit. Des cliquetis de clavier captent mon attention. Au bureau d’accueil, une femme au chignon retenu par un crayon à mine étudie plusieurs écrans, ses yeux passant de l’un à l’autre, épiant les mouvements de tout un chacun. Les lieux sont surveillés par plusieurs caméras, donc. Elles doivent être bien cachées : je n’en ai repéré aucune depuis mon arrivée.
Cat, qui devine ce que je cherche des yeux, me pointe les écrans, puis, se plaçant derrière moi, souffle à mon oreille en m’indiquant du doigt où sont dissimulées les caméras. Une dans l’œil vitré du buste d’orignal au-dessus de l’arche, une autre dans l’œil gauche du lynx près du couloir. Et ainsi de suite.
– We’re watching you, m’avertit-elle en plaisantant à moitié.
– Good, vous surveillez nos arrières.
Clin d’œil aux dames qui couvrent mes arrières. La femme sans âge, au chignon grichu, me sourit de ses yeux ambrés. Je me sais en sécurité.
– Eagle.
La surveillante des lieux a bien choisi son pseudonyme. Elle a effectivement un regard d’aigle, un nez aquilin, et son échevelure ressemble drôlement à un nid défait. Manifestement diligente, Eagle fait peu de cas de notre rencontre et regagne son balayage des écrans en nous pointant du pouce le couloir gardé par le lynx empaillé.
Une rumeur joyeuse émane de la pièce du fond.
– They’re waiting for you.
Ils nous attendent. Mais qui ?
Elle appuie sur le bouton de l’interphone et avertit la maisonnée :
– Eagle at front desk. Catwoman et son invité sont en route.
Les voix se taisent. Bruits de rangement prompt de papiers. Chaises grinçant contre le plancher. Vague de chuchotements, sitôt la porte entrebâillée. Fusent jusqu’à mes oreilles quelques rires contenus.
Catwoman me pousse légèrement vers l’avant pour que j’entre dans la pièce, puis referme la porte derrière nous. Ils sont quatre, assis à une table ovale, les yeux bandés de cravates colorées. Les visages aveugles se tournent tous vers moi. J’ai froid dans le dos. Ils me voient sans me voir. Attendent en silence. Mais quoi, un discours ? Un mot de passe ?
Mes yeux parcourent les murs tapissés de cartes et d’images. On dirait une classe de géographie ou de foresterie. Les vitres côté stationnement sont recouvertes d’une membrane plastique qui laisse pénétrer une lumière mielleuse. On ne discerne des arbres dehors que leurs jeux d’ombres, leur masse sombre. Tout au fond, une ardoise noire, où les gestes circulaires pour effacer la craie ont formé des nuages. Au centre, fraîchement notée, cette citation que je connais :
Ce qui amène le triomphe des révolutions, c’est moins peut-être l’habileté des meneurs que les fautes, la maladresse ou les crimes des gouvernements. – HORACE PAULÉUS SANNON

C’est là que les pièces du casse-tête se sont emboîtées : le fait que ce soit écrit en français, la forme des lettres, cette calligraphie familière, plus de doute possible. L’homme tout au bout de la table. Ce barbu aux yeux masqués par une cravate écarlate. Je reconnais son sourire. Une bouille pareille ne s’oublie pas. Le poivre et sel de sa chevelure, le sourcil traversé par la cicatrice d’un ancien piercing, mais surtout : le tatouage délavé à son front, presque invisible : un code-barres. Ce ne peut être que lui. Abasourdi, je sens mon fardeau tomber d’un coup. J’ai retrouvé mon plus grand allié.
Marius se lève, et les visages anonymes pivotent vers sa voix.
– Bienvenue parmi nous, vieille branche. T’as réussi ta mission. Mais… comme tu dois l’savoir, les choses ne se sont pas passées exactement comme prévu.
Pourquoi ont-ils les yeux bandés ? Je tourne ma langue, recule d’un pas. De toutes mes « initiations », aucun groupe ne m’a accueilli avec ce genre de cérémonie auparavant. On n’avait pas été escortés de la sorte au temps de l’opération Baleine noire. C’est tant mieux si, de mission en mission, les ratés inspirent à Marius des stratégies plus peaufinées.
À la volée, j’étudie les feuilles épinglées aux murs. Je reconnais certains visages sur les coupures de journaux, qui me rappellent des missions précédentes. Les grandes luttes anticapitalistes de notre ère. Les figures de proue des mouvements de justice sociale et climatique. Des organigrammes liant des lobbyistes aux élus, des présidents aux chambres de commerce, des chaires d’université aux pharmacos. Autant de stratégies d’abus de pouvoir souillant l’environnement, asservissant les gens. Je ne peux m’empêcher de sourire en lisant sur un carton blanc, au mur :
Le public préfère les opprimés aux autorités. Brandissez vos faiblesses, elles vous protégeront. Lorsque les autorités auront recours à la violence, elles briseront le lien de confiance entre le citoyen et son gouvernement.
J’ai abouti dans un nouveau camp d’entraînement, donc. Une planque, à condition de prendre part à une prochaine mission, assurément. Je serre les poings et les dents de joie. Mes mains douloureuses reprennent du mieux. Il me revient en tête que, grâce à l’ermite et à son matériel de survie, je n’ai perdu ni orteils ni doigts. Et que je lui dois plus qu’un simple signe de vie. Je trouverai bien comment la remercier à la hauteur du risque qu’elle a couru en m’offrant son toit.
Les trois âmes aux yeux bandés patientent, sagement assises à leur place. Comme s’il pouvait voir à travers son bandeau, devinant mon emplacement exact dans la pièce, Marius s’adresse de nouveau à moi :
– Les yeux bandés, c’est pour que les collègues ici ne puissent pas t’identifier si tu décidais de ne pas rester parmi nous. Dans ta chambre, tu trouveras un document à lire et à détruire. Prends la nuit s’il le faut pour y réfléchir.
*
Cat ouvre grand la porte, puis tourne les talons. Je la suis sans plus tarder jusqu’au fond du couloir, qui débouche sur une pièce exiguë : une chambre très blanche à la fenêtre légèrement entrouverte, pour que s’en échappe l’odeur poignante de peinture fraîche. Le plancher, les surfaces sont nettes à s’y mirer. Pas de toiles d’araignée ni de poussière, ici. Dans ce décor minimaliste, les quelques objets utilitaires sont des touches de couleur bienvenues. Sur la table, on a placé bien en vue : une pile de feuilles vierges aux fines lignes bleues, un bol de punaises multicolores ainsi qu’une tasse contenant des stylos et une paire de ciseaux. Tout le nécessaire pour faire le tour d’une question. Je remarque, malgré la récente couche de peinture, que le gypse est criblé de centaines de minuscules trous. Il n’y a pas si longtemps, il devait y avoir toute une enquête épinglée au mur.
Je cherche des yeux le document censé me faire réfléchir toute la nuit.

Là. Sur le sac de couchage déroulé sur mon matelas repose effectivement une pochette. Assis en tailleur sur le lit, je m’apprête à l’ouvrir quand j’entends soudainement quelqu’un verrouiller la porte derrière moi. Je pense à Eagle, qui a des yeux sur tous les accès du bâtiment et sûrement même sur le corridor menant à ma chambre. Je souris. Je suis un prisonnier consentant. J’adore l’idée que, derrière ces murs, m’attendent le regard omniscient d’Eagle perché sur les écrans, l’exubérante Catwoman et sa canine brisée, Marius et trois autres recrues en pleine formation. Et moi, en garde à vue, je prends mon temps, reprends mon souffle. Avant de succomber à la fatigue, j’examine mes quartiers.
Dans la salle d’eau attenante, près de l’évier, on a posé une brosse à dents neuve et un savon encore enveloppé dans son papier ciré. Je caresse du bout des doigts l’émail de la baignoire, les robinets rutilants, et fais couler de l’eau brûlante jusqu’à ce que toute la chambre soit embrumée. Le temps qu’il se remplisse, je m’allonge sur le lit, les mains derrière la tête. L’oreiller dûment battu, je réalise que je suis bien trop épuisé pour lire. Je vois flou. Mes yeux tombent sur la seule surface de la pièce qui n’a pas été rafraîchie avant mon arrivée : le plafond. Le dernier chambreur y a laissé sa marque à l’aide d’un pochoir et de peinture couleur rouge révolution.
ÉCOWARRIOR.

Extraits
« Toutes ces forêts violentées, laissées toutes nues, à leur sort. […] La forêt est rasée lisse, comme le mont de Vénus d’une femme-objet. Il n’y en a plus de forêts vierges et millénaires, que des lignes d’essences à croissance rapide, plantées en vue d’être coupées. Pins, épinettes, sapins abattus à trente ans pour servir le nouveau dieu, Capital. »

« — Les hosties d’enfants de chienne de mangeurs de tofu du câlisse… M’as les gargariser à l’eau de Javel pis les faire regarder pendant que je rase toute le bois deboutte.» p. 308

À propos de l’auteur
FILTEAU-CHIBA_Gabrielle_DRGabrielle Filteau-Chiba © Photo Véronique Kingsley

En 2013, Gabrielle Filteau-Chiba a quitté son travail, sa maison et sa famille de Montréal, a vendu toutes ses possessions et s’est installée dans une cabane en bois dans la région de Kamouraska au Québec. Elle a passé trois ans au cœur de la forêt, sans eau courante, électricité ou réseau. Avec des coyotes comme seule compagnie. Son premier roman, Encabanée (2021), a été unanimement salué par la presse et les libraires tant au Québec qu’en France. Sauvagines (2022), son deuxième roman, a été finaliste du Prix France-Québec et traduit dans de nombreux pays dont l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne et les Pays-Bas. (Source: Éditions Stock)

Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#bivouac #GabrielleFilteauChiba #editionsstock #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #litteraturequebecoise #rentréedhiver #Canada #Québec # #coupdecoeur #jelisquebecois #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Publicité

Pleine terre

ROYER_pleine_terre  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En lice pour le Prix Jean Giono 2021 et le Prix Jacques-Allano 2022

En deux mots
Jacques Bonhomme a choisi son exploitation agricole, de partir loin des tracasseries administratives qui s’accumulent et des injonctions qui le minent. Durant sa cavale, il va essayer de comprendre comment il en est arrivé à cette extrémité. Et quelle issue s’offre à lui au fur et à mesure que la nasse se referme sur lui.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le dernier des paysans

S’inspirant d’un dramatique fait divers, Corinne Royer raconte la cavale désespérée d’un paysan écrasé par une administration qui le condamne sans discernement. Un roman âpre et violent, qui vous prend aux tripes.

Il a mûrement réfléchi et n’a pas trouvé d’autre solution que la fuite. Jacques Bonhomme n’en peut plus de cette pression, de ce harcèlement des administrations, de cette violence permanente qui s’exerce sur lui et sur sa ferme. Alors, il prend sa voiture, rejoint une forêt qu’il connaît comme sa poche, détruit son téléphone et part à pied. «Il s’était affranchi des abrutissements générés par des années d’espérance plus ou moins passive, se sevrant sans préavis des promesses de jours meilleurs administrées comme des sédatifs. Il avait dit non. Il avait refusé de se laisser à nouveau endormir par le refrain habituel: les allègements de cotisations, les crédits d’impôts, les aides aux calamités, les primes à l’hectare, les subventions à l’investissement, à la formation, à l’exportation. Il s’était détourné d’un système où il ne trouvait plus sa place — ni lui ni tous ceux animés du seul attachement à la terre et aux bêtes.»
Même s’il doit vite se rendre compte combien sa fuite tient de l’amateurisme, il n’entend pas laisser les gendarmes mettre la main sur lui. Après avoir erré dans la forêt, il revient vers sa vieille volvo planquée sous une ruine et tente de se reposer un peu, bientôt tiraillé par la faim et la soif, mais surtout assailli par les images des derniers épisodes vécus à la ferme, par les visites de ces fonctionnaires qui ne vont pas s’occuper des causes, creuser un peu les raisons qui ont pu conduire à la mort des vaches. Ignorant tout des drames qui se jouent dans une exploitation qui doit en permanence trouver comment survivre face aux injonctions administratives, à la pression économique et à un climat dont le dérèglement les frappe en priorité. Quand la canicule raréfie l’eau et assèche la terre, les bêtes ne peuvent que souffrir. Et quand l’une d’entre elle meurt, surtout s’il s’agit de l’une de ses préférées, alors c’est bien le paysan qui souffre le plus. C’est à lui qu’il faudrait tendre la main plutôt que de le verbaliser, l’enfoncer, le pousser vers un geste désespéré.
Après avoir constaté l’augmentation constante des suicides d’agriculteurs, Jacques a fini par trouver lui aussi une corde. Mais n’a pas eu le courage de la serrer autour de son cou.
La honte s’est alors ajoutée à la peine, la solitude au constat d’échec.
Durant sa cavale, en se remémorant sa vie, il se rend bien compte qu’il est davantage victime que coupable. Qu’il aurait pu prendre un autre chemin s’il avait rejoint la belle Jade Mercier quand elle est partie pour Mâcon. L’amour de sa vie, qu’il retrouvera après quelques jours de cavale dans des circonstances que je vous laisse découvrir, mais qui renforcera encore ses regrets.
Corinne Royer s’est inspirée d’un fait divers particulièrement dramatique qui a vu des gendarmes abattre Jérôme Laronze, un agriculteur en cavale le 20 mai 2017. Comme Éric Fottorino dans Mohican, elle illustre ainsi les difficultés énormes que rencontrent les paysans qui reprennent les petites exploitations de leurs parents. Jacques Bonhomme est lui aussi un Mohican, «le dernier de la lignée des paysans de la ferme des Combettes». Jacques Bonhomme est lui aussi au cœur d’un drame qui le dépasse. Jacques Bonhomme est lui aussi un homme de bonne volonté qui n’a que l’ambition de faire pour le mieux. Jacques Bonhomme est lui aussi entouré de livres, dernier rempart avant l’abrutissement. Vous l’aurez compris, le roman de Corinne Royer est aussi un gros coup de cœur de cette rentrée.

Pleine terre
Corinne Royer
Éditions Actes Sud
Roman
336 p., 21 €
EAN 9782330153908
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement en Saône-et-Loire.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ce matin-là, Jacques Bonhomme n’est pas dans sa cuisine, pas sur son tracteur, pas auprès de ses vaches. Depuis la veille, le jeune homme est en cavale : il a quitté sa ferme et s’est enfui, pourchassé par les gendarmes comme un criminel. Que s’est-il passé?
D’autres voix que la sienne – la mère d’un ami, un vieux voisin, une sœur, un fonctionnaire – racontent les épisodes qui ont conduit à sa rébellion. Intelligent, travailleur, engagé pour une approche saine de la terre et des bêtes, l’éleveur a subi l’acharnement d’une administration qui pousse les paysans à la production de masse, à la déshumanisation de leurs pratiques et à la négation de leurs savoir-faire ancestraux. Désormais dépouillé de ses rêves et de sa dignité, Jacques oscille entre le désespoir et la révolte, entre le renoncement et la paradoxale euphorie de la cavale vécue comme une possible liberté, une autre réalité.
Inspiré d’un fait divers dramatique, ce roman aussi psychologique que politique pointe les espérances confisquées et la fragilité des agriculteurs face aux aberrations d’un système dégradant notre rapport au vivant. De sa plume fervente et fraternelle, Corinne Royer célèbre une nature en sursis, témoigne de l’effondrement du monde paysan et interroge le chaos de nos sociétés contemporaines, qui semblent sourdes à la tragédie se jouant dans nos campagnes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
France TV Info (Laurence Houot)
En Attendant Nadeau (Maïté Bouyssy)
Toute la culture
La cause littéraire (Pierrette Epsztein)
France Culture (Affinités culturelles)
L’Essor 42 (Jacques Plaine)
Page des libraires (Jean-Baptiste Hamelin, Librairie Le Carnet à spirales à Charlieu)
A Voir A Lire (Laurence Juan)
Benzinemag (Éric Médous)
Blog Les Chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Les livres de Joëlle


Corinne Royer présente son roman Pleine terre © Production Actes Sud

Les premières pages du livre
Avertissement
Ce texte, bien qu’inspiré de faits réels, est une fiction.
S’il emprunte à une histoire vraie une succession d’événements, notamment les épisodes de contrôles administratifs, les neuf jours de cavale et les éléments tragiques du dernier chapitre, il ne prétend en aucun cas être le récit fidèle de ce fait divers relayé par la presse en mai 2017. En effet, les pensées et les mots de Jacques Bonhomme, son histoire familiale, amicale et affective ainsi que les personnages qui y sont rattachés sont fictifs ; les situations dans lesquelles ces personnages évoluent sont par conséquent purement romanesques.

CAVALE – Jour 1
C’était le jour mais il lui semblait que la nuit ne finirait plus. Allongé à même la sente où courait une végétation touffue, il avait ouvert les yeux aux premiers cris des passereaux. À présent, l’aube grandissait. Il ne s’en imprégnait pas, il restait tout entier dans l’ombre. Son bassin était si lourdement ancré au sol que les fougères écrasées sous le sacrum avaient rendu une sève huileuse qui lui inondait les reins. Depuis combien d’années ne s’était-il pas éveillé ainsi, à l’aplomb du ciel, dans la clarté encore laiteuse, entre les plis charnus de la terre ? Il fallait sans doute remonter aux fantaisies de l’adolescence, autant dire un sacré bail. Face tournée vers les grands frênes, pieds parfaitement à plat, il ne bougeait pas. Ses jambes étaient positionnées de telle manière que s’il avait relevé la nuque, il n’aurait rien vu du paysage qui se déployait devant lui – seulement la masse de ses cuisses et les deux sphères de ses genoux.
Il referma les yeux.
Le vert tenace qui l’entourait, il n’avait de toute façon pas le courage de le regarder. C’eût été comme s’extraire d’un sommeil de momie : autant se découdre les paupières ou, plus résolument, tailler dedans. En tout cas, il ne se souvenait pas de s’être assoupi les jambes fléchies. Il ne se rappelait pas non plus s’être placé torse offert aux ténèbres, les deux omoplates au contact de la pente. Jacques Bonhomme avait toujours dormi sur le côté, le gauche de préférence, sa grande carcasse ramassée en position fœtale.
Souvent, lors des repas dominicaux, sa mère lui répétait qu’il ne deviendrait un homme que lorsqu’il serait capable de s’endormir sur le dos. Elle s’enquérait régulièrement de son rituel nocturne, s’amusant de savoir qu’aujourd’hui encore seule la posture compacte du fœtus favorisait son repos et, par facétie ou plus certainement par affection, elle persistait à l’appeler Mon petit garçon là où la majorité des femmes disaient Mon fils depuis longtemps. Il était l’unique représentant de la gent masculine sur une lignée de trois enfants. Au sein d’une famille où la vocation d’agriculteur se transmettait comme une providence, cette singularité valait bien les considérations particulières d’une mère – même tendrement moqueuses.

Avant de s’accorder une halte, il avait marché dans l’obscurité des bois, une heure, deux heures peut-être. Sa lucidité était encore troublée de la matière qui habite le temps lent de la nuit et s’oppose à l’idée même de mouvement, brouille la perception de l’espace, désoriente les corps et le cours ordinaire des pensées. Il était bel et bien éveillé mais ses impressions se déplaçaient en crabe dans son esprit : impossible d’en saisir une qui filât à peu près droit. Sa dernière échappée sous les étoiles avant celle-ci, il ne pouvait décidément pas la dater, ni même définir avec qui elle avait eu lieu. Avec Paulo, avec Arnaud, ou encore avec la fille Mercier ? Ça n’avait aucune importance et c’était, de surcroît, forcément différent : cette fois il était seul et il s’agissait d’une fuite, pas d’une joyeuse équipée.
Rien ne témoignait de son état de conscience. Ni frissons, ni mouvements pour éloigner les insectes qui s’agitaient déjà dans l’air humide. Il se tenait aussi immobile qu’une pierre scellée à son mortier. Seule remuait dans un recoin de sa tête la voix mystérieuse qu’il avait surnommée la petite Constance parce qu’elle venait chaque jour glisser des mots mutins à son oreille avec un même débit nerveux, Laisse aller tes pensées, Colosse, laisse-les courir librement, donne-leur du lest, il te faut en trouver de grandes à présent, de grandes pensées dans lesquelles répandre ton grand corps de colosse, tout entier dans tes grandes pensées, essaie encore, ça vient, c’est ça, tu t’élèves, t’es léger comme une plume, Colosse, tu t’élèves si haut que le monde disparaît.
Il ne bougeait toujours pas.
Il ne concevait pas encore la dissolution du monde, il était de toute manière trop hébété pour l’envisager. Ses mains étaient ouvertes sur son visage. Il sentait l’odeur incrustée à ses doigts, le parfum aigre des herbacées au creux desquelles – ça, il s’en souvenait parfaitement – il avait fini par se terrer, accroupi d’abord, agenouillé ensuite, sursautant au carillonnement de son cœur comme un troupier à l’écho d’un clairon.
Quel raffut ! Quel boucan de tous les diables là-¬dedans !
Il aurait bien frappé du poing quelque part, au ni¬¬veau de la cage thoracique, mais ce mouvement non plus, il ne se sentait pas le courage de l’initier. Dans sa poitrine, le sang sonnait encore la charge. Pourtant, outre ce flux précipité, il n’avait rien éprouvé qui pût s’apparenter à une sensation de peur : il n’avait pas transpiré, il n’avait pas tremblé, il n’avait pas crié. Il n’avait pas même hésité sur la conduite à suivre, il avait fait ce qu’il devait faire avec l’évidence de la seule échappatoire possible.
Il était parti. Il avait quitté la ferme des Combettes.
Il s’était affranchi des abrutissements générés par des années d’espérance plus ou moins passive, se sevrant sans préavis des promesses de jours meilleurs administrées comme des sédatifs. Il avait dit non. Il avait refusé de se laisser à nouveau endormir par le refrain habituel : les allègements de cotisations, les crédits d’impôts, les aides aux calamités, les primes à l’hectare, les subventions à l’investissement, à la formation, à l’exportation. Il s’était détourné d’un système où il ne trouvait plus sa place – ni lui ni tous ceux animés du seul attachement à la terre et aux bêtes.

Il ne voulait plus être bercé par les plans de compétitivité et d’adaptation, la politique agricole commune, la course au rendement, la sacralisation du modèle intensif, la surexploitation et les monocultures de masse qui rongeaient les terres, polluaient les eaux, empoisonnaient les hommes, éradiquaient les petits paysans. Il s’était toujours méfié de l’agriculture productiviste, ces élevages concentrés, spécialisés, générant endettement et épidémies, favorisant l’agro-industrie avec des tonnes de tourteaux de soja distribuées à un bétail fait pour pâturer dans les champs. Il était persuadé que cette modernité était dépassée, qu’elle était même le contraire du progrès. Il affirmait que, pour soigner l’avenir, les agriculteurs devaient inventer des possibles qui panseraient le cœur des hommes en même temps que les plaies du vivant.
Il l’avait déclaré à maintes reprises, en son nom et en celui des disparus qui remplissaient les colonnes nécrologiques des journaux : il fallait que l’hécatombe cesse, on ne pouvait plus ignorer le comptage macabre des éleveurs terrassés par le désespoir. Ils devaient pouvoir vivre de leur travail, sans assistanat ni mise sous tutelle, sans ce matraquage de normes seulement adaptées aux grandes exploitations. Il s’était exprimé dans la presse, il avait défendu ses positions lors de réunions syndicales, il avait été porte-parole de la Confédération paysanne. Très tôt, avant même les premiers contrôles administratifs à la ferme des Combettes et les sanctions qui avaient suivi, il s’était demandé s’il saurait parler pour les autres, s’il saurait dire l’humiliation et la peine avec des phrases assez aiguisées pour trancher le mal à la racine.
Et la dépossession. Et la honte.
Et l’affront fait aux ancêtres qui avaient transmis des terres fertiles – l’or vert devenu plomb.
Il savait que ce combat n’était pas uniquement sien, ils étaient nombreux à le charrier dans les sillons de leurs veines. Il en était certain, le jour viendrait où la colère épaissirait le sang de toute une communauté, elle emboliserait le calme et la patience qui transformaient les campagnes en nécropoles silencieuses. Il était parti gorgé de cette certitude : il faudrait lutter encore et il en serait.

Dans les suites immédiates de son départ, il s’était senti non pas indemne mais libéré. Il avait refusé de se rendre à l’absurdité du monde, il avait recouvré son libre arbitre. Voilà pourquoi il n’avait pas eu peur. Pourquoi, allongé sur les fougères dans le matin tout neuf, il n’avait toujours pas peur. Ce qui cognait furieusement à ses tempes n’était rien d’autre que la conscience soudaine d’une condition jusqu’alors étrangère : lorsqu’il étira son dos puis rassembla sa large stature en position assise, ce jour de mai à peine naissant, Jacques Bonhomme était désormais un fugitif.
Il ne savait pas que faire de cet état nouveau mais, sur ses doigts, quelque chose d’inconnu déjà se formait, il le vit à la façon hâtive dont il resserra les lacets de sa chaussure – à moins que ce ne fût sa chaussure qui ne reconnaissait pas l’empressement de ses doigts, choisissant alors une façon inhabituelle de se laisser lacer. Il se dit qu’il n’était peut-être plus que ça : un homme pressé qui ressentait de plein fouet les frôlements du temps. Il plissa les yeux et ricana bêtement, Je suis parti ! Je suis vraiment parti ! Une à une, des pressions se libéraient à l’intérieur de son corps, des relâchements aux puissances animales qui lui donnaient le sentiment de perdre une part de son humanité. Ses intentions lui semblaient tout à coup moins fermes, le bien-fondé de sa retraite presque douteux. Coupé des siens – ses sœurs et ses parents –, de ses hectares et de son cheptel, il se sentait l’âme pauvre. Sans doute était-ce le prix à payer pour abroger le traitement douloureux que lui avaient imposé son appartenance à la société des hommes et l’obstination qu’il avait déployée à y tenir son rang.
Il supposait que sur ses lèvres, désormais, aucune parole audible ne ferait plus jamais sens. Il lui faudrait alors s’habituer à l’agitation muette de son crâne. Tout ne serait plus que remous de cervelle, craquements d’os, pulsations et nerfs qui se tendent. Voilà ce à quoi il se préparait, au silence extérieur et au grand remaniement intérieur. Car aussi longtemps que durerait sa fuite, il serait confronté à la seule compagnie de l’individu qu’il était devenu : un être qui devait soigner ses blessures et tempérer sa colère avant de retourner calmement au front de la bataille. Lorsqu’il serait parvenu à cet apaisement, il finirait par réguler les accès de confusion qui lui ébranlaient le thorax. Il finirait par triompher du bannissement, de la solitude et du carillonnement de son cœur. Il pourrait chaque soir s’endormir sur le dos, comme un homme.
La veille, au volant de la petite Volvo, il avait facilement semé ses poursuivants. Dès les premiers kilomètres, peu de temps après avoir quitté les Combettes, il s’était écarté de la nationale pour emprunter les routes communales. Il avait roulé une vingtaine de minutes puis il s’était engagé sur les pistes forestières, persuadé que nul ne s’aventurerait sur ces voies peu carrossables qui se ressemblaient toutes. Il avait caché la voiture derrière le fortin formé de l’écroulement d’une ancienne maison de garde forestier, avait retiré la batterie de son téléphone pour ne pas être localisé, et il s’était enfoncé dans les bois. À ce moment-là, les ombres bleu marine qui l’avaient pris en chasse étaient déjà à la traîne. Peut-être avaient-elles d’ailleurs fait demi-tour, lasses de cette course-poursuite, laissant ainsi filer une si belle prise : un type à la carrure impressionnante, large et haute, avec, sur le cou puissant, un visage au regard pierreux. Et sur la bouche, les mots insensés qu’il avait jetés à la figure des ombres, Les bêtes sont le Christ. Une phrase comme une glaire qui avait maculé les uniformes, les écussons et les fourreaux.
Les bêtes sont le Christ.
Voilà ce qu’il avait craché, Jacques Bonhomme, avant de fuir, avant d’entrer dans la nuit qui ne finirait plus. De toute évidence, les paroles d’un fou. Un illuminé qu’on ne ramènerait sans doute pas à la raison mais qu’on reconduirait sur le droit chemin, celui de l’ordre et de l’asservissement.
En attendant, il courait toujours.
Il ne s’était arrêté que quelques heures au plus noir de la nuit, ni vraiment fatigué ni vraiment assoiffé, seulement fourbu par l’incrédulité qui engourdissait ses membres. Il s’était agenouillé sur les herbes, les muscles et l’esprit figés dans cette réalité inconcevable : la ferme des Combettes existait encore mais il n’en était plus. Comment en était-il arrivé là ? De quoi s’était-il vraiment rendu coupable ? Pourquoi s’était-il mué en une bête traquée, contrainte à se réfugier dans les bois ? Et avant ça, pourquoi était-il devenu un paysan acculé, condamné à se voir soustraire son troupeau ? Car Jacques Bonhomme avait eu un cheptel et des terres. Il avait eu un endroit où, chaque aurore et chaque crépuscule, il se sentait chez lui au point de se confondre avec le jour, avec la nuit. Qu’avait-il esquivé qu’il ne fût capable d’affronter ? Qui avait-il réellement fui ? Les fonctionnaires d’État, les ombres bleu marine, les blouses blanches auxquelles on avait voulu le livrer en prétextant qu’il avait perdu la raison ?
Quelle blague ! pensa-t-il.

Il regarda le jour se lever, la rampe festonnée des premiers rayons de soleil qui grimpaient sur les frênes et jetaient aux écorces des éclats de bronze – on aurait dit les dos polis d’une armée de statues lancée à l’assaut des feuillages.
Il regarda ses bras si longs, si forts.
Il n’avait plus de bétail à choyer, plus de mamelles à couvrir de baume, plus de pissat à remuer. Il venait d’avoir trente-six ans et, pour la première fois, ses membres supérieurs étaient tant inutiles qu’il lui semblait les sentir se détacher de son tronc. L’un après l’autre, il les toucha. Il s’étonna de les trouver là, à leur place, disposés aux tractions et aux mouvements, doués d’une énergie qui ne demandait qu’à se déployer. Puis il resta à nouveau immobile. Longtemps. Regardant le jour se lever. Regardant ses bras inutiles. Il demeura ainsi, le dos rond, les épaules avachies, légèrement penché vers l’avant, hermétique à la ferveur qui montait des forêts car rien ne coulait en lui, ni la sève des arbres ni le piaillement des oiseaux, rien que cette pensée neuve et obsédante : il était parti, il avait quitté la ferme des Combettes.
Là-bas, au domaine, c’était pourtant le foisonnement éclatant du printemps. Semaine après se¬¬maine, le vert des prairies s’était intensifié, le troupeau s’étoffait des dernières mises bas, les veaux tout juste ex¬¬traits des ventres batifolaient sur leurs pattes encore frêles, titubant de maladresse et de l’orgie des tétées. Lorsqu’ils se couchaient en cercle dans les prés, ils ressemblaient à une brassée de gros champignons que la rosée irradiait. Dès le lever du jour, les passereaux agitaient les buissons, envahissaient les haies. Les milans, les buses, les crécerelles brassaient le ciel. Les retardataires répétaient la grande cérémonie des parades, les ailes chatoyaient d’ocre, de rouge vif, de gris argenté, les plumes se hérissaient sur les têtes bariolées, cous tendus comme des arcs. Ça sifflait, ça roucoulait, ça caquetait, ça jacassait, ça pépiait et tout ce tintamarre, toute cette symphonie nuptiale roulait dans l’air pur comme un immense tambour ardent.
Là-bas, aux Combettes, il pouvait voir, entendre, sentir. Il pouvait se mouvoir dans un monde qui était sien, calibré à sa mesure, un temps et un espace où chaque geste faisait sens, contribuait à l’ensemencement aux récoltes aux naissances, se calquait sur l’enchaînement réglé des saisons. Là-bas, il pouvait tout reconnaître sans rien avoir à nommer. Mais ici, au fond des bois, alors qu’il n’était pas à plus de vingt kilomètres de la ferme, il lui fallait un temps infini pour identifier la moindre végétation, le moindre vol par-dessus les cimes. Il devait activer son cortex avec obstination et, après que la chose avait longuement cheminé dans son esprit, il pouvait enfin la nommer puis se la figurer avec certitude. Les frênes avaient cessé d’être intuitivement des frênes, les bondrées avaient cessé d’être intuitivement des bondrées. Comme il avait lui-même cessé d’être intuitivement Jacques Bonhomme.
Il étira son dos, fit jouer une à une ses articulations. D’une profonde inspiration, il absorba une longue goulée d’air. Il se mit en marche, sans but précis, sans autre objectif que de s’enfoncer un peu plus loin dans les forêts. Une fois droit, planté à la verticale, porté par ses jambes solides, il paraissait plus imposant encore. Ses épaules se balançaient dans un va-et-vient régulier qui réglait l’amplitude de ses pas. Les hanches s’accordaient au mouvement, souples, assez volontaires pour entraîner l’engagement du bassin lorsqu’il s’agissait de contourner les souches des arbres déracinés. Il pénétra dans une parcelle éclaircie par les coupes de bois et, soudain, tout le haut du corps échancra le ciel. Au fur et à mesure de son avancée, sa bouche buvait les nuages comme un animal s’abreuve à une cascade. »

Extrait
« Il était parti. Il avait quitté la ferme des Combettes. Il s’était affranchi des abrutissements générés par des années d’espérance plus ou moins passive, se sevrant sans préavis des promesses de jours meilleurs administrées comme des sédatifs. Il avait dit non. Il avait refusé de se laisser à nouveau endormir par le refrain habituel: les allègements de cotisations, les crédits d’impôts, les aides aux calamités, les primes à l’hectare, les subventions à l’investissement, à la formation, à l’exportation. Il s’était détourné d’un système où il ne trouvait plus sa place — ni lui ni tous ceux animés du seul attachement à la terre et aux bêtes. »

À propos de l’auteur
ROYER_Corinne_©Francois_GiraudCorinne Royer © Photo François Giraud

Née en 1967, Corinne Royer vit entre les hauts plateaux du Parc naturel régional du Pilat, près de Saint-Étienne, et l’Uzège. Après avoir dirigé une agence de communication et réalisé des documentaires dans les domaines de l’humanitaire et de l’environnement, elle se consacre à l’écriture. Pleine terre est son cinquième roman après M comme Mohican (Héloïse d’Ormesson, 2009), La Vie contrariée de Louise (Héloïse d’Ormesson, 2012, prix Terre de France / La Montagne ; Babel n° 1589), Et leurs baisers au loin les suivent (Actes Sud, 2016) et Ce qui nous revient (Actes Sud, 2019 ; Babel n° 1770). (Source: Éditions Actes Sud)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#pleineterre #CorinneRoyer #editionsactessud #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2021 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #coupdecoeur #agriculture #rentreelitteraire #rentree2021 #RL2021 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Mohican

FOTTORINO_mohican  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En deux mots
Son Médecin vient d’annoncer à Brun qu’il est atteint d’une leucémie, vraisemblablement causée par les produits chimiques qu’il épandait sur son domaine agricole. Avant de mourir et de céder son domaine à son fils Mo, il accepte l’installation d’éoliennes sur ses terres. Un nouveau sujet de discorde entre le père et le fils, adepte d’une agriculture plus raisonnée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Que faire pour le bonheur des champs»

En suivant une famille de paysans jurassiens, Éric Fottorino raconte les mutations de l’agriculture française depuis les années cinquante. Un roman qui fait suite à J’ai vu la fin des paysans, récit-reportage publié en 2015 avec Raymond Depardon.

Brun Danthôme a 76 ans. Il aura passé toute sa vie dans sa ferme du Jura. «Il n’avait de rapport au monde qu’à travers ses terres, minces terres caillouteuses des hauteurs, fortes terres argileuses de la plaine. Sa raison de vivre était tout enfouie dans ces étendues fécondées qui portaient l’épi comme un destin vertical. Plus il se penchait sur ses sillons, plus il se sentait grand, utile, et somme toute heureux. (…) Labourer, semer, récolter, et recommencer, respirer le grand air, c’était sa vie, il n’en connaissait pas de meilleure.»
Seulement voilà, Brun vient d’apprendre de la bouche de son médecin qu’il était condamné, qu’une leucémie allait l’emporter, sans doute victime des produits chimiques qu’il épandait depuis des années, lui l’«apôtre de l’agriculture». Il va pouvoir rejoindre tous les morts de la famille, à commencer par son épouse Suzanne, morte très jeune après avoir toutefois «eu le temps de lui transmettre ce qu’elle aimait, ce qu’elle était, même si le temps fut trop court comme le sont toutes les vies quand on brûle de la passion de vivre.» Il laissera son domaine à son fils Maurice, dit Mo, qui a choisi pour sa part une autre agriculture. Une agriculture qu’il ne comprend pas, une agriculture qui ne se donne «plus la peine de remuer la terre, de casser les mottes, de déchaumer. C’était les nouvelles idées écologiques. Du travail de sagouin. Il en avait mal au ventre.»
Alors, peut-être plus par provocation que par conviction, il va accepter l’offre qui lui est faite d’installer des éoliennes sur son domaine. Mo n’aura qu’à se débrouiller avec cette énergie verte et encaisser la somme rondelette qui lui est promise, même si bientôt plus personne ne reconnaitra les Soulaillans: «Mon père ne veut pas se l’avouer, pense Mo, mais nous sommes déjà morts, et lui un peu plus que les autres. Les éoliennes, c’est la dernière arme qu’ils ont trouvés pour nous éliminer, nous les paysans. Quand le béton aura éventré nos terres, quand nos paysages seront devenus des usines en mouvement, nous aurons disparu à jamais.»
On l’aura compris, cette histoire de succession permet à Éric Fottorino de retracer l’histoire de nos campagnes. De ces paysans qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et à l’aide du plan Marshall, ont cru à leur mission de nourrir la planète et de produire toujours plus, quitte à utiliser des tonnes de produits chimiques, fongicides, herbicides, insecticides et autres pesticides. De ces paysans qui vont voir au fil des ans leurs revenus se réduire comme peau de chagrin et les politiques agricoles successives leur enjoindre de changer de modèle, de produire moins mais mieux, de faire plus écolo. De se transformer en producteurs d’énergie soi-disant verte.
Construit en quatre parties, déluge, désert, destruction et délivrance, le roman dresse un constat sans concession de la vie dans les campagnes. Un sujet que le romancier et directeur de presse connaît fort bien, puisqu’il a commencé sa carrière de journaliste comme spécialiste des matières premières et publié un essai remarqué en 1988 intitulé Le Festin de la Terre. Mais c’est après avoir parcouru la France avec le photographe Raymond Depardon en 2015 que l’idée du roman a germé. Pour présenter J’ai vu la fin des paysans, Éric Fottorino rappelle que l’agriculture fut la première grande rubrique qu’on lui confia au Monde au milieu des années 1980. «J’y ai appris la France vue du sol, avec ses traditions et ses élans de modernité, ses gestes ancestraux et ses révolutions silencieuses, ses bouleversements profonds alliant l’exode rural à une productivité si performante qu’elle fit craindre pour l’environnement.»
Après Nature humaine de Serge Joncour, couronné l’an passé par le Prix Femina, le sujet a trouvé en cette rentrée littéraire deux autres beaux ambassadeurs, Corinne Royer avec Pleine terre et Matthieu Falcone qui publie
Campagne. Tous donnent raison à Gogol, qui proclamait dans Les âmes mortes qu’«il est démontré par l’expérience des siècles que, dans la condition d’agriculteur, l’homme conserve une âme plus simple, plus pure, plus belle et plus noble.»

Mohican
Éric Fottorino
Éditions Gallimard
Roman
288 p., 19,50 €
EAN 9782072941740
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Jura, autour d’un domaine baptisé Les Soulaillans, situé entre Dole et Lons-le-Saunier.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Brun va mourir. Il laissera bientôt ses terres à son fils Mo. Mais avant de disparaître, pour éviter la faillite et gommer son image de pollueur, il décide de couvrir ses champs de gigantesques éoliennes. Mo, lui, aime la lenteur des jours, la quiétude des herbages, les horizons préservés. Quand le chantier démarre, un déluge de ferraille et de béton s’abat sur sa ferme. Mo ne supporte pas cette invasion qui défigure les paysages et bouleverse les équilibres entre les hommes, les bêtes et la nature. Dans un Jura rude et majestueux se noue le destin d’une longue lignée de paysans. Aux illusions de la modernité, Mo oppose sa quête d’enracinement. Et l’espoir d’un avenir à visage humain.
Avec Mohican, Éric Fottorino mobilise toute la puissance du roman pour brosser le tableau d’un monde qui ne veut pas mourir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RTS (Jean-Marie Félix – entretien avec l’auteur)
Réussir.fr (Nathalie Marchand – entretien avec l’auteur)
Le Populaire (Le livre de la semaine – Muriel Mingau)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Paris dépêches (Pascal Hébert)

Les premières pages du livre
« Déluge
1
Brun sortit une gauloise de son paquet fripé. Il la laissa pendre à ses lèvres et oublia de l’allumer. Il resta un instant hébété à contempler la place du foirail. Les jours sans marché, le bourg était mort. Comme lui bientôt, pensa-t-il. La voix du docteur Caussimon résonnait dans ses oreilles.
— Brun Danthôme, s’était-il écrié en martelant son nom. Pourquoi t’es pas venu me voir avant ?
— Avec les moissons, les foins, les champs à racler pour les semis, j’ai pas eu une minute, s’était défendu Brun.
— T’aurais dû !
La voix colère du médecin trahissait son inquiétude. Maintenant c’était trop tard. Sauf miracle. Brun avait bien ressenti des coups de fatigue à la fin de l’été. Mais il n’était pas homme à s’écouter. Il s’était dit qu’une vieille carne comme lui devait se donner des coups de pied au derrière pour avancer. À soixante-seize ans, il gardait le feu sacré. Une vie de peine sans se lamenter jamais. De quoi se serait-il plaint, puisqu’il tirait sa pitance de la terre chaque jour que Dieu lui donnait, même s’il n’y croyait guère, au grand ordonnateur du ciel. Un soir pourtant, au retour des champs, le paysan s’était trouvé mal. Son fils Mo l’avait aperçu qui titubait sur le chemin de la maison. Il l’avait soutenu jusqu’à la cuisine, soupçonnant Brun d’avoir forcé sur la bouteille. Mais non, son haleine ne sentait rien que l’anis d’un grain coincé entre ses dents. Il avait grogné que la tête lui tournait. Mo l’avait aidé à se coucher sur son lit et le lendemain il s’était levé à quatre heures pour les bêtes, comme d’habitude. Il y avait eu d’autres signes encore, des migraines, des vomissements, le cœur qui s’emballait sans raison certains soirs, une sensation d’abattement, mais jamais assez pour pousser Brun dans la salle d’attente de son ami Caussimon qu’il fournissait en volailles et en lait depuis des lustres. Deux semaines plus tôt, l’alerte avait été plus sérieuse. Le paysan était parti dans une toux terrible qui avait manqué de l’étouffer. Il s’était dirigé à grand-peine jusqu’à l’évier, et là une gerbe de sang avait jailli de sa gorge. Devant cette coulée rouge sur l’émail immaculé, Brun avait eu un mouvement de recul mais sans la moindre peur. La mort, il l’avait souvent croisée sous le sabot d’un taureau, méchant comme tous les taureaux. Ou sous les roues d’un tracteur.
C’était autre chose, ce spectacle. L’annonce d’un danger qui dépassait sa modeste personne pour viser l’humanité tout entière dont il n’était qu’un pion ridicule. Ce n’est pas le moment de calancher, avait pensé Brun, saisi par ce tableau expressionniste qui s’effaçait dans l’évier en longues arabesques grenat sous le jet crépitant du robinet. Il se donnait encore une paire d’années avant de laisser les Soulaillans à Mo. Presque cinquante hectares de champs, de prairies de fauche et de vignes, ça faisait parler dans ce Jura morcelé, même si la terre était ingrate et caillouteuse, et toujours plus basse avec le temps.
La combe des Soulaillans, c’était aussi des vergers, des pâtures et des bois, une sombre armée de sapins, des taillis et des flancs de coteaux ouverts à tous les vents d’un coup de hache, un bouquet de mirabelliers, des rangées de merisiers, un potager généreux pour ne jamais voir tomber dans les assiettes un triste légume d’artifice. Sans oublier le bâti avec le moulin à meule de pierre, de profonds hangars, le pressoir et le cuvier à vendanges. Et surtout le logis massif couvert de tuiles d’épicéa et d’épais bardeaux descendant bas sur les façades. Il fallait ça pour contrer la bise de Sibérie ou les bourrasques tourbillonnantes de la traverse enflée de pluies océaniques. C’était le logis ancestral des Danthôme protégé par son large toit faiblement incliné qui supportait le poids de la neige six mois l’an. Et que perçait son tuyé noir en chapeau pointu – on disait le « tué » –, la vaste cheminée cathédrale au cœur du foyer où Brun fumait ses saucisses et ses viandes s’il n’envoyait pas y brûler des branches poivrées de genévrier qui ressuscitaient les grandes flambées de son enfance. Quant aux granges et à l’écurie, on les avait directement reliées à l’habitation, une ruse contre le général Hiver et ses furies glacées.
À l’inventaire figuraient encore les chais, l’ancienne briqueterie au bord de l’eau, un chevelu de rus et de ruisseaux, un bout de rivière transparente où Brun plongeait un fil le dimanche – brochet au coup du matin, truite au coup du soir. Et les animaux qui faisaient le capital sur pattes de la propriété. Les six laitières, les chevaux de trait, l’âne de Jérusalem, une basse-cour piaillante, coq, poules et oies, deux braves chiens qui valaient bien un vacher. Les Soulaillans c’était une manière de vivre, au pied des montagnes en pente douce et de leurs croupes gentiment galbées, dans un lacis de vallées et de plateaux empilés qui finissaient par aller chercher le ciel sans y penser.

Un mois plus tôt, le docteur Caussimon avait longuement ausculté Brun. Il n’avait rien trouvé d’autre qu’un début de vieillerie mais il avait insisté pour que le paysan fasse des analyses. Les résultats venaient de tomber. Brun ne bougeait pas, essayant de desserrer l’étau qui comprimait sa poitrine. « Leucémie », venait de lui asséner Caussimon. Brun avait encaissé. Où avait-il attrapé cette vacherie ? Le médecin avait haussé les épaules. « Va savoir. Les analyses disent que tu es malade. Elles ne disent pas pourquoi. » C’est seulement après que Brun avait demandé s’il était foutu. Son ami avait baissé la tête sans répondre. Il remplissait une ordonnance tout en appelant un confrère à l’hôpital de région, à quatre-vingts kilomètres de là. Quand il eut raccroché, il lui avait obtenu un rendez-vous pour le milieu de semaine.
— Je ne suis pas un spécialiste, avait fini par articuler le docteur. Je crois que tous ces produits que tu balances sur tes terres ont fini par te jouer un sale tour. On a connu plusieurs cas ces derniers mois. Des gars comme toi qui envoient de la chimie bras nus depuis qu’ils ont quatorze ans, sans combinaison ni rien, avec des gants déchirés ou pas de gants du tout, et des masques comme des passoires quand ils en mettent. À la longue, ça peut faire des dégâts. Certains sont touchés à la vessie, d’autres à la prostate, aux bronches ou au cerveau. Toi c’est le sang.
Brun s’était levé. Le docteur Caussimon lui avait glissé qu’il l’aiderait pour que sa leucémie soit reconnue par la Sécurité sociale comme une maladie professionnelle. Brun avait remercié, l’œil vague, absent à lui-même.
Il marcha quelques pas jusqu’à sa camionnette qu’il avait garée devant la quincaillerie. Un jour normal il aurait poussé la porte pour embrasser la Jabine derrière son comptoir. Ils auraient parlé de tout et de rien, du travail des champs, du ciel un peu trop bleu, du manque de pluie, du mariage de sa nièce avec un jeune de la ville, l’avis était punaisé près de la caisse pour un vin d’honneur à la mairie – tu viendras j’espère ? Elle lui aurait montré ses articles en réclame, ses nouvelles séries d’outils, des cruciformes inusables, et ses bobines de ficelle agricole en sisal. Cette fois il s’engouffra dans sa camionnette sans un égard pour la vitrine. Une pensée le harcelait. Depuis toujours ses bidons de chimie servaient à éliminer les parasites. Le parasite, à présent, c’était lui.
2
Sitôt rentré aux Soulaillans, Brun planqua ses médicaments dans sa chambre. Il ne voulait pas que Mo sache. Son fils était occupé à l’étable avec le vétérinaire. Une vache était prête à vêler. Une affaire de deux ou trois jours pas plus vu sa température qui montait. Ça ferait un joli veau pour l’automne qui roussissait déjà la campagne. Il s’assit sur une chaise de la cuisine et se mit à parler tout seul. Pas exactement tout seul car ses mots étaient pour sa femme Suzanne, l’âme de la ferme qu’un cancer du sein avait emportée quinze ans plus tôt, une veille de Pâques. Maintenant c’était son tour. Il ne s’apitoyait guère sur son sort. Ce n’était pas le genre de la maison. Hommes et bêtes étaient logés à la même enseigne, chez les Danthôme. Il parlait à voix basse, comme on se confesse. C’est la dernière chose qu’il aurait pensé faire, se confesser. Pour le bon Dieu, il fallait s’adresser à Suzanne, et Suzanne avait quitté la terre pour le ciel, c’était aussi simple que ça. Un aller sans retour. Brun essayait de comprendre ce qui lui arrivait. Ses gros doigts serrant les papiers du labo, il se cognait à l’énigme des chiffres. Il était plus à l’aise pour calculer ses rendements à l’hectare ou les quantités d’azote à épandre dans ses champs. C’était bien le problème, avait dit le docteur Caussimon. Il en avait déversé des engrais, des herbicides, des insecticides, des fongicides, il pouvait en réciter la litanie, depuis le temps. Le Lasso, le Gaucho, le Nettoyeur, Terminator et tant d’autres. Ceux avec du benzène, ceux avec de l’alachlore, de l’endosulfan, de l’atrazine. Sans doute qu’au début il avait eu la main lourde. Il fallait bien sauver les récoltes, surtout les années sèches ou inondées. Son père avait redouté sa vie entière les caprices du ciel. Brun avait hérité de ses terres et de ses tourments. Trop d’eau, pas assez d’eau, trop froid, trop chaud, trop humide, trop sec, c’était le cycle infernal de leur usine sans toit. Brun puisait dans les bidons, il respirait à plein nez l’odeur âcre des produits, avec leur tête de mort sur l’étiquette et les modes d’emploi illisibles tellement ils étaient écrits petit dans un charabia à décourager un titulaire du certificat d’études. Sans parler de sa maigre vigne qu’il défendait à coups de sulfateuse. Si la crainte lui restait dans la gorge de voir son grain et son raisin perdus, d’entendre les boulets de grêle hacher menu ses récoltes et mitrailler ses fruits, Brun s’endormait le soir avec un Témesta. De la chimie pour ses plantes, de la chimie pour ses angoisses, et les vaches étaient bien gardées. Il se demanda tout à coup si la maladie de Suzanne n’était pas venue de là, elle aussi, sournoisement, à bas bruit, sans montrer sa gueule.
C’était un sujet de friction avec son fils, la chimie. Une guerre de religion. Brun y croyait, Mo n’y croyait pas. Il refusait même d’en entendre parler. Le respect qu’il avait pour son père vacillait quand ils s’écharpaient sur la question des traitements. Au point qu’ils préféraient ne plus en parler.
Mo était un gaillard de trente-six ans. Nourri d’écologie autant que d’agronomie, sensible aux paysages, aux cours d’eau et à la faune sauvage – un hiver il avait sauvé un jeune lynx pris dans un piège à loup –, bercé de poésie du vivant de sa mère, il voyait d’abord le beau là où Brun voyait le rendement et l’argent pour rembourser les crédits. Mais en cas de contrariété, des éclairs inquiétants passaient dans le regard bleu du fils, s’il ne le noyait pas dans la fumée de l’herbe qu’il cultivait à l’abri des collines, derrière ses plants de tomates et de paprika, sur les éminences de la propriété que Brun lui avait cédées trois ans plus tôt. Sans papier ni notaire. Une phrase avait suffi, claquant comme un ordre : « Tu prendras les terres du haut. » Là il cultivait ce qu’il voulait comme bon lui semblait, mais pas dans les Grands Champs, le grenier à blé des Soulaillans que Brun surveillait comme un coffre-fort. C’est vrai qu’il pouvait faire peur, Mo, avec sa haute taille et ses larges épaules, son visage anguleux, ses cernes par trop accusés que balayaient ses longues mèches blondes.
Question pratiques agricoles, les deux hommes restaient sur leurs positions. Brun opposait le progrès aux ravageurs. Mo tenait ces poudres et ces liquides verdâtres pour des poisons. Ils avaient raison tous les deux. Mais le fils avait un peu plus raison que son père. C’est ce que le docteur Caussimon venait de révéler à Brun.
3
D’après Mo, tout avait commencé trois mois plus tôt, cette nuit de juillet où leur vieux cheval s’était empalé sur les grosses dents du tracteur. Plus exactement, c’est la fin qui avait commencé. Le début de la fin. La veille, il avait fixé les piques d’acier à l’avant de l’engin pour hisser les bottes de paille. Aux Soulaillans, le jeune paysan avait travaillé dur avant l’arrivée de l’orage. Brun avait disparu, Mo ignorait où. De la maladie de son père, il ne savait rien. S’il s’inquiétait, c’était du nœud coulant de la dette, du lait et du blé qui ne valaient plus la sueur pour les produire, de la faillite qui menaçait. Mais à ce moment précis, il redoutait surtout le ciel à front noir et crépitant d’éclairs prêt à lâcher ses trombes d’eau. Mo avait quasiment fini les moissons des Grands Champs et des parcelles bordant la cascade, pas commodes à cause de la pente. Une ou deux fois la machine avait failli verser. Il n’aurait pas été le premier à passer sous une moissonneuse. Il avait coupé son blé jusqu’à la nuit, dans le halo des phares qui soulevait une boule de poussière translucide. Restait les pièces les plus faciles, le long de la route qui menait au bourg. Il remit au lendemain, c’est-à-dire à l’après-midi, car il était déjà trois heures du matin quand il rentra se coucher.

Le souvenir l’obsède. Une sueur glacée, la lame d’un couteau entre ses omoplates. Cette nuit-là, Mo est tombé tout habillé sur son lit de noyer, le lit où il est né, comme son père et son grand-père, comme tous les Danthôme. Des durs au mal et des taiseux, avec leurs mains épaisses et le cœur durci au froid des hivers sans repos. Mo a sombré sans demander son reste. C’est une plainte effroyable qui l’a tiré du sommeil. Encore hébété il a poussé les volets avec ses poings. Des éclairs projetaient une lumière crue de magnésium. Le tonnerre grondait, chaque fois plus proche. Les chiens aboyaient mais il ne s’agissait pas des chiens. Le spectacle lui parut confus avant qu’il ne se réveille pour de bon. Alors Mo eut l’impression d’un combat de titans entre un stégosaure et son cheval qui dans un hennissement du diable tentait de s’extraire des pales plantées dans sa chair.
Sur ses vieux jours, Perceval s’était mis à craindre la foudre. Dans cette nuit électrique il avait brisé sa corde et défoncé la porte de l’étable d’un coup d’épaule. Il se serait enfui si le tracteur aux dents dressées ne l’avait stoppé en pleine course. Brun était déjà près de lui et tentait de libérer ses antérieurs. Mais le comtois se cabrait avec une telle force, décuplée par la douleur, que même avec l’aide de Mo accouru en catastrophe, le vieil homme n’arrivait à rien. Les naseaux écumants, ses cils en brosse ombrant sa pupille noire, Perceval se débattait. Pas une bride, pas une courroie de selle pour l’attraper. Soudain il cessa de hennir. Une plainte inconnue emplit l’air déjà chargé de foudre et de sang, de l’odeur de brûlé des sabots frénétiquement frottés contre le pavé de la cour. La plainte entra dans les oreilles des Danthôme et plongea tout au fond de leur âme. Perceval pleurait. Il mourait en pleurant. Jamais Mo n’oublierait ses pleurs déchirants. Avec son père ils l’avaient retiré doucement des crocs du tracteur. Aussitôt, des geysers de sang noir avaient giclé du poitrail. Un frisson avait parcouru son échine. Puis il s’était effondré, ses gros yeux révulsés, manquant d’écraser dans sa chute le père et le fils.

Sur le coup, Mo a hurlé. Des gens des alentours affirment avoir entendu ses cris désespérés, bien que les premières maisons du village soient éloignées d’un bon kilomètre. Perceval, c’était le cadeau de son entrée au lycée agricole, l’année de ses seize ans. Saison après saison, il avait tiré les charrues et les semoirs, porté sur son dos ou promené en carriole les gamins de la famille, les cousins, les copains, ses petits flirts aussi, qu’il invitait aux Soulaillans. En répétant le nom de son cheval, Mo s’est rappelé les mots de sa mère, qui plaçait la grammaire au-dessus du travail des champs. « Un cheval, des chevaux. Mais Perceval est unique, comme toi, comme chacun de nous. On dit un Perceval, jamais des Percevaux. » Mo n’a pas oublié la règle maternelle. Et il se demande à présent si Perceval le transpercé ne portait pas la mort dans son nom.

Au moment de sa retraite, à dix-huit ans sonnés, ils lui avaient évité l’abattoir. Qui aurait eu l’idée d’abattre un frère, un ami, un ange ? L’animal avait reçu un pré herbu comme un seigneur son fief. Un joli pré à flanc de colline, qu’il broutait à longueur de journée. Les pâquerettes, les pissenlits, les fleurs de carotte avec leur délicate broderie, les orties, les boutons-d’or, les feuilles d’arbousier, les baies sauvages qu’il mâchait débonnaire, le museau plongé dans la végétation, tout lui faisait ventre. Le soir il n’avait besoin de personne pour regagner l’étable. Un cheval sait toujours la route du retour.

Avant d’être réveillé en sursaut par les gémissements de Perceval, le jeune homme cauchemardait. Des visions qui le traquaient jusqu’au fond de son lit même quand il frôlait l’épuisement, avec la figure du banquier, du conseiller agricole, d’une jolie fille qui ne voulait jamais de lui à cause de la terre à ses souliers et des études qu’il n’avait pas poussées assez loin. « Ce sera la dernière récolte. » Le paysan s’était redressé sur son lit avec ces mots sur les lèvres. Les hennissements de Perceval étaient venus conforter ce présage. Parfois le cheval semblait à Mo un protecteur plus sûr que son père, surtout ces derniers temps où Brun perdait de sa superbe.

Le père et le fils demandèrent une dérogation aux services vétérinaires pour enterrer Perceval derrière le potager, là où son fumier faisait le lit d’énormes potirons. Le lendemain du drame, sous le soleil revenu, sous l’immensité bleue que pas un nuage ne venait ternir, Mo creusa un trou de géant et ce fut fini. « Quand je dis que c’était fini, c’est vraiment que tout était fini », insisterait-il bien plus tard, devant le tribunal.
4
Dès sa prime enfance, le patriarche des Soulaillans avait succombé aux sirènes de la modernité. Dans la mémoire de Brun pétaradaient encore les « P’tits Gris » du plan Marshall, ces tracteurs de poche que les Américains avaient offerts aux paysans pour sortir les campagnes du marasme et nourrir la France. Le leur s’appelait Little Boy. Léonce, le père Danthôme, avait fait une grande fête à la ferme lorsqu’il l’avait reçu flambant neuf, avec son capot robuste et sa selle en poêle à frire, le chiffre de l’année 1947 gravé sur la calandre. Gamin il avait passé ses journées derrière une paire de bœufs attelés à labourer les champs du matin au soir, une tartine de pain frotté d’ail en guise de manger. Et voilà que d’un coup de baguette magique, les chevaux-vapeur vrombissants se jouaient des terres biscornues des Soulaillans.
Nul n’avait réalisé que Little Boy était le nom donné à la bombe atomique lâchée sur Hiroshima par les mêmes Américains. Ce petit tracteur sorti des chaînes Ford et des grandes plaines de l’Oncle Sam était une arme tout ce qu’il y avait de pacifique, sauf contre Staline et son communisme agraire. Little Boy éradiquait la faim là où il passait avec ses roues cerclées de métal, ses gros pneus arrière et son moteur quatre cylindres auquel s’ajoutait un système révolutionnaire de levage hydraulique. On enfonçait le pouce dans le bouton-poussoir et hop, les vingt-quatre chevaux démarraient d’un coup. C’était un beau projet, pour les Danthôme, de nourrir la France, depuis leurs terres de piémont qui annonçaient le haut Jura. C’en serait fini pour de bon, des « jours sans » de l’Occupation, des tickets de rationnement et des privations. On parlait même de nourrir le monde, et les images en noir et blanc des enfants moribonds d’Afrique savaient ébranler les consciences paysannes. Il fallait d’urgence produire pour éradiquer les famines sur toute la planète.
Ce discours naïf teinté de bonne conscience faisait mouche aux Soulaillans. Le gasoil coulait à flots, avec sa belle teinte rosé de Provence. On entendait vrombir les moteurs Ferguson, dispensant partout abondance et espérance. Le progrès. On n’avait que ce mot à la bouche. Un progrès venu d’Amérique et pas d’ailleurs, ajoutait Léonce Danthôme. Brun avait grandi dans cette mythologie. Dès l’enfance il avait gobé sans tout comprendre les paroles de son père. Mais la musique était claire, l’ennemi désigné. Staline avait écrasé la faucille sous le marteau. L’ouvrier Stakhanov avait liquidé le paysan, cet ennemi de la Révolution avec son sens petit-bourgeois de la propriété. Le monde libre, lui, allait le réhabiliter. Par son ample geste qui sauvait l’humanité, la Marianne semeuse donnait tout son poids au franc lourd. Brun était né dans cet après-guerre rempli d’optimisme et de foi dans la technologie. Labourage et pâturage seraient à jamais les mamelles de l’Occident. La chimie tuerait les ennemis des cultures comme les Alliés avaient eu raison des Nazis. On n’hésitait pas à forcer le trait.

Chez les Danthôme on eut tôt fait d’adopter les pesticides. La plupart des voisins se montrèrent plus rétifs. Les paysans de la vieille école se méfiaient de ces produits qu’on ne touchait qu’avec des gants, qui brûlaient les yeux et perforaient le porte-monnaie. Leur préférence allait aux savoirs rustiques, aux prédateurs naturels, bourdon et coccinelle, ennemis ancestraux des pucerons et autres pyrales. Ils privilégiaient le mouvement coopératif qui prêchait l’entraide au milieu du chacun pour soi. Brun était sensible à ce discours et savait tendre la main. Surtout pour le lait des petits éleveurs dont il organisait la collecte vers les fruitières à comté, le nom qu’on donnait ici aux fromageries. Mais c’était d’abord un chef. Un meneur qui aimait surprendre et innover pour être le meilleur agriculteur du canton et pourquoi pas du pays. L’esprit de compétition le tenaillait au plus profond, c’était dans ses nerfs et dans son tempérament. Lorsqu’il fut en âge de prendre la ferme en main, les syndicats paysans n’avaient qu’un mot d’ordre : « Quand ton fils a grandi, fais-en ton frère. » C’est ainsi qu’il eut un fils. Et qu’il n’en fit pas son frère.
5
Ce matin-là ça barda une fois de plus entre Mo et Brun. Sitôt bu son café, le vieux paysan était monté seul vers les parcelles du haut. C’était le domaine de Mo mais Brun voulait savoir où en étaient les semis. Quand il lui posait la question, son fils lâchait un soupir agacé. Ne pas labourer une terre entre deux récoltes semblait à Brun le comble de l’hérésie, il n’osait pas dire de la fainéantise. Depuis gamin il avait vu la terre fumer sous le poids de la charrue. Une entaille bien nette et profonde qu’il veillait depuis tout gosse à imprimer au sol. Posté à l’arrière, il empêchait le soc de basculer pendant que son père, badine en main devant les bœufs, s’assurait de la rectitude du sillon. Et voilà maintenant qu’on ne se donnait plus la peine de remuer la terre, de casser les mottes, de déchaumer. C’était les nouvelles idées écologistes. Du travail de sagouin. Il en avait mal au ventre.

Quand Brun se mit en route, plantant son bâton au rythme alenti de son pas, Mo travaillait depuis l’aube autour des noyers. Brun aperçut sa grande silhouette qui s’activait mais il s’arrêta au bord des champs qu’enveloppait encore une écharpe de brume. La terre était une masse sombre et embuée. Brun s’assit sur un banc de pierre et alluma une cigarette. Fumer l’apaisa. Vers neuf heures, un petit soleil maigre ouvrit une trouée dans le brouillard. Brun cligna des yeux. La lumière lui était entrée violemment dans les pupilles. Il aimait cette sensation d’être ébloui. Comme un deuxième réveil. En un regard il découvrit ce qu’il craignait. Le vieux paysan se dressa d’un bond, ragaillardi par le tabac, à moins que ce ne fût la colère. Devant la silhouette du fils qui s’approchait, il cria :
— C’est quoi ces repousses partout ?
Mo ne broncha pas. Son souffle dessinait dans l’air de petits nuages transparents.
— Ton champ est sale ! Il est sale ! répéta Brun en haussant la voix.
Ça y est. Il l’avait dit. Il l’avait crachée, sa rancœur devant un monde qu’il ne comprenait plus. Il ne connaissait pas plus grande injure pour un cultivateur. Pourtant Mo continuait sa besogne sans réagir. Désormais, c’était sa parcelle. Il la conduisait à sa guise.
Brun s’excitait de plus belle.
— Tu vas quand même pas semer les orges là-dessus ? Elles vont attraper toutes les maladies avec ces mauvaises herbes en veux-tu en voilà, sans parler des limaces qui vont se régaler. Une dose de fongicide, c’est pas la mer à boire, nom de nom !
— Si, justement. Ces mauvaises herbes, comme tu dis, elles retiennent la terre au lieu que le vent l’emporte je ne sais où. Et quelles maladies ? On aura des orges saines, sois tranquille.
Mo avait parlé sans s’énerver. Il savait que ça ne servait à rien. Combien de fois ils avaient eu ces discussions en fin de repas ou en arpentant les talus des Soulaillans, chacun croyant pouvoir convaincre l’autre. Brun avait beau refaire l’histoire des engrais chimiques, fustiger le salissement des parcelles avec les gourmands, les coquelicots et les bouts d’épis en bataille, Mo rétorquait fumure, coccinelles, couvert végétal. Et si c’était de saison, quand l’été pointait, il ajoutait fleurs des champs, bourrache, dent-de-lion et nigelle bleue de Damas.
— La terre a besoin de repos, fit Mo d’une voix égale.
— Comme si je me reposais, moi ! maugréa le père.
Ce dialogue de sourds durait depuis le retour de Mo à la ferme, après ses années à l’école d’agriculture de Besançon. Quinze ans déjà mais Brun ne voulait rien entendre. Le fils partit prendre un outil à la cabane. Quand Brun le provoquait, il attendait que l’orage passe. Et il passait toujours. Mais ce matin-là Brun n’en démordait pas, comme s’il voulait à tout prix en découdre. Conjurer le verdict du docteur Caussimon.
— Ce qu’il faut pas entendre ! s’énerva-t-il encore en agitant son bâton, tandis que Mo repassait à sa hauteur. C’est honteux, une terre pareille, tu…
Brun s’interrompit brusquement. Les mots restèrent coincés au fond de sa gorge. Un vertige le fit vaciller. Mo était reparti vers son champ mais le silence soudain de Brun le fit se retourner. Il courut à sa hauteur juste à temps pour l’empêcher de tomber. Ses jambes ne le tenaient plus.
— C’est rien ! s’agaça Brun.
Mais il se laissa faire quand Mo souleva le bras paternel sur sa solide épaule et l’emmena jusqu’à la cabane. Il le fit asseoir puis lui versa une tasse de thé chaud de son thermos. Brun grimaça. Il détestait le thé.
— Ça va te requinquer.
Mo dévisageait son père. L’agacement avait cédé à l’inquiétude. La pomme d’Adam de Brun sautait de bas en haut comme un ressort alors qu’il répétait : « C’est rien ! ça va déjà mieux. » Était-ce une impression ? Son cou de lutteur paraissait moins fort, et ses traits plus émaciés qu’à l’habitude.
Brun regarda autour de lui. Cette cabane en planches de sapin, il l’avait construite depuis un bail. Et elle tenait debout. Ce qu’il faisait de ses mains, c’était droit, carré, durable. C’est ce qu’il croyait avant sa visite chez le docteur. Mo lui remplit à nouveau sa tasse. Brun y ajouta un sucre pour chasser l’amertume. Les deux hommes se regardèrent. Brun esquissa un sourire, auquel répondit Mo. Il y avait entre eux la pudeur mêlée de dureté qui depuis toujours tenait à distance le moindre attendrissement. Mo ramena son père d’un coup de tracteur. Ils n’échangèrent plus une parole. Le silence parlait pour eux.
6
Le jour de son rendez-vous à l’hôpital – « la veille de la Toussaint », avait-il fait remarquer à son médecin –, Brun resta à la ferme. Il se leva à l’aube et s’occupa des bêtes sans rien changer à sa routine. Rentré de l’étable sur le coup de sept heures, il se prépara un café noir et coupa une grosse tartine avec son couteau pliant qui ne quittait jamais le fond de sa poche, le manche taillé dans une branche de châtaignier et la lame aussi tranchante qu’un rasoir. Brun l’examina. Sa vue le rassurait. Son couteau ne l’avait jamais trahi, lui, qui coupait une pomme en deux d’une simple pression de la main. Il remonta dans sa chambre avaler son médicament et s’abandonna dans son fauteuil. Il évita de s’allonger, de peur de s’endormir – de mourir, qui sait ? Il lui fallait au contraire rester éveillé pour comprendre. Une question l’obsédait : qu’avait-il fait de mal ?
Cette épreuve, il n’en démordait pas, était une sanction personnelle. Un jugement à charge. Il y avait tellement cru, à son métier de paysan. Ce n’était d’ailleurs pas un métier. C’était bien plus que ça. Une façon de vivre sans autre maître que la course des saisons. Il fallait travailler, et ceux qui voulaient faire de lui un gentil paysagiste trouvaient à qui parler. Un jardinier de la nature, un tondeur de gazon, et puis quoi encore ? Comme il les avait envoyés valser, les élus du village, quand ils l’avaient prié d’entretenir la portion du GR qui parcourait ses terres. Il n’en avait rien à faire, de leurs promenades sac au dos. Si tout le monde se baladait, qui allait labourer ?
C’était sa seule religion, le travail. Avant de cultiver la terre, l’homme ne travaillait pas. Il chassait, il cueillait, il allait et venait au hasard de sa condition d’errant. Le travail était né là, dans ces sillons de guingois que les premiers hommes avaient tracés tant bien que mal avec des cornes de cerf rougies au feu pour y jeter quelques graines sauvages enveloppées d’une fine pellicule d’argile. Brun le savait. Il l’avait lu dans les pages de la grande encyclopédie reliée pleine peau que Léonce avait achetée par correspondance avant la guerre – le trésor des Soulaillans, avec la reproduction de L’Angélus de Millet au petit point de broderie – et que Brun conservait avec respect derrière la porte vitrée du buffet de la salle à manger, à côté des Sélection du Reader’s Digest et d’une collection complète de la revue Rustica. L’agriculture avait inventé le travail, c’était incontestable. Pour un peu, il aurait même soutenu qu’elle avait inventé la France, dont il continuait de mesurer la grandeur en journées de selle comme aux heures exaltées de la Révolution, vingt-quatre jours en long, dix-sept jours en large. De 1789, il conservait la mémoire vive du calendrier décalqué sur le temps des champs. Il n’était pas rare, même sans goutte de gentiane dans le nez, qu’il déclame en termes fleuris les noms de ventôse, de pluviôse, de floréal ou de germinal.

Extraits
« Il n’avait de rapport au monde qu’à travers ses terres, minces terres caillouteuses des hauteurs, fortes terres argileuses de la plaine.
Sa raison de vivre était tout enfouie dans ces étendues fécondées qui portaient l’épi comme un destin vertical. Plus il se penchait sur ses sillons, plus il se sentait grand, utile, et somme toute heureux. C’était sa vie et le docteur Caussimon répondait leucémie. Brun s’en souvenait bien, des journées à récolter les blés, des soirs de fête près de la batteuse avec les fermiers des collines venus donner la main, une fois le grain à l’abri sous la bâche bleue des ciels d’été si vastes, mais jamais autant que les Soulaillans qui lui semblaient encore plus grands que l’horizon. Labourer, semer, récolter, et recommencer, respirer le grand air, c’était sa vie, il n’en connaissait pas de meilleure.
Qui avait saccagé ce bonheur-là? Brun faisait défiler ses souvenirs mais aucun ne lui disait par quelle traîtrise la maladie s’était immiscée en lui aussi sûrement que les nitrates empoisonnaient les nappes d’eau profonde en aval de ses champs. Tout ce en quoi il avait cru s’effondrait soudain. L’éclat blond des blés, les grains de maïs bien lourds et rebondis, les colzas pimpants, les capitules charnus du tournesol, toute cette beauté n’était donc que le visage trompeur de la mort? » p. 34-35

« Chez nous, songe Brun, on dit que le père peut partir quand le fils s’assoit au bout de la table. Mais avec la maladie, Suzanne est passée avant tout le monde. Mo avait juste vingt ans. C’était déjà un homme fait. Il était long comme une tige poussée en graine, aussi fin que son père était bref et carré. Suzanne a eu le temps de lui transmettre ce qu’elle aimait, ce qu’elle était, même si le temps fut trop court comme le sont toutes les vies quand on brûle de la passion de vivre. Suzanne est partie en paix, avec le sentiment du travail accompli. Son existence a surtout manqué de superflu. Elle n’a pas seulement appris à Mo qu’on dit un cheval, des chevaux. Ou qu’un cheval n’a pas de pattes mais des jambes. Elle lui a laissé le goût du bonheur qu’on trouve dans la contemplation des choses simples qui ne font pas de bruit.
Brun, lui, s’est échiné à produire toujours plus, à vendre plus, à s’agrandir, à s’équiper de matériel plus puissant, plus coûteux. Suzanne lui demandait parfois jusqu’où irait cette course insensée. « On est les soldats de la paix », disait-il le plus sérieusement du monde. Il y croyait. Lui qui bouffait du curé midi et soir, il se vivait en apôtre de l’agriculture. Fondre les chars pour en faire des charrues! Comme il leur cassait les oreilles avec ce slogan qu’il avait pêché Dieu sait où… Le communisme avait inventé l’homme de fer, Brun voulait incarner l’homme de terre avec des racines aux pieds et dans la tête des rêves de prospérité qu’il résumait d’une lapalissade: on ne rêve bien que le ventre plein. » p. 48

« Bientôt plus personne ne reconnaitra le chemin. Mon père ne veut pas se l’avouer, pense Mo, mais nous sommes déjà morts, et lui un peu plus que les autres. Les éoliennes, c’est la dernière arme qu’ils ont trouvés pour nous éliminer, nous les paysans. Quand le béton aura éventré nos terres, quand nos paysages seront devenus des usines en mouvement, nous aurons disparu à jamais. » p. 92

À propos de l’auteur
FOTTORINO-Erci_Joel_SagetÉric Fottorino © Photo Joël Saget

Éric Fottorino est né le 26 août 1960 à Nice. Il débute sa vie professionnelle en 1984 comme pigiste à Libération avant de rejoindre l’équipe fondatrice de La Tribune de l’économie où il explore l’univers des matières premières. Une spécialité encore peu traitée dans la presse française, qu’il développera dans de nombreux journaux économiques, s’attachant à mettre en lumière leur dimension humaine, sociale, géopolitique et mythique. Ce thème lui inspirera son premier essai, Le Festin de la Terre, paru en 1988. Entre-temps, il a rejoint le quotidien Le Monde (1986), d’abord pour suivre les dossiers des matières premières et de la bourse, puis de l’agriculture et de l’Afrique. Chargé des questions de développement, il multiplie les reportages en Afrique, de l’Éthiopie frappée par la famine jusqu’à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Il voyage aussi dans les pays de l’Est après la chute du Mur de Berlin (Russie, Pologne, Hongrie) et sera l’envoyé spécial du Monde dans plusieurs pays d’Amérique latine, Panama, Mexique, Colombie essentiellement. Nommé grand reporter (1995-1997), il effectue des enquêtes scientifiques sur la mémoire de l’eau et l’affaire Benveniste ainsi que sur le fonctionnement du cerveau humain. Il réalise de nombreux portraits, de Mitterrand à Tabarly en passant par Mobutu, Jane Birkin ou Roland Dumas. Au total quelque 2 000 textes parus dans Le Monde, dont une sélection a été publiée en quatre volumes sous le titre Carte de presse («En Afrique»; «Partout sauf en Afrique», «Mes monstres sacrés», «J’ai vu les derniers paysans» Denoël). Il est nommé rédacteur en chef en 1998, puis chroniqueur de dernière page en 2003.
Chargé de concevoir et de lancer une nouvelle formule du quotidien en 2005, il est nommé directeur de la rédaction en mars 2006. Après l’éviction de Jean-Marie Colombani à la suite du vote négatif de la Société des rédacteurs du Monde, il est élu directeur du Monde en juin 2007, devenant le 7e directeur du quotidien depuis 1944. Après vingt-cinq années passées au quotidien, il démissionne en 2011. Trois ans plus tard, il fonde l’hebdomadaire Le 1. Innovant dans la presse écrite, il crée ensuite le trimestriel America (2017), Zadig (2019) et Légende (2020). (Source: Wikipédia)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte instagram de l’auteur
Compte Linkedin de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Mohican #EricFottorino #editionsgallimard #hcdahlem #roman #lundiLecture #LundiBlogs #RentréeLittéraire2021 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #RentréeLittéraireaout2021 #rentreelitteraire #rentree2021 #RL2021 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Le Palais des orties

NIMIER_le_palais_des_orties  RL2020  coup_de_coeur

En deux mots:
Le jour où Fred débarque à la ferme de Nora et Simon, c’est le soulagement. Car la culture et la transformation des orties nécessite de la main d’œuvre. Mais la jeunesse et la beauté insolente de la nouvelle venue va faire des ravages.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La jeune fille qui a bousculé nos vies

En racontant dans Le palais des orties le bouleversement des sens provoqué par l’arrivée d’une bénévole dans une famille d’agriculteurs, Marie Nimier nous livre une réflexion aussi surprenante qu’incandescente sur la passion amoureuse.

Le travail est difficile à la ferme de Nora et de Simon. À 13 ans, leur fils Noé n’est pas d’un grand secours et à 17 ans leur fille Anaïs, qui ne rentre que le week-end, ne peut guère les soutenir dans leur projet de cultiver, de transformer et de vendre les orties sous différentes préparations. Avec leurs moyens limités, ils pensent toutefois avoir trouvé une solution en accueillant une woofeuse, autrement dit une personne membre du World-Wide Opportunities on Organic Farms, un réseau de bénévoles qui mettent leurs bras à disposition des agriculteurs en échange du gîte et du couvert.
La jeune fille qui se présente, avec 24h d’avance sur la date convenue, s’appelle Frederica ou plus simplement Fred. Et si certains côtés de sa personnalité dérangent Nora, elle ne peut guère faire la fine bouche. D’autant que Cheese et Rimbaud, les chien et chat du domaine, semblent déjà l’avoir adoptée. Tout comme le feront les enfants, les voisins et les habitants qui croiseront son chemin. En fait, personne ne semble résister à la belle jeune fille.
Mais comme elle se met au travail avec ardeur, ce serait même plutôt un avantage. «Malgré ses mains fines et ses ongles longs, Fred travaillait comme elle marchait, régulièrement, avec obstination. Elle ne voulait jamais s’arrêter, même pour boire un verre d’eau, il fallait qu’elle finisse, qu’elle aille jusqu’au bout de sa mission.»
Au fil des jours, la greffe semble prendre, chacun se découvrant un peu plus, même si les histoires de Fred pouvaient donner l’impression «qu’elle réinventait sa vie selon les jours, l’humeur ou les circonstances.»
Un soir, après le dîner, Frederica a fait la démonstration qu’elle savait «cracher le chocolat», c’est-à-dire, enflammer la poudre de chocolat à la manière d’une cracheuse de feu. «C’est à ce moment-là, ce moment très exactement où le nuage s’était transformé en flamme, que je compris ce qui était en train de se jouer dans cette maison. En moins d’une semaine, Fred avait conquis tout le monde. Et les animaux. Et les lieux. Et les hommes. Chacun, et je m’inclus dans ce chacun, guettait les signes de son attention. Chacun voulait être préféré, chacun était heureux quand il était regardé, mais cette joie se doublait d’une sourde inquiétude – chacun était jaloux, chacun dépossédé quand Fred s’éloignait. Cette jeune fille sortie de nulle part avait changé la donne.»
Urticante comme les orties, l’action va alors devenir piquante. La prise de risque est assumée, les rendez-vous secrets s’enchaînent, la passion bouscule toutes les certitudes. Au point de ne plus avoir les mots pour dire combien elle est jouissive. «Il me semble inouï qu’il n’y ait qu’un seul verbe et bien peu d’expressions pour désigner le sommet du plaisir, alors qu’il en existe plus de trente dans la vallée pour désigner la pluie. Il y a pourtant autant de différences entre un crachin et une averse qu’entre un orgasme et un autre orgasme.»
Marie Nimier emprunte les voies défendues avec jubilation, faisant de ce Palais des Orties un symbole des choix assumés, de l’émancipation, de la liberté qui s’affranchit des diktats de la société la plus bien-pensante. C’est cru, c’est bon et ça fait un bien fou!

Le Palais des Orties
Marie Nimier
Éditions Gallimard
Roman
272 pages, 19,50 €
EAN: 9782072901294
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, dans un endroit qui n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quelque part en France, une campagne modeste, un peu défigurée. Au fond d’une vallée, à quelques kilomètres d’un village, des hangars recouverts de tôles mangées par la rouille, une ferme où tout serait à reconstruire.
Autour, des champs d’orties. Nora et Simon vivent là avec leurs deux enfants. Ce n’est au départ ni un choix ni un rêve. Ils gagnent leur vie avec une plante que tout le monde arrache. L’ambiance est gaie, plutôt. On se serre les coudes. On est loin du bon vieux temps, loin des exploitations à grande échelle, loin de l’agriculture bio et raisonnée. C’est la débrouille. Et puis, un jour, arrive une jeune fille avec son sac à dos. Frederica. Fred fait du woofing. Contre le gîte et le couvert, elle offre ses bras.
Le Palais des Orties est un roman d’amour et de métamorphoses, le récit d’une passion brûlante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com https://www.lecteurs.com/livre/le-palais-des-orties/5424458
RTS (Vertigo – Pierre Philippe Cadert & Melissa Härtel)
Blog Sur le route de Jostein
Blog Sans connivence 

INCIPIT (Le premier chapitre du livre)
« Il faut imaginer une campagne modeste, légèrement défigurée, sans exagération. Au fond de la vallée, notre vallée, s’élèvent des bâtiments entourés d’orties. Il ne s’agit pas d’une ferme abandonnée. Les orties, c’est nous qui les avons plantées.
Les orties, c’était mon idée.
Vue du ciel, la maison principale, celle que j’habite avec Simon et nos deux enfants, Anaïs et Noé, respectivement dix-sept et treize ans, semble petite comparée aux constructions alentour. Les granges sont recouvertes de tôles plates ou ondulées. Certaines, tapissées d’une mousse épaisse, donnent envie d’être un oiseau pour y plonger le bec. D’autres, mangées par la rouille, se transforment au fil des années en dentelles si fines qu’on se demande comment elles tiennent au vent.
Et ce jour-là, il y a du vent. Un vent d’ouest qui apporte la pluie. L’histoire commence un jeudi. Elle commence au printemps, le 28 mars très exactement. Je suis en train de trier les cagettes entassées près de l’ancien fenil quand apparaît un bruit du côté de la route, comme une contraction de paupière dans le paysage, ce qu’on appelle, je crois, une impatience. À mesure que je l’écoute, le bruit prend corps, se répétant à intervalles réguliers, sans que je puisse savoir s’il est effectivement plus fort ou si c’est moi qui l’entends mieux. La sonnette d’un vélo ? Des bouteilles qui s’entrechoquent ? Une clochette au cou d’un animal ?
Je m’avance, cherchant à voir au-delà des draps qui sèchent sur le fil. Rien. Je monte sur le tracteur pour élargir mon champ de vision. Je m’attends à trouver une chèvre égarée près du bras mort de la rivière, ce n’est pas plus compliqué que ça, une chèvre ou un mouton, me dis-je pour me rassurer, même s’il ne reste plus l’ombre d’un troupeau dans la région, et qu’il n’y a aucune raison objective de s’inquiéter. Pourtant oui, à cet instant, mon cœur se met à battre plus vite, et plus vite encore quand le bruit s’interrompt. Le silence s’étire pendant quelques secondes, je reste suspendue, en équilibre sur le marchepied. J’ai l’impression que quelqu’un m’observe.
Je me retourne : quelqu’un m’observe.
*
Une jeune fille se tient au milieu du chemin.
Une jeune fille, noyée dans le vert cru des champs d’orties.
Une jeune fille au teint mat venue d’on ne sait où, lunettes de soleil, sac à dos, turban bigarré recouvrant ses cheveux. Blouson et short en jean délavé, sans ourlet le short, un peu court pour la saison, découvrant des jambes nues que Cheese flaire avec insistance. Cheese, c’est le chien, un bâtard noir et blanc aux pattes solides. Depuis que nous l’avons adopté, il exprime sa reconnaissance en gardant la ferme, mais ce jour-là il n’a pas aboyé.
Je siffle entre mes dents.
Cheese dresse une oreille tout en continuant à tourner autour de la jeune fille comme s’il allait lui pisser dessus, il renifle ses baskets, remonte aux chevilles. Elle ne semble pas s’en apercevoir, son attention est ailleurs. Elle tire une feuille de la poche extérieure de son sac, la déplie soigneusement, l’observe plus qu’elle ne la lit. Quand elle a bien promené ses yeux sur la surface de la page, elle se remet en route vers la maison, toujours suivie du chien qui remue l’air de sa queue. Arrivée près du puits, elle s’arrête encore. Campée sur ses jambes et le buste dressé, elle enlève son turban en le tirant lentement vers l’arrière comme on enlève une perruque ou un masque de silicone, une de ces enveloppes souples qui modifient la nature des traits. Son visage se métamorphose.
La bouche grandit, le menton s’allonge.
Tombant jusqu’aux lunettes, une masse épaisse de petites boucles efface le front haut et bombé. Les épaules paraissent moins carrées, le corps plus fin comparé au volume de la chevelure. La jeune fille me fait un signe de la main. Sa voix est grave, légèrement poudrée.
— Je cherche, dit-elle, le Palais des Orties. Je cherche (un coup d’œil sur son papier) Nora Philippe et Simon Carpentier. Et Anaïs. Et Noé.
— C’est ici. Tu es Fred ?
La jeune fille acquiesce.
— Tu es en avance, non ? Tu devais arriver demain…
*
Je n’ai pas bonne mémoire. Quand j’étais petite, mes parents se moquaient souvent de ma distraction. Une vraie planche à savon, disaient-ils. Tu pourrais au moins essayer de te concentrer. Je me concentrais, sans résultat. Quand on sent qu’on dérange, on ne s’accroche à rien ou plutôt, en vous, rien ne s’accroche – c’est à ce prix que l’enfance devient supportable. Je dois vivre avec ça, avec ma tête en l’air. Il m’arrive souvent de confondre les visages et d’oublier les dates, mais cet instant où la jeune fille débarque chez nous, le jeudi 28 mars très exactement, alors que les premières fleurs du prunier sont sur le point d’éclore, reste gravé dans ma mémoire avec une précision qui m’étonne moi-même. L’arrivée de Fred marque le début d’un cycle nouveau. Une page se tourne. Il devient important de se souvenir.

Fred dégage une bretelle de son sac à dos en grimaçant. Nous avons prévu de la loger dans la caravane stationnée près de la rivière, mais rien n’est prêt, je n’ai pas encore apporté les draps ni enlevé les toiles d’araignées. Le tintement reprend. Je baisse les yeux. Fred porte autour de la cheville droite un bracelet indien avec des perles et un grelot.
— Ça ne te gêne pas ce bruit quand tu marches ?
Elle secoue la tête en signe de négation. Ses boucles suivent son mouvement avec un temps de retard, puis se remettent en place sur le front.
— Nous sommes jeudi aujourd’hui. Tu devais bien arriver vendredi, ou c’est moi qui déraille ?
Je ne sais pas pourquoi je l’ai tutoyée d’emblée. J’aurais préféré la vouvoyer, mais il me semble difficile de changer en cours de route, Fred aurait pris ça pour de la méfiance, et ce n’est pas un sentiment de méfiance qui m’habite, pas encore un sentiment de méfiance. Je suis simplement dérangée dans mes plans. Et à la ferme, les plans, on s’y tient.
— C’est quoi ton nom, Fred, Freddy ? Frédérique ? Il s’agit de ton vrai prénom ou c’est un surnom ? Pourquoi tu ne me réponds pas…
La jeune fille se dandine d’un pied sur l’autre et le grelot sonne. Dès qu’elle s’immobilise, le chien écrase sa truffe au creux de son genou, comme s’il cherchait à débusquer une bestiole cachée sous la peau.
— Tu comprends quand je te parle ?
Fred réajuste la lanière de son sac, m’adresse de nouveau un signe de la main, fait volte-face et repart sans un mot d’explication vers la route goudronnée avec son petit bruit de pestiférée.
Qu’elle s’en aille, je me dis. Trop belle pour travailler dans les orties.
Je reprends mon rangement. Avant le retour de Simon, je dois finir de dégager les cagettes qui se sont entassées entre le fenil et la citerne d’eau de pluie. À leur place s’élèvera bientôt le nouveau séchoir.
*
Comment était-elle venue de la gare ? En stop ? Ça marche encore le stop ? Évidemment, je ne pouvais pas la laisser repartir toute seule dans la campagne avec ses jambes à l’air et son gros sac à dos. Pour des raisons de sécurité, par solidarité, mais aussi et surtout, il faut bien le reconnaître, par pur intérêt personnel. Nous avions besoin de quelqu’un à la ferme, quelqu’un de gratuit s’entend, pour travailler dans les champs, à la cuisine, et récolter les premières orties, celles des soupes, des pestos et des jus primeurs. Nous n’avions pas les moyens de renvoyer une bénévole sous prétexte qu’elle était arrivée vingt-quatre heures en avance et que ses chevilles étaient plus fines que les pattes du chien.
— Cheese ! Cheese !
J’appelai, je sifflai encore, sans résultat. Noé pointa son nez à la fenêtre de sa chambre.
— Qu’est-ce qu’il y a maman ?
— C’est la woofeuse, j’ai aboyé. Elle est arrivée.
J’écrasai une cagette d’un coup de talon et, abandonnant mes gants sur le siège du tracteur, courus derrière la jeune fille. »

Extraits
« Et la tâche avait été accomplie. Malgré ses mains fines et ses ongles longs, Fred travaillait comme elle marchait, régulièrement, avec obstination. Elle ne voulait jamais s’arrêter, même pour boire un verre d’eau, il fallait qu’elle finisse, qu’elle aille jusqu’au bout de sa mission. Ses gestes étaient rythmés par de légers sifflements, toujours le même refrain, le même enchaînement de notes. » p. 54

« C’est à ce moment-là, ce moment très exactement où le nuage s’était transformé en flamme, que je compris ce qui était en train de se jouer dans cette maison. En moins d’une semaine, Fred avait conquis tout le monde. Et les animaux. Et les lieux. Et les hommes. Chacun, et je m’inclus dans ce chacun, guettait les signes de son attention. Chacun voulait être préféré, chacun était heureux quand il était regardé, mais cette joie se doublait d’une sourde inquiétude – chacun était jaloux, chacun dépossédé quand Fred s’éloignait. Cette jeune fille sortie de nulle part avait changé la donne. Les doutes concernant la viabilité de l’entreprise s’estompaient, le Palais des Orties s’habituait à son nom, on y croyait à nouveau, car il s’agissait bien d’y croire ou de ne pas y croire, depuis le début nous le savions: la ferme est une question de foi. Cette confiance retrouvée rejaillissait sur nos corps. On ne mangeait plus la même chose, on se mettait au lit plus tard et le matin, pour compenser, on se levait plus tôt. Nous faisions des efforts qui ne nous coûtaient rien. On ne s’habillait plus de la même façon, et si je continuais à porter mon tablier pour travailler en cuisine, je laissais souvent la partie haute retomber sur la poche du bas.
Après le dîner, on prenait le temps de sortir dans la cour, c’était inédit. Nous regardions les étoiles en silence. Parfois un index se tendait vers une constellation. Une bouche nommait, et voilà que pour couronner le tout, on crachait du feu dans la nuit. » p. 65

« Frederica reprend ses caresses et soudain, sans prévenir, plonge son index droit dans mon sexe, puis le gauche, et voilà que les deux doigts se frottent l’un contre l‘autre, dos à dos, comme un grillon champêtre frotte ses élytres. Petites ailes dures qui provoquent grand bruit. Petites ailes qui font monter au ciel, le plaisir surgit par surprise, je retiens ma respiration. Je ne veux pas y aller, je veux que ça dure, que la sensation s’éternise. La jouissance me submerge, une jouissance profonde, bouleversante, comme je n’en ai jamais connu. Il me semble inouï qu’il n’y ait qu’un seul verbe et bien peu d’expressions pour désigner le sommet du plaisir, alors qu’il en existe plus de trente dans la vallée pour désigner la pluie. Il y a pourtant autant de différences entre un crachin et une averse qu’entre un orgasme et un autre orgasme. Il y a les jouissances rapides, les timorées, les explosives, et celles qui rebondissent, qui s’étirent pour soudain s’interrompre, comme si rien ne s’était passé. Celles qui mouillent et celles qui assèchent. Celles qui viennent des chevilles, des poignets, et celles qui arrivent par-derrière, en cascade. » p. 165-165

À propos de l’auteur
NIMIER_Marie_©RadioFrance_Eric_Fougere
Marie Nimier © Photo Radio France, Éric Fougère

Marie Nimier est l’autrice de quatorze romans aux Éditions Gallimard parmi lesquels La Reine du silence (« Folio » no 4315), prix Médicis, Je suis un homme (« Folio » no 5732), La plage (« Folio » no 6333) et Les confidences. (Source : Éditions Gallimard)

Site internet de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#lepalaisdesorties #MarieNimier #editionsgallimard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2020 #MardiConseil #coupdecoeur #rentreelitteraire #rentree2020 #RL2020 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #livre #roman #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #auteur #jaimelire #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

La dislocation

BROWAEYS_la_dislocation  RL2020  Logo_premier_roman

En deux mots:
Émergeant d’un long séjour à l’hôpital, une femme va tenter de retrouver la mémoire et le contrôle de sa vie, aidée par son ami Camille. Au fur et à mesure de ses progrès, elle va découvrir son étonnante histoire.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Terre et mère, même combat

Ingénieure agronome, Louise Browaeys se lance dans le roman. Et nous met en garde en retraçant la destinée de Gaïa. Est-ce le roman d’une renaissance ou d’un cataclysme? Peut-être l’un et l’autre.

La narratrice, après des mois d’hôpital, émerge à nouveau. Si sa mémoire et ses sensations sont encore défaillantes, elle peut s’appuyer sur les visites régulières de Camille, qu’elle appelle K, et qui serait un ami d’enfance. Ce graphiste, qui délaisse un peu son projet de BD pour s’occuper de la jeune femme, l’emmène avec son fils Aurélien faire des promenades dans le Parc Montsouris où la nature vit au ralenti en cet hiver 2016-2017. Peu à peu, elle réapprend à vivre, à parler, à avoir des sensations, même si elle pense qu’il est encore trop tôt pour des relations sexuelles. Elle aimerait aussi se rapprocher de cette nature qu’elle sent menacée. À l’aide de carnets qu’elle remplit consciencieusement, elle se réapproprie les mots, le langage. Avec les livres, elle essaie de se reconstruire une histoire.
Vient alors le moment de s’ouvrir aux autres. Elle choisit pour cela de passer par un site de rencontres qui lui permet de faire la connaissance de Béatrice et Jean-François, un couple échangiste avec lequel elle va se persuader que la mécanique fonctionne toujours. Évoquant son expérience avec Léonora, son infirmière devenue une amie, elle constatera qu’elle préfère Béatrice à Jean-François. Mais c’est alors qu’elle rencontre Wajdi dans un magasin de bricolage. Avec ce bel algérien, elle aura une brève liaison, avant que son amant ne décide de rentrer au pays.
Elle retrouve alors K qui comprend que le moment est venu de lui révéler le secret de ses origines et de leur histoire commune.
D’abord incrédule, elle va peu à peu comprendre que son travail d’exploration personnelle ne fait que commencer. Est-ce parce que K essaie d’adapter en BD son roman «Le soleil noir» qu’elle éprouve l’envie de partir sur les traces de Louis Guilloux? À Saint-Brieuc, elle veut surtout prendre du recul avant de constater que le voyage «amène à adopter un point de vue nouveau sur les sujets que l’on croyait avoir classés. La distance, ajoutée à l’isolement, fait travailler l’imagination.»
Louise Browaeys a construit son roman comme une quête intérieure, semant des indices au fil des chapitres. Tout comme sa narratrice, le lecteur va petit à petit prendre conscience que les «dérèglements» dont elle est victime sont ceux de notre planète et que son salut passera par une réappropriation de son environnement. Oui, c’est bien Gaïa, la terre-mère, qu’il faut sauver.

La dislocation
Louise Browaeys
Éditions Harper Collins France
Premier roman
320 p., 17 €
EAN 9791033904953
Paru le 26/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris, Montreuil et Saint-Brieuc.

Quand?
L’action se situe de 2016 à 2030.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une jeune femme sort de l’hôpital, dépossédée de son identité et de son passé.
Elle voue une haine farouche aux psychiatres, fréquente les magasins de bricolage. Il lui arrive même de crever les pneus des voitures.
Temporairement amnésique, absolument indocile, elle veut repeupler sa mémoire et pour cela, doit enquêter. Un homme va l’y aider, sans rien lui souffler: Camille, dit K, ami et gardien d’un passé interdit.
Le souvenir d’un désert entouré de vitres, une fonction exercée au ministère de l’Agriculture, une bible restée ouverte au chapitre du Déluge forment un faisceau d’indices de sa vie d’avant. Quelques démangeaisons et une irrépressible envie de décortiquer le monde et les êtres qu’elle croise hantent ses jours présents.
Sa rencontre avec Wajdi, envoûtant et révolté, marquera son cœur et son esprit. Ce sera avant de gagner la Bretagne et, peut-être, de parvenir à combler les énigmes de son histoire prise au piège de l’oubli.
La trajectoire d’une femme cousue à celle de la planète, c’est le pari de ce premier roman en forme de fable écoféministe où la tragédie contemporaine côtoie l’espoir le plus fou.
Hypnotique, drolatique, libre et profondément humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Paris – Montreuil, automne-hiver 2016-2017
Finis les électrochocs et les traitements. J’étais sortie de l’hôpital. Je n’avais aucun souvenir des trois mois ni même des trois ans qui avaient précédé ce mois d’avril. J’essayais de me concentrer sur une saison qui devait ressembler à l’hiver. Mais rien ne venait. Un vide. Une douleur irradiante au centre du cerveau. Une racine qui n’arrive plus à pousser. Une amputation qui démange.
En rentrant chez moi, il paraît que j’avais déambulé dans les pièces et que j’avais passé un mois sans ouvrir la bouche. Je voulais rester allongée coûte que coûte. Je ne voulais voir personne. Il y a des gens à qui cela semblera arrogant. Mais je ne pouvais plus me lever. Vrai. Il y avait comme un poids qui pesait sur moi et me clouait au lit. Cette chose sur laquelle je prenais naguère appui pour soulever le monde m’écrasait. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre. C’était un poids qui n’avait rien à voir avec, par exemple, le poids délicieux d’un homme dur et cambré sur mon ventre. Une chose invisible et obsédante. Douloureusement laide. C’était très difficile à décrire aux médecins, voilà pourquoi j’ai vite laissé tomber.
J’ai commencé à sortir de ma torpeur lors des premières visites de K. Il venait presque tous les jours à ce moment-là. J’ouvrais les yeux et, une fois sur deux, je le voyais s’affairer dans ma chambre. Il me donnait à manger. Je ne sais pas comment il trouvait le temps de cuisiner entre son travail et son fils, mais à l’époque ce genre de question n’effleurait pas mon cerveau. Pas grand-chose n’effleurait mon cerveau, me direz-vous. La spécialité de K, c’est les raviolis : il les achète crus je ne sais où, et il les fait cuire dans une casserole d’eau bouillante dans laquelle il s’obstine à ne pas mettre de sel. Ensuite il les enduit d’huile d’olive et de parmesan râpé. Ça finit d’ailleurs par m’écœurer.
Ce printemps-là, je me suis aussi aperçue à quel point ce garçon était obnubilé par les moustiques, et il y en avait de plus en plus à Paris. En France, me disait-il, le visage tourné vers le plafond, inquiet, plus de soixante espèces de moustiques sont recensées. Regarde celui-là ! Alors il attrapait un livre (il prenait toujours le même, qu’il laissait dans un coin sous mon chevet : était-ce un auteur qu’il adorait ou qu’il détestait ? Je ne sais pas, car K, depuis des mois que je l’observe, a toujours été assez difficile à suivre et à cerner), sautait à pieds joints sur le lit et écrasait l’insecte du mieux qu’il pouvait sur les murs et le plafond de la chambre. C’est drôle car j’aime beaucoup les moustiques ; surtout quand ils s’envolent et se cachent au coin de nos yeux, finissant par coller nos paupières.
K me parlait volontiers de ses dessins. Je ne disais rien quand il me les montrait. Je hochais la tête, parfois je m’endormais. Je savais que j’avais gardé la capacité de parler, qu’elle était tapie quelque part, mais je ne pouvais pas encore totalement le prouver. K semblait trouver cela normal et il en savait sans doute bien plus que moi sur ma propre maladie. Il avait de la patience. C’est une qualité indéniable. Il lui arrivait d’arranger quelques fleurs sur la table. Souvent des tulipes ; des fleurs qui font un bel effet, mais qui n’ont pas coûté cher et fanent vite si on met trop d’eau dans le vase. Il faisait la vaisselle, il essuyait tout avec un torchon propre et ne laissait rien traîner sur l’égouttoir. Il me demandait, sans vraiment vérifier, si j’avais pris mes médicaments. Il souriait, il ouvrait les rideaux, il les refermait, il enlevait un peu de poussière sur un meuble, il repartait. Je voyais bien qu’il pleurait.
J’ai repris lentement goût à ce qu’on appelle la vie. Par un processus assez inexplicable. Comme une chenille qui se transformerait en papillon ou, pour être précise, l’inverse : j’avais la sensation, à mesure que les jours passaient, que mes propres ailes se décomposaient. Enfin, c’est ce que K m’a raconté après coup. K n’est pas médecin, c’est simplement un ami. Un ami d’enfance, d’après ce que j’ai compris. Il était le seul à écouter mes silences. Au fond, il savait ce qu’un tel mutisme pouvait signifier. Les hommes ont parfois des intuitions extraordinaires. C’est ce que je me suis dit. Rétrospectivement, elles pourraient vous arracher des larmes. Mais je m’égare dès qu’il s’agit de parler de K. Je me mets à dire n’importe quoi, j’exagère ses gestes, ses intentions et ses paroles. C’est comme si je ne pouvais pas encore en parler avec suffisamment de clarté et de distance. Pas encore. Pas de cette manière-là. Je veux toujours aller trop vite. Impatiente !
D’ailleurs, j’écris K par facilité. Son vrai prénom est Camille. Son nom de famille sonne bien et je n’ai jamais connu personne d’autre qui le portait. Mais je ne préfère pas l’écrire pour l’instant. Figurez-vous que c’est aussi le nom que j’ai choisi de porter pour me cacher. Je ne voudrais pas impliquer ses proches. Je ne voudrais pas non plus que certaines personnes se reconnaissent. En fait, si j’y pense un peu sérieusement, je ne voudrais impliquer personne.
Maintenant seulement, je commence à comprendre ce que je vais devoir accomplir. Je le comprends bien plus précisément qu’au début. Quelque chose a décanté. Il a fallu du temps. N’oublie pas de boire de l’eau, dit toujours K. Il faut nourrir le cycle de l’eau. Toute cette eau que j’ai bue a dû sédimenter dans mes estuaires et aider à dénouer des choses. À liquéfier les caillots de sang, à accompagner les poussées de sève. J’ai des phrases entières qui me reviennent, comme des guirlandes surgies d’un passé où j’étais continuellement allongée. À moins que ce passé n’existe pas, lui non plus ? Je finis par douter de tout. Comme si l’eau que j’avais bue était allée chercher ces phrases d’une façon ou d’une autre au fond d’une nappe phréatique. Essayez d’être sous mes mains, mademoiselle, s’il vous plaît, concentrez-vous sur cette partie de votre corps que je touche. Si vous voulez que je vous soutienne, il faut que vous lâchiez du lest. Ce sont des phrases que me répétait un médecin à l’hôpital. Peut-être un kiné ? Un médecin pas tout à fait comme les autres. Ou bien K lui-même. Je ne sais plus. K est tout à fait capable de dire des choses pareilles. Ce garçon est surprenant.
Je dois commencer par rassembler mes forces et ranger mes affaires. Oui. C’est ce que je me répète tous les jours, alors que je reste allongée la plupart du temps à regarder alternativement par la fenêtre le ciel rompu de cendre et le contenu nauséeux des étagères de la bibliothèque. Je dois rassembler mes forces et ranger mes affaires avant de pouvoir retrouver un à un mes souvenirs. Les pêcher, les compter et les classer par ordre chronologique. Dans mon cas, il faut être le plus pragmatique possible. Forcez-vous la main, bon sang, n’écoutez personne, levez-vous et faites ce que vous avez à faire, dites-vous que vous vous fichez bien d’échouer ou d’être encore prise pour une folle. C’est effrayant. Tellement décourageant de constater que, même quand je fais tout mon possible, j’échoue lamentablement.
Combien de temps suis-je demeurée étendue ici, chez moi, à attendre ? Plusieurs mois, d’après K. Une saison entière ? J’ai perdu des lambeaux entiers de mes souvenirs. Pour être précise, car c’est ce que demandent avec acharnement les médecins, je ne sais plus qui je suis ni d’où je viens (j’ai vaguement l’image d’un désert entouré de vitres), ni ce qu’il m’est arrivé les trente-trois dernières années : c’est mon âge, si j’en crois K à qui je l’ai demandé, mais je ne veux pas savoir mon prénom, ai-je ajouté tout de suite, en levant les mains, je veux le retrouver toute seule. C’est comme si de la robe que je portais jadis, il ne restait plus que les coutures. Tous les pans ont été arrachés un à un par des bêtes sanguinaires qui ressemblent étrangement à des hommes, et les fils pendent bêtement, attendant qu’on les noue ensemble. En dessous, ma peau est pleine d’eczéma. On dirait qu’elle est érodée, me dit K, ce qui m’a permis d’apprendre un mot. Tout un peuple de fantômes m’accompagnent jour et nuit mais dès que j’essaie de m’approcher d’un visage, il s’évapore. J’ai perdu aussi une partie de la notion du temps et de l’espace. En revanche, j’ai la mémoire des gestes. Je peux facilement mettre la bouilloire en marche, tirer les rideaux, me brosser les dents, tourner les pages d’un livre, fumer une cigarette, me masturber en pensant à mon kiné.
Je n’ai pas perdu non plus l’usage de la parole, ça non, je sens à certains moments les mots venir me chatouiller le bout de la langue et j’arrive à prononcer de plus en plus de phrases. Ils s’agglutinent et ils tombent de ma bouche d’un jour sur l’autre, par gravité. Pour réapprendre correctement à parler, je cherche leur sens dans le dictionnaire en ligne. Je suis ridicule dans ces moments, si j’en crois le regard de K. Mais je progresse. Pas plus tard qu’il y a quelques semaines, je parlais avec à peine deux ou trois cents mots. Des mots qui avaient une espèce d’arrière-goût d’hôpital et qui me donnaient la nausée. Des mots que l’on écrit à la va-vite sur les ordonnances, si vous voyez ce que je veux dire. Des mots que les visiteurs ou les médecins en chef prononcent en arrivant dans votre chambre et en levant les yeux au ciel. Des mots usés, oppressés, fatigués d’être dans des milliards de bouches à la fois. Maintenant j’en connais presque sept cents. À mesure que je les découvre comme si c’était la première fois, je les note dans un carnet pour ne pas les perdre et je les compte une fois par semaine. Je les classe par thèmes, dans un ordre qui me semble logique, et j’essaie de les faire vivre à ma manière. K me dit qu’il n’y comprend rien. J’ai l’impression que ça m’aidera à me souvenir. Un peu de rigueur ne fait pas de mal. Dans ce domaine, je me trompe peut-être mais je me fais confiance. L’autre jour, tiens, j’ai sorti mon carnet au rayon peinture d’un magasin de bricolage (c’était une de mes premières sorties en dehors de mon appartement) et j’ai écrit : rouille, ocre, terre brûlée, brun de garance, noisette, terre de Sienne. J’ai quitté précipitamment le magasin. Trop de nouveaux mots peut me donner le vertige et me faire dérailler. Je dois rester vigilante. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que je n’allume plus la radio. J’aimais beaucoup écouter France Inter au début, je pouvais laisser la radio tourner toute la journée sans rien comprendre, mais j’ai lu quelque part (dans la salle d’attente d’un médecin ?) que le débit moyen oral des médias est d’environ deux cents mots par minute (l’auteur faisait justement référence à des chaînes que nous écoutons tous les jours, vous et moi). Dans certaines émissions préenregistrées, le débit pourrait s’accélérer jusqu’à atteindre deux cent trente mots par minute. L’auteur précisait même que c’est au détriment de la compréhension. Enfin, je m’égare. De toute façon, j’ai remarqué qu’ils se répètent. Comme les médecins. C’est le propre des gens qui ont perdu une partie de la mémoire. J’en sais quelque chose. »

Extrait
« Dans le fond, ce que j’aimerais, c’est simplement repeupler une mémoire vierge. Ma mémoire est un muscle engourdi. Aussi indocile que les autres. Je voudrais la repeupler avec suffisamment de pragmatisme et de sens de l’harmonie comme s’il s’agissait d’un bâtiment vide. Comme si j’ordonnais au directeur d’un musée fraîchement recruté, il faut coûte que coûte remplir l’espace, oui, combler l’air, nommer les étagères, ranger les plumes, étiqueter les coquillages, entasser les objets. Pour ne plus avoir mal et échapper à cette constante sensation de noyade. Pour ne plus sentir cette démangeaison à l’endroit de l’amputation cérébrale. Pour ne plus avoir la sensation de respirer par le chas d’une aiguille. Vous comprenez ? Vous comprenez ? Lui répéterais-je en m’approchant et en pointant mon doigt sur lui jusqu’à effleurer un bouton de sa chemise. Plus je me concentre pour retrouver des souvenirs, plus je nage dans un brouillard tiède et informe, presque fétide… »

À propos de l’auteur
Ingénieure agronome (diplômée de AgroParis Tech) et autrice, Louise Browaeys accompagne les organisations sur des sujets variés comme l’agriculture bio, l’alimentation saine, la RSE (Responsabilité sociale des entreprises), la CNV (Communication non violente) et la permaculture. Consultante, conférencière et facilitatrice, elle travaille sur les «trois écologies»: intérieure, relationnelle et environnementale. Elle est l’autrice d’une quinzaine de livres en lien avec l’alimentation saine, la transition écologique des organisations, la permaculture. Elle a 34 ans et vit à Paris. La dislocation est son premier roman. (Source: Harper Collins France)

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags:
#ladislocation # LouiseBrowaeys #HarperCollinsFrance #hcdahlem #premierroman #RentréeLittéraire2020 #MardiConseil #NetGalleyFrance #rentreelitteraire #rentree2020 #RL2020 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #livre #primoroman #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #livre #roman #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #auteur #jaimelire #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Nature humaine

JONCOUR_nature_humaine

coup_de_coeur

En deux mots:
Alexandre va-t-il reprendre la ferme familiale dans le Lot? La sécheresse de 1976 ne l’y incite pas vraiment, à moins que Constanze, l’étudiante rencontrée à Toulouse, n’accepte de venir s’installer avec lui. Dans un monde qui change très vite, resté lié à la nature a-t-il encore un sens ?

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

De la sécheresse à la tempête

De 1976 à l’aube de l’an 2000, Serge Joncour raconte l’évolution de la France à travers le regard d’un jeune agriculteur du Lot. Ce faisant, il dévoile beaucoup de la Nature humaine.

Après Chien-Loup, revoilà Serge Joncour au meilleur de sa forme. Nature humaine est un roman riche, épique, tranchant. Il s’ouvre en juillet 1976, à une époque que les moins de vingt ans ne peuvent certes pas connaître, mais qui a marqué tous ceux qui comme moi l’ont vécue. En juillet, la première grande canicule provoque de nombreuses interrogations et une remise en cause du système productiviste: «Cet été de feu avait déréglé tout le monde, avait tout chamboulé.» Pour les agriculteurs, le choc est rude. Et ce n’est pas «l’impôt canicule» décrété par le gouvernement de Giscard d’Estaing qui est susceptible de les rassurer. À commencer par les Fabrier, la famille mise ici en scène. Les trois générations qui s’activent dans les champs brûlés par le soleil entonnent leur chant du cygne. Ils plantent pour la dernière fois du safran, une culture qui exige beaucoup de main d’œuvre et ne peut plus rivaliser au niveau du prix avec les importations d’Iran, d’Inde ou du Maroc.
Les grands-parents sont usés, les parents pensent à la retraite. Mais pour cela, il faudrait que leur fils Alexandre se décide à reprendre l’exploitation. Car ses trois sœurs ont déjà choisi une autre voie. Caroline, qui s’apprête à passer son bac, partira étudier à l’université de Toulouse. Vanessa, 11 ans, rêve d’être photographe et parcourt déjà la région avec son instamatic en bandoulière. Quant à Agathe, 6 ans, elle suivra sans doute ses sœurs.
Mais Alexandre n’a pas encore décidé de son avenir. Et ce n’est pas le Père Crayssac qui va l’encourager. Vieux contestataire, il a été de tous les combats, se rend régulièrement au Larzac où l’armée envisage d’installer un camp d’entraînement, refuse même que les PTT installent une ligne téléphonique sur ses propriétés. D’un autre côté, Alexandre voit bien les camions-citernes des militaires venir abreuver les bêtes et doit bien constater que «sans les Berliet de l’infanterie, les vaches auraient été aussi desséchées que le fond des mares.»
Si ce roman est si réussi, c’est qu’il met en lumière les contradictions, les espoirs et les illusions des uns avec l’expérience et les peurs des autres. En choisissant de se concentrer sur quelques dates-clé de notre histoire récente comme l’élection de François Mitterrand en 1981, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986 ou encore la tempête Lothar en 1999, quelques jours avant le basculement redouté vers l’an 2000, Serge Joncour souligne avec vigueur les changements dans la société, le divorce croissant entre l’homme et la nature.
Alexandre, qui a rencontré Constanze – étudiante venue d’Allemagne de l’est – dans la colocation de sa sœur à Toulouse, devenant alors le gardien des valeurs et des traditions dans un monde qui ne jure que par le progrès, la technologie, les «grandes infrastructures». Le but ultime étant alors de désenclaver le pays, y compris ce coin du Lot. Pour se rapprocher de sa belle, il va se rapprocher des étudiants qu’elle côtoie, antinucléaires prônant des actions radicales, et se brûler à son tour les ailes.
Si une lecture un peu superficielle du roman peut laisser croire à un manuel conservateur soucieux de conserver la France d’antan avec ses paysans et une agriculture raisonnable, pour ne pas dire raisonnée, Serge Joncour est bien trop subtil pour en rester là. À l’image de son épilogue, il préfère poser les questions qu’apporter les réponses, donner à son lecteur matière à réflexion et, sous couvert du roman, rapprocher deux mots qui ont trop eu tendance à s’éloigner, nature et humain. N’est ce pas ce que l’on appelle l’écologie?

Nature Humaine
Serge Joncour
Éditions Flammarion
Roman
400 p., 21 €
EAN 9782081433489
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement dans le Lot, mais aussi à Toulouse. On y évoque aussi Paris et Berlin.

Quand?
L’action se situe de 1976 à 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
La France est noyée sous une tempête diluvienne qui lui donne des airs, en ce dernier jour de 1999, de fin du monde. Alexandre, reclus dans sa ferme isolée du Lot, semble redouter l’arrivée des gendarmes. Seul dans la nuit noire, il va revivre une autre fin du monde, celle de cette vie paysanne et agricole qui lui paraissait immuable enfant.
Entre l’homme et la nature, la relation ne cesse de se tendre. À qui la faute ? À cause de cette course vers la mondialisation qui aura irrémédiablement obligé l’homme à divorcer d’avec son environnement? À cause de l’époque qui aura engendré la radicalisation comme la désaffection politique, Tchernobyl, la vache folle et autres calamités? Ou à cause de lui, Alexandre, qui n’aura pas écouté à temps les désirs d’ailleurs de la belle Constanze?
Dans ce roman de l’apprentissage et de la nature, Serge Joncour orchestre presque trente ans d’histoire nationale, des années 1970 à 2000, où se répondent, jusqu’au vertige, les progrès, les luttes, la vie politique et les catastrophes successives qui ont jalonné la fin du XXe siècle, percutant de plein fouet une famille française. En offrant à notre monde contemporain la radiographie complexe de son enfance, il nous instruit magnifiquement sur notre humanité en péril. À moins que la nature ne vienne reprendre certains de ses droits…

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Les Échos (Philippe Chevilley) 
Actualitté (Hakim Malik, libraire à la Maison de la Presse, Aix-les-Bains) 
Bulles de culture 
Blog La bibliothèque de Delphine-Olympe 
Page des Libraires (Jean-François Delapré Librairie Saint-Christophe à Lesneven) 


Entretien avec Serge Joncour à propos de son roman Nature humaine © Production Flammarion

INCIPIT (Les premier chapitre du livre)
« Jeudi 23 décembre 1999
Pour la première fois il se retrouvait seul dans la ferme, sans le moindre bruit de bêtes ni de qui que ce soit, pas le moindre signe de vie. Pourtant, dans ces murs, la vie avait toujours dominé, les Fabrier y avaient vécu durant quatre générations, et c’est dans cette ferme que lui-même avait grandi avec ses trois sœurs, trois lumineuses flammèches dissemblables et franches qui égayaient tout.
L’enfance était éteinte depuis longtemps, elle avait été faite de rires et de jeux, entre assemblées et grands rendez-vous de l’été pour les récoltes de tabac et de safran. Puis les sœurs étaient parties vers d’autres horizons, toutes en ville, il n’y avait rien de triste ni de maléfique là-dedans. Après leur départ, ils n’avaient plus été que quatre sur tout le coteau, Alexandre et ses parents, et l’autre vieux fou auprès de son bois, ce Crayssac qu’on tenait à distance. Mais aujourd’hui Alexandre était le seul à vivre au sommet des prairies, Crayssac était mort et les parents avaient quitté la ferme.
Ce soir-là, Alexandre traîna les sacs d’engrais de la vieille grange jusqu’au nouveau bâtiment de mise en quarantaine. Ensuite, suivant toujours les plans d’Anton, il révisa les mortiers, le fuel. À présent, tout était prêt. Avant de rentrer à la ferme, il alla jeter un œil dans la vallée, à l’affût du moindre signe, du moindre bruit. Le vent était fort, alors il s’avança plus encore. Avec ces rafales venues de l’ouest lui revenaient des éclats d’explosions et le fracas des foreuses, par moments il croyait même les entendre de nouveau, surgis de l’enfer, à près de cinq kilomètres de là. C’était atroce, ce bruit, à chaque fois qu’il reprenait ça faisait comme une immense perceuse vrillant depuis le fond de l’espace, un astéroïde assourdissant qui aurait fondu sur la Terre pour venir s’écraser là.
En repartant vers la ferme, il se demanda si les gendarmes n’étaient pas en planque de l’autre côté du vallon, au-delà des pans de terre rasés. Peut-être que depuis hier ils l’observaient, en attendant d’intervenir. Il regarda bien, ne décela pas la moindre lueur, pas le moindre mouvement, rien. Il était sûr, cependant, d’avoir été repéré hier soir, pas par la caméra en haut du poteau blanc, mais la petite au-dessus de la barrière du chantier, même s’il avait fait gaffe en prenant le détonateur, après avoir mis de la toile de jute sous ses semelles comme Xabi le lui avait dit. La centrale à béton était paumée en plein territoire calcaire, à des kilomètres de toute habitation, néanmoins il faudrait qu’il y retourne, d’autant qu’à cause de ces vents forts, prévus pour durer selon Météo-France, le chantier serait fermé toute une semaine, ça lui laisserait largement le temps de retirer la bande de la caméra, ou d’en vérifier l’angle pour s’ôter toute angoisse, et de faire ça calmement. Alexandre s’assit à la grande table, posa ses coudes comme si on venait de lui servir un verre, sinon que devant lui il n’y avait rien d’autre que ce panier à fruits toujours désolant en hiver. Il prit deux noix, les cala l’une contre l’autre dans sa paume et n’eut même pas besoin de serrer fort pour qu’elles se disloquent dans un bruit retentissant.
Chaque vie se tient à l’écart de ce qu’elle aurait pu être. À peu de chose près, tout aurait pu se jouer autrement. Alexandre repensait souvent à Constanze, à ce qu’aurait été sa vie s’ils ne s’étaient jamais rencontrés, ou s’il l’avait suivie dans sa manie de voyager, de courir le monde et de toujours bouger. À coup sûr il n’en aurait pas été là. Mais il ne regrettait rien. De toute façon il n’aimait pas les voyages.
1976-1981
Samedi 3 juillet 1976
C’était bien la première fois que la nature tapait du poing sur la table. Depuis Noël il ne pleuvait plus, la sécheresse raidissait la terre et agenouillait le pays, à cela s’étaient ajoutées de fortes chaleurs en juin, l’émail du vieux thermomètre sur le mur en était craquelé. Au fil des coteaux, les prairies s’asphyxiaient, les vaches broutaient les ombres en lançant des regards qui disaient la peur.
Depuis que la canicule essorait les corps, aux Bertranges le journal télévisé de 20 heures était devenu plus important que jamais. Pour Alexandre, tous ces reportages sur la vague de chaleur c’était l’opportunité de voir des tas de jeunes femmes en jupe ou en bikini, des images le plus souvent filmées à Paris, des filles court-vêtues marchant dans la ville, d’autres se prélassant dans des squares ou à des terrasses, et certaines, même, seins nus autour d’un plan d’eau. Du haut de ses quinze ans c’était assez irréel. Quant à ses sœurs, elles contemplaient ce monde tant désiré, ces rues grouillantes et ces trottoirs pleins de cafés, de terrasses aux allures de Saint-Tropez, pensant que c’était là l’exact opposé de l’ennui. Au moins cette chaleur était-elle l’occasion d’une gigantesque communion vestimentaire de la nation, car en ville comme aux Bertranges on ne craignait pas de déboutonner la chemise ou d’aller torse nu.
Pour beaucoup, cette fournaise extravagante provenait des essais atomiques et de toutes les centrales nucléaires qui poussaient en Angleterre, en France et en Russie, des bouilloires démentes qui ébouillantaient le ciel et cuisaient les fleuves. Pour le père, cette vague de feu venait plutôt des stations spatiales que Russes et Américains balançaient dans l’espace, des usines flottant là-haut dans le ciel et qui devaient agacer le soleil. Le monde devenait fou. La mère ne jurait que par le commandant Cousteau, en vieux père Noël grincheux celui-ci accusait le progrès et les pollutions industrielles, alors que, franchement, on ne voyait pas bien le rapport entre la fumée des usines et les nuits de feu aux Bertranges. À la télé comme partout, chacun y allait de ses superstitions, et la seule réponse concrète qui s’offrait face à cette canicule, c’étaient les montagnes de ventilateurs Calor à l’entrée du Mammouth, avec en prime le Tang et les glaces Kim Pouss, signe que ce monde était tout de même porteur d’espoir.
Sans vouloir jouer les ancêtres, les grands-parents rappelaient que lors de la sécheresse de 1921 les paysans de la vallée avaient fait dire une messe. À l’époque, tous avaient cuit au fil d’un office de deux heures célébré sous le soleil en plein champ. N’empêche que, trois jours après, la pluie était de retour. Dieu avait redonné vie aux terres craquelées. Seulement en 1976 Dieu n’était plus joignable, parce qu’il n’y avait plus de curé à l’église de Saint-Clair et que, sans intercesseur, les cierges brûlés à la Saint-Médard n’avaient pas eu le moindre effet, aucune goutte n’était tombée. Le soir, à la météo, ils affichaient un soleil géant sur la carte de France, et puis des éclairs jaunes comme dans les bandes dessinées, des orages qu’on ne voyait jamais en vrai, preuve du prodigieux décalage qui existait entre la télévision de Paris et le monde d’ici.

Dimanche 4 juillet 1976
Le père avait descendu les bêtes sur les terres d’en bas, chez Lucienne et Louis. Pourtant ce n’est jamais bon de laisser les vaches boire au fil de la rivière, les bêtes se froissent les pattes sur les rives, ou bien elles chopent la douve ou se refilent la tuberculose en en côtoyant d’autres, mais depuis leur pavillon tout neuf les grands-parents gardaient un œil sur le cheptel. Lucienne et Louis venaient de laisser l’ancienne ferme d’en haut aux enfants. Bien qu’ayant atteint l’âge de la retraite, ils ne décrochaient pas totalement pour autant. À soixante-cinq ans, ils s’estimaient encore capables de travailler les terres limoneuses de la vallée et de faire du maraîchage, d’autant que l’ouverture du Mammouth offrait de beaux débouchés pour les légumes en vrac.
Ce dimanche 4 juillet était une journée cruciale aux Bertranges. Pour la dernière fois on plantait du safran. Avec cette chaleur on était sûr que les bulbes ne pourriraient pas, une fois en terre les crocus ne s’abîmeraient pas à cause de l’humidité, au contraire ils continueraient de dormir bien au chaud, pour se réveiller aux premières pluies à l’autre bout de l’été. Chez les Fabrier, cette dernière récolte était vécue comme un changement d’époque. Depuis que l’or rouge s’importait d’Iran, d’Inde et du Maroc pour dix fois moins cher, ces cultures n’étaient plus rentables. En France, la main-d’œuvre pour travailler un demi-hectare de ces fleurs-là était devenue trop chère, même en famille ça ne valait plus le coup de passer des journées entières à les cueillir puis les émonder, assis autour d’une table. Le père et la mère à la ferme avaient bien conscience de ce qui se jouait là, les bulbes vivant cinq ans, ils les plantaient avec la certitude que durant cinq ans encore les enfants seraient là, que durant cinq ans le temps ne passerait pas. Car ce dernier safran c’était surtout pour ne pas trop brusquer Lucienne et Louis, de même qu’on maintenait aussi l’huile de noix et les cassis, ces activités qui meublaient les veillées, à l’époque où il n’y avait pas de télé.
Pour la dernière fois aux Bertranges, trois générations s’affairaient dans le même mouvement. À seize ans révolus, Caroline était l’aînée. À sa manie de s’épousseter sans cesse on sentait qu’elle avait déjà pris ses distances avec ce monde-là. Vanessa n’avait que onze ans mais elle gardait tout le temps son Instamatic en bandoulière et regardait dedans toutes les deux minutes pour voir la photo que ça ferait si elle appuyait. Si bien qu’elle n’aidait pas vraiment. De temps en temps elle larguait un bulbe du bout des doigts, avant de se reculer et d’envisager le cliché. Sa lubie coûtait cher en développements, de sorte qu’elle réfléchissait à deux fois avant d’appuyer sur le déclencheur. À six ans, la petite Agathe n’était encore qu’une gamine, et les parents la reprenaient sans arrêt parce qu’elle mettait le bulbe à l’envers ou le décortiquait avant de le planter. Alexandre par contre s’activait à tous les postes. La veille il avait préparé le sol, et maintenant, en plus de planter, il allait chercher de nouvelles cagettes au fur et à mesure que les uns et les autres avaient fini de vider les leurs. Pour l’occasion Lucienne et Louis avaient quitté le pavillon qu’ils venaient de faire construire dans la vallée, un F4 avec salle de bains, perron et odeur de peinture. En paysans dépositaires de gestes millénaires, ils savaient que ces gestes-là, demain, ne se feraient plus.
Les terres des Bertranges étaient dans la famille de Lucienne depuis quatre générations, mais maintenant tout semblait incertain. Caroline parlait de faire des études à Toulouse pour devenir prof, Vanessa ne rêvait que de photo et de Paris, quant à Agathe pas de doute qu’elle suivrait ses sœurs. Par chance Alexandre n’avait pas ces idées-là. En plus d’être au lycée agricole il aimait la terre, sans quoi ç’aurait été une damnation pour la famille, ça aurait signé la mise à mort de ces terres, de ces vaches, de ces bois, et l’abandon de tout un domaine de cinquante hectares plus dix de bois. Alexandre n’en parlait pas mais une pression folle pesait sur ses épaules, et si les filles se sentaient libres d’envisager leur vie ailleurs, elles le devaient à leur frère, il se préparait à être le fils sacrificiel, celui qui endosserait le fardeau de la pérennisation.
En rapportant un nouveau lot de cagettes, Alexandre entendit une sirène au loin. Pourtant les gendarmes ne se montraient jamais par ici, et certainement pas en déclenchant le deux-tons. Le bout du champ offrait une vue sur toute la vallée mais, comme les grands arbres étaient pleins de feuilles, ils la masquaient en cette saison.
Dans une trouée il aperçut le pavillon des grands-parents tout en bas, et la petite route épousant le cours de la rivière. Il se passa la main sur son visage qui dégoulinait de sueur, et c’est pile à ce moment-là qu’il vit les deux camionnettes de gendarmerie sortir d’un tunnel d’arbres, laissant leurs sirènes hurler même en dehors des virages, signe qu’elles devaient filer en direction de Labastide, à moins qu’elles n’aient pris la route pour monter jusqu’ici.
— Eh oh, bon Dieu, Alexandre, qu’est-ce que tu fous ? dit le père.
— C’est bizarre, en bas il y a deux…
— Deux quoi ?
— Non, rien.
— Ramène d’autres cagettes, tu vois bien qu’on va en manquer…
Alexandre garda pour lui ce qu’il avait vu. Deux fourgons, ça voulait bien dire que quelque chose de grave se produisait. Il se demanda s’ils n’allaient pas chez le père Crayssac. La semaine dernière, le Rouge était monté sur le Larzac se replonger dans la lutte contre le camp militaire, soi-disant qu’ils étaient des milliers à cette manif et qu’il y avait eu du grabuge. Des militants avaient envahi les bâtiments militaires pour y détruire les actes d’expropriation, et le soir même tous ces rebelles avaient été jetés en prison par les gendarmes. Seulement, Chirac avait ordonné qu’on les relâche dès le lendemain parce que les brebis crevaient de soif à cause de la sécheresse, alors les gendarmes l’avaient mauvaise… Chez les Fabrier on ne parlait jamais de ces histoires, mais Alexandre savait que Crayssac était dans le coup. Sans se l’avouer, cette lutte le fascinait, un genre de Woodstock en moins lointain, avec des filles et des hippies venus d’un peu partout, qui fumaient sec, paraît-il, ça devait bien délirer là-bas…
— Oh, tu t’actives, bon Dieu !
Alexandre fit des va-et-vient pour aller chercher des cagettes pleines et les déposer à côté de chacun. Ils étaient tous à quatre pattes et plantaient les bulbes un par un. Alexandre s’approcha de nouveau du dévers, et là, il distingua un troisième fourgon qui fonçait. C’était impensable que Crayssac mobilise à lui seul une compagnie entière de gendarmerie.
— Au lieu de rêver, apporte-nous donc encore des bulbes…
Cette fois il fallait qu’il y aille, il fallait qu’il sache.
— Je reviens !
Dimanche 4 juillet 1976
Alexandre remonta jusqu’à la ferme mais, au lieu de prendre de l’eau, il enfourcha sa Motobécane et traversa le vallon pour foncer jusque chez Crayssac. Une fois sur place, les gendarmes n’y étaient pas. Peut-être que le chemin était bloqué ou que les roues toutes minces de leurs fourgons s’étaient coincées dans les crevasses cavées par la sécheresse. Alexandre trouva le vieux assis à l’intérieur, en nage, son fusil posé sur les genoux.
— Bon sang, Joseph, mais qu’est-ce qui se passe ?
Le vieux semblait muré dans une colère froide, il lâcha avec rage :
— Tout ça c’est de votre faute !
— De quoi vous parlez ?
— De votre connerie de téléphone.
— C’est les gars des PTT qu’ont appelé les gendarmes ? Vous ne leur avez tout de même pas tiré dessus ?
— Pas encore.
Alexandre était d’autant plus désarçonné que le vieux chevrier lui parlait tout le temps de non-violence, ces derniers temps.
— Joseph, le fusil, c’est pas vraiment l’esprit de Gandhi.
— Je t’en foutrais de la non-violence, ça paie plus, la non-violence, regarde en Corse et en Irlande, faut tout péter pour se faire entendre…
— Mais vous n’avez pas tiré sur des gars qui installent le téléphone ?
— Le téléphone ça fait deux millénaires qu’on vit sans, j’veux pas d’ça ici…
Le père Crayssac se replongea dans sa colère, balançant à Alexandre qu’il n’était qu’un fils de propriétaires et que c’était à cause d’eux qu’on tirait ces fils de caoutchouc au bord des chemins, ses parents n’étaient rien que des matérialistes qui voulaient tout posséder, deux bagnoles, des clôtures neuves, des mangeoires en aluminium, la télé, deux tracteurs et des caddies pleins au Mammouth… Et maintenant le téléphone, ça s’arrêterait où ?
— Alors, vous leur avez tiré dessus ou pas ?
— Va pas raconter de conneries dans tout le canton, toi, j’ai juste scié leurs putains de poteaux, des saloperies de troncs traités à l’arsenic, vous n’allez pas me fourrer de l’arsenic le long de mes terres ! C’est avec ce bois que les Américains nous ont ramené le chancre en 40, toutes leurs caisses de munitions en étaient infestées. Ces troncs-là, c’est la mort…
— Mais le fusil ?
— Le fusil, c’est celui de mon père, c’est une terre de résistants ici, et si ton grand-père s’est retrouvé prisonnier, moi mon père était dans le maquis, c’est pas pareil.
— Tout ça, c’est de vieilles histoires…
— Ah c’est sûr qu’il faut pas compter sur toi pour résister, je t’ai vu avec ton tracteur vert et ta Motobécane, ce monde-là te bouffera, tu verras, tu te feras bouffer comme les autres.
— Quel rapport avec le téléphone ?
— Le téléphone, c’est comme le Larzac, Golfech et Creys-Malville, c’est comme toutes ces mines et ces aciéries qu’ils ferment, tu vois pas que le peuple se lève, de partout les gens se dressent contre ce monde-là. Faut pas se laisser faire, et des Larzac y en aura d’autres, crois-moi, si on dit oui à tout ça, on est mort, faut le refuser ce monde-là, faut pas s’y vautrer comme vous le faites, vous, sans quoi un jour ils vous planteront une autoroute ou une centrale atomique au beau milieu de vos prés…
Alexandre s’était assis en face du bonhomme, se demandant si soixante-dix ans, au fond, c’était si vieux que ça… Il le regardait sans savoir s’il fallait voir en lui ce que son père appelait un vieux con, ou s’il s’agissait d’un genre de prophète de malheur, un communiste chrétien qu’on réduisait à un «fadorle», un chevrier malmené par un monde en plein bouleversement.
Pour Alexandre, il était évident qu’on en avait besoin de ce téléphone, de même que de la GS, du John Deere et de la télé. Ne serait-ce que pour communiquer avec le Mammouth sur la route de Toulouse et le fournir en légumes, et demain en viande, pourquoi pas. Mais le vieux Crayssac ne voulait pas de ces fils noirs qui pendaient au bord des routes, des câbles qui s’ajoutaient à ceux déjà bien visibles d’EDF.
— L’État vous tiendra tous au bout d’une laisse, et dans dix ans y aura tellement de fils le long des routes qu’on sera obligé de couper les arbres.
— Mais vous vous êtes bien fait installer l’électricité et l’eau ici…
— Tu parles, les puits sont secs, le robinet ne pisse qu’un filet marronnasse, regarde si tu me crois pas.
Alexandre saisit un verre et ouvrit l’eau, c’est vrai qu’elle était sale, sa flotte, elle sortait toute terreuse.
— Y a du vin en dessous de l’évier, mets la demi-dose pour toi.
À cause de la chaleur qui régnait partout, la bouteille semblait fraîche. Alexandre fit couler ce vin de soif. Il était d’un beau rouge rubis.
— Dans le temps les sources étaient potables, mais maintenant ils tarissent les nappes pour que des crétins comme vous aillent en acheter en bouteille chez Mammouth, ils vous vendent l’eau au prix du pinard, et vous, comme des cons, vous l’achetez…
Depuis qu’Alexandre était arrivé, l’épagneul restait vautré sous la table, la truffe sur le carrelage, à chercher le frais. Mais, soudain, il se redressa et se mit à aboyer, vint se poster face à son maître et le regarda droit dans les yeux, puis fusa dehors en gueulant comme à la chasse, se ruant au-devant des fourgons de la gendarmerie que lui seul avait entendus jusque-là.
— Je sais qu’ils vont me faire des histoires, ils m’ont dans le collimateur à Saint-Géry, et même en haut lieu, eh oui, les gens comme moi, on leur fait peur, tu comprends, même à Paris, là-haut, ils ont peur qu’on fasse dérailler ce monde…
— Joseph, planquez le fusil, parce que là, pour le coup, ça risque vraiment de remonter jusqu’à Paris…
Les trois fourgons se profilèrent bientôt au bout du chemin. Par la fenêtre, Alexandre et Crayssac les virent s’avancer doucement, trois Renault bizarrement étroits et salement ballottés par le chemin crevassé, ce qui leur donnait un air pathétique. Là-dessus, un peu sonné par la giclée de vin frais, Alexandre lança avec philosophie au vieux :
— Vous feriez mieux de vous excuser, après tout, les gendarmes c’est des militaires, ça se respecte.
— Tu parles comme Debré.
— Ben quoi, faut bien se protéger.
— Se protéger de qui, des Soviets, c’est ça ? T’es comme les autres, t’as peur des Russes?
Dehors des portières coulissaient. Alexandre eut le réflexe de saisir le fusil sur la table et de le glisser en haut de l’armoire. Seulement voilà, quand les gendarmes apparurent à la porte, Alexandre sentit que les militaires étaient plutôt surpris de le voir là, pour autant il n’osa pas se défausser, dire qu’il n’avait rien à voir avec tout ça. Tout de même lui revint ce que Crayssac lui avait soufflé au retour de ses premières manifs avec les gars du Larzac, « Si un jour les gendarmes commencent à s’intéresser à toi, alors t’es foutu, ça n’en finit jamais avec eux… »

Dimanche 4 juillet 1976
À table, Alexandre était le spectateur de ses trois sœurs. Autant, dehors, c’était lui le plus à l’aise, autant, à la maison, les filles reprenaient l’ascendant, elles emplissaient l’espace de leurs rires et de leur gaîté, liées par une complicité joueuse de laquelle il se savait en marge. En plus d’être plus proches des parents, les sœurs étaient loquaces et aimaient donner leur avis, elles échangeaient à propos de tout. Leurs conversations s’alimentaient de sujets de toutes sortes, plus ou moins graves ou distrayants, tandis qu’avec Alexandre le père et la mère ne parlaient que de la ferme, des bêtes, de ses études. Ils voulaient qu’il pousse au-delà du BEP, alors que lui disait déjà tout connaître du métier, les études ne lui apporteraient absolument rien. Avec les parents, il n’avait qu’une relation professionnelle.
Ils passaient toujours à table à vingt heures précises, pile au moment où démarrait le journal. Sans que ce soit fait exprès c’était comme ça, Roger Gicquel, Jean Lanzi ou Hélène Vila trônaient en bout de table. Le plus souvent les reportages étaient recouverts par les bruits de la conversation. Cette grand-messe du 20 heures, personne ne l’écoutait vraiment, sauf quand le père ou la mère lançait un « chut » retentissant, signe que quelque chose de grave avait lieu dans le monde ou ailleurs, dans l’espace par exemple, puisque maintenant on s’intéressait aussi à ça, les Russes ayant le moteur pour aller sur Mars.
En général, Vanessa parlait d’Untel ou d’Unetelle qu’elle avait vus, aussi bien d’une copine que d’un lointain voisin, tandis que Caroline racontait ce qu’elle avait fait la veille ou ce qu’elle ferait le lendemain, quand elle ne dissertait pas à propos d’une lecture ou d’un cours qu’elle venait de réviser, s’exprimant comme si elle était déjà prof. Lorsqu’elle s’enflammait à propos d’un film, ça voulait dire qu’il faudrait la conduire à Villefranche ou à Cahors, ou bien la déposer chez Justine, Alice, Sandrine ou Valérie afin que d’autres parents prennent le relais et les descendent jusqu’à la salle de ciné. Chaque fois qu’elle s’exprimait, Caroline ouvrait l’espace, elle débordait largement le périmètre de la ferme, pourtant ici il y avait tout ce qu’il faut pour faire une vie. Quant à Agathe, elle s’amusait de ses deux aînées, pressée de les rattraper. En attendant elle leur empruntait leurs chaussures, leurs pulls et leurs robes, impatiente d’être grande, elle aussi, et auréolée de cette immanquable préférence du dernier-né.
À la télé il y avait encore des images de la manifestation dans l’Isère, des illuminés venus de France, d’Allemagne et de Suisse camper sur le chantier du réacteur Superphénix à Creys-Malville, des babas cools qui créaient un genre de second Larzac. Les CRS les avaient salement virés. Et là, pour une fois, Alexandre décida de briller. Ce soir, ce serait de lui qu’émanerait le sensationnel, et il commença de leur raconter l’épisode des trois fourgons de gendarmerie chez le père Crayssac. Pour une fois, les autres l’écoutèrent sans y croire, stupéfaits qu’il puisse parler autant et qu’il ait frôlé de si près le fait divers. Pour une fois, l’actualité du coteau rivalisa avec les reportages du JT.
Alexandre leur rapporta la scène comme s’il la revivait, mobilisant toute l’attention. Caroline l’écoutait en y associant sans doute la substance d’un chapitre de livre ou d’une séquence de film ; Vanessa imaginait à regret les photos qu’elle aurait pu prendre de ces poteaux sabotés, du vieux avec son fusil et de la légion de gendarmes prêts à lui sauter dessus ; Agathe, elle, suivait ça, aussi sceptique et méfiante que les parents, et pour tout dire inquiète.
Alexandre fut bien obligé d’avouer que le vieux ne s’était pas retenu de le traiter de fils de cons, de fils de trous du cul de propriétaires, martelant que ces histoires c’était de la faute des parents, après tout c’étaient bien eux qui avaient obéi à Giscard en commandant le téléphone !
— Alors, il leur a tiré dessus ou pas ?
Pour une fois qu’Alexandre tenait l’assistance en haleine, il aurait aimé en rajouter, donner dans le spectaculaire avec des coups de feu, l’épagneul qui saute à la gorge des gendarmes, mais il s’en tint à la vérité.
Depuis que Crayssac luttait sur le Larzac, il était devenu une figure. Dès que la télé parlait de manifs là-haut, sur le causse, on regardait de près l’écran pour voir si des fois on ne le reconnaîtrait pas. Plus proche du parti communiste que des hippies, Crayssac était sur le Larzac comme chez lui, il faisait corps avec les enflammés des syndicats et de la Lutte occitane, aussi bien qu’avec ceux de la Jeunesse agricole catholique et de ces artistes venus de Paris. Il avait jeûné avec les évêques de Rodez et de Montpellier, même François Mitterrand les avait rejoints, faisant lui aussi une grève de la faim, une grève de la faim de trois quarts d’heure seulement, mais qui avait quand même marqué les esprits. Le socialiste avait juré que s’il accédait un jour au pouvoir son premier acte serait de rendre le causse aux paysans… Le Larzac, donc, ce n’était pas rien, et dans un monde hypnotisé par la modernité, c’était bien la preuve que la nature était au centre de tout.
— Bon alors, ils l’ont embarqué ou pas ?
Sans faire le bravache, Alexandre précisa malgré tout qu’au dernier moment il avait eu le réflexe de planquer le fusil du vieux en haut de l’armoire, en revanche il n’évoqua pas le regard que lui avaient lancé les gendarmes quand ils s’étaient postés devant la porte, de ces regards qui ne vous lâchent pas.
Il n’en rajouta peut-être pas, mais il passa le message à la tablée, leur disant tout ce que Crayssac désapprouvait dans leur manière de mener la ferme, d’augmenter le cheptel et les parcelles, à cause d’eux les chemins seraient jalonnés de poteaux de pin contaminés qui nous empoisonneraient tous…
Il y avait de la réprobation dans les yeux des parents, et dans ceux des sœurs tout autant. Dans la famille on ne voulait pas faire d’histoires, pas plus avec les gendarmes qu’avec qui que ce soit. Pomper l’eau de la rivière suscitait déjà assez d’hostilités comme ça, sans parler du commerce avec l’hypermarché, même dans les campagnes les plus isolées il y avait toujours mille raisons de se faire détester. Chez les Fabrier on n’avait rien contre les gendarmes, et encore moins contre les militaires, au contraire, depuis cette foutue sécheresse on savait bien que sans les Berliet de l’infanterie d’Angoulême et de Brive les paysans auraient manqué de fourrage en ce moment même. C’étaient bien des militaires en effet qui depuis deux mois descendaient du fourrage depuis la Creuse, l’Indre et la Loire, c’étaient bien des camions-citernes du 7e RIMa qui montaient de l’eau dans les campagnes à sec pour approvisionner les abreuvoirs et les puits. Sans les Berliet de l’infanterie, les vaches auraient été aussi desséchées que le fond des mares. Larzac ou pas, force était de reconnaître que depuis le mois de juin l’armée se démenait. Alors il n’y avait vraiment pas lieu de chercher

Samedi 10 mai 1980
Ce téléphone, voilà quatre ans qu’il était là. Les filles l’auraient voulu orange, mais sous prétexte qu’un truc orange qui se mettrait à sonner ça ferait peur, les parents l’avaient pris gris. De toute façon les téléphones de couleur étaient réservés à Paris. En province il fallait des semaines d’attente dès qu’on demandait un autre coloris que le modèle de base, le bakélite gris béton. Finalement on s’y était fait au gris béton. Pourtant avec sa coque creuse et son cadran à crécelle il était moche, on aurait dit un parpaing en plastique injecté.
Et puis, l’embêtant avec ce modèle gris, c’est que tout le monde avait le même, aussi bien M. Troquier, le directeur de l’agence du Crédit agricole, que le vétérinaire ou la station Antar, et avec la même sonnerie. À le voir trôner sur son petit guéridon dans le couloir, il avait plus l’air d’un ustensile administratif que d’un lien familial. N’empêche que grâce à lui l’absence de Caroline se faisait moins abrupte, au moins on savait qu’à tout moment on pouvait la joindre. Les sœurs l’appelaient au moins deux fois la semaine, le mardi et le jeudi, chaque fois ça bataillait ferme pour tenir l’écouteur, alors que ça revenait à coller l’oreille à une porte, ou à voyager dans le coffre d’une voiture.
Depuis que Caroline habitait à Toulouse, elle ne rentrait qu’un week-end sur deux. En règle générale elle arrivait le vendredi en fin de journée, soit à la gare de Cahors, soit déposée par les parents de la fille Chastaing qui était elle aussi étudiante là-bas. Tout le reste du temps ça faisait drôle de voir cette place vide en bout de table, la chaise muette de la grande sœur, une place que Caroline s’était attribuée à titre d’aînée mais aussi parce qu’elle se levait à tout moment pour aider. Dans cette fratrie, sa manière de s’intéresser à tout, d’amener les conversations sur un peu tous les sujets, avait fait d’elle l’animatrice de la famille, la sœur en chef. Cette place, elle ne la retrouvait qu’un vendredi soir sur deux, et plus que jamais elle avait des choses à raconter. À propos de ses études bien sûr, de sa vie à Toulouse, de tous les nouveaux amis qu’elle s’y était faits, des étrangers et non plus des jeunes du coin. Elle racontait mille choses sur la grande ville, le grand appartement dans le quartier Saint-Cyprien qu’ils partageaient à cinq, un cinq-pièces dans un vieil immeuble avec la Garonne pas loin, et comme le plus souvent ils y étaient bien plus que cinq, ça occasionnait une animation folle. Caroline s’ouvrait sur tout, comme si elle n’avait rien à cacher, que tout pouvait se dire. Par chance elle avait trouvé cette combine de vie plus ou moins communautaire. Elle parlait tout le temps de la bande d’étudiants qui passaient régulièrement à l’appartement, Diego, Trevis, Richard, Kathleen, de deux ou trois autres aussi, mais surtout de cette fille qui venait d’Allemagne, Constanze. Si Caroline parlait souvent de Constanze, c’était un peu par provocation, chaque fois qu’elle prononçait le prénom de la grande blonde, elle lançait un coup d’œil à son frère, parce qu’elle avait bien vu que les dimanches soir où Alexandre la raccompagnait, il restait boire un verre avant de reprendre la route, parfois il s’incrustait une bonne partie de la soirée, mais uniquement lorsque Constanze était là. Si la blonde Allemande était absente, ou qu’il soit prévu qu’elle ne vienne pas, alors Alexandre repartait beaucoup plus tôt.
— Pas vrai ?
— Arrête ! Tu racontes n’importe quoi. Si quelquefois je pars plus tôt, c’est juste qu’il y a des soirs où je suis plus fatigué, c’est tout…
— Non, non, ne l’écoutez pas ce grand cachotier, je vous jure que les soirs où Constanze est là, il est pas pressé de s’en aller !
— C’est vrai qu’elle est grande comme ça ? demanda Agathe en projetant sa main loin au-dessus de sa tête…
— Par contre je te préviens, frérot, c’est une bosseuse, elle fait de la biologie et du droit, c’est pas une fille pour toi.
— En plus les Allemandes, c’est des sportives, glissa la mère. À Moscou elles ont tout gagné, en natation elles vont plus vite que les hommes…
— Oui, mais ça c’est les Allemandes de l’Est, trancha le père. Des armoires à glace avec un cou de taureau…
— Pas toutes, nuança Caroline. La preuve, Constanze vient de Leipzig.
— Et alors ?
— Et alors, Leipzig c’est à l’Est! »

À propos de l’auteur
JONCOUR_Serge_©ThesupermatSerge Joncour © Photo Thesupermat

Serge Joncour est l’auteur de douze livres, parmi lesquels UV (Le Dilettante, prix France Télévisions 2003) et, aux Éditions Flammarion, L’Idole (2005), Combien de fois je t’aime (2008), L’Amour sans le faire (2012), L’Écrivain national (prix des Deux Magots 2014), Repose-toi sur moi (prix Interallié 2016), Chien-Loup (prix du Roman d’Écologie, prix Landerneau 2018) et Nature Humaine (2020). (Source: Éditions Flammarion)

Page Wikipédia de l’auteur 
Compte Twitter de l’auteur
Page Facebook de l’auteur 

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#naturehumaine #SergeJoncour #editionsflammarion #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2020 #lundiLecture #LundiBlogs #RL2020 #coupdecoeur #litteraturefrancaise #rentreelitteraire #rentree2020 #litteraturecontemporaine #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #livre #roman #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #auteur #jaimelire #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Le pays des autres

SLIMANI_le_pays_des_autres

  RL2020

En deux mots:
Durant la Seconde guerre mondiale, Amine rencontre Mathilde du côté de Mulhouse. Le Marocain et l’Alsacienne vont s’aimer et se marier avant de s’installer du côté de Meknès. Dans «le pays des autres», Mathilde va devoir s’adapter, même si sa soif de liberté reste entière.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Mathilde, de Mulhouse à Meknès

Dans ce premier volet d’une trilogie explorant ses racines familiales, Leïla Slimani retrace la rencontre de ses grands-parents et leur installation au Maroc. Cette chronique douce-amère va nous conduite jusqu’en 1955.

Une image symbolise ce beau roman, celui du citrange, de cet oranger sur lequel on a greffé une branche de citronnier, qui donne des fruits immangeables. «Leur pulpe était sèche et leur goût si amer que cela faisait monter les larmes aux yeux». Car dans ce livre il en va des hommes comme de la botanique: «A la fin, une espèce prenait le pas sur l’autre et un jour l’orange aurait raison du citron ou l’inverse et l’arbre redonnerait enfin des fruits comestibles.» Dans «Le pays des autres», dans cette France qui n’est pas le pays d’Amine, dans ce Maroc qui n’est pas le pays de Mathilde toute la question est de savoir qui prendra le pas sur l’autre.
Tout commence avec la Seconde Guerre mondiale quand Amine, qui défend la patrie du pays qui exerce son protectorat sur son Maroc natal, rencontre Mathilde du côté de Mulhouse. Elle n’avait pas vingt ans, mais de «grands yeux ravis et surpris de tout, sa voix encore fragile, sa langue tiède et douce comme celle d’une petite fille». Il avait vingt-huit ans, il était «tellement beau qu’elle avait peur qu’on le lui prenne». Très vite, ils se marient et très vite elle décide de suivre son mari au Maroc, sorte de pays de cocagne où la fortune sourit aux audacieux. Du moins, c’est ce que le jeune couple veut croire. Mais dès le pays posé de l’autre côté de la Méditerranée, il leur faut déchanter. Quand Amine lui explique qu’en attendant d’avoir construit son domaine, il leur faudrait vivre chez sa mère, elle veut croire à une plaisanterie, avant de comprendre qu’au Maroc, c’est comme ça. «Cette phrase, elle l’entendrait souvent. À cet instant précis, elle comprit qu’elle était une étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des autres. Amine était sur son territoire à présent, c’était lui qui expliquait les règles, qui disait la marche à suivre, qui traçait les frontières de la pudeur, de la honte et de la bienséance.»
Aux premières difficultés viennent se joindre les déconvenues économiques. Si Amine est un bourreau de travail, son domaine est loin d’être fructueux. Il tâtonne, il cherche quelles cultures s’adaptent le mieux au climat et à la rocaille. «Pendant les quatre premières années à la ferme, ils allaient connaître toutes les déconvenues, et leur vie prendre des accents de récit biblique». Leurs beaux rêves se dissolvent dans les difficultés, le poids de la famille et notamment les regards méprisants du beau-frère, gardien des traditions. La place de Mathilde est auprès des femmes et auprès de ses enfants Aïcha et Selim.
L’Alsacienne a beau assurer à sa sœur Irène qu’elle vit un rêve, ses lettres cachent de plus en plus mal son mal-être. Pourtant, elle se bat, décide de suivre son mari quand il sort. «C’est ainsi, je viens avec.» Ce qui ne fait qu’augmenter la méfiance des marocains et renforcer la méfiance vis-à-vis de ce couple très particulier. Fort heureusement, Mathilde trouve quelques alliés, à commencer par sa belle-sœur Selma, dont elle va faire sa meilleure amie. Dragan, le médecin, la secondera aussi dans son ambition de soulager les maux des malades dans son «dispensaire», lui apportant des rudiments de médecine.
Dans ce premier volume de ce qui est annoncé comme une trilogie, Leïla Slimani n’occulte rien non des troubles qui agitent le pays et qui vont déchirer la famille Belhaj. Omar, le frère d’Amine prenant fait et cause pour les nationalistes: «Il n’y a plus que les armes qui permettront de libérer ce pays».
C’est dans ce climat insurrectionnel que Mathilde va perdre son père et ses illusions. Mais aussi vouloir transmettre à ses enfants des valeurs et des idées qui leur permettront de marcher la tête haute. Gageons que le prochain épisode sera celui de l’indépendance, et pas uniquement d’un pays. En attendant ne boudons pas notre plaisir à découvrir une autre facette du talent de Leïla Slimani avec cette plongée dans sa généalogie.

Le pays des autres
Leïla Slimani
Éditions Gallimard
Roman
368 p., 21,90 €
EAN 9782072887994
Paru le 5/03/2020

Où?
Le roman se déroule principalement au Maroc, à Meknès mais aussi à Fès ou encore Rabat ainsi qu’en France, à Mulhouse et environs.

Quand?
L’action se situe de la Seconde Guerre mondiale à1955.

Ce qu’en dit l’éditeur
En 1944, Mathilde, une jeune Alsacienne, s’éprend d’Amine Belhaj, un Marocain combattant dans l’armée française. Après la Libération, le couple s’installe au Maroc à Meknès, ville de garnison et de colons. Tandis qu’Amine tente de mettre en valeur un domaine constitué de terres rocailleuses et ingrates, Mathilde se sent vite étouffée par le climat rigoriste du Maroc. Seule et isolée à la ferme avec ses deux enfants, elle souffre de la méfiance qu’elle inspire en tant qu’étrangère et du manque d’argent. Le travail acharné du couple portera-t-il ses fruits? Les dix années que couvre le roman sont aussi celles d’une montée inéluctable des tensions et des violences qui aboutiront en 1956 à l’indépendance de l’ancien protectorat.
Tous les personnages de ce roman vivent dans «le pays des autres» : les colons comme les indigènes, les soldats comme les paysans ou les exilés. Les femmes, surtout, vivent dans le pays des hommes et doivent sans cesse lutter pour leur émancipation. Après deux romans au style clinique et acéré, Leïla Slimani, dans cette grande fresque, fait revivre une époque et ses acteurs avec humanité, justesse, et un sens très subtil de la narration.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV info (Laurence Houot)
La Presse (Nathalie Collard)
La Montagne (Rémi Bonnet)
Le Temps (Lisbeth Koutchoumoff Arman)
Culture-Tops (Anne-Marie Joire-Noulens)
We culte (Serge Bressan)
Jeune Afrique (Mabrouck Rachedi)
Blog Carobookine
Blog Mes petites chroniques littéraires


Leïla Slimani présente Le pays des autres à La Grande Librairie © Production France Télévisions

INCIPIT (Le premier chapitre du livre)
La première fois que Mathilde visita la ferme, elle pensa : « C’est trop loin. » Un tel isolement l’inquiétait. À l’époque, en 1947, ils ne possédaient pas de voiture et ils avaient parcouru les vingt-cinq kilomètres qui les séparaient de Meknès sur une vieille trotteuse, conduite par un Gitan. Amine ne prêtait pas attention à l’inconfort du banc en bois ni à la poussière qui faisait tousser sa femme. Il n’avait d’yeux que pour le paysage et il se montrait impatient d’arriver sur les terres que son père lui avait confiées.
En 1935, après des années de labeur comme traducteur dans l’armée coloniale, Kadour Belhaj avait acheté ces hectares de terres couvertes de rocaille. Il avait raconté à son fils son espoir d’en faire une exploitation florissante qui pourrait nourrir des générations d’enfants Belhaj. Amine se souvenait du regard de son père, de sa voix qui ne tremblait pas quand il exposait ses projets pour la ferme. Des arpents de vignes, lui avait-il expliqué, et des hectares entiers dévolus aux céréales. Sur la partie la plus ensoleillée de la colline, il faudrait construire une maison, entourée d’arbres fruitiers et de quelques allées d’amandiers. Kadour était fier soit à lui. « Notre terre ! » Il prononçait ces mots non pas à la manière des nationalistes ou des colons, au nom de principes moraux ou d’un idéal, mais comme un propriétaire heureux de son bon droit. Le vieux Belhaj voulait être enterré ici et qu’y soient enterrés ses enfants, que cette terre le nourrisse et qu’elle abrite sa dernière demeure. Mais il mourut en 1939, alors que son fils s’était engagé dans le régiment des spahis et portait fièrement le burnous et le sarouel. Avant de partir sur le front, Amine, fils aîné et désormais chef de famille, loua le domaine à un Français originaire d’Algérie.
Quand Mathilde demanda de quoi était mort ce beau-père qu’elle n’avait pas connu, Amine toucha son estomac et il hocha la tête en silence. Plus tard, Mathilde apprit ce qui était arrivé. Kadour Belhaj souffrait, depuis son retour de Verdun, de maux de ventre chroniques, et aucun guérisseur marocain ou européen n’était parvenu à le soulager. Lui qui se vantait d’être un homme de raison, fier de son éducation et de son talent pour les langues étrangères, s’était traîné, honteux et désespéré, dans le sous-sol qu’occupait une chouafa. La sorcière avait tenté de le convaincre qu’il était envoûté, qu’on lui en voulait et que cette douleur était le fait d’un ennemi redoutable. Elle lui avait tendu une feuille de papier pliée en quatre qui contenait une poudre jaune safran. Le soir même, il avait bu le remède dilué dans de l’eau et il était mort en quelques heures, dans des souffrances atroces. La famille n’aimait pas en parler. On avait honte de la naïveté du père et des circonstances de son décès car le vénérable officier s’était vidé dans le patio de la maison, sa djellaba blanche trempée de merde.
En ce jour d’avril 1947, Amine sourit à Mathilde et il pressa le cocher, qui frottait ses pieds sales et nus l’un contre l’autre. Le paysan fouetta la mule avec plus de vigueur et Mathilde sursauta. La violence du Gitan la révoltait. Il faisait claquer sa langue, « Ra », et il abattait son fouet contre la croupe squelettique de la bête. C’était le printemps et Mathilde était enceinte de deux mois. Les champs étaient couverts de soucis, de mauves et de bourrache. Un vent frais agitait les tiges des tournesols. De chaque côté de la route se trouvaient les propriétés de colons français, installés ici depuis vingt ou trente ans et dont les plantations s’étendaient en pente douce, jusqu’à l’horizon. La plupart venaient d’Algérie et les autorités leur avaient octroyé les meilleures terres et les plus grandes superficies. Amine tendit un bras et il mit son autre main en visière au-dessus de ses yeux pour se protéger du soleil de midi et contempler la vaste étendue qui s’offrait à lui. De l’index, il montra à sa femme une allée de cyprès qui ceignait la propriété de Roger Mariani qui avait fait fortune dans le vin et l’élevage de porcs. Depuis la route, on ne pouvait pas voir la maison de maître ni même les arpents de vignes. Mais Mathilde n’avait aucun mal à imaginer la richesse de ce paysan, richesse qui la remplissait d’espoir sur son propre sort. Le paysage, d’une beauté sereine, lui rappelait une gravure accrochée au-dessus du piano, chez son professeur de musique à Mulhouse. Elle se souvint des explications de celui-ci : « C’est en Toscane, mademoiselle. Un jour peut-être irez-vous en Italie. »
La mule s’arrêta et se mit à brouter l’herbe qui poussait sur le bord du chemin. Elle n’avait aucune intention de gravir la pente qui leur faisait face et qui était couverte de grosses pierres blanches. Furieux, le cocher se redressa et il agonit la bête d’insultes et de coups. Mathilde sentit les larmes monter à ses paupières. Elle essaya de se retenir, elle se colla contre son mari qui trouva sa tendresse déplacée.
« Qu’est-ce que tu as ? demanda Amine.
— Dis-lui d’arrêter de frapper cette pauvre mule. »
Mathilde posa sa main sur l’épaule du Gitan et elle le regarda, comme un enfant qui cherche à amadouer un parent furieux. Mais le cocher redoubla de violence. Il cracha par terre, leva le bras et dit : « Tu veux tâter du fouet toi aussi ? »
L’humeur changea et aussi le paysage. Ils arrivèrent au sommet d’une colline aux flancs râpés. Plus de fleurs, plus de cyprès, à peine quelques oliviers qui survivaient au milieu de la rocaille. Une impression de stérilité se dégageait de cette colline. On n’était plus en Toscane, pensa Mathilde, mais au far west. Ils descendirent de la carriole et ils marchèrent jusqu’à une petite bâtisse blanche et sans charme, dont le toit consistait en un vulgaire morceau de tôle. Ce n’était pas une maison, mais une sommaire enfilade de pièces de petite taille, sombres et humides. L’unique fenêtre, placée très haut pour se protéger des invasions de nuisibles, laissait pénétrer une faible lumière. Sur les murs, Mathilde remarqua de larges auréoles verdâtres provoquées par les dernières pluies. L’ancien locataire vivait seul ; sa femme était rentrée à Nîmes après avoir perdu un enfant et il n’avait jamais songé à faire de ce bâtiment un endroit chaleureux, susceptible d’accueillir une famille. Mathilde, malgré la douceur de l’air, se sentit glacée. Les projets qu’Amine lui exposait la remplissaient d’inquiétude.
*
Le même désarroi l’avait saisie quand elle avait atterri à Rabat, le 1er mars 1946. Malgré le ciel désespérément bleu, malgré la joie de retrouver son mari et la fierté d’avoir échappé à son destin, elle avait eu peur. Elle avait voyagé pendant deux jours. De Strasbourg à Paris, de Paris à Marseille puis de Marseille à Alger, où elle avait embarqué dans un vieux Junkers et avait cru mourir. Assise sur un banc inconfortable, au milieu d’hommes aux regards fatigués par les années de guerre, elle avait eu du mal à retenir ses cris. Pendant le vol, elle pleura, elle vomit, elle pria Dieu. Dans sa bouche se mêlèrent le goût de la bile et celui du sel. Elle était triste, non pas tant de mourir au-dessus de l’Afrique, mais à l’idée d’apparaître sur le quai où l’attendait l’homme de sa vie dans une robe fripée et maculée de vomi. Finalement elle atterrit saine et sauve et Amine était là, plus beau que jamais, sous ce ciel d’un bleu si profond qu’on aurait dit qu’il avait été lavé à grande eau. Son mari l’embrassa sur les joues, attentif aux regards des autres passagers. Il lui saisit le bras droit d’une façon qui était à la fois sensuelle et menaçante. Il semblait vouloir la contrôler.
Ils prirent un taxi et Mathilde se serra contre le corps d’Amine qu’elle sentait, enfin, tendu de désir, affamé d’elle. « Nous allons dormir à l’hôtel ce soir », annonça-t-il à l’adresse du chauffeur et, comme s’il voulait prouver sa moralité, il ajouta : « C’est ma femme. Nous venons de nous retrouver. » Rabat était une petite ville, blanche et solaire, dont l’élégance surprit Mathilde. Elle contempla avec ravissement les façades art déco des immeubles du centre et elle colla son nez contre la vitre pour mieux voir les jolies femmes qui descendaient le cours Lyautey, leurs gants assortis à leurs chaussures et à leur chapeau. Partout, des travaux, des immeubles en chantier devant lesquels des hommes en haillons venaient demander du travail. Là des bonnes sœurs marchaient à côté de deux paysannes, portant sur leur dos des fagots. Une petite fille, à qui l’on avait coupé les cheveux à la garçonne, riait sur un âne qu’un homme noir tirait. Pour la première fois de sa vie, Mathilde respirait le vent salé de l’Atlantique. La lumière faiblit, gagna en rose et en velouté. Elle avait sommeil et elle s’apprêtait à poser sa tête sur l’épaule de son mari quand celui-ci annonça qu’on était arrivés.
Ils ne sortirent pas de la chambre pendant deux jours. Elle, qui était pourtant si curieuse des autres et du dehors, refusa d’ouvrir les volets. Elle ne se lassait pas des mains d’Amine, de sa bouche, de l’odeur de sa peau, qui, elle le comprenait maintenant, avait à voir avec l’air de ce pays. Il exerçait sur elle un véritable envoûtement et elle le suppliait de rester en elle aussi longtemps que possible, même pour dormir, même pour parler.
La mère de Mathilde disait que c’était la souffrance et la honte qui ravivaient le souvenir de notre condition d’animal. Mais jamais on ne lui avait parlé de ce plaisir-là. Pendant la guerre, les soirs de désolation et de tristesse, Mathilde se faisait jouir dans le lit glacé de sa chambre, à l’étage. Lorsque retentissait l’alarme qui annonçait les bombes, quand commençait à se faire entendre le vrombissement d’un avion, Mathilde courait, non pas pour sa survie, mais pour assouvir son désir. À chaque fois qu’elle avait peur, elle montait dans sa chambre dont la porte ne fermait pas mais elle se fichait bien que quelqu’un la surprenne. De toute façon les autres aimaient rester groupés dans les trous ou dans les sous-sols, ils voulaient mourir ensemble, comme des bêtes. Elle s’allongeait sur son lit, et jouir était le seul moyen de calmer la peur, de la contrôler, de prendre le pouvoir sur la guerre. Allongée sur les draps sales, elle pensait aux hommes qui partout traversaient des plaines, armés de fusils, des hommes privés de femmes comme elle était privée d’homme. Et tandis qu’elle appuyait sur son sexe, elle se figurait l’immensité de ce désir inassouvi, cette faim d’amour et de possession qui avait saisi la terre entière. L’idée de cette lubricité infinie la plongeait dans un état d’extase. Elle jetait la tête en arrière et, les yeux révulsés, elle imaginait des légions d’hommes venir à elle, la prendre, la remercier. Pour elle, peur et plaisir se confondaient et dans les moments de danger, sa première pensée était toujours celle-là.
Au bout de deux jours et deux nuits, Amine dut presque la tirer du lit, mort de soif et de faim, pour qu’elle accepte de s’attabler à la terrasse de l’hôtel. Et là encore, tandis que le vin lui réchauffait le cœur, elle pensait à la place qu’Amine, bientôt, reviendrait combler entre ses cuisses. Mais son mari avait pris un air sérieux. Il dévora la moitié d’un poulet avec les mains et voulut parler d’avenir. Il ne remonta pas avec elle dans la chambre et s’offusqua qu’elle lui propose une sieste. Plusieurs fois, il s’absenta pour passer des coups de téléphone. Quand elle lui demanda à qui il avait parlé et quand ils quitteraient Rabat et l’hôtel, il se montra très vague. « Tout ira très bien, lui disait-il. Je vais tout arranger. »
Au bout d’une semaine, alors que Mathilde avait passé l’après-midi seule, il rentra dans la chambre, nerveux, contrarié. Mathilde le couvrit de caresses, elle s’assit sur ses genoux. Il trempa ses lèvres dans le verre de bière qu’elle lui avait servi et il dit : « J’ai une mauvaise nouvelle. Nous devons attendre quelques mois avant de nous installer sur notre propriété. J’ai parlé au locataire et il refuse de quitter la ferme avant la fin du bail. J’ai essayé de trouver un appartement à Meknès, mais il y a encore beaucoup de réfugiés et rien à louer pour un prix raisonnable. » Mathilde était désemparée.
« Et que ferons-nous alors ?
— Nous allons vivre chez ma mère en attendant. »
Mathilde sauta sur ses pieds et elle se mit à rire.
« Tu n’es pas sérieux ? » Elle avait l’air de trouver la situation ridicule, hilarante. Comment un homme comme Amine, un homme capable de la posséder comme il l’avait fait cette nuit, pouvait-il lui faire croire qu’ils allaient vivre chez sa mère ?
Mais Amine ne goûta pas la plaisanterie. Il resta assis, pour ne pas avoir à subir la différence de taille entre sa femme et lui. D’une voix glacée, les yeux fixés sur le sol en granito, il affirma :
« Ici, c’est comme ça. »
Cette phrase, elle l’entendrait souvent. À cet instant précis, elle comprit qu’elle était une étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des autres. Amine était sur son territoire à présent, c’était lui qui expliquait les règles, qui disait la marche à suivre, qui traçait les frontières de la pudeur, de la honte et de la bienséance. En Alsace, pendant la guerre, il était un étranger, un homme de passage qui devait se faire discret. Lorsqu’elle l’avait rencontré durant l’automne 1944 elle lui avait servi de guide et de protectrice. Le régiment d’Amine était stationné dans son bourg à quelques kilomètres de Mulhouse et ils avaient dû attendre pendant des jours des ordres pour avancer vers l’est. De toutes les filles qui encerclèrent la Jeep le jour de leur arrivée, Mathilde était la plus grande. Elle avait des épaules larges et des mollets de jeune garçon. Son regard était vert comme l’eau des fontaines de Meknès, et elle ne quitta pas Amine des yeux. Pendant la longue semaine qu’il passa au village, elle l’accompagna en promenade, elle lui présenta ses amis et elle lui apprit des jeux de cartes. Il faisait bien une tête de moins qu’elle et il avait la peau la plus sombre qu’on puisse imaginer. Il était tellement beau qu’elle avait peur qu’on le lui prenne. Peur qu’il soit une illusion. Jamais elle n’avait ressenti ça. Ni avec le professeur de piano quand elle avait quatorze ans. Ni avec son cousin Alain qui mettait sa main sous sa robe et volait pour elle des cerises au bord du Rhin. Mais arrivée ici, sur sa terre à lui, elle se sentit démunie.
*
Trois jours plus tard, ils montèrent dans un camion dont le chauffeur avait accepté de les conduire jusqu’à Meknès. Mathilde était incommodée par l’odeur du routier et par le mauvais état de la route. Deux fois, ils s’arrêtèrent au bord du fossé pour qu’elle puisse vomir. Pâle et épuisée, les yeux fixés sur un paysage auquel elle ne trouvait ni sens ni beauté, Mathilde fut submergée par la mélancolie. « Faites, se dit-elle, que ce pays ne me soit pas hostile. Ce monde me sera-t-il un jour familier ? » Quand ils arrivèrent à Meknès, la nuit était tombée et une pluie drue et glacée s’abattait contre le pare-brise du camion. « Il est trop tard pour te présenter ma mère, expliqua Amine. Nous dormons à l’hôtel. »
La ville lui parut noire et hostile. Amine lui en expliqua la topographie qui répondait aux principes émis par le maréchal Lyautey au début du protectorat. Une séparation stricte entre la médina, dont les mœurs ancestrales devaient être préservées, et la ville européenne, dont les rues portaient des noms de villes françaises et qui se voulait un laboratoire de la modernité. Le camion les déposa en contrebas, sur la rive gauche de l’oued Boufakrane, à l’entrée de la ville indigène. La famille d’Amine y vivait, dans le quartier de Berrima, juste en face du mellah. Ils prirent un taxi pour se rendre de l’autre côté du fleuve. Ils empruntèrent une longue route en montée, longèrent des terrains de sport et traversèrent une sorte de zone tampon, un no man’s land qui séparait la ville en deux et où il était interdit de construire. Amine lui indiqua le camp Poublan, base militaire qui surplombait la ville arabe et en surveillait les moindres soubresauts.
Ils s’installèrent dans un hôtel convenable et le réceptionniste examina, avec des précautions de fonctionnaire, leurs papiers et leur acte de mariage. Dans l’escalier qui les menait à leur chambre, une dispute faillit éclater car le garçon d’étage s’obstinait à parler en arabe à Amine qui s’adressait à lui en français. L’adolescent jeta à Mathilde des regards équivoques. Lui qui devait fournir aux autorités un petit papier pour prouver qu’il avait le droit, la nuit, de marcher dans les rues de la ville nouvelle en voulait à Amine de coucher avec l’ennemie et de circuler en liberté. À peine eurent-ils déposé leurs bagages dans leur chambre, qu’Amine remit son manteau et son chapeau. « Je vais saluer ma famille. Je ne tarderai pas. » Il ne lui laissa pas le temps de répondre, claqua la porte et elle l’entendit courir dans l’escalier.
Mathilde s’assit sur le lit, ses jambes ramenées contre son torse. Que faisait-elle ici ? Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même et à sa vanité. C’est elle qui avait voulu vivre l’aventure, qui s’était embarquée, bravache, dans ce mariage dont ses amies d’enfance enviaient l’exotisme. À présent, elle pouvait être l’objet de n’importe quelle moquerie, de n’importe quelle trahison. Peut-être Amine avait-il rejoint une maîtresse ? Peut-être même était-il marié, puisque, comme son père le lui avait dit avec une moue gênée, les hommes ici étaient polygames ? Il jouait peut-être aux cartes dans un bistrot à quelques pas d’ici, se réjouissant devant ses amis d’avoir faussé compagnie à sa pesante épouse. Elle se mit à pleurer. Elle avait honte de céder à la panique, mais la nuit était tombée, elle ne savait pas où elle était. Si Amine ne revenait pas, elle serait complètement perdue, sans argent, sans ami. Elle ne connaissait même pas le nom de la rue où ils logeaient.
Quand Amine rentra, un peu avant minuit, elle était là, échevelée, le visage rouge et décomposé. Elle avait mis du temps à ouvrir la porte, elle tremblait et il crut que quelque chose s’était passé. Elle se jeta dans ses bras et elle tenta d’expliquer sa peur, sa nostalgie, l’angoisse folle qui l’avait étreinte. Il ne comprenait pas, et le corps de sa femme, accrochée à lui, lui sembla affreusement lourd. Il l’attira vers le lit et ils s’assirent l’un à côté de l’autre. Amine avait le cou mouillé de larmes. Mathilde se calma, sa respiration se fit plus lente, elle renifla plusieurs fois et Amine lui tendit un mouchoir qu’il avait caché dans sa manche. Il lui caressa lentement le dos et lui dit : « Ne fais pas la petite fille. Tu es ma femme maintenant. Ta vie est ici. »
Deux jours plus tard, ils s’installèrent dans la maison de Berrima. Dans les étroites ruelles de la vieille ville, Mathilde agrippa le bras de son mari, elle avait peur de se perdre dans ce labyrinthe où une foule de commerçants se pressaient, où les vendeurs de légumes hurlaient leurs boniments. Derrière la lourde porte cloutée de la maison, la famille l’attendait. La mère, Mouilala, se tenait au milieu du patio. Elle portait un élégant caftan de soie et ses cheveux étaient recouverts d’un foulard vert émeraude. Pour l’occasion, elle avait ressorti de son coffre en cèdre de vieux bijoux en or ; des bracelets de cheville, une fibule gravée et un collier si lourd que son corps chétif était un peu courbé vers l’avant. Quand le couple entra elle se jeta sur son fils et le bénit. Elle sourit à Mathilde qui prit ses mains dans les siennes et contempla ce beau visage brun, ces joues qui avaient un peu rougi. « Elle dit bienvenue », traduisit Selma, la petite sœur qui venait de fêter ses neuf ans. Elle se tenait devant Omar, un adolescent maigre et taiseux, qui garda les mains derrière son dos et les yeux baissés.

Mathilde dut s’habituer à cette vie les uns sur les autres, à cette maison où les matelas étaient infestés de punaises et de vermine, où l’on ne pouvait se protéger des bruits du corps et des ronflements. Sa belle-sœur entrait dans sa chambre sans prévenir et elle se jetait sur son lit en répétant les quelques mots de français qu’elle avait appris à l’école. La nuit, Mathilde entendait les cris de Jalil, le plus jeune frère, qui vivait enfermé à l’étage avec pour seule compagnie un miroir qu’il ne perdait jamais de vue. Il fumait continuellement le sebsi, et l’odeur du kif se répandait dans le couloir et l’étourdissait.
Toute la journée, des hordes de chats traînaient leurs profils squelettiques dans le petit jardin intérieur, où un bananier couvert de poussière luttait pour ne pas mourir. Au fond du patio était creusé un puits dans lequel la bonne, ancienne esclave, faisait remonter de l’eau pour le ménage. Amine lui avait dit que Yasmine venait d’Afrique, peut-être du Ghana, et que Kadour Belhaj l’avait achetée pour sa femme sur le marché de Marrakech.

Extraits
« — Nous allons vivre chez ma mère en attendant. »
Mathilde sauta sur ses pieds et elle se mit à rire.
« Tu n’es pas sérieux ? » Elle avait l’air de trouver la situation ridicule, hilarante. Comment un homme comme Amine, un homme capable de la posséder comme il l’avait fait cette nuit, pouvait-il lui faire croire qu’ils allaient vivre chez sa mère ?
Mais Amine ne goûta pas la plaisanterie. Il resta assis, pour ne pas avoir à subir la différence de taille entre sa femme et lui. D’une voix glacée, les yeux fixés sur le sol en granito, il affirma :
« Ici, c’est comme ça. »
Cette phrase, elle l’entendrait souvent. À cet instant précis, elle comprit qu’elle était une étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des autres. Amine était sur son territoire à présent, c’était lui qui expliquait les règles, qui disait la marche à suivre, qui traçait les frontières de la pudeur, de la honte et de la bienséance. En Alsace, pendant la guerre, il était un étranger, un homme de passage qui devait se faire discret. Lorsqu’elle l’avait rencontré durant l’automne 1944 elle lui avait servi de guide et de protectrice. Le régiment d’Amine était stationné dans son bourg à quelques kilomètres de Mulhouse et ils avaient dû attendre pendant des jours des ordres pour avancer vers l’est. De toutes les filles qui encerclèrent la Jeep le jour de leur arrivée, Mathilde était la plus grande. Elle avait des épaules larges et des mollets de jeune garçon. Son regard était vert comme l’eau des fontaines de Meknès, et elle ne quitta pas Amine des yeux. Pendant la longue semaine qu’il passa au village, elle l’accompagna en promenade, elle lui présenta ses amis et elle lui apprit des jeux de cartes. Il faisait bien une tête de moins qu’elle et il avait la peau la plus sombre qu’on puisse imaginer. Il était tellement beau qu’elle avait peur qu’on le lui prenne. Peur qu’il soit une illusion. Jamais elle n’avait ressenti ça. Ni avec le professeur de piano quand elle avait quatorze ans. Ni avec son cousin Alain qui mettait sa main sous sa robe et volait pour elle des cerises au bord du Rhin. Mais arrivée ici, sur sa terre à lui, elle se sentit démunie. » p. 22-23

« Lorsque Amine l’avait épousée, Mathilde avait à peine vingt ans et, à l’époque, il ne s’en était pas inquiété. Il trouvait même la jeunesse de son épouse tout à fait charmante, ses grands yeux ravis et surpris de tout, sa voix encore fragile, sa langue tiède et douce comme celle d’une petite fille. Il avait vingt-huit ans, ce qui n’était pas beaucoup plus vieux, mais plus tard il devrait reconnaître que son âge n’avait rien à voir avec ce malaise que sa femme, parfois, lui inspirait. Il était un homme et il avait fait la guerre. Il venait d’un pays où Dieu et l’honneur se confondent et puis il n’avait plus de père… » p. 41

« Pendant les quatre premières années à la ferme, ils allaient connaître toutes les déconvenues, et leur vie prendre des accents de récit biblique. Le colon qui avait loué la propriété pendant la guerre avait vécu sur une petite parcelle cultivable, derrière la maison, et tout restait à faire. D’abord, il fallut défricher et débarrasser la terre du doum, cette plante vicieuse et tenace, qui demandait aux hommes un travail épuisant. Contrairement aux colons des fermes avoisinantes, Amine ne put compter sur l’aide d’un tracteur et ses ouvriers durent arracher le doum à la pioche, pendant des mois. Il fallut ensuite consacrer des semaines à l’épierrage, et le terrain, une fois libéré de la rocaille, fut défoncé à la charme et labouré. On y planta des lentilles, des petits pois, des haricots et des arpents entiers d’orge et de blé tendre. L’exploitation fut alors attaquée par un vol de sauterelles. Un nuage roussâtre, tout droit sorti d’un cauchemar, vint dans un crépitement dévorer les récoltes et les fruits dans les arbres. Amine s’emporta contre les ouvriers qui pour faire fuir les parasites se contentaient de taper contre des boîtes de conserves. » p. 49

« Pendant l’été 1954, Mathilde écrivit souvent à Irène mais ses lettres restèrent sans réponse. Elle pensa que les troubles qui agitaient le pays étaient responsables de ces dysfonctionnements et elle ne s’inquiète pas du silence de sa sœur. Francis Lacoste, nouveau résident général, avait succédé au général Guillaume et à son arrivée, en mai 1954, il promit de lutter contre la vague d’émeutes et d’assassinats qui terrorisaient la population française. Il menaça les nationalistes de terribles représailles et Omar, le frère d‘Amine, n’avait pas de mot trop dur pour lui. Un jour, ce dernier s’en prit à Mathilde et il l’insulte. Il avait appris la mort, en prison, du résistant Mohammed Zerktouni et il écumait de rage. « Il n’y a plus que les armes qui permettront de libérer ce pays. Ils vont voir ce que les nationalistes leur réservent. » Mathilde essaya de le calmer. « Tous les Européens ne sont pas comme ça, tu le sais très bien. » Elle lui cita l’exemple de Français qui s’étaient clairement déclarés favorables à l’indépendance et qui s’étaient même parfois fait arrêter pour avoir apporté une aide logistique… » p. 169

« Omar haïssait son frère autant qu’il haïssait la France. La guerre avait été sa vengeance, son moment de grâce. Il avait fondé beaucoup d’espoir sur ce conflit et il avait pensé qu’il en sortirait doublement libre. Son frère serait mort et la France serait vaincue. En 1940, après la capitulation, Omar afficha avec délice son mépris pour tous ceux qui manifestaient la moindre obséquiosité devant les Français. Il prenait du plaisir à les bousculer, à les pousser dans les queues des magasins, à cracher sur les chaussures des dames. Dans la ville européenne, il insultait les domestiques, les gardiens, les jardiniers qui tendaient, La tête basse, leur certificat de travail aux policiers français qui menaçaient : « Quand tu as fini de travailler, tu dégages : compris ? » Il appelait à la révolte, montrait du doigt les pancartes qui, au bas des immeubles, interdisaient les ascenseurs ou la baignade aux indigènes. » p. 211

« Un soir, alors qu’ils finissaient de dîner, un homme se présenta à leur porte. Dans l’obscurité du hall d’entrée, Amine ne reconnut pas tout de suite son compagnon d’armes. Mourad était trempé par la pluie, il grelottait dans ses habits mouillés. D’une main, il tenait fermés les pans de son manteau, de l’autre, il secouait sa casquette qui dégoulinait. Mourad avait perdu ses dents et il parlait comme un vieillard, en mâchant l’intérieur de ses joues. Amine le tira à l’intérieur et le serra contre lui, si fort qu’il put sentir chacune des côtes de son ancien compagnon. Il se mit à rire et il se fichait bien de mouiller ses vêtements. « Mathilde! Mathilde! » hurla-t-il en tirant Mourad derrière lui jusqu’au salon. Mathilde poussa un cri. Elle se souvenait parfaitement de l’ordonnance de son mari, un homme timide et délicat pour qui elle avait eu de l’amitié sans pouvoir jamais le lui exprimer. «Il faut qu’il se change, il est trempé jusqu’aux os. Mathilde, va lui chercher des vêtements. » Mourad s’insurgea, il mit les mains devant son visage et les agita nerveusement. » p. 239

À propos de l’auteur
Leïla Slimani est une journaliste et écrivaine franco-marocaine née à Rabat, Maroc le 3 octobre 1981, d’une mère franco-algérienne et d’un père marocain. Élève du lycée français de Rabat, elle a grandi dans une famille d’expression française. Son père, Othman Slimani, est banquier, sa mère est médecin ORL. En 1999, elle vient à Paris. Diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris, elle s’essaie au métier de comédienne (Cours Florent), puis se forme aux médias à l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP Europe). Elle est engagée au magazine Jeune Afrique en 2008 et y traite des sujets touchant à l’Afrique du Nord. Pendant quatre ans, son travail de reporter lui permet d’assouvir sa passion pour les voyages, les rencontres et la découverte du monde. En 2013, son premier manuscrit est refusé par toutes les maisons d’édition auxquelles elle l’avait envoyé. Elle entame alors un stage de deux mois à l’atelier de l’écrivain et éditeur Jean-Marie Laclavetine. Elle déclare par la suite: «Sans Jean-Marie, Dans le jardin de l’ogre n’existerait pas».
En 2014, elle publie son premier roman chez Gallimard, Dans le jardin de l’ogre. Le sujet (l’addiction sexuelle féminine) et l’écriture sont remarqués par la critique et l’ouvrage est proposé pour le Prix de Flore 2014. Son deuxième roman, Chanson douce, obtient le prix Goncourt 2016, ainsi que le Grand Prix des lectrices du magazine ELLE 2017. Il est adapté au cinéma en 2019, avec Karin Viard et Leïla Bekhti. En 2016, elle publie Le diable est dans les détails, recueil de textes écrits pour l’hebdomadaire Le 1. En parallèle, avec entre autres Salomé Lelouch, Marie Nimier, Ariane Ascaride et Nancy Huston, réunies sous le nom Paris des Femmes, elle cosigne l’ouvrage collectif théâtral Scandale publié dans la Collection des quatre-vents de L’avant-scène théâtre. En 2017 elle publie trois ouvrages: Sexe et mensonges: La vie sexuelle au Maroc qui a eu un fort retentissement médiatique, le roman graphique Paroles d’honneur, ainsi que Simone Veil, mon héroïne. Elle a été nommée représentante personnelle du président Emmanuel Macron pour la francophonie en novembre 2017. En 2020 paraît le premier tome d’une trilogie familiale, Le Pays des autres. Mère de deux enfants, elle est mariée depuis 2008 à un banquier. (Source: Babelio)

Page Wikipédia de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#lepaysdesautres #LeilaSlimani #editionsgallimard #hcdahlem #roman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #livre #roman #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #auteur #jaimelire #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #RentréeLittéraire2020 #rentreelitteraire #rentree2020 #RL2020 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine
#MardiConseil #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Alto braco

bamberger_alto-braco

Logo_second_romancoup_de_coeur

En deux mots:
À la mort de sa grand-mère, Brune tient sa promesse de l’enterrer dans son Aubrac natal. En quittant paris, elle ne sait pas encore que ce voyage va transformer sa vie, entre la révélation de secrets de famille et l’envie de construire sa propre histoire.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’Aubrac au cœur

Pour son second roman Vanessa Bamberger change de registre et renoue les fils d’une histoire familiale en retournant sur le plateau de l’Aubrac enterrer la grand-mère qui l’a élevée.

Nous avions découvert Vanessa Bamberger il y a deux ans avec la parution de Principe de suspension, dans lequel un patron de PME, victime d’un accident respiratoire, se retrouvait dans le coma au moment où son entreprise et son couple traversaient de fortes turbulences. Un premier roman audacieux et une plume solide, sans fioritures, que l’on retrouve ici avec plaisir, même si le sujet traité est fort différent.
La narratrice, répondant au doux prénom de Brune, vient de perdre Douce, la grand-mère qui l’a élevée avec sa sœur Annie, sa mère étant décédée à sa naissance. Installée dans la région parisienne, elle fait partie des descendants de bougnats, ces immigrants venus des hautes terres du Massif central et qui ont petit à petit mis la main sur le commerce du bois et du charbon livré à domicile), mais surtout des boissons. Ce qui les a conduits à gérer cafés, restaurants et hôtels. Leur succès a été tel que les Auvergnats de Paris formaient dans le premier tiers du XXe siècle la communauté immigrante la plus importante de la capitale française.
Brune a promis à Douce de l’enterrer dans son Aubrac natal et si Annie, proche de ses sous, a bien rechigné un peu face à la dépense, elle a fini par accepter de prendre la route derrière le corbillard.
À l’émotion du dernier adieu vient alors s’ajouter celle de ces paysages où les racines familiales sont bien plus profondément ancrées qu’elle ne s’imagine. Brune retrouve là son taiseux de père, Serge Alazard. Il avait choisi de lâcher son bistrot pour reprendre l’élevage de ses parents à Saint-Urcize, laissant Brune avec ses aïeules.
Dans un quadrilatère composé de Laguiole, Lacalm, Saint-Urcize et Nasbinals, elle va aussi retrouver des cousins, des traditions, des secrets de famille. Et cette certitude qu’elle est beaucoup plus proche de ce coin perdu qu’elle ne l’osait se l’avouer: « J’avais raison, je venais d’ici, j’étais d’ici. Il ne faut pas oublier d’où l’on vient. Ou plutôt, il faut savoir d’où l’on vient pour pouvoir l’oublier. Je n’appartenais pas à une terre, mais à une histoire, dont je devais connaître le début pour en écrire la fin. »
Brune, qui a la phobie des couteaux et ne mange quasiment pas de viande, et surtout pas de viande rouge, va se transformer au fil des pages et au fil des rencontres. À Laguiole, avec son cousin germain Gabriel, qui travaille chez «Boyer & fils, maîtres couteliers depuis 1904» elle va non seulement apprendre à aimer les couteaux, mais aussi lever un coin du voile sur son ascendance. Douce avait été le grand amour de Maurice Boyer, mais ce dernier avait épousé Eliane. Le couple avait donné naissance à Chantal, tandis que Douce mettait au monde Rose, la mère de Brune et de Maurice. Du coup, Brune comprend mieux pourquoi Chantal avait haï Douce toute sa vie. Mais elle n’est pas pour autant au bout de ses surprises…
À Nasbinals où habite le cousin Bernard, elle va aussi rassembler des indices. Mais aussi s’intéresser à l’élevage et aux pratiques agricoles censées faire la richesse de cette région, au point de vouloir initier un projet pour transformer l’exploitation paternelle.
Au fil des pages, on comprend que le centre de gravité de sa vie s’est déplacé. Elle prend souvent la route de l’Aubrac, elle délaisse Maxime, ce cadre supérieur à la Société Générale, avec lequel elle s’est liée. Un peu comme s’il y avait urgence, un peu comme si c’était sa dernière chance de rassembler les pièces de son puzzle.
Les dernières pages sont magnifiques, riche en rebondissements et en révélations et viennent confirmer le talent de conteuse de Vanessa Bamberger.

Alta Braco
Vanessa Bamberger
Éditions Liana Levi
Roman
240 p., 19 €
EAN 9791034900749
Paru le 03/01/2019

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris et dans la région parisienne, à Asnières, Levallois-Perret, Courbevoie, Vincennes et principalement dans l’Aubrac, entre Cantal, Lozère et Aveyron, à Laguiole, Lacalm, Saint-Urcize et Nasbinals, en passant par Saint-Flour

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alto braco, «haut lieu» en occitan, l’ancien nom du plateau de l’Aubrac. Un nom mystérieux et âpre, à l’image des paysages que Brune traverse en venant y enterrer Douce, sa grand-mère. Du berceau familial, un petit village de l’Aveyron battu par les vents, elle ne reconnaît rien, ou a tout oublié. Après la mort de sa mère, elle a grandi à Paris, au-dessus du Catulle, le bistrot tenu par Douce et sa sœur Granita. Dures à la tâche, aimantes, fantasques, les deux femmes lui ont transmis le sens de l’humour et l’art d’esquiver le passé. Mais à mesure que Brune découvre ce pays d’élevage, à la fois ancestral et ultra-moderne, la vérité des origines affleure, et avec elle un sentiment qui ressemble à l’envie d’appartenance.
Vanessa Bamberger signe ici un roman sensible sur le lien à la terre, la transmission et les secrets à l’œuvre dans nos vies.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger – rencontre avec l’auteur) Chronique
Blog Sans connivence (Pierre Darracq)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Je me suis réveillée en sursaut, le bras gauche paralysé. Paniquée, je me suis frotté vigoureusement la peau. Le sang a recommencé à circuler, et j’ai retrouvé l’usage de mon bras. Il m’a fallu quelques secondes pour me débarrasser des rets du sommeil, reprendre mes esprits. Nous étions le 30 octobre et j’enterrais Douce.
Ce jour-là, une partie de moi allait aussi disparaître, ensevelie sous cette terre noire d’Aubrac que je connaissais si mal mais à qui je donnais, à qui je rendais ma grand-mère. Les petits soupirs de la machine à café et l’odeur de moka brûlé m’ont apaisée. Il n’était que 6 heures. Je n’ai pas regardé mon téléphone, je n’ai pas voulu voir les dizaines d’appels manqués que Granita aurait inévitablement imprimés sur l’écran.
L’idée m’est venue de me faire des crêpes. Tous les soirs de sa vie, et bien qu’elle ait déjà passé la journée en cuisine, Douce jetait dans une casserole une noix de beurre et un grand verre de lait, cassait quatre œufs dans un petit saladier en Inox pour les fouetter avec du sucre, de la farine, et une cuiller à soupe d’eau de fleur d’oranger. L’opération ne prenait pas plus de trois minutes. Ensuite, elle filait se nettoyer le visage et les yeux à l’aide de cotons imprégnés d’eau chaude – le démaquillant, c’est pour les feignasses –, enfilait une liquette de soie achetée dans les grands magasins et s’abattait sur son lit jusqu’au lendemain.
Ma grand-mère était descendue travailler depuis une bonne heure quand mon réveil sonnait. Chaque matin, trois crêpes parfumées enveloppées de papier d’argent m’attendaient sur la table en Formica bleu de la petite cuisine. Sa sœur, Annie, que tout le monde appelait Granita, dormait encore : elle était du soir.
Mais ce 30 octobre, je me suis ravisée, je n’aurais rien pu avaler.
Le taxi a glissé le long du trottoir de la rue Catulle-Mendès. Au-dehors, le ciel ressemblait à l’intérieur d’une coupelle en métal martelé, des gouttes en tombaient par à-coups, le genre de pluie dont on ne sait si elle va s’arrêter ou redoubler, et qui correspondait bien à mon état d’esprit. Mes propres réactions m’étonnaient toujours. J’étais capable de m’effondrer pour un rien et de résister aux plus grandes catastrophes. De passer du rire aux larmes en quelques minutes. Je n’étais pas douée pour la mesure : je tenais cela de mes grands-mères. Mais contrairement à elles, je n’exprimais jamais mes émotions devant des inconnus.
La petite silhouette maigre qui attendait en bas de l’immeuble a fait un signe désespéré, comme si elle avait peur que la voiture ne s’arrête pas. De part et d’autre des bottines de Granita, deux bagages : un énorme, en vieux cuir brun, qui lui arrivait à la taille, et un plus petit, à roulettes. Je n’ai pas cherché à comprendre, je ne lui ai pas reproché de ne pas m’avoir attendue dans l’appartement ainsi que je le lui avais recommandé, je l’ai embrassée vite fait et l’ai aidée à porter la grande valise. Elle était vraiment lourde.
Je me suis efforcée de ne pas lever les yeux vers l’appartement du premier étage mais je n’y suis pas parvenue. Un instant, il m’a semblé qu’apparaissait le visage de Douce à la fenêtre, celui qu’elle prenait pour m’attendre les soirs où je sortais. Quand il m’arrivait d’être raccompagnée, avant que le garçon ne puisse l’apercevoir, je m’empressais de signaler la présence possible d’une vieille voisine insomniaque, une folle dont il fallait éviter à tout prix de croiser le regard de crainte qu’elle crie et réveille tout l’immeuble. J’avais honte des grands gestes qu’elle m’adressait. En larmes, elle se passait la main sur le front puis sur le cœur pour montrer son soulagement, tout juste si elle ne faisait pas le signe de croix.
J’aurais tant aimé la voir gesticuler derrière la vitre aujourd’hui. Grimper les quinze marches qui me séparaient de la minuscule cuisine en faïence beige où, pour tromper l’attente, elle avait préparé un gâteau caramélisé aux poires dont la surface grillée revêtait l’aspect d’un entrelacs de dentelles. Tout juste démoulé, il fumait délicatement quand j’en saisissais une part. Comme d’habitude, Douce avait pris soin de le découper ; à cause de mon anxiété, ainsi qu’elle la nommait– depuis toute petite, j’avais la phobie des couteaux. La félicité que j’éprouvais en mordant la pâte moelleuse n’était pas comparable au vague bien-être ressenti fugitivement quelques minutes plus tôt quand le garçon et moi avions partagé nos salives dans un doux roulis. Le vertige du fruit acide et brûlant fondant dans un claquement de langue, ma bouche s’emplissant de caramel craquant, de beurre chaud… J’avais toujours eu plus de plaisir à manger qu’à faire l’amour.
Mon regard s’est porté sur le rez-de-chaussée. Le Catulle était « fermé pour cause de deuil ». J’ai reconnu l’écriture de bonne élève de Granita sur le panneau en ardoise accroché à la porte du bistrot. Celui-là même sur lequel Douce inscrivait le plat du jour à la craie blanche.
Nous avons démarré en direction de Courbevoie. Dans le taxi, Annie n’a pas dit un mot, ce qui était pour le moins inhabituel. J’ai eu envie de placer ma main sur la sienne, qu’elle avait plantée dans le cuir de la banquette arrière, un dôme d’os tendu de cuir pommelé. A la place, j’ai doucement posé la semelle de ma chaussure sur l’avant de sa bottine. Elle avait de tout petits pieds et j’avais passé mon enfance à les écraser. Brune, tu as de si grands panards ! gloussait-elle, si bien que je riais aussi pour lui faire plaisir. Je ne l’ai jamais priée d’arrêter, ni ne lui ai jamais avoué que mes pieds m’ont complexée toute ma vie.
Mais ses yeux gris ne se sont pas allumés, ses joues sèches ne se sont pas teintées de rose. Elle semblait fixer les grues qui hérissaient le ciel pâlissant mais je savais bien que dans l’ombre des poutres métalliques, c’était le visage de sa petite sœur qu’elle guettait, ses grands yeux sombres bordés de cils-forêts, sa peau lisse et rebondie. Et dans ces traits un peu de leur Aubrac natal. Car Douce Rigal avait emporté son pays sur son visage. Son front bombé, une prairie éclaboussée de lumière, ses dents blanches, des pétales de narcisse du poète, sa fossette au menton, une combe, son corps long et délié, la rencontre d’un chemin pierreux et d’un cours d’eau. Elle est aussi belle que le nord Aveyron, reconnaissait Granita. Juste avant d’ajouter, dommage qu’elle soit idiote.
Annie, pour sa part, s’estimait petite, maigre et noiraude. Le teint brûlé, l’œil enfoncé mais vif, le nez racé. En vieillissant, ma grand-tante s’était trouvé une ressemblance avec Alice Sapritch, qu’elle cultivait en s’habillant de longues jupes noires et de chemises blanches à col amidonné lui conférant un petit air de duègne. Je ne l’avais jamais vue s’acheter une paire de chaussures, encore moins un bijou ou du maquillage. Elle entretenait un rapport ambivalent avec son physique, revendiquait orgueilleusement son statut de laide, se moquait des coquetteries de sa cadette dont l’évidente beauté suscitait en elle un curieux mélange de jalousie, d’admiration et de pitié.
J’ai été élevée par mes deux grands-mères. Je faisais l’amalgame pour simplifier, mais cette formulation creusait toujours entre les sourcils de mon interlocuteur un sillon de surprise, jusqu’à ce que je rectifie : en vérité, ma grand-mère et ma grand-tante. Douce et Annie Rigal. Deux sœurs, oui. Non, pas de mère, elle est morte en accouchant. Alors les sourcils de la personne se fronçaient doucement, son regard s’assombrissait, et sur ses lèvres s’esquissait un petit sourire de compassion.
On accédait à la morgue du centre hospitalier de Courbevoie par un escalier métallique en colimaçon qui menait au parking. Là, un employé des Pompes funèbres Barthot m’a précédée dans ce qui ressemblait à un utérus géant. Une pièce rectangulaire sans fenêtres, les murs tendus de tissu écarlate, le sol couvert d’une moquette carmin. Une grande croix de bois clair suspendue. Je me suis demandé quel effet cela produisait sur ceux dont ce n’était pas le symbole référent. Puis je me suis rappelé que j’allais être servie dans les jours qui venaient. Le pays d’Aubrac était, paraît-il, planté de centaines de croix. Tous les petits-enfants des cafetiers parisiens ramenaient-ils les corps de leurs grands-parents sur le plateau ?
Bref, je me disais n’importe quoi pour retarder le moment de plonger mon regard à l’intérieur du cercueil ouvert qu’on avait disposé sur des tréteaux au centre de la pièce. De toute façon, rien ne pouvait être pire que ce que j’avais vu à la maison de retraite de la Croix-Rose.
Le jour où les voisins du dessus m’avaient appelée pour la troisième fois en moins d’un mois, j’avais compris que ma grand-mère ne pouvait plus rester chez elle. Le bistrot était fermé, Granita injoignable. Une fumée noire s’échappait du dessous de la porte de l’appartement. J’étais entrée en criant. On ne voyait pas à un mètre. Douce avait oublié le lait et le beurre des crêpes sur le feu.
La casserole avait fondu. L’air était irrespirable. Cependant, je l’avais trouvée tranquillement installée dans le salon, à vingt centimètres de la télévision dont elle avait poussé le volume à fond : elle ne s’était aperçue de rien.
L’étage Alzheimer de la maison de la Croix-Rose. Une seule fois en six mois, l’espace de quelques secondes, Douce avait pris l’air réjoui en montrant le drapeau par la fenêtre : je suis ravie d’être en Suisse, avait-elle dit. Le reste du temps, elle semblait terriblement triste.
Aucun autre mot ne me venait à l’esprit quand je la retrouvais attachée à son fauteuil, les vêtements tachés, les cheveux sales. C’est à la mode de se préoccuper du bien-être de nos animaux, mais on devrait aussi se soucier du bien-être de nos vieux, avançait Granita d’une voix docte. Si on mettait des caméras dans les maisons de retraite, on ne verrait pas que des belles choses.
Je me consolais en me disant que je ne pouvais pas savoir, tous ces endroits devaient se ressembler, j’avais essayé de faire au mieux, en fonction de nos moyens financiers qui n’étaient pas minables. Avoir l’air minable, c’était la terreur de mes grands-mères.
A la fin, Douce ne nous reconnaissait presque plus. Je me souviens m’être penchée sur elle pour l’embrasser, elle marmonnait quelque chose. J’avais fini par comprendre, c’était « Lacalm ». Le nom de son village natal qu’elle invoquait de plus en plus souvent ces derniers temps.
Dans la chambre mortuaire de Courbevoie, je me suis approchée du cercueil avec appréhension, comme on le ferait d’une vitrine de musée dont on sait qu’elle abrite une momie.
Couchée sur un capiton de soie champagne – un choix qui avait fait l’objet d’une âpre discussion dans le bureau des Pompes funèbres Barthot, Granita ne jugeant aucune couleur digne de seoir à la complexion havane de sa sœur, expression délivrée un jour par une vendeuse de fonds de teint Dior –, Douce semblait gonflée à l’hélium. J’avais laissé ma grand-tante décider de ses derniers vêtements et elle avait fait, pour le moins, un choix osé. Douce reposait dans la robe violette avec ceinture et col à broderies dorées qu’une cliente lui avait rapportée du Maroc. Ses cheveux étaient plaqués en arrière, une coiffure qu’elle n’avait jamais arborée de sa vie, en grande obsessionnelle des bigoudis. Un maquilleur fou lui avait peint les lèvres en rouge foncé et les paupières en turquoise. Sa fossette au menton avait disparu. Cela aurait pu être n’importe qui, de n’importe quel âge et cette idée m’a aidée, pour un temps, à fuir la réalité de sa disparition.
Interdite, j’ai regardé Granita s’avancer en traînant le gros bagage en cuir. Elle s’est penchée sur le cercueil et a embrassé sa sœur comme si elle était simplement malade. Je suis là, a-t-elle annoncé, je t’ai apporté plein de bonnes choses. Elle a couché la valise sur le flanc et l’a ouverte au beau milieu de la pièce. Elle a commencé par déballer un objet enrobé de papier de soie. C’était le cadre en argent que ma grand-mère conservait sur sa table de nuit, entre les deux lits jumeaux de sa chambre.
Sur la photographie, Douce a 42 ans. Elle vient d’emménager rue Catulle-Mendès et se tient bien droite au milieu du nouveau salon, le menton relevé et l’œil insolent, comme à chaque fois qu’on braque sur elle un objectif. A côté d’elle, une jeune fille chétive, un peu plus petite qu’elle : Rose, ma mère, l’air d’avoir 15 ans – elle en a 18. Le nourrisson dans les bras de cette adolescente, c’est moi.
J’ai songé à l’autre cadre en argent, sur la table de nuit de Granita, dans la chambre située à l’exact opposé de celle de Douce, de l’autre côté du couloir. Une configuration inversée : les deux lits jumeaux, la petite table au centre, et Granita sur la photo à la place de Douce.
Ma mère était morte quelques jours seulement après qu’on eut pris ces photos. »

Extraits
« J’ai été élevée par mes deux grands-mères. Je faisais l’amalgame pour simplifier, mais cette formulation creusait toujours entre les sourcils de mon interlocuteur un sillon de surprise, jusqu’à ce que je rectifie: en vérité, ma grand-mère et ma grand-tante. Douce et Annie Rigal. Deux sœurs, oui. Non, pas de mère, elle est morte en accouchant. Alors les sourcils de la personne se fronçaient doucement, son regard s’assombrissait, et sur ses lèvres s’esquissait un petit sourire de compassion.
On accédait à la morgue du centre hospitalier de Courbevoie par un escalier métallique en colimaçon qui menait au parking. Là, un employé des Pompes Funèbres Barthot m’a précédée dans ce qui ressemblait à un utérus géant. Une pièce rectangulaire sans fenêtres, les murs tendus de tissu écarlate, le sol couvert d’une moquette carmin. Une grande croix de bois clair suspendue. » p. 15

« Arrivées à Paris à la fin de l’été 1960, mes grands-mères avaient tout de suite commencé à travailler dans un bistrot d’Asnières, l’une comme serveuse et l’autre comme aide-cuisinière. Sans contrat, sans congés, sans déclaration ni jour de repos, la chambre de service au sixième étage avec WC au troisième, ma mère ballottée de droite à gauche. Le patron, un Nord-Aveyronnais originaire de Graissac, les avait à l’œil. Fais-moi ci, fais-moi ça, range les assiettes, essuie les couverts, épluche la lotte, le congre, la daurade. Fais tes preuves et après on verra. Il fallait de l’ambition et du caractère, ne rien lâcher.
Un an plus tard, on leur avait confié un bar en gérance appointée, un remplacement rue Baudin, à Levallois-Perret. Puis elles avaient pris un café en gérance propre à quelques centaines de mètres de là, Le Demoiselle, rue Danton, près de l’usine Citroën. Elles y étaient restées quinze ans.
L’important, convenaient-elles, et c’était bien la seule chose à propos de laquelle elles ne se disputaient jamais, était de ne pas prendre de vacances. » p. 19

« Tout comme ma mère, il n’avait pas réussi à me détester. Il m’admirait, même. J’avais aidé celui que je croyais être mon père à sauver ce qui se révélait être la terre de ma mère. Sans le savoir, j’avais préservé l’héritage de mes grands-mères. J’avais raison, je venais d’ici, j’étais d’ici.
Il ne faut pas oublier d’où l’on vient. Ou plutôt, il faut savoir d’où l’on vient pour pouvoir l’oublier. Je n’appartenais pas à une terre, mais à une histoire, dont je devais connaître le début pour en écrire la fin. » p. 228

À propos de l’auteur
Vanessa Bamberger vit à Paris. Après Principe de suspension (2017), elle rend hommage à l’Aubrac envoûtant de ses aïeules et à l’univers des éleveurs avec Alto braco. (Source: Éditions Liana Levi)

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#altobraco #vanessabamberger #editionslianalevi #hcdahlem #roman #unLivreunePage. #livre #lecture #books #littérature #lire #livresaddict #lectrices #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #rentreelitteraire #rentree2019 #RL2019 #RentreeLitteraire2019 #LitteratureFrancaise #secondroman

ISNI Vanessa Bamberger
0000 0004 6088 9438

La louve

BIZON_La_louve

logo_avant_critique  Logo_premier_roman

Voici trois bonnes raisons de lire ce livre:
1. Parce que, pour son premier roman, l’auteur s’inspire d’une affaire qui a longtemps agité le milieu de la gastronomie parisienne, celle du projet de «La Jeune Rue» mené par Cédric Naudon et qui a tourné au fiasco avec mise en examen de son intiateur

2. Parce que le sujet abordé me touche de près. Mes activités professionnelles me permettent en effet de côtoyer régulièrement tous les acteurs de la chaîne agroalimentaire, des producteurs aux grands chefs. Mais, outre cet intérêt professionnel, je crois que le futur de l’agriculture et de notre alimentation doit intéresser chacun d’entre nous.

3. Parce que, comme le souligne l’auteur dans un entretien à Télérama, il entend s’inscrire dans cette lignée d’écrivains tels Aurélien Bellanger qui interrogent notre époque : « A mes yeux, le romancier est aussi un citoyen et, durant certaines périodes, il doit faire entendre une voix libre. L’agriculture et l’alimentation ont aujourd’hui des enjeux majeurs. Quand on voit les investissements colossaux qui sont faits dans la restauration à Paris, c’est indéniablement un lieu de pouvoir intéressant à observer. »

La Louve
Paul-Henry Bizon
Éditions Gallimard
Roman
256 p., 20 €
EAN : 9782072727573
Paru en septembre 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
Bienvenue à Montfort-sur-Sèvre. Trois mille habitants, sept clochers, deux pensionnats privés. Ce petit bourg de l’ouest de la France ressemble au décor figé d’une boule à neige. Un microcosme vivant au rythme de vieilles habitudes où Camille Vollot exerce le métier de boucher auprès de son frère Romain qui a repris les rênes de l’entreprise familiale.
Pourtant, un matin d’avril, sans que rien ne puisse le laisser présager, le premier drame d’une longue série va ébranler ces confins paisibles de la Vendée et bouleverser la vie de Camille Vollot jusqu’à l’emporter dans un combat idéaliste contre son frère aîné.
Comme dans les textes fondateurs, l’affrontement de deux frères marque la fin d’une époque. Dans nos campagnes, c’est tout un système de production agricole et de surexploitation du sol qui s’écroule, contesté par les nouvelles méthodes d’avant-garde comme l’agroforesterie et la permaculture prônées par les paysans de La Louve. À Paris, c’est l’avènement d’une nouvelle gastronomie et la ruée vers des produits à la mode, sains et authentiques – à n’importe quel prix.
Des temps de changement qui suscitent autant de conflits que d’espoirs fous et ouvrent des brèches béantes à l’avidité d’imposteurs comme Raoul Sarkis qui ne demandent qu’à se servir.

Les critiques
Babelio 
Télérama (Virginie Félix – entretien avec l’auteur)
L’Usine nouvelle (Christophe Bys)
Le blog de Gilles Pudlowski
Ouest-France (Mathieu Marin)
Blog Mes belles lectures 
Alimentation générale (Pierre Hivernat)
Blog La lectrice à l’œuvre (Christine Bini)
Blog Books’njoy

Les premières pages du livre
« À mesure que le train avançait, le monde semblait rétrécir. Paris, les banlieues sur des kilomètres, la Beauce, quelques bosquets piqués dans l’immensité puis les forêts du Perche, Le Mans, bocage, rien, Angers – changement voie E –, la Loire et ses folies, la levée, Chalonnes, Chemillé, bientôt les haies se resserrent de part et d’autre de la voie ferrée, les abattoirs, enfin la voix enregistrée : « Cholet. Terminus de ce train. Veillez à ne rien oublier à votre place. La SNCF et son personnel espèrent que vous avez fait bon voyage. »
À l’ouverture des portes, Camille Vollot, réveillé quelques instants plus tôt par le ralentissement du train, s’étira, regardant d’un œil distrait défiler les autres passagers avant de se décider à descendre. Le ciel était bas, presque immobile, comme souvent au-dessus des Mauges. Une fois devant la petite gare, tirant sur sa cigarette, il laissa le tissu des jours reprendre forme, les couples se retrouver, les parents attraper leurs enfants et s’éparpiller vers les voitures, françaises et grises pour la plupart. Soudain, plus personne. Tout ce ballet s’était joué en un instant, sans effusion, mécaniquement. »

Extrait
« La nouvelle de la mort d’Antoine plongea la population de Montfort-sur-Sèvre dans la plus grande stupeur. Pour ces gens pieux et fatalistes dont les habitudes quotidiennes étaient encore imprégnées d’une austère rigueur, le suicide demeurait un tabou, un acte possible mais lointain.
Par son geste, Antoine Vollot insinuait que leur monde avait bougé d’un cran. Il les obligeait à reconnaître que les structures ancestrales de leur communauté n’étaient peut-être pas aussi éternelles qu’ils le croyaient et qu’ils avaient échoué à transmettre à leur descendance les fondements de cette discipline individuelle – mélange d’aveuglement et de résignation sourde – qui les avait jusqu’alors préservés.
Voilà presque cent ans que ce viaduc traversait la Sèvre nantaise sans que personne jamais ne songe à s’y jeter. Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ? Et si Antoine Vollot, qui n’avait laissé pour testament qu’une simple feuille blanche posée sur son bureau, n’était en fait que le premier de leurs enfants à s’immoler par le vide, que d’autres bientôt suivraient ?
C’est sans doute unies par cette prémonition que des centaines de personnes venues de Montfort et de tous les villages du canton se pressèrent dans la basilique le jour des funérailles, pour se rassurer, pour essayer de se convaincre que, comme depuis si longtemps, les choses allaient finir par ne pas changer. »

À propos de l’auteur
Né en 1979, diplômé de la Sorbonne (lettres modernes) et de l’école Estienne, Paul-Henry Bizon est l’auteur de reportages pour la presse magazine et de livres spécialisés, notamment dans la gastronomie. Passionné d’urbanisme, il s’intéresse depuis plusieurs années aux mutations des écosystèmes urbains et agricoles. La louve est son premier roman. (Source : Éditions Gallimard)

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags :
#lalouve #paulhenrybizon #editionsgallimard #alimentation #RL2017 #roman #rentreelitteraire #agriculture #unLivreunePage. #livre #lecture #books #RLN2017 #littérature #primoroman #lecture #lire #lectrices #lecteurs #premierroman #MardiConseil

La ferme du bout du monde

VAUGHAN_La-ferme-du-bout-du-monde

En deux mots:
Au soir de sa vie, il est temps de solder quelques comptes. Dans la ferme familiale des Cornouailles un secret de famille vieux de quelque soixante-dix ans va resurgir, forçant tous les protagonistes à se pencher sur leur passé. Émotions garanties.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

La ferme du bout du monde
Sarah Vaughan
Éditions Préludes
Roman
traduit de l’anglais par Alice Delarbre
448 p., 16,90 €
EAN : 9782253107866
Paru en avril 2017

Où?
Le roman se déroule en Grande-Bretagne, principalement en Cornouailles, du côté de Skylark, Trecothan, Bathpool, Slipperhill, Rilla Mill, Upton Cross mais aussi en partie à Londres. Des voyages à Istanbul, Barcelone, Reykjavik et Paris sont aussi évoqués.

Quand?
L’action se situe sur deux périodes, dans les années quarante, durant la Seconde Guerre mondiale et en 2014.

Ce qu’en dit l’éditeur
Cornouailles, une ferme isolée au sommet d’une falaise. Battus par les vents de la lande et les embruns, ses murs abritent depuis trois générations une famille… et ses secrets.1939. Will et Alice trouvent refuge auprès de Maggie, la fille du fermier. Ils vivent une enfance protégée des ravages de la guerre. Jusqu’à cet été 1943 qui bouleverse leur destin. Été 2014. La jeune Lucy, trompée par son mari, rejoint la ferme de sa grand-mère Maggie. Mais rien ne l’a préparée à ce qu’elle y découvrira. Deux étés, séparés par un drame inavouable. Peut-on tout réparer soixante-dix ans plus tard ? Après le succès de La Meilleure d’entre nous, Sarah Vaughan revient avec un roman vibrant. Destinées prises dans les tourments de la Seconde Guerre mondiale, enfant disparu, paysages envoûtants de la Cornouailles, La Ferme du bout du monde a tout pour séduire les lecteurs de L’Île des oubliés, d’Une vie entre deux océans et de La Mémoire des embruns.

Ce que j’en pense
Une ferme au bord d’une falaise en Cornouailles. L’endroit a beau être au «bout du monde», il n’en est pas moins le point d’ancrage de la famille Petherick, le lieu où chaque génération a grandi, découvert le monde, amassé ses premiers souvenirs, avant de s’en éloigner au fil des ans. En 2014, l’année choisie par Sarah Vaughan pour situer ce roman, la situation de l’exploitation n’est guère florissante. Aux mauvaises récoltes viennent s’ajouter un matériel vieillissant que l’aménagement d’un gîte pour touristes ne vient pas compenser. Pour Maggie il n’est cependant pas question de suivre le conseil de son fils qui imagine de transformer l’endroit en complexe touristique e ne conserver qu’un corps de ferme pour la famille. Sa petite-fille Lucy, qui est partie pour Londres est du même avis, même si elle se rend compte que d’un point de vue financier, l’affaire pourrait être bien plus intéressante que de se battre pour la survie de l’activité agricole. C’est que pour les deux femmes, l’aspect sentimental prime sur l’aspect financier. Lucy vient se réfugier du côté de Skylark, car vient de découvrir que son mari la trompe et a besoin de faire le point. Maggie est pour sa part férocement attachée à cet endroit, car elle y espère toujours une visite. Celle d’un enfant qu’on lui a arraché des bras.
Avec le sens de la construction dramatique qui avait déjà fait merveille dans La meilleure d’entre nous, Sarah Vaughan va alors alterner les épisodes de 2014 et ceux de 1943. Alors que la Seconde guerre mondiale a posé sa chape de plomb sur l’Angleterre, ce coin de Cornouailles semble préservé, même si les bombardiers survolent régulièrement le ciel. Will et Alice trouvent refuge dans la ferme. Il est beau et tombe immédiatement sous le charme de Maggie. Les jeunes gens, chaperonnés par Alice, vont comprendre qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Avec la fougue et l’insouciance de leur jeunesse, ils vont vivre leur passion en profitant de chaque minute d’intimité, car Will doit rejoindre les troupes combattantes et part pour Londres. Mais à ce déchirement vient s’ajouter un terrible drame. Maggie est enceinte et son enfant est tout sauf bienvenu. À sa naissance, sa mère lui arrache la bébé des mains pour le confier au vétérinaire, avec mission de lui trouver une famille d’accueil. Maggie va alors tenter de joindre Will, de retrouver leur enfant.
La quête va durer soixante-dix ans. Maggie, qui sent qu’elle n’a plus longtemps à vivre, va finir par confier son secret. Alice et Lucy vont tenter de reconstituer le destin de ce garçon. Mais par quel miracle pourraient-elles réussir là où Maggie n’a pas réussi malgré des décennies de recherches et d’efforts ? C’est tout l’enjeu de ce roman superbement bien mené, aux personnages bien campés et qui vous fera passer par de fortes émotions.

Autres critiques
Babelio
Blog Caro–book–ine
Blog Les petites lectures de Scarlett
Blog Histoires du soir
Blog Carnet parisien
La Dory qui lit
Blog Bibliza

Les premières pages du livre

Extrait
« Deux heures plus tard, Lucy troquait la sécurité de l’hôpital où elle travaillait depuis cinq ans contre l’anonymat d’une rue fréquentée de Londres : plus de badge ni de blouse, ses compétences d’infirmière remises en cause, suspendues au verdict d’un médecin du travail. La chaleur de la fin juin, redoublée par les gaz d’échappement, l’étouffait et elle s’est sentie débordée. Elle n’avait plus de métier. Plus de mari. Qui était-elle… et que faisait-elle ici ? »

À propos de l’auteur
Après des études d’anglais à Oxford, Sarah Vaughan s’est consacrée au journalisme. Elle a travaillé pendant onze ans au Guardian avant de publier La Meilleure d’entre nous, son premier roman. Elle vit près de Cambridge avec son époux et leurs deux jeunes enfants. (Source : Éditions Préludes)

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Badge Lecteur professionnel

Tags :
#lafermeduboutdumonde #sarahvaughan #editionspreludes #preludeseditions #RL2017 #roman #rentreelitteraire #unLivreunePage. #livre #lecture #books