Le frère impossible

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Après avoir quitté l’Algérie en enlevant ses quatre enfants, le père du narrateur va trouver une femme en France qui va donner naissance à Alexandre, le narrateur. Il va vite devenir le souffre-douleur de Samir, son demi-frère qui, au moment de basculer dans la délinquance, est rattrapé par la religion. Il finira djihadiste en Afghanistan.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Moi et mon frère, bourreau et martyr

Il aura fallu plusieurs romans à Alexandre Feraga avant de se sentir prêt à raconter son histoire et celle de son frère mort en Afghanistan. Un frère qui l’a longtemps martyrisé avant d’être happé par les intégristes musulmans. Un récit âpre, violent, sans concessions.

Ce roman s’ouvre sur une scène forte, celle d’un rapt. Un homme fait monter ses quatre enfants sur un bateau à destination de la France. Nous sommes en 1975 et, en vertu de la politique de regroupement familial, il peut rejoindre ses parents qui ont émigré vers la France. Mais il laisse Khadija, la mère des enfants, derrière lui. Un plan machiavélique conçu par Zina, sa mère soucieuse de le voir auprès d’elle.
En France, il ne va pas tarder à trouver une épouse qui succombe à «ses boucles brunes, son visage rond, sa bonhomie affichée en public, ses longs cils et sa manière de fumer ses cigarettes». Elle est non seulement prête à accueillir sa progéniture, ayant elle-même déjà un enfant, mais aussi à agrandir la famille recomposée. Le narrateur naît en avril 1979: «L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.» Une péripétie qui ne va pas tarder à sentir qu’il n’est pas le bienvenu dans la fratrie. Ses trois demi-frères, menés par Samir, l’aîné, vont lui faire sentir par des coups et agressions, des violences physiques et morales quasi quotidiennes. Pour y échapper, il va chercher des cachettes et finir par trouver un placard qu’il pourra investir avec une lampe frontale et un livre. «Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais.» Ce sont ses compagnons d’infortune qui vont lui permettre de résister. Quand dans les pires situations, il peut faire appel à son imaginaire et à ses héros.
Mais la situation familiale ne s’améliore pas, bien au contraire. Son père se noie dans le jeu, l’alcool et les dettes, si bien qu’il lui faut quitter leur maison de Montsoult pour la petite villa de Méru dans l’Oise que lui ont laissé ses parents, retournés vivre en Algérie. «Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle. Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. »
Pendant ce temps, Kadhija dépérit. Elle a cessé de croire au retour de son homme et celle de revoir jamais ses enfants.
Sans pouvoir y répondre, l’auteur pose la question des traumatismes qui conduisent à des destins diamétralement opposés. Comment les deux frères ont-ils pu basculer chacun dans la délinquance, la violence et l’intégrisme pour l’un et dans l’écoute et l’ouverture aux autres – Alexandre va s’occuper d’enfants handicapés – pour le second? Peut-être que leur rapport à ce père défaillant éclaire un peu cette interrogation.

Le frère impossible
Alexandre Feraga
Éditions Flammarion
Roman
256 p., 19,50 €
EAN 9782080280183
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé en Algérie, à Annaba, puis en France, à Paris et en région parisienne, notamment à Sarcelles et Soisy-sous-Montmorency et dans l’Oise du côté de Méru.

Quand?
L’action se déroule de 1975 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Des quatre enfants escamotés, il n’y a que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. »
À l’origine de ce roman autobiographique, il y a ce frère radicalisé, mort dans un camp d’ entraînement en Afghanistan au début des années 2000. Le petit garçon de trois ans que le père a arraché à sa mère et à l’Algérie pour venir s’installer à Sarcelles, c’est lui. Celui qui raconte cette histoire, c’est l’autre frère, Alexandre, qui naît quelques années plus tard en France. Samir, pour Alexandre à l’époque, n’est pas cet enfant meurtri, c’est au contraire « l’oppresseur », celui dont la colère rentrée a trouvé à s’exercer continûment sur le petit garçon qu’il était. Samir l’enfant, c’est celui qu’il ressuscite quand la haine s’est dissipée après sa mort assourdissante. Comment deux frères peuvent-ils avoir des trajectoires si éloignées ?
En reconstituant avec distance et courage ces deux enfances que tout oppose sauf la faillite du père, Alexandre Feraga tente d’approcher au plus près les mystères d’une destinée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info Culture (Carine Azzopardi)
Marianne (Solange Bied-Charreton)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Kitty la Mouette
Blog Joëlle books

Les premières pages du livre
Annaba, 1975
Le port s’éloigne dans les yeux des sœurs jumelles. C’est un décor à demi réel. Fascinant, effrayant. Elles découvrent qu’on peut faire disparaître un monde par la distance. Elles n’ont jamais pris le bateau au saut du lit. Elles se serrent l’une contre l’autre. Leurs cheveux bouclent dans l’air marin. Le vent les défait. Elles pensent à leur mère qui s’éloigne aussi. Elle ne les aurait jamais laissées sortir coiffées de la sorte. Elles n’ont jamais quitté leur mère. Elles sont tout juste assez grandes pour poser le menton sur le bastingage. Elles ne savent pas combien de temps va durer ce voyage. La brutalité du départ empêche la tristesse de s’exprimer. La réalité ne pèse pas encore son poids véritable. Leur père ne dit rien au-dessus de leurs épaules. Pour lui, l’heure est déjà à l’oubli. Les sœurs ignorent qu’il leur faut à tout prix se souvenir de ce qu’on les force à quitter. Elles sentent la peur grossir dans leur ventre. La décision d’un père ne devrait jamais effrayer ses enfants.
Elles n’ont jamais vu autant de monde agglutiné au même endroit. Des voix d’hommes, rauques et grasseyantes, tombent sur elles. Certains frôlent l’hystérie, d’autres se frappent le cœur et prennent à témoin de leur bonne fortune la première personne qui passe. Cette disparition de la ville dans la mer n’a pas l’air de les inquiéter, alors pourquoi s’en soucieraient elles ? Les sœurs se tiennent la main, au cas où. Leur père est là, imperturbable, faussement digne.
Il y a encore quelques jours, Khadija, son épouse, la mère des jumelles, brossait leurs longs cheveux noirs après les avoir enduits d’un masque de sa fabrication : de l’huile d’argan mélangée avec une banane écrasée et un jaune d’œuf, un remède hérité d’une longue lignée de mères. C’était un luxe que son mari ne pardonnait pas, car les œufs et plus encore les fruits importés coûtaient une fortune. Sa voix emportait tout sur son passage. Il saisissait le moindre prétexte pour éloigner un peu plus Khadija, pour se défaire de cette union que ni l’un ni l’autre n’avait choisie. Malgré la colère froide née d’une succession d’humiliations, Khadija ne protestait pas, elle faisait le dos rond pour épargner un spectacle désolant à ses enfants. Cependant, la nuit venue, Khadija savait se métamorphoser en goule et réduire l’univers de son mari à néant en fermant ses cuisses.
Quand les cheveux de ses filles étaient gras, Khadija mélangeait quelques gouttes d’huile d’olive à du rhassoul, de l’argile, et l’appliquait sur les racines. Pendant ces minutes de soin que l’impatience enfantine rendait interminables, elle leur chantait des rondes et des comptines.
Tout en regardant les paillettes de soleil iriser la surface de l’eau, la cadette d’une minute roule une mèche sous son nez pour se rassurer, pile sur l’empreinte du doigt de l’ange. La friction des cheveux sous la pulpe du pouce produit un son qui la rassure, une sorte de stridulation mate. Elle essaie de retrouver l’odeur de sa mère que les embruns commencent à masquer. Malgré la beauté de la mer et la complexité de ses nuances, son esprit s’accroche au manque. Elle pressent que quelque chose ne tourne pas rond. Les deux sœurs ne cessent de se parler. Elles n’ont jamais perdu de vue leur maman.
— Où est maman ? demande la cadette d’une minute.
— Votre maman va bien, répond le père.
Avec ce père, les questions et les réponses ne s’emboîtent jamais.
L’aînée d’une minute fredonne Ya chta sabi sabi Wlidatèk fi qoubbi Babahom eddèh errih Yemmahome tedjri wattih. Le dernier air entendu de la bouche de sa mère. Tombe la pluie, dit le refrain. Ce matin le ciel ne compte aucun nuage, mais les larmes viendront bien vite rétablir la prémonition de la chanson. Les jumelles n’ont pas compris les hurlements de leur mère que tentait d’étouffer la précipitation de leur père, puis le silence surnaturel qui avait accompagné leur départ. Elles s’étonnent encore de l’enchaînement des événements. L’arrivée, la veille, d’une délégation de cousins descendus de leur montagne, dans leurs vêtements empesés d’un mélange d’odeurs de bêtes et de sueur rance. Une soirée faite de murmures et de chuchotis, de regards sous-jacents et de signes impossibles à interpréter pour des enfants. Un dernier repas sans saveurs préparé par les gestes nerveux de Khadija. Puis les premières heures de la nuit, étrangement calmes, comme un intermède avant la fuite. Il n’y avait que les pleurs du petit dernier, accroché au sein de Khadija, pour rompre ce silence hypocrite et cruel.
L’oncle avait dirigé les opérations. Il avait, de sa poche, graissé la patte de l’agent pour qu’il suspende sa ronde le temps d’un quart d’heure, et qu’il laisse les cris monter au ciel. Ses propres enfants avaient aidé à boucler en quelques minutes les valises achetées pour l’occasion. Ils étaient d’une efficacité surprenante pour des gens qui n’avaient jamais voyagé. À croire qu’ils s’étaient entraînés pendant des mois. La tante avait étreint Khadija de ses bras lourds de paysanne, en la pressant au niveau du plexus pour briser sa colonne d’air et toute tentative de rébellion. Pendant ce temps, la nièce avait tiré de son lit le bébé endormi et l’avait emmailloté avec maladresse. On avait exfiltré les trois autres enfants par l’arrière de la maison. Samir, pas encore 2 ans, riait aux éclats, prenant les règles du jeu qu’on lui proposait très au sérieux. Pour être certain de le tenir, on lui avait promis une récompense. On avait appelé deux taxis, faisant fi du surcoût, pour éviter de s’entasser à l’arrière et attirer l’attention d’un opportuniste qui ne manquerait pas de vendre des informations trop facilement glanées. Et le père dans tout cela ? Il s’était contenté de suivre les instructions de son frère. Il se réservait la touche finale : donner au chauffeur, avec le plus grand détachement, le lieu de leur destination. Comme si faire disparaître ses quatre enfants sous ses yeux n’était pas le tour le plus violent qu’on puisse jouer à une mère. Comme si le drame familial en cours ne le concernait pas vraiment.
*
Les jumelles, du haut de leurs 3 ans, digèrent tous ces événements. Elles regardent, médusées, l’écume montée en neige par les hélices. Depuis leur départ, tout n’est que spectacle et tourbillons. Une interrogation n’a pas fini de naître qu’une nouvelle la chasse aussitôt. Elles oublieront la plupart d’entre elles avec le temps et combattront les plus persistantes avec tout l’amour qu’elles seront forcées de consacrer à la seule attention de leur père.
Les moteurs qui vrombissent ne couvrent pas les cris du dernier, âgé de quelques semaines, que les bercements malhabiles de la cousine n’arrivent pas à calmer. Il ne reconnaît pas ce corps qui le porte. Il perçoit, dans la position des bras, un malaise, une contrainte qui l’empêche de se reposer. Il ne ressent ni amour ni tendresse, mais une sorte de calcul dans les gestes. Cette peau qui l’enserre est glacée. La bouche qui lui parle ne pense pas ce qu’elle dit, l’haleine exhalée sur son cou est fade. Il crie pour que sa mère lui revienne. Elle n’a jamais mis autant de temps pour répondre à ses pleurs. Il vit depuis peu, mais connaît mieux que quiconque les dangers de l’absence. Les seins de sa cousine ne sont pas prêts à donner du lait. Depuis que le bateau a largué les amarres, cette dernière n’est plus très concentrée sur sa tâche, prise dans les errements de l’euphorie, elle n’en revient toujours pas du virage qu’est en train de prendre sa vie. Elle jubile de la liberté qui lui est offerte : six mois tous frais payés au pays de la Citroën CX, du planning familial, du rasoir jetable BIC, des Champs-Élysées et de l’été indien. Six mois loin des gamelles, des corvées et des kilomètres arpentés chaque jour dans la poussière pour recevoir d’inaudibles enseignements. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’elle vivra ce séjour de rêve entre quatre murs, sous l’œil omniscient de ses commanditaires.
Des quatre enfants escamotés, il n’y a guère que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. De l’autre main, il fait voltiger l’avion de chasse que son père lui a fabriqué avec le carton de son paquet de cigarettes. Il a plaqué des bandes du papier aluminium sur les ailes, cela lui donne un air de navette spatiale. Cette récompense sera la seule promesse tenue.
C’est tout ce que l’on sait des conditions de ce départ. Quant aux raisons, elles resteront de longues années entourées de mystères pour ne pas entamer l’aura du père. Les enfants ont été arrachés suffisamment jeunes pour qu’aucune contestation ne les anime dans les prochaines années. Une paix momentanée que le père paiera au prix fort au moment des comptes.
À plus de trois mille kilomètres d’Annaba, à Méru dans l’Oise, Zina, la mère du mari, se frotte les mains. En plus d’avoir organisé et couvert la dérobade de son fils et de ses petits-enfants, elle s’est bien occupée de l’honneur de sa belle-fille. Khadija a été traînée dans la boue. De femme miraculeuse enfantant tous les douze ou seize mois, elle est passée au statut d’épouse infernale au corps hanté. Hanté par quoi ? Zina ne le savait pas encore, mais elle finirait bien par trouver. Là n’était pas la question. Un seul coup de téléphone longue distance a suffi à lancer l’implacable machine à broyer la réputation. Et puis, une idée en entraînant une autre, le portrait de Khadija a pris des allures de conte macabre. Les colporteurs, disciples improvisés de Zina, avaient plaisir à enjoliver la rumeur. Ainsi, des centaines de familles ont partagé cette histoire qu’elles rendaient crédible par simple répétition. Voici ce que l’on pouvait entendre : les nuits de pleine lune, Khadija avait des accès de méchanceté, ses pupilles changeaient de couleur et sa voix de ton, la transformant en ogresse. Son ventre flasque prenait la consistance d’une plaque d’acier et ses bras, des grumes de bois de charpente, lui donnaient la force herculéenne de résister aux assauts de son mari. Cette malédiction venait du fait que, dans sa jeunesse, Khadija avait manqué d’intention dans ses prières, laissant ainsi une brèche pour la langue venimeuse des démons. Une nuit, elle fut tirée du sommeil par une voix onctueuse. Elle se pencha à la fenêtre pour en voir l’origine. Il y avait là une créature d’apparence humaine baignée par le halo de la lune. Un seul regard lui suffit pour hypnotiser Khadija, qui la suivit à moitié nue dans la nuit. Zina précisa que le jnûn ne s’était pas arrêté par hasard sous les fenêtres de cette maison ; il y avait été guidé par l’impureté de son hôte. Khadija, aveuglée par ses désirs, ne remarqua pas les pieds de chèvre que le séducteur n’avait même pas pris la peine de cacher. Le jnûn l’avait attirée sous un figuier et lui avait chanté des chansons d’amour composées spécialement pour franchir l’obstacle de son hymen. Afin de préserver l’honneur de Khadija, Zina n’a pas dévoilé l’épilogue de cette rencontre, elle s’est contentée de concocter une métaphore dont l’ingrédient principal était le suc blanc de la figue. Cette potion imaginaire a été aisément prescrite aux colporteurs et commode à avaler pour leur auditoire. En guise de conclusion, Zina maudissait les parents de son ex-belle-fille de lui avoir caché le fléau qui touchait leur famille. Que Dieu lui pardonne, car jamais au grand jamais elle n’aurait laissé entrer une âme souillée dans son clan.
Puis elle a achevé son histoire par des formules qui, confiera-t elle plus tard, lui étaient tombées du ciel :
Ce que mon fils a vu
Notre Seigneur et envoyé de Dieu
Ne l’aurait pas permis
Ce que mon fils a vu
Le rend plus grand
car il ne l’a pas permis
au nom de Dieu
il ne l’a pas permis
Je n’ai fait que conter
ce qu’il a vu
Je ne fais que reprendre mon fils
Et dans les temps lointains
Dieu se souviendra
Que j’ai prié
Et que mon fils est revenu
Après s’être assurée que le messager avait bien tout en tête, Zina a raccroché le téléphone et est retournée s’asseoir au milieu de ses coussins. Son talent de conteuse s’est révélé au fil du temps, lorsqu’elle-même est devenue bien incapable de démêler ce qui relevait de la vérité ou de son imagination.
Le plus terrible pour Khadija n’était pas que sa vertu soit taillée en pièces ni que sa généalogie soit déshonorée, mais que la calomnie rocambolesque ait atteint les oreilles de ses enfants.
En attendant son fils, Zina souriait tout en égrenant les perles de bois de son sabha. Quelques jours, quelques heures à peine la séparaient de lui. Son exil serait plus doux et le temps passé loin de sa terre natale moins lourd à supporter. Cette maison froide et humide dans laquelle elle se morfondait allait enfin s’animer. Elle entendait déjà les cris de ses petits-enfants à qui elle ne manquerait pas de faire oublier leur mère. Si je pouvais, mon Dieu, je donnerais mon lait au petit dernier, pensait elle. Il y avait pourtant une autre priorité : choisir une nouvelle épouse à son fils. Il lui faudrait passer d’autres appels là-bas pour trouver une femme digne de lui, et la faire venir. Mais pas tout de suite. Qu’on lui laisse le temps de profiter de son fils. Après tout, c’est lui qui avait appelé à l’aide.
Le service national a été instauré le 16 avril 1968 en Algérie. Son fils était alors âgé de 18 ans. Il avait demandé un sursis pour poursuivre ses études. Lesdites études s’étaient éternisées au-delà du tolérable et la nation était venue réclamer qu’il travaille pour elle durant deux ans. Le fils s’y était soustrait. Mais la nation n’oubliait pas ses enfants. En 1975, selon le code de justice militaire, une peine de quatre ans d’emprisonnement fut prononcée à son encontre. Encore heureux que le pays n’était pas en temps de guerre, la peine aurait été doublée.

Les raisons du départ s’affinent.

Le fils n’a pas envie de croupir dans une geôle au cœur du Sahara. Il appelle sa mère qui lui conseille de le rejoindre immédiatement en France. Mais il faut faire vite, Giscard ferme tranquillement les frontières aux émigrés du travail. Le chômage ne cesse d’augmenter, le choc pétrolier et la guerre du Kippour sont passés par là. De l’autre côté, son homologue Boumediene dénonce les actes racistes contre les Algériens, les incendies criminels contre les foyers Sonacotra, et exhorte ses concitoyens à rester au pays pour construire une nouvelle identité algérienne. Les relations entre les deux États se refroidissent à grande vitesse, mais certains accords fonctionnent encore. Ainsi, le fils, adulte émancipé de 25 ans, marié et père de quatre enfants, est tout heureux de se rappeler qu’il est avant tout un fils et peut, par conséquent, rejoindre ses parents dans le cadre du regroupement familial. Dépêche-toi mon fils, lui ordonne sa mère. Oui, yemma, je fais ma valise dès que j’ai raccroché. Non, mon fils, pas TA valise. VOS valises, tu ne vas quand même pas laisser le sang de ton sang à cette ghula ! Mais yemma, comment je vais faire avec quatre enfants ? D’abord, c’est moi qui vais faire. Je vais envoyer ton frère pour régler les détails. Après, on verra pour choisir une femme digne de toi et de mes petits-enfants. Ta nièce t’accompagnera pour le voyage. Ce n’est pas encore une femme, mais elle saura s’occuper du bébé le temps d’arriver jusqu’à moi. Je lui apprendrai le reste. Mais, yemma, Khadija n’est pas si… N’est pas si quoi ? Tu vas attendre qu’elle te trahisse pour la punir peut-être ? Non, yemma. Bien. Tu es intelligent mon fils. Tu vas trouver un travail, une maison, une femme. Et puis… tu vas te rapprocher de ta yemma.
Mon fils est trop souple, et sa femme abuse de sa clémence, disait Zina. Il fallait au moins une histoire de démon et de stupre pour que l’ensemble se tienne.
Tant que ses forces le lui permettraient, Zina continuerait de couver son fils, de couvrir ses arrières. Il pouvait déserter son pays, mais pas son cœur. Cette condamnation était une aubaine pour elle. Elle avait passé trop de temps loin de lui en étant obligée de suivre son mari en France. Son giron serait sa terre d’asile. Il fallait qu’il mette le plus de distance entre lui et la mère de ses enfants. Ni Giscard ni Boumediene ne pourraient s’y opposer. Et que Dieu lui pardonne le recours au mensonge. Que Dieu lui pardonne d’avoir attenté à la vie de Khadija. Une femme abandonnée par son mari était bonne à jeter à la poubelle. Que Dieu lui pardonne d’avoir placé son fils au-dessus de son messager. Elle consacrera le restant de sa vie au repenti. Et si cela ne suffisait pas, qu’elle soit la seule à être jugée et châtiée en conséquence.
Ce que Zina ignorait, c’est que le plus grave dans un mensonge n’était pas sa naissance, mais les forces mises en œuvre pour sa survie.
Revenons sur le pont du bateau. Les préposés à l’exil ont achevé la mise en scène de leurs adieux. Annaba n’est plus qu’un îlot dans les yeux des deux sœurs. Les chemins qu’elles emprunteront n’auront pas d’autres destinations que ce point qui disparaît sur l’horizon. La cousine a réussi à calmer le petit dernier, motivée par le regard accusateur de mères indignées. Elle a calé son petit doigt entre les lèvres du bébé qui le suçote, faute de mieux. Ses lèvres sont autrement scellées, pour toujours, car il n’aura jamais les moyens de prononcer le mot maman. Le père tente de se persuader qu’il a fait le bon choix. Pour l’instant, il arrive à faire taire les cris de sa femme à qui il vient de voler quatre vies. Plus tard, il n’y aura guère que l’alcool pour briser cette voix qui le hante. Samir est toujours pendu à son pantalon. L’avion de chasse voltige avec moins d’entrain. Il bredouille quelques mots. Il veut être consolé. Il ne sait pas exactement de quoi. Mais le père est fidèle à son mutisme. Ce qui n’est pas dit n’est pas si important. C’est pourtant un trou béant qu’il commence à creuser ce jour-là.
Ce silence est comme une épitaphe gravée sur son front.

Sarcelles, 1977
Il a trouvé un toit et un travail. Un bel appartement à « Sarcellopolis », premier grand ensemble de logements créé en France. Nous sommes loin de la honte des bidonvilles de Nanterre. Et pas encore enferrés dans les logiques du communautarisme. En 1977, dans les cafés se côtoient les musulmans, les chrétiens, les juifs, les blancs, les noirs, les tout ce que vous voulez. Il n’est pas rare que ce petit monde se retrouve à danser dans une fête antillaise. Sarcelles pourtant, est devenu un lieu sans identité et sans histoire, idéal pour celui qui veut fuir la sienne. L’homme y est chez lui.
Il ne se mêle pas trop aux Arabes et préfère fréquenter des Harkis, ou bien des Français qui n’ont rien contre les Arabes tant qu’ils se comportent comme des Français, ou encore des partisans de l’Algérie française. Des anciens de l’OAS, pourquoi pas ? Il n’est pas venu ici pour être un porteur de tristesse. Il n’est pas venu pour être l’indigène de service. Il veut choisir ses frères et ne pas trop penser à ceux qui sont restés. Il a l’habitude des deuils et des hémorragies identitaires et veut en finir avec tout cela. Il veut se donner à la France, il a des perspectives : une Renault 14, une Simca, et pourquoi pas la Citroën DS de Rabbi Jacob ? Une fiche de paie. Le suffrage universel. Le journal Paris-Turf. Les Grosses Têtes. L’Ascension, Pâques, la Pentecôte, les jours fériés ! Il remarque qu’ici, quelle que soit son obédience, il y a consensus autour de l’Assomption de la Très Sainte Vierge. Il s’amuse de ce que les athées acceptent de chômer ces jours-là sans rien dire. Mais ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est l’expression concrète de la fraternité. Bon, le fils ne va pas non plus jusqu’à s’infliger le carême, ça lui rappellerait trop de mauvais souvenirs. En quelques mois, il va entamer un véritable travail de fossoyeur : l’arabe littéraire, les cavalcades dans les ruelles épicées, les aubes blanches face à la Méditerranée, l’héritage des ancêtres, les années de sa jeunesse anéanties par la guerre, tout est enterré.
Ses enfants ne seront jamais d’ici ou de là-bas. Ils grandissent contre leur sang. Car après deux ans d’exil forcé, ils peuvent en oublier des choses : les sonorités de leur langue maternelle, les saveurs du pays et les contours de leur mère. Zina continue d’ajuster le mythe de Khadija, qui est déjà plus que moribonde depuis qu’on lui a volé ses enfants. Zina veille au grain, fourre son nez dans l’éducation de ses petits-enfants. Elle maintient pour eux un lien spécial avec l’Algérie, quitte à redéfinir les frontières de la vérité. Elle devient le pays et la langue. Dieu nous préserve du martyr de l’exil, fait elle répéter aux aînés. Elle les met en garde contre les mœurs d’ici, les incite à se réfugier dans le confort de ses conseils, à demeurer étranger. Elle se plaint sans cesse auprès de son fils du fait que ses enfants apprennent une autre langue que la sienne. Ce n’est pas nécessaire dit elle, puisque nous allons repartir. Plus ils parlent français, plus ils s’éloignent de moi. Est-ce que je n’ai pas été une bonne mère pour que tu me refuses le droit d’être une meilleure grand-mère ?
Le fils acquiesce tout en laissant l’école publique faire son travail.
Mais c’est lorsque les jumelles réclament quelques mots sur Khadija que Zina souffre le plus. Elle se lamente avec tant d’ardeur qu’on croirait un chœur de six ou huit femmes. Elle prend son fils à témoin, se plaint du cœur, comme si la mort lui avait rendu visite.
Elle a élevé ses petits-enfants mieux que cette harpie. Donc il ne faut plus parler d’elle. Zina a jeté un voile sur cette femme dont l’évocation est considérée comme une transgression de son autorité. Elle affirme : parler de Khadija est un péché. Zina se prend pour un soleil et oblige tout le monde à la contempler jusqu’à l’aveuglement. En dehors de son foyer, elle n’existe pas. Elle est incarcérée dans son statut de femme d’immigré, insignifiante et improductive. Elle refuse cette place d’assignée, elle qui a enfanté à plusieurs reprises. Il lui reste encore des rôles à jouer.
Malgré les tentatives d’effacement, les jumelles ne peuvent pas oublier. Elles chuchotent le prénom de leur mère à l’abri des oreilles de Zina. Elles sont encore petites mais ne se laissent pas duper par les yeux révulsés et les vagissements de la grand-mère. Il n’est pas rare que sur le chemin de l’école elles fredonnent Ya chta sabi sabi. Elles tentent de toutes leurs forces de ne pas se laisser distancer par le souvenir de Khadija. Elles le gardent au creux de leur ventre, comme une nostalgie grelottante qu’elles viennent frictionner de temps en temps. Les jumelles ne se résigneront jamais à croire que leur mère les a laissées partir sans rien faire.
Malheureusement, Samir ne possède pas leur force. Pour lui, le mensonge est insoutenable. Sa vie a basculé alors qu’il n’avait pas 3 ans. Tout a changé sauf l’essentiel : sa mère reste une énigme brutale. À 5 ans, il n’est déjà plus un enfant. Il est fatigué d’être triste. Ce chagrin consume son innocence. Il n’arrive pas à rester sagement assis pour jouer. Il n’arrive pas à s’endormir. De sombres pensées naissent dans son esprit. Il mange du bout des lèvres et considère les autres enfants comme une horde prête à lui arracher le peu qui lui reste. Il commence même à se méfier des jumelles et du petit dernier.
*
Maintenant que le fils a une situation, il peut honorer la suite du contrat : prendre une épouse. Ça tombe bien, Zina a une amie qui accepte de donner sa fille. Elle est intelligente, c’est-à dire qu’elle sait se taire. Elle se lève avant le soleil et n’est pas avare en courbatures. Tout comme Zina, cette femme est prête à rester étrangère toute sa vie au reste du monde et à n’être la propriété que d’un seul homme. Que Dieu nous préserve des pièges de l’exil, disait Zina.
C’était mal connaître le fils qui a saboté l’union avant même de poser les yeux sur la prétendante sacrifiée. Quitte à soumettre une femme, autant qu’elle soit née au pays des Droits de l’Homme, pour pimenter l’affaire. C’était mal connaître Zina, qui s’est ruinée en factures téléphoniques, ou plutôt qui a anéanti le fruit des heures supplémentaires de son mari, afin de répertorier toutes les promises de son lointain quartier et constituer un cheptel. Zina était prête à organiser la transhumance de ce troupeau d’épouses de l’Algérie vers la France, tant que son fils n’aurait pas trouvé chaussure à son pied.
L’exubérance a cédé à la naïveté, et Zina a cru son fils lorsqu’il lui a promis qu’il réfléchirait à la question.
Au même moment, le fils reçoit une proposition qu’il ne peut refuser : associé d’un pressing. L’ascension est fulgurante. Tant et si bien que dorénavant, tout le monde devra l’appeler Maurice. Rapidement, sa bonhomie lui attire toutes sortes de sympathies. Il devient la coqueluche des autres commerçants. On n’hésite pas à lui demander conseil sur les courses du dimanche à l’hippodrome d’Enghien, sur un point de détail juridique, sur la qualité d’un revers de pantalon. Puisqu’il a l’air de suivre l’actualité de son pays d’accueil, on lui demande son avis sur l’élection de Jacques Chirac à la mairie de Paris et sur le deuxième gouvernement de Raymond Barre. Il est convaincant, mais dans le microcosme des bars-tabacs, le constat reste le même : il vaut mieux que ces gens-là ne votent pas ici. On prend pour principal argument que le dernier guillotiné d’Europe et le dernier condamné à mort en France est un Tunisien. On conclut que le chemin est encore long, mais cela ne doit pas l’empêcher de divulguer sa recette du couscous.
Une jeune vendeuse en boulangerie succombe à son indéniable charme. Il la trouve quelconque, la remarque uniquement parce qu’elle s’intéresse à lui. Il l’ignore tout d’abord avec courtoisie, pour s’assurer qu’elle est vraiment accrochée. Puis il s’attarde un peu plus longtemps à chacune de ses visites, la baratine humblement. Juste avant que le fruit de la séduction ne soit blet, il consent avec une dignité feinte, à distiller quelques éléments clés de sa situation familiale. Quatre enfants, ça donne à réfléchir. Mais la jeune vendeuse en boulangerie, âgée de 24 ans, en a déjà vu d’autres. À 14 ans, elle élevait seule ses quatre frères et sœurs tout en subissant l’hydre alcoolique qu’était son père. À 18 ans, elle fuyait avec le premier homme un peu tendre, tombait enceinte et précipitait un mariage pour leurrer parents et curé. L’homme s’est mis à boire et elle, à pleurer. Après le divorce, elle a rencontré d’autres hommes. Et avant même d’envisager un sourire, elle posait la même question : Tu ne bois pas au moins ?
L’homme qui vient lui acheter du pain et qui a l’air différent de tous les autres n’échappe pas à ce rituel.
Pas une goutte, répond-il avec aplomb.
Pas encore. Pour l’instant, le mensonge est sans conséquence. On se courtise. On fait des projets. On déménage de Sarcelles à Eaubonne. On rapatrie les plus jeunes de chez Zina. On tombe enceinte.
Le père n’incite pas ses enfants à l’appeler maman. Il faut leur laisser du temps, ose-t il.
Les jumelles tentent bien d’en savoir un peu plus sur Khadija. Elles questionnent le père, les tantes et les oncles de passage. Elles persistent même à entendre les fables de Zina. En grandissant, elles découvrent des incohérences, on ne peut plus les enfumer aussi aisément. On dit qu’elle a fait le malheur mais sans décrire la nature des actes. On dit qu’elle a trahi la famille, sans préciser avec qui ni pourquoi. On dit qu’elle vit encore quelque part en Algérie, sans jamais dire où. Les explications sont une suite d’antiennes immuables qui s’effilochent face à l’intelligence des enfants. Le nom de Khadija, que l’on ne prononce jamais, résonne encore comme une promesse non tenue. Surtout pour Samir et le petit dernier. S’ils ne viennent pas de ce ventre-là, alors d’où viennent ils ? Et c’est là que réapparaît la ghula. Le père ne donne pas plus d’explications, se contente d’entretenir l’histoire de la répudiée avec des phrases courtes et affadies par le temps. Il laisse les autres vanter son courage, lui, le père héros qui a tout quitté avec ses enfants.
Son silence récuse la fureur du questionnement, son silence scelle les bouches.

Soisy-sous-Montmorency, 1979
L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.
La femme française que l’homme oppose aux ordres de Zina est ma mère. Elle est folle amoureuse de lui. De ses boucles brunes, de son visage rond, de sa bonhomie affichée en public, de ses longs cils, de sa manière de fumer ses cigarettes. Ses longues heures taciturnes l’intriguent plus qu’elles ne l’effraient. C’est un homme qui a embrassé la France, ses mœurs et ses vignobles. Elle ne se méfie pas de ses silences qu’elle prend pour de la sagesse. Pas plus des conséquences de l’exil, qu’elle tente d’apaiser comme elle peut.

Extraits
« Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais. J’aurais aimé moi aussi avoir un compagnon de route. Un Tom Sawyer ou un Jarre qui m’arracherait à ce quotidien de peur et d’abandon. Ces enfants livrés à eux-mêmes pour différentes raisons avaient eu la chance de naître de parents aimants: Mark Twain, Selma Lagerlöf, Robert Louis Stevenson. Dans ma vie, le jeune Jim Hawkins ne prenait jamais la mer et restait à quai, fasciné et terrorisé par la violence de Billy Bones. Mes parents se détournaient de mon histoire, de ma réalité, laissant le hasard faire les choses. » p. 50

« Quelques voisins étaient sortis pour observer notre débandade, incrédules. Nos parents n’avaient prévenu personne. La honte suintait de mes yeux comme d’une blessure ancienne. Nous passions pour des fuyards. Je m’enfonçais autant que je pouvais sur la banquette arrière.
Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle.
Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. » p. 127

À propos de l’auteur
FERAGA_Alexandre_©Astrid_di_CrollalanzaAlexandre Feraga © Photo Astrid di Crollalanza

Alexandre Feraga est né en 1979. Son premier roman, Je n’ai pas toujours été un vieux con (2014), a connu un beau succès en librairie. Avec Le frère impossible (2023), il poursuit son exploration autobiographique entamée avec Après la mer (2019). (Source: Éditions Flammarion)

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Les Confins

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En deux mots
En 1964, un architecte lyonnais entreprend la création d’une station de ski «à taille humaine» dans le village d’altitude des Confins. Vingt ans plus tard son fils revient sur les lieux avec l’intention d’écrire un livre sur cette aventure. Mais pour lui, comme pour la vingtaine d’habitants, ce sera un voyage sans retour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vengeance est un plat qui se mange froid

Si personne n’a vraiment pu reconstituer le drame qui a emporté les habitants des Confins en 1984, Eliott de Gastines en explore la genèse en racontant le projet d’un architecte lyonnais en 1964. Un premier roman qui se lit comme un polar.

Dès le prologue, le lecteur est averti du mystère auquel il va être confronté: «Les événements qui se déroulèrent durant l’hiver 1984 dans le petit village des Confins, isolé à 1644 mètres d’altitude, n’eurent que peu d’échos dans la presse régionale et nationale, et ce pour la bonne raison que personne ne parvenait à les expliquer.» Il faut dire que durant l’hiver, Les Confins étaient isolés du monde, la seule route qui menait au village étant fermée à la circulation. Et quand les gendarmes ont enfin pu y accéder, ils ont découvert des maisons calcinées et des cadavres à la pelle.
Un mystère qui trouve son origine vingt ans plus tôt, lorsque le gouvernement lance le plan neige pour développer de nouvelles stations de ski et que Pierre Roussin, architecte et ingénieur de formation, a l’idée de faire des Confins une «structures à taille humaine et tournée vers la nature», loin des cages à lapin et du bétonnage en œuvre un peu partout dans les Alpes. Mais pour mener à bien ce projet visionnaire, il lui faut l’aval des villageois et des autorités. Ce qui n’est pas gagné. Car si les habitants voient avec un bon œil ces perspectives de développement, le maire est lui hostile à cette nouvelle station qui viendrait concurrencer celle que son frère a lancé avec succès à quelques kilomètres de là. Et puis Pierre Roussin lui a volé le chalet qu’il convoitait, idéalement placé dans le village. Alors, sur les conseils de son frère, il conçoit un plan diabolique, laisser l’architecte mener à bien la première phase de travaux, lancer les investissements plus lourds de la seconde phase et alors lui rendre la vie impossible en multipliant les obstacles, notamment administratifs. Un plan qui va fonctionner, même si dans les premiers temps, il va bien devoir avouer qu’il ne s’attendait pas à ce que l’initiative de Pierre Roussin rencontre un tel succès. On se presse pour découvrir cette station différente.
On va dès lors suivre en parallèle l’évolution du projet en 1964 et les années suivantes et les quelques semaines funestes de 1984, au moment où les derniers voyages sont autorisés. On y voit Bruno Roussin, le fils du promoteur, et sa compagne prendre le dernier bus pour passer l’hiver dans le chalet familial. Son projet est alors de s’isoler pour écrire le roman commandé par son éditeur après la publication de nouvelles qui ont connu un joli succès. Il se propose de revenir sur l’histoire de son père. Mais a-t-il conscience de la crainte qu’il suscite auprès de la poignée d’habitants qui restent ici à demeure et qui ont tous ou presque quelque chose à se reprocher.
Entre révélations et cupidité, vengeance et homicide, le roman va alors prendre un tour très noir. Empruntant aux codes du polar, Eliott de Gastines réussit un formidable premier roman qui, dans son intensité dramatique, n’a rien à envier au Shining de Stanley Kubrick. L’ambiance y est tout aussi glaçante, la folie de moins en moins cachée. Prêts à tout, ces montagnards sont bien à mille lieues des images de carte postale que les promoteurs entendent promouvoir. Mais peut-être sont-ils tout aussi affolés que ces animaux contraints à fuir ou à disparaître avec l’arrivée des télésièges sur leur domaine?

Les Confins
Eliott de Gastines
Éditions Flammarion
Premier roman
250 p., 19 €
EAN 9782080234711
Paru le 09/02/2022

Version poche
J’ai lu
EAN 9782290376928
Paru le 1/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans un village imaginaire des Alpes.

Quand?
L’action se déroule de 1964 à 1984.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans les années soixante, le village des Confins promettait d’être une station de ski florissante. Vingt ans plus tard, il n’en reste qu’une station fantôme. Les installations – remonte-pentes qui ne mènent nulle part, gares de téléphérique inachevées – sont peuplées de spectres et traversées par les vents glacials de haute montagne.
Cet hiver de l’année 1984 voit la venue de Bruno Roussin, le fils du promoteur qui jadis vit en ces lieux un Eldorado blanc. Au village, il n’y a plus qu’une trentaine d’habitants habitués à passer l’hiver reclus. La route, jugée trop dangereuse, est fermée à partir du mois de novembre. La tempête se lève. Dès les premiers jours, les lignes téléphoniques sont hors d’usage. À la sauvagerie des lieux s’ajoute vite celle des hommes ici réunis.
Situé dans une vallée imaginaire à l’époque des utopies touristiques, bien réelles, du plan Neige, Les Confins est le chant des anciens villages isolés, des familles déchirées et de l’âme humaine qui se heurte aux étoiles glacées.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Frédérique le Teurnier)
Actualitté (Virginie Labre)
Blog Carobookine
Blog Sang d’encre polars
Blog Nom d’un bouquin!

Les premières pages du livre
« Prologue
Les événements qui se déroulèrent durant l’hiver 1984 dans le petit village des Confins, isolé à 1 644 mètres d’altitude, n’eurent que peu d’échos dans la presse régionale et nationale, et ce pour la bonne raison que personne ne parvenait à les expliquer. Aujourd’hui encore, Les Confins sont visités par quelques gendarmes obsessionnels. Des hommes solitaires, coupés de leurs proches et mus sans partage par cette fixette : comprendre ce qui s’est passé là-haut. La plupart des gens normaux qui s’approchent de ces lieux reculés, randonneurs, skieurs hors-piste ou alpinistes, eux, prennent soin d’éviter le village fantôme. Tous le fuient, craignant d’y disparaître comme son entière population lors de cet hiver de l’année 1984.
Les informations rendues publiques se résumaient à quelques faits bruts. Le nombre de morts. L’incendie de l’Hôtel des Voyageurs et de la quasi-totalité des chalets du village. La destruction de l’antenne-relais qui avait rendu impossible toute communication avec la vallée durant ce sinistre hiver. Dans les journaux locaux, de simples coupures ou de minces entrefilets énuméraient parfois ces faits, sans pour autant les relier entre eux pour en faire une histoire qui tienne debout.
Or les gendarmes qui les premiers se rendirent sur les lieux n’étaient pas plus avancés. Comment expliquer ces cadavres gelés qui jonchaient le sol des chalets en ruine comme celui des ruelles du village ? Comment expliquer ces habitations désertées à la hâte, quand d’autres semblaient avoir été sur-occupées tels des camps de prisonniers. D’où était parti le feu qui avait ravagé l’ensemble du village comme une vulgaire botte de paille ? Même les plus expérimentés ne furent jamais capables d’écrire un rapport convaincant au regard des éléments dont ils disposaient. Rien ne ressortait concrètement d’une enquête diligentée de manière pitoyable. Au moins les autorités avaient-elles pris soin de rendre invisible l’insoutenable avant l’arrivée de civils ou de journalistes sur les lieux. Et durant de très longues années, les gendarmes se gardèrent bien de déclarer ce qu’ils avaient vu en débarquant là-haut. Ils doutaient même d’être crus.
Ce que tout le monde savait, c’est qu’à l’hiver 1984, le village des Confins avait déjà l’habitude de passer les grands froids coupé du reste du monde. Le nombre d’habitants, de quelques centaines durant l’année, tombait alors à une petite vingtaine. L’unique route les reliant au bas de la vallée devenant impraticable en cette saison, la majorité de la population descendait vers des cieux plus cléments pour éviter cette réclusion. Les causes de cet isolement étaient en partie liées aux importantes chutes de neige qui parfois bloquaient la route du col. À cela s’ajoutait le tracé périlleux de la départementale 132. Cette combinaison de dangers avait forcé les autorités locales à en fermer l’accès.
Avant cela les accidents mortels se comptaient par dizaines chaque hiver. Ces malheureux conducteurs méritaient bien une sépulture, et les familles ne manquaient pas de réclamer les corps, aussi abîmés soient-ils. Si bien que les communes jalonnant la route dépensaient des fortunes pour récupérer les dépouilles, fracassées entre la tôle des carrosseries et les rochers tranchants qui habitaient le ravin sombre, boisé et très difficile d’accès. De sordides débats avaient lieu pour déterminer dans quelle commune les cascadeurs improvisés avaient terminé leur numéro, et à quelle caisse incomberaient les frais pour récupérer les maladroits. Les cadavres gelés trouvaient une seconde vie sous la forme de patates chaudes que l’on ne cessait de se renvoyer pour préserver les bourses.
Désincarcérer les corps n’était pas une mince affaire. En résultait un boulot monstre pour les pompiers et les gendarmes. On envoyait souvent les jeunes recrues remplir ces missions et, arrivés sur les lieux du drame, leurs vomissements allaient rejoindre le torrent en crue. Des heures entières, les plus endurcis analysaient d’inédites anatomies, produits de la réunion brutale des chromes et de la chair. Les radiateurs et les cylindres s’invitaient au tableau des organes vitaux. Le voile des pare-brise fracassés s’imprimait sur les crânes de mariées morts-vivantes. Les balais d’essuie-glaces formaient de nouveaux attributs en transperçant les omoplates, et s’ouvraient dans le dos des victimes comme des ailes. L’accès aux dépouilles était en soi un défi logistique. Les blessés n’étaient pas rares, et dans les villages alentour on s’indignait de telles expéditions. Bien des fois on avait frôlé la catastrophe. Et une fois que les corps – ou ce qu’il en restait – étaient enfin dégagés, une opération encore plus complexe et coûteuse suivait : extraire les épaves du paysage. On risquait la vie d’hommes bien vivants pour rapatrier des morts et des carcasses d’automobiles.
La raison de la nécessité de telles expéditions était simple : c’était le statut conféré à la vallée du Miroir. Classée parc naturel national depuis peu, elle imposait ce nettoyage aux localités environnantes, sous peine de voir leurs subventions remises en question au premier survol en hélicoptère d’élus zélés. Aussi le nombre d’accidents – qui pouvait atteindre la vingtaine certains hivers – menaçait de transformer la vallée en un décor postapocalyptique, un parcours terrifiant pour les nombreux randonneurs qui remontaient jusqu’aux Confins du printemps à l’automne. Les prospectus touristiques parlaient de promenades paradisiaques et non de cimetière à ciel ouvert. Il fallait bien ramasser tout ça, quoi qu’il en coûte.
Du fond de la vallée montaient alors des grues gigantesques. Les manœuvres se poursuivaient souvent tard dans la nuit et nécessitaient l’acheminement de projecteurs surpuissants. La montagne se métamorphosait en plateau de film catastrophe. Les yeux des ouvriers brillaient d’une terreur d’enfant devant la monstruosité des massifs. Les faisceaux de lumière tranchaient net dans la nuit noire pour supposer, par-delà le visible, le développement d’infinis reliefs menaçant de s’écrouler pour engloutir le monde. Le vent faisait plier le métal des grues et produisait des rugissements de bêtes sauvages. Les épaves étaient extirpées de leur sanctuaire au prix d’une logistique indécente. Certains chauffards avaient enfin le chic de mourir sans famille, sans personne pour assumer les frais de leurs enterrements. Ceux-là, c’était les pires.
Dans les années soixante-dix on se réunit entre conseils municipaux. On observa la courbe des accidents. On fit les comptes. Et il apparut bien sage de fermer périodiquement l’accès de la route des Confins. Malgré quelques faibles résistances de la part des maires des quelques communes bannies, les chiffres firent office de juge de paix. La région arbitra et ce fut fait. La D132 serait désormais fermée du 1er novembre au 1er avril.

Il faut maintenant rappeler que le village des Confins n’a pas toujours été ce coin reclus décrit plus haut. Car auparavant, dans les années soixante, on avait rêvé d’y ériger une station de sports d’hiver, sous l’impulsion d’un entrepreneur astucieux qui avait deviné en ces lieux un attrait touristique indiscutable. À l’aube du tourisme de masse, Pierre Roussin, architecte et ingénieur de formation, avait plusieurs décennies d’avance sur les comportements du marché et rêvait déjà de structures à taille humaine et tournées vers la nature.
Pierre a une petite quarantaine d’années à l’époque où le gouvernement français lance le « plan neige », un grand programme d’aménagement du territoire alpin pour en tirer le maximum de profit. Un profit roi au mépris de bien des gens, des terres ou des bêtes. Et partout le béton coule sur les deux Savoie. On remodèle les massifs à la dynamite pour y loger de grands ensembles. Les investissements sont colossaux, l’empressement avide, les premiers résultats aussi terrifiants que prometteurs. Pierre Roussin pense à contre-courant. Et en cela il voit plus petit mais plus loin. Il voit plus beau aussi.
Notre homme était architecte de formation, et disons-le, doué d’une âme d’artiste plus ou moins inexprimée. En vérité, il ne s’était jamais imaginé devenir promoteur touristique. D’ailleurs, les raisons qui le poussèrent en ce sens, et plus précisément sur le site des Confins, furent tout à fait fortuites… Il sera temps d’en reparler plus tard.
Au fil de sa carrière, Pierre Roussin ne s’était pas particulièrement distingué par son audace, qu’elle soit artistique ou financière. Il avait surtout réalisé d’inoffensives commandes publiques, des petites écoles, des ensembles administratifs, quelques unités de logements sans caractère. Mais avec ce projet aux Confins, sa vie comme sa carrière prenaient un tour inattendu. Il imaginait pouvoir attirer une clientèle friande de prestations haut de gamme, à la recherche de la douceur d’un environnement préservé, sans oublier tout le confort moderne. Le grand boom du tourisme de masse l’avait inspiré et l’avait convaincu qu’il se trouvait au bon endroit et au bon moment. Aussi son intuition avait établi avec plusieurs années d’avance l’un des mantras de la demande touristique moderne : les grands espaces sauvages, mais sans risque. Après une brève étude de ce secteur florissant et des standards qu’il entreprenait d’imposer, Pierre ambitionnait de créer une alternative, si ce n’est un concurrent sérieux, à la Suisse et ses stations dotées d’hôtels de luxe et de sanatoriums. Autant de lieux remarquables où les infrastructures s’intégraient brillamment au sein d’une nature protégée.
Pierre ne croyait pas aux grands projets qui voyaient le jour en France, de La Plagne aux Arcs, en passant par le stupéfiant site de SuperDévoluy. Autant d’inepties qui reprenaient à leur compte la rationalisation des espaces et le fonctionnalisme en vogue. Pierre Roussin en était convaincu : l’élévation des structures, l’optimisation extrême des espaces de vie commune, la réalisation de dalles commerçantes en paliers successifs, les rampes interminables pour les relier entre elles, tout cela représentait un futur condamné d’avance. Les prophètes de ces cités nouvelles, autour du Corbusier, n’étaient aux yeux de l’architecte que des salauds. L’intelligentsia et le pouvoir central en faisaient de grands hommes capables de tracer le futur sur leurs tables à dessin. (Qu’on porte aux nues des salauds, Pierre en avait l’habitude. Les haut gradés lâches et incompétents qui en 1940 avaient conduit à sa capture, et à sa longue captivité, s’en étaient tous sortis avec autant de médailles que le protocole l’autorisait.)
En consultant les plans prospectifs des projets engagés un peu partout dans les Alpes, Pierre était horrifié par ces barres d’immeubles haut perchées semblables aux grands ensembles que l’URSS continuait de semer sur la moitié du continent européen. L’architecte était-il le seul à savoir lire ces plans entre les lignes ? Il en devinait déjà les ruines abandonnées, persuadé que personne ou presque ne souscrirait à cette transformation des montagnes en supermarchés à ciel ouvert…
Mais les temps modernes étaient tout sauf raisonnables, et les démarrages donnèrent tort à Pierre. Des milliers de studios construits face au vent et aux avalanches trouvaient preneurs avant même d’exister. De Clermont-Ferrand à Lyon. De Boulogne-Billancourt à Aix-les-Bains. De Viroflay à Vénissieux, les bureaux de vente sur plan rencontraient un succès fou. Bientôt, des kilomètres de moquette bariolée seraient foulés par des chaussures douloureuses et se rempliraient de l’humidité des pantalons fluo et des vestes rouges matelassées. Tout ça était inéluctable. L’utopie des sports d’hiver pour tous s’imposait.
Rien n’arrêterait les classes moyennes dans la course au standing. Pierre aurait dû comprendre que tout Français se voyait, par l’acquisition de ces appartements, accéder à de plus hautes sphères, peu importaient la laideur ou l’absurdité de l’offre. Par exemple, non loin des Confins en remontant la vallée du Miroir, le vieux village des Mignes situé à 1 860 mètres d’altitude était déjà sous les eaux. La silhouette de la station nouvelle couvrait de son ombre le lac artificiel. La commune s’appelait désormais Les Grands Mignes. En achetant ces appartements on réalisait un investissement prometteur, on offrait à ses enfants et à ses petits-enfants le luxe des sports d’hiver. Et on pouvait louer à plus pauvre que soi. Ainsi on devenait membre d’un club chic et futuriste. D’Argenteuil jusqu’à Avoriaz, l’avenir se dessinait à coups d’esplanades pleines de courants d’air et de parkings. Tout serait bientôt conçu pour la claudication sécurisée de familles trébuchantes en chaussures de ski, les bras chargés de provisions.
Certains soirs, en cherchant le sommeil, Pierre Roussin méditait sur ces villes aussi artificielles que démesurées qu’on érigeait sur les massifs. Il imaginait alors les archéologues des millénaires à venir, ou quelque puissance extraterrestre, venant à découvrir ces logements de masse qui tutoyaient des sommets de laideur et d’insanité. L’architecte s’amusait à anticiper le mystère que constitueraient ces dortoirs exposés aux pires températures, dressés face aux tempêtes et aux glaciers. Ces observateurs du futur ne pourraient conclure qu’à l’hypothèse de bagnes alpins. Les vestiges des remontées mécaniques évoqueraient un camp de travail, où chaque tracé de pylônes aurait été vraisemblablement un moyen d’acheminer des hommes, des outils, ou quelque minerai barbare extrait des crêtes abruptes. Non, vraiment, tout était allé trop vite depuis la guerre… Alors Pierre Roussin espérait qu’un jour ou l’autre, tous les responsables auraient à répondre de leurs actes. Il fallait bien des conséquences à tant d’inconséquence.
Architectes, urbanistes, ingénieurs, promoteurs immobiliers, élus du département ou des régions… Ils seraient tous poursuivis pour association de malfaiteurs, escroquerie en bande organisée. Et à bien y penser c’était plus grave encore. Oui, ils seraient tous jugés pour crimes contre l’humanité. C’était bien de cela qu’il s’agissait. Frappées par une prise de conscience brutale, les générations à venir se mettraient en quête des monstres responsables d’avoir noyé la France, ses côtes et ses montagnes, sous des hectolitres de ciment. Un jour on traquerait au bout du monde le moindre carreleur, les plombiers et les couvreurs, les poseurs de moquette et les chauffagistes pour les faire comparaître comme autant de complices. Cette sensation d’un immense gâchis tourmentait sérieusement l’architecte. Et quand il parvenait enfin à s’endormir, il rêvait de mieux pour la suite.
En 1964 donc, Pierre Roussin s’installa aux Confins avec d’ambitieux projets. Il allait devenir le fondateur de la SHVC – la Société de la Haute Vallée des Confins –, destinée à réaliser les aménagements nécessaires à l’érection d’une station de tourisme élégante, dans le respect de son environnement premier. La SHVC aurait également pour objet la promotion et la gestion hôtelière d’établissements dont elle serait copropriétaire, alliée à des entreprises de construction prêtes à investir contre une part significative des revenus à venir. Les défis étaient nombreux, le projet a priori surréaliste. Mais sa vision et son énergie en viendraient à bout, croyait-il. Ce serait l’œuvre de sa vie.
Il ne pouvait s’imaginer tout perdre en ces lieux.

Première partie
Hiver 1984
Aux Confins, on se préparait à l’arrivée de l’hiver 1984 selon le rituel établi depuis qu’on avait décidé de fermer la route du col. La grande majorité de la population – ou ce qu’il en restait – se livrait aux préparatifs pour quitter le village. On fermait les maisons, on coupait les compteurs et on purgeait les réseaux d’eau pour éviter de voir les canalisations exploser sous l’effet du gel. On se félicitait de ne pas être assez fou pour rester. Certains habitants des Confins avaient bien essayé, une année, ou deux consécutives, de rester à demeure et de passer l’hiver près des sommets. Or il était évident que l’appel de la civilisation était plus fort.
Inspirées par une mode alors grandissante, il y eut bien sûr quelques expériences de communautés New Age. Et l’hiver venu, l’isolement menait les apprentis ermites, pour certains à la dépression, pour d’autres à l’angoisse du vide, et pour la majorité d’entre eux à l’alcoolisme – quand ce ne furent pas des conflits internes qui menacèrent l’équilibre des groupes… L’idéal hippie faisait long feu aux Confins. Une des premières troupes à tenter le coup était unie par un modèle fondé sur l’autarcie. Ils s’installèrent au printemps et se mirent au travail. À la mi-décembre à peine, ils se retrouvèrent sans ressource, faute de savoir-faire et de préparations. Les malheureux durent dépenser le peu d’argent qu’il leur restait chez l’épicier du village. Le commerçant, un certain M. Creneguy, une fois la route fermée, pratiquait comme il se doit des tarifs excessifs. Cette nouvelle clientèle les fit littéralement exploser. Les dernières semaines avant le printemps, chez Creneguy les conserves se négocièrent à prix d’or. La communauté atteignit par miracle le mois d’avril, la peau sur les os, et criblée de dettes qu’ils mirent ensuite un temps fou à rembourser. (Vers la fin, l’épicier prévoyait même des documents de reconnaissances préremplis. Quelques pointillés accueillaient d’insolentes sommes et en bas de page, la signature des redevables.)
Plus récemment une bande d’originaux vaguement anarchistes avait loué une des plus grandes maisons du village. Le programme était simple : amour et renoncement à la propriété privée. Ils découvrirent assez vite qu’entre le partage imposé des biens et celui des personnes, il n’y avait qu’un pas que seuls les plus téméraires s’autorisaient à franchir. Au terme d’un premier hiver nourri de tensions – on entendit de nombreuses querelles, voire des bagarres, éclater dans le grand chalet –, chacun repartit avec la femme de l’autre, brouillés à vie entre eux et avec tous leurs idéaux. Aux Confins personne ne montait plus pour rigoler.
Quant aux villageois, quand enfin le soleil réapparaissait, ils s’étaient dit, dans les fermes comme les chalets de maître, bien des choses qu’ils regrettaient. Les cris et les coups avaient meublé l’ennui. Le printemps éclairait des blessures parfois intérieures, parfois bien réelles. Une fois libérés, on se prenait dans les bras pour se consoler d’avoir traversé une telle épreuve. On prenait sa voiture – si elle démarrait – et on fonçait dans la vallée dévorer les quotidiens et parler au premier venu. Au printemps, il n’était pas rare de voir descendre des Confins ces hommes et femmes au regard avide d’humanité, engageant la conversation avec quiconque croisait leur chemin.
En 1984 donc, il restait là-haut une grosse vingtaine d’irréductibles. Et il fallait bien qu’ils tiennent tout l’hiver. Aussi, le dernier jour avant la fermeture de la route du col, une petite fièvre logistique agitait le parking et les entrepôts de la sortie de Bourg-le-Beauregard. On voyait redescendre les camions de fuel, qui croisaient ceux remplis de conserves. Le transporteur des produits pharmaceutiques attendait les colis d’antibiotiques et les bandes Velpeau avant de prendre son départ. Les stères s’empilaient dangereusement sous le regard soucieux du négociant en bois, inquiet d’avoir à affréter deux véhicules au lieu d’un pour acheminer tout ce bois de chauffage. Les clients des Confins ne représentaient pas de volumes intéressants, mais on ne pouvait tout de même pas les laisser crever.
Dans ce tableau viril et bruyant fait de routiers impatients, de manœuvres des caristes et de contremaîtres hurlant leurs ordres, deux individus chétifs faisaient tache. Bien sûr, personne ne les remarquait. Ils n’étaient pas accoutrés pour l’occasion et, pour qui les aurait observés, le duo portait sa nature citadine comme un écriteau accroché au cou. Ils avaient l’air d’un couple. Ça, on pouvait le deviner à la manière dont elle le regardait. Et à la manière dont elle le suivait, on pouvait supposer qu’elle n’avait jamais mis les pieds ici. Quant à lui, il trouvait presque aisément son chemin dans cette zone hostile aux piétons. Le jeune homme se prénommait Bruno, et nous pourrions le présenter comme le héros de cette histoire. Simplement, ce serait assez malhonnête. Car des qualités qu’on prête habituellement à un héros, Bruno n’en possédait pour ainsi dire aucune. Des événements à venir lors de cet hiver 1984, il allait être plus prosaïquement le responsable. Ou après tout, la victime… Mais il est sûrement trop tôt pour en juger, et chacun pourra se faire une idée au terme de ce récit. Car pour la première fois, chacun saura ce qui s’est vraiment déroulé là-haut. Aux Confins.
C’est d’ailleurs les horaires du car assurant la liaison vers ces lieux reculés que Bruno consultait maintenant. Sa compagne, Corinne, une fine brune, menue, du même âge que lui, était déjà ratatinée par le voyage. Son regard écarquillé se heurtait au manque de charme, à la brutalité de tout ce qui l’entourait. On la sentait pleine de doute, voire d’un effroi dissimulé avec peine. Le doigt de Bruno glissa le long des lignes bicolores des horaires d’autocar, pour s’arrêter sur le dernier départ pour Les Confins, qui aurait lieu d’ici une heure. L’autocar, une épave, gisait là. Et son chauffeur ne devait pas être loin. Avec un peu de chance, peut-être serait-il en avance. Il fallait mieux l’attendre ici. Le couple posa ses valises et Bruno prit Corinne dans ses bras pour la protéger du vent cinglant. En vérité, c’est Corinne qui s’était réfugiée contre le corps de Bruno. Depuis le temps qu’elle le connaissait, elle avait appris que le jeune homme n’était pas du genre à opérer de tels rapprochements en public. Entre eux naquit un silence, ce genre de silence que Corinne s’était résolue à ne plus essayer de briser. Comme Bruno était écrivain, elle s’imaginait que ces plages blanches étaient celles où son esprit travaillait à former les images dont il avait le secret…

Invariablement, ce jour si particulier affectait Lucien. Quelques instants plus tôt, au volant de l’autocar municipal assurant la liaison Bourg -Les Confins, il avait fait son entrée sur le parking de la gare routière et s’était rangé sur son emplacement. C’était le dernier aller-retour de la saison. De son car étaient descendus les derniers rescapés du hameau avant la fermeture de la route. Il ne fallait pas le manquer, ce car. Ces jeunes gens filaient vers d’autres autocars ou s’engouffraient dans des voitures surchargées qui démarraient aussitôt. Dans cette précipitation, on ressentait le soulagement d’échapper à une catastrophe. Sans se retourner ils disparaissaient pour tout l’hiver. Ils quittaient la haute vallée pour d’autres sites plus prospères, pour faire la saison dans les grosses stations alentour. Tenir la caisse. Faire des crêpes. Louer des skis. Puis faire la tournée des bars en espérant coucher avec leurs collègues. Ce genre de choses.
Lucien avait quitté son poste de conduite et s’était faufilé dans les dédales d’autocars et de semi-remorques. Il était à présent installé au bar-restaurant Le Relais, qui offrait une vue panoramique sur l’aire de chargement et de déchargement des marchandises. Accoudé à l’une des tables hautes face à la vitrine, il observait le ballet des transporteurs. Une série de mouvements qu’il connaissait par cœur et qu’il orchestrait en silence. En maître d’œuvre invisible il suivait les opérations comme si tout se déroulait de son fait. Il n’en était rien. Lucien était un être simple qui se racontait pas mal d’histoires.
Dieu qu’elle était petite, cette bière. Plus Lucien vieillissait, plus les verres lui semblaient minuscules. Il culpabilisa mollement à l’idée d’en prendre un deuxième. Il avait de la route, mais il la connaissait par cœur. Chaque virage jusqu’aux Confins. Il aurait pu tous les enquiller les yeux fermés. En tout cas, il l’avait déjà fait de nombreuses fois en voyant double. Pour y remédier il avait sa technique. Il suffisait de fermer un œil et tout rentrait dans l’ordre. Lucien se trouvait plutôt génial d’avoir inventé ce genre d’astuce. Tous ces voyages scolaires réalisés absolument ivre, ces innombrables allers-retours assurés depuis quinze ans, ses pneus frôlant les ravins et les enfants qui chantaient derrière lui ces chansons de colonies. À ses yeux, rien de grave. Le plus important restait que personne ne s’en rende compte. Il pensait être passé maître dans l’art de la dissimulation. Il avait ses trucs à lui. Marcher droit. Fixer un repère et se taire autant que possible… Et déjà il relevait le doigt en direction de la serveuse. Ce deuxième demi lui rafraîchit la moustache. Et ce coup-ci c’était une pinte. Un malentendu auquel il ne pouvait rien.
Et si je ne remontais pas cette fois-ci ? Juste pour essayer ? Lucien caressait cette idée tous les 1er novembre depuis la fermeture de la route des Confins. Or cette idée le terrorisait plus que tout. Le courage lui manquait. Au-delà de cette gare routière il ne connaissait plus personne. Où aurait-il trouvé du travail par-delà Bourg ? Seul le maire des Confins avait l’indulgence de lui en donner. Ce maire qui ne pouvait pas ne pas savoir quel genre d’oiseau Lucien était, mais qui faisait comme si. Que serait-il devenu, ce pauvre Lucien, privé de ses hautes missions ? Là-haut il était une institution. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait.
Comme aujourd’hui, de hautes missions, il s’en assignait volontiers. Il se considérait comme le régisseur de l’ultime ravitaillement. Et si le bois venait à manquer ? Et si les produits d’épicerie n’arrivaient pas à bon port ? Quand il avait un coup dans le nez, Lucien devenait le gardien des Confins. Il avait les clefs du village. Et lors de lourdes siestes il rêvait de médailles pour services rendus. Il rêvait de trompettes, de drapeaux et de discours. Une statue. Un bal en son honneur… Pourquoi pas ! L’homme à tout faire se faisait tant d’idées.
Ainsi, chaque année, il remontait au plus vite au village pour assister à l’arrivée de tous les transporteurs, au déchargement des marchandises. Lucien faisait un inventaire complet dont personne ne lui demandait de rendre compte. Il devenait un bon père. Un berger. Le saint patron des Confins.
Après cette troisième pinte, promis, il allait reprendre la route et faire comme à son habitude. Après tout il faisait ce dernier voyage à vide. Il ne mettait en danger personne. Qui à part lui serait assez fou pour prendre ce dernier aller sans retour vers Les Confins ? Allez, quoi, il avait bien droit à une quatrième bière, ou était-ce la cinquième ? Juste une petite. Pour la route. Lucien l’avala d’un trait et se jeta sur le parking. C’était l’heure.

Plantée au pied du car assurant la liaison de Bourg – Les Confins, Corinne tirait une drôle de tête. Et Bruno, qui revenait des petits coins, reconnut son expression. Il savait qu’elle n’était pas simplement le fait de l’impatience de Corinne. En s’approchant d’elle il ne put s’empêcher de sourire, ce qui était rare, croyez-moi. Le tableau était en effet assez réussi. Sur ce grand parking, sous cette lumière blafarde, seule au pied de cet autocar vide, entourée de toutes ces valises qu’elle ne pourrait jamais porter seule, Corinne ressemblait bien à une femme abandonnée par tous et perdue au bout du monde.
En réalité Corinne s’en voulait personnellement, et ce depuis qu’il avait pris la décision de passer l’hiver aux Confins. On n’avait pas idée de trouver un nom aussi glauque pour un bled isolé, se disait-elle. Mais elle n’avait pu s’empêcher de le suivre. Elle en avait perdu, des hommes, et avant de rencontrer Bruno, elle en était venue à convenir qu’elle n’était bonne qu’à ça. Si Bruno était parti seul pour l’hiver, le peu qu’elle avait réussi à construire se serait effondré. Leur semblant de couple aurait été littéralement recouvert par les neiges, et les beaux jours revenus, ils n’en auraient pas retrouvé la trace. Et maintenant qu’elle était ici elle avait peur, tout simplement.
Bruno devait bien admettre que cette étape du voyage n’avait rien de très excitant. La sortie de Bourg, c’était moche et ça puait le gasoil. Mais une fois là-haut elle comprendrait. Les photos c’était une chose mais cela n’avait rien à voir avec la réalité. Les Confins c’était le plus bel endroit du monde, lui avait-il expliqué. Les plages de sable fin l’emmerdaient, les déserts encore plus, il trouvait les grandes villes bruyantes. La montagne hostile et immaculée le plongeait dans un état second. Depuis trop longtemps la nécessité l’avait éloigné de ses terres. Car aux Confins, là où se trouvait son vieux chalet de famille, il n’y avait plus rien à se mettre sous la dent. Et il lui avait bien fallu gagner sa vie en ville. Mais ça, c’était terminé…
Au départ Bruno était peintre, mais pas de ceux qui fuient leurs toiles. C’était un bosseur, un individu déterminé. Cependant il n’était jamais parvenu à vivre de ce travail. Et ce n’était pas faute de produire. L’exposition qui avait failli le faire remarquer présentait une série de toiles s’inspirant justement des montagnes dans lesquelles il avait grandi. Sur de vastes formats carrés, il avait brossé des paysages de haute montagne en hiver. Son talent avait su capter les variations infinies des cieux sur la surface du manteau neigeux. En réalité la neige n’était jamais blanche, il n’y avait que les abrutis pour le croire, aimait-il à rappeler. La neige se nourrit de tout ce qui l’entoure, et dans les toiles de Bruno les orages menaçaient sans jamais exploser. Naturellement il adorait Friedrich. Cependant, au contraire de l’Allemand qui parfois situait un personnage, le plus souvent de dos, aux prises avec une contemplation sans fin, les toiles de Bruno étaient sans vie aucune. Seule la montagne régnait, masquant les traces d’une civilisation disparue.
Sur ces images – il en avait réalisé trente-quatre exactement –, les hauts sommets envahissaient tout l’espace de la toile. Les vallées habitées n’existaient plus. Et dans ces contrées lunaires où plus aucun sapin ne pousse, le spectateur devinait les ruines désolées d’immenses complexes touristiques. L’achat des toiles et de la peinture (sans compter le temps passé, seul) lui avait coûté bien davantage qu’elles ne lui avaient rapporté. Et aujourd’hui les toiles croupissaient quelque part dans la réserve d’un galeriste installé sur Aix-les-Bains… C’est-à-dire à côté. Loin du centre. Un temps Bruno avait tourné le dos à tout ça. Il avait survécu en tant que barman et s’était mis à écrire car ça coûtait moins cher et prenait moins de place.
C’est presque par hasard qu’il trouva aussitôt un éditeur pour cet étrange recueil de nouvelles dont Bruno lui-même ne pensait pas grand-chose. Et une fois l’à-valoir signé, il fallut le réécrire, le découper, le torturer, ce texte auquel le peintre se sentait déjà parfaitement étranger. Et une fois publié – mystères insondables du succès populaire –, le livre s’était vendu au-delà de tout ce qu’aurait pu espérer l’éditeur. C’était tout bonnement improbable. Alors Bruno dut parler de ce livre. Il se rendit dans les studios de radio et rencontra des critiques dans des cafés. Il fut envoyé dans une émission de télé dont il sortit à peu près indemne. Bruno n’avait pas lu grand-chose et les questions sur ses influences le mettaient dans l’embarras. Sa tournée des médias s’acheva aussi vite qu’elle avait commencé, une fois sa réputation faite dans ces milieux, celle d’un autiste indécrottable.
Bruno apprit ensuite qu’il avait remporté le Goncourt de la nouvelle. Il avait maintenant constamment mal au ventre. Les ventes reprirent de plus belle et la Gaumont lui acheta les droits d’adaptation non pas d’un, mais de trois segments du recueil. Il avait finalement gagné pas mal d’argent… Mais c’était sans compter sur la marche incompréhensible du succès. De la même manière que les banques ne prêtent qu’aux riches, on se battait dans tout Paris pour obtenir l’exclusivité de son prochain livre. Les nouvelles, c’était bien. Mais le public voulait un roman. Il ne put refuser la somme que lui proposa son éditeur.

À propos de l’auteur
de_GASTINES_Eliott_©Emma_Birski

Eliott de Gastines © Photo Emma Birski

Eliott de Gastines est né en 1984. Il est réalisateur de publicités. Les Confins est son premier roman. (Source: Éditions Flammarion)

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Sa préférée

JOLLIEN-FARDEL_sa_preferee

  RL_ete_2022  Logo_premier_roman coup_de_coeur

En lice pour le Prix Goncourt 2022
Finaliste du prix du Roman Fnac 2022

En deux mots
Emma, Jeanne et leur mère Claire vivent dans la peur. Leur père et mari les bat régulièrement sous l’œil indifférent des habitants de leur village valaisan. Jeanne va chercher son salut dans la fuite, sa sœur dans la mort. Peut-on construire une vie sur la colère?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma sœur, ma mère et… mon père

Sarah Jollien-Fardel est l’une des grandes découvertes de cette rentrée. Autour d’un père d’une violence extrême vis-à-vis de sa femme et de ses deux filles, elle construit un roman qui ne laissera personne indifférent.

Dans ce village de montagne des Alpes valaisannes, la vie d’Emma, de sa sœur Jeanne et de leur mère est un enfer. Un enfer qui a un nom, Louis. Quand ce chauffeur routier n’est pas sur les routes, il fait régner la terreur sur sa famille. Une violence qui surgit pour une broutille. Alors les coups pleuvent. Jeanne, la narratrice, a appris à anticiper et son intuition lui permet d’être davantage épargnée. Jusqu’à ce jour où elle tient tête à son père. Ses blessures nécessiteront de faire venir le médecin. Mais au lieu de signaler l’agression, ce dernier se contentera de soigner la fillette. Une lâcheté dont il n’est pas seul coupable. Dans le village, on sait, mais on se tait.
Jeanne va réussir à fuir en s’inscrivant au cours de formation des institutrices qui vont l’éloigner durant cinq années. Sa sœur aînée va trouver un emploi de serveuse chez un cafetier qui l’héberge également. En découvrant sa petite chambre, Jeanne va aussi apprendre que sa sœur a aussi régulièrement été victime de violences sexuelles. La préférée de son père, va n’en souffrir que davantage.
Emma aura essayé de s’en sortir, de trouver un gentil mari. Mais sa réputation de trainée aura raison de son projet. La vie lui deviendra insupportable et la seule issue qu’elle trouvera sera le suicide. Un drame suivi d’un scandale lors des obsèques. «Ma mémoire, pourtant intransigeante et impeccable, a effacé le monologue que j’ai vomi au visage de mon père. Une tante que je connais à peine, sœur de ma mère, m’entraîne alors que je hurle, ça je me le rappelle: « Tu l’as violée, tu l’as tuée. » Mes adieux à ma sœur se sont terminés au sommet de ces marches en pierre.»
Alors, il faut apprendre à vivre avec cette absence. C’est à Lausanne qu’elle va découvrir qu’une autre vie est possible. En nageant dans le Léman, elle découvre son corps. Dans les bras de Charlotte, la grande bourgeoise affranchie, elle va vivre une première expérience sexuelle. Mais c’est avec Marine, l’assistante sociale au grand cœur, qu’elle découvre la mécanique du cœur. Mais alors qu’elle semble avoir trouvé un nouvel équilibre, un nouveau choc, une nouvelle mort va la fragiliser à nouveau.
Sarah Jollien-Fardel réussit avec une écriture classique et limpide, aux mots soigneusement choisis, à dire la souffrance et la violence qui marquent à vie. Elle montre aussi combien il est difficile de se débarrasser d’un tel traumatisme. Jeanne va essayer, cherche l’appui d’un psy, de ses ami(e)s. Le retour en Valais lui permettra-t-elle de trouver l’apaisement? C’est tout l’enjeu de ce roman impitoyable entièrement construit sur une «destructrice intranquillité».
S’il n’y a rien d’autobiographique dans cette violence familiale, la colère qui porte tout le livre est bien réelle. Sarah Jollien-Fardel, qui a grandi dans un village valaisan, où les hommes et la religion dictaient leur loi. Elle aussi a ressenti le besoin de quitter cette contrée aux traditions pesantes pour vivre à Lausanne. Et comme Jeanne, elle est aujourd’hui de retour sur ses terres natales. Après avoir tenu plusieurs blogs et tenté sa chance avec son roman auprès de nombreux éditeurs, elle a participé à une rencontre avec Robert Seethaler, qui était accompagné de son éditrice Sabine Wespieser. Deux rencontres qui vont s’avérer déterminantes. Et la belle histoire ne s’arrête pas là, car Sa préférée est notamment en lice pour le Prix Goncourt !

Sa préférée
Sarah Jollien-Fardel
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782848054568
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en Suisse, dans un village du Valais qui n’est pas nommé ainsi qu’à Conthey et Sion, puis à Lausanne. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1980-1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans ce village haut perché des montagnes valaisannes, tout se sait, et personne ne dit rien. Jeanne, la narratrice, apprend tôt à esquiver la brutalité perverse de son père. Si sa mère et sa sœur se résignent aux coups et à la déferlante des mots orduriers, elle lui tient tête. Un jour, pour une réponse péremptoire prononcée avec l’assurance de ses huit ans, il la tabasse. Convaincue que le médecin du village, appelé à son chevet, va mettre fin au cauchemar, elle est sidérée par son silence.
Dès lors, la haine de son père et le dégoût face à tant de lâcheté vont servir de viatique à Jeanne. À l’École normale d’instituteurs de Sion, elle vit cinq années de répit. Mais le suicide de sa sœur agit comme une insoutenable réplique de la violence fondatrice.
Réfugiée à Lausanne, la jeune femme, que le moindre bruit fait toujours sursauter, trouve enfin une forme d’apaisement. Le plaisir de nager dans le lac Léman est le seul qu’elle s’accorde. Habitée par sa rage d’oublier et de vivre, elle se laisse pourtant approcher par un cercle d’êtres bienveillants que sa sauvagerie n’effraie pas, s’essayant même à une vie amoureuse.
Dans une langue âpre, syncopée, Sarah Jollien-Fardel dit avec force le prix à payer pour cette émancipation à marche forcée. Car le passé inlassablement s’invite.
Sa préférée est un roman puissant sur l’appartenance à une terre natale, où Jeanne n’aura de cesse de revenir, aimantée par son amour pour sa mère et la culpabilité de n’avoir su la protéger de son destin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Feya Dervitsiotis)
La lettre du libraire
Femina.ch (Isabelle Falconnier)
La Cause littéraire (Stéphane Bret)
Blog Aline-a-lu (Aline Sirba)


Sarah Jollien-Fardel présente son premier roman Sa préférée © Production Lire à Lausanne

Les premières pages du livre
« Tout à coup il a un fusil dans les mains. La minute d’avant, je le jure, on mangeait des pommes de terre. Presque en silence. Ma sœur jacassait. Comme souvent. Mon père disait «Elle peut pas la boucler, cette gamine». Mais elle continuait ses babillages. Elle était naïve, joyeuse, un peu sotte, drôle et gentille. Elle apprenait tout avec lenteur à l’école. Elle ne sentait pas lorsque le souffle de mon père changeait, quand son regard annonçait qu’on allait prendre une bonne volée. Elle parlait sans fin. Moi, je vivais sur mes gardes, je n’étais jamais tranquille, j’avais la trouille collée au corps en permanence. Je voyais la faiblesse de ma mère, la stupidité et la cruauté de mon père. Je voyais l’innocence de ma sœur aînée. Je voyais tout. Et je savais que je n’étais pas de la même trempe qu’eux. Ma faiblesse à moi, c’était l’orgueil. Un orgueil qui m’a tenue vaillante et debout. Il m’a perdue aussi. J’étais une enfant. Je comprenais sans savoir.
C’étaient invariablement les mêmes scènes. Il rentrait après sa journée sur les routes. Il empestait l’alcool. S’il s’asseyait au salon dans le canapé en cuir décrépit, s’il s’endormait, on savait alors que nous serions, toutes les trois, en paix pour quelques heures. S’il posait son corps massif sur une chaise de la cuisine, s’il prenait un couteau pour ouvrir des noix ou pour trancher un morceau de ces fromages qu’il faisait vieillir dans la cave au sol terreux, on n’y couperait pas. C’était d’une banalité désolante. Un scénario usé jusqu’à la corde, où chacun jouait le rôle qui lui était prédestiné. Personne n’avait le recul du spectateur. Nous étions tous les quatre embarqués dans la même valse, où chacun posait les pieds au bon endroit. Nous n’avions ni la conscience, ni l’imprudence de risquer un autre pas.
Ça pouvait être la viande filandreuse du ragoût, un clou de girofle de trop, une feuille de laurier trop dure, une carotte trop cuite, des oignons coupés trop gros. Ça pouvait être la pluie ou la chaleur étouffante de la cabine de son camion. Ça pouvait être rien. Et ça démarrait. Les cris, la peur, la vulgarité des mots, un verre contre un mur, une claque sur le visage de ma sœur ou de ma mère. Je courais sous la table, je fixais le mouvement des pieds dans cette danse familiale trop connue. Parfois, ma mère tombait devant moi, lovée en boule sur le sol. Ses yeux criaient la peur, ses yeux criaient «Pars», je détalais sous mon lit. Regarder, observer. Jauger. Rester ou courir. Mais jamais, jamais boucher mes oreilles. Ma sœur, elle, plaquait ses mains sur les siennes. Moi, je voulais entendre. Déceler un bruit qui indiquerait que, cette fois, c’était plus grave. Écouter les mots, chaque mot : sale pute, traînée, je t’ai sortie de ta merde, t’as vu comme t’es moche, pauvre conne, je vais te tuer. Derrière les mots, la haine, la misère, la honte. Et la peur. Les mots étaient importants. Je devais les écouter tous. Et leur intonation aussi. A force de scènes, j’avais réussi à distinguer s’il était trop aviné ou trop fatigué pour aller jusqu’au bout, jusqu’aux coups. S’il allait s’épuiser ou s’il avait la force de pousser ma mère contre un mur ou un meuble et de la frapper.
Je sentais aussi le miel bon marché qu’il ajoutait aux tremolos. Ceux-ci étaient terribles. Et je ne sais pas pourquoi, ni comment, ma mère et ma sœur pouvaient être endormies par cette fausse douceur. Croire qu’ils n’étaient pas, eux aussi, un prélude à sa haine. Elles croyaient, elles espéraient surtout que, ce soir-là̀, nous passerions outre. Peut-être c’était pire encore de savoir. J’avais l’impression d’être sa complice. J’anticipais en prétextant des devoirs à finir pour m’éloigner. Ou je débarrassais à toute vitesse la table, afin qu’elle soit libérée des objets qu’il pourrait nous balancer à travers la figure. Le pire, c’étaient les bouteilles. Il les faisait valdinguer contre les murs, il fallait se courber pour éviter leur trajectoire. Je craignais le poids de la carafe en émail dans laquelle maman préparait le sirop. J’avais réussi à voler un pot en plastique dans un grand magasin. Nous faisions les courses, elle et moi. A la racine des cheveux, ma mère avait la tempe cousue à cause d’un éclat d’une satanée bouteille, une mauvaise chute, avait-elle dit au docteur. Ses cheveux, je les trouvais merveilleux. Lisses et épais. Pas comme les miens. J’adorais les caresser, je me blottissais contre elle lorsqu’elle tricotait ou lisait. J’entortillais une de ses mèches aux reflets caramel autour de mon index. Ma chevelure n’avait pas de nuances, elle était foncée, terne, trop raide. Emmêlée, jamais brillante. Parfois, le nez contre ses cheveux, je respirais leur odeur en fermant les yeux. Elle me disait timidement d’arrêter. Elle était gênée que je puisse la trouver belle.
Au centre commercial, j’avais usé de manigances pour qu’elle achète ce pot en plastique à neuf francs nonante qui ne nous blesserait pas s’il le balançait sur nous. C’était trop cher, car il contrôlait chaque franc dépensé. Elle avait refusé. Deux jours plus tard, alors qu’elle m’avait envoyée chercher du beurre et de la polenta, j’avais réussi à voler et à planquer le pichet dans mon sac à dos d’écolière. Je transpirais, j’avais le cœur en pagaille à la caisse, mais j’avais réussi. Quand je l’ai posé sur la table en bois, griffée par la violence de mon père, bien droite, je l’ai regardée dans les yeux. «Tu l’as payé comment ?» J’avais prévu la combine, m’étais arrêtée en route, l’avais sali avec de la terre, rayé avec un petit caillou, puis rincé au bassin du village. «C’est la mère de Sophie qui le jetait, je lui ai dit que j’en cherchais un pour faire de la peinture, alors elle me l’a donné.» Ce moment où vous dites un mensonge. Cet instant suspendu, une fraction de seconde. Ça bascule dans un sens ou dans l’autre. Je savais manier le regard, le tenir sans faillir, l’enrober d’innocence. J’écartais bien les yeux et étirais mes lèvres dans un faux sourire fermé. Ça marchait toujours.
Comme ma mère et ma sœur se ressemblaient physiquement, mais aussi par leurs réactions, avec le temps, j’ai pensé que, si je n’étais pas comme elles, je devais forcément être comme lui. Sinon, comment expliquer qu’il baissait les yeux lorsque je le fixais sans broncher, qu’il ne me frappait jamais autrement qu’en me tirant les cheveux. Ni gifle, ni m’attraper par les épaules comme il faisait avec elles en les secouant comme des pruniers. Une seule fois, il a franchi le pas.
J’étais assise à la table de la cuisine. C’était un dimanche en fin de journée. Il était parti, comme tous les dimanches après le repas. On ne savait pas ce qu’il faisait de ses après-midi dominicaux. Ça m’intriguait, ces heures loin de la maison. Il allait où, avec qui ? J’interrogeais ma mère, elle se dérobait par une banalité ou une autre question : «On est pas bien, toutes les trois ?» Je le fuyais, mais, en même temps, tout tournait autour de lui. Puisqu’il avait le pouvoir terroriste de moduler l’air et l’ambiance, j’étais en permanence obsédée par lui. Ma mère cuisinait un coujenaze. Une recette humble de chez nous. Des pommes de terre et des haricots, qu’il fallait cuire à petit feu jusqu’à ce que l’eau s’évapore entièrement. Tout se mélangeait alors sans former une purée. Les haricots devenaient tendres, les patates fondantes. Ma mère cuisinait avec un rien. Parce qu’elle n’avait rien, elle grappillait des centimes où elle pouvait. Mais jamais la mitraille qu’elle trouvait dans les poches des pantalons de mon père avant de les laver. Rien n’était gratuit avec lui. Il l’avait giflée pour cinq centimes laissés délibérément sur la table. La chair des poulets était raclée, les os recuits pour un bouillon. Il lui arrivait souvent de demander un crédit à la gérante du petit commerce villageois. Mon père achetait un cochon par an. «C’est bon pour les truies», il disait.
Ce dimanche, dans la cuisine crépusculaire, je dessinais un tigre ou, plutôt le buste d’un tigre bonard et pas dangereux pour un sou. Une bouille tachetée, une casquette jaune et rouge, un pull bleu. J’avais plié les feuilles en deux, puis agrafé le long de la pliure. Dans ce livret bricolé avec ma maladresse enfantine, une histoire imaginaire dont je n’ai pas gardé de souvenir précis. Je ne me rappelle que l’exaltation de disposer un mot après un autre. Ce n’était même pas compliqué. C’était être loin de cette maison. J’avais adoré ces heures, les jours précédents, à plat ventre sur mon lit, quand les phrases s’étaient nouées d’elles-mêmes, jusqu’au point final. Une émotion ardente qui ressuscite à chaque fois que j’y pense. Ces mots connus de tous, arrangés à ma sauce, accolés à un adjectif plutôt qu’à un autre, formaient ce truc qui n’existerait pas sans moi. Ce n’était pas de la fierté́, c’était une joie solitaire avec un pouvoir magique immense : m’extirper de ma vie.
Il regarde par-dessus mon épaule alors que je peau- fine ce félin de gosse. Je n’avais aucun don pour le dessin, mais il fallait bien une couverture pour mon livre ! Je ne sais pas ce qui l’a attendri. Mon laisser- aller innocent – courbée, bras à l’équerre en train de colorier – ou alors l’odeur du repas, ou l’ambiance de la maisonnée, ou cette vision idéalisée de la famille au moment où il a pénétré dans la cuisine et qu’il nous a vues, ma mère et moi. A moins que ce ne fût-ce qu’il avait vécu durant son après-midi. Je ne sais pas, mais il a posé sa main large et calleuse sur mon crâne. Je me suis raidie d’un coup, sur la défensive.
«Tu fais quoi ?
– Ben, tu vois bien.
– Arrête de faire la maligne avec moi.»
Il retire sa main.
Je savais qu’il ne fallait jamais se risquer à le provoquer, mais, cette félicité-là, il ne la gâcherait pas. Ni le bonheur dense de fignoler cette historiette que je voulais montrer à ma maîtresse dès le lendemain.
Avec un ton hautain, aussi péremptoire que je pouvais l’adopter du haut de mes huit ans, j’ai osé :
«Un tigre, cher ami.»
2. J’avais entendu cette expression – «cher ami» – en sortant de la messe, dans la bouche du docteur Fauchère, à qui on ajoutait, avec déférence, l’article défini. «Le» docteur Fauchère était le médecin de notre village montagnard, l’un des rares universitaires à cette époque. Ce matin-là, Gaudin, le boucher, lui faisait des courbettes sur l’esplanade de l’église. Le docteur Fauchère avait ponctué la conversation d’un «merci, cher ami». Qu’est-ce que ça sonnait bien dans sa bouche ! Le sourire chaleureux, juste ce qu’il fallait entre la politesse et la retenue. Je trouvais que ce «cher ami» donnait un air important à celui qui le prononçait et signifiait clairement à son interlocuteur qu’il n’était pas du même rang. En douceur, avec subtilité. Alors j’ai osé crânement, «cher ami». Mon père était inculte, mais il avait l’instinct des méchants et des animaux. Comme Micky, le chat d’Emma, ma sœur, qui ne traînait jamais dans ses pieds, détalait sitôt que la Peugeot 404 bleu ciel de mon père apparaissait dans la cour en terre devant la maison. Je ne lui avais jamais laissé entrevoir mon mépris ni ma haine muette. Mais ce «cher ami» signait le premier tir de notre combat, qui ne se terminerait même pas avec la mort.
J’aurais pu anticiper, j’avais toujours les sens en éveil, la peur comme boussole. En une seconde, il a empoigné ma tête et m’a soulevée. La chaise est tombée. Mes oreilles étaient emprisonnées par ses paluches d’ogre. Je voyais ma mère épouvantée, en face de moi. Il m’a lâchée, je suis tombée. Je pensais que c’était fini. Juste un mouvement d’humeur. Il m’a tirée par l’avant-bras. Depuis la cuisine jusqu’à ma chambre. Je me cognais au montant des portes, contre les murs. J’ai entendu ma mère hurler son prénom. Je crois que c’était la première fois que je l’entendais de sa bouche : «Louis, non, Louis, laisse-la, elle est petite.» Louis a fermé la porte de la chambre, je n’ai pas eu le temps de me relever, mon épaule me faisait mal. J’étais au sol et il me frappait les fesses, le dos. Il m’a retournée, a serré ses mains en étau autour de mon cou. Il avait le visage rouge et déformé, les yeux exorbités et déments. Et un sourire. C’était immonde. A voir et à ressentir. Si je ne connaissais pas encore la manière dont les traits se métamorphosent sous la puissance de la jouissance, ou du pouvoir sur l’autre, j’ai vu la bestialité d’un homme, un père, le mien. Au-dessus de moi, il avait relâché l’étreinte de ses mains de géant, les balançait partout sur mon corps maigrichon. Ma tête, mon torse, mes bras. Au lieu de me protéger, sidérée, je le regardais les yeux écarquillés à me faire mal aux paupières.
Ma mère a fait valdinguer une poêle sur son crâne presque entièrement déplumé. De surprise, il a cessé net. S’est levé, lui a balancé une gifle monumentale qui l’a projetée contre le mur. Je tremblais, j’avais uriné sans m’en rendre compte. Je ne pleurais pas, j’ai vomi, me suis évanouie. Je me souviens des murmures, de la caresse chaude d’une lavette sur mon front, de la lumière tamisée. Quand j’entrouvre les yeux, ma mère, et derrière elle, «le» docteur Fauchère. C’était notre Sauveur. Il allait nous sortir de notre trou pestilentiel. J’en étais certaine. Il avait le regard doux, il n’était pas comme les autres, je sentais bien qu’il était instruit et, de fait, son intelligence, pensais-je, nous libérerait.
«Alors, Jeanne, tu as joué les cascadeuses ?»
Il me taquine, ça ne peut pas être autrement. Qu’est- ce qui est pire ? Être un salopard ignare ou un homme subtil, mais suffisamment lâche pour ne pas voir qu’une gamine de huit ans a été rossée ? Avant de le mépriser définitivement, j’ai tenté la franchise, il se pouvait que je n’aie pas l’air si cabossé.
«C’est mon père.
– Ton papa ? Tu veux voir ton papa ? Mais il n’est pas là, ton papa.
– Non-non-non-non.» C’est une prière, non-non-non-non, j’élève le ton, mais ma voix est fluette : «C’est pas vrai. C’est mon père qui m’a tapée.»
Il passe la main sur mon front : «Ça va passer, il faut la surveiller cette nuit.» Des murmures encore, et surtout la trahison de cet homme que je vénérais, pas plus tard que ce matin. J’épiais ses expressions lorsque nous allions à son cabinet ou à la messe du dimanche. Je m’étais inventé un personnage de bienveillance, de supériorité et de bonté́. Je ne voyais ni hypocrisie ni suffisance. Il avait, sous mes yeux, maintes fois démontré – par un sourire malin, un regard, un froncement de sourcils ou par la façon de bouger sa tête face à un patient – son éducation plus sophistiquée et supérieure à beaucoup dans notre village rustaud. Et moi, gamine orgueilleuse, je m’étais empressée de singer ce bon vieux docteur Fauchère. Ce «cher ami» me valait une dérouillée monumentale, une épaule démise, des bleus, des courbatures.»

Extraits
« Dans ce bled, réputé loin à la ronde pour son manque solidarité et son inclination à la méchanceté, ils étaient venus en masse se repaître de notre misère publique. Ma colère, compagne éternelle, éventrait mon estomac. J’aurais dû ne pas faillir en public. Je n’ai pas pu. Sitôt sur le parvis de l’église, endolorie, j’explose. C’est laid, ça entache la solennité du moment Ma mémoire, pourtant intransigeante et impeccable, a effacé le monologue que j’ai vomi au visage de mon père. Une tante que je connais à peine, sœur de ma mère, m’entraîne alors que je hurle, ça je me le rappelle: «Tu l’as violée, tu l’as tuée.»
Mes adieux à ma sœur se sont terminés au sommet de ces marches en pierre. On m’a emmenée de force à l’internat. Je sautais comme un cabri, j’éructais, je bavais, le mari de ma tante m’a giflée: «Elle fait une crise de nerfs, appelle un docteur.» Une cousine m’a chaperonnée pour la nuit. J’émergeais, me rendormais, me réveillais en pleurant. Des cauchemars sombres, mon père qui m’étrangle. Je manque d’air, j’entends des cris, des «J’appelle la police» de la surveillante de l’internat Il est là, complètement ivre: «Je vais te tuer, sale garce!» Je ne réagis pas, sonnée par les médicaments. » p. 54

« J’aurais tout donné pour me nourrir de réminiscences heureuses. Repenser, la joie au cœur, à cette gommette coccinelle qui avait ensoleillé le visage de maman, à l’écureuil qu’Emma et moi avions essayé de capturer, en vain, durant un après-midi entier, à Paul endormi contre mon dos, à mon corps plongé dans l’eau vivace du lac Léman alors que le ciel est prêt à imploser de rouges, aux baisers sur le front, au temps arrêté devant un coucher de soleil ahurissant à Querceto avec Marine, à cet inconnu qui dit merci avec un sourire, à l’eau turquoise du lac de Moiry, aux errances sur les bisses, aux terrasses, aux soirées, à Nina Simone ou à L’Homme qui plantait des arbres, que j’avais relu mille fois. À la place, infuser dans les limbes de mon chaos. Demeurer dans cette destructrice intranquillité. Je ne m’en arracherai pas. » p. 195-196

À propos de l’auteur
JOLLIEN-FARDEL-sarah©marie_pierre_cravediSarah Jollien-Fardel © Photo Marie-pierre Cravedi

Née en 1971, Sarah Jollien-Fardel a grandi dans un village du district d’Hérens, en Valais. Elle a vécu plusieurs années à Lausanne, avant de se réinstaller dans son canton d’origine avec son mari et ses deux fils. Devenue journaliste à plus de trente ans, elle a écrit pour bon nombre de titres. Elle est aujourd’hui rédactrice en chef du magazine de libraires Aimer lire. Les lieux qu’elle connaît et chérit sont les points cardinaux de son premier roman. (Source: Sabine Wespieser Éditeur)

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Quand meurent les éblouissements

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En deux mots
Sur les conseils de sa mère Chiara participe à un casting et se voit sélectionnée pour un film. À quinze ans, sa voie est toute tracée, elle sera actrice. Une profession très aléatoire qui, des années plus tard, laisse un bilan plutôt mitigé. Saura-t-elle rebondir?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Elle voulait devenir quelqu’un»

Poursuivant en parallèle sa carrière d’autrice et de comédienne, Anne-Frédérique Rochat a choisi pour son nouveau roman de raconter le parcours d’une actrice qui découvre le monde du cinéma à quinze ans. Avant de la retrouver des années plus tard, à l’heure du bilan.

Le grand jour est arrivé. Chiara s’est préparée avec sa mère pour être parfaite lors de l’audition organisée pour trouver l’actrice qui jouera le premier rôle du nouveau film de Baldewski, un réalisateur désormais très en vue. Et après quelques sueurs froides, elle décroche le rôle. Maggy peut offrir le champagne à ses filles, elle qui voit Chiara réaliser son rêve et se dit que ce premier succès pourra peut-être sortir Line de son obsession, elle qui qui se prend pour Mylène Farmer et ne vit que pour son idole.
Mais pour l’adolescente, ce premier rôle est aussi l’occasion de constater combien ses copines de classe la jalousent désormais. Car elle n’était pas seule à participer au casting et se retrouve bien malgré elle dans la position de celle qui les a privées de leur rêve. Pour Claire, qui sera elle aussi évincée, c’est la fin d’un rêve. Insupportable. Quelques jours plus tard, elle mettra fin à ses jours.
Une fin tragique qui coïncide avec la distance que vont prendre ses amies et que Chiara va particulièrement ressentir lors d’une fête d’anniversaire chez Raphaëlle. Son malaise grandissant s’atténuera à peine lorsqu’elle testera avec François, le grand frère de Raphaëlle, ce que cela fait de se donner un baiser. Avant le tournage, elle avait envie de savoir ce qui l’attendait. Les semaines et les mois qui vont suivre seront marquées par un travail intense, des tournages réguliers et un fossé qui va s’élargir toujours davantage avec sa «vie d’avant», celles de l’enfance et des copines. «Elle devait y croire, sinon qui le ferait pour elle? Elle travaillerait dur pour ça, accepterait de courir les castings, de vivre chichement, elle donnerait TOUT, toute sa vie, son temps, son énergie, ses espoirs, oui, elle se consacrerait entièrement à son art. Rien d’autre n’aurait d’importance. Elle voulait devenir quelqu’un.»
Dans la seconde partie du roman Chiara Mastrini, «dont le nom ressemblait trop à une autre actrice», est désormais Aude Carmin. L’actrice partage sa vie avec un acteur bankable Tom Barlier chez qui elle a élu domicile. S’il est régulièrement à l’affiche de grosses productions, elle ne décroche plus guère de contrats. Et ses rôles se limitent à des œuvres confidentielles. Une période difficile dont elle ne voit pas l’issue et qu’elle essaie de noyer dans l’alcool. «Par moments, elle avait l’impression de vivre à côté de sa vie ou au bord d’une immense piscine dans laquelle elle voyait les autres plonger, tandis qu’elle restait en retrait à les observer.»
À moins que Tom ne puisse parvenir à convaincre un réalisateur de la faire tourner avec lui. Après tout, c’est peut-être une bonne idée de les réunir sur un film…
Comme dans Longues nuits et petits jours, son précédent roman qui racontait comment Edwige tentait de surmonter une difficile rupture en partant s’isoler dans un chalet de montagne, Chiara va chercher comment s’en sortir. C’est le registre dans lequel excelle Anne-Frédérique Rochat. Avec ces détails, ces annotations toujours très justes qui disent le désarroi et la souffrance, on voit Chiara se débattre, à la fois tenter de se délester d’un passé traumatisant et espérer le retrouver, quand tout était encore possible, quand les rêves berçaient la vie de sa mère Maggy et de sa sœur Line. Roman de la désillusion et de la fragilité, Quand meurent les éblouissements est aussi le roman de la maturité d’une romancière dont Luce Wilquin, sa première éditrice qui vient de disparaître, avait senti dès 2012 tout le potentiel.

Quand meurent les éblouissements
Anne-Frédérique Rochat
Éditions Slatkine
Roman
256 p., 21,90 €
EAN 9782832111352
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
A l’âge de 15 ans, avec les encouragements de sa mère, Chiara passe un casting et décroche un rôle important au cinéma. Dès lors, un monde nouveau s’ouvre à elle. Un monde envoûtant qui répare certaines blessures, mais en ravive d’autres. Comment parvenir à un équilibre quand on a soif de reconnaissance et qu’on place son bien-être dans le regard d’autrui? Sur les conseils de son agent, Chiara Mastrini deviendra Aure Carmin afin d’éviter la confusion avec une autre actrice au nom trop similaire. Cela suffira-t-il à la rendre irremplaçable? Ce roman questionne la place que l’on prend et celle que l’on mérite. Ainsi que toutes les difficultés qu’engendre un succès. Surtout lorsque celui-ci est fragile…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Ballade au fil de l’eau

Les premières pages du livre
« – Mets ta plus belle robe, lui avait dit sa mère.
Chiara avait hésité un moment. Quelle était sa plus belle robe ? Elle en avait essayé plusieurs, s’était observée dans le miroir avec attention, avant d’opter pour la bleu marine. Mais, lorsqu’elle était redescendue à la salle à manger, Maggy avait déclaré froidement que ça n’allait pas du tout, du tout, que cette robe était trop austère, qu’elle pensait plutôt à la verte avec les boutons en nacre.
– Tu es sûre ? avait demandé Chiara.
– Certaine. Fais-moi confiance.
Elle était remontée dans sa chambre et s’était changée. La verte faisait ressortir sa poitrine et dévoilait ses cuisses, ce qui l’embarrassait. Elle avait du mal à s’habituer aux regards de plus en plus insistants qui glissaient le long de son corps.
– Tu es prête ? cria sa mère depuis le bas de l’escalier.
Chiara voulut répondre que oui, mais ce qui sortit de sa bouche ressembla plus à une sorte de râle rauque. Une angoisse la saisit. S’était-elle enrouée en allant dans le jardin après le petit-déjeuner ? Doucement et avec inquiétude, elle commença à réciter le début de son texte, le texte qu’elle allait devoir recracher (au pis), interpréter (au mieux) l’après-midi même devant le réalisateur qui organisait l’audition. C’est toi qui as fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Mes yeux, mes cheveux, mes choix, mes peurs, mes pleurs, c’est à toi que je les dois. Personne d’autre. Par chance, les répliques jaillirent de sa bouche avec une clarté et une fluidité qui l’émerveillèrent. Sa voix était là, elle ne l’avait pas perdue, et ses cordes vocales vibraient avec sincérité et émotion sous l’impulsion des mots que sa mémoire faisait affluer sans effort. Elle avait beaucoup travaillé pour en arriver là. Elles avaient beaucoup travaillé, sa mère et elle, pour atteindre cette dextérité, cette liberté du verbe et de la pensée. Tu as transformé mon visage, mes rêves, mes goûts, tu es entré dans ma vie et tu as tout chamboulé, tu ne peux pas me laisser, c’est toi l’adulte, toi le grand, je ne suis qu’une fichue gamine, tu te rappelles…
– Qu’est-ce que tu fabriques ? On va être en retard, si tu continues de lambiner !
Maggy était dans l’encadrement de la porte, plus maquillée qu’à l’accoutumée. Elle avait quitté l’éternel training dans lequel elle faisait toutes ses activités. Conduire, jardiner, cuisiner, bricoler, laver, nettoyer, éduquer, écouter, aller en courses, dessiner et coudre ses poupées. Ah ! ses poupées ! Il y en avait partout, de la cave au grenier, des poupées, des poupées, des poupées. La mère de Chiara avait pour passion de donner vie à de vieux bouts de draps ou de tissus en les remplissant d’ouate, en y cousant des cheveux en laine, des yeux en boutons et en les habillant de petits vêtements confectionnés spécialement pour eux. Maggy avait même un site internet où elle essayait de les vendre, mais, hélas, ses poupées qui avaient l’air de sortir d’une autre époque n’intéressaient pas grand monde et continuaient d’envahir toute la maison. Les voisins chuchotaient en ricanant que le mari était parti quelques années auparavant à cause de l’invasion, dans son foyer, des poupées. Depuis, M. Mastrini payait à son ex-femme une pension généreuse qui lui permettait de se consacrer entièrement à l’éducation des filles et à la création de ses fameux poupons de chiffon. En dehors de cette somme d’argent qui tombait chaque mois sur le compte en banque de la mère, le père ne donnait plus grand-chose. Une nouvelle femme et des jumelles, nées de cette union, accaparaient toute son attention.
– Cette robe est parfaite, mais redonne-toi un coup de brosse, et puis mets une pince, qu’on voie tes yeux. C’est très important, les yeux, au cinéma. Oh ! je vais t’appliquer du mascara volumateur sur les cils, ça t’ouvrira le regard !
– Maman, je peux le faire.
– Non, je m’en occupe, il faut absolument éviter les paquets.
Dans le miroir de la salle de bains, Chiara eut du mal à se reconnaître : en plus des cils, sa mère avait coloré ses lèvres, ses paupières et ses joues avec insistance.
– Ce n’est pas un peu trop voyant ? demanda-t-elle.
– Mais non, c’est exactement ce qu’il faut ! Allez, on devrait déjà être parties ! Coiffe-toi et rejoins-moi dans la voiture, je t’attends devant la maison !
Ses cheveux ne se laissèrent pas dompter facilement, elle les avait lavés et il y avait toujours une bosse inesthétique sur le devant. Elle s’agaça un moment, avant d’accepter cette imperfection capillaire contre laquelle elle n’avait plus le temps de lutter. Lorsqu’elle descendit l’escalier – en se tenant à la rambarde pour ne pas trébucher avec ses chaussures à talon qu’elle portait rarement, préférant les baskets –, elle imagina des flashs, une foule criant son nom, réclamant un regard, un sourire. Peut-être bien que ça lui plairait de faire du cinéma, de devenir célèbre et d’être admirée, aimée par des gens qu’elle ne connaissait pas. C’était sa mère qui avait vu l’annonce dans le journal, quelques lignes qui disaient qu’on cherchait une jeune fille de quinze ans pour jouer un rôle important dans un long-métrage qui se tournerait dans la région l’automne suivant. Elle n’avait jamais joué la comédie, mais lorsque Maggy lui avait proposé de se présenter à l’audition, au casting, elle avait accepté sans hésitation. « Oh ! tu sais, moi, ça aurait été mon rêve, de faire du cinéma, lui avait-elle dit, mais je suis tombée enceinte de toi si rapidement, j’ai épousé ton père et il a fallu vite, vite trouver du travail. À l’époque, il ne gagnait pas ce qu’il gagne aujourd’hui. » Oui, c’était son rêve à elle aussi, maintenant ça lui apparaissait comme une évidence, c’était ce qu’elle souhaitait faire de sa vie : du cinéma. Dire des répliques qui ne lui appartenaient pas et tenter, à travers elles, de faire passer des sentiments pour émouvoir les gens.
– Dépêche-toi, c’est pas possible d’être aussi lente, c’est la chance de ta vie, ce casting (Maggy prononçait toujours ce mot avec une espèce de mauvais accent américain qui disait son rêve et sa méconnaissance de ce monde-là), tu t’en rends compte ?
Chiara acquiesça, entra dans la voiture, attacha sa ceinture de sécurité et plaça ses mains à plat sur sa robe verte. Elles étaient moites, elle les essuya discrètement sur le tissu.
Dehors, il faisait froid, et ce qu’elle portait sous son manteau d’hiver était une simple robe d’été. Elle essayait de se réchauffer en sautillant sur le trottoir.
– Tu sais, mon cœur, dans le cinéma c’est souvent comme ça, on joue qu’on a très chaud alors qu’en réalité il fait très froid, il faut savoir tricher, déclara sa mère en sortant de son sac le papier sur lequel elle avait noté l’adresse. On a rendez-vous au numéro 35, ce doit être là-bas, juste après la boulangerie.
Elles s’approchèrent de l’immeuble. C’était une vieille bâtisse qui aurait mérité un rafraîchissement. Chiara avait imaginé quelque chose de plus clinquant.
– Tu es sûre ?
– Oui, oui, c’est là! s’exclama Maggy.
Et elle poussa une lourde porte qui grinça. Mère et fille montèrent un escalier en marbre ébréché, il n’y avait pas d’ascenseur dans cette construction de 1900.
– C’est à quel étage ? demanda Chiara, craignant d’arriver transpirante à son audition.
Elle préférait le mot « audition » au mot « casting », sans savoir pourquoi.
– Au deuxième.
Elles continuèrent de grimper, au même rythme, avec solennité.
Dans un long couloir aux murs défraîchis, meublé de chaises en bois branlantes, des dizaines de jeunes filles attendaient – maquillées pour la plupart –, accompagnées ou non, que quelqu’un vienne les chercher.
– Tu crois qu’elles sont toutes ici pour le film? murmura Chiara à l’oreille de sa mère, oreille à l’intérieur de laquelle elle se serait volontiers réfugiée si elle avait été suffisamment petite, pour retrouver la chaleur rassurante qui l’avait enveloppée durant sa période in utero.
– J’imagine.
– Je ne savais pas qu’il y avait autant de filles de mon âge qui rêvaient de faire du cinéma.
Et toutes lui ressemblaient, alors comment faire la différence ? Comment se faire repérer (c’était un mot de Maggy, depuis qu’elle l’avait inscrite à l’audition, elle n’arrêtait pas de lui répéter que l’important était qu’elle se fasse repérer. Ce mot engendrait chez Chiara de drôles d’angoisses et donnait lieu à des rêves curieux où une sorte de laser rouge parcourait la ville à sa recherche). Son téléphone portable sonna, deux notes aiguës annonçant l’arrivée d’un message. Elle ouvrit la poche intérieure de son sac, sortit l’appareil et passa un doigt fébrile sur l’écran. Merde, comme on dit, pour ton casting, je t’aime grande sœur.
– C’est Lise, pour l’audition.
– Le casting, rectifia sa mère. Ah ! c’est bien, j’avais peur qu’elle oublie, elle a un gros test de math en fin de matinée.
Chiara renvoya un gentil message à sa sœur pour son test, puis mit son téléphone sous silence et le rangea.
Plus d’une heure s’écoula au milieu des odeurs de parfum mêlées à celles de transpiration, une transpiration âcre produite par la peur. Le front habituellement lisse des jeunes filles était marqué du sceau de l’inquiétude, ce qui les vieillissait de quelques années. Chiara sentait ses joues brûler. À croire qu’un feu consumait ses pommettes. Je dois être affreuse, toutes les autres filles doivent se rassurer en me regardant, songeant avec fierté qu’elles ont l’air mille fois plus fraîches et décontractées que moi.
– Il faut que j’aille au petit coin, dit-elle à voix basse.
– Profites-en pour te repoudrer, ordonna sa mère.
Ce qui donna à Chiara le désir de partir en courant et de se retrouver dans le parc d’à côté pour écouter les oiseaux, juste les oiseaux, parce qu’après tout qu’est-ce qu’elle en avait à fiche de faire du cinéma ? Oui, elle était rouge, écarlate même probablement, plus écarlate que personne ne l’avait jamais été, et alors ? Elle était assez grande pour s’en rendre compte, n’avait pas besoin des remarques aigrelettes de sa «mater». Elle se leva et partit à la recherche des toilettes.
Assise sur la cuvette, elle fixait le carrelage blanc. Tu as transformé mon visage, mes rêves, mes goûts, tu es entré dans ma vie et tu as tout chamboulé, tu ne peux pas me laisser, c’est toi l’adulte, toi le grand, je ne suis qu’une fichue gamine… À force d’être tournées en boucle, mâchées, les phrases perdaient de leur sens, et Chiara se demandait s’il était possible qu’elles se dissolvent dans le néant qu’elles engendraient. Fichue gamine. Fichue gamine. Fichue gamine. Comment se souvenir des mots s’ils ne voulaient plus rien dire? Les sons tournaient dans sa tête; elle essayait d’en retenir la musique. C’était une chanson qu’elle connaissait sur le bout des doigts, une chanson qui lui reviendrait le moment venu, malgré le trac, malgré la pression qu’elle sentait peser sur ses épaules aux rondeurs encore enfantines. Elle devait se faire confiance, tout irait bien, tout ne pouvait que bien aller. Alors pourquoi son cœur cognait-il si fort dans sa poitrine? Pourquoi cette envie de pleurer et de s’enfuir pour aller se cacher dans un endroit où personne ne pourrait la regarder, la scruter, la juger? Tu as transformé mon visage, mes rêves, mes goûts, tu es entré dans ma vie et tu as tout chamboulé, tu ne peux pas me laisser, c’est toi l’adulte, toi le grand, je ne suis qu’une fichue gamine, tu te rappelles? Dans la scène qu’elle avait reçue et travaillée, il était noté qu’après cette réplique le garçon, ou plutôt l’homme, car son partenaire serait un homme adulte – avec une voix très basse et de la barbe probablement – eh bien, cet homme était censé l’embrasser «fougueusement». Serait-il présent à l’audition? Allait-elle devoir se laisser étreindre avec passion ? Elle frémit. Personne ne l’avait jamais embrassée et elle n’avait jamais embrassé personne. Elle ne souhaitait pas que son premier baiser se passe au cinéma, avec un homme barbu de surcroît.
À un moment donné, il fallait bien sortir des toilettes. Elle tira la chasse d’eau, arrangea sa robe, vérifia qu’elle ne s’était pas tachée par inadvertance et se lava les mains. En se regardant dans le miroir, encore une fois, elle eut du mal à se reconnaître. Était-ce Lina qui s’emparait d’elle?
Lorsqu’elle revint dans le long couloir où sa mère l’attendait, elle fut surprise de découvrir qu’il ne restait plus que quelques filles. Combien de temps était-elle restée sur la cuvette des toilettes à tourner en boucle son texte?
– Qu’est-ce que tu fabriques, bon sang, tu es tombée dans le trou? s’excita Maggy. Ça va bientôt être à nous, une dame est venue demander nos coordonnées. Si tu es prise, ils te téléphonent, sinon la réponse viendra par courrier. Après la jeune fille en bleu, là-bas, c’est à toi! Tu t’es repoudrée?
– J’ai oublié.
– Repoudre-toi.
Elle s’assit sur la chaise en bois branlante et chercha dans son sac le poudrier que sa mère lui avait donné. Elle l’ouvrit, il y avait un petit miroir à l’intérieur. Délicatement, elle tapota son visage avec la houppette. C’était agréable, comme une protection qu’elle se créait, un masque qui mettrait une sorte de filtre entre elle et les autres.
La jeune fille en bleu fut appelée, elle était spécialement jolie, avec une taille très fine et de beaux seins. Chiara pensa que c’était la poisse de passer après elle. La porte du fond se referma et le long couloir s’obscurcit. Elles n’étaient plus que cinq, cinq jeunes filles pleines de rêves et d’espoir à attendre d’être choisies.
– Ça va bientôt être à toi, lui dit sa mère, tu es prête?
Prête? Était-elle prête? Non, elle ne l’était pas. Et si sa mémoire la lâchait, s’embrouillait? Elle fit défiler le texte dans son esprit, très rapidement, pour se rassurer, quand soudain : le blanc, le trou noir, le néant. Que devait-elle dire à ce moment-là? Elle ne s’en souvenait pas. Il y avait ce satané baiser après fichue gamine, ce baiser qu’elle espérait ne pas devoir recevoir ni donner, mais que disait-elle après cette action ? Sa bouche s’assécha, ses mains collaient à sa robe, son cœur tambourinait et ses jambes flageolaient.
– Tu as l’air terrorisé, détends-toi.
– Maman, je ne suis pas prête, je n’y arriverai pas, bégaya-t-elle dans un souffle.
– Allons, chérie, ressaisis-toi. On n’a pas fait tout ce travail pour rien, tu vas y arriver, bien sûr, et tu vas gagner.
Cela sonna comme un ordre qui, au lieu de paralyser Chiara, la boosta. Elle devait les éblouir, elle n’avait pas d’autre choix. La peur était un sentiment qu’elle ne pouvait pas s’autoriser. Il suffisait de la balayer sur le bas-côté, de la renier, elle n’existait pas, n’avait jamais existé. La suite du texte lui revint en mémoire. Tu ne m’embrasserais pas comme ça si tu ne m’aimais pas, tu m’aimes encore, tu m’aimes, je suis à toi, tu es à moi, rien ni personne ne pourra changer ça. Tu m’as marquée au fer rouge, c’est trop tard, ne me laisse pas… Eddy, je suis à toi. Aime-moi… Touche-moi… Caresse-moi…
L’idée de devoir interpréter ces mots devant des inconnus la gênait, cependant sa mère lui avait dit que ce n’était pas elle, Chiara, qui parlait, mais Lina. Chiara n’avait pas à être embarrassée des paroles ou du comportement de Lina, elle n’en était pas responsable, sinon comment les acteurs pourraient-ils jouer des fous, des meurtriers? Elle laissa donc Chiara au vestiaire et décida qu’il était temps de devenir Lina. Une impression de puissance et de force s’empara d’elle. Je ne risque rien, songea-t-elle, je ne suis plus moi, je suis elle.
– Merci, on vous tiendra au courant.
La jeune fille en bleu hocha la tête et avança dans le couloir l’air victorieux, ses talons résonnèrent entre les murs défraîchis de la vieille bâtisse.
– C’est elle, je suis sûre que c’est elle qui va être choisie.
– Mais non, répondit Maggy du tac au tac, elle a peut-être de gros seins, mais une très vilaine peau sous sa couche de fond de teint.
C’était vrai, Chiara ne l’avait pas remarqué, fascinée par l’assurance de cette candidate. Le regard de sa mère pouvait être cruel et sans concession. Quel jugement aurait-elle porté sur son physique si elle n’avait pas été sa fille?
– Mastrini !
Maggy et Chiara se levèrent, traversèrent le couloir et se retrouvèrent devant la femme qui les avait hélées.
– Seulement la demoiselle, nous vous demanderons d’attendre ici.
– Mais je suis sa mère, c’est moi qui l’ai inscrite au casting !
– Pas de parent, c’est la règle.
– Oui, mais ma fille et moi, c’est différent, nous sommes…
– Maman, s’il te plaît…
– Bon, bon, j’attends ici, bougonna-t-elle. Ce n’est pas une raison pour ne pas donner le meilleur de toi-même.
Et la porte se referma. »

Extrait
« Elle devait y croire, sinon qui le ferait pour elle? Elle travaillerait dur pour ça, accepterait de courir les castings, de vivre chichement, elle donnerait TOUT, toute sa vie, son temps, son énergie, ses espoirs, oui, elle se consacrerait entièrement à son art. Rien d’autre n’aurait d’importance. Elle voulait devenir quelqu’un. Et si elle n’y arrivait pas? Son reflet ricana.
— Chiara, tout va bien? demanda Raphaëlle de derrière la porte.
— Oui, oui, je te rejoins tout de suite. » p. 108

À propos de l’auteur
ROCHAT_Anne-Frederique_©Amelie_blancAnne-Frédérique Rochat © Photo Amélie Blanc

Anne-Frédérique Rochat, née en 1977, a grandi à Clarens près de Montreux. Diplômée du Conservatoire d’Art dramatique de Lausanne en 2000, elle est l’auteure de nombreuses pièces de théâtre et de neuf romans: Accident de personne (2012), Le Sous-bois (2013), A l’abri des regards (2014), Le Chant du canari (2015), L’Autre Edgar (2016),  La ferme (vue de nuit) (2017), Miradie (2018), Longues Nuits et Petits Jours (2021) et Quand meurent les éblouissements (2022).

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Ceux qui s’aiment se laissent partir

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En deux mots
Ma mère est morte. Avant de la laisser partir, la narratrice tente de se souvenir, de reconstituer sa vie, leur vie. Après avoir dressé le portrait de cette célibattante qui l’accompagnée au fil d’une vie chaotique, elle raconte comment elle est devenue à son tour mère.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Un roman-photo aux couleurs fanées»

Lisa Balavoine revient à la littérature blanche avec un émouvant roman qui retrace sa relation avec sa mère. Une histoire d’amour déchirante, un hommage sincère à travers trois générations de femmes.

C’est l’histoire d’un lien invisible, parfois très ténu, qui relie une fille à sa mère. Un lien indissoluble qu’explore Lisa Balavoine avec autant de franchise que de sensibilité dans son second roman.
C’est lorsqu’on lui annonce que sa mère est morte, dans la violence du choc, le maelstrom d’émotions et d’interrogations, que naît ce besoin de retrouver cette femme. Mais connaît-on vraiment sa mère? Que savons-nous de ce que fut sa vie avant qu’elle ne puisse nous prendre dans ses bras? Après avoir à son tour fondé une famille? Et même durant la période de cohabitation, année après année, l’image qui se construit de cette femme n’est-elle pas déformée?
Au moment de convoquer les souvenirs, de raconter cette personne née et décédée un 7 juillet, il est bien difficile de faire le tri entre les odeurs et les couleurs, les lieux et les objets, les paroles et les actes. C’est sans doute cette accumulation qui est le plus touchant dans ce récit. Des jeunes années où, après le départ du père, la mère devient par la force des choses l’être le plus important – celui qu’il est hors de question de partager – jusqu’à ce moment où à son tour elle met au monde une fille, devient à son tour mère, que se construit cette relation unique. «Les souvenirs s’attachent à nous bien plus qu’on ne tient à eux. Ils sont dans l’air qu’on respire, dans ce fruit dans lequel on mord, dans la poussière qu’on piétine sans s’en apercevoir. Les souvenirs nous collent à la peau et, comme une encre sympathique, ils reviennent quand nous croyons les avoir effacés. Ils se superposent et nous recouvrent. Les souvenirs sont des vêtements posés sur nous dont les bords usés s’effilochent au fur et à mesure qu’on tire dessus. Difficile de savoir où et quand il faut couper le fil.»
Il reste alors la chaleur d’un corps qui vous fait une place dans son lit, la mauvaise foi affichée après un accident de voiture causé par une étourderie, les petits mots d’excuses inventées et qui sont autant de preuves d’amour et de complicité, quelques chansons fredonnées des centaines de fois comme Dis-lui de revenir de Véronique Sanson (voir playlist ci-dessous), les vacances en camping en Bretagne, les hommes qui passaient sans laisser de trace, les courses dans la grande salle attenant à son bureau qui devenait alors salle de jeu quand elle n’avait d’autre choix que d’emmener sa fille avec elle au travail. Et dans ce tourbillon de la vie, avec cette mère divorcée, l’envie d’appuyer sur la touche pause. «Toi et moi ne vivons qu’un brouillon d’existence dans des appartements où nous ne nous installons jamais. Chez nous tout va trop vite, la voiture, la musique, les jours et les nuits. Je me revois espérer que nous aurons nous aussi une maison, de l’espace, du temps. Un jour, nous aurons une vie normale.»
Mais les semaines passent avec leurs rituels, une petite sœur arrive et avec elle l’enfance qui s’en va. L’alcool et les cigarettes commencent à marquer le visage, à transformer le corps de sa mère et leur relation. «Je n’invite personne, j’ai honte de cet immeuble, des gamins qui squattent en bas, et surtout j’ai honte de toi, pour la première fois, je veux que personne ne te rencontre, que personne ne te voie. J’ai honte de ressentir cela.» Quelque chose se casse et à nouveau, on voudrait refaire l’histoire, ne pas croire que Bonjour tristesse, le roman de Françoise Sagan qui traîne sur la table serait un bon titre pour sa vie.
Si les mots de Lisa Balavoine touchent au cœur, c’est parce qu’ils sonnent toujours juste, parce qu’ils sont vrais, parce qu’ils sont sincères jusque dans la souffrance.
«Un jour tout ça s’en va, l’inquiétude, la peur, la honte, les regrets, l’odeur d’une peau et même le son d’une voix, un jour on ne sait plus où tout a disparu. Le manque d’amour comme le reste, l’attente devant l’école le soir, la crainte quand au matin elle n’était pas là, la colère de la voir dans de pareils états, un jour tout devient moins vivace et plus supportable, on efface, on oublie, c’est comme ça. La vie a ceci de surprenant qu’elle nous apprend à composer avec ce qui nous manque. J’ai une mère, mais je fais souvent comme si je n’en avais pas.» C’est beau comme une chanson de Ferré.
Les trois parties qui composent le roman et qui racontent la fille et sa mère, puis la fille devenue à son tour mère et qui regarde ses enfants et enfin la mère cherchant cet autre mère pour enfin la laisser partir sont autant d’histoires d’amour. Belles, cruelles, puissantes et déchirantes. Un «roman-photo aux couleurs fanées» qui dresse aussi, à travers trois générations de femmes, un portrait de la France au tournant du XXIe siècle.

Playlist du roman


Sweet Dreams are made of this Eurythmics


Dis-lui de revenir Véronique Samson


Quoi Jane Birkin


China Girl David Bowie


Si rien ne bouge Noir Désir


Ultra moderne solitude Alain Souchon


Mala Vida Mano Negra


Famous blue raincoat Leonard Cohen


Atlantic City Bruce Springsteen

Ceux qui s’aiment se laissent partir
Lisa Balavoine
Éditions Gallimard
Roman
160 p., 16,50 €
EAN 9782072897894
Paru le 12/05/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi des vacances en Bretagne, du côté de Saint-Malo et dans le Sud-Ouest ainsi que Lille.

Quand?
L’action se déroule de la fin du XXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Est-ce qu’on peut éviter les peines, la mélancolie, ce qui se répète, tous ces chagrins qu’on se trimballe et qu’ensuite on se transmet, est-ce qu’on peut les remiser, sous des pulls trop grands, dans les bras d’un amour de passage ou dans les mots qu’on écrit, est-ce qu’on peut seulement faire comme si cela n’existait pas?»
Dans ce roman intime et fragmentaire, Lisa Balavoine raconte sa mère, cette femme insaisissable avec qui elle a grandi en huis clos. Une femme séparée, qui rêve d’amour fou, écoute en boucle des chansons tristes et déménage sans cesse, entraînant sa fille dans une vie tourmentée. Entre fascination et angoisse, l’enfant se débat auprès de cette figure parentale attachante, instable, qui s’abîme dans le chagrin, laissant ceux qui l’aiment impuissants. En choisissant de s’éloigner, la fille devenue mère ne cessera d’être rattrapée par les fantômes de son passé. Jusqu’à quand?
Histoire d’un amour filial empêché, Ceux qui s’aiment se laissent partir est un récit à fleur de peau sur le poids de l’héritage, mais aussi un livre de réconciliation où l’autrice adresse à sa mère les mots lumineux que celle-ci n’a jamais pu entendre de son vivant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr

Les premières pages du livre
« Elle est étendue, elle semble apaisée.
Mais je veux vous prévenir : l’appartement est dans un état de dégradation avancé. Je ne sais pas quoi faire pour vous.

Je reçois ce message en fin d’après-midi, un vendredi de juillet. Dehors l’été bat son plein, il fait une chaleur à crever.
La chaleur, je me souviens surtout de ça.
Ce jour-là, je me trouve à Paris où je ne vis pas. J’ai passé la nuit avec un homme qui finit de m’aimer et que je ne parviens pas à quitter. Ce n’est pas la moindre de mes lâchetés.
Après son départ, j’ai paressé au lit. Peut-être ai-je lu quelques pages d’un roman, peut-être me suis-je rendormie. Je ne suis pas une fille du matin, je viens de la nuit et des rêves qui s’étirent, des élans planqués sous la lenteur.
Je m’oblige à sortir des draps vers midi pour aller voir une exposition. Ed van der Elsken, au Jeu de Paume. Je reste longuement devant une photographie de baiser qui me bouleverse et je sors du musée avec ce couple en tête. L’intensité de ce baiser. Ces bouches qui se dévorent. Je ne sais pas si j’ai déjà été aimée ainsi.

J’arpente les rues de la capitale en traquant l’ombre. Il fait lourd, le métro est bondé, la ville grouillante de monde. Je titube, reviens sur mes pas, saoule de ce qui m’entoure. Je me hâte de rentrer, le corps harassé par la sueur. Je prends une longue douche glacée, l’eau me pique la peau méthodiquement, comme les aiguilles d’un tatoueur. Je laisse mes cheveux trempés dégouliner sur mes épaules et déambule nue dans le salon, à ne rien faire.

Il me semble ne plus avoir envie de rien, depuis des mois, peut-être des années. Ne rien faire de ces désirs perdus, oubliés, comme emportés par le ressac. Me laisser bercer par cet inlassable mouvement, choisir, renoncer, recommencer. Peut-être qu’on n’en finit jamais d’essayer de vivre.

Devant moi, l’horizon est grand ouvert. L’été s’étale comme une page blanche, il commence à peine. Je ne dois retrouver mes enfants que dans une dizaine de jours. Juillet ressemble à une promesse.
Je pourrais ne pas attendre cet homme, prendre mes affaires et déguerpir, tout envoyer valser. Je pourrais tant si je me décidais.

Et puis ce message s’affiche sur mon téléphone et sur lui mon regard se fige. Je ne sais pas quoi faire pour vous.
Ces mots me sont envoyés par mon médecin, qui est aussi le tien.
Je ne comprends rien, sinon que tu es morte.

I
Tu es une jeune femme divorcée au début des années quatre-vingt. À vingt-cinq ans, tu as tout plaqué sur un coup de tête, ton mari, la maison à la campagne que vous veniez d’acheter, tes premiers rêves et tu es partie, emportant une gamine de presque quatre ans dans ta nouvelle vie. Tu t’es d’abord installée avec un autre homme, une aventure comme tu en as parfois, mais cela n’a pas duré, les histoires qui durent tu n’es pas faite pour ça. Tu as cherché un appartement où vivre avec ta fille. Après avoir porté les cheveux longs, tu les as coupés aux épaules, cela te va bien, tu y noues parfois des foulards qui te donnent de faux airs de Romy Schneider dans Les choses de la vie. On dit de toi que tu es une belle femme, ton corps est mince et élancé, tu optes toujours pour des vêtements à la mode, des jeans, des jupes évasées, une veste en cuir. Tu aimes les soirées entre amis, sortir, danser en boîte de nuit, repeindre des meubles et fumer toute la journée. Tu aimes aussi les chansons françaises qui passent sur la bande FM, la peinture impressionniste, les plantes, les films avec Bernard Giraudeau, Miou-Miou et Patrick Dewaere, te coucher très tard, les séries télévisées, Véronique Jannot dans Pause Café, le fard à paupières du même vert que tes yeux, un vert avec des éclats dorés, prendre des bains, acheter des crèmes pour le corps, te vernir les ongles, ton métier de secrétaire, lire des romans et des magazines féminins, conduire vite et sans ceinture, plaire, séduire et faire l’amour. Tu n’aimes pas être contrariée, rester trop longtemps au même endroit, faire tes comptes, les corvées administratives (ce n’est pas ton truc même si tu ne sais pas réellement ce que c’est, ton truc), tu n’aimes pas cuisiner, faire le marché, revoir tes ex, les imaginer avec une autre femme, comme si on pouvait se passer de toi, quelle idée, tu n’es pas une femme qu’on oublie, tu n’es pas une femme comme les autres. Tu n’aimes pas être désignée comme une mère, en avoir les obligations, te rendre aux rendez-vous avec les instituteurs, surveiller les devoirs, jouer, lire des histoires. Tu n’aimes pas devoir t’engager avec quelqu’un, être sérieuse, penser au lendemain.
Tu préfères croire que ta vie n’a pas encore commencé et tu attends, impatiente, qu’il se passe quelque chose.

Je n’ai pas de souvenir de ta vie avec mon père. Tout commence avec toi, dans tes pas et ton regard, comme si rien n’avait existé avant notre duo. Je suis celle qui t’accompagne, cette fillette qui tient ta main, je suis ton enfant sage, la prunelle de tes yeux, ton unique amour. Nous deux depuis toujours.

Tu conduis une petite Mazda de couleur beige, « dorée » tu précises, c’est plus élégant. Je suis installée devant, même si je n’ai pas encore l’âge, cela t’agace de devoir parler à quelqu’un assis à l’arrière. « Je ne fais pas taxi », me répètes-tu souvent.
Alors que nous roulons dans le centre-ville, tu me tends ta main droite. « Regarde. » Je penche la tête mais je ne vois rien, rien que ta main, qui n’est pas sur le volant, ta main qui danse, qui virevolte, un papillon, c’est à cela que je pense alors qu’on avance toujours à une certaine vitesse sur les boulevards intérieurs. « Mais enfin tu ne vois pas ? » Comme je secoue la tête, tu m’expliques que tu t’es brûlée en cuisinant. J’aperçois une vague trace blanche au creux de ta paume, rien qui justifie ton affolement. Je te rassure, « c’est pas grave maman », tu te tournes vers moi, et comme tu ne prêtes pas attention à la route, la voiture percute le véhicule de devant. Le choc est brutal, je ne suis pas attachée, mon corps heurte le pare-brise. J’ai mal, je me tiens la tête dans la main, je me suis mordu la langue, ça pisse le sang. Tu t’énerves, « mais qu’est-ce qu’il fichait là lui, ça va encore me coûter du fric, c’est vraiment pas le moment ! ». Je m’essuie la bouche avec la manche de mon blouson pendant que tu descends de voiture et enguirlandes le type. Vous rédigez un constat en vous appuyant sur le capot de la Mazda. Des voitures klaxonnent derrière, je rentre la tête dans mes épaules. Le monsieur me désigne du menton : « Elle n’est pas trop jeune votre fille pour être devant ? — Qui vous dit que c’est ma fille ? » Au ton de ta voix, on pourrait croire que tu ne m’aimes pas. Le document rédigé, tu remontes dans la voiture, remets le contact, repars. Ma langue s’est arrêtée de saigner, j’ai mal à la tête, cela va passer. Tu parles toute seule, refais l’histoire, réinventes l’accident. À la fin, on croirait que c’est cet homme qui nous est rentré dedans.
Arrivées devant chez nous, tu descends de voiture et m’assènes : « C’est de ta faute tout ça ! Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? » Je me tais et te suis dans la rue, tu marches devant, tu marches en faisant de grands pas, comme si tu préférais me tenir à distance.
Une fois dans l’appartement, tu allumes la chaîne stéréo et pousses le son à fond. La voix de Kim Carnes s’éraille pour parler des yeux de Bette Davis. Tu m’attrapes, me soulèves et me murmures à l’oreille : « Je t’aime, tu es ma fille, je te donnerai ma vie s’il le faut. »

Je rêve d’un animal de compagnie, tu m’offres des tortues d’eau. Elles sont plusieurs dans un aquarium. Souvent je les sors de leur bassin pour organiser des courses entre elles sur la moquette. Certaines n’y survivent pas. Sans état d’âme, tu m’ordonnes de les jeter dans le vide-ordures. Il m’arrive d’imaginer que l’une d’elles n’est pas morte, escalade le conduit et revient se glisser dans mon lit pour me mordre pendant la nuit.

Vivre avec toi, c’est vivre à cent à l’heure, c’est un tourbillon. Le matin c’est toujours la course. Le réveil ne sonne pas, tu as du mal à te lever, tu débarques dans ma chambre, « allez, vite, on va être en retard», alors je me lève les yeux pleins de sommeil. Je m’habille comme je veux, tu t’en fiches, je t’entends qui écoutes la radio dans la salle de bains, des informations que je ne comprends pas, ces voix qui parlent et toi qui te maquilles, te mets du khôl, de la poudre, du rouge à lèvres. Je te regarde parfois par l’entrebâillement de la porte, tu me dis « ne reste pas là, va manger quelque chose », alors je trottine jusqu’à la cuisine, je mange ce que je trouve, des biscuits, un yaourt, du pain. Parfois il n’y a rien. Cela ne me dérange pas, je n’ai pas trop d’appétit le matin. Tu me rejoins, regardes l’heure, râles que tu n’as pas le temps, bois quand même un café, un grand café dans un grand bol, tu fumes une cigarette. Tu fumes tout le temps. Tu ne manges pas, tu n’as pas faim, tu n’as jamais faim. Tu es une liane, un fil. Tu te regardes plusieurs fois dans le miroir de l’entrée, te recoiffes avec les doigts. Je me regarde aussi, nos deux reflets dans le même miroir, j’ai des nœuds dans les cheveux, tu me les attaches, ça ne se voit pas.
Pas le temps de traîner, tu me presses, j’enfile une veste, puis mon cartable par-dessus, il ne pèse pas bien lourd, il ne contient pas grand-chose, une ardoise, des craies et une éponge dans une boîte en plastique, une trousse avec des stylos parfumés à la fraise et mon cahier du jour. Je travaille bien à l’école et, quand je rentre le soir, je suis fière de te montrer les TB en rouge dans la marge. J’aime quand tu signes le cahier. J’aime ton écriture, grande, ronde, qui prend de la place. Elle a ton élégance, elle te ressemble.
Nous quittons l’appartement, nous descendons les étages, il n’y a pas d’ascenseur, toi devant et moi qui te suis, « allons dépêche-toi ! », nous sortons de l’immeuble, tu cherches du regard la voiture, cela peut prendre un moment, puis tu la repères, ouvres les portières, me fais monter devant. Le trajet ne prend que cinq minutes, mais souvent la cloche sonne quand tu me laisses au coin de la rue. J’appréhende d’être en retard, d’arriver après les autres, avec un peu de chance ils sont encore en train de se mettre en rang dans la cour. Tu déposes un baiser furtif sur ma joue. Je cours vers l’école et me retourne pour te faire un signe de la main. Le plus souvent, tu ne me vois pas.

Un canapé convertible rose pâle à motifs fleuris. Du papier peint mauve. Une table basse surchargée de magazines et de romans dont les pages sont cornées. Un paquet de Dunhill posé sur la table. Des reproductions de photographies de Sarah Moon sur le mur. L’intégrale des disques de France Gall, Véronique Sanson et Michel Berger. Une chaîne stéréo Pioneer. Un poste de télévision. Un téléphone à cadran. Un carton à dessins rempli de croquis au fusain, des corps nus, des visages de femmes, des paysages de campagne. De gros rideaux de velours pourpre. Une cigarette pas éteinte qui meurt dans un cendrier. Dans la salle de bains, un imposant miroir dont le cadre est entouré d’ampoules, comme celui d’une star de cinéma. Posé sur le lavabo, Femme de Rochas. Beaucoup de jeans, des chemisiers en soie, un perfecto, un long manteau noir, des bottes cavalières, des escarpins. Un renard qui te vient de ta grand-mère. Une chouette naturalisée dont je caresse les plumes rousses et brunes. Une tortue empaillée plus grosse que mes deux mains. Une cage avec un canari vivant, mais pas pour longtemps. Une balance Terraillon dans la cuisine. Un pot à glaçons en forme de pomme. Des plats surgelés entassés dans le congélateur. Des assiettes à petits motifs naïfs. Des draps bleu ciel sur mon lit en fer forgé qui a d’abord été le tien. Des sacs à main accrochés à une patère dans l’entrée. La porte que tu as peinte, dans des tons pastel, puisque tu peins tout. Les meubles sans cesse en mouvement. Le décor de notre existence.

Je dors avec toi, parce que tu me le proposes, parce que nous vivons toutes les deux, parce qu’il n’y a personne d’autre. Je dors avec toi, tes épaules pour horizon, mon cœur branché sur ta respiration. Le soir, je me glisse dans ton lit immense en attendant que tu me rejoignes. Je m’endors souvent avant ta venue, bercée par le ronron lointain de la télévision, une conversation téléphonique, un disque que tu écoutes.
Ma présence dans ton lit ne te dérange pas, au contraire c’est toi qui le veux et quel enfant refuserait cela, dormir contre sa mère, son souffle, sa peau, sa chaleur ? Contre ton corps, je suis bien. C’est la nuit que nous nous tenons le plus près l’une de l’autre. C’est la nuit que je t’aime le plus fort.
Il arrive aussi que tu reçoives un homme et que tu me renvoies dans ma chambre, de l’autre côté du salon. Ce sont des nuits comme des punitions, des nuits comme des gouffres, des nuits sans sommeil. Je suis en colère, je boude, je refuse que tu lui donnes ma place, que tu me mettes de côté, que tu m’oublies. J’ai peur que tu me délaisses pour de bon, au profit d’un autre. Je ne veux pas qu’un tiers te renifle, te regarde, te touche. Comme tous les enfants, j’exige que tu sois uniquement ma mère. Et puis l’homme ne revient pas. Alors je reprends ma place. Quelques soirs par semaine, pas tous les soirs, pas toutes les nuits. Juste assez pour que je m’en souvienne et que s’impriment dans ma mémoire ces nuits parenthèses, ces nuits tranquilles, ces nuits sans peur.

Je fais basculer une tortue sur le dos comme un culbuto. Je regarde ses pattes se débattre dans le vide, son cou se tendre d’un côté puis de l’autre, la laideur de son bec s’entrouvrant vainement. Je me demande au bout de combien de temps elle mourrait si je la laissais ainsi. Magnanime, je la saisis, mon pouce et mon index posés de chaque côté de sa carapace. Je la remets dans l’aquarium. Je lui sauve la vie.

Un matin pressé comme les autres, tu me déposes à l’école en coup de vent et je cours jusqu’à la grille. En passant les portes, je me rends compte que je suis toujours en pyjama.

Je suis une enfant silencieuse. Dans la cour, on m’appelle la muette. Je ne sais pas quoi répondre lorsqu’on me demande si ça va.

Parce que je ne vois que toi quand je ferme les yeux. Parce que je me délecte de ta voix et de ton rire lumineux. Parce que j’attends les samedis matin où j’écoute Émilie Jolie dans le salon pendant que tu fumes sur le balcon. Parce que je ne sais pas où tes yeux se perdent lorsqu’ils regardent le ciel. Parce que je garde l’odeur de ta peau inscrite dans la mémoire de mon cœur. Parce que j’ai peur qu’il t’arrive quelque chose. Parce que j’ai raison d’avoir peur.

L’appartement est plongé dans la pénombre. J’ai ouvert avec mes clés. Depuis quelques jours, je rentre seule après l’école. Les volets du salon sont fermés. Il fait nuit noire au milieu de l’après-midi. Je tâtonne pour trouver l’interrupteur, un clic, rien ne se passe. Ça doit être une coupure d’électricité, c’est fréquent dans cet immeuble, c’est ça aussi les HLM, ça disjoncte à intervalles réguliers. Je pose mon cartable dans l’entrée, je fais le tour des pièces, personne, alors je me réfugie dans ma chambre et je m’assois sur mon lit pour attendre. Cela dure un certain temps avant que j’entende ton rire résonner comme si tu mimais une déflagration depuis l’autre côté de la cloison. SURPRISE ! Les lumières s’allument tout à coup, tu as les bras levés au milieu de la pièce, comme si tu mimais une incantation au soleil. Des ballons gonflables et colorés sont disséminés un peu partout sur le sol. BON ANNIVERSAIRE MA CHÉRIE ! Tu as la mine réjouie de ceux qui ont bien manigancé leur coup. « Je me suis dit qu’on pouvait faire une petite fiesta toutes les deux. » Tu as tout prévu, « allez on allume les bougies », et tandis que tu t’affaires avec le briquet, je grimpe sur une chaise, contemple le gâteau, il est énorme et rien que pour nous. Tu m’encourages et je souffle, de toutes mes forces, je souffle pour tout éteindre en une seule fois sinon ça porte malheur, c’est toi qui me l’as dit. Tu m’applaudis, me prends dans tes bras, me serres, m’embrasses à m’en faire mal. La fumée des bougies s’évapore, tu les retires une à une, et avec le couteau découpes une grosse part de fraisier que tu mets dans une assiette et me tends. Tu as acheté du jus de fruits et des bonbons, j’ai la bouche pleine de sucre et les doigts qui collent. »

Extraits
« Toi et moi ne vivons qu’un brouillon d’existence dans des appartements où nous ne nous installons jamais. Chez nous tout va trop vite, la voiture, la musique, les jours et les nuits. Je me revois espérer que nous aurons nous aussi une maison, de l’espace, du temps. Un jour, nous aurons une vie normale. » p. 35-36

« Tu me dis : « Tu as de la chance, tu as une mère jeune, plus tard je serai un peu comme une copine pour toi. » p. 36

« Je voudrais te protéger, te prendre dans mes bras, te serrer fort quand tu pleures, te porter ton sac, tes courses, te faire couler un bain, te servir un café, te faire des dessins, des tas de dessins où nous serions ensemble devant une maison et des arbres, «on se tient la main regarde», t’écrire des histoires, te chanter des chansons, te rendre heureuse. Je sens bien que par moments tu glisses, que le sol se dérobe sous tes pieds, que tu perds l’équilibre. Les enfants sentent ces choses-là, ce qui se fendille, lentement, dans la routine de l’existence, dans le cœur de leurs parents. Quelque chose se déchire, peu à peu, je le vois et rien ne peut recoudre ça. » p. 48

« Tu es une femme de trente-huit ans, seule, transparente. Le jour, tu te rends à ton travail, tu n’as plus autant de collègues, tu n’intéresses plus les étudiants. Le soir, tu rentres à l’appartement, fais à manger à tes filles, regardes les séries de la 6 pendant le repas, t’endors sur le canapé devant le film de TF1. Tu as abandonné le dessin, je ne te vois plus jamais avec un livre, nous ne parlons plus de rien. Depuis quelque temps, tu t’es mise à répéter souvent les mêmes choses, toute seule, comme si tu tournais en boucle sur toi-même. J’ai peur que tu deviennes folle. J’ai arrêté de compter les verres, les cigarettes, les absences. Ton visage est recouvert d’un masque, celui d’une femme qui fait semblant d’aller bien. Nous menons une existence ritualisée. Le samedi nous allons faire les courses, le dimanche nous passons voir tes parents. Je n’invite personne, j’ai honte de cet immeuble, des gamins qui squattent en bas, et surtout j’ai honte de toi, pour la première fois, je veux que personne ne te rencontre, que personne ne te voie. J’ai honte de ressentir cela.
Je suis devenue aussi dure que cette carapace de tortue posée sur une étagère dans ma chambre d’adolescente. » p. 62

« Les souvenirs s’attachent à nous bien plus qu’on ne tient à eux. Ils sont dans l’air qu’on respire, dans ce fruit dans lequel on mord, dans la poussière qu’on piétine sans s’en apercevoir. Les souvenirs nous collent à la peau et, comme une encre sympathique, ils reviennent quand nous croyons les avoir effacés. Ils se superposent et nous recouvrent. Les souvenirs sont des vêtements posés sur nous dont les bords usés s’effilochent au fur et à mesure qu’on tire dessus. Difficile de savoir où et quand il faut couper le fil. » p. 78

« Il arrive donc que cet amour-là passe, l’amour fou que j’avais pour elle lorsque j’étais enfant. Cet amour passe et on s’habitue à l’absence, elle peut même être douce. Un jour tout ça s’en va, l’inquiétude, la peur, la honte, les regrets, l’odeur d’une peau et même le son d’une voix, un jour on ne sait plus où tout a disparu. Le manque d’amour comme le reste, l’attente devant l’école le soir, la crainte quand au matin elle n’était pas là, la colère de la voir dans de pareils états, un jour tout devient moins vivace et plus supportable, on efface, on oublie, c’est comme ça. La vie a ceci de surprenant qu’elle nous apprend à composer avec ce qui nous manque. J’ai une mère, mais je fais souvent comme si je n’en avais pas. » p. 92-93

« J’ai fabriqué des souvenirs pour qu’ils donnent raison à mes actes. » p. 123

« Tu es née un 7 juillet. Tu es l’avant-dernière de six enfants. Ta naissance a été enregistrée à Lille où habitaient tes parents. À l’âge de sept ans, tu t’es cassé l’épaule en tombant d’un arbre dans lequel tu avais grimpé avec un de tes frères. Tu étais jalouse de l’attention que ta mère portait, selon toi, à ta plus jeune sœur. Tu as longtemps eu les cheveux courts comme un garçon, avant de les porter longs vers la fin de l’adolescence. Tu as fait ta première communion. Tu n’as pas eu le baccalauréat. Tu as rencontré mon père dans un centre de loisirs estival. Tu as été embauchée comme secrétaire dans un cabinet médical. Tu as donné naissance à deux enfants. » p. 125

« Je sais que tu m’as aimée. Je le sais dans les plis de ma peau, dans les interstices de ma mémoire, dans les méandres de mes palpitations cardiaques. De ton amour, je n’ai jamais douté. Mais j’ai douté du mien, avec les années. » p. 133

« De tous ces souvenirs, de leur absence aussi, je fais un matériau, mais j’ignore si c’est avec cela que je peux dire ce qui a été. Je ne sais plus ce qui nous est arrivé, sans doute ne l’ai-je même jamais su. J’invente le réel pour te garder encore un peu. » p. 142

À propos de l’auteur
BALAVOINE_Lisa_DRLisa Balavoine © Photo DR – inkitchenwith.com

Lisa Balavoine est née en 1974 à Amiens. Petite fille et adolescente, elle lisait tout le temps sans jamais imaginer qu’un jour elle écrirait à son tour. Comme les livres et l’écriture l’attiraient beaucoup, elle a fait des études de Lettres qui lui ont permis de devenir professeure de français. Elle est aujourd’hui professeure documentaliste dans un lycée professionnel. Après avoir pris le temps de fabriquer trois enfants formidables, Lisa Balavoine s’est mise à écrire de façon quotidienne des notes, des petits billets, de courtes histoires et en 2018, tout cela a donné un premier roman, Éparse (JC Lattès. Elle a par ailleurs publié des nouvelles dans la revue littéraire Décapage et des chroniques musicales pour le site Section26 ou le projet Écoutons nos pochettes, car en plus d’adorer la littérature, Lisa Balavoine est une passionnée de musique pop-indé. En 2020, elle publie Un garçon c’est presque rien, roman pour adolescents, avant de revenir à la littérature pour adultes avec Ceux qui s’aiment se laissent partir (2022). (Source: ricochet-jeunes.org)

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Saint Jacques

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En deux mots
Au décès de sa mère, Paloma hérite d’une maison dans les Cévennes et d’un cahier qui va faire le lumière sur un secret de famille. Arrivée sur place, elle revoit ses plans et décide de ne pas vendre, mais de rénover la bâtisse. Les rencontres qu’elle va alors faire vont bousculer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Paloma dans les Cévennes

Avec Saint Jacques on retrouve l’ouverture aux autres et l’humanité dont Bénédicte Belpois avait fait montre avec Suiza. Ce portrait de femme, qui part s’installer dans les Cévennes après un héritage, est bouleversant.

Ce n’est pas de gaîté de cœur que Paloma prend la direction de Sète. Elle se rend aux obsèques de sa mère et va retrouver sa sœur avec laquelle est n’entretient plus guère de relations, sinon conflictuelles. Elle fait contre mauvaise fortune bon cœur et n’a qu’une hâte, retourner à Paris où l’attend sa fille Pimpon et son travail. Elle est donc très surprise lorsque le notaire lui annonce qu’elle hérite d’une maison dans les Cévennes, sa sœur conservant pour sa part l’appartement de Sète.
Mais Paloma n’est pas au bout de ses surprises. Un cahier – à n’ouvrir qu’une fois sur place – accompagne cette première annonce. Ce qu’elle y découvre va la laisser pantoise: cette maison appartenait à son père biologique. Michel, le père qui l’a élevée, ayant juré de garder le secret sur ses origines.
Dans cette montagne délaissée où ne vivent plus qu’une poignée d’habitants, elle s’imagine vendre au plus vite son bien, avant de revenir sur son choix initial et la garder. «J’avais pris mes décisions dans l’urgence, je me doutais que si je gardais un peu de raison, j’aurais fait marche arrière. Je m’étais jetée dans un tourbillon de démarches administratives pour pouvoir oublier la petite voix en moi qui me susurrait que j’étais folle.» Elle se met alors en disponibilité de l’hôpital où elle travaille et décide de s’installer en tant qu’infirmière libérale, achète une voiture et vend son appartement. «Pimpon avait été d’accord sur tout. Elle resterait à Paris pour ses études, je ne pouvais pas l’embarquer totalement dans ma folie, elle viendrait seulement aux vacances.»
La seconde partie du roman nous raconte la nouvelle vie de Paloma dans un environnement peu accueillant. Pourtant, à l’image de Rose sa voisine, la distance et la méfiance vont faire place à l’entraide et à la solidarité. Même Jacques, l’entrepreneur appelé sur place pour établir un devis de réfection de la toiture, va finir par trouver du charme à cette femme aussi courageuse qu’inconsciente. Car jamais, avec ses maigres revenus, elle ne pourra payer les travaux. Car il faut tout refaire, déposer les lauzes, une partie de la charpente, et refaire toute la toiture. Après un repas arrosé, il accepte toutefois de sa lancer dans cette réfection avec Jo, le jeune employé qui va ainsi pouvoir montrer son savoir-faire.
Comme dans Suiza, Bénédicte Belpois raconte avec talent cette histoire simple mais touchante, faisant de ce microcosme un concentré d’humanité. Les liens se créent et se renforcent au fil des pages. Et même si le drame n’est jamais loin, ces moments de bonheurs simples, cette envie de partage fait un bien fou.

(Signalons que ce beau roman paraît en mai dans sa version poche chez Folio)

Saint Jacques
Bénédicte Belpois
Éditions Gallimard
Roman
160 p., 14 €
EAN 9782072932304
Paru le 8/04/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, puis à Sète, Alès et dans les Cévennes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À la mort de sa mère, Paloma hérite d’une maison abandonnée, chargée de secrets au pied des montagnes cévenoles. Tout d’abord décidée à s’en débarrasser, elle choisit sur un coup de tête de s’installer dans la vieille demeure et de la restaurer. La rencontre de Jacques, un entrepreneur de la région, son attachement naissant pour lui, réveillent chez cette femme qui n’attendait pourtant plus rien de l’existence bien des fragilités et des espoirs.
Ode à la nature et à l’amour, Saint Jacques s’inscrit dans la lignée de Suiza, le premier roman de Bénédicte Belpois, paru en 2019 aux Éditions Gallimard. Avec une simplicité et une sincérité à nulles autres pareilles, l’auteure nous offre une galerie de personnages abîmés par la vie mais terriblement touchants.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RTS (Jean-Marie Félix – entretien avec Bénédicte Belpois)
Maze (Emma Poesy)
L’Est Républicain (Catherine Chaillet)
Blog Les lectures de Cannetille
Blog Loupbouquin
Blog Le domaine de Squirelito
Blog Les livres de Joëlle

Les premières pages du livre
« Françoise m’a appelée, je ne me souvenais plus qu’elle avait mon numéro. Elle a dit simplement: «Maman est morte.» Elle voulait que je vienne, au moins ça. Elle s’occupait de tout, mais il y avait le notaire, je ne pouvais pas y échapper. J’ai raccroché. Je me suis répété : « Camille est morte » plusieurs fois. Cela ne changeait rien, ça ne me faisait pas mal comme cela aurait dû. Elle était morte depuis longtemps pour moi.
J’ai réveillé Pimpon, je me suis assise sur le bord de son lit et j’ai annoncé abruptement comme Françoise : « Camille est morte », sans même lui dire bonjour. Elle m’a pris la main, encore à moitié endormie et m’a juste demandé : « Qu’est-ce que tu vas faire ? »
Je ne savais pas vraiment. Il fallait que j’y aille, bien sûr, pas moyen de déroger. Je devais prendre quelques jours de congé et descendre m’occuper de tout ça, nous le savions toutes les deux.
«Je ne peux pas venir, maman, mes partiels commencent demain.
— Ça ira, ne t’inquiète pas, chérie.»
J’ai appelé ma surveillante. Pour une fois, elle a été compréhensive, le décès d’une mère tout de même, c’était un motif sérieux d’absence, pas une gastro-entérite. En reposant le combiné je me suis demandé qui allait s’y coller à ma place : le service était plein et nous étions en sous-effectif chronique.

J’ai choisi un train pour le lendemain. Celui qui arrivait juste avant la cérémonie, pour ne pas perdre trop de temps. Le voyage a été rapide, mon voisin monté à Valence étant plutôt bavard, à la manière des gens du Sud avec cette façon enfantine de réfléchir tout haut et d’en faire profiter l’entourage. Au début, on s’agace, puis on écoute malgré soi. Impossible de ne pas prendre part, un tant soit peu, au monologue théâtral. J’ai donc ri comme mes voisins, de son accent et de ses reparties, j’ai remis à plus tard l’introspection.
Françoise m’attendait à la gare. L’enterrement était pour l’après-midi, elle m’a proposé d’aller manger vite fait quelque part, « entre sœurs ». Elle n’avait pas changé, elle affichait toujours ce regard supérieur et cet air méprisant quand elle posait les yeux sur moi. Je me sentais sa cadette, alors que j’étais son aînée de dix ans. J’ai décliné l’invitation, je ne voulais pas me retrouver en face d’elle, je n’avais rien à lui dire. Je préférais aller à mon hôtel, me reposer un peu. J’avais négocié de tout faire dans le même après-midi, pour pouvoir remonter dès le lendemain à Paris, je ne voulais pas moisir ici. Françoise a eu une moue agacée. « Tu pourrais faire un effort, maman n’est plus là maintenant. »
Juste un sandwich alors, et un verre de vin rouge pour m’anesthésier. Il m’aurait fallu un whisky, ou plutôt deux, pour que Françoise m’apparaisse inoffensive.
Il y avait un bar pas loin du funérarium, le patron faisait des croque-monsieur, j’en ai commandé un, puis un autre. Ce n’est pas que j’avais tellement faim, c’était pour avoir un alibi : mâcher m’empêchait de parler. J’ai lu dans les yeux de Françoise : tu ne vas pas en bouffer deux, tout de même ? Ça ne te coupe pas un peu l’appétit, la mort de maman ? Mais je savais aussi que je n’étais pas tout à fait objective, que je réglais des comptes dont elle n’était pas ma débitrice. J’ai eu, une fraction de seconde, une culpabilité immense de ne pas pouvoir poser ma main sur la sienne, de ne pas lui sourire. Elle a tenté de remuer l’enfance, quand nous jouions ensemble, je l’ai arrêtée net. Nous étions là pour enterrer notre mère, pas pour exhumer le passé. Elle a baissé la tête dans sa salade light et ne l’a plus relevée.
Au café, j’ai quand même eu droit au « Tu es dure, Palo ». Elle avait raison, j’étais dure avant de te connaître, Jacques, je n’avais de douceur que pour ma fille. Mon cœur était aride comme le désert de Gobi.

Au funérarium, je n’ai pas voulu voir ma mère. Je gardais d’elle un souvenir précis, une photo où elle posait avec mon père, dans sa jeunesse. Elle y était magnifique, blonde, mince, des yeux clairs, la coiffure un peu gaufrée de l’époque, une robe simple, blanche, très classe, une broche en or qui ressemblait à un scorpion. Elle avait ce sourire énigmatique, un peu triste, à la Mona Lisa. Je ne voulais pas sortir de cette image immobile où le temps s’était arrêté sur sa beauté, je ne voulais pas la voir vieille et morte.
Pour la cérémonie, il y avait quelques amis à elle, que je ne connaissais pas, j’ai été soulagée. Une femme est venue lire un petit texte sur « sa vie, son œuvre », et je me suis étonnée d’apprendre des choses. Elle avait eu une existence, bien sûr, en dehors de moi, et c’était comme si, naïvement, je le découvrais. Françoise a lu, elle aussi, son éloge funéraire. J’ai été surprise. C’était un beau texte, loin d’être cucul la praline. Elle décrivait toute la tendresse qu’elle avait eue pour Camille malgré sa dureté et la constance de son amour filial au-delà des difficultés. Elle avait résisté, alors que j’avais déserté. Quand elle est revenue s’asseoir, je me suis fendue d’un « tu as été parfaite ». J’ai même réussi à éviter le « comme toujours ». Moi aussi, j’ai dû la surprendre. Ses joues se sont teintées de rose.
À peine le temps de serrer quelques mains racornies, de boire le verre de l’amitié, et Françoise m’a embarquée dans sa belle Volvo pour aller chez le notaire.
Je m’attendais à voir un vieux croûton, avec des lunettes demi-lune. Mais c’était un homme plutôt jeune, dynamique, sérieux. On avait envie de lui faire confiance et il n’avait pas de problèmes de vue.
Camille m’avait laissé une lettre. Mes orteils se sont recroquevillés dans mes sandales, j’avais supposé qu’elle écrirait quelque chose, un truc terrible comme à son habitude où j’en prendrais plein la figure. Elle savait écrire, surtout pour me démonter : un mélange raffiné de douceur et de méchanceté. De quoi rendre schizophrène n’importe qui. À la fin, ses lettres, je ne les lisais plus, je mettais trop de temps pour m’en remettre. Je les rangeais dans une boîte en haut de mon armoire.
Pendant que le notaire parlait, je me demandais ce que j’allais en faire, maintenant, si j’allais avoir le courage de les lire un jour.

« Pour être tout à fait exact, plutôt qu’une lettre, votre mère vous a laissé un cahier. Elle a souhaité que vous l’ayez. Mais elle a demandé une faveur, une sorte de condition si vous voulez : que vous lisiez ce cahier dans les Cévennes, quand vous irez voir la maison qu’elle vous lègue.
— Une maison ? Dans les Cévennes ?… »
J’ai éclaté de rire.
« C’est une blague ? » J’ai tourné la tête vers Françoise : « Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?! »
Françoise était aussi incrédule que moi, et plutôt vexée : depuis le temps qu’elle vivait avec Camille, celle-ci ne lui avait jamais parlé de cette maison. Le notaire m’a tendu une enveloppe, un gros trousseau de clefs, et une photo, celle d’une maison noire, avec des fenêtres fermées de lourds volets de bois.
« Votre mère avait prévu votre surprise, mais elle m’a dit que vous trouveriez les réponses à vos questions dans ce cahier.
— Et pour moi ? a demandé Françoise, a-t-elle laissé quelque chose ?
— Elle vous a laissé l’appartement dans lequel vous viviez avec elle, c’est un bel héritage. »
Françoise a baissé la tête. Elle était jalouse. Elle aurait voulu son cahier, elle imaginait qu’elle y aurait trouvé notre mère, tendre et gorgée de cette reconnaissance après laquelle elle courait en vain depuis tant d’années.
« Pourquoi veux-tu qu’elle t’en laisse un ? C’est à moi qu’elle doit expliquer les choses. C’est devant moi qu’elle doit se justifier de te léguer son immense appartement de Sète, alors que je n’ai que cette baraque au milieu de nulle part. »
Le notaire a continué pour apaiser la tension qui devenait palpable : la maison cévenole n’avait que très peu de valeur en l’état, certes, mais avec un peu de travaux de rénovation, je pouvais espérer la vendre un bon prix : la région avait un fort pouvoir touristique, les Anglais et les Néerlandais raffolaient de ce genre de bien, authentique, au sein d’un des rares parcs naturels habités. Je pouvais en tirer trois cent mille euros facilement, grâce aux nombreuses pièces, à la multitude de dépendances, aux trois hectares de châtaigniers en terrasse, adossés à la grosse bâtisse.
Il y avait aussi de l’argent sur des assurances-vie à mon nom, elle me laissait un certain pécule, consciente de la différence entre la valeur mobilière de ses biens.
« Et pour les meubles, la vaisselle ? a demandé Françoise.
— Tu prends tout. Je ne veux rien. Que des photos, et encore, seulement celles où je suis dessus. Tu peux les scanner ? Je te laisse les originaux.
— Tu ne veux pas un petit quelque chose d’elle ? Je ne sais pas, un meuble, un tableau…
— Je ne veux rien. Tu t’es occupée d’elle, c’est normal que cela te revienne. »
J’ai signé les papiers, je me moquais de tout, je voulais juste en finir. Je voulais partir, rentrer chez moi, aller me rouler en boule dans mon lit.
Françoise a proposé d’aller boire un café. Elle faisait durer, elle savait bien que c’était sûrement la dernière fois que je lui parlais. Camille morte, je ne voyais pas vraiment ce qui allait nous obliger à nous revoir, à l’avenir.
J’ai dit oui pour le café. J’aurais dû décliner.
« Tu ne veux pas essayer de l’appeler maman à présent ? Chaque fois que tu l’appelles Camille, j’ai l’impression que tu parles d’une étrangère. C’est ta mère, tout de même.
— C’est elle qui a toujours voulu que je l’appelle Camille et pas Maman, tu le sais bien. Elle trouvait que c’était plus flatteur, qu’elle avait un joli prénom qui valait la peine qu’on le prononce. Elle disait aussi que vu notre peu de différence d’âge nous pouvions passer pour deux sœurs. »
Françoise a tenté à nouveau de convoquer le passé et de me faire la morale, je lui ai demandé de se taire. Elle a explosé d’une fureur contenue depuis mon arrivée : Camille avait raison, j’étais mauvaise, je ne me préoccupais que de ma petite personne, j’étais insensible, perverse. Elle pleurait des larmes de crocodile, et reniflait après chaque phrase.
« Françoise, c’est exactement ce que je voulais éviter. Les reproches et les pleurs. Je paye les cafés et je m’en vais. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour Camille. »
Je l’ai laissée là, j’ai jeté un billet sur le comptoir et je suis sortie sans me retourner. J’ai marché vite, couru presque, de peur qu’elle ne me poursuive, en m’agonissant d’injures. J’ai marché sans voir la ville, jusqu’à la mer. Une femme se promenait sur la plage avec une petite fille, toutes deux habillées d’une robe légère qui frissonnait au vent. Un jeune chien jappait devant elles. À distance respectueuse se promenaient des goélands au cou immaculé, aux pattes palmées jaune d’or. Je me suis surprise à rester rêveuse et émerveillée, à songer à Sorolla au lieu de penser à ma mère. Le ressac avait chassé en partie mes sombres pensées, alors je me suis rassurée avec des phrases convenues du genre : la vie continue, c’est normal de perdre ses parents, etc. J’avais peur d’être réellement méchante, au fond. Aussi méchante que ma mère.
Sur le chemin de l’hôtel je me suis acheté à manger, des gâteaux, du saucisson, du pâté, du pain et deux bouteilles de vin rouge, du Languedoc premier prix. Des courses pour trois personnes, de gras et de sucre pour apaiser mon âme malmenée et résister à une soirée en solitaire dans une chambre minable, à converser avec les morts et les souvenirs.
J’ai appelé Pimpon, pour savoir comment s’étaient passés ses examens.
«Formidablement bien. J’ai cartonné, je crois.
— Je n’étais pas inquiète, ma chérie, tu réussis toujours tout.
— Et toi, m’man?»
J’ai expliqué mon soulagement, proportionnel à mon incrédulité devant le don de cette maison que je ne connaissais pas, dans cet endroit perdu qui ne me rappelait aucun souvenir.
«Camille m’a laissé un cahier, que je dois lire là-bas.
— Vas-y, mais tu vas résister? Tu ne vas pas l’ouvrir avant? Heureusement que c’est pas moi, j’aurais commencé à le lire dans les escaliers du notaire.
— Je crois que j’ai peur de ce que je vais y trouver.
— Tu es sûre que tu veux la vendre cette maison? Elle est peut-être bien.
— Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse d’une maison dans les Cévennes, Pimpon? Je n’ai même pas fini de payer l’appartement, tu me vois entretenir une maison de campagne? Il y a trois hectares autour, tu m’imagines en paysanne à sarcler mes tomates?
— Cool, m’man. Tu dis toujours que tu n’as pas le temps de prendre des vacances. Je suis en plein partiels, j’en ai encore pour toute la semaine, je n’ai pas besoin de toi. Prends un bus, va voir cette baraque, passe deux jours là-bas et après tu décides. Là-bas, ce n’est pas Sète et ce n’est pas vraiment ta mère.»

Si j’avais su à ce moment-là, Jacques, que c’était toi, au fond, qui m’attendait là-haut, j’y serais montée le soir même dans cette montagne lointaine, pour gagner un peu de temps, puisque chaque minute nous était comptée. Je t’en prie, mon amour, ouvre les yeux, parle-moi, ne me laisse pas avec la pendule d’argent, celle de l’autre Jacques, qui ronronne au salon et qui nous attend.

J’ai bu mon languedoc devant les informations régionales, en noir et blanc : la télé datait du Neandertal. J’avais fait des économies drastiques sur le prix de la chambre, et je crois que j’avais choisi sans le savoir un hôtel de passe. J’entendais des allées et venues régulières, des râles suggestifs, dignes de films pornos, mais exclusivement masculins, me semblait-il. Les prostituées ne faisaient plus semblant.
Moi, si j’avais été à leur place, j’aurais poussé des cris de plaisir magnifiques pour que le client soit content. Sans rire, j’aurais dû faire prostituée, je suis sûre que j’aurais été à la hauteur. Je savais aussi que c’était l’effet du vin cette idée saugrenue : les clients en question, je les fantasmais toujours beaux, pleins de charme. Je leur aurais arraché du plaisir. Il aurait suffi de les caresser un peu, à travers leur pantalon, de les rassurer, de leur sourire. Leur laver le sexe, doucement, dans le petit lavabo minable de la chambre.
Puis je réalisais que les vrais clients, ils devaient être bedonnants, avec des poils sur les épaules, des ongles de pied mycosiques et des petites jambes d’alcooliques. Je pensais à mes patients de chirurgie digestive et vasculaire et tout à coup j’avais nettement moins envie de leur caresser le sexe. Je m’en suis voulu de penser à des idioties pareilles, alors que j’aurais dû penser à ma mère. Elle est apparue enfin, lorsque le soir est tombé, à cause des martinets qui trissaient dans la rue, du calme relatif de la ville, de la solitude et de la première bouteille de vin. Son poème préféré, le songe d’Athalie, me revenait en mémoire, chaque fois que je pensais à elle : Tremble, fille digne de moi, le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.
J’ai été infiniment triste, d’un seul coup. Elle n’était plus là, nous ne pourrions plus jamais nous haïr, ni nous aimer. Mais ma tristesse n’avait d’égal que mon soulagement. Je ne me sentais pas coupable. Simplement délivrée d’une part d’angoisse, comme si, enfin, l’œil de Sauron avait détourné son regard destructeur de moi. Je pleurais gentiment le nez dans mon languedoc, dans une chambre au papier peint jauni, je me sentais seule au monde. Je croyais l’être.
Et puis j’ai pensé à ma fille. La météo régionale annonçait pour le lendemain un soleil radieux sur toute la côte. Pimpon avait raison, il fallait quand même que j’aille la voir avant de la vendre, cette maison que me laissait Camille comme une punition.
Je me demandais pourquoi les Cévennes. J’aurais été moins étonnée si elle m’avait laissé un bien en Espagne : j’avais quelque chose à voir avec ce pays. Je me souvenais de la volonté de Camille que j’apprenne l’espagnol. Elle avait remué ciel et terre pour que je puisse prendre cette langue en sixième, en lieu et place du traditionnel anglais. Elle s’était enfermée avec le proviseur plus d’une demi-heure dans son bureau, j’attendais dehors assise sur une chaise, les jambes battant dans le vide. Elle était ressortie victorieuse, fière et droite.
« Tu feras espagnol première langue. Ne me déçois pas, sois bonne, que je ne me sois pas donné tout ce mal pour rien. »
Il y avait aussi mon prénom. Paloma. J’avais demandé plusieurs fois à Camille pourquoi ce prénom original, elle m’avait dit que c’était en référence à une chanson de Mireille Mathieu, un truc sirupeux qu’elle avait beaucoup aimé. Je savais que ce n’était pas la vérité : Camille détestait la musique quand elle n’était pas classique, et je ne l’avais jamais entendue ne serait-ce que siffloter un air à la mode.
On m’a toujours appelée Palo. Sauf toi, Jacques. Tu as dit que tu voulais prendre le temps de m’appeler en entier, parce que Paloma c’était un nom de vierge, de colombe, alors que Palo ça faisait tenancière de bar crasseux. Grâce à toi, j’ai retrouvé une certaine virginité.

Mais j’avais beau fouiller le passé, les Cévennes, de près ou de loin, cela ne me disait absolument rien.
J’ai tâté le cahier à travers la grosse enveloppe de papier kraft. Je voulais savoir, mais j’avais peur. Alors que sa dépouille reposait sagement au fond de son caveau, cette crainte sournoise et insidieuse que j’avais toujours ressentie aux côtés de Camille m’empêchait d’ouvrir l’enveloppe. Je supposais que cette lecture interdite me porterait malheur.
J’ai eu l’envie subite d’aller voir cette maison, pour en finir une bonne fois pour toutes, lire ce que me réservait de cruauté ce cahier. J’ai regardé le trajet sur Internet. Il y avait bien un bus pour Alès, mais ensuite je ne trouvais rien pour monter au village. Bien sûr, j’aurais pu faire du stop, mais je n’avais pas envie de poireauter sur le bord d’une départementale déserte avec ma pauvre valise. Bagdad Café n’était qu’un film, ces choses-là n’arrivent pas dans la vraie vie.
Sur un coup de tête, j’ai enfilé mon jean, et je suis allée à la gare pour louer une voiture et annuler mes billets de retour.

La soirée loin de ma fille a été longue, j’ai continué de pleurer sur mon malheur comme une pauvre petite Cosette alcoolique. Le sommeil ne m’a surprise que tard dans la nuit.
Je me suis réveillée à cinq heures, comme d’habitude. Mon corps ne savait pas que je ne travaillais pas. J’ai bu un café à la machine de l’accueil, atrocement mauvais, trop noir, trop fort, trop court. J’ai fumé une cigarette sur le devant de la porte, dans le petit matin. L’aube venait doucement, j’entendais les cris des goélands, et vu le raffut qu’ils faisaient, il devait y avoir un retour de pêche sur le port. Les éboueurs entrechoquaient les conteneurs en un vacarme du diable, j’ai eu droit à un bref signe de main sympathique au passage du camion. Ils avaient dû me prendre pour la femme de ménage et c’était sûrement une marque de fraternité, entre gens qui travaillent quand les autres dorment encore, et qui sont payés une misère. La solidarité de l’infortune.
J’ai pris une douche qui m’a rendue à la vie, j’ai jeté mes affaires dans mon sac et j’ai fui Sète, cette ville félonne qui n’avait même pas été capable d’enterrer son Brassens sur la plage, alors qu’il l’en avait si bien suppliée.

Je n’avais pas à réfléchir, la voix synthétique du GPS me disait où aller. L’A9, la sortie de Lunel, puis des départementales désertes. Sommières qui sommeillait. J’aurais aimé que la voix désincarnée, de temps à autre, me dise : tu roules bien, ou bravo, ou quelque chose dans le genre, pour m’encourager.
Tout à coup, le soleil s’est levé. J’ai ouvert la fenêtre, et une bouffée d’odeurs méditerranéennes est entrée dans l’habitacle : toutes les herbes de Provence sont venues parfumer ma voiture. Tu vois, Jacques, à force de les acheter en pot, sèches et broyées, on finit par oublier que ce sont de vraies plantes qui doivent bien pousser quelque part. C’était une bonne odeur de vacances, qui m’a mise en joie, tout à coup. Je me suis souvenue de papa qui conduisait en bras de chemise, le coude à la portière. De l’arrêt dans cette bourgade au bord du Rhône, où nous avions pu prendre le petit déjeuner après avoir roulé toute la nuit. Quand j’avais ouvert les yeux, nous étions sur un parking, papa m’avait caressé l’épaule et il m’avait dit : « Viens, ma chérie, on va se payer un vrai petit déjeuner. » Il y avait les coteaux couverts de vignes, roses dans l’aube naissante et un immense panneau Chapoutier. Le Rhône était grand comme la mer, presque à hauteur de la route, un long fleuve étale, d’un beau bleu pâle. Nous nous étions assis en terrasse, comme des habitués, et le serveur avait demandé ce que voulait la petite famille. Les parents avaient commandé des cafés noirs et Françoise et moi des chocolats onctueux, dans lesquels nous avions trempé des croissants, croustillants et brillants de beurre. Les meilleurs de ma vie et un des rares souvenirs heureux de mon enfance.
Là, c’était la même joie. L’air s’engouffrait dans la voiture, c’était à nouveau les vacances, je me moquais de Paris, du boulot, du testament, soudain je me sentais libre. Camille aurait été surprise de me voir si heureuse, j’étais sûre qu’elle avait pensé me punir avec cet héritage. J’ai hurlé : « Merci, Maman » par la fenêtre. Maman.
J’ai roulé doucement, traversé Anduze endormie, Saint-Jean qui s’éveillait, et je suis entrée dans la Vallée-Française. Le Gardon coulait limpide au fond de sa gorge, je l’apercevais par endroits. Au bord de la rivière, j’ai appelé Pimpon pour lui expliquer ma folie. Elle m’a comprise. »

Extrait
« J’avais pris mes décisions dans l’urgence, je me doutais que si je gardais un peu de raison, j’aurais fait marche arrière. Je m’étais jetée dans un tourbillon de démarches administratives pour pouvoir oublier la petite voix en moi qui me susurrait que j’étais folle. Disponibilité de l’hôpital, installation en tant qu’infirmière libérale, achat d’une voiture, vente de l’appartement. Pimpon avait été d’accord sur tout. Elle resterait à Paris pour ses études, je ne pouvais pas l’embarquer totalement dans ma folie, elle viendrait seulement aux vacances. Sans le savoir, elle était le cœur de la plus forte de mes angoisses: comment allais-je vivre sans elle? Mon Olympe, que je continuais à appeler du Pimpon de l’enfance, alors qu’elle était déjà une jeune femme. Bien sûr, je savais qu’un jour elle partirait, qu’il me faudrait trouver une solution pour combler le vide affectif qu’elle laisserait, mais je repoussais toujours cette éventualité. » p. 42-43

À propos de l’auteur
BELPOIS_Benedicte_©DR_RTSBénédicte Belpois © Photo DR – RTS

Bénédicte Belpois vit à Besançon où elle exerce la profession de sage-femme. Elle a passé son enfance en Algérie. C’est lors d’un long séjour en Espagne qu’elle a commencé à écrire Suiza, son premier roman paru en 2019. En 2021, elle récidive avec Saint Jacques. (Source: Babelio)

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Partout le feu

LAURAIN_partout_le_feu  RL_Hiver_2022  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Roman en lice pour le Prix Régine Deforges du premier roman 2022

En deux mots
Militante antinucléaire, Laetitia n’hésite pas à mener des actions spectaculaires avec son groupe de militants. Mais dans une Lorraine polluée et désindustrialisée, son message a du mal à passer, y compris au sein de sa famille. Du coup, son moral est en berne.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les combats de la génération Tchernobyl

Dans un roman à l’écriture très originale, Hélène Laurain met en scène une militante écologiste dans une Lorraine polluée. Elle mène un combat difficile sur une planète qui brûle alors que le monde regarde ailleurs.

Impossible de ne pas commencer par parler de la forme de ce roman très original. Il est composé de lignes sans ponctuation, que l’on pourrait assimiler à des vers d’un long poème, mais qui donne surtout à Hélène Laurain une liberté de construire une œuvre à base de punchlines, de paroles de chansons, de SMS, de citations, de post-it, de formules qui font souvent mouche, sans pour autant empêcher la fluidité de la lecture.
Laetitia, la narratrice, est une militante écologiste qui, au début du livre, vient de se faire arrêter encore une fois par la police, après avoir pénétré illégalement sur un site nucléaire avec sa bande pour y déployer une banderole dénonçant les dangers de l’atome. Il semblerait du reste que dès sa naissance, elle était la prédestinée à endosser ce costume de militante:
«le 26 avril 1986
à minuit 44
je naissais à la maternité des Orangers
3 minutes avant La Sœur
39 minutes avant la libération
à 2 108 kilomètres de là
des 200 bombes d’Hiroshima
milliards de milliards de becquerel
C’est chouette
de fêter chaque année l’avènement
de la génération Tchernobyl.»
La région où elle a grandi aura aussi contribué à cristalliser son engagement. Car en Lorraine, outre la centrale nucléaire de Cattenom, se dessine le projet d’enfouissement de tous les déchets nucléaires. Le projet baptisé Cigéo vise à stocker en couche géologique profonde les «déchets radioactifs de haute activité et à vie longue produits par l’ensemble des installations nucléaires françaises, jusqu’à leur démantèlement». Pourquoi cet endroit? L’explication d’Hélène Laurain peut faire froid dans le dos, car il y a sans doute une part de vérité dans la décision des autorités:
«Vous la connaissez celle-là
c’est l’histoire de trois énarques et quatre polytechniciens
dans une salle de réunion
ils disent beaucoup de choses
en écrivent beaucoup moins
dans leur rapport aux N +2
Nous nous inscrirons dans une démarche
de revalorisation des territoires ruraux ils écrivent
On n’a plus de colonies alors on va fourrer la merde
dans le trou du cul de la métropole ils disent
ils se demandent
s’ils devaient choisir une région bien pourrie
pour y déverser un torrent de déchets laquelle ils choisiraient
après un top 3 rapide
Nord – Picardie – Lorraine
ils remarqueront
qu’ils ont tous un faible pour la Lorraine
une région
triste comme une salle de cinéma vide
en pleine projection
ils se diront
Avec la sidérurgie ils sont habitués à se faire bien polluer
ils sont endurants
à défaut d’être résilients
les hommes s’intéresseront à la Meuse
presque vide.»
Face aux risques encourus et face à une planète qui se dérègle un peu plus tous les jours, elle se devait d’agir, même si pendant longtemps, elle aura cherché une autre voie. Après des études brillantes, classe prépa puis ESC Reims, elle a travaillé dans la communication, puis dans les relations publiques, mais sans s’épanouir. «puis j’ai fait une dépression j’ai arrêté
maintenant je fais des petits boulots
et je milite
j’essaie de trouver du sens à ce que je fais voilà.»
Après avoir vu le film Wild plants de Nicolas Humbert, qui agira pour elle comme un mantra et dont des scènes jalonnent le roman, elle choisit d’oublier ses brillants plans de carrière et part grenouiller à Thermes-les-Bains, où un espace balnéaire essaie de faire illusion tout près des anciennes aciéries et se lance dans l’action militante avec sa bande, avec Fauteur, Taupe, Dédé et Thelma. Mais au fil du temps, ils comprennent l’immensité de leur tâche. Refaire le monde en buvant des bières, en s’attaquant aux SUV, en se réfugiant à La Cave pour écouter Nick Cave ou faire l’amour, c’est bien loin de leur objectif. Expédients vite expédiés. Feux vite éteints. À moins que…
Hélène Laurain réussit son entrée en littérature dans un style qui n’est pas sans rappeler À la ligne du regretté Joseph Ponthus. La force des mots, scandés et alignés comme des paroles de rap, fait naître une étonnante poésie, teintée à la fois d’humour et de désespoir. Le tout dans un rythme qui dit l’urgence. Comme une danse au bord du volcan.

Playlist


Grace de Jeff Buckley

Partout le feu
Hélène Laurain
Éditions Verdier
Premier roman
156 p., 16 €
EAN 9782378561284
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement en Lorraine, dans la ville imaginaire de Thermes-les-Bains ainsi qu’en Meuse, du côté de Bure.

Quand?
L’action se déroule de 1986 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Laetitia est née trois minutes avant sa sœur jumelle Margaux et trente-sept minutes avant l’explosion de Tchernobyl. Malgré des études dans une grande école de commerce, elle grenouille au Snowhall de Thermes-les-Bains, au désespoir de ses parents. Elle vit à La Cave où elle écoute Nick Cave, obsédée par les SUV et la catastrophe climatique en cours.
Il faut dire que Laetitia vit en Lorraine où l’État, n’ayant désormais plus de colonie à saccager, a décidé d’enfouir tous les déchets radioactifs de France. Alors avec sa bande, Taupe, Fauteur, Thelma, Dédé, elle mène une première action spectaculaire qui n’est qu’un préambule au grand incendie final.
Dans ce premier roman haletant où l’oralité tient lieu de ponctuation, Hélène Laurain, née à Metz en 1988, nous immerge au cœur incandescent des activismes contemporains.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
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Diacritik (Johan Faerber)
Podcast En lisant En écrivant
La semaine (Pierre Théobald)
Le Blog du petit carré jaune
Blog Vivement l’école !
Blog Shangols

Les premières pages du livre
« souvent encore j’en rêve
je monte dans la camionnette blanche en dernier
quand nos regards se croisent on sourit nerveusement
Taupe a le visage jaune éclairé par son 3310
pianote pianote pianote
on l’appelle
la sonnerie c’est la symphonie de Mozart là
Taupe dit OK et raccroche
C’est bon l’appel a été passé dit Taupe à la cantonade
faut se grouiller
je nous regarde avec nos combis orange
des cosmonautes de Guantanamo
On est à une ou deux minutes dit Fauteur au volant
j’ai super envie de pisser
ça me fait tressauter le genou
Taupe me l’immobilise d’autorité
Ça va aller respire elle me dit
c’est un ordre c’est pas pour rassurer
je respire
personne dit rien
et on les voit au loin
les silhouettes
sales même la nuit
des tours de refroidissement
sabliers doux
et la fumée
toujours
déjà Taupe qui me dit plus fort
Tiens-toi prête
prends l’échelle prends l’échelle
tout le monde a dans la main son outil
elle la disqueuse
Dédé la pince à coupe rase
Thelma la pince multifonctions
Jona la moquette
Fauteur la bannière sur le siège à côté de lui
il freine en dérapant

Sors sors on me crie
j’ouvre la portière arrière saute fais glisser l’échelle
le sac de Taupe tombe au passage Fais gaffe putain
je m’enfonce les ongles dans le pouce ça saigne
on a quelques minutes pour entrer
Thelma commence à paniquer
C’est ça le bâtiment on est d’accord hein c’est ça hein elle dit
le premier grillage on le passe à l’échelle comme prévu
on essaie de stabiliser la moquette sur les barbelés
on glisse dessus
comme ça
on se ramasse comme des merdes de l’autre côté
à part Dédé qui galère à se relever ça marche ça fonctionne
on est tous passés en environ une minute
le deuxième grillage
faut l’ouvrir
la disqueuse de Taupe et de chaque côté les pinces
agrandissent le trou
c’est comme dans du beurre
désormais
chaque geste est limpide
Vite vite vite Taupe dit on entend la sirène de la police
on plaque la moquette à l’intérieur du trou
on y passe
y’a Taupe qui dit Putain et qui se tient l’oreille mais pas le temps
Bannière la bannière grouille
on se met en place comme prévu moi en deuxième entre Taupe et Fauteur
et on la déroule pour notre drone
F U R I E V E R T E
TCHERNOBYL, FUKUSHIMA… FICKANGE ?
derrière y’a Thelma et Dédé qui sortent les feux des sacs à dos
Thelma a une tête d’on-devrait-pas-être-là
Jona la face bourrée de tics

les copains ont même pas capté les flics qui sont sortis
de leur voiture dérapante
les flics savent que c’est nous
Olivier a appelé pour prévenir
normalement ils savent
ils ont ouvert le premier grillage
on est à trois mètres d’eux avec notre banderole
et ça commence à péter au-dessus de nos têtes
bombes prune
bouquets mer
embrasements pers
cascades
soleils
paillettes
doré doré doré
ça fait
un ascenseur de couleurs sur la façade crade
et tout ça
juste à côté de la piscine à combustibles
les explosions croustillantes puis les aigus en enfilade
les bruits qu’on connaît par cœur
ceux de la barbe à papa et des desperados
ça rappelle
l’été
la nuit
même aux flics
et toutes ces étoiles
se reflètent sur l’uniforme
et le bruit couvre leurs voix
leurs gestes
moi je ris
jusqu’à la claque de Taupe derrière mon crâne
Laeti oh
les flics finissent par ouvrir le premier portail
je pisse un peu quand je vois qu’ils ouvrent déjà le deuxième
adrénaline
on se rend les mains en l’air

on n’est pas des cow-boys
ils se jettent sur nous quand même
bam la tête par terre je finis de me pisser dessus
la dernière fusée est lancée par l’un l’une ou l’autre
BOUM le saule pleureur
les épaules des policiers absorbent le choc sonore
en même temps
ils dansent
la lumière dessine quelque chose sur leurs visages
ils me soulèvent à quatre
Ma chaussure je crie
putain
il me manque une chaussure
par terre ma chaussure je crie
une claque bouche/nez
Ma chaussure je chuchote
ils me jettent dans le fourgon Ta gueule ils disent je suis assise comme un tas tout mal fait
et les autres copains en tas tout mal faits à côté je les sens trembler
à l’intérieur ça jubile bien
en silence
compliqué de se sentir plus vivant que ça
Thelma a le visage de c’était-pas-une-partie-de-plaisir
Fauteur est en face de moi cette fois
d’une camionnette à l’autre
on se regarde
son visage à lui m’encourage
je pense
ils ont la police
on a la peau dure
je lui souris
j’ai peur
en route pour la garde à vue
c’était un beau feu d’artifice
*
eczéma : main gauche jusqu’au majeur
aujourd’hui je suis du matin à La Crasse
en arrivant j’ai écrasé
un pigeon
j’ai rêvé ou son aile tressaillait encore
Balec fait son interview
avec la journaliste de terrepourtous.fr
il est avec elle
à l’extérieur
il pointe fièrement l’enseigne
la commente content
Snowhall de Thermes-les-Bains
Tout schuss vers le fun
on s’était tapé des heures de brainstorming
pour cette enseigne
à la fin on avait dû choisir
la première idée de Balec
ils entrent dans le hall
Balec y reste pour que tout le monde le voie
il a dû travailler toute la nuit sur ses éléments de langage
je fais l’accueil
par la vitre je vois la piste
vide
secouée de neige artificielle
je l’observe
agiter son corps arqué
j’entends des bribes
Très select
accueillant une piste de ski indoor
d’Auckland Dubai Madrid La Haye Shanghai Barcelone
de 620 mètres de long aussi
heureux d’avoir construit les
crassiers des hauts fourneaux

sous la neige
de la revalorisation de l’image de la région dans la
démarche de proximité visionnaire de
la part belle également
à l’équipe de France de ski alpin qui passe
malgré les faux procès dont nous sommes
moins polluant qu’une grosse piscine
de l’avenir de la discipline
il serre la main à la journaliste
nous rejoint les joues rouges
s’accoude l’air de rien au comptoir de l’accueil
détaché
Et l’arsenic l’amiante et le plomb
l’air pourri qu’on respire
t’en parleras la prochaine fois je lui demande
il renifle
Laetitia
ah Laetitia
avec son monosourcil froncé là
ça fait presque des frisottis
arrête avec tes conneries un peu
c’est des rumeurs pour bosser moins ça
tu crois qu’ils nous laisseraient travailler ici si y’avait de l’arsenic
c’est toi l’arsenic
bon allez il dit en se mettant en chemin
à la sortie du boulot
le pigeon à côté de ma portière
n’est désormais plus qu’une crêpe
maximum 5 millimètres d’épaisseur
*
de retour dans La Cave
à écouter Nick Cave
C’est pour le jeu de mots Fauteur m’avait demandé sur Signal
Même pas j’écoute que Nick Cave
en ce moment
et je regarde qu’un film
Wild Plants de Nicolas Humbert
encore et encore et encore je lui avais écrit
je lui avais pas dit que tout ça
tout ça c’était de la beauté safe
à chaque fois ces images me font
entendre Mémou
et sa phrase sur la beauté
dans la merde y’a Pépou qui lave sa bagnole
tous les soirs 18 h 30
je lui gueule par le soupirail
C’est arrosage interdit t’as entendu parler de la canicule déjà
il sait tellement bien ne pas écouter
on dirait qu’il entend pas
il frotte avec son éponge chamois comme ça
il a vieilli ça se voit aux tempes »

Extraits
« le 26 avril 1986
à minuit 44
je naissais à la maternité des Orangers
3 minutes avant La Sœur
39 minutes avant la libération
à 2 108 kilomètres de là
des 200 bombes d’Hiroshima
milliards de milliards de becquerel
C’est chouette
de fêter chaque année l’avènement
de la génération Tchernobyl
j’ai dit à Pépou juste avant
que tout le monde n’arrive »
p. 46

« S’ils croient que la lutte se cantonne aux centrales
Ils sont encore plus cons qu’ils en ont l’air
j’aurais commencé par leur demander aux policiers
Vous la connaissez celle-là
c’est l’histoire de trois énarques et quatre polytechniciens
dans une salle de réunion
ils disent beaucoup de choses
en écrivent beaucoup moins
dans leur rapport aux N +2
Nous nous inscrirons dans une démarche
de revalorisation des territoires ruraux ils écrivent
On n’a plus de colonies alors on va fourrer la merde
dans le trou du cul de la métropole ils disent
ils se demandent
s’ils devaient choisir une région bien pourrie
pour y déverser un torrent de déchets laquelle ils choisiraient
après un top 3 rapide
Nord – Picardie – Lorraine
ils remarqueront
qu’ils ont tous un faible pour la Lorraine
une région
triste comme une salle de cinéma vide
en pleine projection
ils se diront
Avec la sidérurgie ils sont habitués à se faire bien polluer
ils sont endurants
à défaut d’être résilients
les hommes s’intéresseront à la Meuse
presque vide » p. 50

« post-it n° 19
disparition de la biodiversité
1000 x > taux naturel d’extinction des animaux
crise actuelle = 100 x + rapide que dernière extinction naturelle (dinosaures)
75 % environnement terrestre
40 % environnement marin
50 % cours d’eau: signes importants de dégradation
sur 105 732 espèces étudiées :
28 338 classées menacées »
P. 76

« Tu sais moi aussi j’ai changé mes habitudes dans le sens-où éructe
madame je bouffe de l’humus et des fanes
j’achète des fringues produites en France quitte à y mettre le prix
je mange de la viande plus que quatre fois par semaine
je fais mon compost j’achète à l’Amap
je fais ce que je peux
C’est trop tard pour faire ce qu’on peut je dis
c’est l’heure de faire le nécessaire
Tu parles en banderoles toi maintenant Dans-le-Sens-où la ramène
c’est pas notre système qui s’effondre c’est juste toi il enchaîne
Ouh t’as travaillé tes répliques bravo j’applaudis
Toi et tes petits airs supérieurs
tu nous as toujours pris de haut il me répond
vu d’où je viens personne aurait parié sur moi
alors ouais je suis fier de ma grosse montre
et de ma grosse bagnole
j’ai pas le luxe de me la jouer
retour aux sources et la vie dans les forêts moi je peux pas retourner chez papa maman si je perds mon boulot
et j’hériterai pas d’une villa six pièces dans le centre-ville
alors à partir de dorénavant
tes leçons tu peux bien te les foutre dans le »
p. 94

« Bonjour
comment allez-vous depuis le temps
C’est Madame Mueller bonjour
Ah vous êtes mariée félicitations
Non
un silence
Alors qu’est-ce que ça a donné après la prépa
vers quoi vous êtes-vous dirigée
J’ai fait l’ESC Reims
c’était un cauchemar
après j’ai travaillé dans la communication un peu par dépit
c’était pas mieux
d’abord marketing digital
je ne sais pas ce qui ma pris
puis communication culturelle
un passage malheureux par les public relations à Luxembourg
puis j’ai fait une dépression j’ai arrêté maintenant je fais des petits boulots
et je milite
j’essaie de trouver du sens à ce que je fais voilà
Ah
très bien
je vois
eh bien
bon courage alors mademoiselle
silence
Vous n’avez pas changé en tout cas »
p. 130-131

À propos de l’auteur
LAURAIN_Helene_©Sophie_BassoulsHélène Laurain © Photo Sophie Bassouls

Née à Metz en 1988, Hélène Laurain a étudié les sciences politiques ainsi que l’arabe en France et en Allemagne, puis la création littéraire à Paris-VIII. Elle vit dans le Grand Est avec sa famille et y travaille en tant que traductrice de l’allemand. Elle anime actuellement un groupe de lecture au Fonds régional d’art contemporain de Lorraine autour du thème de l’émancipation. Elle s’intéresse notamment à ce qui a trait au vivant, au féminisme, à la maternité, et s’attache à trouver des formes qui disent le contemporain. Partout le feu est son premier roman (Source: Éditions Verdier)

Compte instagram de l’auteur https://www.instagram.com/helene_laurain/

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Et ils dansaient le dimanche

PIGANI_et-ils-dansaient-le-dimanche  RL-automne-2021

En deux mots
En 1929 Szonja quitte la Hongrie pour venir travailler dans les usines textiles de la région lyonnaise. Les rêves de liberté qu’elle caresse vont vite se heurter à la dure réalité des cadences infernales et des odeurs toxiques. Peut-être qu’un mari pourra lui ouvrir de nouvelles perspectives.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Szonja ou la vraie vie

Paola Pigani s’est plongée dans l’histoire industrielle de la région lyonnaise pour retracer le destin des immigrés engagés pour produire la soie artificielle. À travers l’histoire de Szonja, ce sont les luttes ouvrières des années 1930 qu’elle fait revivre.

Deux jeunes filles essaient de dormir un peu dans le train qui les mène de Budapest à Lyon. Márieka et Szonja font partie d’un contingent d’ouvrières recrutées en Hongrie pour servir de main d’œuvre dans les usines de viscose. Depuis 1923, de «bons patrons» recrutent à tour de bras, notamment en Italie, en Pologne et en Hongrie, mais aussi en Arménie et en Espagne pour faire tourner ces usines monstrueuses ou la chimie transforme les matières premières en soie artificielle.
À peine débarquées de la gare de Perrache, un bus les conduit dans un pensionnat aux règles strictes où les religieuses les logent et les nourrissent contre un loyer défalqué de leur paie qui est inférieure à celle des françaises et à celles des hommes qui touchent 3,50 francs de l’heure. Là encore, il n’est pas question de se reposer, le travail attend. Après avoir pointé, dix heures éprouvantes attendent les salariés dans des relents de vapeurs chimiques. Pour Szonja comme pour les autres, il faut tenter d’apprivoiser les étapes de fabrication, tenir la cadence, apprendre une langue et des termes techniques qui ne lui disent rien.
«Szonja fixe des yeux les flottes de viscose, ces écheveaux visqueux; il lui faut rester attentive à la transformation de la matière souple jusqu’au débit du fil sans fin qu’elle tire avec les mêmes pensées. Elle se crée des rituels, imagine des choses pour oublier la fatigue, y fait un nœud mental à chaque heure écoulée de la matinée. Ensuite, elle oublie, puise dans la coulée des gestes répétitifs. Une mélancolie nouvelle s’étire alors, tandis que la pluie s’abat sur la verrière.»
Au fur et à mesure que les semaines passent, il n’y a guère que les sorties dominicales avec ses sœurs d’infortune qui mettent un peu de baume au cœur. Elles font alors le constat de leur échec. Leur rêve de liberté s’est transformé en une nouvelle servitude que leur maigre pécule ne pourra compenser. Reste la perspective de trouver un mari, de quitter le pensionnat Jeanne d’Arc, de fonder une famille. Méfiante, Szonja finit par répondre aux avances de Jean et accepte de l’épouser. Le couple va pouvoir emménager dans un appartement au quatrième étage de la cité. Une nouvelle expérience qu’ils doivent Gérer, trouver leurs marques, afin de partager au mieux leur quotidien de misère. Mais le combien le conte de fées est bien loin et très vite les soucis se transforment en griefs puis en coups. La crise de 1929 se fait aussi sentir aussi à Vaulx-en-Velin. Le travail se fait plus rare. Il faut fermer des unités, licencier. Le tout accompagné de relents xénophobes. Ceux qui échappent à la porte voient leurs conditions de travail se dégrader encore. La maladie, l’alcool et la violence domestique sont des fléaux qui s’étendent bien plus vite que les mouvements syndicaux qui réclament juste un peu de justice sociale.
En étudiant les archives et en fouillant la mémoire ouvrière, Paola Pigani ne donne pas uniquement de la chair et de la véracité à son récit, elle brosse un pan d’histoire qui résonne tout particulièrement aujourd’hui, au moment où une frange croissante de la population voit dans les immigrés la cause de tous leurs maux. Vision simpliste et nauséabonde qui ne tient pas au regard d’une réalité bien plus complexe. Szonja n’est pas sans rappeler, bien des années plus tard Elise ou la vraie vie de Claire Etcherelli ou encore, pour la solidarité ouvrière, le Germinal de Zola. Un roman fort, de ceux qui laissent une marque indélébile à ses lecteurs.

Et ils dansaient le dimanche
Paola Pigani
Éditions Liana Levi
Roman
240 p., 19 €
EAN 9791034904303
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Vaulx-en-Velin et dans la région lyonnaise. On y évoque aussi les pays d’origine des migrants, et principalement la Hongrie et l’Italie.

Quand?
L’action se déroule de 1929 à 1936.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sur le quai de la gare de Perrache, un jour de l’année 1929, une jeune Hongroise, Szonja, a rendez-vous avec son avenir : la France où brillent encore les Années folles et l’usine qui l’a embauchée à la production de viscose. Répondre au désir des femmes d’acquérir ces tissus soyeux à bas prix ne lui fait pas peur. Son rêve, c’était de quitter le dur labeur de paysanne. À Vaulx-en-Velin, dans la cité industrielle, elle accepte la chambre d’internat chez les sœurs, les repas au réfectoire et les dix heures quotidiennes à l’atelier saturé de vapeurs chimiques. Les ouvriers italiens ne font-ils pas de même ? Elsa, Bianca, Marco et les autres tiennent les rythmes épuisants, encaissent les brimades des chefs, inhalent les fumées nocives contre de maigres salaires. Cela ne les empêche nullement de danser le dimanche au bord de la Rize.
Dans ces modestes vies d’immigrés, la grande crise fera irruption, amenant chômage, mise à l’écart des étrangers et affrontements avec les ligues. Portée par une inébranlable solidarité et une détermination à vivre, la colère constituera le socle de leur rassemblement, jusqu’à aboutir au Front populaire.
Après les soyeux, la légende lyonnaise des viscosiers.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
L’usine Nouvelle (Christophe Bys)
France 3 Auvergne Rhône Alpes (Franck Giroud)
SoundCloud (Lyon demain, Gérald Bouchon)
Blog Le tourneur de pages
Blog Surbooké (Laurent Bisault)
Blog Le fil de Mirontaine
Blog Alex mot-à-mots


Paola Pigani présente Et ils dansaient le dimanche © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Prologue
« Je t’attends, je serai patiente », m’a-t-elle dit dans un rêve, son visage voilé par un rideau. À peine ai-je eu le temps de distinguer une silhouette, des boucles brunes, des jambes maigres au ras d’une combinaison, une poignée d’épingles à cheveux sur une sorte de guéridon. De toutes mes forces, j’ai essayé de retrouver ses traits, de parfaire le rêve, donner chair à une image furtive, l’habiller de temps, de mémoire. Je serai patiente.
Ces mots m’ont poursuivie alors que je tentais de distinguer la provenance d’un bruit étrange dans la chambre. Il m’a semblé entendre une feuille tomber, puis deux. J’ai arpenté mon petit périmètre de silence. Le bruit a repris, comme la chute d’une présence infime. J’ai laissé mon regard flotter de part et d’autre de la pièce, oubliant tout ce qui pouvait parvenir de l’extérieur, oubliant la ville et ses rumeurs d’asphalte, le soleil trop fort qui cognait au carreau. Aux aguets entre les murs, je me sentais devenir la proie de moi-même. C’est alors que j’ai aperçu contre la plinthe une sorte de phasme, un brin de vie mi-paille mi-herbe qui tentait de retrouver le plein air, le plein jour, la pleine clarté. Une créature minuscule, une fibre froissée dans un coin de ma chambre et de ma vie.
« Je t’attends, je serai patiente, je reviendrai. » C’était elle, la femme de mon rêve. J’ai compris alors que je partirais de rien, d’un soupçon d’existence, d’un fil de rayonne aussi ténu que celui d’une araignée.
J’allais devoir écarter le rideau doucement, l’approcher, la nommer, la déloger aussi d’une des alcôves de la mémoire ouvrière. Cerner son histoire traversée de toutes les fatigues, de tous les élans. Suivre la ligne de l’Est jusqu’au passage des migrants, m’attacher à ceux qui avaient fondé une ville de banlieue autour d’une des plus grandes usines de textile artificiel en France, marcher dans les gravats, imaginer derrière chaque pan de l’effondrement ce qui s’était construit de la solidarité. Une épopée ouvrière, cosmopolite et fragile, au siècle dernier.
Parce que rien n’éblouit cette mémoire, sinon les traces de l’effort humain.

Épaule contre épaule, leurs deux visages dans l’anse de leurs cheveux mêlés. Impossible pour l’une de remuer une main sans réveiller l’autre. Szonja s’est endormie contre Márieka. Ni elles ni ceux du convoi ne traverseront l’océan, n’atteindront les Amériques. Tous suivront la voie tracée dit-on par MM. Gillet et Chatin. De bons patrons les attendent en France, convoitant depuis 1923 une main-d’œuvre servile et bon marché, qui ont cru en l’avènement de la viscose, cette soie artificielle dont se vêtent déjà à bas prix toutes les femmes d’Europe, dont on va pouvoir fabriquer les meilleurs parachutes pour la prochaine guerre.
Lorsqu’elle se réveille, Szonja fixe à l’angle du wagon les reposoirs en bois où valises et cabas à provisions ont été hissés. Une louche en cuivre dépasse de l’un d’eux et prend la lumière des réverbères à chaque gare. Un petit soleil témoin pour elle seule. Le voyage est si long depuis Budapest qu’un fragile mouchoir de poussière s’est accroché à la hauteur des rideaux en gros drap. Son regard oscille entre ces deux points d’accroche.
Des poivrons, des oignons crus passent de main en main, puis des œufs durs, des petits pains au pavot. Szonja voudrait tout avaler à la fois sans rien connaître des villes traversées – Vienne, Linz, Munich, Berne, Genève – ni des villages perdus dans le magma de la nuit. Être déjà arrivée, trois ou quatre jours plus tard à Lyon avec une vraie faim, un espace dans son corps et dans sa tête où pourraient s’incruster l’attente, le désir, une autre Szonja.
Pour l’heure, elle a du mal à se déplier dans ce compartiment où les voyageurs sont tellement serrés les uns contre les autres. Entre les pépiements des femmes, les montées de tabac des hommes et le tempo régulier du train sur les rails, elle n’a droit qu’à un sommeil coupé menu. Elle sait à peine ce qui l’attend, là-bas, un contrat pour quelques mois, chambre et repas dans un pensionnat dont les frais seront prélevés sur sa paie. Travailler dans une usine en France, loin des paysans de Sárvár, des champs de houblon, de betteraves, avoir une place parmi les hommes, gagner son propre argent. Szonja ne pense pas à être libre. Le pays qui s’annonce au-delà des brumes n’a pas de contours. Liberté et rêve ne ressemblent à rien.
Dans les couloirs du wagon, le petit monsieur à chapeau gris repasse pour la troisième fois avec une jeune femme qui traduit en hongrois ses consignes à tous. Ensemble, ils vérifient les noms sur un registre que l’homme tient avec autant de dévotion qu’une bible, s’assurent que personne ne manque, qui aurait renoncé la veille du départ, ravalé par une fiancée ou une mère en larmes, ou par le sentiment de trahir les siens. Peut-être se sent-il prophète à cette heure, l’homme si grave au registre, ayant le devoir de guider leur petit peuple indigent ? Parmi les six cents voyageurs, près de la moitié ira à Vaulx-en-Velin, en périphérie de Lyon, les autres à Izieux et à Échirolles. Un contingent a déjà été détaché pour une usine de Colmar.
L’aventure en grise certains. Pour eux, la chance penche vers des collines, des rivières, des villes aux vitrines illuminées. Pour les autres, la peur se niche entre les mains croisées sur des genoux secs et sages. Ne pas remuer l’air, ne pas réagir à la promiscuité, ne pas entraver l’allant dans le convoi des vaillants.
Avant la prochaine gare, un couple s’agite, s’habille à la hâte. L’homme enjambe plusieurs paires de genoux couverts d’enfants et de victuailles, saisit leur unique valise. Sa femme secoue la tête sans un mot face aux visages étonnés du wagon entier. Tous les deux se dirigent vers le bout du couloir avant de sauter comme des fugitifs sur le quai désert. Des centaines d’yeux les regardent disparaître dans le noir. On ne veut pas savoir s’ils ont raison ou tort, s’il faut croire à la suite aveugle du voyage pour émigrer dans l’espoir.
Szonja imagine qu’après ce train il y en aura d’autres, et au bout des voies ferrées un tramway ou un autocar jusqu’à l’usine. Ses chaussures sentent déjà l’immobilité moite. Elle les ôte, traverse le wagon en socquettes, puis le suivant, une forêt avec ses odeurs fauves, ses hommes à la lisière des compartiments qui fument et l’avalent du regard. Elle s’écarte d’eux, se plaque contre les parois du couloir pour éviter de les frôler. Un grand brun lui glisse tout bas qu’elle ressemble à Erzébet Simon, lui demande si elle est juive, comme cette Miss Europa 1929 qui vient d’être élue plus belle femme d’Europe, beauté consolante pour le peuple hongrois depuis la dislocation de l’Empire. Szonja s’éloigne des garçons, ne rougit même pas à leurs allusions. Ils sont quelques-uns, comme eux, à vouloir mettre à profit les longues heures du voyage pour faire la cour aux filles, gagner du temps, ne pas risquer de les voir un jour entre les bras d’un Français. Ils rêvent de fiançailles sauvages en chemin de fer. Ils aimeraient franchir à deux, enlacés, les grilles du paradis de l’Homme nouveau.
Le crépuscule brouille les visages dans les coursives mal éclairées. Szonja revient s’affaler sur la banquette du wagon. La pluie bat les vitres tandis que ses voisins mangent un fruit en silence, gardent le plus longtemps possible leur couteau dans une main, un morceau de pain dans l’autre, pour que dure le goût d’hier. Leurs doigts attentifs autour du fruit ou de la miche déjà un peu rassie.
La jeune fille essaie de les oublier et de rendormir les dernières images qui s’enroulent autour d’elle comme la vieille laine de son chandail où glissent ses mains froides.
C’était quelques semaines avant le départ. Elle était restée assise sur un talus en bordure de champ, avait frotté la terre qui maculait ses bas de laine, s’était relevée un peu trop brusquement comme pour secouer le ciel de bruine et l’impression d’appartenir à un monde las. Une oie s’était approchée de la mare, à dix pas de Szonja, lourde et laide dans son gloussement poussif. Cette vision de grasse volaille sans désir de voler l’avait soudain traversée. Non, elle n’allait pas devenir ainsi. Faire sa vie avec un paysan de Sárvár ou de la plaine de Pécs. N’avoir pour horizon que des lignes tremblantes de blé, les houblonnières, les touffes bleues des choux, le vieux verger du père. Ne porter qu’une robe par saison, les mêmes chaussures toute la vie pour les mêmes routes villageoises.
Sa cousine Márieka l’avait rejointe et elles étaient allées à l’épicerie acheter du sucre et du fil à coudre, s’étaient attardées dans leurs rires, l’oubli des besognes, avaient gaspillé quelques minutes encore à lire des avis à la population sur le mur de l’école. Un vol de cigognes était passé au-dessus de l’église. Leurs deux visages tournés vers le ciel avaient suivi les ailes, les nuages dans la même blancheur de céruse, un flou presque sale. Szonja avait tiré sa cousine par la manche et l’avait contrainte de revenir sur leurs pas. Peut-être n’avaient-elles pas tout saisi de l’affiche de recrutement.
« Recherchons ouvriers hommes, femmes de seize à quarante ans, familles, couples, célibataires bien-portants pour un travail dans une nouvelle usine de textile en France. Contrat de trois mois renouvelable en fonction de la valeur à la tâche. Transport et logement assurés et déduits de la paie par quinzaine. Se présenter ici même le 4 novembre à partir de neuf heures. Priorité sera donnée aux anciens ouvriers de l’usine de Sárvár. »
Elles s’étaient demandé un instant ce que signifiait « bien-portants », s’étaient tâté les bras et pincé les hanches. Oui, elles pouvaient prétendre à un travail d’ouvrières là-bas, loin des terres magyares et de leurs hommes à longue moustache. Le balancement du panier qu’elles tenaient à deux avait repris entre leurs jupes. Márieka avait fait halte soudain. Grave, elle avait cherché dans les yeux de Szonja ce bleu d’enfance qui dansait encore. Lui avait secoué les mains. « Toi et moi, on va y aller ! »
Deux bouches en moins à nourrir dans leurs familles. Moins de draps à laver. Deux bouches à remplir de mots nouveaux, France, ouvrière, usine. Deux bouches qui redoubleraient d’audace, d’une faim vorace. Elles allaient se faire leur propre dot d’avenir.
Puis tout était allé très vite. Être pauvre, c’est savoir se jeter sans état d’âme dans un ailleurs. Plier sa vie dans une valise en carton bouilli, entre quelques vêtements et des rêves de second choix.
Leur grand-mère leur avait donné un coupon de tissu qu’elles avaient partagé pour se coudre deux robes identiques toutes droites, et avec les chutes elles s’étaient fait des rubans un peu grossiers pour se nouer les cheveux. Elles n’en aimaient pas le motif, des rayures gris et grenat. Elles n’aimaient ni leurs souliers plats, ni les premières, ni les dernières lamentations de la grand-mère, ni l’idée de monter dans un train interminable avec des villageois trop familiers.
Un matin, déjà éprises de leur nouvelle vie, elles avaient coupé leurs lourdes nattes pour dégager leur nuque, à la mode de Budapest, et elles s’étaient promis de ne jamais porter de fichu sur la tête. Une envie d’avoir une longueur d’avance sur la beauté des femmes alors que leurs pommettes rosies et leur allure gauche trahissaient encore leurs dix-sept ans. Les parents, eux, ne disaient rien, leurs filles ne partiraient pas pour longtemps, six-huit mois tout au plus. On les avait recommandées aux agents du recrutement et au prêtre, garant de la moralité des travailleurs : des jeunes filles droites et courageuses, ayant déjà embauché à la sucrerie près de Sárvár. Au moins, elles reviendraient avec un peu d’argent, après cette crise qui jetait tant de désœuvrés sur les routes.
La veille du grand départ, Szonja avait encore aidé le père à remplir un tombereau de betteraves, poussé les oies dans leur enclos, curé ses ongles terreux, lavé ses cheveux avec une excessive lenteur, enduit ses mains de saindoux pour en atténuer les gerçures. Puis elle était allée vider la bassine dehors pour regarder le soleil rougir les chaumes derrière le puits. Elle avait voulu provoquer contre l’anse du seau en zinc le petit cri de rouille de la chaîne qui l’amusait enfant, se donner le courage de balancer aussi les doutes et les craintes de la grand-mère. Après ça, ne rien entendre, ne plus rien voir, laisser l’eau noire, au fond, tout au fond. Tourner en rond dans le jour finissant, essayer de repousser la lumière alentour, penser à des choses simples et idiotes.
Szonja avait juré, craché sur le cuir de ses chaussures qu’elle les jetterait par la fenêtre du train même si elle n’en avait pas d’autres. Avec une vieille chaussette, elle les avait pourtant fait briller autant que possible pour leur donner un aspect neuf malgré les traces de betterave mauves. Elle avait usé encore de crachats pour ne pas gaspiller le cirage, changé les lacets effilochés. Bientôt elle marcherait sur le quai d’une gare, dans les rues d’une ville inconnue, se tiendrait autrement au bras de Márieka, le cou dégagé. Elles seraient deux marcheuses de l’avant, éprises d’une légèreté qui claquerait au soleil.
Ensemble, les deux cousines avaient préparé des œufs durs, du pain, glissé à l’intérieur des miches des messages de chance griffonnés sur des bouts de papier roulés, choisi des pommes pas trop mûres, cassé des noix, saupoudré des petits fromages de paprika et de poivre. Les éternuements de Szonja s’étaient mêlés aux larmes de sa cousine pour lui revenir en rires soulevant son corps de spasmes nerveux. Un instant, elles s’étaient laissées aller, sans aucun mot à la bouche, à des grimaces mêlant peur contenue et excitation idiote.
Au moment de partir, Szonja avait regardé trembler ce qu’il y avait de plus réel dans sa petite vie, les branches nues du tilleul dans la cour dont l’ombre sèche passait et repassait sur leur grand-mère assise au milieu des volailles, les mains serrées autour de l’écuelle de maïs. La vieille dame avait levé les yeux vers elles. De ses lèvres s’écoulait une prière. Seule Szonja l’avait deviné.
Entre les arrêts du train pour recharger la locomotive en eau et charbon, une fatigue inexorable s’accumule, dans l’attente d’une escale plus longue. À Vienne, heureusement, les passagers ont pu arpenter les grands halls, acheter du pain frais, du lait, quelques crêpes, du tabac. Ils ont dû compter chaque pièce avec anxiété, prendre garde à réserver un peu d’argent pour les prochaines étapes. La plupart d’entre eux n’ont pas changé leur peu de monnaie hongroise. Pour les dernières escales en Suisse, en France, ils se contenteront d’aller aux toilettes, de respirer l’odeur métallique des gares.
Après deux jours de voyage, le train siffle longuement avant de s’arrêter au milieu de nulle part. Il faut habituer ses yeux aux fumées et vapeurs qui se mêlent au brouillard épais pour distinguer un semblant de gare et les toits d’une ville presque irréelle. Où sont-ils ? dans quel pays ? Les mécaniciens de la locomotive sautent sur le quai, affolés. Seuls le petit homme en gris et la traductrice sont autorisés à descendre pour s’informer : ils préviennent qu’on ne repartira pas avant plusieurs heures. Ils longent le train entier sous les fenêtres, répétant l’information et interdisant toute sortie. On détache la locomotive. L’opération secoue les premiers wagons et transmet l’onde d’inquiétude aux suivants jusqu’à l’extrémité perdue dans la brume.
Une nuée de corneilles afflue : de vieilles femmes tout en noir qui se précipitent et sortent de leurs cabas maintes choses à vendre. Leur haleine fume dans l’air glacé. Leurs mains qui semblent avoir été passées au brou de noix tendent à la portière et aux fenêtres des petits fromages, des chaussettes en tricot, des flacons d’eau-de-vie, des pommes. Après un bref marchandage, Szonja et Márieka en achètent quatre pour le prix de deux. Un géant passe ses gros bras à travers la vitre pour tirer à lui un sac entier. Il agite deux billets, demande encore trois fioles d’eau-de-vie. Des envieux regardent ses achats passer par les fenêtres, laissant entrer le froid. Szonja et Márieka ont l’impression de ne manger que des pommes depuis trois jours, ça lave les dents, ça fait briller nos bouches, mais une heure après, on a encore faim. Tant pis, elles s’en contenteront.
Toutes les vieilles s’agglutinent pour écouler le reste de leurs marchandises. Le monsieur gris essaie de les chasser en déclarant que, dans ce train à destination de la France, on n’a besoin de rien. Il crie presque À DESTINATION DE LA FRANCE. Mais dans ce convoi pour la France, on n’a prévu que l’eau et le pain, durci en moins d’une nuit.
Les pauvres femmes finissent par disparaître dans la brume, un fatras d’ailes sombres laissant derrière elles l’impression d’une halte dans une contrée hors du temps.
On ne sait plus si on attend le soleil ou la lune. Les va-et-vient reprennent dans les couloirs. Des soupirs de résignation gagnent tous les compartiments, que couvrent peu à peu les bruits d’allumettes qu’on craque pour une pipe, une cigarette, une lampe torche. Entre le froissement des pages tournées, missels ou journaux, le fil des bavardages las, des berceuses murmurées.
Le train repart enfin à la nuit tombée.
Les garçons qui ont remarqué Szonja repassent dans le couloir, insomniaques et nerveux. Szonja détourne la tête, baisse les yeux dans l’espoir qu’ils ne la reconnaissent pas, essaie de dormir un peu dans les bruits de papiers froissés, de mâchoires appliquées. Ils dévisagent toutes les jeunes filles, cherchent un peu de joie, en vain.
Márieka s’agite dans son sommeil, enfouit son visage dans son châle. Puis un à un s’éteignent les mouvements humains, le compartiment sombre dans le silence. Seule la plainte lancinante du train rythme la nuit. Szonja rêve qu’il s’arrête en plein champ. En quelle saison ? À quelle heure du jour ? Les wagons se vident en un instant. Une foule de femmes, d’hommes et d’enfants se répand dans l’herbe, sans bagage, sans chapeau ni manteau. Restée seule derrière la vitre du train, elle s’écrie « Revenez ! », mais personne ne l’entend.
Elle se réveille en sursaut. Tout le monde dort. Sauf une mère qui lange discrètement un bébé sur ses genoux. L’odeur des selles accroît le malaise de Szonja. La femme roule le linge souillé dans un vieux journal et, le temps de le porter dans le seau à déchets au bout du wagon, lui confie le petit. Elle caresse son crâne couvert d’un bonnet de coton, sa respiration lente lui fait du bien. Tous deux se laissent bercer jusqu’au retour de la mère. Les jeunes femmes échangent encore quelques signes. Une odeur de tabac s’échappe du couloir. L’aube est lente à venir. »

Extrait
« Szonja fixe des yeux les flottes de viscose, ces écheveaux visqueux; il lui faut rester attentive à la transformation de la matière souple jusqu’au débit du fil sans fin qu’elle tire avec les mêmes pensées. Elle se crée des rituels, imagine des choses pour oublier la fatigue, y fait un nœud mental à chaque heure écoulée de la matinée. Ensuite, elle oublie, puise dans la coulée des gestes répétitifs. Une mélancolie nouvelle s’étire alors tandis que la pluie s’abat sur la verrière. Elsa, à la sortie, la prend par le bras. » p. 46-47

À propos de l’auteur
PIGANI_Paola_Melania_AvantazoPaola Pigani © Photo Melania Avantazo

Paola Pigani est romancière et poète. Elle est l’auteure de trois romans remarqués, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (2013), Venus d’ailleurs (2015) et Des orties et des hommes (2019). (Source: Éditions Liana Levi)

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Les contreforts

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En deux mots
Une famille de châtelains désargentés se bat pour sauver son patrimoine. Autour de Léon Testasecca et de Diane son épouse, ses enfants Clémence et Pierre vont tenter avec leurs moyens de repousser une échéance par trop prévisible.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qu’est-ce qui n’est pas impossible?

Pour son nouveau roman, Guillaume Sire change de registre. Le Prix Orange du livre 2020 avec Avant la longue flamme rouge nous entraîne cette fois sur les chemins de l’Aude où une famille tente de sauver son château. Un combat inégal, mais une vraie épopée!

Après le succès de Avant la longue flamme rouge, notamment couronné par le Prix Orange du livre 2020, Guillaume Sire a répondu aux questions du portrait chinois de La bibliothèque de Juju. A la question, s’il était un endroit du monde, le romancier a répondu Montahut: «C’est une colline près de Carcassonne. Il faut passer par le village de Palaja, et monter dans les Corbières, vers le Col du Poteau. Après la bergerie de Montrafet, vous continuez sous le grand cèdre bleu, puis vous montez entre les genêts et les chêneverts, à gauche, et vous arrivez à Montahut.» Si je reviens sur cette description, c’est parce qu’elle nous livre la clé de ce nouveau roman précisément situé dans cette région de l’Aude.
Léon Testasecca est le châtelain de Montrafet. Mais à l’image de son château qui tombe en ruines, il ne possède plus grand chose de sa gloire passée et doit se battre pour ne pas être expulsé. Fort heureusement, il peut compter sur sa famille. «Clémence, dix-sept ans, bricoleuse de génie, rafistole le domaine au volant de son fidèle tracteur; Pierre, quinze ans, hypersensible, braconne dans les hauts plateaux; Diane, la mère, essaie tant bien que mal de gérer la propriété.» Un clan qui va devoir faire face à une montagne de problèmes pour tenter de sauver leur héritage.
Léon Testasecca est un frondeur. Il n’hésite pas à faire le coup de poing pour défendre ses idées et son honneur. S’il imagine que le vin, qu’il ingurgite en grandes quantités, sera peut-être sa planche de salut, il paraît bien seul à penser que la fortune se trouve dans son vignoble. Mais ceux qui pensent qu’il y a une mine d’or sous le château fantasment tout autant. Tandis que Pierre chasse, Clémence passe ses journées à consolider ce qui peut l’être. Et Diane se bat pour obtenir des subventions, obtenir la mansuétude de l’administration et des créanciers.
De retour de l’une de ses escapades, Léon découvre qu’un arrêté d’expulsion vient d’être édicté parce que pour l’administration, le monument est désormais en péril. Mais ce n’est rien en comparaison des engins de chantier qui débarquent un beau matin et entreprennent de préparer le terrain pour y ériger un lotissement. Car une partie du terrain a été préemptée sans l’accord de la famille et que désormais, il va falloir aussi engager les peu de moyens à disposition dans un combat juridique long et incertain.
Mais pour Léon et les siens, il est hors de question de céder. La guerre est déclarée!
Cette nouvelle version du combat du pot de terre contre le pot de fer est une tragédie en cinq actes que Guillaume Sire nous livre avec le bruit et la fureur qu’il faut y associer pour faire monter la tension dramatique. Les croyances et la légende bâtie autour du «minotaure de Montrafet» ajoutant aussi à cette épopée le poids du mythe.
Et quand Diane, la princesse parisienne, murmure contre la poitrine de son Minotaure de mari: «J’ai peur parfois que tout cela mène à une impasse. J’ai peur que le combat soit perdu d’avance. J’ai peur que la victoire soit impossible.» il peut affirmer avec force la phrase qui le guide depuis toujours: «Qu’est-ce qui n’est pas impossible?»
Guillaume Sire a retrouvé non seulement les terres de son enfance, les goûts et les odeurs, mais aussi les rêves qui ont construit le romancier qu’il est aujourd’hui devenu. Avec cette envie un peu folle de déplacer des montagnes par la force des mots… et rendre l’impossible possible.

Bonus
Le photographe Fred Boer propose de superbes photos prises à Montrafet.

Les Contreforts
Guillaume Sire
Éditions Calmann-Lévy
Roman
352 p., 19,90 €
EAN 9782702182154
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Palaja et alentours. On y évoque aussi Toulouse et Carcassonne ainsi qu’une fugue vers la mer.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Un éclair découpa l’horizon, suivi de sa morsure sonore, et une goutte tomba, grosse comme un doigt — et le grand délire commença.»
Au seuil des Corbières, les Testasecca habitent un château fort fabuleux, fait d’une multitude anarchique de tourelles, de coursives, de chemins de ronde et de passages dérobés.
Clémence, dix-sept ans, bricoleuse de génie, rafistole le domaine au volant de son fidèle tracteur ; Pierre, quinze ans, hypersensible, braconne dans les hauts plateaux ; Léon, le père, vigneron lyrique et bagarreur, voit ses pouvoirs décroître à mesure que la vieillesse le prend ; Diane, la mère, essaie tant bien que mal de gérer la propriété.
Ruinés, ils sont menacés d’expulsion. Et la nature autour devient folle : des hordes de chevreuils désorientés ravagent les cultures. Frondeurs et orgueilleux, les Testasecca décident de défendre coûte que coûte le château.
Dans cette épopée baroque et tragique où on retrouve toute sa puissance romanesque, Guillaume Sire érige une mythologie sur la terre de son enfance.

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Blog Les Chroniques de Goliath (Jérôme Cayla)

Les premières pages du livre
Prologue
Le château de Montrafet se trouve à vingt kilomètres au sud-est de Carcassonne, sur les contreforts des Corbières. On y accède par un chemin de gravier depuis Palaja, un village sans puits peuplé de vignerons et d’enfants à l’accent métallique. Le château est ceinturé de remparts de dix mètres de haut, coiffés de mâchicoulis et de créneaux, à l’aplomb desquels s’élève une forêt de tours aux proportions maladroites. Rien ici n’a été construit pour l’agrément. Montrafet est un fort d’arrêt immense mais sec et cabossé, bouclier du fond des âges, où les rois avaient pris jadis l’habitude d’envoyer en garnison leurs généraux les plus fidèles et leurs sujets les plus récalcitrants. Chaque demi-siècle y a ajouté son épisode : une coursière béante, une chapelle, un arrière-corps de marbre, une nef ou un module défensif sous les corniches de pitchpin ; ainsi l’édifice a-t-il collectionné des gestes architecturaux réputés inconciliables, et il s’est épanoui à flanc de colline comme une fleur dégénérée.
Le château, aujourd’hui, est en piteux état. Des poutrelles de chantier doublent les arcs-boutants dont la pierre, harassée par le soleil, est jaunâtre et poreuse. En de nombreux endroits, les reprises au ciment font des taches claires ; et, à quelques mètres de l’entrée sud, un pilastre, surnommé l’« ancienne colonne », est effondré, Les mâchicoulis sont pleins d’eau ; des bâches bleues pendent sur les banquettes d’infanterie, suturées au fil de fer et au chatterton. Sur la façade nord, une série d’anneaux d’acier cliquettent par grand vent, « personne ne peut dire à quoi ces anneaux ont servi ni même s’ils ont servi un jour.
Quarante hectares de vigne font au château une traîne de mariée tantôt d’émeraude, tantôt de rubis ou d’or mat, transmuée dans l’hiver en mantille de veuve. Au sud et à l’est, les Corbières enfoncent leurs racines de granit dans les traces d’un océan paléolithique, et dans les souvenirs calcifiés d’une époque pas si lointaine où la neige tombait à Noël sur les pâtis des plateaux. Plusieurs chemins de sanglier s’évadent au milieu des chênes trapus, des cormiers, des arbres aux fraises et des genêts. Les clairières et les trous d’eau créent des ouvertures dans la forêt. Un cèdre aux branches colossales projette sur les remparts des ombres géométriques, susceptibles de changer en quelques secondes à la fois de forme et de texture, au point qu’il semble dans ces parages que la lumière est volontaire.
La colline appuyée sur le château s’appelle Montahut (« mont haut»). Derrière elle, on aperçoit le col du Poteau, la montagne d’Alaric et, au-delà, un désert d’herbes jaunes étendu sur près de cent kilomètres jusqu’à la côte d’Estarac et la Méditerranée.
Pierre de Testasecca descend vers Montrafet par le chemin du grand cèdre. Le jeune homme a moins le corps d’un chasseur ou d’un vigneron que celui d’un poète égaré dans un parc. Ses cheveux mi-longs, noirs, sa minceur, son regard vénitien, son nez sévère et une certaine agilité assortie d’une force qui n’a rien d’encombrant le dotent d’une grâce mystérieuse. Il dévale Montahut et pénètre dans le château par une porte dérobée de l’aile sud. À l’intérieur, on entend les jappements d’un chien, puis d’autres pas, des voix, et la lame d’un couteau.

Acte I
Pierre passe sous l’aine, et enfonce le couteau au renflement du croupion dont il tient écartés les bords caoutchouteux. Il y a encore quelques heures, ce perdreau volait dans la campagne à la recherche d’une femelle avec qui partager son nid de paille et de boue beurrée. La chair cède. Les vaisseaux s’entortillent autour de la lame. Les entrailles apparaissent : le foie couleur guimauve, le cœur dans un liquide délié, la graisse cireuse, l’intestin, la vessie aux reflets grenadine. Pierre extirpe ensuite les poumons qui ont l’air chacun d’être le cœur d’un animal plus grand et, surtout, moins mort.
Il scrute l’horizon, au-delà de la ligne en pointillé des remparts et des casemates d’où il guettait dans l’enfance le passage des bêtes rousses. Des guirlandes de nuages retiennent le soleil. La terre, crayeuse, émet des radiations compactes. Les moustiques tigres frétillent sous les chardons. Ils organisent des guets-apens autour de la meule sur laquelle chaque matin, Diane, la mère de Pierre, installe une carafe de jus de citron et une soupière de café. Plus bas, c’est le froufrou des chênes verts et des câpriers. La symphonie en ré mineur des crapauds. Prudentes, les rainettes se tiennent à un mètre de leurs cousins, prêtes à s’enfuir au cas où il prendrait à l’un d’entre eux l’envie d’un hors-d’œuvre plus consistant qu’un ventricule de moustique ; elles pataugent dans la vase pâle.
Pierre ouvre la lucarne du long couloir. En levant les yeux, il aperçoit, sur le plâtre et les pierres rebondies de la tour carrée, les lacérations du point du jour. Loghauss, la démone, est réveillée…
Clémence, sa grande sœur, entre, accompagnée du chien Bendicò. Elle porte une veste bleu marine, col en velours, intérieur écossais, ouverte sur une chemise d’officier, et avec ça une culotte de cheval et des bottines terre de Sienne. Sa peau est rougie par endroits. On dirait une ancienne femme des forêts sous une frange Grand Siècle. Sourire imperméable, en demi-parenthèse… Elle cherche un objet sur les étagères. Trois rondelles métalliques tombent dans un bruit de machine à sous. Elle ne les ramasse pas. Enfin, elle déniche le tournevis cruciforme, au manche coudé, qu’elle cherchait.
S’il devait décrire sa sœur à quelqu’un qui ne la connaît pas, Pierre évoquerait un voilier en suspension à un ou deux mètres au-dessus de la mer, une mer trouble, noire, brutale – le voilier se déplacerait au milieu des oiseaux, des bulles d’écume, des blocs de glace, des épaves et des poissons volants.
Clémence ramasse les rondelles et les met dans sa poche, puis lui adresse un clin d’œil.
Après avoir plumé le perdreau, Pierre le passe au chalumeau. Il le disposera dans le congélateur avec des dizaines d’autres. Il referme la lucarne et essuie ses mains moites.
— La chasse a été bonne ? demande Clémence.
— Un perdreau, trois bécasses.
— Comment les as-tu prises ?
— À la croule, avoue-t-il en évitant le regard de sa sœur, qui n’est pas sans savoir que la chasse à la croule consiste à guetter le chant d’amour du roi des gibiers, et qu’elle est injuste pour l’oiseau qui volette en appelant de ses vœux la saillie reproductrice, mais rencontre, à la place, une volée de numéro sept.
— À la croule, fin avril ?
— Que veux-tu, nos bécasses sont romantiques.
Pierre en a suspendu une au-dessus du plan de travail. Clémence observe l’animal à l’œil rond de sorcier. Elle a toujours ressenti du respect mêlé de crainte, et d’un autre sentiment, une espèce de mélancolie, devant ce gibier au goût de prune confite dans la saumure. Elle les imagine, quelques secondes avant de mourir, anges bruns zigzaguant dans le crépuscule à la recherche de l’amour fou…
— Je devrais te dénoncer au garde-chasse, même si je crois que ce brave Arnoult est pire que toi.
— Attends un peu d’en manger une, tu verras.
Bendicò remue la queue, rendu impatient par le fumet du sang mélangé sur l’établi à la sciure de bois et aux plumes grillées. Pierre lui donne à lécher la lame du couteau.
Dans l’enfance, Clémence et lui avaient l’habitude de se réfugier dans ce couloir quand il pleuvait. C’était leur zone insubmersible. L’eau ruisselait sur les demi-lunes du rempart ouest et jouait sur la tôle des volets comme d’un xylophone détraqué. Pour l’accompagner, ils frappaient avec des louches de cuivre sur des faitouts bosselés. Parfois un autre bruit venait, un sac de grains renversé, une rafale ou un oiseau de nuit – une pipistrelle coincée dans un contrevent –, alors ils instruisaient des enquêtes féeriques. Un jour, ils conçurent un circuit d’un bout à l’autre du couloir : une bille d’agate devait rouler dans des demi-bambous et des tubas, puis basculer une javelle de trois cents dominos, dont le dernier actionnait un bilboquet et une boule de pétanque, emportée à son tour par un toboggan en toile de jute jusqu’à un manche à balai, qui tombait dans des spirales de corde, et renversait un fil à plomb sur l’interrupteur d’une lampe de chevet. Un autre jour, ils tracèrent des lignes au sol pour jouer à la pelote basque. Et une autre fois, Clémence inventa un parcours du combattant pour Bendicò. C’est dans ce couloir qu’elle démontra à Pierre que le fer a une mémoire : en chauffant un ressort qu’on a déplié, même après plusieurs années, il se remet en place. Pierre lui demanda si cela pouvait fonctionner en chauffant un tombeau – les souvenirs du mort remonteraient à la surface, on entendrait des voix, des rires au loin ; mais elle répondit que cela n’avait rien à voir, et il fut tellement vexé que Mamita leur grand-mère, en le trouvant deux heures plus tard près du grand escalier, déclara qu’il était « plus susceptible qu’une princesse illégitime ».
— Tu te souviens, demande Clémence, quand maman nous a installé une tyrolienne ?
— On atterrissait sur un champ de laine, la tête dans un polochon crevé.
— Même papa a essayé. Il riait tellement que j’ai cru qu’il s’étouffait.
Un linceul nuageux passe à cet instant devant le soleil, et arrache du fond de l’horizon de longues entraves roses et grises. Les ombres chinoises projetées par les créneaux sur les ravelins du rempart sud y laissent une fois disparues comme des traces de doigt.
— Papa est rentré ? demande Pierre.
— Non. J’ai essayé de l’appeler, mais son téléphone est sur répondeur. Il ne devrait plus tarder.
— Tu crois qu’ils lui ont dit non, à la chambre d’agriculture ?
— Bien sûr qu’ils lui ont dit non. Pourquoi voudrais-tu qu’ils acceptent de lui prêter de l’argent ?
— Et après, tu crois qu’il s’est bagarré ?
— Sans doute.
— Comment on va faire, Clém ?
— Il faudra trouver de l’argent ailleurs. On va se débrouiller. Maman a sûrement des idées.
Elle hausse les épaules, mais Pierre ne comprend pas ce que cela signifie.
— On devrait aller le chercher, tu crois pas ?
— Je vais voir ça avec maman, répond Clémence.
— Où est-elle ?
— La dernière fois que je l’ai vue, elle s’apprêtait à partir au Chaudron pour constater les dégâts. Figure-toi que les chevreuils ont défoncé les serres.
— Et les fraises ?
— Ils ont tout mangé, neuf kilos à peu près. Maman devait les vendre demain à Cazilhac. Le pire, c’est qu’elle a déjà payé sa place au marché. Ils ne la rembourseront pas.

Six mois plus tôt, personne n’avait encore jamais croisé de chevreuil dans la région. Au début, on ne croyait pas les chasseurs qui prétendaient en avoir aperçu des troupeaux entiers, on pensait qu’ils exagéraient pour obtenir davantage de bagues de la part de la Fédération. Il a fallu que les cueilleurs de champignons en voient à leur tour, puis les promeneurs, les automobilistes (il y a eu plusieurs accidents) et finalement des scientifiques dépêchés par l’Institut national de la recherche agronomique, pour qu’on se rende à l’évidence : un exode est en cours, les chevreuils descendent vers l’Espagne en suivant les cours d’eau. Pierre les imagine dans les causses du Quercy, à la lisière des ravins : des milliers, en route vers Montrafet. Personne ne peut dire pourquoi. Si c’était à cause du réchauffement, ils migreraient vers le nord. « Ou alors Dieu leur a donné un ordre », a suggéré l’abbé Monet à la fin d’une messe, le mois dernier.
— Il paraît que dans les Landes c’est la même chose, ajoute Clémence. Les chevreuils ont détruit huit cents hectares de pins plantés après la tempête de 2009.
Elle n’aime pas les chevreuils ; des animaux fragiles, à la peau fine, gracieux mais imprévisibles, surtout quand ils ont peur, et constamment affamés.
— J’ai trouvé le corps d’une genette près d’Estanave, dit Pierre, déchiqueté, comme si elle avait été lapidée. Je me demande si…
— Ne dis pas n’importe quoi.
Clémence lui tapote l’épaule, condescendante ; il déteste quand elle le prend de haut de cette façon.
— Je te jure, Clém, c’était bizarre…
Indisposée par l’odeur de sang et de chiure d’oiseau, elle ouvre la lucarne. À cet instant, le téléphone du château, sous le grand escalier, se met à sonner. Ils l’entendent au loin.
— C’est peut-être papa, dit Pierre.
— À mon avis, c’est plutôt Stéphane Chauvet. Il a déjà appelé plusieurs fois ce matin.
Stéphane Chauvet est le président de l’association départementale de VTT. Il nourrit un projet d’excursion thématique sur Montahut, dont Léon ne veut pas entendre parler.
Le téléphone ne sonne plus.
— Maman a dû décrocher. Elle n’était pas encore partie pour le Chaudron aux fraises.
Clémence regarde vers l’ancienne colonne. Un chêne vert a été fendu par la foudre l’an dernier, et une mousse blanche a poussé dans son tronc squameux ; les insectes pullulent, l’eau stagne. Elle essaie de voir après le rocher en clé de fa, mais ne trouve pas ce qu’elle voudrait ; seulement les lances vineuses des cyprès.
— Papa ne rentrera pas ce soir. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.
Elle aperçoit sur le front de son frère deux gouttes de sueur.
— Tout va bien ?
Pierre nettoie le sang du perdreau rassemblé en écailles au bord de l’établi. Bendicò rafle quelques paillettes au passage. La peur est inévitable, Pierre le sait. Elle est insensée mais inévitable : un grand shoot de peur brute.
— Je m’inquiète pour papa.
— Il finira par rentrer, ne t’en fais pas, et, s’il n’est pas là demain, nous partirons à sa recherche.
L’âme de Léon n’est pas, comme celle de Clémence, un voilier au-dessus des mers, mais plutôt un cachalot qui fend la tempête avec sa gueule ahurissante.

Pierre et Clémence ont essayé de téléphoner à Léon, et lui ont laissé un message. Clémence espère que la voix de Pierre, plus fébrile que la sienne, encore enfantine sur les finales, l’incitera à rentrer si jamais il se décidait par miracle à consulter sa messagerie.
Diane apparaît sous l’agrafe du vestibule, en culotte de cheval et bottes, ses cheveux cendre et or relevés en chignon. Les pattes-d’oie au coin de ses yeux et les légers sillons près de ses lèvres ont définitivement fixé sur son visage un sourire attendri et énigmatique. Sa bague de fiançailles, une émeraude, et sa chevalière à pierre bleue diffusent une lueur à deux tons dont, même habitué, il est difficile de détacher le regard. Elle tient une liasse de formulaires. Bendicò se précipite pour qu’elle le flatte ; il tourne autour de ses mollets. Après avoir éconduit Stéphane Chauvet, qui n’est pas prêt à verser un euro pour l’entretien des chemins sur lesquels il voudrait faire passer chaque week-end une horde de vélocipèdes, Diane est allée constater les dégâts causés par les chevreuils dans les serres du Chaudron aux fraises. La catastrophe : bâches déchirées, fruits dévorés, plants pulvérisés. Une glu verte a remplacé les folioles dentelées et les pastilles blanches des fraisiers.
— Léon n’est pas rentré ? demande-t-elle.
Elle ne partira pas à sa recherche. Elle lui a trop couru après dans les bistros, les cliniques, les fossés ; cette fois, elle préfère attendre qu’il revienne à Montrafet par ses propres moyens, avec comme d’habitude un œil poché, de l’eau gazeuse, la conscience en charpie, du mercurochrome, l’œsophage brûlé à l’armagnac et, partout, des Tricosteril.
— J’ai essayé de l’appeler, mais son téléphone est éteint, dit Diane en déposant ses papiers sur une console du vestibule, à côté d’une paire de lance-fusées Second Empire et d’une dizaine de cartes à jouer : les atouts d’un jeu de tarot, illustrés à la manière de Jérôme Bosch.
Sur le trois, un paon à visage humain enferme une nonne dans un four à pizza. Qui a posé ces cartes là en désordre ? Quel esprit malin est venu jouer pendant la nuit ?
— On a essayé aussi, dit Clémence. On a laissé un message.
— Il ne l’écoutera pas.
— On devrait aller le chercher, dit Pierre.
Diane balaie l’air avec sa main, puis replace ses cheveux sous la barrette en bois qu’elle peine à refermer.
— C’est inutile. Il a dû profiter de son rendez-vous à la chambre pour voir des amis, ou faire un esclandre, comme la dernière fois, parce que le vin n’était pas servi à température. On sait, hein, de quoi il est capable.
— Mais maman, insiste Pierre, il lui est peut-être arrivé quelque chose…
— Ne t’inquiète pas.
— Si tu me prêtais la voiture, suggère Clémence, je pourrais…
— C’est hors de question. Tu n’as pas ton permis ; tu l’auras comme tout le monde à dix-huit ans. D’ici là, je t’interdis de conduire. Je sais que tu l’as prise l’autre jour, lorsque j’étais chez les Jonquères avec la camionnette, j’ai vu la jauge, et quand je suis rentrée le capot était tiède.
Dimanche dernier, Clémence a passé la journée à Port-la-Nouvelle avec Sophie, Rachtouille et deux copains de Lézignan : Lionel et Alexandre. Comme aucun d’entre eux n’avait de voiture, elle a proposé d’emprunter celle de sa mère en douce. Pierre n’a pas voulu les accompagner ; les gars de Lézignan se moquent de lui quand ils le voient. D’ailleurs, dimanche dernier, lorsque Lionel a prétendu qu’il était « à côté de la plaque », Clémence lui a fourré sa glace à l’italienne dans l’œil, et lui a pincé le nerf de la cuisse, en le prévenant que, s’il parlait encore une fois de son frère de cette façon, elle lui ferait avaler tout le sable de la plage ; elle sentait le nerf rétrécir sous ses doigts, le pauvre Lionel hurlait de douleur.
— Ce n’est pas ce que tu crois, maman, en fait, j’ai…
— Je ne veux pas savoir. Il n’y a aucune raison valable. Je ne veux plus que tu prennes ma voiture, est-ce que c’est clair ?
Clémence fronce les sourcils. Autrefois, sa mère leur passait tout ou presque. Chaque enfant du village rêvait d’en avoir une qui fût aussi libérale. Mais depuis quelques mois, Diane est plus dure, ne veut plus jouer, et ne veut plus s’asseoir près de la cheminée, après le repas, pour « débriefer » ; elle n’éclate plus de rire, ou à peine, lorsque Léon se lance dans un de ses récits rabelaisiens.
— Est-ce que c’est clair ? répète-t-elle.
— Très clair.
Pierre jurerait avoir vu une carte du jeu de tarot, le quatre, s’animer : un moulin, une dame en amazone sur une jument palomino, une ombrelle et des feuilles mortes. »

Extrait
« — J’ai peur parfois que tout cela mène à une impasse, murmure la princesse parisienne lovée contre la poitrine du Minotaure. J’ai peur que le combat soit perdu d’avance. J’ai peur que la victoire soit impossible.
Léon la soulève comme une poupée de laine, l’embrasse.
— Qu’est-ce qui n’est pas impossible? » p. 245

À propos de l’auteur
SIRE_Guillaume_©DRGuillaume Sire © Photo DR

Guillaume Sire est écrivain et enseignant à l’université Toulouse-Capitole. Son précédent roman, Avant la longue flamme rouge, a été distingué par de nombreux prix littéraires, notamment le prix Orange du livre, le prix des lecteurs de la Ville de Brive, le prix du roman Coiffard. (Source: Éditions Calmann-Lévy)

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Le passeur

COSTE_le_passeur  RL_hiver_2021  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Prix de la Closerie des Lilas 2021

En deux mots
Après avoir été lui-même poussé à l’exil, Seyoum est désormais l’un des patrons du réseau de passeurs qui organise les voyages de migrants vers l’Europe depuis les côtes libyennes. Mais l’arrivée de la dernière «cargaison» de la saison va le replonger dans son passé et ébranler ses certitudes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le migrant, le bourreau et la terre promise

Stéphanie Coste a réussi un premier roman captivant en choisissant de parler des migrants du point de vue du passeur. Ce dernier, trafiquant sans foi ni loi, va être soudain rattrapé par son passé.

Seyoum est aujourd’hui un chef puissant du réseau de passeurs qui organisent la traversée des migrants et font fortune sur le dos de ceux qui n’ont pour seul espoir l’exil vers l’Europe. En échange d’un transport en convoi dans des camions bringuebalants et chargés comme des boîtes de sardines, d’un séjour dans des hangars insalubres où ils sont parqués et d’un voyage des plus aléatoires sur un vieux rafiot de plus en plus difficile à trouver, ils vont dépenser une fortune. Et faire prospérer ces trafiquants de chair humaine qui se soucient bien peu de la réussite de leurs voyages. Les douaniers et l’armée, complices de ce trafic, aimeraient pourtant ne pas avoir à repêcher constamment des corps et entendent aussi faire rémunérer cette «prestation». C’est dans ce contexte que Seyoum, qui a lui-même échappé à la dictature dans son Érythrée natale en prenant le chemin de l’exil, accueille la «cargaison» pour son dernier voyage de la saison. Une misère qu’il essaie d’oublier en se shootant au khat et en la noyant dans le gin. Mais le malaise persiste.
«Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant. J’y vois passer les ombres d’épreuves inracontables. Leurs fringues en lambeaux sont maculées de déjections. Des mouches s’y vautrent sans qu’ils en soient conscients. Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara. Les abominations subies n’ont pas entamé le brasier au fond de leurs pupilles, ce putain d’espoir. Je pense au mec de vingt ans parti lui aussi d’Asmara il y a longtemps. La boule se rappelle à moi.»
Car Seyoum était amoureux quand il a fui son pays. Il espérait se construire un avenir brillant, loin de ce régime qui lui a pris sa famille et s’apprêtait à faire de même avec lui. Pour s’en sortir, pour devenir un bourreau intraitable, il a dû se forger une solide carapace qui va pourtant se fendiller lorsqu’un réfugié comprend qu’il est l’un Érythréen comme lui. «Quelque chose explose à l’intérieur de moi. Une vanne béante qui déverse des torrents de rage.» Et qui va le conduire à prendre une décision radicale.
En choisissant Seyoum comme narrateur Stéphanie Coste a trouvé un angle aussi particulier qu’intéressant pour traiter l’un des sujets d’actualité les plus brûlants. En suivant son parcours, on comprend la complexité du problème et la difficulté à imaginer une solution, bien loin du manichéisme de certains, prompts à sortir leur «Yaka». Ce roman-choc, poignant et violent, fort et émouvant, est à placer dans votre bibliothèque aux côtés de ceux de Louis-Philippe Dalembert avec Mur Méditerranée de de Christiane de Mazières et La route des Balkans, de Marie Darrieussecq avec La Mer à l’envers, de Sarah Chiche et Les Enténébrés, ou encore du premier roman de Johann Guillaud-Bachet, Noyé vif. Tout comme Stéphanie Coste, ces œuvres de fiction disent sans doute mieux la «question migratoire» que ne peuvent le faire les reportages qui restent souvent, par la force des choses, très superficiels.

Le Passeur
Stéphanie Coste
Éditions Gallimard
Premier roman
136 p., 12,50 €
EAN 9782072904240
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en Lybie et en Érythrée puis quelque part en Méditerranée, sur la route de Lampedusa.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand on a fait, comme le dit Seyoum avec cynisme, «de l’espoir son fonds de commerce», qu’on est devenu l’un des plus gros passeurs de la côte libyenne, et qu’on a le cerveau dévoré par le khat et l’alcool, est-on encore capable d’humanité ?
C’est toute la question qui se pose lorsque arrive un énième convoi rempli de candidats désespérés à la traversée. Avec ce convoi particulier remonte soudain tout son passé : sa famille détruite par la dictature en Érythrée, l’embrigadement forcé dans le camp de Sawa, les scènes de torture, la fuite, l’emprisonnement, son amour perdu…
À travers les destins croisés de ces migrants et de leur bourreau, Stéphanie Coste dresse une grande fresque de l’histoire d’un continent meurtri. Son écriture d’une force inouïe, taillée à la serpe, dans un rythme haletant nous entraîne au plus profond de la folie des hommes.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Zouara, Libye, 15 octobre 2015
J’ai fait de l’espoir mon fonds de commerce. Tant qu’il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux œufs d’or. Des poules assez débiles pour rêver de jours meilleurs sur la rive d’en face.
Le nombre d’arrivées de Khartoum et Mogadiscio la semaine dernière m’a surpris. Je n’avais pas prévu qu’ils seraient tant à résister au Sahara. En général je fais un bon calcul avec les rabatteurs ; s’il en part cent cinquante de Somalie et d’ailleurs, à peine les deux tiers parviendront en Libye. Ils ne pourront éviter la traversée du désert, la mort assise sur leur cou comme une enclume. Il en meurt plus dans la fournaise des mirages qu’en mer en temps normal. La rage de survivre leur donne de plus en plus la gnaque.
Andarg doit en livrer une soixantaine de plus d’Érythrée aujourd’hui ou demain. Les Soudanais et les Somaliens sont déjà trop nombreux par rapport à la capacité du bateau. J’ai été trop gourmand, je le sais. J’ai voulu m’en mettre plein les poches pour la dernière traversée de la saison. Les croisières Seyoum ferment leurs portes pour l’hiver, allez-vous faire voir. Voilà ce que je me suis dit. Cette négligence finira par nuire à ma réputation. Une réputation construite en dix ans de boulot et trahisons diverses. La concurrence se moque comme moi de ses responsabilités. Du coup les fiascos se sont enchaînés de Tripoli jusqu’à Zouara, et ça commence à se savoir. La côte est devenue un dépotoir d’ordures pas tout à fait ordinaires. Le bouche-à-oreille a enflé dans le vent des récents naufrages. Et du Soudan jusqu’à la Somalie il a semé une graine de doute. Pour l’instant les candidats au mirage de l’Italie affluent toujours. Mais il va falloir faire gaffe.

— Seyoum ! Seyoum !
Ibrahim m’a fait sursauter. Mes mains tremblent. Un tic récent fait claquer ma mâchoire. J’ai encore brouté trop de khat hier soir, j’ai augmenté les doses, la botte quotidienne ne suffisait plus. J’ai presque tout fini. Heureusement Andarg a refait le plein en Éthiopie en attendant la livraison des Érythréens à la frontière. En pensant au goût amer des feuilles, je salive comme un animal attendant sa pitance. Je passe de plus en plus de temps à pioncer derrière mon cabanon. Ces dérives me laissent apathique et pourtant prêt à mordre. Mes yeux sont noyés en permanence de sang et de folie. Je commence à me foutre les jetons moi-même, je dois reprendre le contrôle. Ibrahim m’appelle encore. Je m’extirpe de l’ombre du palmier. Il fait encore chaud même si le soir va se pointer d’ici une heure. Je préfère traîner sur ce bout de sable plutôt qu’à l’entrepôt où je parque les migrants avant la traversée. Les Soudanais et les Somaliens qui y sont entassés depuis six jours n’ont plus rien à bouffer depuis hier. On leur file juste un peu de flotte pour les garder en vie. Certains portent sur leurs tronches les prémices de la révolte. Je les reconnais tout de suite. J’en fais tabasser trois ou quatre par jour pour maintenir l’ordre : l’épuisement gagne toujours, la peur les achève. Ils sont vite matés.
— Seyouuuum !
— Oui Ibrahim, je suis là. Qu’est-ce qu’il y a ? La cargaison des Érythréens est arrivée ?
Il déboule essoufflé devant moi.
— Non, pas encore. J’ai parlé avec Andarg tout à l’heure. Le camion a crevé près de Houn hier après-midi. Une grosse pierre sur la piste. Ils sont retardés d’une demi-journée. Mais y a tes amis, les deux gardes-côtes libyens, qui sont là. Enfin, sur la plage. Ils veulent te parler.
Amis, tu parles ! Ces sangsues s’accrochent à ma gorge et se gavent de mon pognon depuis quatre ans. Ils saignent aussi les autres gangs sur toute la côte jusqu’à Tripoli. Ces mecs-là font la fiesta tous les jours sur la tombe de Kadhafi en sirotant du thé noir. Merci mon pote pour le chaos que t’as laissé derrière ton cadavre, à la tienne. Je m’avance vers Ibrahim. Je le dépasse d’une bonne demi-tête.
— Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Ils sont déjà venus il y a même pas deux semaines récupérer leur enveloppe. On s’était mis d’accord que ça comptait pour deux traversées. Dis-leur que je suis pas là.
Ibrahim se balance sur ses jambes décharnées. Il évite mon regard en visant un point au milieu de ma poitrine. Son corps, tas d’os saillants, transpire la trouille. Par réflexe il voûte les épaules. Soudanais de Malakal, il est arrivé adolescent sur le port de Zouara, un mauvais film en boucle dans sa tête, celui de ses frères et de sa mère tombant les uns après les autres dans le Sahara. Un peu comme dans un jeu vidéo où le dernier debout est vainqueur. Il n’a pas gagné l’ultime manche de la partie : atteindre l’eldorado italien. La tempête a rabattu et coulé son bateau du mauvais côté, à vingt kilomètres de Zouara. Retour à la case enfer. C’était un de mes rafiots. Ibrahim n’a pas retenté la traversée. Et moi je le tolère depuis qu’il a échoué à ma porte, clébard craintif et loyal accroché à mes basques. Il finit par me dire, l’œil toujours fixé sur son point imaginaire :
— Je savais pas que tu voulais pas les voir. Je leur ai dit que t’étais là. Désolé Seyoum.
— Dégage, toi et ta gueule d’enflure, tu m’exaspères. Dis-leur que je viens mais d’abord je dois parler à Andarg. Fais-les attendre dans la cabane et sers-leur un verre de thé.
Il détale pour éviter une baffe éventuelle. Je m’éloigne de la cabane en me traînant. Un début de migraine s’installe. Le manque défonce mon cerveau chaque jour un peu plus tôt. Avant, le signal arrivait avec le coucher du soleil. Il survient maintenant en plein après-midi et plus rien de précis ne le déclenche. Je l’ignore comme je peux. Une envie de gerber s’installe dans ma gorge. Je déglutis difficilement. La nausée monte d’un cran. Ma peau pue encore les excès de la veille, l’acidité du jus de khat macéré dans ma bouche mélangée à celle du gin du marché noir que je bois par litres. Je sors mon portable de ma poche et appelle Andarg. Je dois faire plusieurs tentatives avant d’avoir la connexion.
— T’es où ? Et t’arrives quand exactement ?
— Ah Seyoum ! Quelle galère ! le camion a crevé, les deux roues avant en même temps à vingt-cinq bornes de Houn. Et Zaher n’avait chargé qu’une roue de secours avant le départ. Je l’ai envoyé à pied à Houn pour aller en chercher une autre. Du coup on a perdu un temps fou. Et y a deux vieux qui ont clamsé entre-temps. On sera là demain matin au plus tard.
Houn, encore à six cents bornes de la côte.
— Les Soudanais et les Somaliens cuisent dans l’entrepôt depuis des jours ! Et j’ai ces connards de gardes-côtes libyens qui sont revenus renifler. Heureusement que j’ai planqué le bateau. T’as acheté une came encore plus pourrie que la dernière fois, qu’est-ce que t’as foutu ?
Je regrette de l’avoir laissé négocier avec Mokhtar pendant que je réglais des affaires à Tripoli. Les pêcheurs du coin nous refourguent à des prix délirants du matos prêt à aller à la casse. Mokhtar est le pire mais on est obligés de passer par lui. Il connaît les plans pour choper des carcasses en tout genre quand les autres n’ont plus rien à offrir. Il connaît surtout l’art de l’arnaque. Ce mec est assis sur un tas d’or et de cadavres. Andarg, avec sa mollesse, n’a pas fait le poids. J’entends son crachat dans le téléphone. Je le sens sur la défensive.
— M’engueule pas ! Fallait payer le prix pour cette merde ou on avait rien. Y a plus assez de bateaux sur le marché en fin de saison, tu le sais aussi bien que moi. Y avait pas le choix.
— Mokhtar est une raclure, va falloir qu’on se bouge le cul pour trouver d’autres fournisseurs.
Andarg balance un deuxième crachat à distance.
— Justement y a le Soudanais qui voulait te voir pour en parler. Je l’ai croisé quand t’étais à Tripoli. J’ai oublié de te le dire. Mais bon l’essentiel c’est que j’aie trouvé un bateau pour la traversée, non ?
Le business a explosé ces dernières années. À la bonne époque avec dix mille dollars on pouvait acheter un bateau et des numéros de rabatteurs. Moi et quelques autres nous nous partagions le monopole. Depuis que Kadhafi s’est fait zigouiller, la concurrence a afflué, de la racaille qui vient profiter du chaos local et se faire de l’oseille sur nos plates-bandes. Tous ces mecs qui s’improvisent passeurs font monter les prix des bateaux en flèche. Même à Tripoli ça devient difficile d’acheter un chalutier. Les pêcheurs se gavent et n’ont plus besoin d’aller en mer. Heureusement, côté gouvernement, à part les gardes-côtes qui sont gourmands, on est encore à peu près tranquilles. Mais j’ai hâte que cette dernière traversée soit derrière moi, histoire de jauger en paix la nouvelle donne et de me reposer. D’ailleurs je me sens vidé d’un seul coup. Mes jambes flanchent dans le sable. Je trébuche sur une planche à moitié enlisée et manque de me casser la gueule. Je me retiens avec mon bras et me fais mal au poignet. Où est ma botte de khat ? Je réprime un frisson, je meurs de chaud pourtant.

— Seyoum, tu m’écoutes ? Allô ? Allô ? Ça passe plus ?

Les paroles d’Andarg vrombissent dans mes tympans. L’angoisse et ses hallucinations surgissent derrière le palmier, là-bas. J’éloigne le téléphone de mon oreille. Le ciel se renverse. La plage devient plafond. Je suis désorienté. Une salive épaisse scotche mes lèvres. Des mouches grouillantes s’agglutinent devant mes yeux explosés, cherchent à rentrer dans mes orbites. Je tousse violemment pour relancer le battement de mon cœur, me file une baffe. Le ciel et la plage retrouvent leur place. Andarg continue sa litanie. J’aboie :
— Arrête de bavasser ! Il faut faire embarquer la cargaison après-demain au plus tard. Ils annoncent des tempêtes et des vents contraires pour les prochains jours. Pas question que les mecs chopent la trouille et refusent de traverser.
— Ok, on va mettre les gaz. Au fait, à part les deux vieux d’hier y en a huit qui sont tombés du camion du côté soudanais, donc si tout se passe bien d’ici demain ils seront quarante-cinq.
— C’est quarante-cinq de trop vu l’épave que Mokhtar t’a refourguée. Allez, grouillez-vous. Et ne vous arrêtez même pas pour pisser.

Je raccroche et me dirige vers la cahute sur la plage où ces gros porcs de gardes-côtes m’attendent. Des groles défoncées et des lambeaux de vêtements sont éparpillés un peu partout sur le sable blanc, la mer turquoise en arrière-plan. Ils ont à peine nettoyé après le dernier naufrage. Du côté italien, on doit plus souvent ramasser des bouteilles de Pepsi et des emballages de sandwichs. Je ricane en pensant à ça. Au bord de l’eau un reste de canot éventré dégueule des paquets d’algues noirâtres. J’aperçois un morceau de jouet rose coincé à l’intérieur. Une bourrasque soulève le magma et laisse voir un visage de poupée. Les algues m’évoquent des bestioles immondes qui auraient tout dévoré sauf cette tête en plastique. Un nouveau coup de vent embarque des sacs plus loin. On dirait des ballons crevés de toutes les couleurs sortis d’une fiesta. Un nuage venu de nulle part cache le soleil et me rappelle la tempête prévue. Qu’elle ne moufte pas dans les deux jours à venir. Si le bateau doit chavirer, autant qu’il chavire en face.
Depuis que j’ai démarré mon business il y a dix ans je n’achète des coques ou des zodiacs que pour un seul passage. Certains concurrents ne le savent pas mais le rendement financier est meilleur, et ce système comporte moins de risques pour mes hommes. Ils font juste les premiers milles de la traversée pour mettre le rafiot sur le cap. Après il suffit de fourrer un GPS entre les mains d’un des passagers en lui expliquant que c’est tout droit. Moi je récupère mes mecs en zodiac, et à la volonté du bon Dieu pour le reste. À cause des prévisions météo cette fois, j’estime à deux chances sur dix le succès de l’expédition. Je me retrouve potentiellement avec cent quinze macchabées sur la conscience, mais c’est le business. Après avoir réglé mes hommes, les passeurs du Sahara, le bateau et autres broutilles, je ne vais pas m’asseoir sur cent mille dollars de bénéfices.

CHAPITRE DEUX
Les gardes-côtes assis autour de ma table branlante tirent tous les deux sur une clope. Leurs doigts jaunâtres dessinent des ronds dans l’air suffocant de ma piaule. Mohsan Ftis, le chef, lève un œil mauvais en me voyant. Son bide dépasse de son uniforme et exhibe ses poils drus. Des taches de sueur tatouent ses aisselles et son fute au niveau des couilles. Ce type me dégoûte.
— Mes amis, excusez-moi de vous avoir fait attendre. Je vois que vous êtes déjà installés. Encore un peu de thé à la menthe ?
— Arrête ton bullshit Seyoum, on est pas là pour faire un concours de politesses. Assieds-toi, il faut qu’on parle.
Je me méfie de ce rat obèse comme de moi-même. Un filet de thé coule sur son menton. Sa lèvre inférieure légèrement pendante me dit l’étendue de son faux-cuisme. Je sais par le gang des Égyptiens que Ftis a balancé plusieurs collègues ces derniers mois, malgré les gros bakchichs qu’on lui file. J’attrape le tabouret près de ma paillasse et le pose près de lui. L’odeur de graillon qu’il rote en même temps qu’il parle imprègne tout de suite mes fringues.
— Oui assieds-toi là, et écoute-moi bien.
Je fais semblant de ne pas capter la menace, et tire machinalement sur ma barbe pour gagner du temps. Tiens, je la taillerai ce soir.
— Je vous écoute capitaine, mais je croyais que tout était en règle depuis votre dernière visite. Comme vous êtes là, j’en profite pour vous informer que la traversée est prévue pour demain soir. On fait comme d’hab…
Ftis se lève d’un bond. Les verres de thé giclent sur la table. Ibrahim qui se tenait en chien de garde devant la porte se précipite avec le thermos. Je lui fais signe de sortir de la cabane. On reprendra du thé plus tard. Ftis postillonne:
— Justement on va pas faire comme d’habitude ! Qu’est-ce que vous foutez toi et tes potes depuis trois semaines ? ! Quatre naufrages ! Quatre !

ÉPILOGUE
Asmara, Érythrée, 9 juin 2005, jour de la fuite
Mon maigre bagage est prêt. Tout est organisé. Enfin, dans quelques heures, je vais retrouver mon Seyoum. Plus d’un an que je ne l’ai vu ! Je n’ai plus d’ongle à ronger ni de peau à arracher autour pour calmer mon angoisse, alors je focalise mon esprit sur ma dernière vision de lui, son visage grave, et sa main m’envoyant un baiser évaporé dans l’air. On a parlé du déroulement des opérations avec Maeza hier soir, ma grande cousine. Grâce à elle et à son mari Hailé, l’impossible est devenu possible. Pourtant l’appréhension noue mon ventre et fait trembler mes mains. Je les joins l’une à l’autre, comme une prière.
La journée s’égrène, interminable. Maeza viendra me chercher là-haut quand la voiture arrivera. Je regarde le soleil décliner, bas et rouge, à travers la fenêtre.

— Madiha, viens, c’est le moment.
Je n’ai pas entendu Maeza monter. J’attrape mon baluchon. Elle me fait signe de ne pas parler. Mon cœur fait un boucan pas possible. On descend dans la cuisine. Deux hommes en treillis nous y attendent. Je n’en reconnais aucun.
— Ce n’est pas Hailé qui devait m’emmener retrouver Seyoum ?
Maeza sans un mot prend le sac de mes mains, l’ouvre, et le montre à l’un des types :
— C’est bon, vous avez la preuve.
L’homme en regarde à peine le contenu. Puis il dit machinalement :
— Madiha Hagos, vous êtes en état d’arrestation pour tentative de fuite du pays. Vous encourez quatre ans de prison. Si vous opposez une quelconque résistance votre peine sera prolongée.
Je me tourne stupéfaite vers ma cousine. Elle hausse les épaules.
— Tu connais le montant de la prime pour dénoncer une fille de ministre en taule ? Alors, ta liberté, qu’est-ce que j’en ai à faire ? Seyoum on s’en fout, son père ne vaut plus rien. D’ailleurs ton chéri s’est cassé il y a déjà trois mois. Il a refilé aux autorités les petits mots que vous vous faisiez passer en douce en échange de sa liberté. On l’a laissé s’évader. Il n’a pas hésité une seconde. C’est beau l’amour !
Sa trahison m’anéantit, mais c’est celle de Seyoum qui écorche mon corps à vif. Je me refuse à y croire. Je suis muette de désespoir et d’incompréhension. Pourtant les deux soldats m’empoignent, me traînent jusqu’à leur véhicule, et me jettent à l’arrière. L’un d’eux file une liasse de billets à Maeza qui l’empoche, exultante, sans un regard sur moi. Elle-même lui tend un morceau de papier plié en deux et lui dit :
— Tu donnes cette lettre à qui tu sais, à l’endroit prévu, après que tu auras déposé Madiha au centre de détention. Et n’oublie pas de la boucler, Hailé n’est pas encore au courant de notre arrangement. Je lui expliquerai plus tard.
La voiture démarre et la silhouette de Maeza agrippée à son butin s’éloigne. Le soldat sur le siège passager déplie le morceau de papier bleu clair et le lit. Je ne comprends pas son rire qui éclate soudain dans l’habitacle. Une fourmi rouge, qui me rappelle celles de Sawa, court le long de mon bras. Je ne la chasse pas. Quelle importance si elle me mord ou pas ? »

Extraits
« Je me détourne de lui et examine vaguement la cargaison. Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant. J’y vois passer les ombres d’épreuves inracontables. Leurs fringues en lambeaux sont maculées de déjections. Des mouches s’y vautrent sans qu’ils en soient conscients. Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara. Les abominations subies n’ont pas entamé le brasier au fond de leurs pupilles, ce putain d’espoir. Je pense au mec de vingt ans parti lui aussi d’Asmara il y a longtemps. La boule se rappelle à moi. » p. 36

« — T’as vraiment un problème de comportement mec. Pourquoi tu me regardes comme ça?
— Tu t’appelles Ephrem ? ! T’es érythréen alors! T’as un lien avec le journaliste Osman Ephrem?
Quelque chose explose à l’intérieur de moi. Une vanne béante qui déverse des torrents de rage. Je me jette sur lui et l’empoigne par le cou. Il tombe à la renverse en criant de surprise. Avant qu’il ne puisse réagir je me penche sur lui et lui envoie de toutes mes forces mon poing dans la tronche. L’impact du coup fait craquer mes phalanges et sa mâchoire. Il hurle de douleur. Dans ma furie qui balaie tout, je l’entends à peine. Il met ses bras devant son visage pour parer au prochain coup, que je suspends. Je secoue la main en maugréant entre mes dents «Putain il m’a fait mal ce con». L’air est irrespirable. Ma fureur irradie dans chaque parcelle de mon corps. Toute pensée rationnelle a quitté mon cerveau. N’y reste qu’un hurlement muet. Oui, mais pourquoi? Ce pourquoi me fait descendre d’un cran. Reprends-toi bon sang. Reprends-toi.
L’Érythréen me regarde, apeuré. Il s’imaginait quoi ? Réveiller ma corde sensible en invoquant une patrie commune ? Il voulait me dire «toi et moi on est frères, le même sang coule dans nos veines, nos pères et nos mères se connaissaient c’est sûr avant la terreur, avant l’indicible, peut-être aussi qu’on était dans la même école, tu te rappelles?». Ce mec croit qu’on a encore un passé? Je déglutis ma rage. L’air revient fluide dans mes poumons. Je m’approche de lui.
— Allez, relève-toi! Et arrête ton numéro sinon je l’en recolle une. » p. 49

À propos de l’auteur
COSTE_Stephanie_©francesca_mantovaniStéphanie Coste © Photo Francesca Mantovani

Stéphanie Coste a vécu jusqu’à son adolescence entre le Sénégal et Djibouti. Elle vit à Lisbonne depuis quelques années. Le Passeur est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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