Aryennes d’honneur

ROGER_aryennes_dhonneur RL_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
À partir d’une photographie dérobée alors qu’il était enfant et représentant deux femmes, le narrateur va reconstituer leur vie et découvrir qu’elles étaient Aryennes d’honneur, c’est-à-dire de confession juive, mais protégée par le régime de Vichy. Un statut particulier qui n’empêchera pas les souffrances durant et après la guerre.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Juives et protégées par Pétain

En explorant cette page oubliée de l’Histoire de la seconde Guerre mondiale – celles des personnalités juives bénéficiant d’un statut particulier – Damien Roger nous offre un roman bouleversant et pose des questions éthiques vertigineuses.

La clé de ce roman est un courrier adressé par le maréchal Pétain aux autorités allemandes leur demandant d’octroyer un statut particulier à deux personnes:
«1) Mme de Chasseloup-Laubat, née Marie-Louise, Fanny, Clémentine Thérèse Stern, née à Paris, le 4 février 1870. Mlle Stern a épousé le 21 juillet 1900 à la mairie du 8° le marquis Louis de Chasseloup-Laubat, aryen, ingénieur civil. La marquise de Chasseloup-Laubat s’est convertie au catholicisme Le 21 août 1900, a eu trois enfants, tous mariés : la Princesse Achille Murat, le Comte François de Chasseloup-Laubat, la Baronne Fernand de Seroux
2) Mme de Langlade, née Lucie Ernesta Stern (20 octobre 1882), sœur de la Marquise de Chasseloup-Laubat. Lucie Stern a épousé le 11 avril 1904 Pierre Girot de Langlade, aryen. Elle s’est convertie au catholicisme le 17 juin 1911. De ce mariage est issu un fils, Louis de Langlade, agriculteur.» Ce sont ces personnes dispensées du port de l’étoile jaune et bénéficiant d’un statut particulier qu’on appela les Aryennes d’honneur et dont le narrateur va reconstituer l’histoire.
Un sujet qui s’est quasiment imposé à lui, car il a croisé enfant la Marquise de Chasseloup-Laubat. Durant ses vacances, qu’il passait dans la loge de concierge de sa tante rue de Constantine dans le VIIe arrondissement, il avait été chargé par cette dernière, lui qui n’avait habituellement pas accès aux étages, de porter une panière de linge à la vieille dame. Impressionné par le faste de cet appartement, il avait profité de la courte absence de la marquise pour empocher une photo posée sur un guéridon. Un souvenir qu’il a déposé dans sa boîte à secrets, mais qui l’a longtemps tourmenté, rongé par un fort sentiment de culpabilité.
C’est bien des années plus tard, au moment de vider l’appartement, qu’il a retrouvé cette photo. Et encore plus tard qu’il a entendu parler des Aryennes d’honneur que l’on voyait sur le cliché.

Aryennes-dhonneur_photo
Il s’est alors senti investi de la mission de reconstituer la vie de la marquise et de sa sœur.
Le travail de généalogiste n’aura pas été trop compliqué, la famille Stern faisant partie des 200 familles, ces dynasties qui régnaient alors sur le monde des affaires. Venue d’Europe de l’Est au XIXe siècle, les Stern ont construit un empire de la finance florissant dont Lucie et sa sœur Marie-Louise sont les héritières.
À l’issue de la Première Guerre mondiale, elles font la connaissance du héros national, le vainqueur de Verdun, le Maréchal Pétain. Elles se lient aussi d’amitié avec Annie, son épouse. Une amitié qui ne se délitera pas au fil des années.
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, elles choisissent de ne pas quitter Paris, pourtant conscientes des dangers qui menacent les juifs. Elles ont notamment été édifiées par un voyage à Berlin à la veille du conflit. Mais fortes de la fameuse recommandation de Pétain, elles n’ont pas estimé être en danger.
Damien Roger fait alors d’abord un travail d’historien et, fort bien documenté, raconte la drôle de guerre, l’arrivée des Allemands et le repli du gouvernement à Vichy, la collaboration et le durcissement des politiques anti-juives avec le soutien des autorités françaises. Il montre aussi que malgré leur sauf-conduit la nasse va se refermer sur les deux femmes. Mais le drame subi durant l’Occupation ne va pas s’arrêter à la libération. Alors il va falloir se justifier, expliquer cette collusion avec l’ennemi.
La plume du romancier fait ici merveille pour nous plonger dans les tourments de Marie-Louise face aux quolibets et aux injures, alors qu’elle espère retrouver sa sœur envoyée dans les camps de la mort. Dans ce Paris qui se défoule avec l’épuration la justice prend souvent la figure d’une vengeance aveugle.
En tournant cette page méconnue de l’Histoire Damien Roger se garde bien de prendre parti. Il s’en tient aux faits, laissant au lecteur le soin de se faire une opinion. Après Le bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, voici le second ouvrage qui nous replonge dans cette période ô combien trouble de notre histoire. Et démontre avec éclat, au moment où nos regards se tournent vers l’Ukraine, toute l’absurdité de la guerre.

Aryennes d’honneur
Damien Roger
Éditions Privat
Premier roman
368 p., 22,90 €
EAN 9782708902596
Paru le 16/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris. On y évoque aussi Cuts dans l’Oise, Vichy, Espalion dans l’Aveyron et les sinistres étapes vers les camps d’extermination, de Drancy à Auschwitz.

Quand?
L’action se déroule du début du XXe siècle aux années 1950.

Ce qu’en dit l’éditeur
Juives, mariées à des aristocrates et converties au catholicisme, Marie-Louise, Lucie et Suzanne Stern appartiennent à un monde de privilégiés. Entre les bals, les tea times et les essayages chez les grands couturiers, leur vie n’est qu’insouciance et légèreté. En juin 1940, tout cet univers s’effondre. Les troupes de Hitler déferlent sur la France qui vit bientôt à l’heure allemande. Désormais, la marquise, la baronne et la comtesse sont considérées comme juives au regard de la loi. Que faire de cette identité israélite qu’on leur jette à la figure et dans laquelle elles ne se reconnaissent plus depuis longtemps ? Lorsqu’on est intime avec le maréchal Pétain, l’espoir d’obtenir un traitement de faveur est permis… Mais pour cela, il va falloir choisir un camp. Des routes de l’Exode de 1940 aux antichambres du pouvoir à Vichy, en passant par le camp de Drancy, un combat s’engage. Et dans cette lutte pour la vie, l’adversaire n’est peut-être pas celui qu’on croit…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Times of Israël
Blog étoilejaune-anniversaire (Thierry Noël-Guitelman)


Bande-annonce du roman Aryennes d’honneur © Production éditions Privat

Les premières pages du livre
« Première partie
Les secrets de la rue de Constantine
J’ai de mes premières années le souvenir indistinct d’un long dimanche couleur d’ardoise, si bien que je me demande parfois à quel âge je me suis véritablement éveillé à la vie. Je m’appelle Lucien Baranger. Ma carte d’identité indique que je suis né dans une ville de la région parisienne il y a soixante-dix ans. Mon père, un homme dévoué aux siens et extrêmement effacé, travaillait dans une petite quincaillerie d’où il rentrait le soir épuisé et le crâne lourd des conversations et bruits du magasin. Ma mère avait un don pour la couture. Pour une raison que j’ignore, elle avait dû renoncer assez tôt à son rêve de devenir modiste et se contentait d’effectuer des travaux d’aiguille pour une grande enseigne parisienne qui louait ses services. Ma jeunesse n’a connu aucun drame, aucun malheur et je suppose n’avoir jamais manqué de rien. Pourtant, si j’interroge aujourd’hui mon cœur et ma mémoire, j’ai le sentiment d’avoir toujours été un enfant mal adapté et différent. D’abord, j’étais fils unique. Dans la France d’après-guerre, c’était assurément une singularité. Est-ce pour avoir été privé de la compagnie d’un frère ou d’une sœur que les jeux avec les autres enfants m’ont toujours paru curieux, pour ne pas dire énigmatiques ? «Ne se mêle pas à ses congénères et préfère rester seul lors de la récréation», voilà ce qui est écrit dans mon carnet scolaire retrouvé récemment.

Aux premiers jours de juillet, à rebours de mes camarades qui quittaient l’Île-de-France pour gagner la montagne la campagne ou la mer, je prenais le chemin de la capitale sans me poser de questions, et sans qu’on me demande non plus mon avis. Je prenais mes quartiers d’été chez ma tante Concierge, elle occupait avec son mari une loge exiguë de la rue de Constantine, dans le 7e arrondissement. Je dis «exiguë, Car c’est ainsi que mes parents la qualifiaient. Pour moi, c’était avant tout un espace-temps marqué par une forte odeur de bouillon, dont l’existence n’était avérée qu’avec mon arrivée et qui s’évanouissait comme par magie avec la rentrée de septembre. Simone, sœur aînée de ma mère, et Marcel, son mari, n’avaient jamais pu avoir d’enfants. Mais il est évident qu’ils les adoraient. Contrairement à mon père, Marcel ne travaillait pas. Il avait eu la jambe broyée par un obus en juin 1940 alors que son régiment prenait la fuite devant l’avancée des forces allemandes. Malgré le dégoût que m’inspirait le mot «moignon», j’aimais beaucoup passer du temps avec lui. Moins sombre que mes parents et que ma tante, il me révélait que la vie pouvait être légère, voire facétieuse. Pendant que Simone s’affairait dans l’immeuble, nous avions l’habitude lui et moi de traverser l’esplanade des Invalides pour aller nous asseoir en bordure de Seine, où nous regardions passer les péniches débordant de grain ou de ciment. Marcel me racontait sa jeunesse dans le bassin minier du Pas-de-Calais. Loin de se plaindre des difficultés et des privations qu’il y avait connues, il semblait avoir le goût de la vie, comme d’autres ont le goût des sucreries. Nous payions souvent nos promenades de vives remontrances à notre retour rue de Constantine. Fallait-il que ma tante ait de l’imagination pour songer qu’il puisse nous arriver quoi que ce soit sur le chemin qui séparait la loge des quais de Seine. Mais un rituel est un rituel, et j’acceptais en bloc les habitudes de la maisonnée.
L’implication et le dévouement de ma tante Simone étaient très appréciés des occupants de l’immeuble. Intendante, femme de compagnie, figure maternelle, confidente, elle avait su se rendre indispensable auprès de tous. Son énergie, elle la puisait dans la très grande fierté qu’elle ressentait à tenir les clefs de cet ancien hôtel particulier situé dans les plus beaux quartiers. Tous les jours, même lorsqu’elle était fatiguée ou souffrante, elle prenait un soin infini à briquer les moindres recoins de la maison. Je me souviens de l’odeur de propre qui emplissait mes narines sitôt que, venant de la rue, on avait poussé la double porte. Nulle trace de doigts ne venait ternir l’éclat des immenses miroirs disposés de part et d’autre du hall. Dans la lumière discrète, les poignées de cuivre semblaient briller de mille feux, se réfléchissant à l’infini dans le jeu des glaces. Dans ce décor digne d’un palais royal, fouler l’épais tapis qui menait jusqu’à l’escalier monumental et au petit ascenseur métallique était pour tout visiteur l’assurance ultime qu’il avait pénétré dans un lieu d’exception, habité tout aussi indéniablement par des personnes de qualité. Du haut de mes sept ans, il me semblait qu’un peu de cette grandeur rejaillissait sur la personne de ma tante. Et à la façon qu’elle avait de refouler vertement les représentants de commerce et autres démarcheurs, il n’y a pas de doute qu’elle en pensait tout autant.
Lorsque Marcel était occupé à quelque tâche où ma présence était jugée inopportune par ma tante, je restais de longs moments dans l’office à faire semblant d’être absorbé par la lecture d’un magazine ou d’un livre illustré. En vérité, mon attention était tout entière tournée vers ce qui se passait à l’extérieur de la loge. Comme il m’était formellement défendu de circuler seul dans les parties communes, mon esprit gravissait en silence les escaliers, se faufilait dans les corridors, explorait jusqu’aux greniers. Parfois, des enfants passaient devant mon poste d’observation, accompagnés de leur gouvernante ou de leurs parents. Je ne manquais jamais d’interroger ma tante sur leur identité et leurs goûts en matière de jeux et de lecture. Mais ma curiosité était mal récompensée car ma tante se contentait la plupart du temps de les présenter comme «le fils du comte de…» ou «la fille cadette de M. et Mme…». Pour elle cette parenté répondait à toutes les questions. Elle disait à la fois la qualité de celui ou de celle qui avait attiré mon regard et la distance infranchissable qui nous séparait de ces gens-là. À quoi bon savoir s’ils aimaient jouer à la balle aux prisonniers? Je comprenais dans la déférence que manifestait ma tante que nous appartenions à des mondes que rien n’appelait à se rencontrer.
Au fil du temps et des étés, la géographie de l’immeuble m’était devenue tout à fait familière. Au deuxième étage vivait un couple d’Américains dont l’homme était correspondant pour un journal au nom imprononçable. Une somme fabuleuse de magazines et de courriers leur arrivait chaque matin, que ma tante entassait d’un air désabusé. Au dernier étage, une petite chambre abritait un peintre qui cherchait «à se faire un nom», ce qui, selon Simone et Marcel, paraissait absolument sans espoir étant donné le temps passé par le jeune homme dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. Sous les toits se trouvait une série de chambres de bonne occupées principalement par des Espagnoles. Mais la personne qui m’intriguait le plus habitait l’étage noble. Il s’agissait d’une vieille dame, veuve, à laquelle mon oncle et ma tante s’adressaient avec un respect qui confinait à la religiosité. Si elle portait le titre de marquise, elle avait plutôt pour moi l’aura d’une reine ou d’un personnage biblique. Je la revois encore traversant le vestibule, déroulant son pas lent et auguste, appuyée sur une canne au pommeau d’ivoire. Arrivant à la hauteur de notre loge, elle marquait une halte pour donner ses instructions du jour. J’en profitais pour l’observer à travers l’entrebâillement de la porte. Sa peau était parcheminée et si ridée que cette dame me semblait d’un autre âge, d’une autre époque. Ses petits yeux vifs, surtout, me fascinaient. Ils semblaient par leur vélocité démentir son âge, concentrer ses forces et tenir en respect quiconque aurait eu l’impudence de la reléguer hâtivement du côté des ombres. Un jour, il me fut donné de l’approcher. La femme de charge de la marquise avait dû quitter précipitamment Paris pour soigner un parent malade. En son absence, ma tante veillait à ce que la doyenne de l’immeuble ne manquât de rien. Sans doute trop occupée pour s’en charger elle-même, tante Simone, après m’avoir fait répéter mes formules de politesse et de salutation, me confia une panière à monter chez la marquise. Le linge repassé qu’elle contenait pesait bien peu en comparaison de la responsabilité énorme qui reposait sur mes épaules. Tel un enfant de chœur portant le ciboire, je gravis un à un les degrés qui menaient à l’étage. Je me délectais de découvrir ce monde jusque-là dérobé à mes yeux. Sur le seuil de l’imposante porte d’entrée, je pressai le bouton-poussoir de la sonnette. Un bruit strident déchira subitement le silence de la cage d’escalier. Je fus littéralement saisi d’effroi. Je n’avais plus qu’une envie, redescendre en courant retrouver l’espace confiné de ma tanière. Mais des pas déjà se faisaient entendre de l’autre côté de la porte, qui approchaient lentement. Le vantail s’ouvrit sur la vieille dame au regard perçant. La marquise était en cheveux et je remarquai pour la première fois le haut chignon compliqué d’épingles que cachait habituellement son chapeau. Après que je l’eus poliment saluée, elle posa ses yeux sur mon paquet et m’invita sans délai à la suivre. Nous traversâmes le vaste hall puis une antichambre où je pus déposer ma panière. Ainsi de telles beautés existaient, les frères Grimm n’avaient rien inventé. L’appartement — mais à mes yeux il s’agissait plutôt d’un palais — portait en chaque point la marque du grandiose et du monumental. Je fus d’abord surpris par la hauteur des plafonds. Comment un immeuble, fût-il de belle taille, pouvait-il abriter ces volumes dignes d’une chapelle? Je n’entendais rien au mobilier ancien, ni aux tableaux ou objets rares autour de moi, mais tout me semblait anormalement grand, élégant et raffiné. Ce lieu était à n’en pas douter l’antre d’une fée, ou bien d’une sorcière. Alors que je restais la bouche ouverte et les yeux inexorablement fixés sur les lustres d’où jaillissaient des fontaines de lumière, la marquise me demanda de l’attendre un instant et s’effaça à pas lents derrière une petite porte. Je ne sais combien de temps dura son absence. Je balayais la pièce de mon regard incrédule ne souhaitant rien perdre du spectacle fascinant qui s’offrait à moi. À hauteur de mon visage, sur une console en marbre rose, étaient disposés de petits bibelots étincelants qui m’apparurent être les pièces d’un trésor égaré. À côté d’eux, des cadres de toutes tailles préservaient des outrages du temps de vieilles photographies semblant dialoguer entre elles dans l’éternité d’un passé révolu. Sans doute conservaient-elles l’empreinte de héros lointains ayant défendu la France dont mes livres d’école contaient les exploits. Mon attention s’arrêta sur une petite photographie fichée dans le coin d’un cadre. Au moment où je la saisis pour l’observer de plus près, j’entendis les pas de la vieille dame se rapprocher. Paniqué à l’idée d’être surpris à fouiller dans ce qui ne m’appartenait pas, je glissai sans réfléchir le cliché dans ma poche. Pour ajouter à ma honte, mon larcin fut récompensé d’un morceau de chocolat. Rougissant, je remerciai la vieille dame et quittai l’appartement en prenant soin de ne surtout pas regarder du côté de la console où la photo volée brillait par son absence.
Les jours suivants, je demeurai étrangement calme, si bien qu’on me pensa malade. C’est que j’avais immédiatement pris la mesure de mon crime. Non seulement j’avais trahi la confiance de la marquise, mais j’avais en plus failli dans la mission que m’avait confiée ma tante. J’étais indéniablement digne de brûler en enfer. II me sembla que, pour expier ma faute, le silence était la meilleure des solutions, et je priai le ciel pour que l’oubli efface très vite l’outrage que j’avais commis. De retour chez mes parents à la fin de l’été, je résolus de placer la photographie dans une boîte en métal qui renfermait ce qui avait à mes yeux le plus de valeur: mes soldats de plomb. Ce manque d’imagination fut très tôt sanctionné. Un jour qu’elle pestait contre mon désordre, ma mère trouva cette photographie et me questionna sur sa provenance. Je me justifiai en disant qu’elle m’avait été donnée par un camarade qui lui-même l’avait trouvée par hasard dans la rue. Ma mère me crut-elle? En tout cas, mon inquisitrice se contenta de cette réponse.
Plus de soixante années se sont écoulées depuis ce que j’appelais enfant «le vol de la rue de Constantine». Pourtant, la même émotion m’étreint lorsque je pense à cette photographie que je connais par cœur. Combien de fois ai-je passé mes doigts sur son rebord dentelé? Je ferme les yeux et je revois très nettement le portrait en pied de ces deux femmes portant Chapeau à liseré, lavallière et gants blancs, tenues que j’ai plus tard identifiées comme des costumes de chasse. Le front haut, elles regardent fièrement devant elles. Un demi-sourire se dessine sur leur visage. À l’arrière-plan, on aperçoit un corps de logis flanqué d’une tour de ce qui pourrait être un pavillon de chasse ou quelque château de campagne. Je n’ai pas oublié, au revers de la photographie, la petite écriture serrée à l’encre violette :
Octobre 1933
À ma chère Marie-Louise,
En souvenir d’une merveilleuse journée.
Annie
Longtemps je me suis, demandé qui étaient ces deux femmes. »

Extraits
« Les 16 et 17 juillet 1942, près de 13 000 Juifs parisiens, parmi lesquels 4000 enfants, étaient arrêtés à leur domicile et rassemblés au Vélodrome d’Hiver. Ils seraient tous transférés vers les camps de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande avant d’être déportés à l’est. Le 18 juillet, après trois semaines d’internement administratif, Marie-Louise de Chasseloup-Laubat passait libre les grilles du camp des Tourelles pour rejoindre son domicile parisien. «Libérée sur ordre du commandant de la police secrète auprès du Militärbefehlshaber en France», c’est ce que rapporte une note d’enquête de la Direction des renseignements généraux de la préfecture de police datée de juin 1945. Aux côtés de l’ambassade d’Allemagne à Paris et de la Gestapo, le commandement militaire constituait l’une des pièces centrales du dispositif d’occupation. Qui avait transmis l’ordre de la faire libérer? Comment ne pas y voir l’ombre du maréchal Pétain? Ce dernier avait pris les devants. Le 12 juin 1942, soit treize jours après la publication de la huitième ordonnance allemande rendant le port de l’étoile jaune obligatoire pour les juifs le maréchal adressait un courrier à Fernand de Brinon, délégué général du gouvernement français dans les territoires occupés, donnant une interprétation toute personnelle des mesures contre les Juifs. » p. 247

« Dans cette lettre, le docteur Bernard Ménétrel, secrétaire particulier du maréchal, transmit à Brinon seulement deux demandes précises d’exemption, classées par ordre de priorité. Ces demandes «déjà formulées verbalement» concernaient :
1) Mme de Chasseloup-Laubat, née Marie-Louise, Fanny, Clémentine Thérèse Stern, née à Paris, le 4 février 1870. Mlle Stern a épousé le 21 juillet 1900 à la mairie du 8° le marquis Louis de Chasseloup-Laubat, aryen, ingénieur civil. La marquise de Chasseloup-Laubat s’est convertie au catholicisme Le 21 août 1900, a eu trois enfants, tous mariés : la Princesse Achille Murat, le Comte François de Chasseloup-Laubat, la Baronne Fernand de Seroux
2) Mme de Langlade, née Lucie Ernesta Stern (20 octobre 1882), sœur de la Marquise de Chasseloup-Laubat. Lucie Stern a épousé le 11 avril 1904 Pierre Girot de Langlade, aryen. Elle s’est convertie au catholicisme le 17 juin 1911. De ce mariage est issu un fils, Louis de Langlade, agriculteur. » p. 250

À propos de l’auteur
ROGER_Damien_©JP_CombaudDamien Roger © Photo JP Combaud

Né en 1987, Damien Roger est ancien élève de l’ENA (promotion Molière). Il est aujourd’hui haut fonctionnaire au ministère de la Culture à Paris. En parallèle, il effectue des recherches historiques et collabore régulièrement à des périodiques comme Le Journal des Arts. Aryennes d’honneur est son premier roman. (Source: Éditions Privat)

Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#aryennesdhonneur #DamienRoger #editionsprivat #hcdahlem #premierroman
#RentréeLittéraire2023 #Histoire #secondeguerremondiale #juif #shoah #Petain #nazi #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #primoroman #roman #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Publicité

Le bureau d’éclaircissement des destins

NOHANT_le_bureau_declaircissement_des_destins  RL_2023  coup_de_coeur
Finaliste du Prix RTL-Lire 2023

En deux mots
Après plus d’un quart de siècle passé au centre de recherche des victimes du régime nazi, Irène se voit confier la mission de rendre des objets trouvés dans les camps à leurs propriétaires ou à leurs descendants. À partir d’une marionnette en chiffon, elle va retracer le destin d’une famille au terme d’une enquête bouleversante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Ne pas laisser la mort éclipser la vie»

Dans son nouveau roman très documenté, Gaëlle Nohant nous fait découvrir l’International Tracing Service, le plus grand centre de documentation sur les persécutions nazies. En suivant, Irène, chargée de restituer des objets retrouvés dans les camps d’extermination, elle nous offre aussi un témoignage bouleversant.

En 1990, à la recherche d’un emploi en Allemagne où elle s’est installée après avoir épousé un Allemand, Irène postule à un poste d’assistante dans une entreprise internationale dont elle ignore tout. Eva, qui la reçoit, lui explique alors que l’ITS (International Tracing Service) est le plus grand centre de documentation sur les exactions commises par le régime nazi. Fondé en 1948 et installé dans les bâtiments d’un haut-dignitaire nazi, ce centre continuait toujours sa mission. Comme le lui explique Eva, «des dizaines de milliers de lettres arrivent ici chaque année, dans lesquelles des voix implorent dans toutes les langues, racontent une longue quête. Certains ont retourné la terre en vain. D’autres écrivent: «Je ne sais rien. Devant moi, il y a un grand trou.» Ou encore: «Ma mère est morte avec ses secrets. Ne me laissez pas seul avec ce silence.» Chaque lettre pesait son poids d’espoir. De mots qui retenaient leur souffle.»
Très vite, Irène va s’investir dans son travail et prendre au fil de plus en plus d’assurance dans sa mission. Et après plus d’un quart de siècle, elle a réussi à se constituer un vaste réseau qui va lui servir dans sa nouvelle tâche, essayer de retrouver les propriétaires des milliers d’objets ramassés dans les camps, afin de les rendre à leurs propriétaires ou plus vraisemblablement à leurs descendants.
À partir d’une marionnette et d’une enveloppe précisant le nom du propriétaire, Teodor Masurek, elle commence une enquête minutieuse qui va lui permettre de découvrir que ce Pierrot est passé par plusieurs mains au camp de Neuengamme. En fouillant le passé et en recoupant ses informations, elle va nous entraîner dans le ghetto de Varsovie, essayer de comprendre ce que sont devenus les enfants qui ont pu échapper aux rafles ou ceux qui ont été volés. Elle va déchiffrer des documents enfouis par les derniers survivants, elle va revenir sur le courage incroyable des femmes incarcérées à Ravensbrück et qui servaient aux expérimentations de Mengele et consorts et qui ont décidé de se rebeller. Ce faisant, elle va aussi retrouver la trace de Eva, sa collègue disparue – qu’elle n’avait pas osé interroger de son vivant – qui avait elle aussi été victime de la barbarie nazie.
Mêlant avec brio le romanesque à la Grande Histoire, elle nous montre la complexité de la tâche et nous fait comprendre combien ce travail est essentiel et qu’il est bien loin d’être terminé.
Il n’est en effet pas rare de voir certaines victimes ne pas savoir par quel enchaînement de circonstances, elles sont arrivées dans un camp et ont pu survivre. Car pour nombre d’entre eux la reconstruction passait par le silence, la volonté d’effacer leur passé douloureux. Les révélations d’Irène sont alors dérangeantes, quand elles ne sont pas niées. Il est vrai aussi qu’en creusant un peu, elle met au jour des vérités dérangeantes. Tel enfant a été «adopté» par de «bons allemands» au désespoir de ses parents biologiques qui ont perdu toute trace de lui et l’imaginent mort. Tel autre ne s’est jamais demandé quel rôle avait pu jouer ses parents ou grands-parents dans la grande machinerie destructrice mise en place par Hitler et ses sbires. Gaëlle Nohant, qui avait déjà rassemblé une impressionnante documentation pour retracer le destin de Robert Desnos dans le formidable Légende d’un dormeur éveillé, a pu s’appuyer sur certaines pièces rassemblées à l’occasion. Mais elle s’est surtout longuement entretenue avec Nathalie Letierce-Liebig, la coordinatrice du département de recherche des archives d’Arolsen, qui a en quelque sorte servi de modèle à Irène. Tout comme cette dernière, la romancière s’est constitué un réseau, allant du musée de Lublin à l’Institut historique juif et au musée de l’Insurrection de Varsovie. De toutes ses lectures et voyages, de sa rencontre avec un descendant de déporté, elle a fait un grand roman sur la transmission et l’héritage, sur le devoir de mémoire. Un livre plus que jamais essentiel en ces temps troublés.

Le bureau d’éclaircissement des destins
Gaëlle Nohant
Éditions Grasset
Roman
416 p., 23 €
EAN 9782246828860
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, à Bad Arolsen. On y évoque aussi les camps d’extermination, notamment ceux d’Auschwitz, Ravensbrück, Treblinka et Buchenwald et des voyages en Pologne, à Varsovie, en Grèce, à Thessalonique, en France, à Paris et en Allemagne, à Berlin ainsi qu’en Argentine, en Israël et aux États-Unis.

Quand?
L’action se déroule de 1948 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au cœur de l’Allemagne, l’International Tracing Service est le plus grand centre de documentation sur les persécutions nazies. La jeune Irène y trouve un emploi en 1990 et se découvre une vocation pour le travail d’investigation. Méticuleuse, obsessionnelle, elle se laisse happer par ses dossiers, au regret de son fils qu’elle élève seule depuis son divorce d’avec son mari allemand.
A l’automne 2016, Irène se voit confier une mission inédite : restituer les milliers d’objets dont le centre a hérité à la libération des camps. Un Pierrot de tissu terni, un médaillon, un mouchoir brodé… Chaque objet, même modeste, renferme ses secrets. Il faut retrouver la trace de son propriétaire déporté, afin de remettre à ses descendants le souvenir de leur parent. Au fil de ses enquêtes, Irène se heurte aux mystères du Centre et à son propre passé. Cherchant les disparus, elle rencontre ses contemporains qui la bouleversent et la guident, de Varsovie à Paris et Berlin, en passant par Thessalonique ou l’Argentine. Au bout du chemin, comment les vivants recevront-ils ces objets hantés ?
Le bureau d’éclaircissement des destins, c’est le fil qui unit ces trajectoires individuelles à la mémoire collective de l’Europe. Une fresque brillamment composée, d’une grande intensité émotionnelle, où Gaëlle Nohant donne toute la puissance de son talent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Mediapart (Frederic L’Helgoualch)
Blog The Unamed Bookshelf
Le Blog de Samuel Massilia (entretien avec Gaëlle Nohant)
Blog Delcyfaro
Blog De quoi lire

Les premières pages du livre
« Chaque matin, elle vient par les bois. À mesure qu’elle traverse l’opacité des arbres et la nuit, Irène sent que la forêt dépose en elle quelque chose d’ancien qui se recrée sans cesse, une poussière de fantômes et d’humus. Elle roule dans le rayon jaune des phares et, peu à peu, glisse des ténèbres vers la lumière.
Dans la petite ville, les volets fraîchement repeints s’ouvrent sans grincer, les cheminées fument dans le matin brumeux. Rien ne dépasse, n’échappe à la vigilance des voisins. Irène aperçoit le boucher qui lève son rideau de fer. Quand elle lui adresse un signe amical, il fronce les sourcils, le regard troublé par un fond de méfiance. Il y a plus de vingt-cinq ans qu’elle s’est installée ici, mais les habitants de Bad Arolsen la voient toujours comme une étrangère. Cette Française qui les juge par en dessous. Et vient remuer, avec d’autres qui lui ressemblent, de vieilles histoires qu’il serait temps de laisser dormir.
Elle freine sec pour laisser passer un cycliste, avant de s’engager dans la longue allée boisée qui serpente entre les arbres. Au fond du parc, les bâtiments modernes abritent des dizaines de kilomètres d’archives et de classeurs que l’on pourrait longer des heures sans entendre les cris, les silences qu’ils renferment. Il faut avoir l’oreille fine et la main patiente. Savoir ce que l’on cherche et être prêt à trouver ce que l’on ne cherchait pas.

Irène est toujours émue de découvrir la plaque discrète. La première fois qu’elle avait gravi ces marches, elle avait déchiffré les mots « International Tracing Service » sans savoir ce qu’ils signifiaient.
Elle n’était qu’une gamine expatriée par indépendance qui était restée par amour, suivant son fiancé dans une région cernée de forêts où elle devrait déployer beaucoup de bonne volonté pour être acceptée, sans jamais y parvenir vraiment. Ce lieu était devenu, au bout du compte, ce qui se rapprochait le plus d’un chez-elle. Même après que l’amour l’avait désertée, quand elle s’était retirée en lisière de ville avec un enfant partagé entre deux maisons, elle n’avait pas imaginé repartir. Parce que chaque fois qu’elle gravit ces marches, elle se sent à sa place. Chargée d’une mission qui la dépasse et la justifie.

Le premier jour, c’est l’odeur qui l’a saisie. Ce mélange de moisi, de vieux papier, d’encre de photocopieuse et de café froid. Elle a respiré, avant d’en avoir conscience, le mystère enclos dans ces murs, ces tiroirs innombrables, ces dossiers hâtivement refermés à son passage.
Aujourd’hui, un concert de « Hallo Irene » et de sourires l’escorte à travers le grand hall d’entrée et jusque dans les étages. Elle appartient à ce lieu. Une ruche, dont les abeilles viennent d’un peu partout. Leurs prénoms composent une mosaïque changeante : Michaela, Henning, Margit, Arié, Kathleen, Kazimierz, Dorota, Constanze, Igor, Renzo, François, Diane, Gunther, Elzéar, Christian… Chacun dépose au vestiaire ce qu’il vit et souffre au-dehors. Il faut se vider de tout ce qui encombre, se rendre réceptif.

Elle dépose ses affaires sur son bureau, ouvre son agenda à la page du jour : le 27 octobre 2016. Relève le volet roulant. La lumière grise vient frapper la photo de son fils dans son cadre argenté. C’est la seule note intime de cette pièce où s’entassent livres et dossiers, dans un désordre apparent dont elle détient la clef. Sur le cliché, Hanno éclate de rire. C’était il y a quatre ans, pour son seizième anniversaire. Elle le taquinait, le doigt sur le déclencheur. Ensuite ils avaient dîné dans une brasserie du centre-ville, elle l’avait autorisé à boire un peu de vin mousseux. « Ne le dis pas à ton père. – Papa me laisse boire de la bière depuis un moment, tu sais », avait souri Hanno. Il était si beau, avec ses cheveux bouclés et cette fierté dans ses yeux noirs. Comme s’il s’éloignait déjà vers sa vie d’homme.
Irène avait pensé, Quand il sera parti, que me restera-t-il ?
Cette crainte lui avait fait honte. N’était-elle pas partie, elle aussi ? Elle n’avait laissé personne la retenir. Elle ne pèserait pas sur Hanno.
Aujourd’hui, il fait ses études à Göttingen et rentre le week-end, quand il n’est pas chez son père ou avec ses amis. Elle s’accommode de la distance. La solitude est son affaire, son élégance de la lui cacher.

Elle toque à la porte du bureau de Charlotte Rousseau.
— Bonjour, Irène. Je vous attendais. Je vous fais un café ?
— Volontiers.
— Le temps de s’habituer à cette grisaille humide, on sera enseveli sous la neige, grimace la directrice du centre en mettant une capsule dans la machine à café. Fichu pays.
D’origine toulousaine, elle endure le climat de ce coin de la Hesse. Dans sa voix chaleureuse affleure une pointe d’accent de son Sud-Ouest natal qui s’accroche à certains mots chargés d’affects. Traces mélodiques d’un pays coriace, balayé de soleil et de vent d’autan. Elle n’y retourne pas assez à son goût.
— Il va falloir vous requinquer un peu, vous êtes pâlotte, lui dit-elle tandis qu’elles sirotent leur expresso. J’ai une mission à vous confier.
Irène ne peut réprimer un sourire. Depuis que Charlotte Rousseau dirige l’International Tracing Service, cette phrase retentit plusieurs fois par jour. Cette petite femme à la silhouette nerveuse semble résolue à rattraper en un mandat tout ce qui n’a pas été accompli par ses prédécesseurs, au risque d’épuiser le personnel : certains ont mis au point des stratégies pour éviter de la croiser dans les couloirs.
Irène, c’est le contraire, l’énergie de la directrice la galvanise. Comme si elle avait ouvert les portes d’un mausolée poussiéreux. Et puis il y a entre elles cette discrète connivence, de partager la nostalgie de la France.
— De quoi s’agit-il ?
La directrice l’observe en buvant son café.
— Hier soir, j’ai pensé à ces objets qui viennent des camps. Ils ne nous appartiennent pas. On les garde ici, comme des reliques des Enfers. Je crois qu’il est temps de les rendre à qui de droit.
— À qui de droit ? interroge Irène. Mais leurs propriétaires sont morts. Enfin, la grande majorité d’entre eux.
— Ils ont peut-être des enfants, des petits-enfants. Vous figurez-vous le sens que ça aurait pour eux de recevoir ces objets revenus de si loin ? Dans leur vie, aujourd’hui. Comme un testament… Alors j’ai pensé à vous, et à votre équipe. Bien sûr, je ferai en sorte que vous receviez toute l’aide nécessaire.
Irène s’entend dire oui.
Même si elle pressent que ce qu’elle s’est rebâti de tranquillité risque de voler en éclats. Elle n’est pas sûre d’être prête. Submergée d’excitation et de crainte diffuse.
Elle accepte.
Et c’est ainsi, dans cette lumière brouillée d’automne, que tout commence.

Eva
Au fond du couloir, il y a cette pièce qui lui serre le cœur. Le bureau d’Eva, même si beaucoup d’autres l’ont occupé depuis son départ. Longtemps, Irène est venue s’y rassurer. Elle avait besoin d’une alliée. C’était beaucoup demander, mais Eva lui avait offert davantage. Irène lui doit ce qu’elle est devenue.
— Tu ne sais pas ce qu’on fait ici, pas vrai ? l’avait interrogée Eva, de sa voix grave où perçait un sourire.
Irène repense souvent à ce jour de septembre 1990. Elle avait vingt-trois ans, une alliance neuve à son doigt, la naïveté des jeunes gens qui croient que leur charme suffit à plier le monde. Et le sentiment d’avoir accompli des choses difficiles, dignes d’admiration : se déraciner, épouser un étranger. Celle qu’elle est aujourd’hui est partagée entre l’attendrissement et l’agacement. Tu ne savais rien, le dur de la vie était devant toi.
Eva Volmann lui avait fait passer un genre d’entretien d’embauche. Elle l’avait tutoyée d’entrée de jeu, comme un vieux sage son disciple. Elle dégageait une impression de force dans un corps sec. Difficile de lui donner un âge, de lui imaginer une vie. Un visage creusé de rides profondes où brûlait son regard gris-vert, d’une intensité intimidante. Serrés dans un chignon, ses cheveux noirs étaient striés de mèches argentées. Elle avait un timbre rauque que l’accent polonais rendait mélodieux.

Irène était gênée d’avouer qu’elle avait obéi à une impulsion, après avoir lu l’annonce dans un journal local. L’International Tracing Service cherchait une personne parlant et écrivant couramment le français pour participer à une mission de recherche. Ce que recouvrait cette mission, elle n’en avait pas idée. Le mot international l’avait attirée.
— Jusqu’en 1948, l’ITS s’appelait le Bureau central de recherches, lui avait expliqué Eva.
Cet endroit était né de l’anticipation des puissances alliées. Avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles avaient compris que la paix ne se gagnerait pas seulement au prix de dizaines de millions de morts, mais aussi de millions de déplacés et de disparus. Le dernier coup de feu tiré, il faudrait retrouver tous ces gens, les aider à rentrer chez eux. Et déterminer le sort de ceux qu’on ne retrouverait pas.
— Pour celui qui a perdu un être cher, ces réponses-là, c’est vital. Sinon, la tombe reste ouverte au fond du cœur. Tu comprends ?
En l’écoutant, Irène avait le sentiment de remonter le temps vers un paysage crépusculaire, où des files de gens hagards erraient à travers les ruines.
Étrangement, elle avait appréhendé la réaction de son mari. Ils n’avaient jamais évoqué le nazisme. Pourquoi redoutait-elle que ce travail lui déplaise ? Peut-être un haussement d’épaule qu’il avait eu un jour, elle ne se souvenait plus à quel propos. Un reportage, une commémoration ? Il avait eu ce geste, accompagné d’un soupir. Elle avait éteint le poste de télé.
— Quand je suis arrivée ici, avait continué Eva, cette ville… c’était une ville SS.
— J’imagine que c’était partout pareil, à l’époque.
— Non, l’avait-elle coupée. Pendant la guerre, cette ville vivait essentiellement grâce à la SS. Dans les rues, dans les forêts alentour, on croisait plus d’uniformes noirs que de civils. Tu peux imaginer ça ?
Irène ne comprenait pas. Alors Eva lui avait expliqué qu’avant-guerre, Arolsen était un gros bourg, sur lequel veillait déjà l’impressionnant château baroque avec ses dépendances, ses arbres millénaires dressés comme des sentinelles. Le prince héréditaire de Waldeck et Pyrmont, Josias, s’enticha d’Hitler. Fanatique des premiers jours, il offrit à cette religion du sang pur un peu de sa geste germanique, estampillant sa lignée des deux éclairs runiques de la SS. En retour il bénéficia d’une ascension fulgurante, devint général de division SS. Arolsen retrouva son ancien statut de ville-garnison. Le prince voyait grand : il installa dans son château une école d’officiers pour le corps d’élite de la SS ; un immense complexe comprenant une école d’administration, une caserne, qui abritait le deuxième régiment de la Division Germania de la Waffen-SS, et des bâtiments réservés aux services d’intendance. Rien n’était trop beau ; la ville et son prince s’enfiévraient de leur importance. On s’enivrait de cérémonies guerrières, de mariages célébrés en grande pompe. La première ville SS d’Allemagne, plantée en son cœur rouge et noir. Croulant sous les responsabilités, Josias privilégiait celle, si exigeante, d’inspecter le camp de Buchenwald, placé sous son autorité de général SS. Et comptait parmi les quinze plus hauts gradés de la SS en Allemagne. Himmler était son ami intime et le parrain de son fils.
— La plupart des gens l’ont suivi. Ils avaient toujours été loyaux envers leur châtelain.
C’était comme un tatouage secret, sous la brûlure de la défaite. Même si le prince déchu avait été jugé à Nuremberg et jeté dans la prison de Landsberg. Même s’ils s’étaient terrés des jours entiers, rongés par l’humiliation, terrifiés à l’idée de ce que leur réservaient les vainqueurs.
On avait exilé le prince loin du château. Dans ses salles vides ne résonnaient plus que les pas des GI’s. Des étrangers fumaient adossés aux statues, dérangeaient le silence, débarquaient les bras chargés de cartons. Sans égards pour les usages, les blasons médiévaux.
— Au début, les Américains ont installé le Bureau central de recherches dans les dépendances.
— Par provocation ? avait demandé Irène.
— Même pas, avait souri Eva. Par commodité. La ville avait été épargnée par les bombardements. Il y avait tous ces bâtiments vides. Assez de place pour loger les documents qui affluaient par camions de toute l’Allemagne. La ville était au croisement des quatre zones d’occupation du pays. Quelle ironie, quand même… Créer ici le plus grand centre de documentation sur les victimes de la persécution nazie !
— Les gens du coin ont dû avoir du mal à digérer ça.
— C’est le moins qu’on puisse dire… Ils ont fini par s’habituer à nous. Le centre est l’un des premiers employeurs de la ville.
Au début, le Bureau central de recherches, qui deviendrait plus tard l’International Tracing Service, incarnait une menace concrète pour la population.
— Ils nous détestaient, et ils crevaient de trouille.
Eva souriait et Irène avait pensé, Quelle a été sa vie, pour que ses dents soient si abîmées ?
— Ils n’avaient pas tort, mais il n’y a que les victimes qui nous intéressent. Et ceux à qui elles manquent.

De cette première rencontre avec Eva, Irène conserve le souvenir d’un vertige. Comme dans ces jeux d’enfant où on la faisait tourner sur elle-même, un bandeau sur les yeux. Cette ville dont le prince avait été un nazi ; où l’on continuait, en 1990, à rechercher les disparus de la guerre. Comment était-ce possible ? Eva lui avait montré les piles de courrier qui s’amoncelaient au secrétariat. Des dizaines de milliers de lettres arrivaient ici chaque année, dans lesquelles des voix imploraient dans toutes les langues, racontaient une longue quête. Certains avaient retourné la terre en vain. D’autres écrivaient : « Je ne sais rien. Devant moi, il y a un grand trou. »
Ou encore : « Ma mère est morte avec ses secrets. Ne me laissez pas seul avec ce silence. »
Chaque lettre pesait son poids d’espoir. De mots qui retenaient leur souffle.
— Si tu acceptes ce boulot, tu devras t’occuper des requêtes des citoyens français, lui avait dit Eva.
Quel fardeau sur ses épaules. Elle avait eu envie de fuir.
— Je ne sais pas si j’en suis capable, avait-elle murmuré.
Eva l’avait transpercée du regard :
— Si tu ne l’es pas, tu t’en iras. Tu ne seras ni la première, ni la dernière. Il est trop tôt pour savoir. Suis-moi.
Elle l’avait entraînée à travers un dédale de couloirs et d’escaliers où s’affairaient des employés chargés de dossiers, qui la saluaient distraitement. Certains prenaient le temps de dévisager Irène.
— Nous sommes près de deux cent cinquante à travailler ici à plein temps. La plupart de ceux qui ont commencé avec moi sont partis. Les nouveaux ne leur ressemblent pas, lui avait glissé Eva.
Il y avait dans ces derniers mots une nuance de jugement qui n’avait pas échappé à Irène.

Déambulant dans ces bâtiments austères, elle les trouvait intimidants. Une variation sur le vide et le monumental : casiers de paperasse jaunie empilés jusqu’au plafond, murs d’étagères, de classeurs et de tiroirs aux étiquettes sibyllines, couloirs interminables. Un labyrinthe de papier bruissait autour d’elles.
Elles avaient abouti dans un hall, meublé de quelques machines à café et de banquettes en skaï usées. Autour d’elles, les frontons des portes portaient des indications : Documents des camps de concentration, Documents du temps de guerre, Documents de l’après-guerre, Section de recherche des enfants, Section des documents historiques… Eva lui avait expliqué que l’ITS conservait plusieurs sortes de fonds. En premier lieu, les archives des camps. Du moins, ce qui avait pu être sauvé de la destruction des traces ordonnée par Himmler. Maigres reliefs de l’obsession nazie de la bureaucratie : des listes, des cartes d’enregistrement individuelles et des registres cachés par les déportés, ou que les assassins n’avaient pas eu le temps de faire disparaître. À Buchenwald, à Mauthausen et à Dachau, l’avancée des troupes alliées les avait pris de court.
Dans les derniers mois de la guerre, les Alliés s’étaient livrés à une course contre la montre, perquisitionnant les administrations allemandes, les hôpitaux, les prisons, les services de police, les asiles ou les cimetières. À ce butin originel s’étaient ajoutées au fil du temps les données que les entreprises allemandes acceptaient de leur céder, concernant les travailleurs forcés qu’elles avaient exploités. Questionnaires des personnes déplacées, correspondance des officiels nazis, liste des malades mentaux euthanasiés au château de Hartheim, décompte du nombre de poux sur la tête des détenus de Buchenwald… Depuis 1947, le fonds du centre n’avait cessé de grossir, tel un fleuve régénéré par une myriade d’affluents. Les premiers enquêteurs avaient chassé de l’archive partout en Europe, mais elle était parfois venue à eux par des biais surprenants. La chute du Rideau de fer avait libéré quantité d’autres secrets. Le trésor de guerre représentait aujourd’hui plusieurs dizaines de kilomètres de linéaire.

Irène se sentait écrasée par ce monument de papier.
La voix rauque d’Eva l’avait rattrapée :
— Ne te laisse pas impressionner. C’est une question d’habitude. Il y a de grandes sections, que tu vois sur ces portes. Le plus important, c’est de te souvenir que tout ça a été réuni dans un but : chercher les disparus. C’est ce qui rend ces archives très particulières. Et la pièce maîtresse, c’est le Fichier central. Viens faire connaissance.
Il contenait plus de dix-sept millions de fiches individuelles. Celui qui l’avait mis au point était surnommé Le Cerveau. Pendant plus de trente ans, cet ancien pilote hongrois, qui avait échoué à Arolsen après la chute de son avion et choisi d’y rester, avait été le maître du Fichier. Il en avait fait la clef de voûte des archives.
— Il est alphabétique et phonétique. Ça, c’est l’idée géniale. Dans les camps, les détenus étaient enregistrés par des SS ou des prisonniers qui orthographiaient leurs noms de travers. Parfois, ils les traduisaient en allemand pour aller plus vite. Beaucoup de gens n’ont pas été retrouvés parce qu’ils avaient été enregistrés sous une graphie fantaisiste. Tiens regarde, celui-ci a été égaré longtemps dans les profondeurs du fichier, juste parce que le greffier d’Auschwitz avait attaché son prénom et son nom : Leibakselrad. Leib Akselrad.
Le Cerveau avait mobilisé son équipe de polyglottes. Certains parlaient plus de onze langues. Pendant des mois, ils avaient travaillé sans relâche à créer ce grand fichier qui tenait compte de toutes les variantes possibles, dans toutes les langues, des erreurs de prononciation, des diminutifs. Pour certains noms, il pouvait y avoir jusqu’à cent cinquante formes différentes.

En parcourant ces listes, Irène avait ressenti un mélange d’émotion et d’excitation. Elle aimerait ça. Chercher, retrouver quelqu’un. Elle l’avait compris à cette vibration dans ses doigts. L’envie d’être seule face à cet océan de noms, autant d’énigmes à déchiffrer.
— Toutes nos enquêtes commencent ici, avait souri Eva. Mais pour être efficace, il faut en maîtriser le territoire.
— Le territoire… ?
Elle l’avait conduite devant l’immense carte murale qui occupait tout un pan de mur. Des centaines de camps y étaient symbolisés par un point rouge. Une légende précisait la nature de chacun, la durée de son existence et le nombre de ses victimes. Cette carte était un outil de travail. Une gigantesque toile d’araignée aux dimensions de l’Europe nazie.
— Le sort de dizaines de millions de personnes s’est joué ici. Celles qui ont fui, celles qui ont été prises ou se sont cachées, celles qui ont résisté, celles qu’on a assassinées ou sauvées in extremis… Et puis il y a l’après-guerre. Des millions de personnes déplacées. De nouvelles frontières, des traités d’occupation, des quotas d’immigration, l’échiquier de la guerre froide… Tu devras apprendre tout ça, devenir savante. Plus tu maîtriseras le contexte, plus tu réfléchiras vite. Le temps que tu gagnes, c’est la vie de ceux qui attendent une réponse. Et cette vie est un fil fragile.

Après la visite, elles avaient eu envie de prolonger la rencontre. La plupart des employés étaient partis. La chaleur douce de la fin d’après-midi enveloppait le perron et le parc. Eva lui avait offert une cigarette et elles avaient fumé en déambulant sous les arbres.
— Si tu ne t’enfuis pas tout de suite, tu devras passer l’entretien final avec le directeur. Depuis le milieu des années cinquante, c’est le Comité international de la Croix-Rouge qui gère l’ITS. À l’époque, les Alliés voulaient se libérer de cette charge. Ils avaient imaginé le centre comme une structure provisoire, mais ils ont vite compris que ses missions étaient loin d’être terminées. Ils ont décidé de le confier à une organisation « neutre ». Bon, c’était une définition de la neutralité appliquée à la guerre froide… Pendant vingt-cinq ans, ça ne s’est pas trop mal passé. On a eu quelques directeurs à la hauteur de la tâche. Jusqu’à l’arrivée de Max Odermatt, en 1979. On a su tout de suite qu’on entrait dans une nouvelle ère. Autant que tu le saches, tout le monde doit lui obéir au doigt et à l’œil. Les choses et les gens.
L’ironie donnait à la voix d’Eva des inflexions tranchantes, tandis qu’elle tirait sur sa cigarette.
— Il a instauré de nouvelles règles, qui en ont calmé plus d’un… La première, c’est que tu ne dois parler à personne de ce qu’on fait ici. Même pas sur l’oreiller. Ne me demande pas pourquoi, lui seul le sait. Peut-être qu’il rêvait de faire carrière à la CIA, va savoir. Si tu as besoin de tout dire à ton mari, il vaut mieux te trouver un autre boulot. Ce serait dommage, parce que j’ai un bon pressentiment à ton sujet.
Au contraire, dissimuler à son mari la nature de son travail soulageait Irène. Ce serait plus simple de dire « Mon patron exige la confidentialité ». Et d’écarter les nuages.

Ce n’est que lorsque Eva avait remonté ses manches pour profiter des derniers rayons du soleil qu’Irène avait aperçu les chiffres sur son avant-bras. Elle avait détourné les yeux, pour ne pas la blesser. Mais Eva avait surpris son regard et répondu à sa question muette :
— Auschwitz. Ils m’ont tout pris, mais ils n’ont pas eu ma peau.
Tétanisée, Irène n’avait rien su dire. Et peut-être sa guide n’attendait-elle aucune réponse, car elle avait aspiré une dernière bouffée de cigarette et écrasé le mégot. Pendant des années, il n’avait plus été question du passé d’Eva.

Irène n’arrive pas à se le pardonner. Elle s’est longtemps raconté que son amie préférait ce silence. Quand elle a compris que ce n’était pas Eva qu’il protégeait, il était trop tard.
Et chaque fois qu’elle pense à elle, ou qu’elle lui manque, il est trop tard.

Teodor
Irène inventorie les enveloppes rangées dans les grands placards métalliques, en ouvre certaines, les referme. Chacune porte une cote, un descriptif sommaire. Près de trois mille objets reposent ici, à l’abri de la lumière. On les manipule avec précaution, après avoir enfilé des gants.
Ils sont vieux, usés. Ce sont des cadrans de montre voilés dont les aiguilles se sont figées un matin de 1942. Ou peut-être un après-midi pluvieux du printemps suivant, ou par une nuit froide de l’hiver 1944. Elles indiquent l’heure où elles se sont arrêtées, comme un cœur cesse de battre. Ce qu’elles représentaient pour leurs possesseurs – la maîtrise de son temps et de sa vie – avait perdu toute signification.
Dans d’autres boîtes, des portefeuilles vides. Sur la page d’un agenda, quelques mots dans une langue étrangère qui résonnaient peut-être, ce jour-là, avec l’urgence de vivre et l’angoisse. Irène peut se les faire traduire, mais personne ne saura lui dire leur nécessité, pour celui qu’on a déshabillé à son entrée dans le camp. Des alliances nues, qui n’avaient pas quitté l’annulaire d’un mari ou d’une femme depuis le jour des noces. Des chevalières gravées. Des bijoux de pacotille à la coquetterie démodée. Une monture de lunettes brisée.
Ce sont des objets sans valeur marchande. Les biens monnayables étaient dérobés sans retour. Ce sont les restes méprisés par les assassins, dont la modestie trahit celle de leurs propriétaires. Au moment de partir pour ce long voyage vers l’inconnu, ils ont emporté du précieux qui ne pèse pas. Leurs papiers d’identité, quelques talismans sentimentaux. Souvenirs d’une vie qu’ils espéraient retrouver intacte après l’arrestation, le cachot, les tortures, le wagon plombé.
La plupart appartenaient aux déportés des camps de Neuengamme ou de Dachau. Des politiques, des asociaux, des homosexuels, des travailleurs forcés. À leur entrée au camp, leurs affaires étaient stockées au dépôt des effets personnels.
Rares sont les Juifs qui ont eu ce privilège. La majorité d’entre eux étaient tués dès leur arrivée dans les camps. Tout ce qu’ils possédaient, pillé et recyclé dans la machine de guerre nazie. Jusqu’à leurs cheveux, leurs dents en or, la graisse de leur cadavre.
L’ITS a hérité de près de quatre mille objets au début des années soixante. Un millier a été restitué à l’époque.
D’un objet qui attend de retrouver son propriétaire, on dit qu’il est en souffrance.
Irène a le sentiment qu’ils l’appellent. Il lui faut en choisir un, ou le laisser la choisir.

Elle emporte une petite marionnette dont le tissu terni s’effiloche. Un pierrot blanc devenu grisâtre, vêtu de son habit à collerette et d’une sorte de calot noir cousu à même la tête. De la taille d’une main d’homme, il semble déplacé au milieu des montres et des alliances. Rescapé de l’enfance.
Elle enfile ses gants blancs, comme une seconde peau. Sort délicatement le pierrot de sa boîte et l’allonge sur son bureau, dans la lumière laiteuse. Par chance, l’enveloppe précise le nom de son propriétaire : Teodor Masurek. Voilà tout ce qu’il possédait à son arrivée au camp de Neuengamme. Irène imagine l’enfant en pleurs à qui on arrache le compagnon de tissu qui l’a réconforté au long du terrifiant voyage. Il était assez petit pour être caché dans une poche. Elle pense au lapin en peluche que son fils traînait partout quand il était bébé. À l’oreille puante et usée qu’il suçait pour s’endormir. Après la séparation, lorsque son ex-mari oubliait de le remettre dans le sac, Hanno ne pouvait trouver le sommeil.
Qui étais-tu, Teodor ? Y a-t-il encore quelqu’un pour s’en souvenir ? Il y avait tant de manières de te tuer, expéditives ou inventives. Celui qui t’a offert ce pierrot est mort depuis longtemps. Mais il reste peut-être une personne qui tenait à toi. Un petit frère, un cousin.
Irène lance une recherche dans le Fichier central. Depuis leur ouverture aux chercheurs, en 2007, les fonds ont été en grande partie numérisés. Près de cinq cents Masurek y sont répertoriés. Deux Biélorusses, tous les autres sont polonais. Mais un seul Teodor, né le 7 juin 1929. Il venait de fêter ses treize ans quand on l’a déporté à Buchenwald, en septembre 1942. Un gosse. Sur sa fiche d’admission, le greffier du camp a précisé le motif de son internement : « voleur ».
Irène agrandit la photo d’un visage mince et anguleux, au teint hâlé. Un regard vif, des cheveux châtains coiffés à la diable. Il mesurait 1,68 mètre. Signe particulier : une cicatrice sous le menton. Il a renseigné son adresse, dans le village polonais d’Izabelin. Irène le trouve sur une carte virtuelle, à une vingtaine de kilomètres de Varsovie. Le document mentionne le nom de sa mère, Elzbieta. Pas de père.
A-t-il pu se procurer le pierrot à l’intérieur du camp ? Sa fiche indique qu’il y a passé dix-huit mois avant d’être transféré à Neuengamme.
Une autre mentionne que Teodor a été admis au Revier de Buchenwald un mois avant son transfert, pour une scarlatine. Sur la feuille de maladie, le médecin a écrit « forte fièvre » en marge d’une courbe de température éloquente. L’infirmerie du camp était l’antichambre de la mort. L’adolescent en est sorti au bout de quelques jours. Dans quel état ? L’a-t-on transféré dans un autre camp parce qu’il était trop faible pour travailler ?
Irène se frotte les yeux ; une image s’invite sur sa rétine. Un infirmier du Revier, dans son habit rayé de déporté, tend au gamin fiévreux, qu’on va charger à bord d’un wagon à bestiaux, ce pierrot récupéré sur un enfant mort.
Ces visions ne sont que des hypothèses qu’elle doit confronter au réel. Chercher la preuve. »

Extraits
« les frontons des portes portaient des indications : Documents des camps de concentration, Documents du temps de guerre, Documents de l’après-guerre, Section de recherche des enfants, Section des documents historiques. Eva lui avait expliqué que l’ITS conservait plusieurs sortes de fonds. En premier lieu, les archives des camps. Du moins, ce qui avait pu être sauvé de la destruction des traces ordonnée par Himmler. Maigres reliefs de l’obsession nazie de la bureaucratie: des listes, des cartes d’enregistrement individuelles et des registres cachés par les déportés, ou que les assassins n’avaient pas eu le temps de faire disparaître. À Buchenwald, à Mauthausen et à Dachau, l’avancée des troupes alliées les avait pris de court.
Dans les derniers mois de la guerre, les Alliés s’étaient livrés à une course contre la montre, perquisitionnant les administrations allemandes, les hôpitaux, les prisons, les services de police, les asiles ou les cimetières. À ce butin originel s’étaient ajoutées au fil du temps les données que les entreprises allemandes acceptaient de leur céder, concernant les travailleurs forcés qu’elles avaient exploités. Questionnaires des personnes déplacées, correspondance des officiels nazis, liste des malades mentaux euthanasiés au château de Hartheim, décompte du nombre de poux sur la tête des détenus de Buchenwald… Depuis 1947, le fonds du centre n’avait cessé de grossir, tel un fleuve régénéré par une myriade d’affluents. Les premiers enquêteurs avaient chassé de l’archive partout en Europe, mais elle était parfois venue à eux par des biais surprenants. La chute du Rideau de fer avait libéré quantité d’autres secrets. Le trésor de guerre représentait aujourd’hui plusieurs dizaines de kilomètres de linéaire. » p. 23

« Le lendemain il fait encore nuit quand elle part pour Ludwigsburg:
Quatre heures plus tard, elle sonne à la porte d’un bâtiment qui se fond avec discrétion dans le paysage. De l’extérieur, nul ne peut soupçonner qu’il est protégé par des portes blindées et des coffrages d’acier, ni qu’il conserve près de deux millions de dossiers sur les criminels nazis. L’Office central d’enquête sur les crimes du national-socialisme a été créé ici en 1958. À l’époque, la majorité de leurs auteurs vivaient au grand jour sans être inquiétés, ou avaient été amnistiés après quelques années de prison. Ils avaient recouvré leur position dans la société, exigeaient qu’on leur paye leurs arriérés de pension. La population allemande ne voulait plus de procès nazis. L’Office central, comme on l’appelle ici, a été aussi fraîchement accueilli que l’International Tracing Service… » p. 321

À propos de l’auteur
NOHANT_gaelle_©jean-francois_pagaGaëlle Nohant © Photo Jean-François Paga

Née à Paris en 1973, Gaëlle Nohant vit aujourd’hui à Lyon. Elle a publié L’Ancre des rêves, 2007 chez Robert Laffont, récompensé par le prix Encre Marine, La Part des flammes, Légende d’un dormeur éveillé et La femme révélée. Elle est également l’auteur d’un document sur le Rugby et d’un recueil de nouvelles, L’homme dérouté. (Source: Grasset)

Blog de Gaëlle Nohant
Page Wikipédia de l’auteur
Compte Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#lebureaudeclaircissementdesdestins #GaelleNohant #editionsgrasset #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #NetGalleyFrance #VendrediLecture #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Herr Gable

LENTERIC-herr-gable

  RL_Hiver_2022

En deux mots
Après la mort de Carole Lombard, Clark Gable noie son chagrin, avant de s’engager dans l’armée américaine pour prendre part au conflit. Quand Adolf Hitler apprend que son acteur préféré est en Europe, il charge l’un de ses tireurs d’élite de lui ramener l’acteur. La confrontation sera exceptionnelle!

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Autant en emporte Adolf Hitler

Rassemblant Hollywood et la grande Histoire, Jean-Baptiste Lentéric nous raconte un épisode inédit, la cinéphilie d’Hitler et d’Eva Braun et leur passion commune pour Clark Gable. Et l’idée un peu folle du Führer de capturer la star pour redorer son blason. Ce qui nous vaut un savoureux roman.

C’est au moment où la Seconde Guerre mondiale est en train de basculer du côté des Alliés que commence ce roman. Au Berghof, Hitler et Eva Braun s’offrent une séance privée de cinéma avec la projection de New York Miami de Frank Capra avec Clark Gable et Carole Lombard. C’est que le couple voue un culte à la star hollywoodienne et connaît tous ses films. Ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’outre-Atlantique l’acteur déprime après le disparition de son épouse dans un accident d’avion et décide de participer à l’effort de guerre. «Le 12 août 1942, Clark Gable s’engage dans l’armée de son pays, mettant un terme provisoire à sa carrière d’acteur. Le roi d’Hollywood est descendu de son trône pour devenir un soldat. Louis B. Mayer a fini par céder. Mais il a exigé qu’Andrew McIntyre, chef opérateur émérite et ami de Gable, accompagne son poulain dans l’aventure.»
Et alors que le chéri de ces dames suit un entrainement intensif sur bombardier avant de gagner la Grande-Bretagne, Hitler est enlisé à Stalingrad et doit redéployer ses troupes après l’avancée des alliés en Afrique du Nord. Des revers qui accroissent sa fureur et son plan de solution finale. Et quand il découvre que le talentueux acteur s’apprête à le bombarder, il donne des ordres pour le capturer. Et entend que ses meilleurs éléments se chargent de cette délicate opération. C’est à Florian Weiter, qui a vécu Stalingrad et a été ensuite affecté aux basses œuvres qu’échoit cette mission.
Mêlant avec dextérité les faits historiques avec le roman Jean-Baptiste Lentéric va alors nous offrir une confrontation exceptionnelle. Et un roman haletant, riche en rebondissements. On se régale tout au long de ce récit mené avec maestria, avec le plaisir d’avoir par la même occasion découvert un auteur qui ne manque ni de souffle, ni d’esprit!

Herr Gable
Jean-Baptiste Lentéric
Éditions Belfond
Roman
432 p., 20 €
EAN 9782714497512
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé Aux États-Unis, notamment à Los Angeles et New York, en Allemagne, notamment en Bavière et à Berlin, en Grande-Bretagne et en France, notamment à Paris.

Quand?
L’action se déroule de 1942 à 1950.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dévasté par la mort de son épouse Carole Lombard, Clark Gable décide de s’enrôler dans l’US Air Force. Sitôt sa formation d’artilleur aérien achevée, il embarque pour l’Angleterre. À bord d’un B-17, il participe à des missions de bombardement au-dessus de l’Allemagne nazie et de la France occupée. Adolf Hitler, grand cinéphile, ordonne de capturer l’acteur qu’Eva Braun et lui vénèrent. Cette mission hors normes est confiée au capitaine Florian Weiter, l’un des meilleurs tireurs d’élite de la Wehrmacht.
Un roman d’aventures mené tambour battant où sont habilement mêlées fiction et réalité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr

Bande-annonce du roman

Les premières pages du livre
« 1
Déployant ses ailes noires, un choucas s’élance de la cime du Kehlstein. Il plane au-dessus de l’Obersalzberg, survole une vaste étendue boisée interdite au public : la Führersperrgebiet. Sur ce secteur autrefois paisible trônent d’imposantes installations militaires ; casernes, postes de garde, entrepôts de munitions, plateformes de défense antiaérienne, galeries souterraines, bunkers, ainsi que les belles demeures des principaux dirigeants nazis. Le voilà au-dessus du chalet du Reichsmarschall Göring, chef tout-puissant de la Luftwaffe. Puis apparaît celui d’Albert Speer, ministre de l’Armement, et celui de Martin Bormann, secrétaire particulier d’Hitler. C’est ce dernier qui a œuvré à la transformation de ce havre de paix en centre névralgique du Reich.
La retraite alpine du maître de l’Allemagne, le Berghof, se profile enfin à l’horizon. Sur la terrasse, trente mètres à l’aplomb, se trouve une jeune femme blonde à l’allure athlétique. Chaque jour, à la même heure, elle lui offre les restes de son repas, des rebuts de charcuterie ou de volaille qu’elle disperse sur le parapet. Mais aujourd’hui l’oiseau cherche en vain sa pitance. Fräulein Braun n’a pas la tête à ça, une pensée autrement importante l’occupe. Le choucas pique sur la terrasse tel un Stuka déchirant le ciel lors de la campagne de France. Il est stoppé net dans son élan par Stasi et Negus qui, remarquant son ombre grandir au-dessus de leurs têtes, ont aboyé et montré les crocs. L’oiseau préfère renoncer. Il reprend de l’altitude et disparaît dans l’immensité de la montagne.
Fräulein Braun doit crier pour ramener ses deux scottish terriers à la raison. Une fois le calme revenu, elle reprend ses jumelles et continue de scruter la route qui relie le village de Berchtesgaden au Berghof.
Que font-ils, nom de Dieu ? Voilà deux heures qu’ils devraient être arrivés.
Au détour d’un virage, ils apparaissent enfin : une automitrailleuse et un camion bâché suivi par deux motards de la Wehrmacht. Derrière la baie vitrée monumentale du salon, Rochus Misch, garde du corps du Führer, et Greta, l’une des femmes de ménage, observent la scène avec attention. Ils sont habitués à ce convoi qui livre une fois par mois une cargaison plus précieuse que l’or, des objets illicites dont les maîtres des lieux sont les seuls, avec quelques privilégiés du premier cercle, à pouvoir profiter.
Sitôt le camion arrivé, Eva Braun saute du parapet et, telle une jeune fille courant à un rendez-vous amoureux, dévale les marches qui mènent à l’entrée. La bâche est soulevée à la hâte par les motards tandis qu’un groupe de Waffen-SS, mitraillette en bandoulière, entoure le véhicule. Sous l’œil inquiet d’Eva, la caisse de bois scellée est transportée jusqu’à une salle attenante au séjour.
Avant que le convoi ne se remette en branle, Fräulein Braun a demandé des explications au chauffeur. Pourquoi deux heures de retard ? La neige, a-t-il répondu. Que dire de plus ? La route, effectivement, est glissante une bonne partie de l’année. Le chauffeur n’y peut rien. Alors elle l’a laissé repartir sans lui chercher querelle.

La pièce, soudain, est plongée dans le noir. Confortablement assis dans l’un des vingt fauteuils répartis en quatre rangées, le Führer peut enfin se permettre un moment de détente. Il a passé une sale journée. Les nouvelles du front sont mauvaises. Les Alliés viennent de débarquer en Afrique du Nord. Ils appellent ça l’opération Torch. Déjà le mois dernier, à El-Alamein, l’Afrikakorps du maréchal Rommel a été stoppé par le général Montgomery. Humilié, le Renard du désert a été contraint de battre en retraite jusqu’en Tunisie. Sur le front de l’Est, ce n’est pas mieux. La bataille de Stalingrad s’éternise. Les troupes du général Paulus souffrent autant du froid que de problèmes de ravitaillement. Les soldats ne sont pas assez vêtus pour affronter l’hiver russe et ne mangent plus à leur faim. Harcelés nuit et jour par des snipers, ils ne prennent plus le risque de dormir. En quelques semaines, l’invincible armada qui a semé le chaos et la mort dans les plaines russes a subi de graves revers.
Dans la cabine située derrière la salle, un homme répondant au nom de Fritz Sauber s’affaire aux préparatifs. C’est lui qui a réceptionné la caisse. Il en a sorti quatre objets métalliques et ronds : des bobines de film de 35 millimètres. Avec précaution, il a installé la première sur le projecteur. Tout est prêt. Il guette le signal à travers la lucarne qui donne sur la salle. Ça y est, Fräulein Braun vient de lever la main. Sauber lance le film. Il s’agit de New York-Miami, un long-métrage américain réalisé par Frank Capra en 1934. Dans les rôles principaux : Clark Gable et Claudette Colbert, deux des plus grandes stars hollywoodiennes.
La projection dure une heure trente. Hitler et sa maîtresse en savourent chaque scène. Tour à tour amusés et émus, ils se réjouissent des tribulations d’Ellie Andrews, jeune femme issue d’une famille privilégiée, et de Peter Warne, un séduisant journaliste. Ellie refuse d’épouser l’homme que son père lui destine. Elle s’enfuit. Dans le même temps, Peter perd son emploi. Ces deux êtres à la dérive, que tout oppose, se retrouvent par hasard dans un bus reliant Miami à New York. Le bus tombe en panne. Commence une série de péripéties croustillantes à l’issue desquelles ils finiront dans les bras l’un de l’autre.
Depuis l’accession des nazis au pouvoir, il est interdit de lire des romans ou de voir des films américains. Tout ce qui vient des États-Unis est proscrit. Pourtant, Hitler et sa maîtresse continuent d’admirer Clark Gable. À leurs yeux, c’est le plus grand acteur vivant, tous pays confondus. Ce plaisir interdit qu’ils ont en commun, personne n’en a été officiellement témoin. Sur ce sujet, tous les employés du Berghof sont sourds et muets.
Eva est touchée par cette scène où Ellie, à bout de forces, s’endort dans le bus sur l’épaule de Peter. Elle donnerait tout pour être à sa place. Gable a tant d’allure. Comment résister à ce regard, ce sourire ? Le charme de cet Américain, elle ne l’a vu chez aucun autre homme.
Durant ce passage, Hitler a observé sa maîtresse à la dérobée. Il a remarqué ses yeux brillants et ses lèvres entrouvertes comme offertes à l’acteur. Le Führer a beau être la terreur du monde, il ne se fait aucune illusion : jamais il n’égalera Gable dans le cœur d’Eva.

La projection privée est à ce point sacrée que personne n’oserait déranger Hitler lorsqu’il regarde un film. Aussi Martin Bormann a-t-il eu la sagesse d’attendre le générique de fin avant d’entrer dans le sanctuaire. Il s’est approché sur la pointe des pieds en prenant garde de ne pas surprendre le Führer dans un moment d’intimité avec sa maîtresse. Il les a trouvés en grande conversation sur le film qui venait de s’achever. L’un comme l’autre sont d’authentiques cinéphiles. Ils ont vu tous les longs-métrages américains qui ont marqué l’histoire du septième art. Et ils en parlent comme des experts. Après le salut de rigueur – bras tendu, claquement de talons –, Bormann s’est penché et a chuchoté à l’oreille d’Hitler. Celui-ci s’est aussitôt levé.
— Désolé, ma chérie, je dois t’abandonner. Une affaire urgente, a-t-il expliqué après lui avoir fait un baisemain.
Eva n’a pas cherché à en savoir plus. Son amant n’aime pas qu’elle se mêle de politique ou de la conduite de la guerre. Son rôle a été clairement défini dès le début de leur relation. Officiellement, elle n’existe pas. Hitler répète souvent cette phrase dont elle ignore s’il en est l’auteur : « Je n’ai qu’une maîtresse, l’Allemagne. » Elle se tient en retrait et prend rarement la parole lorsqu’il reçoit des visiteurs de marque, membres du parti, de son état-major, ambassadeurs ou autres. En revanche, il tolère qu’elle le prenne en photo ou le filme, ce dont elle ne se prive pas. Elle sait qu’il tient à laisser une trace dans l’histoire, celle qui s’écrit avec un h majuscule. Et que ses hauts faits d’armes passeront à la postérité grâce à elle.
Fräulein Braun reste seule dans la salle. Au projectionniste qui lui demande si elle a encore besoin de lui, elle répond qu’elle souhaite revoir le film. Elle a du temps libre avant d’aller dîner chez Göring avec le Führer. Deux heures qu’elle est bien décidée à passer en tête à tête avec Clark Gable.
— Relancez le film et prenez votre pause, Fritz. Je m’occuperai du reste, crie-t-elle en direction de la lucarne.
Sauber s’exécute. Il a toute confiance en Eva. Il sait que la jeune femme est parfaitement capable de se débrouiller seule avec le projecteur, y compris de changer les bobines, tâche ingrate qui requiert autant d’adresse que de force. Fräulein Braun a travaillé chez Heinrich Hoffmann, photographe officiel du Führer. C’est d’ailleurs dans son atelier munichois qu’ils se sont rencontrés. Depuis, Eva s’est familiarisée avec le matériel de prise de vues. C’est devenu une passion. Elle possède plusieurs Rolleiflex ainsi qu’une caméra Bell & Howell de 16 millimètres, le nec plus ultra, avec laquelle elle filme dès qu’elle le peut son amant au Berghof.
Eva sourit en revoyant la scène où Ellie et Peter, à la suite de la panne du bus, font du stop. Peter fanfaronne. Il assure à Ellie qu’avec sa tactique – pouce tendu, sourire forcé – la première voiture s’arrêtera. Personne ne les prend. Peter s’octroie une pause, le temps de manger une carotte. Lasse, Ellie prend la relève. Elle se poste à son tour sur le bord de la route, remonte sa robe, découvrant un mollet gainé de soie noire. La voiture suivante pile aussitôt, au grand dam de Peter. Les voilà sauvés.
Arrive enfin la scène préférée d’Eva : Ellie et Peter passent la nuit dans un gîte. Ils tendent un drap entre leurs lits pour éviter toute situation embarrassante. Avant de se coucher, Peter ôte ses sous-vêtements. Le voilà torse nu. Au moment de sa sortie, New York-Miami a fait scandale à cause de ce passage. Dans l’Amérique prude des années 1930, ça ne se faisait pas de dormir nu. Le bruit a couru que l’industrie textile, à cause de cette scène devenue culte, a subi de lourdes pertes. Les hommes n’ont plus acheté de sous-vêtements.
Eva se pâme devant Gable. Bien sûr, elle vénère Hitler, comme toutes les jeunes filles du Reich. Elle sait la chance qu’elle a de partager son quotidien, de recueillir les confidences de cet homme qui, en quelques semaines, a mis l’Europe entière à feu et à sang. Dans le cœur de chaque Allemand, le Führer est l’égal d’Alexandre le Grand, de Gengis Khan ou de Napoléon, ces conquérants dont on apprend l’histoire dans les manuels scolaires. Mais Adolf n’en fera jamais sa femme. Elle ne restera qu’une maîtresse, une fille de l’ombre tout juste tolérée sur la terrasse du Berghof pour immortaliser le grand homme dans ses rencontres avec des chefs d’État, ses ministres ou ses généraux. Quant à avoir des enfants, il n’en est pas question. Eva est mortifiée lorsqu’elle doit le filmer en présence des rejetons de ses lieutenants, les Goebbels, les Bormann, dont les épouses, elles, peuvent s’afficher au grand jour.
En revoyant le film, Eva s’imagine à la place du personnage campé par Claudette Colbert. Lorsque Capra filme Gable en gros plan, elle tend ses lèvres vers l’écran pour l’embrasser alors que sa main droite mécaniquement se faufile entre ses cuisses.

Une fois son service fini, Sauber a regagné sa chambre. Il s’est changé, le voilà fin prêt à arpenter les sentiers enneigés.
— Scheiße ! Merde ! s’écrie-t-il en réalisant qu’il a oublié son paquet de cigarettes.

Sauber retourne dans la cabine de projection à pas feutrés. À travers la lucarne, il distingue la silhouette de Fräulein Braun comme prise de convulsions. Il s’approche, l’entend gémir de plaisir. Il s’éloigne de la lucarne, prend ses cigarettes et ressort aussi discrètement qu’il est entré. Cette scène des plus troublantes, il l’enfouira au plus profond de sa mémoire.
Ne rien voir, ne rien entendre. Et surtout ne rien dire. Telle pourrait être la devise du Berghof.

2
En trois semaines, un sniper a tué cinq de ses frères d’armes. Le premier a été surpris dans les latrines. Une balle en plein front tirée d’au moins cinq cents mètres. Le projectile a traversé la gorge du deuxième en train de boire du schnaps. Les troisième et quatrième ont été tués d’une même balle alors qu’ils marchaient l’un derrière l’autre en pleine nuit sur un chemin de ronde. Parmi ces hommes dont la moyenne d’âge n’excédait pas trente ans se trouvait le lieutenant Rudolf Brehmer, son ami d’enfance. Lui a pris une ogive en plein cœur alors qu’il s’étirait après une nuit trop courte. Aussi, lorsque l’Hauptmann Florian Weiter, tireur d’élite décoré de la croix de fer de deuxième classe, aperçoit enfin ce fumier de Russe à travers sa lunette, dans une maison en ruine distante d’environ quatre cents mètres, il tente sa chance. Il verrouille sa cible et presse la détente de son Gewehr 43.
— Tu l’as eu, ce fils de pute ! exulte le fantassin Siegfried Jung.
— Pas sûr. Passe-moi tes jumelles.
Jung s’exécute. Weiter scrute la pièce aux murs criblés d’impacts. Et avoue, dépité :
— Il n’est plus là. Je ne sais pas si je l’ai touché.
— Merde ! Qu’est-ce qu’on fait ?
— Il faut le retrouver. Réveille Friedrich. Allez, bouge-toi ! Il n’y a pas une minute à perdre. Tant qu’il sera en vie, nous serons en danger.

Stalingrad n’est plus qu’une ville à l’agonie, un amas de pierres informe. Depuis que les Russes ont repris une partie de la cité, un déluge de feu a réduit en poussière les rares immeubles qui tenaient encore debout. On s’entretue pour une rue, parfois un simple bout de trottoir. Les combats finissent au corps-à-corps. Quand les munitions viennent à manquer, on s’affronte au couteau ou à la baïonnette. C’est une guerre urbaine d’une sauvagerie inouïe. Ces snipers en embuscade prêts à frapper à tout moment ne sont qu’une poignée d’hommes, cinquante ou cent selon les estimations de l’état-major. Et pourtant ils font plus de ravages qu’une division entière. Ils sapent le moral des troupes. Le capitaine Florian Weiter, l’un des meilleurs tireurs de la Wehrmacht, a été chargé de les éradiquer par Paulus en personne, le commandant de la 6e armée.
Le petit groupe progresse difficilement entre les ruines fumantes. Les démineurs exposent moins leur vie que les hommes de Weiter. Eux au moins disposent d’appareils qui localisent les explosifs.
— Nos bombardiers ne nous ont pas aidés. En détruisant cette ville, ils ont facilité le boulot des snipers. Ces tas de gravats sont des planques idéales, peste le Gefreiter Friedrich Sturm en trébuchant.
— Au lieu de râler, regarde plutôt où tu mets les pieds, rétorque Weiter.
Ils parviennent aux abords de la maison d’où sont partis les tirs. D’un signe de la main, Weiter sépare ses hommes, leur commande d’encercler le bâtiment. Même s’il doute que le sniper y soit encore.
Le petit groupe entre dans la maison éventrée, passe d’une pièce à l’autre, arme au poing, en prenant d’infinies précautions. Personne. Ils montent à l’étage, pénètrent dans ce qui devait être une chambre. Un lit d’enfant est recouvert de poussière. Dans un recoin de la pièce, Jung ramasse un ours en peluche. Près de la fenêtre, Weiter découvre des douilles et des traces de sang.
— Il tirait d’ici.
— Qu’est-ce que je te disais ? Tu l’as eu, se réjouit Jung.
— Je l’ai seulement blessé, rectifie le capitaine.
D’autres gouttes de sang mènent Weiter et ses hommes jusqu’à une porte située à l’arrière de la maison. Ils ressortent, scrutent le sol. Il n’y a plus d’autres traces.
— Il a dû se faire un garrot, conjecture Sturm lorsqu’un projectile frôle son visage avant de frapper le mur de la maison.
— À terre ! hurle le capitaine.
— Ça vient du château d’eau, là, à 11 heures, dit Jung en pointant du doigt une sorte de tour à demi effondrée à une centaine de mètres.
— D’accord. Retournez dans la maison et ne bougez plus. Trop dangereux. Je vais finir le boulot seul, décrète Weiter en se relevant.
— Je viens avec toi, proteste Jung.
— Pas question ! tranche le capitaine en commençant à s’éloigner.
— Florian !
— Laisse. Il sait ce qu’il fait, s’interpose Sturm.
Haletant, Weiter court en zigzaguant jusqu’au château d’eau. Il n’essuie aucun tir. Tout en entrant dans le bâtiment, il s’interroge. Ce sniper l’a vu approcher. C’est un tireur aguerri. Alors pourquoi lui a-t-il laissé la vie sauve ? Est-il à ce point blessé qu’il ne peut plus tirer ? Est-il mort ? Ou s’amuse-t-il à faire durer le plaisir ?
Le capitaine dégaine son Luger et commence à gravir le large escalier en colimaçon. Les parois suintent d’humidité. Ça pue le moisi. Bientôt, il se trouve dans une quasi-pénombre. Des marches vermoulues se dérobent sous ses bottes. Des gouttes d’eau tombent dans des flaques, bruit obsédant qui ajoute à son angoisse.
Le voilà au dernier étage. À travers une paroi de béton percée par un obus, un faisceau de lumière éclaire le palier. Il y a là quatre portes, dont une entrouverte au bas de laquelle Weiter remarque d’autres gouttes de sang. Il arme son pistolet. Il pousse la porte d’un violent coup de botte et découvre le sniper à terre, affalé contre un mur, torse nu, qui se tient le ventre avec ses deux mains. Un fusil à lunette repose à côté de lui.
Weiter s’approche en le braquant avec son Luger. Il s’empare du fusil et lui crie en russe :
— Lève-toi, enfoiré !
L’autre lui répond dans un allemand impeccable :
— Je ne peux pas.
Troublé, Weiter lui demande, en regardant autour de lui :
— Tu es seul ?
— Oui.
Le capitaine s’agenouille et décroise les mains du Russe. La blessure est profonde. Le sniper s’est bricolé un bandage de fortune avec sa chemise. Il saigne abondamment.
— Où as-tu appris à parler l’allemand ?
— Au collège. Après le russe, c’est la langue que nous connaissons le mieux. Si tu es un tant soit peu instruit, tu dois savoir que nos deux pays étaient amis avant la guerre. Pour nous, vous incarniez la civilisation, le raffinement. Vous êtes devenus des monstres.
— Comment t’appelles-tu ?
— Grigori Zinoviev.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt-deux ans.
— Ton grade ?
— Lieutenant, répond le blessé en claquant des dents.
Weiter remarque une veste militaire pendue à la poignée de porte, ornée de galons de l’Armée rouge. Il la fouille, découvre des papiers d’identité. Le sniper n’a pas menti. Il y a aussi, dans une autre poche, une photo de lui avec une ravissante jeune femme.
— C’est ta copine ?
— Ma femme.
Après une hésitation, le capitaine pose la veste sur les épaules du sniper. Et il sort une gourde de sa besace.
— Tu as soif ?
L’autre fait oui d’un signe de tête.
Weiter l’aide à boire. Il referme sa gourde, s’assied à côté de lui et allume une cigarette.
— Où as-tu appris à tirer comme ça ?
— C’est mon père. On vivait près de Toula. Il travaillait à la manufacture d’armes. J’ai été élevé avec des fusils et des revolvers. On s’exerçait au tir tous les dimanches. Dès l’âge de neuf ans, je mettais dans le mille à cent mètres.
Weiter serre le poing. Il songe à Rudolf, fauché dans la fleur de l’âge. Mais il ne peut s’empêcher d’être ému par ce soldat qui agonise sous ses yeux. Dans le fond, ils sont tous dans le même merdier. Allemands ou Russes, ça ne fait pas de différence. Tous préféreraient se trouver dans les bras de leur chérie, bien manger et dormir dans un bon lit sans se dire, à chaque instant, qu’ils peuvent crever bêtement. Ils ont une vie à vivre. De vieux gradés ventripotents qui, pour la plupart, se la coulent douce à des milliers de kilomètres du front en ont décidé autrement. C’est toute une jeunesse qu’ils sacrifient à leur guerre absurde.
— Combien de snipers y a-t-il dans ta division ?
— Deux cent cinquante, environ.
« Putain ! L’état-major était loin du compte », songe Weiter en écrasant sa cigarette.
— J’en grillerais bien une, moi aussi, grimace Zinoviev.
Le capitaine allume une autre cigarette et la lui cale entre les lèvres.
— Tu vas me descendre ? s’inquiète le sniper.
— Regarde-toi. Tu es déjà mort.
— C’est toi qui m’as flingué ?
— Oui.
— Tu vises bien, toi aussi.
— Il paraît, oui.
Zinoviev fond en larmes.
— Olga est enceinte. Et je ne serai pas à ses côtés pour voir naître notre enfant.
Weiter regarde la photo à nouveau. Et lui répond, l’œil noir :
— Le lieutenant Brehmer aussi était père de famille. Il avait un garçon de huit ans. Et une petite fille de cinq ans.
— Le lieutenant Brehmer ?
— Oui, mon meilleur ami.
Zinoviev se mure dans le silence. Du sang déborde de ses mains. Le capitaine se relève, le contemple un moment et lui dit :
— Dis-moi où vit ta femme. Si je m’en sors, je te promets que j’irai la voir.
— Pourquoi ?
— Pour lui dire que tu es mort en héros.

Un coup de feu retentit.
— Scheiße ! sursaute Jung.
— Ça vient du château d’eau, dit Sturm.
Quelques minutes plus tard, le capitaine Weiter réapparaît, au grand soulagement de ses hommes.
— Alors ? s’inquiète Jung.
— C’est réglé. Allez, on décampe.

3
Carole Lombard est aux anges. Après le discours exalté qu’elle vient de faire dans l’État de l’Indiana, son pays natal, elle a réussi à lever deux millions de dollars. Cette coquette somme sera intégralement reversée à l’armée américaine. C’est sa contribution à l’effort de guerre. Comme d’autres stars, miss Gable sillonne le pays sans relâche pour vendre des war bonds. Sa popularité est telle qu’elle n’a eu aucun mal à obtenir ces fonds. Partout, des foules l’acclament.
Dans la carlingue du DC-3 de la Trans World Airlines, Carole boit du champagne avec les membres de son équipe et sa mère qui l’accompagne parfois lors de ses déplacements. C’est une journée parfaite. Pourtant la star semble préoccupée. Elle reste souriante, donne le change. Mais ses collaborateurs ne sont pas dupes. Quelque chose ne tourne pas rond.
La destination finale de l’appareil est Los Angeles. Après une escale technique à Las Vegas, le DC-3 reprend les airs. La nuit est claire, sans vent. Les conditions de vol sont bonnes. Cependant, le pilote est informé que les balises au sol, indispensables à la navigation, ont été éteintes. Les États-Unis redoutent toujours une incursion ennemie sur leur territoire. Tout ce qui peut servir de point de repère a été neutralisé.
L’appareil dévie vers les montagnes alentour. Et c’est le drame. Vingt-trois minutes après avoir quitté Las Vegas, il percute de plein fouet le Double Up Peak, près du mont Potosí.

Un hurlement résonne dans la chambre de maître du ranch d’Encino. Chacun sait pourquoi. C’est encore M. Gable en proie à ce cauchemar, toujours le même. L’un des domestiques s’empresse de lui apporter une infusion de verveine. Lorsqu’il entre dans la chambre, il découvre le pauvre homme nu, ébouriffé, affalé au pied de son lit. Sur sa table de chevet trônent une bouteille de whisky largement entamée, une boîte de comprimés et un cendrier rempli de mégots. Ça pue le renfermé et le tabac froid. Le serviteur peine à soulever ce géant pour le remettre dans son lit. D’autant que ce dernier, soûl au dernier degré, est de sale humeur lorsqu’il fait ce cauchemar. Il ne se laisse pas faire.
Carole Lombard était l’amour de sa vie. Il l’a épousée trois ans auparavant. À deux, ils ont acquis ce ranch où ils ont vécu leurs meilleures années. Ils étaient inséparables. Voilà dix mois que Carole est partie. Clark reste inconsolable. C’est un homme brisé. Il se sent coupable. Miss Gable, en effet, aurait pu rentrer en train et rester en vie. Mais le trajet aurait duré deux jours et l’actrice avait hâte de regagner Los Angeles. Gable tourne alors avec la sublime Lana Turner. Aimant passionnément son épouse, l’acteur flanche malgré tout lorsque ses partenaires s’offrent à lui. Toutes rêvent d’inscrire Rhett Butler à leur tableau de chasse. Voilà pourquoi Carole Lombard n’était jamais tranquille.
Gable se lève péniblement. Depuis ce jour funeste de janvier 1942, la gueule de bois est sa compagne.
Il est presque midi lorsque le comédien sort faire le tour de son domaine, juché sur un tracteur. C’est un rituel qui date des premiers jours de son mariage. Quel que soit son état, il démarre son engin et part en reconnaissance. Il passe devant l’étable où Carole trayait elle-même les vaches. Le poulailler, où elle ramassait les œufs qu’ils mangeaient au petit déjeuner. Il longe les plantations d’agrumes et revoit son épouse comme si c’était hier, s’affairer aux tâches agricoles, donner des instructions pour que cette propriété reste bien entretenue et accueillante.
Sur le tournage d’Autant en emporte le vent, Gable avait une scène avec Olivia de Havilland où il était censé pleurer. Il avait menacé de quitter le plateau. Comment réagirait son public s’il le voyait sangloter comme une fillette, lui qui avait jusque-là incarné des personnages si virils ? Mais aujourd’hui Gable est seul sur son tracteur. Et des larmes coulent sans retenue sur ses joues bouffies par l’alcool.
Comment vivre sans toi ?
Ce ranch, ils l’ont acheté cinquante mille dollars au célèbre réalisateur Raoul Walsh. C’est la première fois que Gable a sa propre maison. Ce bonheur n’a duré que trois ans…
Carole était une fille simple qui, tout comme lui, fuyait les mondanités. Alors que Katharine Hepburn, Gary Cooper, Joan Crawford ou Cary Grant occupaient de somptueuses propriétés dans les quartiers prisés de Bel Air ou Beverly Hills, affichant leur réussite, eux vivaient comme un couple de fermiers du Midwest. Sans chichis, à l’écart des projecteurs. Jamais je ne retrouverai une femme comme toi.
Gable finit son circuit par l’étable et la porcherie où Carole, que rien ne rebutait, assumait les tâches les plus ingrates. C’est l’un des rares moments de la journée où il sort de sa torpeur. Seuls les souvenirs des jours heureux l’aident à surmonter sa peine. Il carbure au whisky, aux antidépresseurs et à la nostalgie.
— M. Tracy vous attend au salon, l’informe son majordome.
Gable esquisse un sourire.
— Dites-lui que je le retrouve dans dix minutes, le temps de prendre ma douche.

Tout en se déshabillant, Gable songe à cette autre gloire du septième art qu’il prend un malin plaisir à faire poireauter lorsqu’il l’invite à déjeuner. Spencer Tracy est une légende. Considéré comme l’un des tout meilleurs acteurs de sa génération, celle qui a impitoyablement enterré vivants les comédiens de l’ère du muet, il a tourné avec les plus grands. Avec Gable, il partage un goût immodéré pour les femmes, l’alcool et l’humour grinçant. Nés à un an d’écart, les deux comédiens ont d’abord été rivaux. Ils s’entendent à présent comme larrons en foire.

— Comment vas-tu, vieille branche ?
— Il est 13 h 30. On avait dit 13 heures, non ? fait remarquer Tracy, un rien irrité.
— Les stars se font toujours attendre.
— Je te rappelle que j’ai gagné deux oscars.
— Et moi, seulement un. Je sais. Mais je te rattraperai un jour, promet Gable en lui servant un scotch.
— Tu peux toujours rêver.
— N’oublie pas que tu t’adresses au roi d’Hollywood, Spencer.
— Le roi d’Hollywood, bien sûr. Qui t’a trouvé ce surnom ?
— Il me semble que c’est toi.
— Je suis ravi de voir que le whisky n’a pas encore entamé ta mémoire. Tu sais, c’était ironique.
— Venant de toi, je m’en serais douté.
— Au fait, tu te souviens de cette phrase de Carole à propos de ce sobriquet ?
— Non, feint Gable.
— À d’autres ! Elle disait : « Si la queue de Clark était plus courte d’un pouce, on l’appellerait la reine d’Hollywood. »
Gable sourit. Il prête volontiers le flanc aux piques de Tracy. Tous deux sont passés maîtres dans l’art de l’autodérision.
Les deux compères se mettent à table. Au menu, un jarret de porc assorti d’un coulis d’agrumes ; citrons, ananas, raisins, eux aussi cueillis au domaine. Pour arroser le tout, un mouton-rothschild 1939.
— Je me régale, concède Tracy.
— Tu m’en vois ravi.
Ils échangent d’autres plaisanteries lorsqu’un voile de tristesse tombe sur le visage de Gable. D’une petite boîte métallique à couvercle nacré, il sort trois pilules qu’il avale devant son ami.
— Toujours ces foutus cachets ? s’inquiète Tracy.
Gable fait oui d’un signe de tête. Et il s’affaisse sur son fauteuil.
— Tu veux que je te laisse ?
— Non, Spencer, reste. Tu es ici chez toi. Ça me fait du bien de te voir, répond Gable avant de fondre en larmes.
Tracy se lève, pose une main sur l’épaule de son ami.
— Excuse-moi. Je dois avoir l’air ridicule, gémit Gable, en séchant ses larmes avec sa serviette.
— Tu n’as pas à t’excuser. Et tu n’es pas ridicule.
— Elle était tout pour moi.
— Je sais. Vous étiez de loin le couple le mieux assorti d’Hollywood, soupire Tracy.
— Je n’arrive pas à rebondir. Je n’ai plus goût à rien.
— Comme je te comprends !
— Putain d’avion ! Pourquoi, nom d’un chien ? Pourquoi ? s’écrie Gable en martelant la table d’une main presque aussi large qu’une raquette de ping-pong.
— Tu devrais suivre le conseil que Carole t’a donné. Ça t’éviterait de broyer du noir à longueur de journée, se hasarde Spencer.
— Tu as peut-être raison. Après tout, qu’est-ce que je risque, perdre la vie ? Tu veux que je te dise ? J’en ai plus rien à foutre.

Les deux amis sont repassés au salon, ont continué à picoler. Sur le coup de 17 heures, Spencer Tracy est rentré chez lui. Mais c’est un domestique qui a pris le volant : il était trop éméché pour conduire lui-même.
Sitôt son ami parti, Gable se dirige vers son bureau d’un pas chancelant. D’un tiroir, il sort un bout de papier qu’il conserve précieusement. C’est un télégramme envoyé par Carole un an plus tôt alors qu’elle parcourait le pays pour vendre des war bonds. Il chausse ses lunettes de vue et lit ces mots, la main tremblante :
Ta place est à l’armée, avec les meilleurs.
Il repose le télégramme, ferme le tiroir et reste un moment pensif devant des portraits de Carole et lui au temps de leur gloire.
Carole a toujours souhaité qu’il participe comme elle à l’effort de guerre. Il fera mieux. Il répondra enfin aux sollicitations du général Arnold, chef de l’USAAF qui depuis l’entrée en guerre du pays caresse lui aussi l’espoir de l’enrôler. Mais il faudra au préalable que Louis B. Mayer, patron de la Metro Goldwyn Mayer avec qui l’acteur est sous contrat, donne son accord.
Il se ressert un scotch qu’il boit cul sec.
Après tout, personne ne m’attend plus à la maison. Alors banco. Et advienne que pourra.

4
Adolf et Eva sont à nouveau cloîtrés dans la salle de projection. Cette fois-ci, ils se sont passés des services du projectionniste. C’est Fräulein Braun qui s’occupe de tout. Fritz Sauber préfère ne pas savoir pourquoi la jeune femme lui a donné sa journée. Ce ne sont pas ses oignons.
Hitler contemple un groupe de jeunes femmes nues, toutes très appétissantes, s’ébattant dans l’eau près d’une cascade.
La nuit dernière, Eva est encore entrée dans sa chambre. Elle s’est glissée dans son lit, s’est blottie contre lui. Comme à son habitude, il a gardé sa chemise de nuit en coton blanc. Elle a tout essayé pour qu’il s’intéresse à elle. En vain. Il est resté impassible. Voilà plus de dix ans qu’elle est sa maîtresse. Durant toutes ces années, ils n’ont fait l’amour qu’en de rares occasions et avec peine. Conquérir le cœur d’Hitler a été pour elle un chemin de croix. Les premiers temps, la concurrence a été rude. Magda Goebbels, épouse de son ministre de la Propagande, était folle de lui. Tout comme Leni Riefenstahl, la réalisatrice, ou encore Hanna Reitsch, pilote de chasse émérite. Trompée à plusieurs reprises, délaissée, Eva a tenté de se suicider en se tirant une balle dans le cou. Sa sœur aînée, Isle, l’a sauvée in extremis. Il semblerait que le chancelier ne porte pas bonheur aux femmes. Plusieurs zones d’ombre entachent sa carrière de séducteur, comme la mort suspecte de Geli, fille de sa demi-sœur, qu’il a séduite et qu’on a retrouvée baignant dans son sang.
Les naïades continuent de se pavaner à l’écran. Eva se risque à poser la main sur une cuisse de son amant. Elle caresse sa verge qui, désespérément, reste au repos. Ces images de beautés dénudées, à même de réveiller le plus blasé des hommes, n’y changent rien. Hitler n’est puissant que sur les champs de bataille.
Le Führer s’est excusé. Il a quitté la salle de projection avant la fin de ce film qui n’a fait que l’irriter. Eva lui a souvent montré ce genre d’images prohibées dont il préfère ignorer l’origine. Elle recourt à toutes sortes de stratagèmes pour qu’il daigne enfin répondre à ses attentes. C’est de bonne guerre. Mais le fait de lui rappeler ses manquements aussi ouvertement a quelque chose de blessant.
— N’oublie pas, nous dînons avec Leni et les Goebbels, lui rappelle-t-il avant de la quitter.
Leni Riefenstahl est une femme brillante. Danseuse, actrice, réalisatrice, elle est non seulement une figure appréciée des dirigeants nazis mais jouit aussi d’une grande popularité auprès du public. Hitler l’a remarquée dès 1932 dans La Lumière bleue, film qu’elle a réalisé et dans lequel elle tient le premier rôle. Quant à son ministre Joseph Goebbels, il est lui aussi séduit. « C’est une merveilleuse enfant, pleine de grâce et de charme », a-t-il écrit dans son journal quelques années plus tôt. Hitler est à ce point impressionné par cette femme qu’il lui demandera par la suite de filmer ses réunions politiques, ce qu’elle acceptera volontiers. Mais c’est surtout grâce à son film sur les jeux Olympiques de 1936 qui se tiennent à Berlin, que Riefenstahl entre dans la lumière. Dans ce documentaire, Les Dieux du stade, elle filme les athlètes au plus près, en plein effort, en utilisant la technique du travelling. Elle recourt à des grues et d’autres nouveautés qui révolutionnent le genre. C’est une cinéaste accomplie, audacieuse et tout acquise à l’idéologie du national-socialisme. Face à elle, peu de femmes font le poids. Lorsque Leni apparaît sur la terrasse du Berghof auréolée de sa gloire, Eva Braun se sent soudain toute petite. Cependant, avec la maîtresse d’Hitler, Riefenstahl se montre bienveillante.
— Adolf m’a montré vos dernières images. C’est assez réussi, reconnaît-elle.
— Merci, Leni. Vous m’honorez. Mais lorsque vous dites « assez », j’imagine que ça pourrait être mieux.
— Oui. Notamment lorsque vous filmez de près le Führer ou ses collaborateurs. Essayez de les prendre en contre-plongée. Ça les mettra en valeur.
— Je suivrai votre conseil, soyez-en sûre. J’ai tant à apprendre de vous.
Un bruit de moteur se fait entendre. Negus et Stasi traversent la terrasse en trombe et sautent sur le parapet. Blondi, le berger allemand d’Hitler, reste en retrait.
— Ce sont les chiens que le Führer vous a offerts ? demande Leni en photographiant la scène.
— Oui. Je les adore. Ils me tiennent compagnie.
— Vous n’avez pas peur qu’ils tombent ?
— Oh, non, ils ont l’habitude. Je les ai bien dressés.
— Ils font bon ménage avec Blondi ?
— Ils s’entendent à merveille.
Riefenstahl préfère clore le chapitre. Le bruit court que Fräulein Braun ne supporte pas la chienne du Führer. Lors d’un repas, ce dernier l’a surprise en train de lui donner des coups de pied sous la table.
Hitler s’appuie sur la rambarde. Des membres de sa garde rapprochée l’entourent : Bormann, Theodor Morell, son médecin personnel, et Rochus Misch, qui ne le quitte jamais d’une semelle. En contrebas, ils aperçoivent le docteur Goebbels qui vient de sortir de son immense Mercedes décapotable. Tiré à quatre épingles, le ministre de la Propagande gravit les marches jusqu’au perron en claudiquant. Son pied bot le fait souffrir mais il n’en montre rien. Son épouse, Magda, et son garde du corps lui emboîtent le pas.
— J’ai ouï dire que vous aviez reçu un nouveau film américain, se hasarde Leni.
— Oui, New York-Miami, avoue Eva.
— Quelle chance vous avez ! C’est l’un des seuls films de Gable que je n’ai pas encore vus.
— Je vous le prêterai volontiers, propose Fräulein Braun alors que le ministre se joint aux convives.
Les deux femmes immortalisent la scène, Eva avec sa caméra, Leni avec un Rolleiflex.
Alors que Goebbels s’approche d’elles pour les saluer, Fräulein Braun s’agenouille et le filme d’en bas, respectant les recommandations de Riefenstahl, laquelle s’en réjouit.
Après le baisemain de rigueur, le ministre tourne les talons et rejoint le Führer. Ils disparaissent dans le grand salon tandis que Magda reste avec Eva et la cinéaste.
Magda Goebbels est une figure populaire. Elle incarne la femme allemande idéale et la pérennité de la race aryenne. Mère de six enfants, tous blonds comme les blés, elle est belle, cultivée et voue au chancelier un véritable culte. Le bruit court qu’ils ont été amants. Le fait est que le Führer, lorsqu’elle a épousé son ministre de la Propagande, était son témoin. C’est dire s’ils sont proches. Magda est jalouse d’Eva qui est plus jeune qu’elle de onze ans. Et qui, n’ayant pas encore connu les affres de la maternité, est toujours mince. Magda est bien la seule parmi toutes les femmes du Reich à pouvoir se permettre de la prendre de haut, de lui rappeler à tout bout de champ son statut peu enviable de maîtresse de l’ombre. Eva encaisse sans broncher. Elle n’est pas de taille à affronter cette femme puissante et adulée qu’on surnomme la première dame du Reich, même si elle n’est que l’épouse d’un ministre.
Lors du dîner, Eva n’a pas pipé mot. Écrasée par la volubilité de ces femmes, elle s’est contentée de manger sans se départir d’un sourire de circonstance. Dans le fond, c’est tout ce qu’on lui demande : faire bonne figure. Joseph Goebbels, assis à côté d’elle, l’a reluquée en douce. Ce ministre de premier plan, haut comme trois pommes – il mesure à peine un mètre soixante-cinq –, passe pour un chaud lapin. Il a fait du gringue à la sœur d’Eva, Gretl, lors d’une visite précédente. Sans succès.
Bormann, chef de la chancellerie, secrétaire particulier mais aussi chien de garde du Führer, n’a rien manqué du petit manège de Goebbels. Les deux hommes se haïssent. Ils sont comme deux courtisans qui se disputent la faveur du souverain. Pour accéder à Hitler, que l’on soit de ses intimes ou non, il faut passer par Bormann. Goebbels s’en plaint parfois mais ça ne change rien.
Après le dîner, Hitler, Goebbels et Bormann s’isolent dans un coin du grand salon. Ils sont rejoints par l’architecte et ministre Albert Speer, grand ordonnateur des somptueux défilés conçus à la gloire du tyran, qui a la lourde tâche de pourvoir l’armée en carburant, armes et munitions. Une discussion d’hommes commence, qui n’est pas censée regarder la gent féminine. Eva, Magda et Leni se regroupent de l’autre côté de la pièce. La maîtresse du Führer fait l’effort d’échanger quelques banalités avec ses invitées, juste pour la forme. Le cœur n’y est pas. D’autant que Leni, qui s’est intéressée à elle au début de la soirée parce qu’elles ont en commun la passion du cinéma, ne lui adresse quasiment plus la parole. Elle parle surtout avec Magda. D’égale à égale.

Hitler s’est encore couché vers 4 heures du matin. Une fois ses convives partis, il a retrouvé les plus hauts gradés de son état-major qui ont rallié le Berghof vers minuit. L’objet de cette réunion tardive était de préparer la riposte au débarquement des Alliés en Afrique du Nord. Concernant la France, il a été décidé de supprimer la ligne de démarcation et d’envahir le sud du pays qui bénéficiait jusqu’alors d’un statut de zone libre. La priorité est de prévenir un éventuel débarquement des Américains en Provence. Il faut l’empêcher à tout prix, faute de quoi l’issue de la guerre serait des plus incertaines.
Lorsque le Führer travaille tard, il ne se lève pas avant 14 heures. Eva, elle, est matinale. Plutôt que de se morfondre à attendre le réveil de son héros, elle vaque à ses occupations. Elle passe beaucoup de temps dans une chambre noire qu’elle a fait aménager au Berghof. Elle y développe elle-même ses pellicules. Elle fait en outre beaucoup de gymnastique, de longues randonnées dans la montagne ou de la natation à la belle saison, dans les lacs alentour. Elle aime aussi descendre au village de Berchtesgaden incognito, histoire de changer d’air. C’est du moins ce qu’elle prétend. Hitler ne voit pas ces escapades d’un bon œil. Depuis le jour où sa compagne a été traitée de « putain du Führer » dans la rue à Munich, il est inquiet pour sa sécurité. Aussi a-t-il demandé à Julius Schaub, son aide de camp, de lui trouver un homme de confiance afin de la protéger lors de ses sorties. Cet homme est un soldat aguerri. Il répond au nom d’Horst Bleiber.

Le caporal Bleiber est cantonné à un jet de pierre du Berghof, dans une caserne qui abrite une garnison de deux mille Waffen-SS. Cette unité est chargée de la sécurité non seulement du Führer mais aussi de ses principaux lieutenants et de toutes les installations militaires de l’Obersalzberg.
Démobilisé du front russe à la suite d’une grave blessure, Bleiber a été envoyé en convalescence dans les Alpes bavaroises. Au vu de sa bravoure au combat, ses chefs l’ont transféré dans la caserne du Berghof, loin des horreurs du front.

Eva fait sa gymnastique sur la terrasse lorsque Bleiber la voit pour la première fois. Le Führer est en déplacement dans son QG de Prusse orientale, la fameuse Wolfsschanze – ou « Tanière du loup ». C’est une chaude journée d’été. Elle porte un simple maillot de bain, la pudeur n’étant pas dans son tempérament. Elle fait d’amples mouvements de jambes, prenant malgré elle des poses suggestives. Dans ces moments, tout ce que le Berghof compte de personnel masculin se débrouille pour se rapprocher des fenêtres. Bleiber, comme les autres mâles présents dans la maison, se régale du spectacle. Lorsque Schaub lui confie la mission d’accompagner la jeune femme au village, il se dit qu’il est béni des dieux.
D’emblée, Eva s’est entichée de ce jeune homme bâti comme une montagne, blond, les yeux bleus, une dentition parfaite ; le prototype même de l’Aryen, l’Allemand au sang pur tel qu’Hitler l’a idéalisé au fil des pages de Mein Kampf. Bleiber, au demeurant, a une longue cicatrice qui lui barre la joue droite. Il la doit à une balle reçue à Stalingrad d’un de ces foutus snipers. Ça lui donne un côté viril qui ajoute à sa séduction.

Les voilà qui filent en direction de Berchtesgaden à bord d’un side-car de marque Zündapp. Pilote chevronné, Bleiber sollicite la moto au-delà du raisonnable. Il prend des virages serrés, accélère à fond dans les lignes droites. Eva exulte. Elle a l’impression d’être à la fête foraine, sur l’un de ces manèges qui vous retournent les tripes. Avide de sensations fortes, elle ne se sent jamais plus vivante qu’auprès de ce soldat avec qui elle entretient une relation clandestine depuis trois mois.
Déguisée en homme, grimée, elle n’a encore jamais été confondue par les villageois qui, au moins une fois par semaine, voient débouler la motocyclette. Eva porte l’uniforme, tout comme son accompagnateur. Elle cache ses boucles blondes sous un casque de cuir. Et ses yeux derrière des lunettes de soleil.
Au tout début de leur histoire, ils se sont contentés d’arpenter les ruelles de Berchtesgaden, s’arrêtant à l’occasion pour boire un chocolat chaud. Maintenant, ils traversent le village en trombe avant de prendre la direction de la forêt où, au hasard de leurs promenades, ils ont débusqué un refuge ouvert aux quatre vents. Là, sur une simple natte de paille, ils assouvissent enfin un désir brûlant.
Horst Bleiber est un amant hors pair mais aussi un grand lecteur. Il peut parler des heures durant de Goethe ou de Schiller. Ou d’auteurs anglo-saxons tels qu’Emily Brontë, Daphné du Maurier ou D. H. Lawrence, tous interdits depuis 1933.
Eva a longtemps hésité avant de s’abandonner à cet homme. Elle pensait appartenir au Führer corps et âme pour le restant de ses jours. Mais l’alchimie qui a d’emblée opéré entre elle et ce caporal l’a poussée à la transgression. Elle se doute bien que, s’ils sont découverts, l’un comme l’autre sont bons pour le peloton d’exécution.
Horst Bleiber, lui aussi, sait qu’il tente le diable. Ça ne le tourmente pas. Le danger, il vit avec depuis le début de l’opération Barbarossa. Dieu seul sait quelle bonne fée lui a permis de se retrouver à l’abri, loin de la mitraille, à veiller sur la maîtresse d’Hitler. Il est décidé à savourer chaque instant passé en sa présence.
Les premiers temps, ils n’ont fait que des balades. Quoique attirée par Horst, Eva ne se décidait pas à franchir le pas. Tout a basculé le jour où, après une randonnée harassante jusqu’à un lac d’altitude, ils se sont allongés sous un mélèze à l’abri du vent. Après une bonne collation, Bleiber a ouvert un livre : L’Amant de lady Chatterley. Il lui a lu des passages choisis. Eva était bouleversée, elle s’identifiait à Constance Reid, l’héroïne du roman. Elle aussi est attachée à un homme incapable de la satisfaire. Elle aussi est décidée à se consoler dans les bras d’un amant.

5
Il est presque minuit lorsque le tonnerre reprend. Une pluie de roquettes s’abat sur les positions allemandes. Les redoutables Katiouchas, les « orgues de Staline », viennent d’entrer en action. Le récital infernal de ces batteries de mortiers montées sur des camions dure plus de vingt minutes. Elles sont interminables. Terrés dans les ruines d’un garage, Weiter et ses hommes attendent que l’orage passe. Il faut rester vigilants. Les snipers profitent parfois de ce chaos pour faire un carton. De nombreux fantassins de la Wehrmacht ont ainsi été tués alors que le bombardement atteignait son paroxysme.
Avec cette arme, les Russes infligent de lourdes pertes aux Allemands. Ce pilonnage intensif, fruit d’une stratégie neuve, cause autant de dégâts matériels que moraux. Ces orgues diaboliques jouent leur cruelle musique sans crier gare. Les obus tombent au hasard, parfois sur la population civile à qui Staline a interdit de quitter la ville, se servant d’elle comme d’un bouclier. Il a voulu ainsi dissuader Paulus d’attaquer. En vain.
— Quel bordel ! peste Jung en se bouchant les oreilles.
Les mortiers se taisent enfin. Il règne alors un silence irréel que la poussière et les flammes rendent encore plus inquiétant. Partout des incendies rougissent le ciel. Les rares bâtiments encore debout finissent par s’écrouler. Weiter se risque à regarder au-dehors. Après quelques minutes d’observation, il dit aux autres, en leur faisant signe de le suivre :
— La voie est libre.
— Quoi ? s’écrie le caporal Sturm.
— Je dis que la voie est libre. Allez, magnez-vous, ça peut reprendre à tout moment.
Weiter sort de la cache en premier. Jung lui emboîte le pas. Ils se mettent à couvert quelques mètres plus loin, derrière une carcasse de voiture calcinée.
— Où est Sturm ? s’inquiète le capitaine.
— Qu’est-ce que j’en sais ?
Weiter retourne aussitôt sur ses pas. Il retrouve le caporal assis sur une pile de pneus, hébété. Du sang coule de ses oreilles.
— Friedrich ?
— Je n’entends plus rien, Florian. Mais ne te fais pas de bile, ça va aller, assure le caporal avant de s’effondrer.
Weiter porte secours à son camarade. Il déchire un mouchoir en plusieurs fragments avec lesquels il bouche ses oreilles. Et il l’aide à se relever. Les deux hommes ressortent du garage et retrouvent Jung à l’arrière de l’épave lorsqu’une automitrailleuse russe passe à tombeau ouvert près d’eux, tous feux éteints. Une fois le véhicule éloigné, les trois hommes se remettent en chemin. Sturm n’est plus en état de marcher. Weiter et Jung se relaient pour le soutenir.
— Ses tympans sont crevés. Il n’a plus d’équilibre, constate le capitaine.
— Les fumiers.
Avec la plus grande peine, ils parcourent deux cents mètres, progressant tant que bien que mal entre les gravats. Ils atteignent la Volga. Leur bataillon se trouve sur l’autre rive, près d’un ancien hangar où les Russes entreposaient des munitions au début de la bataille. Il faudra encore traverser le fleuve. Ils se réfugient sous un pont proprement coupé en deux par un récent bombardement. Weiter et Jung allongent leur camarade blessé à même le sol et le protègent avec une couverture qu’ils sortent de leur barda. Ils ouvrent une bouteille de vodka prise à un sniper neutralisé quelques jours plus tôt et boivent chacun leur tour pour se réchauffer.
— On n’y arrivera pas seuls, Siegfried. Essaie encore de signaler notre position, demande le capitaine.
Jung allume la radio, tente d’entrer en contact avec la garnison. Il y a de la friture. On entend une voix amie par intermittence, mais pas assez nettement pour communiquer.
— Ici le groupe 24 à la base. Est-ce que vous me recevez ?
— Dis-leur de nous couvrir quand on traversera.
— Tu en as de bonnes, Florian. Il faudrait déjà qu’ils me captent, ronchonne Jung.
— On va bien finir par les avoir. Continue.
— Ici le groupe 24 à la base. Est-ce que vous me recevez ?
Les rares bribes de voix allemandes se transforment en un grésillement continu.
— Ces salauds ont brouillé la fréquence.
Weiter soupire. Jung a sûrement raison. Les Russes sont passés maîtres dans l’art de saboter les transmissions des Allemands. Et ce pour empêcher les tireurs d’élite qui s’infiltrent derrière leurs lignes de revenir au bercail. Mais le capitaine s’est fait un devoir de ne pas faiblir devant ses hommes.
— Encore une fois, Siegfried.
— On va bientôt tomber en rade de batterie, proteste Jung.
Weiter prépare les rations, un amalgame de patates et de harengs durs comme du marbre à cause du gel. Il est hors de question d’allumer un brasero pour lutter contre le mercure qui affiche, de jour comme de nuit, des températures négatives. Et pour s’autoriser une cigarette, il faut prendre un luxe de précautions avant de craquer une allumette. Surtout la nuit.

Jung s’est acharné. Il n’a pas réussi à entrer en contact avec la garnison. Ils devront se débrouiller par leurs propres moyens pour rallier l’autre rive. Par chance, le fleuve est en partie gelé. Ça facilitera le passage.
Terrassé par la fatigue et le froid, Siegfried pique du nez.
— On va manger un morceau et essayer de dormir deux ou trois heures. On tentera le passage plus tard, lui dit le capitaine.
Jung approuve d’un signe de tête.
Tout en cassant la croûte, ils parlent à voix basse. Quant à Sturm, il s’est assoupi, lui aussi écrasé par le manque de sommeil.
— Comment as-tu gagné cette décoration ? demande Jung en avisant la croix de fer épinglée sur la veste de son supérieur.
Weiter finit de mâcher une bouchée de hareng avant de répondre, en prenant un air sombre :
— C’était il y a trois ans, en Pologne. J’étais en première ligne. Avec mes hommes, on devait récupérer un de nos officiers, un major capturé lors de l’offensive sur Varsovie. J’ai accompli la mission. Mais je suis revenu seul avec le major. Toute mon unité y est passée. À l’époque, je n’étais pas encore tireur d’élite. Je le suis devenu à la suite de cette opération. Je n’avais qu’une idée en tête : leur rendre la monnaie de leur pièce.
Jung est intrigué par une autre médaille en forme de broche. En son centre, il distingue une croix gammée surmontant une baïonnette et une grenade à manche croisées.
— Et celle-là ?
— C’est l’agrafe de combat rapproché qui récompense les luttes au corps-à-corps. Celle-là je l’ai eue au début de la bataille de Stalingrad.
— Combien de snipers as-tu abattus en tout ?
— Soixante-seize en comptant celui du château d’eau.
— La vache !
— Je n’en tire aucune gloire, tu sais.
— Tu devrais, pourtant. Chaque fois que tu flingues l’un de ces bâtards, tu sauves la vie d’un des nôtres.
— Oui, peut-être. Mais ce n’est pas le plus important.
— C’est quoi le plus important ?
— Vous ramener sains et saufs à la maison, Siegfried. C’est tout ce qui compte pour moi.

« Quelle heure peut-il bien être ? » se demande Sturm en entrouvrant les yeux. Le caporal parvient à se lever. Il fait quelques pas, manque de tomber, se reprend. Il a une migraine terrible. Des acouphènes sifflent dans ses oreilles. Une bruine glaciale tombe sur la ville martyrisée. Les incendies s’éteignent un à un. Bientôt, l’obscurité est totale. Il bute sur un objet mou. C’est le corps de Jung. Celui-ci est si endormi qu’il continue de ronfler. À côté de Jung, Sturm discerne la silhouette élancée du capitaine qui, lui aussi, dort profondément. Le caporal remarque des restes de ration abandonnés dans une gamelle. Tenaillé par la faim, il se précipite dessus. Il avise un fond de bouteille de vodka, auquel il réserve le même sort. « Ça fait du bien par où ça passe », se dit-il en allumant une cigarette au moment même où une sentinelle russe, perchée sur un promontoire à neuf cents mètres, scrute les abords du pont à l’aide d’une puissante longue-vue à visée nocturne.

Une lueur blafarde succède à l’obscurité. Bientôt, le jour se lève, dévoilant un décor d’apocalypse. Ils se réveillent trempés et transpercés jusqu’aux os par un froid polaire. Weiter se lève en premier. Il constate que les gamelles ont été nettoyées. Il pense d’abord à une bête affamée. La ville regorge de chiens et de chats errants qui, tout comme les hommes, cherchent chaque jour de quoi se nourrir dans cet océan de décombres. Mais où est le caporal ? Inquiet, Weiter sort son Luger et inspecte les lieux tandis que Jung se lève à son tour.
Le capitaine ne tarde pas à retrouver son camarade. Il gît face contre terre derrière la pile du pont, recroquevillé. Weiter remarque un briquet près du corps. Il s’agenouille, distingue un petit trou noir à la base de la nuque du caporal. Le saisissant par les épaules, il le retourne et pousse un cri d’effroi. Il ne reste plus rien du haut de son visage. Le front, les yeux et une partie du nez ont été emportés.

6
Louis B. Mayer, nabab de la MGM, éructe au téléphone :
— Il n’en est pas question. Je ne vous prêterai pas Clark Gable !
À l’autre bout du fil, le général Arnold, commandant en chef de l’USAAF, lui répond tout aussi vertement :
— Je me suis trompé sur votre compte, Louis. Je vous croyais patriote.
— Je ne le suis pas moins que vous, général. Mais Clark est notre acteur le plus rentable. L’envoyer combattre, quelle idée saugrenue ! Vous voulez notre ruine ?
— Vous me parlez de profits. Moi, je vous parle de botter le cul d’Hitler.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Je suis concerné au premier chef par cette guerre. Sachez que je suis né en Russie. J’ai dû fuir mon pays à cause des pogroms. Ma famille, comme tant d’autres en Europe, a été persécutée parce qu’elle était juive.
— Raison de plus. Qu’est-ce que vous attendez pour vous joindre à nous ?
— Qu’espérez-vous de moi ? Je ne suis qu’un simple entrepreneur de spectacles.
— Non, Louis. Vous êtes bien plus que ça. Vous dirigez la société de production la plus prestigieuse du pays. Avec Ben-Hur, Le Magicien d’Oz, Tarzan, Autant en emporte le vent et d’autres films de ce calibre, vous avez fait rêver des millions d’Américains, et ce depuis des décennies.
Les propos flatteurs d’Arnold font mouche. Mayer baisse la garde lorsqu’on caresse son ego dans le sens du poil.
— C’est peu de chose comparé à votre engagement, dit-il, faussement modeste.
— Vendre du rêve, ça n’est pas rien. Lorsqu’une star accepte de venir quelques heures soutenir le moral des troupes, nos gars retrouvent le sourire comme par enchantement. Ils sont gonflés à bloc pour repartir au casse-pipe. Votre pouvoir vaut largement le mien.
— Vous exagérez.
— Clark est la plus grande vedette d’Hollywood. Il pourrait participer lui aussi à l’effort de guerre, comme feu son épouse.
— Précisez.
— Je voudrais utiliser sa popularité pour motiver de nouvelles recrues.
— Comment ?
— En réalisant un film documentaire. Nous manquons cruellement d’artilleurs aériens.
— Mais il ne connaît rien aux armes. Les pistolets ou les carabines qu’il a maniés dans ses films sont factices, vous savez.
— Il va de soi qu’on le formerait. Il n’est pas question qu’il monte dans un bombardier sans entraînement préalable.
— Un bombardier ?
— Oui.
— De quel entraînement s’agit-il ?
— Tir à la mitrailleuse, pour l’essentiel.
— À balles réelles ?
Le général éclate de rire.
— C’est la guerre, Louis. Pas du cinéma.
— Honnêtement, je ne sais pas. Vous devez sûrement avoir d’autres candidats en tête.
— Non, pas de ce niveau. Il y a bien James Stewart. Mais il est déjà des nôtres. Et très sollicité. C’est un excellent pilote. Il forme la relève et n’a donc pas le temps de s’impliquer dans ce projet.
— C’est regrettable.
Un silence. Le poisson est presque ferré. Mais il risque de s’échapper. Alors le général joue son va-tout. Avant ce coup de fil, il s’est renseigné sur ce producteur. Il sait que Mayer, plus que tout, a un profond respect pour les mères. La sienne, mais aussi celles des autres. Deux anecdotes en témoignent, qui ont fait le bonheur des tabloïds. Un jour, sur un plateau, un comédien traite la mère de sa partenaire de putain. Mayer se jette sur lui et le roue de coups. Une autre fois, l’actrice Ann Rutherford, venue lui demander une augmentation, commence par essuyer un refus. Mais lorsqu’elle prétend que c’est pour acheter une maison à sa mère, le nabab lui signe sur-le-champ un chèque de cent mille dollars.
— Songez à la postérité, Louis.
— Que voulez-vous dire ?
— Quelle trace laisserez-vous ?
— Je n’en sais rien. C’est le cadet de mes soucis.
— Avez-vous toujours votre mère ?
— Non, répond Mayer, visiblement troublé.
— Pourtant je suis certain qu’elle vous regarde de là-haut.
— Cette conversation prend une tournure bizarre. Seriez-vous mystique, général ?
— Non. Je crois seulement en une vie après la mort. Je crois que chaque homme sera jugé sur ses actes.
— Je le crois aussi.
— Bien. Et que dirait votre mère si vous vous contentiez de rester dans votre bureau à compter vos dollars alors que, chaque jour, des soldats américains meurent sous le feu de l’ennemi ?

Le 12 août 1942, Clark Gable s’engage dans l’armée de son pays, mettant un terme provisoire à sa carrière d’acteur. Le roi d’Hollywood est descendu de son trône pour devenir un soldat. Louis B. Mayer a fini par céder. Mais il a exigé qu’Andrew McIntyre, chef opérateur émérite et ami de Gable, accompagne son poulain dans l’aventure. Requête accordée.
À quarante-deux ans, le soldat Gable a commencé par raser sa célèbre moustache. Mais ça n’a pas suffi à tromper ses admiratrices qui l’ont suivi à la trace depuis l’école d’officiers de Miami Beach, où il a commencé sa formation, jusqu’à la base de Tyndall Field, en Floride, où il apprend à devenir artilleur. Des mesures ont été prises pour que ce soldat hors normes puisse suivre son entraînement. Ses fans sont maintenues à distance, avec interdiction de pénétrer dans la base. Les plus hardies se débrouillent malgré tout pour déjouer la vigilance de la police militaire. Elles se retrouvent parfois dans les quartiers de la star, pour le plus grand plaisir de ses camarades de chambrée qui profitent eux aussi de cet arrivage providentiel.
Bien alignés, les apprentis artilleurs sont au garde-à-vous. Gable détonne quelque peu dans cette rangée d’uniformes où la moyenne d’âge est de vingt ans. On ne voit là que des frimousses de gamins dont la fraîcheur et l’innocence contrastent avec son visage buriné par le chagrin et l’alcool. L’acteur tâche de faire bonne figure. Il redevient ce provincial qu’il n’a dans le fond jamais cessé d’être : un brave type, naturel, accessible, qui sait se faire aimer. Ses camarades l’apprécient, non parce qu’il est Clark Gable mais parce qu’il leur ressemble.
Après d’ultimes recommandations, le sergent instructeur mène ses recrues dans un champ spécialement aménagé pour l’entraînement. Il y a là des tourelles factices équipées d’un double canon de 50 millimètres ou de batteries de mitrailleuses lourdes.
— Voilà le type d’armement que vous aurez à maîtriser, explique le sergent en invitant ses hommes à prendre place dans les tourelles.
Plus loin, en plein champ, des soldats se préparent à actionner des catapultes telles qu’on en trouve sur les sites de ball-trap. Et les tirs commencent, lourds, puissants, à intervalles réguliers. Dans les bras du tireur, les vibrations sont telles qu’il ressort de la tourelle en tremblant, sous l’œil inquiet de la recrue qui prend sa place.
— Lorsque vous grimperez dans les B-17, ce sera une autre paire de manches, les gars. Ça se passera en plein ciel avec une visibilité aléatoire. Et en prime vous aurez les Messerschmitt des Boches au cul, continue le sergent.
Après les canons doubles de 50 millimètres, Gable et son acolyte McIntyre sont initiés aux joies de la mitrailleuse Browning M2 qui n’est pas plus aisée à manier. La cadence de tir est effrayante. Et même avec un casque de protection, le bruit est assourdissant.
Les premiers jours, les deux compères sont la risée de leurs camarades. Ils ne touchent aucune cible. Mais au bout de quelques semaines, leur technique s’affine. Ils commencent à assimiler les automatismes qui leur permettront, dans un avenir proche, de protéger leur vie et celle de leurs équipages. Des anges gardiens, tel sera leur rôle lorsqu’ils embarqueront pour l’Angleterre dans ces forteresses volantes avant de traverser la Manche pour en découdre avec les nazis.

7
Comme à son habitude, juste après son réveil, Hitler s’isole un moment dans sa chambre avec son médecin personnel, le docteur Theodor Morell. Misch reste derrière sa porte, en bon chien de garde qu’il est. La consigne est claire : le Führer ne doit être dérangé sous aucun prétexte. »

Extrait
« Le 12 août 1942, Clark Gable s’engage dans l’armée de son pays, mettant un terme provisoire à sa carrière d’acteur. Le roi d’Hollywood est descendu de son trône pour devenir un soldat. Louis B. Mayer a fini par céder. Mais il a exigé qu’Andrew McIntyre, chef opérateur émérite et ami de Gable, accompagne son poulain dans l’aventure. Requête accordée.
À quarante-deux ans, le soldat Gable a commencé par raser sa célèbre moustache. Mais ça n’a pas suffi à tromper ses admiratrices qui l’ont suivi à la trace depuis l’école d’officiers de Miami Beach, où il a commencé sa formation, jusqu’à la base de Tyndall Field, en Floride, où il apprend à devenir artilleur. Des mesures ont été prises pour que ce soldat hors normes puisse suivre son entraînement. Ses fans sont maintenues à distance, avec interdiction de pénétrer dans la base. Les plus hardies se débrouillent malgré tout pour déjouer la vigilance de la police militaire. Elles se retrouvent parfois dans les quartiers de la star, pour le plus grand plaisir de ses camarades de chambrée qui profitent eux aussi de cet arrivage providentiel. » p. 50

À propos de l’auteur
LENTERIC_Jean-Baptiste_Thomas_pirel

Jean-Baptiste Lentéric © Photo Thomas Pirel

Jean-Baptiste Lentéric a d’abord travaillé pour le cinéma aux côtés de réalisateurs prestigieux tels que Samuel Fuller qui l’ont initié à l’écriture de scénarios. Passionné d’histoire et de musique, il joue aussi de la guitare dans un groupe de rock. Herr Gable est son premier roman publié chez Belfond. (Source: Éditions Belfond)

Page Facebook de l’auteur
Compte instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#HerrGable #JeanBaptisteLenteric #editionsbelfond #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #MardiConseil #Rentréedhiver2022 #rentreelitteraire #avislecture #passionlecture #critiquelitteraire #rentree2022 #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #bookstagram #book #Bookobsessed #bookshelf #booklover #Bookaddict #instabooks #ilovebooks #babelio #goodbook #Jeliscommejeveux

Les anges noirs de Berlin

CATTANEO_les_anges_noirs_de_berlin  RL_Hiver_2022

En deux mots
Eva fuit son pensionnat pour rejoindre sa tante à Berlin où elle rêve d’une carrière de chanteuse. Aidée par un banquier, elle mettra le pied à l’étrier en même temps qu’un jeune peintre au style novateur. Mais Hitler arrive au pouvoir et leurs rêves s’envolent…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’art, ultime rempart contre la barbarie

En suivant une jeune chanteuse et un peintre prometteur dans le Berlin des années 1939-1940 Bernard Cattanéo nous offre un roman plein de bruit et de fureur. Et, au sortir de la guerre, des vies bouleversées que l’art réunira à nouveau, dans une dramatique quête de liberté.

À 17 ans, Eva décide de fuir le pensionnat où son pasteur de père l’avait inscrite. De Leipzig elle va gagner Berlin où sa tante Helwige a accepté de l’accueillir. Le rêve de la belle blonde est de devenir chanteuse et pour cela, elle compte sur les relations d’Helwige. Elle tient une parfumerie où se pressent les clients fortunés comme Oskar Schmid, le banquier.
Ce dernier va accepter d’employer la jeune fille à son service courrier le temps pour sa tante de lui trouver un professeur de chant et quelqu’un qui acceptera une audition. Les mois vont passer et l’impatience d’Eva grandir. Helwige va se sentir contrainte de contacter une ancienne relation à la réputation sulfureuse, l’Ange noir. Cette dernière accepte d’accueillir la jeune fille dans son cabaret des Templiers où très vite elle va se faire une place.
Un autre protégé de Schmid y subjugue le public, le jeune peintre Fritz Gühlen qui réalise à la vitesse de l’éclair des toiles présentant les prestations en cours. Son style particulier va pousser un galeriste à l’exposer. Le conte de fées est pourtant assombri par les bruits de bottes et les exactions de plus en plus nombreuses dans la capitale allemande où le parti nazi ne cesse de gagner du terrain. À la veille de la Nuit de cristal, le monde s’apprête à basculer dans l’horreur et les rêves vont virer au cauchemar. La capitale du Reich va se transformer en champ de ruines. La peur et la mort vont devenir le lot quotidien de ceux qui vont survivre à la tragédie. De ce bruit et de cette fureur vont émerger Eva et Fritz.
Bernard Cattanéo a construit son roman autour de ce moment de bascule, quand la vie ne tient plus qu’à un fil, quand un geste, une parole peut vous entrainer en enfer… Mais aussi quand l’humanité peut trouver son chemin parmi les anges noirs. C’est dans les décombres de la guerre et dans l’exil qu’ils se croiseront à nouveau, dans un tragique dénouement. Car le poids de l’Histoire pèse lourd sur ceux qui ont été broyés par la folie nazie. Reste l’art, comme rempart contre la barbarie, comme témoignage d’un esprit libre.

Les Anges noirs de Berlin
Bernard Cattanéo
City Éditions
Roman
304 p., 19 €
EAN 9782824619743
Paru le 5/01/2022

Où?
Le roman est situé en Allemagne, à Leipzig, Potsdam puis Berlin ainsi qu’à Halle. On y évoque aussi New York, Metz et Hambourg.

Quand?
L’action se déroule des années 1930 aux années 1950.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans l’Allemagne des années 1930, la jeune Eva fuit sa triste province et s’installe à Berlin où elle rêve de devenir chanteuse. Grâce à sa tante, qui voit en elle toute la fougue perdue de sa propre jeunesse, Eva rencontre une pléiade d’artistes plus ou moins fréquentables. Commence alors une vie tourbillonnante où Eva s’étourdit dans des fêtes et tombe amoureuse de Fritz, un génie de la peinture, artiste maudit aussi talentueux que sombre. Mais alors qu’Hitler renforce son emprise sur l’Allemagne, l’insouciance cède peu à peu la place à la peur. Tandis que Fritz choisit de mettre son art au service des nazis, Eva est approchée par la Résistance. Dans ce monde qui sombre dans le chaos, écartelée entre son amour, ses convictions et ses rêves de grandeur, la jeune femme va devoir faire des choix difficiles. Au péril de sa vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« C’était surtout l’odeur d’urine qui l’incommodait. À croire qu’un bataillon de soudards s’était soulagé contre les murs lépreux. Elle aurait d’ailleurs été en peine d’imaginer ces hommes en pleine action : dans son monde, il était interdit d’y penser. Mais, sans pouvoir s’en faire une idée précise, elle rêva un instant à cette scène improbable. Elle avait basculé dans un univers inconnu, celui des hors-la-loi noyés dans la nuit sale, fugitifs traqués par les bien-pensants et, avec une joie mauvaise, elle laissait son imagination courir. Soudain, elle frissonna. De peur ou d’excitation ? Une locomotive ahanait au loin, et l’on entendait grincer des wagons sur les rails gelés. Elle se rencogna au milieu des caisses où elle avait trouvé refuge et ferma les yeux. Il devait être deux ou trois heures du matin, son cœur battait la chamade. Comment allait-elle sortir de ce trou à rats, hangar miteux et glacial échoué quelque part au bout des voies de chemin de fer de la gare de Leipzig ?
Des bribes de sa lettre lui tournaient dans la tête. À vrai dire, elle en ressassait tous les détails, encore étonnée de sa propre audace.
Quand vous lirez cette lettre, j’aurai quitté Sankt-Ferdinand – eh oui, je n’y suis pas restée pour travailler, il ne fallait pas me croire sur parole ! J’ai pris toutes les précautions possibles pour que vous ne me retrouviez pas… Jamais ! C’est bien pratique, ce règlement qui permet aux pensionnaires de s’en aller pendant les congés sans que les sœurs vérifient leur destination… Méthodes modernes, sans doute. Et vous, le luthérien qui me vouliez chez les catholiques parce que leurs collèges sont des prisons !
Ces religieuses, avant d’être des mégères, étaient des imbéciles. Il n’avait pas été bien difficile de les berner. Dans un demi-sommeil, la jeune fille revit le grand hall de l’institution et le visage lunaire de la concierge. Elle entendait encore sa voix geignarde :
— Vous avez demandé un billet de sortie… Pourquoi donc, Fräulein ? Vous seriez tellement mieux parmi nous, pour travailler vos examens pendant ces vacances ! Et puis, Monsieur l’Abbé compte sur vous pour la chorale…
Ah non !
Elles ne savaient pas que j’avais essayé par deux fois de m’enfuir de la maison, elles auraient été moins confiantes. Et vous, mon cher père, vous qui êtes si bon, vous n’entendez pas mon rire ?
Dans la pénombre, des images surgissaient, puis s’évanouissaient au milieu d’un tourbillon irréel. L’une d’entre elles s’imposa : sa chambre au vicariat, cette maison de pierre grise aux volets verts où elle s’était sentie si malheureuse.
Vous rappelez-vous que vous avez brûlé toutes mes coupures de journaux, toutes mes photos et même les petits objets que j’avais si patiemment rassemblés ? Je vous ai haï à ce moment, comprenez-vous ? Et j’ai décidé de vivre ma vie. Vous n’avez pas cru que votre « petite fille chérie », votre « chère Gudrun » oserait, n’est-ce pas ? Vous avez eu tort. La fille du pasteur en avait assez des sermons ; elle veut être chanteuse et le sera. Maman m’aurait laissée faire, elle. Si elle n’était pas morte en me mettant au monde, si je l’avais connue, je l’aurais aimée.
Le son strident d’un sifflet déchira la nuit et la fit sursauter. Elle bondit sur ses pieds et, en trébuchant, vint regarder par la fenêtre. Le carreau cassé laissait passer un courant d’air glacé. La nuit était sinistre, sans étoiles. Au loin, bien après la limite au-delà de laquelle les rails devenaient invisibles, elle apercevait les premiers bâtiments de la gare de voyageurs violemment éclairés. Un convoi s’ébranlait. Elle se laissa glisser contre le mur et ramena les pans de sa veste sur sa poitrine. De nouveau, elle ferma les yeux. Mais elle ne pouvait pas encore dormir. Toujours lui revenait le texte de la lettre qui l’avait vengée de son père.
Je ne serai pas une bonne petite ménagère, je ne ferai pas la fierté du pasteur Schweischericht, je ne rapiécerai pas les nappes d’autel, je ne ferai pas l’horrible cuisine « de chez nous », je n’épouserai jamais votre vicaire, vous entendez ? Jamais ! Je n’avais que dix ans quand vous êtes allé défiler avec ces affreux nazis, mais j’ai pleuré ce jour-là. Je ne veux pas de votre monde où on s’habille en noir pour demander pardon des fautes qu’on n’a pas commises. Parce que ce ne sont pas des fautes ! C’est une faute de vouloir vivre, c’est un péché d’être heureuse ? Oui, j’ai des amis « métèques ». Oui, j’aime les fêtes. Oui, j’adore chanter. Et pas vos cantiques !
Elle était partie depuis deux jours désormais, et son père avait reçu sa lettre. Ce devait être le branle-bas de combat, mais elle s’en moquait. Il lui fallait gagner Berlin, c’était sa seule chance de disparaître pour de bon. Personne ne la chercherait là-bas. Avant de sombrer dans un mauvais sommeil, elle songea que le pasteur la croirait morte. Et elle sourit.

Pendant la journée grise et froide rythmée par les passages de trains de marchandises, Gudrun resta cachée dans le petit bâtiment. Vu la poussière qui recouvrait les caisses et le plancher, elle se doutait que les lieux n’étaient pas souvent visités, sinon par des vagabonds. Ici ou là, elle déchiffra une étiquette, mais tout semblait dater de la guerre. Ce qu’elle ne savait pas, c’était que ce hangar était voué à la démolition dans les jours suivants. Pour l’heure, elle était tranquille, personne ne s’en préoccupait. Les quignons de pain de sa besace et sa gourde lui suffisaient pour tenir. Ce dont elle souffrait le plus, c’était de la saleté qui lui collait à  la peau. Mais elle aurait bientôt la chance d’un bon bain, elle en était sûre. Elle était toujours très sûre d’elle-même.
Le soir venu, la jeune fille se risqua dehors. Il n’y avait âme qui vive. Elle contourna les lieux pour mettre le bâtiment entre elle et la gare, lointaine mais éclairée, et buta sur une fontaine. Sans hésiter, elle actionna la pompe. Dans un gargouillis rauque, un peu d’eau jaillit. Qu’elle ne fût pas gelée fut une chance. Avec un réel bonheur, Gudrun se débarbouilla, insensible au vent, puis s’enfouit dans son manteau et se mit à courir en trébuchant sur les 10 voies. La ligne noire d’un bois l’engloutit, et elle piqua droit devant elle, se disant qu’il y aurait bien une route quelque part. Elle serrait dans sa poche sa boussole de campeuse, qui lui permettrait de s’orienter vers Berlin. Une pensée l’obsédait: prévenir Helwige. Mais elle ne doutait pas une seconde qu’elle trouverait refuge chez la jeune femme.
Après avoir été copieusement fouettée par les branchages, ce fut guidée par des lueurs encore indistinctes qu’elle parvint à un chemin rejoignant une zone industrielle. Elle s’engagea dans une rue sale et mal pavée. De hauts murs aveugles cachaient sans doute des usines, mais elle se dit que, là où il y a des travailleurs, il y a une auberge. C’était le cas: au coin d’un carrefour dominé par un lampadaire dont l’ampoule avait du mal à percer les ténèbres, elle vit une maison basse dont les fenêtres à petits carreaux jetaient sur les pavés humides des taches de couleur. «Ils auront le téléphone», songea-t-elle avec assurance. Après s’être arrêtée dans l’ombre au passage de cyclistes pressés de se mettre au chaud, elle se couvrit la tête d’un fichu de vieille femme, ferma son manteau jusqu’en haut, et alla résolument pousser la porte derrière laquelle on entendait des rires et des entrechoquements. Il y avait là plein d’hommes qui buvaient dans un brouhaha sympathique, et son entrée passa presque inaperçue. Elle avait caché ses cheveux d’or, masquait le bas de son visage et, avec sa musette informe, son vêtement gris, ses godillots, elle n’était guère appétissante. Une grosse femme s’agitait derrière le comptoir et jonglait avec des chopes énormes de bière mousseuse. C’était soir de paye, et elle ne savait où  donner de la tête.
— Un schnaps, dit Gudrun en grossissant sa voix. Vous avez le téléphone? On le lui indiqua d’un signe de tête après avoir vu la monnaie qu’elle tenait dans sa main. Traînant des pieds, elle contourna les hommes appuyés au comptoir et décrocha. Le cœur battant, elle demanda Berlin.
— Allo, Helwige?
— Oui… Qui parle?
— Helwige, c’est Gudrun. Tu m’entends?
— Gudrun… évidemment!
Une vague de bonheur envahit la jeune fille. Elle poursuivit à voix basse, suppliant sa tante de l’accueillir.
— Bon, tu t’es encore enfuie, dit Helwige.
— Inutile d’en parler au Bon Dieu!
— Tu te rends compte de ce que tu me demandes? Et arrête d’appeler ton père comme ça.
— Merci.
Gudrun raccrocha, but d’un trait la ration de schnaps, avec laquelle elle faillit s’étrangler, et s’en alla sans demander son reste. La femme la regarda partir d’un air suspicieux, puis haussa les épaules. Des gens bizarres, il y en avait décidément de plus en plus.
Elle marcha vite, en rasant les murs. Il fallait qu’elle se rapproche de la capitale, en évitant les grands axes, puis elle téléphonerait de nouveau. Sous un réverbère, elle déchiffra sa boussole et releva la tête pour fixer le trou noir qui lui faisait face, avant de s’y plonger d’un bon pas. Elle n’avait jamais eu peur, ce n’était pas maintenant qu’elle allait ressentir de la crainte. Au contraire, son cœur était léger comme une plume: elle était en passe de réussir, ce dont elle n’avait d’ailleurs jamais douté. C’était aussi ce que se disait sa tante en reposant le téléphone.
«Cette chipie va s’en sortir», songea-t-elle avec admiration. Dans le grand salon envahi par la pénombre, la jeune femme se dirigea vers le bar et se servit pensivement un whisky. Elle avait en tête le coup de fil reçu le matin même.
Une voix reconnaissable entre mille, à la fois sèche et embarrassée. Pour la première fois depuis plus de dix ans, elle avait entendu son beau-frère. Le pasteur était inquiet, certes, mais elle l’avait surtout senti vexé, humilié par ce qu’il prenait pour un affront ultime. Non seulement il avait été roulé, non seulement il constatait l’échec de son éducation, mais il devait s’adresser à la personne qu’il méprisait le plus. Un mépris mêlé de peur et, la jeune femme en était sûre, d’envie. Instinctivement, elle ne lui rendrait aucun service. Quand il commença à parler par circonlocutions, elle comprit que sa fille avait disparu. C’était au moins la troisième fois, et Helwige n’en était pas très surprise. Des lettres et des appels de Gudrun l’avaient de loin en loin tenue au courant des affres dans lesquels se débattait la jeune fille. Mais elle n’avait eu aucun moyen de l’aider. Dès qu’elle avait cherché à    dissuader sa nièce de prendre des risques, elle avait essuyé une rebuffade. Et elle ne savait plus rien depuis six mois, excepté par un entrefilet dans un journal mondain que le pasteur Schweischericht avait célébré le mariage d’un haut dignitaire nazi à   Munich, en le félicitant, dans son sermon, pour son engagement au service «de la régénération de l’Allemagne». Cela résumait tout le personnage.
L’appel avait été bref. La jeune femme ne mentait pas en disant qu’elle n’avait aucune nouvelle de sa nièce, et elle avait coupé court aux déblatérations guindées du pasteur sur «les rêveries imbéciles des jeunes filles» et sur «les tentations crapuleuses de la nouvelle Sodome berlinoise». Elle ne connaissait que trop, par Gudrun, les opinions de Schweischericht sur elle, sur son métier de parfumeuse, sur la capitale, sur la république et sur tout le reste, dans la mesure où ne flottaient pas (encore) sur le pays les bannières du parti de ce «Herr Hitler», dont le pasteur parlait avec tant de respect. Elle connaissait tout cela trop bien pour perdre son temps en vaines politesses.
Ce n’était que du bout des lèvres qu’elle avait vaguement promis de tenir le père au courant du destin de sa fille si elle en recevait des nouvelles. Une fois cet appel désagréable terminé, sans une pensée de compassion pour son beau-frère, elle se dit qu’elle n’en ferait rien. Puis elle attendit que Gudrun se manifeste, en se demandant au passage ce qu’elle-même pourrait lui conseiller. Elle n’avait certes pas envisagé que la jeune fille vienne chercher refuge chez elle après avoir travers  le pays. »

À propos de l’auteur
CATTANEO_Bernard_©DRBernard Cattanéo © Photo DR

Bernard Cattanéo est docteur en Histoire des idées politiques à Aix-en-Provence. Historien et journaliste, il a publié plusieurs documents historiques et des essais. Il signe un deuxième roman très juste qui fait revivre toute la complexité de l’Allemagne des années 1940. (Source: City Éditions)

Page Wikipédia de l’auteur
Compte Linkedin de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lesangesnoirsdeberlin #BernardCattaneo #Cityeditions #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #Berlin #SecondeGuerreMondiale #Allemagne #romanhistorique #Rentréedhiver2022 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Ainsi Berlin

PETITMANGIN_ainsi_Berlin  RL-automne-2021  Logo_second_roman  68_premieres_fois_logo_2019 coup_de_coeur

En deux mots
Gerd erre dans un Berlin détruit par une pluie de bombes. Quand il rencontre Käthe, il est pourtant près à croire à des jours meilleurs. Ensemble, ils vont vite se faire remarquer et devenir des cadres du nouvel État qui se construit à l’Est. Mais pour que leur projet réussisse, il faut aussi qu’ils sachent ce qui se trame à l’ouest.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Berlin où le rêve d’un nouveau monde

Pour son second roman, Laurent Petitmangin nous entraine à Berlin au sortir de la Seconde guerre mondiale. Käthe et Gerd, qui ont survécu aux bombardements, vont partager un idéal commun: construire un nouvel État. Mais entre l’utopie et la réalité…

S’il faut en croire Laurent Petitmangin, l’auteur d’un premier roman fort justement remarqué et multiprimé, Ce qu’il faut de nuit, c’est l’image d’un tunnel qui a été le déclencheur de son second roman. Et même s’il n’apparaît que fort tard dans le récit, il faut bien reconnaître combien sa valeur pratique, au-delà du symbolique, s’impose dans une ville coupée en deux comme l’aura été Berlin durant près de trente ans.
C’est dans les décombres de la Seconde Guerre mondiale que se rencontrent Käthe et Gerd. Ayant échappé aux bombardements des alliés autant qu’à la fureur nazie, ils entendent reconstruire un nouveau pays sur les bases de valeurs de solidarité et de partage. À l’initiative de Käthe s’organise un groupe d’intellectuels chargée de transformer le socialisme théorique dans la vie réelle, de créer cette nouvelle façon de vivre ensemble. Autour de Walter Ulbricht, qui compte beaucoup sur l’appui de Moscou, l’équipe suit la reconstruction menée en parallèle des côtés est et ouest de la ville sur des modèles bien différents.
Liz, qui travaille pour les États-Unis, se passionne aussi pour le projet émergeant. Elle va se rapprocher de Gerd qui trouve dans leurs échanges un aspect très stimulant, même si son amour et sa fidélité à Käthe sont mis à rude épreuve lors de ces rencontres avec la belle américaine.
Mais la vie de couple fait aussi partie de ces règles qu’il faut réexaminer. Ne s’agit-il pas d’un réflexe de classe? Et le modèle familial n’est-il pas archaïque? Sur l’île de Rügen, au bord de la Baltique, on imagine un modèle communautaire où, quand les femmes accouchent, elles sont libérées de toute contrainte en confiant leurs enfants à des familles d’accueil. L’idée de Käthe étant de les rassembler par la suite dans un établissement d’élite qui leur offrira les meilleurs professeurs. Dietrich Kramm, le fils que Mareike, une scientifique, aura avec Gerd est le premier à suivre cette nouvelle voie. Mais quand le mur qui sépare la ville s’érige, la mère décide de fuir et de rejoindre les États-Unis en espérant pouvoir récupérer son fils par la suite. Gerd, en tant que cadre du parti et espion, peut poursuivre ses visites à l’ouest et continuer à voir Liz, contact précieux pour de petits arrangements entre «amis», prendre des nouvelles de ceux qui sont passés à l’ouest, transmettre des messages, favoriser tel échange et pour rendre compte du fossé qui se creusait alors. «La force d’attraction de l’Ouest s’instillait au plus profond des êtres, elle flattait toutes les envies, celles qu’on pouvait comprendre, et les plus basses aussi. Un suc vite nécessaire, impérieux, une drogue dans tous ses plaisirs, et l’abattement qui s’ensuivait. Il fallait être fort, penser loin et collectif, et pour lui résister garder en mémoire tant de choses dont on ne voulait plus. Et quand le mal était fait, qu’on avait commencé à y goûter, seule la contrainte permettait de s’en sevrer. C’était l’effort que je faisais, comme un pénitent. De retour de mes incursions, je reprenais corps avec mon camp, je rendais grâce à Käthe de ne jamais abdiquer, — c’étaient des semaines où je lui faisais l’amour plein d’admiration et de reconnaissance, apaisé de beaucoup de doutes, je ne savais si elle s’en rendait compte — , je me démenais au ministère, et regardais dans la rue ces gens pour qui je m’étais battu. Sous cette lumière d’Orient, j’arrivais à me convaincre qu’on y construisait une vie plus raisonnable, qui serait encore là quand les autres seraient de nouveau à feu et à sang.»
C’est à cette époque charnière, où la Realpolitik va prendre le pas sur les utopies que Laurent Petitmangin va déployer son sens de l’intrigue en donnant la parole à Liz. L’Américaine est aussi belle qu’intelligente et adore le jeu du chat et de la souris. Sans vraiment que l’on ne sache qui est le chat et qui est la souris. C’est aussi à ce moment qu’il est question d’un tunnel qui serait creusé sous le mur. Mais chut! Keep your secret secret. Avec cette faculté de relater la complexité des sentiments et des relations humaines qui avait déjà fait merveille dans Ce qu’il faut de nuit, Laurent Petitmangin confirme tout son talent. Mariant une intrigue à la John Le Carré et prenant le contre-pied de Douglas Kennedy qui imaginait dans Cet instant-là une intrigue entre un Américain et une Allemande, il réussit parfaitement ce drame tragique porté par des personnages à la psychologique subtilement décrite.

Ainsi Berlin
Laurent Petitmangin
La Manufacture de livres
Roman
272 p., 18,90 €
EAN 9782358878005
Paru le 7/10/2021

Où?
Le roman est situé en Allemagne, principalement à Berlin. On y évoque aussi Rügen sur la Mer Baltique et les États-Unis.

Quand?
L’action se déroule de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alors que la guerre vient de s’achever, dans les décombres de Berlin, Käthe et Gerd s’engagent dans la construction du monde nouveau pour lequel ils se sont battus. Ils imaginent un programme où les enfants des élites intellectuelles, retirés à leurs familles, élevés loin de toute sensiblerie, formeraient une génération d’individus supérieurs assurant l’avenir de l’Allemagne de l’Est. Mais, à l’ouest du mur qui s’élève, une femme a d’autres idéaux et des rêves de renouveau. Liz, architecte américaine, entend bien tout faire pour défendre les valeurs du monde occidental. Quand Gerd rencontre Liz, la force de ses convictions commence à vaciller…
Ainsi Berlin, second roman de Laurent Petitmangin, confirme l’immense talent de son auteur pour sonder les nuances et les contradictions de l’âme humaine. Avec son héros tiraillé entre deux femmes, ballotté par l’Histoire, se tenant entre deux facettes de Berlin, deux mondes, l’auteur dessine le duel entre sentiments et idéaux, un combat éternel mené contre soi-même.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog T Livres T Arts
Blog Actu du Noir
Blog Surbooké


La Boîte à M’Alice: rencontre avec Laurent Petitmangin à l’occasion de la parution de Ainsi Berlin © Production Moselle TV

Les premières pages du livre
« Le programme Spitzweiler a été mis au jour en 1991 lors de l’accès aux archives déclassifiées de la RDA (second lot). Il avait pour objet d’assurer à l’Allemagne de l’Est un vivier de scientifiques à même de rivaliser avec ceux du grand frère soviétique. Quel qu’en soit le prix. Certains noms ont été changés.

Prologue
Il me tomba littéralement des bras. Un jeune gars, sûrement plus jeune que moi de quelques années, c’était difficile à dire, la guerre compliquait tout, la lecture des visages aussi, et le sang qui versait de son cou en jets saccadés achevait de le rendre sans âge. Son corps, je le ceinturai plusieurs minutes, pour l’empêcher de s’effondrer, une drôle d’impression, une drôle d’idée là où on était rendus. Un corps qui me semblait proche, la chaleur d’un frère, il n’était pas si lourd, mais ce fut ma tête, prise d’un soudain dégoût, qui commanda de le lâcher.
Je m’accroupis quand même à côté de lui, je lui dis « attends », et juste ce mot que je répétai plusieurs fois, comme s’il suffisait à tout enrayer. Je l’embrassai, maladroitement, sur le front, vaine excuse, je mâchurai le sang sur sa chemise. Je restai encore, je toussai et déglutis, moi qui pouvais encore le faire, je crachai poudre et poussière, tout ce que nous venions de vivre, ces quelques minutes essentielles et celles qui avaient précipité l’instant, l’acmé d’une journée comme tant d’autres déjà, et je me sauvai, car cela ne servait plus à rien de rester.

1.
Je rencontrai Käthe Spitzweiler pendant la guerre, d’abord dans la Rote Kapelle, puis nous nous retrouvâmes dans le groupe Neubauer. Nous étions tous deux rédacteurs, elle avait une écriture de chien, mais de belles idées. Je m’occupais de la distribution des tracts dans les milieux chics de Berlin, c’était dangereux, beaucoup n’hésitaient pas à appeler la police quand ils nous voyaient, mais de temps à autre une femme se manifestait, voulait nous aider, et nous donnait un petit tableau ou de l’argenterie, qu’on aurait toutes les peines du monde à refourguer à bon prix. Elle nous demandait de bien retenir son nom, et celui de ses enfants. Parfois elle nous les présentait :
– Voyez, monsieur, il faudra vous souvenir de lui. Et de sa sœur. Ils n’ont rien fait. Voilà, monsieur, c’est de bon cœur, allez-y maintenant, ceux du troisième vont revenir, et ne vous aiment pas.
Käthe Spitzweiler sortait rarement. Elle venait chaque jour, en prenant soin de changer ses horaires. Parfois pour une petite heure. Il était impossible de savoir ce qu’elle faisait par ailleurs. Jamais elle n’acceptait de se promener. Trop dangereux. « C’est mieux comme cela. » J’ai beau chercher, je n’ai guère d’autres souvenirs de cette époque, je ne pourrais dire si les étés furent chauds ou froids, je me rappelle quelques journées étouffantes, et ses longues jambes. Des jambes très pâles, magnifiques.
Nous nous perdîmes de vue quand les têtes du réseau furent arrêtées. Il devenait trop risqué de revenir au local. Je repassai à quelques reprises dans le quartier, je crus la voir une fois, mais elle n’était pas seule. Peut-être avait-elle été prise, retournée, elle pouvait servir d’appât, alors je taillai mon chemin.
À la fin, je sortais uniquement à la nuit tombée, vers les dix heures, malgré les bombardements. Ces tonnes de ferraille qui s’abattaient sur la ville, j’en étais à la fois content et terrorisé. Berlin s’effaçait petit à petit. Dans un magma flou, où les détails se perdaient. Ne restaient que contrastes violents, collectifs, absolus. Là, un mur encore debout s’opposait à la chute de tout, mais on savait que ce n’était que sursis, et que demain lui aussi serait à terre.
Durant ces nuits, je me parlais à petits mots pour conjurer le sort, dans un flot incessant d’injonctions, de grossièretés, et de prières :
– Va pas craquer maintenant, bordel, ce serait idiot. Encore deux minutes à découvert, et après ça devrait être bon. Après le croisement, crois-moi, tu seras à l’abri. Allez, bouge-toi maintenant, bouge-toi ! Reste pas comme ça, c’est un coup à choper la mort.
Ou encore :
– Qu’est-ce qu’il fabrique ce tordu ? Il me revient pas. Tiens-toi prêt, Gerd, bordel, tiens-toi prêt à le buter !
Je ne cessais de soliloquer, je m’en remplissais la tête de ce babil, et la seule fois où je crus pouvoir m’en passer je me pris une balle dans l’arrière de la cuisse. Pas la balle en direct, son ricochet. Ma chance. Je n’ose imaginer ce qu’un impact à bout portant aurait donné, il m’aurait sectionné la jambe, et plutôt salement, il en aurait fait une bouillie.
Je dus rester longtemps alité, pris de fièvre pendant tout ce temps, à me demander si ma jambe avait été bien récurée. « On n’a pas été obligés de la couper, vous devriez vous en souvenir », me dit l’infirmier quand je me plaignis trop de la douleur. Un « d’ailleurs, qu’est-ce que vous fichiez dans ce coin » acheva de me convaincre de la boucler.
Dès que je fus en état d’arquer, je repris mon rôle de facteur avec plaisir. Je me déplaçais plutôt vite pour ce que j’avais à faire, et cette blessure me semblait un tribut honnête à la guerre, une autre façon, ma foi, de conjurer le sort.
Je ne garde aucun souvenir de mes trajets, toutes ces cours et ruelles qui étaient autant de chausse-trappes. Quelle importance avaient ces messages qu’il fallait livrer sans tarder à tel groupe de résistants ? Je ne me posais pas de questions, je prenais les courses avec plaisir, soulagé qu’on me demandât uniquement de faire circuler ces papiers. Tenir une arme, aller au corps à corps, je l’avais fait, c’était encore autre chose. J’accomplissais mes missions comme le bon nageur que j’étais, dans la coulée, en apnée, en évitant surtout de trop réfléchir.
Les détonations, ça je m’en souviens, le bruit si particulier d’une bombe, ce sifflement, et l’onde, longue à venir, pourtant inexorable, avec tout ce qu’elle charriait d’immeubles et de vies démolis. Le son de la guerre, je me le rappelle, pas les images.
Le son de la guerre, et celui de cette école de musique. Je l’entendais de ma chambre. Les cours démarraient en fin d’après-midi, une trêve avant le fracas de la nuit. Des sons clairs et apaisés de flûte, de clarinette parfois, sortaient de cet appartement. Ainsi des parents continuaient d’envoyer leurs enfants apprendre la musique. Qui étaient ces gens ? Que faisaient-ils de leurs journées ? De quel camp étaient-ils ? Leurs enfants se montraient doués, les sons beaux tout de suite, pas d’ânonnement, comme s’il fallait se dépêcher d’être juste. Un son qui traversa la guerre, survécut aux raids anglais et américains, et qui s’arrêta d’un coup, sur un des tout derniers bombardements russes, quand leurs Iliouchine II anéantirent le quartier.
C’était un drôle de sentiment de voir ces avions, de souhaiter le ravage de la ville, car il n’y avait plus d’autre solution pour gagner la guerre, et d’espérer que, le soir encore, il y aurait des nuées pour envahir notre nuit, et qu’elles éventreraient, quartier après quartier, la bête. Je me persuadais, dans une grande sottise, que ceux qui devaient être sauvés, Käthe, les camarades, ne seraient pas touchés, comme si la foudre choisissait là où elle tombait.

2.
Je retrouvai Käthe après la guerre, au printemps, à la résidence d’Ulbricht. Nous étions encore de jeunes cadres du Parti. La résidence était magique. Ulbricht passait beaucoup de temps à Moscou, et n’y revenait qu’épisodique¬¬ment. Il nous recevait dans le jardin, magnifiquement entretenu, qui donnait sur la Spree et ses glycines. Nous n’avions pas encore installé les chevaux de frise qui masqueraient l’autre berge.
C’étaient des après-midi d’impressionnistes. Il faisait léger. Ulbricht nous débriefait les intentions des camarades, mais nous passions une grande partie de l’après-midi à boire des citrons pressés – ils étaient un peu verts, ces citrons de Batoumi, mais nous en raffolions ! – et à nous féliciter du temps, de la chance insigne que nous avions. D’être là, du bon côté. Allemands victorieux. Le Berlin en ruine, nous l’acceptions, ce n’était pas nous. Et quand le soir, pour rentrer, nous traversions la ville ravagée, nous n’avions que peu de peine pour nos parents et pour tous ceux qui l’avaient voulu ainsi.
Chacun avait sa place autour de la grande table, nous les jeunes étions aux coins, un peu en retrait. Käthe me faisait face à l’autre bout de la diagonale. Elle haussait souvent les yeux. Ou bâillait. J’étais le seul à la voir. À la fin de l’après-midi, nous prenions des barques, j’allais avec Käthe, « les jeunes ensemble ! » Nous n’étions guère moins âgés que les autres cadres, quatre, cinq ans peut-être, mais nous étions les jeunes.
Käthe me fascinait par son indolence, son mépris des conventions, par ses bâillements fréquents qu’elle ponctuait d’une petite musique, trois petits tons tout discrets. Elle parlait peu, avait des idées radicales sur les changements qu’il convenait de donner à notre pays et, surtout, ne s’embarrassait jamais de rien justifier de ses idées. Mais le charme opérait. Et chaque après-midi où elle ne pouvait venir à la résidence résonnait comme un jour creux, totalement perdu.
L’envie d’elle s’installa petit à petit. Je commençai à l’aimer pour tant de raisons, aucune de celles qu’on voyait au cinéma, ni dans les livres. Je l’aimai d’abord comme une grande sœur intrépide, un rien délurée, dont j’espérais qu’elle me montrât la vie. Une grande sœur que je regarderais bientôt avec insistance, dont je découvrirais le corps, et l’ambiguïté qui l’accompagnait. Ce corps, échappé de la guerre, tendu, presque raide parfois, reprenait vie et féminité. Le corps roide d’une Jeanne aux traits fins, comme les Jeanne devaient l’être, comme l’était celle de Schiller. Ses sentences, ses critiques étaient parfois adoucies d’un sourire ou de mots un peu plus doux, un chaud et froid qui fouettait le sang et plaisait aux hommes. Je l’aimais aussi parce que les autres la désiraient, c’était une vérité un peu triste, mais qui n’enlevait alors ni à mon admiration ni à mon amour.
Käthe travaillait à l’orchestration des Trümmerfrauen, les femmes des ruines. Qui allaient des années durant nettoyer les décombres… »

Extrait
« La force d’attraction de l’Ouest s’instillait au plus profond des êtres, elle flattait toutes les envies, celles qu’on pouvait comprendre, et les plus basses aussi. Un suc vite nécessaire, impérieux, une drogue dans tous ses plaisirs, et l’abattement qui s’ensuivait. Il fallait être fort, penser loin et collectif, et pour lui résister garder en mémoire tant de choses dont on ne voulait plus. Et quand le mal était fait, qu’on avait commencé à y goûter, seule la contrainte permettait de s’en sevrer.
C’était l’effort que je faisais, comme un pénitent. De retour de mes incursions, je reprenais corps avec mon camp, je rendais grâce à Käthe de ne jamais abdiquer, — c’étaient des semaines où je lui faisais l’amour plein d’admiration et de reconnaissance, apaisé de beaucoup de doutes, je ne savais si elle s’en rendait compte — , je me démenais au ministère, et regardais dans la rue ces gens pour qui je m’étais battu. Sous cette lumière d’Orient, j’arrivais à me convaincre qu’on y construisait une vie plus raisonnable, qui serait encore là quand les autres seraient de nouveau à feu et à sang. » p. 109-110

À propos de l’auteur
petitmangin_laurent3Laurent Petitmangin © Photo DR

Laurent Petitmangin est né en 1965 en Lorraine au sein d’une famille de cheminots. Il passe ses vingt premières années à Metz, puis quitte sa ville natale pour poursuivre des études supérieures à Lyon. Il rentre chez Air France, société pour laquelle il travaille encore aujourd’hui. Grand lecteur, il écrit depuis une dizaine d’années. Après Ce qu’il faut de nuit, premier roman salué par de nombreux prix, il publie Ainsi Berlin. (Source: La Manufacture de livres)

Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte instagram de l’auteur
Compte Linkedin de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#AinsiBerlin #LaurentPetitmangin #lamanufacturedelivres #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2021 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #secondroman #Berlin #VendrediLecture #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

La liberté des oiseaux

BAUMHEIER_la_liberte_des_oiseaux  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En deux mots
Après la Seconde Guerre mondiale, la famille Groen va être confrontée à une nouvelle tragédie. Quand l’Allemagne se divise Johannes est fonctionnaire à Berlin-Est, son épouse infirmière. Leur fille aînée Charlotte est passionnée par le socialisme tandis que sa sœur Marlene est une artiste amoureuse du fils d’un pasteur qui décide de fuir à l’Ouest. Un choix aux conséquences dramatiques pour toute la famille.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une famille allemande

Dans cette passionnante saga Anja Baumheier retrace le parcours de la famille Groen dans une fresque qui couvre toute l’histoire contemporaine allemande, de la Seconde Guerre mondiale à la scission, et de la chute du mur de Berlin jusqu’à aujourd’hui. Un premier roman bouleversant.

Si vous prenez une famille allemande et remontez les générations jusqu’au début du siècle passé, alors il y a fort à parier que vous disposerez d’un formidable matériel romanesque, tant l’histoire de ce pays – notamment à l’est – a été riche et bousculée, dramatique et violente, mais aussi exaltante et puissante.
Saluons donc d’emblée la performance d’Anja Baumheier qui, pour son premier roman, a réussi une fresque qui mêle habilement l’intime à l’universel au fil des époques.
Après la scène d’ouverture qui se déroule en 1936 et raconte comment le petit Johannes a découvert sa mère pendue dans le grenier on bascule dans le Berlin d’aujourd’hui au moment où Theresa reçoit une lettre d’un office notarial lui annonçant que Marlene Groen lui lègue sa maison de Rostock à parts égales avec Tom Halász. Une nouvelle qui la sidère, car on lui a toujours expliqué que Marlene, sa grande sœur, avait disparu en 1971 en faisant de la voile sur la Baltique et qu’elle n’a jamais entendu parler de Tom. Mais le notaire va lui confirmer la chose et lui remettre un pli contenant une clé et un mot de Marlene commençant par cette citation: «Chère Theresa,
«Voiler une faute par un mensonge, c’est remplacer une tache par un trou.» (Aristote) Je voulais t’écrire depuis longtemps, mais j’étais trop lâche, je n’en ai pas trouvé le courage. Et je ne voulais pas non plus te compliquer la vie. Maintenant c’est la force qui me manque, le cancer a gagné la partie. On ne peut rien changer au passé, mais on peut essayer d’améliorer le présent. C’est pourquoi j’aimerais que Tom, Anton et toi contribuent à combattre le mensonge.
Affectueusement»
Le chapitre suivant nous ramène en 1946 à Rostock où, au sortir de la Seconde Guerre mondiale Johannes va croiser la route d’Elisabeth. Le fonctionnaire va tomber amoureux de la belle infirmière. Ils se marieront l’année de naissance de la RDA avec des rêves pleins les yeux. Kolia, qui a tendu la main à Johannes perdu dans les ruines, va proposer à son ami de le rejoindre à Berlin et de grimper dans la hiérarchie en intégrant la sécurité intérieure. Sans demander son avis à son épouse il accepte et l’entraîne dans la capitale où elle va intégrer l’hôpital de la Charité et se consoler en retrouvant Eva, une amie d’enfance. Elle n’est pas insensible non plus au charme d’Anton Michalski, l’un des médecins les plus doués de l’établissement.
Les deux filles du couple vont, quant à elles, vouloir suivre des chemins très différents. Charlotte, l’aînée, est passionnée par le socialisme et entend construire ce nouveau pays en faisant confiance aux dirigeants. Sa sœur Marlene, qui a un tempérament d’artiste, aspire à la liberté et à de plus en plus de peine à se soumettre aux contraintes du nouveau régime. Quand elle tombe amoureuse de Wieland, du fils d’un pasteur, elle décide de le suivre dans son projet de fuite à l’Ouest. Une entreprise très risquée…
On l’aura compris, les personnages qui vont se croiser tout au long du roman vont se retrouver au centre d’un maelstrom, entraînés par l’Histoire en marche et par des secrets de famille qui vont finir par éclater. Ainsi l’arbre généalogique d’Elisabeth et Johannes dans version officielle, avec ses trois filles Charlotte, Marlene et Theresa, va se voir vigoureusement secoué. Entre les injonctions de la Stasi, la fuite à l’ouest, la construction du «mur de la honte», puis sa chute et la réunification du pays, les amours contrariées et les mensonges imposés par la raison d’État, la vérité va trouver son chemin et finir par éclater et nous offrir des pages bouleversantes. Un premier roman captivant !

La liberté des oiseaux
Anja Baumheier
Éditions Les Escales
Premier roman
Traduit de l’allemand par Jean Bertrand
432 p., 22 €
EAN 9782365694483
Paru le 4/11/2021

Où?
Le roman est situé en Allemagne, principalement à Berlin, mais aussi à Rostock. On y évoque aussi Munich et Prague ainsi que l’île de Rügen.

Quand?
L’action se déroule de la Seconde guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Deux sœurs enquêtent sur leur enfance passée en RDA et sur les non-dits qui pèsent sur leur famille. Une fresque sublime et captivante.
De nos jours, Theresa reçoit une mystérieuse lettre annonçant le décès de sa sœur aînée Marlene. C’est à n’y rien comprendre. Car Marlene est morte il y a des années. C’est du moins ce que lui ont toujours dit ses parents. Intriguée, Theresa, accompagnée de son autre sœur Charlotte, part en quête de réponses. Se révèle alors l’histoire de leurs parents, l’arrivée à Berlin au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la carrière de leur père dans la Stasi, la suspicion et la paranoïa, l’influence terrible de son chef, Kolia. Mais surtout, la personnalité rebelle de Marlene, qui rêvait de fuir à l’Ouest…
Grande saga au formidable souffle romanesque, La Liberté des oiseaux retrace quatre-vingts ans d’histoire allemande et nous plonge au cœur de destinées ballottées par l’Histoire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Lili au fil des pages
Blog Livr’Escapades
Blog Culture vs News

Les premières pages du livre
Autrefois (1936)

Jaksonów
Huit heures, enfin ! Johannes rejeta la couverture, sauta du lit et dévala l’escalier en pyjama, les cheveux en bataille. Une faible lueur pénétrait par la fenêtre dans le couloir de la vieille ferme. Johannes s’était tellement réjoui de fêter son anniversaire ! Sa mère avait promis de passer toute la journée avec lui. Il ne serait même pas obligé d’aller à l’école, avait-elle précisé. Depuis la dernière marche d’escalier, il bondit dans la cuisine. Une table en bois grossier occupait le centre de la pièce, une étagère à vaisselle garnissait un pan de mur, et un seau à cendres était posé à côté de la cuisinière. Mais sa mère n’était pas là, ni dans la pièce adjacente. Johannes se doutait de ce que cela augurait : elle ne se lèverait pas de la journée.
La porte de la chambre était restée entrebâillée. En entrant, il reconnut aussitôt une odeur familière de valériane, d’alcool et de bois humide. Les rideaux de lin brut n’étaient pas complètement tirés. À travers une fente, Johannes vit qu’il neigeait à l’extérieur, et la lumière blafarde du matin donnait aux flocons un aspect fantomatique. Doucement, il s’assit au bord du lit. Sa mère avait les yeux fermés, ses longs cheveux défaits étaient étalés sur l’oreiller tandis que sa poitrine se soulevait régulièrement. Sa bouche pâle aux lèvres gercées et sa peau blême lui donnaient un teint cireux, comme si elle n’était plus tout à fait là. Si près d’elle, Johannes pouvait sentir des relents de sueur et l’odeur désagréable de son haleine. Les noms latins imprimés sur les boîtes de médicaments qui encombraient la table de nuit ne lui disaient rien. Contre le mur était appuyée une photo à bord dentelé qui avait été prise avant la naissance de Johannes. Il avait du mal à croire que cette femme alitée était la même que celle de la photographie. Cette dernière souriait en direction de l’appareil, une main appuyée sur la hanche. Sa peau claire resplendissait, ses cheveux noirs étaient coupés court. Il prit la photo et la retourna. Un prénom et une date, Charlotte 1916, étaient inscrits au dos dans une belle écriture manuscrite.
Sa mère ouvrit des yeux vitreux et cernés de rouge.
— Je te souhaite un bon anniversaire.
Johannes se pencha pour la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa.
— Non, Hannes, ça m’empêche de respirer. Tu le sais bien.
Johannes recula en hochant la tête. Sa gorge se noua. Il se détourna et parcourut la chambre du regard, sans savoir où poser les yeux. Finalement, il fixa le tableau qui était accroché au-dessus de la commode. Il représentait un paysage de neige, et il eut soudain l’impression que des ombres allaient se détacher de cette surface claire pour lui sauter au visage. Il baissa la tête.
Je sais qu’elle ne va pas bien. Mais c’est mon anniversaire, elle aurait quand même pu se forcer, pensa-t-il sans oser le dire à voix haute. Il avait déjà commis cette erreur un jour, et sa mère avait fondu en larmes :
— Tu crois que ça me plaît d’être comme ça ? lui avait-elle reproché.
Dehors, quelqu’un frappa à la porte. Johannes se leva, traversa le couloir et alla ouvrir. Ida Pinotek, la propriétaire de la ferme voisine, apparut dans l’encadrement. Un foulard noué autour de la tête, elle portait un tablier à carreaux et tenait dans sa main une grande assiette avec une part de gâteau au chocolat.
— Hannes, bon anniversaire, mon garçon ! J’espère que tu aimes toujours le gâteau au chocolat ?
Johannes opina de la tête tandis qu’Ida Pinotek le serrait dans ses bras. Elle était de petite taille et attendait son troisième enfant. Son ventre était tellement proéminent que Johannes effleura à peine son buste.
Il ne put retenir ses larmes plus longtemps.
Ida Pinotek lui caressa la joue.
— Charlotte est encore au lit ?
Il fit signe que oui.
— Mon pauvre garçon.
Elle voulut ajouter quelque chose, mais se ravisa et se mordit la lèvre inférieure.
— Ne t’inquiète pas. Ça va passer. En attendant, c’est l’heure d’aller à l’école. Hubert et Hedwig t’attendent.
Johannes repensa une seconde à la promesse que sa mère lui avait faite de passer cette journée avec lui.
— J’arrive tout de suite, madame Pinotek.
Il fit un crochet par la chambre de sa mère et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Elle s’était rendormie. Johannes s’habilla en vitesse, enfila son manteau, mit son cartable sur son dos et suivit la voisine dehors.
L’après-midi, lorsqu’il rentra à la maison, sa mère n’était toujours pas levée. Il alla dans la cuisine où était resté le gâteau de la voisine. Johannes avait faim, mais la seule vue du chocolat lui donna un haut-le-cœur. Il prit la part et alla la jeter sur le tas d’ordures derrière la maison. Il attrapa une branche pour la recouvrir avec des déchets en décomposition. Il ne voulait pas faire de peine à Ida Pinotek.
*
Hubert et Hedwig Pinotek étaient installés à la grande table de la cuisine et décoraient des petits sablés de Noël. Johannes, couché sur le divan, regardait la cire d’une bougie du sapin goutter sur le plancher en bois.
— Tu ne veux pas participer, Hannes ?
Ida Pinotek posa sa main sur l’épaule de Johannes.
— Non, madame Pinotek. Je préfère rester ici.
— Tu peux, mon garçon. L’état de ta mère devrait bientôt s’arranger. Tu verras, l’an prochain, vous pourrez fêter Noël ensemble.
Elle passa sa main dans ses boucles brunes, puis retourna vers la cuisinière pour sortir du four une nouvelle fournée de biscuits.

Deux semaines s’étaient écoulées depuis l’anniversaire de Johannes. Et sa mère n’avait pas quitté sa chambre. Sur le chemin de l’école, Johannes en avait parlé à Hubert et Hedwig. Le soir même, Ida Pinotek était venue frapper à la porte. Sur un ton qui n’admettait aucune contestation, elle avait dit à Johannes de rassembler quelques affaires et de venir s’installer chez eux. Johannes était resté planté là sans bouger, alors la voisine lui avait promis qu’il ne resterait chez eux que le temps que sa mère aille mieux. Depuis, Johannes habitait chez les voisins.
La bougie s’éteignit dans un grésillement. Johannes se redressa et leva les yeux. Par la fenêtre, il vit de la lumière en face dans la chambre de sa mère. Il avait espéré toute la journée pouvoir passer la soirée de Noël avec elle. Il bondit du canapé et traversa la cour en chaussettes. Mais quand il arriva dans le couloir, la lumière avait été éteinte. Johannes s’immobilisa et écouta à travers le silence. Il entendit alors du bruit au grenier. Qu’est-ce que c’était ? Sa mère était-elle montée là-haut ? Johannes grimpa les marches quatre à quatre et atteignit la vieille porte en bois à bout de souffle. Il essaya de l’ouvrir, mais elle était verrouillée de l’intérieur.
— Maman ?
Hésitant, Johannes essayait de pousser la porte lorsque la voix d’Ida Pinotek résonna en bas.
— Hannes, qu’est-ce que tu fabriques ? Tu marches en chaussettes dans la neige ? Tu vas attraper froid, mon garçon.
— Elle est réveillée, madame Pinotek, j’ai vu de la lumière. Mais elle n’est pas dans son lit.
Il se pencha par-dessus la rambarde.
— Qu’est-ce que tu fais là-haut ?
— J’ai entendu du bruit, mais la porte est fermée. D’habitude, elle reste toujours ouverte.
Ida Pinotek gravit lentement l’escalier en soutenant son dos d’une main. Elle devait accoucher dans quatre semaines et avait du mal à se déplacer. Les marches craquaient sous ses pas. Lorsqu’elle arriva devant le grenier, Johannes s’écarta d’un pas. Ida Pinotek appuya de toutes ses forces contre la porte mais rien ne bougea. À la troisième tentative, elle réussit à l’ouvrir et Johannes se rua à l’intérieur.
Le grenier était plongé dans le noir, on ne pouvait rien distinguer.
— Il n’y a personne, Hannes. On va redescendre. Ce sera bientôt l’heure d’ouvrir les cadeaux, dit Ida Pinotek en s’approchant de l’escalier.
Johannes chercha le mur de la main. Il trouva enfin l’interrupteur. L’ampoule du plafond s’alluma, clignota un bref instant et s’éteignit. Mais il avait eu le temps d’apercevoir sa mère, la corde passée sur la poutre et le tabouret renversé.
Aujourd’hui
Berlin
L’odeur qui s’échappait de l’assiette recouverte de papier aluminium parvint aux narines de Theresa et celle-ci reconnut aussitôt le plat du jour : du rôti de porc avec une jardinière de légumes et de la purée. Pendant qu’elle le déballait, une musique militaire tonitruante lui parvenait du salon.
— Monsieur Bastian, vous pouvez baisser un peu le son ?
— Vous dites ?
Le vieillard avait dû autrefois être doté d’une voix sonore. Il avait raconté à Theresa qu’au temps de la RDA, il avait servi dans l’Armée populaire en tant que lieutenant ou capitaine, elle ne se souvenait pas exactement. Les yeux de monsieur Bastian brillaient dès qu’il évoquait cette époque. Aujourd’hui, sa voix avait faibli et avait du mal à couvrir le son du téléviseur.
Theresa glissa la tête à travers le passe-plat entre la cuisine et le salon.
— Est-ce que vous pouvez mettre un peu moins fort ?
Elle montra du doigt le poste posé à côté des étagères murales en stratifié typiques de la RDA.
Monsieur Bastian sourit et l’éteignit complètement, tandis que Theresa posait l’assiette tiède sur la table.
— Vous allez vous régaler. C’est du rôti de porc, votre plat préféré.
— Merci, madame Matusiak, vous êtes une perle. Qu’est-ce que je ferais sans vous ? Vous ne voulez pas vous asseoir près de moi ?
— Ce serait avec plaisir, mais mon temps est compté. Et je dois encore faire le ménage.
Elle sortit dans le couloir et revint avec un chiffon à poussière. Elle était toujours étonnée que des gens remplissent leur séjour de meubles aussi imposants, comme chez sa sœur Charlotte où tout un pan de mur était encombré par des placards. À chaque fois qu’elle passait la voir, Theresa ne pouvait s’empêcher de s’en faire la réflexion. Pendant que Theresa époussetait les vases, les photos de famille et la vaisselle exposés sur les étagères, monsieur Bastian, derrière elle, mâchait avec délectation en faisant grincer son dentier.
— Au fait, où en est votre exposition ? Tous les tableaux sont prêts ?
Theresa reposa une photo de mariage.
— Il m’en reste un à peindre si je ne veux pas me faire incendier par Petzold. Le vernissage aura lieu dans trois semaines.
— Vous y arriverez, madame Matusiak. Il faut laisser le temps au temps, comme on dit. Je peux vous assurer à mon âge que j’en ai souvent fait l’expérience.
Pendant que Theresa secouait son chiffon, le métro aérien passa devant la fenêtre dans un fracas de ferraille, et la voiture de tête s’engouffra dans le tunnel en direction de Pankow. Theresa aimait son travail d’auxiliaire de vie, elle s’était attachée aux personnes qu’elle côtoyait jour après jour. Mais sa vraie passion, c’était la peinture. Elle dessinait depuis sa plus tendre enfance, sans avoir jamais pensé pratiquer autrement que pour le plaisir. Jusqu’à sa rencontre avec Albert Petzold, qui tenait une galerie d’art dans la Oderberger Straße. Elle était ravie qu’il lui ait proposé d’exposer ses tableaux. Elle en avait toujours rêvé, mais n’avait jamais osé montrer ses œuvres à d’autres personnes que Charlotte et sa fille, Anna. La rencontre avec Petzold avait été le fruit du hasard. Six mois plus tôt, Theresa s’était rendue au musée d’Histoire naturelle pour dessiner le grand squelette de dinosaure dans la galerie vitrée. Elle avait presque terminé quand un homme s’était arrêté derrière elle pour regarder par-dessus son épaule. Ils avaient alors engagé la conversation, et Albert Petzold avait invité Theresa à passer le voir dans sa galerie de Prenzlauer Berg pour lui montrer son travail.
Theresa ferma la fenêtre et jeta un œil au coucou accroché au-dessus du canapé.
— J’ai fini, madame Matusiak.
Monsieur Bastian avait vidé son assiette et posé les couverts en travers, il ne restait pas même un peu de sauce. Il appartenait à cette génération qui mangeait tout ce qu’on lui servait.

Theresa s’allongea dans la baignoire et savoura la chaleur du bain. La journée avait été fatigante, et elle sentait son dos la tirailler. Elle ferma les yeux et se réjouit à l’idée de passer une soirée tranquille. Elle pensait commander une pizza et travailler un peu à ses tableaux. Elle s’apprêtait à rajouter de l’eau chaude lorsque la sonnette de la porte d’entrée la fit sursauter. Qui pouvait bien lui rendre visite à cette heure ? Sûrement que sa fille, Anna, qui avait la clé et téléphonait toujours pour prévenir avant de passer. La sonnette retentit de nouveau. Theresa se leva, enroula une serviette autour de sa tête, enfila son peignoir et se dirigea vers la porte.
— Madame Matusiak, Theresa Matusiak ?
Theresa acquiesça d’un signe de tête.
— Vous voulez bien signer ici ?
Le facteur lui tendait une lettre recommandée.
Theresa signa le formulaire, le remercia et referma la porte. Perplexe, elle retourna l’enveloppe dans tous les sens. Pourquoi recevait-elle un recommandé ? Il provenait de l’étude de notaires Herzberg & Salomon domiciliée dans la Schönhauser Allee. Theresa se ressaisit et déchira l’enveloppe.
Chère Madame,
Nous vous faisons savoir par la présente que madame Marlene Groen a déposé son testament à notre étude. Suite à son décès la semaine dernière, nous vous informons qu’elle vous lègue sa propriété de Rostock à parts égales avec monsieur Tom Halász. Nous vous prions de nous contacter au plus vite afin de régler les formalités.
Avec nos plus sincères condoléances,
p. o. Maître Kai Herzberg.
Theresa laissa retomber la lettre. Marlene venait de mourir ? Ce devait être une erreur. Ce courrier n’avait aucun sens. Sa grande sœur avait disparu en 1971 dans un accident de bateau. Marlene s’était noyée alors qu’elle faisait de la voile sur la Baltique avec son père, Johannes. Elle venait de fêter ses dix-sept ans. La perte de l’enfant avait causé une telle douleur à ses parents que, par la suite, ils avaient évité autant que possible d’en parler.
Theresa s’approcha de la fenêtre, laissant des empreintes humides sur le plancher. Songeuse, elle resta immobile devant ses tableaux appuyés contre le mur. Les toiles représentaient des visages mélancoliques, évoquant un peu les portraits de Modigliani. Theresa caressa du bout des doigts la joue d’une femme au teint pâle, coiffée d’un chapeau à large bord. Ses parents, Johannes et Elisabeth Groen, avaient eu trois filles. Theresa, Marlene et Charlotte, l’aînée. Theresa, la cadette, n’avait pas connu Marlene qui était morte avant sa naissance. Quelque temps après le décès, Elisabeth s’était retrouvée enceinte sans le vouloir et n’avait pas eu le cœur de renoncer à cet enfant.
Theresa s’arracha à la contemplation du tableau et parcourut une nouvelle fois la lettre. Elle tressaillit en lisant les termes de « propriété de Rostock ». Une propriété ? Elle n’y avait pas prêté attention à la première lecture. Theresa retira la serviette enroulée autour de sa tête et pensa à la maison de Rostock qui avait autrefois appartenu à ses parents. Ils l’avaient vendue après la chute du mur. Pendant tout ce temps-là, c’était donc Marlene qui en avait été la propriétaire ? Alors qu’elle était censée être morte depuis des années ?
Theresa avait la gorge sèche. Elle alla à la cuisine et but à même le robinet. Puis elle prit son téléphone sur la table et composa le numéro de sa sœur Charlotte, l’aînée, la fille raisonnable qui trouvait toujours une solution à tout. Peut-être pourrait-elle l’éclairer ?
— Charlotte ? C’est moi. Tu as un moment ?
Theresa retourna au salon et regarda par la fenêtre.
— Pas tellement. Je pars demain matin en formation à Magdebourg et je dois encore préparer mes affaires. Que se passe-t-il ?
— Eh bien, je viens de recevoir une lettre recommandée. C’est au sujet de Marlene. Elle… Visiblement elle a vécu jusqu’à la semaine dernière.
À l’autre bout de la ligne, elle ne percevait que la respiration de Charlotte.
— Tu es encore là ? demanda Theresa.
— Oui… Écoute, ce n’est pas possible. Marlene est morte depuis des années.
— Je sais, je n’y comprends rien. Et le plus étonnant, c’est que Marlene m’a apparemment légué sa maison.
Theresa s’assit sur la chaise qui trônait devant son chevalet près de la fenêtre.
— Quelle maison ?
— Celle de Rostock. Tu sais, la maison que papa a vendue à un investisseur en 1992. Charlotte, cette histoire est invraisemblable. Tu aurais une explication ?
— Non, je trouve ça tout aussi étrange… Je crois que tu vas devoir interroger maman, même si ça risque d’être compliqué.
— C’est ce que je vais faire. Dès demain matin. Peut-être s’agit-il d’un malentendu ou d’une erreur, qui sait ?
Pensive, Theresa regarda la lettre sur le chevalet.
— Charlotte, j’ai encore une question. Tu connais un certain Tom Halász ?
— Non, ça ne me dit rien, pourquoi ?
— Pour rien, juste comme ça. Je te rappellerai dès que j’en saurai plus.
*
Le lendemain matin, après avoir fixé un rendez-vous avec la secrétaire de l’étude Herzberg & Salomon, Theresa prit le S-Bahn pour se rendre à Lichtenberg, où sa mère Elisabeth vivait depuis cinq ans dans un établissement pour personnes dépendantes. Celui-ci se trouvait tout près du parc zoologique où Elisabeth emmenait souvent Charlotte et Theresa pendant leur enfance, et ces dernières espéraient que cette proximité pourrait raviver la mémoire de leur mère.
Cette maison de retraite spécialisée s’était imposée comme la meilleure solution. Après la mort de Johannes en 1997, Elisabeth avait eu un regain d’énergie et avait beaucoup voyagé. Theresa et Charlotte la voyaient rarement. De son côté, Theresa traversait une période difficile. Elle venait de se séparer de Bernd, le père d’Anna, et devait s’organiser pour élever seule son enfant. Quant à Charlotte, dépitée, elle suivait une formation de fonctionnaire des finances à la suite du refus de l’Allemagne réunifiée de reconnaître son diplôme de professeur d’instruction civique obtenu au temps de la RDA.
Trois ans plus tard, l’état de santé d’Elisabeth s’était mis à décliner. Elle avait commencé par oublier ses clés quand elle sortait de chez elle, puis à ne plus retrouver sa maison et à confondre le nom de ses enfants. Un jour où Charlotte lui rendait visite, elle avait même appelé la police, pensant qu’elle était victime d’un cambriolage. À mesure qu’elle perdait la mémoire, Elisabeth se montrait agressive, et il était devenu de plus en plus difficile pour ses filles de s’occuper d’elle. Elisabeth avait même accusé Theresa de lui voler de l’argent. Et puis elle oubliait de s’alimenter. Les deux sœurs avaient dû se résoudre à la confier à des professionnels.

Dans la maison de retraite, le personnel entassait les plateaux du repas de midi sur des chariots en métal pour les ramener à la cuisine. Theresa passa à l’accueil et monta dans l’ascenseur qui sentait l’infusion de menthe et le produit désinfectant. Elle appuya sur le chiffre quatre. La porte se referma lentement et la cabine couverte de miroirs se mit en mouvement.
La porte de la chambre d’Elisabeth était ouverte, Theresa entra sans frapper. Sa mère était assise droite dans son lit et contemplait le tableau qui était accroché au mur. Une reproduction de La Belle Chocolatière, la célèbre peinture de Jean-Etienne Liotard qui ornait autrefois le salon de Johannes et Elisabeth. Il offrait un contraste criant avec la chambre moderne et aseptisée, tout comme la commode ancienne qu’Elisabeth avait également rapportée de chez elle.
La maladie avait rapidement altéré le visage d’Elisabeth. Elle avait désormais les cheveux clairsemés, les yeux éteints, et sa bouche était réduite à un simple trait. Le chemisier beige et le gros gilet qu’elle portait la faisaient paraître encore plus frêle qu’elle n’était déjà. Theresa ne put s’empêcher de penser à la photo de mariage de ses parents. Sa mère n’était plus que l’ombre de cette femme magnifique qu’elle avait été autrefois.
— Bonjour, maman. C’est moi dit Theresa en chuchotant.
Elisabeth ne détacha pas son regard de La Belle Chocolatière, seule sa main tressaillit brièvement.
Sur la route, Theresa s’était demandé comment elle amènerait la conversation sur Marlene et elle avait décidé d’aborder le sujet en douceur.
— Tu vas bien ?
Elisabeth ne réagit pas.
Theresa s’assit au bord du lit.
— Je suis venue parce que j’ai quelque chose à te demander. À propos de Marlene. J’ai reçu hier une lettre recommandée…
Elisabeth tourna la tête et fixa Theresa droit dans les yeux.
— Tais-toi !
Theresa sursauta, surprise par la violence de ces mots. Où sa mère avait-elle trouvé l’énergie de parler aussi fort ? Elle qui n’arrivait plus à manger toute seule. Il y avait une telle détermination dans sa voix. Theresa ne l’avait plus entendue parler sur ce ton depuis bien longtemps.
Elisabeth tourna à nouveau son regard vers le tableau.
— Marlene a toujours causé des ennuis. Il a fallu mettre bon ordre à la situation, sinon la famille aurait éclaté.
Sa voix chevrota.
— Qu’est-ce que tu dis ?
Theresa se rapprocha de sa mère, mais celle-ci ne réagit pas.
Theresa prit la main d’Elisabeth. Elle était glacée.
— C’est Anton qui l’a sauvée.
Qui était Anton ? Theresa releva la tête sans comprendre. Sa mère avait fermé les yeux et elle lui caressa doucement le dos de la main.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda de nouveau Theresa.
Mais elle eut beau répéter la question, Elisabeth se mura dans le silence.

Autrefois (1943)

Rostock
— Quand est-ce qu’il reviendra, papa ?
Käthe prit la main d’Elisabeth.
— Peut-être au printemps, répondit-elle avant de se lever.
La cave ne mesurait que quelques mètres carrés et sentait le moisi. Le stock de bougies était presque épuisé, et les vivres, conserves et bocaux commençaient à manquer. Le seau d’aisance était plein et dégageait une odeur nauséabonde. Une fois de plus, Käthe avait éludé la question concernant Emil. Peut-être au printemps. Pourquoi avait-elle dit cela ? Elle savait qu’Elisabeth n’en croyait pas un mot. À seize ans, cette dernière comprenait bien des choses.
Cela faisait déjà cinq mois que la police était venue chercher Emil. Celui-ci savait parfaitement ce qu’il risquait en participant aux réunions clandestines organisées dans le port et en distribuant des tracts pacifistes. Käthe et Elisabeth vivaient maintenant depuis trois mois dans cette cave, autant pour se protéger des bombardements que par crainte de voir revenir les hommes en uniforme. L’entrée de leur cachette était dissimulée derrière une étagère encastrée dans un renfoncement du mur. Les deux planches du bas étaient simplement posées, et il suffisait de les retirer pour passer à travers le meuble. Elisabeth et Käthe montaient le moins possible dans la maison, seulement pour chercher de l’eau et vérifier que tout était en ordre.
— Il ne reviendra pas, c’est ça ?
Elisabeth prit la dernière bougie et la tourna dans sa main.
— Lisbeth, tu es trop grande pour que je te joue la comédie. Je ne sais pas quand ton père reviendra. Je ne sais même pas s’il rentrera un jour.
Tout à coup, une sirène se mit à retentir. Les deux femmes sursautèrent et jetèrent un regard apeuré à travers la grille du soupirail. Il pleuvait et on ne distinguait qu’une petite portion de trottoir. Il faisait sombre, et des éclairs illuminaient les pavés humides à intervalles de plus en plus rapprochés. Puis elles virent des gens passer, des chaussures d’enfants et de grossiers souliers de femmes marcher en hâte en direction de l’abri antiaérien. On entendait des cris et des pleurs. Elisabeth se colla à sa mère.
Käthe posa sa main sur la tête de sa fille.
— Dans cette cave, on est en sécurité. De toute façon, ça ne pourra pas être pire que ce qu’on a vécu l’an passé.
Malgré ces paroles confiantes, Käthe avait du mal à garder contenance. Elle ne se souvenait que trop de la nuit d’épouvante qu’elle avait vécue en avril dernier. Des milliers de bombes s’étaient abattues sur Rostock, et le vent de mer s’était chargé de propager les incendies. Après l’attaque, elles avaient erré avec Emil au milieu des rues dévastées, complètement hagarde. Un nombre considérable d’immeubles avaient été ravagés par les flammes, des sections de rues entières avaient été anéanties, et des centaines de personnes vagabondaient désormais sans abri. La vieille ville ressemblait à un champ de ruines, le toit de l’église Saint-Pierre était parti en fumée et il ne restait rien du théâtre municipal que Käthe et Emil avaient l’habitude de fréquenter.
Elisabeth poussa un cri en entendant les premiers tirs de la défense antiaérienne. Elle se serra un peu plus contre sa mère qui ne pouvait contenir le tremblement de sa main posée sur les cheveux de sa fille. Elle s’efforçait de ne pas laisser paraître sa peur. L’une de nous doit se montrer forte, pensait-elle.
Un étrange silence s’installa dehors, puis les bombes se mirent soudain à siffler et une énorme détonation retentit. La vitre du soupirail explosa et des éclats de verre volèrent sur le matelas posé sous la fenêtre. Elisabeth sursauta, et Käthe sentit qu’elle avait mouillé sa culotte.

Le bombardement ne s’acheva qu’après minuit. Le silence retomba, tout semblait paisible. Un chien se mit à aboyer. Des chaussures passèrent à nouveau devant le soupirail, cette fois dans l’autre sens. Une odeur de soufre pénétrait à travers la grille. Elisabeth se dégagea des bras de sa mère, poussa les débris de verre et s’étendit sur le matelas.
— Je reviens tout de suite.
Käthe se leva, retira les planches de l’étagère et se faufila à travers l’ouverture. Elle se pencha pour attraper le seau d’aisance et remonta lentement l’escalier pour sortir de la cave.
La maison était intacte, les vitres des fenêtres du haut avaient tenu bon. À côté de la porte se trouvait une malle. Käthe en sortit une culotte propre, alla dans la salle de bains, fit tremper dans la lessive celle qu’elle venait de retirer et sortit devant la maison. La rue était encore pleine de fumée. Du côté du port, des flammes s’élevaient dans le ciel. Käthe regarda prudemment autour d’elle : personne en vue. Elle descendit les marches et vida son seau dans une bouche d’égout. En se retournant, elle remarqua un paquet posé sur les marches du perron. Elle s’approcha et vit un broc d’eau fraîche, des bougies et une miche de pain emballées dans du papier journal. Käthe se dépêcha de les ramasser et de les ramener à l’intérieur. En ces temps de pénurie, qui pouvait bien encore se permettre de partager ? Käthe retourna dans la salle de bains, rinça sa culotte et la suspendit sur le fil à linge.
Quand elle revint dans la cave, Elisabeth s’était endormie. La couverture de laine grossière gisait à côté du matelas. Comme elle ressemblait à son père avec ses cheveux blonds et sa stature un peu frêle ! Käthe ramassa la couverture et l’étendit sur sa fille. Soudain, elle perçut un bruit inhabituel au-dessus de sa tête. Le vent avait plaqué un tract contre le soupirail et le faisait vibrer.
Käthe se leva, tira le papier à travers la grille et lut. Édition spéciale. Défaite allemande à Stalingrad, les soldats prisonniers des Russes.
*
À trois jours de marche de Rostock
Johannes s’enfonçait dans la neige jusqu’aux genoux. Il avait de la fièvre et tremblait de tout son corps. La lanière de son sac en cuir lui lacérait le dos, son pantalon était trempé et son manteau bien trop fin par ce froid glacial. Son pied lui faisait tellement mal qu’il n’arrivait plus à marcher, et il fut obligé de s’asseoir. Lors de son départ précipité, il avait glissé sur une flaque gelée et était tombé dans un fossé. Une latte de clôture lui servait de béquille, il avait les mains calleuses. Il n’avait pas eu le temps de réfléchir, le danger était trop grand. Depuis que les troupes de Hitler avaient été battues à Stalingrad, l’Armée rouge avançait inéluctablement. La population allemande devait fuir la Silésie.
Un homme avec une charrette à bras, qui venait de rejoindre le convoi, l’aida à se relever.
— Quel âge as-tu, mon garçon ?
— Seize ans tout juste.
L’homme hocha la tête.
— Si jeune et déjà livré à toi-même, sur les routes. Monte, je peux te tracter un moment.
Johannes n’eut même pas la force de le remercier. Il se redressa et se hissa dans la charrette. Entre les valises, les malles et une luge, un bébé dormait, emmitouflé dans un manteau en fourrure. Johannes s’allongea à côté de cette masse douillette. Ses yeux se fermèrent, et il rêva de sa mère.

Un craquement sec tira Johannes du sommeil.
— Quoi ? Que se passe-t-il ? Où… ?
L’homme qui tirait la charrette s’était arrêté : l’essieu avant venait se de briser en deux.
— La charrette est foutue.
Il fixa longtemps Johannes du regard. Son visage était creusé, ses pupilles jaunâtres, et il toussait.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
L’homme toussa à nouveau. Il tira de la poche de son manteau déchiré un mouchoir qu’il plaça devant sa bouche. Quand la quinte de toux fut passée, il jeta un coup d’œil au tissu, puis le montra à Johannes. Il était taché de sang.
— Je ne vais plus tenir longtemps. Je voudrais te demander une faveur : pourras-tu t’occuper d’Hanna ?
— Qui est-ce ?
L’homme rangea son mouchoir dans son manteau et montra la charrette de la main.
— Ma petite-fille. J’ai promis à ma fille de la conduire en lieu sûr.
Johannes regarda le paquet posé à côté de lui. L’enfant avait les yeux fermés.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à votre fille ?
L’homme ne répondit pas.
D’autres réfugiés arrivaient. Eux aussi avaient une charrette, mais tirée par un cheval si maigre qu’il avançait au pas.
— Tu t’occuperas d’elle ? Tu veux bien ?
— D’accord.
Johannes retroussa le bas de son pantalon. Sa cheville était devenue violette.
— Je reviens tout de suite. Je vais me mettre à l’écart pour me soulager.
L’homme traversa le chemin et disparut derrière un bosquet.
Johannes écarta le manteau en fourrure et posa sa main sur le corps du nourrisson. Il était glacé. Il retira sa main et plaça son oreille près du nez de la petite Hanna. Rien. Elle ne respirait plus.
Un coup de feu retentit. Le son provenait du bosquet. Johannes fut pris d’un vertige, il ne sentait plus ses pieds, ses mains s’étaient raidies et une douleur atroce lui labourait le crâne. Il s’étendit auprès du bébé mort. Toutes ses forces l’avaient abandonné et ses yeux se fermèrent de nouveau.
La charrette suivante était arrivée à la hauteur de Johannes.
— Eh là ! cria une voix de femme.
Johannes ouvrit les yeux.
— Oui, chuchota-t-il.
— Tu es vivant, tant mieux.
Une femme était debout à côté de la charrette.
— Descends et prends l’enfant.
— Mort, dit simplement Johannes.
— Alors passe-moi au moins la fourrure.
Johannes ne bougea pas. La femme monta sur la charrette, retira l’enfant du manteau de fourrure et le reposa.
— Reprends la route, mon garçon. Encore trois jours de marche et on sera à Rostock.

Aujourd’hui

Berlin
L’étude de notaire se trouvait tout près de la station de métro Eberswalder Straße. Theresa arriva avec un quart d’heure d’avance et lut les plaques dorées accrochées à l’entrée : deux notaires, un cabinet de chirurgie esthétique, un coach de vie privée, deux allergologues. L’entrée était recouverte de moquette bordeaux. Theresa examina son reflet dans les plaques brillantes. Elle portait un chemiser blanc et un élégant pantalon gris. Ses cheveux, qu’elle gardait habituellement lâchés, étaient rassemblés en une tresse. Elle monta l’escalier jusqu’au premier étage et s’apprêtait à sonner quand la porte s’ouvrit.
— Madame Matusiak ?
Theresa confirma d’un signe de tête.
Maître Herzberg devait avoir à peu près le même âge qu’elle, ce qui la surprit.
— Je suis ravi de vous rencontrer. Encore toutes mes condoléances. Je peux vous offrir quelque chose ? Un café, un verre d’eau, une limonade ?
— Je prendrais bien un café.
Une femme corpulente en costume lilas apparut derrière lui dans le couloir.
Maître Herzberg se tourna vers elle :
— Madame Schmidt, deux cafés, s’il vous plaît.
— Bien sûr. Avec du lait et du sucre ?
Maître Herzberg et Theresa approuvèrent.
— Par ici, madame Matusiak, je vous en prie.
Theresa suivit maître Herzberg à travers un étroit couloir au bout duquel il ouvrit une porte.
— Installez-vous, je reviens tout de suite.
Theresa entra dans le bureau et regarda autour d’elle. La pièce, inondée d’une lumière chaude, était également garnie de moquette bordeaux. Devant la fenêtre se trouvaient deux canapés et un fauteuil, tous en cuir beige, et des étagères couvertes de classeurs occupaient tout un pan de mur. Sur une table en verre, on avait disposé une coupe en cristal remplie de fruits artificiels. Theresa s’assit dans le fauteuil et regarda les deux photos posées sur le bureau : l’une représentait une femme et l’autre deux enfants. Maître Herzberg entra et referma la porte.
— Madame Matusiak, je suis à vous.
Il déposa sur la table en verre un petit plateau avec deux tasses de café et une assiette de biscuits, alla chercher deux enveloppes brunes sur son bureau et s’assit près de Theresa. Il ouvrit la première et s’éclaircit la voix.
— Par la présente, je soussignée Marlene Groen lègue à Theresa Matusiak, née Groen, et Tom Halász ma maison sise 1 Sankt-Georg-Straße à Rostock.
Theresa s’enfonça un peu plus profondément dans le fauteuil et maître Herzberg lui tendit l’autre enveloppe.
— Celle-ci vous est destinée personnellement.
Elle était matelassée. Theresa la tâta du bout des doigts, elle contenait un objet dur, sans doute une clé.
Un nuage vint cacher le soleil et plongea le bureau dans l’ombre, donnant soudain à la pièce une atmosphère froide. Sans un mot, Theresa prit sa tasse et but son café.
— Eh bien ?
Maître Herzberg, qui regardait Theresa à travers ses lunettes, lui faisait penser à un comédien dont elle n’arrivait pas à retrouver le nom.
— Vous êtes sûr ?
— Que voulez-vous dire ?
Maître Herzberg prit un biscuit et croqua dedans.
— Ce document a-t-il bien une valeur juridique ? Il n’y aurait pas une erreur ?
Maître Herzberg releva ses lunettes sur son front.
— Tout est parfaitement en règle sur le plan juridique. Vous n’avez aucun souci à vous faire.
— Je ne sais quoi en penser.
— Eh bien, vous pourriez simplement vous réjouir d’hériter d’une maison, vous auriez pu tomber plus mal. Avec ma femme, dit-il en désignant la photo posée sur son bureau, on cherche actuellement à se loger. Dans le quartier, les loyers ont tellement augmenté, c’est invraisemblable.
Pendant toutes ces années, Theresa ne savait même pas que Marlene était encore en vie. Elle pensait que tout allait s’éclaircir lors de ce rendez-vous, que cette histoire se révélerait finalement être un malentendu. Mais le testament de Marlene était tout à fait explicite, aucune méprise n’était possible.
— Une dernière chose. Je n’arrive pas à joindre le cohéritier, monsieur Tom Halász. Vous savez peut-être où il réside ?
Theresa croisa les jambes en se demandant si elle devait avouer au notaire qu’elle n’avait jamais entendu parler de cet homme.
— Nous allons essayer de le contacter ensemble. Vous êtes d’accord ?
Theresa acquiesça d’un signe de tête. Maître Herzberg alla chercher un dossier sur son bureau, l’ouvrit, tapa un numéro sur son téléphone et alluma le haut-parleur.
Au bout de la troisième sonnerie, la boîte vocale se déclencha.
— Entreprise de débarras Halász. Je ne suis pas joignable pour le moment. Laissez-moi un message, je vous rappellerai dès que possible.
*
Son téléphone portable se mit à sonner dans l’appartement. Tom sursauta et gémit en ouvrant les yeux. Sa tête le lançait. La sonnerie s’arrêta enfin et il se tourna sur le côté. Une femme était couchée près de lui. Elle était nue, étendue sur le ventre, la tête tournée vers la porte, si bien que Tom ne voyait pas son visage. Il essaya de retrouver son nom, en vain. Il ne se souvenait que du bar où il avait passé la soirée avec son collègue Konstantin, assis au comptoir. Konstantin était parti peu après minuit, il avait dû ensuite rencontrer cette femme. Cindy ? Melanie ? Tom se leva et se dirigea vers la salle de bains.
Son portable était posé sur la machine à laver. Encore ce numéro qui avait déjà essayé de le joindre plusieurs fois ces derniers jours. Cette fois, le correspondant avait laissé un message.
— Bonjour monsieur Halász. Ici maître Herzberg de l’étude Herzberg & Salomon. C’est au sujet de Marlene Groen. Merci de me rappeler au plus vite.
Tom garda les yeux rivés sur le téléphone. Marlene. Comment avait-elle pu le retrouver après tout ce temps ? Est-ce qu’elle tentait à nouveau de s’immiscer dans sa vie ? Et pourquoi avait-elle demandé à un notaire de le contacter ? Il devait encore s’agir d’une histoire d’argent.
Une voix de synthèse proposa à Tom plusieurs options : « Pour rappeler votre correspondant, faites le 1 ; pour effacer le message, faites le 2 ; pour le sauvegarder, faites le 3 ; pour réécouter le message, faites… »
Tom appuya sur la touche 2.

Autrefois (1946)

Rostock
— Au suivant, s’il vous plaît.
Elisabeth éternua, prit un mouchoir dans le tiroir du bureau et se moucha bruyamment. Ce jour-là, elle aurait préféré rester chez elle au chaud pour se soigner, mais elle avait été réquisitionnée pour aller travailler car un nouveau camp de personnes déplacées venait d’ouvrir.
Un jeune homme s’avança devant elle, les yeux baissés.
— À vos souhaits, murmura-t-il.
— Merci. Votre nom, s’il vous plaît ?
— Johannes Groen.
Il leva enfin la tête vers elle.
Elisabeth éternua une nouvelle fois.
— Eh bien, vous avez attrapé un bon rhume.
Le jeune homme souriait, mais ses yeux étaient marqués de cernes profonds. Des boucles brunes désordonnées lui tombaient sur le front, et, malgré son allure, Elisabeth le trouva attirant. Il portait un pantalon usé jusqu’à la corde, une chemise à carreaux et un manteau beaucoup trop grand pour lui. Une écharpe rayée marron et vert en laine rêche était enroulée autour de son cou.
Elisabeth baissa les yeux et se concentra sur sa machine à écrire.
— D’où venez-vous ?
— De Jaksonów, en Silésie. On m’a envoyé ici déposer une demande de logement.
Elisabeth éternua à nouveau.
Le jeune homme dénoua son écharpe et la lui tendit en souriant.
— Tenez. Vous me faites de la peine.
— Mais je ne peux pas accepter. Vous en avez besoin…
Elisabeth s’interrompit. Elle ne voulait pas insinuer qu’il n’avait sans doute rien d’autre à se mettre. Elle trouva le geste généreux, si bien qu’elle prit l’écharpe et le remercia.
— On ne peut pas laisser une jolie femme tomber malade.
Ses yeux avaient retrouvé de l’éclat et ses joues s’étaient creusées de petites fossettes.
Elisabeth sentit soudain que ses mains tremblaient. Devant la porte de son bureau, une longue file de gens attendait. Il fallait qu’elle se dépêche, elle n’avait pas le temps de discuter plus longtemps avec lui. Elle aurait pourtant aimé savoir d’où il venait et pourquoi il avait dû quitter son pays, au lieu de se contenter des seules informations nécessaires pour remplir le formulaire. Mais l’administration des personnes déplacées n’était pas l’endroit idéal pour faire connaissance. Elle suspendit l’écharpe sur le dossier de sa chaise, prit deux formulaires sur son bureau, glissa un papier carbone entre les deux, et inséra le tout dans la machine à écrire.
— Votre âge ?
— Dix-huit ans.
Elisabeth sentit ses joues s’empourprer tandis qu’elle tapait à la machine. Pourquoi la présence de cet homme la troublait-elle à ce point ? Comment se pouvait-il qu’un inconnu fasse battre son cœur aussi vite ? Jamais un homme n’avait produit chez elle un tel effet. Ses doigts ne trouvaient plus les touches du clavier, elle dut recommencer. Dans quelques mois, elle suivrait une formation d’infirmière. Mais, en attendant, ce poste lui rapportait un peu d’argent dont sa mère et elle avaient grand besoin pour vivre.
Une fois le formulaire rempli, elle tendit le double à Johannes Groen. Elle espérait qu’il ne remarquerait pas l’empreinte humide que sa paume avait laissée sur le papier.
Au moment où il saisit le formulaire, leurs mains se touchèrent.
— À l’occasion, je repasserai chercher mon écharpe, si vous êtes d’accord. Je sais où vous trouver.
Il sourit une nouvelle fois, se retourna et sortit.
*
Le nouveau camp où Johannes logeait désormais était certes plus grand, mais composé de baraques tout aussi sommaires. Il y régnait une odeur atroce. Derrière la cabane, le puisard n’avait pas été vidé depuis des jours. Johannes retenait sa respiration et allait faire ses besoins le plus vite possible. Il était fatigué. Depuis quelques semaines, pour gagner un peu d’argent, il aidait à déblayer les ruines de la ville détruite et à trier les pierres. Ce travail l’épuisait, et il rentrait au camp chaque soir un peu plus éreinté. L’administration lui avait attribué un lit dans une baraque en planches rudimentaire qu’il partageait avec deux autres garçons de son âge. Edmund et Otto étaient tous deux originaires de Breslau, mais ils n’étaient pas très causants et, lorsqu’ils n’étaient pas de sortie, ils passaient le plus clair de leur temps à dormir.
Ils ne disposaient que du strict minimum. Une table, trois planches qui servaient de lit et une étagère contre le mur pour ranger leurs vêtements et les quelques effets personnels qu’ils avaient pu emporter.
Johannes s’étendit sur le lit, remonta sur lui la couverture en laine râpeuse et ses yeux se fermèrent aussitôt. Il dormait déjà profondément quand des voix le tirèrent de son sommeil. Il se redressa en baillant et aperçut un groupe d’hommes à travers la fenêtre. Ils portaient des uniformes gris-vert, certains une chemise bleue avec un écusson cousu sur la manche : un soleil jaune et les initiales FDJ1. Ces gars s’étaient déjà rassemblés la veille au soir. Johannes se leva, sortit de la cabane et se dirigea vers eux. Ils étaient assis autour d’un feu de camp et l’un d’eux jouait de la guitare. Johannes les écouta chanter un moment. Il s’apprêtait à partir quand l’un d’eux s’écarta du groupe et s’avança vers lui en fumant.
— Privet malish, mon gars, attends un peu.
Johannes s’immobilisa.
— Viens t’asseoir avec nous.
L’homme tira de la poche de son uniforme un paquet de cigarettes russes et le tendit à Johannes.
— Non, merci.
— Tu ne fumes pas ? De toute façon, ce n’est pas bon pour la santé, dit-il en riant. Comment tu t’appelles ?
— Johannes.
— Un joli nom. Chez nous, on dit Ivan ou Vania.
Il prit Johannes par le bras et l’entraîna vers le feu.
— Moi, c’est Kolia.
Les flammes répandaient une agréable chaleur, les chansons du groupe étaient enjouées et parlaient d’un avenir radieux. Johannes s’assit près de Kolia qui allumait une nouvelle cigarette.
— Finalement, j’en prendrais bien une.
Kolia acquiesça et sourit à Johannes.
— Vanioucha, si je peux faire autre chose pour toi que t’offrir une cigarette, n’hésite pas à venir me voir. On aura besoin de renfort pour construire le socialisme.
*
— Tu pars à Berlin ? Si vite ?
Elisabeth tendit à Eva un drap propre.
Depuis qu’elles avaient toutes les deux commencé la formation à l’hôpital, les jeunes femmes étaient devenues inséparables. Elles se racontaient tout et passaient tout leur temps libre ensemble. Dès que c’était possible, elles s’arrangeaient pour travailler en même temps. Quelques semaines plus tôt, quand Eva avait raconté qu’elle pensait déménager à Berlin avec son époux Otto, Elisabeth avait espéré que leur projet n’aboutirait pas trop vite. Mais voilà qu’Eva lui annonçait maintenant qu’elle serait partie d’ici deux mois.
— Tu sais, Lisbeth, c’est une chance unique. Ils cherchent de toute urgence des infirmières à l’hôpital de la Charité. Et Berlin compte tellement de chantiers qu’Otto gagnera plus d’argent là-bas.
Eva tendit le drap sur le matelas.
— Viens donc avec nous. Berlin, c’est formidable.
— Je ne sais pas.
Eva sortit un autre drap du placard.
— Qu’est-ce qui te retient ici ?
Elisabeth regarda par la fenêtre. Elle songeait à Johannes Groen. Cela faisait des mois qu’elle pensait à lui et elle n’avait pas quitté un seul jour son écharpe. À tel point qu’un jour, sa mère lui avait fait remarquer qu’elle risquait d’avoir trop chaud, maintenant que le printemps était arrivé, mais Elisabeth avait secoué la tête en souriant.
— C’est à cause de ce Johannes ?
— Tu peux donc lire dans mes pensées ?
Elisabeth réajusta sa coiffe d’infirmière.
— Tu n’arrêtes pas d’en parler depuis des semaines ! Pourquoi est-ce que tu ne vas pas le voir dans le camp où il habite ?
D’un geste, Eva lissa une dernière fois le drap sur le lit. Elle prit une paire de gants en caoutchouc, les poudra de talc et s’essuya les mains dans son tablier.
— Je n’ose pas. J’ai peur de m’être imaginé des choses avec cette histoire d’écharpe. D’ailleurs, il n’est jamais revenu la chercher. Ce n’était peut-être qu’un geste de politesse.
— Ça m’étonnerait ! Les hommes n’ont pas l’habitude de distribuer leur écharpe aussi facilement. D’ailleurs, il est peut-être passé te voir à ton ancien poste alors que tu travaillais déjà ici. Va le voir ! De toute façon, tu n’arrives pas à l’oublier.
— Je sais, je l’ai trouvé tellement séduisant ! s’exclama Elisabeth, si fort que la patiente qui était couchée près de la fenêtre tendit son index devant sa bouche.
— Excusez-moi.
La malade sourit.
— Ah, quand l’amour s’en mêle, mademoiselle ! Moi aussi, j’ai connu ça quand j’avais votre âge…
Elisabeth prit la boîte de talc des mains d’Eva et la rangea dans le placard.
— Johannes, rien que son nom, tu ne le trouves pas magnifique ?
— Oui MA-GNI-FIQUE, reprit Eva en éclatant de rire.
— Tu te moques de moi ! Mais je me fais peut-être des idées. En plus, qui sait s’il est encore à Rostock?
*
Une semaine plus tard, lorsque Elisabeth sortit de l’hôpital après son service, elle n’en crut pas ses yeux. C’était lui, en chair et en os ! Johannes Groen était assis sur un banc devant l’hôpital, en train de lire. Habillé d’un pantalon en velours côtelé, d’une chemise bleue sans col et d’un gilet en laine gris, il avait l’air complètement différent de l’homme qu’elle avait rencontré la première fois. Elisabeth ne savait pas comment se comporter. Lentement, elle s’approcha de lui et s’arrêta deux pas avant le banc. Johannes était tellement absorbé dans sa lecture qu’il ne fit pas attention à elle. Il avait repris du poids, des couleurs, et ses cheveux avaient retrouvé du volume.
Elisabeth prit son courage à deux mains, inspira profondément et s’éclaircit la voix :
— Excusez-moi ! On se connaît, vous vous souvenez de moi ?
Johannes releva la tête et passa la main dans ses cheveux, l’air songeur.
Elisabeth baissa les yeux. Visiblement, il ne l’avait pas reconnue. Il faut dire que leur rencontre remontait déjà à un certain temps.
— Au bureau des personnes déplacées. Un jour où j’étais enrhumée…
Elisabeth se trouva ridicule, elle avait du mal à formuler une phrase intelligible alors qu’elle avait imaginé tant de fois cette scène de retrouvailles.
— Je m’appelle Elisabeth Havelmann. Et vous, vous êtes Johannes Groen, n’est-ce pas ?
— C’est vrai.
Il se leva en la dévisageant, puis son visage s’illumina en un instant.
— Mais oui, je m’en souviens maintenant. Vous avez gardé mon écharpe ?
Elisabeth rougit.
— Qu’est-ce que vous faites dans cet hôpital ?
Johannes rangea le livre dans son sac en cuir.
— Une formation d’infirmière. Et vous ? Vous semblez pourtant en bonne santé.
Des gouttelettes de sueur perlaient sur le front de la jeune femme.
— Un garçon du camp ne se sentait pas bien. Je l’ai accompagné.
Johannes sourit.
— Rien de grave ?
— Non, je crois qu’il se remettra vite. Elisabeth, je suis désolé de ne pas vous avoir reconnue tout de suite.
— Ce n’est pas grave, dit Elisabeth en jouant avec une boucle d’oreille.
— Vous accepteriez de venir vous promener avec moi demain ?
*
Johannes se présenta le lendemain matin devant la maison d’Elisabeth. Les moineaux gazouillaient dans les arbres et le soleil brillait déjà si fort qu’Elisabeth ne portait qu’un gilet sur sa robe verte lorsqu’elle sortit dans la rue. Johannes avait appuyé une vieille bicyclette contre la clôture du jardin. Sur le guidon était suspendu un panier recouvert d’une nappe à carreaux.
— Venez, Elisabeth, nous partons en balade. On pourrait suivre la rivière Warnow.
Du bout de sa chaussure, Johannes traça le chemin dans les graviers.
— À bicyclette ? Comment allons-nous faire ?
Elisabeth observa le cadre rouillé d’un air inquiet.
— Elle va bien nous porter, faites-moi confiance. Vous ne risquez rien, j’en fais mon affaire.
Elisabeth releva le bas de sa robe, s’assit sur le porte-bagages, et Johannes se mit à pédaler. Elle se tenait à lui pour ne pas tomber. Elle avait passé ses bras autour de sa taille et sentait la chaleur de son corps à travers sa chemise. Les rues de Rostock avaient beau être encore dévastées par la guerre, Elisabeth avait l’impression de ne s’être jamais sentie aussi bien de toute sa vie. Les jours passés dans la cave, la faim, la peur, tout cela avait subitement disparu. Elle ne pensait plus qu’à Johannes désormais.
La rivière Warnow n’était pas loin, mais Johannes s’embrouilla, tourna plusieurs fois au mauvais endroit, crut prendre des raccourcis, mais rallongea le trajet.
— Vous ne connaissez pas le chemin ?
— Oh, je pourrais rouler toute la vie comme ça avec vous.
Elisabeth sentit ses joues s’empourprer.

Ils étendirent la nappe sur le sol au bord de la Warnow et Johannes souleva le rabat du panier.
— J’espère que vous aimerez tous ces plats russes.
Elisabeth observa avec curiosité la salade de pommes de terre aux harengs, les raviolis pelmeni, le gâteau au fromage blanc vatrouchka, les bonbons batontchiki et deux bouteilles de kvas, une boisson fermentée.
— Kolia m’a aidé à préparer le pique-nique. C’est lui aussi qui m’a procuré la bicyclette.
— Qui est Kolia ?
Elisabeth sortit du panier les deux bouteilles et le décapsuleur.
— Un ami et presque un père pour moi, même s’il n’en a pas l’âge. Il est venu de Moscou pour aider à reconstruire le pays. Il m’a même trouvé un emploi. Avant, je déblayais les décombres. Maintenant, je travaille dans l’administration.
Johannes prit une bouteille et l’ouvrit.
— Vous avez les yeux qui brillent quand vous parlez de lui, dit Elisabeth en souriant.
— Il y a de bonnes raisons à cela. Il s’occupe de moi. J’ai enfin trouvé quelqu’un qui…
— … qui veille sur vous, c’est ça ?
Johannes baissa les yeux.
— Et vos parents ?
— C’est un sujet douloureux. Et il vaut peut-être mieux ne pas l’aborder lors d’un premier rendez-vous.
Johannes but une grosse gorgée de kvas.
— Mais puisque vous m’avez posé la question : je n’ai pas connu mon père, et ma mère était très malade. Un jour, je l’ai retrouvée morte dans le grenier.
Johannes eut du mal à retenir ses larmes.
— J’ai vécu un temps avec la famille qui habitait dans la ferme voisine. Et puis la place a manqué et je me suis retrouvé dans un orphelinat.
— Je suis désolée.
Johannes rangea la bouteille dans le panier et se mit à contempler la rivière, perdu dans ses pensées. Une péniche passa dans un bruit de moteur. Sur le pont était assis un vieil homme qui fumait la pipe en fixant un point à l’horizon. Un teckel couché sur ses genoux leva mollement la tête et regarda dans la direction des jeunes gens quand le bateau arriva à leur niveau. Tous deux restèrent silencieux un moment, à observer la surface de l’eau agitée de vaguelettes, quand des cris d’oiseaux firent sursauter Elisabeth.
Ils levèrent les yeux vers le ciel.
— Regardez, Elisabeth, les grues cendrées sont de retour ! dit-il en tendant le doigt.
— Elles sont tellement nombreuses. C’est très bon signe.
Enfant, lors d’un séjour avec ses parents à la Baltique, sur l’île de Rügen, Elisabeth avait vu des centaines d’oiseaux se poser dans un champ. Son père lui avait expliqué que les grues faisaient une halte à Rügen, en automne, pour se rassembler avant de migrer vers des régions plus tempérées. Depuis, la vue de ces oiseaux gracieux lui procurait une sensation de confiance et de sécurité. Elle sourit.
— Que voulez-vous dire ?
— Les grues portent bonheur.
Elisabeth baissa les yeux et vint plonger son regard dans celui de Johannes. Puis elle appuya sa tête contre son épaule, tandis qu’il passait son bras autour d’elle.

Aujourd’hui

Berlin
Lorsqu’elle arriva dans la rue en quittant l’étude de maître Herzberg, Theresa aperçut sa fille en face à la terrasse d’un café, assise dans une balancelle de jardin. Elle prenait appui sur ses baskets pour se donner de l’élan et se bercer tranquillement, plongée dans son téléphone portable. Alors que Theresa s’engageait sur la chaussée, elle ne remarqua pas le tramway qui venait de tourner au coin de la rue. Le chauffeur fit sonner sa cloche, Theresa recula aussitôt mais buta contre le bord du trottoir, trébucha et tomba sur les genoux en poussant un cri qui alerta les passants, affolés. Tandis qu’elle commençait à reprendre ses esprits, elle vit une tache rouge s’imprimer sur l’étoffe claire de son pantalon.
Anna bondit de la balancelle et accourut vers sa mère.
— Tout va bien, maman ?
Theresa acquiesça d’un signe de tête et attendit qu’elle l’aide à se relever.
Anna prit sa mère par le bras.
— Tu fais de ces choses. Il faut traverser au passage clouté, tu me l’as suffisamment répété quand j’étais petite. Tu avais oublié ?
Theresa ne put s’empêcher de sourire. Elles se dirigèrent lentement vers le bar où elles prirent place.
— J’ai eu tellement peur, j’ai besoin d’un remontant.
— Il n’est que quatre heures et demie… dit Anna en consultant sa montre.
Theresa fit signe à la serveuse et commanda un café-vodka. Elle prit une serviette sur la table et tamponna la tache sur son pantalon.
— Je crois qu’il est fichu.
— Pour enlever une tache de sang, il suffit de frotter avec du shampooing et de l’eau froide. J’ai vu ça sur un tuto YouTube.
Les yeux verts d’Anna brillèrent dans la lumière du soleil.
Theresa posa la serviette et regarda sa fille. Le temps filait tellement vite. Cela faisait déjà deux ans qu’Anna avait pris un appartement et entamé des études d’histoire et de sciences de la culture à l’université Humboldt. Pour gagner un peu d’argent, Anna travaillait comme guide le week-end au musée de l’Histoire allemande sur l’avenue Unter den Linden. Elle était indépendante financièrement, et Theresa était heureuse de constater qu’elle avait plutôt bien réussi l’éducation de sa fille.
— Alors, comment ça s’est passé chez le notaire ? Cette histoire d’héritage, c’était vraiment une erreur?
Anna reprit son léger mouvement sur la balancelle.
— Manifestement, non. Marlene m’a bel et bien légué la maison de Rostock. À moi et à ce Tom.
— Bizarre. Raconte-moi ce que tu sais sur Marlene.
La serveuse apporta le café. Theresa en but aussitôt une grande gorgée et commença à se détendre, la vodka ne tarda pas à faire son effet.
— Marlene est morte à dix-sept ans dans un accident de voilier. Alors qu’ils étaient partis naviguer avec notre père sur la mer Baltique, une tempête a dû éclater sans prévenir, et le bateau s’est retourné. On n’a jamais retrouvé son corps, et il n’y a jamais eu d’enterrement. C’est à peu près tout ce que je sais. Je suis née plus tard, je n’ai pas connu Marlene. Mes parents n’en parlaient jamais, et j’ai fini par ne plus poser de questions. J’imagine que c’était trop douloureux pour eux de parler de cet enfant qu’ils avaient perdu.
Theresa étendit ses jambes sous la table.
— Aujourd’hui, tout porte à croire que tes parents t’ont menti et que Marlene n’est pas décédée à cette époque-là.
Theresa opina de la tête.
— Et qui est ce Tom ? demanda Anna en sortant son portable.
— Range-moi ça, s’écria Theresa sur un ton de reproche.
Anna reposa son téléphone sur ses genoux.
— Excuse-moi, dirent-elles dans un même élan.
Theresa esquissa un sourire. Toute cette histoire d’héritage la minait alors qu’elle était censée se concentrer sur la préparation de son exposition. Depuis qu’elle avait reçu la lettre de maître Herzberg, elle n’avait pas retouché à ses pinceaux. La situation semblait tellement absurde. Comment pouvait-elle concevoir que sa sœur qu’elle croyait décédée depuis longtemps venait de lui léguer l’ancienne maison de ses parents ? Et qui était ce Tom, dont elle n’avait jamais entendu parler et qui se retrouvait maintenant lui aussi copropriétaire de la maison ? Theresa fit signe à la serveuse et commanda un deuxième café-vodka.
— Il s’appelle Tom Halász. Je n’en sais pas plus.
— On va regarder, une seconde, dit Anna en reprenant son portable. Débarras d’appartement Tom Halász, ça te dit quelque chose ?
Theresa fit un effort pour se souvenir de ce que Tom avait annoncé sur sa messagerie.
— Oui, je crois que c’est ça.
Anna passa le téléphone à Theresa.
— Mais, dis-moi, c’est qu’il est joli garçon !
Sur l’écran s’était affichée la photo d’un jeune homme à qui Theresa donnait une trentaine d’années. Il avait les yeux bruns, le teint mat et son sourire laissait apparaître une rangée de dents impeccablement alignées. Theresa dut reconnaître que Tom, si c’était bien lui, ne manquait pas de charme. Mais ce visage n’expliquait pas du tout pourquoi Marlene avait légué sa maison à eux deux.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
— Aucune idée. Je vais commencer par fumer une cigarette.
Theresa farfouilla dans son sac à la recherche de son paquet de tabac. Son regard s’arrêta sur l’enveloppe que maître Herzberg lui avait remise. Elle la posa sur la table.
— C’est le notaire qui me l’a donnée.
— Et tu la sors seulement maintenant ?
Anna se saisit de l’enveloppe.
— Je peux ?
— Je t’en prie.
Theresa se roula une cigarette et l’alluma.
Anna ouvrit l’enveloppe. Elle contenait une clé et une lettre qu’elle parcourut brièvement.
— Aristote ? Qu’est-ce qu’il vient faire là ?
— Comment ça ?
— Tiens, lis toi-même.

Chère Theresa,
« Voiler une faute par un mensonge, c’est remplacer une tache par un trou. » (Aristote.)
Je voulais t’écrire depuis longtemps, mais j’étais trop lâche, je n’en ai pas trouvé le courage. Et je ne voulais pas non plus te compliquer la vie. Maintenant, c’est la force qui me manque, le cancer a gagné la partie. On ne peut rien changer au passé, mais on peut essayer d’améliorer le présent. C’est pourquoi j’aimerais que Tom, Anton et toi contribuent à combattre le mensonge.
Affectueusement,
Marlene

Theresa laissa retomber la lettre.
— De quel mensonge parle-t-elle ? Remplacer une tache par un trou ? Qu’est-ce qu’elle veut dire par là? demanda Anna.
Theresa haussa les épaules et contempla la lettre d’un air pensif.
— Et qui est ce Anton ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais ta grand-mère Lisbeth a aussi mentionné son nom quand je suis allée la voir hier. Bizarre… Je suis certaine de ne jamais avoir entendu parler de lui auparavant.
— Anton, Tom… Tout ça est bien mystérieux.
Anna ramassa la clé sur la table et l’examina.
— Je crois qu’on va devoir aller faire un tour à Rostock. Et aussi essayer de contacter ce Tom.
— Oui, tu as raison.
Anna plaqua brusquement sa main devant sa bouche et disparut à l’intérieur du café. »

Extraits
« Les murs étaient tapissés d’un papier peint beige à losanges discrets. Sous la fenêtre était disposé un grand lit protégé avec un couvre-lit datant des années 1960 et orné de grosses fleurs turquoise, brunes et jaunes. À côté du lit était posée une lampe sphérique orange. Une armoire paysanne sculptée se trouvait en face d’un canapé en velours cannelle au dossier garni de tapis au crochet blanc et d’une table réglable à manivelle sur laquelle se trouvait un coffret décoré de motifs peints, comme ceux qu’on ramenait autrefois des vacances en Hongrie ou en Bulgarie.
— C’est dément, non ?
Anna se laissa tomber sur le canapé, soulevant un nuage de poussière.
— Si je raconte ça dans mon séminaire d’histoire, ils vont vouloir organiser un voyage pour venir voir ça. On a vraiment l’impression de remonter le temps. p. 101

« Pendant qu’ils attendaient leur plat, Theresa explora la salle du regard. Sur le mur près de l’entrée était suspendu un drapeau de la RDA, ainsi que des fanions et des insignes. Au-dessus des tables, des étagères étaient décorées de postes Sternradio, de tourne-disque, de vaisselle, de produits ménagers, de bocaux de légumes, de paquets de lentilles Tempo et de café Rondo, de chewing-gums et de tablettes de chocolat, de cosmétiques Florena, de livres, de magazines et de disques. À côté du bar étaient punaisées des photos d’enfants portant le foulard bleu ou rouge des pionniers, d’adolescents en chemise du mouvement de la Jeunesse et de jeunes gens en uniforme de l’Armée populaire nationale.
Monsieur Bastian but une gorgée de bière.
— Vous vous souvenez? Vous aussi, vous avez grandi en RDA.
— J’avais dix-sept ans quand le mur est tombé, j’ai fêté ma majorité à la porte de Brandebourg le soir du Nouvel An 1989. Un peu que je m’en souviens !
Le visage de monsieur Bastian se rembrunit.
— C’est dommage qu’on veuille faire une croix sur cette époque. Avec la réunification, les gens ont tout jeté pour réaménager leur appartement. Un scandale, si vous voulez mon avis. »
NB. Le restaurant «L’Osseria» qui est décrit ci-dessous est désormais fermé.

À propos de l’auteur
BAUMHEIER_Anja_©Dagmar_MorathAnja Baumheier © Photo Dagmar Morath

Anja Baumheier est née en 1979 à Dresde et a passé son enfance en RDA. Professeure de français et d’espagnol, elle habite aujourd’hui à Berlin avec sa famille. La Liberté des oiseaux est son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte instagram de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#Lalibertédesoiseaux #AnjaBaumheier #editionslesescales #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2021 #litteratureetrangere #litteratureallemande #lundiLecture #LundiBlogs #litteraturecontemporaine #premierroman #NetGalleyFrance #rentreelitteraire #rentree2021 #RL2021 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Mousse

MODICK_mousse  RL_hiver_2021

En deux mots
Retrouvé par son frère après son décès, le manuscrit d’un botaniste parti s’isoler dans un refuge en pleine nature s’éloigne de son projet scientifique initial. Les souvenirs se mêlent aux réflexions en faisant un recueil d’écologie poétique.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Petit recueil d’écologie poétique

Publié dans son pays d’origine en 1984 et déniché par les éditions Rue de l’échiquier, ce premier roman de Klaus Modick est un étonnant mélange d’érudition scientifique et de poésie. Une écofiction remarquable.

C’est par l’intermédiaire du frère de son auteur, Franz, que le manuscrit de ce curieux livre est parvenu jusqu’à son éditeur, du moins si l’on en croit la «Note préliminaire de l’éditeur». Un texte qui nous donne aussi l’occasion de faire plus ample connaissance avec le personnage au cœur du roman, Lukas Ohlburg, un botaniste passionné et d’apprendre les circonstances de sa mort: «Mon frère était étendu devant son bureau, dans un état de légère décomposition dû au haut degré d’humidité qui régnait dans la maison. Curieusement, des mousses étaient apparues sur son visage, en particulier autour de sa bouche, de son nez et de ses yeux, ainsi que dans sa barbe.»
La mousse comme une sorte d’obsession pour Lukas Ohlburg qui a pris soin de barrer le titre prévu pour son livre De la critique de la terminologie et de la nomenclature botaniques et de le remplacer par Mousse. On dira qu’il a bien fait, à la fois pour s’ouvrir à un lectorat plus large et parce que la quasi-totalité du livre va traiter de cette espèce botanique particulière qui va l’accompagner jusqu’au-delà de la mort. Cette mousse qu’il trouve au bord du lac qu’il a pris l’habitude de traverser à la nage. Une activité qui n’est pas sans risques à son âge, mais qui lui permet de réfléchir et d’observer.
La mousse, c’est aussi cette plante qui s’est installée sur les tuiles du toit et que son frère aimerait voir disparaître. Aussi a-t-il mandaté un artisan pour procéder au grattage et au nettoyage du toit. Il sera finalement congédié par le scientifique avant d’avoir fini, car cette tâche lui était devenue trop pénible à supporter. C’est parce qu’elle le ramène à un traumatisme d’enfance, quand la famille venait s’installer là pour les vacances. Tandis que sa mère nettoie la maison et que le père retrouve les habitants à la taverne, les enfants doivent nettoyer le chemin à la brosse: nous «grattions la mousse jusqu’à ce que nos mains nous brûlent et que notre dos et nos genoux nous fassent mal, afin que notre père, à son retour, puisse depuis le léger brouillard de schnaps et de bière où il se trouvait dire ce qu’il disait toujours: Voilà. Là, on peut vivre.»
Pour le vieil homme qu’il est aujourd’hui, on peut vivre avec la mousse. C’est d’ailleurs désormais sa mission, vivre avec la nature, dans une sorte de communion. Un ascétisme qui ouvre son esprit, qui éclaire ses observations. Il comprend alors les limites de la science, celle qui nomme et celle qui classe, et se rapproche du vrai, de l’authentique, à savoir les sensations et la poésie. Entendre une bûche crépiter dans la cheminée, observer la mousse qui colonise les endroits les plus insolites, sentir les odeurs et la vibration du soleil sur ses yeux clos… Le vieil homme a compris que ce manuscrit sera son testament, alors il dit tout de sa vie, de ses recherches, de ses doutes, mais aussi de la chance qu’il a à faire partie de ce cycle de la vie. Alors quand la mousse s’installe dans sa barbe, il est heureux. Le bonheur est vert.

Mousse
Klaus Modick
Éditions Rue de l’Échiquier
Roman
Traduit de l’allemand par Marie Hermann
176 p., 17 €
EAN 9782374252551
Paru le 21/01/2021

Où?
Le roman est situé en Allemagne, dans le lieu-dit Mollberg près de Dringenburg et Oldenburg, lieu de naissance de l’auteur.

Quand?
L’action se déroule principalement au début des années 1980.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un botaniste vieillissant, de renommée internationale, se retire dans sa maison de famille dans la campagne allemande pour écrire un ultime ouvrage visant à critiquer les méthodes de la botanique moderne. À mesure qu’il avance dans la rédaction, il réalise que son travail scientifique consistant à répertorier et classer la flore du monde entier l’a en réalité tenu à l’écart de la nature, de sa vitalité et de son essence fondamentale.
Et alors que sa force physique décline, son visage progressivement envahi par une mousse verte et mystérieuse, il se remémore le besoin compulsif qu’avait son père d’élaguer la végétation et de repousser toujours plus loin l’avancée naturelle de la forêt sur les limites de leur propriété. Il se souvient aussi, entre écriture et promenades, comment il a fui avec sa famille le fascisme naissant, ou encore ses premiers émois amoureux.
Klaus Modick nous plonge ainsi dans les pensées d’un homme qui réexamine sa vie et accède à une compréhension nouvelle, et plus profonde, de l’amour, de la mort et du monde naturel. Il offre aussi une réflexion philosophique sur le langage et la manière qu’il peut avoir de nous tenir à l’écart du cœur vivant de ce qu’il désigne. Mousse explore enfin nos besoins les plus fondamentaux de transcendance et de connexion au monde, et livre un testament émouvant de notre relation intime à la nature.

Les critiques
Babelio
Paris côté jardin
Blog Charybde 27 


Lecture d’un extrait de Mousse de Klaus Modick © Production A ma guise

Les premières pages du livre
« Note préliminaire de l’éditeur
La mort du professeur Lukas Ohlburg, survenue au printemps 1981 dans sa soixante-quatorzième année, a suscité la sympathie et endeuillé de vastes cercles du monde scientifique, par-delà ses collègues botanistes. Dans nombre de nécrologies et d’hommages publiés par des journaux et des magazines, dont certains n’étaient pas spécialisés en sciences, la mort d’Ohlburg est apparue comme une perte considérable pour la botanique en particulier et pour les sciences naturelles en général. Outre les recherches spécifiques qu’il a menées, et dont témoignent principalement ses deux grands ouvrages consacrés aux formes de végétation tropicales et subtropicales, considérés depuis longtemps comme des classiques de la botanique moderne, Ohlburg a exercé une grande influence sur le discours de la théorie des sciences grâce à ses essais sur la critique de la terminologie scientifique. La nature de son travail explique que non seulement des approbations emphatiques mais aussi des critiques sévères lui aient été adressées, et Ohlburg les provoquait en toute conscience.
Les collègues et amis d’Ohlburg savent que, durant les dernières années de sa vie, il parlait fréquemment de rassembler ces essais dans un ouvrage systématique intitulé De la critique de la terminologie et de la nomenclature botaniques.
Cependant, il semble ne s’être jamais attelé à ce travail ; du moins, on n’a retrouvé à sa mort aucun document ou matériau s’y rapportant. En ma qualité d’assistant d’Ohlburg pendant de nombreuses années, on m’a confié l’honorable tâche d’effectuer des recherches et, le cas échéant, d’éditer ces travaux posthumes, ce qui a été fait (voir Lukas Ohlburg, Considérations posthumes sur la botanique, Munich, 1982). Après cette parution, qui n’aurait pu aboutir sans l’aide amicale du frère du défunt, le professeur Franz B. Ohlburg, de Hanovre, j’ai reçu fin 1982 une lettre dudit Franz B. Ohlburg dont je reproduis ici, avec son aimable autorisation, quelques extraits, qui ont une grande importance dans la compréhension des textes publiés ci-après :

« … vous recevrez aussi un colis en recommandé contenant un manuscrit de mon frère décédé. Comme vous le savez, il a laissé, en plus des textes scientifiques que vous avez édités, de nombreuses notes personnelles, essentiellement des journaux intimes que j’ai détruits sans les lire dans le respect de ses dernières volontés. En ce qui concerne la nature du manuscrit dont il est question ici, je me suis longtemps demandé s’il s’agissait de notes personnelles ou d’un texte écrit en vue d’être publié. Après plusieurs lectures, compliquées par le fait qu’une partie du manuscrit est rédigée en sténographie, j’en suis venu à la conclusion que mon frère avait conçu ces notes comme appartenant à De la critique de la terminologie et de la nomenclature botaniques. Même si j’ai de sérieux doutes quant à une éventuelle publication, celle-ci devrait être conforme aux intentions de mon frère. Cependant, avant d’entrer dans le détail, je dois vous donner quelques précisions sur la mort de ce dernier, qui pourraient apporter un éclairage particulier sur ce texte étrange.
Comme annoncé officiellement, mon frère a été retrouvé mort dans la maison de campagne de l’Ammerland que nous possédions tous les deux. Le décès, pour autant qu’on ait pu le déterminer, est daté du 3 mai 1981, et sa cause est une insuffisance cardiaque. Mon frère s’était isolé en septembre 1980 dans cette maison pour travailler à son projet. Bien que son cœur ne lui assurât pas le meilleur état de santé, il tenait à garder son autonomie, refusant catégoriquement toute aide domestique. Vous savez sans doute mieux que moi à quel point il pouvait se montrer têtu, surtout dans son travail. Je lui ai rendu visite à Noël 1980. Il m’a donné l’impression d’être satisfait, détendu et plus joyeux qu’à l’accoutumée. Le seul changement que j’ai remarqué est la barbe qu’il s’était laissé pousser. Il semblait en pleine possession de ses moyens intellectuels. Aujourd’hui, je dirais bien entendu que certaines de ses déclarations auraient dû me mettre la puce à l’oreille. Le 11 mai 1981, j’ai reçu un appel du commissariat local m’annonçant sa mort. Je me suis rendu sur les lieux le jour même. Hennting, un voisin agriculteur, avait appelé la police parce que contrairement à ses habitudes, mon frère ne s’était pas présenté chez lui pour récupérer son courrier et faire ses courses. Quand je suis entré dans la maison, sa dépouille avait déjà été transportée au village de Wiefelstede. Le médecin qui a émis le certificat de décès m’en a fait la description suivante. Malgré la pluie qui était tombée les jours précédents, les portes et les fenêtres étaient restées ouvertes. Mon frère était étendu devant son bureau, dans un état de légère décomposition dû au haut degré d’humidité qui régnait dans la maison. Curieusement, des mousses étaient apparues sur son visage, en particulier autour de sa bouche, de son nez et de ses yeux, ainsi que dans sa barbe. Pour des raisons évidentes, son corps avait immédiatement été placé dans un cercueil. Cependant, à l’exception de sa barbe sauvage, mon frère ne m’a pas paru négligé ni sous-alimenté. La maison était, je m’en suis moi-même assuré, propre et rangée, à une étonnante exception près : il y avait partout des amas et des coussins de mousse, le bureau en étant couvert, tout comme le sol. L’oreiller du lit en accueillait même plusieurs sortes, dont certaines avaient séché, et d’autres, du fait de l’humidité régnant dans la maison, étaient encore vertes. Cette situation explique la « moussification » de la dépouille de mon frère. Sur son bureau se trouvait, au milieu des mousses, le manuscrit en question ainsi qu’un stylo à plume ouvert. Ainsi, il semblerait que mon frère soit littéralement mort au travail.
Vous comprendrez en le lisant pourquoi j’ai hésité si longtemps à transmettre ce texte. Même si je suis profane en la matière, je crois pouvoir affirmer que ces pages ne présentent que peu d’intérêt pour la recherche en botanique. Je doute également que mon frère les ait écrites en pleine possession de ses moyens. Si, en tant que frère, je peux juger regrettable la confusion de sa pensée et de son langage, en tant que psychologue, elle me paraît alarmante. En effet, bien qu’il y soit continuellement question d’une critique de la terminologie, ce texte dans son ensemble ne me semble être que le psychogramme de sa sénilité avancée. Cependant, la réputation des travaux scientifiques de mon frère n’ayant jamais fait l’objet du moindre doute, je ne m’opposerai pas à cette publication. Je tiens toutefois à exposer en des termes très clairs mes réserves concernant les points de vue exprimés. La page de titre, de même que certains passages, indiquent que mon frère voulait le publier. Croyant honorer ses souhaits en vous transmettant ce manuscrit…»
Voilà pour les réflexions de Franz B. Ohlburg, dont je partage les réserves. Le manuscrit était rangé dans une chemise cartonnée marron très gondolée, sans doute par effet de l’humidité. Il est impossible de reconstituer l’ordre dans lequel les textes ont été écrits. Quoi qu’il en soit, Ohlburg a dû continuer à y travailler jusqu’à sa mort, bien que sporadiquement. Le manuscrit a été composé sur un papier classique de machine à écrire, ostensiblement divisé en deux parties. Le premier tiers a été écrit en sténographie au crayon, la méthode de travail préférée d’Ohlburg. Il dictait ensuite ses notes à sa secrétaire. La dernière partie, la plus importante, est rédigée au stylo plume en écriture normale, bien qu’Ohlburg ait utilisé de l’encre verte. Le texte aborde directement ce détail. Sur la chemise en carton, il avait sténographié au crayon le titre original, De la critique de la terminologie et de la nomenclature botaniques puis, sans doute dans un second temps, avait barré ce titre à l’encre verte et écrit soigneusement par-dessus: Mousse. La citation mise en exergue semble aussi avoir été ajoutée après-coup. K.M. Hambourg, octobre 1983

Extrait
« Mon père était considéré comme un excellent pédagogue. Et nous, ses fils, grattions la mousse jusqu’à ce que nos mains nous brûlent et que notre dos et nos genoux nous fassent mal, afin que notre père, à son retour, puisse depuis le léger brouillard de schnaps et de bière où il se trouvait dire ce qu’il disait toujours: Voilà. Là, on peut vivre. » p. 44

À propos de l’auteur
Klaus ModickKlaus Modick © Photo DR

Né en 1951 à Oldenbourg (Allemagne), Klaus Modick est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages. Mousse, son premier roman, a été considéré comme une œuvre majeure d’écofiction dès sa parution en Allemagne, en 1984. (Source: Éditions Rue de l’Échiquier)

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#Mousse #KlausModick #editionsdelechiquier #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2021 #litteratureetrangere #litteratureallemande #rentréedhiver #RentréeLittéraireJanvier2021 #rentreelitteraire #rentree2021 #RL2021 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #livre #roman #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #auteur #jaimelire #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict #mousse #nature #botanique #promenade #metamorphose #vegetal

Erika Sattler

BEL_erika_sattler  RL2020  

En deux mots:
Erika Sattler, épouse d’un officier SS, doit quitter la Pologne au moment où l’armée soviétique se rapproche. Durant son voyage, elle aura l’occasion de se rendre compte des exactions commises par les nazis et de leur moral en berne. Mais reste persuadé de la victoire du national-socialisme.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Mon bel idéal national-socialiste

Spécialiste des «portraits de femmes qui dérangent et secouent», Hervé Bel confirme son talent avec Erika Sattler, une jeune femme qui a embrassé l’idéal national-socialiste et veut encore croire à la victoire alors que l’armée russe avance.

J’ai découvert Hervé Bel grâce à Caroline Laurent qui a publié son roman La femme qui ment aux Escales, où elle a elle-même publié ses livres Et soudain, la liberté et Rivage de la colère. Après avoir beaucoup aimé Les choix secrets (disponible en poche), j’ai adoré Erika Sattler, car encore une fois se vérifie la promesse de son éditrice: «Hervé excelle dans les portraits de femmes qui dérangent et secouent.»
Nous sommes cette fois dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, au moment où un prisonnier parvient à fuir son camp de travail. Celui qui apporte son aide est un jeune officier SS, Paul Sattler.
Une main tendue assez étonnante venant d’un homme qui n’a pas la réputation d’être un tendre. Peut-être sent-il que le vent est en train de tourner? En ce début 1945 l’armée russe ne cesse de gagner du terrain et il faut songer à se replier.
Après avoir démonté l’usine de guerre qui emploie quelque 4000 personnes et organisé le convoyage des pièces détachées et des hommes vers l’Allemagne, il s’occupe du voyage de son épouse Erika qui l’avait suivi en Pologne.
Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’elle se prépare aussi à quitter Gerd Halter, son amant. Après l’avoir croisé à Fribourg sept ans plus tôt, elle avait retrouvé le beau blond devenu commandant SS quinze jours plus tôt. Après une dernière nuit d’amour, elle prend la direction de Posen (aujourd’hui Poznan), première étape d’un voyage qui s’annonce très éprouvant.
Les trains sont non seulement pris d’assaut, mais ils font l’objet d’attaques aériennes qui vont forcer les passagers à descendre et à fuir. Erika se retrouve alors en compagnie d’une poignée de survivants à errer sur les routes. Le froid et la faim viennent s’ajouter à la peur de croiser des habitants hostiles ou des Russes dont la sauvagerie est déjà légendaire. Ils pillent les maisons, violent les femmes avant de tout détruire. Aidé par un soldat Allemand, Erika parviendra à s’en sortir, contrairement à la mère du petit Albert, désormais orphelin et qu’elle va prendre avec elle, après lui avoir fait une promesse: «Tu as entendu parler de Jésus, je suis sûr? Eh bien, c’était un juif! Et cela a donné les catholiques. Quand nous aurons gagné la guerre, alors ce sera leur tour d’y passer. Crois-moi, j’aurai ma part. Je les tuerai comme j’ai tué les Juifs! Tout ça pour toi et ta mère!»
Erika reste en effet persuadée de la victoire de son idéal, même si tous les indices semblent démontrer le contraire. Pour elle ceux qui n’y croient plus sont de «mauvais Allemands» qui ne méritent pas ce Führer dont le discours l’avait subjugué lorsqu’à 16 ans, elle avait pu assister à l’un des grands rassemblements organisés par les nazis. Une opinion qui ne changera pas non plus lorsqu’elle découvrira «un charnier de cadavres gelés en costume rayé» dans un train qui avait déraillé. «Dans ce magma, des têtes, des jambes, des bras tendus, levés vers le ciel, tous si bien mêlés que l’on ne distingue aucun corps entier. À y regarder de plus près, leurs membres ne sont plus que des os et de la peau. Ils ne risquent pas de pourrir: aucun petit bout de chair à offrir à la vermine».
Hervé Bel a choisi de croiser le récit du voyage d’Erika et d’Albert vers l’Allemagne avec celui de son mari, arrêté pour avoir aidé un prisonnier et qui va se retrouver à son tour en cellule. Le mal et le bien en quelque sorte, tous deux très mal en point et tous deux n’ayant qu’un mince espoir de survivre. L’épilogue lèvera le voile sur leurs destins respectifs, nous rappelant combien les années de l’immédiat après-guerre ont continué à charrier de rancœurs, de haine, de malheur. Après La chasse aux âmes de Sophie Blandinières et La race des Orphelins de Oscar Lalo, voici une troisième occasion de nous souvenir de ce que fut cette politique qui malheureusement continue à trouver des adeptes de nos jours.

Erika Sattler
Hervé Bel
Éditions Stock
Roman
342 p., 20,90 €
EAN 9782234086401
Paru le 26/08/2020

Où?
Le roman se déroule en Pologne occupée et en Allemagne, notamment en Bavière et en Forêt-Noire.

Quand?
L’action se situe de l’arrivée des nazis au pouvoir à 1969, mais elle est principalement centrée sur la fin 1944 et le début 1945.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Il lui était apparu d’abord quelconque, avec sa moustache et son uniforme terne, gris ou vert, devant son pupitre. Puis il avait parlé. Non, d’abord, il était resté silencieux, les bras croisés, les sourcils froncés, tournant lentement la tête, comme un maître qui attend que ses élèves se taisent. La rumeur s’était tue d’elle-même. Alors il avait commencé à parler. Des phrases prononcées lentement, d’une voix douce. Un adagio en quelque sorte, le début lent, presque inaudible d’un quatuor à cordes, qui forçait les auditeurs à encore plus de silence pour comprendre ce qu’il disait. Soudain, le ton était monté, sa voix avait pris une puissance inattendue. Ce qu’il disait avait fini par n’avoir plus d’importance. La voix réveillait en elle des émotions presque musicales, toutes sortes de sentiments, colère, exaltation, tristesse, et joie, une joie indescriptible. On croyait Hitler et on voyait presque ce qu’il annonçait. Cet homme était habité, porteur d’un message extraordinaire. Les gens l’écoutaient bouche-bée, les émotions de chacun excitant celles de l’autre.
Erika avait seize ans. Elle était rentrée chez elle transformée. Elle serait national-socialiste.»
Janvier 1945. Les Russes approchent de la Pologne. Sur les routes enneigées, Erika Sattler fuit avec des millions d’autres Allemands. La menace est terrible, la violence omniprésente. Pourtant, malgré la débâcle, Erika y croit encore: l’Allemagne nazie triomphera.
Dans ce livre puissant, dérangeant et singulier, Hervé Bel brosse le portrait d’une femme qui se rêve en parfaite ménagère national-socialiste.
La «banalité du Mal» dans sa glaçante vérité.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Livres Hebdo (Sean James Rose)
Actualitté 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« UN JOUR DE MARS 1944
L’évasion
La forêt bruissait du souffle des scies et des hommes harassés, des cris des kapos, et de l’écho saccadé des cognées. L’air sentait la pourriture végétale sur la terre gorgée de froid.
En ce début d’après-midi, les gardes, le ventre plein, étaient fatigués, car même les plus méchants digèrent. Ils fumaient en regardant ailleurs pour n’avoir pas à sévir.
C’était aussi, pour les détenus, un moment de repos relatif. Les muscles se détendaient un peu. Parfois, un œil toujours fixé sur les SS et les kapos qui buvaient du café chaud à même les thermos, ils interrompaient leur travail. Jamais longtemps.
L’un d’eux en profita pour aller pisser derrière un buisson. Il s’appuya contre un chêne…
Plus rien. Un trou noir dans lequel il se laissa tomber avec un contentement inexprimable.
Il se réveilla avec le sentiment que quelque chose n’allait pas: c’était le silence. Il ouvrit les yeux; un instant, il espéra qu’il rêvait puis comprit que son commando était reparti au camp sans lui. Aussitôt, son estomac se vida, toute la soupe claire, par tous les orifices. Il savait ce qui arrivait à ceux qui avaient le malheur de ne pas rentrer au camp avec les autres.
La nuit tombait. Il était fichu. Inutile de chercher à s’enfuir ou de demander asile à un paysan. Les Boches offraient des récompenses à ceux qui dénonçaient les fuyards. Circonstance aggravante, il était juif.
Il se coucha sous la souche d’un arbre, et se tint immobile autant qu’il lui était possible. Il tremblait des pieds à la tête. Du suc gastrique remontait sans cesse à sa bouche. Il avait peine à respirer. Aucune échappatoire. Ou plutôt une seule : se suicider tout de suite, en se jetant d’un arbre.
Jamais il n’aurait la force de monter si haut. Alors il imagina se fracasser la tête en se précipitant contre un tronc. Cela semblait difficile, et il se demanda même s’il était possible de mourir de cette façon. Longtemps, il rêva de ce qu’il se savait incapable de faire.
La nuit recouvrait tout.
Là-bas, au camp, l’alerte devait avoir été donnée, et on le cherchait.
Il sursauta. Des pas, des rires gras. Une sueur visqueuse lui inonda la figure. C’était une patrouille partie à sa recherche. À entendre leurs voix joyeuses, on aurait cru une bande de joyeux lurons en knickerbockers et grosses chaussettes qui se baladaient dans la Forêt-Noire.
Dès qu’ils le verraient, ils cesseraient de rire, ou plutôt ce ne serait plus le même rire. Ils le battraient à coups de crosse, sur la tête, dans le ventre, en prenant garde à ne pas le tuer.
La patrouille était maintenant toute proche. Il hésita à sortir. «Messieurs, je suis désolé, je ne l’ai pas fait exprès. S’il vous plaît, veuillez me pardonner!»
En position fœtale, il pissa encore dans ses cuisses. Il claquait des dents. Il voulut penser à Anna, mais son nom ne fit que lui traverser l’esprit. Au regard de ce qui allait suivre, plus rien de sa vie ne semblait avoir d’importance. Pas même le passé. D’ailleurs, cela faisait longtemps qu’il n’y songeait plus.
La peur triturait ses viscères, soulevait encore et encore son estomac. Ses tempes battaient si fort qu’il croyait les entendre résonner autour de lui.
Il eut une pensée pourtant, une seule, cinq mots : « Je voudrais être un animal. »
Un soldat arrivait maintenant, une lampe de poche à la main. Son halo éclaira les feuilles gelées près de sa cachette.
Le prisonnier vit les bottes, et l’homme se pencher, qui braqua un instant la lumière sur lui, avant de l’en détourner. Il devina le relief de son casque d’acier et la rondeur de ses joues serrées par la jugulaire. Il tenait un chien-loup par une laisse qu’il tirait pour l’empêcher d’avancer. C’était fini. Il allait appeler les autres et le faire sortir en lui arrachant une oreille.
Mais le soldat, immobile, le regarda; soudain, murmura: «Reste tranquille. Je reviens tout à l’heure.»
D’une voix forte qui lui cogna le cœur, l’homme ensuite cria: «Rien à signaler par ici, il doit être plus loin. On va le trouver!»
Et il s’éloigna.
Alors, à nouveau le silence. Le froid est une mort douce. On s’endormait, paraît-il.
Il songea à Anna, sa fiancée, qu’il supposait à Ravensbrück. Puis, tenaillé par la faim, à une boucherie de Strasbourg, sa ville.
Combien de temps s’écoula ainsi, il ne le sut jamais.
Tout à coup, Nicolas Berger entendit des pas dans les feuilles mortes qui craquaient comme des croûtes de pain. Penché sur lui, habillé en civil, un chapeau large en feutre sur la tête, l’Allemand lui murmura: «Sortez!», d’une voix grave et douce. Berger tremblait à nouveau, mais moins que tout à l’heure. Malgré ses jambes engourdies, il se releva aussi vite qu’il le put, les yeux baissés, au garde-à-vous. On ne regarde jamais un Allemand en face. Il n’aime pas ça et vous flanque un coup de gummi en plein visage. L’Allemand ne disait rien. Il devait réfléchir.
Le prisonnier osa lever la tête, et il reconnut le lieutenant SS Paul Sattler qui avait dirigé le commando de l’après-midi. Un jeune homme encore. »

Extraits
« Erika Sattler s’éveille, aussitôt se tourne et retrouve le corps de Gerd. Elle se souvient de la veille et ressent une immense détresse. Il la prend dans ses bras. Le lit est chaud. Ils se reniflent. Ils se caressent. Leur peau est légèrement humide. Leurs lèvres se rencontrent sous les couvertures. Qu’il fasse plus chaud! C’est si bon de transpirer ensemble! Ils se serrent, ils se mordent, comme si chacun voulait arracher quelque chose à l’autre, son odeur, un peu de chair… Elle voudrait bien savoir ce qu’il pense, si, comme elle, il est malheureux.
Mais comment savoir? Il ne dit jamais rien. Encore quelques minutes, et il va se lever. Il partira dans la nuit rejoindre sa chambre. Personne ne pourra soupçonner qu’il est venu ici. Il ne reste que quelques minutes avant son départ…
Il faut encore faire l’amour, vite, pour recueillir sa semence qu’elle gardera en elle pendant le voyage. Ainsi il sera encore près d’elle. » p. 21

« Regarde, toi et ta mère. Vous êtes de purs Germains, et combien y en a-t-il sur terre? Pas beaucoup. Les historiens disent que nous venons d’une île, elle s’appelait Scandia, au nord de la Scandinavie. Il fait froid là-bas. Il faut être très solide pour y survivre. Les meilleurs ont survécu. Puis l’île est devenue trop petite. Avec nos bateaux, nous avons sillonné les mers, nous avons exploré l’inconnu. Certains des nôtres se sont arrêtés en Germanie. Tes ancêtres appartenaient à ceux-là. D’autres ont continué leur chemin, très loin, jusqu’en Grèce. Cela a donné les Spartes, de grands guerriers! Et les Romains aussi, jusqu’au moment où les Juifs les ont affaiblis, de l’intérieur. Tu as entendu parler de Jésus, je suis sûr? Eh bien, c’était un juif! Et cela a donné les catholiques. Quand nous aurons gagné la guerre, alors ce sera leur tour d’y passer. Crois-moi, j’aurai ma part. Je les tuerai comme j’ai tué les Juifs! Tout ça pour toi et ta mère! »

« Devant eux, un charnier de cadavres gelés en costume rayé. Leur train a déraillé, sans doute la veille. Ils sont là, entassés comme un tas de pommes de terre renversé. «Ne regarde pas!» crie-t-elle à Albert qui s’avance. Mais l’enfant a déjà vu et semble indifférent.
Dans ce magma, des têtes, des jambes, des bras tendus, levés vers le ciel, tous si bien mêlés que l’on ne distingue aucun corps entier. À y regarder de plus près, leurs membres ne sont plus que des os et de la peau. Ils ne risquent pas de pourrir: aucun petit bout de chair à offrir à la vermine.
Il vaut mieux ne pas trop s’approcher. Il se pourrait que l’un ou l’autre soit encore vivant. Rien que d’y penser, Erika sent un fourmillement sur son crâne.
«C’est effroyable!» balbutie Kranz. »

« Aux yeux d’Erika, la guerre était avant tout une aventure lointaine. Il était entendu que l’Allemagne, jamais, ne serait conquise. Qu’il y eût des aléas, bien sûr, cela faisait partie du jeu… Mais que celui-ci puisse se terminer par l’anéantissement de la patrie, elle n’y avait jamais songé. Pense-t-on que la Terre, le Soleil et les étoiles puissent un jour périr?
La peur lui étreint le ventre. Jusqu’à maintenant, elle ne se croyait pas vraiment en danger. Même durant l’attaque du train de la veille. Il lui semble d’ailleurs, dans le souvenir qu’elle en garde, que quelqu’un en elle observait paisiblement la petite Erika affolée par les bombes. »

À propos de l’auteur
BEL_Herve_2020©DRHervé Bel © Photo DR 

Né en 1961, Hervé Bel a fait des études de droit et d’économie. Il partage son temps entre Paris, la Normandie et Beyrouth où il travaille. La Nuit du Vojd, son premier roman (Lattès, 2010), a obtenu le prix Edmée de la Rochefoucauld et a été sélectionné par le Festival du premier roman de Chambéry. Il est aussi l’auteur, des Choix secrets (JC Lattès, 2012) et de La femme qui ment (Les Escales, 2017). Avec Erika Sattler, il signe un roman audacieux et rare sur la «banalité du Mal». (Source: Éditions JC Lattès)

Page Wikipédia de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags:
#ErikaSattler #HerveBel #editionsstock #RentréeLittéraire2020 #hcdahlem #roman #VendrediLecture #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #NetGalleyFrance #SecondeGuerremondiale #rentreelitteraire #rentree2020 #RL2020 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #livre #roman #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #auteur #jaimelire #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

La race des orphelins

LALO_la_race-des_orphelins  RL2020  Logo_second_roman  coup_de_coeur

En deux mots:
C’est à une tâche très particulière que s’attelle le «scribe» convoqué par une vieille dame: écrire sa biographie «irracontable». Hildegard Müller est née en 1943 dans un Lebensborn, ces établissements créés par les nazis pour faire prospérer la race aryenne. Une témoignage saisissant.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Coupable d’être née

C’est sans doute l’un des programmes les plus secrets des nazis qu’Oscar Lalo explore dans ce roman, celui des Lebensborn, où des femmes spécialement sélectionnées mettaient au monde des enfants de type aryen.

Pour son second roman, Oscar Lalo n’a pas cherché la facilité. La race des orphelins s’attaque à un dossier sensible, celui des Lebensborn, dont Wikipédia nous apprend qu’il s’agissait de centres conçus par Himmler où «des femmes considérées comme aryennes pouvaient concevoir des enfants avec des SS inconnus, puis accoucher anonymement dans le plus grand secret et remettre leur nouveau-né à la SS en vue de constituer l’élite du futur « Empire de mille ans »».
Hildegard Müller est née en 1943 dans l’un de ces centres. Elle éprouve aujourd’hui le besoin de «cracher sa vie irracontable» et convoque pour ce faire un «scribe» chargé de recueillir et mettre en forme son témoignage. Une tâche des plus ardues, car son dossier est surtout constitué de trous béants. Hildegard Müller ne sait pas grand chose de ses origines, sinon une date de naissance. «Issus de parents interdits, on est orphelins. On naît orphelins. Frappés du sceau de la trahison. Je suis une orpheline dont les parents sont restés lettre morte. Les mots ne peuvent pas vivre avec des lettres mortes.»
Car l’Allemagne, au sortir de la Guerre, a pris soin de faire disparaître les traces de cette folie eugéniste pour laquelle tout avait été pensé et planifié: «On avait droit aux meilleurs soins. Les meilleurs soins selon Himmler, c’est une infirmière après qu’on nous a arraché notre mère. Un plat protéiné dont il composait lui-même le menu. L’industrialisation de notre éducation. La rationalisation de cette industrie du bébé parfait. De l’amour mesurable, quantifiable, identifiable. Un amour théorique. Un oxymore.»
Ce qui fait la force et sans doute la réussite de ce roman, c’est son rythme, son découpage. Construit sur les réflexions d’Hildegard, il est fait de courts chapitres, la plupart n’excédant pas une page et reflétant la difficulté, le tragique de cette histoire: «Peu de lignes par page. Déjà un miracle qu’il y ait ces mots sur ces pages que vous tenez entre vos mains. Vous auriez pu tenir du vide. Mon histoire n’a pas de début. Pas de chapitres non plus. J’ai perdu mon enfance. Ma vie, ce vide.»
Et pourtant il faut bien vivre, essayer de remplir ce vide. Alors Hildegard choisit un mari, un Français qui partage avec elle un passé indéchiffrable. «Savoir que son conjoint n’en sait pas plus que soi est un réconfort. Nous savions notre enfance sans substance. Ensemble, notre passé nous tenait moins froid.» Mais ce passé, à l’heure où la mort rôde, ne peut pas se dissoudre dans un oubli qui signifierait que les bourreaux avaient gagné la partie. Comment dire «plus jamais ça» s’il n’y a pas eu de «ça»? Alors faute de pouvoir retracer le parcours d’Hildegard Müller, on peut essayer de trouver les traces de ses compagnons d’infortune, essayer de savoir ce que sont devenus les autres enfants des Lebensborn. Et tous les autres enfants victimes de guerres
Avec beaucoup de sensibilité et de pudeur, Oscar Lalo nous offre un livre poignant et percutant, un témoignage glaçant.

La race des orphelins
Oscar Lalo
Éditions Belfond
Roman
288 p., 18 €
EAN 9782714493484
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en Allemagne

Quand?
L’action se situe durant la Seconde Guerre mondiale et les années qui ont suivi.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai longtemps rêvé que l’histoire de ma naissance exhibe ses entrailles. Quelle que soit l’odeur qui en surgisse. La pire des puanteurs, c’est le silence.»
Je m’appelle Hildegard Müller. Ceci est mon journal.
Je m’appelle Hildegard Müller. En fait, je crois que je ne m’appelle pas.
J’ai soixante-seize ans. Je sais à peine lire et écrire. Je devais être la gloire de l’humanité. J’en suis la lie.
Qui est Hildegard Müller? Le jour où il la rencontre, l’homme engagé pour écrire son journal comprend que sa vie est irracontable, mais vraie.
J’ai besoin, avant de mourir, de dire à mes enfants d’où ils viennent, même s’ils viennent de nulle part.
Oscar Lalo poursuit son hommage à la mémoire gênante, ignorée, insultée parfois, toujours inaccessible. Il nous plonge ici dans la solitude et la clandestinité d’un des secrets les mieux gardés de la Seconde Guerre mondiale.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Passion lectrice
Blog Thé toi et lis 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Je m’appelle Hildegard Müller. Ceci est mon journal. Mon journal a de particulier que ça n’est pas moi qui l’écris. J’ai engagé un écrivain, un scribe ; un traducteur en quelque sorte. Il traduit ma vie en mots. Je parle, il écrit. J’espère qu’il est fidèle. Je me force à l’imaginer car ma vie m’a appris que les hommes ne sont pas fidèles. Alors je vérifie, le soir, quand il me lit ma vie. Si je ne comprends pas, on change. L’idée de ce journal est de comprendre. Je l’ai engagé parce qu’on m’a dit qu’il savait trouver les phrases pour expliquer ceux dont l’enfance s’est coincée très tôt, trop tôt. Pour l’instant, il pose les bonnes questions, c’est-à-dire qu’il n’en pose pas. Moi, je n’ai rien à déclarer. Je n’ai pas encore de bouche. J’ai juste besoin d’une main qui écoute. Une main qui saura écrire ce qu’elle a entendu. Même quand je ne dis rien. Une main qui sache écrire vite aussi, pour ne pas avoir à me faire répéter si les mots sortent. Une main courante. Pour témoigner.

Mon corps n’a pas de voix. Il a tout vécu mais je n’y ai pas accès. Mon corps me sait mais mon corps se tait. Lui aussi me traite comme une enfant. Toutes ces choses qu’il ne dit pas devant moi. Il les dit quand je dors. Parfois, ça me réveille. Alors, il fait semblant de dormir. Et je reste coincée dans ce rêve muet.

J’ai longtemps rêvé que l’histoire de ma naissance exhibe ses entrailles. Quelle que soit l’odeur qui en surgisse. La pire des puanteurs, c’est le silence. Il a fait de moi la figurante de ma vie. Même pas de la figuration intelligente, où l’actrice prononce au moins un ou deux mots. Non, figurante bête. Témoin muette. Cloîtrée dans les cellules de mon corps qui emprisonnent ma mémoire.

Je m’appelle Hildegard Müller. En fait, je crois que je ne m’appelle pas. Ce dont je suis certaine, c’est que mes parents biologiques ne m’ont pas donné ce prénom et que ce nom n’est pas le leur. À vrai dire, c’est tout ce que je sais d’eux.
J’ai soixante-seize ans. Je sais à peine lire et écrire. Je devais être la gloire de l’humanité. J’en suis la lie.

J’ai besoin, avant de mourir, de dire à mes enfants d’où ils viennent, même s’ils viennent de nulle part. Je me dois de leur raconter leur père et leur mère qui sont peut-être frère et sœur. Il paraît que non. Mais je ne crois plus personne. Personne ne m’a jamais crue.

Mon enquête est singulière. Elle patine et me piétine. À chaque fois que je trouve un indice, au lieu de progresser vers la lumière, je m’enfonce dans une nouvelle obscurité. À chaque fois que je crois avoir enfin compris comment j’ai vu le jour, je me prends une succession de nuits. Mes mille et une nuits, c’est pas un conte. Pourtant, j’ai besoin de cracher ma vie irracontable. Je l’ai en travers de la gorge.

J’ai demandé à un libraire le nom d’un écrivain qui sache traduire les silences et les nuits. Il m’a parlé d’un Suisse. Un conteur. Manque de pot : c’est un Suisse romand. Moi qui croyais que tous les Suisses parlaient allemand. Lui, le parle mal. Ça m’a énervée au début. Après, j’étais contente. Pendant qu’il cherche ses mots, moi j’ai du temps pour aller chercher les miens. Ils viennent de tellement loin.

J’appelle mon Scribe Suisse mon SS. J’ai besoin qu’il soit un monstre froid. Une machine. J’appuie sur PLAY et sa main bouge. Un piano mécanique. Sans musique. Un piano à mots. Je mélodise. Il harmonise. Il accompagne mon filet de voix. Il me fait résonner.

J’appelle mon Scribe Suisse mon SS. J’ai besoin de le redire. Pour ne pas m’attacher. Je ne veux pas m’attacher. Je pourrais. Il me respecte. Il me sourit parfois. Comme de la lumière dans ma cave. Je n’ai pas l’habitude.

Je m’appelle Hildegard Müller. Ceci est mon journal. Il y a eu le journal d’Anne Frank et maintenant il y a le journal d’Hildegard Müller. On me l’a lu, le sien. Nous parlons de la même chose. Nous sommes toutes les deux des enfants victimes du Troisième Reich.

Anne Frank écrivait en hollandais. Mon scribe écrit en français. Il y a quelque chose d’insoutenable à écrire en allemand. Je dois m’accoucher ailleurs. Le suisse romand, c’est bien. Du français plus neutre. Mon scribe est là pour me traduire. Pas pour m’écrire. Je ne veux pas être son personnage. Surtout pas un personnage de fiction. Un personnage de fiction est là pour faire rêver ou pour faire peur. J’ai eu trop peur dans ma langue paternelle. Je ne veux plus rêver en allemand. Je veux que mon scribe me traduise en vous. Qu’à un moment donné, vous vous disiez : j’aurais pu être elle.

J’ai fait le choix du français pour me désincarcérer de l’allemand. L’allemand est une langue qui a été torturée par les nazis. L’allemand est la langue des ordres, dont celui d’exterminer et celui de procréer. Beaucoup d’Allemands ont obéi aux deux. Comment, après ça, écrire en allemand la procréation et son cortège d’orphelins ? Comment, après ça, écrire en allemand l’extermination et son cimetière d’orphelins ? Mon scribe me lit « Todesfuge » (« Fugue de la mort »), de Paul Celan. Chaque mot me transperce. Il parle de moi, il parle de nous. Margarete, c’est moi. Sulamith, c’est Anne Frank.
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or
tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents
Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître
[d’Allemagne
il crie plus sombres les archets et votre fumée montera
[vers le ciel
vous aurez une tombe alors dans les nuages où l’on
[n’est pas serré

Ma petite enfance est un nuage de cendres qui me cache le soleil. La blancheur de mon nuage ne sera jamais blanche. Elle sera toujours vert-de-gris. Sa consistance jamais cotonneuse. Elle sera toujours fumée. Le vert-de-gris est toxique. Mon nuage vert-de-gris plane au-dessus de ma tête où que je sois. Il est gonflé de toutes les larmes de ceux que j’étais censée remplacer. Mon nuage n’a jamais cessé de pleurer sur moi. Ses six millions de larmes ne cessent de me noyer.

Ma petite enfance est un nuage de cendres qui me cache le soleil. Le mur du silence aussi. Il continue de pousser autour de moi. Il justifie ma part d’ombre. Me plonge dans l’obscurité de ma naissance. M’empêche de voir le jour où j’ai vu le jour. Me fige dans le béton de mon éternelle culpabilité. Un béton armé par le Reich. Son armature m’étouffe. J’ai vu tomber le mur de Berlin. Mais mon mur du silence, il est toujours debout.

Sur le mur du silence, l’écriture est ma nécessité. Mais je sais à peine écrire. D’où mon scribe. Le premier jour : Racontez-moi votre vie. Je lui réponds je peux vous raconter ma non-vie. Alors on ne suivra aucun plan. Pour une Allemande, un plan c’est rassurant. Comment on va s’y prendre ? Il me répond c’est un état. Il cite Louis Jouvet : « Une phrase, c’est avant tout un état à atteindre. » Sans cela, il est impossible d’écrire l’enfance volée, violée et, dans votre cas, étouffée. C’est cela, me répète-t-il : votre enfance a été étouffée. Votre enfance est une flamme étouffée mais jamais éteinte. C’est pour ça qu’elle vous brûle encore.

Mon scribe s’est installé chez moi. Il a deux valises de livres. Il croit à la lecture pour ranimer ma mémoire. J’ai de quoi lire jusqu’à la fin de ma vie. Ça me rend heureuse. Même si le sujet de ses livres est plutôt sombre. Il dit que les livres sombres sont souvent lumineux. Il dit que la bibliothérapie et la luminothérapie c’est la même chose : une lampe frontale pour fouiller sa vie. Mais à la vitesse à laquelle je lis, il me faudra plusieurs vies. Ça tombe bien. J’ai envie d’en vivre plein d’autres.

Ma vie est un nœud qu’on ne voit pas. Je suis une détenue laissée en liberté. Une prévenue qu’on ne prévient de rien. Une accusée sans instruction, dans tous les sens du mot « instruction ». On me ressort toujours le même chef d’inculpation : fille de boche. Mais quand je hurle « Prouvez-le ! », on me répond : « La preuve, c’est vous ! » Je suis un élément à charge. Née coupable. Coupable d’avoir été conçue et abandonnée par un fantôme. Son drap serait noir. Toutes les pièces de mon dossier se conjuguent au conditionnel. Ma vie, c’est l’histoire du type qui aurait vu le type, qui aurait vu le type, qui aurait vu le type… Seule certitude : personne n’a vu le type au commencement de cette chaîne infernale. Le type que personne n’a vu était mon père. Au commencement était l’absence. Ma vie, c’est l’absence de début.

La vie, c’est les autres. Pas moi. On m’a souvent interdit leur accès. Sinon pour les surveiller et les trahir, mais ça j’y reviendrai. Ou pas. Je me suis toujours sentie du mauvais côté du rideau de fer. Cette paroi glacée m’entoure où que je sois. Ma vie est jonchée de totalitarismes. Les totalitarismes se suivent. Avec leurs certitudes en béton. Les certitudes des totalitarismes sont le terreau sur lequel poussent les orphelins.

Je suis une orpheline de guerre. J’ai besoin de faire la paix avec mon enfance. La petite. Qui aura duré trop longtemps. Qui dure toujours. Qui est dure toujours. Une orpheline aura toujours l’âge auquel elle a perdu ses parents. Je les ai perdus avant de naître.

Je ne suis pas la seule orpheline. Otto Frank, le père d’Anne, est orphelin de fille. De filles, avec deux s. Fille SS. Margot aussi a été assassinée. Orphelin de femme. Édith aussi. Assassinée. Orphelin d’amis. Hermann, Petronella, Peter et Albert. Tous assassinés. Il se remariera avec Fritzi, une déportée d’Auschwitz, orpheline de mari et de fils. Les orphelins s’unissent, parfois. Ils s’agrippent le cœur. Imbibés de leur solitude que personne ne comprend, ils se savent, les orphelins, ils se boivent. Ils se gouttent à gouttent. C’est leur bouche-à-bouche. Leur survie. La rosée de l’amour quand on n’y croyait plus.

L’amour entre ennemis, ça donne des bébés sales. Comme l’argent sale, après il faut les blanchir. À chaque guerre ses enfants traîtres. Wehrmachtskinder en Allemagne. Krigsbarn (enfants de guerre), Tyskbarna (nés d’Allemands), ou Tyskungar (enfants de boches) en Norvège. Bui Doi (poussières de vie) au Vietnam. Mal vu de donner la vie par temps de mort. Inexcusable de naître traître. Mortel d’aimer son ennemi. Issus de parents interdits, on est orphelins. On naît orphelins. Frappés du sceau de la trahison. Je suis une orpheline dont les parents sont restés lettre morte. Les mots ne peuvent pas vivre avec des lettres mortes.

Accident de la route, cancer, mauvaise chute. Je veux bien être orpheline à cause de ça. Orpheline comme tout le monde. Orpheline par malchance, par hasard, par maladie. Un malheur se serait abattu sur mes parents, et on me plaindrait. Un malheur cohérent. Ça fait du bien, la cohérence. Même dans le malheur. Surtout dans le malheur. Être orpheline de parents vivants, c’est pas cohérent.

Pas cohérent d’avoir été pouponnée par des bourreaux. Je l’ai été. Par le pire d’entre eux : Himmler. On avait droit aux meilleurs soins. Les meilleurs soins selon Himmler, c’est une infirmière après qu’on nous a arraché notre mère. Un plat protéiné dont il composait lui-même le menu. L’industrialisation de notre éducation. La rationalisation de cette industrie du bébé parfait. De l’amour mesurable, quantifiable, identifiable. Un amour théorique. Un oxymore.

Peu de lignes par page. Déjà un miracle qu’il y ait ces mots sur ces pages que vous tenez entre vos mains. Vous auriez pu tenir du vide. Mon histoire n’a pas de début. Pas de chapitres non plus. J’ai perdu mon enfance. Ma vie, ce vide.

Quand mes juges m’ouvrent, ils ne voient pas le blanc de ma page. Ils voient du gris, du vert-de-gris. Ils voient les pages les plus sombres de l’Histoire. Peu de lignes par pages pour aérer cette Histoire qui m’étouffe. Pour qu’on arrête de me regarder avec des lunettes teintées. Enlevez-les, et vous verrez que je n’ai jamais porté l’uniforme de mon père. Je n’ai porté que son absence.

Alors qui écrit ce livre ? Quand je le lui demande, mon scribe ne répond pas c’est vous, il dit juste ça n’est pas moi. Je sais que ça n’est pas moi non plus. Seule certitude : mon histoire est une histoire dont l’absence est le personnage principal. À tous les étages. Son narrateur est d’une nouvelle espèce. Omniscient mais silencieux. Omniprésent mais invisible. Comme mon père.

J’ai essayé de dessiner mon père. J’ai commencé par l’uniforme pour faire le corps, et la casquette pour faire la tête. Mais quand j’ai voulu y glisser l’homme, aucun corps n’est venu s’y loger. Je n’ai ni père ni image de père. J’ai pris un scribe pour m’aider à travailler ma mémoire. Mais ma mémoire boude. Je crois qu’elle fait la gueule. La gueule de mon père. À jamais bouclée. Ce SS m’a laissée sans voix.

Il m’arrive, parfois, d’entendre l’écho du silence de ma voix. La voix de ma naissance. Elle ne pouvait être qu’un cri. Une animalité. Un génissement. L’écho du gémissement de ma mère quand on nous a disloquées.

Dans la vie, on met tout en œuvre pour réussir son avenir. Dans ce journal, je mets tout en œuvre pour réussir mon passé. Pour survivre à ma naissance. Je me dois d’écrire mon passé, de m’écrire au passé, sans que ce passé soit un conditionnel. Je m’inventerais bien un passé. On ne sait jamais. Comme tout est faux dans ma vie, tout pourrait être vrai. Je m’inventerais bien un passé mais à chaque fois que j’essaye, je tombe dans les trous de ma mémoire.

Vos trous de mémoire, me dit mon scribe, ne nous laissent pas d’autre choix qu’une écriture physique. Je dois labourer de ma plume le sillon de votre naissance dans une terre maternelle sans substrat. Dites ce qui vient. On va s’en remettre à vos mots. Si les mots se refusent, nous frotterons vos lettres pour en faire jaillir l’étincelle qui réchauffe et qui éclaire. À défaut de lettres, on ne fera rien. Votre naissance comme un objet perdu. On ne la retrouvera qu’en ne la cherchant plus.

Je suis née à. Phrase avortée. Ça commence mal. «Ça», c’est ma naissance. Je ne sais rien de ça. Enfin, ça n’est pas tout à fait exact. «Ça», c’est encore ma naissance. Rien dans ma vie n’est exact. À commencer par ma naissance. Un événement approximatif, incertain, planifié, étatique, absurde, honteux. Je serais née dans une maternité SS : un Lebensborn. Je ne sais pas lequel. Il en aurait existé trente-quatre pendant la Seconde Guerre mondiale. Dont neuf en Norvège. Où ma mère aurait accouché. On essaye de paraître savante quand on ne sait rien.

On a dû accuser ma mère de collaboration horizontale. Je me raccroche à une collaboration sentimentale. Des dizaines de milliers de femmes qui ont eu des enfants avec des Allemands ont été tondues. Publiquement. Trimballées. Cortège de la honte, ceux qui les insultaient, leur crachaient dessus, leur arrachaient leurs vêtements. Ils hurlaient ceux-là même qui s’étaient tus quand on déportait leurs voisins. Proies faciles, les femmes n’en finissent jamais de payer les conflits initiés par les hommes.

Ou alors, ma mère a été violée. Le viol est une arme de guerre comme une autre. Il laisse moins de traces. Il tue sans la tuer celle qui en est victime. Je suis peut-être une de ces traces. Sinon, on ne m’aurait pas brûlée administrativement. On m’aurait permis de retrouver ma mère. J’en suis convaincue. On a délibérément fait en sorte que je ne puisse jamais retrouver ma mère. On m’a réduite au silence pour m’empêcher d’entendre sa voix. Ce journal est ma tentative de naître par voie orale.

Mon journal me ressemble. Il est sans lieu ni date. Je ne sais ni où ni quand je suis née. Probablement en 1943. Le registre d’état civil où figurait cette information a été brûlé par les SS le 30 avril 1945. Le suicide d’Adolf Hitler tombe le jour de mon autodafé. Le jour de la mort d’Hitler, les SS ont détruit les informations relatives à ma naissance. Cette chorégraphie mort-vie prélude à mon inexistence.

Je suis la fille de. Autre phrase avortée. Ça aussi, je l’ignore. Je ne sais rien de mes parents biologiques. À part deux étiquettes : SS et collabo. Les SS recevaient d’Himmler l’ordre de procréer. « Pro-créer », ça doit vouloir dire créer professionnellement. Je suis un ordre et un devoir. Les SS obéissaient. Pléonasme. Ordre exécuté pendant une permission. Dans un foyer Lebensborn. À l’occasion d’une soirée organisée à cet effet. Le lendemain matin, ils retournaient tuer. Toujours ce ballet mort-vie. Vie-mort dans ce cas. C’est à peine si l’on communiquait le non du prince pas charmant. Son prénom, parfois. Inventé, souvent.

Extraits
« Ce projet justifiait tout le reste. Les millions de morts justifiaient ma naissance. Si on avait demandé à Himmler: Pourquoi toutes ces atrocités? Il aurait répondu: Pour elle. Ma naissance justifiait les millions de morts. Vous comprenez mieux pourquoi on ne veut pas entendre parler de moi. Pourquoi on n’a jamais voulu entendre parler de nous. On n’aime pas que les meurtriers se présentent en victimes. Même quand ils ne sont pas meurtriers. Même quand ils sont victimes. » p. 58

«J‘ai choisi Olaf comme mari. Un Français pour me taire. Ne pas avoir de langue pour communiquer a tout de suite été un soulagement. Je lui disais «Je t’aime», il me répondait «Ich liebe dich», et ça nous suffisait. Cette incursion dans la langue supposée maternelle de l’autre nous permettait de ne pas dire notre amour. Nous ne nous aimions pas. Mais nous partagions le même passé indéchiffrable. Savoir que son conjoint n’en sait pas plus que soi est un réconfort. Nous savions notre enfance sans substance. Ensemble, notre passé nous tenait moins froid. » p. 66

« Dans le cadre du plan Heu-Aktion, qui prévoyait de faire travailler les indésirables, des dizaines de milliers d’enfants furent déportés dans des industries d’armement. D‘autres indésirables servaient à expérimenter les effets de produits toxiques à Cieszyn ou au Medizinische Kinderheilanstalt à Lubliniec. D’autres étaient stérilisés. La plupart assassinés à Auschwitz ou dans les camps pour enfants de Dzierzaznia et Lódz. Une seule certitude: avec le Lebensborn Programm, quelle que soit l’issue de la sélection, on devenait indésirable. » p. 94

À propos de l’auteur
LALO_oscar_©DROscar Lalo © Photo DR

Oscar Lalo a passé sa vie à écrire: des plaidoiries, des cours de droit, des chansons, des scenarii. Après Les Contes défaits (Belfond, 2016), La Race des orphelins est son deuxième roman. (Source: Éditions Belfond)

Site internet de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags:
#laracedesorphelins #OscarLalo #editionsbelfond #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2020 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #secondroman #NetGalleyFrance #rentreelitteraire #rentree2020 #RL2020 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #livre #roman #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #auteur #jaimelire #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

ISNI
0000000459733946

L’été en poche (12): Le Prix

GELY_le_prix

lete_en_poche  coup_de_coeur

En 2 mots:
En ce 10 décembre 1946, Otto Hahn est à Stockholm en compagnie de son épouse pour assister à la remise de son Prix Nobel de chimie. Alors qu’il se prépare, Lise Meitner, qui a travaillé avec lui durant des dizaine d’années, vient lui rendre visite pour qu’il rende des comptes. En imaginant ce huis-clos intense, étouffant, étincelant, Cyril Gely fait bien plus qu’éclairer un point d’histoire. Il nous offre une tragédie classique de très haute volée.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Le prix
Cyril Gely
Éditions Points Poche
Roman
192 p., 6,60 €
EAN 9782757881484
Paru le 13/02/2020

Les premières lignes
« Nul ne sait ce que nous réserve le passé.
Cette phrase, Hahn l’a en tête depuis qu’il est éveillé. Il ne saurait dire pourquoi. Elle est venue, d’un coup, alors qu’il ouvrait les yeux. Les mots ont semblé danser un instant face à lui, puis ont envahi son cerveau. Impossible de se rendormir. Depuis, Hahn est à la fenêtre – qu’il a ouverte.
La lumière perce à peine à travers le ciel gris. Juste assez pour distinguer l’opéra et, face à lui, le palais royal de Stockholm. Dans l’autre chambre, Edith dort toujours. Les trottoirs sont recouverts de neige. Le toit des maisons aussi. Un étrange silence assourdit la ville. Hahn ne ressent pas le froid mordant qui lui saute au visage. Il ne l’a jamais ressenti. Même enfant, sa mère courait sans relâche derrière lui pour le couvrir. Hahn regarde sa montre, il est sept heures quarante-trois, et c’est la journée la plus importante de sa vie.
Le Comité lui a réservé une suite au Grand Hôtel. La suite 301, au troisième étage. Une large porte donne sur une entrée quelque peu étroite, où sont exposés plusieurs portraits. Puis un salon immense avec deux chambres de chaque côté. Celle de Hahn est à gauche. Edith dort encore dans celle de droite. Au-dessus du canapé en cuir, un tableau de William Turner, Tempête de neige en mer.
On pourrait croire que ce tableau a été placé sur ce mur exprès. Ce n’est pas impossible, mais rien ne le prouve non plus. Nous y reviendrons en temps utile.
Hahn a saisi les trois feuilles posées sur son bureau. Son écriture est distinguée, tranchante, sans ratures. Il relit pour la énième fois le discours qu’il a écrit. Ce discours, il le connaît par cœur. Mais ce matin, à la pâle lumière du jour, Hahn a besoin de se rassurer.
Ses lèvres se mettent à bouger. Les mots qu’il susurre à peine sont en anglais – langue que Hahn maîtrise parfaitement. Dans sa jeunesse, il a étudié à Londres et Montréal, avec Ramsay et Rutherford. Il parle de l’Allemagne meurtrie, de la malheureuse Allemagne, d’abord oppressée par les nazis, et maintenant par les Alliés. Il certifie que les scientifiques allemands n’ont pas souscrit au régime hitlérien. Et ajoute enfin qu’il ne faut pas juger trop durement la jeunesse de son pays. Comment pouvait-elle se faire une idée ? Sans radio étrangère, sans presse libre ? Nous avons tous été opprimés pendant douze ans, il est temps de tourner la page.
Soudain, Hahn a étrangement froid. Il ferme la fenêtre et passe la robe de chambre étendue au pied de son lit. Une douleur aiguë lui traverse l’estomac. Hahn glisse jusqu’à la salle de bains et verse un peu d’eau de mélisse dans un verre. Il boit, espérant que cela fera passer l’inflammation. Trop de nourriture, d’alcool, de café. Trop de stress, aussi. Depuis leur arrivée à Stockholm, mercredi dernier, il y a près d’une semaine, les Hahn n’ont pas eu un soir pour eux. Dîners, banquets, agapes, soupers. Ils ont mangé comme quinze ! En Allemagne, il n’y a rien. Ici, les magasins regorgent de nourriture. L’avantage d’être un pays neutre. La contrepartie est ce goût légèrement citronné de l’eau de mélisse. Otto Hahn a une maudite indigestion. »

L’avis de… Manon Botticelli (Culture Box, France Télévisions)
« Près de 70 ans après le Nobel d’Otto Hahn, Cyril Gely remet son prix à Lise Meitner, sans qui la fission nucléaire n’aurait sans doute pas été découverte. Son roman, la réhabilitation passionnante d’une grande physicienne, évoque évidemment en filigrane toutes ces grandes scientifiques restées dans l’ombre. »

Vidéo


La chronique de Gérard Collard. © Production GriffeNoireTV

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Tags:
#LePrix #CyrilGely #Pointspoche #hcdahlem #roman #coupdecoeur #VendrediLecture #étéenpochedesblogueurs #livredepoche #unLivreunePage. #livre #lecture #books #littérature #lire #livresaddict #lectrices #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #LitteratureFrancaise #livrestagram #instalivres #bookstagram