Qui tu aimes jamais ne perdras

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En deux mots
Chloé à l’époque romaine, Haedwig au Moyen-Âge, Isabel au moment de l’âge d’or d’Amsterdam, Nikolaï en Russie au tournant du XVIIIe siècle, Henry dans la campagne anglaise un demi-siècle plus tard et Marcel dans une tranchée durant la Grande Guerre vont tous faire une rencontre qui va changer leur vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Six romans en un

Quelle prouesse! Nathalie Bauer a réussi le tour de force de raconter six histoires situées à des époques différentes en changeant à chaque fois de style. Le tout rassemblé autour des forces de l’esprit. Érudit, ensorcelant, magnifique!

C’est l’égide de Sénèque et avec Chloé, esclave affranchie, que s’ouvre ce superbe roman. Nous sommes à l’époque de Néron, au moment où les apôtres commencent à diffuser la pensée chrétienne. Chloé est musicienne et rencontre un soir Corvus, qui entend percer avec sa poésie satirique. En s’entraidant, ils vont réussir à développer leur art et leurs connaissances, de plus en plus conscients de la puissance des forces de l’esprit.
C’est cette même puissance qui va entraîner Haedwig dans son couvent de la contrée de Winterthur en 1322. La jeune fille y est cloîtrée après un accident de cheval qui a coûté la vie à son frère. Au fil des ans, elle parvient à s’émanciper de son travail de copiste pour se frotter aux idées qu’elle calligraphie, mais aussi à celles qu’un prédicateur vient leur dispenser.
L’ambiance à Amsterdam, en 1658, est beaucoup plus frénétique. La cité, qui vit son âge d’or, est désormais la première puissance commerciale au monde. On y suit Isabel Gomez, la riche épouse d’un marchand juif, au moment où elle se rend chez Rembrandt pour que l’artiste la portraitise. De leurs échanges, la jeune femme sortira forte de nouvelles convictions et d’un message que l’artiste a subrepticement placé sur le ruban qu’il a fait figurer en bas de sa toile: Quem diligis numquam perdes, soit en langue vulgaire: «Qui tu aimes jamais ne perdras».
C’est en 1795 dans la région de Nijni Novgorod que se poursuit le roman, au moment où un pèlerin vient demander l’hospitalité sur sa route qui le mène auprès d’un starets qui doit l’éclairer. Nikolaï Mikhaïlovitch, le fils de l’aristocrate chez lequel le visiteur a débarqué, est subjugué par cet homme ayant choisi de se dépouiller pour mieux accueillir les idées nouvelles et décide de le suivre dans son périple. Mais la contrée n’est pas sûre et, au moment de toucher au but, les hommes sont attaqués par des bandits.
Pour le dernier récit, nous nous dirigerons dans la campagne anglaise, et plus précisément dans le Wessex en 1852. Henry vient d’apprendre qu’il héritait d’une petite fortune, un manoir et une immense exploitation agricole. Un peu à regret, il quitte Londres, son métier d’enseignant et de journaliste et part prendre possession de son héritage en compagnie de sa mère et de sa sœur. Quand l’un de ses chevaux se brise la cheville, on fait appel à une rebouteuse, Drusilla Trendle. Qui va sauver l’animal et bouleverser Henry. Dès lors, il n’aura qu’une envie, se rapprocher d’elle.
C’est aussi un appel pressant auquel va répondre Marcel dans sa tranchée de la Hunding-Stellung. Persuadé que Lily le réclame, il déserte le front et retourne chez lui. Au terme du voyage, il va comprendre le caractère très particulier de son intuition.
Si ce roman tient du prodige, c’est d’abord parce qu’il rend un double hommage à la littérature. Chaque histoire y est racontée avec un style différent. On y retrouve par exemple la patte des sœurs Brontë ou le souffle d’un Dostoïevski. Et le lien entre ces histoires, c’est à chaque fois l’idée que l’esprit défie le temps dès lors que les mots sont posés sur le papier. «Copier et recopier les œuvres, relater leur existence» leur conférera l’immortalité. Ajoutons qu’à ce brillant exercice de style vient s’ajouter une éblouissante plongée dans les tréfonds de l’âme. Il n’y a alors qu’à se lancer porter et transporter…

Qui tu aimes jamais ne perdras
Nathalie Bauer
Éditions Philippe Rey
Roman
304 p., 22 €
EAN 9782848769844
Paru le 5/01/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Se peut-il que l’amour s’achève avec la mort ? Persuadés qu’il est au contraire infini, les deux amants Chloé et Corvus font le serment, au Ier siècle, de se retrouver dans la succession d’existences que tout individu, veulent-ils croire, est amené à vivre. Mais sauront-ils se reconnaître sous des apparences différentes, tandis que le hasard les réunit du Moyen Âge jusqu’au XXe siècle, dans la bibliothèque d’un couvent dominicain ; au cœur du quartier juif d’Amsterdam ; parmi les forêts des environs de Nijni Novgorod ; sur la lande du Wessex ; ou encore à proximité du front au cours de la Première Guerre mondiale ?
Ce voyage à travers les siècles, qui emporte le lecteur, est aussi un puissant hommage à l’amour tantôt charnel, tantôt spirituel, ou encore fraternel, que connaissent les deux personnages principaux de rencontre en rencontre. Tout en abordant sur le mode romanesque le thème de la transmigration des âmes, Qui tu aimes jamais ne perdras offre, au fil de ces histoires qui n’en forment qu’une, à la fois des variations stylistiques inattendues et un vibrant éloge de la littérature, du rêve et du pouvoir de l’imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Quotidien du médecin

Les premières pages du livre
« Prologue
I. Ici commence l’histoire de Chloé, affranchie, et de Marcus Valerius Corvus, citoyen romain, contée par la première afin que perdure le souvenir de leur vie commune. Toi qui t’apprêtes à la lire, sois indulgent ; si je vis encore, ne me cherche pas querelle : je n’ai point l’ambition d’égaler nos littérateurs, qu’ils soient petits ou grands. Si, en revanche, je ne suis plus, dispense ma mémoire de tes sarcasmes. Ouvre plutôt les portes de ton esprit, transporte-toi par la pensée en la sixième année du règne de Néron, où tout a débuté, dans cette cité de l’Empire que ses habitants ne se soucient guère de nommer, comme si elle était l’unique au monde, représente-toi ses sept collines, en particulier l’une d’elles qu’on appelle l’Aventin et, à son sommet, la demeure d’un patricien – Maximus, le fils de mon ancien patron, si tu tiens à connaître son nom. Car c’est chez lui que tout s’est noué, plus exactement dans le triclinium où j’avais coutume de m’exhiber au cours d’un intermède, comme c’est souvent le cas lors des dîners auxquels il convie ses amis et ses clients.

II. Ce jour-là des équilibristes avaient d’abord égayé l’assemblée en sautant dans des cercles enflammés, suivis par des danseuses qui se prétendaient originaires de Gadès et ne l’étaient sans doute pas. Les remplaçant sur l’estrade, j’avais comme à l’accoutumée déroulé à la cithare les airs et les chants qui avaient bâti ma renommée et que Maximus, je le dis sans vantardise, ne se lassait pas d’écouter depuis l’époque où son père m’avait achetée – je devais avoir dix-sept ans –, aimée et bien traitée, puis affranchie par une nuit où il avait cru mourir de maladie. J’achevais ma prestation quand un jeune homme au teint mat et aux cheveux très noirs s’approcha ; planté devant moi, au pied des marches, il m’observa un moment avant de me demander si je pouvais avoir l’obligeance de rester à ma place.

III. Montrant les tablettes qu’il avait à la main, il m’expliqua ensuite qu’il allait lire des poèmes de sa composition. « Des poèmes satiriques, précisa-t-il. Je te serais reconnaissant de bien vouloir les agrémenter de quelques notes de musique. Acceptes-tu ? » Puis, comme si la mémoire lui revenait soudain : « Je me nomme Marcus Valerius Corvus. » Il garda la mine sombre tandis que je me présentais à mon tour, et je pensai qu’il redoutait le jugement que les clients et les amis de Maximus formeraient à propos de ses vers. J’aurais voulu l’inviter à ne pas s’en soucier, à ne songer qu’à son art, mais rien, pas même l’expérience que j’avais de cette sorte d’exhibitions durant lesquelles le plaisir des libations et des mets l’emportait sur toute autre chose, ne m’autorisait en ce moment précis à lui livrer le moindre conseil. Je ne me doutais pas que, par mon acquiescement, je scellais aussi notre future association.

IV. Oui, car, au terme de cette cena, il tint à me raccompagner au logement que j’occupais à flanc de colline, alors qu’il habitait lui-même bien plus loin, dans la VIe région, m’apprit-il. Et, pendant que nous marchions – j’avais décliné sa proposition de porter ma cithare, me contentant de lui en confier le baudrier –, il voulut m’ouvrir son cœur, fort affligé par la froideur que l’assistance avait réservée à ses poèmes. Il me raconta qu’il avait quitté sa Bétique natale quelques mois plus tôt pour tenter sa chance dans la capitale de l’Empire, suivant en cela l’exemple de l’illustre Lucius Annaeus Seneca, originaire comme lui de Cordoue. Le philosophe et son neveu, le poète Marcus Annaeus Lucanus, avaient eu du reste la bonté de l’accueillir à son arrivée, ajouta-t-il, et il comptait sur leur amitié pour l’introduire à la Cour où ils se mouvaient à leur aise, l’un étant le conseiller du Prince, l’autre son ami depuis l’enfance.
Remarquant le sourire qui m’échappait, il me pria de lui en dire la raison ; or il m’eût fallu, pour cela, souligner sa naïveté, curieusement développée chez un homme de son âge – il avait vingt-deux ans – et peut-être responsable du peu de succès que rencontraient les vers qu’il composait à l’enseigne de la satire, ce dont je n’avais point envie.

V. Pour une raison que j’ignore, je l’avais toutefois déjà pris en amitié et je répondis volontiers à ses questions, d’autant que j’étais satisfaite de la vie qui était la mienne depuis que je tirais directement profit de mes multiples talents après en avoir fait bénéficier contre mon gré le souteneur auquel le père de Maximus m’avait achetée. Il poussa une exclamation en m’entendant nommer Antioche, la ville de Syrie où j’étais née, et se montra déçu que j’en eusse peu de souvenirs, ce qui était pourtant normal, puisque j’en avais été arrachée dans l’enfance. Cependant je me trahis en lui livrant trop de détails et il lui fut facile de comprendre que j’étais son aînée de plusieurs années, différence non négligeable chez une femme ordinaire et davantage chez une courtisane. Entre-temps nous avions atteint mon logis, et je l’invitai à me suivre : il savait maintenant qu’on m’avait enseigné, peu après mon arrivée dans la Ville, non seulement la musique et la danse, mais aussi l’art d’aimer.

VI. Nous ne dormîmes guère cette nuit-là, que nous passâmes en partie à nous étreindre, en partie à deviser. Je m’enhardis à lui dire en effet que, si ses épigrammes n’avaient pas obtenu le succès désiré, c’était sans doute parce qu’elles manquaient du mordant nécessaire. « Comment cela ? » s’exclama-t-il en se redressant, preuve que ma réflexion l’avait piqué. Je lui distribuai alors quelques caresses et, grâce à l’excellente mémoire dont j’ai toujours joui, lui donnai des exemples, au mot près, de ce qu’il avait lu et de ce qu’il aurait été plus inspiré d’écrire. Il se dérida peu à peu et, comme je multipliais les vers, en vint même à éclater de rire. « Où as-tu entendu ces poèmes ? interrogea-t-il enfin. Par Pollux, ils sont excellents ! Je veux m’entretenir avec leur auteur dès que possible. » Je souris en mon for intérieur avant de répondre : « Il n’y a là rien de plus facile. Il est ici, devant toi. »

VII. Il lui fallut un certain temps pour se résoudre à l’évidence, ce qui se produisit lorsque j’eus improvisé des vers où figuraient nos prénoms, ainsi que des détails particuliers glanés au cours de nos ébats. Pourtant, dès que je les eus prononcés, le silence s’abattit sur la chambre à la place des cris d’admiration qu’une telle révélation eût à mon humble avis mérités. Sans me démonter, j’expliquai que ma fréquentation des hommes m’avait offert une longue liste de leurs manies visibles en public comme en privé, au point que j’avais décidé de les dépeindre, à mon seul usage, par les mots railleurs ou osés qu’il avait entendus. Corvus parut réfléchir un moment, ce que l’obscurité m’empêchait toutefois de vérifier, puis il me demanda l’autorisation de consulter mes tablettes une fois le jour venu.
« Quand le jour se fera, répondis-je, tu verras de tes propres yeux qu’il n’y a pas une seule tablette dans ce logis. Les vers que j’ai déclamés reposent dans l’écrin de ma mémoire, d’où je les tire et où je les range à loisir. » C’est ainsi que je lui proposai un marché : « Je te réciterai tous mes poèmes, anciens et récents, mieux, je t’autoriserai à les utiliser pour ton propre compte à la condition que tu m’enseignes l’art de lire et d’écrire. » Ce pacte devait être à son avantage, parce qu’il l’accepta sur-le-champ ; il multiplia ensuite les caresses et voulut reprendre nos jeux.

VIII. Notre projet fut mis à exécution sans délai, en dépit des obligations que Corvus affrontait une bonne partie de la journée. Car, s’il était issu de la même province que le grand Sénèque, il avait un rang bien moins élevé, ce qui l’obligeait à courir dès le point du jour de patron en patron pour recevoir les sportules et tenter d’obtenir, à la faveur de l’inclination que Néron professait pour les arts, le soutien dont d’illustres poètes avaient bénéficié sous le règne d’Auguste. Après avoir gravi et dévalé les pentes de l’Aventin, du Caelius, de l’Oppius ou des Esquilies, il poussait parfois jusqu’à la porte Colline, le Janicule et autres régions éloignées, pour retourner dans le centre de la Ville et recommencer, ce qui l’épuisait malgré sa jeunesse. En effet, ses visites ne se résumaient pas à l’habituelle salutation matinale : il se voyait contraint d’apparaître aux côtés de ses divers patrons à toutes sortes de cérémonies, aussi bien publiques que privées, ou encore aux bains, et, pour leur plaire, de consacrer des vers à des événements ou des êtres si insignifiants que c’en était humiliant.
« Comprends-tu ce que cela signifie ? Je n’ai jamais assez de temps pour rimer comme il se doit ! » se plaignait-il, avant de se pencher sur mon épaule et de m’indiquer en soupirant comment manier efficacement le stylet et retranscrire dans la cire des tablettes les vers que je lui livrais. Et quand l’impatience le gagnait, il ajoutait, mauvais : « Pourquoi tiens-tu donc tant à lire et à écrire ? Tu sais compter, cela te suffit bien ! » Il n’en était rien : l’écriture m’apporterait bien plus que le calcul, je le savais. Mais je ne me formalisais pas de ses éclats : étant d’un naturel aimable, il les regrettait très vite et me couvrait alors de baisers. La poésie agissait, elle aussi : pareille à un philtre, elle tissait de mystérieux liens entre nos cœurs et suscitait dans nos esprits assez d’émulation pour que nous trouvions du plaisir à composer des vers ensemble tout en buvant du vin miellé.

IX. Lorsque j’eus recouvert de poèmes un nombre suffisant de tablettes, nous décrétâmes qu’il convenait d’en donner une lecture publique. Celle-ci eut lieu dans une salle attenante au portique d’Octavie, garnie par nos soins de banquettes et de sièges de location ; il avait également fallu payer et rédiger les invitations où figuraient des vers choisis pour l’occasion, engager quelques individus de bel aspect – non les misérables « mangeurs de bravos » habituels – qui applaudiraient, le moment venu.
À l’écart, dans la salle comble où avaient notamment afflué les poètes peu fortunés qui avaient coutume de s’y réunir et d’autres bien plus illustres – tels que Lucain et Perse –, ainsi que deux ou trois patrons de Corvus qui se prenaient pour des littérateurs, j’assistai discrètement au triomphe de mon bien-aimé. Je fus fort aise de voir un large sourire éclairer son visage tandis qu’on se précipitait pour le féliciter et je souhaitai que ce nouveau masque s’y imprimât, remplaçant la grimace amère que j’y lisais trop souvent à mon goût. Quand, enfin, nous nous retrouvâmes seuls, il tint à me redire que son succès était aussi le mien et proposa de mentionner nos deux noms sans distinction sur les rouleaux qu’il ne manquerait pas de faire exécuter. À cette époque déjà, je n’avais pas ce genre de vanité et je déclinai son offre sans aucune arrière-pensée.

X. Le lendemain, nous allâmes acheter de quoi produire une dizaine de rouleaux, puisque Corvus comptait adresser ses vers non seulement à ses amis poètes, mais aussi à quelques puissants afin que, les vantant autour d’eux, ils leur garantissent la renommée. Nous nous entendîmes avec un dénommé Fannius Sagax, qui avait mis au point, à force de polissages, un papyrus que privilégiaient les écrivains de la Ville, et engageâmes un copiste recommandé pour son habileté et sa célérité. Mon écriture était encore trop hésitante pour ce genre de besogne, mais je possédais d’autres arts et je m’offris de représenter en tête du texte le volatile qui, par sa couleur, avait valu à mon bien-aimé son surnom, ce que ce dernier accepta volontiers. Comme j’hésitais à tourner mon oiseau vers la droite ou vers la gauche en raison des présages que certains lisaient dans la direction de son vol, il rétorqua qu’il s’agissait là de superstitions idiotes et me taquina un peu. J’optai de mon propre chef pour le côté droit, un choix qui se révéla dans un premier temps erroné, à moins qu’il ne confirmât justement l’opinion de Corvus.

XI. En effet, malgré ce premier succès, son existence ne s’améliorait guère, puisqu’il récoltait, pour tous lauriers, des toges ou des manteaux neufs donnés par ses patrons, ainsi que la possibilité de séjourner dans des villas à la campagne où composer son œuvre en toute tranquillité. Il aspirait à bien d’autres faveurs, par exemple à celles dont son cher Lucain jouissait auprès de l’empereur, qui venait de lui octroyer la questure et l’augurat, malgré son jeune âge, même si, dans le secret de notre alcôve, il accusait le neveu de Sénèque de fouler aux pieds son immense talent pour flatter un prince coupable de matricide – tout le monde savait, prétendait-il, qu’Agrippine ne s’était pas percée d’un poignard, comme Néron l’avait écrit au sénat, mais qu’elle avait été bel et bien assassinée. Face à son amertume, je regrettais parfois de l’avoir secondé dans son entreprise.

XII. J’ignore ce qu’il serait advenu de notre amitié sans l’événement qui se produisit quelque temps plus tard. Un soir où je rentrais chez moi après m’être exhibée dans la domus de Maximus avec ma cithare, je trouvai Corvus couché et apparemment endormi. Intriguée, je m’approchai et constatai, à la lumière du jour finissant, qu’il était blessé au visage. L’exclamation qui m’échappa le réveilla et, se redressant, il me dit, tout exalté : « Ne crains rien, ce n’est pas grave ! Ou, plutôt, c’est la bonne fortune ! Laisse-moi t’expliquer. »
Et il raconta. Alors qu’il traversait le Transtevere, vers la deuxième heure, après avoir rendu sa visite du matin à l’un de ses patrons, il avait été victime d’un accident. Il était en effet si bien absorbé dans ses pensées qu’il n’avait pas remarqué le convoi d’ouvriers qui jaillissait d’une rue et il s’était heurté à une poutre avec une telle violence qu’il avait perdu connaissance. Quand il avait repris ses esprits, il était allongé sur des sacs de jute à l’intérieur d’une vaste pièce et entouré d’étrangers qui le scrutaient d’un air soucieux. L’un d’eux, accroupi, lui nettoyait le visage à l’aide d’un linge qu’il trempait dans un bassin rempli d’un liquide vinaigré. Voyant que Corvus revenait à lui, il l’avait interrogé, sans doute dans le dessein d’évaluer son état, et ce en employant l’idiome des Grecs. Tous les autres s’étaient ensuite présentés, et peu à peu la situation s’était éclaircie : ces gens-là, des marchands de toile, avaient assisté à l’accident et transporté le blessé dans leur entrepôt voisin, non sans avoir chargé un enfant d’aller chercher leur ami Lukas, médecin.

XIII. « Après avoir nettoyé ma plaie, Luc l’a enduite d’un onguent, puis il m’a bandé le bras et m’a aidé à me lever. Nous avons ensuite devisé un moment, plus confortablement assis. Il est originaire d’Antioche, comme toi, et a pour maître un mage, ou peut-être un philosophe, un certain Paulus, dont il a vanté l’enseignement avec respect et amitié. Si ce Paul est à sa ressemblance, il doit valoir la peine de faire sa connaissance. »
Comme la nuit était tombée à notre insu tandis que Corvus dévidait son récit, j’allumai une lampe à huile et l’approchai. Le spectacle que je découvris à sa lumière me stupéfia : malgré la vilaine blessure qui l’abîmait, son visage était empreint d’une étrange et inédite beauté. Je m’interrogeai un moment sur ce phénomène, mais la disparition de l’amertume qui avait trop longtemps durci les traits de mon amant me comblait à tel point que j’évitai de m’attarder sur ces pensées.

XIV. Dès le lendemain Corvus regagna le Transtevere, où il rencontra le philosophe dont le médecin lui avait parlé, comme il me le rapporta ensuite. Originaire de Tarse, le dénommé Paul avait été arrêté à Jérusalem sous la fausse accusation de sédition et, ayant fait valoir sa condition de citoyen romain, conduit dans la Ville pour y être jugé. Comme on l’avait autorisé à vivre dans un logement gardé par un soldat jusqu’à la date de son procès, il y recevait membres de sa famille, amis et élèves, servi par un esclave et assisté de « collaborateurs » au nombre desquels le médecin figurait en tant que secrétaire. Surtout, il y livrait son enseignement à propos d’un Galiléen du nom de Khristos qui lui était apparu en songe alors que lui-même persécutait ceux des juifs qui l’adoraient. « Cet enseignement, Chloé, se résume à l’agapè, l’amour inconditionnel, uniquement à cela. Et ce ne sont pas de vaines paroles, tu devrais voir les prévenances que ces gens ont les uns pour les autres, quelle que soit leur condition ! » conclut Corvus.

XV. Je les vis quelques jours plus tard, tandis que nous nous unissions au petit groupe qui remplissait la pièce principale : patriciens, affranchis et esclaves, citoyens romains et étrangers, hommes et femmes, non seulement se côtoyaient sans distinction de rang, mais aussi se montraient aimables les uns envers les autres en s’appelant « frère » ou « sœur », comme s’ils étaient du même sang. Au milieu d’eux se tenait un quinquagénaire de taille moyenne au crâne chauve et à la longue barbe grise de stoïcien en qui je reconnus le Paul que Corvus m’avait dépeint. Il nous invita à prendre part à leur repas, alors que les membres de la petite assemblée nous accueillaient chaleureusement.
Quand nous fûmes tous installés, il prononça des bénédictions et partagea le pain, puis nous commençâmes à manger, servis tantôt par l’un, tantôt par l’autre, en dépit de toute règle de préséance. Remarquant ma stupeur, le dénommé Luc m’expliqua que les lois du monde n’étaient pas en vigueur au sein de la maisonnée : « La seule juridiction que nous reconnaissons est celle de l’Esprit », dit-il d’une façon énigmatique. N’osant pas poser trop de questions, je m’abandonnai à la gaieté de cette tablée, que la frugalité du repas, dont étaient absents vin et viande, n’entamait pas.

XVI. Puis Paul reprit la parole pour expliquer à l’intention de Corvus et de moi-même en quoi consistait le culte de ce Christ, qu’il appelait aussi Yeshoua et qualifiait d’« Oint du Seigneur ». Il parla d’une ancienne et d’une nouvelle alliance, de la Loi et des prophètes, et d’autres sujets obscurs avec une ferveur que je n’avais encore vue chez personne et qui, à elle seule, aurait persuadé quiconque de la véracité de ses dires, par exemple de la « grâce », terme étrange qu’il employait fréquemment à propos de son dieu. Ce Seigneur, Yahvé, était bien plus généreux que les divinités romaines, crus-je deviner, car il offrait aux hommes son propre « royaume », s’unissait volontiers à eux par l’esprit et, chose extraordinaire, leur rendait la vie après la mort. Il évoqua également les dissensions qui secouaient les diverses maisonnées, constituées de juifs, de prosélytes et de païens, ainsi qu’un certain Siméon, un autre prédicateur, qui avait été le compagnon de Yeshoua pendant plusieurs années et qui était lui aussi de passage dans la Ville. Enfin il pria une femme de lire la lettre qu’il avait rédigée à l’intention d’une autre communauté, ce qu’elle fit aisément après s’être couvert la tête. Je l’écoutai, bouche bée : voilà donc à quoi servait également l’écriture, me dis-je, et je me félicitai de posséder désormais cette connaissance.

XVII. C’est ainsi que nous entrâmes dans la maisonnée, dont les membres semblaient rivaliser pour prêter secours à l’un ou l’autre, en particulier le patricien Quintus et sa femme Tulla, les plus riches d’entre nous, même si la vraie richesse, répétait Paul, était bien différente de celle à laquelle nous étions habitués. Ces doubles sens m’avaient d’abord surprise, puis je m’accoutumai à la métaphore au point de la chercher dans tous les discours, dans toutes les épîtres, au grand amusement de Corvus. En vérité, une espèce de souffle s’était emparé de nous, une force qui nous rendait toute chose facile, une joie que nos patrons et connaissances ne manquaient pas de remarquer et dont ils cherchaient les causes là où elles n’étaient pas, par exemple dans notre extérieur ou dans la qualité de la lumière qui nous éclairait.
Il me semblait aussi que nous nous aimions davantage, d’un amour plein, entier, et plus seulement comme des amants. Corvus, surtout, avait changé. Désormais peu enclin à railler autrui dans des épigrammes, il s’essayait à l’élégie, genre qui, à vrai dire, lui convenait davantage ; quant à moi, j’abandonnai la profession de courtisane pour me consacrer au seul art de la musique et m’essayai dans le secret à composer des hymnes. De ma cithare, j’avais toutefois ôté la petite statuette en ivoire qui ornait son montant droit, de crainte que mes nouveaux amis, devant qui j’en jouais lors de nos réunions, en particulier pour agrémenter la lecture des psaumes, ne la prissent pour une idole, car elle représentait le satyre Marsyas, pendu par les bras à un arbre, subissant le châtiment d’Apollon, qu’il avait osé défier en un concours musical. Me défaire de mes atours ne me causa point de peine : je n’avais plus à séduire qui que ce fût, seul Corvus m’importait.

XVIII. Les mois passaient. Paul fut libéré de sa prison et contraint à l’exil. Au cours des deux années qu’avait duré son séjour à Rome il avait livré de multiples enseignements et tenté d’unir toutes les communautés en un seul « corps », comme il le disait au grand dam de certains, aussi fûmes-nous nombreux à être tiraillés entre la satisfaction et la peine, à l’annonce de ce verdict. Il nous réunit une dernière fois et nous promit de revenir en nous invitant à lire ses épîtres anciennes, comme celles qu’il nous enverrait d’Ibérie, puisque telle était la destination de son voyage. Enfin, après nous avoir tous étreints comme de petits enfants, il partit en compagnie de Luc vers ces terres lointaines.

XIX. Nous nous retrouvions désormais chez Quintus et Tulla, dont la belle demeure, située sur les hauteurs du même quartier, était assez vaste pour contenir notre maisonnée. Ensemble, nous nous remémorions les dires de notre maître, en mettant toujours plus d’ardeur à nous dépouiller de ce qu’il appelait « le vieil homme » en nous, soit un être soumis aux seules lois du monde. Ce n’était pas toujours chose aisée, car le monde se rappelait à nous de multiples façons. En cette huitième année du règne de Néron, en effet, l’ascendant que le préfet du prétoire Tigellinus prenait sur l’empereur se substituait à celui de ses deux conseillers et, Burrus mort, Sénèque avait demandé à se retirer de la Cour. Était-ce la disgrâce de son oncle, ou la jalousie de l’empereur, qui s’essayait lui aussi à la poésie ? Au même moment, Lucain, qui venait de publier les trois premiers livres d’une grande et magnifique épopée intitulée La guerre civile, fut frappé de l’interdiction de publier ses vers et de parler en public. Il n’y avait pire condamnation pour un poète, estimait Corvus, qui s’efforçait de réconforter son ami par de nombreuses visites.

XX. Parce qu’il nous était permis de parler librement, Corvus évoquait devant Lucain l’enseignement que nous avions reçu : mieux que le stoïcisme, qui prônait également le dépassement des vains désirs et des biens transitoires, il lui avait en effet permis de se détourner de la popularité et des honneurs, si bien qu’il lui arrivait aujourd’hui de rire de son ancien attachement. Or Lucain semblait avoir égaré toute philosophie et même toute raison : il était tant à sa colère qu’il fallait d’abord s’employer à l’apaiser avant de pouvoir débattre avec lui – en particulier de l’illusion dispensée par ce monde qui vous glorifiait un jour et vous foulait aux pieds le lendemain. Ou encore de la nécessité de bouleverser l’ordre établi, ce que le poète, quoique bienveillant envers ses esclaves, refusait, jugeant même cela dangereux. Mais toujours il paraissait heureux de nous accueillir dans sa demeure où, pour égayer l’atmosphère, j’interprétais avec sa femme, la belle Argentaria Polla, des mélodies anciennes et nouvelles, puisqu’elle était versée non seulement dans la poésie, mais également dans la musique.

XXI. Avec le temps de la disgrâce s’était ouverte l’ère de la suspicion et de la peur, que vinrent bientôt attiser les meurtres de plusieurs sénateurs et même d’Octavie, l’épouse du Prince, lequel avait réclamé, murmurait-on, qu’on lui présentât leurs têtes coupées. Je m’en rendais bien compte lors des banquets où j’étais encore engagée pour ma musique et mon chant : ceux des puissants qui se voyaient relégués, à tort ou à raison, dans le camp de l’ennemi murmuraient, l’air sombre, au lieu de rire, et souvent on apprenait que l’un d’eux avait brusquement fui Rome pour sa villa à la campagne dans l’espoir de ne pas être inquiété. Arguant de sa maladie, Sénèque avait quant à lui abandonné la Cour, bien que l’empereur se fût opposé à sa retraite, et gagnait fréquemment ses domaines, à quelques milles de la Ville.

XXII. Corvus et moi séjournâmes dans l’un d’eux, à Nomentum, l’été de la disgrâce et le suivant, à l’invitation de Polla qui espérait que ce cadre bucolique ainsi que la présence – certes intermittente – de son oncle finiraient par étouffer la fureur de son époux. Éloignés du vacarme et de l’agitation de la Ville, ces lieux étaient en effet si paisibles que j’avais, pour ma part, le sentiment d’entendre pour la première fois le chant des oiseaux, le murmure des ruisseaux, ou le bruissement du blé et de la vigne agités par le vent.
En proie à ce ravissement, je disais à Corvus que nous devrions nous établir ensemble dans un endroit de ce genre, mais il riait et me traitait gentiment de sotte : comment y subsisterions-nous, lançait-il, puisque nous avions l’un comme l’autre besoin d’un auditoire appréciant les arts que nous pratiquions ? « Nous pourrions vivre simplement, apprendre à travailler la terre », rétorquais-je. Il riait encore et objectait que l’avenir était dans le cœur vibrant de l’Empire, que nous le devions aussi à nos « frères » du Transtevere, et, comme j’étais attachée à lui tel du lierre à un arbre, je finissais par céder, l’interrogeant plutôt sur ce qu’il avait appris de Sénèque lors de leurs rares entretiens.

XXIII. Du philosophe, qui préférait apparemment converser avec sa propre personne qu’avec les autres, je ne vis que l’éclat des yeux un soir où je m’étais égarée dans sa demeure. Assis sur une banquette, il semblait si inerte, si raide, que je l’aurais sans doute cru mort s’il n’avait justement ouvert les paupières et posé son regard sur moi. La force qu’il dégageait, en dépit de son corps éprouvé par la maladie et l’abstinence, me frappa à tel point que cette image se grava dans mon esprit, tout comme le sentiment que j’éprouvai alors. Maintenant que le temps a passé et que d’autres malheurs sont advenus, je comprends qu’il attendait déjà la mort.

XXIV. Nous étions à Nomentum l’été où la Ville prit feu. Sans tarder, Corvus et Lucain voulurent y retourner afin de mettre en sécurité ce qu’ils avaient de plus précieux – en particulier leurs écrits – et de porter secours à ceux de nos proches qui s’y trouvaient encore. Je demeurai auprès de Polla non seulement pour lui tenir compagnie, mais aussi parce que nous ignorions si nos logements tenaient encore debout : le feu, qui avait débuté dans les parages du Grand Cirque, rapportait-on, s’étendait à toute allure aux autres régions.

XXV. Une étrange période s’ouvrit alors. En l’absence de Sénèque et de Pompeia Paullina, sa femme, Polla se consacrait au rôle de maîtresse de maison, accueillant notamment des connaissances et des parents qui fuyaient Rome pour des villas voisines ou venaient demander l’asile. Tous peignaient des scènes de terreur, de destruction et de mort qui tiraient aux enfants des pleurs et réduisaient au silence le reste de leurs auditeurs. Pour étouffer mon inquiétude, je me réfugiais dans la bibliothèque, une vaste pièce entièrement garnie de casiers et d’armoires, mais dépourvue du luxe que j’avais vu, par exemple, chez Maximus sous forme de rayonnages en thuya et en ivoire ou de portraits d’auteurs. Les œuvres y étaient classées selon qu’elles étaient écrites en grec ou en latin, et regroupées d’après leur genre, m’avait expliqué le secrétaire, un grammairien qui avait manifesté une légère surprise lorsque je l’avais prié de m’indiquer les textes auxquels son maître était le plus attaché ou qu’il consultait volontiers. Avec des gestes mesurés, il avait ensuite réuni sur la table des rouleaux et des codex, avant de m’inviter à m’asseoir et de m’offrir de quoi noter, ce dont mon excellente mémoire me dispensait.

XXVI. C’est de là, Lecteur, que date la familiarité que j’ai acquise avec la langue, ne t’étonne donc plus de me la voir manier comme si je la pratiquais depuis l’enfance. Grâce aux leçons de Corvus, j’étais en effet en mesure de lire sans effort le latin comme le grec, et je lus tout mon saoul dans la bibliothèque de Sénèque, aidée par le grammairien, prompt à éclaircir pour moi tel ou tel point. Quand je m’interrompais, ivre de savoir, je me surprenais parfois à rêver à ce qu’aurait été mon existence si j’étais née, comme Polla, dans une noble famille et avais reçu l’instruction qui était la sienne. Certes, c’étaient là des pensées infécondes, parce qu’il est impossible de retourner en arrière, mais peut-être pouvais-je espérer en une autre vie, une vie successive, où je bénéficierais de tous ces dons. N’était-ce pas ce que Sotion, l’un des maîtres de Sénèque, voulait dire en affirmant, à la suite de Pythagore, que les âmes passent de corps en corps après la mort ? S’il était dans le vrai, alors la vie ne prenait jamais fin, ce que Paul soutenait, du reste, en d’autres termes.

XXVII. Au bout de quelques jours Lucain réapparut, aussi furieux qu’aux premiers temps de sa disgrâce, bien que sa demeure eût été épargnée par le feu, ce qui n’était pas le cas de la mienne – ni d’une grande partie de la Ville, d’ailleurs, puisque seules les quatre régions les plus éloignées du centre avaient résisté à la puissance de l’incendie. Dans les flammes, raconta-t-il d’une voix rauque, avaient péri des milliers d’habitants, mais aussi d’irremplaçables chefs-d’œuvre de l’art, des bibliothèques entières, des sanctuaires et jusqu’aux pénates, englouties avec le temple de Vesta. Pendant que tout cela s’envolait en fumée, ajouta-t-il, on aurait vu Néron chanter et jouer de la cithare en haut d’une tour placée dans les jardins de Mécène, et le bruit courait qu’on avait allumé le feu sur son ordre. « Bien sûr, c’est cela ! Il a brûlé la Ville pour la reconstruire à sa guise, étendre ses jardins, étendre ses palais, ne le comprenez-vous pas ? » s’exclama-t-il, tandis que Polla le dévisageait, effarée.

XXVIII. Quand il se fut un peu calmé, je le questionnai à propos de Corvus. Il me répondit que celui-ci était resté à Rome afin de prêter secours à ceux qui avaient tout perdu dans l’incendie ; installé chez certains de nos amis, au Transtevere, l’une des quatre régions que les flammes n’avaient pas touchées, il me faisait dire d’attendre son retour, ou un message qui m’inviterait à le rejoindre. Je compris qu’il se trouvait auprès de Quintus et de Tulla, et cela me rasséréna un peu, même si je demandai de quoi mon bien-aimé vivrait, maintenant que ses patrons avaient presque tous quitté la Ville et qu’il y avait tant de destructions autour de lui. Lucain éclata alors d’un rire amer, presque fou. Il y aurait d’innombrables éloges à écrire pour honorer les défunts ! s’exclama-t-il, avant de se retirer : il avait l’intention de composer un libelle à propos de l’incendie, et tant pis s’il avait l’interdiction de le divulguer ou de le lire en public. Du reste, Néron passerait comme ses prédécesseurs, probablement assassiné.

XXIX. De ce qui s’ensuivit jusqu’à ce jour où j’écris, je me rappelle surtout la fureur du poète que plus rien, ni l’amour de sa femme, ni la sagesse que son oncle lui avait inculquée, ni même la logique – pourquoi Néron aurait-il allumé un incendie qui avait détruit les objets qu’il aimait ? objectait en effet Polla – ne parvenait à apaiser. Il semblait lui-même consumé par un feu, un feu mauvais, bien différent de celui qui animait Corvus quand je le retrouvai dans le campement du Vatican où il prêtait main-forte aux sans-logis qui y avaient afflué. Les visages si semblables des deux amis s’opposaient à présent, telles les deux faces d’une pièce de monnaie qu’on a lancée très haut et qui retombe en tournant sur elle-même, tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière, selon une trajectoire inéluctable. »

Extraits
« XXXIII. Je restai auprès de Polla quelque temps encore: avec Maximus, rentré de villégiature après l’été, elle était la seule personne qui me fût familière dans cette ville où les quelques chrétiens rescapés se terraient. C’est elle qui me souffla, un soir, entre les larmes, qu’il existait peut-être un moyen de ramener à la vie nos bien-aimés: «Copier et recopier leurs œuvres, relater leur existence, leur rendre justice par les paroles et par l’écrit. Ainsi Néron passera, oui, mais eux demeureront dans le panthéon des Arts.» Une autre forme d’immortalité? J’y songeai toute la nuit, incapable de m’endormir, et, lorsque les premières lueurs du jour vinrent éclairer ma table, je me mis à écrire. » p. 34

« Une beauté, Une chasseresse, Telle est donc celle que le peintre a vue derrière mon apparence? Tandis que, tout à la surprise, je fais réflexion, une particularité attire encore mon attention. Au bas de la peinture, cachés dans un repli du manteau, sur ce qui m’est d’abord apparu tel un ruban, on peut Lire en tournant la tête les mots: Quem diligis numquam perdes, soit en langue vulgaire: «Qui tu aimes jamais ne perdras». À qui s’adresse donc cette phrase? À ceux qui verront la peinture après moi, aux membres de ma famille, afin qu’ils ne m’oublient pas, une fois que j’aurai péri? Ou plutôt à ma personne? Et si c’est à ma personne, est-ce lui,
Rembrandt van Rijn, que je ne perdrai jamais? Croit-il donc que nous nous reverrons un jour, malgré son refus dernier de me recevoir? Le veut-il? Est-ce par conséquent une promesse? Les doigts pressés contre mes lèvres, je pleure et je ris tout à la fois. » p. 120-121

À propos de l’auteur
BAUER_Nathalie_DRNathalie Bauer © Photo DR

Traductrice de l’italien, docteur en histoire, Nathalie Bauer a publié six romans: Zena (JC Lattès, 2000), Le feu, la vie (Philippe Rey, 2007), Des garçons d’avenir (Philippe Rey, 2011), Les Indomptées (Philippe Rey, 2014), Les complicités involontaires (Philippe Rey, 2017) et Qui tu aimes jamais ne perdras (2023). (Source: Éditions Arléa)

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Le goût du vertige

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En deux mots
Déambulant dans les rues de Madrid, le narrateur croise Isolde, une ancienne relation perdue de vue depuis bien des années. Leurs retrouvailles sont aussi pour lui l’occasion de remonter le cours de l’histoire, de leur histoire mais aussi celle d’Isa qu’il a aimée presque simultanément et qui a été emportée par la maladie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Éros et Thanatos en concert

Un homme entre deux femmes, un concert entre l’amour et le mort. Stéphane Chaumet nous livre avec Le goût du vertige un roman âpre et fort, cru et passionné. Un hymne à la vie.

Isa est morte à 22 ans, laissant derrière elle un narrateur désemparé. Près de vingt ans après ce drame, elle occupe toujours ses pensées. Il lui arrive même de rêver qu’elle est encore vivante, qu’ils font toujours l’amour avec passion. En déambulant dans les rues de Madrid, il croise par hasard Isolde, qu’il a connue à peu près à la même époque qu’Isa. Ils vont prendre un verre ensemble et très vite elle lui demande des nouvelles de cette amoureuse qui, dans son souvenir, continuait à l’attendre. Alors, il a bien fallu lui avouer qu’elle était morte, rongée par une maladie aussi rare que foudroyante. Un aveu qui va s’accompagner d’une plongée dans les souvenirs.
Leur rencontre autour de la musique, son extrême sensualité, cette passion dévorante et cette envie de communier dans un amour sans fin, malgré ou peut-être à cause de la maladie. Jusqu’à ce jour où il a pris la fuite, où il a quitté la Touraine pour Bruxelles, où il a assisté à une série de concerts, où il a croisé le regard d’Isolde. Quand ils ont fait l’amour pour la première fois, à Amsterdam, il était loin d’Isa, mais n’avait pu s’empêcher d’en parler à son amante. De dire tout à la fois son plaisir et son désarroi.
Entre l’amante qui se meurt et celle qui croque la vie, il est déchiré. S’il se lance corps et bien dans une nouvelle relation dévorante, c’est qu’il a envie de sexe fort, violent, libre. Sans doute aussi pour poursuivre dans d’autres bras une relation devenue épistolaire.
Les lettres d’Isa qui sont intégrées au fil des chapitres disent la force du désir et l’envie de poursuivre une relation, mais aussi la peur et le désarroi face à la mort qui rôde. Elles ravissent le narrateur autant qu’elles le mettent au supplice. Entre deux femmes, il va se retrouver totalement déstabilisé, en proie au vertige des sens.
Stéphane Chaumet a choisi la cruauté et les mots crus, la violence et le drame pour mettre en scène cette nouvelle rencontre entre éros et thanatos, entre la pulsion de vie et la mort. Baigné d’une lumière crépusculaire, ce roman parviendra à quitter les ombres pour gagner la lumière, même s’il n’est pas facile d’apprivoiser la douleur, de donner au temps le temps de cicatriser les maux.

Le goût du vertige
Stéphane Chaumet
Éditions des Lacs
Roman
168 p., 17,90 €
EAN 9782491404239
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en Espagne, à Madrid. On y évoque aussi Tours, Bruxelles, Amsterdam, Anvers et Vienne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière une vingtaine d’années plus tôt.

Ce qu’en dit l’éditeur
Peut-être que mourir ce n’est pas grand-chose, ce qu’il y a d’inadmissible, c’est la mort de ceux qu’on aime.
Une vingtaine d’années après la disparition de son amie, morte à 22 ans d’une maladie rare, le narrateur retrouve par hasard une autre femme qu’il a connue à cette époque, une violoniste avec laquelle il a vécu une étrange et brutale passion. Resurgissent ces deux histoires séparées mais intimement liées dans sa mémoire, où se mêlent la violence du désir et celle du deuil.
À défaut de pouvoir vivre à pleins poumons, je t’embrasse jusqu’au souffle coupé.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
L’info tout court (Mélina Hoffmann)
Blog Kanou Book

Les premières pages du livre
« Je ne suis jamais retourné sur ta tombe et aujourd’hui tu aurais 40 ans. Quelle femme serais-tu ? Qu’aurais-tu fait de ton visage, de ta vie ? Aurais-tu réussi à être la comédienne que tu rêvais de devenir ? Aurais-tu des enfants ? Est-ce qu’un jour nous nous serions retrouvés, par hasard ou non, puis retrouvés nus, dans un lit, le tien ou le mien, ou celui d’un hôtel, à nouveau happés par le désir ? J’aurais passé mon doigt le long de ta cicatrice que les années auraient atténuée mais toujours là, du nombril au bas de la gorge, en silence, tu aurais suivi des yeux mon geste puis nos regards se seraient croisés et nous aurions su qu’à cet instant nous pensions à la même chose, basculés dix-huit ans en arrière, dans ta chambre, et par pudeur de cette complicité on se serait tus. Ou aurions-nous simplement bavardé, plus ou moins émus, nous racontant à gros traits nos vies, nos échecs, avec dérision, sans nous lamenter, retrouvant cet humour entre nous dès que nous étions autre part que dans ta chambre. Tu avais 22 ans quand tu es morte, et j’ai quelques fois eu, dans les mois qui ont suivi ta disparition, de terribles envies de toi. Des envies, bizarrement, beaucoup plus violentes que lorsque tu étais en vie et qu’on se rejoignait. Une nuit, je m’étais masturbé en pleurant, je nous voyais faire l’amour et en même temps je savais que plus jamais nous le ferions, que c’était fini, que ton corps était fini. Mais ta mort n’a pas aboli mon désir. Je ne me suis pas rendu compte tout de suite que j’avais des larmes, pris par une érection si dure qu’elle en était presque douloureuse, me branlant comme on arracherait quelque chose d’enterré au plus profond. On dit que la masturbation est solitaire, mais de quoi et de qui notre tête est-elle peuplée quand nous la pratiquons ? Je ne sais pas à qui ni à quoi tu pensais en te caressant, seule dans ta chambre ou la salle de bain, lors de ces trop longues journées où la maladie t’enfermait. Pour ma part je ne pensais pas à toi, d’autres filles que je connaissais, avec lesquelles une aventure semblait possible mais qui pour une raison ou une autre n’avait pas pu se produire, occupaient alors mon plaisir. C’est la seule fois où je me suis masturbé en pensant à toi, à t’ouvrir les cuisses, à sentir tes mains sur ma nuque tandis que ma langue se faisait fébrile, à m’enfoncer en toi contemplant ton visage renversé et lumineux. Avoir envie de faire l’amour avec une morte – pas un cadavre –, avec une fille qu’on désire mais qui est morte, une fille dont on a connu le corps chaud et qu’on ne prendra plus jamais dans ses bras, dont on ne sentira plus ni l’odeur ni le grain de la peau, un corps qu’on n’ouvrira et ne pénètrera plus, a longtemps été, quand ce désir m’a envahi, une douleur.

Le pire a pourtant été un rêve, quelques mois après ta mort. Je rentre chez moi, même si ça ne ressemble à aucun endroit où j’ai vécu, et tu es là, ta présence d’abord me stupéfie, je n’arrive pas à croire qu’il s’agisse vraiment de toi, je dois être en train de rêver me dis-je, et devinant mon trouble tu me dis c’est moi, si, c’est Isa, je suis venue te voir, je ne suis pas morte, regarde ma cicatrice, et tu ouvres lentement ton chemisier, sans honte, en me souriant. Je te regarde convaincu dans le rêve que ce n’est pas un rêve, que je ne dors pas, c’est inouï, j’ai du mal à comprendre mais l’évidence est là, je peux te toucher, te sentir, tu es bien vivante, de retour. À voix basse tu me dis je suis revenue à cause de ta carte postale, tu me la montres mais je vois à la photo que ce n’est pas celle que je t’ai envoyée, on se retrouve allongés sur le sol, tout est en ciment brut mais une immense vitre offre les lumières d’une ville comme flottant sur la mer, nous avons nos habits, nos corps se rapprochent imperceptiblement, toujours plus près, cherchent une tendresse, à se blottir, tes lèvres sont si proches que je sens ton souffle sur mon visage, et on reste comme ça. Quand je me suis réveillé, encore dans un demi-sommeil, avec la certitude et la sensation prégnantes en moi que tu n’étais pas morte, que j’allais te revoir, entendre ta voix, je me suis senti consolé, traversé par une joie souterraine. Il fallait tout de suite que je t’appelle, et me disant cela, comme si l’impatience de t’avoir au téléphone m’avait brusquement réveillé, la réalité m’est revenue de plein fouet, un vrai coup cinglant, et ç’a été une telle douleur, une telle rage surtout, une rage contre les odieux pièges du rêve. Les jours suivants je me suis couché avec la crainte de revivre un rêve aussi cruel, retrouvant une longue période d’insomnie, désirant un sommeil noir, un sommeil de pierre, un sommeil de pomme.

Dans ce rêve, je ne voyais pas cette cicatrice que tu aurais dû avoir après l’opération si elle avait réussi, mais je pense seulement aujourd’hui que même morte ils ont dû te recoudre de haut en bas et que ton cadavre aussi portait cette cicatrice. T’ont-ils recousue avec minutie ou bien grossièrement, comme sur la photo de cette jeune Mexicaine nue sur une table d’autopsie, qui me revient à l’esprit soudain avec ce genre de question tordue, et je me demande pourquoi. J’ai la vision de ton corps mort, ta mort jeune, la beauté sereine de ton visage mort, tes paupières closes. Les chirurgiens t’ont recousue, on a drainé ton sang, on lui a injecté un liquide embaumeur, on t’a nettoyée, habillée, peignée, maquillée, et ton visage est serein, figé, beau d’une beauté inhabituelle et qu’on a du mal à reconnaître.

La mort m’a regardé fixement dans les yeux, a observé mon corps nu, ensanglanté, couvert de poussière d’or, et pendant qu’elle s’apprêtait à tendre ses bras vers moi, quand j’ai senti son haleine glacée, j’ai lancé ce hurlement qui ne pouvait pas sortir de la gorge d’une moribonde, un hurlement de rage, un hurlement d’amour pour la vie que je ne voulais pas abandonner à 18 ans, j’ai hurlé mon viva la vida, et la grande chienne, abasourdie, est restée stupéfaite au moins autant que les vivants qui se pressaient autour de moi. Quand j’ai découvert ce texte de Frida Kahlo, je me suis dit à haute voix sans réfléchir, Isa, pourquoi tu n’as pas poussé ton viva la vida ? Mais anesthésié, qui peut crier au visage de la mort ? Des années plus tard on m’a fait une anesthésie générale. Au réveil, après une phase de vague délire d’où émergeait peu à peu la conscience, je ne me souvenais de rien, j’étais ressorti d’un trou absolument noir, sans aucune sensation, aucune image, aucune conscience de ce temps mort. Noir et inexistence. J’aurais pu ne pas me réveiller, je n’en aurais eu aucune conscience, jamais, aucune sensation. Et j’ai pensé à ta mort, avec l’illusion de comprendre comment tu étais « partie ».

Que serait devenue Isa, je me le suis demandé en regardant Isolde au restaurant, après l’avoir, elle, rencontrée par hasard, et quand elle m’a posé la seule question à laquelle je ne m’attendais absolument pas.
– Et ta copine qui était malade, qu’est-ce qu’elle est devenue ?

Comment pouvait-elle se souvenir d’Isa ? J’avais à peine parlé d’elle à Isolde, à regret, et il a fallu qu’elle devine ou soupçonne bien des choses à ce moment-là pour ne pas avoir oublié Isa et me poser cette question, alors qu’on se revoyait pour la première fois depuis dix-huit ans. J’ai simplement répondu qu’elle était morte, juste après… Je n’ai pas terminé ma phrase.
– Juste après quoi ? a insisté Isolde. Et comme je ne disais rien sans la quitter des yeux, j’ai encore pu constater sa redoutable intuition. Ta fuite ?

J’ai continué à me taire, buvant mon verre de vin et regardant Isolde. Ses yeux, sa bouche, ses fines rides autour, la beauté de cette femme de 45 ans qui me troublait encore. Isolde m’a souri et je n’ai pu m’empêcher de sourire à mon tour. Je crois qu’elle aussi avait envie de m’embrasser, mais nous savions qu’aucun des deux n’allait se pencher au-dessus de la table, que ce n’était pas encore le moment ni le lieu, et qu’on pouvait tout aussi bien ne pas s’embrasser. Ne voulant plus penser à cette tentation, je me suis remis à parler.

Depuis des années je ne pensais plus à Isolde, sauf furtivement, de façon involontaire, m’appliquant toujours à ne pas m’attarder sur les images ou sensations qui remontaient. On n’oublie pas, on s’efforce juste de ne pas remuer le souvenir. Après « ma fuite » j’ai durement et longtemps bataillé avec moi-même pour ne plus être hanté par sa présence, pour ne pas céder au désir qui me tenaillait de la revoir, de jouir avec elle. Si j’avais redouté au début – et désiré dans l’ombre de cette peur – de la croiser par hasard, avec le temps je n’envisageais même plus cette possibilité, encore moins dix-huit ans plus tard à Madrid, où je vivais depuis quelques semaines. Isolde faisait partie de mon passé, point, et ce passé avait fini de me tourmenter. Des choses fortes et déterminantes pour moi, vécues ces dix dernières années, ont enfoui mon histoire avec Isolde. La présence d’Isa dans ma mémoire a été plus constante, à cause de sa mort. Par son absence définitive, sa présence a pris une place et un sens tout autre.

Mais en revoyant Isolde dans la rue, je me suis rendu compte que ce n’était qu’une illusion, que cela ne voulait rien dire, j’ai dans la seconde senti une palpitation, quelque chose où se mêlaient l’inquiétude et le plaisir, un déferlement de souvenirs moins sous forme d’images que de sensations confuses que je n’ai pas eu le temps d’esquiver. Je marchais sans itinéraire ni but précis, pour le plaisir de marcher en ville, et j’ai fait une chose qu’habituellement je ne fais jamais, je suis retourné sur mes pas pour prendre un autre chemin, sans raison particulière, sauf que je n’avais soudain pas envie d’être dans cette rue-là, et deux minutes après, arrivant sur la Plaza del Ángel, j’ai vu une femme, presque de dos déjà, descendre la calle Huertas, et j’ai aussitôt pensé à elle, que c’était Isolde, impossible de confondre sa silhouette, sa démarche, les traits de son visage même aperçus en raccourci. Est-ce que j’allais l’aborder ou la laisser filer ? J’ai marché derrière elle, pour être sûr, pour me laisser un temps de réaction, mais c’est Isolde qui a résolu mon indécision en se retournant, comme si elle avait perçu l’insistance d’un regard dans son dos, qu’on la suivait.

Nous sommes restés plantés là, n’arrivant pas à y croire, à nous regarder en silence avant qu’un sourire nous vienne aux lèvres, et Isolde m’a dit bonjour, en français, et j’ai répondu la même chose, on ne s’est pas touchés, pas fait la bise. Sans nous concerter, on s’est remis en marche côte à côte, tout en parlant, avec presque trop de naturel, presque enthousiastes de ce hasard dans notre surprise où le plaisir se mêlait au trouble. Aucun de nous deux n’a proposé de prendre un verre, on a beaucoup marché en faisant une sorte de boucle, puis on a quand même fini par aller dîner quand Isolde s’est soudain exclamée, reconnaissant une manière et un ton impulsifs bien à elle, « J’ai faim ! » Je l’ai emmenée dans un restaurant galicien très connu à Madrid, mais il était encore tôt pour les Madrilènes et il n’y avait pas grand monde.

Ça m’a fait bizarre de marcher avec elle dans les rues de Madrid, quelques minutes avant Isolde était encore effacée de ma vie, et je me retrouvais à côté de cette femme que j’avais connue dix-huit ans plus tôt, frôlant son corps toujours svelte, magnifique dans sa petite robe d’été, ayant à peine besoin de me pencher pour sentir l’odeur de ses cheveux, m’efforçant de ne pas trop regarder ses jambes à cause de leur capacité à me troubler, et je repensais à nos marches nocturnes dans Bruxelles ou Amsterdam, à cette première nuit après son concert. Isolde m’avait proposé une invitation, je l’avais connue quelques jours avant, nous n’avions échangé que quelques mots, et j’étais venu de Bruxelles pour l’écouter.

Quand on se retrouve à la sortie de la salle à Amsterdam – je me suis imaginé qu’on irait boire un verre avec les deux autres musiciens du trio, mais ils se sont séparés sur le trottoir, ce qui m’a soulagé –, j’aime qu’Isolde ne me demande pas si le concert m’a plu. Ce qui m’a fasciné c’est la voir jouer, debout, la voir faire corps avec son instrument, tanguer mélodieusement avec lui, la musique à la fois sortir d’elle et la pénétrer, la tension de ses muscles, son visage terriblement concentré, enfoui dans la musique et la musique rejaillissant sur elle… Mais je ne lui dis rien, peut-être plus tard, je n’aime pas trop parler d’un spectacle dès que je viens d’en sortir, c’est pour ça que j’aime aller seul au cinéma ou au théâtre. Ce qu’elle me demande c’est si j’ai faim et si je connais Amsterdam. Non, je découvre, je lui raconte rapidement comment j’ai passé l’après-midi, et je n’ai mangé qu’un sandwich.
– C’est une ville à déambuler, dit-elle.

J’aime vraiment son accent. Et sa bouche. Puisqu’on est tout près, elle voudrait déposer son violon chez elle. C’est un violon qu’elle a acheté à Paris, elle n’aime pas tellement traîner avec, il vaut une fortune. Je l’attends en bas de l’escalier, puis on va manger dans un restaurant du Jordaan, le quartier où elle habite. La bouteille de vin blanc est finie. Isolde me regarde.
– Je n’ai pas envie de rentrer, qu’est-ce qu’on fait ?

À cette heure-là je ne sais pas s’il y a encore un train pour Bruxelles, et je m’en fous, je n’ai pas envie de rentrer moi non plus. Je suis venu les mains dans les poches, je trouverai bien un hôtel zéro étoile quelque part…
– J’ai tout le temps de déambuler la ville.

Nous marchons dans la nuit, les rues sont plus ou moins animées, plus ou moins lumineuses, on traverse une passerelle, vers une petite place, je me trouve un peu en retrait d’Isolde, ses jambes gainées de noir tendent le tissu de la robe bien au-dessus des genoux. Ses jambes me sourient, et mes muscles en tremblent. Un peu plus loin Isolde s’arrête, tournée vers l’eau, je m’appuie sur le bord d’un parapet, dos au canal. Elle vient se mettre face à moi, presque entre mes genoux. On se regarde, immobiles. J’ai un peu peur, de quoi je ne sais pas trop, mais j’ose, c’est plus fort que moi je le fais, je pose mes mains sur ses hanches, et lorsque je sens Isolde frémir avec un souffle, une exhalation qui est presque un cri et presque un rire, c’est une décharge dans le sang, une intuition me traverse, je l’oublie aussitôt, et les mouvements se précipitent, mes bras entourent ses reins et la tirent, sans se dégager Isolde résiste, le dos s’arque, la tête et les bras tendus en arrière. Si je la lâche, elle tombe. Mais je serre plus fort, mes lèvres cherchent sa gorge, mon corps son corps, mes dents glissent le long du cou, et le même frisson nous parcourt, sa tête chute au creux de mon épaule, je ne respire plus que sa chevelure. Dès qu’elle m’offre son visage, ma bouche le couvre, avec l’impression de l’attirer vers un gouffre, mais sa bouche happe la mienne, ses lèvres sur mes lèvres ont le goût du vertige, et quand nos yeux s’atteignent, je ne sais plus lequel d’elle ou moi emporte l’autre. Mais c’est elle. Isolde me tire par la main, m’entraîne en courant, nos corps tournent l’un autour de l’autre, se frôlent, se touchent, se séparent. Si je lui prends le bras, elle le durcit, si j’entoure sa taille, elle se cabre, m’empêche de la saisir, fuit en courant, très vite, les talons claquant mais juste quelques mètres. Vers elle doucement j’avance, elle se retourne et marche à reculons, me rend mon sourire, légèrement courbée vers moi, et d’un coup je m’élance et l’attrape, elle me lance à nouveau ce souffle qui condense rire et cri, ou le lance au ciel noir, elle gigote mais je serre davantage, l’embrasse dans le cou, partout où mes lèvres arrivent à se poser, on s’arrête au milieu du trottoir, mes bras autour de sa taille, ses mains sur ma nuque fouillant dans mes cheveux, nos bouches se dévorent, baisers de faim, de manque. Puis elle repart vite, longues enjambées, longues jambes, me laissant sur place, elle tourne la tête, les yeux joueurs et brillants, comme pour vérifier si je la suis bien, ne sait-elle pas déjà que je suis prêt à la suivre partout ? Une fois à sa hauteur, on se prend la main, elle pose quelques secondes sa tête sur mon épaule, regards, sourires, silence. Je cherche à nouveau sa bouche, elle me la refuse, alors je mords son oreille. Isolde écarquille les yeux, exagère sa plainte, « Sauvage ! » me dit-elle. Je lui montre les dents. C’est elle qui est sauvage. « Moi ? » Et tandis qu’elle feint l’étonnement je confirme de la tête. C’est indéniable, Isolde dégage quelque chose de sauvage, son corps, son attitude, ses regards, de sauvage et de souple. »

Extrait
« « Ne pas rater sa mort. » C’est quoi ne pas rater sa mort ?
Ma réponse: S’il n’y a rien après la mort, on ne peut pas faire l’expérience de la mort, de ce rien, puisqu’une fois mort on ne sait rien, on ne sent plus rien. On ne peut faire que l’expérience de mourir. C’est cette expérience que je ne voudrais pas “rater”, c’est-à-dire en avoir conscience. Mourir dans le sommeil, si je ne le sens pas, ne pas se réveiller, mourir comme on dit de « sa belle mort », voilà ce qui pour moi serait “rater sa mort”.
La sienne: Et si tu sentais l’ombre de la mort planer au-dessus de toi, pire, si tu sentais l’ombre de la mort s’étendre en toi, est-ce que tu penserais à la mort de la même façon?
Et la mienne: Je ne sais pas. Sans doute que non. Et encore moins si elle venait, à contretemps et scandaleusement, usurper sa place. Et je joignais un fragment du poème de Rilke où il souhaite à chacun « sa propre mort ».
Isa m’avait répondu avec un poème de Desnos (Comme une main à l’instant de la mort et du naufrage se dresse), accompagné d’un dessin naïf et drôle où elle se caricaturait en dansant avec un squelette et moi faisant la lecture au chevet d’un lit vide, un chat assis sur la table de nuit comme à la place d’une lampe nous observait avec ironie.
Le poème de Desnos se termine par ces vers :
Tu pleureras sur mon tombeau,
Ou moi sur le tien.
Il ne sera pas trop tard.
Je mentirai. Je dirai que tu fus ma maîtresse.
Et puis vraiment c’est tellement inutile,
Toi et moi, nous mourrons bientôt. »

À propos de l’auteur
CHAUMET_stephane_©DNA_DRStéphane Chaumet © Photo Mara – DR

Stéphane Chaumet est né à Dunkerque en 1971. Écrivain, poète et traducteur, il a passé de longs séjours dans différents pays d’Europe, d’Amérique latine, au Moyen-Orient, en Asie et aux États-Unis avant de s’installer à Bogotá (Colombie). À une œuvre déjà riche, il ajoute Le goût du vertige en 2022. (Source: Éditions des Lacs)

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Quand tu écouteras cette chanson

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En lice pour le Prix Le Monde 2022

En deux mots
Le 18 août 2021, Lola Lafon s’installe dans l’Annexe, la partie du musée Anne Frank où a vécu clandestinement la famille et où Anne a écrit son journal. Durant cette nuit particulière, elle va croiser Anne et sa sœur Margot, mais aussi ses ancêtres disparus, Ceausescu et un jeune cambodgien.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Plaidoyer contre toutes les dictatures

Pour sa contribution à la collection «Ma nuit au musée» Lola Lafon a choisi de passer une nuit en août 2021 dans l’Annexe du musée Anne-Frank, à Amsterdam. Elle y a trouvé bien plus que les traces de la jeune fille.

Avec ce récit poignant, Lola Lafon donne une nouvelle direction à la collection imaginée par Alina Gurdiel. Délaissant les beaux-arts, elle va passer sa «nuit au musée» dans l’Annexe du musée Anne-Frank à Amsterdam. Et ce n’est pas sans une certaine appréhension qu’elle prend place dans ce lieu si chargé d’histoire, de symboles, de silences. On lui a accordé l’autorisation de passer la nuit dans ces murs à condition qu’elle respecte de strictes consignes. Et quand elle sort sa thermos de son sac, elle a déjà mauvaise conscience. Toutefois, le personnel de sécurité, renseigné par les caméras de surveillance, sera indulgent et sans doute un peu désorienté par tous ces va-et-vient dans la cage d’escalier. Car il faut d’abord s’habituer à l’espace, sentir physiquement ce qu’a pu être cette vie recluse dans ce réduit où un petit coin de fenêtre non opacifié permettait d’entrapercevoir le ciel.
Lola Lafon nous rappelle le quotidien de la famille Frank après qu’Otto, le père, ait choisi de se cacher avec sa famille plutôt que de tenter une fuite déjà très risquée. Avec le soutien de ses employés, qui se chargeaient de l’intendance, il espérait pouvoir ainsi assurer la survie des siens. Il sera le seul survivant à revenir des camps, alors même que ses filles le croyaient mort. Margot précédent de quelques jours sa cadette dans ce funeste destin. Ce livre nous permet du reste de mieux connaître l’aînée de la fratrie qui a sans doute aussi tenu un journal dont on a perdu toute trace. C’est après sa convocation devant les autorités en juillet 1942 que la décision a été prise de mettre le plan à exécution, car tout le monde savait le sort qui était réservé aux juifs raflés.
C’est du reste ce qui rapproche les Frank de la famille de Lola Lafon, «un récit troué de silences». Après avoir rappelé que leurs «arbres généalogiques ont été arrachés, brûlés, calcinés», elle explique qu’elles «sont en lambeaux, ces lignées hantées de trop de disparus, dont on ne sait même pas comment ils ont péri. Gazés, brûlés ou jetés, nus, dans un charnier, privés à jamais de sépulture. On ne pourra pas leur rendre hommage. On ne pourra pas clore ce chapitre.» Avant de conclure qu’il «y a ces pays où plus jamais on ne reviendra.»
Voici donc la Anne qui s’installe dans l’Annexe. Après s’être vêtue de plusieurs couches de vêtements, elle «choisit d’emporter ce cahier recouvert d’un tissage rouge et blanc à carreaux et orné d’un petit cadenas argenté, offert par son père» et qui sera soigneusement conservé avant d’être remis à Otto avec toutes les autres feuilles éparses qui avaient pu être rassemblées et qui permettront au survivant de proposer une première version du journal.

Journal_Anne_Frank
Après avoir retracé les péripéties des différentes éditions et traductions, la romancière nous rappelle qu’aucune «édition, dans aucun pays, ne fait mention du travail de réécriture d’Anne Frank elle-même. Le Journal est présenté comme l’œuvre spontanée d’une adolescente.» En comparant les versions, on se rend cependant très vite compte du travail d’écriture et de la volonté littéraire affichée.
Mais il y a bien pire encore que cet oubli. Aux États-Unis, on travaille à une adaptation cinématographique «optimiste», on envisage même une comédie musicale, achevant ainsi la déconstruction de l’œuvre.
La seconde partie du livre, la plus intime et la plus personnelle, se fait une fois que la visiteuse à franchi le seuil du réduit où Anne écrivait. Il est plus de deux heures du matin. Si l’émotion est forte pour Lola, c’est qu’elle peut communier avec Anne, car elle sait ce que c’est de vivre sous une dictature. Alors émergent les souvenirs pour l’autrice de La Petite Communiste qui ne souriait jamais. Alors reviennent en mémoire les mots échangés avec Ida Goldmann, sa grand-mère maternelle, la vie en famille dans le Bucarest de Ceausescu et la rencontre avec un Charles Chea, un fils de diplomate qui doit retourner au Cambodge après la prise de pouvoir des khmers rouges et avec lequel elle entretiendra une brève correspondance. C’est cette autre victime d’un système qui broie les individus qui va donner le titre à ce livre bouleversant. Et en faire, au-delà de ce poignant récit, un plaidoyer contre toutes les dictatures. Que Lola Lafon se devait d’écrire, car comme elle l’a avoué au magazine Transfuge «Je crois qu’on finit toujours par écrire ce qu’on ne veut pas écrire – et c’est peut-être même la seule raison pour laquelle on écrit.»

Signalons que Lola Lafon sera l’invitée d’Augustin Trapenard pour sa première «Grande Librairie» ce mercredi 7 septembre à 21h sur France 5 aux côtés de Virginie Despentes (Cher connard, éd. Grasset), Laurent Gaudé (Chien 51, éd. Actes Sud) et Blandine Rinkel (Vers la violence, éd. Fayard).

Quand tu écouteras cette chanson
Lola Lafon
Éditions Stock
Coll. Ma nuit au musée
Récit
180 p., 19,50 €
EAN 9782234092471
Paru le 17/08/2022

Où?
Le récit est situé aux Pays-Bas, principalement à Amsterdam.

Quand?
La nuit au musée s’est déroulée le 18 août 2021.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l’Annexe. Anne Frank, que tout le monde connaît tellement qu’il n’en sait pas grand-chose. Comment l’appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment.
Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre ?
Celle d’une jeune fille, qui n’aura pour tout voyage qu’un escalier à monter et à descendre, moins d’une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant. La nuit, je l’imaginais semblable à un recueillement, à un silence. J’imaginais la nuit propice à accueillir l’absence d’Anne Frank. Mais je me suis trompée. La nuit s’est habitée, éclairée de reflets ; au cœur de l’Annexe, une urgence se tenait tapie encore, à retrouver.» L. L.

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Lola Lafon présente son ouvrage Quand tu écouteras cette chanson © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« C’est elle. Une silhouette, à la fenêtre, surgie de l’ombre, une gamine. Elle se penche, la main posée sur la rambarde, attirée sans doute par un bruissement de rires, dans la rue : celui d’un élégant cortège de robes satinées et de costumes gris.
Elle se retourne, semble héler quelqu’un : c’est un mariage, viens, viens voir. Elle insiste, d’un geste de la main, impatiente, elle appelle encore, qu’on la rejoigne, vite. C’est si beau, ce chatoiement d’étoffes, ce lustre des chignons. C’est elle, au deuxième étage d’un immeuble banal, une petite silhouette qui rentre dans l’histoire, au hasard d’un mouvement de caméra.
Elle est vivante, elle trépigne, celle qu’on ne connaît que figée, sur des photos en noir et blanc. Elle a douze ans. Il lui en reste quatre à vivre.
Ce sont les uniques images animées d’Anne Frank. Des images muettes, celles d’un court film amateur tourné en 1941, sans doute par des proches des mariés. Sept secondes de vie, à peine une éclipse.

Comme elle est aimée, cette jeune fille juive qui n’est plus. La seule jeune fille juive à être si follement aimée. Anne Frank, la sœur imaginaire de millions d’enfants qui, si elle avait survécu, aurait l’âge d’une grand-mère ; Anne Frank l’éternelle adolescente, qui aujourd’hui pourrait être ma fille, a-t-on pour toujours l’âge auquel on cesse de vivre.
Anne Frank, que le monde connaît tant qu’il n’en sait pas grand-chose. Une image, celle d’une pâle jeune fille aux cheveux sagement retenus d’une barrette, assise à son petit secrétaire, un stylo à la main. Un symbole, mais de quoi ? De l’adolescence ? De la Shoah ? De l’écriture ?
Comment l’appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment ? Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre ? Celle d’une adolescente enfermée pour ne pas mourir, dont les mots ne tiennent pas en place.
Celle d’une jeune fille, qui n’aura pour tout voyage qu’un escalier à monter et à descendre, moins d’une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant.

Anne Frank à laquelle sont dédiés des chansons, des poèmes et des romans, des requiems et des symphonies. Son visage est reproduit sur des timbres, des tasses et des posters, son portrait est tagué sur des murs et gravé sur des médailles. Son nom orne la façade de centaines d’écoles et de bibliothèques, il a été attribué à un astéroïde en 1995. Ses écrits ont été ajoutés au registre de la « Mémoire du monde » de l’Unesco en 2009, aux côtés de la Magna Carta.
Anne Frank qui, à l’été 2021, fait la une des actualités néerlandaises : à Amsterdam, des manifestants anti-pass sanitaire brandissent son portrait, ils scandent : « Liberté, liberté. »
Anne Frank vénérée et piétinée.

Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l’Annexe.
Je suis venue en éprouver l’espace car on ne peut éprouver le temps. On ne peut pas se représenter la lourdeur des heures, l’épaisseur des semaines. Comment imaginer vingt-cinq mois de vie cachés à huit dans ces pièces exiguës ?
Alors, toute la nuit, j’irai d’une pièce à l’autre. J’irai de la chambre de ses parents à la salle de bains, du grenier à la petite salle commune, je compterai les pas dont Anne Frank disposait, si peu de pas.

Comment l’appeler ? Je dis Anne, mais cette fausse intimité me met mal à l’aise. Je ne peux pas dire Anne, quelque chose m’en empêche, qui, au cours de ma nuit, se matérialisera par l’impossibilité d’aller dans sa chambre. Alors je dis Anne Frank, comme on fait l’appel, comme on évoque l’ancienne élève brillante d’un collège fantomatique. Deux syllabes.
La nuit, je me la figurais semblable à un recueillement, à un silence. J’imaginais la nuit propice à accueillir l’absence d’Anne Frank, je me préparais à être au diapason du vide, à le recevoir.
Je me suis trompée. La nuit s’est habitée, éclairée de reflets ; au cœur de l’Annexe, une urgence se tenait tapie encore, à retrouver.
En ce mois de mai 2021, Amsterdam, comme Paris, est encore partiellement confinée. L’entretien avec le directeur du Musée, Ronald Leopold, aura lieu par écrans interposés. Cette conversation est déterminante ; lui seul peut m’accorder l’autorisation de passer une nuit dans l’Annexe. Nous discutons de choses et d’autres, une façon de faire connaissance. S’il se réjouit de l’écho que rencontre encore l’histoire d’Anne Frank, le directeur regrette que cette adoration pour la jeune fille fasse de l’ombre à son œuvre, celle d’une autrice prodige.
Certains viennent chaque année, depuis des décennies, se recueillir dans sa chambre. Ils laissent des lettres, des peluches, des chapelets, des bougies. Il n’est pas rare qu’une visiteuse du musée refuse de quitter l’Annexe, persuadée d’être la réincarnation de la jeune fille.
S’identifier à ce point laisse le directeur perplexe. L’appeler par son prénom, comme le font certains de ses collègues, l’embarrasse également.
Bien sûr, travailler journellement au Musée crée une proximité avec elle, mais Anne Frank n’est ni une parente, ni une amie.
À ce propos, il n’a nullement l’intention de me soumettre à un questionnaire, mais Leopold aimerait savoir : que représente la jeune fille pour moi ?
Je fais comme si mon projet était mû par quelque chose de rationnel. J’adopte un ton détaché, je parle de mon travail, des jeunes filles qui sont au cœur de mes romans : toutes se confrontent à l’espace qu’on leur autorise. Toutes, aussi, ont vu leurs propos réinterprétés, réécrits par des adultes.
J’improvise.
Je n’ose lui dire la vérité, craignant que Ronald Leopold me prenne pour une illuminée, obsédée par Anne Frank. Je ne peux lui expliquer que ce projet d’écriture est un désir que je ne comprends pas moi-même, il me poursuit depuis qu’il s’est matérialisé, il y a quelques semaines.
Une nuit d’avril, deux syllabes, que je prononce, peut-être, dans mon sommeil, surgissent de l’enfance. Anne. Frank.
Je n’ai pas pensé à elle les jours précédents, je n’ai rien lu à son sujet. Je me souviens à peine du Journal. Son nom s’impose à la nuit. Anne Frank est l’objet de mon éveil, le sujet que rien ne dissipe les jours suivants. Elle résonne avec quelque chose dont je n’ai pas encore conscience.
Je ne peux pas avouer au directeur que je ne sais pas ce qu’elle est pour moi, mais que je dois écrire ce récit.
Même au travers d’un écran, mon malaise doit être palpable. Ronald Leopold me rassure, nul besoin de lui répondre tout de suite. Le soir même, je lui envoie un mail. Il y a certainement des raisons « objectives » à mon envie de me lancer dans ce projet : comme à quantité d’enfants, mes parents m’ont offert le Journal, j’ai commencé à écrire pour faire comme elle. Ma mère a été cachée, enfant, pendant la guerre. Je suis juive. Mais je crois que tout ceci est sans importance, ou du moins, ça n’est pas suffisant pour expliquer ma volonté d’écrire ce texte. Je termine mon message d’une pirouette, en citant Marguerite Duras : « Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. » La réponse ne tarde pas : Ronald Leopold me propose de rencontrer virtuellement une universitaire, aujourd’hui à la retraite.
Laureen Nussbaum est l’une des dernières personnes en vie à avoir bien connu les Frank, et c’est aussi une pionnière : elle étudie le Journal en tant qu’œuvre littéraire depuis les années 1990.
À l’écran, une dame élégante et vive me sourit : Laureen pressent ce que je brûle de savoir. Depuis plus de soixante ans, on lui pose cette même question : comment était-elle, enfant, celle que Laureen appelle encore sa « petite voisine » ?

« Anne était… bavarde. Tellement bavarde ! Elle détestait avoir tort. Les adultes la trouvaient pénible et adorable à la fois. J’avais quatorze ans. Anne, onze. Pour moi, c’était une gamine, la sœur de mon amie, Margot. Toutes deux étaient très gâtées par leur père. C’était un homme moderne, pour l’époque : il tenait à ce que ses filles soient éduquées, à ce qu’elles se fassent une opinion sur le monde. Elles n’en ont pas vu grand-chose… ».
Comme les Frank, les parents de Laureen doivent fuir l’Allemagne en 1933, après la victoire du Parti national-socialiste.
Ils émigrent aux Pays-Bas : le pays est resté neutre pendant la Première Guerre mondiale.
À Amsterdam, les deux familles se rencontrent dans le quartier de Merwedeplein, où sont logés de nombreux réfugiés d’Europe centrale.
« Au bout de quelques mois Margot, Anne et moi parlions couramment le néerlandais. Nous jouions indifféremment avec des enfants protestants, catholiques. Nous avions l’impression d’avoir trouvé un havre. »
Le 14 mai 1940, la Hollande capitule.
Les Frank tentent de gagner les États-Unis, mais l’administration américaine exige de trop nombreux documents, il sera impossible de les rassembler à temps. Les frontières se referment.

« Les mesures antijuives se sont mises en place, petit à petit. Nous refusions de nous laisser atteindre, il fallait garder la tête haute. Il nous était interdit d’emprunter les transports publics ou de posséder un vélo ? Nous irions à pied. Nous n’avions plus l’autorisation de nous rendre au cinéma, au concert ? Tant pis, nous jouerions de la musique à la maison. À l’été 1941, les directeurs de lycée ont dressé des listes des élèves « de sang juif ». En classe, on nous a obligées à nous asseoir à part. Peu de temps après, nous avons été exclues. Margot était dévastée, elle allait attendre ses anciennes camarades de classe à la sortie des cours, tant elles lui manquaient.
Les enfants juifs n’avaient plus le droit d’aller à l’école ? Qu’à cela ne tienne, il y avait de très bons professeurs juifs, nous ferions nos propres écoles.
Nous nous accrochions à n’importe quelle joie : Otto louait des films qu’il projetait à ses filles, Anne confectionnait des tickets qu’elle adressait à ses amies. Tout y était parfaitement imité : l’horaire de la séance, le siège réservé. »

Laureen rapproche sa chaise de son bureau, elle feuillette un livre – j’aperçois sur la couverture le profil d’Anne Frank –, elle ajuste ses lunettes, s’éclaircit la voix :
Samedi 20 juin 1942
Les juifs doivent porter l’étoile jaune ; les juifs doivent rendre leur vélo, les juifs n’ont pas le droit de prendre le tram ; les juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une voiture particulière ; les juifs ne peuvent faire leurs courses que de 3 à 5, sauf dans les magasins juifs portant un écriteau local juif ; les juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif ; les juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de 8 heures du soir à 6 heures du matin ; les juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les cinémas et autres lieux de divertissement ; les juifs n’ont pas le droit d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports ; les juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron ; les juifs ne peuvent pratiquer aucune sorte de sport en public. Les juifs n’ont plus le droit de se tenir dans un jardin chez eux ou chez des amis après 8 heures du soir ; les juifs n’ont plus le droit d’entrer chez des chrétiens ; les juifs doivent fréquenter des écoles juives et ainsi de suite, voilà comment nous vivotons et il nous était interdit de faire ci ou faire ça. Jacque me dit toujours : « Je n’ose plus rien faire, j’ai peur que ça soit interdit ».

« Cette page de son Journal est la première à rendre compte d’autre chose que de son quotidien d’écolière… Je me souviens d’une autre interdiction, ajoute Laureen. Les juifs n’avaient plus le droit de posséder de pigeons. Les nazis pensaient à tout… L’étoile jaune est devenue obligatoire en janvier 1942. C’était une telle humiliation d’être signalés comme des pestiférés. Je n’osais plus sortir de chez moi. Il y avait des rafles, en plein cœur d’Amsterdam les nazis arrêtaient des juifs par centaines, ils les forçaient à s’agenouiller, à… faire des choses… avilissantes. On savait qu’ils les déportaient à Mauthausen. Toutes les familles craignaient de recevoir ce qu’on appelait une “convocation”. La Gestapo les envoyait aux jeunes juifs, entre seize et vingt ans. Ils avaient neuf jours pour se déclarer à la police. Margot et moi venions d’avoir seize ans. »

Le lundi 6 juillet 1942, Margot ne vient pas en cours. Inquiète, Laureen décide de se rendre chez son amie. La porte de l’appartement des Frank est entrouverte. Les pièces sont vides, les lits défaits.
La veille, un agent de la Gestapo a sonné chez les Frank, porteur de la redoutable convocation : Margot doit prendre quelques affaires et se présenter au convoi qui l’emmènera dans un « camp de travail ».
Si Laureen se souvient d’avoir été bouleversée, le départ des Frank ne l’a pas étonnée.
« Mister Frank disait de plus en plus fréquemment qu’il n’attendrait pas que la Gestapo vienne les chercher. Tout le monde pensait qu’ils s’étaient enfuis en Suisse. Jamais je n’aurais pu imaginer que Margot et Anne étaient si proches, dans la même ville que moi… ».

Extraits
« Plutôt que savoir, il faudrait dire que je connais cette histoire, qui est aussi celle de ma famille. Savoir impliquerait qu’on me l’ait racontée, transmise. Mais une histoire à laquelle il manque des paragraphes entiers ne peut être racontée. Et l’histoire que je connais est un récit troué de silences, dont la troisième génération après la Shoah, la mienne, a hérité.
Nos arbres généalogiques ont été arrachés, brûlés, calcinés. Le récit s’est interrompu.
Les mots se sont révélés impuissants, se sont éclipsés de ces familles-là, de ma famille. L’histoire qu’on ne dit pas tourne en rond, jamais ponctuée, jamais achevée.
Elles sont en lambeaux, ces lignées hantées de trop de disparus, dont on ne sait même pas comment ils ont péri. Gazés, brûlés ou jetés, nus, dans un charnier, privés à jamais de sépulture. On ne pourra pas leur rendre hommage. On ne pourra pas clore ce chapitre.
Dans ces familles, on conjuguera tout au «plus jamais» : il y a ces pays où plus jamais on ne reviendra. » p. 42-43

« elle choisit d’emporter ce cahier recouvert d’un tissage rouge et blanc à carreaux et orné d’un petit cadenas argenté, offert par son père, dans lequel elle écrit : Ça m’a fait un choc terrible, une convocation pour Margot, tout le monde sait ce que ça veut dire, les camps de concentration et les cellules d’isolement me viennent déjà à l’esprit.
Le dimanche 6 juillet 1942, à 7 h 30, une fille de treize ans traverse la ville grisée de pluie. Une hors-la-loi, en fuite, au cœur frappé d’une étoile jaune, son corps frêle engoncé sous des couches de vêtements, assez pour tenir un automne, un hiver et combien de saisons de plus. » p. 72-73

« En 1947, une petite maison d’édition néerlandaise s’engage à publier le journal, sous condition qu’Otto Frank coupe les passages dans lesquels la jeune fille évoque sa sexualité et ses règles sans équivoque.
Les éditeurs allemands, eux, choisissent de les réintégrer mais exigent la suppression des «paragraphes négatifs» mentionnant l’antisémitisme nazi: de telles pages pourraient «offenser» les lecteurs.
Aucune édition, dans aucun pays, ne fait mention du travail de réécriture d’Anne Frank elle-même. Le Journal est présenté comme l’œuvre spontanée d’une adolescente. » p. 106

« À qui appartient Anne Frank ? À son père, qui admit, à la lecture du Journal, qu’il ne connaissait pas vraiment sa fille ? À Levin, submergé par le désir de faire entendre la voix de la jeune fille au point de parler plus fort qu’elle ? Aux producteurs de la pièce de théâtre, qui remplacèrent sa voix par une autre, moins « triste » et plus « universelle », récompensée par un prix Pulitzer ?
En 1958, c’est au tour du cinéma de s’emparer d’elle. Une jeune mannequin inconnue de vingt ans aux faux airs d’Audrey Hepburn interprétera Anne. Millie Perkins n’a jamais joué la comédie. Interviewée à Cannes, elle s’ébahit d’avoir été choisie, il y avait tout de même dix mille prétendantes. Avait-elle entendu parler d’Anne Frank avant ce casting ? Pas tellement, non, susurre-t-elle, en baissant joliment les yeux, ses faux cils frôlant sa joue. » p. 117

À propos de l’auteur

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© Corentin Fohlen/Divergence. Paris, France. 20 juin 2022. Portrait de l’ecrivaine Lola Lafon, dans son quartier du 18eme

Lola Lafon est l’autrice de six romans, tous traduits dans de nombreuses langues, dont La Petite Communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud, 2014), récompensé par une dizaine de prix, et Chavirer (Actes Sud, 2020) qui a reçu le prix Landerneau, le prix France-Culture Télérama ainsi que le choix Goncourt de la Suisse.

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Le cœur d’un père

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En deux mots
Titus se rend au tribunal en lieu et place de son père pour constater que les créanciers ne le lâcheront pas et qu’il risque d’en être séparé, car jugé indigne d’élever un enfant. Mais Rembrandt, c’est du peintre Hollandais dont on parle ici, entend se battre avec ses armes, la peinture, pour conjurer ce sort funeste.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Mon père, le grand Rembrandt

Après Louvre, Josselin Guillois reste dans le domaine de l’art, mais nous propose cette fois de suivre Rembrandt dans son atelier, sur les pas de son fils Titus. Une page de l’histoire de l’art qui est aussi une exploration de la relation père-fils.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce premier mars 1656 n’est pas un jour heureux pour Rembrandt. En l’absence de son père, c’est son fils Titus qui accueille le créancier venu lui apporter sa convocation au tribunal. Il se rend alors au tribunal où il apprend que plusieurs plaintes ont été déposées à l’encontre de son père. Des griefs que le juge considère fondées. Il décide de condamner le peintre à s’acquitter au plus vite de ses dettes, le loyer en retard mais aussi le dédommagement des commanditaires de portraits qu’ils jugent non conformes à leurs exigences. A cela s’ajoute une menace plus lourde encore: «Si avant le lundi 8 mars le citoyen Rembrandt persiste à s’enfoncer dans la désastreuse situation financière et morale de son foyer, le tribunal le dépossédera de son autorité parentale, et placera ledit Titus sous la tutelle de la Chambre des Orphelins.»
Le salut pourrait toutefois venir de la défection d’un membre de la guilde des peintres qui réalisait d’une série de grands tableaux pour décorer l’hôtel de ville.
Si l’artiste, étranglé par les dettes, n’a guère le choix et accepte ce travail de commande, il entend toutefois le mener à sa guise. Faisant fi du cahier des charges, il renvoie les neuf édiles venus se faire tirer le portrait pour figurer en bonne place sur l’allégorie à la guerre du jeune État et demande à Titus d’aller explorer l’auberge la plus mal famée de Jordaan, le quartier où leurs maigres moyens leur ont permis de trouver refuge, pour en ramener neuf hommes aux trognes autrement plus marquées.
Lors de sa ronde de nuit, Titus va retrouver leur créancier dans une surprenante posture. Mais n’en disons pas davantage. Après nous avoir entrainé avec Louvre dans les recoins du musée, Josselin Guillois raconte le grand peintre Hollandais à travers les yeux de son fils, intégrant à son récit – qui se déroule durant une semaine de 1656 – la généalogie et les épisodes marquant d’une existence autour de laquelle la mort est omniprésente.
Grandeur et décadence, origine et vie familiale, tout y passe grâce aux questions que pose Titus à ce père qui, après le décès de son épouse, n’a guère de temps à consacrer à son fils. Il est trop pris par cet art bien au-dessus des contingences domestiques. Alors, retournant la logique, c’est le fils qui vient au secours du père. Non content de préparer ses toiles et ses pigments, il entend le décharger de tous ses problèmes quotidiens. Si l’auteur prend un peu de liberté avec la vérité historique, c’est pour souligner cet attachement viscéral à la peinture, mais c’est aussi pour raconter une relation fils-père qui aura permis à l’artiste de travailler jusqu’à son dernier souffle.

Le cœur d’un père
Josselin Guillois
Éditions du Seuil
Roman
224 p., 18 €
EAN 9782021495430
Paru le 4/03/2022

Où?
Le roman est situé principalement à Amstedam

Quand?
L’action se déroule durant une semaine de 1656.

Ce qu’en dit l’éditeur
1656. Rembrandt est l’artiste le plus célèbre et le plus reclus des Pays-Bas. Calomnié, endetté, renfrogné, il n’en fait qu’à sa tête. Plus personne ne lui passe commande, il marche au bord du gouffre.
Solitaire, le génie? Pas tout à fait. Il vit avec Titus, son fils, un adolescent de seize ans.
Mais voilà qu’une lettre arrive: les créanciers du grand peintre sont à bout, s’il ne s’acquitte pas ses dettes avant sept jours, le tribunal lui retirera son fils pour le placer dans un orphelinat.
Suivie d’une autre lettre: l’Hôtel-de-Ville d’Amsterdam commande à Rembrandt ce qui pourrait être la plus grande toile de sa vie, 25 mètres carrés de couleur. Il a 7 jours pour l’exécuter. Mais Titus, lui, réclame de l’amour de son génie de père.
Le chef d’œuvre envisagé exige-t-il toutes les privations? L’artiste est-il prêt à y sacrifier son fils?
Ces sept journées décisives, c’est Titus qui les raconte. Et c’est peut-être une histoire d’amour.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Ploërmelais (entretien avec l’auteur)

Les premières pages du livre
« Amsterdam, 1656
CHAPITRE I
Lundi
C’est puéril, mais chaque matin c’est pareil, je voudrais dormir, mais te guetter me réveille. Comme si je cultivais une bête dedans moi, à mes dépens, une espèce d’ourse très maternelle, qui vit dans ma grotte intérieure, et l’animal, elle est prête (le sourire aux lèvres !) à crever d’insomnie, pourvu qu’elle se régale de chaque pas de son rejeton très ingrat. Et cette grosse bête à l’intérieur refuse que je prenne du répit, alors, vers l’aube, elle s’ébroue, elle s’étire, parce qu’elle est furieuse, la grosse bête, que je rêve, et elle s’étire si dur, elle se secoue si fort, que c’en est cuit de mon sommeil. Ça rate pas ! Chaque matin après ta nuit de travail, quand tu descends de l’étage, quand les cloches du quartier n’ont pas commencé de sonner, quand la ville goûte encore un peu de torpeur, mon plafond grince, ton plancher craque, tu abandonnes le chevalet, tu quittes ton atelier, et la bête toujours à l’affût sonne alors le branle-bas, car elle veut le cueillir, son ourson qui revient de cueillette, et me voilà bien réveillé. L’ourson, c’est toi papa. Ce matin, très tôt, trop tôt, tu as refermé la porte de l’atelier, tu as descendu l’escalier, lourd comme un bœuf, tu as poussé du pied la porte de ta chambre. Et cette voix dedans moi qui me presse : « Qu’aura-t-il fait de beau cette nuit? Quelle nouvelle œuvre? Questionnons-le ! » Vrai, je vire cinglé de me laisser dompter par un animal inventé… Tout à l’heure, puisque j’étais éveillé, foutu pour foutu, je me suis dit : Autant le saluer. Je tendais l’oreille, tu soufflais dans ta chambre, de ton gros souffle chaud, vrai minotaure, et j’ai commencé à m’étirer. Tu as défait ta veste, et je me suis levé ; tu as retiré ta ceinture, elle est tombée violemment au sol, pendant que je mettais mon maillot ; tu as dû baisser ton caleçon, commencé de remplir ton pot de chambre, et je me suis dépêché de trouver mes chaussettes. Je me suis dit : Si j’arrive à les enfiler avant qu’il termine, il acceptera de manger une crêpe avec moi. Et je me suis dépêché, si tu savais ! « Salut papa, comment vas-tu? Tu as bien travaillé cette nuit? On petit-déjeune ensemble? » C’est ça que je voulais te dire. Mais je n’avais pas trouvé la deuxième chaussette que ton jet s’était tu. Je suis sorti de ma chambre, j’ai fait les trois pas pour arriver à ta porte, je t’ai entendu tomber sur le lit, et quand je suis entré tu ronflais.
L’état de ta chambre… Volets clos, pantalons en boule, caleçon qui paresse, sabots qui gisent, et cette odeur d’un bœuf qui ne vit que pour lui. Je n’allais pas te laisser dans ces parfums, alors j’ai entrouvert la fenêtre, et j’ai pris ton pot pour le sortir… mais tu es apparu, là. Étendu. Devant moi. Sur le dos. Tu es là. Faire face, je dois faire face. Ton ventre… si… grand. Et ton visage… relâché, tendre. Me pencher. Avoir le courage de me pencher. Mon Dieu, si quelqu’un me surprenait. Tu es là. Étendu. Endormi. Je suis fait de toi. Est-ce que tu es fait pour moi?
On a frappé en bas, j’ai sursauté, j’ai descendu l’escalier, le pot à la main, comme un couillon, et j’ai ouvert la porte, ce pot à la main, et quel couillon, car devant moi il était là, lui, le créancier, et quelle honte j’ai sentie.
Il portait la fraise à la confusion, souple, plissée, onduleuse, à laquelle il avait donné une teinte de pêche, le col ployant sous les dentelles, son vêtement était prune, ses souliers saumon, et sa bouche semblait une cuisse de nymphe émue. Ça respire l’aisance, l’autorité et l’argent. Une dague à sa ceinture m’a hypnotisé, une belle dague argentée, courte et souple, qui paraît très aiguisée. Comme il scrute. Il a regardé le pot, il m’a regardé, et j’ai compris que désormais il m’associerait à ce pot, et que je serais l’appendice de ce pot. Il a l’air cruel, mais sa peau est superbe, elle appelle étrangement les bontés et les soins. Il a des yeux verts, et sa dague avec le soleil matinal luit merveilleusement : Christian Christoffels.
« Ah, jeune homme, il ne suffisait pas que je traverse ces odeurs de rouille, de fumier, de sang des vaches, encore fallait-il qu’on me confronte à la pisse des Van Rijn? Soyez gentil, rangez cela. Vous êtes son fils, n’est-ce pas? Je vous reconnais. Vous avez changé, mais je vous reconnais, vous gardez votre museau d’enfant, et vos joues ont gardé leur rose, charmant. Je reconnais la beauté, quand elle est fraîche. J’ai un portrait de vous, savez-vous? Que j’ai accroché dans mon salon, au milieu de mes natures mortes, entre les nectarines et les poires. Attendez, c’était en 1644, quel âge aviez-vous alors? Je l’ai gardé ce tableau, il y a quelque chose. À l’époque, votre père me l’avait vendu pour 70 florins… Mais aujourd’hui, qui voudrait de votre image? C’était un peintre à l’époque, promis à être le plus grand, prêt à déclasser Rubens. Et puis il a cultivé le mauvais goût. Sa déchéance est sa juste punition. Bon. Alors comme ça on vit dans le Jordaan? (Il a regardé par-dessus mon épaule notre cuisine.) Et on se nourrit de harengs, c’est ça? Et de croûtes de fromage, n’est-ce pas? Je parie que boire une bière aigre vous coûte même cher, non? Bon, où est-il? »
J’ai dit d’attendre, et je suis monté te réveiller. Mais voilà, t’étais plus là. Ton lit était vide, et la fenêtre ouverte sur la rue. Papa…
Je suis redescendu, j’ai dit que je m’étais trompé, que tu étais sorti.
Christian Christoffels. Il a 50 ans peut-être, mais en paraît 30. J’osais pas trop le regarder, mais lui m’a inspecté, il m’a inspecté de bas en haut, et lui qui possède chez lui un portrait de moi, lui qui peut-être l’inspecte de la même manière qu’il m’inspectait à cet instant, lui qui vient chercher dans notre fange la matière de son indignation, eh bien il s’est approché de moi il a levé son bras et il m’a pincé la joue. J’ai pas pu l’empêcher.
« Vraiment? Il n’est pas là, le papa à son Titus?
– Non, monsieur.
– Et si j’entrais pour vérifier?
– Que voulez-vous?
– Mais c’est qu’il mordrait ! Ce que je veux? 3 470 florins. Intérêts et taxes compris. Ce n’est pas toi qui vas les sortir de ta culotte, si? Ton père me les doit, et j’ai attendu trop longtemps. Alors j’ai porté l’affaire devant le juge. Tiens, prends, donne cette lettre à ton père. Prends je te dis ! C’est une convocation, ne la perds pas, petit idiot. Si ton père rentre un jour, tu lui donneras. Après tout, il a peut-être fui Amsterdam, laissant son gosse là, après tout… J’ai assez connu ton père pour savoir qu’il est capable de lâchetés très gonflées. »
J’ai pris la lettre, mais il est resté là. Je crois qu’il voulait me voir lire, et j’avais pas la force de le chasser, alors j’ai lu en tremblant :
Au citoyen Rembrandt van Rijn,
Troisième convocation.
Aujourd’hui 1er mars à 13 heures vous êtes sommé de comparaître au tribunal d’instance de l’Hôtel de Ville d’Amsterdam.
En cas de nouvelle absence, le juge Franz van Wolff statuera, avec effet immédiat des sanctions.
Mais quand Christian Christoffels m’a vu incapable de poursuivre la lecture, il a changé de physionomie et, en regardant ses souliers, la gorge serrée, il a dit : « Il est bien misérable, le père qui ne tient l’affection de son enfant que par le besoin qu’il a de son secours. » Il parlait peut-être de lui. Puis il a tendu le bras, j’ai compris qu’il voulait me repincer la joue, cette fois pour signifier sa pitié, et je n’ai pas pu l’empêcher, et il l’a fait, en tordant bien ma peau. Puis il a repris un air odieux. « Je reviendrai. »
Je t’ai cherché partout dans la maison en agitant la lettre. Tu avais complètement disparu.
J’ai couru dehors, j’avais peur pour nous. J’ai fouillé le Jordaan. Mais tu n’étais nulle part. Alors je t’ai haï. Toi, l’abandonneur. Mais je m’en suis voulu, car un accident avait pu avoir lieu, alors j’ai scruté l’eau calme des canaux, prêt à voir ton corps flotter. Puis j’ai commencé à marcher, sans savoir pourquoi, vers l’Hôtel de Ville, la convocation à la main, presque disposé à écouter un juge.
Vraiment? Oui, j’allais écouter un juge m’expliquer tes manquements, tes défaillances, tes omissions : tous les trous qui te font. J’allais recevoir un portrait de toi qui, pour une fois, ne serait pas fait par toi.
J’arrive, et gardant la porte du tribunal un gaillard très trapu, peau blanche, barbe taillée, bouche de fraise, cils busqués, encore un à l’éducation raffinée, qui me dit : « La Chambre des Orphelins, c’est au deuxième étage. » Et j’ai dit : « Je me rends au tribunal », et il a dit : « À ton âge? », et j’ai répondu : « C’est pour mon père », et il a répondu : « Pauvre gosse. Va au premier. »
J’ai monté les marches, mon ventre faisait mal. Devant une porte, un autre gardien me dit d’attendre. Il me regarde, il est petit mais baraqué, il pourrait me tordre le cou entre l’index et son gros pouce, il me regarde, il est étrange, c’est vraiment étrange comme il me regarde. La porte s’ouvre, un bourgeois sort, aux yeux bouffis. Il me regarde. Il fond en larmes. Il part. Puis j’entends quelqu’un crier : « Affaire Rembrandt van Rijn ! », le gardien se secoue, il cherche un homme dans le couloir, je dis que c’est pour moi, je lui montre la convocation, il me fait entrer, et je vois qu’il a pitié.
Salle immense, la plus grande du monde, immenses murs jaunes, le bâtiment est trop neuf, pas encore eu le temps d’accrocher leurs allégories de la Loi, et c’est dans ce grand silence jaune qu’il a fallu marcher, et le parquet grinçait pas à mon passage, et quand je suis arrivé devant le juge, qui attendait sur une estrade, il a froncé les sourcils, et vraiment, comme les murs sont jaunes, comme ils sont jaunes. Quand il m’a bien vu, il a lâché : « Mais qui êtes-vous? », et j’ai expliqué. Indigné le bon juge, que tu te sois pas déplacé.
« Bon, tu es là, fils de Rembrandt, c’est déjà ça, alors écoute, et rapporte ma parole à ton père. »
J’ai dit : « Oui, monsieur le juge », il a rectifié : « C’est Votre Honneur. »
« Le citoyen Rembrandt van Rijn, 50 ans, résidant dans le Jordaan à Amsterdam, né à Leyde le 15 juillet 1606, fils de Harmen van Rijn, meunier, protestant, et de Neeltje van Zuytbrouck, boulangère, catholique.
« Ces dix dernières années, vingt-trois citoyens d’Amsterdam se sont plaints d’avoir été dupés par le peintre Rembrandt. Trois parmi eux ont porté leur affaire devant la justice. Il s’agit de Klaus Kuyper, Theo Franhel et Louis Tristan. Ceux-ci avaient passé commande auprès de l’artiste afin qu’il réalise leur portrait. Chaque contrat engageait une avance à verser au peintre. Rembrandt a reçu ces avances, mais, lorsque la toile fut achevée, les commanditaires se sont plaints que leurs portraits étaient loin de la réalité, loin de leur visage réel. Ils lui ont reproché sa manière rugueuse et revêche. Il s’agit donc de cas d’invraisemblance. Ils ont demandé au peintre des modifications que celui-ci a refusées. Ils ont alors demandé le retour de leurs avances, que celui-ci a refusé. Cela nuit à la réputation de tout le corps de métier. Il a été décidé que, sauf reversement des avances aux commanditaires susdits (qui s’élèvent à 933 florins), Rembrandt sera interdit d’honorer de nouvelles commandes privées provenant des citoyens d’Amsterdam. De plus, son exercice de la peinture est indigne depuis qu’il a cessé de cotiser à la guilde et qu’il en a été exclu, voilà dix ans déjà. Je précise par ailleurs que cette manière rugueuse et revêche, et cela doit-il étonner?, a également été critiquée relativement à ses manières et à ses mœurs.
« Tu suis mon garçon?
« Ce n’est pas tout. Le 1er mars 1646 le citoyen Rembrandt van Rijn a contracté un emprunt de 1 950 florins à Christian Christoffels, marchand de biens établi à Amsterdam, membre honoraire de la guilde des drapiers. Cet emprunt s’élève aujourd’hui à 3 470 florins, intérêts et taxes compris.
« Étant entendu que la saisie des biens de Monsieur Rembrandt van Rijn, il y a dix ans déjà, à savoir sa demeure, son mobilier, ses productions artistiques, ses collections personnelles, et leur mise en vente aux enchères ont déjà servi à la liquidation d’autres dettes précédemment contractées ; étant entendu qu’il n’a plus de titre de propriété, mais qu’il occupe en locataire la maison située au 2 rue des Tisonniers dans le Jordaan, et qu’il cumule onze mois d’impayés ;
« Monsieur Rembrandt van Rijn ne peut être considéré citoyen fiable d’Amsterdam.
« Entendu que le citoyen Rembrandt ne possède pas d’aptitudes dans d’autres pratiques que celles du métier de peintre, son endettement, ses déficits et la faillite de son commerce semblent assez certains… »
Le juge a suspendu sa lecture, m’a regardé, a soupiré, a continué :
« Rembrandt van Rijn est père et tuteur légal de Titus van Rijn, fils unique né le 8 mars 1640, né de Saskia van Uylenbourg, née le 2 août 1612, morte des suites de la couche, le 14 juin 1642. Étant considéré qu’il ne peut pourvoir à l’entretien financier de son fils ; étant considéré qu’il ne lui assure non plus aucune éducation morale ; étant donné qu’il manifeste un indigne désintérêt pour les préceptes éducatifs et les vertus de la morale calviniste,
« Le tribunal d’Amsterdam déclare que Monsieur Rembrandt van Rijn s’expose à l’inaptitude de la charge de l’éducation de son fils.
« Par conséquent,
« Si avant le lundi 8 mars le citoyen Rembrandt persiste à s’enfoncer dans la désastreuse situation financière et morale de son foyer, le tribunal le dépossédera de son autorité parentale, et placera ledit Titus sous la tutelle de la Chambre des Orphelins. De plus…
« Mais qu’as-tu mon garçon? »

Qu’est-ce que c’est que Rembrandt, quand il naît?
Il naît le 15 juillet 1606, à Leyde, à l’aube, c’est donc un bébé de l’été. Leyde est la deuxième ville d’une jeune nation indépendante, qui vient de se libérer de l’Espagne catholique. Quatre-vingts années de guerre, dont un siège mémorable en 1573 : pour affamer la population, les Espagnols ont incendié les moulins des alentours, parmi lesquels celui du grand-père de Rembrandt. Le siège a duré douze mois, et quand il est levé, la moitié de la population croupit dans les rues, morte, et mal enterrée. C’est alors que naît la mère de Rembrandt, que ses parents appellent Neeltje. Elle survit, elle grandit, elle accouche de Rembrandt. Le père du bébé est meunier, il s’appelle Harmen, son moulin noir aux palmes rouges surplombe un bras du Rhin, d’où le nom de famille : Van Rijn, du Rhin.
Harmen s’enamoure de son bébé, il le réveille la nuit pour l’embrasser, il le veille continuellement, ne le laisse pas tranquille. Rembrandt est leur neuvième enfant, avant lui, trois garçons, Clemens, Frans, Peter, trois bébés successifs, sont morts. Clemens et Frans ont été trouvés à l’aube dans leur landau sans vie, bleus. Peter a passé la première année, mais à l’âge de 6 ans il s’est noyé dans le Rhin. Quand Rembrandt pousse ses cris de nouveau-né, sa mère est épuisée par les peines et les grossesses, alitée elle ne peut que prier qu’il vive. Rembrandt a trois frères vivants : Conrad, l’aîné, Gerrit, puis Willem, et deux sœurs : Julia et Lysbeth. Tous en veulent à leur petit frère d’avoir épuisé leur mère, tous sauf Lysbeth, qui le soigne, le console. Lysbeth à laquelle Rembrandt s’attache comme à une mère. C’est elle qui va tirer le lait de la chèvre, qui fait boire bébé Rembrandt, car leur mère a tari la source de son lait.
Dans son berceau, la nuit, bébé Rembrandt régurgite, et à l’aube ce sont des mares de lait séché qui l’auréolent et lui collent à la peau ; il avale mal, il tousse, on a peur qu’il s’étouffe. Dans ces conditions, il grandit. Et, sitôt qu’il marche, il passe de longues heures dans le moulin de son père, dans l’odeur des céréales moulues. Le père, les mains toujours dans la farine, adore sourire à son dernier garçon. Le moulin, c’est un espace confiné, il y fait sombre, il faut veiller sur ce petit bonhomme, qui court à toute allure, et une fois, de justesse, son père bondit avant qu’une roue du moulin ne happe la main de l’enfant. Ce moulin fait vivre toute la famille, le père assure les besoins des siens grâce à la clientèle des brasseurs, à qui il fournit la farine de malt. Dans la maison collée au moulin, il y a une cuisine et deux chambres. À l’étage, ils dorment à six dans un lit : les parents, Conrad, Gerrit, Willem et Julia ; dans la pièce en dessous, ils dorment à quatre : Lysbeth, Rembrandt et deux employés du moulin. Un chien ronfle au pied du lit de Rembrandt, un barbet au pelage frisé, utilisé pour la chasse aux oiseaux d’eau, dans les marais.
Rembrandt est encore valétudinaire à 3 ans. Lorsqu’il est très malade, sa sœur Lysbeth va tirer le lait d’une vache, le mélange à de la farine de blé, à des œufs, à du sucre de betterave, et elle cuit des crêpes. Dessus, elle allonge du miel, et elle doit se battre pour que ses grands frères n’attrapent pas les douceurs ; elle protège son trésor jusqu’à le donner à son petit Rembrandt, qui se cache dans le moulin, et aime les avaler tièdes. Il possède déjà de longs cheveux blonds et bouclés. Quand il mange les crêpes, il s’en met partout, car il sèche ses doigts dans ses cheveux. Il dit qu’il est comme une biquette effarouchée. Ça fait rire son père, ça fait rire Lysbeth, ça fait soupirer sa mère, qui n’en peut plus de lui débroussailler les cheveux.
Il a 6 ans lorsque son père Harmen lui offre une mine graphite, un beau papier teinté, un peu grenu ; le matin, il dessine le moulin familial ; l’après-midi, il assiste à la noyade de son frère Conrad dans le Rhin, ses petits poumons gavés de l’eau du fleuve.

En m’éveillant, j’ai vu le juge qui me souriait : « Ça va aller, petit. Faut juste remettre ton père dans la bonne voie. Allez, debout. » Dehors, alors que le ciel était bleu, je me suis emprisonné dans un vœu : ne rien te dire. C’est comme ça, ça me regarde. Puis je suis rentré, et avant d’arriver à la maison j’avais arrêté de pleurer.

Aux premiers signes du crépuscule, toujours pas signe de toi. Mais pour qui me prends-tu? Pourquoi n’as-tu plus de parent pour te corriger, te donner la fessée? Je te la donnerais bien moi-même, je suis disposé à te cingler à coups de verges vertes, et tu demanderais pardon, et je continuerais, oui je continuerais, jusqu’à ce que nous nous tombions dans les bras. »

Extrait
« Ce n’est pas aux peintres de transfigurer notre monde! J’ai vu! J’ai vu chez les peintres combien l’approximation, la précipitation, la frustration, la colère, la petitesse aboutissent toujours au consentement à la médiocrité. J’ai vu le peintre blessé, dévasté par ses défaites intérieures, devenir, lorsqu’il veut vendre son travail, bâté, pontifiant, prétentieux! Il sait qu’elle est chétive, sa toile, vulgaire même, loin du compte initial, mais il laisse faire l’orgueil, et il vend, et il vend, et nous contemplons ébahis! Des cons devant le temple! Odieux. Le peintre n’est pas supérieur au modèle qu’il peint, c’est l’inverse qui est vrai. La preuve que la peinture nous trompe? C’est qu’elle a besoin d’un public. J’en ai soupé d’être trompé. Je crois pourtant que chez un peintre peut vivre le désir, le souhait, le noble souhait, la prière parfois, d’un idéal. Mais quoi, la main ne suit pas le cœur! Elle ne peut pas, elle échoue, tout le temps elle échoue. Ils ne peignent pas avec le cœur, ils peignent par orgueil. Leur tête est sale et rouillée et pleine de mensonges. Les lâchetés acceptées par le peintre deviennent pour le spectateur ignare d’admirables audaces. Mais le peintre sait que son tableau est raté, il le sait! Mais vit de ça! Et il laisse faire! Il se fait payer pour qu’on accroche ses défaites! Qu’on les admire! Odieux! Petit peintre lamentable! Je cherche un homme dans le peintre. Mais chaque peintre est un porc qui mâche sa lâcheté. » p. 130

À propos de l’auteur
GUILLOIS_Josselin_DRJosselin Guillois © Photo JG – DR

Josselin Guillois est né en 1986. Après Louvre (2019), Le cœur d’un père est son second roman. (Source: Éditions du Seuil)

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Tu marches au bord du monde

BADEA_tu_marches_au_bord_du_monde  RL_2021

En deux mots:
Après avoir été refusée au concours d’entrée au Conservatoire de Bucarest, la narratrice cherche une nouvelle orientation qu’elle trouve par hasard. Elle part étudier à Paris qui ne marquera que la première étape d’un long périple durant lequel elle va se chercher. ET finir par se trouver.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Oublier les fantômes du passé pour se construire

C’est en marchant au bord du monde que la narratrice du roman d’Alexandra Badea va finir par se trouver. Une quête qui commence du côté de Bucarest pour se finir à Kinshasa, en passant par Paris, Mexico, Tokyo et Amsterdam.

Un matin qui a tout l’air d’un matin comme tous les autres. Réveil dans un petit matin blafard, métro et bancs de l’université pour un cours de marketing. Sauf que cette journée est capitale: les résultats de l’examen d’entrée au conservatoire vont changer la vie de la narratrice. Car après les échecs successifs des années précédentes, c’est sa dernière chance. Qu’elle ne saisira pas, car sa candidature est définitivement rejetée. Désormais, elle marche dans la vie comme une automate. Même Seb, son petit ami, l’indiffère.
«Tu es revenue à ta vie doucement. Tout a repris son ordre préétabli, signé il y a longtemps dans la promesse et l’échec d’une éducation. Tu as repris le même chemin. Le réveil sonne à la même heure. Tu te lèves sans penser à rien. Tu te mets sous la douche et tu attends le réveil de ta peau. Ensuite tu marches, tu t’assois dans les mêmes amphis, dans les mêmes salles pour remplir ta tête des mots qui n’ont plus aucun sens. Tu retournes à ton boulot, tu guettes les passants dans la rue, tu remplis des formulaires, tu tries, tu écris, tu tues le temps, tu tues ton temps.» Le hasard la conduit jusqu’à l’institut français où Bleu de Krzysztof Kieślowski
est à l’affiche. En sortant de la projection, elle prend une brochure sans imaginer que ce sera sa porte de sortie. Un formulaire pour une bourse d’études en France s’y trouve. Elle s’inscrit, et cette fois, elle sera admise. Encore quelques jours pour aller voir son père, mais ça fait deux mois qu’il est en Italie. Encore quelques jours pour aller voir sa mère. Mais les deux femmes n’ont plus rien à se dire depuis longtemps. Encore quelques jours pour dire adieu à Seb. Mais il n’y a plus d’amour. Elle tire un trait sur sa vie d’avant et part pour la cité universitaire de Nanterre.
«Tu es dans le no man’s land de ta vie, entre deux frontières, tu attends qu’on te donne accès à une autre existence. Le temps te traverse librement, sans obstacle, pour la première fois, tu as le temps. Tu l’inventes comme tu le respires.»
Les jours passent jusqu’à ce qu’un inconnu ne l’aborde dans la cour carrée du Louvre et ne l’invite à une soirée qui se termine dans le lit d’un inconnu. Khaled va lui permettre de poser les jalons d’une nouvelle vie que l’arrivée inopinée de Seb ne changera pas. D’ailleurs les deux amants ne font que passer et la laisser avec ses incertitudes. Après un premier emploi décroché en France, un retour avorté en Roumanie, la voilà repartie vers le Mexique pour une nouvelle expérience qu’elle espère salvatrice. D’autres suivront, toujours ailleurs, comme un long voyage sans but.
Alexandra Badea souligne mieux que personne cette temporalité bizarre qu’accompagne l’exil. Cette impression d’être à deux endroits à la fois tout en n’étant nulle part. Cette quête effrénée de stabilité dans un univers instable au possible. Mais aussi le refuge que constitue une langue que l’on s’est appropriée et qu’on ne cesse d’explorer comme un trésor. Ce français qu’elle cajole sans en oublier pour autant les aspérités et les sonorités. «Attendre, atteindre, éteindre». Une écriture que la dramaturge apprivoise aussi avec l’emploi de la seconde personne du singulier pour raconter cette odyssée. Le «tu» lui permet à la fois une certaine distanciation et, à la manière d’une entomologiste, d’observer avec attention tous les faits et gestes, toutes les émotions décrites. On l’accompagne volontiers dans sa quête.

Playlist du roman


Radiohead, no surprises


Tom Waits, All the world is green


Beirut Elephant Gun


Schubert Ave Maria (Jessye Norman)

Tu marches au bord du monde
Alexandra Badea
Éditions des Équateurs
Roman
316 p., 19 €
EAN 9782849907740
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en Roumanie, à Bucarest, mais aussi à Paris, Mexico, Tepoztlán, Michoacán, Pátzcuaro, un village des Caraïbes, Tokyo, le mont Fuji, Amsterdam, Séoul, Singapour, Kuala Lumpur, Kinshasa.

Quand?
L’action se déroule de la fin des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est l’histoire d’une femme en fuite. Née dans un pays qui, après l’effondrement du communisme, croque les fruits empoisonnés du capitalisme, l’héroïne de ce roman grandit parmi des humains au regard rivé sur leur écran de télévision. Elle fait partie de ce corps malade et court les fuseaux horaires. Pour échapper à soi-même, à la terre des origines, à l’histoire des parents, aux blessures passées, aux amours ratées. Et chercher à être enfin soi dans une géographie intime qui résiste au chaos. Cette femme est une fille de la mondialisation. Entre Bucarest, Paris, Mexico, Tokyo et Kinshasa, la narratrice poursuit une quête de la sexualité, de la féminité, de la sororité et des territoires marqués au fer rouge de l’Histoire. Ce Lost in Translation contemporain révèle une voix poétique et politique de romancière; Un roman au long cours qui nous emporte, nous rend plus forts, terriblement vivants.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Le trio en sol majeur de Schubert déchire le silence du matin. Il est six heures. Dehors, il fait encore nuit. Dans l’immeuble d’en face, des fenêtres s’allument. On dirait des toiles de Hopper. Tu les regardes pendant quelques minutes, le temps de te réveiller complètement. Tu imagines des histoires à partir de ce que tu vois. Des femmes, des hommes et des enfants isolés chacun dans son cube : une cuisine, une salle de bains ou une chambre. Le même décor, les mêmes meubles, les mêmes lampes, les mêmes tons de lumière blafards.
Tu te lèves, tu descends du lit, tu fais deux pas et tu saisis ta trousse de toilette. Tu te diriges vers les douches communes au fond du couloir.
À cette heure-ci, tu ne vas croiser personne, il n’y a pas d’attente, tu peux prendre ton temps.
C’est ton seul moment de solitude de la journée. Tu mets le réveil une demi-heure plus tôt, tu as besoin de ce tête-à-tête avec toi, les pensées descendent dans ton corps, tout se pose doucement, la peur accumulée pendant la nuit s’éloigne un peu.
Tu partages cette chambre délabrée avec une autre fille depuis quatre ans. Au début, vous étiez quatre, après trois, et maintenant vous êtes deux. Au fur et à mesure de l’avancée dans la scolarité, vous avez droit à une plus grande surface. C’est la dernière année. Ça va être la dernière année. Chaque jour, tu répètes cette phrase pour te donner du courage.
Tu descends dans le métro. Ton regard se pose sur les grandes lettres qui composent le nom de la station. « Les Défenseurs de la patrie. » La deuxième lettre est tombée l’année dernière et on ne l’a pas encore remplacée. Dans les noms des stations, il y a souvent une lettre qui manque. Tu les repères à chaque arrêt du métro, c’est ton jeu secret avec la ville. En arrivant à la station « Les Héros de la révolution », tu te demandes quel est le lien entre eux et « Les Défenseurs de la patrie ». Deux stations les séparent. Peut-être deux générations ? Les grands-parents qui ont fait la Seconde Guerre mondiale et les petits-enfants qui ont renversé le régime cinquante ans plus tard ? À deux stations de distance, ils se regardent de loin.
À huit heures, tu commences les cours à la fac et tu essaies de ne pas t’endormir devant des diaporamas en PowerPoint expliquant les techniques de marketing de demain. Comment piéger davantage de clients. Inciter à la consommation, dépenser, soutenir l’économie, produire plus que nécessaire pour ne pas laisser la connerie se dissiper.
Le professeur parle. Il écrit des chiffres et des formules sur le tableau. Tu regardes sans rien comprendre. Tu ne peux pas comprendre. Tu ne fais aucun effort pour comprendre, ton cerveau est trop plein d’autres choses.
Tu restes assise dans cette salle de classe, tu l’écoutes, tu prends des notes mais tu es loin d’ici. Tu ne sais même pas à quoi tu penses. Tu ne sais rien. Et cette peur qui t’envahit t’empêche de vivre, s’immisce partout dans ton corps, surgit à chaque fois que tu essaies de sortir de la marche ordonnée du quotidien.
La peur revient. Tu ne peux pas la nommer. Elle n’a pas de corps, pas de visage, elle flotte à la surface de ta peau. Elle prend le pouvoir, elle fixe le rythme de ton cœur, le sens de tes sécrétions, la tessiture de ta voix. Tu la sens mais tu ne peux pas l’expliquer, alors comment tu pourrais la combattre. Tu n’essaies même pas.
Tu voudrais partir d’ici, tu voudrais disparaître, ce n’est pas ton endroit, ce n’est pas ta vie. Tu assistes à un spectacle qui ne t’appartient pas. Témoin inactif, passif, à attendre une résolution écrite à un autre endroit.
Il est huit heures du matin et tu es déjà fatiguée. L’énergie s’est dissipée pendant les premières heures de la matinée. C’est comme ça depuis quelque temps. Tu vis en boucle comme les adultes qui ont trahi leur jeunesse. Toi, tu n’as pas encore oublié complètement tes rêves, mais ce mouvement est en train de se produire lentement. Si quelque chose ne change pas dans les jours qui suivent, tu oublieras tout et tu t’inscriras dans le rang des corporatistes honnêtes. Ce n’est même pas une affaire de jours, c’est une affaire d’heures. Tu as peur plus que d’habitude ce matin. La liste sera affichée en début d’après-midi. Dans quelques heures, tu sauras si tu as été admise au Conservatoire. C’est la cinquième fois que tu passes le concours. C’est aussi la dernière fois. L’année prochaine, tu auras dépassé la limite d’âge. Une nouvelle vie est en train de s’ouvrir à toi. Tu le sais, tu le sens. Peu importe le résultat, tu vas changer de vie.
Si tu as ce concours, tu vas détruire tout ce que tu as construit ces trois dernières années. Tu laisseras derrière toi le marketing. Tous ces chiffres et toutes ces formules que ce professeur est en train d’enchaîner sur le tableau, tu pourras les jeter à la poubelle de ta mémoire. Tu garderas sans doute ton petit boulot d’enquêtrice de rue, histoire de payer ta scolarité et tes charges. Mais tout le reste va changer.
Si tu n’as pas le concours, tu vas détruire tout ce dont tu as rêvé depuis sept ans, tout ce qui est ancré dans ton être profond. Tu as décidé de ne plus jamais mettre les pieds dans un théâtre, ce serait trop douloureux. Tu vas vider ta bibliothèque, tu vas finir ton master et tu vas accepter l’offre de ton employeur actuel. Tu vas passer ta vie à grimper les échelons et à améliorer tes assurances, tu vas passer tes vacances d’hiver dans les Alpes autrichiennes et tes vacances d’été aux Baléares comme tout individu de la classe moyenne montante. Ça va être ça, ça pourrait être pire, tu vas t’y faire à cette idée. On l’a tous fait. On a tous oublié les commencements, alors tu pourras le faire aussi, tu pourras aussi t’inscrire sur la liste des perdants camouflés dans un costard de gagnant soldé chez Armani trois ans après la fin de la collection.
Le séminaire se termine. Vous sortez tous. Tu traverses la passerelle en verre qui relie les deux bâtiments de l’Académie de sciences économiques, l’immeuble néoclassique avec ses colonnes et sa coupole et le parallélépipède néosoviétique avec son carrelage sali par les tags et les restes d’affiches décollées. Tu aimes beaucoup traverser cet espace, tu te sens suspendue à un vide inconnu, loin de cette ville dans un endroit que tu ne connais pas, dans un film américain pas trop dégueulasse, de ceux qu’on peut voir à la télé le dimanche après minuit. Tu t’arrêtes une minute et tu regardes les voitures et les passants qui défilent sous tes pieds. Dans ce lieu de passage, loin de l’agitation extérieure, tu te sens protégée.
Tu sors dans la rue. C’est un après-midi de fin septembre qui ressemble aux automnes du lycée, quand tu séchais les cours avec tes amies pour vous promener dans la forêt. Dans la petite ville de province où tu as grandi, il n’y a rien à faire mais il y a la forêt. Autrefois tu te perdais sur ses sentiers, parmi les branches coupantes des arbres, et tu oubliais qui tu étais. Tu marchais et tu écrivais dans ta tête une autre histoire, cette histoire que ta mère avait oublié de te raconter. Ce n’était pas une histoire avec des fées ou des princesses, c’était une histoire avec une fille qui habitait ailleurs. Loin d’ici. Tu ne savais pas où, ni avec qui, mais tu l’envoyais loin, à chaque fois dans un endroit différent. Ton espace se limitait à cette ville de province et à quelques images volées aux livres et aux films, mais au milieu de cette forêt ton imaginaire s’envolait, il te portait loin, tu t’évadais de ce décor grisâtre.
Cette adolescente égarée dans la forêt revient près de toi pendant que tu traverses un square rempli de gosses hyperactifs et de grands-mères hystériques. Une meute de chiens errants fouille dans les poubelles qui se déversent. Ils te font peur. On dirait des loups égarés dans l’espace urbain.
Tu mets tes écouteurs. Tu écoutes le même CD depuis deux mois. Radiohead. « No Surprises » commence et tu te sens mieux. Tu t’accordes à la mélancolie de la chanson. Tu bouges les lèvres, tu chantes un peu et tu continues à marcher dans ce quartier délabré que tu aimes tellement. Des maisons anciennes décrépites, qui ont oublié leurs propriétaires, des murs qui tombent sous une lumière de fin du monde, des clôtures bancales en fer rouillé, des jardins envahis d’herbe et de lierre. C’est beau, c’est presque un décor d’opéra. Tu as envie de danser dans ces ruines. Tu es fascinée par ce quartier préservé des pelleteuses qui ont rasé pendant cinquante ans les bâtiments historiques de la ville pour construire à la place des tours en béton. Tu aimerais trouver une mansarde ou une cave pour y habiter, tu en as marre de partager cette chambre au foyer universitaire, mais pour l’instant il n’y a rien. Juste des panneaux « À vendre », mais personne pour acheter car, au prochain tremblement de terre, ces murs affaiblis par le temps pourraient s’effondrer complètement. Tu traverses ce quartier chaque jour en faisant un petit détour entre l’Académie et ton boulot pour te donner l’illusion qu’une nouvelle vie pourrait commencer à cet endroit. Une vie inconnue qui portera une odeur forte.
Tu arrives devant un immeuble soviétique des années 1970, tu sonnes à l’interphone, on t’ouvre, tu montes. Tu n’aimes pas les ascenseurs. Une fois, tu es restée bloquée une nuit entière à côté de deux corps inconnus, l’air s’évaporait et tu pensais mourir. Alors tu préfères monter à pied même si c’est au cinquième étage. Tu pousses la porte de l’appartement qui fait office de siège de la société de marketing qui te paye tous les trente du mois pour vingt heures d’enquête aux bouches du métro, tu enfiles un uniforme jaune fluo qui ne te va pas du tout, tu prends tes formulaires et la caisse de yaourts. Aujourd’hui, tu vas tester un nouveau produit. Tu vas rester quatre heures dans le froid pour demander aux passants qui acceptent de goûter ton yaourt s’ils aiment son goût, sa couleur, son odeur et son emballage. Quarante questions que tu dois remplir en moins d’une minute, sinon tu ne vas pas faire ton quota.
Entre deux clients, tu regardes l’heure. Les listes doivent être déjà affichées. Cette pensée te donne la nausée. Ton ventre tremble et les pouces de tes doigts se sont enflammés. Tu respires en te concentrant sur les questions stupides de ton formulaire.
Tu attends. Tu n’as que ça à faire, attendre que le temps passe, que tu puisses ranger tes fiches au fond d’un tiroir et prendre un bus vers le conservatoire. Quelque part tu aimerais prolonger cet état de suspension dans lequel tu te retrouves, cette absence de certitude. La porte est ouverte largement, tu peux t’enfuir encore. Pour combien de temps ? Tu ne peux pas le savoir.
Tu es dans le bus maintenant, écrasée entre tous ces corps qui se forcent à trouver une place. Les portes se referment difficilement. Tu descends au prochain arrêt. Tu longes les murs du bâtiment du conservatoire. Tu vois des gens assemblés devant les listes. Il y en a qui rient, d’autres qui pleurent. Tu ne regardes plus. Tu respires.
Tu t’approches. Pas envie de te bousculer, tu ne veux pas sentir l’odeur des autres, leur respiration dans ta nuque, leur peur qui pulse. Tu aimerais être seule. Tu avances. Tu es tout près maintenant. Tu vois ton nom tout de suite. Il n’est pas sur la bonne liste. Tu repars. Le ciel est gris, lourd, une énergie étouffante s’installe dans ton corps.
Tu n’as pas regardé la moyenne, tu t’en fous de tout ça maintenant. Tu n’as pas envie d’en savoir plus. Tu veux juste t’éloigner de ce lieu qui porte l’empreinte de ton échec définitif. Tu éviteras ce quartier à partir d’aujourd’hui. Tu éviteras tout.
Il pleut doucement, les nuages n’ont pas encore la force de se vider entièrement. Tu ne ressens rien. Tu marches tout simplement, sans aucune pensée. La peur s’est dissipée. C’est calme. C’est vide.
Dans le bus, tu colles ta tête à la vitre et tu remets Radiohead. Tu commences à glisser, c’est une sensation nouvelle, tu glisses, comme si tu te noyais dans l’océan sans ressentir la douleur de l’asphyxie. Tu retiens ta respiration, mais tu glisses. Une tristesse s’empare de ton corps. C’est agréable. C’est bizarre. C’est une sensation de confort, une mélancolie profonde, que tu fuis tout en la recherchant inconsciemment.
Tu t’assieds à la table du bar où tu l’attends chaque après-midi après le travail, ce bar planté au milieu d’un jardin public, qui porte le nom de son passé récent – La Bibliothèque. Pendant les années de dictature, dans cette salle rectangulaire en tôle construite autour d’un arbre centenaire qui pousse au milieu de l’espace et perce le toit, il y avait un kiosque avec des livres en libre consultation. Sur des petits bancs en bois, des jeunes se posaient quelques heures pour lire les pages d’un roman. Aujourd’hui les livres n’y sont plus. La bibliothèque est devenue un bar un peu sordide où les alcoolos du coin se mêlent aux étudiants des Beaux-Arts et du conservatoire. De tout ce passé, on a réussi à garder le nom de l’endroit et l’arbre qui continue à pousser à l’intérieur de ses murs.
Il est en retard comme d’habitude. Tu bois une bière et tu regardes les gens et le même désir de te glisser dans d’autres corps revient. Tu voulais devenir actrice pour t’oublier en te glissant dans des vies écrites par d’autres mains. Le prolongement de ta fuite combiné à un besoin maladif d’être regardée de loin sans qu’on puisse te toucher. Une manière de tromper la mort. Ta manière à toi. Tu l’as sentie une fois en jouant au théâtre universitaire avec une troupe d’amateurs. Tu disais ton texte en oubliant que c’était juste un texte appris par cœur. Pour quelques secondes, tu t’es sentie projetée dans un autre espace temporel, en dehors de la vie, et surtout loin de sa fin. Tu n’as jamais aimé les fins. Enfant, tu restais des heures, immobile sur ton lit, tes parents t’oubliaient dans ta chambre. Livrée à cette solitude infinie, tu fixais le ciel cotonneux et tu te demandais ce qui se passe après la mort. La réponse venait toute seule : rien, un état immobile dans un blanc infini pour toujours. Depuis tu essaies de reporter toute fin, comme si à chaque fois il s’agissait d’un pas vers cet abîme découvert à l’enfance.
Il arrive. Il t’embrasse. Il boit de ta bière et commence à parler. Il te parle comme s’il continuait une conversation entamée avant. Il te parle de son prochain projet photographique. Il a beaucoup de projets. Il les note dans son cahier mais il ne les réalise jamais. Parfois il commence une série de photos mais il la laisse tomber assez vite.
Seb a fini l’école polytechnique sans trop d’enthousiasme. Il travaille dans un centre d’impression, il passe sa vie à copier et à relire des thèses, parfois il bricole une affiche pour un concert bidon. Il parle depuis des années de la photo, il s’est acheté une caméra performante mais, à part quelques mariages et quelques baptêmes, il n’a pas fait grand-chose. Même sa passion est devenue un boulot alimentaire. Tu l’aimes. Depuis trois ans tu l’aimes. C’est un amour d’adolescence vécu en retard. Ça fait partie des choses simples et rassurantes qui ont le goût des certitudes.
Il continue à parler mais tu ne peux pas l’écouter cette fois-ci. Tu n’as pas la force de l’écouter et tu ne veux pas faire semblant, ça ne ferait qu’altérer cet amour :
— Je ne l’ai pas eu.
Livrée à cette solitude infinie, tu fixais le ciel cotonneux et tu te demandais ce qui se passe après la mort. La réponse venait toute seule : rien, un état immobile dans un blanc infini pour toujours. Depuis tu essaies de reporter toute fin, comme si à chaque fois il s’agissait d’un pas vers cet abîme découvert à l’enfance.
Il arrive. Il t’embrasse. Il boit de ta bière et commence à parler. Il te parle comme s’il continuait une conversation entamée avant. Il te parle de son prochain projet photographique. Il a beaucoup de projets. Il les note dans son cahier mais il ne les réalise jamais. Parfois il commence une série de photos mais il la laisse tomber assez vite.
Seb a fini l’école polytechnique sans trop d’enthousiasme. Il travaille dans un centre d’impression, il passe sa vie à copier et à relire des thèses, parfois il bricole une affiche pour un concert bidon. Il parle depuis des années de la photo, il s’est acheté une caméra performante mais, à part quelques mariages et quelques baptêmes, il n’a pas fait grand-chose. Même sa passion est devenue un boulot alimentaire. Tu l’aimes. Depuis trois ans tu l’aimes. C’est un amour d’adolescence vécu en retard. Ça fait partie des choses simples et rassurantes qui ont le goût des certitudes.
Il continue à parler mais tu ne peux pas l’écouter cette fois-ci. Tu n’as pas la force de l’écouter et tu ne veux pas faire semblant, ça ne ferait qu’altérer cet amour :
— Je ne l’ai pas eu.
Tu entends tes mots comme s’ils venaient de l’extérieur de ton corps. Tu ne reconnais plus ta voix. Tu aimerais qu’il parle mais il se tait. Il baisse son regard. Toi aussi. Tu commences à exfolier avec tes ongles l’étiquette de la bouteille de bière. Tu le fais souvent quand tu ne sais plus quoi dire, quand la tristesse fait sa place en ravageant tout sentiment positif, quand tu n’as pas envie d’éclater en larmes ou de sombrer dans le désespoir. Tu es avec cet homme depuis trois ans mais il n’a pas appris à te lire. Il ignore la signification de ce geste et à ce moment vous êtes séparés par tout ça.
Vous ne parlez plus et ça devient grave. Ça devient lourd. Et ça dure.
— Épouse-moi.
Tu entends ses mots. Tu les entends, tu les comprends, mais tu ne sens rien.
Tu as toujours attendu ce moment, mais là dans ce bar, après cet échec définitif, il devient ridicule. Tu le ressens mais tu ne le formules pas ainsi, pas maintenant, pas encore.
Sa demande se pose comme une alternative. Ça s’ajoute à la liste d’échecs qui dessinent le nouveau paysage de ta vie. L’amour est devenu la récompense des perdants.
Tu le regardes. Il a l’air insouciant. Ton échec ne le concerne pas. Ça t’appartient. Il est seulement à toi. Une pensée encore plus nocive t’attaque : « Tout ça l’arrange peut-être. » Ta réussite ne vous séparera pas. Il continuera à affirmer sa domination tranquillement en rassurant les restes de sa virilité.
Tu te tais. Il se tait. Rien de grave dans son regard. Il commande encore deux bières et vous attendez que l’alcool monte tranquillement dans vos têtes.
Il te regarde, tu détournes ton regard. Tu voudrais être seule mais tu n’oses pas partir. Tu oublies ton corps sur cette chaise en plastique en essayant de t’habituer aux nouvelles évidences.
Vingt minutes plus tard, vous descendez dans le métro, c’est d’une tristesse grisâtre, mais aujourd’hui ça te fait du bien. Tu ne supporterais pas la lumière. Tu es très bien au royaume des rats. Ton regard passe d’un voyageur à l’autre, tu te glisses sous leur peau et tu imagines une autre vie. C’est la seule chose qui t’aide dans une telle situation : oublier ta vie en te noyant dans un autre regard. Tu sens leurs souffrances camouflées, la même difficulté de vivre, la même lassitude à se réveiller chaque matin, à laisser couler l’eau rouillée de la douche sur une peau trop irritée par la chaleur sèche des radiateurs, à manger la même tartine au foie de porc, à prendre le même moyen de transport et à s’enfermer dans un bureau qui sent la clope mélangée à un désodorisant parfum des bois. Et ça chaque jour, à part le samedi et le dimanche, quand on berce nos Caddie dans les couloirs des centres commerciaux. Les mêmes têtes, toute une vie sans aucune possibilité d’évasion.
Il te regarde, il te sourit, il embrasse ton cou. Tu l’aimes mais tu sais qu’un jour, dans pas longtemps, dans un an ou deux, les frustrations vont commencer à hurler dans ton corps, l’amour va devenir mépris camouflé dans les habitudes d’un quotidien 1
Le trio en sol majeur de Schubert déchire le silence du matin. Il est six heures. Dehors, il fait encore nuit. Dans l’immeuble d’en face, des fenêtres s’allument. On dirait des toiles de Hopper. Tu les regardes pendant quelques minutes, le temps de te réveiller complètement. Tu imagines des histoires à partir de ce que tu vois. Des femmes, des hommes et des enfants isolés chacun dans son cube : une cuisine, une salle de bains ou une chambre. Le même décor, les mêmes meubles, les mêmes lampes, les mêmes tons de lumière blafards.
Tu te lèves, tu descends du lit, tu fais deux pas et tu saisis ta trousse de toilette. Tu te diriges vers les douches communes au fond du couloir.
À cette heure-ci, tu ne vas croiser personne, il n’y a pas d’attente, tu peux prendre ton temps.
C’est ton seul moment de solitude de la journée. Tu mets le réveil une demi-heure plus tôt, tu as besoin de ce tête-à-tête avec toi, les pensées descendent dans ton corps, tout se pose doucement, la peur accumulée pendant la nuit s’éloigne un peu.
Tu partages cette chambre délabrée avec une autre fille depuis quatre ans. Au début, vous étiez quatre, après trois, et maintenant vous êtes deux. Au fur et à mesure de l’avancée dans la scolarité, vous avez droit à une plus grande surface. C’est la dernière année. Ça va être la dernière année. Chaque jour, tu répètes cette phrase pour te donner du courage.
Tu descends dans le métro. Ton regard se pose sur les grandes lettres qui composent le nom de la station. « Les Défenseurs de la patrie. » La deuxième lettre est tombée l’année dernière et on ne l’a pas encore remplacée. Dans les noms des stations, il y a souvent une lettre qui manque. Tu les repères à chaque arrêt du métro, c’est ton jeu secret avec la ville. En arrivant à la station « Les Héros de la révolution », tu te demandes quel est le lien entre eux et « Les Défenseurs de la patrie ». Deux stations les séparent. Peut-être deux générations ? Les grands-parents qui ont fait la Seconde Guerre mondiale et les petits-enfants qui ont renversé le régime cinquante ans plus tard ? À deux stations de distance, ils se regardent de loin.
À huit heures, tu commences les cours à la fac et tu essaies de ne pas t’endormir devant des diaporamas en PowerPoint expliquant les techniques de marketing de demain. Comment piéger davantage de clients. Inciter à la consommation, dépenser, soutenir l’économie, produire plus que nécessaire pour ne pas laisser la connerie se dissiper.
Le professeur parle. Il écrit des chiffres et des formules sur le tableau. Tu regardes sans rien comprendre. Tu ne peux pas comprendre. Tu ne fais aucun effort pour comprendre, ton cerveau est trop plein d’autres choses.
Tu restes assise dans cette salle de classe, tu l’écoutes, tu prends des notes mais tu es loin d’ici. Tu ne sais même pas à quoi tu penses. Tu ne sais rien. Et cette peur qui t’envahit t’empêche de vivre, s’immisce partout dans ton corps, surgit à chaque fois que tu essaies de sortir de la marche ordonnée du quotidien.
La peur revient. Tu ne peux pas la nommer. Elle n’a pas de corps, pas de visage, elle flotte à la surface de ta peau. Elle prend le pouvoir, elle fixe le rythme de ton cœur, le sens de tes sécrétions, la tessiture de ta voix. Tu la sens mais tu ne peux pas l’expliquer, alors comment tu pourrais la combattre. Tu n’essaies même pas.
Tu voudrais partir d’ici, tu voudrais disparaître, ce n’est pas ton endroit, ce n’est pas ta vie. Tu assistes à un spectacle qui ne t’appartient pas. Témoin inactif, passif, à attendre une résolution écrite à un autre endroit.
Il est huit heures du matin et tu es déjà fatiguée. L’énergie s’est dissipée pendant les premières heures de la matinée. C’est comme ça depuis quelque temps. Tu vis en boucle comme les adultes qui ont trahi leur jeunesse. Toi, tu n’as pas encore oublié complètement tes rêves, mais ce mouvement est en train de se produire lentement. Si quelque chose ne change pas dans les jours qui suivent, tu oublieras tout et tu t’inscriras dans le rang des corporatistes honnêtes. Ce n’est même pas une affaire de jours, c’est une affaire d’heures. Tu as peur plus que d’habitude ce matin. La liste sera affichée en début d’après-midi. Dans quelques heures, tu sauras si tu as été admise au Conservatoire. C’est la cinquième fois que tu passes le concours. C’est aussi la dernière fois. L’année prochaine, tu auras dépassé la limite d’âge. Une nouvelle vie est en train de s’ouvrir à toi. Tu le sais, tu le sens. Peu importe le résultat, tu vas changer de vie.
Si tu as ce concours, tu vas détruire tout ce que tu as construit ces trois dernières années. Tu laisseras derrière toi le marketing. Tous ces chiffres et toutes ces formules que ce professeur est en train d’enchaîner sur le tableau, tu pourras les jeter à la poubelle de ta mémoire. Tu garderas sans doute ton petit boulot d’enquêtrice de rue, histoire de payer ta scolarité et tes charges. Mais tout le reste va changer.
Si tu n’as pas le concours, tu vas détruire tout ce dont tu as rêvé depuis sept ans, tout ce qui est ancré dans ton être profond. Tu as décidé de ne plus jamais mettre les pieds dans un théâtre, ce serait trop douloureux. Tu vas vider ta bibliothèque, tu vas finir ton master et tu vas accepter l’offre de ton employeur actuel. Tu vas passer ta vie à grimper les échelons et à améliorer tes assurances, tu vas passer tes vacances d’hiver dans les Alpes autrichiennes et tes vacances d’été aux Baléares comme tout individu de la classe moyenne montante. Ça va être ça, ça pourrait être pire, tu vas t’y faire à cette idée. On l’a tous fait. On a tous oublié les commencements, alors tu pourras le faire aussi, tu pourras aussi t’inscrire sur la liste des perdants camouflés dans un costard de gagnant soldé chez Armani trois ans après la fin de la collection.
Le séminaire se termine. Vous sortez tous. Tu traverses la passerelle en verre qui relie les deux bâtiments de l’Académie de sciences économiques, l’immeuble néoclassique avec ses colonnes et sa coupole et le parallélépipède néosoviétique avec son carrelage sali par les tags et les restes d’affiches décollées. Tu aimes beaucoup traverser cet espace, tu te sens suspendue à un vide inconnu, loin de cette ville dans un endroit que tu ne connais pas, dans un film américain pas trop dégueulasse, de ceux qu’on peut voir à la télé le dimanche après minuit. Tu t’arrêtes une minute et tu regardes les voitures et les passants qui défilent sous tes pieds. Dans ce lieu de passage, loin de l’agitation extérieure, tu te sens protégée.
Tu sors dans la rue. C’est un après-midi de fin septembre qui ressemble aux automnes du lycée, quand tu séchais les cours avec tes amies pour vous promener dans la forêt. Dans la petite ville de province où tu as grandi, il n’y a rien à faire mais il y a la forêt. Autrefois tu te perdais sur ses sentiers, parmi les branches coupantes des arbres, et tu oubliais qui tu étais. Tu marchais et tu écrivais dans ta tête une autre histoire, cette histoire que ta mère avait oublié de te raconter. Ce n’était pas une histoire avec des fées ou des princesses, c’était une histoire avec une fille qui habitait ailleurs. Loin d’ici. Tu ne savais pas où, ni avec qui, mais tu l’envoyais loin, à chaque fois dans un endroit différent. Ton espace se limitait à cette ville de province et à quelques images volées aux livres et aux films, mais au milieu de cette forêt ton imaginaire s’envolait, il te portait loin, tu t’évadais de ce décor grisâtre.
Cette adolescente égarée dans la forêt revient près de toi pendant que tu traverses un square rempli de gosses hyperactifs et de grands-mères hystériques. Une meute de chiens errants fouille dans les poubelles qui se déversent. Ils te font peur. On dirait des loups égarés dans l’espace urbain.
Tu mets tes écouteurs. Tu écoutes le même CD depuis deux mois. Radiohead. « No Surprises » commence et tu te sens mieux. Tu t’accordes à la mélancolie de la chanson. Tu bouges les lèvres, tu chantes un peu et tu continues à marcher dans ce quartier délabré que tu aimes tellement. Des maisons anciennes décrépites, qui ont oublié leurs propriétaires, des murs qui tombent sous une lumière de fin du monde, des clôtures bancales en fer rouillé, des jardins envahis d’herbe et de lierre. C’est beau, c’est presque un décor d’opéra. Tu as envie de danser dans ces ruines. Tu es fascinée par ce quartier préservé des pelleteuses qui ont rasé pendant cinquante ans les bâtiments historiques de la ville pour construire à la place des tours en béton. Tu aimerais trouver une mansarde ou une cave pour y habiter, tu en as marre de partager cette chambre au foyer universitaire, mais pour l’instant il n’y a rien. Juste des panneaux « À vendre », mais personne pour acheter car, au prochain tremblement de terre, ces murs affaiblis par le temps pourraient s’effondrer complètement. Tu traverses ce quartier chaque jour en faisant un petit détour entre l’Académie et ton boulot pour te donner l’illusion qu’une nouvelle vie pourrait commencer à cet endroit. Une vie inconnue qui portera une odeur forte.
Tu arrives devant un immeuble soviétique des années 1970, tu sonnes à l’interphone, on t’ouvre, tu montes. Tu n’aimes pas les ascenseurs. Une fois, tu es restée bloquée une nuit entière à côté de deux corps inconnus, l’air s’évaporait et tu pensais mourir. Alors tu préfères monter à pied même si c’est au cinquième étage. Tu pousses la porte de l’appartement qui fait office de siège de la société de marketing qui te paye tous les trente du mois pour vingt heures d’enquête aux bouches du métro, tu enfiles un uniforme jaune fluo qui ne te va pas du tout, tu prends tes formulaires et la caisse de yaourts. Aujourd’hui, tu vas tester un nouveau produit. Tu vas rester quatre heures dans le froid pour demander aux passants qui acceptent de goûter ton yaourt s’ils aiment son goût, sa couleur, son odeur et son emballage. Quarante questions que tu dois remplir en moins d’une minute, sinon tu ne vas pas faire ton quota.
Entre deux clients, tu regardes l’heure. Les listes doivent être déjà affichées. Cette pensée te donne la nausée. Ton ventre tremble et les pouces de tes doigts se sont enflammés. Tu respires en te concentrant sur les questions stupides de ton formulaire.
Tu attends. Tu n’as que ça à faire, attendre que le temps passe, que tu puisses ranger tes fiches au fond d’un tiroir et prendre un bus vers le conservatoire. Quelque part tu aimerais prolonger cet état de suspension dans lequel tu te retrouves, cette absence de certitude. La porte est ouverte largement, tu peux t’enfuir encore. Pour combien de temps ? Tu ne peux pas le savoir.
Tu es dans le bus maintenant, écrasée entre tous ces corps qui se forcent à trouver une place. Les portes se referment difficilement. Tu descends au prochain arrêt. Tu longes les murs du bâtiment du conservatoire. Tu vois des gens assemblés devant les listes. Il y en a qui rient, d’autres qui pleurent. Tu ne regardes plus. Tu respires.
Tu t’approches. Pas envie de te bousculer, tu ne veux pas sentir l’odeur des autres, leur respiration dans ta nuque, leur peur qui pulse. Tu aimerais être seule. Tu avances. Tu es tout près maintenant. Tu vois ton nom tout de suite. Il n’est pas sur la bonne liste. Tu repars. Le ciel est gris, lourd, une énergie étouffante s’installe dans ton corps.
Tu n’as pas regardé la moyenne, tu t’en fous de tout ça maintenant. Tu n’as pas envie d’en savoir plus. Tu veux juste t’éloigner de ce lieu qui porte l’empreinte de ton échec définitif. Tu éviteras ce quartier à partir d’aujourd’hui. Tu éviteras tout.
Il pleut doucement, les nuages n’ont pas encore la force de se vider entièrement. Tu ne ressens rien. Tu marches tout simplement, sans aucune pensée. La peur s’est dissipée. C’est calme. C’est vide.
Dans le bus, tu colles ta tête à la vitre et tu remets Radiohead. Tu commences à glisser, c’est une sensation nouvelle, tu glisses, comme si tu te noyais dans l’océan sans ressentir la douleur de l’asphyxie. Tu retiens ta respiration, mais tu glisses. Une tristesse s’empare de ton corps. C’est agréable. C’est bizarre. C’est une sensation de confort, une mélancolie profonde, que tu fuis tout en la recherchant inconsciemment.
Tu t’assieds à la table du bar où tu l’attends chaque après-midi après le travail, ce bar planté au milieu d’un jardin public, qui porte le nom de son passé récent – La Bibliothèque. Pendant les années de dictature, dans cette salle rectangulaire en tôle construite autour d’un arbre centenaire qui pousse au milieu de l’espace et perce le toit, il y avait un kiosque avec des livres en libre consultation. Sur des petits bancs en bois, des jeunes se posaient quelques heures pour lire les pages d’un roman. Aujourd’hui les livres n’y sont plus. La bibliothèque est devenue un bar un peu sordide où les alcoolos du coin se mêlent aux étudiants des Beaux-Arts et du conservatoire. De tout ce passé, on a réussi à garder le nom de l’endroit et l’arbre qui continue à pousser à l’intérieur de ses murs.
Il est en retard comme d’habitude. Tu bois une bière et tu regardes les gens et le même désir de te glisser dans d’autres corps revient. Tu voulais devenir actrice pour t’oublier en te glissant dans des vies écrites par d’autres mains. Le prolongement de ta fuite combiné à un besoin maladif d’être regardée de loin sans qu’on puisse te toucher. Une manière de tromper la mort. Ta manière à toi. Tu l’as sentie une fois en jouant au théâtre universitaire avec une troupe d’amateurs. Tu disais ton texte en oubliant que c’était juste un texte appris par cœur. Pour quelques secondes, tu t’es sentie projetée dans un autre espace temporel, en dehors de la vie, et surtout loin de sa fin. Tu n’as jamais aimé les fins. Enfant, tu restais des heures, immobile sur ton lit, tes parents t’oubliaient dans ta chambre. Livrée à cette solitude infinie, tu fixais le ciel cotonneux et tu te demandais ce qui se passe après la mort. La réponse venait toute seule : rien, un état immobile dans un blanc infini pour toujours. Depuis tu essaies de reporter toute fin, comme si à chaque fois il s’agissait d’un pas vers cet abîme découvert à l’enfance.
Il arrive. Il t’embrasse. Il boit de ta bière et commence à parler. Il te parle comme s’il continuait une conversation entamée avant. Il te parle de son prochain projet photographique. Il a beaucoup de projets. Il les note dans son cahier mais il ne les réalise jamais. Parfois il commence une série de photos mais il la laisse tomber assez vite.
Seb a fini l’école polytechnique sans trop d’enthousiasme. Il travaille dans un centre d’impression, il passe sa vie à copier et à relire des thèses, parfois il bricole une affiche pour un concert bidon. Il parle depuis des années de la photo, il s’est acheté une caméra performante mais, à part quelques mariages et quelques baptêmes, il n’a pas fait grand-chose. Même sa passion est devenue un boulot alimentaire. Tu l’aimes. Depuis trois ans tu l’aimes. C’est un amour d’adolescence vécu en retard. Ça fait partie des choses simples et rassurantes qui ont le goût des certitudes.
Il continue à parler mais tu ne peux pas l’écouter cette fois-ci. Tu n’as pas la force de l’écouter et tu ne veux pas faire semblant, ça ne ferait qu’altérer cet amour :
— Je ne l’ai pas eu.
Tu entends tes mots comme s’ils venaient de l’extérieur de ton corps. Tu ne reconnais plus ta voix. Tu aimerais qu’il parle mais il se tait. Il baisse son regard. Toi aussi. Tu commences à exfolier avec tes ongles l’étiquette de la bouteille de bière. Tu le fais souvent quand tu ne sais plus quoi dire, quand la tristesse fait sa place en ravageant tout sentiment positif, quand tu n’as pas envie d’éclater en larmes ou de sombrer dans le désespoir. Tu es avec cet homme depuis trois ans mais il n’a pas appris à te lire. Il ignore la signification de ce geste et à ce moment vous êtes séparés par tout ça.
Vous ne parlez plus et ça devient grave. Ça devient lourd. Et ça dure.
— Épouse-moi.
Tu entends ses mots. Tu les entends, tu les comprends, mais tu ne sens rien.
Tu as toujours attendu ce moment, mais là dans ce bar, après cet échec définitif, il devient ridicule. Tu le ressens mais tu ne le formules pas ainsi, pas maintenant, pas encore.
Sa demande se pose comme une alternative. Ça s’ajoute à la liste d’échecs qui dessinent le nouveau paysage de ta vie. L’amour est devenu la récompense des perdants.
Tu le regardes. Il a l’air insouciant. Ton échec ne le concerne pas. Ça t’appartient. Il est seulement à toi. Une pensée encore plus nocive t’attaque : « Tout ça l’arrange peut-être. » Ta réussite ne vous séparera pas. Il continuera à affirmer sa domination tranquillement en rassurant les restes de sa virilité.
Tu te tais. Il se tait. Rien de grave dans son regard. Il commande encore deux bières et vous attendez que l’alcool monte tranquillement dans vos têtes.
Il te regarde, tu détournes ton regard. Tu voudrais être seule mais tu n’oses pas partir. Tu oublies ton corps sur cette chaise en plastique en essayant de t’habituer aux nouvelles évidences.
Vingt minutes plus tard, vous descendez dans le métro, c’est d’une tristesse grisâtre, mais aujourd’hui ça te fait du bien. Tu ne supporterais pas la lumière. Tu es très bien au royaume des rats. Ton regard passe d’un voyageur à l’autre, tu te glisses sous leur peau et tu imagines une autre vie. C’est la seule chose qui t’aide dans une telle situation : oublier ta vie en te noyant dans un autre regard. Tu sens leurs souffrances camouflées, la même difficulté de vivre, la même lassitude à se réveiller chaque matin, à laisser couler l’eau rouillée de la douche sur une peau trop irritée par la chaleur sèche des radiateurs, à manger la même tartine au foie de porc, à prendre le même moyen de transport et à s’enfermer dans un bureau qui sent la clope mélangée à un désodorisant parfum des bois. Et ça chaque jour, à part le samedi et le dimanche, quand on berce nos Caddie dans les couloirs des centres commerciaux. Les mêmes têtes, toute une vie sans aucune possibilité d’évasion.
Il te regarde, il te sourit, il embrasse ton cou. Tu l’aimes mais tu sais qu’un jour, dans pas longtemps, dans un an ou deux, les frustrations vont commencer à hurler dans ton corps, l’amour va devenir mépris camouflé dans les habitudes d’un quotidien miséreux.
Tu devrais vivre la beauté sale de ce moment sans te poser autant de questions, mais un goût amer remonte dans ton ventre et il n’y a pas grand-chose à faire.
Vous descendez main dans la main comme si rien de tout ça n’existait dans ta tête. Et lui, il pense à quoi ? Comment fait-il pour continuer à serrer ta main ?
Il sourit et tu aimes son sourire, c’est une promesse, la garantie d’assiduité de son amour, le mortier de cette construction solide que vous avez montée à deux.
Ton visage est raide. Ton silence lui fait mal. Tu le sais, tu le sens mais tu ne peux pas faire plus. Pas ici, pas maintenant. Un espace blanc s’ouvre entre vous, il est immense, il vous happe et la tentation d’y sombrer est très grande.
Vous entrez dans l’ascenseur de son immeuble. Ça sent la pisse. Tu relis pour la millième fois les inscriptions sur les parois vertes en acier. Il glisse sa main dans ton jean, respiration coupée, tu n’as pas envie de ça. Il appuie sur le bouton arrêt, il bloque l’ascenseur, ton cœur s’arrête pour une seconde, tu as horreur des espaces enfermés et il le sait. Tu cries, ton corps réagit et ça t’étonne, tu le croyais anéanti. Il remet l’ascenseur en marche, ses mains dans les poches et son sourire à la poubelle.
— Je voulais te sortir de cet état.
— Tu penses que ça peut marcher avec tes conneries de gamin ?
Tu entends tes mots et ça te choque. Ton agressivité a dépassé les normes de ton éducation. Tu ne t’y attendais pas, ce n’était pas prévu dans le scénario.
Vous entrez dans l’appartement. Il t’ouvre une bière et tu la bois comme un médicament. Son colocataire te fait la bise, il sent l’alcool mélangé à l’oignon cramé. Tu continues à boire, eux ils parlent, tu regardes la vitre sale sans penser à rien. Jusqu’à la ligne d’horizon une forêt de tours d’immeubles s’étend. Tu as l’impression d’être devant un jeu de Lego immense, délavé. Les couleurs vives sont parties et le gris uniforme recouvre toute la surface.
Tu navigues d’une idée à l’autre sans en chercher le sens. T’en as marre des idées, tu les as trop tripotées, il est temps pour autre chose, le temps de la contemplation béate, sans poids, sans corps. Tu as besoin de te perdre, ta vie est trop carrée. Les mecs jouent à un jeu en réseau, tu as envie de gerber et de disparaître, ce corps n’appartient pas au paysage.
Tu vas dans la salle de bains, tu voudrais te plonger dans l’eau chaude et rester comme ça immobile jusqu’à la fin des temps, jusqu’à ce que ta peau s’écorche lentement, jusqu’à ce que tu te dissolves et deviennes poussière. La baignoire est sale. Tu t’agenouilles et tu commences à la frotter. Le sang remonte, ça chauffe, c’est bien, toute cette frustration accumulée depuis ce matin s’évapore dans les nuages de Javel. Tu regardes tes mains abîmées par les produits corrosifs, elles ont l’air de se défaire, ta peau fripée te ramène au concret de ton existence. Le temps passe et le tien avec. Tu t’approches de la fin sans faire trop de bruit, en cochant des cases sur des questionnaires utiles pour la grande consommation.
Tu navigues dans tes pensées hachées sans entendre le bruit de la porte, tu sens juste ses mains sur tes hanches, il baisse ton jean et ton slip, dans un seul mouvement impulsif. Tu le laisses faire, à genoux devant la baignoire, les mains trempées dans la Javel bon marché. Il bouge dans ton sexe, comme si tu n’existais pas à côté, et toi, tu attends la fin de l’histoire. Tu égares ta pensée, rien d’autre ne peut exister dans ta tête. Tu es plongée dans un état animal, tu perds le contrôle de ton corps et ça soulage la douleur de l’échec. La porte s’ouvre, le colocataire veut pisser, Seb s’énerve et lui crie dessus, la porte se referme, Seb bouge de plus en plus vite sans pouvoir jouir et tu commences à avoir mal à la tête. Quelque part, tu te retrouves dans cette précarité. Ça légitime ton statut de victime. C’est la première fois que ça se passe ainsi, qu’il te prend comme si tu étais une femme quelconque sans aucun lien d’amour, juste un corps qui prend et qui donne du plaisir. Tu deviens une autre, une étrangère, une inconnue, tu prêtes ta peau à une autre femme, tu vis un morceau d’une autre vie. Tu t’oublies, tu arrives à t’oublier dans une salle de bains moisie, à genoux, baisée sans amour par l’homme que tu aimais. Tu commences à entrer dans une autre histoire, à te raconter des choses qui n’ont rien à voir avec toi, des choses dont tu ignores d’où elles viennent. Tu deviens un personnage. Tu ne le joues pas, tu l’es. Ton corps prend d’autres formes dans ta tête, ton visage aussi, tu empruntes une identité temporaire. Seb est quelqu’un d’autre aussi : un client, un amant, tu n’arrives pas à le définir, tout ce qui compte c’est qu’il n’est plus l’homme que tu aimes, et toi non plus tu n’existes plus, tu t’effaces, ta vie n’a plus de poids.
Seb sort de ton sexe et jouit sur ton dos. Tu ne prends pas la pilule alors il se débrouille comme il peut. Il t’essuie la peau avec du papier hygiénique, il pisse et il tire la chasse en sortant. Tu restes seule, le regard plongé dans la baignoire et tu sors de ton rôle. Tu retournes au présent, au concret, la réalité devient aveuglante comme cette lumière fluo qui te donne des migraines.
Qu’est-ce que je fous là ? La question dépasse le cadre immédiat. Tu ne sais pas où placer ton corps. Tu sais juste qu’il faudra marcher, t’éloigner de ce lieu, respirer.
Tu sors de la salle de bains, ils sont de retour devant leurs ordinateurs, tu ramasses tes affaires et tu lui dis au revoir. Il te regarde sans te comprendre. Il te prend la main et te demande de rester.
— Je dois faire un tour. Je vais revenir plus tard.
Tu mens. Tu sais très bien que tu ne le feras pas. Tu as besoin de rester seule, mais tu le rassures. Tu l’as toujours fait, c’est le socle de votre relation. Au moment où tu l’as vu la première fois, paumé à une fête, angoissé par la foule, sans savoir quoi faire de ses mains, tu as senti un désir immense de le sauver. Dans le pli de sa joue, tu as reconnu l’enfant perdu qui demande juste à être tiré de là. Aujourd’hui tu es fatiguée. Tu n’as plus la force de le faire, tu as besoin d’une pause.
Tu sors dans la rue, l’air froid entre violemment dans tes poumons et ça te fait du bien. Tu te concentres sur cette sensation, tu voudras la garder, y rester encore plongée dans cet état d’inconscience, reporter le moment où toute la vérité de cet échec reviendra. Tu traverses le petit square rouillé derrière les immeubles soviétiques en regardant les enfants qui jouent et un souvenir puissant éclate. Tu retrouves la gamine que tu étais, accrochée à une balançoire, attendant que ta mère te fasse signe de la fenêtre pour rentrer. Tu gelais dehors, tu n’avais pas envie de jouer avec les autres, tu voulais juste lire ton livre en faisant semblant de faire tes devoirs face à la fenêtre du salon en regardant de temps en temps dehors. Les livres étaient tes remparts contre l’abîme qui t’attirait vers son centre. Tu aimais regarder la vie de loin sans en faire partie, à l’abri des murs, à distance des corps. Tu gelais en regardant une putain de fenêtre qui ne s’ouvrait pas. Chaque après-midi, tu disais à ta mère de ne plus t’obliger à sortir, mais elle ne voulait rien entendre.
— Sors prendre l’air, ça va te faire du bien.
Un jour, tu as eu mal au ventre. Tu es remontée, tu as frappé à la porte, elle ne t’a pas ouvert. Tu as attendu assise sur l’escalier, une demi-heure après la porte s’est ouverte, le voisin du troisième est sorti, ta mère l’a accompagné à l’ascenseur et en fermant la grille derrière lui elle t’a vue. Vos regards se sont croisés. Vous êtes restées comme ça quelques secondes et après elle t’a dit avec un reproche prononcé dans la voix :
— Quoi ? J’ai besoin d’un regard.
Tu avais dix ans. Cette phrase t’est restée dans la tête. À cette époque, tu ne la comprenais pas, comme tu ne comprenais pas vraiment les visites du voisin, mais la phrase s’est écrite dans ton corps.
Ton père était parti depuis un an. Il revenait rarement, pour t’amener au parc d’attractions. Tu passais deux heures avec lui sans savoir quand il allait revenir. À chaque sortie avec lui tu regardais les panneaux du parc qui interdisaient l’accès aux enfants de plus de douze ans et ça te faisait peur. « Dans deux ans, il ne viendra plus alors. Il ne pourra plus m’emmener ici alors pourquoi viendrait-il encore ? »
Tu te posais cette question tout le temps.
— J’ai besoin de ton regard, tu lui as dit un jour quand il t’a fait la bise devant l’ascenseur de l’immeuble.
Il t’a regardée bizarrement en te disant qu’il était pressé. Tout ça revient en puissance maintenant. Pourquoi aujourd’hui dans ce parc ?
Tu t’assieds sur un banc au milieu des enfants qui crient et tu les regardes. Tu les regardes et tu t’oublies. Tu es accrochée à l’instant présent, loin de tes pensées, loin de tes frustrations, tu es une spectatrice du monde. Les enfants rient, ils sont portés par une légèreté touchante, leurs mouvements sont simples, libres, spontanés. Ils détiennent un pouvoir que tu as perdu il y a longtemps, cette insouciance, cet ancrage dans le présent, l’immédiateté de l’action, l’intensité du geste, l’urgence de l’acte. La pensée revient : tu fuis, tu flottes, tu es à l’extérieur de toute chose, loin de toi, loin d’ici, rien de ce que tu fais ne te semble important. Tu exécutes la même mécanique par l’inertie des choses, tu bouges sans conviction, sans nécessité, juste pour remplir les fonctions vitales du corps. Depuis longtemps, tu es en dehors de toi-même, les seuls instants où tu revenais au centre de tes actions étaient pendant tes courts passages sur un plateau. Derrière des personnages. Dans la vie des autres. Tu regardes ces enfants et tu te dis pour la première fois que tu as choisi ce métier pour les mauvaises raisons. Tu as voulu être actrice pour t’oublier, pour te perdre, pour t’éloigner de cette petite fille qui attendait son père le dimanche matin. Tu ne supportes pas longtemps l’intensité de cette révélation, alors tu te lèves et tu quittes cet endroit.
Tu montes dans le premier bus qui passe sans regarder le numéro. Tu as besoin de t’éloigner, tu ne sais même pas où tu veux aller. Tu veux juste traverser des espaces sans t’arrêter. Tu essaies de trouver un endroit dans la ville où tu aimerais passer du temps mais rien n’arrive, la liste est vide.
Tu t’assois sur une place prioritaire côté fenêtre et tu regardes les gens qui passent. Ils sont tous gris, tristes, loin de leurs corps. Rien à voir avec la liberté des enfants du square. Tu es envahie par une tristesse immense. Tu te vois dans chaque visage crispé. Ta vie va ressembler à toutes ces vies entassées dans des immeubles de douze étages.
Le bus se remplit. Tu étouffes parmi ces corps dégoulinants. Ça commence à parler, à gueuler, à insulter, chacun lutte pour sa place et toi tu te fais écraser par toute cette haine dissimulée dans la précarité des transports urbains. Alors tu descends. Tu descends sans savoir où tu es. Tu descends et tu marches. Tu avances dans la rue en évitant les regards des gens. Tu en as eu ta dose aujourd’hui. Tu contemples les façades des maisons et ça te repose. Tu ne sais pas où aller, tu marches en te laissant porter par le hasard. Tu suis ton corps, tu suis son envie de bouger dans l’espace, tu suis ton regard qui se pose sur des pierres à la recherche d’un point de fuite.
Une image t’arrête. C’est une affiche de cinéma. Bleu de Kieślowski. Un visage apaisé, venu d’outre-monde. Tu essaies de saisir le regard oblique de cette femme projetée sur le fond d’un océan. Tu ne peux plus partir. Tu restes bêtement devant cette photo. Tu connais Juliette Binoche, tu l’as vue jouer dans plein de films mais sur cette affiche ce n’est plus elle, c’est une femme venue d’un autre monde, d’une autre ville, d’une autre vie. Tu la regardes comme si tu te regardais dans un miroir. Tu es troublée, tu ne sais pas ce qui se passe, tu ne comprends rien à cet état. Tu sais juste que tu es bien là devant elle. Tu as besoin de temps pour comprendre que tu es devant la salle de cinéma de l’Institut français, à deux pas de ta fac. La séance vient de commencer. Tu entres dans la cour, tu avances vers la porte, il n’y a personne, la caisse est fermée, tu pousses et tu entres. Le film a commencé, mais ça n’a plus aucune importance, tu ne cherches pas à comprendre, tu te laisses emporter par cette femme, tu t’oublies dans son corps submergé par le deuil, soulagé par l’eau, l’errance et le renoncement. Tu acceptes tout ce que tu ressens maintenant sans aucune résistance, dans le noir de cette salle, tu lâches prise, tu abandonnes tout et tu reviens à la simplicité. Personne ne te voit et c’est très bien comme ça. Tu n’existes plus et c’est uniquement à cet endroit du non-être que tu es enfin à l’aise.
Le générique défile, la musique de Preisner atteint son apogée et toi tu restes sur ta chaise sans bouger, tu fermes les yeux et tu refuses de sortir de cet état. Tu ne sais pas où tu pourrais aller, tu veux rester dans cet endroit, dans ce moment, tu es en accord avec les choses les plus profondes de ton être.
La projection s’achève, la lumière s’allume, tu restes, tout le monde sort, toi tu restes, les yeux fermés, perdue en toi-même. Tu n’articules aucune pensée, tu flottes simplement à la surface des sensations. Tu ne sais plus qui tu es, tu n’arrives plus à te définir et pour la première fois tu l’acceptes. Tu as toujours essayé de trouver une place, un sens, une certaine forme de bonheur, une explication logique aux actes et aux mots. Maintenant tu te vides de tout.
Des spectateurs entrent, tu restes, le film recommence et tu restes, tu le vois une deuxième fois, tu le verrais une troisième fois, tu le verrais en continu, mais la femme de ménage annonce la fermeture de la salle, alors tu pars. Tu prends la brochure de l’Institut français, tu la jettes dans ton sac et tu te retrouves dans la rue. La nuit est tombée. Tu ne sais pas où aller. Tu devrais sans doute retourner chez lui, c’est ce qui te passe par la tête, ça pourrait t’éviter une catastrophe sentimentale, mais c’est ta tête qui le veut, pas ton corps. Ton corps ne veut rien, il cherche un équilibre, il cherche un endroit pour s’abriter mais il ne le trouve pas.
Tu es fatiguée, tu te diriges mécaniquement vers la résidence universitaire. Sans le vouloir, sans le prévoir. Par habitude. Ton corps devient lourd, il subit ce choix, il subit ses propres usages.
Tu arrives dans ta chambre. Ça sent la bouffe. Tu ne peux même pas distinguer l’odeur d’un aliment particulier, ça te coupe la faim. Tu rallumes ton portable, tu as trois textos et cinq appels de lui. Tu ne peux pas le voir, lui parler, le rassurer. Tu as besoin de silence, de ce silence, de cette distance entre toi et les autres corps connus. Tu t’endors sur cette sensation de vide, avec un paysage dévasté dans ta tête.
Tu es revenue à ta vie doucement. Tout a repris son ordre préétabli, signé il y a longtemps dans la promesse et l’échec d’une éducation. Tu as repris le même chemin. Le réveil sonne à la même heure. Tu te lèves sans penser à rien. Tu te mets sous la douche et tu attends le réveil de ta peau. Ensuite tu marches, tu t’assois dans les mêmes amphis, dans les mêmes salles pour remplir ta tête des mots qui n’ont plus aucun sens. Tu retournes à ton boulot, tu guettes les passants dans la rue, tu remplis des formulaires, tu tries, tu écris, tu tues le temps, tu tues ton temps. Chaque jour. Il y a les soirs avec ou sans lui, les bouteilles de bière vides, la saleté de ses draps, les mégots qui s’accumulent dans les assiettes et les tasses de café. Parfois tu l’abandonnes pour un film. Le seul endroit où tu es bien est la salle vétuste de l’Institut français. Tu vois et revois le même film, ça te lave la tête, ça t’éloigne de toi.
Tu continues à répéter le même rituel journalier avec plus ou moins de difficultés, mais tu le fais car tu ne pourrais pas faire autrement. Parfois tu aimerais bien tout foutre à la poubelle. Vider tout et commencer une autre vie. Tu te le dis, ça t’aide, ça te libère mais ça ne va pas plus loin. Tu te le dis mais tu continues à régler ton réveil avec le calme d’après la défaite.
Un soir après cinq heures d’enquêtes, debout dans le froid, tu arrives chez lui et tu le retrouves sur son canapé, entouré d’une quantité impressionnante de bouteilles vides. Son colocataire n’est pas là. Tu le regardes et tu ne le reconnais plus. Tu as aimé cet homme. Tu l’as aimé depuis le premier échange des regards. Tu as reconnu l’homme attendu depuis toujours. Tu as retrouvé ta place dans le creux de son épaule. Mais à présent tu le regardes et tu ne retrouves plus rien. Tu ne vois que la désillusion, la défaite, l’échec, la peur de la vie et la chute. Il te regarde, il s’approche de toi, il glisse ses mains sous ton pull, tu sens son odeur et tu ne la reconnais pas. Ce mélange de bière, cigarette et transpiration n’est pas l’odeur de l’homme aimé.
Tu l’arrêtes, tu le regardes, il te regarde et il continue à glisser ses mains sous ton pull mais tu ne sens rien. Tu prends tes affaires et tu pars. Dans la cage d’escalier, tu appelles un taxi et tu rentres chez toi.
Tu te demandes comment vous en êtes arrivés là, à quel endroit la vie a basculé en vous jouant un si mauvais tour, et surtout tu te demandes où vous étiez quand tout ça vous est arrivé. Tu te réveilles un jour et tu ne reconnais plus rien. L’amour a foutu le camp il y a longtemps, il n’y a que le goût de l’habitude et c’est plus dur encore de s’en défaire.
Tu entres dans ta chambre, ta colocataire est là avec son mec, tu ne dis rien. Tu n’étais pas censée être là ce soir alors tu acceptes cette situation avec la plus grande simplicité.
Tu t’allonges dans ton lit et tu fais semblant de dormir. Eux, ils baisent dans le lit au-dessus de toi et soudain tu comprends la précarité de ton existence.
Tu ne peux pas dormir. Tu regardes l’heure sur l’écran de ton portable et : 5 h 45. Tu sors. Tu montes dans le premier bus et tu fais le tour du parcours. Tu as besoin d’être en mouvement. Pendant un long moment, le bus traverse de grandes avenues bordées d’immeubles. Des tours grises de dix à douze étages, avec au rez-de-chaussée des supermarchés, des friperies qui vendent des vêtements au kilo, des pharmacies et des salles de jeu. De temps en temps, le kiosque rouillé d’une fleuriste casse un peu la monotonie du paysage. Dans les carrefours, les façades sont recouvertes d’immenses panneaux publicitaires, même les fenêtres des appartements restent derrière les faux sourires des mannequins qui vendent un dentifrice, un détergent, une assurance ou un taux de crédit.
La ville défile devant toi comme les images d’un film que tu ne comprends pas. Tu ne peux pas le comprendre car les acteurs parlent dans une langue étrangère que l’on a oublié de sous-titrer.
Le bus s’arrête à la station « Les Héros de la révolution ». Tu n’es jamais arrivée ici autrement que par le métro. Tu comprends enfin la signification concrète du nom de ce quartier en regardant le cimetière qui s’étend au loin. Tu descends, tu franchis le portail qui sépare les morts des vivants et tu avances dans les allées bordées de croix. Toutes les tombes sont pareilles : en marbre blanc. Une photo, un prénom, un nom, une année de naissance, la même année de mort, 1989. Tu regardes ces visages disparus et tu réalises que la plupart d’entre eux avaient ton âge. Tu t’assieds sur un banc, submergée par une émotion inconnue. Tu restes longtemps avec ce nœud dans la gorge. Qu’est-ce qu’ils auraient fait tous ces jeunes aujourd’hui s’ils n’étaient pas tombés sous les balles ? Sentiraient-ils la même lassitude que toi ? Le même sentiment de désespoir ? La même sensation d’avancer difficilement sur une route condamnée ?
En ouvrant ton sac pour chercher un mouchoir, tu tombes sur la brochure de l’Institut français, tu vas à la page du milieu et tu lis la liste des documents sollicités pour la bourse du master pro « français langue d’intégration et d’entreprise » de l’Université Paris-Nanterre. Tu avais déjà vu cette annonce, elle était restée quelque part dans ta tête comme un appel venu de loin. Tu l’avais oubliée. Tu as tout fait pour l’oublier mais aujourd’hui ça surgit comme la seule alternative à cette vie. C’est comme au théâtre. Tu apprends un nouveau rôle à jouer. La partition est là devant toi. Il faudra juste la déchiffrer.
Tu ne dis rien à personne. Tu remplis le dossier et tu continues de vivre à ton rythme sans aucune projection. Tu laisses jouer le hasard. Tu ne veux plus rien contrôler, tu te laisses porter, c’est la force de celui qui a tout perdu.
Ces dernières années, tu as renforcé ton identité autour d’un métier utopique, que tu connais à peine. Pour atteindre une chimère, tu t’es éloignée de l’essence de ton être, tu as loupé la cible. Tu acceptes pour la première fois l’échec. Tu as dû le vivre à répétition pour le comprendre enfin.
Le temps passe, il te traverse, tu acceptes sa fugue. Tu bouges dans le même parcours jalonné, tu coches des cases, tu marques ta présence dans un espace qui se referme. Ton corps se relâche, il évacue le désir qui l’intoxique. Tu étouffais sous le poids de tes rêves, dans ta course obsessionnelle pour te créer ta propre identité. Tu étouffais sans le savoir, sans le sentir, c’est l’échec qui te donnait la mesure. Maintenant tu t’arrêtes, tu laisses les choses passer à côté de toi sans les regarder en face et ça te soulage un peu. Les regrets s’évaporent dans l’air ambiant. Tu plonges dans une tristesse profonde mais légère. Tu l’acceptes, tu l’accueilles, tu ne la rejettes plus.
Ça te rapproche de Seb. Pour la première fois tu n’idéalises plus l’amour, la drogue s’est dissoute dans ton sang, tu restes en rapport frontal avec la réalité. Les rêves que tu as projetés sur lui se sont dissipés aussi, tu acceptes la médiocrité du quotidien, la précarité de son existence, la perte de relief de vos étreintes, et tu commences à l’aimer pour ce qu’il est, pour ce qu’il donne, pour ce qu’il te renvoie.
Ça devient simple. Ta peau a perdu les traces de la douleur.
Quand tu as rencontré Seb, il sortait d’une relation brisée et il en portait encore les marques. Il s’est agrippé à toi comme à une bouée de sauvetage. Il cherchait la femme perdue à l’intérieur de ton corps, tu le savais et tu te laissais faire, tu jouais ce rôle avec avidité. Pendant longtemps, tu as cru que la seule manière d’être aimée par cet homme était de te glisser dans la peau d’une femme disparue. Tu étais devenue un personnage, tu t’es éloignée de toi et quelque part ça te soulageait.
Seb est entré dans un rapport bipolaire avec toi, en basculant violemment entre le rejet et l’adoration, avec un penchant plus prononcé pour le premier. Il pouvait disparaître sans donner de nouvelles pendant des semaines, tu l’attendais, tu le cherchais, tu mettais le temps entre parenthèses.
Un jour, tu as oublié de l’attendre. La fatigue avait dépassé la capacité de stockage de ton corps. Tu ne pouvais plus porter ton personnage alors tu l’as lâché, tu es revenue à toi. Difficilement. Douloureusement. Tu as plongé dans le vide, tu as plongé dans ta tête, dans ton passé parsemé de points de suspension. Le départ de ton père avait laissé des trous. Tu avais survécu, tu pourrais continuer à survivre. C’est comme ça que tu as accepté la fuite de Seb. La peur de le perdre s’est effacée et comme cette peur était le moteur intérieur de tes actions, tu as renoncé à agir. Tu l’as laissé filer sans essayer de le rattraper. Quand il est revenu, tu étais une autre. Plus envie de jouer, plus envie de plaire, la simplicité totale. C’est à ce moment-là que Seb est tombé amoureux. Ça n’a pas arrangé les choses, vous n’étiez plus dans la même phase. Ses sentiments montaient, les tiens retombaient. Il y a eu un point de rencontre, quelque part au milieu du chemin. C’est l’endroit de supportabilité de l’amour, le chemin du compromis, le point où la construction devient possible.
Vous viviez les choses assez intensément, pas trop en même temps, ce qui vous laissait de la place pour un épanouissement personnel fragile. Tu as continué ta descente et lui son ascension. Plus tu perdais l’intensité de ton amour, plus tu déplaçais la passion à l’endroit de la scène. Et c’est dans l’échec le plus total que tu as recommencé à l’aimer véritablement, alors que la puissance de tes émotions n’était plus la même. Mais c’était lui que tu aimais et pas un autre, pas un personnage créé par tes fantasmes de petite fille abandonnée, qui guette dans la cage d’escalier le départ de l’amant de sa mère. Tu le découvrais, tu l’acceptais, tu le prenais entièrement.
La vague t’a rattrapée avec un courrier. Tu es acceptée à Paris. Tu plies le papier en deux et tu fais semblant de rien.
Tu continues ta vie comme si de rien n’était. Plus tu avances vers l’imminent départ, plus ça devient beau.
Une semaine avant de partir, tu prends le train pour retrouver ton père. Tu ne l’as pas vu depuis quatre ans. De temps en temps il t’envoie une carte, tu lui réponds parfois aux adresses qui sont marquées au dos de l’enveloppe. Elles changent assez souvent. Tu ne lui poses pas de questions. Tu as renoncé à l’interroger depuis longtemps, depuis le jour où, à dix-sept ans, après l’avoir attendu quarante minutes dans la petite gare de sa nouvelle ville, à une heure de train de chez toi, tu l’as appelé et il t’a dit qu’il ne pouvait pas te voir. « Tu ressembles trop à ta mère, ça me fait souffrir, comprends-moi. » Ça t’avait arrangée. Tu avais pris le train suivant, tu étais rentrée dans ta ville, à la gare tu avais pris un bus et tu avais frappé à la porte de l’atelier d’un sculpteur qui te tournait autour depuis un temps. Il dissimulait son excitation sous le désir de t’avoir comme modèle. L’idée te plaisait mais tu n’osais pas trop, et ta mère minutait attentivement chacune de tes sorties. Tu ne sais pas pourquoi, ce jour-là, tu avais frappé à sa porte. Il avait quarante ans, c’est peut-être un début de réponse.
Il t’avait fait du thé, il t’avait fait t’asseoir sur une chaise au milieu de l’atelier et il avait commencé à travailler son plâtre. Parfois il s’approchait de toi pour mesurer les proportions de ton visage. C’est à ce moment-là que tu as commencé à avoir un problème avec ton corps. Tu te sentais évaluée, comme si tu ne pouvais plus mentir sur tes défauts, comme si tu étais devant un moment de vérité absolue, où ton pouvoir de séduction te serait attribué pour toujours. Tu avais été élevée par une femme qui passait la plupart de son temps devant un miroir, à gommer les imperfections de son corps. Une femme qui t’avait transmis le même message ayant empoisonné des générations entières : pour survivre, il faut savoir manipuler les hommes et le corps est le plus précieux des outils. Le reste, c’est accessoire ou encombrant. Le sculpteur a tourné autour de ton visage pendant des heures, ton corps commençait à se pétrifier. Il s’est approché de ta bouche, il l’a ouverte avec sa langue, ça t’a plu. En moins de cinq minutes, tu étais nue devant lui. Après, les choses se sont compliquées, il n’arrivait pas à entrer dans ton corps, ton sexe restait fermé, alors au bout de trente minutes, fatigué, il a joui entre tes seins. Vous avez bu du vin en écoutant de la musique, tu t’es endormie et, au milieu de la nuit, il a écarté ton sexe avec ses doigts et il a réussi à rentrer dedans. La douleur t’a réveillée mais tu n’as rien dit, quelque part tu savais que ça devait se passer comme ça, ça t’arrangeait, tu voulais finir vite. Le lendemain il t’a emmenée à la pharmacie, il t’a acheté la pilule, tu l’as avalée sans trop te poser de questions et tu es rentrée chez toi.
Ta mère t’a demandé plein de choses sur ton père, tu as répondu sans aucune émotion, tu maîtrisais bien l’art du mensonge, c’était ton moyen de construction. Plus tu lui donnais des détails plus tu éprouvais du plaisir, comme si ce temps-là avait existé vraiment, tu créais une réalité parallèle que tu dominais parfaitement. Tu sortais de ta vie et c’est dans cette évasion que tu retrouvais un bout de ton être, ou plutôt de ce que tu aurais voulu devenir.
Tu parlais de ce week-end imaginaire avec ton père et tu voyais des larmes sur les joues de ta mère. Tu ne comprenais rien de leur histoire. Ils souffraient tous les deux à cause de leur rupture, c’était une évidence, c’était écrit sur leurs peaux, mais ils ne faisaient rien pour remédier à la situation. Ils continuaient à s’arranger avec la vie, en se disant : « L’amour ne fait pas tout. »
Plus tard, tu as compris d’où venait cette rupture. Ce couple cimenté par dix ans de cohabitation forcée dans une dictature où l’adultère, le divorce et l’avortement étaient les plus grands interdits n’a pas pu résister aux mirages des années post-liberté. Pendant que les amis de tes parents ont réussi à profiter tant bien que mal des petites magouilles leur permettant de se construire un patrimoine, ton père a perdu son travail et son orgueil l’a empêché de faire des allers-retours hebdomadaires en Turquie, comme tous ses amis, pour acheter des jeans et les revendre au marché noir. Il a donc perdu son statut de mâle dominant dans les yeux de ta mère. Comme elle n’avait plus rien à garder, elle a laissé parler ses frustrations à voix haute et lui, avec le temps, il a eu besoin de chercher un regard plus clément ailleurs.
Le sculpteur est revenu deux ou trois fois et il t’a quittée ensuite pour une ancienne maîtresse, une ballerine qui ouvrait sans doute les jambes mieux que toi. Tu ne l’aimais pas, mais ce rejet s’est collé à ta peau et, chaque fois que tu as revu ton père, tu as pensé à lui. Leurs images se superposaient désormais et tu savais que tu ne pourrais plus jamais oublier ce premier amant, il était devenu l’ombre de ton père. Rejet sur rejet, départ sur départ.
Et là tu te retrouves dans ce train en route vers ton géniteur et tu penses à tout ce monde perdu, enterré dans ta tête, ce monde qui dans deux jours restera bien derrière toi.
Les rues se ressemblent toutes dans cette ville, comme dans tout petit bourg de province. Ici les immeubles sont à une taille plus humaine, cinq à sept étages maximum, et les vieilles maisons de plain-pied avec leurs jardins potagers ont échappé aux bulldozers de Ceaușescu. Le capitalisme fait aussi moins de ravages dans l’urbanisme de la ville : moins de panneaux publicitaires, moins de bâtiments en construction sur les ruines des vieilles maisons, moins de multinationales qui détournent les financements en démarrant de gros chantiers qui ne vont jamais aboutir à autre chose qu’à augmenter des chiffres d’affaires sur rien.
Tu décides de marcher, de te fier à ton intuition, de chercher cette adresse par toi-même sans consulter un plan, sans prendre un taxi, un bus ou faire appel à des passants. Tu as le temps, aujourd’hui il n’est plus divisé en tranches horaires, il est à toi, c’est toi qui le crées, tu t’es libérée de toute contrainte. L’espace aussi t’appartient, plus besoin de suivre les panneaux de signalisation, ton corps trouvera, il reniflera les odeurs qui lui tombent dessus et il ira à sa destination finale.
Tu regardes les noms des rues et tu avances d’une manière aléatoire, comme dans un jeu, curieuse de découvrir ce qui se cache derrière les apparences. Tu la trouves belle cette ville délabrée avec ses façades grises, ornées du linge à sécher, avec ses kiosques rouillés, ses murs tagués, avec ses habitants abattus par leur précarité et ses chiens errants affamés.
Au milieu de tout ce paysage dévasté par le temps et l’histoire tu te dis : « Je viens de là. » Tu fais partie de ce corps malade. Tu te le dis sans aucune amertume. Tu te réconcilies avec l’espace, tout est là dans cet instant volé. »

Extraits
« Tu es revenue à ta vie doucement. Tout a repris son ordre préétabli, signé il y a longtemps dans la promesse et l’échec d’une éducation. Tu as repris le même chemin. Le réveil sonne à la même heure. Tu te lèves sans penser À rien. Tu te mets sous la douche et tu attends le réveil de ta peau. Ensuite tu marches, tu t’assois dans les mêmes amphis, dans les mêmes salles pour remplir ta tête des mots qui n’ont plus aucun sens. Tu retournes à ton boulot, tu guettes les passants dans la rue, tu remplis des formulaires, tu tries, tu écris, tu tues le temps, tu tues ton temps. Chaque jour. Il y a les soirs avec ou sans lui, les bouteilles de bière vides, la saleté de ses draps, les mégots qui s’accumulent dans les assiettes et les tasses de café. Parfois tu l’abandonnes pour un film. Le seul endroit où tu es bien est la salle vétuste de l’Institut français. Tu vois et revois le même film, ça te lave la tête, ça t’éloigne de toi.»

« Tu es dans le no man’s land de ta vie, entre deux frontières, tu attends qu’on te donne accès à une autre existence. Le temps te traverse librement, sans obstacle, pour la première fois, tu as le temps. Tu l’inventes comme tu le respires.
Tu écris à Seb une semaine après ton arrivée, nourrie par l’errance dans la ville, par l’absence des corps autour de toi, par ce silence profond qui t’entoure.
Depuis que tu es là, tes échanges se limitent aux contacts avec les vendeurs, avec les serveurs, avec les gardiens du foyer. Tu retournes à la condition essentielle de l’humanité. » p. 63

«Tu recrées cette image dans ta tête: les Aztèques recevant les conquistadors espagnols avec la conviction qu’ils étaient les émissaires de leurs dieux. La réponse de Cortés fut simple: il a tout simplement abusé de cette confiance. Juché sur un cheval blanc, paré d’une armure brillante, il correspondait tellement à l’image d’un dieu qu’il n’a rencontré aucun obstacle dans sa conquête. La réponse de Cortés est la réponse de l’homme de pouvoir, du mâle dominant, de celui qui écrase avec le sourire figé sur ses lèvres, de celui qui s’enivre par le jeu des dominations, de celui qui jouit en brandissant le scalp du vaincu. La réponse de Cortés est la réponse d’un continent. Elle t’appartient. Tu fais partie d’une civilisation qui s’est développée dans un court intervalle de temps grâce aux matières premières pillées à des territoires écartés de l’Histoire. Par ricochet, tu tires les avantages de cette opération. La réponse de Cortés est le premier pas vers la fracture du monde.
Tu entends pour la première fois l’expression «commerce triangulaire». Tu te demandes comment tu as pu attendre si longtemps avant de comprendre ce concept fondateur de la révolution industrielle, ce mécanisme subtil qui a engendré de nouvelles sociétés. Même si tu viens d’un peu plus loin, ton territoire a été aussi contaminé, sauf que là-bas les gens ont fermé les yeux plus longtemps.» p. 196

À propos de l’auteur
BADEA_Alexandra_©ulysse_guttmann-faureAlexandra Badea © Photo Ulysse Guttmann-Faure

Née à Bucarest en 1980, dans une Roumanie alors en pleine dictature sous Ceausescu, Alexandra Badea est autrice, metteure en scène, scénographe et réalisatrice de films et de courts-métrages. Après une formation à l’École Nationale Supérieure d’Art dramatique et cinématographique de Bucarest, elle se consacre à l’écriture. Depuis 2003, elle vit à Paris. Ses œuvres dramatiques, − Mode d’emploi, Contrôle d’identité, Burnout (2009), Je te regarde, Europe Connexion (2015), ou encore À la trace et Celle qui regarde le monde (2018), ainsi que son premier roman, Zone d’amour prioritaire (2014), ont été publiés chez L’Arche. Elle remporte en 2013 le Grand Prix de la Littérature Dramatique pour sa pièce Pulvérisés créée au TNS et au CDN d’Aubervilliers par Jacques Nichet et Aurélia Guillet et mise en voix sur France Culture par Alexandre Plank. Son texte Points de non-retour [Thiaroye] (2018), qui revient sur le massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye en 1944, premier volet d’une trilogie, a séduit l’écrivain, metteur en scène et comédien Wadji Mouawad, directeur du Théâtre national de la Colline, qui lui a demandé de la mettre en scène dans son établissement. La pièce y est créée en septembre 2018. Dans le second volet de sa trilogie, Points de non-retour [Quais de Seine], Alexandra Badea évoque la guerre d’Algérie. La pièce sera créée lors de la 73ème édition du Festival d’Avignon, dans la mise en scène de l’autrice, avec les comédiennes Amine Adjina, Madalina Constantin, Sophie Verbeeck et l’acteur Kader Lassina Touré. En 2021 paraît son second roman, Tu marches au Bord du monde (Source: Les Imposteurs)

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La petite famille

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En deux mots:
Camille la Française épouse Ron le Néerlandais et s’installe à Amsterdam où elle donne naissance à un petit garçon. Entre baby-blues et usure du couple, leurs relation va commencer à se dégrader.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

La petite famille… part à la dérive

Dans un roman subtil et tout en nuances, Sophie Avon raconte l’histoire d’un couple franco-néerlandais qui va, après la naissance de leur fils, oublier l’insouciance des débuts pour plonger vers le drame.

Camille a beau avoir l’air méditerranéen, elle est originaire du sud-ouest de la France. Quand elle croise Ron, elle a presqu’instanténement envie de le séduire, ce beau Neerlandais pas compliqué. C’est le début d’une histoire d’amour…
Sophie Avon choisit de commence rson nouveau roman trois ans après cette rencontre, car les choses sont allées très vite. Camille et Ron se sont mariés, ont emménagé à Amsterdam. Puis Camille est tombée enceinte et le couple est devenu La petite famille. L’occasion d’un premier constat, doux-amer: « Il y a trois ans, elle est tombée amoureuse de Ron et n’a eu de cesse de le conquérir. Elle n’a pas eu de mal à le séduire, les choses se sont compliquées après. Elle voulait tout: l’amour, le mariage, une famille. Ron commençait à peine ses études de droit, il n’avait qu’une chose en tête: coucher avec cette jolie Française et fuir. C’est elle qui a gagné. »
La liste des petits compromis que l’on accepte de faire par amour serait trop longue à énumérer, tout comme celle des petits arrangements avec la réalité dont on préfère ne voir que le beau côté. Mais petit à petit, la belle insouciance s’enfuit. Les caractères s’affirment et les contradictions deviennent de plus en plus évidentes. Quand Sacha naît, la belle histoire – celle à laquelle on veut encore croire – commence pourtant à vaciller. Au baby-blues vient s’ajouter l’angoisse d’un lendemain incertain.
« Quand Ron part à la fac, le matin, tandis que sur le rocking-chair, elle tient Sacha qui cramponne des deux mains son biberon sans quitter sa mère du regard, elle a envie de pleurer. La porte se referme sur un silence qui tout à coup la vrille. Elle est paniquée à l’idée de rester seule avec son fils. Elle l’aime, c’est certain, mais c’était plus facile quand il était dans son ventre. À présent qu’il est au-dehors, elle se sent dépouillée. » Et seule. Ses parents seraient prêts à l’accueillir, mais le sud-ouest est loin. Aussi quand Nina, une amie d’enfance vient lui rendre visite, elle lui propose de rester, de s’installer avec eux. Du coup, elle retrouve le moral, d’autant que Nina la seconde bien, s’occupant avec dévouement de Sacha.
Sophie Avon réussit fort bien, à coup de petites annotations, à mettre le doigt sur ce qui perturbe la vie de ce couple. Avec un sens précis de l’observation, en relevant ici un petit détail et là une attitude, elle nous fait entrer dans la psychologie des personnages. On «voit» petit à petit la machine se gripper. Après avoir apaisé les conflits dans un premier temps, Nina se révèle comme un facteur supplémentaire de zizanie que même son départ ne va pas arranger.
La tension continue à monter. Et si l’on se prend à rêver d’une fin heureuse, on se doute bien qu’il s’agit d’un vœu pieux tant la spirale dépressive est forte. Je vous laisse découvir l’épilogue – glaçant – de ce roman qui confirme, après Le Vent se lève, tout le talent de la romancière bordelaise.

La petite famille
Sophie Avon
Éditions du Mercure de France
Roman
176 p., 14,80 €
EAN : 9782715246782
Paru le 4 janvier 2018

Où?
Le roman se déroule principalement aux Pays-Bas, à Amsterdam. Un voyage dans le sud-ouest y est aussi évoqué.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Il y a trois ans, Camille est tombée amoureuse de Ron et n’a eu de cesse de le conquérir. Elle n’a pas eu de mal à le séduire, les choses se sont compliquées après. Elle voulait tout : l’amour, le mariage, une famille. Ron commençait à peine ses études de droit, il n’avait qu’une chose en tête : coucher avec cette jolie Française et fuir. C’est elle qui a gagné. »
Depuis la naissance du petit Sacha, les relations entre Camille et Ron se sont dégradées. Lorsque Camille renoue avec Nina, une amie d’enfance qu’elle n’a pas vue depuis sept ans et qui vient leur rendre visite à Amsterdam, les deux jeunes femmes retrouvent leur complicité d’antan. Nina s’installe plus longtemps que prévu: peu à peu, elle remet de l’ordre dans  l’appartement négligé, s’occupe de l’enfant, apaise les relations du couple. Les trois adultes et l’enfant forment désormais une petite famille dont l’équilibre est miraculeux, à la fois idéal et transgressif…

Les critiques
Babelio
Blog Domi C Lire (Dominique Sudre)
Culture-Tops (Anne Vassal)
Blog Les mots de la fin
Blog L’ivresse littéraire
Blog Le coin lecture de Nath 


Sophie Avon présente La petite famille. © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Ils ont tout de suite aimé l’appartement au-dessus de la boulangerie, dans cette rue calme d’Amsterdam, à deux pas du parc. Vieillot mais spacieux pour le prix. Ron voulait être sûr de pouvoir y installer son piano qui prend de la place même s’il est droit. Il voulait aussi que l’enfant ait sa chambre et que la pièce à vivre soit assez grande pour accueillir les copains. Ils en ont beaucoup et il n’a pas l’intention de renoncer à sa vie de bohème sous prétexte qu’ils vont avoir un bébé.
Camille non plus d’ailleurs, quoiqu’elle soit moins inquiète que lui à l’idée de laisser en arrière certaines choses. Elle est moins inquiète en général. Elle n’hésite jamais sur les choix qu’elle fait et les assume sans regretter d’avoir pris une route plutôt qu’une autre. Cette tranquille assurance lui permet d’avoir des projets auxquels d’autres renonceraient, qu’ils n’entreprendraient même pas.
Il y a trois ans, elle est tombée amoureuse de Ron et n’a eu de cesse de le conquérir. Elle n’a pas eu de mal à le séduire, les choses se sont compliquées après. Elle voulait tout: l’amour, le mariage, une famille. Ron commençait à peine ses études de droit, il n’avait qu’une chose en tête: coucher avec cette jolie Française et fuir. C’est elle qui a gagné.
Devant ses amis, il admet en riant qu’il s’est laissé ligoter comme un bleu. Il ajoute qu’il en faut bien, des comme lui. Des jeunes hommes responsables que la paternité n’effraie pas. Comme la plupart des Néerlandais et bien qu’il soit en fait anglo-néerlandais il est très grand. Un nez busqué donne à son visage une virilité qu’il n’aurait pas sinon, tant ses traits sont doux sous les cheveux châtains. Il a les yeux clairs et ses joues sont encore pleines.
Camille, elle, paraît plus âgée bien qu’elle ait strictement son âge. Ils sont nés le même mois de la même année. Elle a un type méditerranéen, mais vient de l’Atlantique, du sud-ouest de la France. Elle est brune, avec des cheveux drus, des pommettes hautes et un corps élastique qu’elle soumet à de multiples figures. Sa souplesse faisait l’admiration de tous quand elle était plus jeune. Elle parvient encore à placer ses jambes derrière sa tête ou à renverser son dos en arrière pour faire le pont. Ne parlons pas du grand écart. À cette flexibilité naturelle s’ajoute une taille fine, d’autant plus remarquable que ses hanches sont larges, ses cuisses étonnamment robustes pour une carrure si frêle et des épaules presque maigres. Ron a désiré éperdument sa silhouette de contrebasse dont il a senti qu’il pouvait la tordre dans tous les sens. Un fantasme de domination qui s’est retourné contre lui.
Depuis qu’ils attendent cet enfant, Camille ne veut plus faire l’amour et Ron ne maîtrise plus rien. Il n’a pas tant le sentiment d’avoir été piégé que d’être au-delà de ses possibilités. Mais il ne peut plus renoncer. Il est trop tard.
Camille, elle, est dans un état d’apaisemcnt presque végétatif. Avec de brusques excitations qui accélèrent le rythme de son cœur tant elle se sent submergée de bonheur.»

Extrait
« Voilà, Nina est partie. L’enfant la cherche pendant quelques jours, puis il l’oublie. Il erre dans la maison, échappé de son petit parc où, neuf fois sur dix, Camille omet de l’enfermer. Le mois de juin est brûlant, il déambule à moitié nu, transpirant à grosses gouttes, ouvrant les placards quand il a faim, tétant son biberon d’eau qui roule entre ses jouets. Dès qu’il voit son père, il s’élance en criant : « Po-me-nade! »

À propos de l’auteur
Sophie Avon est critique de cinéma au journal Sud-Ouest ainsi qu’à l’émission «Le masque et la plume». Elle est l’auteur de plusieurs romans, notamment Les Amoureux, Dire adieu et Le vent se lève. (Source : Éditions du mercure de France)

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Domina

HILTON_Domina

En deux mots:
Après Maestra, voici la suite des aventures de l’intrépide Judith, rebaptisée Elisabeth Teerlinc, galeriste à Venise, pourchassé par une bande de traficants qui entendent retrouver un tableau attribué au caravage. Un thriller agréable à lire, mêlant sexe et aventures, voyage et histoire de l’art.

Ma note
★★★ (beaucoup aimé)

Domina
L. S. Hilton
Robert Laffont, collection La bête noire
Thriller
Traduit par Laure Manceau
384 p., 18,90 €
ISBN: 9782221191188
Paru en mai 2017

Où?
Le roman se déroule à Venise, Paris, Rome, Londres, Combe Farleigh, Bath, Lille, Belgrade, Saint-Moritz, Pontresina, Munich, Utrecht, Barcelone, Gênes, Ibiza, Milan, Amsterdam.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout ce que vous croyez savoir sur Maestra… est faux.
Judith Rashleigh mène une vie de luxe à Venise. Jusqu’au jour ou son passé remonte à la surface et menace de tout faire s’écrouler. Quelqu’un connaît ses crimes et tente de la faire chanter. Pour acheter son silence, elle doit retrouver une œuvre d’art mythique. Mais elle n’est pas la seule sur le coup… Cette fois-ci, Judith n’a plus aucun contrôle. Surpassée et manipulée, démunie et vulnérable, elle va devoir affronter le plus redoutable des ennemis. Et si elle ne gagne pas cette bataille, elle n’en sortira pas vivante.
Traduit dans 40 pays et déjà en cours d’adaptation par la productrice de Millénium et la scénariste de La Fille du train, Domina est le deuxième volet d’une trilogie noire et érotique.

Ce que j’en pense
Si l’effet de surprise de Maestra, ce thriller érotique qui avait bénéficié l’an passé d’un lancement mondial avec une belle opération marketing à la clef, n’est plus là et que le scénario de ce second tome est peu ou prou construit sur les mêmes situations que le premier, ce thriller n’est reste pas moins agréable à lire. Les tribulations de la spécialiste des beaux-arts, aussi sexy que dangereuse, vous offrirons quelques moment de détente et une récréation bienvenue, surtout si vous êtes en vacances. Les quelques scènes pimentées qui parsèment le livre devant suffire à ne pas vous endormir au soleil.
Dans Domina, on retrouve la belle et sulfureuse Judith Rashleigh sous sa nouvelle identité, celle d’une galeriste vénitienne nommée Elisabeth Teerlinc. Dans la cité des Doges, elle essaie d’oublier la mort du marchand d’art qui lui avait permis de mettre le pied à l’étrier et avait fini tragiquement dans le Tibre. Mais, bien qu’elle se soit évertuée à effacer toutes les traces de ses forfaits, son passé va finir par la rattraper. Une bande internationale de truands est en effet à ses trousses ou plutôt aux trousses du tableau qu’elle avait subtilisé après avoir commis son forfait. « Si je ne me débrouillais pas pour mettre de l’ordre dans tout ça, je pouvais dire adieu à la belle vie d’Elisabeth Teerlinc. »
Finies les fêtes à Ibiza, le luxe et les excès en tout genre, au moins temporairement. Elisabeth doit se mettre à l’abri, tout en essayant de comprendre qui tire les ficelles.
À la manière d’un James Bond, L.S. Hilton choisit de nous faire voyager dans différents endroits, histoire de nous dépayser. On va donc suivre son héroïne à travers toute l’Europe dans une quête très risquée, puisque quelques cadavres vont semer sa route. Accompagnée par un jeune éphèbe et cette fameuse toile attribuée au Caravage, elle devra faire preuve de sang-froid et de finesse pour s’en sortir. Sans oublier la dose d’intelligence et d’érudition dont on sait qu’elle n’est pas dépourvue.
C’est du reste l’un des aspects intéressants de cette trilogie: cette érudition (rappelons que l’auteur a étudié dans de prestigieuses écoles avant d’être critique d’art) nous permet de découvrir des pans intéressants de l’histoire de l’art. Alors, si ce roman ne va pas révolutionner le genre noir et rose avec ses tueurs et ses scènes de sexe, il n’en est pas pour autant dépourvu d’intérêt. La suite et fin de l’histoire est programmée pour l’année prochaine.

Autres critiques
Babelio
Terrafemina (Anaïs Orieul)

Les premières pages

Extrait
« J’étais riche, j’étais indépendante, j’étais libre, et j’étais ici. De mon plein gré, en tant que professionnelle. N’étais-je pas la preuve vivante que si on croit en soi et qu’on suit son rêve on peut arriver à tout ? Bon, mieux valait ne pas s’attarder sur les preuves qui avaient passé l’arme à gauche. Tout ce qui comptait, c’était le pouvoir de l’instant présent, et le mien. Le passé était inutile, Proust et l’infusion de tilleul de sa tante pouvaient aller se faire foutre. Dans la salle de bains, j’ai fait couler de l’eau froide sur mes poignets, avant de prendre une douche et de changer de vêtements, de nettoyer mon visage et d’attacher mes cheveux en un chignon strict. J’avais déjà parcouru tout ce chemin, et il allait falloir plus que le souvenir d’un parfum pour me déstabiliser. Il était temps de se mettre au travail.»

À propos de l’auteur
L.S. Hilton a grandi en Angleterre et a vécu à Key West, New York, Paris et Milan. Après avoir obtenu son diplôme à Oxford, elle a étudié l’histoire de l’art à Paris et à Florence. Elle a été journaliste, critique d’art et présentatrice avant de se consacrer à l’écriture. Elle vit actuellement à Londres. (Source : Éditions Robert Laffont)

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L’été en poche (24)

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Miniaturiste

En 2 mots
Jessie Burton a réussi un très joli coup en transformant son récit historique en une sorte de thriller métaphysique qui nous permet littéralement de ressentir l’atmosphère oppressante qui régnait alors en Hollande à la fin du XVIIe siècle.

Ma note
etoileetoileetoileetoile (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes

L’avis de… Delphine Peras (L’Express)
« Jessie Burton peaufine des personnages complexes, torturés, denses. Son écriture ciselée s’autorise toutes les audaces. Sensible, sensuel, sensationnel, Miniaturiste relève du grand art romanesque. »

Vidéo


Jessie Burton (l’auteur), Marie-Pierre Gracedieu (l’éditrice française) et Marga de Boer (l’éditrice néerlandaise) vous présentent «Miniaturiste» © Production librairie Mollat

Miniaturiste

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Miniaturiste
Jessie Burton
Gallimard
Roman traduit de l’anglais par Dominique Letellier
512 p., prix €
ISBN: 9782070144228
Paru en avril 2015

Où?
L’action se situe principalement aux Pays-Bas, à Amsterdam et Assendelft, avec des évocations des possessions néerlandaises telles que Batavia (aujourd’hui Djakarta).

Quand?
Le roman commence à la mi-octobre 1686 pour s’achever en janvier 1687.

Ce qu’en dit l’éditeur
Nella Oortman n’a que dix-huit ans ce jour d’automne 1686 où elle quitte son petit village pour rejoindre à Amsterdam son mari, Johannes Brandt. Homme d’âge mûr, il est l’un des marchands les plus en vue de la ville. Il vit dans une opulente demeure au bord du canal, entouré de ses serviteurs et de sa sœur, Marin, une femme restée célibataire qui accueille Nella avec une extrême froideur. En guise de cadeau de mariage, Johannes offre à son épouse une maison de poupée, représentant leur propre intérieur, que la jeune fille entreprend d’animer grâce aux talents d’un miniaturiste. Les fascinantes créations de l’artisan permettent à Nella de lever peu à peu le voile sur les mystères de la maison des Brandt, faisant tomber les masques de ceux qui l’habitent et mettant au jour de dangereux secrets.
S’inspirant d’une maison de poupée d’époque exposée au Rijksmuseum d’Amsterdam, Jessie Burton livre ici un premier roman qui restitue avec précision l’ambiance de la ville à la fin du XVIIe siècle. Au sein de ce monde hostile, où le pouvoir des guildes le dispute à l’intransigeance religieuse et à la rigueur morale, la jeune Nella apparaît comme une figure féminine résolument moderne. Œuvre richement documentée et conte fantastique, Miniaturiste est un récit haletant et puissant sur la force du destin et la capacité de chacun à déterminer sa propre existence.

Ce que j’en pense
****

On ne peut qu’être admiratif face à ce roman riche, très documenté et parfaitement construit. L’auteur nous entraîne en Hollande à la fin du XVIIe siècle, à un moment où la prospérité économique se fait au détriment des libertés, où personne ne peut échapper à une chape de plomb rigoriste. Nella, jeune campagnarde d’Assendelft, n’a guère d’autre perspective que le mariage pour quitter sa condition.
«Il faut que tu épouses un homme qui sait garder un florin dans sa bourse, lui avait dit sa mère en prenant sa plume.
– Mais je n’ai rien à donner en retour !
– Voyons, regarde-toi un peu ! Qu’est-ce que les femmes ont d’autre ?»
Johannes, un marchand d’Amsterdam, a jeté son dévolu sur elle. Comme il n’est pas vilain, l’union est vite consentie et le jeune fille prend le chemin de la demeure de son époux.
Si son mari n’est pas là pour l’accueillir dans la demeure située au bord d’un canal d’Amsterdam, sa sœur ainsi que le personnel de maison vont se charger de lui inculquer les règles de vie qui ont cours ici. A l’image de Marin, sa belle-sœur, qui
«a un appétit de souris et dépense comme une nonne», elle va vite comprendre que le travail est quasiment la seule activité tolérée. Il rend vertueux et «évite à tout bon Hollandais de sombrer dans ce luxe négligé si répréhensible».
Aussi quand Johannes offre, en guise de cadeau de noces, une maison de poupée, reproduction en miniature de la maison, Nella trouve là une distraction bienvenue. Car quand Johannes séjourne à Amsterdam, il fait chambre à part et délaisse son épouse. Cependant, à l’image des petites pièces que lui livre la miniaturiste pour agrémenter son jouet, Nella va petit à petit découvrir quels secrets se cachent ici. Que derrière les apparences de pureté et de rigueur chacun a des choses à cacher et que sa liberté est toute relative, car dans cette maison, il y a toujours quelqu’un qui regarde, qui écoute.
Au fil du récit le lecteur va découvrir ce qui se trame et, à l’image de Nella, rechercher avidement quels mystères se cachent derrière les brumes qui s’élèvent des canaux.
Jessie Burton a réussi un très joli coup en transformant son récit historique en une sorte de thriller métaphysique qui nous permet littéralement de ressentir l’atmosphère oppressante de cette époque, parfaitement résumée par un homme aussi lucide que désespéré : «Ce n’est pas Jack Philips qui m’a trahi, Nella, dit Johannes d’une voix plus dure que jamais. C’est cette ville. Ce sont les années que nous avons tous passés dans une cage invisible, dont les barreaux sont faits d’une hypocrisie meurtrière.»
Miniaturiste est sans aucun doute l’une des belles découvertes de cette année.

Autres critiques
Babelio
L’Express
Blog A sauts et à gambades, promenades littéraires

Extrait
(début du roman)
« Ces funérailles devaient être discrètes, car la personne décédée n’avait pas d’amis, mais on est à Amsterdam, où les mots s’écoulent comme l’eau, inondent les oreilles, nourrissent la pourriture, et le coin est de l’église est bondé. Elle regarde la scène se dérouler, en sécurité depuis une stalle du chœur, tandis que les membres des guildes et leurs épouses encerclent la tombe béante comme des fourmis attirées par le miel. Ils sont bientôt rejoints par des employés de la VOC et des capitaines de navires, des régentes, des pâtissiers — et par lui, toujours coiffé de son chapeau à large bord. Elle tente d’avoir pitié de lui. La pitié, contrairement
à la haine, peut être enfermée et mise de côté. Le plafond peint de l’église—rare élément que les réformistes n’ont pas éliminé—les surplombe. Il a une forme de coque de bateau renversée, miroir de l’âme de la ville. Sur le bois ancien figurent le Christ Juge avec l’épée et le lys, un navire doré qui fend les vagues, la Vierge sur un croissant de lune. Elle relève la vieille miséricorde à côté d’elle et ses doigts effleurent le proverbe sculpté dans le bois. C’est un bas-relief représentant un homme qui chie un sac de pièces une grimace de douleur gravée sur son visage. Qu’est-ce qui a changé ? se demande-t‑elle.
Et pourtant. Les morts font eux aussi partie de l’assistance : les dalles de pierre au sol dissimulent des corps sur des corps, des os sur de la poussière, empilés sous les pieds des personnes endeuillées. Là-dessous, il y a des mâchoires de femmes, des pelvis de commerçants, les côtes enserrant le torse vide d’un notable autrefois gras. Il y a des corps d’enfants, au fond, certains pas plus grands qu’une miche de pain. Elle ne peut en vouloir aux fidèles d’éviter de regarder ces concentrés de tristesse. Ils se hâtent de dépasser les plus petites pierres tombales… » (p. 15-16)

A propos de l’auteur
Jessie Burton est née à Londres en 1982. Après des études à l’université d’Oxford, elle devient comédienne pour le théâtre et la télévision. Miniaturiste est un best seller en Angleterre et a obtenu de nombreux prix. Il a été traduit dans de nombreux pays. (Source : Babelio)

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