Requiem pour la classe moyenne

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RL_2023

En deux mots
Étienne rentre de vacances en famille en Bretagne lorsque la radio annonce la mort de Jean-Jacques Goldman. Une nouvelle qui va le déstabiliser et sa vie va alors basculer dans le doute et l’indécision. Sa femme, son fils et sa fille vont se comporter bizarrement, ses repères vont tous vaciller.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un décès déstabilisant

Dans cette comédie dramatique Aurélien Delsaux imagine un père de famille touché par l’annonce du décès de Jean-Jacques Goldmann. À compter de ce moment, il va regarder son épouse, son fils et sa fille avec un œil différent et se perdre en conjectures.

C’est sur la route du retour des vacances, de Bretagne à Lyon, que le narrateur apprend la mort de Jean-Jacques Goldman. Mais il garde cette information perturbante pour lui. «Ce ne fut qu’une fois Félix et Laetitia couchés, les valises défaites, que je dis à Blanche que Jean-Jacques Goldman était mort, et que ça me faisait bizarre. Sa disparition marquait la fin d’une histoire – une histoire liée à mon enfance, à mon milieu d’origine, village et famille, à tous les miens.»
Ce qui le trouble tout d’abord, c’est qu’il a l’impression qu’autour de lui la nouvelle n’émeut pas plus que ça. Chacun continue à vaquer à ses occupations. Ses enfants continuent à ne pas faire honneur au petit-déjeuner et Blanche ne lui adresse qu’une petite phrase de réconfort.
Dans son entreprise aussi, la routine – après le compte-rendu des vacances de chacun – a repris ses droits.
À compter de ce moment, il y a deux lectures possibles de la suite des opérations. Je vous laisse choisir la vôtre.
La première est à charge. Étienne perd le sens des réalités et ne comprend plus sa famille. Pourquoi Blanche décide-t-elle d’acheter un rottweiler pour la protéger et quitte quelques jours le domicile pour s’acclimater à son chien? Pourquoi son fils cache-t-il une bible dans sa chambre? Pourquoi sa fille, devenue femme, choisit-elle un amant qui a quasiment son âge? Autant d’interrogations qui vont le perturber au point de chercher refuge dans la fuite – il cherche un refuge dans les bois – ou dans l’alcool.
La seconde version est à décharge. On peut considérer que la mort de son idole a enclenché un processus d’hypersensibilisation et que le schéma d’une famille heureuse et équilibrée qu’il croyait bien ancré lui apparaît désormais dans sa vraie dimension. Il se rend subitement compte que quelque chose ne tourne pas rond chez son épouse qui a des crises d’angoisse et se sent suivie, que son fils est en pleine crise mystique et que sa fille cherche un père de substitution.
Aurélien Delsaux a joliment construit son roman autour d’ellipses. Il n’affirme rien et laisse au lecteur le soin de conclure. Où est le raisonnable? Où se cache la névrose? Et faire semblant d’être heureux, n’est-ce pas le début du bonheur? Et dans ce cas, l’inverse serait tout aussi vrai!

Post Rencontre VLEEL Auteur - 2

Signalons la rencontre en ligne avec Aurélien Delsaux organisée par VLEEL le dimanche 22 janvier à 19 h. Gratuite et ouverte à tous. Inscription via ce lien.

Requiem pour la classe moyenne
Aurélien Delsaux
Éditions Noir sur Blanc / Notabilia
Roman
224p., 20 €.
EAN 9782882508058
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en Bretagne, face à la baie d’Audierne, le long de l’A89, en passant par Clermont-Ferrand jusqu’aux monts du Lyonnais et Lyon.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Etienne rentre de vacances avec sa famille parfaite et son apparent bien-être. Sa vie est confortable, routinière. Il mène une vie normale, c’est l’essentiel.
Quand soudain, on annonce à la radio la mort de Jean-Jacques Goldman.
Avec cet adieu au totem et au ciment des classes moyennes, Aurélien Delsaux tire à vue sur notre époque, et il la touche en plein cœur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Damien Aubel)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« Les vacances étaient terminées, jusque-là tout s’était bien passé. Je me souviens des chiffres d’alors, je voudrais les saluer : il allait bientôt être dix-huit heures, Blanche, ma femme chérie, somnolait à mon côté, nos deux enfants dormaient à l’arrière, je roulais sur la flambant neuve A89, j’avais quarante-cinq ans, j’avais enregistré sur le régulateur la vitesse maximale autorisée, le tableau de bord annonçait quarante et un degrés à l’extérieur.
Ce que les chiffres mesuraient, le temps et la vitesse, la température ou le prix, j’étais depuis longtemps persuadé de ne pas savoir l’évaluer, de n’être plus capable de le ressentir vraiment. Les chiffres fixaient tout et tenaient tout en respect, ils épinglaient calmement en moi des papillons morts. Ils rendaient la vie saisissable, ils étaient les sigles de mon bonheur.
Je ne vis pas le gris de cendre du gazon sur les aires, ni les branches nues comme en hiver des arbres secs, presque brûlés, je n’entendis aucun appel au secours. Je veillais sur la sécurité et le bonheur des miens, les ramenant au foyer dans notre confortable familiale, en qui j’avais toute confiance.
Les objets ne m’avaient jamais trahi. Chacun me faisait croire avec élégance, presque affection, que je méritais ses bons offices. La clim était automatiquement réglée, la ventilation était douce, les vitres teintées nous protégeaient de la lumière et des regards, la puissance du moteur était peu bruyante, je doublais les camping-cars hollandais tranquillement. Si je restais concentré sur ma route, il ne nous arriverait rien.
Nous avions hésité à partir la veille, nous craignions une circulation compliquée. C’était un dimanche classé orange. Mais nous n’allions pas renoncer à un jour de vacances, nous profiterions de notre bon temps jusqu’au bout. Par chance, il n’y avait pas eu un seul bouchon. J’avais refait le plein à hauteur de Clermont-Ferrand, j’avais acheté aux enfants un paquet de fraises Tagada. À leur réveil, ils en déchireraient le plastique en éclatant de rire. J’avais aimablement souri à la caissière harassée par ce long, ce si long dernier dimanche et dernier jour du mois d’août.
Tout ce qu’il avait fallu faire, je croyais l’avoir fait.
*
Mentalement, j’aurais dû effectuer plus d’efforts pour rester vigilant. Je me parlais, je ne reconnaissais pas tout à fait ma voix, ce n’étaient pas tout à fait mes paroles. Je me repassais le film de notre séjour en Bretagne, dans la grande villa de mes beaux-parents, face à la baie d’Audierne. Mon beau-père m’y avait conté l’oracle de la situation économique mondiale, il interprétait force données, il en ouvrait froidement les entrailles. Dans ces viscères ternes, il lisait un avenir stable et bon, il lisait le clair et ferme avenir.
Tout tiendra ! l’entendis-je encore jubiler.
Et je me répétai cette prédiction, sans réfréner un sourire que je n’adressai qu’à moi, tendant le cou pour que le rétroviseur me le rendît. En petites vagues, de bons souvenirs clapotaient dans ma tête. J’étais de nouveau dans cette crique charmante que nous avions gagnée en bateau, que nous eûmes pour nous seuls. Les enfants s’amusaient à m’enfouir en son sable et à m’entourer de murailles. Puis je revis la destruction de leur château, le grand trou que mon corps relevé laissa, les vagues abolissant tout. L’océan s’évapora. Les Monts du Lyonnais avaient paru au loin.
Tout tiendra, tout tiendra, marmonnais-je à présent comme un mantra. Nous passions sous un de ces grands panneaux bleu roi, aussi verticaux que des lames de guillotine. Il indiquait des directions qui n’étaient pas la nôtre, bifurquant avant elle, STRASBOURG DIJON SAINT-ÉTIENNE, ou, MARSEILLE MILAN, la dépassant. Tout tiendra, tout tiendra, allai-je jusqu’à comiquement chantonner.
Filant sur une portion d’autoroute parfaitement droite, je jetai un œil distrait aux différents symboles allumés sur le tableau de bord. Tous confirmaient le pilotage quasi automatique de mon véhicule.
*
Le soleil ne faiblissait pas. Je savourais un mélange de sérénité et de confiance, dont l’habitacle était plein, et que j’aurais pu essayer de nommer. Depuis la fin de l’adolescence, et jusqu’à ce soir-là, je ne m’étais pas beaucoup attardé sur mes sentiments, je n’avais que rarement ressenti le besoin de leur donner un nom. Je me sentais proche de ces gens qui appellent leur chien Le chien ou leur chat Le chat, et à qui très souvent on reproche cette négligence. De mes émotions je ne faisais pas une affaire personnelle. Je n’étais pas une pierre, je n’aspirais pas à devenir de marbre, des sentiments m’habitaient bel et bien. C’étaient ceux d’un homme normal, dans une vie normale. J’étais triste ou heureux comme tous les gens de ma catégorie pouvaient l’être, ni plus ni moins.
Il n’y avait rien à en dire, rien à dire du tout.
La route était toujours droite et sèche, la voiture semblait voler magiquement à un centimètre de sa surface. Je me redressai sur mon siège. Je humai l’odeur de neuf autour. Le mot assurance émergea. Il aurait parfaitement convenu pour me caractériser.
À 20 ans, j’aurais eu bien des raisons personnelles de protester contre l’ordre des choses. À présent, je n’en voyais plus de très sérieuses, je n’en voyais plus aucune de valable. Globalement, les lois invisibles qui régissaient le cosmos, les lois tortueuses que l’humanité s’imposait, tout ça m’allait très bien. Mes besoins étaient comblés et mes désirs, modestes, satisfaits.
Pour ne pas m’endormir, je doublai une Kangoo verte qui se traînait trop sur la voie centrale. Voici ma vie – une avancée rapide, contournant en toute sécurité, dans le respect des règles, le moindre obstacle. Je n’avais qu’à continuer à bonne allure ma trajectoire, je n’avais qu’à suivre les indications.

Après dix heures de route, nous arrivions enfin aux abords de Lyon. Je connaissais parfaitement notre fin de parcours. Je laissai néanmoins le GPS me guider encore, j’augmentai légèrement le volume de la radio, la fatigue commençait à se faire sentir davantage. J’avais de désagréables picotements dans la nuque, de violentes envies de bâiller. Ma fille et mon fils, écouteurs sur les oreilles, regardaient chacun leur film sur leur tablette. Blanche, la tête penchée vers sa vitre, gardait en son reflet les yeux fermés.
Le dernier péage franchi, nous entrâmes dans le tunnel, le profond et long tunnel qui passe sous les fleuves. Nous arriverions bientôt rue Saint-Jacques, nous étions presque arrivés – plus que 7 minutes, indiquait la machine. Je n’en comprenais plus l’itinéraire. Les lumières orange, le grésillement de la radio qui ne capte plus, je me les rappelle. Je pensais peut-être à quelque chose de précis en cet instant, quelque chose du proche et calme avenir : aux valises à défaire, à la rentrée des enfants – ou à un nouveau voyage. Je ne m’en souviens plus.
Je ne vis pas l’écran émettre de flash ni devenir noir, je ne vis pas le tunnel s’éteindre ni s’écrouler, nous n’avons pas plongé dans je ne sais quel gouffre. Je ne me souviens de rien sinon du bleu – de cette moitié de disque bleu, de l’air libre qui nous appelle, de ce morceau de ciel comme une île en vue. De ce bleu là-bas au loin, tout au bout, ce bleu tendre du soir, vers quoi nous allions et de quoi, sans cesse, sans cesse, nous nous rapprochions.
C’est en sortant du tunnel que j’entendis la présentatrice interrompre le programme pour m’annoncer à voix basse la mort de Jean-Jacques Goldman.
La nouvelle tomba en moi, avec ce son mou du galet jeté dans la mare. Dans le silence de la vase, une fois leur obscure retraite atteinte, y remuent des bêtes étranges.
J’éclatai en sanglots, mais doucement, le plus doucement possible, pour ne déranger personne, pour ne pas dévier de ma trajectoire. Je coupai la radio et mon portable.
Le trafic s’était soudain densifié. Tous les phares et tous les lampadaires s’étaient allumés. La nuit et la ville nous avaient avalés.
*
Rue Saint-Jacques on décongela tout de suite une quiche Tradition. Une odeur de gras sortit du micro-ondes, on mangea très vite. Je mâchai ma part tiède en y cherchant une consolation. Nous étions arrivés, nous avions encore réussi. Les vacances étaient finies, mais nous étions de retour chez nous, sains et saufs. Personne n’avait forcé la porte de notre appartement, un rapide tour de nos 184 m2 me donna l’impression que tout était intact, que rien n’avait changé.
Dans un cauchemar qui m’avait autrefois obsédé, je nous voyais rentrer de vacances pour découvrir au sous-sol qu’on avait défoncé la porte de notre garage. Aucun de nos vélos n’y avait été dérobé, on s’était contenté de casser ce grand et vertical rectangle blanc et lisse, on l’avait défoncé, tordu et sali, pour le seul plaisir de nous nuire. Qui avait fait ça, quel était son visage, qu’est-ce que c’était, avait-ce un visage – mon rêve ne le révélait pas.
J’avais, depuis, investi dans un système de sécurité. Ce mauvais songe s’était fait de plus en plus rare. Mais contre les cauchemars on ne vend pas de système de sécurité infaillible.
Ce ne fut qu’une fois Félix et Laetitia couchés, les valises défaites, que je dis à Blanche que Jean-Jacques Goldman était mort, et que ça me faisait bizarre. Sa disparition marquait la fin d’une histoire – une histoire liée à mon enfance, à mon milieu d’origine, village et famille, à tous les miens.
Je ressentais autre chose que de la tristesse, quelque chose de plus fort, comme on dit d’un alcool.
Elle ne me demanda pas de quoi il était mort, d’ailleurs je n’en savais rien, qu’est-ce que ça changerait. Elle fit juste C’est vrai, à moitié comme une question, à moitié comme si elle le savait déjà, comme si elle l’avait toujours su. Elle n’était pas douée pour la consolation, mais qui l’est. Elle posa négligemment une paume sur ma joue, par automatisme, ou par condescendance. Sa paume était douce, ma joue rêche, elle retira très rapidement sa main.
Je haïssais tous ses gestes. Je ne disais rien.
Je m’isolai dans ma pièce – moitié bureau, moitié débarras, je ne lui avais pas assigné de fonction exacte. J’y regardai mon vieux poster. On l’y voyait avec encore beaucoup de cheveux, il jouait sur une guitare électrique bleu et blanc, son profil laissait voir son nez juif, une immense fumée rouge montait derrière lui. J’avais tellement aimé ses chansons, autrefois.
Les autres écoutaient les hits internationaux, mélopées anglaises et rap d’outre-Atlantique : paroles que je ne comprenais pas, rythmes qui ne me correspondaient pas, mélodies qui n’étaient pas les miennes. Les chansons de Goldman, je les avais si souvent passées et repassées dans ma chambre et dans ma tête. J’avais tant aimé quand la radio en diffusait une, les matins ou soirs dans le car du collège, les samedis après-midi à l’Intermarché de Bournay, et aux mariages de mes grands cousins, et à quelques enterrements. J’en savais sûrement encore tous les textes et tous les airs par cœur. Il y avait pourtant longtemps que je ne les chantais plus.
Je ne décrochai pas le poster, ce ne fut pas à ce moment-là que je le déchirai. Je pleurai encore.
Un air funèbre m’avait envahi. Je reconnus le début du requiem anglican de sir Andrew Gardiner, un contemporain de Purcell dont, pour parfaire mon éducation musicale, mon beau-père m’avait offert un disque. C’est épatant, m’avait-il vanté. Le terme m’avait paru quelque peu déplacé pour qualifier une œuvre funèbre, mais comment dire la puissance de cette médecine sacrée. I am the Resurrection and the life, chantonnai-je aux quatre murs et au plat visage de mon ancien héros, sans y croire. Je me laissai apaiser par la tristesse domptée de cette musique-là. Malgré moi, elle m’accompagnerait dans les jours à venir.
J’essuyai mes joues. Je me concentrai sur demain. Une nouvelle année commencerait.
Blanche allait retrouver ses collègues avocats, et ses clients innocents ou menteurs, et les greffiers, et les juges, et le président du tribunal, et je ne savais qui. Les enfants reprendraient le chemin de l’école et reverraient leurs amis. Moi, j’allais retrouver le labo, mes listes de tâches quotidiennes à distribuer, grilles à remplir, dosages et résultats à contrôler, fidèlement. Nous reprendrions tous les quatre notre rythme, nos horaires, nos activités, loin du temps sans stries des vacances.
Nous les regretterions un peu, ces jours libres – mais pas trop, pas longtemps. Le cours normal des choses emporterait dans ses flots tranquilles tout le sable de notre mélancolie.

Dans notre chambre, Blanche avait déjà éteint. Elle était parfaitement immobile. Allongé tout près d’elle, je ne l’entendais pas respirer, j’eus peur qu’elle ne fût morte aussi. Je murmurai Bonne nuit chérie, espérant qu’elle me répondît, qu’elle me rassurât. Sans doute était-elle plongée dans la phase profonde du premier sommeil. Je fermai les yeux pour la rejoindre où l’on ne rejoint jamais personne, là où se mène la vie involontaire.
La plupart du temps je dormais du parfait sommeil du juste. Et voici que, très vite, je me réveillai en sursaut.
*
J’errai dans le couloir, hésitai entre le salon et la cuisine, entrouvris avec délicatesse la porte des chambres de Laetitia et de Félix. Je ne voulus pas contempler leur visage, leur visage dormant m’avait toujours fait peur. Je détournai le regard au bel or de la chevelure de ma fille qui débordait son oreiller, je ne vis que la main, la timide main de Félix – puis je regardai nos meubles, toutes les choses, toute la sécurité des choses qui se taisaient dans la nuit.
Je me laissai tomber sur le grand canapé d’angle du salon, j’allumai plusieurs lampes, une à une, pour simuler le début d’un show. Les bibelots n’avaient pas bougé, le vernis de tout brillait. Sur une étagère, dans l’émail d’un vase en raku, je vis une forme de boule qui devait être mon visage déformé, ma trouble gueule.
J’admirai longuement les angles parfaitement orthogonaux et l’apparence gris et noir de ces bijoux technologiques qui font toute la beauté de la vie moderne, qui justifient par leur usage comme par leur simple présence la peine qu’on se donne pour les acquérir. Je les chérissais comme de loyaux, de sûrs et fidèles consolateurs. Par le seul commandement de mon désir, grâce à l’efficacité de leurs entrailles électroniques, Jean-Jacques Goldman ne serait pas si mort que ça.
Je caressai la table basse devant moi. Un peu de poussière se colla sur mes phalanges, la poussière qui continue à se déposer partout, tout le temps, même quand l’appartement reste fermé dix jours, même quand nous ne sommes pas là pour la créer en abandonnant toujours d’infimes pellicules de peaux mortes. Plus que de notre propre usure, je la voyais naître de chaque chose, et de l’air, et du temps lui-même – chair de sa chair, émiettée.
Heureusement pour nous, Nadia nous débarrasserait de ces particules bourrées d’acariens. Elle reviendrait jeudi faire le ménage, elle reviendrait chaque jeudi, tous les jeudis, toute l’année, elle n’avait aucune raison de nous abandonner. Elle reviendrait année après année, jusqu’à sa retraite – à moins qu’elle ne meure prématurément. Je ne connaissais pas l’espérance de vie d’une femme de ménage.
Je repris la pile des journaux et magazines, j’aimais qu’elle dessinât – le plus grand format à la base, le plus petit au sommet, le tout bien centré – une petite pyramide aztèque.
Ainsi trouvai-je caché entre L’Obs et Télérama un prospectus annonçant l’ouverture prochaine d’une salle StrongPark à La Part-Dieu.
Sous le slogan TOUJOURS PLUS FORT, un jeune blond, en short bleu et marcel immaculé, affichait, un haltère dans chaque main, ses muscles en sueur et son sourire carnassier. Pourquoi Nadia n’avait-elle pas jeté ça tout de suite à la poubelle. Fixant avec mépris l’image de ce Musclor photoshopé, je ne pus m’empêcher de rire, d’un rire presque spectral.
À ton âge, j’avais mieux à faire que de gonfler mes biceps –
D’un seul poing, je roulai en boule ce rectangle de papier glacé.

Derrière une des lampes, des feuilles se découpaient, noires, en contre-jour. Je me levai pour les toucher, pour leur donner une caresse. Elles avaient des formes originales, on aurait dit des œuvres de métal ciselé. La première que j’effleurai se détacha de sa tige pour tomber droit vers le sol. Je passai ma main au-dessus des autres, toutes s’effritèrent. Elles tombèrent en petits morceaux, en tout petits morceaux de cendre noire.
Toutes les plantes étaient mortes de soif. Ce n’était pas moi qui m’occupais de leur arrosage, mais la personne qui le faisait leur avait manqué. Nous avions oublié de demander à Nadia, ou à n’importe qui, de passer les arroser, ne serait-ce qu’une fois en notre absence. C’était idiot et touchant, ce besoin vital et cette négligence humaine.
Je souris à ce nécessaire et fidèle souci que nous, êtres humains, devons à toute plante en pot. Notre nécessité avait sa réciproque, elles manqueraient à la joliesse de notre intérieur. Il faudrait vite en acheter d’autres. J’avais à me débarrasser d’autant plus vite de ces formes rabougries et cramées, de ces tiges cadavériques.
Je cessai de sourire parce que je ne savais pas quoi faire de la terre.
*
Dans les heures lisses de la nuit, quand pour deux ou trois heures la rue se tait parfaitement, les yeux fixés au plâtre du plafond, je vis défiler quelques futiles images de mon enfance calme. Les chansons de Goldman avaient bercé tout le premier tiers de ma vie, au soleil de sa mort ma mémoire en dégelait quelques morceaux.
J’ai revu des jardins. J’ai revu notre petit pré piqué de fruitiers à Saint-Jean-l’Herme, bordant les grands bois des Blaches. J’ai revu le carré tout en fleurs de Bournay, et le petit potager à Sainte-Julie, chez mes grands-parents paternels, maternels. Je disais bonsoir aux arbustes, aux buissons des haies, bonsoir aux fleurs et aux fruits, bonsoir chaque brin, chaque branche, bonsoir la terre et l’herbe, bonsoir bestioles.
Passe alors une petite taupe, je la suis. Elle plonge dans un trou, creuse de plus en plus profond sa galerie. Bientôt ses pattes se fatiguent, ses griffes s’usent. Elle n’arrive plus à poursuivre, elle ne sait plus creuser, elle ne peut plus, ne peut plus. Et soudain c’est moi. Je suis coincé sous la terre, dans quel boyau du temps, mes mains sont couvertes de sang, et j’étouffe –
Je me réveillai encore en sursaut. Qu’est-ce qui m’arrivait. Me semblait avoir entendu un cri sourd, assez proche, de l’autre côté des cloisons ou des vitres, dans une chambre ou sur le balcon. J’ouvris un instant la baie, je retournai voir les enfants. Tout était tranquille dehors, tout dormait dedans.
L’air extérieur m’avait fait frissonner, je rejoignis la tiédeur du lit conjugal.

Une heure avant l’aube, Blanche me réveilla. Elle secouait mes épaules, elle s’était mise à quatre pattes, elle avait enlevé sa chemise de nuit.
La première chose que je vis en ouvrant les yeux dans la pénombre fut le frémissement de ses seins.
D’abord elle ne demanda rien, je me taisais. Nous avions souvent fait l’amour en muets, sans parler ni avant, ni pendant, ni après. Dans ces moments bénis, l’évidence et l’accord de nos désirs suffisaient, commandaient tout. »

À propos de l’auteur
DELSAUX_aurelien_©Emmanuelle LescaudronAurélien Delsaux © Emmanuelle Lescaudron

Aurélien Delsaux est né en 1981. Son premier roman, Madame Diogène, remarqué par la critique, a été finaliste de plusieurs prix. Son deuxième roman, Sangliers, paru en 2017 chez Albin Michel, a reçu le prix Révélation 2017 de la Société des gens de lettres. Luky a paru chez Notabilia en 2020, tout comme Requiem pour la classe moyenne (2023). (Source: Éditions Noir sur Blanc)

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Un chien à ma table

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Prix Femina 2022
Finaliste du Prix Renaudot 2022
Finaliste du Prix Médicis
En lice pour le Prix Jean Giono 2022

En deux mots
À la tombée du jour, un chien errant se présente aux Bois-Bannis, dans la montagne vosgienne, où vivent Sophie et Grieg, un couple d’artistes qui a choisi de se mettre en marge du monde et de profiter de la nature environnante. Ils vont adopter l’animal baptisé «Yes». Mais cette relation n’est pas sans danger.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique
«Yes I said yes I will Yes»

Couronnée par le Prix Femina 2022, Claudie Hunzinger a réussi avec ce roman, qui raconte la rencontre d’un chien errant avec un couple âgé vivant en marge du monde, un cri d’alarme écolo-féministe, mais aussi une belle déclaration d’amour.

La nuit n’était pas encore tombée aux Bois-Bannis, le refuge de Sophie et Grieg, lorsqu’une ombre a pris l’apparence d’un chien errant, ou plus exactement d’une chienne. Sans doute affamée, elle n’a pas tarder à s’approcher. «La fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est fini, tout va bien.» Après avoir rapidement mangé et bu, la voilà pourtant qui prend la fuite. Elle n’a même pas le temps de répondre au nom que Sophie lui a trouvée, «Yes». Yes comme dans l’envolée de James Joyce, «Yes I said yes I will Yes».
Mais ce n’est que partie remise. Il faut laisser à l’animal, dont on découvrira qu’il a été maltraité, le temps d’accepter l’hospitalité que lui offre Sophie.
Le récit va alors prendre la forme d’une enquête – qu’est-il arrivé à la chienne, d’où vient-elle, que fuit-elle? – et d’une quête, celle qui lie l’homme – ici plus exactement la femme – à l’animal. Yes est adoptée, partage le quotidien de Sophie et Grieg et les accompagne dans leurs excursions au cœur d’une nature menacée.
Ce dernier formant sans doute le cœur du livre. La menace plane en effet sur ces pages, celle d’un environnement qui n’est plus préservé, celle aussi qui accompagne la vieillesse avec laquelle le couple doit composer.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, la venue de Yes est d’abord l’occasion pour Sophie de retrouver une vitalité assoupie, d’interroger sa vie de couple, de repartir explorer son environnement. Conjuguant «l’énergie pure» de Yes et son corps «vieil arbre qui avait perdu le sens de l’équilibre, un peu vacillant, mais avec encore de l’imagination et un reste d’énergie», elle retrouve le goût de ,se tailler vite fait». Quand Grieg se réfugie dans les livres, Sophie préfère «lire le dehors» et comprendre ainsi «qu’on n’est pas emmurés dans notre espèce, une espèce séparée des autres espèces, différente mais pas séparée, et que faire partie des humains n’est qu’une façon très restreinte d’être au monde. Qu’on est plus vaste que ça.»
Claudie Hunzinger trouve alors une langue d’une grande poésie pour accompagner ses escapades. Elle convoque tous les sens pour dire les bruits et les odeurs, les couleurs et les saveurs dans un foisonnement charmant. En courts chapitres, elle tente de conjurer un double compte à rebours funeste, celui qui a été déclenché par le réchauffement climatique – et peut-être bien avant – et celui qui rapproche les humains de leur fin. «Le pire pouvait arriver d’un instant à l’autre. Il était déjà là. On s’était soudain retrouvés dans un temps de charniers humains, animaux, végétaux, comme toujours, mais en accéléré. Un temps d’effroi global. Qui pouvait y échapper? Personne ne pouvait y échapper.»
Alors il reste le bonheur d’être au monde.

Un chien à ma table
Claudie Hunzinger
Éditions Grasset
Roman
288 p., 20,90 €
EAN 9782246831624
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement au Bambois, lieu-dit situé à 750 m d’altitude, adossé au Brézouard, il domine la vallée de Lapoutroie dans les Vosges.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir, une jeune chienne, traînant une sale histoire avec sa chaîne brisée, surgit à la porte d’un vieux couple: Sophie, romancière, qui aime la nature et les marches en forêt et son compagnon Grieg, déjà sorti du monde, dormant le jour et lisant la nuit, survivant grâce à la littérature.
D’où vient cette bête blessée? Qu’a-t-elle vécu? Est-on à sa poursuite?
Son irruption va transformer la vieillesse du monde, celle d’un couple, celle d’une femme, en ode à la vie, nous montrant qu’un autre chemin est possible.
Un chien à ma table relie le féminin révolté et la nature saccagée: si notre époque inquiétante semble menacer notre avenir et celui des livres, les poètes des temps de détresse sauvent ce qu’il nous reste d’humanité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Laurence Houot)
France Culture (Podcast – Par les temps qui courent)
Le Grand continent (Jordi Brahamcha-Marin)
Les Échos (Philippe Chevilley)
Blog Sur mes brizées
Blog Cathalu

Les premières pages du livre
« C’était la veille de mon départ, la nuit n’était pas encore là, je l’attendais, assise au seuil de la maison face à la montagne de plus en plus violette ; j’attendais qu’elle arrive, n’attendais personne d’autre qu’elle, la nuit, tout en me disant que les hampes des digitales passées en graines faisaient penser à des Indiens coiffés de leurs plumes sacrées, que les frondes des fougères-aigles avaient jauni, que les milliers de blocs abandonnés sur place, dos, crânes, dents, de la moraine glaciaire surplombant la maison parlaient de chaos, de déroute, presque de la fin d’un monde. Et que ça sentait la pluie. Donc, demain, mettre mes Buffalo, prendre ma parka. Était-ce l’approche de la nuit? La moraine changeait d’intensité. Ses échines bossues tressaillaient d’éclats de mica et pendant de petites fractions de seconde continuaient d’avancer vers moi en claudiquant – quand une ombre s’est détachée de leurs ombres.

J’ai vu cette ombre ramper entre les frondes des fougères. Traverser le campement des digitales. J’ai tout de suite distingué le tronçon de la chaîne brisée. Un fuyard. Il s’approchait. Il m’avait sans doute repérée bien avant que je ne l’aie vu. Un bref moment, les fougères, de taille humaine, me l’ont dérobé, il a réapparu plus loin, il filait. Je m’étais dressée pour mieux suivre sa course. Il a obliqué. Il descendait maintenant droit vers moi. À dix pas, il a ralenti, a hésité, s’est arrêté: un baluchon de poils gris, sale, exténué, famélique, où de larges yeux bruns, soutenant mon regard, m’observaient du fond de leurs prunelles. D’où venait-il? Nous habitions au milieu des forêts, loin de tout. La porte de la maison, dans mon dos, était restée ouverte. J’ai fait quelques pas en arrière, laissant le champ libre. Écoute, je ne m’intéresse pas du tout à toi, je veux juste te préparer une assiette, alors entre, entre, tu peux entrer. Mais l’inconnu refusait d’approcher davantage. D’où tu viens? Qu’est-ce que tu fais là? J’avais baissé la voix. Je chuchotais. Alors, il a fait un pas. Il a franchi le seuil. Je reculais. Il me suivait avec précaution, le besoin de secours plus fort que l’effroi, prêt néanmoins à fuir, posant au ralenti l’une après l’autre ses pattes sur le plancher de la cuisine comme sur la surface gelée d’un étang qui aurait pu se briser. Nous étions tous les deux haletants. Tremblants. On tremblait ensemble.

Dans la nuit qui avait précédé l’arrivée du fuyard, les phares d’une automobile avaient balayé la forêt, allant, revenant, quatre ou cinq fois, avant de disparaître avec lenteur. J’avais remarqué qu’à chaque virage de cette route au loin, quand montait une voiture, ses faisceaux de lumière traçaient aux murs de ma chambre des losanges prodigieux qui en faisaient le tour comme pour m’en débusquer.

Il y a un chien, ai-je crié à Grieg qui se trouvait dans son studio situé à côté du mien, à l’étage. Chacun son lit, sa bibliothèque, ses rêves ; chacun son écosystème. Le mien, fenêtres ouvertes sur la prairie. Le sien, rideaux tirés jour et nuit sur cette sorte de réserve, de resserre, de repaire, de boîte crânienne, mais on aurait pu dire aussi de silo à livres qu’était sa chambre.

Quand celui qui était mon compagnon depuis presque soixante ans, mon vieux grigou, mon gredin, au point que je le surnommais Grieg (lui, les bons jours, m’appelait Fifi, les très bons Biche ou Cibiche, les mauvais Sophie), alors quand Grieg est descendu de sa chambre – barbe de cinq jours, cheveux gris, bandana rouge autour du cou, sans âge et sans se presser, comme quelqu’un à qui on ne la fait pas, revenu de tout, revenu du monde qui ne le surprenait plus, ne l’indignait pas davantage, dont il avait accepté la défaite en même temps que celle de son corps, ce monde auquel il préférait à présent les livres, alors quand il s’est approché, sentant le tabac, la fiction et la nuit qu’il adorait, grognant à son habitude d’avoir été dérangé –, le chien est venu se réfugier à mes pieds où il a roulé sur le dos, m’offrant son ventre piqueté de tétons.

Ça m’est venu en un éclair, and yes I said yes I will yes, je l’ai appelée Yes.

J’ai dit: Je suis là, Yes, et je me suis accroupie, et j’ai passé mes doigts à travers le pelage feutré de son encolure, mêlé de longues tiges de ronces, de feuilles de bouleau, de débris de mousses, et trempé. La fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est fini, tout va bien. Elle répondait, j’entendais qu’elle me répondait de tout son corps qui s’était remis à trembler pour me signifier sa peur et sa confiance en moi. J’ai aussi compté les doigts de ses larges pattes fourrées, elle en avait quatre plus deux ergots aux pattes arrière. Une race de berger, a dit Grieg penché au-dessus de nous. Et encore une fois j’ai dit je suis là. J’aurais volontiers continué comme ça, et elle aussi, dans la pénombre qui s’avançait, qui nous enveloppait, quand j’ai écarté le panache de sa queue qu’elle avait rabattu sur son ventre: les babines de son petit sexe animal, déchirées au niveau des commissures, étaient poisseuses de fluides et de vieux sang séchés ; et la peau du ventre sous le pelage, noire d’hématomes. J’étais sans voix. Puis j’ai chuchoté, encore et encore je suis là, c’est fini. La petite chienne qui avait à nouveau roulé sur elle-même me présentant son dos, s’était mise à haleter violemment, le vent aussi dehors. Agenouillée près d’elle, doucement je passais mes doigts le long de son échine, et j’ai dit à je ne sais quelle instance invisible: Sévices sexuels sur un animal. Crime passible de condamnation. – Ça s’est toujours fait, a répondu Grieg comme d’une planète où les campagnes existaient encore. – J’ai répondu: Ça n’a rien à voir. Le monde a basculé.

Sans savoir pourquoi, j’ai alors pensé à La Marchande d’enfants de Gabrielle Wittkop, et j’ai vu une petite chienne à poils gris, hurlante, s’échapper d’un pavillon pour courir vers la forêt – alors que dans le roman, c’est une petite fille nue, hurlante, qui court vers la Seine pour s’y jeter. J’ai dit ça à Grieg. Je voyais ce qu’avait été la fuite de la petite chienne vers les limites où se dressent les arbres et les ombres des arbres pour venir jusqu’à moi. – J’ai dit: elle est sûrement mineure. – Tu mélanges tout, a répondu Grieg. Mais, tandis que je m’exhortais moi-même, laisse tomber, c’est un sale truc, un très sale truc, ça sort du Net, ne t’avance pas plus loin même si ça contient la matière d’un grand sujet contemporain, et tandis que je pensais à ces choses ignobles qui aujourd’hui existent, étrangement, dans la vitre de la porte-fenêtre qui donnait à l’avant de la maison sur la prairie, une vitre large et vraiment haute, brillante comme du cristal, le reflet de la petite chienne qui s’était remise sur ses pattes semblait flotter au-dessus de la prairie qu’on devinait de l’autre côté, y flotter comme un nuage, seul, léger, un petit nuage orphelin, et sa déréliction était si gracieuse que cela transformait le récit ultracontemporain d’exactions zoophiles, en un autre récit où il était question de fantaisie, d’amitié profonde et de légèreté.
J’ai dit à Grieg: On va la garder.

Je n’avais pas allumé pour ne pas l’effrayer. La cuisine baignait à présent dans la pénombre d’un crépuscule vert virant au noir. Le vent s’engouffrait par la porte restée ouverte sur la moraine, un courant thermique descendant aussi mordant que l’ancienne gueule glaciaire qui avait occupé le versant de la montagne avant de se rétracter, laissant traîner l’entassement de ses blocs fracassés. J’ai dit à Yes: Tu attends, tout en tâtonnant autour de son cou, et finalement j’ai trouvé le moyen de défaire la fermeture du collier métallique, et j’ai balancé le tout, la chaîne, la servitude, l’infamie, à l’autre bout de la pièce. J’ai répété en chuchotant: Tu attends. Je me suis relevée, j’ai préparé une assiette plus une gamelle d’eau que Yes a vidées en pas même une minute. Puis elle s’est secouée, cent ans de moins, enfantine, pour aussitôt refiler vers la porte, à l’autre bout. Elle se cassait. Nom de Dieu. C’est à peine si je la distinguais encore, il faisait sombre, mais j’entendais le crissement de ses griffes sur le plancher parcourir la cuisine en sens inverse, tandis que s’éloignait aussi la profonde odeur de neige, de vase et de loup qui remonte d’un chien mouillé. J’ai voulu la suivre, et quand parvenue au seuil, j’ai regardé dehors, je n’ai aperçu aucune chienne, ni personne, et dans la nuit, pas même une ombre ne flottait, seulement un goût d’irrémédiable, et alors je suis rentrée et j’ai vu que je tenais encore en main une ronce.

— On n’aurait jamais dû la laisser partir. On aurait dû l’emmener chez un véto.
– Il n’y avait pas d’infection, a répondu Grieg.
– Apparemment, mais qu’est-ce qu’on en sait, ai-je répondu, et j’ai allumé la lumière. »

À propos de l’auteur
HUNZINGER_Claudie_DRClaudie Hunzinger © Photo DR

Écrivaine et plasticienne, Claudie Hunzinger est l’auteure de nombreux livres, dont, chez Grasset, de Elles vivaient d’espoir (2010), La Survivance (2012), La langue des oiseaux (2014), L’incandescente (2016), Les Grands cerfs (2019) qui a obtenu le Prix Décembre 2019 et Un chien à ma table, Prix Femina 2022.

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Le cabaret des mémoires

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En deux mots
Samuel est désormais père. Avant le retour de son épouse et de son bébé de la maternité, il comble sa solitude en convoquant ses souvenirs d’enfance et en cherchant comment il pourra lui transmettre ce lourd héritage, cette Shoah qui a décimé sa famille.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une naissance et tant d’absents

Dans ce court roman Joachim Schnerf cherche à relier son enfance à Rosa, la dernière survivante d’Auschwitz, et son fils qui vient de naître à la Shoah. Les affres d’un père face au devoir de mémoire.

«Par tous les moyens, je dois raconter à mon fils, je dois lui parler d’Auschwitz et de Rosa avant qu’elle s’éteigne. Qu’il entende son nom en la sachant en vie. Sinon, comment nous croiront-ils?» Samuel est seul chez lui. Son épouse Léna est encore à la maternité avec son fils. Une attente qui angoisse le jeune père. Sera-t-il à la hauteur de ce nouveau rôle? Pourra-t-il faire mieux que son propre père qui a longtemps choisi de ne pas le traumatiser avec le lourd passé familial avant d’évoquer sa sœur Rosa, partie s’installer au Texas où, tous les soirs, elle racontait son histoire dans le saloon de Shtetl City.
La tante d’Amérique qui a alors habité l’imaginaire de Samuel au point d’en faire l’héroïne de ses vacances dans les Vosges. Avec sa sœur Tania et son cousin Michaël, ils traversaient le désert et bravaient mille dangers pour parvenir à ce cabaret jusqu’à Rosa. Car alors, il fallait le soutien de l’imaginaire pour construire un récit par trop parcellaire.
Mais avec les années, Samuel va apprendre l’horreur de la Shoah, le drame qui a frappé sa famille qui a réussi à quitter «la Pologne antisémite et son shtetl, pour la patrie des Lumières, avant d’être rattrapée par le nazisme et la collaboration.» Rafles, déportation, extermination. Une fin que connaîtront six millions de personnes et qui ne peut que marquer le jeune homme qui doit apprendre «à respirer pour transformer les angoisses en névroses.»
«C’est lors du camp d’été au cours duquel j’ai rencontré Léna que j’ai compris pour la première fois comment me détacher de moi – je me trouvais à ce moment dans mon petit bois, mon refuge.» Alors, il communie avec Rosa, car à des milliers de kilomètres c’est le même combat qu’elle mène. Elle aussi cherche comment dire l’indicible.
C’est à l’enterrement du grand-père qu’il fera sa connaissance. «Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille.»
Joachim Schnerf, qui dédie ce roman à ses enfants, aura peut-être réussi à exorciser ses fantômes avec ce roman. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il aura réussi à poser sa pierre sur la tombe de Rosa.

Le cabaret des mémoires
Joachim Schnerf
Éditions Grasset
Roman
140 p., 16 €
EAN 9782246828921
Paru le 24/08/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
Demain matin, Samuel ira chercher sa femme et leur premier né à la maternité. Alors, en cette dernière nuit de solitude, à l’aube d’une vie qui ne sera plus jamais la même, Samuel veille. Partagé entre exaltation et angoisse, il se souvient du passé, songe à l’avenir, tente d’endosser son nouveau rôle de père.
Cette nuit est hantée par de nombreuses histoires. Celle de ses aînés, et d’abord celle de sa grand-tante, la fabuleuse Rosa, installée après la Seconde Guerre mondiale au Texas où elle a monté un cabaret extraordinaire. Celles que Samuel se racontait enfant, lorsqu’avec ses cousins il se déguisait en cow-boy et jouait à chercher sa grand-tante dans le désert d’une Amérique fantasmée, face à des ennemis imaginaires. Celles que Rosa, désormais ultime survivante d’Auschwitz, raconte chaque soir sur les planches. Toutes ces histoires, Samuel les partagera avec son fils, l’enfant de la quatrième génération qui naît alors que Rosa fait ses adieux à la scène.
Il n’y aura bientôt plus aucun témoin pour transmettre, mais il restera le récit, la fiction, capables de dévoiler ce qu’on croyait disparu, d’évoquer l’indicible, d’empêcher les falsificateurs de dénaturer le passé. Au Cabaret des mémoires, il s’agit de ne pas oublier, jamais. Et pour Samuel, de comprendre que l’enfant qu’il a été doit passer le relais à celui qu’il s’apprête à accueillir. Roman intimiste, conte moderne, Le cabaret des mémoires entrelace les fils de la transmission au cours d’une bouleversante nuit initiatique à la puissance universelle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radio RCJ (Sandrine Sebbane)
TicTacBook
Blog Trouble Bibliomane (Marie Jouvin)
Blog Mémo Émoi
Blog Sur la route de Jostein
Blog Christlbouquine
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Vagabondage autour de soi


Joachim Schnerf présente son livre Le cabaret des mémoires © Production éditions Grasset

Les premières pages du livre
« Le long du couloir qui mène à la loge, se succèdent des coupures de presse et des photos jaunies. Des portraits de célébrités venues se produire dans le cabaret, des paysages polonais, le Mur des Lamentations enneigé, de vieilles femmes à Haïfa concourant pour l’élection de Miss Survivante de la Shoah. Certaines encadrées, d’autres non, ces images annoncent le cabinet de curiosités qui se cache au fond de la loge de Rosa et qu’elle détaille, grâce au miroir de sa coiffeuse, avant et après chaque représentation – elle regarde rarement en face ces souvenirs de douleur.
Derrière la porte rouge qui s’ouvre sur son sanctuaire, parmi les statuettes, les habits en lambeaux et les pierres couleur brique, se trouvent deux gamelles de métal. La sienne, qui lui a permis de s’accrocher au jour, marquée d’une infinie culpabilité. D’avoir volé, de n’avoir pas partagé, d’avoir piétiné des corps pour survivre. Rosa se souvient du nom de chaque femme tombée au seuil de la nuit, de leur visage creusé, elle se souvient de s’être nourrie au détriment de tant d’autres, humiliée par ses propres instincts. Et puis la gamelle de Jania.
Rosa tirera sa révérence demain, elle sent que la fin approche. La vieille femme a longtemps réfléchi à ce qu’elle ferait de ses biens, se demandant si elle devait léguer ces souvenirs à sa famille française, à un musée ou à un mémorial débordant déjà de pyjamas rayés et d’étoiles jaunes râpées. Non, elle restera fidèle à son cabaret et à ses spectacles, rien ne sortira de Shtetl City après cette nuit. Elle a préparé un inventaire des objets qu’elle léguera à l’éternité et le reste brûlera. Rosa a pris sa décision, rien ne l’empêchera de mettre le feu aux vestiges qui la rattachent à ses démons, elle veut se débarrasser d’eux avant son départ.
Rosa, qui a perdu son humanité pour revenir d’entre les morts. Rosa, la dernière rescapée d’Auschwitz encore vivante.
Quand demain reviendra la lumière, notre bébé sera là. Dans ce lit à barreaux que je fixe en pensant à mon enfance, lorsque très jeune déjà le nom de Rosa m’obsédait. À table, les histoires de famille nous conduisaient immanquablement vers elle. Mon grand-père racontait cette figure mystérieuse, cette sœur qui hantait les images floues de sa jeunesse et qui avait disparu, après guerre, vers l’Amérique. On ne parlait jamais d’Auschwitz, mais le nom de Rosa faisait jaillir les fours crématoires à l’heure du dessert.
Puis, quand le déjeuner traînait, lors de ces après-midi d’août dans notre maison de campagne au milieu des montagnes vosgiennes, nous nous échappions ma grande sœur, mon cousin et moi. Fuyant la surveillance de nos grands-parents, nous rejouions l’histoire familiale dans le jardin, en haut des marches faites de rochers gris, bruts. Lorsque les nuits étaient douces, nous dormions même à la belle étoile sur l’herbe assombrie. La maison n’était qu’à quelques pas mais nous pressentions que cette liberté nouvelle, cette autonomie chimérique, nous marquerait jusqu’à l’âge adulte.
Je peux sentir le vent qui nous caressa au petit matin, ce jour-là ; je me souviens des regards ensommeillés qui, en un instant, s’illuminèrent face aux promesses de l’aventure. Nous n’avions jamais vu Rosa mais elle nous fascinait. Notre Américaine installée en plein désert, celle qui avait conquis l’Ouest pour bâtir son cabaret. Nous ne savions pas très bien ce qu’était un cabaret, mais nous étions certains de la trouver au milieu du sable texan, tous trois parés de nos costumes de cow-boys dont je me rappelle la moindre frange. Les images et les sensations rejaillissent lorsque je m’y attends le moins, je m’y réfugie comme on se love dans la nostalgie et me laisse glisser en plein songe.
C’était l’été de mes neuf ans.

Les yeux ouverts mais le reste du corps endormi, je retenais ma respiration en restant attentif aux bruits du jardin encore bien calme à cette heure-là. Dans mon sac de couchage, je profitais de la chaleur préservée par le duvet alors que la rosée avait refroidi mes lèvres, que ma langue commençait machinalement à détailler, assoiffée, les perles d’eau. Combien de temps avions-nous dormi ? Tania et Michaël étaient à mes côtés, leur costume marqué par l’herbe humide. Près d’eux leur chapeau, leur lampe de poche, et le cercle de pierres qui protégeait un feu de camp imaginaire. Ma grande sœur avait fêté ses onze ans deux mois plus tôt, mon cousin était son aîné de dix mois – douze ans, l’âge de Rosa quand elle avait été raflée. Je les admirais pour leur assurance et leur courage, eux qui s’endormaient les premiers car à l’époque, les étoiles m’effrayaient. Elles m’obsédaient, me forçaient à les observer sans détourner le regard, pendant une heure, parfois deux, jusqu’à ce que mon corps s’abandonne et cède au sommeil. Une angoisse sans doute née des histoires que l’on raconte sur les morts montés au ciel. Ou peut-être l’idée qu’elles brillaient également au-dessus d’Auschwitz.
La veille, autour des brindilles éclairées à la lampe torche, nous avions chanté en attendant que la nuit s’installe. Nous étions bien loin déjà, transportés dans le désert américain avec ses soirées fraîches et ingrates, un désert sans pitié pour les étrangers de passage lorsque la brune gagne enfin l’horizon. Chacun connaissait son rôle, le jeu avait déjà commencé. « Les réserves d’eau ont atteint un seuil critique, avait solennellement lancé Tania en s’allongeant, le prochain village est à une dizaine d’heures de marche. » Nous partirions le lendemain à la quête d’une âme charitable, l’aventure commençait à se compliquer lorsque le sommeil avait finalement gagné la bataille.
Un peu plus loin, d’autres paupières s’étiraient. Ma sœur, la dure à cuire de la bande, se réveillait à son tour. Tania se disait aguerrie aux arts martiaux, elle affirmait être prête à nous protéger en cas d’attaque et cela me rassurait d’avoir une brute de notre côté. Nous étions partis depuis deux jours à la recherche du cabaret de Rosa, mais faute du moindre indice notre confiance commençait à s’effriter. Et la nuit, notre sang se glaçait lorsque des hurlements étranges perçaient le silence – des cris de coyote. Tania s’étirait lentement, me cherchait du regard. Michaël dormait encore et nous n’osions pas parler de peur de le réveiller. Elle me sourit, comme pour me dire que cette journée serait belle et que nous emporterions les heures à venir avec nous jusqu’à l’âge adulte. Ou peut-être me disait-elle qu’elle serait toujours là, qu’elle m’aimait, que près d’elle rien ne pourrait m’arriver. Nous étions pudiques et n’échangions pas de mots d’amour à cette époque, mais je me souviens de ce réveil comme de l’une de ses plus belles déclarations.
Quand demain reviendra la lumière, les souvenirs seront là ; dans le tiroir que je repousse en silence, le bout des doigts figé contre le bois, un instant encore. Nous sommes des milliers, des centaines de milliers, à conserver ces pages de l’enfer, l’histoire des membres de nos familles marquée à l’encre de douleur. Et pendant ce temps nos aînés s’éteignent. Mes grands-parents n’avaient pas souhaité écrire alors c’est moi qui ai retranscrit avec acharnement leur cachette en zone libre, la peur des dénonciateurs, des regards sur leur nez dont ils craignaient qu’il les trahisse. L’Histoire engloutissait leurs frères et sœurs à l’Est, pendant qu’eux répétaient jusqu’à la nausée les détails de leur nouvelle identité. Puis la guerre prit fin, l’humanité aussi, et le travail de mémoire débuta.
Mes grands-parents paternels avaient été orphelins jusqu’à leur rencontre, disaient-ils. Leurs parents n’avaient pas survécu, ils n’étaient plus là pour les conduire à l’autel lors du mariage qui fut célébré à la Grande Shoule de Strasbourg. Les rangs de la synagogue étaient vides, quelques amis bien sûr, mais la Shoah avait considérablement réduit le nombre de convives à rassasier après la cérémonie – c’étaient les mots de mon grand-père. Sous la houpa, le dais nuptial qui trônait au fond de la synagogue, se trouvait une seule personne de la famille, une inconnue venue des États-Unis pour l’occasion. Mon grand-père n’était pas proche de sa sœur aînée, elle qui n’avait pu être cachée à temps avant la rafle. Quelques lettres échangées lors de l’immédiat après-guerre pour expliquer les raisons de son départ vers l’Amérique, puis le silence. Elle n’avait plus donné de nouvelles au seul proche qui lui restait mais qu’elle ne connaissait plus vraiment, ce frère lui évoquant l’Europe dont elle écrivait ne plus vouloir entendre parler. Il incarnait ce continent associé au bruit des bottes, aux aboiements des bergers allemands, aux cris des gardiens du camp qui avaient émietté toutes ses madeleines. Pour Rosa, le présent était la seule saveur apaisante, le reste avait un goût de mort.
Je la rencontrai lors de l’enterrement de mon grand-père. Une dernière fois, elle avait traversé l’Atlantique, probablement avec un sentiment de devoir familial, lorsque mon père l’avait appelée pour lui annoncer la nouvelle. Jamais mon grand-père n’aurait pu imaginer que cette vieille dame résidant au Texas arriverait à Strasbourg moins de vingt-quatre heures après sa mort. J’étais en train de me laver les mains avant de quitter le cimetière, comme la loi juive l’exige, quand elle se plaça près de moi, face au robinet rouillé. Michaël soutenait ma sœur un peu plus loin, Tania avait quitté sa colocation londonienne pour les funérailles et avait failli s’évanouir au son de la terre frappant le cercueil en bois. Aucun d’eux ne sut à côté de qui je me tenais alors, cette silhouette que nous avions poursuivie toute notre enfance, fuyante, évanescente, une ombre dont je reconnus les traits, même si je les voyais pour la première fois. Rosa était très maquillée, ses yeux noisette me rappelaient ceux de mon grand-père. Elle releva ses manches, se rinça méticuleusement chaque phalange avant de couper l’eau et de me tendre une main encore humide. Je serrai les doigts gelés et aperçus son tatouage. De honte je relevai le visage, comme un enfant surpris en train de fixer avec envie les formes d’un corps adulte, et elle me lança, d’une voix rauque : « Je suis Rosa. » Elle était grande, fine, avec de très larges épaules. Cette ligne horizontale qui allait d’un côté à l’autre de son corps m’avait frappé, une ligne prête à soutenir l’humanité autant qu’à se rompre. Je n’eus pas le temps de lui répondre qu’elle avait déjà franchi le portail du cimetière, rejoint le taxi qui l’attendait.
Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille. J’aurais pu essayer de la contacter, j’aurais peut-être dû, mais les années avaient passé. Jusqu’au jour où j’entendis son nom à la radio, lors d’une émission Quand demain reviendra la lumière, les souvenirs seront là ; dans le tiroir que je repousse en silence, le bout des doigts figé contre le bois, un instant encore. Nous sommes des milliers, des centaines de milliers, à conserver ces pages de l’enfer, l’histoire des membres de nos familles marquée à l’encre de douleur. Et pendant ce temps nos aînés s’éteignent. Mes grands-parents n’avaient pas souhaité écrire alors c’est moi qui ai retranscrit avec acharnement leur cachette en zone libre, la peur des dénonciateurs, des regards sur leur nez dont ils craignaient qu’il les trahisse. L’Histoire engloutissait leurs frères et sœurs à l’Est, pendant qu’eux répétaient jusqu’à la nausée les détails de leur nouvelle identité. Puis la guerre prit fin, l’humanité aussi, et le travail de mémoire débuta.
Mes grands-parents paternels avaient été orphelins jusqu’à leur rencontre, disaient-ils. Leurs parents n’avaient pas survécu, ils n’étaient plus là pour les conduire à l’autel lors du mariage qui fut célébré à la Grande Shoule de Strasbourg. Les rangs de la synagogue étaient vides, quelques amis bien sûr, mais la Shoah avait considérablement réduit le nombre de convives à rassasier après la cérémonie – c’étaient les mots de mon grand-père. Sous la houpa, le dais nuptial qui trônait au fond de la synagogue, se trouvait une seule personne de la famille, une inconnue venue des États-Unis pour l’occasion. Mon grand-père n’était pas proche de sa sœur aînée, elle qui n’avait pu être cachée à temps avant la rafle. Quelques lettres échangées lors de l’immédiat après-guerre pour expliquer les raisons de son départ vers l’Amérique, puis le silence. Elle n’avait plus donné de nouvelles au seul proche qui lui restait mais qu’elle ne connaissait plus vraiment, ce frère lui évoquant l’Europe dont elle écrivait ne plus vouloir entendre parler. Il incarnait ce continent associé au bruit des bottes, aux aboiements des bergers allemands, aux cris des gardiens du camp qui avaient émietté toutes ses madeleines. Pour Rosa, le présent était la seule saveur apaisante, le reste avait un goût de mort.
Je la rencontrai lors de l’enterrement de mon grand-père. Une dernière fois, elle avait traversé l’Atlantique, probablement avec un sentiment de devoir familial, lorsque mon père l’avait appelée pour lui annoncer la nouvelle. Jamais mon grand-père n’aurait pu imaginer que cette vieille dame résidant au Texas arriverait à Strasbourg moins de vingt-quatre heures après sa mort. J’étais en train de me laver les mains avant de quitter le cimetière, comme la loi juive l’exige, quand elle se plaça près de moi, face au robinet rouillé. Michaël soutenait ma sœur un peu plus loin, Tania avait quitté sa colocation londonienne pour les funérailles et avait failli s’évanouir au son de la terre frappant le cercueil en bois. Aucun d’eux ne sut à côté de qui je me tenais alors, cette silhouette que nous avions poursuivie toute notre enfance, fuyante, évanescente, une ombre dont je reconnus les traits, même si je les voyais pour la première fois. Rosa était très maquillée, ses yeux noisette me rappelaient ceux de mon grand-père. Elle releva ses manches, se rinça méticuleusement chaque phalange avant de couper l’eau et de me tendre une main encore humide. Je serrai les doigts gelés et aperçus son tatouage. De honte je relevai le visage, comme un enfant surpris en train de fixer avec envie les formes d’un corps adulte, et elle me lança, d’une voix rauque : « Je suis Rosa. » Elle était grande, fine, avec de très larges épaules. Cette ligne horizontale qui allait d’un côté à l’autre de son corps m’avait frappé, une ligne prête à soutenir l’humanité autant qu’à se rompre. Je n’eus pas le temps de lui répondre qu’elle avait déjà franchi le portail du cimetière, rejoint le taxi qui l’attendait.
Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille. J’aurais pu essayer de la contacter, j’aurais peut-être dû, mais les années avaient passé. Jusqu’au jour où j’entendis son nom à la radio, lors d’une émission consacrée à l’anniversaire de la libération d’Auschwitz. Rosa, la dernière rescapée du camp encore en vie, ne mentionna pas mon grand-père, pas son neveu, pas son petit-neveu français – moi, Samuel. Elle ne dit presque rien, déclina son identité, résuma son histoire, la déportation et sa vie dans le camp en moins de deux minutes. Puis elle parla de son départ aux États-Unis, et du cabaret « Camp Camp » qu’elle avait fondé quelque part au Texas. Sa voix était la même que dans mon souvenir, j’eus l’impression que sa main humide était encore contre la mienne. Je décidai de lui envoyer une lettre.
Depuis quelques mois, on entendait des rumeurs sur l’identité de la dernière rescapée d’Auschwitz encore vivante, alors même qu’on pensait les ultimes témoins de ce camp décédés. Selon les historiens, il s’agissait d’une survivante dont on avait perdu la trace peu après l’arrivée des Soviétiques, lorsqu’elle avait pris la mer pour rejoindre les États-Unis, loin du Vieux Continent où chacun cherchait alors à trouver sa place entre résistants de la dernière heure et collaborateurs de la première. Rosa, ma grande-tante. Elle aurait changé de nom de famille en arrivant sur les côtes américaines, elle se serait inventé un nouveau passé pour repousser les regards compatissants et les coups de main communautaires, mais dans ma famille personne ne l’avait oubliée. Certains racontaient qu’elle s’était installée dans le désert texan après avoir fait fortune dans la bonneterie à Brooklyn. D’autres croyaient que, ruinée, elle s’était mis en tête de rejoindre le Mexique et avait dû s’arrêter en chemin. Cette fois, le mythe avait dépassé le cercle familial et nos jeux d’enfants pour gagner l’Europe tout entière.
En entendant le nom de Rosa à la radio, ma jeunesse dans notre maison vosgienne avait ressurgi ; et avec elle mes angoisses. Je ferme les yeux et revois le rose familier du grès des montagnes. Je m’enfonce dans mon oreiller, la nausée me gagne, comme si ces tentatives désespérées de trouver le sommeil me déchiraient l’estomac. Je me souviens de l’été passé aux côtés de Tania et Michaël, en vacances avec nos grands-parents. Je me souviens de notre quête imaginaire pour retrouver notre grande-tante. Mais soudain c’est à ma femme que j’ai envie de penser, elle que j’ai envie d’appeler même si je sais qu’elle ne répondra pas. Les visages dansent, mon corps résiste. Léna sortira demain de la maternité avec notre bébé, c’est cette image que j’essaie de protéger à présent.
Lorsque j’étais enfant, je rêvais de me rendre dans le cabaret de Rosa. Aujourd’hui il me hante. »

Extraits
« Ils connaissent par cœur la prestation hypnotisante de Rosa, l’histoire de son enfance et puis celle qu’elle tait. La grande histoire qu’elle énumère sans raconter, la Shoah et la tentative d’extermination des Juifs, là-bas en Europe. Et pourtant, c’est comme s’ils redécouvrent chaque soir ce terrible passé. »

« Ses cauchemars ne sont pas peuplés que de cadavres. Rosa est hantée par la vie, par les décisions qui lui ont permis de revenir parmi les vivants. »

« Quand demain reviendra la lumière, ce voyage se prolongera sur la route qui relie mon enfance à Rosa, mon fils à la Shoah. Avec les années, j’ai appris à respirer pour transformer les angoisses en névroses. Alors je prends une grande inspiration pour calmer mon corps et me réfugie dans le passé. C’est lors du camp d’été au cours duquel j’ai rencontré Léna que j’ai compris pour la première fois comment me détacher de moi – je me trouvais à ce moment dans mon petit bois, mon refuge. »

« Vous saurez toute l’histoire d’une famille juive ayant fui la Pologne antisémite et son shtetl, ayant tout quitté pour la patrie des Lumières, avant d’être rattrapée par le nazisme et la collaboration. Vous saurez tout de l’avant. »

« Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille. J’aurais pu essayer de la contacter, j’aurais peut-être dû, mais les années avaient passé. Jusqu’au jour où j’entendis son nom à la radio, lors d’une émission consacrée à l’anniversaire de la libération d’Auschwitz. Rosa, la dernière rescapée du camp encore en vie. »

« Quand demain reviendra la lumière, les souvenirs seront là ; dans le tiroir que je repousse en silence, le bout des doigts figé contre le bois, un instant encore. Nous sommes des milliers, des centaines de milliers, à conserver ces pages de l’enfer, l’histoire des membres de nos familles marquée à l’encre de douleur. Et pendant ce temps nos aînés s’éteignent. Mes grands-parents n’avaient pas souhaité écrire alors c’est moi qui ai retranscrit avec acharnement leur cachette en zone libre, la peur des dénonciateurs, des regards sur leur nez dont ils craignaient qu’il les trahisse. L’Histoire engloutissait leurs frères et sœurs à l’Est, pendant qu’eux répétaient jusqu’à la nausée les détails de leur nouvelle identité. Puis la guerre prit fin, l’humanité aussi, et le travail de mémoire débuta. »

« Mes grands-parents paternels avaient été orphelins jusqu’à leur rencontre, disaient-ils. Leurs parents n’avaient pas survécu, ils n’étaient plus là pour les conduire à l’autel lors du mariage qui fut célébré à la Grande Shoule de Strasbourg. Les rangs de la synagogue étaient vides, quelques amis bien sûr, mais la Shoah avait considérablement réduit le nombre de convives à rassasier après la cérémonie – c’étaient les mots de mon grand-père. Sous la houpa, le dais nuptial qui trônait au fond de la synagogue, se trouvait une seule personne de la famille, une inconnue venue des États-Unis pour l’occasion. Mon grand-père n’était pas proche de sa sœur aînée, elle qui n’avait pu être cachée à temps avant la rafle. Quelques lettres échangées lors de l’immédiat après-guerre pour expliquer les raisons de son départ vers l’Amérique, puis le silence. Elle n’avait plus donné de nouvelles au seul proche qui lui restait mais qu’elle ne connaissait plus vraiment, ce frère lui évoquant l’Europe dont elle écrivait ne plus vouloir entendre parler. Il incarnait ce continent associé au bruit des bottes, aux aboiements des bergers allemands, aux cris des gardiens du camp qui avaient émietté toutes ses madeleines. Pour Rosa, le présent était la seule saveur apaisante, le reste avait un goût de mort. »

« Je la rencontrai lors de l’enterrement de mon grand-père. Une dernière fois, elle avait traversé l’Atlantique, probablement avec un sentiment de devoir familial, lorsque mon père l’avait appelée pour lui annoncer la nouvelle. Jamais mon grand-père n’aurait pu imaginer que cette vieille dame résidant au Texas arriverait à Strasbourg moins de vingt-quatre heures après sa mort. J’étais en train de me laver les mains avant de quitter le cimetière, comme la loi juive l’exige, quand elle se plaça près de moi, face au robinet rouillé. Michaël soutenait ma sœur un peu plus loin, Tania avait quitté sa colocation londonienne pour les funérailles et avait failli s’évanouir au son de la terre frappant le cercueil en bois. Aucun d’eux ne sut à côté de qui je me tenais alors, cette silhouette que nous avions poursuivie toute notre enfance, fuyante, évanescente, une ombre dont je reconnus les traits, même si je les voyais pour la première fois. Rosa était très maquillée, ses yeux noisette me rappelaient ceux de mon grand-père. Elle releva ses manches, se rinça méticuleusement chaque phalange avant de couper l’eau et de me tendre une main encore humide. Je serrai les doigts gelés et aperçus son tatouage. De honte je relevai le visage, comme un enfant surpris en train de fixer avec envie les formes d’un corps adulte, et elle me lança, d’une voix rauque : « Je suis Rosa. » Elle était grande, fine, avec de très larges épaules. Cette ligne horizontale qui allait d’un côté à l’autre de son corps m’avait frappé, une ligne prête à soutenir l’humanité autant qu’à se rompre. Je n’eus pas le temps de lui répondre qu’elle avait déjà franchi le portail du cimetière, rejoint le taxi qui l’attendait. »

« Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille. J’aurais pu essayer de la contacter, j’aurais peut-être dû, mais les années avaient passé. Jusqu’au jour où j’entendis son nom à la radio, lors d’une émission consacrée à l’anniversaire de la libération d’Auschwitz. Rosa, la dernière rescapée du camp encore en vie, ne mentionna pas mon grand-père, pas son neveu, pas son petit-neveu français – moi, Samuel. Elle ne dit presque rien, déclina son identité, résuma son histoire, la déportation et sa vie dans le camp en moins de deux minutes. Puis elle parla de son départ aux États-Unis, et du cabaret « Camp Camp » qu’elle avait fondé quelque part au Texas. Sa voix était la même que dans mon souvenir, j’eus l’impression que sa main humide était encore contre la mienne. Je décidai de lui envoyer une lettre. »

« Par tous les moyens, je dois raconter à mon fils, je dois lui parler d’Auschwitz et de Rosa avant qu’elle s’éteigne. Qu’il entende son nom en la sachant en vie. Sinon, comment nous croiront-ils? »

À propos de l’auteur
SCHNERF-Joachim_©Jean-Francois_PagaJoachim Schnerf © Photo Jean-François Paga

Joachim Schnerf est né en 1987 à Strasbourg. Éditeur et écrivain, il a notamment publié Cette nuit (Zulma, 2018), récompensé par le Prix Orange du Livre. Le cabaret des mémoires est son troisième roman. (Source: Éditions Grasset)

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Un barrage contre l’Atlantique

BEIGBEDER_un_barrage_contre_latlantique  RL_Hiver_2022  coup_de_coeur

En deux mots
Installé à la pointe du cap Ferret, où vit son ami Benoît Bartherotte, Frédéric Beigbeder assiste au combat de Sisyphe de son ami pour sauver cette bande de terre vouée à être engloutie par la mer. C’est avec cet état d’esprit désenchanté que l’écrivain revient sur sa vie au moment où la sagesse prend le pas sur la frivolité.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Face à la mer

À l’heure de jouer avec ses petits-enfants, Frédéric Beigbeder revient sur sa vie, ses amours, ses livres. Pour constater combien l’avenir est incertain. Ce faisant, il nous offre sans doute son livre le plus abouti.

Si les premières pages du nouveau roman du trublion des lettres françaises peuvent dérouter – il s’agit d’un alignement de phrases espacées de deux lignes et sans rapport entre elles pour bien les mettre en valeur – elles sont avant tout une habile manière de présenter son projet et l’endroit dont il parle. Oui, c’est bien l’écrivain devant sa page blanche, angoissé par l’exercice, mais aussi par le dérèglement climatique et la crise sanitaire, qui va tenter de donner une suite à Un roman français en allant chercher dans ses souvenirs. Des souvenirs qu’l convoque mot à mot pour en faire des phrases. Car oui, «une phrase est une phrase est une phrase est une phrase est une phrase». Un exercice sans cesse renouvelé, sans garantie de succès. Un peu comme le combat que mène jour après jour son ami Benoît Bartherotte en tentant de consolider la digue située au bout du Cap Ferret, afin d’empêcher l’Océan de submerger cette bande de terre où s’est installé l’écrivain. «Ce matin encore, plusieurs camions remplis de pierres sont venus déverser leur cargaison devant ma cabane, dans un fracas de tonnerre. Ce qui est beau dans ce combat contre la nature, c’est sa vanité.

BEIGBEDER_un_barrage_contre_carte
Bartherotte est le Sisyphe gascon. Il préside l’ADPCEF: «l’Association de Défense de la Pointe du Cap Ferret». Chaque jour, il pousse son rocher vers le fond de l’océan. Et le lendemain, il recommence.»
Prenons donc un écrivain, ses angoisses et ce lieu peint par Thierry de Gorostarzu, le «Edward Hopper basque» et dont il avait acheté l’œuvre, et tentons d’en faire une histoire. En commençant par le commencement.
«Je suis né près de Paris en 1965 d’un père chasseur de têtes et d’une mère éditrice de romans d’amour. Vers l’âge de six ans, mes parents ont divorcé et j’ai été élevé par ma mère avec mon grand frère. Pourquoi le divorce est-il un événement si grave? C’est pourtant simple à comprendre: les deux personnes que vous aimez le plus au monde ne s’aiment plus.» À l’heure du bilan, il écrira: «Mon père a été maladroit, blessant, absent, égoïste, et pourtant Je ne cesserai jamais de l’admirer. Ma mère a été aimante, protectrice, présente, altruiste, et quand je la vois, je fais de gros efforts pour ne pas suffoquer.»
Après une scolarité assez rectiligne, dont on retiendra les batailles de marrons dans les jardins du Luxembourg et la découverte de l’amour plus que du sexe, la présence de célébrités – ou en passe de passer à la postérité – à la maison et le besoin de faire la fête, l’aspirant écrivain va finir par trouver un boulot sérieux dans une agence de publicité, comme le souhaitait son père, avant de devenir chroniqueur, notamment pour le défunt magazine Globe.
Avec lucidité, Frédéric Beigbeder comprend qu’il n’a cessé toute sa vie à s’attacher à des hommes plus âgés, «que ce soit mes patrons, ou des mentors, des modèles que je considérais comme des pères de substitution, et qui m’ont servi de guides: Denis Tillinac, Philippe Michel, Bruno Le Moult, Thierry Ardisson, Jean Castel, Jean-Claude Fasquelle, Edmond Kiraz, Jean-Marie Périer, Michel Denisot, Alain Kruger, Jean-Yves Fur, Michel Legrand, Daniel Filipacchi, Albert Cossery, Paul
Nizon.… Benoit Bartherotte. Je suis un enfant qui veut qu’on l’adopte.
Toute ma vie je me suis cherché des maîtres, comme un chien abandonné.» Et aujourd’hui qu’il fait partie de ces êtres plus âgés, qu’il a fondé une famille et n’aime rien tant que de réunir sa tribu, il se rend bien compte du chemin parcouru. Un itinéraire bien loin d’être rectiligne, mais qui a nourri autant l’homme que l’écrivain. Un paradoxe qu’il résume ainsi: «j’ai fui l’embourgeoisement en choisissant une vie d’artiste, critiqué mon milieu d’origine, fréquenté des gauchistes, renié ma famille et mon milieu social, flingué tous mes employeurs (l’agence de publicité, la télévision, la radio) — tout cela pour finir par épouser une Genevoise, vivre à la campagne dans le même village que mes grands-parents, fonder une famille à où mes parents se sont mariés et écrire au Figaro. Je me suis vacciné contre la curiosité.» Mais pas contre la peur du lendemain. C’est donc comme le chante Calogero
Face à la mer
C’est toi qui résistes
qu’il nous livre son livre le plus écrit, le plus abouti. Celui d’un honnête homme.

GOROSTARZU_face-a_la_mer2Tableau de Thierry de Gorostarzu acheté par Frédéric Beigbeder et qui est reproduit sur le bandeau du livre / Galerie de l’Infante à Saint Jean de Luz

Un barrage contre l’Atlantique
Frédéric Beigbeder
Éditions Grasset
Roman
272 p., 20 €
EAN 9782246826552
Paru le 5/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à la pointe du Cap Ferret, face à la digue Bartherotte. On y évoque aussi Guéthary, Neuilly-sur-Seine, Paris, Saint-Germain-en-Laye, Rambouillet, Senlis, Deauville, sans oublier l’étranger, notamment à Verbier en Suisse, en Italie et en Espagne, mais aussi en Indonésie.

Quand?
L’action se déroule en 2020 et 2021.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Ce livre a été écrit dans un endroit qui devrait être sous l’eau». F. B.
Au hasard d’une galerie de Saint-Jean-de-Luz, Frédéric Beigbeder aperçoit un tableau représentant une cabane, dans une vitrine. Au premier plan, un fauteuil couvert d’un coussin à rayures, devant un bureau d’écrivain avec encrier et carnets, sur une plage curieusement exotique. Cette toile le fait rêver, il l’achète et soudain, il se souvient : la scène représente la pointe du bassin d’Arcachon, le cap Ferret, où vit son ami Benoît Bartherotte. Sans doute fatigué, Frédéric prend cette peinture pour une invitation au voyage. Il va écrire dans cette cabane, sur ce bureau.
Face à l’Atlantique qui à chaque instant gagne du terrain, il voit remonter le temps. Par vagues, les phrases envahissent d’abord l’espace mental et la page, réflexions sur l’écriture, la solitude, la quête inlassable d’un élan artistique aussi fugace que le désir, un shoot, un paysage maritime. Puis des éclats du passé reviennent, s’imposent, tels « un mur pour se protéger du présent ». A la suite d’Un roman français, l’histoire se reconstitue, empreinte d’un puissant charme nostalgique : l’enfance entre deux parents divorcés, la permissivité des années 70, l’adolescence, la fête et les flirts, la rencontre avec Laura Smet, en 2004… Temps révolu. La fête est finie. Pour faire échec à la solitude, reste l’amour. Celui des siens, celui que Bartherotte porte à son cap Ferret. Et Beigbeder, ex dandy parisien devenu l’ermite de Guétary , converti à cette passion pour un lieu, raconte comment Bartherotte, « Hemingway en calbute », s’est lancé dans une bataille folle contre l’inéluctable montée des eaux, déversant envers et contre tous des millions de tonnes de gravats dans la mer. Survivaliste avant la lettre, fou magnifique construisant une digue contre le réchauffement climatique, il réinvente l’utopie et termine le roman en une peinture sublime et impossible, noyée d’eau et de soleil. La foi en la beauté, seule capable de sauver l’humanité.
Une expérience de lecture, unique et bouleversante, aiguisée, impitoyable, poétique, et un chemin du personnel à l’universel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Actualitté
Le JDD (Alexis Brocas)
La Règle du jeu (Baptiste Rossi)
La Revue des Deux Mondes (Marin de Viry)
Atlantico (Annick Geille)
Les Echos (Adrien Gombaud)
Ernest mag (Jérémie Peltier)
Blog Agathe The Book
Benzine Magazine (Benoît Richard)

Les premières pages du livre
« Je voudrais faire ici un aveu: je suis complotiste.

Je pense que la nature conspire pour éradiquer l’homme.

L’être humain ayant causé trop de dégâts à la surface de la Terre, il est logique qu’elle songe à s’en débarrasser.

Même si nous comprenons pourquoi le monde cherche à nous éliminer, nous n’aurons pas le choix : nous devrons tout de même nous défendre.

La condition humaine est désormais celle d’un parasite qui cherche à survivre dans un environnement hostile.

Vous vous demandez peut-être pourquoi je saute deux lignes entre chaque phrase.

Les blancs qui entourent les phrases leur donnent une majesté, comme le cadre autour d’un tableau.

Noyées dans la masse d’une page noircie, une phrase perd de son attrait.

Mes phrases respecteront la distanciation littéraire.

Isolée sur la page, ma phrase crâne comme un mannequin dans une vitrine.

Nous sommes à bord d’un bateau qui coule, mais ce bateau, c’est la Terre.

L’intuition de Kafka était juste : il n’y a plus de différence entre l’humanité et le cafard.

Il peut arriver que le blanc qui entoure la phrase devienne plus beau que celle-ci : je n’ai pas dit que mon expérience était sans danger.

Chaque phrase doit donner envie de lire la phrase suivante, mais exister aussi de façon autonome.

L’espace blanc entre les phrases ne les isole pas ; il les expose.

Au matin, la menace océanique semble lointaine.

L’art du romancier consiste à camoufler ses scories.

Je choisis délibérément de faire l’inverse.

Je veux fragiliser mes propositions relatives.

Dans Autoportrait, Édouard Levé a imaginé un autre système.

Ses phrases n’avaient pas de liens entre elles ; pourtant l’ensemble de son livre dessinait un homme.

Ce livre recycle son principe de collage discontinu.

La dune du Pyla est un écran de cinéma où le soleil projette son film, dont les nuages sont les acteurs principaux.

Les ombres sur le sable déroulent un scénario de lumière.

« Souvenir » est la bande originale de cette fresque muette.

Pour cesser d’écrire des romans satiriques, il suffit d’écouter Orchestral Manoeuvres in the Dark, pieds nus devant une mer étale.

Je voudrais dénoncer nommément dans ce livre toutes les personnes qui ont comploté à me rendre heureux.

Ma mémoire remonte par bribes désorganisées (ou organisées sans me demander mon avis).

Je ne me souviens que par flashs : mes souvenirs sont stroboscopiques.

Mon passé m’envoie des SMS.

Je sens que je risque de semer mon lecteur en route.

J’ai besoin que mes phrases l’accrochent.

Mes phrases tapinent, aguichent, elles voudraient séduire comme une prostituée dans une vitrine du Red Light District d’Amsterdam.

Une phrase est une phrase est une phrase est une phrase.

Édouard Levé s’est suicidé le 15 octobre 2007 à Paris.

Considérons que chaque phrase notée ici reporte mon suicide d’une journée.

Cette phrase a sauvé ma vie, et la suivante, et la suivante, jusqu’au jour où plus rien ne viendra, et pan.

« Sois pareil à un promontoire contre lequel les flots viennent sans cesse se briser », dit l’empereur Marc Aurèle.

Je décide désormais de m’interdire les citations ; celle de Marc Aurèle sera la seule (avec les exergues).

La citation est une phrase dont on n’est pas propriétaire : une locution de location.

Seul sur sa digue immense, Benoît Bartherotte se tient debout comme Marc Aurèle, face à l’océan, à la pointe du Cap Ferret ; à ses pieds se brisent sans cesse les flots.

Le pape François a dit qu’il fallait construire des ponts plutôt que des murs.

Il a oublié les digues.

Les digues sont des murs marins qui protègent la terre des inondations.

Une digue est aussi un pont qui avance sur l’eau sans atteindre l’autre rive.

Proust contemple sur une digue les jeunes filles en fleurs, qu’il compare à un bouquet de corail.

Bartherotte a bâti une digue pour sauvegarder l’extrémité sud de la presqu’île de Lège-Cap-Ferret, en Gironde.

Cette langue de sable, absurdement mince, prétend séparer le bassin d’Arcachon de l’océan Atlantique.

Comme dit un écrivain bordelais, Guillaume Fedou : « Le Cap Ferret est le clitoris de la France. »

Il faut le visiter souvent, sinon la France est de mauvaise humeur.

Voici une carte pour mieux comprendre la beauté de la situation.

Le Cap Ferret est la langue de plaisir située devant Arcachon.

En face d’elle s’élève la dune de sable du Pyla, la plus haute d’Europe.

Entre la pointe du Cap et la dune du Pyla, à marée basse, apparaît une île exotique, le banc d’Arguin, où se posent les oiseaux en hiver et les bourgeois bohèmes en été.

Benoît chatouille l’extrémité sud de cette pointe depuis quarante ans.

Au niveau du phare, la bande de terre ne mesure qu’un kilomètre de large.

Chez Benoît, la distance entre l’océan et le bassin est de cent mètres, puis cinquante mètres, puis zéro : c’est là qu’il se tient, en plein vent.

Benoît vit ici depuis sa naissance.

Il résidait dans l’avant-dernière maison, puis il a acheté la dernière maison, qui s’est écroulée ; il l’a reconstruite en même temps qu’il entamait sa digue de protection maritime.

Je lui dis : « Tu as bougé de cent mètres en une vie. »

Il sourit : « Un peu moins. »

Il ajoute : « Je suis resté sur mes racines…

… Je ne vieillis pas, je pousse. »

Sans mémoire, on a besoin d’un point fixe, d’un lieu unique.

Moi aussi, je cherche l’immobilité qui donnera à mes enfants les souvenirs que je n’ai pas.

La discontinuité est une liberté qui égare.

Toute phrase devrait être un silex.

Un silex ne fabrique d’étincelles qu’entrechoqué à un autre silex.

De même, la digue Bartherotte est un empilement de rochers, de poteaux électriques et de traverses de train.

Entre 1985 et 1995, Benoît a déversé un million de tonnes de gravats pour défendre la Pointe.

Tout le monde dort sur la Pointe, sauf moi.

La nuit, je n’écris pas de phrases ; j’écris « Phrases ».

Un autre principe est celui imaginé par Éric Chevillard.

Son « Journal autofictif » est un prodige de phrases déconnectées.

Il est tout de même regrettable d’être précédé par quelqu’un d’aussi doué.

David Foenkinos, dans Charlotte, a tenté un récit biographique qui revenait à la ligne après chaque phrase.

Son but était analogue : rendre la lecture plus intense.

Je pouffe en imaginant la tronche de Chevillard comparé à Foenkinos.

Je ne les rapproche que pour expliquer la situation : beaucoup d’écrivains contemporains ressentent le besoin de séparer leurs phrases.

C’est la faute à Chamfort, qui copiait sur le livre des Proverbes dans la Bible.

Il est crucial de réinventer notre façon d’écrire si nous ne voulons pas que la littérature disparaisse au XXIe siècle.

Non, Twitter, vous n’avez pas le monopole de l’apophtegme ; vous ne l’avez pas.

Lincoln au Bardo de George Saunders intercale des phrases de fantômes dans un cimetière.

Alexandre Labruffe imite les bribes des Cool Memories de Baudrillard : une construction en pointillés, comme ces dessins dont je reliais les points numérotés à l’âge de cinq ans, pour finir par voir apparaître Mickey pilotant un avion.

Les romanciers contemporains ne savent plus comment ressusciter les phrases.

Les phrases se multiplient sur les réseaux digitaux : les romanciers ne doivent pas seulement vaincre la concurrence des autres romanciers, mais aussi celle des emails, des sms, des posts, des alertes, des retweets…

C’est comme s’il y avait une fuite des phrases : elles quittent les livres vers le nuage.

Elles s’envolent du papier réel vers un univers virtuel.

Il faut stopper l’hémorragie.

Écrire ce livre est non seulement un geste de survie, mais une tentative pour restaurer le prestige de la phrase nue.

Même Donald Trump n’a pas suffi à disqualifier les tweets ; il faut porter l’estocade.

Et voilà comment on transforme un recueil de billevesées en manifeste politique.

L’idée est simple : pour sauver les phrases, il faut peut-être sacrifier le roman.

Littérairement, je ne suis pas écolo.

Ce stratagème permet aussi d’augmenter la pagination de ce livre.

Je ne suis pas un escroc : j’annonce la couleur.

J’attends d’écrire la meilleure phrase de ce livre.

Le lecteur est probablement dans le même état que moi : une expectative de plus en plus molle, une démotivation progressive, une impatience polie qui tournera bientôt au haussement d’épaules.

Comme un trompettiste de jazz, je cherche la phrase bleue.

Il n’y a pas un monde d’avant et un monde d’après.

Il existait un monde avant, et aujourd’hui il n’y a plus de monde : en 2020, il n’y a plus rien, ni personne, nulle part.

Le monde se claquemure.

Nous avons été des cigales et maintenant il ne nous reste plus qu’à devenir fourmis – on va ramper, se terrer, se calfeutrer et regretter.

L’être humain a connu des hauts et des bas ;
Il va descendre à présent
À la cave pour longtemps.

Dans la grande cabane Bartherotte, l’armoire à doubles battants est entourée de masques africains.

Dans cette maison en bois inspirée des cabanes d’ostréiculteurs, les commodes XVIIIe contrastent avec les murs de pin.

Les vieux fauteuils sont recouverts de tapis devant la cheminée en pierre, alors que tout le reste est en bois qui craque.

De petites lampes à abat-jour jaunes imprimés de cartes géographiques sont disséminées partout dans le séjour, sur des guéridons où s’empilent les livres de photographies du Ferret et les vieux exemplaires du Chasse-Marée.

D’immenses paniers de rotin sont emplis de pommes de pin pour allumer le feu.

Au-dessus d’un piano Pleyel désaccordé, des gravures anciennes représentent des bateaux qui n’existent plus.

Au mur sont accrochées les photos jaunies d’ancêtres en maillot de bain ;
ils sourient encore
malgré leur mort.

Entre les grandes fenêtres ouvertes sur la mer, Martin Bartherotte a peint des danseuses africaines.

Dans le grand salon on trouve aussi cornes de buffles, poteries de terre cuite, assiettes de porcelaine dessinées, et la maquette d’un paquebot, et un buste d’aristocrate en marbre, des tortues métalliques, un crâne de gorille, des statues zouloues, des troncs d’arbres, une pirogue, une longue-vue, une armoire chinoise, un pouf marocain, une lanterne japonaise, des fusils de chasse, des accessoires de pêche, une paire de jumelles de la Kriegsmarine, et tout ce bric-à-brac sur fond de ressac donne le sentiment d’investir une caverne d’Ali Baba, pleine de trésors à embarquer sur un navire de pirates vers les mers du Sud, ou un grenier archivant le monde des siècles précédents, comme dans la première abbaye bénédictine, à Monte Cassino.

La décoration de la cabane me fait penser à ces capsules temporelles que des fous enterrent dans leur jardin pour sauvegarder quelques bribes de l’humanité après son extinction.

Je dis à Benoît : « Tu as accumulé tant de souvenirs… »

Il répond : « Ce ne sont pas des souvenirs mais de la sédimentation. »

Extraits
« Ce matin encore, plusieurs camions remplis de pierres sont venus déverser leur cargaison devant ma cabane, dans un fracas de tonnerre.
Ce qui est beau dans ce combat contre la nature, c’est sa vanité.
Bartherotte est le Sisyphe gascon.
Il préside l’ADPCEF: «l’Association de Défense de la Pointe du Cap Ferret».
Chaque jour, il pousse son rocher vers le fond de l’océan.
Et le lendemain, il recommence. » p. 40

« Tout est parti d’un tableau dans la vitrine d’une galerie, située à l’entresol de la maison de l’Infante, à Saint-Jean-de-Luz. L’artiste se nommait Thierry de Gorostarzu, le Edward Hopper basque. Un tableau en vitrine représentait un fauteuil Louis XV recouvert d’un coussin à rayures vertes et blanches, sous la tonnelle d’une cabane en bois, devant un bureau d’écrivain, avec un encrier, une plume, des carnets ouverts, trois livres anciens, sur une plage exotique.
Travailler dans des conditions pareilles est le rêve de tout écrivain.
J’avais l’impression de reconnaître cet endroit. » p. 46-47

« En regardant l’océan, je me rends compte que je voudrais écrire une phrase qui soit en quelque sorte comme son reflet miroitant, une phrase paisible et étincelante, qui ne raconte rien d’autre que son propre flot, qui aille et vienne, qui se contente d’exister sous le soleil, une phrase qui serait uniquement liquide, limpide, imposante mais sans prétention, une phrase qui vive, bouge, qui lèche la page comme l’écume sur le sable, une vague confiante et infinie qui avance et recule sur le blanc comme sur un banc de sable, de gauche à droite et recommence, inlassablement, son balancement de lettres, son parallélisme linéaire, son hypnose de mots, une phrase interminable qui fasse tourner la tête de son lecteur d’ouest en est et inversement, tel le spectateur d’un match de tennis à Roland-Garros, une phrase qui ferait tellement d’allers et retours qu’elle donnerait le tournis, une phrase qui obligerait à consulter un kinésithérapeute pour guérir d’un torticolis, et au masseur en blouse verte qui lui demanderait quel sport a pu causer une telle douleur à sa nuque, le blessé serait bien obligé d’en dénoncer le coupable: une phrase, docteur. » p. 52-53

« Mon père a été maladroit, blessant, absent, égoïste, et pourtant Je ne cesserai jamais de l’admirer.
Ma mère a été aimante, protectrice, présente, altruiste, et quand je la vois, je fais de gros efforts pour ne pas suffoquer.
L’âge ingrat dure toute la vie.
Le départ de ma fille aînée m’a brisé le cœur. C’est supposé être naturel, cette horreur?
Je ne veux pas que mes enfants grandissent.
On donne tout à un être et puis il s’en va vivre ailleurs, et on devrait s’en réjouir
Cette Peine infinie, je passe mes jours mes nuits ne pas l’accepter. » p. 109

« Je suis né près de Paris en 1965 d’un père chasseur de têtes et d’une mère éditrice de romans d’amour. Vers l’âge de six ans, mes parents ont divorcé et j’ai été élevé par ma mère avec mon grand frère. Pourquoi le divorce est-il un événement si grave? C’est pourtant simple à comprendre: les deux personnes que vous aimez le plus au monde ne s’aiment plus. L’amour circule d’une nouvelle façon. » p. 115

« Ma mère a eu plusieurs amants après son divorce (…) Il y a eu un aristocrate fauché, un Hongrois marié qui s’est défenestré, un barbu mort d’un cancer, un playboy de chez Castel. Ces papas successifs, à moi aussi ils ont été arrachés.
Je n’ai cessé toute ma vie de m’attacher à des hommes plus âgés, que ce soit mes patrons, ou des mentors, des modèles que je considérais comme des pères de substitution, et qui m’ont servi de guides: Denis Tillinac, Philippe Michel, Bruno Le Moult, Thierry Ardisson, Jean Castel, Jean-Claude Fasquelle, Edmond Kiraz, Jean-Marie Périer, Michel Denisot, Alain Kruger, Jean-Yves Fur, Michel Legrand, Daniel Filipacchi, Albert Cossery, Paul
Nizon.… Benoit Bartherotte. Je suis un enfant qui veut qu’on l’adopte.
Toute ma vie je me suis cherché des maîtres, comme un chien abandonné. » p. 117

« Mon paradoxe peut être résumé ainsi: j’ai fui l’embourgeoisement en choisissant une vie d’artiste, critiqué mon milieu d’origine, fréquenté des gauchistes, renié ma famille et mon milieu social, flingué tous mes employeurs (l’agence de publicité, la télévision, la radio) — tout cela pour finir par épouser une Genevoise, vivre à la campagne dans le même village que mes grands-parents, fonder une famille à où mes parents se sont mariés et écrire au Figaro.
Je me suis vacciné contre la curiosité.
Mon frère Charles a essayé de se passer de Guéthary.
Lui non plus n’y est pas parvenu: il y a trouvé une maison à son tour.
Passé la cinquantaine, il est compliqué de s’éloigner de ses origines; avant de crever, on a besoin de se réconcilier avec soi. » p. 134

« J’ai appris à reconnaître sittelles, pics-verts, mésanges, tourne-pierres ; les rouges-gorges, c’est plus facile. Je considère les oiseaux comme un message de Dieu ; je n’ai pas vraiment la foi mais ils m’encerclent, me frôlent de leurs ailes, se posent près de moi et me regardent comme s’ils cherchaient à me convaincre. Bientôt un arc-en-ciel couronne la Pointe d’est en ouest comme si j’avais emménagé à l’intérieur d’un juke-box Wurlizer des années 1950. Le soleil d’automne crée un mille-feuilles de roses et de bleus superposés dans le ciel pastel du bout du monde. Benoît est le seul homme que je connaisse qui a créé son propre paradis artificiel. Sa digue est la plus haute d’Europe, se vante-t-il : « quarante mètres !Plus haute que les hollandais ! »Puisqu’il n’y avait pas de falaise au Ferret, Benoît a décidé de créer la sienne : un Étretat sous-marin. La pluie à grosses gouttes espacées gifle les pommettes et mouille la barbe ainsi qu’un chien qui s’ébroue. Les cabanes ont fusionné avec les arbres et les vignes vierges comme dans les contes de fées où les branches entrent par les fenêtres, les troncs grandissent dans le salon et sortent par les toits. Habiter un organisme vivant est le fantasme de tout citadin…et son cauchemar aussi. La terre scintille le matin et sèche le soir. La première lumière est multicolore, ensuite le ciel s’uniformise, il choisit la lueur et s’y tient, mais pendant toute l’aurore, il aura tergiversé entre la parme et le rose, comme mon grand-père, au moment de s’habiller, devant son placard de chemises. Mes enfants mangent toutes ces choses que je mangeais à leur âge et ne peux plus manger aujourd’hui : éclairs au chocolat, Dragibus, Cornetto vanille, chouchous… »C’est quoi, ça » me demande ma fille de cinq ans, en désignant du doigt un capteur de glycémie collé sur mn bras. Je ne peux tout de même pas lui répondre que c’est ma mort en route. Le mot que j’emploie le plus souvent avec mes enfants est « attention ». Attention, tu vas te brûler la main, attention, tu vas faire tomber ton petit frère, attention, tu vas te casser le bras, oups, trop tard. Un dimanche-soir, mon père avait dévalisé avec moi le magasin de magie de la rue des Carmes. J’adorais faire des tours de magie. A neuf ans si l’on m’avait demandé ce que je voulais faire plus tard, j’aurais répondu magicien. Je regardais l’émission de Gérard Majax : « Y a un truc » sur Anne 2 et je j’apprenais à faire disparaître une pièce de un franc, à retrouver un as de pique et à cacher un œuf dans ma manche. Mon père nous a raccompagnés rue Monsieur le Prince. Il restait dans sa voiture et nous étions censés monter chez notre mère et ouvrir la fenêtre pour lui faire signe que nous étions bien arrivés. Je ne comprenais pas bien l’utilité de ce manège. S’il craignait qu’on se perdre dans l’immeuble ou qu’on se fasse kidnapper dans la cour par un voisin pédophile, pourquoi ne nous accompagnait-il pas jusqu’à la porte du troisième étage ? Ce système présentait deux avantages : il lui éviter de se garer et de voir ma mère. Ce soir-là, avec tous nos cadeaux de magiciens, nous sommes rentrés dans l’appartement de maman et avons oublié de faire signe à la fenêtre à papa qui attendait en bas dans la rue. Avec Charles, nous étions bien trop occupés à déballer les coffrets de prestidigitation. Soudain nous avons vu notre père débarquer comme une furie dans l’appartement et reprendre tous ses cadeaux en hurlant : « Sales gosses ! Moi je peux attendre en bas, vous vous en foutez ! Je reprends les cadeaux ! Égoïstes ! Enfants gâtés ! ». Je me souviens encore de notre crise de larmes. Je n’ai plus jamais fait de tour de magie. C’est à ce jour la seule fois où j’ai vu mon père s’énerver ( avec celle où j’ai entaillé avec un couteau à pain le bar en bois de Verbier). C’est ce soir-là que Charles a dit à mon père cette phrase que je n’ai jamais oubliée : « Il faudrait que tu te souviennes que nous ne sommes que des enfants ».

À propos de l’auteur
BEIGBEDER_Frederic_©DR_SIPAFrédéric Beigbeder © Photo DR – SIPA

Frédéric Beigbeder est auteur de onze romans, dont le célèbre 99 Francs, Windows on the world (Prix Interallié, 2003), Un roman français (prix Renaudot, 2009) et L’Homme qui pleure de rire (2020); réalisateur de L’amour dure trois ans (2011), et de L’Idéal (2016, adaptation par l’auteur de son roman Au secours pardon) ; scénariste de cinq films et documentaires ; critique littéraire au Figaro Magazine et au Masque et la plume. (Source: Éditions Grasset)

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Les monstres

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots
David a encore quelques heures à passer en ville avant de rejoindre sa femme et ses enfants en vacances. Alice a encore une journée de cours avant de laisser ses élèves. Ils vont se retrouver lors d’un dîner-spectacle, dans une atmosphère très particulière. Et leur vie va Basculer…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les monstres sont parmi nous

Charles Roux se lance dans le roman avec un pavé de 600 pages qui, sous couvert d’une rencontre entre un cadre commercial et une prof, va explorer tout ce que notre société compte de monstres.

David s’apprête à rejoindre sa femme et ses enfants partis pour des vacances en bord de mer. Mais avant de prendre la route, il lui faudra passer encore une journée au sein de son entreprise. En attendant, il parcourt la ville qui est au cœur de l’actualité, «excité, amusé par l’odeur du sang dans l’air».
De son côté, Alice a laissé les copies de ses élèves pour l’argile de sa sculpture. Des «humanoïdes argileux» inertes, mais qui enflamment l’imagination.
Dominique s’est habillée et maquillée pour sortir, pour aller dans ce bar où elle ne devrait pas tarder à trouver un homme. En fin de compte, elle rentrera se coucher seule. Alors Dominique se dépouille de ses oripeaux et se roule dans ses draps. Elle est redevenue lui. Au réveil, ses poils ont poussé et ce qu’il incarnait la veille s’est évaporé.
Avant de commencer sa journée, Alice enfile un informe jogging, des baskets usées et part courir. L’occasion aussi de réfléchir à ce monstre invisible qui hante la ville. Lui vient alors à l’esprit l’image du golem, cet homme fait de terre, comme ses sculptures.
Dominique penche plutôt pour une mécanique savamment orchestrée. Comme des automates capables de ne jamais se fatiguer et de répandre la peur sur la ville.
David pencherait plutôt pour les zombies, ces monstres revenus de la mort et qui semblent être totalement décérébrés. Un peu comme tous ces travailleurs prisonniers d’un système auquel ils se soumettent aveuglement.
On l’aura compris, Dominique, Alice et David vont finir par se rencontrer. Cela va se passer «Chez Dominique» où se déroule une soirée très particulière dans un endroit qui ne l’est pas moins.
Charles Roux explore tous les aspects du monstre, de la pulsion individuelle au dessein collectif. Il creuse aussi la perception que chacun peut en avoir, entre fascination et répulsion. Comme ses personnages, le lecteur est appelé à se poser des questions dérangeantes. Jusqu’à quel point ne sommes-nous pas nous-mêmes monstrueux? Lorsque l’on joue avec le genre? Avec la fidélité d’un mariage? Avec la manière dont on traite ses élèves? Des questions que le roman met en scène dans une logique implacable, faisant entrer le surnaturel comme une évidence.
Sous l’œil de Dominique la sorcière, il va happer Alice et David et modifier leurs repères. La tension, introduite dès les premières pages avec ce danger qui plane sur la ville, tient tout au long des 600 pages. Et ce n’est pas la moindre des qualités de ce premier roman audacieux.

Les monstres
Charles Roux
Éditions Rivages
Roman
608 p., 23 €
EAN 9782743651909
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé dans une ville-capitale jamais nommée.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lors d’un dîner-spectacle, dans un restaurant tenu par une sorcière, au cœur d’une ville de béton sur laquelle plane une menace invisible, un homme et une femme se rencontrent.
Dans ce premier roman plein d’audace, conçu comme un cabinet de curiosités littéraires, Charles Roux explore, à travers un jeu subtil de métamorphoses et de travestissements, le fascinant mystère de l’identité.

68 premières fois
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Les autres critiques
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L’Humanité (Alain Nicolas)
ActuSF (entretien avec l’auteur)
Touche de culture (Cécile Reconneille)
Blog Fragments de lecture (Virginie Neufville)

Les premières pages du livre
« Monstre (français), monstruo (portugais), monstro (espagnol), mostro (italien), du latin monstrare, qui signifie montrer, indiquer.
Le monstre est ce que l’on montre du doigt parce qu’il se distingue du reste. Individu ou créature, il peut prendre des formes diverses. Différent des autres, il attire les regards qui peuvent être pleins d’admiration ou de terreur.

Vous passez la soirée seule. Une fois de plus, est-on tenté de dire. Dehors, la noirceur a enveloppé la ville qui résiste du mieux qu’elle peut, flambant d’un murmure lumineux. Dans les appartements, les salons aspergés du halo ronronnant de la télévision consument les lueurs qui montent des phares des voitures. Certains sortent, s’amusent et boivent. Ils discutent ou bien dansent, jusqu’au petit matin pour les plus braves.
Vous êtes plutôt encline à rester calfeutrée dans votre appartement. Derrière ces vitres, auprès du petit écran rassurant, vous vous protégez des ténèbres. Elles n’ont pas été apprivoisées, tout juste mises à distance, et vous êtes incapable de les affronter. La nuit ne vous a jamais appartenu.
Quand l’âge dictait ses folies et que les autres profitaient, vous, Alice, restiez sagement couchée. La porte de votre chambre est restée entrouverte sur ce couloir éternellement allumé, année après année. Les veilleuses en forme d’animaux se sont succédé, et certaines filles commençaient de perdre leur virginité alors que vous, Alice, aviez encore besoin de cette minuscule source d’espoir dans le noir, ce faisceau de lampe qui vous protégeait de l’obscurité venue vous étreindre.
Sur la table basse, planche de verre et armature de métal, se reflètent les murs du salon, se mélangent papiers et objets, sans autre ordonnancement que celui du hasard. Un stylo publicitaire côtoie un dessin d’enfant, un paquet de cigarettes copine avec un livre de poche. Quelques mouchoirs endormis dans leur emballage flirtent avec un bonbon abandonné et une petite cuillère sale. Les clés d’une voiture qu’on devine être une berline confortable, un numéro de téléphone griffonné au dos d’une enveloppe, un paquet de cartes à jouer en fin de vie, une figurine de super-héros et trois télécommandes complètent l’ensemble hétéroclite. Le magazine de décoration intérieure ainsi que le cactus ont été placés ici par choix, de même que deux coquillages élimés, souvenirs de vacances à la plage. Naufrage moderne sur une mer parfaitement plane et transparente.
De cette scène figée transpire la vie d’une famille, la tienne, David. Au-delà de ce qui s’est échoué là au fil des semaines, ce meuble contient une partie de ton histoire. Cette table basse a connu les soirées étudiantes, les moments de déprime et les succès célébrés. Elle t’a connu seul et accompagné, a vu défiler les copines avant de voir naître et grandir tes deux enfants. Elle a résisté aux assauts de ta femme qui voulait la remplacer, à ta marmaille qui l’a malmenée. Sur le panneau en verre, des devoirs ont été révisés et des joints ont été roulés. Des décisions ont été prises et des lignes ont été tracées, des verres renversés, de la nourriture répandue.
Malgré les années, son plateau de verre ne s’est jamais fissuré, à tel point qu’elle t’apparaît aujourd’hui presque incassable. Tu te demandes même si un coup de marteau viendrait à bout de cet épais alliage industriel. La vitre céderait, c’est certain. Le métal finirait par se tordre de douleur, mais il faudrait compter sur une brave résistance. Voilà bientôt vingt années qu’elle tient le coup. C’est une battante, une table basse fière et forte, pas le genre à lâcher facilement. Ces Suédois et leurs foutus meubles ont vraiment réussi leur coup : c’est ce que tu te dis en te marrant.
D’un geste sur l’interrupteur, tu plonges l’appartement dans l’obscurité. N’y subsistent plus que des points lumineux, diodes rouges, vertes et bleues disséminées dans l’atmosphère.
Votre cuisine est équipée d’appareils efficaces et d’une vaisselle sympathique. S’y asseoir pour prendre le petit déjeuner est un plaisir quotidien, peut-être même qu’il est tentant de parler de bonheur, pour autant qu’on puisse y goûter au quatrième étage d’un immeuble engoncé dans la ville. Celui-ci survit avec peine dans cette forêt de briques et d’étages, au milieu d’autres blocs de béton, coincé entre des ensembles disparates aux lignes dures et à la silhouette massive. Votre intérieur vous protège, résiste à l’écrasement des murs, au zébrage de ces rues et de ces croisements, à l’étouffement des milliers d’appartements qui l’encerclent. Il faut bien vivre quelque part : votre chemin vous a conduit là, en plein cœur d’une métropole du monde moderne.
Si tant de touristes veulent venir y passer leurs vacances, c’est que l’endroit vaut le coup, assurément. Devant ces intarissables flots d’êtres humains qui vont et qui viennent, vous trouvez refuge dans ce chez-vous qui a nécessité tant d’heures de décoration, un endroit où vous vous sentez bien. C’est une fable à laquelle vous tenez, et vous entretenez cette belle histoire autant que possible. Puisque à l’extérieur tout est fou et inquiétant, autant rester chez soi et s’y déclarer heureuse, quand bien même ce bien-être factice n’est qu’une vue de l’esprit.
Vous qualifiez les teintes de votre salon de personnelles. Un simple coup d’œil à travers les fenêtres de vos voisins vous ferait comprendre que vos goûts sont avant tout ceux de votre époque, qu’un jour les murs taupe, les accessoires sobres, les fauteuils recouverts de housses interchangeables et lavables en machine, les tableaux abstraits aux tons vifs seront jugés avec la même cruauté que les décors des années passées, ceux qui subsistent çà et là dans les résidences secondaires.
Tiens donc, voilà que vous levez les yeux au ciel. Vraiment ? Vous riez à la vue des carreaux marron et violets, des moquettes trop épaisses, des tonalités d’autrefois et des affiches ringardes ? Vous vous moquez de ces temps où la décoration avait emprunté des chemins excentriques ? Un peu de patience, Alice. Un jour ou l’autre, vous considérerez aussi durement votre époque. Vous trouverez ces appartements défraîchis et ces intérieurs vieillis.
Quant à l’éclairage vous n’avez pas lésiné, accumulant les lampes pour donner à l’ensemble une intimité modulable et tamisée. Il est humain, et on vous le pardonne volontiers, d’assurer que cela tient d’une volonté et non de la nécessité. La vérité est que vous avez peur du noir, et que les temps qui courent ravivent vos terreurs nocturnes.
Ce qui lui plaît dans la nuit tient, entre autres, aux désirs sauvages que chacun peut exprimer. Feutré, son choix s’est porté sur une tenue simple mais séduisante : un ensemble en cuir ajusté et sans motifs, noir évidemment. Le contrepoint du maquillage redonne un peu de fraîcheur à son visage. Les lèvres ont été délicatement soulignées, une ligne de front tracée sur une bataille blanche et poudrée.
Homme ou femme, peu importe : les apparences ne font pas tout dans l’obscurité. Pour s’y fondre, l’attitude est primordiale. Quand viennent les ténèbres, les repères se brouillent et les limites se déplacent, amenant les corps à se mouvoir autrement et les âmes à se révéler. En outre, depuis quelques semaines des événements en apparence isolés se sont constitués en une effroyable réalité : il y a dans la ville quelqu’un ou quelque chose qui sème la terreur.
Cela n’empêche personne de sortir, bien au contraire. Avec cette actualité, beaucoup rentrent dans la nuit avec d’autant plus d’ardeur. On prend des risques, on joue à se faire peur. Ce frisson a d’ailleurs pour corollaire une fierté obscène, comme s’il fallait se réjouir de cette particularité nouvelle qui a gagné l’endroit. La vie urbaine a conservé ses traits bruyants mais la violence latente a gagné en épaisseur. Chaque soir supplémentaire sans résoudre le mystère conforte l’excitation populaire.
Les meilleures heures arrivent, David, et tu sais très bien que tu ne vas rien en faire. C’est un rien presque organisé, un rien connu et répété, une occupation à laquelle tu t’adonnais il y a quelques années, un rituel personnel. Tu veux recommencer, goûter à cette enivrante errance.
Avant de refermer derrière toi la porte de l’appartement, tu jettes un œil sur ton royaume endormi. Dans le salon éclairé par la lumière du palier, les photos retracent le passé heureux de ta petite famille. C’est mignon comme tout, mais tu es incapable d’en profiter sereinement. Sur un coin de la table basse, toujours encombrée de mille et une choses, on peut voir ce que tu viens d’y laisser. Les bières que tu as sifflées, des miettes de tabac et de marijuana. Un résidu de poudre blanche. Par réflexe, tu portes la main à ton nez pour effacer les traces de tes conneries.
Tu humes l’air à la recherche d’une odeur particulière. L’absence de senteur en provenance de la cuisine se conjugue aux effluves rances d’une cigarette fumée à l’intérieur. Ta femme et tes enfants, comme d’habitude, sont partis un jour avant le début des vacances pour éviter les bouchons et arriver à bon port sans pleurs ni agacement. Tu les rejoindras dans quelques jours au bord de la mer. En attendant les retrouvailles, la soirée t’appartient.
Dans l’habitacle confortable tu prends place, savourant par avance les instants à venir. Tu hésites sur le choix de l’ambiance sonore pour accompagner ta dérive nocturne. Les idées de chansons ne manquent pas. Tu penches pour un des premiers albums d’un groupe oublié dont les membres, considérés à tort comme morts et enterrés depuis belle lurette, barbotent sans doute dans une piscine, les cheveux blancs et les instruments au repos. Pour planer, rien de mieux que ces riffs de guitare. Juste avant d’appuyer sur le bouton lecture, tu te ravises. La musique attendra, voilà un moment idéal pour écouter les informations à la radio.
L’actualité brûlante dicte le programme. Tu te réjouis d’avance de ce qui va être exposé et contredit, crié et répété, affirmé et questionné. La ville tremble, parcourue de peur et d’inquiétude. La situation ne t’effraie pas outre mesure, pas plus que la solitude du soir ne t’attriste. À l’abri derrière les vitres de la voiture, probablement aussi solides sinon plus que le verre de ta table basse, tu t’élances sur l’asphalte encore chaud. Ta main gauche tient le volant, la droite s’affaire à chercher la bonne fréquence et à régler le volume. Tu souris, excité par ta soirée.
Les phares des voitures zèbrent l’obscurité. Vous observez la ville depuis la fenêtre de votre salon, plissant les yeux pour distinguer l’horizon au-delà des papillons de nuit qui dansent devant les carreaux. Quelques rues, une place, un square recèlent ce mystère dont tous parlent avec autant d’inquiétude que d’excitation. Dans cette vaste urbanité se cache une nouvelle menace qui pointe quand la nuit tombe. Comme si vos propres craintes ne suffisaient pas.
Ne faites pas semblant d’ignorer, ne minorez pas. Vous avez peur du noir, c’est un fait. Vous n’avez pas su vous débarrasser de cette crainte et vous en éprouvez même une légère honte.
Dissimulée derrière cette fenêtre, il vous semble que rien ne pourra vous arriver. Il s’agit peut-être d’un espoir vain mais il faut bien vous y accrocher. Derrière vous, les meubles tremblent. Le tapis jauni scintille d’angoisse et la table frémit. Elle en sait plus que vous, Alice, car vous regardez dehors alors que c’est dedans qu’il faudrait chercher.
Vivre la nuit tient à un savant équilibre. Se faire trop remarquer apporte une pression supplémentaire, car pour exister il faut alors se montrer à la hauteur de ce qu’on a exposé. À l’inverse, se fondre dans la foule réduit l’individu, mangé par le nombre de ses semblables. Cela est aussi vrai le jour, mais quand le soleil disparaît les conséquences sont plus importantes. Les corps qui brillent attirent la lumière. Ceux qui n’ont pas su ou pas osé se distinguer deviendront d’innocentes mais réelles victimes. Multiples sont les façons de se faire piétiner, de l’indifférence à l’agression physique.
Avant de sortir, ses vêtements ont donc été soigneusement choisis et le maquillage appliqué avec d’autant plus d’attention. Le calme tranquille des intérieurs où l’on se prépare est maintenant derrière elle. La silhouette longiligne s’est faufilée dans la torpeur de la nuit.
Se frotter aux autres, voilà l’enjeu de sa soirée. Ses bottines effleurent le macadam, pour un peu ce squelette s’élèverait dans les airs. Port de tête altier mais regard sombre, démarche silencieuse. À un moment il faut bien se rendre à l’évidence : le chemin n’a pas pu être parcouru en vain. Se résoudre à rentrer dans la nuit, pour de bon.
Au détour d’une rue interminable qui semble appartenir à un décor, la silhouette de cuir s’arrête, inspire longuement avant d’affronter l’intérieur. Les ailes repliées, un demi-sourire aux lèvres, ce corps vêtu de noir s’engouffre dans un établissement plein de chaleur et de lumière, ampoule géante chauffée à blanc.
Vous observez les insectes virevoltant près de la fenêtre. Pourquoi donc sortent-ils la nuit s’ils sont attirés par la lumière ? La bêtise n’est que de la paresse, vous pourriez trouver la réponse à cette question. Vous le savez bien, puisque vous êtes professeur, Alice, et que vous répétez à longueur de journée à vos élèves que le savoir est à portée de main, pour celui ou celle qui veut bien s’en donner la peine. Vous dites mais vous ne faites pas. Qu’importe, cette interrogation restera un mystère de l’existence.
Vous les regardez s’agiter et vous vous demandez s’ils communiquent entre eux, et comment. Peut-être qu’ils chantent et qu’ils dansent. Qu’ils s’appellent et se supplient, se tournent autour et se séduisent. Toutes ces choses qu’accomplissent les gens de votre espèce, surtout le soir. Des comportements ordinaires pour vos semblables, mais vous n’êtes pas comme eux. Vous n’avez jamais été un papillon de nuit.
Les soirées ne vous amusent pas, pas plus aujourd’hui qu’avant, y compris à cet âge où, coincé entre deux mondes, on recherche les lumières sombres de la fête, les contours flous et les consommations artificielles. Vous avez été une jeune adulte réservée après avoir incarné une adolescente solitaire. Vous tenant à l’écart des excès, évitant les crises et les révoltes, vous êtes toujours restée bien sagement au milieu du chemin, sans jamais trop vous approcher des bords.
Ce n’est pas un manque de curiosité, dites-vous, c’est ainsi que vous êtes. Une fille calme. Vous auriez voulu devenir une autre mais vous n’avez pas su vous plonger dans ces rituels qui ont tant passionné vos camarades. Pour vous, le soir on reste chez soi, devant la télévision ou bien un livre à la main, des heures qu’il faut mettre à profit pour étudier. Vous regardez la nuit qui tombe avec effroi, alors vous cherchez des excuses. Les mécanismes de contrôle de la peur sont d’une sophistication étonnante, chez vous comme chez les autres. Vous faites tout votre possible pour éloigner ces vieilles craintes tenaces.
Lorsque vous étiez enfant, votre mère fermait les volets, qu’elle recouvrait ensuite d’une bonne épaisseur de tissu. Vous n’habitiez pas dans ces maisons aux fenêtres presque nues et baignées de la clarté lunaire, à peine pourvues d’un voilage transparent. Vous étouffiez quand les ouvertures de votre chambre se réduisaient ainsi. L’espace qu’on vous avait alloué devenait presque hermétique. Prise entre la peur du noir et l’inquiétude de l’enfermement, votre cœur s’emballait. Alors vous insistiez pour qu’on ne ferme pas la porte et qu’on laisse la veilleuse allumée.
Les lourds panneaux de bois ont été remplacés par des stores métalliques automatisés. Les rideaux ont quant à eux perduré, comme la lampe de chevet et la porte entrebâillée, héritages de ces années où vous préfériez ce stratagème à la construction d’une véritable intimité. Ces angoisses vous ont suivie et vous accompagnent encore, même à l’hôtel ou bien chez les autres.
Mettre la nuit à distance mais garder un chemin pour s’échapper. Ne pas laisser l’obscurité gagner. Ne pas être enfermée, se ménager une issue de secours.
Depuis l’entrée, la silhouette de cuir s’est faufilée jusqu’au comptoir, espérant y trouver ce qu’elle est venue chercher : de la drague directe et facile, de l’allumage nocturne, des blagues qui fusent et des reparties bien choisies. Ce soir, si la conversation s’engage, elle risque de tourner autour de ce qui fait l’actualité. Parce que ces nouvelles écrasent tout le reste et s’imposent.
Dans ce bar, les anonymes urbains ne font plus qu’un. Au lieu de profiter de la musique, ils partagent un unique sujet de discussion. On apostrophe son voisin, on intervient pour mettre son grain de sel, on confirme les propos de l’un ou bien on contredit un autre.
Pour bien faire et entretenir cette atmosphère étrange, le patron a branché les télévisions, d’ordinaire réservées aux retransmissions des matchs de football ou aux débats des élections.
Les écrans ressassent les informations multiples et contraires sur ce qui secoue la ville, faisant presque oublier le reste. L’économie n’est pas à l’arrêt mais passée au second plan. L’inflation peut attendre, les licenciements aussi. Un conflit armé ou un attentat terroriste n’auraient pas droit à plus d’égards. Tout le monde veut couvrir les événements mais comment anticiper l’évolution de la situation ? Comment filmer une guerre dont on ne sait où vont se dérouler les prochains combats ?
Loin d’être désemparés, les journalistes sillonnent la ville à l’affût de nouveaux indices, d’éléments oubliés. On questionne la police, on gratte pour savoir ce que signifient vraiment les dernières déclarations des autorités. Sommes-nous tout à fait certains qu’on ne nous cache rien ? Nous a-t-on tout révélé ?
On a dit ce qu’on savait, c’est-à-dire pas grand-chose. C’est encore le meilleur moyen de faire grandir la terreur.
Vous êtes devenue une femme et vos peurs ridicules n’ont pas disparu. Néanmoins, elles ont rapetissé et vous arrivez même à en rire. Vous vous moquez de vous-même et de vos habitudes. Vous contemplez encore la ville, vous sondez cet extérieur qui ne vous a jamais accueillie. Dans un instant, il sera l’heure d’en finir avec la nuit, d’appuyer sur le bouton magique. Les lamelles des volets descendront et se compresseront jusqu’à ce que les jointures soient parfaitement étanches, que rien ne puisse se faufiler entre elles. Il n’y aura alors pas la place pour le moindre rai de lumière, encore moins pour les yeux avides d’un cambrioleur. Prisonniers entre vitre et store, les insectes devront tenter de survivre et attendre le lendemain matin pour s’échapper.
Toutes ces précautions sont bien inutiles. Les éventuels rayons de lune ne vous empêcheraient pas de dormir, surtout quand l’ampoule située près de la tête de lit se consume toute la nuit. Quant aux voleurs, il leur faudrait bien du courage pour escalader les quatre étages par les balcons, d’autant plus qu’il n’y a rien à dérober chez vous, rien en tout cas qui vaille la peine de prendre un risque. Vos objets à la valeur marchande élevée se comptent sur les doigts d’une main mutilée. Bijoux fantaisie, télévision moyenne gamme, livres d’occasion, vêtements ordinaires : voilà à quoi se résument vos possessions.
Avant de vous barricader, vous vous laissez aller à un dernier instant de rêverie face à cette ville plongée dans la nuit. De ces bâtiments qui s’étalent, on devine les formes bétonnées qui crapahutent irrégulièrement à l’horizon. En bas, dans la rue, le flot de voitures s’est tari. Il reste un livreur ici, un couple là, des jeunes alcoolisés et une famille tassée dans un camion de déménagement. Des travailleurs acharnés qui n’ont pas tout à fait fini leur journée, des âmes solitaires qui n’ont pas peur d’affronter le noir. Vous vous demandez quelles sont ces vies qui zigzaguent entre feux et carrefours, qui se déplacent dans le dédale sans fin des couloirs de goudron, dans leurs habitacles modernes et renforcés. Les lumières blanches et rouges ressemblent à des lucioles agitées, qui freinent et qui accélèrent, qui roulent et qui s’arrêtent, qui s’échappent au loin après être venues sous votre fenêtre pour vous narguer. Ces gens-là vivent, pas vous.
D’habitude, vous vous perdez dans ce paysage urbain. Ce soir, le fil de votre errance mentale se révèle moins tranquille. Le vagabondage de votre esprit est perturbé par un élément nouveau, une coquetterie morbide dont s’est parée la ville. Elle s’est habillée avec naturel de la terreur de tous. Il vous semble que vos peurs usuelles sont magnifiées par cette crainte qui croît dans chaque foyer.
Vous laissez le store implacable s’abattre et remplir son rôle protecteur. Vous tirez le rideau. Vous vous retournez, et là, au milieu de votre salon, rien n’est plus inquiétant que ce qui vous contemple. Vous êtes immédiatement envahie par l’espoir stupide que cela se trouve bien dehors, au loin, en train de détruire ou de dévorer, n’importe quoi ou n’importe qui, n’importe où mais pas à l’intérieur de votre appartement.
Dans votre salon, Alice, vous voilà terrorisée par la forme humaine qui vous scrute avec obstination.
Entêtés, sûrs et certains du choix de leur destination, les touristes débarquent ici par poignées de mille, attirés par la réputation de cette capitale qui ne meurt jamais. Ils suivent un itinéraire recommandé qui les mène d’une église à un monument, d’un bâtiment à un autre, enchaînant points de vue et cartes postales, mitraillant des endroits déjà photographiés sous toutes les coutures.
Loin d’être éteints, les charmes de cette ville agissent toujours. Pourtant, perceptible et inexorable, le déclin la transforme lentement en métropole infréquentable. Pour l’instant, la fabuleuse cité d’autrefois peut encore se nourrir de son glorieux passé, resplendir aux yeux de ces étrangers qui la désirent sans se douter qu’ils seront déçus, forcément. Toi qui habites ici, David, tu sais que l’essentiel ne se trouve pas là, dans ces parcours fléchés sur des plans colorés. Ni dans une prouesse architecturale, ni dans le témoignage d’une époque dorée. Il n’y a rien à apprécier dans cette collection de quais, de ponts et de places. Rien et tout, car ce ne sont pas les détails qu’il faut approcher, mais l’ensemble qu’il faut embrasser.
Fuir les files d’attente, s’éloigner des foules, échapper au soleil de plomb qui attire les masses, refuser ces musées imposés par les guides comme des évidences. Ne pas s’épuiser à arpenter les trottoirs, ne pas chercher à cocher les attractions sur une liste. Ils disent qu’il faut voir ceci et puis cela, qu’il faut aller ici et ensuite là, qu’il faut faire comme ci et enfin comme ça. Ils passent à côté du véritable ensorcellement de cette ville, qui ne se laisse vraiment découvrir que de nuit.
Tu dis que cette métropole gagne à être parcourue quand les voitures sont garées et les embouteillages dispersés. Cette cité impose la magnificence de ses ténèbres à ceux qui veulent bien la transpercer de part en part, volant en main et étoiles imprimées sur la rétine. Si tu devais faire visiter cette ville, ta ville, David, tu baladerais le touriste en pleine nuit. Gloire aux chauffeurs de taxi qui profitent chaque soir des parfums sombres de l’urbanité, et qui connaissent la capitale ainsi : heureuse, noire et scintillante.
Tu es lancé dans une balade sans autre but que celui de t’imprégner de cette atmosphère. C’est en tout cas ce que tu te racontes. Tu aimes les histoires, et comme d’habitude tu es à la fois conteur et spectateur. Tu ralentis bien avant les feux rouges pour qu’ils repassent au vert avant d’avoir eu le temps d’arrêter ton véhicule, afin que la magie du mouvement opère, que le moteur murmure sans gronder, que les pneus frissonnent sans crisser. Tu admires les bâtiments, épies les gens et scrutes les appartements, surtout ceux où on s’agite encore. Tes yeux picorent ces fourmis lumineuses. Tu imagines des vies, tu leur devines des problèmes, tu leur inventes des échappatoires. Les couples s’embrassent, les intérieurs s’animent, les magasins crépitent. Autour de toi les monuments apparaissent et les scènes disparaissent : de nouvelles existences que ton imagination démultiplie.
La radio sert de bande-son à la nuit, la rendant plus inquiétante encore. En direct depuis l’endroit où a eu lieu le dernier événement, une journaliste dépêchée dans l’instant commente.
Elle dit choc et quartier habituellement calme. Elle continue, tension lourde et climat pesant. Elle conclut témoignages contradictoires et forces de l’ordre.
À ces mots, la régie relance. Parler de la police est toujours bon pour l’audience, c’est un terme magique qui fait tendre l’oreille. La jeune femme peut reprendre son souffle, relire ses fiches et répondre à la question de l’animateur.
Les enquêteurs, les indices, les mêmes blessures, le couple ensanglanté, et la sentence il est déjà trop tard.
Dans les profondeurs nocturnes, les ondes en ébullition ravivent les angoisses.
Plus fort que la radio, le cirque télévisuel a pris ses quartiers, au chaud et en studio. Il faut occuper le temps d’antenne et l’attention des cerveaux. Puisqu’on ne sait rien, on va faire en sorte qu’il y ait tout de même quelque chose à raconter. On pérore, on spécule. On filme les agissements passés, on interroge encore et encore les victimes, on tend le micro aux voisins qui ont tout entendu, même ceux qui dormaient sur leurs deux oreilles.
Lorsque la télévision est privée de direct, elle comble le vide en sollicitant n’importe qui sur n’importe quoi. On réunit un sociologue et un urgentiste, un représentant des forces de l’ordre et un élu local. Ceux-ci sont des semi-célébrités, ceux-là des semi-anonymes, ce qui revient au même. À cette bande hétéroclite, on ajoute une actrice de cinéma, pour la touche artistique et féminine, qui ne peut être assurée par la présentatrice. Cette dernière est trop occupée à jouer son rôle, une bassine d’huile à la main, prête à raviver le feu des débats.
L’audience se nourrit des désaccords : plus ça tranche, plus ça clashe, mieux c’est − pour tout le monde d’ailleurs. Pour le téléspectateur qui sort de son assoupissement, pour les publicités vantant les rasoirs dernier cri, les soupes maison comme autrefois ou les nouvelles voitures intelligentes, pour les starlettes ravies de ce passage dans la lumière.
Semant un peu plus la confusion dans les esprits, des informations écrites constellent l’écran. Des bandeaux déroulants clignotent. Les questions défilent et les rappels s’incrustent. On ne sait plus où donner de la tête mais le message est clair : alerte, urgence, important, attention, événement.
Au milieu du brouhaha du bar, inutile de chercher à comprendre ce qui se dit dans le poste : l’écran et ses zébrures textuelles suffisent. Conscient de la force de l’image, le patron a coupé le son de l’émission, préférant charger l’atmosphère des musiques habituelles de l’établissement, des titres coulants et pleins de la tension nocturne qui secoue la ville.
La silhouette de cuir ne tremble pas, elle porte même beaucoup d’intérêt à l’agitation du moment. Autorisation fugace d’un sourire amusé sur la situation. L’instant d’après, il lui faut reprendre contenance. Regard perdu, traits détendus. La nuit dans un bar, la solitude ne dure pas. Tôt ou tard, une proie va montrer le bout de son nez. Si le jeu sera facile, si la conversation va rester légère, si le moment aura un peu de valeur ? Il suffit de patienter.
Le bain de la terreur, voilà dans quoi ta ville est plongée, David. Tu devrais avoir peur pour ta femme et tes enfants. Mais ils sont loin d’ici, près d’un bord de mer bourgeois où ils ne risquent rien. Tu es un peu anxieux, à peine, juste en surface, là où les poils se dressent sur la peau. Et malgré toi tu es excité, amusé par l’odeur du sang dans l’air. Tu te réjouis que la vie reprenne tout son sens.
Tu rôdes d’un quartier à un autre, la radio en sourdine pour alimenter de messages subliminaux ton cortex en pleine activité. Tu parcours les rues dans lesquelles tu as traîné autrefois, pour un client ou une copine. Certaines avenues ne te disent rien, d’autres t’interpellent. Dans cette ville, David, tu es chez toi partout et nulle part. Tu as travaillé ici mais tu n’es jamais passé par là. Tu as habité à deux pas mais tu ne connais pas ce nouveau café. Tu as fréquenté ce bar mais tu as évité ce restaurant. Tu revois les visages de ces époques, tes rêves et tes espérances d’alors.
La nostalgie t’envahit, par bouffées ton passé rejaillit. Tu tentes de rattraper les possibilités échues, comme si la vie pouvait te proposer des secondes chances, des reset et des retours en arrière. Tu t’imagines partout où tu aurais pu être, avec qui et pour faire quoi. Tu aurais eu un autre travail et une autre vie, un autre appartement et une autre femme. Tu as fait des choix que tu ne regrettes pas mais tu aimerais avoir de nouveau le droit de lancer les dés, de prendre un autre chemin, de tenter une nouvelle aventure. Tu n’es plus toi-même, tu es tous ces toi qui n’ont jamais éclos, qui s’offraient à toi et que tu as refusés pour incarner celui que tu es devenu. Tu as abattu tant de cartes, pensant avec naïveté que tes décisions étaient rationnelles, mesurées, motivées, tes bifurcations professionnelles et personnelles maîtrisées. Leur seule logique était celle du hasard, l’obéissance à des impératifs physiologiques.
Les rues dans lesquelles tu engages ta berline activent ton système limbique. Tu croises des regards féminins qui t’invitent à descendre de voiture. Elles sont dehors et tu es dedans, et bien sûr se réveillent en toi l’instinct masculin et la folie sexuelle du gène reproducteur. Tu t’avises de ce changement, tu sais à la fois ce qu’il signifie et comment y remédier. Il te faut aller jouer un peu, pour de faux, sans pousser les choses jusqu’au bout. Il suffirait d’une proie, une seule, inoffensive, qui se laisserait draguer dans l’heure et que tu abandonnerais avant même qu’il se passe quelque chose.
Tu fais semblant de découvrir cette envie qui monte, alors que tu savais très bien ce qui arriverait en sortant seul dans la nuit, rempli de drogue et d’alcool. Tu veux te prouver que tu es encore en vie, que tes choix ne t’ont pas emmené dans un cul-de-sac, que des options sont encore ouvertes. Tu veux montrer au David qui est à l’intérieur que tu es encore beau et puissant, que tu peux séduire et convaincre.
Tu erres et tu te projettes dans ces hypothétiques trajectoires, et pourtant dans le même temps tu tentes de te convaincre que c’est idiot, que tu serais mieux chez toi, que tu as assez tourné, que c’est l’heure de rentrer. Tu paries la minute suivante sur le prochain visage de femme que tu croiseras. Si elle respire la possibilité d’une promesse, l’espoir d’une nuit volée à ton quotidien, l’image d’une discussion alcoolisée, inutile mais agréable, alors tu te gareras et tu iras à la rencontre de cette maîtresse en puissance.
Tu espères qu’elle sera belle et attirante et évidemment tu pries pour qu’elle soit vieille et laide. Tu voudrais tromper et rester fidèle. Tu es perdu, gagné par tes démons intérieurs.
− Elle prend quelque chose, la demoiselle ?
Le dernier mot est de trop mais c’est difficile d’en tenir rigueur au barman. Il faut le comprendre, il joue son rôle. Entre servir et séduire, la limite est si mince. Bien sûr qu’elle prend quelque chose ! Elle n’est pas venue jusqu’ici simplement pour goûter l’ambiance. Elle veut draguer et elle est ravie de constater que ses atours fonctionnent à merveille. La noirceur du cuir et la pâleur du fond de teint l’ont transformée en cygne noir.
Elle se laisse tenter par un de ces cocktails maison qui valent sans doute plus par leur nom que par leur contenu. Peu importe, car dans ces moments le verre n’est qu’un accessoire, un prolongement naturel du corps. La coupe est tenue du bout des doigts comme une manière de se raccrocher au décor, de montrer qu’on a sa place ici, qu’une rencontre est possible.
Il n’y a plus qu’à attendre désormais, que son verre soit servi et surtout qu’un homme approche. Cela ne devrait pas trop tarder. Dans un bar à moitié vide, dans une ville où il ne se passe jamais rien, un sacré morceau de patience serait requis. Ici, elle pourrait presque parier sur le temps qui va s’écouler avant qu’un soupirant frappe à la porte de son espace intime : cela va vite arriver. Les esprits sont échauffés par l’affluence, excités par l’alcool, encouragés par l’actualité. Sans être une de ces incontestables beautés qui reçoivent un assaut de propositions en quelques secondes, elle connaît la force de ses atouts. Impossible qu’elle reste seule très longtemps.
Contre la pesanteur de la solitude, l’écran remplit toujours sa fonction. Vous nourrissez l’idée d’en apprendre plus sur ce qui se trame en ce moment, c’est pourquoi le choix d’une chaîne d’info en continu vous a semblé évident. Vous êtes comme tous les autres, vous voulez savoir. La télévision est votre temple, et une nouvelle fois vous y pénétrez d’une simple pression sur la télécommande.
L’église, la vraie, vous n’y avez jamais mis les pieds, sauf bien sûr pour visiter les vieilles cathédrales, mais aucunement pour assister à quelque office que ce soit. Votre famille n’était pas pratiquante, et quand bien même elle l’aurait été, c’est à la synagogue que vous vous seriez rendue. Vous portez un regard dur sur ces croyances millénaires : vous enseignez l’histoire et connaissez les ravages que ces créations humaines ont engendrés. Néanmoins, tapi à l’intérieur de votre être, il reste un vieux fond rance de légendes tenaces, un folklore que vous n’avez jamais réussi à totalement évacuer.
Vous refusez de croire, pourtant une partie de vous doute encore. C’est mieux ainsi : c’est ce que vous vous dites pour vous convaincre de votre rationalité sérieuse mais pas obstinée. Vous vous pensez – à juste titre sans doute – différente des masses manipulées. Il ne vous viendrait jamais à l’idée d’écouter les conseils d’un rabbin, et le shabbat est à vos yeux un concept obsolète. Vous ne vous y êtes jamais astreinte et vous en êtes ravie. Vous comprenez bien l’idée de cette parenthèse offerte pour se ressourcer une fois par semaine, mais elle vous paraît tout de même bien obscure et en complet décalage avec votre époque. Vous ne vivez tout de même pas au fond du désert avec une caravane de chameaux à vos côtés !
Vous habitez la ville, c’est vendredi soir, et puisque vous ne sortez pas, il vous faut bien rester connectée au monde qui est le vôtre en regardant la télévision. Oui, convainquez-vous que vous êtes une femme douée de raison, un individu qui fait ses propres choix sans se référer à un ordre surnaturel et imaginaire. Pourtant vous suivez la foule moderne et faites grimper l’audience de l’émission qui aura ce soir un seul et unique sujet de discussion.
Penchée sur votre table de travail, vous avez mis de côté les copies des élèves et vos mains se concentrent sur ce qu’elles ont à faire. Depuis plusieurs semaines, vous vous adonnez distraitement à une activité artistique qui était enfouie dans les profondeurs de votre jeunesse. C’est une pratique ancestrale qui a certes perdu de sa superbe mais qui à vos yeux a conservé ses charmes. Vous ne nourrissez aucune autre ambition que celle de vous évader, à moins que ne subsiste dans votre inconscient le mythe tenace de la réalisation personnelle. Vous verrez bien, Alice.
Les invités du soir ont monté le ton, l’émission commence à prendre. On n’y a encore rien appris qu’on ne savait déjà, mais certaines répliques n’ont pas manqué de piquant, et quelques réactions indignées vous ont même arraché un éclat de rire. Quel beau spectacle que celui d’hommes et de femmes à la recherche d’un peu de lumière ! Prêts à vendre leur dignité en braillant plus fort que le voisin pour exister dans ce monde, ils mettent le paquet pour arriver à leurs fins. Ce qui se passe dans la capitale les inquiète autant qu’il les sert. Mystérieuse menace et promotion idéale. Tout le monde a un avis mais ces gens du petit écran se figurent que leur opinion a plus de poids, du fait de la résonance du studio auquel on leur a donné accès.
Vous ne voyez pas ces pantins s’agiter. Vous les écoutez, c’est bien suffisant. L’oreille tendue, vous ne perdez pas une miette des débats. Un élu, un syndicaliste ou une de ces figures qui se sentent obligées de parler pour les autres, envisage les récents événements comme un défi lancé à la société, l’occasion de se rassembler pour combattre le mal. On sent que l’imprécation religieuse n’est pas loin. Vous souriez et derrière vos fossettes se cache le pressentiment que tout cela risquerait de déraper, qu’avec ce prétexte-là on pourrait se laisser aller à des législations extrêmes. La terreur est mauvaise conseillère. Vous vous rassurez, on n’en arrivera pas là.
D’un pas léger, vous vous rendez à la cuisine. Du fait de la surface réduite de votre appartement, nul besoin de monter le volume à outrance. Vous pouvez continuer de suivre le programme alors que vous avez quitté la pièce.
Vous buvez. Encore et encore. Un grand verre d’eau fraîche. Un deuxième. La lourdeur du climat vous épuise. Point de chaleur mais une atmosphère écrasante. L’air colle à la peau. Pour bien faire il faudrait laisser les fenêtres ouvertes, mais c’est une option évidemment impensable.
Soudain, l’émission se tait, vous plongeant dans un silence inattendu. La télévision s’est éteinte. »

Extrait
« Vous regardez ces humanoïdes argileux et vous êtes parcourue d’une folle tension nerveuse. Sont-ils en terre et inertes ou bien faits de chair et de vie? Vous les touchez pour en avoir le cœur net. Le contact froid et cuireux ne laisse pas de doute. Dans ces statuettes immobiles, aucun battement, aucune vie. » p. 66

À propos de l’auteur
Après avoir rédigé des articles pour des magazines online, Charles Roux a écrit des nouvelles. Les monstres (2021) est son premier roman publié. (Source: Babelio)

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Vers le soleil

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En deux mots
Comédien désargenté, Sacha se voit proposer un rôle inhabituel, jouer le rôle d’un oncle pour une petite fille malade. En quelques années, il va prouver son talent, mais surtout s’attacher à sa «nièce». Lorsqu’ils sont en vacances en Toscane, il apprend que sa mère fait partie des disparues de la catastrophe de Gênes…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Tu es le soleil de ma vie»

Julien Sandrel nous revient avec un quatrième roman en quatre ans. «Vers le soleil» est tout aussi réussi que les précédents et démontre avec beaucoup d’émotions à la clé qu’on choisit sa famille!

Depuis le succès de son premier roman La chambre des merveilles, paru en 2018, Julien Sandrel nous offre tous les ans un nouveau livre. Avec La vie qui m’attendait et Les étincelles, il a à chaque fois exploré un univers différent, mais il a aussi à chaque fois trouvé le scénario bluffant, la situation qui entraine le lecteur à partager de fortes émotions en suivant des personnages qu’il n’a plus envie de lâcher.
Disons-le d’emblée, Vers le soleil ne déroge pas à la règle. Toujours fort générateur d’émotions, il ajoute même cette fois une tension digne du meilleur des polars.
Cela commence par une rencontre à la terrasse d’un café parisien. Sacha, le narrateur, aimerait oublier ses petits boulots et percer enfin comme comédien. Mais pour l’instant, il fait surtout de la figuration, comme dans ce Malade imaginaire où il a un petit rôle. Très vite, il n’écoute plus ses partenaires, car il est subjugué par une femme attablée un peu plus loin. Et si sa tentative d’approche est plutôt maladroite, il parvient tout de même à laisser son numéro de téléphone à Tess, la belle inconnue.
Contre toute attente, elle va le rappeler pour… lui proposer un rôle. Les médecins lui ont conseillé d’entourer sa fille malade de figures paternelles, elle qui est née prématurément et sans père. D’abord incrédule, Sacha va accepter et s’inventer un rôle de tonton. Et cette fois, il a un premier rôle qu’il remplit à merveille.
Au fil des ans, il est de plus en plus présent et va finir par accepter de partir avec sa nièce en vacances en Toscane. Tess les rejoindra après une visite à Gênes chez son amie Francesca. Nous sommes le 14 août 2018 et Francesca vit avec son fils au pied du Pont Morandi.
Alors que Sacha passe un bon moment avec sa nièce au parc aquatique, une longue portion du pont s’effondre, écrasant la maison de Francesca, qui parviendra à fuir. Les autres occupants sont portés disparus et ne répondent plus au téléphone.
Sacha ne veut pas affoler Sienna et décide de ne rien lui dire. Mais ce dilemme n’est rien à côté de ce que lui apprend Francesca sur Tess. Victime de violences conjugales, elle a fui son pays et changé d’identité, Sophie Moore devenant Tess Moreau, après que Tom, son compagnon, ait été arrêté avant qu’il ne mette ses menaces de mort à exécution.
«Sacha, tu sais que je suis une incorrigible optimiste, alors ce que Je pense intimement, c’est que Tess ne mourra pas. Mais je suis aussi une pragmatique. J’ai appris à envisager le pire. Sacha, si Tess mourait, non seulement tu n’aurais aucun droit sur Sienna, mais la police remonterait la piste Sophie Moore, tôt ou tard. Les parents de Tess découvriraient l’existence de Sienna, et deviendraient ses tuteurs officiels. À moins que…
Mon Dieu. J’ai compris ce qu’elle s’apprête à dire. Je formule moi-même la suite, d’une voix blanche.
— À moins que Tom ne comprenne que Sienna est sa fille, et n’en demande la garde.»
En prenant la route pour Capalbio et le Jardin des Tarots de Niki de Saint-Phalle avec Sienna, on imagine tout à la fois le flot d’émotions et la difficulté à continuer à faire comme si de rien n’était. D’autant que l’étau se resserre. Comme le lui apprend sa logeuse, Sienna est désormais recherchée par la police. Alors qu’à Gênes, il n’y a aucun signe de vie des victimes, Sacha doit prendre la fuite. Parviendra-t-on à sauver Livio et Tess? Sacha réussira-t-il à échapper à la police? Quand faudra-t-il dire la vérité à Sienna? Comment la parenté de Sophie Moore va-t-elle réagir? Tels sont désormais les enjeux de ce roman que Julien Sandrel mène tambour battant, comme à son habitude.
Entre les mots d’enfant et les combats des adultes, entre l’envie d’un cocon protecteur pour la petite fille et les drames qui ont frappé sa mère, le romancier choisit d’aller, envers et contre tout, Vers le soleil.

Vers le soleil
Julien Sandrel
Éditions Calmann-Lévy
Roman
268 p., 18,50 €
EAN 9782702166376
Paru le 24/02/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, en Grande-Bretagne, notamment à Durham, Cambridge et Douvres, puis en Espagne, à Madrid. Le circuit des vacances passe par l’Auvergne et Saint-Nectaire, puis par la Provence et Marseille, Aix-en-Provence, Sanary, Hyères et Saint-Raphaël avant de gagner l’Italie, à Gênes, à San Casciano, Capalbio, Grosetto, Sienne, Venise, puis sur la route allant vers la Slovénie.

Quand?
L’action se déroule principalement en août 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
IL N’EST RIEN POUR ELLE, MAIS ELLE N’A PLUS QUE LUI…UN BIJOU D’ÉMOTION
14 août 2018. Tess part vers la Toscane, où elle doit rejoindre pour les vacances sa fille Sienna et l’oncle de celle-ci, Sacha. Mais alors qu’elle fait étape chez sa meilleure amie à Gênes, un effroyable grondement ébranle la maison, et tout s’écroule au-dessus d’elle. Une longue portion du pont de Gênes vient de s’effondrer, enfouissant toute la zone. Tess est portée disparue.
Lorsque Sacha apprend la catastrophe, c’est tout leur univers commun qui vole en éclats. Tous leurs mensonges aussi. Car Sacha n’est pas vraiment l’oncle de cette petite fille de neuf ans : il est un acteur, engagé pour jouer ce rôle particulier quelques jours par mois, depuis trois ans. Un rôle qu’il n’a même plus l’impression
de jouer tant il s’est attaché à Sienna et à sa mère. Alors que de dangereux secrets refont surface, Sacha sait qu’il n’a que quelques heures pour décider ce qu’il veut faire si Tess ne sort pas vivante des décombres : perdre pour toujours cette enfant avec laquelle il n’a aucun lien légal… ou écouter son cœur et s’enfuir avec elle pour de bon ?
En attendant, il décide de cacher la vérité à la petite fille, et de la protéger coûte que coûte.

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Les premières pages du livre
« Le pont de Gênes, également appelé pont Morandi, est un édifice à haubans mis en service en 1967, afin de permettre à l’autoroute A10 – dite « autoroute des fleurs » – de franchir le val Polcevera, entre les quartiers de Sampierdarena et Cornigliano.
Le 14 août 2018 à 11 h 36, une longue portion du pont de Gênes s’est effondrée.
Le bilan définitif de la catastrophe, établi cinq jours plus tard, fait état de quarante-trois morts et seize blessés.

SACHA
Trois ans auparavant
Je m’appelle Sacha.
J’ai trente ans, j’habite à Paris, je suis comédien, et c’est en référence à Guitry que ma mère m’a nommé ainsi. Voilà pour ma biographie légèrement enjolivée, la version curriculum vitae.
Dans la vraie vie, j’habite une chambre de bonne Porte de La Chapelle, mon prénom résulte de l’adoration de feu ma génitrice pour Sacha Distel, j’essaie d’être acteur mais finis le plus souvent figurant.
Alors puisqu’il faut bien manger et que je ne suis pas allé très loin dans les études, j’exerce tout un tas d’activités : dès lors qu’on ne me demande pas de tuer quelqu’un, je suis assez peu regardant. J’ai été, en vrac, et dans le désordre : baby-sitter, jardinier, guide touristique improvisé pour touristes chinois, serveur, livreur, distributeur de prospectus, promeneur de chiens, participant à des sondages rémunérés (jusqu’à ce que les instituts s’en aperçoivent), homme de ménage, téléconseiller. On m’a même déjà payé pour faire la queue à la place de quelqu’un – oui, ça existe vraiment. Je pourrais essayer de me stabiliser, prendre un job et le garder, mais cela signifierait la fin de mes rêves de théâtre, et je ne suis pas prêt à y renoncer.
Je n’ai jamais connu mon père, et ma mère est morte quand j’avais quatorze ans. D’une overdose, dans la chambre d’hôtel d’un comédien un peu connu qu’elle aimait trop, au point de laisser son fils unique dîner seul, se coucher seul, se débrouiller seul. Je crois qu’on peut dire que je suis un vieux routier de la solitude. J’ai appris dans la douleur à quel point se lier à quelqu’un pouvait rendre malheureux, alors je ne m’attache pas. Je ne me sens bien que dans l’éphémère.
C’est sans doute pour cela que je voue une passion aux représentations fugaces de présents fantasmés : le théâtre bien sûr, mais aussi les haïkus, ces courts poèmes japonais qui visent à dire et célébrer l’évanescence des choses. On est parfois surpris quand je récite un haïku, ça ne colle pas avec ce que je dégage, apparemment : avec mon mètre quatre-vingt-cinq et mon allure sportive, on s’attend plutôt à m’entendre parler de boxe ou de football – les gens sont pétris de préjugés.
*
Lorsque je l’aperçois pour la première fois, je suis dans un café, au cœur du Xe arrondissement de Paris. Elle est en grande conversation avec une amie, à quelques mètres de moi. Sa grâce, son port de tête de danseuse, sa peau diaphane, ses grands yeux clairs mélancoliques, tout en elle aimante mon regard.
Je sors d’une représentation du Malade imaginaire, dans lequel je tiens le rôle ô combien gratifiant d’un apothicaire muet, je suis avec un groupe de collègues comédiens, mais je ne les écoute que distraitement, car j’observe cette inconnue du coin de l’œil. Quand son amie l’embrasse et quitte le bar, elle reste seule, quelques instants. J’hésite. Je n’aborde jamais une femme de cette façon. Éphémère n’est pas synonyme d’inconséquent, et je n’aime pas l’idée que l’on puisse me prendre pour un dragueur. Mais je ne peux pas faire autrement. Quelque chose en elle m’attire irrésistiblement. Si je n’y vais pas, je le regretterai.
Je prends une grande inspiration, et mon courage à deux mains. Un frisson parcourt mon corps, lorsque je m’élance vers elle. Je l’aborde, lui propose un verre, qu’elle refuse poliment. Je propose une verveine, elle refuse en souriant. Je propose de l’épouser, elle refuse en éclatant de rire. Sa beauté est encore plus évidente, à cette distance réduite. Elle me fixe étrangement, je prends ses œillades pour des encouragements… jusqu’au moment où elle m’assène « vous avez du noir, là », en désignant une coulure le long de ma joue droite. Et merde, j’avais oublié que j’étais encore maquillé. Je saisis l’occasion pour entamer une vraie conversation, elle continue de sourire, mais soudain son visage se crispe. Elle me lance un « je dois y aller, désolée… », rassemble ses affaires, dépose de la monnaie sur la table, se dirige vers la sortie. Comme si un mécanisme d’autodéfense venait de se mettre en branle, lui intimant l’ordre de fuir, sur-le-champ.
Je ne peux pas la laisser partir comme ça. J’attrape une serviette en papier, y note mon numéro de téléphone et improvise un pseudo-haïku :
Sacha – avec ou sans mascara
J’anime vos soirées, vos bar-mitsva,
votre vie.
(Rayer les mentions inutiles.)
Je cours dans la rue, lui tends la missive. Elle me regarde comme si j’étais un extraterrestre. Elle rit de nouveau, se saisit du bout de papier, puis s’éloigne.
À cet instant, je pense sincèrement ne jamais la revoir.
Pourtant, quelques semaines plus tard, je reçois un coup de fil inattendu. Elle me propose un rendez-vous, et ajoute un mystérieux : « Ce que j’ai à vous demander n’est pas banal. »
Que peut donc avoir à me dire cette belle inconnue ? Ayant une imagination fertile, je me prends à envisager différents scénarios – la plupart sexuels, il faut bien l’avouer… Ma curiosité est en tout cas aiguisée.
Il est prévu que nous nous retrouvions dans le même café, au bord du canal Saint-Martin. La fébrilité avant un rendez-vous amoureux n’est pas l’apanage des femmes, contrairement à ce que nous ont inculqué des siècles d’histoires de princesses-qui-mettent-des-plombes-à-se-pomponner et de princes-séduisants-sans-effort-ni-artifice. J’essaie différentes tenues… mais je décide d’opter pour la sobriété : jean brut et T-shirt blanc fluide. Je conserve une barbe de trois jours – qui me donne un air plus adulte –, et je coiffe-décoiffe ma chevelure noire aux boucles difficilement domptables.
En sortant du métro République, je prépare mes répliques – chassez l’acteur, il revient au galop. J’hésite à tenter la carte de l’humour, et puis je me dis que ça a plutôt fonctionné lors de notre première rencontre, alors pourquoi pas ? Juste avant d’entrer dans le bar, j’extrais de mon sac à dos de survie professionnelle de quoi ajouter une petite touche personnelle à mon look. Je sais bien qu’en me déguisant, je gagne en assurance : je me sens plus sûr de moi dans un costume de comédien.
J’ouvre la porte, et l’aperçois tout de suite. Aussi lumineuse que dans mon souvenir. Et elle… il lui est impossible de me rater.
— J’ai pensé que sans la coulure noire sur le visage vous risquiez de ne pas me reconnaître. Bonjour, mademoiselle. Je ne sais même pas comment vous vous appelez.
Elle observe en souriant ma joue barbouillée, ma presque révérence. Elle est surprise, amusée, c’est visible. Mais elle bride ses réactions. Elle se lève pour m’accueillir, et me tend la main. Mode formel, donc. J’ai tout à coup un peu honte de ce maquillage noir qui me barre le visage. Je me rends compte que, loin de briser la glace, cette approche clownesque a peut-être créé une distance entre nous. Quel con.
— Je m’appelle Tess. Vous, c’est Sacha, c’est bien ça ?
J’acquiesce pour la forme, tout en sortant un mouchoir et un démaquillant.
— Tess, vous avez un léger accent…
— Je suis anglaise, mais je vis en France depuis longtemps.
Elle parle un français parfait. Le seul indice de son origine étrangère, c’est sa manière de prononcer, quasiment à l’identique, les sons « en » et « on ».
Elle continue, imperturbable.
— Sacha, je vais aller droit au but. Vous m’avez dit être comédien, et vous avez mentionné le nom du théâtre dans lequel vous jouiez le soir de notre rencontre. J’ai fait une recherche sur vous sur le web… et comment dire ? J’ai remarqué que votre carrière d’acteur comporte… quelques périodes creuses. Ne le prenez pas mal… mais je me suis dit que vous cherchiez peut-être un complément de revenu.
— Je ne le prends pas mal, mais comme entrée en matière vous avouerez qu’on a connu plus sympathique qu’une analyse critique de CV…
— Pardon, je ne voulais pas… Pardon, vraiment.
Elle baisse les yeux. Semble désolée. Sincèrement. Maladroite, désolée, désuète aussi dans sa façon de se tenir, dans ses gestes, dans ses mots. Un certain charme nineties, accentué par cette pince de collégienne qui orne sa chevelure dorée. Elle m’attire, sans que je puisse vraiment me l’expliquer.
Je lui souris, l’encourage à poursuivre, tout en finissant de me démaquiller.
— Sacha, j’ai un travail à vous proposer. Rémunéré, bien sûr.
Elle plante ses yeux dans les miens. J’y décèle une ombre, troublante, singulière, qui s’estompe vite. C’est étrange, cette sensation, alors même que son regard est très bleu. L’espace d’un instant, j’ai cette image de romance bas de gamme qui me traverse : ses yeux sont pareils à des lacs. Ça a l’air idiot dit comme ça, mais ils en ont la couleur et la profondeur, à la fois translucide et opaque, attirante et inquiétante. Elle prend une grande inspiration, puis se lance.
— Sacha, j’aimerais que vous soyez le père de ma fille.
Je la regarde avec des yeux ronds. Et un sourire mi-amusé, mi-lubrique. Elle se rend compte de l’absurdité des mots qu’elle vient de prononcer, et éclate de rire.
— Je suis maladroite, ça n’est pas ce que je voulais dire !
Elle continue de glousser quelques secondes. Lorsqu’elle rit, des petites rides apparaissent au coin de ses yeux, allongeant son regard. Quel âge a-t-elle ? Je dirais vingt-sept, vingt-huit ans, soit deux ou trois ans de moins que moi. Elle s’éclaircit la voix, boit une gorgée d’eau, se reprend.
— J’ai une fille de six ans. Elle s’appelle Sienna. C’est une enfant… particulière. Elle traverse une passe difficile. Je travaille beaucoup, elle est souvent seule, j’ai essayé de l’inscrire à des activités, au centre de loisirs, mais elle n’y est pas heureuse. La psychologue scolaire m’a conseillé de l’entourer d’autres adultes, d’autres figures d’autorité. Or, je suis assez solitaire…
Je ne comprends pas bien en quoi cela me concerne, mais elle n’a pas fini.
— J’ai vu un reportage, il y a quelques jours. À propos d’un comédien, au Japon, qui endosse des rôles… dans la vraie vie. Une sorte d’acteur pour clients privés, qui, selon la demande, peut jouer un meilleur ami, un mari, un proche éploré lors de funérailles. Le reportage suivait des clients de cet homme, qui expliquaient à quel point son intervention les aidait à combler des failles, dans leur vie. Son entreprise a beaucoup de succès, apparemment. Mais je n’ai pas trouvé d’équivalent en France.
Elle marque une pause. Dirige ses yeux azur vers les miens. Je crois avoir compris ce qu’elle me demande. Pure folie.
— Sacha, je voudrais donner à ma fille une image de son père, ainsi qu’une présence masculine à laquelle elle puisse se raccrocher. J’aimerais vous proposer de jouer ce rôle auprès d’elle. Vous pourriez prétendre être un proche du père de Sienna, quelqu’un qui l’aurait bien connu dans sa jeunesse, et qui ne l’aurait plus revu depuis. Vous seriez libre d’inventer la vie rêvée de ce père, et de la lui raconter. Il s’agirait de quelques après-midi par mois, pas plus.
Et merde, sous ses apparences de normalité, cette femme est une cinglée. OK, j’aime les filles originales, mais celle-ci est un cran au-dessus. On est bien loin du rendez-vous galant que j’espérais.
— Vous plaisantez, je suppose ? Et le père de votre fille, où est-il ?
La question est cruciale. Sensible aussi, étant donné la fébrilité que je décode soudain, à travers les mouvements de ses mains.
— C’était un homme d’un soir. J’étais jeune, j’avais trop bu. Je ne connais même pas son nom. Je ne sais rien de lui, je ne l’ai jamais revu, n’ai jamais cherché à le revoir. J’élève ma fille seule, depuis toujours.
Je réfléchis quelques instants. Elle reste calme, silencieuse. Crispée, aussi.
— Pardon Tess, mais vous n’avez pas de famille ? Pas d’amis ? Ou bien vous ne pourriez pas simplement lui dire la vérité, à votre fille ? Qu’elle ne connaîtra jamais son père, mais qu’il faut avancer quand même ? Moi je n’ai jamais connu le mien, et ma mère est morte quand j’avais quatorze ans. Eh bien j’avance, malgré tout. Pas très vite, pas très loin, mais je fais de mon mieux.
— Je n’ai personne sur qui compter, au quotidien. Vous trouvez peut-être cela pathétique, mais c’est comme ça. Et je suis désolée pour vos parents.
— Vous ne pouviez pas savoir.
J’observe son visage, son regard. Cherchant à y déceler ses motivations profondes. Elle ne me dit pas tout, c’est évident. Une image me traverse. Ma mère, ses hommes d’un soir, sa solitude, ses espoirs déçus. Je secoue la tête, ma mère n’a rien à faire là. Et puis cette fille n’a pas l’air d’une droguée.
Je devrais prendre mes jambes à mon cou, me tirer vite et loin. Mais, je ne sais pas pourquoi, je reste scotché à ma chaise. À poursuivre cette discussion surréaliste. Peut-être parce que la douleur que je pressens derrière la demande de cette inconnue m’émeut plus que je ne veux bien me l’avouer. Il y a en elle des cicatrices auxquelles je ne peux rester insensible. Comme un écho de ma propre histoire. Je suis bien placé pour savoir que l’on a parfois besoin d’un peu d’aide pour pouvoir regarder l’avenir en face. Cette jeune femme a un sacré culot, un sacré courage de venir me demander ça. De quoi protège-t-elle sa fille ? Que cherche-t-elle exactement, par cette demande désespérée ?
— Sacha, je vois bien ce que vous pensez. Vous me croyez folle, et vous avez sûrement un peu raison. Nous n’avons pas parlé argent, mais je peux vous proposer cinq cents euros par mois. Pour une après-midi par semaine.
Ah oui, quand même. Pour moi qui jongle entre mes allocations d’intermittent et mes petits boulots, c’est loin d’être négligeable.
— Si je fais deux après-midi par semaine, vous montez à mille balles ?
— N’exagérez pas.
Elle sourit. Moi aussi.
— Tess, vous ne me connaissez pas. Qu’est-ce qui vous fait penser que je serai à la hauteur de ce que vous espérez ? Que je ne suis pas un criminel sans foi ni loi, ou un pédophile ?
— Disons que c’est une intuition, un alignement de planètes. Le reportage japonais est arrivé peu après notre rencontre. Et j’avais gardé votre petit mot, puisqu’on n’est jamais à l’abri d’une organisation de bar-mitsva intempestive…
Elle accompagne cette dernière phrase d’un demi-sourire, et baisse les yeux.
— Bien évidemment, je serai présente à vos côtés lors des premiers rendez-vous. J’aime ma fille plus que tout. Je ne prendrais jamais aucun risque.
Nourrissant plus d’ambition de séduction de cette jeune femme que de rêves de parentalité, je dois avouer que l’argument « je serai présente à vos côtés » fait mouche. Et puis je ne peux pas me permettre de cracher sur une telle somme. Au fond, que me propose-t-elle ? Cinq cents euros mensuels pour me transformer en conteur, et passer une après-midi par semaine avec elle et sa fille. On a connu pire.
Je dois être un peu dingue moi aussi, car ce job incongru m’excite beaucoup. Je ne sais pas dans quoi je m’embarque, mais j’ai envie d’accepter.
— Sacha ? Qu’en pensez-vous ?
J’en pense que j’ai déjà plein d’idées concernant la vie rêvée de ce père…
— Si – et je dis bien si – j’étais d’accord, ce serait à une condition : rester entièrement libre. Pouvoir mettre fin à ces séances quand bon me semble. Ne vous inquiétez pas, si cela devait arriver, je ne partirais pas comme un voleur, sans explication ni au revoir auprès de votre fille.
— Votre demande me semble légitime, et plutôt saine à vrai dire. Vous verrez, Sienna est une petite fille merveilleuse. Et je ne dis pas ça parce que c’est ma fille. Vous vous en rendrez vite compte.
Elle se lève, me tend la main. Je prends sa paume dans la mienne, et la garde un peu plus longtemps que nécessaire. Je crois déceler une légère rougeur sur son visage. Sur le mien aussi – et je sais qu’elle n’est pas seulement due au démaquillant.
Un dernier silence. Une dernière hésitation, de part et d’autre.
— Alors à bientôt, Sacha ?
— À bientôt, Tess. »

Extrait
« Sacha, tu sais que je suis une incorrigible optimiste, alors ce que Je pense intimement, c’est que Tess ne mourra pas. Mais je suis aussi une pragmatique. J’ai appris à envisager le pire. Sacha, si Tess mourait, non seulement tu n’aurais aucun droit sur Sienna, mais la police remonterait la piste Sophie Moore, tôt ou tard. Les parents de Tess découvriraient l’existence de Sienna, et deviendraient ses tuteurs officiels. À moins que…
Mon Dieu. J’ai compris ce qu’elle s’apprête à dire. Je formule moi-même la suite, d’une voix blanche.
— À moins que Tom ne comprenne que Sienna est sa fille, et n’en demande la garde. » p. 94

À propos de l’auteur
SANDREL_Julien_©p_LourmandJulien Sandrel © Photo P. Lourmand

Julien Sandrel a 39 ans. La Chambre des Merveilles (Prix Méditerranée des lycéens 2019, Prix 2019 des lecteurs U), son premier roman, a connu un succès phénoménal en librairie. Vendu dans vingt-six pays, il est en cours d’adaptation au cinéma. Suivront La vie qui m’attendait (2019), Les étincelles (2020) et Vers le soleil (2021), (Source: Éditions Calmann-Lévy)

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Et la peur continue

PINGEOT_et-la-peur-continue  RL_2021

En deux mots
Lucie n’est pas bien dans sa peau, même si elle a toutes les apparences d’une vie réussie. Un bon métier, un mari aimant, deux enfants bien équilibrés. Alors d’où vient cette peur qui la ronge? Peut-être faut-il rechercher dans son enfance les origines du mal…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Feel bad Book

Mazarine Pingeot poursuit son exploration des maux de nos sociétés en dressant le portrait d’une femme qui vit dans la peur. Une peur qui contamine sa famille, son travail, son pays. Un drame de notre temps.

Déjà dans son précédent roman, Se taire, Mazarine Pingeot confrontait une femme avec la difficulté d’exprimer sa souffrance, voire avec le déni de cette dernière. Mais cette fois la chose est beaucoup plus insidieuse. Car, à priori, Lucie a tout pour être heureuse. Dans le TGV Brest-Paris-Montparnasse qui ramène la famille après les vacances, elle pourrait se féliciter de l’amour que lui portent Vincent, son mari et leurs enfants, Mina et Augustin. Mais son imagination lui fait plutôt envisager que le train heurte à pleine vitesse un sanglier qui traverserait les voies. Ses idées noires viendraient-elles de la mauvaise nouvelle apprise quelques jours plus tôt par sa mère Violaine? Louis, son ami d’enfance est mort. «Mort seul, dans son appartement parisien, quand tout le monde était encore en vacances». Mort comme sa cousine Héloïse. Fini le trio formé durant leur enfance en Dordogne, fini le clan de l’été 1984. Ne reste que Lucas, le frère de Louis, le petit amoureux. Mais aux dernières nouvelles, il serait en Australie. D’où cette sensation de vide, de solitude, d’où cette peur qui, depuis les attentats, semble ne plus la quitter.
D’autant que Vincent est parti en mission au Yémen, la laissant «seule à porter ses enfants, sa maison, son travail…» Et justement, au travail ça ne va pas fort non plus. La moitié des rédacteurs et documentalistes ont été licenciés pendant l’été. Alors, malgré ses compétences reconnues, elle risque d’être emportée par la prochaine vague. Comment dans ces conditions rédiger sereinement les articles sur la physique quantique qu’on lui a demandés? Elle est en questionnement permanent. «elle n’est plus sûre de rien, ni même de sa colère».
Au fil des pages, Mazarine Pingeot détaille ce mal insidieux qui comme un serpent, se love autour de Lucie, l’empêchant de respirer, voire de penser. Les signes positifs s’effacent, les signes négatifs prennent de plus en plus de place. La spirale infernale semble sans fin. Et les solutions qui pourraient exister ne font qu’aggraver le problème. Les parents de Lucie pourraient garder les enfants durant l’été pour la décharger un peu. Sauf que sa mère «ne s’embarrasse pas d’enfants quand elle peut l’éviter.» Vincent pourrait être cette force sur laquelle elle va s’appuyer. Mais Vincent est maladroit, proposant à Lucie d’aller voir un psy. Qui ne pourrait que confirmer son mal-être.
Seule consolation, mais bien maigre, dans ce pays il semble bien que cette peur se soit installée durablement, notamment chez les femmes. Une peur archaïque, une peur viscérale. Voilà un premier feel bad book. Il ne devrait pas rester bien longtemps le seul de sa catégorie.

Et la peur continue
Mazarine Pingeot
Éditions Mialet Barrault
Roman
286 p., 20 €
EAN 9782080219886
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque une maison en Dordogne, des vacances en Bretagne, un week-end dans le Cantal, à Saint-Chély-d’Apcher, sans oublier Bordeaux et la région.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lucie a peur. De tout. Si le métro s’arrête entre deux stations, elle pense qu’elle va mourir. Elle craint, lorsqu’elle part travailler le matin, qu’une catastrophe ne survienne, la privant à jamais de revoir son mari et ses enfants. Pourtant, à quarante ans, elle est comblée par un métier qui la passionne et une vie de famille réussie. Mais la disparition brutale d’Héloïse, sa cousine sourde et muette qu’elle chérissait, et celle de Louis, son ami d’enfance, font affleurer un souvenir flou et pénible au goût d’essence et de boue.
Pour se libérer de ce mal étrange, Lucie devra revenir à la source de l’angoisse qui la saisit et l’empêche de vivre. Parce que, oui, la peur est tapie dans l’enfance, enfermée dans la cabane du pêcheur.
Dans ce roman envoûtant et d’une grande justesse, Mazarine Pingeot revient sur la fragilité des vies construites sur des marécages. Et la peur continue est un cri dans ce silence assourdissant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Madame Figaro (Minh Tran Huy)

Les premières pages du livre
« Ses mains s’agitaient pour poser les questions que sa bouche ne pouvait formuler – muette depuis toujours –, auxquelles bien sûr je n’avais pas de réponses. J’étais dans la même situation qu’elle, sidérée que le jeu prenne d’autres allures. Il savait que lier les mains était la façon de la faire taire. Mais il avait aussi enfoncé quelque chose dans nos bouches. Fallait-il rire? Nos regards se cherchaient dans la pénombre. Fallait-il avoir peur? Nous n’étions sûres de rien, en attente, dans un temps suspendu, un temps qui n’existe plus pour personne.

La Marseillaise
Le train file. Rien ne peut l’arrêter. À moins qu’un sanglier et ses petits ne s’engagent sur les rails. Cognés de plein fouet par le TGV qui les démembrerait et les disperserait, dans un jaillissement de sang et d’organes. Une heure plus tard, des gendarmes prendraient le temps d’enlever, de vérifier, de nettoyer. Puis on repartirait soulagés. Le sanglier n’est pas une adolescente suicidaire, circulez.
Le train file, et l’imagination de Lucie ne peut pas en modifier le cours. Pas d’autre voie possible que celle du retour. Elle et Vincent, leurs enfants, Mina et Augustin, rentrent par le train 6199, en partance de Brest, terminus Paris-Montparnasse. La gare est encore en travaux. Quand ne le sera-t-elle plus ? Les travaux font partie de la gare, une gare finie n’existe pas; ouverture, bâches ou horizons, rien n’est définitif. Le train s’arrête et il faut descendre. On a cru, pendant trois heures, que la vie pourrait continuer ainsi, à regarder les paysages défiler, passif et actif, on a cru. Mais le train s’arrête et ne repartira qu’en arrière. Personne n’a envie de revenir en arrière. On descend. Forcément.
Les vacances, c’est fini.
L’enfant sur le quai de gare hurle La Marseillaise, tandis que les uns et les autres s’affairent à empaqueter et rassembler leurs bagages. Se regrouper et se presser vers les appartements non chauffés qui ont vécu la fin de l’été avant leurs occupants. Ceux-là ont profité des derniers beaux jours dans l’Ouest d’où arrive le train, tandis que la capitale a déjà subi sa mue météorologique.
L’enfant hurle et chante faux, il ressemble à Louis, l’ami d’enfance, dont elle a appris la mort quelques jours plus tôt. Un coup de fil de sa mère, Violaine, qui ne téléphone que pour les choses graves : Louis est mort. À l’avant-veille du retour. Mort seul, dans son appartement parisien, quand tout le monde était encore en vacances. Mort juste avant la rentrée, pour laisser aux uns et aux autres le soin d’empaqueter les dernières serviettes de bain. L’enfant chante, « Allons enfants de la patrie ! », il ressemble à Louis au même âge, ou peut-être à son frère, Lucas, sauf que Lucas ne se serait jamais donné en spectacle comme ça, plus doué en escamotage et disparition. Arlequin montre le visage qu’il choisit, parfois, il ne montre rien, il devient invisible.
Il hurle «Le jour de gloire est arrivé!» et lui rappelle ces garçons auxquels elle ne songeait plus depuis des années. Et qui semblent être partout maintenant qu’elle est assurée de ne plus les revoir. Louis mort. Lucas installé aux dernières nouvelles en Australie, suffisamment loin pour que les routes ne se recroisent pas, à part peut-être le jour de l’enterrement.
Elle observe chez l’enfant ce décalage entre une obstination sans doute liée à quelque projet mystérieux et imaginaire, et la situation de voyageurs fatigués, tendus vers un but qui les rend absents à eux-mêmes dans cet espace de transition. Ça la fait rire, tandis que Vincent lui passe les bagages, de la plateforme au quai, et que Mina et Augustin dansent sur leurs pieds, déjà avides de tout : une terre ferme et l’impatience est là. Un quai, et voilà que ça repart. Mais pour elle un quai est une fin.
Elle se sent en connivence avec ce petit échappé de la norme qui met mal à l’aise sa mère et ceux qui l’entourent l’enjoignent de se taire. La Marseillaise, franchement, c’est la honte. Elle aurait pu partir dans un fou rire lorsqu’elle se rend compte que c’est avec sa cousine qu’elle aurait voulu le partager, sans avoir à s’expliquer. Elles auraient regardé l’enfant de conserve, cet enfant aurait été Louis, aujourd’hui dans un cercueil exposé pour les derniers hommages, ou Lucas disparu depuis si longtemps, et même si sa cousine aurait été incapable de l’entendre – sourde et muette, de naissance –, elle aurait vu le visage crispé et têtu, le corps immobile et tendu vers ce chant, alors que les adultes le bousculent, lui crient dessus, que leurs traits montrent l’indignation, la suffocation. Puis elles auraient commencé à sourire, et cette ébauche serait aussitôt devenue, si leurs regards s’étaient alors croisés, un irrépressible tremblement qui n’aurait fait qu’attester une fois de plus leur absolue intimité, leur gémellité, presque. Et Louis, s’il s’en était aperçu, aurait ri avec elles, mais Lucas leur serait tombé dessus, des filles n’ont pas le droit de se moquer de lui, il pourrait les tuer. Lucas, le petit amoureux. Le garçon agile au corps souple et brun, au parfum fort, les yeux noirs qui voient partout.
Cette vision vient stopper net le rire montant.
L’inquiétude. Et le poids soudain du manque, l’impossibilité du fou rire dont la puissance venait d’être secrètement partagée. Mais on ne partage plus ce genre de chose avec un mort, avec quelqu’un qui a choisi de mourir, vous abandonnant les souvenirs et les habitudes communes, comme amputées et désormais désactivées.
Cela n’empêche pas le départ de la joie comme un départ de feu, il est seulement étouffé, retourné contre soi, brûlant l’intérieur sans rien laisser paraître. Héloïse, et maintenant Louis. La mort partout dans la capitale. Sa cousine, morte, son ami d’enfance, pas encore enterré. Elle reste seule. Les petits enfants sur le quai de gare se disent au revoir, mais c’est un adieu. L’arrachement.
Augustin et Mina la pressent, « Maman, dépêche-toi ! » Elle est à la traîne, elle veut rester avec l’enfant qui résiste, mais la foule l’emporte, la foule emporte toujours les résistances.
Dans le train, Augustin et Mina avaient fiché leurs écouteurs sur les oreilles. Communication impossible. Elle les a observés, concentrés sur un point ignoré d’elle, absents et présents à la fois ; elle aurait pu disparaître, ça n’aurait rien changé. Augustin, son ravissant petit garçon aux boucles brunes, dont la voix commençait à muer, dont la lèvre supérieure se recouvrait maintenant d’un duvet indécis. Le corps tiré en haut, sur les côtés, incertain de la direction à prendre, mal à l’aise. Mina, sa belle adolescente, le front couvert de petits boutons, qu’elle a voulu un jour masquer avec du fond de teint. C’est leur dernière dispute. Les yeux verts de Goran, son père. Mina n’a pas de souvenirs de ses parents ensemble. Ils se sont quittés quand elle était si petite. Vincent, concentré derrière ses lunettes, lisait les journaux pour se remettre dans le rythme des nouvelles, de la ville, de l’épuisement. Alors elle a regardé un film à son tour, un casque sur les oreilles, qui, au lieu de l’exclure, la rendait pareille aux autres. Et dans ce film qui a fini par les lui faire oublier, une enfant perd sa mère au cours des attentats de novembre 2015. Elle s’entraîne, s’est-elle dit alors, pour l’enterrement. Elle se met dans l’ambiance de la mort. Mais ira-t-elle ? Depuis combien de temps n’a-t-elle pas vu Louis ? Et Lucas. Les attentats n’ont rien à voir avec la mort de son ancien ami. Ni avec celle d’Héloïse. Elle se met dans l’ambiance. À partir de la deuxième partie, quand l’enfant, dure et silencieuse, éclate en sanglots pour un motif dérisoire, elle s’est mise à son tour à pleurer, se concentrant pour rester silencieuse. Ne pas essuyer les larmes coulant sur les joues ni renifler, les gens auraient regardé, elle serait devenue le clou du spectacle. Non merci ! La honte attend tapie partout où elle peut. Et Vincent, et Mina, et Augustin se seraient mis à la plaindre, eux qui espèrent la larme qui tarde à venir : mais tu as le droit de pleurer, maman ! Aucun d’entre eux n’a connu Louis. Ils se souviennent d’Héloïse mais les images s’effacent.
La honte l’escorte et joue à cache-cache, elle ne sait jamais quand elle va surgir, demeure vigilante. Alors regarder un film sur un ordinateur, des écouteurs sur les oreilles, et sortir de la bulle en exposant des larmes ? Plutôt mourir. On garde, on maintient, on protège. La fosse aux secrets est immense, elle accueille sans discrimination.
La honte est exponentielle, c’est comme ça qu’on finit par ne plus rien dire, par ne plus désirer, par ne plus savoir comment parler aux gens parce que les mots souvent trahissent, la honte devance les gestes, elle rend lâche. Elle est lâche. Quand le film s’est arrêté et qu’elle a fait semblant de se gratter le visage pour effacer les larmes plus fortes qu’elle, alors que se gratter pourrait à certains égards être bien plus honteux que sécher ses larmes, quand elle est descendue du train, qu’elle a vu l’enfant ressemblant à Louis, ou à Lucas peut-être, qu’elle a commencé à rire, puis qu’elle a pensé à sa cousine, elle a aussi songé aux enfants d’Héloïse, orphelins, qu’elle n’a pas vus depuis les obsèques, au mari, à sa famille, tranchée par une lame de rasoir. À Louis aussi qui attend son tour dans un cercueil en bois, et à leurs vacances, toujours achevées dans cette même gare, où les petits enfants se disent au revoir. L’arrachement. Gare Montparnasse, le début de la joie, le début de la peine, départ et arrivée, naissance et mort. Mais à l’époque la ligne 6 ne la ramenait nulle part, alors que là, ils seront quatre à brandir leur passe Navigo, quatre à emprunter la même rame, à sortir à la même station, à composer le code d’entrée et à monter les étages, quatre à vivre ensemble pour conjurer la solitude. L’abandon.
Devant les panneaux d’affichage, tandis que cinq militaires marchaient d’un même pas, treillis, gilet pare-balles et mitraillette à l’épaule, elle s’est demandé : Héloïse est-elle morte avant ou après les attentats ? Et cette question soudain est devenue fondamentale.
Avant, bien sûr. Si Héloïse avait vécu les attentats, elle serait peut-être vivante aujourd’hui. Elle se serait sentie entourée dans sa détresse, elle aurait pu communier dans la souffrance collective : tout ce qui pouvait la dissoudre dans du collectif était pour elle un pansement, un soulagement. Oublier qu’on a à disposition une volonté. Parce qu’on croit dur comme fer qu’on a une volonté. On y croit parce qu’on vous l’a répété. Un être sans volonté, c’est quelqu’un qui se laisse aller, quelqu’un qui s’écoute. Et quelqu’un qui s’écoute est un gros égoïste. On n’aimait pas trop les égoïstes par chez eux. On affûtait les enfants comme des couteaux, pour qu’ils partent sur le champ d’honneur la tête haute.
Pas de larmes, pas d’apitoiement. Pas de faiblesse.

L’enfant qu’on n’écoute pas, qui ressemble à Lucas ou à Louis, ou à elle-même, ce garçon a peut-être passé un été merveilleux avec d’autres enfants, loin de ses parents, loin de sa situation, dans une cabane ou un grenier. Il résiste sur son quai. Mais il va devoir la réintégrer, sa camisole, entre les murs sombres de son appartement où il pourra bien hurler à tue-tête La Marseillaise, et We Are the Champions, et encore God Save the Queen, pour ce que ça changera – personne ne l’entendra, comme sur ce quai de gare. Mais dans sa chambre, il y aura une raison objective à ce que personne ne l’entende : il n’y aura personne. Personne jusque tard dans la nuit. Il aura l’impression d’avoir passé son enfance seul. Cette impression sera diffuse, puisqu’il ne s’apercevra que beaucoup plus tard que tout cela n’était pas normal, que tout cela n’avait peut-être été qu’un autre tour de folie, la folie est toujours relative. La folie, c’est celle de l’autre. Comment imaginer que son enfance soit une grande folie ? Comment imaginer qu’il ne soit pas normal que des militaires hantent les gares et les centres commerciaux, l’œil à l’affût, les rangers cirées, et qu’à quelques mètres des adolescentes achètent des bijoux fantaisie chez Claire’s pour se photographier sur Snapchat et envoyer leur visage déformé par des filtres, yeux de chats, taches de rousseur, visage de dessin animé, tandis que des pédocriminels guettent leur apparition et likent en direct, parce qu’ils se sont fait accepter sous un profil « taillé pour » ? Des clochards sont attablés au Starbucks qui vend le café cinq euros et des goodies à l’effigie de la marque. On se damnerait pour ça, d’ailleurs on se photographie devant, et les militaires continuent leur tournée, dans le brouhaha et l’annonce du retard des trains, il est bon de s’éloigner, un homme dort par terre allongé dans son urine, une jeune fille, cheveux en crête et chien bâtard à ses côtés tend la main, il lui manque trois dents. Lucie pousse les enfants pour qu’ils avancent plus vite.
Ils se sont endormis dans le grand appartement glacé. Les draps sont humides, elle s’est dit : Mais pourquoi on n’a pas de bouillotte, pourquoi, quand un objet est indispensable, il manque ? Pourquoi rien ne peut nous réchauffer ? Elle n’a jamais utilisé de bouillotte. Mais à cet instant, elle imagine l’objet en caoutchouc, peut-être recouvert d’une peluche en forme de lapin ou de grenouille, une forme inadéquate, aucun lapin ni aucune grenouille n’est rectangulaire. Elle trouve contre les jambes de son mari un certain réconfort. Peu à peu, la chaleur revient à l’intérieur du lit. Il ne faut pas laisser dépasser un bras, une épaule, sans quoi le froid les attaque ; s’imaginer sur un radeau dans une eau infestée de piranhas, mais comment s’écrit « piranhas » ? Et pourquoi est-ce si compliqué ? des h, des y, ou rien de tout cela, comment vérifier alors qu’il ne faut pas sortir du lit sous peine d’être dévoré. Elle se blottit contre le corps de l’homme qui est le sien, mais quand celui-ci s’en écarte pour trouver une position plus confortable, elle s’entortille dans la couette, façon « nem ». C’est la rentrée. Ils ont réglé le réveil. Les enfants dorment. Un réveil qui va rythmer les jours. Et la valse de l’année, ce long tunnel où il faut survivre. Ce long tunnel… mais non, c’est fini tout ça, le long tunnel, les piranhas, dormir pour échapper, transpirer et dormir, ne pas se laisser dévorer. Penser à la Dordogne brûlante au cœur du mois d’août, le canoë orange qui remonte le courant jusqu’à la berge, les brasses coulées, une deux, une deux, ouvrir les yeux sous l’eau où tout est nuance de noir et de vert, vaincre les piranhas, frapper avec le plat de la rame encore et encore, ne pas laisser les souvenirs resurgir. Mais ils reviennent, par rafales ils reviennent, et il n’est pas sûr qu’elle puisse rassembler ses forces pour leur faire barrage.
Il la réveille à la fin du rêve, juste quand le générique de « fin du rêve » défile, sur des images de cette enfant qui parle à son doudou et fredonne des chansons. Les chansons portent la trace de sa mère, dont on ne sait rien, des chansons-traces-de-mère, des chansons-bouts-de-mère. Elle échange des rires avec sa cousine un peu plus âgée qu’elle, dans cette chambre où l’on peut voir le lit, le doudou et la chanson.
D’ailleurs, dans ce générique très sophistiqué, on observe les personnages sur des photos Polaroïd aux couleurs un peu passées, comme dans Grease. Défilent ainsi son doudou, un ours beige jeté sur le lit, puis sa chanson-trace-de-mère, un morceau rouge (peluche ? chiffon ? foulard ?) plus ou moins accroché à une fenêtre et se découpant sur la lumière extérieure, lumière tombante, une voix off dit alors sa « chanson-mère », et on peut sentir, dans le rêve, qu’il s’agit bien d’un personnage, et que sans doute là réside le mystère, le mystère de ses origines perdues.
Mais il la réveille.
C’est toujours comme ça avec les origines, on se réveille juste avant de savoir. Depuis combien de temps n’avait-elle pas rêvé d’Héloïse ? Était-ce elle ? Dans le rêve elle parlait et chantait. Pourtant pas de doute, elles étaient enfants et jouaient avec des chansons qui étaient des objets.

Danser sur les tombes
Trois jours plus tard, Lucie hésite à se rendre à l’enterrement de Louis. En apprenant la nouvelle, alors qu’elle commençait à ranger la maison en Bretagne, elle s’est dit : Ça fait beaucoup. Je n’irai pas. Elle était en colère. Puis le retour, Paris, les premiers jours d’école, l’excitation d’Augustin, les déceptions de Mina, les résolutions s’effritent. Elle ne sait plus pourquoi elle s’était dit : Non !
Pourtant, une chose est sûre, elle n’a pas envie de se retrouver aux côtés de ses parents comme une petite fille, et encore moins de voir leurs amis, tout l’Hôtel-Dieu, les collègues de Violaine et de Sophie, médecins, kiné, infirmières. Comme pour son enterrement à elle si elle devait sauter par la fenêtre, là, tout de suite. Mais est-ce une raison pour refuser un dernier au revoir ? Il y aura surtout des gens qu’elle ne connaît pas. Ceux de son âge, avec qui Louis vivait, des gens proches de lui qui partageaient un quotidien, des préoccupations communes. Elle n’a fait que croiser sa femme, n’a jamais vu ses enfants.
Quel rapport avec les vacances qui s’achèvent gare Montparnasse, et le quai de gare, Héloïse ? Quel rapport avec eux ? Le trio de la Dordogne ? La course de canoës orange, la brioche qui sort du four ? Qui saura qu’ils ont sauté par-dessus le muret pour plonger dans l’eau noire alors que les adultes dormaient ? Qu’ils ont volé des bonbons dans la cachette de grand-mère, et se sont embrassés pour jouer, pour essayer ? Aucun de ceux qui seront là.
La vie a passé depuis. Et s’est ouverte sur d’autres perspectives.
Toutes ses chemises noires sont au sale.
Si elle ne le voyait plus, c’est qu’il devait y avoir une raison. La vie d’abord, comme on dit « ah, la vie », qui comprend dans un grand fourre-tout les enfants, le travail, les nouveaux amis, les nouvelles priorités, le manque de temps, tout ce qui construit les regrets pour plus tard.
Elle fouille dans l’armoire, d’abord mollement, puis de plus en plus vite : des pois, du jaune, des dentelles, rien de noir. Ni tee-shirt ni même un sweat. Elle pourrait s’effondrer là, sur le sol de sa chambre. Elle n’ira pas.
Et puis peut-être l’humeur sombre de Louis, depuis tout-petit déjà, une humeur tumultueuse qui laissait peu accès à l’intimité, et quand « ah la vie » arrive, on ne fait plus tant d’effort.
Au Monoprix en bas de la maison, elle achète une chemise en Nylon. La matière qui fait transpirer. Elle n’a pas le temps pour les essayages. Trop grande pour elle. C’était un risque à prendre. Si la chemise est ample, moins de chance de transpirer, et ça peut être joli l’oversize, blousant, les pans rentrés dans un pantalon. Il se pourrait même qu’elle la remette à une autre occasion, rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme, mais là le doute s’immisce, ça ne fonctionne pas ! En quoi se transforme Louis ? C’est pourtant tellement plus clair que Pierre qui roule n’amasse pas mousse. À n’y rien comprendre.
Louis et Lucas, le petit amoureux, néanmoins plus âgé qu’eux de huit ans – un quasi-Dieu. Il y a des choses qu’on partage tellement qu’on préfère ne plus en parler. Louis, seul et tenu au silence, qui avait pourtant appris le langage des signes. Pas Lucas, non. Lucas se fichait d’eux. Lucas était à part. Un garçon à problèmes. Un presque adulte.
Elle n’a pas voulu que Vincent l’accompagne. Il a insisté, pour la forme, s’est-elle dit. Elle a refusé. Puisqu’elle n’avait pas l’intention d’y aller. S’en était vraiment persuadée. Vincent et Louis ne se sont jamais rencontrés.
Elle hésite à porter une veste. Il fait si lourd. Mais la chemise est légèrement transparente, à moins d’enfiler un débardeur en dessous. Le débardeur qu’elle n’a même pas encore sorti de la valise – ouverte comme éventrée sur le parquet de la chambre et qu’elle n’a pas eu le courage de vider. Elle préfère rester dans l’entre-deux. Avant, après. Ici, là-bas. La preuve qu’elle a bien fait : le débardeur est là, offert à son regard et à sa prise, comme un signe. Il voulait encore servir.
Vêtue d’un débardeur, d’une chemise et d’une veste, elle se rend en retard à la Coupole où doit avoir commencé la cérémonie. Elle ne tient pas à y assister complètement, a prévu de rester à la porte pour pouvoir repartir si besoin.
La salle est pleine, tout le monde n’a pas pu entrer. Elle se tient sur les marches avec d’autres, observe des dos, des crânes dégarnis, des cheveux poivre et sel, des boucles blondes surmontées d’un chapeau, des épaules affaissées, parfois un enfant perché dessus. Elle aimerait bien monter sur des épaules elle aussi pour voir. À la place, elle s’assoit sous le soleil féroce, entend des bribes, regarde le ciel, le visage rouge, le débardeur collé au torse.
Louis avait quarante-deux ans jusqu’à la semaine précédente, et peut-être les a-t-il encore, peut-être même les gardera-t-il jusqu’à la fin – la fin de quoi ? La sienne. La fin de ceux qui se souviendront de lui – il avait quarante-deux ans. À quarante-deux ans, on subit une autopsie. Dont les résultats seront tus. Les gens chuchotent, elle entend qu’ils parlent de ça.
Quand la foule reflue hors de la Coupole, elle repère les quatre enfants, dont le plus jeune, quatre ans, dans les bras de sa mère. Elle le devine parce que Sophie, la mère de Louis et de Lucas, est à leurs côtés, leur caresse la tête, échange avec la femme, grande, belle, qu’elle a croisée une fois dans un restaurant avec Louis. Elle observe les petits pour dénicher une ressemblance, un nez, un regard, un sourire, une expression, retrouver Louis en eux, à même leur visage. Et il est là, décomposé et dispersé, jamais entier. Il rôde, multipliant les traces d’une présence qu’il a voulu leur dérober. Elle l’a connu à leur âge, et c’est sans doute la seule de cette assemblée.
Inutile de faire semblant d’être myope, d’éviter les regards, la plupart des personnes lui sont inconnues. Elle n’a pas encore vu ses parents, et c’est tant mieux. Elle ne doute pas qu’ils soient tristes, mais retrouver d’un coup tous leurs anciens collègues doit quand même ressembler un peu à une fête.
Plus loin, Sophie salue tout le monde, la tête haute. « Non, Lucas n’a pas pu prendre l’avion, c’est trop loin / Mes condoléances Sophie / Oui, je pars le mois prochain en Australie / Mes condoléances Sophie / Peut-être que j’y resterai… / Mes condoléances Sophie / Mais les petits-enfants… / Mes condoléances Sophie / Je ne peux pas m’éloigner des petits-enfants… / Mes condoléances Sophie / Pas maintenant… / Mes condoléances Sophie / Je ne sais pas… Je ne sais pas ce que Louis aurait voulu. » Lui non plus, songe Lucie qui s’éloigne de la foule pour avoir une vision d’ensemble, et se cacher derrière une tombe, du nom de la famille Marceau, colonnes sculptées dans une pierre qui a vécu, elle est grise et striée par la pluie, recouverte de mousse. Il y a là des parents morts très âgés, et des enfants qui étaient également des parents, des dates tout à fait cohérentes.
S’il avait su quoi faire, il n’aurait pas choisi de les rassembler tous là, les anciens passagers de l’enfance et les autres, qu’elle ne connaît pas. Elle observe autour d’elle, à la recherche d’un repère : mais elle est bien la seule de cette époque-là. Perdue. Abandonnée au seuil de cette foule. Ses parents quelque part, qui doivent maintenant soutenir Sophie, le visage grave et froid, professionnels, la mort ils s’y connaissent, l’annoncer faisait partie de leur métier. Elle les cherche du regard, puis aperçoit son père. Sa mère ne doit pas être loin, il ne saurait s’en éloigner de plus d’un mètre, diminué depuis la retraite. On dit que c’est normal, son épuisement permanent ; c’est drôle comme pour des médecins le mot de dépression est tabou. Il y a même les parents d’Héloïse, son oncle et sa tante. L’angoisse se fraye un chemin. Éviter tous ces adultes devenus vieux qui enterrent leurs enfants. Ne devrait-elle pas être triste pour eux ? Des garçons courent entre les tombes. Ils jouent à chat. Se font reprendre. Sophie crie : « Laissez-les, ils ont bien le droit de s’amuser. » C’est la reine de ce jour. La reine tragique. Elle a tous les droits. Celui de faire danser les invités sur les tombes si elle le veut.
Lucie transpire de plus en plus. C’était inévitable. Le soleil frappe sur sa chemise, elle sent des gouttelettes se former sous ses aisselles, libres de couler le long des côtes, du ventre, s’arrêtant à la ceinture qui colle et rentre dans la peau. Heureusement qu’elle ne se rendra pas au pot chez Sophie, sous les toits, où le tarama a déjà dû fondre sur les mini-blinis, suintant l’huile de palme dans les assiettes en carton. Et ces photos encadrées au mur, de petits garçons bouclés sur un canoë orange, la peau brunie, le torse à l’air.
Elle s’éloigne. Ses pas la mènent au caveau d’Héloïse, à quelques allées de là. Un enterrement sous un ciel gris et lourd, un an plus tôt – quarante et un ans, deux enfants dont la dernière avait six ans. Un suicide franc : elle s’est pendue.
C’est cela que commence à contenir « ah la vie », des morts et des enterrements, et pas seulement de vieux parents qui peinent à partir. Il y a ses contemporains aussi, et des pans entiers de son enfance, qui disparaissent emportant les souvenirs. Elle-même en a si peu ; elle comptait sur eux pour les conserver. Ils l’abandonnent l’un après l’autre.
Elle n’est jamais revenue sur la tombe d’Héloïse. Et la colère monte quand elle s’en approche. La colère de les savoir tous les deux là, à quelques dizaines de mètres de distance, la laissant seule, comme si elle n’avait pas été assez seule dans sa vie, comme si elle méritait de leur survivre. Expulsée de cet âge, l’âge oublié, enterré, tapi, qui attend de sauter à la gorge, la bête féroce.
Elle ne doit pas s’attarder, sa famille pourrait avoir le désir de faire le détour par la sépulture fraîchement fleurie de leur nièce et de leur fille. Elle leur enverra un message pour leur dire qu’elle était là.
À travers les allées dallées où se cassent les talons, elle chantonne ses adieux : au revoir Louis, au revoir Héloïse. Ses jumeaux, d’une certaine manière. Héloïse avec qui elle parlait par signes que les autres ignoraient – la langue du secret, celle des mains, des doigts, des bras, la langue dansée qu’elle avait adoptée presque en même temps que celle qui s’entend. Héloïse était muette, et Lucie trouvait ça normal. Les autres faisaient tellement de bruit. Entre elles, il était naturel qu’elles aient un langage privé – partagé par quelques membres d’une secte à laquelle elle était fière d’appartenir : comprendre le langage des signes que parlaient des passants dans la rue était un privilège. Chaque fois, elle avait envie de les prévenir : je sais ce que vous dites ! Louis en connaissait les rudiments, à force. Ça l’amusait, mais elles pouvaient l’exclure en accélérant les gestes, selon qu’elles voulaient le punir ou non.
Ils formaient un clan silencieux, d’où fusaient parfois des rires, le clan de l’été 84. Au revoir Héloïse, au revoir Louis.
Le clan dissous par les années et les choix de vie.
Elle est la dernière à se rendre aux enterrements. La survivante. Mais elle est aussi une femme mariée, mère de deux enfants. C’est un statut concurrent, et qui lui convient mieux. Elle se presse pour récupérer Augustin à la sortie du collège, lui a promis de se tenir à l’écart, de l’attendre au coin de la rue, de ne pas se faire remarquer.
Mais dès qu’ils ont tourné au carrefour, loin des regards des collégiens, Augustin lui prend le bras et le serre. Il parle vite et chante presque.
« Il me faut un compas et un cahier à grands carreaux 96 pages.
— Mais on en a déjà acheté !
— Non ! C’est 120, il faut 96 pages !
— Quelle différence ? Je ne comprends pas ?
— C’est ce qu’ils ont demandé, sinon je vais me faire coller !
— OK ! OK ! On ne va pas prendre un tel risque pour quelques pages de trop ! »
Ils entrent au Monoprix. Matin, chemise noire – peine –, après-midi, fournitures scolaires – joie.
Quand il rentre, il range ses nouvelles affaires dans le bureau neuf de sa chambre. Elle le regarde faire, fascinée par tant d’application – de maniaquerie ? –, elle qui se rappelle soudain qu’elle a une valise à ranger. Mais elle entend une clé tourner dans la serrure : c’est Mina. Elle va à sa rencontre pour lui demander comment s’est passée la journée, si elle a vu de nouveaux professeurs, s’est fait de nouvelles copines. C’est le temps des commencements où tout mérite d’être raconté. Après, les discussions se tarissent. Lucie compte bien en profiter.
*
À la table du petit déjeuner Lucie et Vincent écoutent la radio tandis qu’ils font griller des tartines et les beurrent pour Mina et Augustin, l’une sous la douche, l’autre encore endormi.
Jacques Rovel, un écologiste de tendance radicale, explique qu’il n’y a pas de valeur supérieure à la vie, que la vie est l’aune de toutes les valeurs, la valeur des valeurs, mais pas forcément celle de l’homme. La Terre vaut mieux que lui.
Lucie s’agace, Lucie s’énerve.
« Il la connaît personnellement, la Terre ? Elle a quoi de mieux que l’homme ?
— Il est excessif, c’est vrai, mais peut-être qu’on est obligé d’être un peu excessif aujourd’hui pour faire entendre raison, réplique Vincent.
— Entendre raison, tu vois ! La raison, c’est pas la Terre, c’est l’homme qui l’a ! Comme si l’homme n’était pas l’aboutissement de toutes ces luttes pour surmonter les contraintes stupidement biologiques.
— Ne t’avise pas de dire ça à ton boulot, par les temps qui courent tu vas te faire tuer !
— À mon boulot, ils ont encore quelques notions scientifiques, j’espère ! J’espère qu’ils y croient ! Sinon qui ? »
Vincent sourit.
« Alors ça y est, tu n’es plus écolo ? »
Lucie hausse les épaules.
« Je suis allée à l’enterrement. »
Augustin entre dans la pièce, Vincent est pris de court.
« Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?
— Pas eu le temps.
— Mais hier soir ? Cette nuit ? Ou même un texto !
— Je ne sais pas, il n’y a rien à en dire. »
Vincent se lève pour remplir le bol d’Augustin, qui s’adresse à sa mère : « T’es pour le réchauffement de la planète ? » Elle hésite, puis lui répond très sérieusement, connaissant l’engagement écologique de l’enfant de douze ans, par nature tyran, radical et révolutionnaire. « Je déteste autant les transhumanistes, parce qu’ils pensent la même chose – oubliant que son fils n’a sans doute encore jamais entendu parler de l’idéologie transhumaniste –, que la vie est la valeur suprême, et qu’il faut la préserver coûte que coûte, même si elle n’a aucun sens. Ils y ont pensé au sens de la vie avant d’essayer de la perpétuer ? » Augustin la regarde, sidéré, Vincent ronge son frein. « Pas la peine de t’énerver, maman », dit Mina qui déboule dans la pièce. Elle fait la grève du lycée un vendredi par mois. Mais personne n’insiste, ils sont tous au courant que la mort s’obstine en ce moment, et qu’elle doit avoir ses raisons. Lucie doit croire qu’il y a des raisons pour mourir supérieures aux raisons de continuer de vivre.
Dans la chambre, tandis qu’elle s’habille, Vincent lui dit : « Dès que tu te sens prête, tu peux en parler si tu veux. Je suis là. » Mais Lucie hausse les épaules. Parler de quoi?
«C’était avant.» Ainsi Lucie s’installe-t-elle dans une vie au futur antérieur, vue sous deux angles contemporains : le présent, et le futur qui viendrait le redessiner, lui assigner un nouveau sens. Elle se méfie du futur précisément pour cela : ni le passé ni le présent ne sont jamais fixes avec lui, ils peuvent changer à tout instant, et c’est très angoissant, ça, de ne pas savoir exactement sur quel mode vivre l’instant. Car elle n’aime pas se faire avoir. Non. Elle n’aimerait pas qu’on lui dise : de t’énerver, maman », dit Mina qui déboule dans la pièce. Elle fait la grève du lycée un vendredi par mois. Mais personne n’insiste, ils sont tous au courant que la mort s’obstine en ce moment, et qu’elle doit avoir ses raisons. Lucie doit croire qu’il y a des raisons pour mourir supérieures aux raisons de continuer de vivre.
Dans la chambre, tandis qu’elle s’habille, Vincent lui dit : « Dès que tu te sens prête, tu peux en parler si tu veux. Je suis là. » Mais Lucie hausse les épaules. Parler de quoi?
«C’était avant.» Ainsi Lucie s’installe-t-elle dans une vie au futur antérieur, vue sous deux angles contemporains : le présent, et le futur qui viendrait le redessiner, lui assigner un nouveau sens. Elle se méfie du futur précisément pour cela : ni le passé ni le présent ne sont jamais fixes avec lui, ils peuvent changer à tout instant, et c’est très angoissant, ça, de ne pas savoir exactement sur quel mode vivre l’instant. Car elle n’aime pas se faire avoir. Non. Elle n’aimerait pas qu’on lui dise : Tu te souviens avec quel soin tu as choisi les rideaux de ta chambre et tout ce que tu as projeté dans cette chambre, une vie enfin apaisée, sertie dans cet écrin de bois, une chambre presque luxueuse telle que tu n’aurais jamais pu la rêver. Et puis le rêve est advenu. Mais un jour, la chambre brûlerait, et le chat avec, et peut-être son mari, endormi, pas les enfants, non, cette vision-là n’est pas possible, il y a des choses que la pensée ne peut pas se figurer, il y a de la résistance à l’imagination. Son mari, elle l’aime, mais elle a déjà vécu sans lui.
Elle triche un peu avec l’imaginaire, elle va là où c’est encore possible.
Et ces flammes soudain obscurcissent son sentiment de bien-être tandis qu’elle boutonne son chemisier jusqu’au cou, et observe le dos nu de Vincent, ses muscles se mouvoir sous sa peau brune, appétissante ; ils ondulent comme frémit la surface de l’eau quand un poisson passe, invisible, elle peut les contempler des heures à son insu, car ce sont ces muscles-là qui la maintiennent captive et, comme les racines des arbres tropicaux enserrent les ruines des temples d’Angkor, elle voudrait qu’ils tissent autour d’elle, jusqu’à se confondre avec sa propre chair, une forteresse, ou à défaut un blockhaus.
Tout ce qu’elle pourrait perdre. Elle ne veut pas être dupe, elle sait tout ce qui peut arriver, elle voit le couteau se planter entre les omoplates, alors qu’il visite un camp de réfugiés dans un pays en guerre, sa peau couverte de plaies, se craqueler comme une terre trop sèche, elle reste sur ses gardes, le bonheur ne l’endormira pas, elle prévoit tout, comme dans une guerre tactique, ignorant néanmoins l’ennemi, sinon sous la forme de « tout ce qui peut arriver », son imagination est sans limites. »

Extraits
« C’est avec Héloïse qu’elle avait construit le premier foyer, l’originel, celui qu’incessamment on imite. La chambre rouge; les animaux des fables de La Fontaine au mur, toile de Jouy rouge et blanche; les deux lits jumeaux, barreaux en cuivre, draps brodés aux initiales de sa grand-mère. Après s’être brossé les dents dans le lavabo en faïence où seule l’eau froide coulait, puis les pieds dans le bidet – il y en avait dans chaque salle de bains – à l’aide d’une brosse souple pour enlever les grains de sable et petits cailloux ramenés des plages de la Dordogne, après avoir enfilé les chemises de nuit cousues par la grand-mère, elles ouvraient
grand les draps et commençaient par faire semblant de dormir pour éloigner les adultes. Une fois les lumières éteintes, des mains se cherchaient, c’était le signal. Lucie fouillait alors sous l’oreiller, entre le matelas et les barreaux en cuivre, la lampe de poche qui y était cachée. »

« Ses enfants qui grandissent et jouent aux jeux vidéo comme les autres, qui ont des notes et des bulletins en fin de trimestre, qui oublient de se laver ou prennent des douches brûlantes de deux heures, râlent souvent, mais parfois se lovent contre elle, des enfants au casque vissé sur les oreilles et qui ne lisent jamais, cultivent des amitiés, s’offusquent, mangent et dorment puis mangent puis dorment, ces êtres-là sont fiables, n’est-ce pas? Ils n’ont pas besoin d’elle. Ils sont des êtres humains conformes, qui parviendront à vivre, assurément. Elle doit pouvoir les imaginer loin d’elle, sans demander quand elle rentre, sans avoir besoin qu’elle fasse les courses, puis bouillir l’eau, sans attendre qu’elle demande si les devoirs sont terminés pour s’y mettre, sans entendre le signal de la nuit, extinction des feux et brossage de dents, pour transgresser cette pauvre loi. Indépendants, ils commencent à l’être, et si elle mourait à l’instant d’une crise cardiaque, là ce ne serait pas grave, non ils n’ont plus besoin d’elle et c’est tant mieux, elle peut se jeter par la fenêtre, avec la mouette hurlante, ce ne sera pas si grave. Pas si grave. » p.193

À propos de l’auteur
PINGEOT_Mazarine_©Pascal_ItoMazarine Pingeot © Photo Pascal Ito

Romancière, professeure de philosophie et scénariste, Mazarine Pingeot est l’auteure d’une douzaine de romans dont Bouche cousue, Bon petit soldat, Les Invasions quotidiennes, Magda et Se taire. (Source: Éditions Mialet Barrault)

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À nous regarder, ils s’habitueront

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En deux mots:
Alice et Vincent vont bientôt être parents, mais leur bonheur se heurte à une grossesse difficile qui va entraîner une naissance prématurée. Commence alors une douloureuse attente. Le nouveau-né va-t-il s’en sortir?

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Ce bébé tant attendu, ce drame inattendu

Pour son cinquième roman Elsa Flageul a choisi de mettre en scène un couple dont l’enfant arrive prématurément, à sept mois. Un événement qui va bouleverser toute leur vie.

Certains romans vous touchent parce qu’ils font résonner en vous de fortes émotions, parce que vous retrouvez dans votre lecture des situations qui ont touché le plus intime de votre être. C’est le cas avec ce roman sensible et délicat qui m’a rappelé l’épisode le plus douloureux de ma vie, la perte d’un enfant deux jours après sa naissance. J’avoue avoir mis longtemps à me décider à le lire et si je vous en parle aujourd’hui, c’est parce qu’il m’a aidé. Et s’il est impossible de se préparer à un tel drame, il est essentiel de savoir que d’autres ont vécu des situations similaires et qu’ils s’en sont sortis.
Alice et Vincent se préparent à cet «heureux événement», imaginent leur rôle de parent, cherchent un prénom, pensent à l’aménagement de leur appartement. Se réjouissent. Jusqu’au jour où le drame survient, où Alice part aux urgences, deux mois avant le terme prévu de sa grossesse.
Avec beaucoup de pudeur, Elsa Flageul raconte la violence de la course contre la montre qui s’engage. Parce que les parents se retrouvent démunis, parce que le système hospitalier leur «prend» leur enfant, parce que dès lors il faut vivre l’angoisse au ventre. Parce qu’à partir de ce moment, leur vie a basculé. Pour toujours. Finie la vie d’avant, celle où ils étaient seuls, celle où ils n’avaient pas peur. Car «la peur, c’est comme le froid, ça vous glisse sous la peau, ça vous rentre sous les ongles, ça vous glace le sang, ça vous gèle les os, c’est tout le corps alors qui se met à trembler, à claquer des dents, et même quand l’atmosphère se réchauffe, le corps garde en lui le souvenir du tremblement, de l’effroi, comme une empreinte.»
La romancière montre aussi fort bien que si ce drame touche le père et le mère, chacun ne réagit pas de la même manière. L’histoire, le vécu est individuel. À tel point que l’on ne comprend plus son mari et sa femme, à tel point qu’il arrive souvent que le couple ne résiste pas à une telle déflagration. «On a beau faire, imaginer, préparer les mouchoirs, envisager les chutes, quand il [le malheur] vous tombe dessus, il est toujours plus lourd que ce que vous avez jamais pu porter.»
De belles pages racontent aussi combien l’entourage peut-être un facteur aggravant, souvent par maladresse. Parce que la famille, les amis ne savent pas non plus que faire, comment réagir. De ce point de vue aussi, ce roman éclaire les choses:
« Certains sont conscients de la situation, s’inquiètent, demandent à être rappelés, n’importe quand, même la nuit, formidables on vous dit. D’autres sont complètement à côté de la plaque, ils n’ont tout bonnement pas compris ou pas mesuré, un bébé est un bébé, on ne va pas chipoter non plus. Alors ils demandent à voir l’enfant, la merveille, la beauté, débitent sans s’en rendre compte ces mots banals que l’on dit lorsque l’enfant paraît et qui, sans le vouloir, sont si cruels aujourd’hui, si à côté : c’est que du bonheur, profitez bien, baisers à vous trois (eh oui maintenant vous êtes trois!!), plein de bisous à la jolie famille, il est magnifique c’est certain. Et des cœurs, et des fleurs. Certains réclament des photos que je ne leur envoie pas, ce n’est pas le bébé dragon, sondé et perfusé, qu’ils attendent. »
Les jours et les semaines qui suivent ne feront pas retomber la pression, bien au contraire. Maintenant, quand leur histoire est connue, qu’elle circule, ils doivent affronter la condescendance, la fausse solidarité, voire la curiosité morbide. Se débattre avec ces histoires censées rassurer et qui ne font que montrer le gouffre qui sépare ceux qui sont extérieurs à ce drame et ceux qui y sont plongés et que Alice décrit parfaitement: «Ce n’est pas maintenant. Ce n’est pas moi. La Vie n’est qu’une histoire de cas particuliers. Rien ne fait sens. Rien n’est juste. Rien ne se ressemble? Une vie, ça ne se mesure pas. Une vie, ça ne se compare pas.»

À nous regarder, ils s’habitueront
Elsa Flageul
Éditions Julliard
Roman
192 p., 18,50 €
EAN: 9782260032205
Paru le 3 janvier 2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Ils sonnent à l’interphone, s’annoncent, entrent, ouvrent leur casier fermé à clef, y déposent leurs sacs, leurs manteaux, se lavent soigneusement les mains au savon, pendant plusieurs secondes, chacun leur tour, sans parler, sèchent leurs mains avec du papier puis les passent sous une pompe géante de solution hydro-alcoolique, se les frictionnent longtemps, sèchent leurs mains avec du papier, enfilent chacun une blouse jaune transparente, Vincent attache celle d’Alice dans le dos, Alice attache celle de Vincent.
Ils ouvrent la porte qui sépare César du reste du monde. Chaque matin, après avoir accompli tout cela, Alice met la main sur la poignée de la porte, chaque matin elle prend une grande inspiration, ferme les yeux et dit tout bas: j’espère que la nuit s’est bien passée. Chaque matin.
En réalité chaque matin elle se demande: mon bébé est-il mort?»

Les critiques
Babelio
RTS – émission Versus lire (entretien avec d’Elsa Flageul)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Cultur’elle (Caroline Doudet)
Blog L’Insatiable (Charlotte Milandri)
Blog BLABLABLAMIA 
Blog Carobookine
Blog Les livres de Joëlle 
Blog Agathe The Book

Incipit (Les premières pages du livre)
« Alice et Vincent entrent dans l’enceinte de l’hôpital. Le gardien à l’entrée fouille le sac d’Alice du bout des doigts, sans trop y croire, puis les laisse passer. Ils marchent côte à côte sans se parler, longent la pelouse famélique, la cafétéria de l’hôpital qui est si triste certains jours, si gaie aujourd’hui, on se demande bien pourquoi. Alice trouve même qu’il y a une bonne ambiance. Quelle drôle d’idée vraiment. Ils entrent dans le bâtiment principal, la maternité, il y a des familles et des enfants un peu partout. Un petit garçon en pyjama dort sur des chaises en plastique, sa mère parle très fort au téléphone en agitant les mains, ses bagues font un léger bruit métallique qu’Alice remarque. Ils prennent un premier ascenseur, puis un deuxième. Une femme enceinte entre avec eux en se dandinant péniblement, un homme la soutient par le bras, elle semble énorme et souffle en gémissant. Alice remarque que la fermeture Éclair de ses bottines n’est pas fermée parce que ses pieds sont trop gonflés. Elle a presque envie de dire bon courage à la femme enceinte mais elle n’ose pas. On ne dit pas ça aux femmes enceintes. On ne leur dit d’ailleurs rien de ce qui les attend, des mensonges oui, des belles images certainement, des sentiments faciles d’accord. Rien de la violence, rien de la peur, rien de la fatigue. Rien du combat. Alice et Vincent descendent au troisième étage, laissant la femme enceinte aux pieds d’éléphant à ses rêves de délivrance et de bébé dodu. Ils arrivent devant la porte du service de néonatalogie : ils sonnent à l’interphone, s’annoncent, entrent, ouvrent leur casier fermé à clef, y déposent leurs sacs, leurs manteaux, se lavent soigneusement les mains au savon, pendant plusieurs secondes, chacun leur tour, sans parler, sèchent leurs mains avec du papier puis les passent sous une pompe géante de solution hydroalcoolique, se les frictionnent longtemps, sèchent à nouveau leurs mains avec du papier, enfilent chacun une blouse jaune transparente, Vincent attache celle d’Alice dans le dos, Alice attache celle de Vincent dans le dos.
Et ils ouvrent la porte qui sépare leur bébé du reste du monde. Chaque matin, après avoir accompli tout cela, Alice met la main sur la poignée de la porte, chaque matin elle prend une grande inspiration, ferme les yeux et dit tout bas : j’espère que la nuit s’est bien passée. Chaque matin.
En réalité, chaque matin elle se demande: mon bébé est-il mort?

L’Arrivée
1. Journal d’Alice
J’ai appelé un taxi. Entre mes jambes ça coule, ça n’arrête pas de couler. J’ai mis un pantalon large pour que ça ne se voie pas et j’ai emporté une serviette de toilette pour mettre sous mes fesses, dans le taxi. Pour que le chauffeur ne s’aperçoive pas que j’ai perdu les eaux et que je peux accoucher à tout moment, ou presque. On m’a toujours raconté que les taxis refusaient de prendre les femmes enceintes qui étaient sur le point d’accoucher, pour des raisons d’assurance, à moins que ce ne soit plus simplement pour des questions de propreté, je ne sais plus. Je n’ai jamais su si c’était vrai mais je tente quand même de faire bonne figure devant ce chauffeur, pour qu’il ne sache pas combien l’heure est grave, qu’il ne me pose pas de questions, et que cette situation ne devienne pas réelle, tangible, concrète : je vais accoucher, mais je ne suis enceinte que de sept mois, je vais accoucher et mon bébé est trop petit, trop fragile. Je vais accoucher et c’est beaucoup trop tôt. De ça, je ne veux pas parler, je ne veux même pas l’envisager. J’en suis de toute façon incapable. Alors je fais bonne figure, je glisse discrètement la serviette sous mes fesses, il me parle de ce quartier, comme il a changé n’est-ce pas, avant c’était un vrai coupe-gorge ici, ces jolies maisons fleuries étaient des maisons d’ouvriers, il dit ouvrier avec un dégoût à peine dissimulé, cela me choque mais je ne dis rien, je n’ai pas la force de parler des bobos qui ont inondé ce quartier et dont je fais sans doute partie, ni du monde dans lequel on vit, le monde n’existe plus, les bobos n’existent plus, on est vendredi il est dix-neuf heures et le bébé que j’attends ne va peut-être jamais vivre. Pendant que le taxi traverse la Seine, je pleure en silence en observant tous ces gens qui vont quelque part, chez eux, au cinéma, au restaurant, à des dîners, une bouteille sous le bras, des gâteaux soigneusement emballés dans un carton avec une ficelle dorée, j’envie leur légèreté, moi qui semble être subitement passée de l’autre côté. Mais de quel côté s’agit-il ? Celui des gens qui ont un accident de voiture un samedi soir en rentrant d’un dîner entre amis un peu trop arrosé, des gens à qui l’on dit lors d’une banale visite médicale qu’il faut faire un scanner, une IRM, des analyses de sang plus poussées parce qu’il y a quelque chose qui cloche, mais qui cloche vraiment, celui des gens dont l’enfant en grandissant ne fixe jamais le regard et tout de même ce bébé ne tient pas sa tête, à plus de six mois. Le mauvais côté, l’autre pays, l’autre rive.
De cette autre rive, je regarde ces gens normaux, silhouettes de papier dont je ne sais rien et qui ont l’air d’avoir une vie parfaite, sans histoires, sans heurts, sans douleurs, une vie témoin comme il y a des maisons témoins. Sûr qu’ils ne voudraient pas être dans ma peau. Moi non plus d’ailleurs.

Alice est en salle de travail depuis plus d’une heure. Quand elle est arrivée aux urgences, elle a dit tout de suite qu’elle avait perdu les eaux, que c’était sûr. L’infirmier lui a répondu : on va voir ça, sur un ton qui laissait entendre que bon, s’il y avait quelqu’un qui savait, c’était lui et pas elle. Alice a insisté, elle avait quelque chose de mauvais dans le regard, de perdu. La peur rend méchant, parfois. L’infirmier a l’habitude, il n’a pas relevé. Puis il l’a auscultée avec un très grand coton-tige trempé dans une solution et immédiatement, le coton-tige est devenu noir. L’infirmier s’est tu, un peu étonné il faut dire, il ne l’avait pas vraiment prise au sérieux. Il y a tant de femmes qui viennent ici pour un oui pour un non, parce qu’elles ont peur, parce qu’elles ont besoin d’être rassurées. L’infirmier comprend ça, il ne juge pas. Enfin c’est ce qu’il dit. Parfois, il les trouve chiantes toutes ces bonnes femmes. Il les juge sans s’en rendre compte, avec la sévérité de celui qui ne sait pas, qui ne saura jamais et qui en garde fierté et amertume. Alice a vu le coton-tige devenir noir, on ne lui avait pas appris ça mais elle a compris : en médecine, le noir est la couleur du malheur, du sang séché, de la mort. Elle a compris.
Elle a appelé Vincent qui travaillait, qui ne savait pas, bizarrement elle ne lui avait rien dit encore, peur de sentir sa peur, peur que tout ça soit vrai. Elle pleurait, il ne comprenait pas, il lui a fait répéter plusieurs fois, il a dit j’arrive d’une façon un peu chevaleresque qui lui a plu. C’était la bonne façon de le dire, au bon moment. Après avoir raccroché, Alice a regretté de ne pas lui avoir demandé d’apporter la valise du bébé avec ses pyjamas, ses bodys, sa layette, toutes ces choses remplies de minuscules boutons-pression dont on ne sait à quoi ils servent, mais en fait c’était impossible : il n’y avait pas de valise, pas de pyjamas avec des baleineaux, des chimpanzés, des lionceaux, pas de bodys, pas de tétines, il n’y avait rien parce qu’ils n’avaient rien acheté, ils n’avaient pas eu le temps de le faire, ils regardaient même toutes ces choses avec une forme de fascination, se vantant presque de ne pas y toucher, les tailles, les couleurs, tout leur semblait trop loin, trop petit. Les pyjamas étaient des enveloppes vides dans lesquelles aucun enfant, même imaginaire, n’arrivait à se glisser. Ils n’étaient pas prêts. Ce bébé n’avait même pas de prénom. Bien sûr ils avaient quelques idées oui. Mais rien de décidé. C’était trop tôt.

Extraits
« Alice est sortie du bureau, elle a dit plusieurs fois merci, par réflexe. Elle sentait qu’elle aurait dû poser des questions pratiques, importantes, exprimer même une opinion sur ce transfert qu’elle n’avait pas su commenter, empotée qu’elle était. Aucun mot un peu savant n’était sorti de sa bouche. Si Vincent avait été là. Elle voulait lui parler, le voir, c’est à lui qu’elle a pensé en premier mais avec César ils étaient toujours à l’IRM, elle avait oublié l’IRM, les lésions cérébrales, les séquelles, tout ce à quoi Vincent lui interdit de penser, de formuler presque, pour une bonne raison: on ne se prémunit jamais contre le malheur, on a beau faire, imaginer, préparer les mouchoirs, envisager les chutes, quand il vous tombe dessus, il est toujours plus lourd que ce que vous avez jamais pu porter. » p. 95

« Ce soir pourtant, Alice dormira dans leur lit à Vincent et à elle, elle retrouvera leur vie d’avant, celle où ils étaient seuls, celle où ils n’avaient pas peur. Mais la peur, c’est comme le froid, ça vous glisse sous la peau, ça vous rentre sous les ongles, ça vous glace le sang, ça vous gèle les os, c’est tout le corps alors qui se met à trembler, à claquer des dents, et même quand l’atmosphère se réchauffe, le corps garde en lui le souvenir du tremblement, de l’effroi, comme une empreinte. Elle sait que leur vie d’avant n’existe plus, que l’absence de César est partout, même dans les endroits où il n’est encore jamais allé. » p. 119

« Certains sont conscients de la situation, s’inquiètent, demandent à être rappelés, n’importe quand, même la nuit, formidables on vous dit. D’autres sont complètement à côté de la plaque, ils n’ont tout bonnement pas compris ou pas mesuré, un bébé est un bébé, on ne va pas chipoter non plus. Alors ils demandent à voir l’enfant, la merveille, la beauté, débitent sans s’en rendre compte ces mots banals que l’on dit lorsque l’enfant paraît et qui, sans le vouloir, sont si cruels aujourd’hui, si à côté : c’est que du bonheur, profitez bien, baisers à vous trois (eh oui maintenant vous êtes trois!!), plein de bisous à la jolie famille, il est magnifique c’est certain. Et des cœurs, et des fleurs. Certains réclament des photos que je ne leur envoie pas, ce n’est pas le bébé dragon, sondé et perfusé, qu’ils attendent. » p. 126-127

En vérité, je voudrais qu’on nous foute la paix. C’est impossible de penser ça, impossible de le ressentir mais c’est pourtant le cas. Je ne supporte plus les anecdotes qui se veulent rassurantes : untel est né prématuré, il a aujourd’hui dix-huit ans et entre à Sciences Po, unetelle ne pesait qu’un kilo à la naissance et c’est aujourd’hui une grande fillette de dix ans qui fait du handball. Je m’en fous. Ce n’est pas notre histoire. Ce n’est pas César. Ce n’est pas maintenant. Ce n’est pas moi. La Vie n’est qu’une histoire de cas particuliers. Rien ne fait sens. Rien n’est juste. Rien ne se ressemble? Une vie, ça ne se mesure pas. Une vie, ça ne se compare pas. » p. 128

À propos de l’auteur
Avant de se lancer dans l’aventure romanesque, Elsa Flageul a d’abord étudié le cinéma et travaillé sur l’œuvre de Jacques Demy. Le cinéma garde une influence majeure sur son travail d’écrivain, caractérisé par un sens aigu de la musicalité et une écriture d’une grande délicatesse. Aux éditions Julliard, elle a déjà publié Madame Tabard n’est pas une femme (2011), J’étais la fille de François Mitterrand (2012), Les Araignées du soir (2013) et Les Mijaurées (2016). À nous regarder, ils s’habitueront est son cinquième roman. (Source: Éditions Julliard)

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Grands carnivores

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Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
Ils sont frères, mais tout les oppose. L’un vient d’être nommé directeur d’une grande entreprise, l’autre est peintre. Et quand le cirque s’installe en ville, l’un y voit une source de trouble, l’autre un moment de réjouissance. Alors quand la rumeur court que les cages des fautes ont été ouvertes…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Les frères ennemis

C’est sous la forme du conte que Bertrand Belin nous revient. Il imagine que les cages des «Grands carnivores» ont été ouvertes et que les animaux du cirque errent en ville…

Les deux frères pourraient s’appeler Caïn et Abel, mais dans le conte imaginé par Bertrand Belin, ils n’ont pas de nom. On comprend toutefois que tout les oppose. Dans ce petit Empire, qui n’est pas situé non plus, le premier occupe une position privilégiée. Il vient d’être promu nouveau directeur des entreprises de boulons et autres fabrications métalliques du même genre. Très vite, l’auteur va le parer de toutes les plumes du paon: patriarche, notable, arriviste, «asservisseur patenté», serviteur de l’ordre et de la discipline et haïssant par conséquent les «parasites» dont fait partie son «barbouilleur» de frère.
On l’aura compris, le second est artiste-peintre. De joyeuse nature, se souciant peu du lendemain et préférant l’amour à la discipline, la fête à la rigueur, il se réjouit de l’arrivée d’un cirque en ville.
Mais le spectacle n’est pas celui qui est au programme des saltimbanques. L’information qui court dans la ville est que les cages du cirque ont été ouvertes et que les animaux se sont enfuis. Les grands carnivores erreraient en liberté dans les rues.
Face au danger, le premier réflexe est de rester sagement chez soi. Mais très vite la curiosité devient la plus forte. Chacun a envie de savoir comment et qui viendra à bout de ces bêtes.
Le directeur entend s’appuyer sur la peur pour faire régner l’ordre, édicter des lois sévères, interdire tous les fauteurs de troubles. Il n’est pas besoin de regarder bien loin pour trouver des correspondances avec l’actualité, y compris dans les dérapages verbaux. À moins que les outrances ne finissent par se retourner contre ceux qui les profèrent… Car à y regarder de plus près, il semble bien que les grands carnivores ne soient pas seulement en voie de disparition, mais qu’ils aient bel et bien disparu.
Bertrand Belin joue avec subtilité sur la dichotomie, celle des frères ennemis, celles de ces animaux aussi menaçants que menacés pour nous offrir une jolie réflexion politique baignant dans un climat très troublé.

Grands carnivores
Bertrand Belin
Éditions P.O.L
Roman
176 p., 16 €
EAN 9782818046739
Paru le 03/01/2019

Ce qu’en dit l’éditeur
Lui est récemment promu à la tête des entreprises familiales, personnage sinistre et cynique, jaloux de son frère peintre, cultive l’art de soumettre et de se soumettre, de servir l’Empire et ses valeurs. Il n’a d’autre ambition que la restauration de ce qu’il appelle « la grandeur du pays » quand son frère rêveur fait l’artiste, aime, désire. Cultive ainsi de vaines activités, néfastes à l’ordre général. La joie de l’un éveille l’irritation voire la détestation de l’autre. De cette faille entre les deux frères naît inévitablement un déséquilibre, et beaucoup d’imprévu. Surtout si un cirque s’installe en ville…
La population apprend qu’un groupe de fauves s’est échappé durant la nuit. Introuvables, les bêtes sont au centre de toutes les conversations et objet de toutes les craintes. Les habitants seront entièrement tournés vers la défense et la préservation de leur intégrité individuelle, leur attention exclusivement dirigée vers ce danger inédit. Le climat de terreur où les fauves ont plongé la population, constitue l’occasion formidable de l’apparition d’un discours jusque-là souterrain.
Bertrand Belin réussit une étrange fable romanesque, dans un contexte imaginaire, à une époque à la fois lointaine et très proche de la nôtre. Cette situation de crise présente beaucoup d’analogies avec le climat auquel sont soumises aujourd’hui comme hier les populations, climat où la peur, amplifiée par les discours politiques opportunistes, tient lieu de carburant à l’Histoire. Bertrand Belin dépeint un monde dominé par la peur de l’autre et la cruauté, les soupçons, et qui soudain bascule dans un rêve éveillé. L’inquiétude se propage avec la rumeur. Qui a peur, à présent, d’être dévoré? Et par qui?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Libération (Sabrina Champenois)
En attendant Nadeau (Jeanne Bacharach)
L’Obs (Sophie Delassein)
Charybde 27 : le blog 
Lelitteraire.com (Jean-Paul Gavard-Perret)


Bertrand Belin lit un passage de Grands carnivores © Production Jean-Paul Hirsch

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Il a des responsabilités. Il est le récemment promu. Il devra garantir la bonne marche des entreprises cependant que son frère empilera des croûtes. Lui seul prendra sa part des efforts qu’un citoyen reconnaissant doit à l’Empire. Ce n’est encore que le début mais sa réputation va grandissant. On le reconnaît à l’opéra, par exemple. À l’opéra, ce soir, tu as vu? j’ai vu. L’opéra où il admet qu’il est indispensable de se rendre quelques fois dans l’année, à l’occasion des premières, bien qu’il ne soit pas allé jusqu’à se rendre compte que les décibels et les gesticulations qu’il doit y supporter entretiennent un quelconque rapport avec le monde des arts qu’il a quoi qu’il en soit à cœur de cordialement mépriser. Il ne décèle, il va de soi, dans les tableaux « sinistres et déséquilibrés » de son frère, pas autre chose que de vagues traces laissées par l’agitation d’un de ses membres supérieurs, preuves en couleur assurant que du temps précieux a bien été gaspillé, ces merveilles n’étant à ses yeux que fatras de tentatives risibles et ridicules espoirs attendant dans une soupente le tribunal des flammes. Lui construit tandis que son frère pille. Il ensemence quand l’autre dilapide. Il lustre leur nom cependant que son frère le souille. Un tel frère ne peut lui être d’aucune utilité décidément, pense-t-il. Sa clique, ses frasques, sa mise, tout le navre. Le navre et lui nuit. Nuit à sa respectabilité, se dit-il. Avec tous ceux qui pourraient aujourd’hui ou demain mettre de l’huile dans la mécanique de l’ascension à laquelle il se considère promis, le récemment promu sait se montrer bon et daigne même faire preuve de patience et d’intérêt. Des autres, sachant en épargner quelques-uns aux moments opportuns, il ne pense qu’à se faire craindre. Les mouvements de son humeur, la façon qu’ils ont de lui comprimer puis de lui dilater la poche à venin, l’imprévisibilité de ses morsures, horripilent et navrent mais il y a toujours un délégué ou un décideur de seconde catégorie pour se compromettre en génuflexion devant ses plus mesquines toquades d’asservisseur patenté. Il y en a pour le craindre et le révérer, d’autres pour s’en méfier seulement et qui le méprisent. Ces derniers méprisent d’ailleurs autant les premiers, écœurés des comportements dégradants qu’ils adoptent dans le feu toujours nourri des humiliations servies par le récemment promu. Objets de sa méticuleuse cruauté, moqués, au rang de risée, ces subalternes par nature, comme les qualifierait le récemment promu, n’en sont pas moins fiers d’avoir été à leur tour, serait-ce un instant, au centre de son attention recherchée et ne trouvent pas mieux à faire que de s’en trouver flattés, certains ne renonçant pas à déclarer, allons-y, qu’ils l’aiment bien. Cela a pour conséquence, suivant un principe hélas déjà fort bien connu, que ceux qui ne comptaient pas parmi les admirateurs du récemment promu finissent par en vouloir davantage à ses victimes qu’à sa majesté elle-même, à laquelle ils reconnaissent, après tout il faut le lui concéder, un certain talent dans l’art de soumettre utilement et sans l’inquiéter la corolle de subordonnés qui l’orne. L’art de soumettre… qualité dont le cœur le plus pur, l’âme la mieux mise, est capable de reconnaître les avantages, parfois, au cours de son chemin d’honneur et de bonté. Certains, donc, l’aiment en l’aimant, les autres en ne l’aimant pas. »

Extrait
« Ce qu’il faut à l’Empire unifié, c’est un homme providentiel. C’est ce que pense le fondateur d’âge avancé, c’est aussi ce que pense le récemment promu nouveau directeur, et c’est ce que pense son épouse. C’est exactement ce que pense la gouvernante et c’est l’opinion du fumeur de harengs, celle aussi d’une partie des clients de la Brasserie Centrale et de son propriétaire. Un homme sous le règne duquel aucun lion ne se serait par exemple échappé d’un cirque pour la raison évidente qu’aucun cirque ne saurait être toléré dans l’Empire. » p. 158-159

À propos de l’auteur
Bertrand Belin est musicien, auteur et compositeur. Né à Auray en 1970, il arrive à Paris en 1989. Depuis de nombreuses années, parallèlement à une carrière de chanteur, il travaille avec le théâtre, la danse et le cinéma. (Source : Éditions P.O.L)

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Personne n’a peur des gens qui sourient

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Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
Gloria récupère ses deux filles qui sont à l’école sur la Côte d’Azur et prend la route, direction l’Alsace. Quelle urgence la contraint à fuir? Quelle menace? Lorsqu’elle arrive à Kayserheim, le mystère reste entier. C’est en creusant le passé que la vérité va petit à petit apparaître.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Maman, louve protectrice

Si l’on en croit Véronique Ovaldé, «Personne n’a peur des gens qui sourient». Un joli titre pour un roman qui cultive le mystère autour de la fuite d’une mère et ses deux filles de Provence en Alsace.

Véronique Ovaldé n’a pas son pareil pour instiller un petit goût de mystère dans ses romans. Après, Soyez imprudents les enfants voici donc Personne n’a peur des gens qui sourient et une première confirmation: voilà une romancière qui sait trouver de jolis titres!
Cette fois, c’est un sentiment d’urgence, une fuite précipitée qui aiguise l’attention du lecteur. Dans les premières pages du livre Gloria, une jeune femme, va chercher ses deux filles, Loulou et Stella dans leur classes respectives pour prendre la route. Elle ne les a averties ni de ce qui la pousse à agir ainsi ni de leur destination. On saura juste que dans les bagages, elle n’a pas oublié le Beretta qu’elle avait caché.
Le trio va parcourir près d’un millier de kilomètres entre Vallenargues sur la Côte d’Azur et Kayserheim en Alsace où se trouve la maison où elle a passé quelques étés étant enfant.
Au fil des pages la tension croît. À l’image de ses filles qui se demandent combien de temps elles vont rester dans cette demeure entre lac et forêt, loin de leurs amies, le lecteur reste avec ses interrogations. Il doit se rattacher aux bribes de biographie pour commencer à rassembler les pièces du puzzle. Comprendre d’abord que Gloria a dû surmonter un premier traumatisme, la mort de son père alors qu’elle était encore adolescente.
L’orpheline qui ne s’intéressait déjà plus beaucoup aux études se voit alors offrir un boulot de serveuse à La Trainée, le cabanon tenu par son oncle Giovannangeli, dit tonton Gio. C’est là qu’elle va rencontrer son futur mari: « ce que Samuel vit en premier quand il entra dans le bar, ce fut cette fille si petite et si souple que vous aviez envie de la plier méthodiquement afin de la mettre au fond de votre poche et de l’emporter au bout du monde, la garder toujours auprès de vous, comme une mascotte, une merveilleuse mascotte aux cheveux noirs… »
Samuel fournit l’oncle Gio en boîtes à musique. Et s’il est déjà à la tête d’une belle collection, c’est qu’il n’est pas très regardant sur la provenance des pièces qu’on lui propose. Et il aura beau mettre en garde sa nièce sur les activités troubles du jeune homme, Gloria va tomber amoureuse, va vouloir vivre sa vie avec ce beau ténébreux, va vouloir construire la famille qu’elle n’a plus.
Et elle s’accroche à cette idée, a envie de croire qu’avec leur deux filles ils auront droit à ce bonheur qui leur échappe. Elle irait même jusqu’à pardonner quelques incartades. À Kayserheim, les jours passent, paisibles. Du coup, le danger s’estompe. Faut-il creuser du côté de Gio? Plutôt de celui de l’avocat en charge de l’héritage? À moins que ce ne soit Samuel qui ait laissé une quelconque ardoise avant de mourir dans l’incendie de son entrepôt? Et si finalement, la peur n’était pas justifiée? Et si tout ce vent de panique n’était finalement que le fruit de l’imagination de Gloria?
On n’en dira pas davantage, de peur de déflorer une fin qui réserve bien des surprises, mais on soulignera l’habileté de la construction de ce roman. Pour reprendre l’image du puzzle, ce n’est en effet qu’en posant le dernier élément que l’on découvrira l’image d’ensemble. Effrayante mais aussi évidente!

Personne n’a peur des gens qui sourient
Véronique Ovaldé
Éditions Flammarion
Roman
270 p., 19 €
EAN 9782081445925
Paru le 06/02/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement dans des localités imaginaires situées en Provence, à Vallenargues et en Alsace, à Kayserheim.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Gloria a choisi ce jour de juin pour partir. Elle file récupérer ses filles à l’école et les embarque sans préavis pour un long voyage. Toutes trois quittent les rives de la Méditerranée en direction du Nord, la maison alsacienne dans la forêt de Kayserheim où Gloria, enfant, passait ses vacances. Pourquoi cette désertion soudaine? Quelle menace fuit-elle? Pour le savoir, il faudra revenir en arrière, dans les eaux troubles du passé, rencontrer Giovannangeli, qui l’a prise sous son aile à la disparition de son père, lever le voile sur la mort de Samuel, le père de ses enfants – où était Gloria ce soir-là? –, et comprendre enfin quel rôle l’avocat Santini a pu jouer dans toute cette histoire.
Jusqu’où peut-on protéger ses enfants? Dans ce roman tendu à l’extrême, Véronique Ovaldé met en scène un fascinant personnage de mère dont l’inquiétude face au monde se mue en un implacable sang-froid pour l’affronter.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Télérama (Christine Ferniot)
Culture-Tops
Journal de Montréal (Karine Vilder)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Encres vagabondes
Blog de Virginie Neufville
Blog T Livres T Arts 
Blog Clara et les mots 


Bande-annonce de Personne n’a peur des gens qui sourient de Véronique Ovaldé © Production Éditions Flammarion

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Gloria était prête depuis tellement longtemps que lorsqu’elle a pris sa décision elle a eu besoin d’à peine une heure pour tout emporter, attraper les passeports, les carnets de santé, le Beretta de son grand amour, choisir deux livres pour Stella dans la pile des livres à lire, deux peluches de Loulou ainsi que sa peau de mouton préférée, retrouver le Master Mind au milieu du foutoir de la chambre de Stella, emballer une paire de chaussures pour chacune d’entre elles, brosses à dents, doliprane, thermomètre, peigne à poux et habits chauds. Il ferait froid là où elles allaient et les petites n’avaient jamais eu froid de leur vie.
Elle a fermé les volets côté sud comme elle le faisait toujours dans la journée – elle se doutait qu’il passait régulièrement devant l’immeuble. Elle voulait que tout ait l’air absolument normal. Ça leur laisserait quelques heures d’avance.
Ce matin-là elle avait déposé Loulou devant son école et Stella était partie en bus avec ses copines et il n’avait pas fallu qu’elle pense à ce qu’elle allait leur imposer dans la journée et dorénavant. Il n’avait pas fallu qu’elle pense que c’était la dernière fois que Stella voyait ses copines alors que celles-ci avaient pris toute la place dans sa vie et qu’elle passait son temps à les raccompagner chez elles puis à être raccompagnée par elles. Dès la porte de l’appartement franchie, elle commençait à échanger avec ses amies sur son téléphone portable (c’est toi qui raccroches, non c’est toi, raccroche, non non c’est toi qui raccroches, on raccroche à 3, et après on s’écrit), considérant de plus en plus que ce qui se déroulait dans cette maison ne la concernait en aucune façon.
Gloria a appelé l’école de la petite et le collège de la grande. Elle a dit qu’un incident familial était survenu et qu’elle devait récupérer les filles dans la demi-heure. On la connaissait. On savait que la vie des filles n’était pas toujours facile. On a autorisé.
Puis Gloria a déposé son téléphone portable allumé sur le comptoir entre la cuisine et le salon, elle a regardé autour d’elle, sac sur le dos, valise à roulettes à ses pieds, valise si énorme qu’elle était comme un cargo disproportionné dans ce petit appartement. Malgré la situation elle s’est aperçue qu’elle appréciait cette sensation de « jamais plus », ça donnait un goût spécial au moment qu’elle vivait là, c’était comme une chance que l’on s’accordait, tout ce fantasme de deuxième vie, qui n’en a pas rêvé, elle a tourné sur elle-même, pendule, dessins au mur, magnets sur le frigo, CD, monstre phosphorescent au-dessus de la télé, et la vaisselle sur l’égouttoir qui finirait par se fossiliser, Pompéi, voilà ça lui faisait penser à Pompéi, tout ce qui avait constitué leur vie depuis si longtemps allait rester immobilisé, tout allait devenir si poussiéreux, si moisi, si duveteux que ce serait comme une fourrure qui recouvrirait les choses.
Elle est descendue et elle est passée par la porte latérale de l’immeuble, celle par laquelle on sort les poubelles, elle a laissé la valise dans le local à poussettes. Elle est allée chercher la voiture qu’elle avait garée deux rues plus loin, et non pas dans le parking souterrain comme d’habitude, elle s’est arrêtée devant la porte, elle a récupéré la valise en vitesse, activé le téléphone portable à carte qu’elle avait acheté la veille. Et elle est partie récupérer les filles.
Elle a commencé par Loulou. C’était plus simple. Il était dix heures et demie. Une heure avant la cantine. Loulou aurait faim mais elle serait de toute façon plus aimable – plus compréhensive ? plus clémente ? plus confiante ? – que Stella. Loulou était en effet montée dans la voiture en racontant ses histoires de petite fille de six ans, comme si sa mère avait coutume de venir la prendre en pleine matinée à l’école et que ce genre d’événement ne risquait pas d’interrompre son discours incessant. Elle a parlé d’une soirée pyjama prévue pour la semaine suivante, de Sirine qui l’avait poussée dans la cour, et puis de ses deux dents du haut (il y en avait possiblement une troisième) qui allaient tomber et de sa peur de les avaler si le décrochage se produisait pendant son sommeil. Elle a informé sa mère qu’elle préférait les nombres pairs parce que, dans les nombres impairs, il y en a toujours un qui reste tout seul. Elle a continué de babiller, attachée à l’arrière sur son rehausseur, regardant par la fenêtre le bord de mer et les palmiers.
« On va chercher ta sœur », a dit Gloria. Et Loulou a encore une fois eu l’air de trouver cela absolument normal.
Stella, comme sa mère le craignait, n’était pas du tout dans le même état d’esprit. Elle a mis du temps à sortir de cours. Gloria faisait le pied de grue devant la guérite du gardien du collège, elle savait ce que le jeune gardien pensait d’elle, il avait les yeux vrillés sur son décolleté, c’était à cause du 95 E, il en voyait pourtant des jolies filles qui s’ébattaient à moitié nues dans ce collège, c’était difficile à imaginer qu’il puisse trouver du charme à quelqu’un comme elle, une femme qui avait déjà fait un sacré bout de chemin, une femme d’expérience, c’était difficile à concevoir à cause de la proximité et de l’effervescence des hormones toutes nouvelles qui bouillonnaient derrière les murs du collège, ces hormones qui envoyaient des messages d’urgence à qui voulait bien les capter, « Sortez-moi vite d’ici, arrachez-moi à cette vie, je suis prête à vous suivre de l’autre côté de la Terre. » Difficile à concevoir mais pas impossible.
Stella est finalement arrivée, elle a traversé la cour jusqu’à la grille, sublime et fatigante, traînant les pieds le plus lentement possible, déjà voluptueuse, acné sur les tempes, nuque dégagée par un chignon à l’emporte-pièce, chevelure bicolore (elle avait été une enfant blonde et elle devenait brune), chevelure si longue qu’elle constituait un élément à part de sa personnalité quand elle la lâchait. Tee-shirt noir, pantalon noir et baskets blanches gribouillées au feutre. Gloria s’est dit, Il faut que j’arrête de dire les petites, Stella n’a plus rien d’une petite, et elle remarque une nouvelle fois combien sa fille semble encombrée par ce corps qui se métamorphose sans lui demander son avis.
Cependant, à cet instant précis, Gloria a surtout envie de la secouer.
« On est pressées », dit-elle, la mâchoire contractée.
Stella, de derrière sa frange, avec son sac d’école recouvert de messages au Tipp-Ex balancé sur l’épaule la plus basse (quelle étrangeté ces épaules qui forment presque une ligne diagonale à elles deux), ce sac d’école qui n’allait plus lui servir à grand-chose dans les mois à venir et qui deviendrait lui aussi une sorte de mini-Pompéi, mais bien entendu elle n’en avait pas la moindre idée à ce moment-là, comment aurait-elle pu savoir, Stella a dit :
« C’est quoi encore, ce bordel ?
– Ta sœur nous attend », comme si ça pouvait être une réponse.
Stella a suivi sa mère jusqu’à la voiture et elle a voulu monter à l’avant mais il y avait l’énorme sac à dos de Gloria à cette place-là.
« Assieds-toi plutôt derrière avec ta sœur.
– Mais tu peux pas le mettre dans le coffre ?
– Va avec ta sœur. On a de la route. Elle pourra se reposer contre toi. »
Stella est montée à l’arrière en soupirant. C’était sa nouvelle façon de communiquer, soupirs et haussements d’épaules. Loulou lui a proposé des chips. Stella a refusé d’un signe de tête.
Gloria s’est installée au volant, elle a tendu la main par-dessus son épaule :
« Ton téléphone. »
Stella a froncé les sourcils mais elle était assez perspicace pour comprendre que lui arracher son téléphone n’était pas un caprice de sa mère. Elle a eu l’air inquiète tout à coup. Elle l’a donné à Gloria. »

Extrait
« Elle avait logiquement pensé à s’affamer, mais travailler à La Traînée avait suffi à la transformer en une jeune personne mince et musclée mais toujours avec de gros seins et une stature ridiculement hors norme. Et ce que Samuel vit en premier quand il entra dans le bar, ce fut cette fille si petite et si souple que vous aviez envie de la plier méthodiquement afin de la mettre au fond de votre poche et de l’emporter au bout du monde, la garder toujours auprès de vous, comme une mascotte, une merveilleuse mascotte aux cheveux noirs… »

À propos de l’auteur
Véronique Ovaldé a publié neuf romans dont Et mon coeur transparent (prix France Culture-Télérama), Ce que je sais de Vera Candida (prix Renaudot des lycéens 2009, prix France Télévisions et Grand Prix des lectrices de Elle), Des vies d’oiseaux, La Grâce des brigands (L’Olivier, 2008, 2009, 2011, 2013) et, plus récemment, Soyez imprudents les enfants (Flammarion, 2016).
Elle a également publié des livres illustrés, parmi lesquels La Très Petite Zébuline (Bourse Goncourt du livre jeunesse, Actes Sud Junior, 2006), Paloma et le vaste monde (Pépite du meilleur album, Actes Sud Junior, 2015), La Science des cauchemars (Thierry Magnier, 2016) et À cause de la vie, en collaboration avec Joann Sfar (Flammarion, 2017). (Source : Éditions Flammarion)

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