La fille de l’ogre

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En deux mots
Après avoir parfait son éducation en France, Flor de Oro retrouve sa république dominicaine natale et son père, le dictateur Trujillo. En débarquant la jeune croit aussi trouver l’amour, mais sa relation ne sera que la première d’une longue série contrôlée par un père intransigeant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une vie malmenée et mal menée

Après la trilogie des Déracinés, Catherine Bardon reste fidèle à la République dominicaine en retraçant la vie de Flor de Oro, la fille du dictateur Trujillo. Une biographie qui est d’abord un grand roman!

Un déchirement. Flor de Oro n’a qu’une dizaine d’années lorsque son père, chef de la police de la République dominicaine, décide d’envoyer sa fille dans l’une des plus prestigieuses écoles privées de France, afin de parfaire son éducation. Flor de Oro doit alors quitter Aminta, sa mère, Boule de neige son chien, mais aussi son climat et son décor de rêve pour le froid et les couloirs d’un vaste domaine. Une expérience difficile, mais qui lui permet de découvrir la haute bourgeoisie, parcourir les lieux de villégiature comme Saint-Moritz en Suisse ou Biarritz et de décrocher un diplôme. Pendant ce temps son père va prendre les rênes du pouvoir après un coup d’État quelques temps avant qu’un cyclone ne fasse des milliers de morts et de gros dégâts.
C’est donc un pays très différent et avec un tout autre statut qu’elle retrouve à 17 ans. Dans les flonflons de la fête organisée pour son retour elle va retrouver l’aide de camp qu’elle n’avait pu quitter du regard en débarquant, Porfirio Rubirosa. Mais l’amour peut-il trouver sa place dans un protocole très strict? Après avoir tenu tête à son père, elle finit par le faire céder et a même droit à un mariage grandiose avec le beau séducteur. Mais ce dont elle ne se doute pas, dans sa candeur et sa naïveté, c’est que désormais tous les faits et gestes du couple sont surveillés et rapportés au dictateur.
À l’image de toutes ces rumeurs qui circulent sur la police politique et la chasse aux opposants, elle va pourtant très vite comprendre que son père est un Janus dont la face sombre est impitoyable. Elle comprend alors «que si elle accepte de regarder en face ce qu’est son père, ce qu’il fait à son pays, ce qu’il fait à son peuple, elle sombrera. Elle le sait. Pour survivre, elle doit refouler ces pensées et ces images, les tenir à distance et leur dénier tout pouvoir sur elle.»
Mais ses envies d’émancipation sont balayées d’un revers de manche par «T», comme l’autrice a choisi de désigner le dictateur, qui régnera sans partage pendant trois décennies.
En déroulant la vie sentimentale de Flor de Oro, qui se mariera neuf fois, Catherine Bardon montre combien la cage dorée dans laquelle elle se meut est une prison. Que toute tentative pour s’en échapper est vouée à l’échec, y compris après la mort du tyran.
Sans manichéisme, la romancière nous permet de comprendre toute l’ambivalence de leur relation. Si sa fille a largement profité des largesses de son père, elle a aussi beaucoup souffert de ce statut si particulier. Espionnée en permanence, elle ne pouvait se permettre de faire un pas sans que celui-ci ne soit relaté à son père. Un carcan dont elle tentera bien de se défaire, mais sans succès. Car, comme l’a montré Diane Ducret dans ses ouvrages sur les femmes de dictateurs, ces derniers avaient pour la plupart un rapport très pervers avec leurs épouses et maîtresses. Et si elle n’a pas spécifiquement traité le cas de Trujillo, les déviances sont semblables. C’est Mario Vargas Llosa, avec son roman La fête au bouc, qui retrace les dernières années de Trujillo et son assassinat, qui va souligner combien le dictateur considérait les femmes comme lui appartenant, qu’elles devaient lui être offertes faute de bannissement, de disgrâce, de la perte de tous leurs biens, voire de prison ou d’exil forcé, la tout sans aucune justification. On comprend alors que le combat de de Flor de Oro aura été vain, même si elle n’a jamais cessé de le mener.
Comme l’a souligné Catherine Bardon dans un entretien accordé pour la sortie du roman, raconter la vie de Flor de Oro lui aura aussi permis de rendre hommage aux Dominicains, comme elle l’a fait dans sa saga des Déracinés, car La Fille de l’Ogre «est aussi une allégorie du peuple dominicain pendant la dictature.»

La fille de l’ogre
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
432 p., 00,00 €
EAN 9782365696944
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement en République dominicaine. On y voyage aussi en France, à Paris et plus précisément à Bouffémont, en lisière de Montmorency. Les vacances se déroulent à Saint-Moritz, à Biarritz, sur la Côte d’Azur et en Italie, notamment à Pise et Venise. New York et Berlin sont aussi des étapes dans la vie du personnage principal.

Quand?
L’action se déroule de 1915 à 1978.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le bouleversant destin de Flor de Oro Trujillo, la fille d’un des plus sinistres dictateurs que la terre ait porté.
1915. Flor de Oro naît à San Cristóbal, en République dominicaine. Son père, petit truand devenu militaire, ne vise rien moins que la tête de l’État. Il est déterminé à faire de sa fille une femme cultivée et sophistiquée, à la hauteur de sa propre ambition. Elle quitte alors sa famille pour devenir pensionnaire en France, dans le plus chic collège pour jeunes filles du pays.
Quand son père prend le pouvoir, Flor de Oro rentre dans son île et rencontre celui qui deviendra son premier mari, Porfirio Rubirosa, un play-boy au profil trouble, mi gigolo, mi diplomate-espion, qu’elle épouse à dix-sept ans. Mais Trujillo, seul maître après Dieu, entend contrôler la vie de sa fille. Elle doit lui obéir comme tous les Dominicains entièrement soumis au Jefe, ce dictateur sanguinaire.
Marquée par l’emprise de ces deux hommes à l’amour nocif, de mariages en exils, de l’Allemagne nazie aux États-Unis, de grâce en disgrâce, Flor de Oro luttera toute sa vie pour se libérer de leur joug.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Café Powell (Emily Costecalde)


Catherine Bardon présente son nouveau roman La fille de l’ogre © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« San Cristóbal,
République dominicaine
1920
— Flor ! Flor de Oro !
Elle a un prénom délicat et précieux, comme l’enfant qu’elle est.
Fleur d’Or.
C’est son père qui l’a choisi. Sa mère ne sait pas très bien d’où il l’a sorti. Alors elle lui dit qu’il l’a inventé pour elle, juste pour le plaisir de voir fleurir un grand sourire sur le visage de sa fille.
Un prénom inventé, rien que pour elle ! Flor de Oro est rassurée, son Papi l’aime.
— Flor ! Flor de Oro !
Du fond de la cour, sa mère l’appelle. Les petits chiens sont nés.
La bouche pleine de dulce de leche au coco, Flor accourt en sautillant. Un drôle de cloche-pied à trois temps qui la déséquilibre légèrement, presque une claudication. Elle trébuche et manque de s’étaler dans la poussière. Elle se rattrape de justesse. Aminta fait mine de n’avoir rien vu. Cette note dissonante lui arrache un sourire tendre. Ni elle ni son mari n’ont légué à leur fille le sens du rythme. Aminta, cette femme simple et sans grande éducation, adore la danse. Elle pense que c’est ce qui les a rapprochés, T et elle, la main sur la cambrure des reins, les bassins soudés, les corps qui oscillent, s’épousent, un creux pour un plein, les hanches qui balancent, les épaules qui se frôlent en tressautant… Ça et leur jeunesse, ça et leur terre de naissance, San Cristóbal.
Non décidément, sa petite Flor de cinq ans n’a pas le rythme dans la peau. Peut-être que Julia Genoveva, elle, l’aurait eu… peut-être…
Flor de Oro est là, devant sa mère, les joues rougies par sa course, les lèvres coquillage lustrées de sucre, entrouvertes, les yeux interrogateurs. Aminta hoche la tête et chasse avec résolution le fantôme de son aînée. Il ne doit pas peser sur l’enfance de Flor. Jamais.
Aminta prend la main de sa fille et la conduit devant l’abri de la chienne. Gisant sur le flanc dans l’ombre pauvre, les yeux fermés, la bête immobile endure les succions voraces d’un quatuor de chiots qui ressemblent à des rats. Flor se penche, examine attentivement la portée et pointe un index décidé sur une boule noire blottie contre la cuisse de la chienne.
— Celui-là !
La fillette s’accroupit, elle effleure le chiot du bout de ses doigts timides puis retire vivement sa main, la chienne s’est mise à gronder doucement. Fière de son audace, Flor lève des yeux brillants vers le sourire de sa mère.
*
Son Papi est rentré. Une permission. Flor ne le voit que rarement depuis qu’il est devenu élève soldat, guère plus d’une fois tous les deux mois. Il a intégré l’académie militaire de Haina, loin de San Cristóbal, là où les marines américains forment les officiers de la future armée dominicaine. Flor déteste les Américains, un jour elle a jeté des pierres sur une automobile qui passait avec à son bord quatre officiers.
T tapote distraitement le sommet du crâne de sa fille. Ses doigts dansent dans les boucles brunes, regrettant au passage qu’elles ne soient pas plus soyeuses. Interroge la mère. Aminta acquiesce, sage, bonnes notes à l’école. Bien. Flor dit à son père pour le chiot. T se laisse entraîner de mauvaise grâce vers la portée, non sans avoir planté un chapeau de paille sur la tête de sa fille. Il ne faudrait pas que sa peau brunisse au soleil, elle a déjà le teint mat. Sans hésiter, l’enfant lui désigne le chiot. C’est le mien. Il s’appelle Café. Son père grimace. Ce n’est pas le genre de chose qui l’attendrit. Il soupire bruyamment.
— Non, mi amor. Pas celui-là. Il est tout noir, il est mauvais comme tous les noirs. Regarde, il vole déjà le lait des autres.
Accroupie, les coudes sur ses genoux, Flor observe la portée avec attention. Son petit menton commence à trembler, des larmes montent à ses yeux, prêtes à dévaler ses joues. Elle aimait déjà Café. Mais Papi a raison, le noir prend toutes ses aises et piétine le chiot à côté de lui, un petit blanc avec des taches rousses au bout des pattes qui font comme des chaussures. Son père le pointe du doigt :
— Prends plutôt celui-là, il est blanc, tout blanc, et tu vas voir, il va devenir un tiguere si tu t’en occupes bien ! Tu pourras l’appeler Boule de Neige !
Voilà, Papi a décidé. Il a toujours raison, il ne faut pas le contrarier, pas le décevoir. Surtout pas. Une petite fille doit se plier aux décisions de son père, surtout quand c’est un soldat. Son chiot, ce sera Boule de Neige. Flor ne sait pas ce qu’est la neige.

De loin, Aminta a assisté à la scène, impuissante. Inutile de s’interposer. Elle a peur de cet homme, son mari. Il a toujours été autoritaire, colérique, inflexible et violent, et ça ne fait qu’empirer avec cette formation militaire. Autrefois déjà, avec son frère, quand il jouait les cuatreros, puis avec sa bande de voyous des « 42 »… Et plus tard dans la plantation de canne qui l’employait comme garde, il était craint comme la peste par les coupeurs haïtiens pour sa cruauté. Ah ça, il a marqué les mémoires, les dérouillées au nerf de bœuf et à la trique de goyave restent gravées dans les mémoires ! Tout au fond d’elle, Aminta, la fille de bonne famille, a toujours su qu’elle faisait une erreur en épousant ce petit télégraphiste sans éducation qui avait même fait de la prison. Est-ce son côté mauvais garçon ou bon danseur qui l’a fait flancher ? En plus il est infidèle, il ne se cache même pas de ses aventures… Vraiment, quelle erreur ! Enfin sa fille n’a pas à payer les pots cassés. Alors elle endure, Aminta. Pour Flor de Oro, elle serre les dents bravement et prépare une malteada à son mari.
Maintenant que la question du chiot est réglée et que Papi est content, Flor espère qu’il va lui nouer des rubans dans les cheveux en l’appelant mi princesa. Ou lui donner la ceinture de son uniforme à laver dans la rivière. Ou encore mieux, qu’il va la faire danser. Elle tournicote autour de lui tandis qu’il sirote sa boisson, le regard plein d’espoir en se dandinant d’un pied sur l’autre. T a compris. Aujourd’hui il est de bonne humeur. Il pose son verre, déclame quelques vers de sa voix haut perchée sous l’œil admiratif de sa fille et se met à fredonner un air à la mode.
D’un doigt délicat, il replace une mèche rebelle derrière l’oreille de Flor, puis il la soulève comme une plume et pose ses petits pieds chaussés de toile sur ses bottes de cuir avant de commencer à marquer les trois temps du merengue. Ils tournent ensemble, il ne la lâche pas. Baila mi’jita ¡ baila, mueve la cadera ! Comme c’est amusant. C’est l’unique jeu que Papi lui accorde, alors Flor se déhanche avec délectation, les yeux extasiés levés vers le visage de son père. Papi s’arrête soudain, il en a assez de la faire tourner. Flor se retrouve bras ballants, les deux talons sur le sol. Papi tape des pieds par terre pour enlever la poussière de ses bottes et lui tourne le dos sans un mot. Puis se ravisant, il fait un pas vers Flor, plonge la main dans sa poche et lui tend une pièce de 5 pesos, pour t’acheter un jouet, et un bout de canne qu’il épluche. Oh merci Papi ! Flor commence à suçoter le morceau, le sucre coule dans sa gorge. Que c’est bon ! Aujourd’hui, c’est vraiment un beau jour.
*
Dans l’enfance de Flor, il y a le fantôme.
Cette absence jamais dite. Ce vide intangible, ce manque qu’elle lit parfois dans le regard de sa mère lorsqu’il s’égare, dans certains de ses gestes, cette main qu’elle laisse soudain retomber, comme ça, sans raison, ce soupir qu’elle réprime. Flor ne sait pas sa sœur morte d’une fièvre tropicale, l’enfant envolée avant d’avoir atteint sa première année. Elle ne sait pas le trou béant dans le cœur d’Aminta, le dépit et la colère de son père qui n’a pas réussi, malgré une longue chevauchée de nuit sur une vieille carne, à ramener le docteur assez vite. Le rio Haina était en crue et il avait lutté durant des heures contre le courant et la pluie. À son retour, sa fille était morte. Il s’était juré ce jour-là de construire un pont au-dessus de ce maudit fleuve.
Flor ne sait pas qu’elle est la compensation de l’ange perdu, l’enfant de remplacement. Mais, instinctivement, elle perçoit cet espace trop grand pour elle qu’on lui demande de remplir. Alors elle fait de son mieux. Elle s’applique. À l’école, au catéchisme, à la maison. Elle se fait légère, jamais grave, jamais triste, elle sent qu’elle n’en a pas le droit.

Dans l’enfance de Flor il y a le grand absent, son père dont l’ascension militaire et politique est fulgurante. Impérieux, autoritaire, exigeant. Il n’a pas de temps à lui consacrer. Parfois, bien qu’elle ne soit pas le fils qu’il désirait, il se laisse attendrir l’espace d’un instant par cette petite fille si facile et si joyeuse, un peu timide, un peu sauvageonne, qui l’adore littéralement et qui craint en permanence de le décevoir. Il se laisse attendrir par ce grand sourire innocent qui éclaire magnifiquement le petit visage hâlé. Mais cela ne dure jamais. Tant de choses plus importantes l’appellent.

Dans l’enfance de Flor, il y a cette tache originelle. Dont elle ne pourra jamais se laver. Celle qui explique peut-être tout.
C’est une goutte.
Une goutte de sang noir. Haïtien. Celle dont on ne parle pas. Celle qui fait si honte à son père. Celle qui amènera plus tard le Jefe, qui prétend à un lignage aristocratique, à se poudrer de blanc, à se tartiner le visage du fond de teint des pierrots. Celle que trahissent les cheveux si indisciplinés de Flor et son teint qui n’est pas d’albâtre. Elle lui vient de loin, cette goutte. D’un arrière-arrière-grand-père, son aïeul maternel à lui, un officier haïtien, Joseph Chevallier, arrivé dans le pays quand il s’appelait Dominicana. Une ascendance inavouable, qu’il faut taire à tout prix. Mais, plus on cherche à l’oublier, plus elle éclot en Flor tandis qu’elle grandit, plus elle devient criante, cette goutte de sang.
Peut-être que Julia Genoveva ne l’avait pas, elle. Peut-être que c’était un bébé parfait. C’est pour ça que Papi et Mami la regardent avec pitié et ne l’aiment pas beaucoup, car elle, Flor de Oro, n’est pas parfaite.
Cette goutte de sang qui la hantera toute sa vie…

Saint-Domingue
Juin 1924
C’est un cataclysme dans sa vie d’enfant déjà bien chahutée par la carrière militaire de son père qui est en train de gravir rapidement les échelons de la hiérarchie galonnée. T a assisté avec soulagement au départ des derniers marines. Ce jour-là, il a emmené Flor au port de Saint-Domingue et lui a soufflé à l’oreille « Enfin ! » tandis que les bateaux de guerre prenaient le large. Puis pour fêter cette libération, il lui a offert une glace.
Maintenant que les Yanquis ont quitté le territoire, T vise tout simplement le sommet, la tête de l’armée à venir. Rien ni personne ne l’arrêtera ni ne se mettra en travers de son chemin.
Depuis plusieurs années, Flor de Oro ne voit plus son Papi qu’épisodiquement. Le couple de ses parents se délite à la même vitesse que se consolide l’ascension de T. Un véritable fiasco. Aminta a refusé de suivre son mari de garnison en garnison et il a quasiment déserté la maison familiale. Flor et sa mère vivent seules à San Cristóbal.

Ce dimanche, Papi a promis de venir. Levée de bon matin, cheveux soigneusement tressés, robe blanche à volants amidonnée et souliers noirs cirés, Flor l’attend fébrilement. Le soleil monte lentement dans le ciel, arrivent les heures chaudes et toujours rien. Dans la maison, la touffeur est accablante. Flor sort sous l’auvent. Elle voudrait bien jouer avec Boule de Neige, mais Aminta la rabroue. « Tu vas te salir, tu ne voudrais pas mécontenter ton père ? » Alors Flor attend, sagement assise dans la mecedora. Aminta se résout à servir le déjeuner, la table est dressée pour trois. Flor n’a pas faim, elle dépiaute sa cuisse de poulet du bout de sa fourchette. D’habitude c’est son morceau préféré, mais aujourd’hui elle ne peut rien avaler, même pas le concon que sa mère a soigneusement raclé au fond de la gamelle pour elle. Flor lève des yeux confus sur le visage de sa mère. Elle remarque les coins de sa bouche affaissés, encadrés des rides amères de la déception. Les larmes montent mais elle se retient, Mami a l’air si désemparée… Les heures de l’après-midi s’étirent. Flor somnole, tassée au fond de la chaise à bascule. Finalement, Aminta décide que c’est assez :
— Il ne viendra pas. Il aura eu un empêchement, il est tellement occupé, ce n’est pas de sa faute.
Pourtant elle sait, Aminta, que c’est de sa faute, qu’un père ne doit pas faire une promesse vaine à un enfant, que la blessure de Flor de Oro est profonde. Avec un feint enthousiasme, elle aide Flor à troquer sa jolie robe contre une jupe de toile qu’elle a cousue elle-même, car en plus d’être une bonne cuisinière et une femme qui tient sa maison impeccablement, Aminta est une couturière hors pair. La petite fille court retrouver Boule de Neige pour enfouir son chagrin dans la fourrure poussiéreuse du cabot.
*
Son père a des maîtresses. Comme sa maîtresse à l’école ? Flor s’interroge. C’est ce que crie Mami. Et de plus en plus violemment. Flor les entend quand ils se disputent. « J’ai autre chose à faire que de supporter des jérémiades de bonne femme. – sin vergüenza, mujeriego… Tu m’humilies, tu me déshonores. Tu n’as jamais fait que ça, m’humilier. – Et toi, tu n’arrêtes pas de te plaindre. Tu devrais plutôt être fière de moi… »
Fière… Aminta ricane.

Quand le divorce est prononcé, quand Aminta se retrouve seule avec 100 pesos de pension mensuelle pour élever Flor, elle se résigne. La petite Flor est dévastée. Ce qui arrive, elle ne savait pas que ça pouvait exister. Papi et Mami vont vivre séparément pour toujours, dans deux maisons différentes. Peut-être n’a-t-elle pas été assez gentille, pas assez bonne élève, pas assez obéissante, et Papi s’est lassé d’elle ? Peut-être ne viendra-t-il plus jamais ? Sa joie de vivre s’est évaporée, la petite fille joyeuse devient taciturne, son sourire s’efface et laisse place à une moue triste. La culpabilité a un goût amer.
*
Ce jour-là, T est venu les voir. Il a troqué son uniforme pour un costume de ville et, malgré la poussière de la piste, ses chaussures noires brillent comme un miroir. Il est si élégant. Aminta se tient en retrait, dans l’encoignure de la porte, elle a ôté son tablier et lisse sa robe du plat de la main, regrettant de ne pas avoir mieux coiffé ses cheveux. Assis dans un fauteuil, son père fait signe à Flor d’approcher. Son petit visage tendre est au niveau de celui, dur, du capitaine. Du haut de ses neuf ans, Flor se dit que tout est réparé, que tout va redevenir comme avant. Elle exulte et ne peut réprimer un sourire victorieux. Elle jette ses petits bras maigres autour du cou de son père. Mais elle déchante vite. Papi attrape ses menottes et les maintient fermement sur ses genoux. Il fronce le sourcil, sévère, et la regarde droit dans les yeux :
— J’espère que tu sauras te montrer à la hauteur des espérances que je mets en toi et des sacrifices que j’accepte pour ton éducation. Tu vas partir étudier en France, annonce-t-il solennellement.
Mise devant le fait accompli, Aminta se tord les mains. Flor est trop jeune. L’école de San Cristóbal est très bien. C’est une dépense tout à fait inutile. Jamais elles n’ont été séparées. Flor de Oro a besoin de sa maman. Car lui, eh bien lui, il n’est jamais là… Déjà Aminta regrette ses dernières paroles.
Mais lui, visage impassible, balaie ces arguments d’un haussement d’épaules :
— Je suis un homme important désormais. Un jour prochain, je dirigerai ce pays. Ma fille doit recevoir la meilleure éducation qui soit. Ici elle n’apprend rien et tu la gâtes trop, Aminta. Ça va l’endurcir, lui ouvrir des horizons, lui donner un vernis. C’est nécessaire car bientôt Flor de Oro aura un rang à tenir !
Un rang ? Quel rang ? Et pourquoi si loin ? Pourquoi la France ?
Parce que c’est la vieille Europe. Beaucoup plus classe que l’Amérique. Parce que c’est là-bas que les Dominicains de l’élite sont éduqués. Parce que T se targue d’avoir des ancêtres français, il ne faut pas l’oublier.
Pas français, haïtiens, se récrie Aminta en silence. Ça fait une belle différence. Mais elle se mord la joue et ne dit rien. Car que pèsent les états d’âme d’une mère et d’une enfant au regard du destin que T est en train de se forger ?

Flor de Oro, en plein désarroi, baisse la tête, agnelle sacrifiée sur l’autel de l’orgueil paternel. Elle comprend qu’elle n’a d’autre choix que de partir, si elle veut que son père l’aime.
Pourtant, à sa façon, il l’aime. Elle est sa seule enfant. T chasse le souvenir douloureux de l’aînée, ce bébé qu’il n’a pu sauver, et de son piteux retour dans sa case misérable. Et Flor de Oro a ce petit quelque chose, une espièglerie, une fantaisie, qui indiciblement le séduit. Pour un peu, T se laisserait attendrir.
Flor lève sur son père ses grands yeux bruns noyés de larmes et murmure dans un souffle :
— Je serai une bonne élève, je te promets Papi, j’aurai de très bonnes notes. Tu seras fier de moi.
— Les meilleures notes, tu dois avoir les meilleures.
Le cœur de Flor bat comme un colibri dans sa poitrine. T pose une main sur la tête de sa fille et caresse ses cheveux frisés. Flor ferme les yeux. Le poids de la main de Papi sur sa tête. Un adoubement. Elle se sent gonflée d’un immense espoir et prête à tout affronter. Pour lui. Pour Papi.
*
Puisque les dés sont jetés, Aminta n’a pas d’autre choix que de consoler et d’encourager sa fille. Car, malgré la promesse faite à son père, Flor renâcle à partir. Sa mère a beau lui brosser un tableau idyllique de la France, des amies qu’elle se fera, des langues étrangères qu’elle apprendra, de la jeune fille élégante qu’elle deviendra, Flor secoue la tête, tempête, trépigne, supplie. Non, elle ne veut pas quitter l’île. Ni sa maman. Ni ses amies. Ni ses cousins. Et puis il y a Boule de Neige.
Mais T a décidé et il n’y a pas d’échappatoire.
Aminta a deux semaines pour boucler les malles de Flor.
Dernière formalité avant le départ. Pour intégrer le pensionnat de Bouffémont, Flor doit être baptisée en catastrophe. Après la mort de son aînée, T, braqué contre l’Église, avait refusé son baptême au grand dam d’Aminta. Il choisit un de ses proches, le docteur Jose Mejia, comme parrain, sa marraine est une cousine d’Aminta. Flor voudrait creuser un trou dans le sable et s’y enterrer, tant elle a honte de marcher vers les fonts baptismaux à son âge.
*
C’est une petite fille courageuse qui embarque sur le steamer au port de Saint-Domingue. Le ventre noué, elle retient vaillamment ses larmes. Elle a revêtu une jolie tenue de voyage – une robe de velours bleu avec une veste assortie –, bien trop chaude pour la saison. Sa mère l’a mise en garde, là-bas il fait froid. Ses chaussures neuves à barrette lui serrent les pieds et la font souffrir. Ses cheveux tirés en arrière, lissés, dégagent son visage menu au front bombé. Elle rate une marche en montant la passerelle, trébuche et se rattrape avec maladresse à la rambarde. Elle lève les yeux sur le bateau. Il est immense, elle n’en a jamais vu de si grand. Pour la première fois, dans cet univers qu’elle entrevoit sans limites, Flor se sent minuscule. Soudain la corne résonne, effrayant les goélands qui s’éloignent en criaillant. La coupée est retirée et un grand froid s’empare d’elle. Flor frissonne malgré sa lourde veste de velours. Le bateau appareille. Il s’écarte lentement du quai et c’est un arrachement douloureux. Flor a peur mais elle réussit à produire un sourire approximatif et lève la tête vers l’homme qui l’accompagne. Une main cramponnée à la rambarde, elle agite frénétiquement l’autre vers la terre qui la congédie.
Elle voyagera pendant dix longues journées de mer infinie sous la responsabilité d’un secrétaire d’ambassade qui rejoint son poste à la légation parisienne. Elle disposera de sa propre cabine. Comme une princesse. Sa tête dépassant à peine du bastingage, la princesse sourit bravement, pour sa mère, de ce sourire large et franc qui illumine son visage et découvre toutes ses dents, ce sourire qui émeut tant Aminta, et même T, parfois.
Plantée sur le quai qui s’éloigne lentement dans la lumière déclinante du soleil couchant, petite silhouette qui va bientôt disparaître, Mami agite le bras. Le mouchoir blanc des adieux volette doucement.
Son père n’est pas venu lui dire au revoir. Trop occupé. Il est passé l’embrasser la veille au soir en coup de vent en lui faisant promettre une fois de plus qu’elle obtiendra les meilleurs résultats de sa classe. Promis, Papi.
À côté de l’enfant si frêle, se découpe la silhouette nette de l’homme chargé de veiller sur elle. Il accomplira sa tâche avec dévotion. Il admire tant le père, cet homme qui s’est fait à la force du poignet, cet homme à la main de fer qui dirige désormais la police nationale qu’il est en train de réformer pour en faire une armée, avec le consentement du vieux président Vásquez.
Le paquebot n’est plus qu’une petite tache sombre à l’horizon signalée par un panache de fumée grise qui se dissout dans le ciel.
Aminta quitte le quai d’un pas lourd.
Flor de Oro est partie.
*
Dans la solitude de sa cabine, Flor a le cœur serré. Elle oscille entre l’appréhension et l’excitation, elle fait un long voyage comme une grande, elle va rencontrer de nouvelles amies, Mami l’a promis. Et puis le monsieur qui l’accompagne est très gentil, il l’appelle Señorita Flor de Oro et la vouvoie. Comme une dame. Sa petite poitrine se gonfle de fierté. Pourtant, les larmes s’annoncent. Flor tente de les retenir. Elle pense à Boule de Neige et la digue rompt. Le flot inonde ses joues. Alors elle attrape Rosita, la poupée que Mami lui a cousue dans des chiffons. Elle a remplacé la première Rosita, celle en feuilles de canne, celle du temps de la plantation de San Cristóbal, tombée en poussière depuis longtemps. Flor serre Rosita dans ses bras, embrasse ses cheveux de laine et lui confie un secret. Elles partent ensemble dans un pays merveilleux, elles vont vivre dans un château, au milieu d’une grande forêt, avec des princesses et peut-être même des fées. Flor de Oro sait qu’elle est trop grande pour ça, son père le lui a interdit, mais elle enfonce résolument son pouce dans sa bouche en fredonnant pour bercer Rosita.

Cette déchirure, cette séparation signifient la fin de son enfance, cette solitude signifie les prémices de la douleur, la douleur qui se taira parfois, gommée par des bonheurs éphémères, la douleur qui plus jamais ne la quittera.

Bouffémont
Septembre 1924
C’est une recommandation de l’ambassadeur en poste à Paris. T a été catégorique, il veut la meilleure école pour Flor. La meilleure, internationale, laïque, surtout pas religieuse.
Le collège féminin de Bouffémont, qui vient tout juste d’ouvrir ses portes en lisière de la forêt de Montmorency, est sans aucun doute celui qu’il faut à la fille de T. Extrêmement sélective, extrêmement chère, cette école de prestige se targue de n’accueillir que des jeunes filles appartenant à l’élite de la société française et internationale. À l’instar des grands collèges anglais et américains, l’institution propose une formation complète, cours et travaux personnels, activités artistiques, sports et loisirs. De la maternelle au baccalauréat, on y délivre, avec des méthodes modernes, une solide éducation morale, intellectuelle et physique, qui prépare ces demoiselles à tenir et leur rang et leur maison. Et pour les plus ambitieuses, un métier, peut-être. Mais ça, c’est la cerise sur le gâteau. Virgile, Homère et Rousseau le matin, du golf ou de l’équitation l’après-midi, un concert classique le soir, tout ce à quoi T n’a jamais eu accès. Il n’a pas sourcillé devant le montant exorbitant des frais de scolarité. Deux mille cinq cents francs par trimestre.
*
La large allée traverse un immense parc planté d’arbres séculaires. Minuscule sur la banquette arrière de la limousine, le visage collé à la vitre, bouche bée, Flor est inquiète. Ça ne ressemble pas à une école. Pas du tout. On dirait plutôt une sorte de château, comme ceux des histoires que lui racontait Mami. Tout à coup ça lui fait peur. Tout est grand, démesuré même. Le chauffeur arrête la voiture sous le regard d’un couple de lions couchés en pierre blanche. Un escalier surmonté de tourelles donne accès à un bâtiment cerné d’une enfilade de colonnes dominant un parterre de fleurs. Ça n’est pas possible. Le chauffeur s’est trompé. « Vous êtes arrivée, señorita. » Flor avale avec difficulté la boule qui s’est formée dans sa gorge. C’est donc bien sa nouvelle école.

Une jeune femme en tailleur anthracite strict la conduit jusqu’au bureau de la directrice, tandis que le chauffeur décharge ses malles. Quand il lui fait ses adieux, Flor retient ses larmes. Maintenant elle est toute seule. Pour de bon. Elle se rend compte trop tard qu’elle a oublié de lui glisser le pourboire préparé par la femme de l’ambassadeur et elle se sent fautive. Que va-t-il penser d’elle ? Pourvu qu’on ne le rapporte pas à son père.

Madame Pichon, Henriette Pichon, la directrice fondatrice de l’institut, est émue par cette fillette au visage pétri d’angoisse qui ne parle que cinq mots de français. Bonjour, oui Madame, merci beaucoup. Elle est presque gênée, Henriette, par la détresse qu’elle sent prête à submerger l’enfant, si jeune, si fluette, si timide. Alors elle essaie de la mettre à l’aise, elle hésite, puis, au diable les convenances, elle lui prend la main fermement en riant. Allons-y.
— À Bouffémont, nous accueillons quelque trois cents élèves. Il y a trois bâtiments, le Palais scolaire, le Castel-sous-Bois et le manoir de Longpré qui abritent les chambres individuelles. C’est là que vous êtes logée, annonce Madame Pichon en ouvrant une porte.
Flor entre dans sa chambre, une vaste pièce précédée d’une alcôve avec un sofa. Un grand lit, un lit de parents, pense Flor, une armoire, un bureau, des étagères, deux fauteuils, un cabinet de toilette. De hautes fenêtres aux tentures sombres ouvrent sur le parc. C’est immense, lumineux et élégant. Flor s’approche de la fenêtre. Elle examine les rideaux, les palpe, ils sont épais, d’une incertaine couleur marron, apprécie la vue, un univers pâle, blanc et gris avec quelques nuances de vert, loin des couleurs éclatantes de son île. Elle se demande où elle va faire dormir Rosita.
Henriette Pichon l’entraîne déjà vers le Palais scolaire et ses « équipements », tout en lui martelant le credo de Bouffémont dans un espagnol impeccable : « Savoir, intelligence, distinction, beauté physique et morale. » Flor craint de ne pas être à la hauteur. La directrice précise : « Cet établissement a été construit selon les plans de Maurice Boutterin, architecte en chef du gouvernement et grand prix de Rome en 1909. » Flor sent qu’elle doit apprécier, alors elle approuve d’un hochement de la tête énergique.
« Il comprend dix-neuf salles de cours, une magnifique bibliothèque de vingt-mille ouvrages, un laboratoire pour les travaux pratiques de sciences, une salle de couture, une salle de lavage et repassage, de nombreuses salles à doubles parois pour les études musicales, neuf terrasses pour le repos, un cabinet médical, un cabinet de dentiste, un salon de coiffure, des salles de gymnastique, une salle de théâtre et, luxe suprême, une piscine intérieure d’eau chaude de 300 mètres carrés. »
Après cette énumération digne du meilleur guide touristique, Madame Pichon reprend son souffle… pour enchaîner aussitôt :
« Dix kilomètres d’allées pour vous promener, poursuit-elle, voilà le grand bassin, alimenté d’eau courante, vous pourrez vous y baigner, jeune fille. » Flor frissonne rien qu’à cette idée. Pour l’enfant des tropiques, ici il fait si froid. Exactement comme l’avait dit Mami. « Et l’étang pour faire du canoë, et les courts de tennis, et le terrain de golf, et les écuries… »
Madame Pichon n’en finit pas d’énumérer tout ce qui va faire de la nouvelle vie de Flor un enchantement. La petite fille a le tournis. Ce qu’elle comprend, c’est que c’est immense, elle va s’y perdre, c’est sûr. Ce qu’elle souhaite, c’est regagner cette chambre qui est désormais la sienne, déballer ses affaires et câliner Rosita.
*
C’est l’heure du déjeuner et Flor est conduite à la salle à manger. Elle s’installe à une table à côté d’autres petites filles déjà engagées dans une conversation animée. Flor ne comprend pas un mot de ce qu’elles disent, alors elle se perd dans la contemplation des vitraux multicolores de la coupole que la lumière fait miroiter comme des diamants.
La journée se passe en installation, présentations et jeux. Flor n’a rencontré qu’une seule autre élève qui parle espagnol, Celia, une Argentine dont le père fait de la politique, un peu comme le sien. Ça leur fait deux points communs. Comme elles n’ont guère le choix, elles passent une bonne partie de l’après-midi ensemble et dînent côte à côte.
Ce premier soir, Flor peine à s’endormir, perdue dans son lit trop grand. Pelotonnée en chien de fusil, elle presse Rosita contre son visage et, dans le tissu de la robe, dans la laine des cheveux, elle respire ce qui subsiste des effluves de son île.

Bouffémont
1924-1927
Les premiers jours ne se passent pas très bien.
Bouffémont, c’est un univers exclusivement féminin à l’exception du jardinier et des hommes de service que les élèves n’aperçoivent que rarement. Le monde extérieur a perdu de sa réalité. La musique de sa langue, les contes de l’enfance, la morsure du soleil, la douceur de la mer, la voix de sa mère, le goût sucré des mangues, les colères de son père, Flor a perdu tous ses repères, tout ce qui faisait d’elle une petite fille heureuse. Ici, le ciel est si gris, le soleil est si pâle, les couleurs des arbres si ternes. Et puis elle a froid, elle a froid tout le temps. Elle n’arrive pas à se réchauffer. Flor ne pensait pas qu’on pouvait avoir si froid. Il fait froid dans les galeries pour accéder aux salles de classe, il fait froid dans l’immense salle à manger, il fait froid dans l’église de Bouffémont où elle suit l’office religieux et dans le gymnase où elle court en short. Elle se réfugie dans la bibliothèque au premier étage et se pelotonne contre les radiateurs installés près des tables.

Pourquoi l’a-t-on envoyée si loin de tout ce qu’elle connaît ?
Mami lui manque. Son sourire indulgent, la chaleur de ses bras, l’odeur de jasmin de son cou, son sancocho si délicieux, la ronde qu’elles dansaient dans le jardin au retour de l’école, son baiser du soir, sueña con los angelitos mi’jita… Même quand Mami lui tirait les cheveux pour les démêler ou quand elle la forçait à terminer son assiette de mangú, même ça, ça lui manque.
Papi aussi lui manque. Et Boule de Neige. Le chagrin est si violent que parfois Flor pleure le soir, quand elle est seule dans sa grande chambre. Elle s’est remise à sucer son pouce comme un bébé. Ça fait une grosse bosse dure sur sa phalange, une excroissance blanchâtre qu’elle tente de cacher aux autres. C’est laid, elle le sait, mais elle ne peut pas s’en empêcher. Heureusement que Papi ne voit pas ça.
*
Contrairement à ce que lui avait vanté sa mère, sa mère qui n’a jamais mis les pieds à Bouffémont, sa mère qui n’a jamais quitté l’île, ce n’est pas facile de se faire des amies ici. Pas du tout.
Flor est loin d’être la plus populaire des pensionnaires. Petite, maigre, cheveux frisés, des jambes comme des pattes de héron… Sa goutte de sang noir la dessert, elle vient d’un pays si petit qu’on ne sait même pas le placer sur le planisphère, on n’a jamais lu le nom de son père dans les journaux. Et puis, il suffit de voir sa garde-robe pour comprendre qu’elle ne sait rien de la mode. Et qu’elle n’a sans doute guère d’argent. Flor se sent inexistante, presque invisible parmi cet aréopage de demoiselles bien mieux nées qu’elle, filles d’industriels, riches héritières, aristocrates, altesses.
Car à Bouffémont, il y a de véritables princesses, pas comme elle quand elle jouait à la reine avec ses cousines. En vrai. Illana est russe, Maryam et Zana viennent d’Iran, un très grand pays qu’elles montrent dans l’atlas de la bibliothèque. Alors Flor cherche son île, avec l’aide de Mme Ponsard, la bibliothécaire. Elle pointe de son index une tache verte au milieu du bleu, voilà, c’est là. Maryam fait une petite moue, Zana fronce son nez busqué et lâche d’un ton ironique « mais c’est minuscule », tandis que sa sœur ajoute, légèrement méprisante, « c’est pour ça qu’on en a jamais entendu parler ».
Flor est vexée. Elle riposte : « D’abord ce n’est pas minuscule et ensuite c’est très joli, vous n’imaginez pas comme c’est joli », ajoute-t-elle avec un air qu’elle espère mystérieux.
Et puis, d’un coup, elle trouve la réplique qui cloue le bec aux princesses. C’est Jules César qu’elle vient d’étudier en latin (le latin, elle déteste ça) qui la lui souffle : « Mieux vaut être le premier dans son village que le second à Rome. »
Eh bien c’est fait, Flor vient de s’aliéner le duo de princesses iraniennes.
*
Flor fait connaissance avec l’automne puis avec l’hiver. Elle ramasse des châtaignes, elle rentre avec les ongles noirs de terre qu’il lui faut brosser soigneusement. Elle découvre des odeurs nouvelles, celle des feuilles mortes pourrissant dans la terre humide, celle des champignons, celle des rubans de brume qui flottent dans la forêt. Et la neige. C’est un éblouissement. Maintenant elle comprend pourquoi son chien s’appelle Boule de Neige, elle pourra le raconter à Mami. En attendant elle le confie à Rosita. Qui va mal. La bourre de coton sort par des trous dans le tissu. Pendant l’atelier de couture, Flor répare sa poupée de chiffon. Elle coud de jolis boutons pour ses yeux. Elle est très fière du résultat.
*
Yulissa. Flor s’est inventé une confidente. Bien sûr, elle est trop grande pour croire vraiment à son existence, mais elle est aussi trop petite pour ne pas en éprouver le besoin. Chaque soir elle retrouve Yulissa sous ses draps, c’est son amie secrète, elle lui raconte tout, elle pouffe avec elle dans l’abri douillet, se moque de ses compagnes qui la regardent de haut. Les princesses surtout, avec leur nez crochu, leurs grands yeux noirs qui tombent sur le côté, leurs petites moues dédaigneuses. Elle lui parle de son prince charmant. Et de son Papi, surtout de son Papi, elle espère tant qu’il aura changé quand elle rentrera, qu’il aura un peu de temps pour elle, qu’il sera fier d’elle, enfin. Parfois elle rêve d’un autre père. Comme une très jeune enfant, elle rêve que ses parents ne sont pas ses parents. Que son père n’est pas son père. Les autres rêvent d’un père plus riche, plus important. Elle, elle rêve d’un père moins riche, moins important, discret, affectueux. Puis elle arrête de rêver car elle se sent déloyale envers Mami. Alors elle s’agenouille sur le sol, au bord de son lit trop grand, joint ses mains sous son menton et elle demande à Jésus de protéger son Papi, sa Mami et de faire pousser sa poitrine.
Flor s’enferme dans le cocon de cet univers-là. Yulissa et Rosita.
*
Flor doit se montrer digne de son père. Alors elle serre les dents et se force à sourire, tout le temps, à en avoir l’air bête.
C’est une toute petite fille, elle est petite par l’âge, petite par la taille, petite par la maturité. Elle, qui a toujours été entourée, se retrouve seule dans un monde inconnu dont elle ne possède pas les règles. Elle n’a guère le goût des études, elle la petite sauvageonne habituée à courir la campagne, à nager, à jouer avec les animaux, à pêcher, mais elle s’accroche de toute la force de ses neuf ans. Elle s’efforce avec une bonne volonté désarmante de trouver ses marques, de comprendre les codes de l’institution. Elle a promis d’être une élève modèle et de rapporter le meilleur bulletin. Il ne faut pas décevoir Papi, à aucun prix. Elle est bien décidée à apprendre le français au plus vite et aussi l’anglais. Elle n’a d’ailleurs pas le choix si elle veut avoir des amies.

Flor, qui a un caractère enjoué, essaie de se montrer brave. Peu à peu, avec l’innocence de ses neuf ans, elle se fait des amies. Mais c’est difficile et douloureux. Les autres voient leur famille souvent. Elle, sa famille est à dix jours de bateau.
Les fins de semaine sont solitaires, un long tunnel terne jusqu’au lundi matin. Elles ne sont qu’une poignée de pensionnaires à rester dans l’école vidée de toute vie. Elles ont pour elles l’étang, le terrain de golf, mais pas les écuries car les palefreniers sont en congé. Il y a la messe du dimanche matin, les repas où le moindre mot résonne lugubrement dans la salle à manger désertée, les jeux où l’on se force, les longues séances de lecture. Et l’ennui. Les heures sont une matière molle, un engourdissement des sens. Flor les traverse le plus souvent enfermée dans sa chambre, un livre ouvert retourné sur les genoux, pour tromper la surveillante. Elle rêvasse, s’envole et rejoint sa mère et ses cousines. Elle retrouve l’île, ses parfums, ses couleurs, sa chaleur, la brûlure du soleil sur sa peau, le goût du sel sur ses lèvres. En y pensant très fort, elle y est presque. Elle se complaît dans cette errance mélancolique, puis, reprenant pied, elle se fustige : Papi ne serait pas content. Alors elle reprend sa lecture.
*
Flor vit dans un décor princier à l’élégance Arts déco. En secret, elle a baptisé son immense chambre « ses appartements ». Cette démesure, ce luxe imprègnent son imaginaire d’enfant. Peu à peu elle laisse tomber Yulissa. Avec ses nouvelles amies, elles ont formé un club, « Les filles du bout du monde. » Blotties les unes contre les autres, elles se racontent des histoires de loups-garous et de sorcières. Il y a aussi des princes charmants. Très beaux, très courageux, avec des uniformes blancs à boutons dorés, chevauchant de puissants destriers.
*
Certains vendredis soir, Flor prend l’autocar privé de l’école jusqu’au terminus de la porte de Chaillot où un chauffeur en livrée l’attend au volant d’une limousine. Quand elles l’ont appris, les princesses ont commencé à la regarder autrement. Direction les appartements de l’ambassadeur. Flor n’aime pas trop ça, mais au moins elle y retrouve les accents de sa langue maternelle, cette façon d’estropier le castillan qui n’appartient qu’aux Dominicains. Et il y a les enfants qu’elle envie d’avoir leur maman et leur papa avec eux. Et cette grande chambre impersonnelle et ces repas protocolaires. Merci Madame, merci Monsieur, petite révérence. Les couverts à poisson. La goutte de porto qu’elle aime bien, le vin dans lequel on lui permet de mouiller ses lèvres, il faut bien faire son éducation, les nappes immaculées, les domestiques, le pourboire qu’elle glisse dans leur main au moment de regagner Bouffémont. Toutes ces petites choses qu’on lui apprend pour faire d’elle une demoiselle du grand monde.

Chaque vendredi, un chauffeur vient chercher Mathilde de Cadeville, la fille d’un duc breton, et la ramène le lundi. Flor est invitée chez elle. Mathilde habite dans une maison encore plus belle que Bouffémont, avec un parc. Flor s’applique à se tenir à table comme on le lui a appris chez l’ambassadeur. Elle ne fait presque aucune faute. Le duc tord le nez sans se cacher. « Elle est gentille, mais elle vient du peuple. C’est la fille d’un de ces militaires de pacotille… une république bananière… » Les mots s’échappent par la porte du fumoir de l’immense demeure, là où se sont réunis les messieurs après le dîner. Parlent-ils d’elle ? Flor se demande ce que cela veut dire. Il y a des bananes chez elle et son père est militaire, mais la pacotille, c’est quoi ? Et la république des bananes ? Dans le couloir Flor croise la mère de Mathilde qui lui sourit avec indulgence. « Retourne dans la salle de jeux. »

C’est embêtant, Flor ne peut pas rendre les invitations, elle ne peut tout de même pas convier ses nouvelles amies chez l’ambassadeur. Surprise, pour son anniversaire l’ambassadrice organise un goûter. « Invite tes amies, autant que tu veux. » Elles sont une dizaine à fêter son cumpleaños. « C’est clinquant » lui glisse en aparté Mathilde qui détaille le décor de l’appartement avec une petite moue réprobatrice.
*
Flor n’a personne avec qui partager ce qui la préoccupe, l’absence de seins, et ce qui la transforme, l’apparition des poils, du premier sang. Quand elle a senti son ventre se contracter, une sensation différente de toutes les douleurs qu’elle avait déjà connues, elle s’est roulée en boule sur son lit en poussant un petit gémissement. Quelque chose qu’elle n’avait pas digéré ? Personne ne lui a expliqué. Elle n’a pas la moindre idée de ce qui lui arrive. Une douleur violente lui déchire les entrailles et sa culotte tachée de sang l’épouvante. Elle se résout à consulter l’infirmière qui s’étonne de sa précocité, la rassure avec un sourire et la renvoie dans « ses appartements ».
*
Dans la distribution hebdomadaire du courrier, Flor est souvent oubliée. Rarement une lettre pour elle. Aucun appel de son père. Ni de Mami non plus. Avec ses 100 pesos de pension, Aminta ne peut pas se le permettre. Sa détresse est profonde, sa honte aussi. Parce qu’elle ne comprend pas. Comment comprendre que sa famille l’envoie dans un pays inconnu, loin de tout ce qui faisait sa vie, sans lui donner de nouvelles. Flor n’a pas le choix, c’est une petite fille courageuse. Elle s’endort avec des images de plage et de cocotiers plein la tête en espérant l’été, quand elle pourra revenir et retrouver Mami, Papi et Boule de Neige.

Collège féminin de Bouffémont
Rafael L. Trujillo
Saint-Domingue

Mon très cher papa,
Le jour de ta fête je t’ai envoyé un câble et après j’ai reçu le tien qui m’a rendue très heureuse.
Cela fait presque trois ans que je ne t’ai pas vu, et tu n’imagines pas comme j’en ai envie.
Si je viens en juillet comme tu le dis, tu verras comme j’ai grandi et comme j’ai changé, et j’espère te trouver changé avec moi.
Je peux y compter ?
Reçois toute mon affection et un million de baisers de ta fille.
Flor de Oro
J’ai reçu ton portrait et j’espère que le mien t’a plu.

Flor a confié sa lettre à l’ambassadeur. Elle attend la réponse avec appréhension.
*
Señorita Flor de Oro Trujillo
Paris France

Saint-Domingue, 20 février 1927

Ma chère fille,

Avec quelle satisfaction j’ai reçu ta petite carte affectueuse que tu as oublié de dater ! Et avec elle ton portrait sur lequel je note le changement favorable qui s’est opéré en quelques mois d’absence.
J’ai beaucoup de désir de te retrouver et j’espère te voir ici à l’occasion des prochaines vacances.
J’ai noté avec plaisir que tu progresses dans tes études, selon les informations de la directrice du collège. J’espère que tu continueras à t’appliquer comme jusqu’à présent.
En attendant, ton père t’embrasse,

Rafael L. Trujillo

Saint-Domingue
Juillet 1927
À bâbord se dessine le profil de la côte hérissé d’une courte falaise de roche corallienne. Flor de Oro laisse filer son regard le long du rivage en suivant des yeux le ballet des pélicans qui accompagnent la lente progression du bateau. Parfois ils plongent en piqué dans la mer, harponnent un poisson, repartent se perdre loin dans le ciel, et ça l’amuse. Elle cligne des yeux, éblouie par l’éclat du soleil et la pureté de la lumière. Son nez se plisse sous l’assaut des senteurs oubliées. C’est une véritable caresse, café, mangue, tabac, palme, iode, qu’elle respire à pleins poumons. Son corps se dilate, des frissons de pur plaisir lui parcourent l’échine. Il lui semble qu’elle renaît, qu’elle reprend sa vie là où elle l’avait laissée, exactement. Mais non, elle a grandi. Elle a changé, beaucoup même. Elle n’est plus une enfant. Mami va être si surprise. Et Papi si fier.
Peu à peu, l’eau d’un bleu profond se trouble et devient brune. Le bateau entre lentement dans les eaux fangeuses du rio Ozama. Après presque trois ans d’absence, Flor rentre au pays pour les vacances. Elle ne doit ce retour qu’à la bataille de haute lutte menée par sa mère. Aminta n’a eu de cesse d’obtenir gain de cause auprès de T, peu sensible aux états d’âme de sa première épouse. Sa fille, il ne se fait aucun souci pour elle. Mais de guerre lasse, il a cédé aux assauts d’Aminta.

Flor a tenu la promesse faite à son père. En dépit de la solitude, du froid, des angoisses, des peurs, des reyes non fêtés, des anniversaires oubliés, en dépit de tout, la fillette a tenu bon. Elle rapporte des résultats scolaires plus qu’honorables. Elle a même réussi à arrêter de sucer son pouce. Dans la solitude de sa cabine de première classe, elle a souvent feuilleté son précieux carnet et relu les annotations de ses professeurs. « Flor de Oro est une élève studieuse et appliquée. Flor de Oro a un grand sens de l’effort. Malgré quelques bavardages – elle hoche la tête, c’est vrai, elle a toujours tellement de choses à dire à sa voisine – et un démarrage difficile – ça elle s’en rappelle de ces cours où elle ne comprenait pas un mot –, Flor de Oro a fait une très bonne année. » Elle en est sûre, Papi sera fier, elle s’est tellement appliquée, même dans les matières qu’elle n’aime pas, comme le calcul, le latin et la géométrie. Elle a fait tout ça pour lui.

Après une navigation sans relief où les jours n’en finissaient pas de s’étirer, le port de Saint-Domingue est en vue. Flor sent son cœur cogner fort dans sa poitrine. Depuis le pont, son regard scrute l’essaim des familles. Elle les cherche des yeux. Ses parents. Ses jambes tremblent. Elle cherche. Elle descend la passerelle. Sa main serre la rampe. Elle cherche. Dissèque la foule. Un homme en uniforme militaire s’approche. Il s’incline, Señorita, l’escorte jusqu’à une limousine, suivi par les porteurs. Talonnée par le chagrin, la déception est immense. Flor de Oro ravale des larmes amères. Petite boule de douze ans, tassée à l’arrière du véhicule, muette, elle s’obstine à fixer les deux fanions qui flottent fièrement au vent sur les ailes de la voiture. Elle ne sait même pas où on l’emmène. La limousine s’arrête devant une maison du quartier résidentiel de Gazcue.
Mais où sont son père et sa mère ? Flor se raidit devant le seuil de la demeure aux allures prétentieuses de petit palais colonial. En haut des marches, se tient une femme endimanchée, engoncée dans une vilaine robe à fleurs qui ressemble à un rideau. Flor ne la connaît pas. Guindée, cérémonieuse. Un sourire figé sur les lèvres, une main inutilement tendue.
« Bonjour Flor de Oro. Je suis Bienvenida, la… une petite hésitation, une rougeur soudaine dans le cou, un semblant de gêne… la nouvelle épouse de votre père. »
Flor s’en doutait, eh bien voilà, c’est dit ! Elle pince les lèvres et sourit bravement à celle qui a remplacé sa mère, malgré l’étau d’amertume qui comprime sa poitrine. Elle le savait. T s’est remarié à Puerto Plata en mars dernier. Une lettre d’Aminta le lui a appris, une lettre digne, sans plainte, sans émotion, qui se contentait de constater. Flor a beaucoup pleuré, peinée pour sa mère, et comprenant qu’elle compte pour menu fretin dans le cœur de son père, puisque celui-ci ne l’a même pas avertie.
Flor a juste une petite inclinaison sèche de la tête vers Bienvenida, elle ne va quand même pas l’embrasser, ni même lui serrer la main, certainement pas. Elle la suit à l’intérieur. La seconde épouse lui offre une limonade. Flor la trouve pas si jeune. Se dit qu’elle a l’air gentille, malgré tout. En tout cas, une chose est sûre, elle est moins jolie et moins gaie que Mami.
Une demi-heure se passe sans que Bienvenida trouve rien à lui dire. Ou si peu. Que des choses convenues. Alors Flor converse dans sa tête avec Aminta. Elle fait les questions et les réponses. Elle n’est plus tout à fait là.
Du remue-ménage dehors.
Un coup de klaxon coupe court à ses réflexions. Une portière qui claque, un pas martial. Son père. Flor se précipite, « Papi ». T la prend dans ses bras et l’embrasse tendrement. Il plisse les yeux, il a l’air si content de la revoir. « Comme tu as grandi, ma Flor de Oro ! Amorcito, tu es en train de devenir une vraie señorita. J’ai une surprise pour toi, querida… »
Une seconde voiture arrive. La portière s’ouvre et Aminta en descend. Flor tremble d’allégresse en s’abandonnant dans le giron maternel.
Voilà, c’est pour cela qu’ils ne sont pas venus au port. C’était une surprise. Flor remercie son père en silence.

Il ne manque que Boule de Neige. Il est resté à San Cristóbal, la rassure Aminta. Flor le verra quand elle ira. Malheureusement Mami ne peut pas rester. Elle n’est pas la bienvenue chez Bienvenida qui est désormais la maîtresse des lieux. Aminta, répudiée pour une fille qui a la moitié de son âge, doit regagner sa maison avant la nuit.
Flor s’installe à Gazcue, seule dans une grande chambre aux tentures roses. Seule, comme à Bouffémont. Les amies en moins. Elle aurait largement préféré repartir avec Mami, mais on ne lui a pas demandé son avis.
*
Pendant ces quelques semaines d’été, Flor se partage entre la petite maison au toit de palme de San Cristóbal toujours impeccablement tenue par Aminta et la résidence princière de la capitale. À San Cristóbal, elle s’amuse, il y a ses cousins et ses amies d’enfance. Ils vont à la playita et parfois jusqu’à Najayo, barbotent dans l’eau, pêchent, jouent dans les jardins, grimpent dans les manguiers, chassent les crabes, récoltent de gros coquillages roses de lambis, dorment chez les uns et les autres… À Gazcue, Flor s’ennuie malgré les livres et la piscine. Bienvenida ne sait pas s’y prendre avec les enfants, elle est empotée, maladroite, compassée, artificielle. Surtout, elle est morose. Elle a déjà l’air d’une ombre. Car T n’est pas beaucoup là, et bien souvent Flor dîne en tête à tête avec sa belle-mère. Ce n’est pas très gai. Quand Flor le lui raconte Aminta se gausse. « Elle s’appelle Inocencia, la bien nommée… Elle a beau venir d’une très bonne famille de Montecristi, elle aussi, il la trompe. Toujours ses maîtresses… » Ce ne sont pas des confidences à faire à une enfant de douze ans. Flor cache son malaise en enfouissant son nez dans la fourrure de Boule de Neige.
Aminta, consciente de s’être laissé déborder par son ressentiment à l’égard de T, chasse sa fille d’un moulinet du poignet : « Je suis de mauvaise humeur, mi’jita, ça va passer. Va donc jouer avec tes cousines ! »
Mais Flor n’est ni aveugle ni stupide. Elle comprend l’amertume de sa mère. T lui verse à peine de quoi vivre dignement alors qu’il dépense sans compter à Saint-Domingue. Pour un homme qui prétend aux plus hautes fonctions, quel pingre ! Flor sent aussi la blessure de la femme bafouée, évincée pour une plus jeune, une plus riche, une plus socialement acceptable. Elle a pitié de Mami, et du chagrin pour elle, alors elle redouble de marques d’affection à son égard.

De toutes les vacances, Flor n’aura eu qu’un seul tête à tête avec son père, quelques jours après son retour. Il l’a félicitée pour ses bonnes notes et, en guise de récompense, lui a accordé la faveur d’une cavalcade à deux. Rien qu’eux deux. Il l’a aidée à se hisser en selle et a réglé lui-même la hauteur de ses étriers. C’est un excellent cavalier et Flor est fière de trotter à l’anglaise à ses côtés, ses leçons d’équitation ont porté leurs fruits. Pour une fois, Papi a laissé son grand uniforme et toutes ces médailles qu’il épingle sur sa poitrine. Car il est lieutenant-colonel maintenant. Aminta le lui a expliqué. Ce jour-là, il porte un simple complet de toile qui lui va bien et un chapeau mou. Il a l’air d’un vrai papa. Le temps d’un galop, il quitte l’armure et devient le père qu’il n’a jamais su être. Il complimente Flor, c’est rare. Il se félicite aussi : il a pris la bonne décision – mais il n’en a jamais douté – en l’envoyant en France. Non seulement ça le dédouane du souci de l’éducation de sa fille, mais elle a l’air de s’épanouir. T est bien trop occupé de lui-même pour remarquer le voile de tristesse qui par moment obscurcit le regard de Flor.
Au début du mois d’août, c’est l’ébullition dans la maison de Gazcue. T a été nommé général de brigade, et quatre jours plus tard, la police nationale est transformée en brigade nationale. T dirige donc l’armée, un spectaculaire bond en avant dans une trajectoire que rien ne semble devoir arrêter. Il s’est investi d’une mission dantesque : redresser le pays, en faire un État moderne, libéré du joug yanqui. Rien d’autre ne lui importe désormais. Il se consacre tout entier à son ambition avec une énergie peu commune. »

Extrait
« Elle sait que si elle accepte de regarder en face ce qu’est son père, ce qu’il fait à son pays, ce qu’il fait à son peuple, elle sombrera. Elle le sait. Pour survivre, elle doit refouler ces pensées et ces images, les tenir à distance et leur dénier tout pouvoir sur elle. » p. 148

À propos de l’auteur
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Après une carrière dans la communication, Catherine Bardon se consacre désormais à l’écriture et partage son temps entre la France et la République dominicaine. Elle est l’autrice de la saga Les Déracinés qui s’est vendue à plus de 500 000 exemplaires et qui a été distinguée à de nombreuses reprises, notamment par le Prix Wizo et par le Festival du premier roman de Chambéry en 2019. En quelques romans, Catherine Bardon s’est imposée comme une voix majeure du paysage romanesque français.

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En deux mots:
Après le décès de son père, sa fille trouve les carnets qu’il a rédigé sa vie durant et découvrir qui est vraiment cet homme qui a fui l’Argentine. De révélations en coups de théâtre, elle va se voir confrontée à des questions vertigineuses…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les sept carnets d’Ernesto

Rarement premier roman n’aura été d’une telle maîtrise et d’une telle force. En retrouvant les carnets de son père décédé, la narratrice va découvrir l’histoire de sa famille. Avant elle est un livre-choc et la révélation d’une formidable romancière!

C’est l’alcool, dès le matin, qui aide Carmen à tenir le coup. Aussi est-ce l’esprit un peu brumeux qu’elle assiste à un suicide. Un homme se lançant sous les roues du métro. Tout de même choquée, elle prévient l’école où elle enseigne qu’elle ne viendra pas. De retour chez elle un coup de fil lui apprend que son père décédé louait un espace dans un garde-meuble. Elle va y trouver un bureau et une petite clé. Après quelques recherches elle va finir par débusquer une cache renfermant sept carnets et extraits de journaux. Peut-être va-t-elle enfin pouvoir faire toute la lumière sur le passé de son père, toujours resté évasif sur sa famille et ses années passées en Argentine avant l’exil. Aussi n’est-ce pas sans une certaine fébrilité qu’elle ouvre le premier carnet.
L’histoire qu’elle va lire est dramatique et la plonge dans les années noires, durant la décennie 1936-1946. Le grand-père règne en maître sur sa famille et ses principes éducatifs sont simples. Il a tous les droits sur son épouse et ses enfants, y compris de les frapper quand il le juge opportun. Aussi quand le tyran décide de quitter le domicile pour vivre avec sa maîtresse, c’est d’abord un grand soulagement. Mais il sera de courte durée. Car un homme a compris qu’il pourrait profiter de la situation. Il viole la grand-mère avant de l’abattre.
Dès lors, la seule issue pour son fils consiste à fuir le plus loin possible. Il monte dans un bus pour Buenos-Aires où il finira par trouver refuge dans un pensionnat. Là, il trouve en Marcos, enfant abandonné parce que laid et muet, un ami. Ensemble, il vont grandir et donner un bel exemple de résilience. «Je suis l’antithèse de ton courage. Je bois. Trente-six ans et l’alcool pour ami imaginaire. Il me permet d’avancer et de me déresponsabiliser quand j’échoue ou manque à mes devoirs. Comment as-tu fait, papa, pour ne jamais abandonner? Dis-moi, donne-moi les clés.»
Ces clés sont, on l’aura compris, disséminées dans les carnets. Page après page et année après année, c’est un bien autre portrait qui se révèle à sa fille qui l’a connu taiseux, bien décidé à ne rien révéler de son passé douloureux.
Johanna Krawczyk, en confrontant les épreuves de la fille et du père, en passant par exemple de 1943 à 1991, donne davantage de profondeur au récit. Nous sommes face à une psychogénéalogie fascinante. Un père bien décidé à se battre et une fille qui sombre…
«Le vendredi 20 décembre 1991, entre 12 heures 30 et 12 heures 40, j’ai glissé de l’autre côté de ma vie, de sa légèreté et de sa joie. Ma mère est morte et je n’ai plus fait partie du monde normal. J’avais onze ans et marcher dans la rue, regarder les oiseaux piailler sur les branches, aller au collège, toutes ces activités du quotidien à priori simples étaient devenues irréelles».
On se dit alors que le destin de la narratrice a basculé. On a tort. Les chocs vont s’enchaîner au fur et à mesure de la lecture. Marcos a accompagné son ami au sein de l’armée et ensemble ils s’exaltent pour Peron et ses réformes, pour Evita et son charisme. Sauf qu’ils ne quittent pas leurs fonctions quand la junte militaire prend le pouvoir. Les horreurs vont alors devenir leur lot quotidien.
«Je suis au milieu du vide sur un câble qui ne va pas tarder à se rompre. Je ferme le carnet; peut-être qu’il y a des secrets qui doivent le rester, peut-être que toutes les vérités ne sont pas bonnes à connaître? Le mensonge protège là où la vérité foudroie, pourquoi faudrait-il toujours que la vérité triomphe?»
À ces questions vertigineuses, la romancière répond par des révélations, des exactions insoutenables, des crimes de sang-froid. Jusqu’à l’épilogue de ce roman dur et puissant, le lecteur va lui aussi être happé par la violence des faits, par l’image implacable qui se dessine. Que faire quand la vérité est trop lourde à porter? Espérer un ultime rebondissement?
Johanna Krawczyk. Retenez bien ce nom, car je prends le pari que nous en entendrons encore souvent parler!

Avant elle
Johanna Krawczyk
Éditions Héloïse d’Ormesson
Premier roman
160 p., 16 €
EAN 9782350877372
Paru le 21/01/2021

Où?
Le roman est situé en Argentine, principalement à Buenos-Aires et en France, à Paris. On y évoque aussi la Normandie et plus particulièrement Étretat.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’en 1936.

Ce qu’en dit l’éditeur
Carmen est enseignante, spécialiste de l’Amérique latine. Une évidence pour cette fille de réfugiés argentins confrontée au silence de son père, mort en emportant avec lui le fragile équilibre qu’elle s’était construit. Et la laissant seule avec ses fantômes.
Un matin, Carmen est contactée par une entreprise de garde-meubles. Elle apprend que son père y louait un box. Sur place, un bureau et une petite clé. Intriguée, elle se met à fouiller et découvre des photographies, des lettres, des coupures de presse. Et sept carnets, des journaux intimes.
Faut-il préférer la vérité à l’amour quand elle risque de tout faire voler en éclats ? Que faire de la violence en héritage ? Avec une plume incisive, Johanna Krawczyk livre un premier roman foudroyant qui explore les mécanismes du mensonge et les traumatismes de la chair.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radio RCJ (Sandrine Sebbane)
Blog positive rage 

Les premières pages du livre
« Chaque matin je me lève avec l’impression de ne pas être moi, de ne pas être à la bonne place, dans la bonne vie, de n’être qu’un gribouillage sans allure, sans rêve et sans joie, alors je bois un peu, dès 7 heures 30, l’heure à laquelle mon réveil sonne cinq jours sur sept, je bois un peu pour passer le temps, entre deux cours et discussions, et je recommence, jour et nuit, le même traitement, je bois et après je vole, dans la rue, le métro, les escaliers, partout je vole et je regarde les autres, je me détache, une particule abandonnée, dissidente, super puissante, c’est comme ça, des années que je me dis c’est comme ça, tu ne sais vivre qu’en suspension, il faut t’y faire.

PARIS, NOVEMBRE 2016
Je me prépare en quinze minutes malgré l’alcool de la veille qui œuvre encore à me donner la nausée. Enseignante appliquée, je me dépêche pour ne pas arriver en retard et courir désespérée après le temps perdu.
À 8 heures, le pas fébrile, j’effectue mon premier changement à Châtelet et me poste sur le quai de la ligne 7 en direction de Villejuif. Je patiente, embrumée, j’entends le métro arriver. Je tourne la tête et j’en découvre un neuf où il y aura la climatisation et où je n’aurai pas trop chaud, un métro qui sera bondé sans me donner le vertige. Un homme s’approche de moi par la droite, jeune, bien habillé, cravate bleue et chemise blanche sous un costume gris. Il avance comme tout le monde le long des flèches jaunes pour attendre que le métro soit à quai. Derrière, ça grouille. Lui, il ne fait plus comme tout le monde, il ne s’arrête pas, il sort du lot et marche jusqu’au rebord du quai, jusque sur les rails, sous le métro qui le fauche dans un crissement de freins.

Les voyageurs s’enfuient horrifiés.
Je vois les visages pétris d’effroi,
L’accident voyageur, en vrai, en chair, en sang. Mon cœur s’accélère, mon souffle se coupe, je dois sortir.

Dans la ville assourdissante, j’appelle le secrétaire de l’IHEAL pour prévenir que je ne viendrai pas. Je regarde les piétons et je trace, une funambule au milieu des travaux, avant d’entrer dans ce bar, le premier que je croise, un PMU en fin de vie sans odeur de clope. Une double vodka, merci, une autre, merci, une autre! J’enchaîne les verres, mon sac rempli de copies sur le dos. L’obsidienne dans mon ventre s’emballe, alors je bois cul sec et je pense à toi papa, mon roc mon géant, et mort pourtant. Accident vasculaire cérébral irréversible, il y a un an et sept mois. La rengaine du chagrin sans date de départ. Une autre, merci!
Au bout de quelques minutes et shots, l’obsidienne cesse de s’agiter. Je paie, pars, titube. À l’air libre, je lève le nez et je déchire le jour, je réalise de belles figures avec mes jambes. Je me sens pousser des ailes, mais je tombe. Je me relève, pas mal, et j’aperçois un immeuble de briques rouges. Je suis Spider-Woman, je vais grimper tout en haut, je verrai Paris, je sauverai les suicidaires!
Un trio de mésanges traverse le ciel. Si Raphaël me surprenait, il aurait honte. Je détruis notre mariage, une briseuse de promesses! Je prends un vélo, hop la barre, je tombe, je remonte, tourne la manivelle, il n’y en a pas, je pédale.
Je suis une girafe ivre.
Une girafe ivre qui pédale dans Paris.

J’arrive devant une grande grille métallique bleue. Ma porte. Au cinquième étage, mon cocon, je m’allonge enfin et mon téléphone sonne.
Numéro inconnu. J’hésite, puis je décroche. Une voix féminine évoque un garde-meuble, des impayés… Ernesto Gómez.
Un rire nerveux s’étouffe dans ma gorge. Elle réitère.
C’est mon père… il est mort.
Je tire les rideaux tant le soleil m’éblouit et j’entends :
« Récupérez ses affaires ou tout sera détruit. »
Je ne sais plus où je suis, je sombre.
Il fait noir, nuit peut-être, et je me sens courbaturée. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est. Raphaël n’est pas encore rentré avec Suzanne. Je m’étire, me tourne sur le côté, la couette sous l’oreille, prête à me rendormir dans la position du fœtus quand le flash me saisit : l’appel.
J’attrape mon portable, le numéro inconnu est là, les informations me reviennent.
Tu avais un garde-meuble, papa ?
Je me redresse dans un sursaut et regarde ma montre. 18 heures. Si je pars maintenant, j’ai encore une chance de récupérer tes affaires.
Le garde-meuble Presto-Secure, près de la station Gallieni, est un immense bâtiment sans fenêtre qui s’enfonce dans le sol et me donne le tournis. La femme que j’ai eue au téléphone, mon âge sûrement, la trentaine un peu passée, jolie et très maquillée, m’annonce que tu louais ce box depuis cinq ans. Elle me présente ses condoléances, me tend une facture, une clé, et m’indique le troisième sous-sol.
Voyant que je ne bouge pas, que je reste muette, elle agite son bras dans les airs : « L’ascenseur, c’est là-bas ! »
Je pivote. Mon corps me porte tandis que ma tête pense en solo, pourquoi ne m’avoir jamais parlé de cet endroit, pourquoi n’avoir jamais parlé de rien ? Tu te souviens, toutes ces fois où je t’ai demandé de me raconter et où tu as refusé ? Un soir au coin du feu, toi paisible dans ton fauteuil et moi fascinée par l’homme que tu étais. Un après-midi en balade le long de la mer, étourdis par le vent. Le jour de mes trente ans. Le jour où je suis allée te chercher au commissariat parce que tu avais insulté des policiers. Combien de fois j’ai voulu percer le mystère, briser les remparts que tu avais construits, faire mienne ta folie; comment as-tu fait?
Torturé, battu, humilié, comment as-tu fait pour continuer de vivre, rire, croire? De m’aimer, travailler, effectuer les petits gestes du quotidien, ces tout petits riens qui font la vie?
Tu es parti sans un mot, et
Je suis devenue orpheline,
Tes cartons chez moi,
Ton corps au cimetière,
Ton fantôme à mes côtés!
L’ascenseur me rappelle à l’ordre. J’entre, et face à moi, un homme d’une quarantaine d’années, perfecto et jeans troué. On se scrute sans un mot. Il penche sa tête vers la droite, style cow-boy, et sort au niveau moins deux.
Je regarde le panneau de contrôle, encore un étage et ce sera mon tour.
Les portes de l’ascenseur se referment dans mon dos. Mon pas est lourd, des picotements de peur s’invitent le long de mes doigts et de mes orteils. Je suis le couloir et arrive devant le box, noyé au milieu d’une dizaine d’autres identiques. L’obsidienne dans mon ventre s’active, cisèle et hache. Je lève la porte coulissante, partagée entre l’inquiétude et l’espoir. J’allume, et j’entre.
Le box est vide. Presque.
Au milieu, trônant en solitaire, un bureau, avec une lampe de chevet et une chaise. Dessus, il n’y a rien, pas même un stylo. Tu aurais détesté avoir cet immense secrétaire moderne en bois massif à la maison. Pourquoi un aussi gros meuble pour si peu de rangements? Je t’entends comme si tu étais à côté de moi, et je vois la mine désolée de maman, n’ayant aucune autre issue que de ramener l’objet du litige au fournisseur en le priant aimablement de la rembourser. Sur deux énormes pieds couleur pin, deux petits tiroirs encadrent le tiroir central, large mais peu profond. Je les fouille, ils sont vides. À l’intérieur, il n’y a rien: ni papier ni objet, ni clou ni vis. Je repasse la main une dernière fois, j’ai dû rater un indice. Je cherche, encore, jusqu’à ce que, tout au fond du tiroir de droite, mes doigts effleurent une petite clé.
Devant Presto-Secure, après trois quarts d’attente, la camionnette de Lucas fait son entrée. Depuis longtemps, les situations complexes, c’est lui. Ce grand brun à la mine aussi pâle que l’hiver me regarde sans poser de questions, attendant les consignes, ami fidèle même après des mois de silence.
Ce soir, sa main compatissante tapote mon épaule. Je le conduis au moins trois. Dans le box, j’étale deux rails blancs sur le bureau. Je pose mon nez, lui le sien, et on porte. Je manque de l’embrasser, le toise, me ravise. Je suis incorrigible : trouble de la personnalité borderline. TPB, la formule du psychiatre.
Après un rendez-vous pris sur les conseils de Raphaël, je me suis retrouvée avec ce tatouage imposé. Méthodique, j’ai lu tout un tas d’articles, état limite, hyperémotivité envahissante, sentiment chronique de vide, comportement puéril ou égoïste, difficulté à gérer la colère, tendances suicidaires, problème d’identité, alcoolo-dépendance, trouble de l’appétit, automutilation. Une liste labyrinthique pour un bilan simple : je suis une cocotte-minute sur le point d’exploser, un élastique qui se tend de plus en plus jusqu’à céder et se retrouver éjecté contre un mur.
Un élastique qui se tend.
Un putain d’élastique à 0,50 centime d’euros.
Borderline.

Le bureau est chargé. Lucas claque les portes arrière de la camionnette et on part à l’assaut des bouchons parisiens, l’heure de pointe, la nuit, l’enfer de la surpollution. Je ferme les yeux. J’ai besoin de chasser le vide et d’écouter ce qui vrombit là, tout près de moi.
Raphaël est hors de lui. Il ne dit rien pour ne pas me froisser et voir ma colère déferler brutalement sur lui, mais je sens qu’il n’en peut plus d’encaisser. Il ne me demande pas pourquoi j’ai ramené ce bureau, moi qui porte ta mort comme une croix, papa. Héritière de tes silences, je m’enfonce dans le chaos. Il ne me demande pas non plus qui est cet homme qui m’accompagne et qu’il n’a jamais rencontré. Il préfère détourner les yeux, ne pas se confronter, jouer les bons pères et me parler de Suzanne, de sa journée qui a été bonne, de sa danse sur les genoux et du fait qu’elle est restée debout appuyée contre la table au moins trente minutes. Vingt mois et debout pendant trente minutes, c’est mignon, n’est-ce pas ? Son cœur de père se réjouit, s’émeut des petites avancées de sa fille qui, à hauteur d’enfant, sont des progrès de géant. Je lui souris, mon cœur de mère reste froid mais je lui souris, bien fort pour que tout le monde le voie. Je caresse même la tête de Suzanne. Je partage mécaniquement sa joie, je relègue les non-dits pour plus tard.
Je suis un mur, construit au fil du temps, pierre après pierre, patiemment, une Antigone suppliciée. Le jour par la vie, la nuit par les rêves. Le psychiatre m’a conseillé de les écrire pour les mettre à distance et explorer mon inconscient. Je ne suis pas sûre que cette habitude me permette d’abattre le mur qui me sépare de moi-même: plus le temps passe, plus il s’épaissit.

Les pleurs de Suzanne me tirent du sommeil et chassent les cauchemars. J’ai envie de vomir mais j’enclenche la routine. Le mouvement crée l’énergie, je me le répète comme un mantra, le mouvement crée l’énergie.
Je me lève, sors Suzanne de son lit à barreaux et l’emmène au salon pour son biberon du matin. Je sens son petit corps se blottir contre moi. Enfant, je pouvais passer des journées entières dans les bras de ma mère. Maman douceur, c’est le surnom que je lui avais donné. Je lui répétais inlassablement, le matin, le midi, le soir. Je tournais frénétiquement autour d’elle, me transformais en fou rire, et maman, pour me calmer, m’installait sur ses genoux, glissait son bras droit autour de ma taille et passait la main dans mes cheveux sans jamais se fatiguer. Elle chantonnait, et moi, la tête sous son menton, je fermais les yeux et respirais son parfum. Réfugiée entre ses deux seins, enfoncée dans le bonheur de son amour insubmersible, je n’imaginais pas qu’il me serait si dur de reproduire son modèle. Je serre mes bras autour de Suzanne. J’essaie, mais la chaleur ne transite pas, mes sentiments sont bloqués dans un sas verrouillé. Ce n’est pas si facile d’aimer son enfant. Personne n’ose le dire, mais ce n’est pas si facile. Je ne veux pas craquer, pas déjà, j’appuie mon dos contre les coussins, place le biberon dans sa bouche et détourne le regard. Je contemple le bureau face à moi, posé à la va-vite au milieu du salon. Tout me revient d’une traite: l’alcool, un peu, beaucoup si j’en crois les cadavres de bouteilles, mon coup de pied violent dans le bureau, mes pleurs, et la petite clé.
La petite clé sans trou.
Alors, je l’aperçois. Une rainure verticale sur le côté du pied gauche du bureau. Je pose délicatement Suzanne sur le canapé. Je touche, force, et retire un grand rectangle de bois. Un faux fond, une porte de dix centimètres sur vingt. Je l’ouvre et découvre une boîte en métal bleue, parfaitement calée, parfaitement coincée. Je réussis à l’extirper, après maintes contorsions et doigts coincés. Elle est vieille, usée, et ressemble à une de ces boîtes à outils vintage avec une attache clip centrale et une poignée amovible sur le dessus.
Elle est lourde.
Tu m’as laissé un trésor, papa?

Une heure plus tard, Raphaël et Suzanne sont partis. Je suis seule et je m’empare de ta boîte. À l’intérieur, des pages et des pages de documents administratifs en espagnol, des photographies, des lettres, des journaux.
Enfin, après tout ce temps.
Il y a aussi des carnets, format A5, rigides et disparates, vert, rose, bordeaux, bleu-gris, avec une reliure en tissu sur le côté. Je m’imprègne de leur odeur, je les examine, avant de découvrir en bas à gauche, d’une fine écriture noire, un chiffre. Les carnets sont numérotés de un à sept. Je me jette sur le carnet numéro un et, sur la page de garde, d’une écriture d’enfant maladroite et appliquée, je lis: Cuaderno de Ernesto. En dessous, des dates: «1936-1946».
Je prends les autres carnets et constate que chacun d’eux embrasse une décennie, jusqu’à la fin, avril 2015, quelques jours avant ta mort. Je tourne la première page du premier carnet, et tout est en français. Mon cœur s’enflamme, les mots me brûlent les yeux.

Depuis l’au-delà, tu as décidé de me parler.

Je referme aussitôt la boîte, partagée entre l’excitation et la crainte. Tout ce que j’ai toujours voulu savoir est peut-être là, dans ces sept carnets, des objets divins, ta part secrète, les raisons de ta pudeur et de ton exigence, de ta souffrance et de tes silences. Je caresse les tranches et je t’imagine en Argentine, ta vie avec tes parents, tes chagrins d’enfant, tes amours d’adolescent. Je pense à la dictature aussi, à elle comme tu l’appelais, à tes quarante-neuf ans en 1977, l’année de ton enlèvement, à la torture et à l’humiliation par des plus jeunes que toi, des semblables, aux séquelles indélébiles et vivantes, gravées à jamais dans la chair et l’esprit.
Un jour où ton taux d’alcoolémie avait battu des records, tu m’avais raconté un bout de ton histoire. Tu avais été enlevé un matin en pleine rue. Tu étais entré déposer ton vélo dans un magasin spécialisé pour un problème de chambre à air, et une fois dehors, trois hommes avaient surgi, jeunes, habillés en civil, ils t’avaient passé une cagoule sur la tête, roué de coups et fait entrer de force dans une voiture en riant bien fort pour t’offrir un avant-goût de ce qui allait suivre.
Le début de ta deuxième vie était lancé. Un jeté de dés irréversible.
Je n’ai jamais rien su d’autre.
Tu ne m’as rien dit de plus.

Je suis perdue dans mes songes et l’écho feutré d’une chanson, Porque Te Vas, traverse le mur mitoyen pour venir m’entourer. Raphaël déteste cette proximité sonore des appartements parisiens. Moi, elle m’apaise. Todas las promesas de mi amor se irán contigo / Me olvidarás. J’aime entendre les gens vivre autour de moi, me laisser bercer par leur rythme, Porque te vas, Porque te vas, et oublier que je suis encore là.

J’ai tellement espéré ce trésor! Pourtant, je ne peux que fixer les sept carnets sans réussir à en tourner les pages, à en lire ne serait-ce qu’un passage. Assise par terre, je les touche et les renifle. Je colle même mon oreille contre chacun d’eux. Dans mon dos, j’entends le vent et la pluie s’abattre contre la vitre. Je me sens minuscule, une touche d’aquarelle dans l’océan. Je repense aux tisanes sans fin que l’on prenait papa, dans ta cuisine, à nos longs regards tendres déshabillés de toute parole, et à ce jour où, sans crier gare, j’ai perdu les eaux. Tu avais appelé Raphaël, complètement paniqué. L’accouchement de maman s’était tellement mal passé que tu appréhendais le mien comme si tu revivais le sien. Tu répétais en boucle, Ah lala, ma fille, désemparé, Ah lala, ma fille, avant de passer le flambeau à Raphaël et d’attendre, pétrifié, dans le couloir des urgences de la maternité.
Je vais chercher la photographie de maman et toi posée sur le bar pour prolonger le souvenir. Mais un frisson électrique me traverse de la tête aux pieds. Je marche jusqu’à la salle de bains, puis la chambre, avise la planche qui me fait office de bureau. Accrochée au mur, ma to do list me nargue, mon séminaire sur l’État en Amérique latine, mon HDR et le portrait de toi que j’ai promis d’écrire pour te rendre hommage. Je retourne au salon en pensant tout haut.
Le portrait, le portrait, le portrait !
Je suis invitée dans la prochaine émission de Jeanne, mon amie qui travaille à France Culture, pour une émission spéciale consacrée aux survivants. Tu aurais été touché de cette reconnaissance enfin venue, n’est-ce pas ? Je dois livrer mon texte dans deux jours et je ne pensais pas qu’il me serait aussi difficile de parler de toi. À chaque fois le phénomène se répète, j’allume l’ordinateur et les souvenirs me prennent à la gorge, du lierre foisonnant, comme cette fois où tu as sermonné sèchement un camarade de classe en pleine rue parce qu’il avait osé me siffler. J’avais eu honte, en rentrant à la maison, terriblement honte. Au dîner, face à mon silence, tu avais tenté de t’expliquer, Les catastrophes n’arrivent jamais d’un coup. Elles sont fourbes et se faufilent à petits pas.

« Ernesto Gómez, né en Argentine en 1928, exilé en France en 1979 : un destin brisé. »

Qu’en dis-tu, papa ?
Une bourrasque ouvre brutalement la fenêtre. Je suffoque, mon obsidienne se réveille, j’essaie de desserrer mon foulard invisible, en vain, je bois une grande lampée de vodka, et je franchis le seuil de l’appartement.

Canal Saint-Martin. Il est midi et la vie s’est emparée des berges. Une mère prend la main de son fils qui court trop vite après les pigeons, un couple d’adolescents rentre du collège, la symphonie citadine bat son plein, et tu m’apparais, encore, assis en terrasse d’un café. »

Extraits
« Je me jette sur le carnet numéro un et, sur la page de garde, d’une écriture d’enfant maladroite et appliquée, je lis: Cuaderno de Ernesto. En dessous, des dates: «1936-1946».
Je prends les autres carnets et constate que chacun d’eux embrasse une décennie, jusqu’à la fin, avril 2015, quelques jours avant ta mort. Je tourne la première page du premier carnet, et tout est en français. Mon cœur s’enflamme, les mots me brûlent les yeux.

Depuis l’au-delà, tu as décidé de me parler.

Je referme aussitôt la boîte, partagée entre l’excitation et la crainte. Tout ce que j’ai toujours voulu savoir est peut-être là, dans ces sept carnets, des objets divins, ta part secrète, les raisons de ta pudeur et de ton exigence, de ta souffrance et de tes silences. Je caresse les tranches et je t’imagine en Argentine, ta vie avec tes parents, tes chagrins d’enfant, tes amours d’adolescent. Je pense à la dictature aussi, à elle comme tu l’appelais, à tes quarante-neuf ans en 1977, l’année de ton enlèvement, à la torture et à l’humiliation par des plus jeunes que toi, des semblables, aux séquelles indélébiles et vivantes, gravées à jamais dans la chair et l’esprit.
Un jour où ton taux d’alcoolémie avait battu des records, tu m’avais raconté un bout de ton histoire. Tu avais été enlevé un matin en pleine rue. Tu étais entré déposer ton vélo dans un magasin spécialisé pour un problème de chambre à air, et une fois dehors, trois hommes avaient surgi, jeunes, habillés en civil, ils t’avaient passé une cagoule sur la tête, roué de coups et fait entrer de force dans une voiture en riant bien fort pour t’offrir un avant-goût de ce qui allait suivre.
Le début de ta deuxième vie était lancé. Un jeté de dés irréversible.
Je n’ai jamais rien su d’autre.
Tu ne m’as rien dit de plus. » p. 24-25

« Le vendredi 20 décembre 1991, entre 12 heures 30 et 12 heures 40, j’ai glissé de l’autre côté de ma vie, de sa légèreté et de sa joie. Ma mère est morte et je n’ai plus fait partie du monde normal. J’avais onze ans et marcher dans la rue, regarder les oiseaux piailler sur les branches, aller au collège, toutes ces activités du quotidien à priori simples étaient devenues irréelles ». p. 74-75

« Je suis au milieu du vide sur un câble qui ne va pas tarder à se rompre. Je ferme le carnet; peut-être qu’il y a des secrets qui doivent le rester, peut-être que toutes les vérités ne sont pas bonnes à connaître? Le mensonge protège là où la vérité foudroie, pourquoi faudrait-il toujours que la vérité triomphe? Je bois, fais les cent pas, passe l’aspirateur avec acharnement. Je mets de la musique. Très fort. Du hard rock. Je danse à en perdre la tête, m’agite, fais monter les battements de mon cœur, je veux oublier, m’égarer, m’envoler; j’évacue la détresse, et tombe.
Il est trop tard pour ne pas aller plus loin. » p. 101

À propos de l’auteur
KRAWCZYK_Johanna_©DRJohanna Krawczyk © Photo DR

Johanna Krawczyk est née en 1984. Elle est scénariste. Avant elle est son premier roman. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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L’été en poche (8): Oublier Klara

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En 2 mots:
Iouri revient à Mourmansk 23 ans après, au chevet d’un père mal-aimé qui va mourir. L’occasion d’en apprendre davantage sur Klara, la mère qui a été arrêtée alors qu’il n’était qu’en enfant et qu’il ne plus jamais revue. Commence alors une exploration sur trois générations, pleine de bruit et de fureur.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Oublier Klara
Isabelle Autissier
Le livre de Poche
Roman
312 p., 20 €
EAN 9782253934400
Paru le 10/06/2020

Les premières lignes
« IOURI
Retour à Mourmansk
C’était l’heure sublime.
Iouri n’avait pas demandé une place au hublot, mais l’avion était loin d’être plein et il s’y était glissé. Il savait qu’il serait incapable de lire ou de se concentrer sur quoi que ce soit. Mieux valait regarder le paysage qui agissait comme une hypnose apaisante. Huit mille mètres sous lui s’étendait un blanc sans fin, à peine tranché, çà et là, d’une route sombre, dont on ne pouvait dire où elle conduisait. Les lacs gelés renvoyaient un éclat bleuté, la forêt alignait ses troncs bruns qui n’avaient pas retenu la neige. Ailleurs, blanc, blanc, blanc.
Alors que le soleil tangentait l’horizon, le rose et le pourpre s’imposèrent. La neige semblait flamber. La couleur du ciel allait du jaune orangé à l’ouest au noir à l’est. Il aurait voulu être dans le poste de pilotage pour embrasser l’ensemble de ce lavis et savourer ces minutes. Ses souvenirs d’un tel panorama dataient de près de trente ans, sur un chalutier de fer, quelque part loin au nord. Depuis, l’éclairage urbain lui avait toujours masqué l’arrivée de la nuit. Il sentait que ce spectacle était fait pour lui seul, pour l’aider à retisser les liens avec ce passé qu’il s’apprêtait à affronter.
La gloire des couleurs ne dura que quelques minutes, puis tout sombra dans le sépia, et enfin le noir prit possession de l’espace. Seule une lueur, sur la gauche de l’appareil, signalait leur destination.
– Mesdames et messieurs, nous allons prochainement atterrir à Mourmansk, veuillez regagner vos sièges…
En entendant l’annonce standardisée de l’hôtesse, Iouri perçut ce vieux serrement au niveau du plexus qu’il n’avait plus éprouvé depuis longtemps. Voilà. On y était. Plus d’échappatoire. Depuis qu’il avait pris la décision de revenir, quelques jours plus tôt, il avait évité de penser aux conséquences. En route, il s’était appliqué à se laisser bercer par l’irréalité de ces voyages longs-courriers : foules d’aéroports, queues, cafés insipides, films à la chaîne qui vous laissent comateux et rendent indistinctes les heures du jour ou de la nuit. Il avait toujours comparé la position du voyageur intercontinental à une régression fœtale. Ce qui, aujourd’hui, s’appliquait parfaitement à son cas.
En sortant de l’aéroport, il repéra le coin des « brouettes », les taxis clandestins, grâce aux hommes emmitouflés qui hélaient discrètement les voyageurs. Il avait largement de quoi se payer un vrai taxi mais eut pitié de ces types qui faisaient le planton dans la nuit, espérant quelques roubles.
– Business, Sir ? S’enquit le chauffeur.
Il avait dû repérer la qualité de la valise. La conversation était un passage obligé dans une brouette et un peu de sympathie pouvait rapporter un pourboire. Iouri répondit en russe.
– Oui, inspection de la sécurité de la Route du Nord.
Pourquoi mentait-il ? Parce qu’il était trop long ou trop douloureux d’expliquer qu’il arrivait d’Ithaca, État de New York, pour assister, vraisemblablement, à la mort de son père. Il aurait fallu raconter qu’il n’avait pas mis les pieds en Russie depuis 1994, vingt-trois ans auparavant, et qu’il s’en était enfui en se jurant que c’était pour toujours.
La vieille Mercedes taillait la route, ses phares perçant à peine une purée de microcristaux de glace. Ils quittèrent la forêt, la neige devint noire. La poussière de charbon ! Iouri avait oublié que Mourmansk baignait dans son nuage de polluants, dont celui-ci n’était que le plus visible.
La ville surgit, déserte à cette heure. Il nota le nouveau pont sur la baie de Kola et le quartier neuf qui scintillait sur la berge opposée. Le chauffeur le déposa à l’hôtel Gubernskiy, non sans lui avoir laissé son portable pour une autre fois ou s’il cherchait un endroit pour s’amuser un peu.
Un passeport américain, même avec un patronyme dénonçant l’origine russe, faisait encore son petit effet à Mourmansk. On s’empressa de lui ouvrir une chambre fleurant le désinfectant, mais confortable : lit XXL, écran géant. Avec son couvre-pieds à fleurs et son tableau de chasse au cerf, il aurait pu se croire dans un recoin du Wisconsin ou de l’Alabama.
Il dîna rapidement dans une salle à manger d’un kitsch à pleurer où ne traînaient que trois hommes d’affaires silencieux, et s’abattit dans le grand fauteuil en simili-cuir de sa chambre. Il était temps de sortir de la léthargie du voyage.

L’avis de… Gilles Martin-Chauffier (Paris-Match)
« Isabelle Autissier fait de ce roman un chemin de croix à mi-chemin entre Soljenitsyne et Robinson Crusoé. Un vrai roman d’aventures. Rien d’une lecture d’été pour le bord de mer. Juste un grand livre. »

Vidéo


Isabelle Autissier présente Oublier Klara. © Production Hachette France

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Le complexe de la sorcière

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  RL2020

En deux mots:
Quand une simple curiosité vire à la question existentielle. La narratrice s’intéresse aux sorcières et à l’heure histoire, mais plus elle avance dans ses recherches et plus elle se rend compte que le sujet la touche au plus profond d’elle-même. Ne serait-elle pas aussi une sorcière?

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Une sorcière en analyse

Dans ce roman, Isabelle Sorente raconte comment elle s’est passionnée pour les sorcières, leur histoire et leur statut. Des recherches qui vont heurter sa propre histoire et la pousser vers les secrets de famille.

Il n’est pas rare, en parlant avec les écrivains, de voir combien ils restent habités de leur histoire, combien ils continuent à cheminer avec leurs personnages, même bien après la parution de leur roman. C’est un semblable cheminement que raconte Isabelle Sorente, qui va littéralement être happée par son sujet au point de n’en plus dormir la nuit, au point qu’il va occuper toutes ses journées jusqu’à tourner à l’obsession. Tout commence par la vision d’une femme qui subit un interrogatoire et qu’elle a envie d’écrire. Une vision qui va réapparaître après une conversation avec son amie Sarah. Dès lors, le sujet ne va plus la lâcher, même s’il semble aussi la fuir: «J’ai commencé à me documenter, commandé des livres d’histoire. Pourtant rien ne se passe comme pour la construction d’un personnage. Je n’imagine rien d’elle, rien d’autre que ses yeux ouverts dans l’ombre, je n’ai toujours aucun nom ni aucun lieu, même si l’époque se précise un peu. Les seules scènes qui m’apparaissent sont des souvenirs. Souvenirs d’enfance, d’adolescence, de jeunesse, souvenirs que la sorcière semble évoquer, les rappelant à ma mémoire bien qu’ils n’aient rien à voir avec le destin de ces femmes accusées par leurs voisins, ces femmes questionnées avant d’être bannies, noyées ou brûlées vives».
Le roman qui se construit sous nos yeux va dès lors prendre trois directions, toutes aussi passionnantes les unes que les autres. Il y a d’abord le sujet en lui-même, qui intrigue autant qu’il fascine et dont on va découvrir, au fil des lectures d’Isabelle Sorente, toutes les facettes, à commencer par son aspect presque exclusivement féminin, même si des hommes furent aussi brûlés comme sorciers. «C’est cette réalité que traduit l’expression chasse aux sorcières. On ne dit pas chasse aux sorciers. Il existe une expression dans la langue française où le masculin ne l’emporte pas, c’est la chasse aux sorcières. C’est étrange, quand on y pense.» Une chasse qui va s’industrialiser avec le développement de l’imprimerie. En 1487 paraît le Malleus Maleficarum de Heinrich Krämer et Jakob Sprenger «premier best-seller de l’époque moderne» et véritable appel au crime largement diffusé. Durant les siècles qui suivent des dizaines de milliers de femmes vont été arrêtées, accusées, torturées et exécutées. Le panorama proposé et les affaires retracées en montrent le côté systématique ainsi que le cruauté.
Il n’est dès lors pas étonnant que ces recherches finissent par la hanter. Et c’est là le second aspect du roman, l’implication personnelle de la romancière qui veut comprendre pourquoi elle est si sensible à cette question, pourquoi elle sent dans son propre corps les souffrances et la douleur de ces femmes. Elle va alors se confier à ses amies proches Sarah et Claire, avec lesquelles elle partage ce sentiment que ce qu’elle vit fait partie intégrante de son travail: «L’intégrité, l’éveil, l’amour, les mots peuvent varier mais ce qui ne varie pas, c’est l’importance centrale de cette recherche dans nos vies». Les séances d’analyse avec le Docteur Georges constituent le second volet de cette introspection qui nourrit le roman. Les souvenirs d’enfance, l’histoire familiale, les relations avec ses père et mère s’éclairent au moment où elle croise le chemin des sorcières, «Toutes celles qui cherchaient la vérité. Et même les femmes ordinaires qui voulaient juste la dire».
Autrement dit, Isabelle Sorente prend conscience qu’elle est une sorcière d’aujourd’hui. Et c’est peut-être cette troisième direction prise par ce roman très riche qui est la plus fascinante. Car elle permet de comprendre combien ces femmes restent dangereuses parce que différentes, combien leur combat reste actuel face aux mâles dominants et pourquoi elles restent victimes d’un ostracisme violent. Et à l’inverse d’intégrer une communauté, d’agréger toutes celles qui entendent s’émanciper des règles officielles. Doris Lessing, Christa Wolf, Ingeborg Bachmann vont ainsi cheminer avec Isabelle Sorente. Avec elles, la peur va peut-être pouvoir changer de camp et ouvrir le champ des possibles…

Le complexe de la sorcière
Isabelle Sorente
Éditions JC Lattès
Roman
300 p., 20 €
EAN 9782709666268
Paru le 8/01/2020

Ce qu’en dit l’éditeur
« Les histoires que je lis sont celles de femmes accusées d’avoir passé un pacte avec le diable parce qu’un veau est tombé malade. Les histoires que je lis sont celles de femmes qui soignent alors qu’elles n’ont pas le droit d’exercer la médecine, celles de femmes soupçonnées de faire tomber la grêle ou de recracher une hostie à la sortie de la messe. Et moi, je revois le cartable que m’a acheté ma mère pour la rentrée de sixième, un beau cartable en cuir, alors que j’aurais voulu l’un de ces sacs en toile que les autres gosses portent sur une seule épaule, avec une désinvolture dont il me semble déjà que je ne serai jamais capable. Je revois mon père tenant ma mère par la taille un soir d’été, je le revois nous dire, à mon frère et à moi, ce soir, c’est le quatorze juillet, ça vous dirait d’aller voir le feu d’artifice? Cette contraction du temps qui se met à résonner, cet afflux de souvenirs que j’avais d’abord pris pour un phénomène passager, non seulement ne s’arrête pas, mais est en train de s’amplifier. »
En trois siècles, en Europe, plusieurs dizaines de milliers de femmes ont été accusées, emprisonnées ou exécutées. C’est l’empreinte psychique des chasses aux sorcières, et avec elle, celle des secrets de famille, que l’auteure explore dans ce roman envoûtant sur la transmission et nos souvenirs impensables, magiques, enfouis.

«Roman-enquête dans l’histoire et l’imagerie de la sorcellerie, récit intime d’une adolescence douloureuse. Le complexe de la sorcière se révèle d’une grande finesse.» Transfuge

«Ce livre est foisonnant et passionnant. Je mets au défi chaque lectrice et lecteur de ne pas être profondément bouleversé par ce texte.» Psychologies Magazine

«Un livre remarquable d’authenticité et ensorcelant de vérité dévoilée.» La règle du jeu

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La règle du jeu (Christine Bini)
Les chroniques culturelles
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Lune et plume
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Blog Valmyvoyou lit
Blog Culture tout azimut


Isabelle Sorente présente Le complexe de la sorcière © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« PREMIÈRE VISION
C’est une scène terrible, une scène d’interrogatoire. Je ne vois pas la couleur de ses cheveux, juste ses yeux liquides, transparents, immenses. Un homme se tient devant elle. La question qu’il lui pose est toujours la même, et ce n’est pas une question. C’est un ordre. «Dis-le. Dis que tu es une sorcière.» Comme dans un cauchemar, je devine, à l’arrière-plan, l’éclat du métal, les formes inquiétantes d’instruments chauffés à blanc. Pourquoi se trouve-t-elle ici? Qui l’a accusée? Est-ce qu’elle prie? Est-ce qu’elle espère encore, évalue ses chances, se prépare à nier? Ou bien est-il trop tard? Que va-t-elle lui dire? Et quel est son nom? Qui est-elle?
La première apparition de la sorcière date du mois de juin deux-mille-dix-sept. Pourquoi à ce moment-là, je n’en ai aucune idée. Je sais juste que la scène m’apparaît et qu’il faut l’écrire. Elle ne fait que quelques lignes et je n’ai pas la moindre idée d’un début d’histoire. Je ne me vois pas écrire un roman historique, je n’ai que cette scène d’interrogatoire. Je ne sais pas où elle se passe, ni quand, je ne sais pas qui est cette femme, ni pourquoi on lui pose ces questions. Je sais qu’une chose impensable est sur le point d’arriver dans l’angle d’une cellule, une chose qui a une importance indescriptible. Mon imagination ne va pas plus loin. À part la scène elle-même, je ne vois rien. Sauf des murs sombres, des reflets de métal, le décor n’apparaît pas. L’histoire non plus. Au bout d’un mois, je décide d’oublier cette image et de passer à autre chose. Un peu comme on décide d’oublier une rencontre troublante parce qu’on n’a reçu ni coup de fil, ni proposition de rendez-vous, ni rien. Alors on se dit qu’on s’est fait des idées. Que la fascination n’était pas réciproque.
Deux semaines plus tard, je dîne avec Sarah qui a une bonne nouvelle à m’annoncer. Elle vient d’avoir les résultats du concours de l’enseignement, elle est admise, son rêve de devenir professeure va se réaliser. Je suis presque aussi émue qu’elle, Sarah rêve d’enseigner depuis que je la connais. Je me souviens même d’une fois, c’était il y a vingt ans, nous commencions à travailler, où elle m’avait dit les larmes aux yeux que cette vie que nous nous apprêtions à mener, ces responsabilités qu’elle s’apprêtait à prendre, tout cela était bien loin de la vie simple dont elle rêvait. Sarah et moi sommes devenues amies alors que nous terminions nos études. En apparence, on ne se ressemblait pas. Sarah faisait partie de ces filles populaires que les autres élisent comme déléguée ou trésorière, j’étais plutôt timide et je restais à l’écart des groupes. Sans doute avons-nous reconnu en l’autre un sentiment de décalage que nous nous efforcions, chacune à notre façon, de dissimuler. Sarah et moi avions partagé l’espoir naïf que nos études, ou peut-être le simple fait de devenir adultes, résoudraient les nombreuses questions que nous nous posions sur le sens de la vie. Nous commencions à comprendre, avec une certaine angoisse, que ce ne serait pas le cas. L’autre chose que nous avions en commun, c’étaient nos origines métissées. Le père de Sarah était ivoirien, ma mère sicilienne avait grandi à Tunis. Nos parents s’étaient séparés quand nous avions à peu près le même âge, ni sa mère ni la mienne ne s’étaient remariées. Tout cela nous rapprochait.
Aujourd’hui que sa fille, dont je suis la marraine, a presque l’âge que nous avions lorsque nous nous sommes rencontrées, je sais que c’est autre chose que nous avons en commun : Sarah et moi, nous cherchons. Nous cherchons, mettons, une forme de vérité. C’est de cela dont nous parlons chaque fois que nous sommes ensemble, de cet enjeu, de ce désir, même si le mot spirituel nous fait l’effet d’un vêtement trop grand pour nous et que nous l’employons peu, nous parlons de cette recherche chaque fois que nous nous retrouvons. Sarah fait partie d’une sangha bouddhiste sans être bouddhiste, même si elle a pris l’habitude de partir en retraite chaque année. J’ai longtemps pratiqué le zen. Mais ce qui nous rapproche le plus, elle et moi, c’est le sentiment que tout ce que nous vivons fait partie de notre recherche.
À partir de la rentrée, le salaire de Sarah va diminuer. Elle m’explique qu’elle a mis de l’argent de côté, la veille, elle a rassuré sa fille qui s’inquiétait. Elle lui a promis que ça ne changerait rien pour elle, qu’elle partirait comme prévu étudier un an à l’étranger. Et ce matin, elle a franchi pour la première fois la porte du collège où elle enseignera le français à la rentrée. Je sais reconnaître un rêve qui s’accomplit. Sarah rayonne, ses yeux brillent, elle a l’air d’une jeune fille, je suis admirative, peut-être un peu jalouse. J’aimerais avoir quelque chose d’équivalent à raconter, quelque chose qui représente le même saut d’intégrité. Et la première chose qui me vient à l’esprit, c’est la vision de la sorcière. Je la lui raconte, ce soir-là, un peu comme on raconte un rêve significatif qu’on n’a pas encore réussi à interpréter.
L’image me revient à l’esprit dans les jours qui suivent. Les hommes à l’arrière-plan, ceux que j’imaginais comme d’inquiétantes présences près d’instruments chauffés à blanc, les hommes à l’arrière-plan ont disparu, comme celui qui la questionnait. La femme est seule, silhouette réfugiée dans un angle obscur, jusqu’au prochain interrogatoire. Mais chaque fois que je tente d’aller au-delà de cette solitude, de me représenter ce qui se passe dehors, l’histoire de cette femme ou des détails aussi simples que le pays où elle habite, l’époque où elle vit, mon imagination s’arrête net comme si elle refusait d’inventer quoi que ce soit. La seule chose que je vois avec clarté, sans avoir le sentiment de trahir la vérité que déjà cette image représente pour moi, la seule chose que je vois avec clarté, ce sont ses yeux. Des yeux ouverts dans l’ombre, des yeux presque transparents, soit parce qu’ils sont bleus, soit parce que justement j’ignore tout de leur couleur. C’est tout. Pour un début d’histoire, ce n’est pas grand-chose.
Pour finir de camper le décor auquel se superpose une image venue d’ailleurs, c’est un appartement au deuxième étage, un couloir encombré de cartons. Au début de l’été, Frédéric et moi venons d’emménager ensemble. C’est à la fois une vieille et une nouvelle histoire, puisque nous avons vécu quinze ans dans des appartements séparés, avant de nous séparer pour de bon. Nous nous sommes retrouvés deux ans plus tard, et avons décidé d’emménager dans un lieu que nous choisirions ensemble pour commencer une vie nouvelle. J’avoue que j’appréhendais un peu cette cohabitation. Mais je dois bien constater au bout de trois mois que nous sommes heureux, apaisés comme on peut l’être lorsqu’on connaît quelqu’un depuis longtemps, et qu’il se produit ce petit miracle de le découvrir de nouveau. Quant à la solitude, je n’y ai pas renoncé. La pièce où je travaille est au fond de l’appartement, il me suffit de fermer la porte, et si cela ne suffisait pas, je sais que je trouverai le moyen de m’isoler lorsque le besoin s’en fera sentir. J’ai quand même eu un petit pincement au cœur le jour où j’ai annulé le contrat d’électricité de mon ancien appartement. Mais enfin, pour l’instant, je dois dire que tout se passe bien. Frédéric me dit souvent qu’il apprécie de vivre avec moi, moi aussi je le lui dis. C’est l’avantage de vieillir. On n’hésite plus à dire ce qui va mal, mais on apprend aussi à dire ce qui va bien.
Elle a le crâne rasé. La longueur de ses cheveux, leur couleur, la façon dont ils sont relevés ou emmêlés, tout cela ne fait pas partie de l’image. On leur rasait le crâne avant de procéder à l’interrogatoire. On leur rasait aussi toutes les parties du corps, pour que les juges soient sûrs qu’elles ne puissent pas cacher, dans un recoin intime de leur anatomie, un nom inscrit sur un papier plié, une poche cousue contenant une formule, un pauvre maléfice qui les protégerait de la douleur au moment de la question. Je dis elles, alors que je devrais dire ils. Des hommes aussi furent brûlés comme sorciers. Mais la grande majorité d’entre «elles» furent des femmes. C’est cette réalité que traduit l’expression chasse aux sorcières. On ne dit pas chasse aux sorciers. Il existe une expression dans la langue française où le masculin ne l’emporte pas, c’est la chasse aux sorcières. C’est étrange, quand on y pense.
Avant le début de l’été, il devient évident que la sorcière me hante. J’ai commencé à me documenter, commandé des livres d’histoire. Pourtant rien ne se passe comme pour la construction d’un personnage. Je n’imagine rien d’elle, rien d’autre que ses yeux ouverts dans l’ombre, je n’ai toujours aucun nom ni aucun lieu, même si l’époque se précise un peu. Les seules scènes qui m’apparaissent sont des souvenirs. Souvenirs d’enfance, d’adolescence, de jeunesse, souvenirs que la sorcière semble évoquer, les rappelant à ma mémoire bien qu’ils n’aient rien à voir avec le destin de ces femmes accusées par leurs voisins, ces femmes questionnées avant d’être bannies, noyées ou brûlées vives.
PREMIERS VOYAGES DANS LE TEMPS
Les livres d’histoire sont apparus sur mon bureau, presque aussi vite que la sorcière dans mon esprit. Dès le début de l’été, j’accumule plus d’une quinzaine d’ouvrages. Certains sont des classiques comme La Sorcière de Michelet ou une Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge de Henry Charles Lea. D’autres ont été plus difficiles à trouver soit qu’ils n’aient pas été réédités, soit qu’ils n’intéressent que les spécialistes. Au début, je leur trouve à chacun une place sur ma table de travail. Un autre mois passe et je dois acheter une étagère rien que pour eux. Je m’assois désormais à mon bureau entourée de titres comme Sorcières !, Le Sabbat des sorcières, La sorcière et l’Occident, Caliban et la sorcière, Sorcières, sages-femmes et infirmières, Les derniers bûchers, un village de Flandre et ses sorcières sous Louis XIV, Inquisition et sorcellerie en Suisse romande, le registre Ac 29 des archives cantonales vaudoises, De la chrétienté romaine à la réforme en Dauphiné, sans oublier le fameux Malleus Maleficarum ou Marteau des sorcières, ce traité de démonologie aussi volumineux qu’un dictionnaire où les inquisiteurs Heinrich Krämer et Jakob Sprenger énumèrent les crimes commis par les sorcières, et les façons les plus efficaces de les questionner. Le fait que la plupart de ces livres soient difficiles à obtenir, que certains m’aient été prêtés ou soient devenus quasiment introuvables, me donne envie d’en prendre soin. Alors à la fin de l’été, j’achète encore de nouvelles étagères pour ranger les ouvrages qui continuent à s’accumuler sur ma table. Ce sont des étagères en bois blanc que j’ai trouvées dans une boutique juste à côté de chez moi. Le gars était d’accord pour venir les monter, trois coups de perceuse et c’était réglé. La sorcière a maintenant sa place. Je n’ose pas dire son autel, mais une trentaine de livres de toutes tailles, dont certains très volumineux, une trentaine de livres dont les titres contiennent presque tous le mot « sorcière », c’est quand même l’effet que ça fait.
Celui d’une présence.
Voilà comment je commence à passer mes soirées auprès d’elle, et bientôt une partie de mes nuits, plongée dans les livres d’histoire. Au début, ça ressemble à un travail d’enquête classique. Je me lève après le dîner et je vais lire l’un des livres posés sur l’étagère. Une ou deux heures plus tard, je rejoins Frédéric dans la chambre. Et puis très vite, quelque chose change. Il y a la femme au crâne rasé, il y a ses yeux limpides, démesurés. Mais chaque fois que je me plonge dans un livre d’histoire pour en savoir un peu plus sur elle – imaginer l’endroit où elle aurait pu vivre, le crime qu’elle aurait pu commettre – chaque fois que je tourne les pages, en même temps que la scène que je m’efforce de faire apparaître, en même temps que le décor des chasses, ce sont des images du passé, mon passé, qui me reviennent à l’esprit. Comme si la lecture attentive d’ouvrages historiques, dont je dois avouer que certains sont assez trapus pour une non spécialiste, produisait une sorte de télescopage du temps. »
J’imagine, par exemple, un hiver glacial où le gel brûle les récoltes et le blé devient noir, j’imagine les regards jetés à une femme qui vit à l’écart des autres (Bamberg, 1627).
Ou bien j’imagine une fille prostrée, après avoir été promenée nue sous les huées (Brescia, 1486).
Mais à ces scènes que les livres d’histoire évoquent en termes détachés et prudents, comme « les grandes chasses aux sorcières de Westphalie survinrent après des hivers particulièrement rudes » ou « l’Italie fut le pays le plus tolérant d’Europe à l’égard des magiciennes, le bannissement et les châtiments corporels y étaient en général préférés à la peine capitale », à ces scènes s’en superposent d’autres, qui n’ont rien à voir avec les phrases que je lis.

Extraits
« Résultat de mes premières investigations : le froid, le gel qui détruit les récoltes, la rudesse du climat ajoutée aux guerres et aux épidémies, tout cela fait partie du contexte de persécution des sorcières. Au nord de l’Europe, les grandes chasses se déclenchèrent souvent après des vagues de froid. Alors plus il faisait froid, plus on brûlait de femmes ? Pas tout à fait. Mais plus les conditions extérieures apparaissaient défavorables, incompréhensibles ou terrifiantes, plus il y avait de chances pour qu’on accuse une femme de les avoir provoquées, attirées, souhaitées, en jetant un sort à la communauté. Et qu’on brûle la bonne femme, et quelques autres dans la foulée. Au Sud, il semblerait que les condamnations aient été moins rudes. Mais je suis partagée entre l’agacement et l’effroi quand je lis que ces punitions se « limitaient » à des châtiments corporels ou à des peines de bannissement. Bien sûr que si on remet les choses dans leur contexte, la fille qui se faisait fouetter et cracher dessus avait plus de chance que celle à qui on broyait les genoux avant de l’asseoir sur une chaise de fer chauffée à blanc. Il n’en reste pas moins que les femmes qui survivaient à une humiliation de ce genre, comme celles qui en étaient les témoins, ne devaient jamais guérir d’un sentiment de terreur. »

« Le Malleus Maleficarum de Heinrich Krämer et Jakob Sprenger est le premier best-seller de l’époque moderne, le livre qui va transformer la vision des décideurs laïques et religieux en matière de sorcellerie. Rédigé d’une façon méthodique, il voit le jour en même temps que l’imprimerie. Un propos efficace, une diffusion sans précédent, ainsi les historiens expliquent son succès. À ces causes rationnelles, j’ai toutefois envie d’ajouter un ingrédient plus sombre : c’est l’humiliation. Le Malleus Maleficarum a été inspiré par un ressentiment mortel. Krämer et Sprenger, ses auteurs, ne sont pas des inquisiteurs ordinaires, ils ne se contentent pas de traquer les hérétiques. Ce sont d’infatigables tueurs de femmes. Deux ans avant la rédaction de leur grand-œuvre, en 1484, ils ont chassé les sorcières de la ville de Ravensburg, arrêtant, condamnant et brûlant une cinquantaine de ses habitantes. L’année suivante, Krämer décide de s’attaquer aux sorcières d’Innsbruck. Mais il rencontre la résistance inattendue de l’évêque qui, non content de faire libérer toutes les prisonnières de la ville, en chasse l’inquisiteur après l’avoir traité de gâteux. C’est à la suite de cet affront que Heinrich Krämer s’attaque à la rédaction du Malleus Maleficarum avec l’appui de Sprenger. L’appel au crime d’un ego mortifié s’apprête à être amplifié sur plusieurs centaines de pages, en plusieurs milliers d’exemplaires, pour la première fois de l’histoire. Ce ne sera pas la dernière. »

À propos de l’auteur
Isabelle Sorente est notamment l’auteure de La Faille et du magnifique 180 jours, basé sur une enquête de plusieurs mois dans les élevages industriels, qui ont tous deux reçu un très bel accueil du public. Avec Le complexe de la sorcière, paru en janvier 2020, c’est l’empreinte psychique des chasses aux sorcières qu’elle reconstitue dans un récit envoûtant. Isabelle Sorente tient aussi une chronique sur France Inter et collabore avec Philosophie Magazine. (Source: Éditions JC Lattès)

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Le bal des folles

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  RL_automne-2019  68_premieres_fois_logo_2019
Sélectionné par les « 68 premières fois »

Lauréate du Prix Première Plume 2019
Lauréate du Prix Stanislas 2019
Sélectionné pour le Prix Renaudot
Sélectionné pour le Prix du Premier Roman

En deux mots:
En cette année 1885, Charcot poursuit ses travaux à la Salpêtrière. Louise, atteinte d’hystérie sévère, lui sert de cobaye pour ses expériences d’hypnose suivie par un public curieux. Mais l’attraction la plus courue du tout-Paris est le Bal des folles organisé avec les pensionnaires de cet hôpital qui est bien davantage une prison.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Eugénie et Louise, à la folie

Étonnant premier roman que ce Bal des Folles auquel nous convie Victoria Mas. Il a lieu à la Salpêtrière, où Charcot multiplie les expériences sur des femmes «différentes», souvent internées arbitrairement.

En 1885 à Paris, La Salpêtrière est un établissement plus que deux fois centenaire qui conserve la réputation de prison pour femmes qu’il a longtemps été. Après les mendiantes et les prostituées, on y enferme désormais les «folles», terme générique qui regroupe aussi bien les épileptiques que les retardées mentales, les hystériques que les maniaco-dépressives. Ce service, dirigé par Jean-Martin Charcot, expérimente beaucoup et pratique notamment l’hypnose au cours de séances qui sont devenues une attraction très courue.
BROUILLET_Charcot_lecon_Salpêtrière
C’est pour Louise, seize ans, l’occasion de tuer son ennui et de s’échapper quelques instants de cet immense dortoir où règne une discipline de fer.
Mais la jeune fille rêve de pouvoir fuir pour de bon, en compagnie d’un aide-soignant qui lui fait miroiter le mariage. Elle attend avec impatience le grand bal annuel durant lequel elle pourra s’envoler dans les bras de son futur mari. Un événement encore plus suivi et commenté, car la listes des invités rassemble les politiques, les scientifiques, les journalistes et les artistes.

Bal_des_Folles_©Dussault
En cette fin du XIXe siècle, le neurologue Charcot tente de sauver ses patientes de la folie en organisant pour elles des bals lors de la mi-carême. Dans un ballet baroque se côtoient, le temps d’une valse, le Tout-Paris et les aliénées.
Illustration Antoine Moreau Dusault pour Historia

En pleins préparatifs, quelques jours avant la mi-carême, Eugénie vient rejoindre les aliénées. Son seul crime est de converser avec les morts. Une déviance que son père n’accepte pas sous son toit. Aussi n’hésite-il pas à faire interner sa fille sans autre forme de procès. Toutefois, le pouvoir de la nouvelle venue va troubler Geneviève, l’infirmière jusqu’alors surtout réputée pour sa rigidité. Mais quand Eugénie lui transmet un message de sa sœur décédée et l’encourage à partir sans attendre pour Clermont-Ferrand où son père a été victime d’un accident, elle se sent redevable envers sa nouvelle pensionnaire.
Victoria Mas, d’une plume aussi alerte que documentée, sait parfaitement faire monter la tension. À mesure que se profile ce bal tant attendu, Geneviève prend toujours plus de risques pour qu’Eugénie puisse lui transmettre les messages de l’au-delà. En échange, elle promet d’aider la captive à fuir.
Loin de moi l’idée de dévoiler les rebondissements multiples de cette soirée mémorable et les destins de Louise, Eugénie et Geneviève. Aussi me contenterai-je de saluer la performance de la primo-romancière dont la plume n’a pas fini de nous séduire. Victoria Mas. Retenez bien ce nom !

Le bal des folles
Victoria Mas
Éditions Albin Michel
Premier roman
256 p., 18,90 €
EAN 9782226442109
Paru le 21/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi un voyage à Clermont-Ferrand.

Quand?
L’action se situe à la fin du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Chaque année, à la mi-carême, se tient un très étrange Bal des Folles.  Le temps d’une soirée, le Tout-Paris s’encanaille sur des airs de valse et de polka en compagnie de femmes déguisées en colombines, gitanes, zouaves et autres mousquetaires. Réparti sur deux salles, d’un côté les idiotes et les épileptiques; de l’autre les hystériques, les folles et les maniaques. Ce bal est en réalité l’une des dernières expérimentations de Charcot, désireux de faire des malades de la Salpêtrière des femmes comme les autres. Parmi elles, Eugénie, Louise et Geneviève, dont Victoria Mas retrace le parcours heurté, dans ce premier roman qui met à nu la condition féminine au XIXe siècle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Livres Hebdo (Alexiane Guchereau)
Actualitté (Antoine Oury)
Télérama (Fabienne Pascaud)
Blog Agathe the Book
Blog C’est contagieux 

Le bal des folles – Victoria Mas – © Production éditions Albin Michel

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Le 3 mars 1885
– Louise. Il est l’heure.
D’une main, Geneviève retire la couverture qui cache le corps endormi de l’adolescente recroquevillée sur le matelas étroit ; ses cheveux sombres et épais couvrent la surface de l’oreiller et une partie de son visage. La bouche entrouverte, Louise ronfle doucement. Elle n’entend pas autour d’elle, dans le dortoir, les autres femmes déjà debout. Entre les rangées de lits en fer, les silhouettes féminines s’étirent, remontent leurs cheveux en chignon, boutonnent leurs robes ébène par-dessus leurs chemises de nuit transparentes, puis marchent d’un pas monotone vers le réfectoire, sous l’œil attentif des infirmières. De timides rayons de soleil pénètrent par les fenêtres embuées.
Louise est la dernière levée. Chaque matin, une interne ou une aliénée vient la tirer de son sommeil. L’adolescente accueille le crépuscule avec soulagement et se laisse tomber dans des nuits si profondes qu’elle ne rêve pas. Dormir permet de ne plus se préoccuper de ce qu’il s’est passé, et de ne pas s’inquiéter de ce qui est à venir. Dormir est son seul moment de répit depuis les événements d’il y a trois ans qui l’ont conduite ici.
– Debout, Louise. On t’attend.
Geneviève secoue le bras de la jeune fille, qui finit par ouvrir un œil. Elle s’étonne d’abord de voir celle que les aliénées ont surnommée l’Ancienne attendre au pied de son lit, puis elle s’exclame :
– J’ai cours !
– Prépare-toi, tu as assez dormi.
– Oui !
La jeune fille saute à pieds joints du lit et saisit sur une chaise sa robe en lainage noir. Geneviève fait un pas de côté et l’observe. Son œil s’attarde sur les gestes hâtifs, les mouvements de tête incertains, la respiration rapide. Louise a fait une nouvelle crise hier : il n’est pas question qu’elle en fasse une autre avant le cours d’aujourd’hui.
L’adolescente s’empresse de boutonner le col de sa robe et se tourne vers l’intendante. Perpétuellement droite dans sa robe de service blanche, les cheveux blonds relevés en chignon, Geneviève l’intimide. Avec les années, Louise a dû apprendre à composer avec la rigidité de cette dernière. On ne peut lui reprocher d’être injuste ou malveillante ; simplement, elle n’inspire pas d’affection.
– Comme ceci, Madame Geneviève ?
– Lâche tes cheveux. Le docteur préfère.
Louise remonte ses bras arrondis vers son chignon fait à la hâte et s’exécute. Elle est adolescente malgré elle. À seize ans, son enthousiasme est enfantin. Le corps a grandi trop vite ; la poitrine et les hanches, apparues à douze ans, ont manqué de la prévenir des conséquences de cette soudaine volupté. L’innocence a un peu quitté ses yeux, mais pas entièrement ; c’est ce qui fait qu’on peut encore espérer le meilleur pour elle.
– J’ai le trac.
– Laisse-toi faire et ça se passera bien.
– Oui.
Les deux femmes traversent un couloir de l’hôpital. La lumière matinale de mars entre par les fenêtres et vient se réfléchir sur le carrelage – une lumière douce, annonciatrice du printemps et du bal de la mi-carême, une lumière qui donne envie de sourire et d’espérer qu’on sortira bientôt d’ici.
Geneviève sent Louise nerveuse. L’adolescente marche tête baissée, les bras tendus le long du corps, le souffle rapide. Les filles du service sont toujours anxieuses de rencontrer Charcot en personne – d’autant plus lorsqu’elles sont désignées pour participer à une séance. C’est une responsabilité qui les dépasse, une mise en lumière qui les trouble, un intérêt si peu familier pour ces femmes que la vie n’a jamais mises en avant qu’elles en perdent presque pied – à nouveau.
Quelques couloirs et portes battantes plus tard, elles entrent dans la loge attenante à l’auditorium. Une poignée de médecins et d’internes masculins attendent. Carnets et plumes en main, moustaches chatouillant leurs lèvres supérieures, corps stricts dans leurs costumes noirs et leurs blouses blanches, ils se tournent en même temps vers le sujet d’étude du jour. Leur œil médical décortique Louise : ils semblent voir à travers sa robe. Ces regards voyeurs finissent par faire baisser les paupières de la jeune fille.
Seul un visage lui est familier : Babinski, l’assistant du docteur, avance vers Geneviève.
– La salle est bientôt remplie. Nous allons commencer d’ici dix minutes.
– Avez-vous besoin de quelque chose en particulier pour Louise ?
Babinski regarde l’aliénée de haut en bas.
– Elle fera l’affaire comme ça.
Geneviève hoche la tête et s’apprête à quitter la pièce. Louise marque un pas anxieux derrière elle.
– Vous revenez me chercher, Madame Geneviève, n’est-ce pas ?
– Comme chaque fois, Louise.
En coulisse de la scène, Geneviève observe l’auditorium. Un écho de voix graves monte des bancs en bois et emplit la salle. Celle-ci ressemble moins à une pièce d’hôpital qu’à un musée, voire à un cabinet de curiosités. Peintures et gravures habillent murs et plafond, on y admire des anatomies et des corps, des scènes où se mélangent des anonymes, nus ou vêtus, inquiets ou perdus ; à proximité des bancs, de lourdes armoires que le temps fait craquer affichent derrière leurs portes vitrées tout ce qu’un hôpital peut garder en souvenir : crânes, tibias, humérus, bassins, bocaux par douzaines, bustes en pierre et pêle-mêle d’instruments. Déjà, par son enveloppe, cette salle fait au spectateur la promesse d’un moment singulier à venir.
Geneviève observe le public. Certaines têtes sont familières, elle reconnaît là médecins, écrivains, journalistes, internes, personnalités politiques, artistes, chacun à la fois curieux, déjà converti ou sceptique. Elle se sent fière. Fière qu’un seul homme à Paris parvienne à susciter un intérêt tel qu’il remplit chaque semaine les bancs de l’auditorium. D’ailleurs, le voilà qui apparaît sur scène. La salle se tait. Charcot impose sans trouble sa silhouette épaisse et sérieuse face à ce public de regards fascinés. Son profil allongé rappelle l’élégance et la dignité des statues grecques. Il a le regard précis et impénétrable du médecin qui, depuis des années, étudie, dans leur plus profonde vulnérabilité, des femmes rejetées par leur famille et la société. Il sait l’espoir qu’il suscite chez ces aliénées. Il sait que tout Paris connaît son nom. L’autorité lui a été accordée, et il l’exerce désormais avec la conviction qu’elle lui a été donnée pour une raison : c’est son talent qui fera progresser la médecine.
– Messieurs, bonjour. Merci d’être présents. Le cours qui va suivre est une démonstration d’hypnose sur une patiente atteinte d’hystérie sévère. Elle a seize ans. Depuis qu’elle est à la Salpêtrière, en trois ans nous avons recensé chez elle plus de deux cents attaques d’hystérie. La mise sous hypnose va nous permettre de recréer ces crises et d’en étudier les symptômes. À leur tour, ces symptômes nous en apprendront plus sur le processus physiologique de l’hystérie. C’est grâce à des patientes comme Louise que la médecine et la science peuvent avancer.
Geneviève esquisse un sourire. Chaque fois qu’elle le regarde s’adresser à ces spectateurs avides de la démonstration à venir, elle songe aux débuts de l’homme dans le service. Elle l’a vu étudier, noter, soigner, chercher, découvrir ce qu’aucun n’avait découvert avant lui, penser comme aucun n’avait pensé jusqu’ici. À lui seul, Charcot incarne la médecine dans toute son intégrité, toute sa vérité, toute son utilité. Pourquoi idolâtrer des dieux, lorsque des hommes comme Charcot existent ? Non, ce n’est pas exact : aucun homme comme Charcot n’existe. Elle se sent fière, oui, fière et privilégiée de contribuer depuis près de vingt ans au travail et aux avancées du neurologue le plus célèbre de Paris.
Babinski introduit Louise sur scène. Submergée par le trac dix minutes plus tôt, l’adolescente a changé de posture : c’est désormais les épaules en arrière, la poitrine gonflée et le menton relevé qu’elle s’avance vers un public qui n’attendait qu’elle. Elle n’a plus peur: c’est son moment de gloire et de reconnaissance. Pour elle, et pour le maître. »

À propos de l’auteur
Victoria Mas a travaillé dans le cinéma. Elle signe avec Le Bal des folles son premier roman. (Source : Éditions Albin Michel)

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Oublier Klara

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En deux mots:
Iouri revient à Mourmansk 23 ans après, au chevet d’un père mal-aimé qui va mourir. L’occasion d’en apprendre davantage sur Klara, la mère qui a été arrêtée alors qu’il n’était qu’en enfant et qu’il ne plus jamais revue. Commence alors une exploration sur trois générations, pleine de bruit et de fureur.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Les oiseaux de Mourmansk

Isabelle Autissier construit, roman après roman, une œuvre forte et attachante. Après «Soudain, seuls» voici l’enquête menée à Mourmansk par Iouri, de retour en Russie après 23 ans pour tenter de retrouver sa mère Klara.

On avait quitté Isabelle Autissier avec «Soudain, seuls», ce combat glaçant et émouvant pour la survie mené par Louise et Ludovic, échoués sur l’île australe de Stromness. Un excellent roman – dont on se réjouit de voir l’adaptation cinématographique – comme l’est ce nouvel opus qui nous mène cette fois à Mourmansk. C’est là, au nord du cercle polaire arctique, que Iouri débarque un jour de 2017. Il a fait le voyage d’Ithaca, État de New York, «pour assister, vraisemblablement, à la mort de son père.» même s’il était parti 23 ans plus tôt, en se jurant de ne pas revenir et de couper les ponts avec ce père qui le maltraitait.
Sans doute pressent-il qu’en retrouvant la ville de son enfance, il pourrait faire ressurgir quelques souvenirs, reconstituer une partie du passé de sa famille et par conséquent le sien. Une intuition confirmée par Irina, sa belle-mère, qui l’accueille avec ces mots: «Heureusement que tu es là. J’ai prié pour cela. Tu dois le voir. Il faut qu’il te parle. Il a des choses à te dire. Vas-y vite avant…»
Arrivé à l’hôpital où son père est alité, il constate qu’il est déjà trop tard, avant de se rendre compte que Rubin respire encore, qu’il aimerait évoquer avec lui la vie de sa mère Klara.
S’il a tant à dire, c’est parce que jusqu’à présent le sujet était tabou, qu’il ne fallait même pas évoquer son nom, de peur de perdre une liberté déjà restreinte et de protéger la famille.
La construction du roman, qui visite tour à tour les trois générations, nous permet de comparer tout à la fois les régimes politiques, le poids de l’Histoire et les personnages de la famille: «une grand-mère énergique et sensible jusqu’à l’imprudence; un grand-père aimant, mais faible et veule; un père tenu de se battre dont la brutalité avait dévoré la vie; une mère inexistante qui s’était dévolue aux objets, puisque les êtres la décevaient. Et au final lui, Iouri, dont l’enfance avait été imprégnée de ces espoirs, de ces combats, de ces renoncements. Un destin identique à celui de millions de familles tourmentées par les soubresauts de l’Histoire, qui cachaient un cadavre dans le placard, croyant ainsi se faciliter la vie.»
Le cadavre en question, c’est la condamnation de Klara à 25 ans de camp pour espionnage et propagande contre le pouvoir soviétique. Avec Anton, elle était arrivée à Mourmansk avec leur bébé pour assurer la victoire du régime communiste en mettant leurs compétences de géologues au service de la recherche de minerai radioactif. «Ils bénéficiaient de bons de nourriture et surtout de charbon. Aussi, le soir, les visiteurs étaient nombreux, autant pour se tenir au chaud que pour profiter de l’ambiance. Car Rubin décrivait sa mère comme une optimiste invétérée, une femme énergique, aimant s’entourer, régner sur un aréopage d’amis.»
Un bonheur fugace pour le petit garçon qui se retrouve bientôt séparé de sa mère, en proie à un père de plus en plus irascible, de plus en plus violent et qui ne voit d’autre carrière pour son fils que la sienne, celle de marin-pêcheur.
Mais Iouri veut étudier, s’intéresse à l’ornithologie et surtout, sacrilège suprême aux yeux de son géniteur, éprouve une inclinaison très forte pour les hommes. Pour donner le change, il suivra le parcours traditionnel des pionniers, rencontrera Luka avec lequel il a ses premiers émois amoureux, et montera à bord du chalutier confié à son père en tant que mousse. Une expérience aussi traumatisante que formatrice et qui s’achèvera de façon dramatique.
Après la chute de l’URSS et le retour de prisonniers des camps, un nouvel espoir de revoir Klara naît.
Mais le nouveau régime charrie aussi avec lui lenteurs administratives et jugements arbitraires. Isabelle Autissier montre fort bien que la peur ne s’envole pas d’un jour à l’autre et que l’économie de marché provoque aussi de grands bouleversements, surtout dans ces régions reculées. Un roman fort, à hauteur d’hommes qui tisse des liens entre les générations et qui démontre combien il est difficile de s’évader, de vouloir fuir un destin ancré dans les gènes.

Oublier Klara
Isabelle Autissier
Éditions Stock
Roman
320 p., 20 €
EAN 9782234083134
Paru le 02/05/2019

Où?
Le roman se déroule principalement à Mourmansk, au Nord du Cercle polaire, autour de la baie de Kola, des plages de Tchernovko. On y évoque aussi Stalingrad (aujourd’hui Volgograd) et les environs de Perm, de l’île de Sipaeïevna et de la péninsule Yamal, ainsi qu’Ithaca, aux États-Unis.

Quand?
L’action se situe de 2017 à 2018, avec des retours en arrière jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, à l’époque de l’URSS.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mourmansk, au Nord du cercle polaire. Sur son lit d’hôpital, Rubin se sait condamné. Seule une énigme le maintient en vie: alors qu’il n’était qu’un enfant, Klara, sa mère, chercheuse scientifique à l’époque de Staline, a été arrêtée sous ses yeux. Qu’est-elle devenue? L’absence de Klara, la blessure ressentie enfant ont fait de lui un homme rude. Avec lui-même. Avec son fils Iouri. Le père devient patron de chalutier, mutique. Le fils aura les oiseaux pour compagnon et la fuite pour horizon. Iouri s’exile en Amérique, tournant la page d’une enfance meurtrie.
Mais à l’appel de son père, Iouri, désormais adulte, répond présent: ne pas oublier Klara! Lutter contre l’Histoire, lutter contre un silence. Quel est le secret de Klara? Peut-on conjurer le passé?
Dans son enquête, Iouri découvrira une vérité essentielle qui unit leurs destins. Oublier Klara est une magnifique aventure humaine, traversé par une nature sauvage.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Paris-Match (Gilles Martin-Chauffier)
La Vie (Marie Chaudet – entretien avec Isabelle Autissier)
France Bleu – Les livres (Sophie Thomas)
France Culture (Caroline Broué)
Blog Culur’Elle (Caroline Doudet)
Blog Miscellanées


Isabelle Autissier présente son roman Oublier Klara, une grande fresque familiale sur trois générations en Sibérie. © Production Hachette livres

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« IOURI
Retour à Mourmansk
C’était l’heure sublime.
Iouri n’avait pas demandé une place au hublot, mais l’avion était loin d’être plein et il s’y était glissé. Il savait qu’il serait incapable de lire ou de se concentrer sur quoi que ce soit. Mieux valait regarder le paysage qui agissait comme une hypnose apaisante. Huit mille mètres sous lui s’étendait un blanc sans fin, à peine tranché, çà et là, d’une route sombre, dont on ne pouvait dire où elle conduisait. Les lacs gelés renvoyaient un éclat bleuté, la forêt alignait ses troncs bruns qui n’avaient pas retenu la neige. Ailleurs, blanc, blanc, blanc.
Alors que le soleil tangentait l’horizon, le rose et le pourpre s’imposèrent. La neige semblait flamber. La couleur du ciel allait du jaune orangé à l’ouest au noir à l’est. Il aurait voulu être dans le poste de pilotage pour embrasser l’ensemble de ce lavis et savourer ces minutes. Ses souvenirs d’un tel panorama dataient de près de trente ans, sur un chalutier de fer, quelque part loin au nord. Depuis, l’éclairage urbain lui avait toujours masqué l’arrivée de la nuit. Il sentait que ce spectacle était fait pour lui seul, pour l’aider à retisser les liens avec ce passé qu’il s’apprêtait à affronter.
La gloire des couleurs ne dura que quelques minutes, puis tout sombra dans le sépia, et enfin le noir prit possession de l’espace. Seule une lueur, sur la gauche de l’appareil, signalait leur destination.
– Mesdames et messieurs, nous allons prochainement atterrir à Mourmansk, veuillez regagner vos sièges…
En entendant l’annonce standardisée de l’hôtesse, Iouri perçut ce vieux serrement au niveau du plexus qu’il n’avait plus éprouvé depuis longtemps. Voilà. On y était. Plus d’échappatoire. Depuis qu’il avait pris la décision de revenir, quelques jours plus tôt, il avait évité de penser aux conséquences. En route, il s’était appliqué à se laisser bercer par l’irréalité de ces voyages longs-courriers : foules d’aéroports, queues, cafés insipides, films à la chaîne qui vous laissent comateux et rendent indistinctes les heures du jour ou de la nuit. Il avait toujours comparé la position du voyageur intercontinental à une régression fœtale. Ce qui, aujourd’hui, s’appliquait parfaitement à son cas.
En sortant de l’aéroport, il repéra le coin des « brouettes », les taxis clandestins, grâce aux hommes emmitouflés qui hélaient discrètement les voyageurs. Il avait largement de quoi se payer un vrai taxi mais eut pitié de ces types qui faisaient le planton dans la nuit, espérant quelques roubles.
– Business, Sir ? S’enquit le chauffeur.
Il avait dû repérer la qualité de la valise. La conversation était un passage obligé dans une brouette et un peu de sympathie pouvait rapporter un pourboire. Iouri répondit en russe.
– Oui, inspection de la sécurité de la Route du Nord.
Pourquoi mentait-il ? Parce qu’il était trop long ou trop douloureux d’expliquer qu’il arrivait d’Ithaca, État de New York, pour assister, vraisemblablement, à la mort de son père. Il aurait fallu raconter qu’il n’avait pas mis les pieds en Russie depuis 1994, vingt-trois ans auparavant, et qu’il s’en était enfui en se jurant que c’était pour toujours.
La vieille Mercedes taillait la route, ses phares perçant à peine une purée de microcristaux de glace. Ils quittèrent la forêt, la neige devint noire. La poussière de charbon ! Iouri avait oublié que Mourmansk baignait dans son nuage de polluants, dont celui-ci n’était que le plus visible.
La ville surgit, déserte à cette heure. Il nota le nouveau pont sur la baie de Kola et le quartier neuf qui scintillait sur la berge opposée. Le chauffeur le déposa à l’hôtel Gubernskiy, non sans lui avoir laissé son portable pour une autre fois ou s’il cherchait un endroit pour s’amuser un peu.
Un passeport américain, même avec un patronyme dénonçant l’origine russe, faisait encore son petit effet à Mourmansk. On s’empressa de lui ouvrir une chambre fleurant le désinfectant, mais confortable : lit XXL, écran géant. Avec son couvre-pieds à fleurs et son tableau de chasse au cerf, il aurait pu se croire dans un recoin du Wisconsin ou de l’Alabama.
Il dîna rapidement dans une salle à manger d’un kitsch à pleurer où ne traînaient que trois hommes d’affaires silencieux, et s’abattit dans le grand fauteuil en simili-cuir de sa chambre. Il était temps de sortir de la léthargie du voyage.
*
Parmi les centaines de mails qui encombraient tous les jours sa boîte de l’université, celui rédigé en russe avait attiré son attention. D’ordinaire, c’est l’anglais qui est utilisé pour les échanges scientifiques :
« Monsieur, j’espère ne pas me tromper d’adresse mail. Vous ne me connaissez pas, je suis Anatoli Grigoriévitch Soutine, j’habite dans le même immeuble que votre père à Mourmansk. C’est sa voisine d’en face, que vous connaissez bien, Irina Ivanovna, qui m’a chargé de vous retrouver. Sachant seulement que vous viviez aux États-Unis et étiez vraisemblablement ornithologue, j’avoue que j’ai eu quelque peine à vous localiser. Ce sont vos publications scientifiques qui m’ont mis sur la piste. Irina vous fait savoir que votre père est hospitalisé pour un cancer du foie, visiblement en phase terminale. Elle ajoute qu’il mentionne souvent votre nom et semble impatient de vous revoir. Si vous le souhaitez, je peux lui faire passer un message en retour. Elle est devenue plutôt sourde et entend mal au téléphone.
Meilleures salutations. »
Iouri était resté longtemps immobile devant l’écran. Il était tard et le laboratoire silencieux. Il ferma les yeux et revit comme hier la carrure de boxeur, les yeux bleu-gris et la grande bouche au sourire goguenard avec la lippe jaunie de nicotine : son père. Pourquoi, après ce qui s’était passé, pouvait-il être impatient de le revoir ? Le remords n’avait jamais été un mot de son vocabulaire. L’approche de la mort transforme-t-elle un homme à ce point ?
Il s’aperçut qu’il agitait nerveusement la jambe, un tic qu’il ne connaissait plus depuis son arrivée aux États-Unis. Il lui rappelait cette impuissance qui l’assaillait quand il devait supporter les colères paternelles. S’opposer ne servait qu’à allonger le sermon et pousser son père dans des octaves supplémentaires de rage froide.
Il éteignit l’ordinateur. Son esprit vagabondait déjà à des milliers de kilomètres. Quand il sortit, le campus enténébré sentait l’automne. Un vent soutenu chuintait dans les arbres et il lui fallut vingt bonnes minutes pour rentrer chez lui à vélo. Dans l’espoir de maîtriser l’émotion qui le gagnait, il essaya de se concentrer sur la route mal éclairée, où il dérapait sur les amas de feuilles mortes. Il essayait de ne pas penser à ce message, mais savait déjà qu’à l’arrivée il allait pianoter sur son clavier pour chercher un billet d’avion.
Que craignait-il aujourd’hui d’un homme malade ?
À quarante-six ans, il avait passé exactement autant de temps en URSS qu’aux États-Unis, mais sa vraie patrie était ici, en Amérique. Pas seulement grâce au changement de passeport, mais surtout à cause de cette université, de ses recherches qui le passionnaient, de Stephan qu’il pouvait aimer sans honte, alors qu’il entendait des horreurs sur la traque des couples homosexuels en Russie ; bref, de toute cette existence qu’il s’était construite, librement. Rien ne lui ferait déserter ce pays qui avait accueilli un thésard impécunieux et lui avait ouvert une voie royale.
À chaque esclandre avec son père, quand il tentait de décrire la vie qu’il rêvait de mener, il s’entendait répliquer qu’il n’était qu’un imbécile qui n’arriverait à rien. Aujourd’hui, il était arrivé : professeur dans la meilleure université de sa spécialité, avec un salaire confortable, une belle maison, un chalet à la montagne et tout ce qui sied au way of life américain. C’est lui qui avait eu raison. Tout ce qu’il entendait sur la vie en Russie, à travers les confidences de quelques expatriés de fraîche date, confortait ses choix.
Iouri resta de longues heures, toutes lumières éteintes. Il employait cette méthode quand il butait sur des questions professionnelles ou sur une publication délicate. Son esprit vagabondait au gré des lueurs des réverbères qui se frayaient un chemin entre les branches de la haie. Cette immobilité aiguisait sa concentration. Les soirs de vent, comme celui-là, la lumière dansait dans la pièce sombre. L’effet en était hypnotique et ravivait les souvenirs. Il s’apercevait de l’ardeur avec laquelle il avait renié les vingt-trois premières années de sa vie. Jamais il n’avait voulu prendre ou envoyer de nouvelles. Au début, il craignait un chantage affectif de sa mère, ou les moqueries de son père, ensuite ce fut par facilité. La vie d’avant ne devait pas contaminer celle d’aujourd’hui, risquant de lui provoquer des angoisses ou des remords. Le mail de cet Anatoli venait contrarier sa ligne de conduite. C’était sans doute le signe que le temps était venu. Un homme peut-il refuser de répondre à l’appel d’un père malade ? N’y avait-il pas une paix à sceller ? Une main tendue qu’il se reprocherait de ne pas avoir saisie quand arriverait, à son tour, la fin de sa vie? »

Extraits
« Pendant quelques secondes, Iouri crut que son père était parti. Il n’avait jamais anticipé cette impression d’accablement, ce sentiment d’impuissance qui le saisit et le laissa pantois. Ce n’était pas prosaïquement l’idée qu’il avait fait tout ce chemin pour rien, ni la perspective de ne jamais savoir ce que son père désirait lui dire à propos de sa grand-mère. C’était plus brutal et plus simple à la fois : la mort d’un père, le sentiment d’un rendez-vous irrémédiablement manqué. Il aurait voulu, à toute force, lui parler encore. Juste parler, même pour ne rien dire d’important. Il était trop tard.
Il resta pétrifié un moment, puis se raisonna. Son père occupait une chambre de soins. Aucune infirmière ne lui avait rien signalé. Le tuyau jaunâtre qui descendait d’un portant pour pénétrer dans son nez indiquait sans conteste qu’il était encore nourri par sonde. En regardant mieux, il vit la couverture se soulever légèrement au niveau de la poitrine. Rubin respirait. »

« Klara et Anton étaient arrivés avec Rubin bébé à Mourmansk, peu après la fin de la guerre, dès qu’un laboratoire s’était réinstallé. Tous les deux étaient géologues. Klara, plus brillante, occupait un poste de directrice de département et Anton de chercheur. Rubin évoqua une vie privilégiée. La faculté logeait ses professeurs dans une grande bâtisse collective, démolie depuis, mais où, en tant que responsables, ils jouissaient de deux pièces: une chambre et une cuisine.
Ils bénéficiaient également de bons de nourriture et surtout de charbon. Aussi, le soir, les visiteurs étaient nombreux, autant pour se tenir au chaud que pour profiter de l’ambiance. Car Rubin décrivait sa mère comme une optimiste invétérée, une femme énergique, aimant s’entourer, régner sur un aréopage d’amis. »

« Il en savait assez pour se représenter les personnages de sa légende familiale: une grand-mère énergique et sensible jusqu’à l’imprudence; un grand-père aimant, mais faible et veule; un père tenu de se battre dont la brutalité avait dévoré la vie; une mère inexistante qui s’était dévolue aux objets, puisque les êtres la décevaient. Et au final lui, Iouri, dont l’enfance avait été imprégnée de ces espoirs, de ces combats, de ces renoncements. Un destin identique à celui de millions de familles tourmentées par les soubresauts de l’Histoire, qui cachaient un cadavre dans le placard, croyant ainsi se faciliter la vie. »

« Iouri se sentit soulagé. A son retour de Russie, il avait trainé son malaise, cauchemardé parfois d’une Klara décharnée derrière une grille de goulag, de son père le jaugeant dans la cuisine, de Serikov, surtout, qu’il voyait resurgir comme un pantin démantibulé et qui le poursuivait. Des scènes lui traversaient la mémoire, jusque dans la journée, le rendant irritable. Il avait fallu plusieurs semaines pour rendre de nouveau étanche la frontière entre sa vie d’avant et celle d’aujourd’hui. »

À propos de l’auteur
Isabelle Autissier est la première femme à avoir accompli un tour du monde à la voile en solitaire. Elle est l’auteur de romans, de contes et d’essais. Elle préside la fondation WWF France. Son dernier roman, Soudain, seuls, a été un véritable succès. Il s’est vendu dans dix pays, et est en cours d’adaptation cinématographique. (Source : Éditions Stock)

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Le sillon

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En deux mots:
Après les attentats de Charlie, une jeune femme part pour Istanbul où apprend à résister à un pouvoir qui entend réduire toute contestation au silence. Dans les pas d’un groupe rebelle, de ceux de son amant et de Hrant Dink, journaliste arménien assassiné, elle nous raconte la vie quotidienne sur les bords du Bosphore.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Istanbul, belle et rebelle

Valérie Manteau creuse son Sillon. Après Calme et Tranquille, elle nous raconte la vie dans la capitale turque et enquête sur l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink. Pour la liberté.

Istanbul était déjà présente dans le premier roman de Valérie Manteau, Calme et tranquille. Sur le bateau qui traversait le Bosphore, la conversation tournait autour de la mort de Louise. Louise qui avait sauvé la vie de Valérie et qui venait de partir avant tous les amis et collègues de Charlie auxquels ce livre rendait hommage.
La capitale turque est cette fois au centre du livre. Un déplacement géographique qui nous offre une vision très différente du monde que celle vue de France.
Il est vrai que pour la narratrice son pays ne rayonne plus vraiment dans le domaine des arts et des idées, pas davantage d’ailleurs qu’elle ne défend son rôle historique de défenseur des Droits de l’homme.
Et même si ce n’est pas en Turquie qu’elle trouvera la liberté, on s’en doute, elle va pouvoir y trouver une belle énergie – peut-être celle du désespoir – et les bras d’un amant.
« L’Istanbul laïque se balançait entre deux bords et délaissait de plus en plus volontiers la rive nord du Bosphore, l’européenne engluée dans sa nostalgie, pour se saisir de l’asiatique où les cafés, les galeries, les tatouages fleurissaient. Les soirs d’été, la bière à la main, on s’installait sur les rochers de la promenade en bord de mer pour narguer en face, dans le soleil couchant, la vieille Byzance, Sainte-Sophie et la Mosquée bleue abandonnées aux touristes. On aurait dû se rappeler qu’ici parfois le ressac fait des dégâts. »
Dans le milieu artistique et intellectuel que la narratrice côtoie, la gymnastique quotidienne consiste à passer entre les mailles du filet, à éviter les intégristes autant que la police politique, à créer et à enquêter sans attirer l’attention. Comme par exemple sur Hrant Dink, journaliste assassiné dont elle a entendu parler par la diaspora arménienne et plus particulièrement par l’un de ses proches, le «Marseillais» Jean Kéhayan qui avait aussi collaboré à son journal Agos. « Agos, c’est Le Sillon. C’était un mot partagé par les Turcs et les Arméniens; en tout cas par les paysans, à l’époque où ils cohabitaient. » Se sentant autant turc qu’arménien, il avait choisi de vivre et travailler à Istanbul, sans se rendre compte qu’avec son journal, il avait « ouvert la boîte de Pandore. Il n’était pas comme les autres Arméniens qui avaient vécu toutes ces années sans oser parler. Lui ne voulait plus être du peuple des insectes qui se cachent, de ceux qui ne veulent pas savoir. » Au fur et à mesure de ses recherches, la biographie du journaliste se précise autant que la lumière se fait sur les basses œuvres d’un gouvernement qui entend régner par la terreur. Et y parvient. Car même les plus rebelles prennent peur, appellent à la prudence plutôt qu’à la révolution. Comment est-il dès lors possible de continuer à creuser son Sillon?
Si Valérie Manteau ne peut répondre à cette délicate question, son témoigne n’en demeure pas moins essentiel. Et éclairant. Car plus que jamais la Turquie, selon la formule de l’écrivain Hakan Günday, est «la différence entre l’Orient et l’Occident. Je ne sais pas si elle est le résultat de la soustraction, mais je sais que la distance qui les sépare est grande comme elle. Et dans cet intervalle, comme dans tous, prospère une troisième voie sans laquelle l’Europe ne serait pas l’Europe, et regarderait le Moyen-Orient comme un uniforme, illisible fatras. »

Le sillon
Valérie Manteau
Éditions Le Tripode
Roman
280 p., 17 €
EAN : 9782370551672
Paru le 30 août 2018

Où?
Le roman se déroule principalement à Istanbul en Turquie. On y évoque aussi Paris et Marseille.

Quand?
L’action se situe de 2015 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je rêve de chats qui tombent des rambardes, d’adolescents aux yeux brillants qui surgissent au coin de la rue et tirent en pleine tête, de glissements de terrain emportant tout Cihangir dans le Bosphore, de ballerines funambules aux pieds cisaillés, je rêve que je marche sur les tuiles des toits d’Istanbul et qu’elles glissent et se décrochent. Mais toujours ta main me rattrape, juste au moment où je me réveille en plein vertige, les poings fermés, agrippée aux draps ; même si de plus en plus souvent au réveil tu n’es plus là. »
Récit d’une femme partie rejoindre son amant à Istanbul, Le Sillon est, après Calme et tranquille (Le Tripode, 2016), le deuxième roman de Valérie Manteau.
Quitter Le Sillon, c’est avoir dans la tête un monde trépidant, violent, lourd de menaces mais aussi tellement vivant. L’histoire s’écrit ici rigoureusement au présent intime, la meilleure approche du collectif. Annie Ernaux

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
BibliObs (Jérôme Garcin)
Libération (Alexandra Schwartzbrod)
Le Devoir (Anne-Frédérique Hébert-Dolbec)
Blog froggy’s delight 
Blog Moka – Au milieu des livres
Blog Voulez-vous tourner? 


Valérie Manteau présente son roman Le Sillon © Production Librairie Mollat


Valérie Manteau dans La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Sur la petite place avant les restaurants il y a un bâtiment, on dirait une église. J’y suis, je t’attends devant – c’est fou je passe ici tous les jours et je n’avais jamais remarqué ce clocher. L’essayiste Ece Temelkuran dit que notre aveuglement sélectif est la maladie de la Turquie contemporaine, me voilà donc amnésique comme une Turque. D’après elle, si on demande aux passants qui a construit toutes ces églises en plein cœur des villes d’Anatolie, saisis par l’inquiétante étrangeté de leurs silhouettes, ils botteront en touche: elles sont quasiment préhistoriques! Sainte-Euphémie de Chalcédoine: le nom est presque illisible, mais sans doute pas préhistorique. En attendant Sara, je franchis le seuil pour en savoir plus, mais à l’intérieur, tout est en grec. J’interroge internet. Wikipédia ne s’ouvre pas, bloqué depuis des mois par le gouvernement. D’autres sites contournent l’obstacle. Fondée en 685 avant J.-C. par des Grecs sur la rive sud du Bosphore, Chalcédoine vit naître sa cadette et concurrente Byzance, de l’autre côté du détroit. Les deux cités prospérèrent. Chalcédoine fut successivement Mégarienne, Perse, Macédonienne, Bithynienne, Romaine, re-Perse, re-Romaine puis Arabe, avant de passer aux mains des Ottomans plus d’un siècle avant que tombe à son tour Constantinople. Chalcédoine garda son nom grec et sa population mélangée, latine, arménienne, juive, jusqu’au début du XXe siècle. Après la dislocation de l’Empire, les Grecs expulsés en application du traité de Lausanne fondèrent en Grèce deux Néa Chalkidona orphelines: la Chalcédoine du Bosphore devint Kadiköy, «le village du juge», intégré en 1930 à la nouvelle municipalité d’Istanbul. C’est ainsi qu’à l’entrée dc son marché cohabitent aujourd’hui encore une église grégorienne arménienne et cette église grecque orthodoxe qui porte le nom d’une martyre locale du IIIe siècle, Euphémie. Décapitée, ou jetée aux fauves, ce n’est pas clair. Chaque 16 septembre, du sang est réputé s’écouler de son caveau. Les Perses tentèrent bien de brûler les reliques pour mettre fin au phénomène, mais ils n’obtinrent que davantage de sang et la sainte, intacte, aurait même accompli un second miracle quelques siècles plus tard.
Quand on s’est connues, Sara habitait ce bastion gauchiste où je vis désormais. Elle louait un grand appartement où se succédaient colocataires de court et moyen terme, locaux et étrangers, pratique encore si commune en ville, les loyers stambouliotes et les salaires turcs ayant depuis longtemps divorcé. Malgré tout, la Turquie hissait avec panache et quelques hoquets la tête hors du marasme économique du début des années 2000. L’Istanbul laïque se balançait entre deux bords et délaissait de plus en plus volontiers la rive nord du Bosphore, l’européenne engluée dans sa nostalgie, pour se saisir de l’asiatique où les cafés, les galeries, les tatouages fleurissaient. Les soirs d’été, la bière à la main, on s’installait sur les rochers de la promenade en bord de mer pour narguer en face, dans le soleil couchant, la vieille Byzance, Sainte-Sophie et la Mosquée bleue abandonnées aux touristes. On aurait dû se rappeler qu’ici parfois le ressac fait des dégâts. Pas pour rien que Zeus a cru utile de clouer Prométhée pour l’exemple à un mont du Caucase, probablement voisin de celui sur lequel Noé dans son arche se l’était tenu pour dit, en contemplant l’humanité pécheresse d’Anatolie emportée par les flots. »

Extraits
« Je rêve de chats qui tombent des rambardes, d’adolescents aux yeux brillants qui surgissent au coin de la rue et tirent en pleine tête, de glissements de terrain emportant tout Cihangir dans le Bosphore, de ballerines funambules aux pieds cisaillés, je rêve que je marche sur les tuiles des toits d’Istanbul et qu’elles glissent et se décrochent. Mais toujours ta main me rattrape, juste au moment où je me réveille en plein vertige, les poings fermés, agrippée aux draps ; même si de plus en plus souvent au réveil tu n’es plus là. »

« Puisque visiblement je suis collée à la case départ, j’en profite pour poser des questions basiques; que signifie le nom du journal, Agos. Jean fait le geste de semer des graines par poignées. Agos, c’est Le Sillon. C’était un mot partagé par les Turcs et les Arméniens; en tout cas par les paysans, à l’époque où ils cohabitaient. Le sillon, comme dans la Marseillaise? Qu’un sang impur abreuve nos sillons, quelle ironie, pour quelqu’un assassiné par un nationaliste. Jean acquiesce, si tu cherches des prophéties avec Hrant tu vas être servie. Lors d’une conférence à laquelle il avait été invité pour parler des minorités en Turquie, l’un des conférenciers, kurde, avait cru utile de rappeler que les Turcs et les Kurdes avaient en commun d’avoir combattu ensemble, et Hrant avait réagi: «De quelle paix parlons-nous, si nous fondons notre fraternité sur le sang versé ensemble? Ne pensez-vous pas que je vous demanderai à qui appartenait le sang que vous avez versé? »

« Sauf que tu n’as pas vu les gens se précipiter pour acheter son journal quand il a été abattu. Personne n’a pris la peine de traduire en dix langues Hentah pour montrer au monde quel média venait d’être décapité. Ça m’étonnerait qu’une seule chaîne de télévision européenne ait diffusé son documentaire au nom de la liberté d’expression, pourtant c’est à cause de ce film qu’il a été assassiné, faut croire qu’il n’y a que les Daechiens qui se donnent la peine de regarder le boulot des journalistes sur le terrain et de trouver que c’est important, que ça pourrait leur nuire, au point de flinguer le mec. »

À propos de l’auteur
Valérie Manteau est née en 1985. Elle a fait partie de l’équipe de Charlie Hebdo de 2008 à 2013. Elle vit désormais entre Marseille, Paris et Istanbul. (Source: Éditions Le Tripode)

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À son image

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En deux mots:
Flânant sur le port de Calvi, Antonia reconnaît Dragan, qu’elle a connu alors qu’elle couvrait la Guerre des Balkans. Ils vont converser jusqu’au petit matin, avant que la photographe ne prenne la route et ne meure dans un accident de voiture. Ses funérailles nous offrent l’occasion de découvrir sa vie.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La photographe et la mort

Jérôme Ferrari, à travers le portrait d’une photographe corse, nous livre une passionnante réflexion sur le poids des images qui fixent le temps, sur la fascination de la guerre et sur la mort.

Au mois d’août les touristes flânent sur le port de Calvi. Antonia déambule au milieu de ses gens. Elle est photographe, chargée de réaliser les clichés des mariages. Du moins, c’est son métier en 2003, au moment où commence ce beau roman et où s’achève sa vie. Antonia va en effet être victime d’un accident de la route quelques heures plus tard, sans doute à cause d’une maladresse due à la fatigue. Elle a en effet pris la route au petit matin, aprèd avoir conversé de longues heures avec Dragan, qu’elle avait rencontré à Belgrade en 1991, au moment de la Guerre des Balkans et qui, lui aussi, se promenait à Calvi, ayant choisi la légion étrangère pour fuir son pays.
Si Jérôme Ferrari a choisi ce drame en ouverture de son roman, c’est pour avoir «fait l’expérience de la puissance des photographies et de la façon dont elles bouleversent notre rapport au temps: ce qu’elles nous montrent est à chaque fois figé pour toujours dans la permanence du présent et a pourtant, dès le déclenchement de l’obturateur, déjà disparu. Personne n’a énoncé ce paradoxe plus clairement que Mathieu Riboulet : « La mort est passée. La photo arrive après qui, contrairement à la peinture, ne suspend pas le temps mais le fixe. » »
Nous voici invités aux funérailles d’Antonia, célébrées par son oncle et parrain à qui la famille a un peu forcé la main. Car le prêtre est affligé, lui qui a offert à sa filleule son premier appareil photo à 14 ans, décidant ainsi de la vocation de l’adolescente. Dans cette Corse aux traditions et aux mœurs fortement ancrées, elle découvre dans ses clichés un moyen d’évasion mais aussi une part de pouvoir. En figeant une réalité, elle va écrire à sa manière les événements, montrer les réunions de famille puis – en étant embauchée par un quotidien régional – illustrer la rubrique locale et les faits divers et notamment ceux liés au FNLC. À travers son regard, les faits de gloire des séparatistes deviennent ridicules. « Elle photographiait de mauvais acteurs récitant le texte incroyablement pompeux d’une pièce ratée que ni la violence ni les années de prison ne pouvaient rendre plus authentique et, dans cette pièce, Antonia jouait elle aussi, comme les autres, peut-être encore plus mal que les autres. Chaque fois qu’elle appuyait sur le déclencheur, elle validait cettc mise en scène qui n’avait rien à voir avec la réalité mais n’existait que dans l’attente de sa transformation en images. Tout cela ne lui semblait guère honorable. D’ailleurs, à bien y réfléchir, l’écrasante majorité des photographes n’exerçaient pas un métier honorable, ils donnaient de l’importance à des sujets futiles, pire encore, ils fabriquaient de la futilité, et s’ils avaient de surcroît des prétentions artistiques, c’était encore bien pire… »
Une farce qui va pourtant entraîner à son tour des drames. Encore la mort et encore le déchirement quand Pascal B. – son homme – est arrêté puis emprisonné ou quand les nationalistes vont se combattre entre factions rivales.
Quand arrive la Guerre des Balkans, Antonia décide d’aller couvrir ce conflit sans pour autant avoir de mandat. Peut-être pour voir à quoi ressemble une «vraie guerre», peut-être pour fuir la Corse, mais en tout cas par inconscience. Car ce qu’elle voit est terrible, accablant.
Ses photos vont compléter celles réalisées par les photographes des guerres antérieures, celle de Gaston Chérau qui couvrit la guerre italo-turque entre 1911 et 1912 en Libye, celles de Rista Marjanović ou encore celles de Ron Haviv qui sont autant de témoignages de la barbarie. À moins qu’il ne s’agisse de propagande, d’un parti pris. Mais ce qui est sûr, c’est que cette expérience aura changé à jamais la vie d’Antonia.
Comme dans Les vies multiples d’Amory Clay de William Boyd, le photojournalisme est au cœur de ce roman parce qu’il fixe ainsi le temps, donne une éternité aux événements, mais surtout pose parce qu’il pose la question, à l’heure des médias de masse et des réseaux sociaux, de la manière dont il rend compte du réel ou le déforme. Avec son écriture limpide, Jérôme Ferrari confirme son talent qui lui a valu le Prix Goncourt 2012.

À son image
Jérôme Ferrari
Éditions Actes Sud
Roman
224 p., 19 €
EAN : 9782330109448
Paru le 22 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, principalement en Corse, à Calvi et dans la région d’Ajaccio et Bastelica mais aussi à Nice et Lyon ainsi qu’en Ex-Yougoslavie, à Belgrade, Osijek et Vukovar.

Quand?
L’action se situe des années 80, à l’époque de la guerre des Balkans jusqu’en 2003.

Ce qu’en dit l’éditeur
Par une soirée d’août, Antonia, flânant sur le port de Calvi après un samedi passé à immortaliser les festivités d’un mariage sous l’objectif de son appareil photo, croise un groupe de légionnaires parmi lesquels elle reconnaît Dragan, jadis rencontré pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Après des heures d’ardente conversation, la jeune femme, bien qu’épuisée, décide de rejoindre le sud de l’île, où elle réside. Une embardée précipite sa voiture dans un ravin : elle est tuée sur le coup.
L’office funèbre de la défunte sera célébré par un prêtre qui n’est autre que son oncle et parrain, lequel, pour faire rempart à son infinie tristesse, s’est promis de s’en tenir strictement aux règles édictées par la liturgie. Mais, dans la fournaise de la petite église, les images déferlent de toutes les mémoires, reconstituant la trajectoire de l’adolescente qui s’est rêvée en photographe, de la jeune fille qui, au milieu des années 1980, s’est jetée dans les bras d’un trop séduisant militant nationaliste avant de se résoudre à travailler pour un quotidien local où le “reportage photographique” ne semblait obéir à d’autres fins que celles de perpétuer une collectivité insulaire mise à mal par les luttes sanglantes entre clans nationalistes.
C’est lasse de cette vie qu’Antonia, succombant à la tentation de s’inventer une vocation, décide, en 1991, de partir pour l’ex-Yougoslavie, attirée, comme tant d’autres avant elle, dans le champ magnétique de la guerre, cet irreprésentable.
De l’échec de l’individu à l’examen douloureux des apories de toute représentation, Jérôme Ferrari explore, avec ce roman bouleversant d’humanité, les liens ambigus qu’entretiennent l’image, la photographie, le réel et la mort.

« DANS LES ANNÉES 1990, j’ai découvert la photo de Ron Haviv sur laquelle un paramilitaire des tigres d’Arkan prend son élan pour frapper les cadavres de trois civils qu’il vient d’abattre, quelque part en Bosnie. Il porte des lunettes de soleil à monture blanche et, entre les doigts de sa main gauche, il tient une cigarette dans un geste d’une absolue désinvolture. Ce garçon était manifestement mon contemporain, il était à peine plus âgé que moi et notre évidente proximité avait quelque chose d’intolérable. La guerre sortait des livres d’histoire.
C’est alors, je crois, que j’ai pour la première fois fait l’expérience de la puissance des photographies et de la façon dont elles bouleversent notre rapport au temps : ce qu’elles nous montrent est à chaque fois figé pour toujours dans la permanence du présent et a pourtant, dès le déclenchement de l’obturateur, déjà disparu. Personne n’a énoncé ce paradoxe plus clairement que Mathieu Riboulet : « La mort est passée. La photo arrive après qui, contrairement à la peinture, ne suspend pas le temps mais le fixe. »
Parce que la mort est passée, le roman s’ouvre sur celle d’Antonia et passe par toutes les étapes de la messe de ses funérailles. Au cours d’une vie consacrée aux photographies, les plus insoutenables et les plus futiles, des portraits de famille, des conférences de presse clandestines, des attentats, des mariages, la guerre en Yougoslavie, elle s’est constamment sentie renvoyée de l’insignifiance à l’obscénité.
Le roman est donc l’histoire de son échec. Le prêtre qui célèbre la messe est l’oncle d’Antonia. C’est aussi lui qui l’a portée sur les fonts baptismaux et qui lui a offert, pour son quatorzième anniversaire, son premier appareil photo. J’imagine qu’il ne se le pardonne pas. » J. F.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Clémence Holstein)
Télérama (Marine Landrot)
La Croix (Sabine Audrerie)
Le Devoir (Christian Desmeules)
Blog L’Or des livres


Jérôme Ferrari présente À son image © Production Actes Sud Éditions

Les premières pages du livre
« La dernière fois qu’elle l’avait vu, dix ans plus tôt, il rentrait chez lui et elle l’accompagnait. Depuis que le car de Belgrade les avait déposés à la gare routière,
Il n’avait pas dit un mot. Et puis il s’était arrêté, toujours en silence, pour s’accouder à la balustrade d’un pont sur le Danube dont les bombardements de l’Otan de 1999 ne laisseraient bientôt subsister que les piliers. Antonia se tenait en retrait, l’appareil photo à la main, et elle le regardait. Il portait un treillis déchiré sur lequel il avait cousu ses galons de sergent et, sous l’insigne de la JNA dissoute, un écusson serbe à l’aigle bicéphale flanqué des quatre sigma lunaires. À ses pieds était posé un grand sac militaire ne contenant rien d’autre qu’une édition hongroise du Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész, le premier volume d’une traduction serbo-croate des œuvres complètes de Bukowski et quelques cassettes, de R.E.M. et Nirvana, dont il ne se rappelait même plus la dernière fois qu’il les avait écoutées. Il se tenait la tête dans les mains.
Il ne regardait pas les eaux noires du fleuve, le ciel chargé de pluie. En passant près de lui, un groupe de très jeunes gens qui s’avançait sur le pont avait ralenti et éclaté d’un rire incompréhensible en le toisant ostensiblement. Antonia avait pris la photo, la dernière du reportage qu’elle lui avait consacré et qui ne serait jamais publié. Il avait d’abord semblé ne pas réagir. Et puis il avait relevé la tête et Antonia avait vu qu’il pleurait. Il avait ramassé son sac et, alors qu’elle s’apprêtait à le suivre, il l’avait arrêtée d’un signe de la main et elle était restée sur le pont à le regarder s’éloigner jusqu’à ce qu’il eût disparu et qu’il fût trop tard pour d’autres adieux.
Ce vendredi soir d’août 2003, sur le port de Calvi, elle le reconnut immédiatement. Dragan marchait dans sa direction, au milieu de la foule des touristes, avec un autre sous-officier de la Légion étrangère et son uniforme était maintenant impeccable. Elle s’arrêta. Quand il croisa son regard, il lui sourit et vint l’embrasser avec une chaleur qui ne pouvait être feinte. Elle était si troublée qu’elle ne réalisa pas tout de suite qu’il s’adressait à elle en français. Il désigna l’appareil qu’elle portait en bandoulière. Il y a des choses intéressantes à photographier ici?
Elle se mit à rire. Non. Vraiment rien d’intéressant. Elle prenait des photos de mariage, maintenant, et c’était la raison de sa présence à Calvi. Des photos d’alliances. De familles émues. De couples, évidemment, beaucoup de couples, devant des massifs de fleurs, des voitures de luxe ou des couchers de soleil sur la Méditerranée. Toujours les mêmes choses à la fois curieusement grotesques, répétitives et éphémères. Elle gagnait bien sa vie mais ce n’était certainement pas intéressant. Elle se tut. Elle craignit qu’il ne pût mesurer la profondeur de son amertume. Elle lui demanda s’il voulait prendre un verre.
Il était d’astreinte. Il devait rentrer au camp Raffalli. Mais il serait heureux de passer la soirée du lendemain avec elle. Antonia avait prévu de retourner chez elle, dans le Sud, dès la fin du mariage.
Elle avait promis à ses parents de dîner avec eux. Il haussa les épaules. Ne pouvait-elle rester un jour de plus? Elle le regarda. Bien sûr que si, elle pouvait.
Elle appela sa mère pour lui annoncer qu’un imprévu la forçait à prolonger de vingt-quatre heures son séjour en Balagne. Elle ne pourrait pas dîner au village samedi soir, comme elle l’avait promis, mais elle serait là sans faute le lendemain. Bien qu’Antonia s’efforçât de présenter ce contretemps sous un jour aussi peu dramatique que possible, elle n’en déclencha pas moins presque immédiatement un réquisitoire éploré dans lequel lui étaient reprochés sa désinvolture, son ingratitude et son égoïsme. Antonia ne commit pas l’erreur de se mettre en colère. Elle assura sa mère de la perfection de son amour filial, lui dit qu’elle se réjouissait de la voir dimanche et la réduisit au silence en lui raccrochant plus ou moins au nez. Après quoi elle éteignit son portable et alla se coucher. »

Extraits
« La mort prématurée constitue toujours, et d’autant plus qu’elle est soudaine, un scandale aux redoutables pouvoirs de séduction. Depuis l’autel, il voit se presser derrière les bancs de l’église les gens du village et des inconnus, il voit des cousins plus ou moins éloignés, ses frères et, au premier rang, tout près du cercueil, sa sœur et son beau-frère, et Marc-Aurèle qui pleure sans aucune retenue. Il aurait pu refuser de célébrer la messe, se tenir debout à leurs côtés. S’il avait fait ce choix, peut-être serait‑il lui aussi en train de pleurer. Mais Antonia n’a que faire de larmes supplémentaires. Il n’en doute plus: c’est ici, au bas de l’autel, que se trouve sa place, c’est ici qu’il est le plus proche de sa filleule défunte, plus proche qu’il ne l’a été depuis bien longtemps. »

« Je vous ai parlé des larmes du Christ, trop longuement et maladroitement, et je vous en demande encore pardon. Pourquoi pleure-t-il? Parce qu’il se tient dans le déchirement. Nous nous tenons nous aussi, avec lui, dans ce déchirement. Nous devons nous y tenir: là, entre l’espoir et le deuil, tout à la fois accablés par le deuil et débordant d’espoir. Ainsi, nous croyons qu’Antonia est auprès du Seigneur, mais nous la pleurons quand même. »

À propos de l’auteur
Né à Paris en 1968, Jérôme Ferrari, après avoir enseigné en Algérie puis en Corse, vit actuellement à Paris. Il a reçu le prix Goncourt en 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome. Toute son œuvre est publiée aux éditions Actes Sud. (Source : Éditions Actes Sud)

Site Wikipédia de l’auteur 

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Trois fois la fin du monde

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En deux mots:
Joseph Kamal est entraîné par son frère dans un braquage qui tourne mal. Il finit en prison. C’est sa première «fin du monde». Un accident nucléaire va provoquer un exil de masse. C’est sa seconde «fin du monde». Pour retrouver un semblant de liberté, il va lui falloir vivre dans la zone interdite. C’est sa troisième «fin du monde». Trois parties d’un roman habilement construit qui confirme le talent de Sophie Divry.

Sélection Prix du Roman Fnac 2018

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Robinson Crusoé à la française

En jetant un repris de justice dans une zone contaminée par un accident nucléaire, Sophie Divry nous livre une version trash de Robinson Crusoé et sans doute l’un de ses romans les plus aboutis.

Trois fois la fin du monde aurait aussi pu s’intituler trois expériences ultimes, de celles qui laissent des traces indélébiles et pour lesquelles l’auteur de La Condition pavillonnaire et de Quand le diable sortit de la salle de bain retrouve son terrain de prédilection, celui des moments de crise qui obligent à faire des choix, peut-être pas toujours conscients.
Comme il se doit, tout commence très mal. Tonio entraîne son frère Joseph dans un braquage qui vire au drame. Son frère est tué et Joseph arrêté. Le jeune va alors très vite être confronté à la condition détentionnaire, aux règles qui régissent la vie dans les centres de détention et qu’il va devoir assimiler très vite. Car cette première «fin du monde» ne laisse guère la place à la fantaisie. En dehors ou avec la complicité des matons, il faut apprendre à survivre sans confort, nourriture, sommeil, calme et affection, mais surtout à une hiérarchie brutale et à une promiscuité répugnante. «Je me demande pourquoi mon frère ne m’a jamais dit un seul mot sur ses années de prison. Ça me serait utile aujourd’hui. Mais il est vrai que je n’étais pas censé m’y retrouver. C’était lui le voyou de la famille, pas moi.»
À la sidération du néo-détenu vient s’ajouter celle du lecteur qui découvre la loi des caïds, la violence aveugle et les châtiments qui n’ont rien à voir avec une quelconque justice. Avec Joseph Kamal, il se rend compte de l’abomination que peut représenter un séjour carcéral en France aujourd’hui. Et sous la plume de Sophie Divry s’éclairent subitement bien des questions. Les statistiques sur les taux de récidive ou sur la dimension criminogène de nos prisons s’incarnent ici. Avec de tels traitements, comment ne pas sombrer… ne pas être habité par la haine. « Ce n’est plus une haine étroite et médiocre, celle des premières humiliations, non, c’est une haine comme une drogue dure. Elle fait jaillir dans le cerveau des consolations fantastiques. Elle caresse l’ego. Elle transforme l’humiliation en désir de cruauté et l’orgueil en mépris des autres. Je ne hais plus seulement les matons, je hais aussi cette engeance de damnés qui croupit là, encline à la soumission, complice des guet-apens. Dans cette cellule étroite, sans matelas, mes pensées-haine se répercutent d’un mur à l’autre. Je m’y adonne avec plaisir, suivant de longues fantaisies mentales où moi seul, brûlant la prison, reçois le pouvoir de vie ou de mort sur les détenus et les gardiens, les faisant tour à tour pendre, brûler vif, empaler. Parfois la rêverie s’arrête brusquement, mon cœur plonge dans une fosse de chagrin à la pensée de mon frère. Je comprends pourquoi Tonio ne m’a jamais dit un mot sur ce qu’il a vécu ici. »
Aux idées noires vient pourtant se substituer une seconde «fin du monde» tout aussi dramatique : une catastrophe nucléaire. On peut imaginer le vent de panique face aux radiations et on comprend que tout le monde cherche à fuir. Une chance que Joseph ne va pas laisser passer, quitte à tuer à son tour. Un meurtre avec un arrière-goût de vengeance.
Vient alors la partie du livre qui m’a le plus intéressé. Joseph choisit de s’installer dans la zone interdite pour échapper à la police.
Quelque part en France, il rejoue Robinson Crusoé sans Vendredi à ses côtés.
« Toute sa vie, il a été éduqué, habillé, noté, discipliné, employé, insulté, encavé, battu – par les autres. Maintenant, les autres, ils sont morts ou ils ont fui. Il est seul sur le causse. » Il est libre mais seul.
Avec un sens de la tension dramatique, qui avait déjà fait merveille dans Quand le diable sortit de la salle de bain, Sophie Divry va alors creuser dans la tête de Joseph Kamal et nous livrer les pensées d’un homme qui, pour l’avoir déjà perdu, va chercher encore un toujours un sens à sa vie. Magistral!

Trois fois la fin du monde
Sophie Divry
Les éditions Noir sur Blanc / Notabilia
Roman
235 p., 16 €
EAN : 9782882505286
Paru le 23 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris puis en Province dans une région qui n’est pas précisément définie

Quand?
L’action se situe dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après un braquage avec son frère qui se termine mal, Joseph Kamal est jeté en prison. Gardes et détenus rivalisent de brutalité, le jeune homme doit courber la tête et s’adapter. Il voudrait que ce cauchemar s’arrête. Une explosion nucléaire lui permet d’échapper à cet enfer. Joseph se cache dans la zone interdite. Poussé par un désir de solitude absolue, il s’installe dans une ferme désertée. Là, le temps s’arrête, il se construit une nouvelle vie avec un mouton et un chat, au cœur d’une nature qui le fascine.
Trois fois la fin du monde est une expérience de pensée, une ode envoûtante à la nature, l’histoire revisitée d’un Robinson Crusoé plongé jusqu’à la folie dans son îlot mental. L’écriture d’une force poétique remarquable, une tension permanente et une justesse psychologique saisissante rendent ce roman crépusculaire impressionnant de maîtrise.
« Au bout d’un temps infini, le greffier dit que c’est bon, tout est en règle, que la fouille est terminée. Il ôte ses gants et les jette avec répugnance dans une corbeille. Je peux enfin cacher ma nudité. Mais je ne rhabille plus le même homme qu’une heure auparavant. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Sophie Divry présente Trois fois la fin du monde © Production Les Éditions Noir sur Blanc

Les premières pages du livre
« Ils ont tué mon frère. Ils l’ont tué devant la bijouterie parce qu’il portait une arme et qu’il leur tirait dessus. Ils n’ont pas fait les sommations réglementaires, j’ai répété ça pendant toute la garde à vue. Vous n’avez pas fait les trois sommations, salopards, crevards, assassins. Les flics ne me touchent pas, à quoi bon, ils savent que je vais en prendre pour vingt ans pour complicité. Moi j’attendais dans la voiture volée. Quand j’ai vu la bleusaille, il était trop tard pour démarrer, ils se sont jetés sur moi, m’ont plaqué à terre. C’est de là que j’ai vu la scène, rien de pire ne pouvait m’arriver: Tonio tué sous mes yeux. Mais pourquoi ce con a-t-il fait feu ? Il était mon dernier lien, ma dernière famille. Notre mère est morte quand on avait vingt ans, on n’a jamais eu de père. Tonio assassiné, je suis désormais seul sur la terre, je n’ai plus d’amis, tous se sont détournés de moi, ni d’amantes, j’étais à ce moment-là célibataire, je n’ai plus qu’un immense chagrin qui me déchire, me révolte. J’en veux à mort aux flics, je m’en veux à moi aussi. J’aurais dû empêcher Tonio de faire cette connerie. J’étais sûr que ce braquage était une mauvaise idée, qu’il allait à sa perte. Mais comment est-il fait celui qui laisserait perdre son frère sans prendre le risque de se perdre avec lui? En ces temps-là, il y avait des frères, on se rendait des services et il y avait des hommes pour vous punir. Voilà pourquoi je me retrouve un soir devant la porte de la prison de F.
C’est le mois de juin, il fait chaud à l’intérieur du fourgon de police. Les précédentes nuits ont été si affreuses que je me suis assoupi durant le trajet. L’arrêt du moteur me réveille. La première chose que j’aperçois quand les flics m’extraient de la voiture, c’est une porte noire encastrée dans un mur d’enceinte de vingt mètres de haut, un mur tout en béton. Un des deux flics m’enlève les entraves que j’ai aux pieds. L’autre appuie sur l’hygiaphone. Une caméra de surveillance cligne au-dessus de nous Le métal de la porte renvoie la chaleur de cette fin de journée. Mes yeux sont douloureux, j’ai trop pleuré les nuits précédentes. Derrière nous, il y a des champs jaunes et secs, je remarque qu’ils viennent d’être moissonnés. Encore un centre de détention établi loin des villes, posé au milieu de champs plats et mornes, sans reliefs saillants où poser le regard. À quelques centaines de mètres, je vois une rangée de pavillons minables, sans doute construits là pour loger des gardiens, à l’écart eux aussi de toute société. Le soleil se couche entre ces maisons. Mais je ne peux pas contempler plus longtemps. La porte noire s’est ouverte, une main grise en sort, attrape la chaînette reliée à mes menottes et me tire de l’autre côté du seuil. On avance vers une seconde enceinte à peine moins haute que la première et surmontée de barbelés. Je marche sans rien dire. Au-dessus de nous, un filet de sécurité découpe le ciel en petits carrés. Le portier me fait franchir ce second mur par un portail grillagé. Au passage, je croise son regard, affreusement vide. À présent c’est une cour triangulaire, bitumée, qui semble servir de cour de livraison. Devant nous un bâtiment délabré de quatre étages dont les fenêtres sont dépourvues de barreaux. C’est sans doute le bâtiment administratif du complexe pénitentiaire. »

Extraits
« Et je sens que règne ici un continent de règles et de termes qu’en tant que primaire j’ai intérêt à assimiler au plus vite. Je repense à Tonio, je me demande pourquoi mon frère ne m’a jamais dit un seul mot sur ses années de prison. Ça me serait utile aujourd’hui. Mais il est vrai que je n’étais pas censé m’y retrouver. C’était lui le voyou de la famille, pas moi. »

« Je suis en manque de tout : confort, nourriture, sommeil, calme, affection. La promiscuité est répugnante. Ce que je suis en train de vivre me sidère tellement, je me dis ce n’est pas possible, on va me sortir de là, c’est une blague, un cauchemar, ce scandale va cesser. Les gens du Dehors ne savent pas, l’apprendront, vont faire quelque chose. Une pareille abomination ne peut pas se passer dans mon pays. »

« J’analyse le piège dans lequel je suis tombé. Et cela m’ouvre des perspectives qui, tout en m’effarant, renforcent ma haine. Ce n’est plus une haine étroite et médiocre, celle des premières humiliations, non, c’est une haine comme une drogue dure. Elle fait jaillir dans le cerveau des consolations fantastiques. Elle caresse l’ego. Elle transforme l’humiliation en désir de cruauté et l’orgueil en mépris des autres. Je ne hais plus seulement les matons, je hais aussi cette engeance de damnés qui croupit là, encline à la soumission, complice des guet-apens. Dans cette cellule étroite, sans matelas, mes pensées-haine se répercutent d’un mur à l’autre. Je m’y adonne avec plaisir, suivant de longues fantaisies mentales où moi seul, brûlant la prison, reçois le pouvoir de vie ou de mort sur les détenus et les gardiens, les faisant tour à tour pendre, brûler vif, empaler. Parfois la rêverie s’arrête brusquement, mon cœur plonge dans une fosse de chagrin à la pensée de mon frère. Je comprends pourquoi Tonio ne m’a jamais dit un mot sur ce qu’il a vécu ici. »

À propos de l’auteur
Sophie Divry est née en 1979 à Montpellier et vit actuellement à Lyon. Elle a publié cinq romans – La cote 400; Journal d’un recommencement; La Condition pavillonnaire; Quand le diable sortit de la salle de bain et Trois fois la fin du monde ainsi qu’un essai, Rouvrir le roman. (Source: Les éditions Noir sur Blanc)

Page Wikipédia de l’auteur

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La punition

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En deux mots:
Durant presque deux ans le narrateur a été contraint à un «service militaire» dans un camp qui ressemble davantage à une prison insalubre qu’à un centre de formation. Pou retracer cet épisode, Tahar Ben Jelloun aura mis plus de cinquante ans.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Avoir vingt ans dans l’Atlas

Tahar Ben Jelloun raconte comment sa vie s’est arrêtée un jour de 1966. Emprisonné dans un «camp militaire», il devra subir pendant dix-neuf mois vexations et humiliations.

Quand on a vingt ans, la vie devant soi, un premier amour et des envies plein la tête, on imagine combien un emprisonnement totalement arbitraire peut entraîner comme traumatisme. Il aura fallu un demi-siècle à Tahar Ben Jelloun pour «digérer» l’épisode qu’il retrace dans La punition et pour oser l’écrire.
Nous sommes en 1965. L’auteur, qui est aussi le narrateur, est étudiant. Avec quelques amis, il participe à des réunions pour parler des Droits de l’homme et défile pour davantage de liberté. Ce qu’il ne sait pas, c’est que le groupe est infiltré par la police politique, que son nom est alors enregistré comme fauteur de trouble.
Un an plus tard un homme se présente chez lui, muni d’une convocation pour un «service militaire». Il doit se rendre dans un camp situé à El Hajeb dans les contreforts du Moyen Atlas. Outre des locaux proches de l’insalubrité et une cuisine qui ne mérite pas ce nom, il doit aussi subir les humeurs de sous-officiers bien décidés à les mater. Pour quelqu’un qui n’a rien à se reprocher, ces conditions de vie sont proprement insupportables. « Ici, pas de pensées, pas d’idées, que des ordres de plus en plus stupides avec un brin de cruauté au passage. »
Le courrier est censuré, les cheveux sont rasés, les humiliations quotidiennes.
Pour «s’évader», on peut lire et écrire. Avec un morceau de crayon et quelques feuilles de papier, l’auteur s’essaie à la poésie. Ce qui peut s’apparenter à une transgression suprême, car « poètes et philosophes sont ici indésirables, impensables, exclus. Nous sommes réduits à nos plus bas instincts, notre part bestiale, animale, inconsciente. Ils ont tout fait pour nous vider de ce qui nous engage à réfléchir, à penser. Je me bats la nuit contre moi-même pour ne pas devenir comme mes trois voisins de chambre qui agissent en militaires automates. Ils acceptent tout sans broncher. On dirait que leur cerveau a été déposé dans la consigne d’une gare perdue. »
Tout est alors bon pour ne pas sombrer, comme par exemple cet Ulysse qui traîne là. « Je lis la quatrième de couverture: c’est une histoire qui se passe durant une journée à Dublin, le 16 juin 1904. Leopold Bloom et Dedalus se promènent dans la ville… Je me demande quel est le rapport avec L’Odyssée. Je plonge le soir même dans le pavé. Je me sens perdu, en même temps heureux d’avoir un ami, un nouveau compagnon. Je ne comprends pas la finalité du roman, mais je le lis lentement comme s’il avait été écrit pour un amoureux de littérature privé de sa liberté. Quand je repense aujourd’hui à ce livre, je me souviens des émotions de la lecture volée, clandestine, et de la jouissance qu’elle me procure. Je me moquais pas mal de comprendre ou non ce que je lisais. »
Des maigres informations qui parviennent de l’extérieur la rumeur d’un conflit avec l’Algérie semble se concrétiser lorsque l’on vient leur annoncer leur transfert dans une autre caserne pour les préparer à défendre leur pays. En montant dans les camions bâchés, la peur de servir de chair à canon étreint la petite troupe. Mais elle va petit à petit s’avérer infondée. Au conflit avec l’algérie va suivre une tentative de coup d’État contre le roi et une extrême nervosité du côté des officiers qui va entraîner… la libération des «têtes brûlées».
Au-delà de ce terrifiant récit, on comprend entre les lignes comment est née la vocation de Tahar Ben Jelloun, comment la seule décision raisonnable pour lui était dès lors de quitter le pays. On se rend malheureusement aussi compte que depuis ce demi-siècle les choses n’ont sans doute guère changé dans ce royaume. Liberté, j’écris ton nom…

La punition
Tahar Ben Jelloun
Éditions Gallimard
Récit
160 p., 16 €
EAN : 9782070178513
Paru le 16 janvier 2018

Où?
Le roman se déroule au Maroc, notamment à Rabat, Fès, Meknès, El Hajeb, Taza, Abermoumou, Larache, Rmilat.

Quand?
L’action se situe en 1965, puis les mois et les années suivantes.

Ce qu’en dit l’éditeur
La punition raconte le calvaire, celui de dix-neuf mois de détention, sous le règne de Hassan II, de quatre-vingt-quatorze étudiants punis pour avoir manifesté pacifiquement dans les rues des grandes villes du Maroc en mars 1965. Sous couvert de service militaire, ces jeunes gens se retrouvèrent quelques mois plus tard enfermés dans des casernes et prisonniers de gradés dévoués au général Oufkir qui leur firent subir vexations, humiliations, mauvais traitements, manœuvres militaires dangereuses sous les prétextes les plus absurdes. Jusqu’à ce que la préparation d’un coup d’État (celui de Skhirat le 10 juillet 1971) ne précipite leur libération sans explication.
Le narrateur de La punition est l’un d’eux. Il raconte au plus près ce que furent ces longs mois qui marquèrent à jamais ses vingt ans, nourrirent sa conscience et le firent secrètement naître écrivain.

Les critiques
Babelio
Gallimard (entretien avec l’auteur)
L’Express (David Foenkinos)
Revue des deux mondes (Auriane de Viry)
Public Sénat (émission Des livres et vous… présentée par Adèle Van Reeth)
La République des livres 
Publikart (Bénédicte de Loriol)
La Vie éco (Fadwa Misk – entretien avec l’auteur)
Le 360.ma (Bouthaina Azami)
Page des libraires (Eva Halgand, Librairie Fontaine Victor Hugo, Paris)


L’invité de Patrick Simonin © Production TV5MONDE

Les premières pages du livre
« En route pour El Hajeb
Le 16 juillet 1966 est un de ces matins que ma mère a mis de côté dans un coin de sa mémoire pour, comme elle dit, en rendre compte à son fossoyeur. Un matin sombre avec un ciel blanc et sans pitié.
De ce jour-là, les mots se sont absentés. Seuls restent des regards vides et des yeux qui se baissent. Des mains sales arrachent à une mère un fils qui n’a pas encore vingt ans. Des ordres fusent, des insultes du genre «on va l’éduquer ce fils de pute». Le moteur de la jeep militaire crache une fumée insupportable. Ma mère voit tout en noir et résiste pour ne pas tomber par
terre. C’est l’époque où des jeunes gens disparaissent, où l’on vit dans la peur, où l’on parle à voix basse en soupçonnant les murs de retenir les phrases prononcées contre le régime, contre le roi et ses hommes de main – des militaires prêts à tout et des policiers en civil dont la brutalité se cache derrière des formules creuses. Avant de repartir, l’un des deux soldats dit à mon père: «Demain ton rejeton doit se présenter au camp d’El Hajeb, ordre du général. Voici le billet de train, en troisième classe. Il a intérêt à ne pas se débiner.»
La jeep lâche un ultime paquet de fumée et s’en va en faisant crisser ses pneus. Je savais que j’étais sur la liste. Ils étaient passés hier chez Moncef qui m’avait prévenu que nous étions punis. Apparemment quelqu’un l’avait informé, peut-être son père qui avait un cousin à l’État-Major. Sur une vieille carte du Maroc je cherche El Hajeb. Mon père me dit : «C’est à côté de Meknès, c’est un village où il n’y a que des militaires.»
Le lendemain matin, je suis dans le train avec mon frère aîné. Il a tenu à m’accompagner jusque là-bas. Nous n’avons aucune information. Juste une convocation
sèche.
Mon crime ? Avoir participé le 23 mars 1965 à une manifestation étudiante pacifique qui a été réprimée dans le sang. J’étais avec un ami lorsque soudain devant nous des éléments de la brigade des «Chabakonis» (Ça va cogner), comme on les surnomme, se sont mis à frapper de toutes leurs forces les manifestants, sans aucune raison. Pris de panique, nous nous sommes mis à courir longtemps avant de trouver finalement refuge dans une mosquée. En chemin, j’ai vu des corps gisant par terre dans leur sang. Plus tard j’ai vu des mères courir vers des hôpitaux à la recherche de leur enfant. J’ai vu la panique, la haine. J’ai vu surtout le visage d’une monarchie ayant donné un blanc-seing à des militaires pour rétablir l’ordre par tous les
moyens. Ce jour-là, le divorce entre le peuple et son armée était définitivement consommé. On murmurait dans la ville que le général Oufkir en personne avait tiré sur la foule depuis un hélicoptère à Rabat et à Casablanca.
Le soir même, l’Union nationale des étudiants du Maroc (Unem) a tenu une réunion clandestine dans les cuisines du restaurant de la cité universitaire où j’ai eu la naïveté de me rendre. La réunion n’était même pas terminée qu’on entendit le bruit des jeeps certainement
alertées par un traître. Les responsables de l’Union suspectaient depuis longtemps que quelqu’un renseignait la police. Un type petit, sec, laid et très intelligent, en particulier, mais dont ils n’arrivaient pas à prouver la collaboration avec l’ennemi. Les policiers
sont entrés, ont embarqué les plus âgés et ont relevé les noms de tous les autres. Je m’étais cru sorti d’affaire… »

Site Wikipédia de l’auteur

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La punition
Tahar Ben Jelloun
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Durant presque deux ans le narrateur a été contraint à un «service militaire» dans un camp qui ressemble davantage à une prison insalubre qu’à un centre de formation. Pou retracer cet épisode, Tahar Ben Jelloun aura mis plus de cinquante ans. En savoir plus…