Oiseau

SKADEN_oiseau

  RL-automne-2021

En deux mots
Dans un futur assez lointain, une poignée d’hommes et de femmes trouve refuge sur une planète où ils ne disposent guère que de quoi survivre, mais ils s’accrochent. Un groupe de Terriens débarque un siècle plus tard et vient remettre en cause l’équilibre déjà très fragile de la communauté.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’homme est-il un loup pour l’homme?

Dans ce roman d’anticipation, le norvégien Sigbjørn Skåden imagine un petit groupe d’humains installé sur une planète lointaine et qui voit débarquer des Terriens, sans savoir si ces nouveaux arrivants sont un espoir ou une menace.

Nous voici dans un monde qui pourrait fort bien être le nôtre dans moins d’un demi-siècle. L’un de ces instants de bascule, d’un combat pour la survie de l’humanité dans un environnement devenu de plus en plus hostile. Sur une planète non répertoriée pour l’instant vit une poignée de survivants, un peu plus d’une trentaine d’hommes et de femmes qui ont trouvé refuge sous un dôme qui leur permet d’assurer leurs besoins vitaux. Pourtant, ils disposent tout de même d’une certaine technologie, notamment d’écrans leur permettant de communiquer, car la parole a laissé place à l’écrit. Pour le reste, les animaux ont disparu et les repas sont tous à base de graines et de céréales, véritable viatique dans cet univers hostile ou même le jour et la nuit ne sont plus réguliers.
C’est dans ce contexte que débarquent les Terriens partis à la recherche d’exilés. Sur leur planète qui compte désormais plus de neuf milliards de personnes, la vie est aussi devenue de plus en plus difficile, les ressources s’amoindrissant toujours davantage.
L’arrivée de ces explorateurs n’est pas pour autant vécue comme une délivrance par les autochtones qui craignent notamment que leur infériorité dans le domaine scientifique et technologique ne se retourne contre eux, qu’ils deviennent des vassaux des nouveaux arrivants.
La première phase de la cohabitation est pourtant prometteuse, les messages d’encouragement et les promesses de soutien donnent même à certains l’impression que ces visiteurs seront leurs sauveurs, qu’ils pourront les aider à reconstruire leur histoire engloutie dans une perte de données et de toutes archives. Restent donc l’amour et la haine, la solidarité et le conflit.
Sigbjørn Skåden, qui se bat pour préserver l’identité des Sami dans une Norvège qui semble ne les considérer que comme une ethnie folklorique, dépeint cette guerre pour la survie d’un peuple dans une dystopie qui scinde le récit en deux époques, l’année 2048 et l’année 2147 et permet au lecteur de basculer de l’espoir au désespoir, de la paix à la guerre, de la vie à la mort. Les perspectives sont sombres, mais le roman est captivant, notamment par une écriture très éloignée des grandes épopées. Ici, il n’est pas question de retracer à la manière d’un Robinson Crusoé, le quotidien des habitants pour se nourrir et se protéger d’une nature hostile, pas davantage de faire étalage de découvertes scientifiques et de la supériorité du génie humain, mais de contempler ce monde qui n’offre plus guère de perspectives. Et nous oblige à nous poser les vraies questions. Existentielles. Vitales.

Oiseau
Sigbjørn Skåden
Agullo éditions
Roman
Traduit du norvégien par Marina Heide
160 p., 12,90 €
EAN 9782382460054
Paru le 7/10/2021

Où?
Le roman est situé sur une planète non répertoriée.

Quand?
L’action se déroule dans le futur, en 2048 et en 2147.

Ce qu’en dit l’éditeur
2048. Heidrun s’adresse à sa fille: en tant que première enfant née sur Home, elle incarne l’avenir des hommes sur cette planète. C’est là que se sont installés les passagers de l’expédition UR après avoir quitté la Terre, à bout de ressources. Mais la vie n’a rien à voir avec celle qu’ils ont connue: le climat est rude, la temporalité différente et aucun son ne parvient à percer le lourd silence qui règne là. Heidrun confie à sa petite le rôle de l’oiseau, celle qui saura les guider tous vers la lumière. 2147. Un siècle plus tard, la poignée d’hommes qui survivent difficilement sur Home rendent tous les jours hommage à leurs ancêtres, les pionniers. Mais un jour, leur quotidien est bouleversé par l’arrivée d’un vaisseau à bord duquel se trouve une équipe venue de la Terre. Tout le monde ne voit pas d’un bon œil cette intrusion : ces étrangers apportent-ils un nouvel espoir ou leur venue signera-t-elle la fin de la petite communauté ? Quel genre d’avenir nous attend si nous quittons la Terre ? Quels seront nos plus grands défis ? Les conditions de survie difficiles ou la nature humaine ? Telles sont quelques-unes des questions à la base de ce roman contemplatif qui saura donner goût à la science-fiction aux plus réfractaires.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Blog Le nocher des livres
Blog Les lectures du Maki

Les premières pages du livre
« 2048
Su, réveille-toi. Je vais te raconter une histoire. L’histoire de quelqu’un qui a découvert une planète inconnue. Tu entends, Su, ma petite fille ? Des gens sont partis dans un vaisseau qui portait le nom d’un oiseau, ils ont voyagé loin, longuement, jusqu’à trouver une tempête. Ils s’y sont précipités tout en sachant qu’ils ne pourraient jamais faire demi-tour, à des années-lumière de tout ce qu’ils connaissaient. Réveille-toi, Su, il faut que tu m’écoutes. Écoute ce que maman a à te dire. De l’autre côté, il y avait une planète. Ils l’ont appelée Sedes, parce que ce serait leur nouveau chez eux. Au bout d’un moment, une petite fille est née là-bas. C’était toi, Su. C’était toi.

Extrait du journal de bord
DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA PLANÈTE, IL Y A L’OCÉAN. GRAND-PÈRE M’Y A EMMENÉE UN JOUR, AVANT QUE LES DERNIERS AVIONS NE SOIENT IMMOBILISÉS À TERRE. C’ÉTAIT L’APRÈS-MIDI, IL S’EST POSÉ SUR LE RIVAGE ET NOUS NOUS SOMMES INSTALLÉS LÀ POUR REGARDER L’INFINITÉ DU LARGE. AVANT LE COUCHER DU SOLEIL, DES TOURBILLONS SONT APPARUS, DES SPIRALES QUI SE SONT MATÉRIALISÉES UNE À UNE DANS LA DENSE COUCHE DE NUAGES ET SONT TOMBÉES DU CIEL, VERS LA SURFACE HOULEUSE. NOUS SOMMES RESTÉS LONGUEMENT LÀ, TANDIS QUE LA LUMIÈRE S’ÉVANOUISSAIT À L’HORIZON, DES CENTAINES DE TOURBILLONS S’AGITAIENT À FLEUR D’EAU, FRONÇAIENT LA NOIRCEUR DE L’OCÉAN.

2147
Le matin, le vent souffle. La lumière d’un soleil. Dans une zone montagneuse, au creux d’un petit renfoncement, un homme se redresse en position assise, à l’abri d’une tente en forme d’œuf. Il s’étire. Le paysage est aride et désert, seules quelques saillies rocheuses viennent percer le sable rouge, pas un brin de verdure, pas un mouvement, tout est statique, mort, sauf les bourrasques qui balaient le sable épais, fait non de grains mais de débris écarlates.
L’homme dans son œuf commence à manger. Un bruit omniprésent monte aux alentours, un bruissement subtil qui se lève avec la lumière matinale et se pose telle une nappe monotone sur le paysage. D’un geste lent et calme, il se nourrit et s’hydrate, tandis que le soleil grimpe de plus en plus haut au-dessus des crêtes. Une fois son repas terminé, il glisse l’emballage dans un sac et enfile un casque. Puis il replie la tente d’un seul geste et la fourre dans le sac. Sa combinaison est rouge, elle aussi, d’un rouge plus clair que la terre, et son casque d’un blanc fané, orné d’une visière transparente qui lui couvre tout le visage. Le tissu du vêtement s’agite quand l’homme se lève et fait face au vent, le nez pointé vers la montagne.
Il se met à escalader le versant. Ses pieds s’enfoncent dans le sol sans laisser de traces ; dès qu’il lève le talon, du sable ruisselle et comble le trou, comme si aucun être humain n’était jamais passé par ici. Au sommet du col, il s’arrête. Le paysage montagneux s’étire de toutes parts, rouge et désert. Le soleil est perché au-dessus de sa tête et le bruit s’est intensifié, le bruissement sourd a laissé place à un crépitement perçant, une vibration dans l’air qui vous transperce la chair et érafle le squelette. À l’aide d’un appareil qu’il sort de son sac, il fait quelques mesures de routine, alors que le vent redouble de force, tiraille le tissu de sa combinaison, lèche le sable au sommet. Les rafales s’acharnent sur lui, s’abattent en pellicule sur sa visière. L’homme reste immobile un instant, les yeux plissés vers le jour naissant, avant de ranger l’appareil, de tourner le dos au soleil et de redescendre là d’où il vient.

La lumière se dissipe. La vallée est une langue, un versant qui s’incline depuis les hauteurs pour venir se coucher au fond d’une profonde cuvette. Outre de petits reliefs qui rompent çà et là le sable rouge, le paysage est plat, monotone, rébarbatif. Quand l’homme franchit le passage qui y mène, l’obscurité a commencé à s’imposer. Dans la cuvette en contrebas, la lumière se diffuse à la manière d’une lanterne, un grand dôme éclaire peu à peu le crépuscule. L’homme se hâte dans cette direction. En s’aplanissant, le terrain s’élargit pour former un arc de part et d’autre de la vallée bordée de parois rocheuses escarpées qui, tout au fond, s’arrêtent sur un mur massif enfermant le tout dans un cocon.
Arrivé en bas, l’homme ralentit. Ses pas se font plus agiles, plus légers. Il coupe de biais, se dirige vers le côté de la vallée, où une imposante terrasse naturelle forme un toit, un léger appentis. Aux alentours, le sable est plus sombre, d’une teinte plus profonde, rouge bordeaux. Une vaste zone sableuse aux grains plus fins, plus collants, comme du terreau. Ce sont les vestiges des excavations, d’importantes quantités de terre ont été extirpées d’ici et acheminées ailleurs.
L’homme se penche, en attrape une poignée, la verse dans un étui qu’il a extrait de son sac, avant de se retourner d’un coup et de repartir vers le dôme lumineux, plus loin dans la vallée.
Même ici, le vent malmène la combinaison, les bourrasques remontent jusqu’à la crête et s’emparent de l’homme. Une fois tout près du but, il constate que la lumière du jour a presque décliné, mais celle du dôme l’éclaire de plus en plus. Une porte s’ouvre.
La pièce est une cellule isolée, un espace intermédiaire qui sépare le dehors du dedans. L’homme attend là sans bouger que s’allume un indicateur vert. Il retire alors son casque, libère un entremêlement d’épais cheveux noirs, il a les traits jeunes, le teint pâle et lisse, les yeux clairs, limpides. Après avoir retiré ses vêtements d’extérieur, il approche du mur qui donne sur le dôme et entre, aussitôt la porte ouverte.
La zone urbaine baigne dans une couleur mate et argentée, un reflet blême venu du soleil artificiel illumine les façades et les toits. L’homme marche entre les bâtiments. MONTIFRINGILLA, lit-on en lettres rouges flamboyantes dans son dos, au-dessus de la porte par laquelle il s’est glissé.
Des ombres tombent dans les ruelles, de petites poches d’obscurité. Il n’y a pas âme qui vive. Le toit du dôme est transparent, il fait sombre au-dehors, le crépitement perçant s’est tu, on n’entend pas un bruit, pas même le son des pas. Là où la ville prend fin pour laisser place à une grande zone cultivée qui s’étend sur tout le périmètre, l’homme pénètre dans une petite maison. Sans prendre la peine d’allumer, il traverse le séjour en direction de la cuisine, avance à tâtons à la lueur qui filtre de l’extérieur. Il attend d’être arrivé dans la salle de bains pour allumer, et s’observe dans le miroir. De sombres poils de barbes naissants lui criblent le menton, percent sa peau d’émail. L’eau coule à grand jet du robinet, au lieu de s’engouffrer droit dans la bonde, elle forme un maelström dans le lavabo. L’homme se baisse et se passe de l’eau sur le visage. Dehors, l’obscurité devient plus profonde.
Lorsqu’il se couche dans sa petite alcôve, la maison est de nouveau plongée dans le noir. Il dort. Et quand il se réveille, il voit une silhouette qui le regarde, assise dans la pièce. Il se redresse, bat des cils, allume la lumière.
Maman ? écrit-il sur un clavier laissé à son chevet. Maman, qu’est-ce qu’il y a ?
Ses paroles apparaissent sur un panneau mural.
Sa mère lui sourit.
Rien, écrit-elle. Je voulais juste être sûre que tu sois bien rentré.
Il fait noir. L’homme l’observe d’un air troublé.
Tu ne dors pas ?
Le vent se déchaîne depuis le coucher du soleil, le temps n’a jamais été aussi long, écrit-elle. La nuit dure depuis près de douze heures.
L’homme jette un œil par la fenêtre de l’alcôve. L’obscurité est toujours aussi profonde, mais les nuages filent à vive allure dans le ciel.
Tu as attendu longtemps ? écrit-il. Que je me réveille ?
Sa mère est assise sur un tabouret escamotable accroché au mur, dans un coin de la pièce. La lumière du lit jette des ombres sur son visage. Toute sa figure s’éclaire lorsqu’elle se penche en avant. Il fait bon.
Mais non, répond-elle, et elle lui passe la main dans les cheveux. Je mets en route le petit déjeuner?

Dans la cuisine, une seule lampe est allumée, une fenêtre au plafond donne sur la voûte, le toit du dôme et le ciel qui le surplombe, et une autre, dans un mur, sur le champ. Au-dessus courent des nuages isolés dans le noir, ils apparaissent dans la clarté des sources lumineuses qu’ils dissimulent, des étoiles qu’ils camouflent un instant pour ensuite les révéler.
Quand l’homme entre dans la cuisine, il trouve sa mère penchée sur la cuisinière, elle mélange le contenu d’une petite casserole sans prêter attention à lui. Il s’assied, la table est déjà mise. La vieille femme regarde d’un œil distrait le champ et les nuages qui filent dans le ciel, lui reste là, à l’observer.
Je ne me rappelle pas avoir jamais connu une tempête aussi violente, écrit-il au bout d’un moment.
Le texte apparaît sur un écran sphérique au-dessus de la table, mais sa mère, plantée devant la cuisinière, dos tourné, ne le voit pas. Il laisse ses paroles en suspens, le temps qu’elle se retourne, en vain. Il appuie alors sur une touche du clavier, et le texte passe sur un écran intégré à sa combinaison, au niveau du torse. Puis il s’approche de sa mère et lui prend délicatement l’épaule. Elle sursaute et se retourne, s’empressant d’afficher un sourire.
Tu m’as fait peur, écrit-elle, je ne t’avais pas vu.
Non, poursuit-elle, en réponse à ce qu’elle lit sur le torse de son fils, moi non plus.
La journée sera terriblement longue, peut-être la plus longue de l’histoire de Home, écrit-il.
Oui, peut-être.
Le calme règne dans la ville, personne n’a encore mis le nez dehors, mais quelques maisons sont allumées, des ombres glissent aux fenêtres, certains sont réveillés, ils attendent que le jour se lève. La mère retire la casserole du feu, elle l’apporte à table et s’installe sur le tabouret, en face de son fils.
Mange, écrit-elle, tant que c’est chaud.
Ils partagent le repas en silence, regardent par la fenêtre le périmètre du dôme et au-delà. La vieille femme mange lentement, elle porte tant bien que mal la cuillère à sa bouche, mâche tout en reposant sa main sur la table, pour répéter ce geste encore et encore. Elle a le visage maigre, les joues creuses, le teint hâve et flétri, grisâtre comme le papier qui se décompose en cellulose.

L’eau qui jaillit d’une fissure au pied de la montagne, en haut de la vallée, forme une rivière qui longe tout le territoire jusqu’à la paroi inférieure, où elle s’engouffre dans un trou dans la roche, disparaissant aussi soudainement qu’elle apparaît. Un cours éternel et indomptable, d’une force brutale, un flot blanc qui se précipite à travers la vallée, la seule source d’eau à ciel ouvert de la planète, en plus de l’océan à l’opposé.
Lorsque l’homme sort de chez lui, qu’il referme la porte de la maison, le jour a commencé à se lever. La lumière se faufile sur les bâtiments bas, s’installe sur les façades. Des nuages épars dissimulent un instant le soleil puis glissent plus loin, mais dans le dôme l’air est immobile et la température stable, seul un bruissement croissant vient perturber le silence, l’écho de la clarté du jour.
Il marche entre les maisons en direction du centre-ville, traverse une place puis s’introduit dans un bâtiment différent des autres, une construction à deux étages au toit vitré. La centrale de contrôle. Un cylindre de verre constitue le cœur du bâtiment : l’observatoire. Au sommet, un gigantesque télescope pointé vers la voûte est installé en contrebas d’une salle d’observation, avec un grand écran incurvé qui couvre tout un mur, ainsi que des machines, des chaises et une table. Un homme est assis là, seul, le regard fixé sur l’écran, sur les mesures qu’il parcourt à l’aide du tableau de commandes devant lui. Il est plus âgé, presque aussi vieux que la mère. Son nom, Ansgar, est cousu à points serrés sur sa combinaison, côté gauche.
Tu as interrompu l’excursion, écrit-il sans se retourner quand l’homme entre dans la pièce.
Ses paroles s’affichent sur le grand écran. Il pivote sur sa chaise, le salue d’un aimable hochement de tête. L’homme répond avec un sourire et prend place sur la chaise voisine.
On vérifie les résultats ensemble depuis le début ? suggère Ansgar. J’y ai jeté un œil, tout semble normal, mais c’est toujours mieux de regarder à deux.
Oui, tu n’es plus tout jeune, quelque chose pourrait t’avoir échappé, répond l’homme.
Peut-être, écrit Ansgar, le sourire aux lèvres.
Les analyses forment une masse flottante qui glisse lentement sur l’écran. Personne ne prononce un mot. L’homme s’enfonce dans sa chaise. À travers la baie vitrée, il voit sa mère, seule au milieu du champ. Elle va et vient dans le périmètre, tâte distraitement une pousse puis une autre, le visage tourné vers le fond de la vallée et sa formation de trente-quatre obélisques qui se dressent là où la rivière disparaît dans la roche. Un bosquet de pierre au milieu du paysage plat. À intervalles réguliers, elle s’arrête et se redresse, rentre les épaules, tout en scrutant les obélisques qui sortent du sable au loin.
Une jeune femme entre à son tour dans la pièce. Ils la remarquent seulement quand elle s’assied près de l’homme.
Bonjour, écrit-elle, avec un sourire radieux.
Tiens, ma fille, répond Ansgar, te voilà.
Bonjour, écrit l’homme.
Il la dévisage un instant et lui sourit.
Son nom, Iŋgir, est inscrit comme les leurs sur sa combinaison.
Il y a du nouveau ? leur demande-t-elle, le regard malicieux.
L’homme lui donne un coup de coude taquin. Iŋgir rougit et jette un œil à Ansgar. Il fixe de nouveau le flux de données qui défile sans cesse sur l’écran. Elle s’étire légèrement, bombe le torse, ses seins ressortent sous sa combinaison. Elle a les cheveux plus clairs que les deux autres, blond cendré, et la peau blanche, souple, sillonnée de vaisseaux bleuâtres. Elle dégage quelque chose de doux, de transparent. La fermeture éclair de sa combinaison laisse entrevoir la peau nue de son décolleté. À son tour, elle donne un discret coup de coude à son voisin, avant de se retourner vite vers l’écran, tout sourire.
Dix-sept portraits sont exposés au mur dans leurs dos, dix-sept hommes et femmes vêtus de la même combinaison, surmontés d’une inscription en grandes lettres : Nos 18 pionniers. Cor unum. Un seul cœur. Sur la première rangée se devine la trace d’une photographie qui a été retirée.
Dehors, la mère s’est immobilisée, le regard fixé sur les obélisques qui se dressent au fond de la vallée. La tempête se concentre de ce côté-là du ciel, les nuages qui roulent se font plus sombres et plus sauvages. Tous trois consultent longuement les résultats, assis à leurs places. Quand l’homme jette de nouveau un œil vers le champ, sa mère a disparu.
Voilà, rien de nouveau, écrit Ansgar une fois qu’ils ont tout parcouru.
Il y en a déjà eu, papa ? ironise Iŋgir.
Un jour, on pourrait connaître la percée, écrit Ansgar. Et tu ne pourras plus te moquer.
Il sourit à pleines dents, presque comme un rire muet. Le bruissement omniprésent s’accroît progressivement – le bourdonnement constant de microsons qui ricochent dans le conduit auditif – et s’étend en les enveloppant comme une couverture.
On devrait regarder le bulletin météo, écrit l’homme. On dirait que des conditions extrêmes nous attendent.
J’ai vérifié avant votre arrivée, répond Ansgar. Le vent devrait s’intensifier au cours de la soirée et de la nuit, je crois que nous allons affronter les rafales les plus fortes de notre histoire. C’est bien que tu aies arrêté les analyses et que tu sois rentré.
Oui, heureusement, écrit Iŋgir.
Elle déplace discrètement son bras pour que sa main repose contre celle de l’homme. Elle lui lance un regard, puis se tourne vers son père.
Ça souffle sur la rotation de la planète, reprend Ansgar. Si les pronostics s’avèrent exacts, la journée de demain pourrait être plus longue de 50 %, voire 75 %, que la moyenne.
Iŋgir remue la main, sa peau effleure celle de l’homme. Il a beau la regarder, elle continue en l’ignorant. Il finit par porter les yeux au-dehors, vers le champ déserté.
Il n’y a aucun danger, poursuit Ansgar. Mais la nuit sera longue. Très longue.
Iŋgir sursaute lorsque l’homme commence lentement à se lever. Elle le regarde enfin.
Tu t’en vas ? écrit-elle.
Je vais juste voir où est passée ma mère, répond-il. Je ne l’aperçois nulle part.
Elle a dû rentrer, écrit Ansgar.
Oui, sans doute.
Une fois à l’extérieur, l’homme coupe en direction de la partie inférieure du dôme. La zone cultivée, qui s’étend de tout son long, couvre plus de la moitié de toute la surface. Il marche tranquillement à travers champs, va d’un pas léger et prudent le long des sillons. Ses talons s’enfoncent dans la terre cultivée, du grain poisseux colle à ses semelles, … »

À propos de l’auteur

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Sigbjørn Skåden © Photo DR
Né en 1976, Sigbjørn Skåden est un écrivain same (lapon) installé à Tromsø. De langue same et norvégienne, il fait ses débuts en littérature en 2004 avec un poème épique contant le quotidien d’un village du Grand Nord de la Norvège à l’époque de l’entre-deux-guerres. Ce texte remarqué lui vaut d’être nommé au prestigieux prix du Conseil nordique en 2007. Oiseau est son deuxième roman, publié en Norvège en 2019 et salué par la critique. Il écrit également des textes pour des projets transartistiques expérimentaux. (Source: Agullo Éditions)
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La race des orphelins

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En deux mots:
C’est à une tâche très particulière que s’attelle le «scribe» convoqué par une vieille dame: écrire sa biographie «irracontable». Hildegard Müller est née en 1943 dans un Lebensborn, ces établissements créés par les nazis pour faire prospérer la race aryenne. Une témoignage saisissant.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Coupable d’être née

C’est sans doute l’un des programmes les plus secrets des nazis qu’Oscar Lalo explore dans ce roman, celui des Lebensborn, où des femmes spécialement sélectionnées mettaient au monde des enfants de type aryen.

Pour son second roman, Oscar Lalo n’a pas cherché la facilité. La race des orphelins s’attaque à un dossier sensible, celui des Lebensborn, dont Wikipédia nous apprend qu’il s’agissait de centres conçus par Himmler où «des femmes considérées comme aryennes pouvaient concevoir des enfants avec des SS inconnus, puis accoucher anonymement dans le plus grand secret et remettre leur nouveau-né à la SS en vue de constituer l’élite du futur « Empire de mille ans »».
Hildegard Müller est née en 1943 dans l’un de ces centres. Elle éprouve aujourd’hui le besoin de «cracher sa vie irracontable» et convoque pour ce faire un «scribe» chargé de recueillir et mettre en forme son témoignage. Une tâche des plus ardues, car son dossier est surtout constitué de trous béants. Hildegard Müller ne sait pas grand chose de ses origines, sinon une date de naissance. «Issus de parents interdits, on est orphelins. On naît orphelins. Frappés du sceau de la trahison. Je suis une orpheline dont les parents sont restés lettre morte. Les mots ne peuvent pas vivre avec des lettres mortes.»
Car l’Allemagne, au sortir de la Guerre, a pris soin de faire disparaître les traces de cette folie eugéniste pour laquelle tout avait été pensé et planifié: «On avait droit aux meilleurs soins. Les meilleurs soins selon Himmler, c’est une infirmière après qu’on nous a arraché notre mère. Un plat protéiné dont il composait lui-même le menu. L’industrialisation de notre éducation. La rationalisation de cette industrie du bébé parfait. De l’amour mesurable, quantifiable, identifiable. Un amour théorique. Un oxymore.»
Ce qui fait la force et sans doute la réussite de ce roman, c’est son rythme, son découpage. Construit sur les réflexions d’Hildegard, il est fait de courts chapitres, la plupart n’excédant pas une page et reflétant la difficulté, le tragique de cette histoire: «Peu de lignes par page. Déjà un miracle qu’il y ait ces mots sur ces pages que vous tenez entre vos mains. Vous auriez pu tenir du vide. Mon histoire n’a pas de début. Pas de chapitres non plus. J’ai perdu mon enfance. Ma vie, ce vide.»
Et pourtant il faut bien vivre, essayer de remplir ce vide. Alors Hildegard choisit un mari, un Français qui partage avec elle un passé indéchiffrable. «Savoir que son conjoint n’en sait pas plus que soi est un réconfort. Nous savions notre enfance sans substance. Ensemble, notre passé nous tenait moins froid.» Mais ce passé, à l’heure où la mort rôde, ne peut pas se dissoudre dans un oubli qui signifierait que les bourreaux avaient gagné la partie. Comment dire «plus jamais ça» s’il n’y a pas eu de «ça»? Alors faute de pouvoir retracer le parcours d’Hildegard Müller, on peut essayer de trouver les traces de ses compagnons d’infortune, essayer de savoir ce que sont devenus les autres enfants des Lebensborn. Et tous les autres enfants victimes de guerres
Avec beaucoup de sensibilité et de pudeur, Oscar Lalo nous offre un livre poignant et percutant, un témoignage glaçant.

La race des orphelins
Oscar Lalo
Éditions Belfond
Roman
288 p., 18 €
EAN 9782714493484
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en Allemagne

Quand?
L’action se situe durant la Seconde Guerre mondiale et les années qui ont suivi.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai longtemps rêvé que l’histoire de ma naissance exhibe ses entrailles. Quelle que soit l’odeur qui en surgisse. La pire des puanteurs, c’est le silence.»
Je m’appelle Hildegard Müller. Ceci est mon journal.
Je m’appelle Hildegard Müller. En fait, je crois que je ne m’appelle pas.
J’ai soixante-seize ans. Je sais à peine lire et écrire. Je devais être la gloire de l’humanité. J’en suis la lie.
Qui est Hildegard Müller? Le jour où il la rencontre, l’homme engagé pour écrire son journal comprend que sa vie est irracontable, mais vraie.
J’ai besoin, avant de mourir, de dire à mes enfants d’où ils viennent, même s’ils viennent de nulle part.
Oscar Lalo poursuit son hommage à la mémoire gênante, ignorée, insultée parfois, toujours inaccessible. Il nous plonge ici dans la solitude et la clandestinité d’un des secrets les mieux gardés de la Seconde Guerre mondiale.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Passion lectrice
Blog Thé toi et lis 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Je m’appelle Hildegard Müller. Ceci est mon journal. Mon journal a de particulier que ça n’est pas moi qui l’écris. J’ai engagé un écrivain, un scribe ; un traducteur en quelque sorte. Il traduit ma vie en mots. Je parle, il écrit. J’espère qu’il est fidèle. Je me force à l’imaginer car ma vie m’a appris que les hommes ne sont pas fidèles. Alors je vérifie, le soir, quand il me lit ma vie. Si je ne comprends pas, on change. L’idée de ce journal est de comprendre. Je l’ai engagé parce qu’on m’a dit qu’il savait trouver les phrases pour expliquer ceux dont l’enfance s’est coincée très tôt, trop tôt. Pour l’instant, il pose les bonnes questions, c’est-à-dire qu’il n’en pose pas. Moi, je n’ai rien à déclarer. Je n’ai pas encore de bouche. J’ai juste besoin d’une main qui écoute. Une main qui saura écrire ce qu’elle a entendu. Même quand je ne dis rien. Une main qui sache écrire vite aussi, pour ne pas avoir à me faire répéter si les mots sortent. Une main courante. Pour témoigner.

Mon corps n’a pas de voix. Il a tout vécu mais je n’y ai pas accès. Mon corps me sait mais mon corps se tait. Lui aussi me traite comme une enfant. Toutes ces choses qu’il ne dit pas devant moi. Il les dit quand je dors. Parfois, ça me réveille. Alors, il fait semblant de dormir. Et je reste coincée dans ce rêve muet.

J’ai longtemps rêvé que l’histoire de ma naissance exhibe ses entrailles. Quelle que soit l’odeur qui en surgisse. La pire des puanteurs, c’est le silence. Il a fait de moi la figurante de ma vie. Même pas de la figuration intelligente, où l’actrice prononce au moins un ou deux mots. Non, figurante bête. Témoin muette. Cloîtrée dans les cellules de mon corps qui emprisonnent ma mémoire.

Je m’appelle Hildegard Müller. En fait, je crois que je ne m’appelle pas. Ce dont je suis certaine, c’est que mes parents biologiques ne m’ont pas donné ce prénom et que ce nom n’est pas le leur. À vrai dire, c’est tout ce que je sais d’eux.
J’ai soixante-seize ans. Je sais à peine lire et écrire. Je devais être la gloire de l’humanité. J’en suis la lie.

J’ai besoin, avant de mourir, de dire à mes enfants d’où ils viennent, même s’ils viennent de nulle part. Je me dois de leur raconter leur père et leur mère qui sont peut-être frère et sœur. Il paraît que non. Mais je ne crois plus personne. Personne ne m’a jamais crue.

Mon enquête est singulière. Elle patine et me piétine. À chaque fois que je trouve un indice, au lieu de progresser vers la lumière, je m’enfonce dans une nouvelle obscurité. À chaque fois que je crois avoir enfin compris comment j’ai vu le jour, je me prends une succession de nuits. Mes mille et une nuits, c’est pas un conte. Pourtant, j’ai besoin de cracher ma vie irracontable. Je l’ai en travers de la gorge.

J’ai demandé à un libraire le nom d’un écrivain qui sache traduire les silences et les nuits. Il m’a parlé d’un Suisse. Un conteur. Manque de pot : c’est un Suisse romand. Moi qui croyais que tous les Suisses parlaient allemand. Lui, le parle mal. Ça m’a énervée au début. Après, j’étais contente. Pendant qu’il cherche ses mots, moi j’ai du temps pour aller chercher les miens. Ils viennent de tellement loin.

J’appelle mon Scribe Suisse mon SS. J’ai besoin qu’il soit un monstre froid. Une machine. J’appuie sur PLAY et sa main bouge. Un piano mécanique. Sans musique. Un piano à mots. Je mélodise. Il harmonise. Il accompagne mon filet de voix. Il me fait résonner.

J’appelle mon Scribe Suisse mon SS. J’ai besoin de le redire. Pour ne pas m’attacher. Je ne veux pas m’attacher. Je pourrais. Il me respecte. Il me sourit parfois. Comme de la lumière dans ma cave. Je n’ai pas l’habitude.

Je m’appelle Hildegard Müller. Ceci est mon journal. Il y a eu le journal d’Anne Frank et maintenant il y a le journal d’Hildegard Müller. On me l’a lu, le sien. Nous parlons de la même chose. Nous sommes toutes les deux des enfants victimes du Troisième Reich.

Anne Frank écrivait en hollandais. Mon scribe écrit en français. Il y a quelque chose d’insoutenable à écrire en allemand. Je dois m’accoucher ailleurs. Le suisse romand, c’est bien. Du français plus neutre. Mon scribe est là pour me traduire. Pas pour m’écrire. Je ne veux pas être son personnage. Surtout pas un personnage de fiction. Un personnage de fiction est là pour faire rêver ou pour faire peur. J’ai eu trop peur dans ma langue paternelle. Je ne veux plus rêver en allemand. Je veux que mon scribe me traduise en vous. Qu’à un moment donné, vous vous disiez : j’aurais pu être elle.

J’ai fait le choix du français pour me désincarcérer de l’allemand. L’allemand est une langue qui a été torturée par les nazis. L’allemand est la langue des ordres, dont celui d’exterminer et celui de procréer. Beaucoup d’Allemands ont obéi aux deux. Comment, après ça, écrire en allemand la procréation et son cortège d’orphelins ? Comment, après ça, écrire en allemand l’extermination et son cimetière d’orphelins ? Mon scribe me lit « Todesfuge » (« Fugue de la mort »), de Paul Celan. Chaque mot me transperce. Il parle de moi, il parle de nous. Margarete, c’est moi. Sulamith, c’est Anne Frank.
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or
tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents
Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître
[d’Allemagne
il crie plus sombres les archets et votre fumée montera
[vers le ciel
vous aurez une tombe alors dans les nuages où l’on
[n’est pas serré

Ma petite enfance est un nuage de cendres qui me cache le soleil. La blancheur de mon nuage ne sera jamais blanche. Elle sera toujours vert-de-gris. Sa consistance jamais cotonneuse. Elle sera toujours fumée. Le vert-de-gris est toxique. Mon nuage vert-de-gris plane au-dessus de ma tête où que je sois. Il est gonflé de toutes les larmes de ceux que j’étais censée remplacer. Mon nuage n’a jamais cessé de pleurer sur moi. Ses six millions de larmes ne cessent de me noyer.

Ma petite enfance est un nuage de cendres qui me cache le soleil. Le mur du silence aussi. Il continue de pousser autour de moi. Il justifie ma part d’ombre. Me plonge dans l’obscurité de ma naissance. M’empêche de voir le jour où j’ai vu le jour. Me fige dans le béton de mon éternelle culpabilité. Un béton armé par le Reich. Son armature m’étouffe. J’ai vu tomber le mur de Berlin. Mais mon mur du silence, il est toujours debout.

Sur le mur du silence, l’écriture est ma nécessité. Mais je sais à peine écrire. D’où mon scribe. Le premier jour : Racontez-moi votre vie. Je lui réponds je peux vous raconter ma non-vie. Alors on ne suivra aucun plan. Pour une Allemande, un plan c’est rassurant. Comment on va s’y prendre ? Il me répond c’est un état. Il cite Louis Jouvet : « Une phrase, c’est avant tout un état à atteindre. » Sans cela, il est impossible d’écrire l’enfance volée, violée et, dans votre cas, étouffée. C’est cela, me répète-t-il : votre enfance a été étouffée. Votre enfance est une flamme étouffée mais jamais éteinte. C’est pour ça qu’elle vous brûle encore.

Mon scribe s’est installé chez moi. Il a deux valises de livres. Il croit à la lecture pour ranimer ma mémoire. J’ai de quoi lire jusqu’à la fin de ma vie. Ça me rend heureuse. Même si le sujet de ses livres est plutôt sombre. Il dit que les livres sombres sont souvent lumineux. Il dit que la bibliothérapie et la luminothérapie c’est la même chose : une lampe frontale pour fouiller sa vie. Mais à la vitesse à laquelle je lis, il me faudra plusieurs vies. Ça tombe bien. J’ai envie d’en vivre plein d’autres.

Ma vie est un nœud qu’on ne voit pas. Je suis une détenue laissée en liberté. Une prévenue qu’on ne prévient de rien. Une accusée sans instruction, dans tous les sens du mot « instruction ». On me ressort toujours le même chef d’inculpation : fille de boche. Mais quand je hurle « Prouvez-le ! », on me répond : « La preuve, c’est vous ! » Je suis un élément à charge. Née coupable. Coupable d’avoir été conçue et abandonnée par un fantôme. Son drap serait noir. Toutes les pièces de mon dossier se conjuguent au conditionnel. Ma vie, c’est l’histoire du type qui aurait vu le type, qui aurait vu le type, qui aurait vu le type… Seule certitude : personne n’a vu le type au commencement de cette chaîne infernale. Le type que personne n’a vu était mon père. Au commencement était l’absence. Ma vie, c’est l’absence de début.

La vie, c’est les autres. Pas moi. On m’a souvent interdit leur accès. Sinon pour les surveiller et les trahir, mais ça j’y reviendrai. Ou pas. Je me suis toujours sentie du mauvais côté du rideau de fer. Cette paroi glacée m’entoure où que je sois. Ma vie est jonchée de totalitarismes. Les totalitarismes se suivent. Avec leurs certitudes en béton. Les certitudes des totalitarismes sont le terreau sur lequel poussent les orphelins.

Je suis une orpheline de guerre. J’ai besoin de faire la paix avec mon enfance. La petite. Qui aura duré trop longtemps. Qui dure toujours. Qui est dure toujours. Une orpheline aura toujours l’âge auquel elle a perdu ses parents. Je les ai perdus avant de naître.

Je ne suis pas la seule orpheline. Otto Frank, le père d’Anne, est orphelin de fille. De filles, avec deux s. Fille SS. Margot aussi a été assassinée. Orphelin de femme. Édith aussi. Assassinée. Orphelin d’amis. Hermann, Petronella, Peter et Albert. Tous assassinés. Il se remariera avec Fritzi, une déportée d’Auschwitz, orpheline de mari et de fils. Les orphelins s’unissent, parfois. Ils s’agrippent le cœur. Imbibés de leur solitude que personne ne comprend, ils se savent, les orphelins, ils se boivent. Ils se gouttent à gouttent. C’est leur bouche-à-bouche. Leur survie. La rosée de l’amour quand on n’y croyait plus.

L’amour entre ennemis, ça donne des bébés sales. Comme l’argent sale, après il faut les blanchir. À chaque guerre ses enfants traîtres. Wehrmachtskinder en Allemagne. Krigsbarn (enfants de guerre), Tyskbarna (nés d’Allemands), ou Tyskungar (enfants de boches) en Norvège. Bui Doi (poussières de vie) au Vietnam. Mal vu de donner la vie par temps de mort. Inexcusable de naître traître. Mortel d’aimer son ennemi. Issus de parents interdits, on est orphelins. On naît orphelins. Frappés du sceau de la trahison. Je suis une orpheline dont les parents sont restés lettre morte. Les mots ne peuvent pas vivre avec des lettres mortes.

Accident de la route, cancer, mauvaise chute. Je veux bien être orpheline à cause de ça. Orpheline comme tout le monde. Orpheline par malchance, par hasard, par maladie. Un malheur se serait abattu sur mes parents, et on me plaindrait. Un malheur cohérent. Ça fait du bien, la cohérence. Même dans le malheur. Surtout dans le malheur. Être orpheline de parents vivants, c’est pas cohérent.

Pas cohérent d’avoir été pouponnée par des bourreaux. Je l’ai été. Par le pire d’entre eux : Himmler. On avait droit aux meilleurs soins. Les meilleurs soins selon Himmler, c’est une infirmière après qu’on nous a arraché notre mère. Un plat protéiné dont il composait lui-même le menu. L’industrialisation de notre éducation. La rationalisation de cette industrie du bébé parfait. De l’amour mesurable, quantifiable, identifiable. Un amour théorique. Un oxymore.

Peu de lignes par page. Déjà un miracle qu’il y ait ces mots sur ces pages que vous tenez entre vos mains. Vous auriez pu tenir du vide. Mon histoire n’a pas de début. Pas de chapitres non plus. J’ai perdu mon enfance. Ma vie, ce vide.

Quand mes juges m’ouvrent, ils ne voient pas le blanc de ma page. Ils voient du gris, du vert-de-gris. Ils voient les pages les plus sombres de l’Histoire. Peu de lignes par pages pour aérer cette Histoire qui m’étouffe. Pour qu’on arrête de me regarder avec des lunettes teintées. Enlevez-les, et vous verrez que je n’ai jamais porté l’uniforme de mon père. Je n’ai porté que son absence.

Alors qui écrit ce livre ? Quand je le lui demande, mon scribe ne répond pas c’est vous, il dit juste ça n’est pas moi. Je sais que ça n’est pas moi non plus. Seule certitude : mon histoire est une histoire dont l’absence est le personnage principal. À tous les étages. Son narrateur est d’une nouvelle espèce. Omniscient mais silencieux. Omniprésent mais invisible. Comme mon père.

J’ai essayé de dessiner mon père. J’ai commencé par l’uniforme pour faire le corps, et la casquette pour faire la tête. Mais quand j’ai voulu y glisser l’homme, aucun corps n’est venu s’y loger. Je n’ai ni père ni image de père. J’ai pris un scribe pour m’aider à travailler ma mémoire. Mais ma mémoire boude. Je crois qu’elle fait la gueule. La gueule de mon père. À jamais bouclée. Ce SS m’a laissée sans voix.

Il m’arrive, parfois, d’entendre l’écho du silence de ma voix. La voix de ma naissance. Elle ne pouvait être qu’un cri. Une animalité. Un génissement. L’écho du gémissement de ma mère quand on nous a disloquées.

Dans la vie, on met tout en œuvre pour réussir son avenir. Dans ce journal, je mets tout en œuvre pour réussir mon passé. Pour survivre à ma naissance. Je me dois d’écrire mon passé, de m’écrire au passé, sans que ce passé soit un conditionnel. Je m’inventerais bien un passé. On ne sait jamais. Comme tout est faux dans ma vie, tout pourrait être vrai. Je m’inventerais bien un passé mais à chaque fois que j’essaye, je tombe dans les trous de ma mémoire.

Vos trous de mémoire, me dit mon scribe, ne nous laissent pas d’autre choix qu’une écriture physique. Je dois labourer de ma plume le sillon de votre naissance dans une terre maternelle sans substrat. Dites ce qui vient. On va s’en remettre à vos mots. Si les mots se refusent, nous frotterons vos lettres pour en faire jaillir l’étincelle qui réchauffe et qui éclaire. À défaut de lettres, on ne fera rien. Votre naissance comme un objet perdu. On ne la retrouvera qu’en ne la cherchant plus.

Je suis née à. Phrase avortée. Ça commence mal. «Ça», c’est ma naissance. Je ne sais rien de ça. Enfin, ça n’est pas tout à fait exact. «Ça», c’est encore ma naissance. Rien dans ma vie n’est exact. À commencer par ma naissance. Un événement approximatif, incertain, planifié, étatique, absurde, honteux. Je serais née dans une maternité SS : un Lebensborn. Je ne sais pas lequel. Il en aurait existé trente-quatre pendant la Seconde Guerre mondiale. Dont neuf en Norvège. Où ma mère aurait accouché. On essaye de paraître savante quand on ne sait rien.

On a dû accuser ma mère de collaboration horizontale. Je me raccroche à une collaboration sentimentale. Des dizaines de milliers de femmes qui ont eu des enfants avec des Allemands ont été tondues. Publiquement. Trimballées. Cortège de la honte, ceux qui les insultaient, leur crachaient dessus, leur arrachaient leurs vêtements. Ils hurlaient ceux-là même qui s’étaient tus quand on déportait leurs voisins. Proies faciles, les femmes n’en finissent jamais de payer les conflits initiés par les hommes.

Ou alors, ma mère a été violée. Le viol est une arme de guerre comme une autre. Il laisse moins de traces. Il tue sans la tuer celle qui en est victime. Je suis peut-être une de ces traces. Sinon, on ne m’aurait pas brûlée administrativement. On m’aurait permis de retrouver ma mère. J’en suis convaincue. On a délibérément fait en sorte que je ne puisse jamais retrouver ma mère. On m’a réduite au silence pour m’empêcher d’entendre sa voix. Ce journal est ma tentative de naître par voie orale.

Mon journal me ressemble. Il est sans lieu ni date. Je ne sais ni où ni quand je suis née. Probablement en 1943. Le registre d’état civil où figurait cette information a été brûlé par les SS le 30 avril 1945. Le suicide d’Adolf Hitler tombe le jour de mon autodafé. Le jour de la mort d’Hitler, les SS ont détruit les informations relatives à ma naissance. Cette chorégraphie mort-vie prélude à mon inexistence.

Je suis la fille de. Autre phrase avortée. Ça aussi, je l’ignore. Je ne sais rien de mes parents biologiques. À part deux étiquettes : SS et collabo. Les SS recevaient d’Himmler l’ordre de procréer. « Pro-créer », ça doit vouloir dire créer professionnellement. Je suis un ordre et un devoir. Les SS obéissaient. Pléonasme. Ordre exécuté pendant une permission. Dans un foyer Lebensborn. À l’occasion d’une soirée organisée à cet effet. Le lendemain matin, ils retournaient tuer. Toujours ce ballet mort-vie. Vie-mort dans ce cas. C’est à peine si l’on communiquait le non du prince pas charmant. Son prénom, parfois. Inventé, souvent.

Extraits
« Ce projet justifiait tout le reste. Les millions de morts justifiaient ma naissance. Si on avait demandé à Himmler: Pourquoi toutes ces atrocités? Il aurait répondu: Pour elle. Ma naissance justifiait les millions de morts. Vous comprenez mieux pourquoi on ne veut pas entendre parler de moi. Pourquoi on n’a jamais voulu entendre parler de nous. On n’aime pas que les meurtriers se présentent en victimes. Même quand ils ne sont pas meurtriers. Même quand ils sont victimes. » p. 58

«J‘ai choisi Olaf comme mari. Un Français pour me taire. Ne pas avoir de langue pour communiquer a tout de suite été un soulagement. Je lui disais «Je t’aime», il me répondait «Ich liebe dich», et ça nous suffisait. Cette incursion dans la langue supposée maternelle de l’autre nous permettait de ne pas dire notre amour. Nous ne nous aimions pas. Mais nous partagions le même passé indéchiffrable. Savoir que son conjoint n’en sait pas plus que soi est un réconfort. Nous savions notre enfance sans substance. Ensemble, notre passé nous tenait moins froid. » p. 66

« Dans le cadre du plan Heu-Aktion, qui prévoyait de faire travailler les indésirables, des dizaines de milliers d’enfants furent déportés dans des industries d’armement. D‘autres indésirables servaient à expérimenter les effets de produits toxiques à Cieszyn ou au Medizinische Kinderheilanstalt à Lubliniec. D’autres étaient stérilisés. La plupart assassinés à Auschwitz ou dans les camps pour enfants de Dzierzaznia et Lódz. Une seule certitude: avec le Lebensborn Programm, quelle que soit l’issue de la sélection, on devenait indésirable. » p. 94

À propos de l’auteur
LALO_oscar_©DROscar Lalo © Photo DR

Oscar Lalo a passé sa vie à écrire: des plaidoiries, des cours de droit, des chansons, des scenarii. Après Les Contes défaits (Belfond, 2016), La Race des orphelins est son deuxième roman. (Source: Éditions Belfond)

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La part du fils

COATALEM_la_part_du_fils
  RL_automne-2019

En deux mots:
Pierre a toujours été un taiseux. Le père du narrateur n’a en particulier jamais levé le voile sur la vie de Paol, son propre père. Alors le petit-fils a décidé de le sortir de l’oubli, de fouiller les archives, de rencontrer les témoins encore vivants, de se rendre sur les lieux qu’il a traversés.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Sur les pas du grand-père Paol

En creusant l’histoire familiale, celle de son père et surtout celle de son grand-père, Jean-Luc Coatalem nous offre son roman le plus personnel, mais revient aussi sur les conflits du siècle écoulé.

Commençons par dire quelques mots du titre du nouveau roman de Jean-Luc Coatalem. Dans La part du fils, il est en effet question d’un fils, le narrateur derrière lequel l’auteur ne se cache nullement, cherchant à découvrir qui était vraiment Pierre, son taiseux de père. Mais le récit va au-delà de cette génération et s’attarde encore davantage sur la part de Paol, le grand-père. D’où le titre de cette chronique et les premières pages, qui nous livrent en guise d’introduction, les éléments biographiques connus: «Paol est né en 1894, à Brest. Il vient d’une famille finistérienne où les hommes sont généralement employés à l’Arsenal, la base militaire et navale. Il a fait la Première Guerre. Il a épousé Jeanne. Trois enfants, Lucie, Ronan et Pierre, mon père. Officier de réserve, il a été muté en Indochine, dont il est rentré en 1930. Dans le civil, il a travaillé ensuite pour une imprimerie et dans une entreprise de construction. Puis, comme la plupart des Français, il a été mobilisé de nouveau, en 1939, au grade de lieutenant. Je ne l’ai pas connu. Parti trop tôt, trop vite, comme si le destin l’avait pressé. Mais il nous reste sa Bretagne à lui qui est devenue la nôtre.»
C’est à partir de ces indices que la quête va pouvoir commencer et nous réserver, comme dans les meilleurs romans policiers, quelques fausses pistes et quelques avancées remarquables, accompagnées d’émotions à intensité variable. Car remuer le passé n’est pas sans risques, d’autant que la vérité peut se cacher derrière bien des non-dits ou être à géométrie variable. Alors ne vaut-il pas mieux se taire?
C’est le choix qu’a fait Pierre: «Tout juste nous aura-t-il lâché un peu de son enfance saccagée, la morsure des dimanches pensionnaires, la veilleuse bleue des dortoirs au-dessus des cauchemars, l’odeur humide des préaux, cette dévastation initiale que le temps n’entama pas. Il lui avait fallu être ce fils courageux qui dut porter le poids de l’absence sur ses épaules, grandir quand même, et que les heures de la Libération ne libéreront pas, creusé par ce gouffre, au final le constituant, sans soupçonner que sa souffrance serait un jour, pour moi, son ainé, un appel.»
Après les bribes d’informations soutirées presque contre son gré à ce père, il faut élargir le champ des recherches, se rendre aux archives, chercher dans les dossiers, recouper des informations souvent parcellaires. Et quelquefois se contenter de l’histoire des autres, compagnons de régiment, de tranchée ou de captivité, qui ont cheminé aux côtés de Paol.
Jean-Luc Coatalem a compris que cette communauté de destin soude les hommes et que tous ceux qui se sortent de conflits aussi meurtriers que le fut la Grande Guerre se forgent une «opinion sur la peur, la mort, et entre les deux, ce qu’est la viande humaine sous un déluge de fer ou dans les volutes de l’ypérite.» Avant d’ajouter, fataliste: «Une histoire banale de soldat français. Paol n’a que vingt-cinq ans, Paol a déjà mille ans.» Et passer d’une guerre à l’autre, dont il ne reviendra pas.
Si j’ai beaucoup aimé suivre le voyage qu’effectue l’auteur sur les pas de ses aînés, c’est parce qu’il ne nous cache rien de ses tâtonnements, de ses doutes, de ses interrogations, obligé de concéder que «plus les choses se ramifiaient, plus elles se complexifiaient. Un témoignage venait en contredire un autre, les dates ne se recoupaient plus, il manquait des pièces et des interactions. Tout aurait-il été embrouillé? A qui s’adresser? Il aura beau faire, aller jusqu’à Buchenwald et Bergen-Belsen, le puzzle restera incomplet.
Mais ici ce n’est pas la résolution de l’énigme qui compte, c’est le chemin emprunté. Cette tentative de ramener à la lumière le destin d’un homme oublié, de «tenter de nouer ce dialogue singulier avec lui». Ce beau roman – plein de fureur et de pudeur – y parvient avec talent.

La part du fils
Jean-Luc Coatalem
Éditions Stock
Roman
272 p., 19 €
EAN 9782234077195
Paru le 21/08/2019

Où?
Le roman se déroule principalement en France, à Brest et la presqu’île de Crozon, ainsi que les villages alentour comme Plomodiern. On y évoque aussi Saint-Cyr, Melun, Issoudun, Fleury-devant-Douaumont, Compiègne, Marseille, l’Angleterre avec Londres, Camberley, l’Algérie avec Alger et Cherchell, la Tunisie et le Maroc avec Fès, la Polynésie avec Piraé et Tahiti, Madagascar et Ambohimanga, l’Indochine en passant par Mers-el-Kébir, Alexandrie, Suez, Port-Saïd, Djibouti, Colombo, la Belgique avec Bruxelles et l’Allemagne avec les camps de Buchenwald et Bergen-Belsen, en passant par Kassel.

Quand?
L’action se situe de nos jours, avec l’évocation de l’histoire familiale jusqu’en 1894.

Ce qu’en dit l’éditeur
Longtemps, je ne sus quasiment rien de Paol hormis ces quelques bribes arrachées.
« Sous le régime de Vichy, une lettre de dénonciation aura suffi. Début septembre 1943, Paol, un ex-officier colonial, est arrêté par la Gestapo dans un village du Finistère. Motif : “inconnu”. Il sera conduit à la prison de Brest, incarcéré avec les “terroristes”, interrogé. Puis ce sera l’engrenage des camps nazis, en France et en Allemagne. Rien ne pourra l’en faire revenir. Un silence pèsera longtemps sur la famille. Dans ce pays de vents et de landes, on ne parle pas du malheur. Des années après, j’irai, moi, à la recherche de cet homme qui fut mon grand-père. Comme à sa rencontre. Et ce que je ne trouverai pas, de la bouche des derniers témoins ou dans les registres des archives, je l’inventerai. Pour qu’il revive. » J.-L.C.
Le grand livre que Jean-Luc Coatalem portait en lui.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Mégane Heulard)


Jean-Luc Coatalem présente La Part du fils © Production Hachette France

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« C’est un canot de quatre mètres cinquante, dont ils ont hissé la voile rouge, une brise les pousse au large, le père et les fils.
C’est un mois de juillet sur la presqu’île de Crozon, elle a une forme de dragon, nous l’appelons familièrement Kergat.
C’est un été comme les autres, ils font d’invraisemblables balades à pied au fil des falaises, dépassant la pointe à l’à-pic du fort, pour longer les anses aux fougères jusqu’au cap aux Mouettes ou bien, à l’inverse, ils empruntent le chemin des douaniers pour se baigner sur les plages de l’est, ils rejoindront plus tard Lucie, la grande sœur, et Jeanne, la maman, sur le front de mer de la station où ils louent à l’année une maisonnette derrière les quais, Kergat est à peine à une heure de Brest, c’est un second chez-eux, Kergat est à nous.
C’est un jour tranquille, l’Iroise montre ses verts durs et ses bleus tendres que l’onde fait gonfler, l’air sent bon, il n’y a pas foule, juste quelques automobiles place de l’église ou devant l’hôtel des Sables, sa façade d’établissement thermal, et dans la verdure ces quelques villas assoupies, elles ont fière allure avec leurs bow-windows et leurs vérandas, un côté Daphné Du Maurier un peu figé.
C’est un été sur la péninsule armoricaine, qu’importe qu’il pleuve, qu’il vente, les éclaircies sont généreuses, ils se baigneront dans la darse ou ils iront explorer pour la centième fois la grotte Absinthe qu’il faut forcer avec le flux pour rejoindre ses entrailles, un théâtre de reflets qui s’ouvre sur trente mètres de large, là aussi voilà un secret, le secret des falaises, il règne dans cette cavité une semi-obscurité, l’eau y est fraîche, les voix résonnent, les respirations font de la buée entre les parois, et alors que leurs jambes ne sont plus que des pointillés mobiles, ils ont la sensation d’être immergés dans l’instant même, pris dans le miel des photons et des reflets, autant dire l’éternité, l’éternité de Kergat…
C’est une Bretagne qui ne changera pas, un pays d’enfance, où il y aura toujours la flottille des bateaux, les cageots de maquereaux sur le môle, parfois un couple d’espadons et une fratrie de pieuvres emmêlées, la forêt des pins, ces criques qu’il faut atteindre en se laissant glisser par une corde, une baie où l’été lui-même vient se reposer, immuable, en même temps qu’eux, dans cette presqu’île qui est comme une île, et ces cinq-là sont à part sur la broderie des landes, presque intouchables, du moins le croient-ils jusqu’au début de la guerre, avant que ne viennent les heures acérées, les heures mauvaises, celles qui blessent et tuent. En attendant, ils clignent des yeux dans le soleil.
Paol est né en 1894, à Brest. Il vient d’une famille finistérienne où les hommes sont généralement employés à l’Arsenal, la base militaire et navale. Il a fait la Première Guerre. Il a épousé Jeanne. Trois enfants, Lucie, Ronan et Pierre, mon père. Officier de réserve, il a été muté en Indochine, dont il est rentré en 1930. Dans le civil, il a travaillé ensuite pour une imprimerie et dans une entreprise de construction. Puis, comme la plupart des Français, il a été mobilisé de nouveau, en 1939, au grade de lieutenant.
Je ne l’ai pas connu. Parti trop tôt, trop vite, comme si le destin l’avait pressé. Mais il nous reste sa Bretagne à lui qui est devenue la nôtre.
Sous le régime de Vichy, une lettre de dénonciation aura suffi. Que contenait-elle exactement ? Personne ne l’a su. Au 1er septembre 1943, Paol a été arrêté par la Gestapo. Il sera conduit à la prison brestoise de Pontaniou. Incarcéré avec les politiques et les « terroristes ». Interrogé. Puis ce sera les camps, en France et en Allemagne. Rien n’arriverait plus jamais à l’en faire sortir, à l’en faire revenir…
Des années après, en dépit du temps passé, j’irais à la recherche de mon grand-père. Comme à sa rencontre.
Alors tout partait de là, un mercredi de septembre 1943, une fin d’été, sur un scénario que je me disais plausible, et les scènes à Plomodiern, ce bourg à l’orée de Kergat, s’enchaînaient dans leur logique cinématographique, avec la voiture luisante, les ordres et les coups, les types de la Gestapo qui avaient dû le menotter, pas le genre à se laisser embarquer comme ça, non, et ils l’avaient emmené en le poussant devant eux, vite, jouant sur la surprise, lui pâle comme un linge et eux pressés, brutaux, glissant par le perron, le jardin au palmier, celui dont Paol disait qu’il rappelait l’Indochine, en réduisant leur intervention pour éviter qu’un attroupement ne se forme dans la rue de Leskuz, un chemin élargi au sommet d’une colline, autour de ces deux villégiatures, deux bâtisses identiques et accolées, blanches aux volets gris, érigées par un entrepreneur de Quimper pour ses filles jumelles, avec un tel souci de symétrie qu’on avait l’impression d’une image dédoublée ou d’un bégaiement visuel, seul le palmier à gauche les différenciant peut-être, et sans plus attendre la traction vert foncé avait pris le virage du haut, poussé son accélération vers le Menez-Hom, cette montagnette qui ouvre et ferme la presqu’île, dépassé les haies pour disparaître derrière les cyprès dominant la colline, le visage tuméfié de Paol appuyé contre la vitre mouchetée de boue. Voilà.
J’imagine encore. Pierre a douze ans… En compagnie d’un camarade qui l’attend derrière la grille, il va aller jouer sur la grève, il a franchi le jardin de la maison, admettons celle de gauche encore engourdie par la nuit, et puis, en se retournant, il assiste à la scène, impuissant, tétanisé. Il voit sa mère s’accrocher au groupe, Jeanne d’habitude si réservée, s’interposer entre les policiers, les retenant, les suppliant peut-être, au point que Paol allait finir par lui crier d’aller téléphoner à Châteaulin, à l’ami Yvon, celui-là avait de l’entregent à la préfecture, c’était le moment, et tandis qu’on le poussait à l’arrière de la Citroën, le Français et le gestapiste devant, lui avec le troisième homme, le plus costaud, à l’arrière, du sang coulait de sa bouche, du nez, imbibait sa chemise, formait une demi-lune poisseuse, la tâche s’élargissant, rouge magnétique, qui souillait la banquette, et abasourdi par son arrestation, Paol ne distinguait plus bien les formes, les masses, tout était devenu flou, amplifié et grossi, sa main menottée à la poignée de portière pendait comme chose idiote, et l’autre type de lui refiler un dernier coup de poing, salopard de terroriste, c’est qu’il finirait par lui dégueulasser sa voiture de fonction !
Ensuite, ce sont plusieurs semaines d’angoisse à Brest derrière les murs grêlés de Pontaniou, quartier de Recouvrance, la semi-pénombre du cachot, la tension, l’écho des rondes rythmant les heures, les allers-retours entre deux gardiens, la paillasse, la crasse, la solitude ahurissante comme si le monde des vivants continuait sans lui, au-dehors, dans un monde plus vrai, c’était le cas. Les nuits aussi sont difficiles, trop courtes ou trop longues, quand la panique vous baratte le ventre. À l’aube, on distribuait le jus dans le quart en fer passé par la porte, un quignon de pain à partager. Puis les interrogatoires se succédaient à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, côté Lambézellec, l’«antre» de la Gestapo, et celui qui avouerait ou viendrait à trahir s’en irait, contraint et forcé, avec les « schupos » arrêter les camarades…
Lors d’un passage à Brest, je m’y rendrai à mon tour pour arpenter les lieux désaffectés – la prison existe encore, rouillée, juchée sur son promontoire –, rôder devant les murailles embarbelées, inspecter les ruelles en me demandant ce que Paol avait pu apercevoir de sa lucarne de cachot. Le chenal? La mer? La presqu’île de Kergat, en face? Ou le ciel cendré, posé sur les toits comme un couvercle de trappe?
Désormais, Paol est un ennemi du Reich, un indésirable. On lui a retiré ses papiers, ses lacets, sa ceinture. Sur la paillasse, il ne cesse de recomposer les derniers instants, son cerveau ayant tout enregistré, il voit enfin la scène, y traquant en vain quelque chose, un indice : les pas dans la cour, la sonnerie, son nom prononcé derrière la porte, les sbires qui se ruent, cette narcose vénéneuse filtrant de partout, avec lui au milieu, en accéléré entre les plans ralentis, c’était son cœur qui battait fort, il est ceinturé dans la Citroën, la portière claque, il traverse le bourg, croise une section de soldats allemands en colonne, et puis deux gars au seuil d’une ferme, un copain sur son vélo au croisement, un autre plus âgé qui guette par la fenêtre en angle du café d’Ys, tout le village sera au courant, la voiture descend jusqu’à l’Aulne pour franchir le pont, le bruit du moteur coupe en deux les champs et les futaies en attaquant une nouvelle côte, il a un mal de tête atroce, sa main est insensible comme du marbre, et le ruban d’asphalte par la lunette arrière est devenu sa vie débobinée tant les virages se répètent et s’évanouissent, il n’y a pas de héros, il doit oublier le réseau, ils vont si vite, un accident serait préférable à ce qui l’attend, et après le dernier croisement le panneau fléché « BREST » lui oppresse soudain la poitrine et l’affole… »

Extraits
« À Kergat, le nom de Paol est inscrit sur la liste des victimes de la guerre dans la nef de l’église. Au cimetière, il est gravé en lettres dorées sur le caveau familial qui ne le contient pas. Dans les allées ratissées, ce cône de granit, posé au-dessus d’un vide, est notre amer. »

« Interne dans divers établissements religieux du Finistère, puis sorti de Saint-Cyr, Pierre, lui, ne s’en était jamais remis. Tout juste nous aura-t-il lâché un peu de son enfance saccagée, la morsure des dimanches pensionnaires, la veilleuse bleue des dortoirs au-dessus des cauchemars, l’odeur humide des préaux, cette dévastation initiale que le temps n’entama pas. Il lui avait fallu être ce fils courageux qui dut porter le poids de l’absence sur ses épaules, grandir quand même, et que les heures de la Libération ne libéreront pas, creusé par ce gouffre, au final le constituant, sans soupçonner que sa souffrance serait un jour, pour moi, son ainé, un appel. Il était devenu cet homme fiable, taciturne, mesuré en tout. Un père sur qui on pouvait compter, présent parmi les absents, tenace dans les incertitudes, mais qui ne demandait rien, ne s’apitoyait jamais ni sur les autres ni sur lui-même. Taiseux, surtout. J’aimais cette photo encadrée dans le bureau où, rajeuni de soixante ans, coupe en brosse, il porte sabre et casoar, cet extravagant shako à plumet blanc et rouge. »

« Après une formation express, il passera instructeur, casernes de Melun et d’Issoudun, affecté à l’encadrement des contingents d’Algérie et de Tunisie. Selon son livret matricule, il ne retrouve Brest et la douceur de Kergat qu’en avril 1919, au grade cette fois d’aspirant. Sa blessure au genou a la forme d’un petit astéroïde de chair bistre. Il est retourné dans le civil. Il est sain et sauf mais cet officier désormais de réserve porte un autre regard sur ses congénères, les régiments, les gouvernements. II a son opinion sur la peur, la mort, et entre les deux, ce qu’est la viande humaine sous un déluge de fer ou dans les volutes de l’ypérite.
Une histoire banale de soldat français.
Paol n’a que vingt-cinq ans, Paol a déjà mille ans. »

« Sur la table, ce bouddha en jade, de même qu’un modèle réduit de la fusée d’Hergé achetée à Bruxelles, damier blanc et rouge, imitée d’une fusée V2 nazie, allaient servir de presse-papiers pour le courrier ou la documentation à éplucher. Si, comme tout le monde, je menais une vie normale dans la journée, je me réservais chaque matin une heure d’investigations, nourrissant des cahiers et établissant des fiches sur du bristol, limier lancé sur les traces de Paol, en chasse. Il était devenu ma figure centrale. Que pouvais-je faire de plus nécessaire que de le ramener à la lumière? Et tenter de nouer ce dialogue singulier avec lui…
Pour autant, plus les choses se ramifiaient, plus elles se complexifiaient. Un témoignage venait en contredire un autre, les dates ne se recoupaient plus, il manquait des pièces et des interactions. Tout aurait-il été embrouillé? A qui s’adresser? M’égarant dans la fourmilière des réseaux et des mouvements, des sous-groupes et des cellules, manquant d’interlocuteurs, le puzzle restait incomplet. Hormis ce que nous en répétions de manière automatique – résistant, déporté, mort en Allemagne –, je ne trouvais pas grand-chose de concret sur cet homme ordinaire… »

À propos de l’auteur
Jean-Luc Coatalem, écrivain et rédacteur en chef adjoint à Géo, a publié notamment Je suis dans les mers du Sud (Grasset, 2001, prix des Deux-Magots), Le Gouverneur d’Antipodia (Le Dilettante, 2012, prix Nimier), Nouilles froides à Pyongyang (Grasset, 2013), et, chez Stock, Fortune de mer (2015) et Mes pas vont ailleurs (2017, prix Femina Essai). (Source : Éditions Stock)

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Le guetteur

BOLTANSKI_Le_guetteur

En deux mots:
À la mort de sa mère, le narrateur vient mettre de l’ordre dans ses affaires et découvre qu’elle écrivait des romans policiers. Désireux d’en savoir davantage sur cette passion secrète, il va enquêter et découvrir un tout autre visage de cette femme… y compris le secret de sa naissance.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Christophe joue à cache-cache

Le nouveau roman de Christophe Boltanski est un fascinant kaléidoscope qui va permettre, au fil des chapitres, de découvrir toute les facette d’une inconnue : sa mère.

Christophe Boltanski passe d’une cache à l’autre avec le même bonheur. De La cache de la rue de Grenelle où sa famille trouvait refuge pour échapper aux rafles durant la Seconde guerre mondiale jusqu’à celle de la rue Philibert-Lucot où, au début des années 60, papiers et documents des combattants clandestins pour la libération de l’Algérie étaient planqués. Cette fois, l’auteur a décidé de se pencher sur la biographie de sa mère, un personnage qu’il va découvrir, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, au fil de cette enquête passionnante.
Après son décès, il se rend au domicile de cette dernière pour le vider. Si son nettoyage avait été un peu plus expéditif, il n’aurait jamais su qu’elle aimait le roman noir. « J’aurais pu ne jamais savoir que ma mère écrivait. Ou plus exactement qu’elle avait tenté d’écrire. La chemise plastifiée bleu iris, retenue par deux élastiques, reposait dans le tiroir de sa table de chevet. Je faillis la jeter, comme le reste. Elle attira mon attention à cause de son étiquette collée sur la tranche : «Dossier Polar». Une mention plutôt ludique, vu les circonstances, propre à éveiller la curiosité. Je l’ouvris sans craindre de violer un secret. Elle contenait des notes sur le Prozac « un nouvel antidépresseur avec très peu d’effets secondaires » -, le virus du sida et ses premiers traitements, une étude de nature scientifique consacrée aux agresseurs sexuels, de nombreuses coupures de presse datant de la fin du XXe siècle et des textes rédigés à l’encre violette, sa couleur fétiche, d’une calligraphie ample, régulière… »
À partir de ce matériau la curiosité du romancier – à moins que ce ne soit celle du journaliste qui sait comment rassembler des informations, les recouper et les vérifier – va être piquée au point de devenir quasi obsessionnelle, n’hésitant pas à harceler les voisins ou témoins supposés, à solliciter les administrations et à multiplier les recours. Un acharnement qui va finir par payer…
Mais n’anticipons pas. Le Guetteur qui donne son titre au roman est un personnage imaginé par sa mère dans une ébauche de texte influencé par les «maîtres du genre, des auteurs américains qu’elle adulait comme Dashiell Hammett, David Goodis, James Cain ou Raymond Chandler.» En le découvrant, il a l’intuition qu’il a vraiment existé ou au moins qu’il a été inspiré par l’une de ses connaissances. C’est pourquoi il épluche les carnets d’adresse, recherche d’autres documents. « Ma mère était ce que je ne savais pas d’elle et que je chercherais indéfiniment toute ma vie. Elle se barricadait, elle élevait des remparts et guettait un ennemi invisible. Pour pouvoir l’appréhender, je devais la transformer en un roman policier, la réduire à des informations consignées dans mon carnet, méthode familière que je pratiquais depuis des décennies, et la tenir ainsi à distance, parce que cette histoire me faisait peur. Par ce biais, les moindres bribes que je recueillais acquéraient une profondeur, une grandeur imprévues. »
Il va finir par découvrir qu’au tournant des années 60 sa mère avait joué un rôle actif en faveur du mouvement pour l’indépendance de l’Algérie, son appartement servant notamment de base arrière aux militants recherchés par la police. Et si elle avait effectivement été espionnée?
Au fil des 33 courts chapitres, la partie de cache-cache va se transformer en un jeu de la vérité qui, à travers le détail de l’opération Flore, dont je ne dévoilerai rien ici, va conduire le narrateur à découvrir dans quelles circonstances il est né. Remercions donc la DST et le docteur Ogino, sans lesquels nous n’aurions pas pu nous régaler de ce délicieux roman.

Le Guetteur
Christophe Boltanski
Éditions Stock
Roman
288 p., 19 €
EAN : 9782234081710
Paru le 22 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Verneuil-sur-Seine.

Quand?
L’action se situe de la fin des années cinquante à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mais qui guette qui ? Lorsque le narrateur découvre dans l’appartement de sa mère le manuscrit d’un polar qu’elle avait entamé, « Le Guetteur », il est intrigué. Des recensements de cigarettes fumées, les pneus des voitures voisines crevés – comment vivait cette femme fantasque et insaisissable ? Elle qui aimait le frisson, pourquoi s’est-elle coupée du monde ?
Elle a vécu à Paris avec pour seul compagnon son chien Chips. Maintenant qu’elle est morte, le mystère autour d’elle s’épaissit. Alors il décide de la prendre en filature. Et de remonter le temps. Est-ce dans ses années d’études à la Sorbonne, en pleine guerre d’Algérie, où l’on tracte et l’on se planque, que la jeune femme militante bascule ?
Le Guetteur est le roman bouleversant d’une femme qui s’est perdue. La quête d’un fils qui cherche à retrouver sa mère. La confirmation d’un grand écrivain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
Culturebox (Laurence Houot)
Télérama (Nathalie Crom)
Le JDD (Marie-Laure Delorme)


Christophe Boltanski présente «Le Guetteur» © Production Hachette

Les premières pages du livre
« Suis-je le seul à l’espionner ? Je l’aperçois à travers la vitre embuée du café. Posée sur la banquette en skaï jaune, droite comme une ballerine, elle écoute deux garçons qui se font face. Fidèle à son habitude, elle fume une cigarette. Les volutes bleuâtres de sa Gauloise nimbent les contours de son visage et l’amènent à plisser ses yeux bruns. Elle correspond aux photos que j’ai conservées d’elle. Avec son attitude réservée, discrète, presque boudeuse, son pantalon pied-de-poule, sa marinière à rayures, ses souliers plats et sa frange longue, lissée à droite, qui lui barre la vue et qu’elle s’évertue à repousser d’un bref battement de tête, elle paraît vouloir imiter une chanteuse yé-yé à la mode, plus jeune de quelques années, dont elle partage le prénom.
Ses compagnons, jambes étendues, épaules voûtées, affectent une allure plus décontractée, presque avachie. Le premier tient le rôle du boute-en-train. Le second, celui du beau ténébreux. Elle trône entre les deux. Avec son port haut, elle les domine d’une mèche malgré sa petite taille. Le cendrier plein et les tasses vides accumulés devant eux témoignent qu’ils sont assis là depuis longtemps. Ils occupent la table du fond, celle qui jouxte la cabine de téléphone couverte de dessins phalliques et de graffiti à la gloire du lettrisme. Manteaux en boule, piles de livres et de journaux, ils s’étalent, ils prennent racine, comme si ce recoin plaqué de plastique stratifié leur appartenait. Le plus enjoué des trois passe commande, fouille dans sa poche, compte ses sous, lève à nouveau la main, bredouille ce qui ressemble à des excuses. Après plusieurs allers-retours, le serveur à gilet revient avec une demi-portion de frites.
Part réduite de moitié et petits soins. L’attitude du garçon à leur égard confirme leur statut d’habitués. De toute évidence, La Fourchette, snack-bar franchouillard de la rue de l’École-de-Médecine, constitue leur quartier général. Difficile, à cet instant, de définir la nature des liens qui les unissent. En revanche, leur occupation se devine aisément. Ce sont des étudiants en lettres, comme le dénotent leur âge, leur mise affranchie des codes vestimentaires de l’époque, leur condition économique précaire sans être miséreuse, le quartier où ils évoluent, à mi-chemin entre le boulevard Saint-Michel et la place de l’Odéon, leur apparente oisiveté, le simple fait qu’ils soient là, dans un café, un après-midi de semaine, et non pas dans un bureau ou, pis, de l’autre côté de la Méditerranée, un uniforme sur le dos et la trouille au ventre.
Afin de saisir des bribes de leur conversation, je pousse la porte de mon imaginaire et m’accoude au comptoir. Qu’est-ce que vous prenez ? me demande une femme-tronc, chef d’un orchestre de percolateurs et de tireuses à bière. Je ne me formalise pas de son ton revêche que j’attribue autant à sa pratique professionnelle, celle de tenancière d’un troquet parisien, qu’à une trop longue fréquentation d’une clientèle estudiantine et désargentée. Contrairement à son employé, elle paraît ne plus supporter tous ces parasites qui confondent son mobilier en similicuir avec des bancs publics. Je l’entends bougonner en briquant une soucoupe avec son chiffon: « Ce ne sont pas des consommateurs, ils ne boivent rien ! »
La salle sent le tabac gris et l’eau de Javel. Quelqu’un entre, on quête son salut, on l’interpelle, on lui lance un sourire de connivence, on lui serre la dextre, on le congratule. Ce n’est plus un débit de boissons, mais un club privé, un aréopage de membres cooptés. Carabins d’un côté, sorbonnards de l’autre. Fraternités réunies par amphis, convictions ou goûts musicaux. Presque autant de filles que de garçons. Plus de couples que de polycopiés. La Fourchette, c’est un café où l’on vient draguer.
Un nouveau venu, vite repéré à son air halluciné, fait son apparition. Après avoir balayé la salle du regard, un regard de myope, perdu dans le vague et filtré par de grosses lunettes rectangulaires, il s’approche du trio d’un pas mal assuré, comme s’il marchait dans l’obscurité. Un visage rond, encore enfantin, des cheveux noirs et crépus, il porte une chemise à carreaux fermée jusqu’au col, un pull épais, des mocassins fatigués, nécessitant un bon coup de cirage, et une veste en daim au revers molletonné d’où dépasse de la poche une revue de poésie reconnaissable à sa minceur et à la sobriété de sa couverture. Il tend l’oreille en ouvrant la bouche car il souffre aussi de surdité. Il ne semble connaître personne à part l’éternel railleur de la bande qui lui désigne une chaise et le présente au reste de la tablée.
Pendant un instant, chacun se jauge, se renifle, relève les babines, montre les dents, émet des signes discrets relatifs à son origine sociale et son orientation sexuelle, capte des molécules suspendues dans l’air, filtre des fréquences sonores, guette chez l’autre un geste, un mouvement de tête, une inflexion de voix susceptible de le trahir. Quelques échanges de salutations et de phéromones plus tard, les voilà tous assis. Pour se donner une contenance, l’inconnu sort une pipe et la coince entre ses lèvres sans l’allumer.
Le groupe qu’ils forment à présent suit un schéma assez classique: les deux premiers garçons, le nouvel arrivant et son ami jovial, témoignent de leur empressement pour la fille qui ne cache pas son attirance pour le troisième, en dépit du fait ou peut-être, précisément, parce que celui-ci affecte à son égard une indifférence dont il est malaisé de dire si elle est feinte ou sincère. Impossible à ce stade de deviner que c’est l’outsider qui va remporter la course.
En attendant, ils ont des choses plus austères à discuter. Pour pouvoir s’entretenir en toute tranquillité, ils alimentent le juke-box en pièces de monnaie. Leur conversation se mêle à la voix stridente de Marvin Gaye, puis à celle plus grave de Sarah Vaughan. Des pieds bibopent sur le carrelage. Entre deux disques et avant que le saphir planté au bout du bras en bakélite ne touche le fond du sillon, j’entends parler de peuples frères, de gouvernement impérialiste, de vérité révolutionnaire. « Notre sort est lié au leur, s’écrie le ténébreux qui, visiblement, exerce sur la meute un pouvoir sans partage. Leur violence qui au quotidien nous est étrangère est objectivement la nôtre. Il faut sortir de la passivité et reprendre l’initiative. »

Extraits
« Son personnage était une ombre. Un désir mal défini et menaçant. Deux faisceaux optiques. Deux chemins lumineux dans la nuit. L’homme épie des femmes. Ou plutôt des cibles. Il les tient en joue. Chacune dans son carré. Dans quel but ? À ce stade, ses motifs ne sont pas connus. Jusqu’où est-il prêt à aller ? Ses deux petits hublots lui permettent de gommer la distance qui le sépare de ses proies. Mais va-t-il se contenter d’être deux yeux morts ?
Le voyeur souhaitait-il être vu ? Trouvait-il son plaisir dans son absence, son effacement ou dans le croisement des focales ? Il ne se contentait pas de regarder ses voisines, il voulait exercer sur elles un pouvoir. « Au bout de ses jumelles, elles perdaient leur innocence et modifiaient insensiblement leur comportement ; tels des animaux pris dans le pinceau des phares, leurs gestes s’altéraient, se faisaient gauches, leur visage se crispait, comme si elles subissaient, de mauvais gré, sa volonté à distance. » Plus inquiétant encore, il les actionnait par des fils, pareilles à des marionnettes. Internet et la téléphonie cellulaire n’existant pas encore, il les pêchait à la ligne fixe. Il les harcelait au téléphone. Le texte s’arrêtait, comme les autres, six pages plus tard, au moment où le guetteur s’apprêtait à contacter l’une de ses victimes : « Il lui laissa le temps de sortir de la douche, compta jusqu’à dix, puis fit le numéro. »

« Tout la rattachait au roman noir, à un univers noir, à une littérature qui vise moins à résoudre une énigme qu’à montrer la noirceur de la société. Son rejet de l’ordre établi, son caractère atrabilaire, son pessimisme foncier la portaient naturellement vers des auteurs qui s‘appliquent à dépeindre des villes pourries, des mondes dominés par des salopards, où le héros ne peut compter sur personne et ne vaut en général pas mieux que les autres. Il n’est pas nécessaire d’être un grand spécialiste pour reconnaître dans ses ébauches de textes l’influence des maîtres du genre, des auteurs américains qu’elle adulait comme Dashiell Hammett, David Goodis, James Cain ou Raymond Chandler. »

À propos de l’auteur
Romancier et journaliste, Christophe Boltanski est l’auteur de Minerais de sang, et de La Cache, qui a reçu le prix Femina en 2015. (Source : Éditions Stock)

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Les guerres de mon père

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En deux mots:
C’est à une véritable enquête que se livre Colombe Schneck dans ce roman consacré à son père. Témoignages et archives mettent à jour des vérités occultées durant un quart de siècle.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

La gloire de mon père

Colombe Schneck est partie sur la trace d’un père qui avait pris soin d’occulter son passé. Pour lui rendre hommage et pour l’Histoire.

« Il m’a fallu vingt-cinq ans pour être capable d’affronter ce qu’il cachait. Il avait honte et nous avions honte, il était coupable et nous étions coupables, il manquait quelque chose, je ne savais pas quoi, ma seule certitude d’enfance était que son amour était aussi indéfectible qu’irremplaçable.
J’ai cherché de manière absurde, partout, son amour et son passé.
Conversations oubliées, notes perdues, dossiers administratifs, archives publiques. »
La confession qui ouvre le nouveau livre de Colombe Schneck nous livre aussi le mode d’emploi de la romancière. Ce n’est en effet pas uniquement avec ses souvenirs et les témoignages de la famille et des proches, mais aussi en généalogiste et en archiviste qu’elle est partie à la recherche du véritable visage d’un homme qui offrait à sa progéniture « un amour sans limites. Seules semblaient compter pour lui la beauté et la bonté. Il était prêt à nous laisser sans armes, dans l’illusion. Il suffisait de fermer les yeux. Nous étions des exilés sans mémoire s’accrochant aux joies du présent. » À l’image de cette photo de vacances sur le bandeau de couverture où Colombe trône sur ses épaules. Une joie de vivre et une insouciance qui ne sont pas feintes, mais qui sont nées d’un passé qu’il cherchait à oublier, à occulter.
La vérité, c’est qu’il « avait survécu aux destructions et aux rafles, aux morts injustes et à la torture, aux terreurs, à l’humiliation et à la peur, à la honte, à l’exil, à la perte encore; il avait été confronté, enfant, adolescent, jeune homme, à la violence et l’inhumanité. Face aux guerres, il avait construit un état de résistance, refusant l’amertume et la désolation, la plainte et la tristesse, la nostalgie. Il venait de pays qui ont disparu et dont il subsiste si peu de traces. Il était facile de nous faire croire qu’ »avant n’existe pas »».
Voilà donc la généalogiste remontant l’arbre généalogique – qu’elle a eu la bonne idée de reproduire au début du livre – pour essayer de mieux comprendre qui sont les personnages rencontrés au fil de cette enquête.

SCHNECK_arbre_genealogique
À la première génération, celle de ses parents, on imagine ce que le romanesque d’une histoire proche du Jules et Jim de Henri-Pierre Roché a pu être accompagné de frustrations et de non-dits, même si l’arrangement entre les deux amis se partageant la même femme semblait avoir eu l’assentiment de la grand-mère parternelle et de son second mari. Voici donc Pierre présentant son épouse Hélène à son ami Gilbert. Ce dernier, le père de Colombe, tombe immédiatement amoureux d’elle et finira par l’épouser. Le couple aura trois enfants, Antoine, Colombe et Marine.
Avant de revenir à Gilbert, qui est le personnage central de ce livre, remontant une génération de plus,celle des grands-parents. Cette fois, on se rapproche du Romain Gary de La Promesse de l’aube avec Majer, L’increvable Monsieur Schneck, et Paula: « Paula Hercovitz, la mère de Gilbert, ma grand-mère paternelle, est née à Bistriţa le 14 juillet 1909, une petite ville de la Transylvanie hongroise. Le père de Paula, comme 138 juifs de Bistriţa, s’engage en 1914 dans l’armée hongroise, il est tué en 1915. À sept ans, Paula est orpheline de père. Par le traité du Trianon, la Transylvanie devient roumaine. À l’âge de dix ans, Paula la petite Hongroise change de nationalité, de langue. Elle parle allemand, yiddish et hongrois, elle doit apprendre le roumain et une nouvelle forme d’antisémitisme, le modèle hongrois est plus feutré, presque invisible, l’antisémitisme roumain est lui violent, visible, physique. En 1922, la famille Hercovitz fuit vers la France. Qui est-on, quand on apprend dès l’enfance que rien ne reste? Qu’il faut toujours être prêt à tout perdre, même sa langue maternelle? Rien, même les murs d’une maison, une liste de camarades de classe, des habitudes, des goûts, rien ne tient. À Strasbourg, Paula devenue Paulette a suivi un cours de secrétariat ainsi qu’une école ménagère tandis que Majer, devenu Max devient voyageur de commerce pour un grossiste en porcelaine et cristal.
C’est dans cette France qui n’a pas encore pris la juste mesure des périls qui montent que naît Gilbert. Le petit garçon va très vite comprendre que le principe d’incertitude est durablement ancré dans la famille et, lié à ce dernier, le besoin de fuir, de chercher un abri ailleurs. Un atavisme qui lui suivra du reste jusqu’en Algérie.
C’est alors à l’archiviste de prendre le relais, de rechercher dans les administrations les documents et les noms des acteurs qui sont alors intervenus pour aider ou au contraire pour nuire à la famille. Si certains lecteurs seront rebutés par la transcription brute de ces dossiers, lettres et fichiers, on sent combien le devoir de mémoire l’emporte ici sur le souci d’écriture. Et ce qu’elle trouve est édifiant, met quelquefois du baume au cœur sur des blessures encore vives ou ravive le chagrin et la colère. Faisons ici le choix de citer les Justes, ces personnes qui ont rendu possible la survie de Gilbert et, par voie de conséquence, rendu possible la naissance de l’auteur. Merci à Charles Schmitt, directeur de l’école communale de Nontron, merci à Marguerite Eberentz, du réseau de Résistance de la préfecture de Périgueux et merci aux anonymes habitants de Trélissac.
Grâce à eux, Colombe peut rendre hommage à son père et, se faisant, ajouter à son travail d’archiviste et de généalogiste, celui d’historienne.

Les guerres de mon père
Colombe Schneck
Éditions Stock
Roman
306 p., 20,50 €
EAN : 9782234081833
Paru le 3 janvier 2018

Ce qu’en dit l’éditeur
« Quand j’évoque mon père devant ses proches, bientôt trente ans après sa mort, ils sourient toujours, un sourire reconnaissant pour sa générosité. Il répétait, il ne faut laisser que des bons souvenirs. Il disait aussi, on ne parle pas des choses qui fâchent. À le voir vivre, on ne pouvait rien deviner des guerres qu’il avait traversées. J’ai découvert ce qu’il cachait, la violence, l’exil, les destructions et la honte, j’ai compris que sa manière d’être était un état de survie et de résistance.
Quand je regarde cette photo en couverture de ce livre, moi à l’âge de deux ans sur les épaules de mon père, je vois l’arrogance de mon regard d’enfant, son amour était immortel. Sa mort à la sortie de l’adolescence m’a laissée dans un état
de grande solitude. En écrivant, en enquêtant dans les archives, pour comprendre
ce que mon père fuyait, je me suis avouée, pour la première fois, que nous n’étions pas coupables de nos errances en tout genre et que, peut-être, je pouvais accepter d’être aimée. »

Les critiques
Babelio
Télérama 
La Croix (Jeanne Ferney)
RTL (émission Laissez-vous tenter – Bernard Lehut)
Le Temps (Salomé Kiner)
La Vie (Anne Berthod)
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les lectures d’Antigone 
Blog T Livres T Arts 


Colombe Schneck présente son ouvrage Les guerres de mon père © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre 
« En souvenir de Gilbert Schneck et de Pierre Pachet
Si vous l’aviez connu, vous n’auriez rien pu deviner, son regard était toujours doux, souriant. À ses côtés, on se sentait aimé. Mon père voulait savoir ce qu’il pouvait faire pour vous. Comment vous aider. Quel était votre désir.
Guettant la moindre grimace, le plus infime souffle de contrariété auquel il répondait :
– Cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire.
Alors, il partait en quête de ce qui pourrait vous soulager.
Le passé n’existait pas, seul le présent comptait.
Il répétait:
– Il ne faut offrir que de bons souvenirs.
Ou encore:
– Ne parlons pas de choses qui fâchent.
Il avait survécu aux destructions et aux rafles, aux morts injustes et à la torture, aux terreurs, à l’humiliation et à la peur, à la honte, à l’exil, à la perte encore; il avait été confronté, enfant, adolescent, jeune homme, à la violence et l’inhumanité.
Face aux guerres, il avait construit un état de résistance, refusant l’amertume et la désolation, la plainte et la tristesse, la nostalgie. Il venait de pays qui ont disparu et dont il subsiste si peu de traces. Il était facile de nous faire croire qu’« avant n’existe pas ».
Mon père nous offrait un pull-over en laine vieux rose, des lieder de Schubert chantés par Kathleen Ferrier, un paysage vert de Dordogne, un amour sans limites. Seules semblaient compter pour lui la beauté et la bonté. Il était prêt à nous laisser sans armes, dans l’illusion. Il suffisait de fermer les yeux.
Nous étions des exilés sans mémoire s’accrochant aux joies du présent.
Il est mort il y a si longtemps. Il m’a fallu vingt-cinq ans pour être capable d’affronter ce qu’il cachait. Il avait honte et nous avions honte, il était coupable et nous étions coupables, il manquait quelque chose, je ne savais pas quoi, ma seule certitude d’enfance était que son amour était aussi indéfectible qu’irremplaçable.
J’ai cherché de manière absurde, partout, son amour et son passé.
Conversations oubliées, notes perdues, dossiers administratifs, archives publiques.
En France, l’administration conserve tout et je me suis longtemps demandé la raison de cette obsession conservatrice. J’ai fini par la comprendre et l’admirer.
Alors que nos souvenirs sont des mensonges, nos passés au mieux flous, quand ils ne sont pas transformés, les archives offrent de minuscules assises. Je ne sais rien et cela est si facile, il suffit de prendre le métro, de tendre sa carte d’identité, de remplir une demande et un dossier, alors apparaissent un nom, une date, une lettre, des photos, une clarté.
Grâce à ces archives, je me suis avoué, pour la première fois, que ni mon père ni moi n’étions coupables de nos errances en tout genre, et que, peut-être, je pouvais accepter d’être aimée. »

Extraits
« Majer Schneck, mon grand-père, est né à Sanok en 1902.
Sanok est alors une ville du royaume de Galicie appartenant à l’Empire austro-hongrois, devenue polonaise par le traité de Brest-Litovsk en 1918, après avoir failli être rattachée à l’Ukraine. Elle est aujourd’hui située au sud-est de la Pologne, non loin de la frontière avec la Slovaquie.
Ses parents sont commerçants, sa mère est hongroise, son père, polonais.
Majer est un garçon long et mince, inquiet, blond, aux yeux bleus, agile, qui dès l’âge de douze ans accompagne son père en Bohême, en Moravie, en Bessarabie, pour acheter porcelaines et verres, qu’ils revendront dans le magasin de Sanok.
Il possède un talent, la séduction. »

« Les parents de Gilbert, avant de se nommer Max et Paulette, avaient pour prénoms Majer et Paula. Ils avaient émigré de pays qui n’existent plus, la Transylvanie hongroise, la Galicie polonaise, la Bessarabie russe. Ils n’avaient pas fait d’études, mais ils parlaient à eux deux sept langues couramment, l’allemand, le hongrois, le russe, le roumain, le yiddish, le polonais et le français. L’allemand était la langue de l’administration, le hongrois, celle de l’école, le roumain, pour ma grand-mère, la langue de l’occupant, le russe, la langue du commerce, le yiddish, la langue de la cuisine et de l’amour, et le français, celle dans laquelle ils avaient élevé leur fils. »

« Il l’avait rencontrée en premier, à la fin des années 60, l’avait présentée à mon père qui en était tombé très amoureux. Le problème est que Gilbert était marié à la belle Hélène, qu’il était le père d’un petit garçon et qu’une fille venait de naître (moi).
Comment faire avec l’amour?
Pierre a bien voulu me raconter une histoire que je connaissais déjà, leur arrangement à tous les trois. Lui, sa sœur Hélène (ma mère), son ami Gilbert (mon père).
Ils s’étaient retrouvés en Tunisie, à Sidi Bou Saïd, en 1960 pour le négocier.
Pierre et Gilbert étaient en permission. Ils finissaient leur service militaire en Algérie. Mon père dans le Constantinois comme médecin. Pierre à la troupe. Hélène venait rendre visite à Gilbert dont elle était tombée amoureuse, dans une colonie de vacances des Étudiants juifs de France à Saint-Cast, six ans auparavant, se jurant qu’elle l’aurait un jour, qu’il finirait par se lasser de toutes les autres et qu’il l’aimerait, elle.
L’amour était un combat, pensait-elle.
Lui était amoureux de plusieurs filles en même temps, refusant de choisir. Il était enthousiaste, admiratif davantage que leur beauté, leur rondeur, c’était leur vitalité, la manière dont chacune s’en était sortie. Elles avaient toutes été des enfants cachées pendant la guerre, toutes connu la peur, la solitude face à la peur, la perte, le silence après la perte. Entre lui et elles, cela n’était jamais évoqué, trop dangereux, mais ils partageaient cette compréhension que le passé était incurable, rien ne le corrigerait, il valait mieux l’oublier, et puisqu’ils étaient en vie, il y avait une obligation de vivre, d’être présent au monde. »

« Le grand appartement, vestibule aux murs émeraude, salle à manger rose, salon argenté, couloir bleu nuit, cuisine vert d’eau, salle de bain pourpre, salle de bain orangée, chambre bleu roi, bleu gris,bleu mauve, bleu ennui, n’offrent plus aucun abri, chaque pièce, tiroir, meuble, est plein de ce qui n’est pas dit, de tous ces morts sans tombe. »

À propos de l’auteur
Écrivain, Colombe Schneck a notamment publié, chez Stock, L’Increvable Monsieur Schneck (2006), Val de Grâce (2008), Une femme célèbre (2010) et, aux Éditions Grasset, La Réparation, traduit dans plusieurs pays. (Source : Éditions Stock)

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Les vacances

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Voici trois bonnes raisons de lire ce livre:
1. Parce que le sujet abordé, la recherche du premier film resté inachevé d’Éric Rohmer, tourné en 1952, permet tout à la fois de rendre hommage au cinéaste, de sillonner la Normandie et de construire un suspense qui va tenir le lecteur en haleine jusqu’à l’épilogue.

2. Parce que la traque de ce film, une adaptation du roman de la comtesse de Ségur, Les Petites Filles modèles est menée par Paul et Sophie, le premier étant un spécialiste des films disparus et la seconde, une spécialiste de l’œuvre de la Comtesse de Ségur.

3. Parce que Florence Bouchy dans Le Monde a trouvé les arguments pour nous faire lire ce roman: « Les Vacances est un roman diablement vivant, qui épouse la spontanéité des échanges aussi bien qu’il sait jouer des temps de délibérations intérieures, d’hésitations ou de scrupules, sans jamais paraître inutilement bavard. C’est aussi un roman joyeux, bienveillant sans naïveté et moins -léger qu’il n’y paraît d’abord, qui n’ignore pas que toute recherche scientifique est aussi et parfois avant tout une enquête sur soi-même. »

Les vacances
Julie Wolkenstein
Éditions P.O.L.
Roman
368 p., 18,90 €
EAN : 9782818042663
Paru en août 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
Automne 1952 : dans un château délabré de l’Eure, Éric Rohmer tourne Les Petites Filles modèles. C’est son premier long-métrage. Presque achevé, jamais sorti au cinéma, il a disparu. Ceci est avéré et vérifié. Nul ne sait ce qu’est devenu ce film. A-t-il été perdu, volé, détruit par Rohmer qui n’en aurait pas été satisfait ?
Printemps 2016 : Sophie, une prof d’université à la retraite spécialiste de la comtesse de Ségur, et Paul, un jeune homme qui consacre sa thèse à des films introuvables, traversent ensemble la Normandie à la recherche de traces, de témoins, d’explications : par exemple, Joseph Kéké, l’étudiant béninois qui a produit le film, a-t-il vraiment cassé une dent à une strip-teaseuse poétesse ? À quoi servent les châteaux en ruines ? Quel rapport entre la comtesse de Ségur, Éric Rohmer et le cinéma érotique des années 1970 ?
Ce roman ébouriffant et drôle multiplie les pistes et les péripéties. De nouveaux personnages réels ou fictifs surgissent à chaque détour de page et nourrissent une enquête qui mêle vertigineusement réalité avérée et vérifiée à la fiction la plus débridée.
Chemin faisant, et c’est ce qui donne aussi à cette histoire une profondeur inattendue tant le ton en est plaisant, désinvolte et spirituel, c’est avant tout sur eux-mêmes que Paul et Sophie enquêtent sans s’en rendre compte.

Les critiques
Babelio 
La Croix (Christine de Martinoir)
BibliObs (Jérôme Garcin)
Diacritik (Christine Marcandier)
Libération (Claire Devarrieux)
La semaine.fr (Béatrice Arvet)
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

Les premières pages du livre
« – Mon vrai prénom est Sophie.
– Je sais. Moi, c’est Paul.
¬– Vous vous foutez de ma gueule ?
Il tombe une pluie fine sur la banlieue de Caen, et les deux fumeurs que nous sommes – les seuls, apparemment, parmi la poignée de chercheurs restés au sec dans l’abbatiale – nous abritons comme nous pouvons sous le porche. Le vent a forci et rabat l’averse dans notre direction, mais nous ne nous laissons pas décourager et tirons sur nos cigarettes humides.
Sophie et Paul. Comme les personnages les plus célèbres de la littérature pour enfants. Comme dans la comtesse de Ségur. D’accord. Une coïncidence de plus. La semaine dernière, quand je l’ai rencontré pour la première fois au Starbucks de la gare Saint-Lazare, il s’appelait Gaspard et moi Pauline, mais nous l’avions fait exprès. Moi, en tout cas, je l’avais fait exprès.

Extrait
« J’ai remonté le train pour trouver un wagon tranquille. Le premier, tout au bout du quai, était presque vide, je me suis assis et j’ai sorti de mon sac à dos l’exemplaire des Petites Filles modèles que je venais d’acheter à la Fnac, en face de la gare. Je sais, ce n’est pas très professionnel, mais je n’avais pas encore eu le temps de le lire. Paris-Caen, une heure cinquante si tout va bien, je m’étais dit que ce serait suffisant.
De toute façon, ce qui comptait, c’était ce qui m’attendait là-bas, dans les réserves sacrées de l’IMEC, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine : les archives d’Eric Rohmer, le scénario manuscrit de son premier film, adapté des Petites Filles modèles de la comtesse de Ségur, premier film tourné à l’automne 1952, presque achevé, et jamais sorti.
Disparu. Comme tous les films auxquels j’ai décidé de consacrer ma thèse. Des images que je ne verrai jamais. Et que, dans le cas de Rohmer, presque personne, à l’époque, n’a vues. »

À propos de l’auteur
Julie Wolkenstein, née en 1968, enseigne la littérature comparée à l’Université de Caen. Les Vacances (2017) est son huitième roman. Elle a publié, toujours aux Éditions de Minuit: Le mystère du tapis d’Ardabil (2015) ; Adèle et moi (2013) ; L’Excuse (2008) ; Happy End (2005) ; Colloque sentimental (2001) ; L’Heure anglaise (2000) et Juliette ou la Paresseuse (1999). (Source : Éditions de Minuit)

Page Wikipédia de l’auteur 

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