Les corps solides

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En lice pour le Prix littéraire les Inrocks

En deux mots
Anna est victime d’un accident de la route au volant de sa camionnette-rôtissoire qui est son gagne-pain. Elle va alors se retrouver en grandes difficultés financières. Son fils Léo décide alors de l’inscrire à un jeu de télé-réalité pour remporter un véhicule de 50000 €. Elle va finir par accepter d’y participer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

On achève bien les mères célibataires

Les Corps solides, le nouveau roman de Joseph Incardona est une pépite, bien dans la lignée de La soustraction des possibles. On y suit Anna, essayant de se sortir de ses problèmes d’argent en participant à un jeu de téléréalité particulièrement cruel. Implacable.

C’est le genre de fait divers qui ne fait que quelques lignes dans le journal. Après avoir heurté un sanglier, une fourgonnette a fini dans le fossé avant de prendre feu. Aucune victime n’est à déplorer. Mais pour Anna qui vit seule avec son fils de treize ans dans un mobil-home en bordure d’un camping du sud-ouest, face à l’Atlantique, c’est un gros coup dur.
Elle survivait en vendant des poulets rôtis dans sa camionnette et cet accident la prive de tout revenu. Sans compter que l’assurance ne lui accordera aucun remboursement sous prétexte qu’elle consomme régulièrement du cannabis.
Elle a bien quelque 2000 euros en réserve, mais sa fortune s’arrête à ce mobil-home qu’elle n’a pas fini de payer et à une planche de surf, souvenir de ses années où elle domptait les vagues californiennes, où son avenir semblait plus dégagé, où avec son homme elle caressait l’envie de fonder une famille et avait mis au monde Léo.
Un fils qui surfe à son tour et essaie d’épauler au mieux sa mère, même s’il est constamment harcelé par Kevin et sa bande. Il travaille bien au collège, revend en douce le cannabis que sa mère a planté dans un coin du jardin et décide d’envoyer un courrier aux producteurs d’un nouveau jeu de téléréalité dont le gagnant empochera un SUV de dernière génération valant plus de 50000 €.
Mais quand Anna découvre le courrier lui annonçant sa sélection, elle enrage. Pour elle, il est hors de question de s’abaisser à cette exploitation de la misère humaine. Elle a assez à faire avec ses emmerdes, avec ce sentiment d’oppression. «Cette sensation que, où qu’elle regarde, des bouts d’humanité s’effritent comme les dunes de sable se font happer sous l’effet des tempêtes.»
Elle préfère continuer à trimer comme femme de ménage affectée à l’entretien des mobil-homes avant l’arrivée des touristes. C’est alors qu’un nouveau drame survient. Rodolphe, son fournisseur de volailles, a été acculé au dépôt de bilan et s’est pendu dans son poulailler. Et Pauline, sa compagne, lui fait endosser la responsabilité de ce geste ultime. « »Fous le camp ». Anna obéit. Elle avait besoin de ça, aussi. Besoin qu’on lui enfonce bien la gueule dans sa gamelle, qu’on lui fasse bien comprendre le rouage mesquin qu’elle représente dans la grande machine à broyer les hommes.»
C’est dans ce tableau très noir, que Joseph Incardona souligne avec son sens de la formule qui sonne très juste, que le roman va basculer dans l’horreur. Anna finit par accepter de participer au jeu pour tenter d’assurer un avenir à Léo, pour trouver davantage de stabilité. La règle du jeu en est on ne peut plus simple: les candidats doivent se tenir au véhicule et ne plus le lâcher. Le dernier à tenir a gagné.
On pense évidemment à On achève bien les chevaux de Horace McCoy, ce roman qui racontait les marathons de danse organisés aux États-Unis durant la Grande dépression et qui récompensait le dernier couple à rester en piste. Mais aujourd’hui, des dizaines de caméras filment en permanence les candidats, que le public se presse, que les réseaux sociaux jouent leur rôle de caisse de résonnance. Ce beau roman social, ce combat insensé d’une mère célibataire dénonce avec force les dérives médiatiques. Mais le romancier en fait aussi une formidable histoire d’amour, celle qui lie sa mère et son fils, et qui nous vaudra un épilogue étourdissant
Après La soustraction des possibles, superbe roman qui nous entraînait dans la belle société genevoise, Joseph Incardona confirme qu’il est bien l’un des auteurs phare de la critique sociale, aux côtés de Nicolas Mathieu ou encore Franck Bouysse.

Les corps solides
Joseph Incardona
Éditions Finitude
Roman
272 p., 22 €
EAN 9782363391667
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville au bord de de l’Atlantique, dans le Sud-Ouest.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Mettez l’humanité dans un alambic, il en sortira l’essence de ce que nous sommes devenus: le jus incolore d’un grand jeu télévisé. »
Anna vend des poulets rôtis sur les marchés pour assurer ¬l’essentiel, pour que son fils Léo ne manque de rien. Ou de pas grand-chose. Anna aspire seulement à un peu de tranquillité dans leur mobile-home au bord de l’Atlantique, et Léo à surfer de belles vagues. À vivre libre, tout simplement.
Mais quand elle perd son camion-rôtissoire dans un accident, le fragile équilibre est menacé, les dettes et les ennuis s’accumulent.
Il faut trouver de l’argent.
Il y aurait bien ce « Jeu » dont on parle partout, à la télé, à la radio, auquel Léo incite sa mère à s’inscrire. Gagner les 50.000 euros signifierait la fin de leurs soucis. Pourtant Anna refuse, elle n’est pas prête à vendre son âme dans ce jeu absurde dont la seule règle consiste à toucher une voiture et à ne plus la lâcher.
Mais rattrapée par un monde régi par la cupidité et le voyeurisme médiatique, a-t-elle vraiment le choix?
Épopée moderne, histoire d’amour filial et maternel, Les corps solides est surtout un roman sur la dignité d’une femme face au cynisme d’une époque où tout s’achète, même les consciences

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (QWERTZ – Francesco Biamonte)
A Voir A Lire (Cécile Peronnet)
Positive Rage
Blog Pamolico
Blog Nyctalopes
Blog Les livres de Joëlle
Blog K Libre
Blog Mon roman? Noir et bien serré

Les premières pages du livre
« 1. LA RONDE DES POULETS
Les phares de la camionnette éclairent la route en ligne droite. On pourrait les éteindre, on y verrait quand même, la lune jaune rend visibles les champs en jachère aussi loin que porte le regard. La nuit est américaine. La fenêtre côté conducteur est ouverte, il y a l’air doux d’un printemps en avance sur le calendrier.
De sa main libre, Anna tâtonne sur le siège passager et trouve son paquet de cigarettes. À la radio, une mélodie lente accompagne le voyage ; et quand je dis que la nuit est américaine, c’est qu’on pourrait s’y croire avec le blues, la Marlboro et l’illusion des grands espaces.
La cigarette à la bouche, Anna cherche maintenant son briquet. Elle se laisse aller à un sourire de dépit après la nouvelle perte sèche d’une journée avec si peu de clients. Demain, elle réchauffera le surplus de ses poulets et fera semblant de les avoir rôtis sur la place du marché. C’est comme ça qu’on étouffe ses principes, sous la pression d’une situation qui vous étrangle.
Qu’on étouffe tout court.
Sa tournée s’achève à nouveau sur un passif. Depuis le dernier scandale des volailles nourries aux farines animales bourrées d’hormones et d’antibiotiques, allez expliquer aux clients que votre fournisseur est un paysan local. Vraiment, Anna, tes fossettes et tes yeux noisette ? T’as beau faire, même les jeans moulants et les seins que tu rehausses avec un push-up canaille sous le T-shirt ne peuvent concurrencer les images du 20 Heures, celles de batteries de poulets soi-disant labellisés « rouge » qui se révèlent des pharmacies ambulantes.
Alors, quoi ? L’instant est paisible malgré tout. Parce que le soir, parce que cet air tiède dans tes cheveux ; parce que le soleil a pris son temps pour se coucher sur la Terre et céder la place à la lune. Tout à l’heure, à la maison, une bière glacée dans ta main, l’accalmie de la nuit — une trêve, avant de reprendre la route demain.
Mais avant tout ça, céder à l’envie impérieuse de cette cigarette, l’appel du tabac dans les poumons, ce qui meurtrit et fait du bien : trouve ce que tu aimes et laisse-le te tuer.
Le briquet, lui, est introuvable. Anna se rabat sur l’allume-cigare, le truc qu’on ne pense même plus à utiliser, mal placé sur le tableau de bord. Elle entend finalement le déclic et se penche au moment où le sanglier surgit sur la gauche ; l’animal est pris dans la lumière des phares, marque une hésitation. L’impact sourd évoque la coque d’une barque heurtant un rocher. Les semelles usées des baskets glissent sur les pédales, la camionnette fait une embardée et sort de route. À quatre-vingt-dix kilomètres-heure, le petit fossé latéral pas plus profond qu’un mètre fait pourtant bien des dégâts : le châssis du Renault Master et sa rôtissoire aménagée racle l’asphalte, ça fait des étincelles comme des allumettes de Bengale, la tôle se plie, le métal crisse, la double portière arrière s’ouvre à la volée et des dizaines de poulets sans tête se répandent sur la route.
Le fourgon s’immobilise.
Anna est assise de biais, la ceinture la retient et lacère son cou. Elle ressent une douleur vive à l’épaule. L’allume-cigare encore chaud roule par terre, tombe sur la chaussée par la portière qui s’est ouverte. Anna comprend, détache la ceinture et saute du camion. À peine le temps de s’éloigner en courant que le fourgon s’embrase, la ligne des flammes zigzague sur le bitume, mettant le feu aux poulets trempés d’essence, balises dans la nuit.
Alors qu’elle contemple le désastre, un souffle rauque la fait se retourner. Le sanglier gît sur le flanc, sa cage thoracique se soulève dans une respiration saccadée. Son œil noir et luisant la regarde tandis que son cœur se cramponne à la vie. Ton camion brûle, mais c’est moi qui meurs. Anna constate que c’est une laie qui doit peser ses quatre-vingts kilos, peut-être a-t-elle des petits quelque part. Elle devrait tenter quelque chose pour la sauver, mais il y a la peur et le dégoût que lui inspire l’animal blessé. La gueule de la laie semble s’étirer dans un sourire. Anna s’agenouille, pose une main sur son ventre comme pour l’apaiser, le poil est humide de sueur. La laie tente de la mordre, Anna s’écarte et s’éloigne de la bête.
Elle se rend compte alors que la cigarette jamais allumée est encore coincée entre ses lèvres.
C’est pas une bonne raison pour arrêter de fumer, Anna ?
Anna se tourne vers les flammes qui montent haut vers le ciel. Au loin, un gyrophare pointe dans sa direction. Elle est seule avec sa cigarette tordue entre les lèvres. Elle pense à ses affaires restées à l’intérieur : téléphone, clés, papiers.
Sur le flanc de la camionnette en train de se consumer, Anna peut encore lire ce qui faisait sa petite entreprise depuis cinq ans, le crédit à la consommation, les réveils à l’aube, les milliers de kilomètres parcourus ; elle lui avait choisi un joli nom un peu naïf, peint en lettres rouges sur fond blanc.
Et pendant un bon moment, ça avait marché :
La Ronde des Poulets.
*
Il a regardé la télé le plus longtemps possible — le Nokia à portée de main sur le canapé au cas où elle rappellerait, luttant contre le sommeil, laissant la lumière de la kitchenette allumée. Mais quand la voiture approche du bungalow, il se réveille en sursaut. La petite horloge au-dessus de l’évier indique minuit trente. Il éteint la télé et se précipite à l’extérieur. Son épaule heurte l’encadrement de la porte.
La fourgonnette de la gendarmerie s’arrête devant la pergola dont la charpente sommaire est recouverte d’une bâche en plastique verte.
« Maman ! »
Anna n’a pas encore refermé la portière, accuse le choc du corps de son fils contre le sien. Elle le serre dans ses bras, passe une main dans ses cheveux épais et noirs : « Tout va bien, Léo, tout va bien. »
Les deux gendarmes regardent la mère et le fils en silence. Le moteur de leur fourgon tourne au point mort, la lueur des phares éclaire la forêt de conifères dans le prolongement du bungalow. Anna semble se souvenir d’eux, se retourne.
« Merci de m’avoir ramenée. »
Celui qui est au volant la regarde avec insistance :
« Y a pas de quoi, on va en profiter pour faire une ronde dans le coin. N’oubliez pas d’aller chercher les formulaires à la préfecture pour refaire vos papiers. »
Le gendarme lui adresse un clin d’œil avant de s’éloigner en marche arrière, masquant sa convoitise par de la sollicitude.
Connard.
Anna franchit le seuil du bungalow derrière son fils. Elle ne referme pas la porte, à quoi bon, le monde est toujours là, et l’intérieur sent le renfermé. Le garçon sort du frigo les deux sandwichs qu’il lui a préparés. Thon-mayonnaise, avec des tranches de pain de mie. Et une bière qu’il s’empresse de décapsuler. Il n’oublie pas la serviette en papier.
« Merci, mon lapin. »
Il n’aime plus trop le « mon lapin ». Anna le sait, ça lui échappe encore. Pour une fois, Léo ne réplique pas. Il a 13 ans, le docteur dit qu’il est dans la moyenne de sa courbe de croissance. Mais, à force de se prendre en charge, il est devenu plus mûr que son âge. Cela n’empêche : elle voit bien qu’il a sommeil et fait un effort pour lui tenir compagnie.
« Hé, Léo. Tu peux aller te coucher, tu sais ?
— Ça va, maman ? Tu n’as rien, alors ?
— Juste un peu mal à l’épaule, c’est supportable.
— Faudrait voir un médecin, non ?
— Quelques cachets suffiront.
— Et La Ronde des poulets ?
— Partie en fumée… »
Ça semble le réveiller tout à fait :
« Tu m’as rien dit !
— Je voulais pas t’inquiéter.
— Merde, maman.
— Pas de gros mots. L’assurance va nous aider de toute façon.
— C’est pas ça, tu aurais pu mourir brûlée ! »
Léo la fixe maintenant comme si elle était une survivante.
« Comment c’est arrivé ?
— Un sanglier.
— Ah ouais ?!
— J’ai ma bonne étoile, aussi.
— Sans blague.
— Le camion est dans le fossé, mais moi je suis vivante. La chance, c’est aussi quand on manque de pot. »
Anna mord dans son sandwich. Elle n’a pas faim, mais ne veut pas décevoir son fils qui a pensé à son dîner.
« Va te coucher, maintenant. On reparle de tout ça demain, d’accord ? »
Ils s’embrassent et Léo referme la porte de sa chambre derrière lui. Elle hésite à lui rappeler de se brosser les dents, laisse tomber.
Anna sort sous la véranda, emportant la bouteille de bière et une petite boîte métallique qu’elle range dans le placard des disjoncteurs. La lune a passé son zénith. Les arbres grincent sous la brise comme les mâts d’un voilier, des aiguilles de pin s’accrochent à ses cheveux qu’elle retire d’un geste machinal.
Le transat vermoulu plie sous son poids. Anna ouvre la boîte, prend un des joints préparés à l’avance et l’allume. Après deux bouffées, son épaule va déjà mieux. Elle voudrait faire le vide dans sa tête, mais une montée d’angoisse grandit dans la nuit claire, une ombre capable de voiler l’éclat de la lune : si elle était morte dans cet accident, Léo aurait fini à l’Assistance. Il n’a personne d’autre qu’elle, et cette pensée suffit à l’écorcher vive. Son fils n’hériterait que de ce mobile home dont il reste à payer deux ans de crédit.
C’est-à-dire, rien.
Oui, tu as eu une sacrée veine, Anna.
Tu es vivante.
Elle tire une nouvelle bouffée de cette herbe qu’elle cultive dans un coin du potager. L’apaisement du corps arrive plus vite que celui de l’âme. En réalité, il nous manque la suite du précédent dialogue entre la mère et le fils, une sorte de coda. Ce qui la fait dériver vers une intuition anxiogène : au moment où elle ouvrait le placard pour prendre son herbe, Léo était ressorti de sa chambre et lui avait demandé ce qui se passerait maintenant.
« Je vais rester quelques semaines à la maison, le temps que l’assurance me rembourse et que je trouve un nouveau camion. »
Léo avait souri : « C’est pas si mal, je te verrai plus souvent. Encore une chance dans la malchance.
— Tout ira bien, mon lapin.
— Mon poulet, tu veux dire ! »
Les deux avaient ri.
Mais à présent qu’elle est seule sous la lune, la promesse faite à son fils a perdu de sa force.
Anna est moins confiante.
Anna doute.
Quelque chose lui dit que les emmerdes ne font que commencer.

2. POISSONS D’ARGENT
Le lendemain, dimanche, un vent d’autan récure le ciel des dernières scories de l’hiver. La lumière vive du jour nous permet de mieux voir le bungalow où vivent Anna et Léo, un de ces mobiles homes fournis en kit et posés sur des rondins. Bardage en vinyle, gouttières en plastique, toiture en goudron. Anna a ajouté une pergola et, dans le prolongement de la maisonnette, installé une remise et un auvent toilé où elle garait sa camionnette-rôtissoire. Le potager derrière l’étendoir à linge a été désherbé, prêt à recevoir ses semis.
Le bungalow est le dernier d’une trentaine disposés en lisière du camping municipal, là où le chemin sablonneux se termine en cul-de-sac. Seul un quart sont habités à l’année. On les reconnaît parce que ce sont les mieux aménagés et que, généralement, ils sont fleuris. Surfeurs, retraités et marginaux pour l’essentiel. Une clôture sépare les habitations du reste de la forêt qui s’étend sur des milliers d’hectares.
L’intérieur du mobile home est divisé en trois parties : aux extrémités, les deux chambres ; au centre, une mini-cuisine aménagée, un petit séjour et la salle de bains. Un peu plus de trente-cinq mètres carrés au total.
Assis sur le sofa en velours rouge usé, Léo jette un œil sur le calendrier des marées. Il se dit merde, ce serait trop con de ne pas y aller ce matin, et sort par la porte-fenêtre rejoindre sa mère dans le potager. Il se risque pieds nus sur le grépin, grimace à cause des aiguilles piquant sa peau.
Agenouillée, Anna creuse la terre avec une truelle. Ses cheveux longs agités par les rafales de vent masquent son visage.
« Tu plantes déjà des trucs ?
— Hein ? Non, je déterre. »
Un tas de terre grossit près d’elle au fur et à mesure qu’elle racle les entrailles du potager.
« Sauf que je ne sais pas si c’est exactement là, dit-elle.
— T’as caché un trésor ? », plaisante Léo.
Plusieurs monticules font penser qu’une taupe géante serait passée par là. Léo regarde autour de lui, heureusement le premier voisin vit dans la rangée suivante du lotissement. Aucun risque qu’il puisse voir que sa mère est barjo.
« Maman, le coefficient des marées est bon et le vent souffle de terre.
— Ouais, et alors ?
— Je pourrais aller surfer. »
Anna s’interrompt, ses bras sont couverts de terre noire et grasse jusqu’aux coudes. Elle regarde son fils.
« C’est le jour idéal pour débuter la saison », insiste Léo.
Anna se remet à creuser.
« Je pense pas que tu rentres dans ta combi de l’an passé.
— Pas grave si elle me serre. Et puis, j’ai pas dû grandir autant que ça.
— J’ai mal à l’épaule.
— À voir comme tu creuses, on dirait pas. Allez, on y va !
— J’ai pas la tête à ça.
— S’il te plaît, maman… »
Le bout de la pelle heurte quelque chose de dur. Anna sourit.
« Enfin ! Je savais qu’il était là, putain !
— Maman… Mais qu’est-ce que t’as ?
— J’ai plus de boulot, et toi tu me parles de surf. »
Anna sort de terre un pot fermé par un couvercle, le verre sale masque ce qu’il contient. Anna dégage ses cheveux du revers de la main, barbouille son front sans le vouloir. Elle plante sa truelle dans la terre et se dépêche de retourner au bungalow. Léo soupire et va chercher son matériel dans la remise.
Anna rince le pot sous le robinet de l’évier, l’essuie avec un torchon. Elle doit y mettre toute sa force pour réussir à l’ouvrir. Elle renverse son contenu sur le plan de travail. Les billets tombent par grappes silencieuses.
Léo revient à ce moment-là, vêtu de sa combinaison en néoprène.
« Regarde, tu vois qu’elle me va encore et… C’est quoi, ce fric ?!
— Tu sais bien que je crois pas aux banques.
— Il y a combien ?
— Deux mille trois cents euros exactement. De quoi payer mes poulets à Rodolphe et tenir en attendant les sous de l’assurance. C’est sûr qu’on mangera plutôt des pâtes que de la viande, mais bon, ça devrait le faire.
— On s’en fiche, j’adore ça. Et les sucres lents, c’est bon pour le sport, non ? »
Anna examine son fils vêtu de sa combinaison intégrale qui remonte sur ses avant-bras et ses chevilles. Elle voit les épaules qui s’élargissent, l’ombre de moustache sur sa lèvre supérieure, le petit homme qu’il devient.
« Il est de combien le coef’ déjà ?
— Soixante-cinq.
— Et la période ?
— Dix.
— Un vent offshore, tu dis ? »
Il a un beau sourire, Léo, il faut le voir.
*
Léo a sorti sa planche de la remise — un modèle fish avec l’arrière en forme de queue de poisson —, l’a calée sur le support de son vieux mountain bike. Anna l’attend sur son vélo, et les deux se mettent en route. Léo a déroulé sa combinaison à la taille, son dos se réchauffe au soleil. Sous le T-shirt, Anna a enfilé son maillot pour son premier bain de l’année.
Ils descendent le chemin menant à la plage, cadenassent leurs vélos près du parking. La plupart des voitures sont celles de citadins venant à l’océan pendant le week-end. Les touristes ne sont pas encore là. De toute façon, il leur suffirait de pédaler un moment vers le nord, et ils trouveraient des spots déserts. Mais, à cette saison, pas besoin de se tracasser à vouloir s’isoler sur la centaine de kilomètres de plage à disposition.
Léo transporte sa planche sous le bras. Anna se charge du sac à dos contenant les serviettes-éponges et la bouteille d’eau. Ils remontent l’allée centrale menant aux caillebotis qui traversent les dunes. Les deux rangées de restaurants, bars et commerces, sont encore fermées. Le bruit court que certains ont fait faillite et ne rouvriront pas. Anna songe alors à sa situation et son visage s’assombrit ; elle ralentit le pas, laisse son fils prendre un peu d’avance pour qu’il ne perçoive pas son trouble.
Léo passe devant un groupe d’adolescents, certains ont leurs planches, d’autres pas. Il les salue, l’un d’eux lui fait un doigt d’honneur, et tous s’esclaffent. Léo baisse la tête et continue tout droit.
Anna passe à son tour devant eux.
« La moindre des choses serait de répondre quand on vous dit bonjour.
— Elle veut quoi la pétasse ? »

Extraits
« À nouveau, ce sentiment d’oppression. Cette sensation que, où qu’elle regarde, des bouts d’humanité s’effritent comme les dunes de sable se font happer sous l’effet des tempêtes. » p. 60-61

« « Fous le camp ». Anna obéit. Elle avait besoin de ça, aussi. Besoin qu’on lui enfonce bien la gueule dans sa gamelle, qu’on lui fasse bien comprendre le rouage mesquin qu’elle représente dans la grande machine à broyer les hommes. » p. 109

À propos de l’auteur
INCARDONA_joseph_©DRJoseph Incardona © Photo DR

Joseph Incardona a 50 ans, il est Suisse d’origine italienne, auteur d’une douzaine romans, scénariste de BD et de films, dramaturge et réalisateur (un long métrage en 2013 et plusieurs courts métrages). Ses derniers livres, Derrière les panneaux, il y a des hommes (Finitude 2015), Grand Prix de littérature policière, et Chaleur (Finitude 2017), Prix du polar romand, ont connu un beau succès, tant critique que public. (Source: Éditions Finitude)

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Et mes jours seront comme tes nuits

GUILLAUD_et_mes_jours_seront

  RL_Hiver_2022  coup_de_coeur

En deux mots
Hannah se rend tous les jeudis à la prison pour retrouver Juan, l’homme qu’elle aime. L’artiste peintre, rencontré à Tanger et avec lequel elle avait partagé sa passion amoureuse, purge une peine de cinq ans. Au fil des semaines, elle a de plus en plus de mal à supporter sa solitude.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La musicienne, le peintre et la prison

Avec ce troisième roman, Maëlle Guillaud confirme son talent à sonder les tréfonds de l’âme humaine. En racontant les tourments d’Hannah, qui se rend tous les jeudis à la maison d’arrêt, elle nous livre une histoire de passion, avec tous les démons qui rôdent autour.

Voilà maintenant trois ans qu’elle suit le même rituel. Prendre le train puis le bus, en espérant qu’il n’y aura pas de retard, pour arriver devant la porte de la maison d’arrêt. Tous les jeudis Hannah va voir Juan, l’homme qu’elle aime. «Toutes les semaines à présent, une journée lui est dérobée. Elle s’agace souvent de ces interruptions, de ces interminables traversées qu’elle s’impose pour retrouver Juan. Lui ne lui demande rien. « Ne viens que si tu peux. Et si tu ne viens pas, je comprendrai ». C’est faux, elle le sait, il se raccroche à elle parce qu’elle représente leur passé et leur avenir. Et qu’en détention l’avenir se pare d’une superstition mystique.»
Leur passé, ce sont des souffrances, des drames. Hannah a perdu ses parents, morts dans un crash aérien alors qu’elle avait huit ans. Puis plus tard, elle perdra ses grands-parents et se retrouvera seule. Sa bouée de secours aura été la flûte traversière que son père lui a offerte après un concert qui l’avait enthousiasmée. «Ce qu’elle avait compris à leur mort, c’est que l’instrument serait son plus fidèle compagnon, celui qui remplirait le vide. La propulserait dans une autre réalité. La ferait voyager dans le temps, les espaces, les sentiments. La rendrait vivante, l’élèverait vers un ailleurs inaccessible aux autres. La musique avait été une révélation. Une soif de beauté, une vibration intérieure qu’elle ne pouvait combler autrement.»
Pour Juan, cela avait été la découverte que ses parents, grands-parents et leurs amis étaient des franquistes qui continuaient à vouer un culte au Caudillo, avec tous les relents nauséabonds d’extrême-droite véhiculés par cette idéologie.
Si, lors de la soirée où il leur avait présenté Hannah, il n’avait pu surprendre les mots prononcés par son père, «Une musicienne. Juive, en plus. Il nous aura vraiment tout fait!», il aura tout de même violemment rompu les ponts, s’enfuyant avec Hannah.
C’est à Tanger qu’ils avaient fait connaissance, une ville faite de mirages où «on vient traquer des souvenirs qui n’ont pas eu lieu». C’est là qu’elle avait découvert l’atelier de Juan, ses toiles, son talent, sa capacité à transcender ses démons dans des aplats de noir, un peu à la manière de Soulages. C’est là aussi qu’elle avait ressenti la puissance de son désir. Qu’ils s’étaient liés, qu’ils avaient imaginé leur vie à deux. C’est là aussi qu’elle avait fait la connaissance de Nessim, l’ami d’enfance de Juan, celui avec lequel il s’était encanaillé, celui qui allait le faire plonger.
Maëlle Guillaud, créatrice du prix Monte Cristo en 2019 en partenariat avec la maison d’arrêt de Fleury Mérogis, rend parfaitement la douleur de l’absence, le poids de plus en plus lourd de la solitude, le vertige du manque. «Juan lui manque. Elle enfouit son nez dans son oreiller. Il sent la lessive, elle projette, ravive sa mémoire, mais l’odeur de Juan s’est estompée comme la buée sur une vitre, et Hannah se laisse submerger par les larmes. (…) Elle pleure l’absence de Juan, l’amour qui s’est échappé derrière les barreaux, elle pleure sa jeunesse qui n’a pas duré, le temps qui file et lui arrache les êtres aimés, elle pleure les nuits tourmentées et les aubes claires.»
Au fil des pages, on va découvrir les raisons de l’incarcération et tous les sentiments qu’elles engendrent. Tous ces démons qui gravitent autour de leur amour et qui les brûlent, la jalousie, la convoitise, la trahison, la culpabilité.
Après Une famille très française et Lucie ou la vocation, Maëlle Guillaud donne ici une nouvelle preuve de son talent.

Et mes jours seront comme tes nuits
Maëlle Guillaud
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
190 p., 17,50 €
EAN 9782350877815
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé au Maroc, à Tanger ainsi que dans une ville qui n’est pas nommée, à quelques kilomètres d’une prison. On y évoque aussi un voyage à Rome et d’autres séjours à Lisbonne, Londres et Venise.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand ne restent que les souvenirs
« Le jeudi, c’est la cérémonie des retrouvailles. Dans quelques heures, elle pourra le voir, le toucher. Il lui racontera ces heures qui s’étirent, la promiscuité et le bruit incessant. Infernal. C’est le premier mot qu’il avait choisi pour décrire ce chaos ambiant. »
Dans le RER qui la conduit à la maison d’arrêt, Hannah ne peut s’empêcher de penser à tout ce qu’elle a perdu. Elle songe à celui qu’elle aime plus que tout malgré la trahison, et qu’elle va retrouver au bout du trajet. À ses fantômes qui l’habitent et l’escortent depuis si longtemps. À Tanger, ville lumière cernée par les ombres inquiétantes. Heureusement, il y a son art, la musique, qui l’aide à tenir debout et à combler les vides. Mais jusqu’à quand ? Hannah comprendra-t-elle qu’elle se doit d’ouvrir les yeux ?
Brillamment construit sur un jeu d’aller-retour entre le passé et le présent de l’héroïne, Et mes jours seront comme tes nuits, affronte le deuil et l’enfermement avec une puissance émotionnelle tout en retenue où le refus de la vérité devient le plus beau cri d’amour.

Les critiques
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Le Télégramme

Les premières pages du livre
« – 1 –
Quand Hannah ouvre les yeux, la première chose qu’elle aperçoit, c’est la lune. Son corps est endolori par le froid. Sous ses doigts, le drap râpeux d’avoir été trop lavé. Sur sa poitrine, un poids. Les battements de son cœur s’accélèrent. Elle tourne la tête. Pendant une fraction de seconde, elle se demande où elle est, puis se souvient. Dans leur appartement. Elle a oublié de fermer la fenêtre, et c’est le vent qui l’a réveillée. Aujourd’hui, c’est le jour de Juan. Tous les jeudis, elle le retrouve. À chaque inspiration, une pointe acérée lui troue la poitrine. Le manque. L’attente. Et ce trop-plein, chaque fois déçu. Les heures qui fondent, trop à se dire et si peu de temps. Elle pose une main sur son ventre pour se calmer. En fermant les yeux, elle peut voir le visage de Juan sur l’oreiller, l’empreinte de son corps sur le drap. Un silence épais l’enveloppe, l’air a un parfum minéral. Celui du vide. Les réveils sont les plus durs, songe-t-elle. La nuit, elle sent son souffle sur sa nuque, son odeur, sa peau contre la sienne. L’aube la ramène à la solitude et, de Juan, il ne lui reste alors que des fragments, des rêves émiettés et la pesanteur d’un quotidien sans lui.

– 2 –
Le jeudi, c’est la cérémonie des retrouvailles. Devant sa penderie, une tasse de café à la main, elle hésite sur la tenue. Elle vide sa tasse. Le goût du café sur ses lèvres, et c’est celui de la bouche de Juan qui lui manque. Dans quelques heures, elle pourra le voir, le toucher. Il lui racontera ces heures qui s’étirent, la promiscuité et le bruit incessant. Infernal. C’est le premier mot qu’il avait choisi pour décrire ce chaos ambiant. Tous ces corps trop près du sien, ces odeurs tenaces et le ronronnement des mots dans sa tête. Ces histoires qu’il se raconte, ces phrases qu’il ne prononce que pour lui-même parce que, là où il est, on partage trop pour ne pas préserver l’essentiel. La fierté, la dignité. Hannah, ce sont les histoires qu’elle étouffe à l’intérieur d’elle-même.
Elle commence à se maquiller pour dissimuler les premières griffures du temps, d’inquiétude. Semaine après semaine, elle poudre ses joues, redessine ses yeux et ses lèvres. Un masque qu’elle sculpte pour présenter le visage d’une femme plus forte, plus combative. Capable d’affronter cette réalité-là.
Depuis trois ans, elle apprend à se rendre invisible. Depuis trois ans, elle a renoncé aux bottines ou aux soutien-gorge aux baleines arrogantes qui déclenchent l’alarme et attirent l’attention des gardiens. Le regard des hommes sur elle l’a toujours rassurée, mais là-bas, il lui est insupportable. Si seulement une fois, rien qu’une, elle pouvait franchir le système de sécurité sans provoquer la moindre alerte. Parvenir à faire abstraction est le plus compliqué. Ne pas donner prise, et surtout ne rien laisser de soi. Passer comme un souffle, celui qui ramène Juan à son individualité.
Quand il lui avait parlé de son numéro d’écrou, ça l’avait glacée. Il avait souri quand elle lui avait demandé si on l’appelait par cette série de chiffres. Quand même pas. Mais pour cantiner, pour voir un médecin, pour n’importe quelle demande, il faut l’inscrire. Sans lui, on n’est personne. Elle avait ressenti une coulée acide dans l’estomac. Pour le reste, on m’appelle par mon nom de famille. Désormais, Hannah prononce son prénom avec volupté. Il lui est réservé.

– 3 –
Vous n’êtes pas à la bonne entrée. Ici, c’est pour les administratifs. Vous devez aller au centre d’accueil. Et laisser votre portable dans un casier. Ces phrases, ce sont celles qui ont accueilli Hannah lorsqu’elle est venue la première fois. Elle ne comprenait pas. Où ça ? Quel casier ? Énervée, les mains moites, Hannah s’y était prise à trois fois sans réussir à le verrouiller. Comme à la piscine. Une femme avait refermé le sien d’un coup sec et s’était approchée pour l’aider. On s’habitue, vous verrez. Hannah n’en avait aucune envie. Autour d’elle, des bribes de phrases, les mots revenaient, conditions de détention, demandes de permission, difficultés de l’accès aux soins, procédures interminables avec les avocats. Et celle qu’elle redoutait le plus, Il a fait quoi le vôtre ? Hannah avait remercié et était repartie sans répondre. Ne pas se mélanger, ne pas banaliser la situation. Son orgueil, cette sensation d’étrangeté qu’elle éprouvait, elle refusait de les laisser retourner aux limons fangeux dont sa vanité les avait extirpés. Parce que s’habituer signifierait accepter, et que sa douleur s’était calcifiée autour de sa colonne vertébrale.
Un haut-parleur égrenait les noms des visiteurs. En attendant d’entendre le sien, Hannah s’était assise à l’écart, son sac sur les genoux. Rien de ce qu’elle avait lu sur Internet ne coïncidait avec ce qu’elle découvrait. Pourtant elle s’était préparée pour cette visite comme pour un entretien d’embauche. De la prison, elle visualisait la structure en escargot dépliée sur plusieurs hectares, et les cinq bâtiments d’hommes. Elle connaissait tous les chiffres. Le nombre de surveillants, de cellules, de places et de prisonniers. 2 000. Presque 2 900. 4 500. Ces chiffrent dansaient dans sa tête, devenaient tangibles. Elle avait une peur viscérale du monde dans lequel elle allait pénétrer, du quotidien de Juan. De cet univers clos, de ces portes qui ne s’ouvrent que si le gardien les déverrouille. Elle, qui n’était pas claustrophobe, tremblait à l’idée de ne plus pouvoir sortir de là. La veille, elle avait nettoyé leur appartement de fond en comble. Lavé les vitres, changé les draps. Pour se retrouver dans un cocon de douceur et déjouer la peur dès qu’elle rentrerait. Puis la honte l’avait accablée.
Elle avait découvert la lourdeur du protocole. En chaussettes, les pieds glissants dans des sur-chaussures en plastique, elle avait obéi en silence au gardien qui exigeait qu’elle retire le collier de Juan. Le bijou faisait sonner la machine. L’alarme avait affolé Hannah. Rarement elle s’était sentie aussi vulnérable qu’en cet instant. Aussi décalée. Un mélange de peur et d’indignité. Elle n’avait rien à faire là. Elle n’appartenait pas à ce monde, n’avait jamais commis la moindre infraction, avait un sens aigu de l’interdit et, face à la file de visiteurs devant elle, elle avait eu envie de s’enfuir. En passant sous le portique de détecteur de métaux, tandis que son sac glissait sous les rayons X, elle en avait profondément voulu à Juan de lui faire subir cette épreuve. L’autorité pesait comme une chape de plomb, les règles de sécurité étaient pires qu’à l’aéroport, le dépaysement, incomparable. Elle avait eu l’impression d’entrer dans un camp militaire.

– 4 –
L’empreinte de nos pas est déjà creusée dans la terre que nous n’avons pas encore foulée. Cette phrase de sa grand-mère, Hannah se la répète en s’engouffrant dans le couloir de la maison d’arrêt. Elle pense à tous les kilomètres de bitume qu’elle parcourt chaque semaine pour rejoindre Juan, au bitume sous ses pas à lui. Est-ce que tout est écrit ? Est-il gravé quelque part que Juan allait faire basculer leur vie dans cet enfer ? Elle préfère chasser de son esprit l’erreur qui l’a conduit ici, l’oublier, et ne plus ressentir cette amertume en elle.
Devant Hannah, une grille. Elle pose la main dessus. Ce même réflexe inutile. Elle ne s’habitue pas. Le claquement la fait sursauter. Elle est à fleur de peau, comme à chaque visite. Pour se calmer, elle respire en gonflant le ventre comme lorsqu’elle joue de la flûte, et pense au chant du muezzin, la prière de là-bas, là où le soleil glisse sur les terrasses et les éclabousse de sa lumière crue. Tanger, son paradis perdu.
Et Juan, à quoi pense-t-il quand les instants deviennent trop lourds ? C’est toi que j’ai envie d’écouter, lui dit-il chaque fois. Parle-moi de tes journées, de tes collègues, de ce que vous jouez, fais-moi rêver. Alors Hannah imite le sérieux du chef d’orchestre, ses doigts s’agitent dans l’air poussiéreux et elle fredonne à voix basse, rien que pour lui, les nouveaux morceaux qu’ils répètent. Tout plutôt que de laisser le silence s’installer, avec ce malaise qui l’accompagne. Comme ces nombreuses silhouettes autour d’eux, et l’absence d’intimité. La nouvelle vie de Juan trace un sillon dans leur histoire. Ils sont désaccordés. Ils n’ont que quarante-cinq minutes, pas une de plus, pour retrouver la note juste et s’extraire de ce cadre trop gris. Austère, froid, monochrome. Quand certains aveux sont trop pénibles, ils font semblant, se sourient, dissimulent la souffrance qui leur grignote le ventre. Cette souffrance qui me recouvre comme une carapace, songe Hannah. Une tortue, voilà ce qu’elle est devenue. Le chagrin ne se dompte pas, et l’analyser ne protège ni des souvenirs qui l’enserrent ni de cette réalité insidieuse. Sa violence ripe comme une lame le long de son corps.

– 5 –
Quand Juan parle, elle ne voit que ses yeux. Son visage dévoré par ses pupilles marron, noyées de lassitude. Ses joues se sont creusées. Sa voix rauque se raconte, comme on se confie à soi-même.
« Ici, tout est absurde. Le crissement des chariots sur le ciment, le claquement des fermetures automatiques, le passage des gardiens réglé comme du papier à musique. 5 h 30, 7 heures, 11 h 45, 13 heures, 16 heures, 17 heures, 19 heures. Tous les jours. Et à chaque passage, la lumière qu’ils allument. Les relents d’oignon et de chocolat quand les gars cuisinent sur leurs petites plaques chauffantes. »
Ce que Juan ne dit pas, c’est que ces odeurs lui font penser aux mauvaises herbes qui poussent entre les failles du béton, comme les souvenirs d’un ailleurs, d’un autrefois. À l’extérieur. Qu’il laisse ses codétenus cuisiner parce que c’est plus simple. Parce qu’il ne veut rien trahir de lui-même, ne rien exprimer, par crainte de ne plus pouvoir s’arrêter. Se livrer, c’est mourir un peu. Mener un combat contre le sort, même illusoire, c’est rester vivant. Même s’il sait que c’est faux, il se répète qu’il sortira bientôt d’ici d’une manière ou d’une autre.
« Les tensions permanentes, les guerres de clans. La dernière, c’était les Tchétchènes contre les banlieusards. Et les passages à tabac pour rien.
– Et toi ? demande-t-elle, soudain oppressée.
– Moi ? »
Il sourit en frottant ses joues mal rasées.
« Moi, je me tiens à l’écart. »
Il poursuit son récit et elle l’écoute sans l’interrompre. Elle voit sous ses yeux défiler la cruelle douceur des jours enfuis. Quand elle croyait à leur bonheur et qu’il lui mentait déjà. Mais il l’aimait. Il l’aime encore. Elle le sait.
« Un fils d’avocat et ancien étudiant en droit derrière les barreaux, c’est d’un cynisme ! Et dire que, pendant longtemps, j’aurais fait n’importe quoi pour plaire à mon père. Pour qu’il soit fier de moi. Que je retrouve cet éclat dans son regard quand il s’intéressait encore à moi, et m’emmenait les week-ends dans les musées. »
Carlos, tendre ? Hannah ne l’a vu qu’une fois, mais elle a gardé l’impression d’un homme brutal, rigide, un homme sans effervescence de cœur. Que cet homme puisse se passionner pour l’art demeure un mystère pour elle.
« Il m’expliquait que les émotions se traduisent par la couleur, mais que la profondeur d’un tableau vient de sa lumière. Que le réalisme n’est pas une copie de la réalité, mais le résultat d’une vision, d’une exploration du monde. Que la naïveté peut être la plus suprême des sagesses. Semaine après semaine, il m’ouvrait les portes d’un monde merveilleux. Sauf que c’était du vent. Certainement pas l’encouragement d’une vocation. Il voulait que son fils fasse du droit, j’ai obéi et je me suis noyé. Jusqu’au jour où j’ai balancé mes cours et transformé mon bureau en atelier. Quand mon père l’a découvert, il m’a jeté dehors. Déclassé, voilà ce que j’étais devenu à ses yeux. Déclassé avant d’être renié. »
Une image vénéneuse foudroie Hannah. Juan avocat. Juan loin de cette cellule. Juan qui n’aurait pas gâché leur vie. La colère roule dans ses veines. Elle se recroqueville au fond de son siège. Autour d’eux, des éclats de voix, des tensions. Elle, elle reste impassible. Si elle laisse ses ressentiments affluer, ils déborderont. Rien ne l’effraie plus que le chaos et les regrets. Juan a besoin d’elle, alors elle écoute et se tait.

– 6 –
Un autre jeudi gris. Le ciel, les murs du parloir, et le visage de Juan.
« Ici, le silence n’existe plus. Au début, j’attendais la nuit avec impatience. M’isoler enfin. Être seul dans ma tête. Mais c’est un leurre. La nuit, personne ne dort vraiment. On piétine dans 9 m2, on tourne sur soi-même au milieu des vagues de haine et de désespoir. Alors j’ai fini par faire comme les autres. J’ai commencé à regarder la télévision presque toutes les nuits. La tête vidée par les images qui défilent sur l’écran. Un gavage de sons, de musique et d’histoires pour ne surtout pas penser à la mienne. À la nôtre. »
Il baisse les yeux. A du mal à soutenir son regard. Il culpabilise. Se répète que ce devait être la dernière livraison, et qu’elle a mal tourné. Pas de chance. Mais il est trop tard.
« Tu sais comment on appelle la télé, ici ? »
Hannah secoue la tête.
« L’aquarium. »
Ils se sourient.
« Je me concentre sur les couleurs, les acteurs pour ne plus entendre les hurlements, les coups sur les portes. Les têtes qui se fracassent contre les murs, les pleurs qui s’échappent. Toute cette rage qui se déverse soir après soir, c’est assourdissant. Et puis, il y a les nouveaux. Ceux qui viennent de l’extérieur et qui en ont encore l’odeur sur leur peau, le regard pur.
– Comment ça, pur ?
– Pas encore voilé par l’amertume. À chaque nouveau venu dans la cellule, faut s’adapter. Retrouver l’équilibre, à deux, à trois. Le passage de l’extérieur à l’intérieur est tellement brutal… Essayer de rendre l’insupportable viable pour éviter le déferlement de violence. Si tu rêves trop, si tu penses trop à ta vie d’avant, tu craques et tu te tues. »
Elle frémit d’effroi, n’ose pas lui poser la question. Non, jamais Juan ne ferait une chose pareille. Il ne l’abandonnerait pas. Pas complètement. Elle pose sa main sur la sienne, et la serre de toutes ses forces.

– 7 –
Le passage de l’extérieur à l’intérieur est tellement brutal… Hannah repense aux mots de Juan. Elle a envie de lui dire que le cheminement inverse n’est pas facile non plus, mais elle n’en a pas le droit. Quand on est dehors, on ne se plaint pas. Pas envers les détenus. Alors elle se tait, sa mâchoire se crispe. Elle guette ses confidences, les appréhende, les encaisse, et les mots s’ancrent en elle et l’abîment. Elle ferme les yeux, se dit qu’il faudrait penser à autre chose, trouver un dérivatif au chagrin, un exutoire à toute cette eau boueuse.
La soirée des parents de Juan lui revient à l’esprit. Cette soirée qui l’avait rendue si nerveuse. Elle les rencontrait pour la première fois. Juan et elle n’habitaient pas encore ensemble. Ils en étaient aux prémices de leur histoire. Juan avait voulu profiter d’une fête que ses parents organisent chaque année. Ce sera moins protocolaire.
Les bougies éclairaient le salon d’une lumière spectrale, la musique était trop forte. Il y avait un monde fou. Partout. Des bruits de verres qui tintent et des femmes aux rires aigus. Des hommes au regard trouble, avec à leurs bras des créatures aux jambes interminables et aux tenues spectaculaires. L’air était électrique et Juan avait disparu. Était-il sur la terrasse ? Près de la baie vitrée entrouverte, elle avait entendu la voix de Carlos : « Charmante, mais sans grand intérêt. »
Hannah s’était approchée. Devant elle, le dos massif du père de Juan. Il était légèrement tourné vers son interlocuteur qu’Hannah ne pouvait voir. Le bruit de la musique couvrait les mots de l’autre, mais ceux de Carlos lui parvenaient distinctement. Des mots coupants comme des éclats de verre. Elle s’était demandé un instant s’il parlait d’elle, elle avait tendu l’oreille en retenant son souffle.
« Je t’avoue que ce n’est pas du tout ce que j’espérais pour lui. »
Un long soupir. Et l’odeur âcre de son cigare.
« Ce garçon n’est qu’une déception. »
Des mots qui s’insinuaient en elle.
« Que veux-tu… »
Nouveau soupir.
« On ne décide plus de rien aujourd’hui. »
De quoi parlait-il ? Et soudain la réponse, nette, tranchante.
« Une musicienne. Juive, en plus… Il nous aura vraiment tout fait ! »
Un éclat de rire mauvais.
Une onde l’avait givrée de la tête aux pieds.
« Au moins elle ne présente pas mal, c’est tout ce qu’on lui demande.
– Carlos ! »
La voix d’Hortense.
« Carlos ! Viens, on t’attend pour le discours. »
En se retournant, le père de Juan s’était retrouvé face à Hannah. Il l’avait fixée un instant, puis avait soufflé la fumée de son cigare sur le côté, rictus aux lèvres.
« J’arrive, ma chérie. »
Il l’avait frôlée, et elle était restée, les bras ballants, tétanisée par les propos qu’il avait tenus sur son fils, indignée par son antisémitisme, humiliée par sa propre absence de réaction. Tout chez cet homme la répugnait, et cet homme était le père de Juan. Quelle était cette famille ? Où était-elle tombée ? Juive, en plus… Il nous aura vraiment tout fait ! Elle se sentait bafouée. Elle n’aurait pas eu plus mal s’il l’avait giflée. Au moins elle aurait vacillé sous le coup ! Pourquoi cette inertie ? Pourquoi ne lui avait-elle pas balancé sa coupe de champagne au visage ? Ce geste aurait eu du panache. Tout aurait été mieux que son manque de cran, sa stupeur. Elle enrageait en repensant au sourire condescendant de Carlos, à Hortense qui l’avait à peine saluée. Fiche le camp, maintenant, s’était-elle dit. Elle s’était précipitée vers l’entrée pour récupérer son sac et son manteau, mais des acclamations avaient retenu son attention.

– 8 –
En poussant la porte, Hannah est saisie par le silence. Profond, absolu. La lumière décline doucement. Juan est loin, et l’appartement n’est plus qu’une vague preuve de leur vie d’avant. Une mue qu’Hannah traîne derrière elle. Elle perçoit le bruit des voisins dans la cage d’escalier, les portes qui claquent, les voix en sourdine. Combien de fois a-t-elle gravi ces marches en courant ? Fait glisser sa main sur la rampe ? L’image de l’escalier de l’immeuble de ses grands-parents se superpose dans son esprit. Elle s’y revoit, enfant, sauter une marche à chaque dizaine en descendant. Elle comptait pour se rassurer, par superstition, pour obtenir une bonne note, pour que Guitta et Simon ne meurent pas, pas tout de suite. Aujourd’hui, elle se demande si elle devrait reprendre ce rituel pour que Juan revienne.
Trois ans qu’il n’est plus là. Et entre ces murs, le vide qu’elle essaie de dompter. Un lien infime l’empêche de dériver. Quelques rares amis passent encore la voir, mais lorsqu’ils sont présents, l’essentiel lui manque avec plus de violence que jamais. Hannah prononce son prénom dans un souffle. Une syllabe délicate et tendre comme un murmure, comme une note que l’on fredonne.
Depuis quelque temps, elle n’arrête pas de penser à sa grand-mère. À ses recommandations, ses formules. Guitta en avait une pour chaque moment de l’existence, dont le deuil, évidemment. Si tu oublies de penser à un mort, tu l’enterres définitivement. Enfant, cette phrase l’avait inquiétée, parce qu’elle oubliait parfois de penser à ses parents. Mais quand on a disparu, est-ce qu’on est vraiment mort ? À huit ans, elle sentait qu’il valait mieux ne pas poser la question, et surtout ne plus parler du crash de l’avion. Les morts avaient pris leurs aises, ils étaient partout. Sur les photos, dans les soupirs et les larmes retenues. Même à Tanger, où elle avait rencontré Juan.
La lumière était magnifique. La mer brillait en contrebas. De cette ville, il voulait tout lui montrer. Les coins les plus secrets, les criques désertes, les jardins, les ruelles dérobées de la vieille ville. Elle se revoit traverser les arcades, longer les murs de pierre près de ce corps qui dégageait quelque chose d’insensé, de chaud, et d’encore inconnu. Juan lui avait passé une main sur les fesses en lui murmurant qu’il allait se gaver d’elle, dévorer ses seins, son ventre, la boire jusqu’à plus soif. Il était impérieux, et ça lui plaisait. Elle aimait son indécence, ces mots crus qu’il lui soufflait en pleine rue. Sa main qui se resserrait autour de ses doigts pour l’entraîner chez lui.
Puis il y avait eu ce bruit sourd. Ces prières portées par le vent, et les regards qui s’étaient tendus dans la même direction. Les mots qu’on bredouillait pour conjurer le mauvais sort, et les têtes qui se baissaient. L’air était subitement saturé par un corps enveloppé d’un linceul porté sur une civière à travers la ville. D’épaule en épaule, une émotion brute, intense. Juan avait attiré Hannah contre lui pour la protéger. Une fois le cadavre éloigné, il lui avait férocement baisé les lèvres. Une autre manière de conjurer le sort. Elle ignorait encore à quel point Juan est superstitieux. Au loin, les porteurs psalmodiaient, et Hannah avait senti le désir la submerger. Elle s’était enivrée de cette sensualité fougueuse qu’elle découvrait entre les bras de Juan.
Cette scène macabre la ramène à sa grand-mère. Au masque figé et cireux, creux et usé qui s’était substitué à son visage si vivant. »

Extraits
« Hannah s’était approchée. Devant elle, le dos massif du père de Juan. Il était légèrement tourné vers son interlocuteur qu’Hannah ne pouvait voir. Le bruit de la musique couvrait les mots de l’autre mais ceux de Carlos lui parvenaient distinctement. Des mots coupants comme des éclats de verre. Elle s’était demandé un instant si parlait d’elle, elle avait tendu l’oreille en retenant son souffle.
« Je t’avoue que ce n’est pas du tout ce que j’espérais pour lui. »
Un long soupir. Et l’odeur âcre de son cigare.
« Ce garçon n’est qu’une déception. »
Des mots qui s’insinuaient en elle.
« Que veux-tu… »
Nouveau soupir.
« On ne décide plus de rien aujourd’hui. »
De quoi parlait-il? Et soudain la réponse, nette, tranchante.
« Une musicienne. Juive, en plus. Il nous aura vraiment tout fait! »
Un éclat de rire mauvais.
Une onde l’avait givrée de la tête aux pieds. » p. 22

« Ce qu’elle avait compris à leur mort, c’est que l’instrument serait son plus fidèle compagnon, celui qui remplirait le vide. La propulserait dans une autre réalité. La ferait voyager dans le temps, les espaces, les sentiments. La rendrait vivante, l’élèverait vers un ailleurs inaccessible aux autres. La musique avait été une révélation. Une soif de beauté, une vibration intérieure qu’elle ne pouvait combler autrement. Plus tard, elle avait senti que jouer en amateur serait une trop lourde concession, qu’elle en souffrirait chaque jour.
Toutes les semaines à présent, une journée lui est dérobée. Elle s’agace souvent de ces interruptions, de ces interminables traversées qu’elle s’impose pour retrouver Juan. Lui ne lui demande rien. « Ne viens que si tu peux. Et si tu ne viens pas, je comprendrai. C’est faux, elle le sait, il se raccroche à elle parce qu’elle représente leur passé et leur avenir. Et qu’en détention l’avenir se pare d’une superstition mystique. » p. 36

« Hannah n’ose plus fermer les yeux. Elle craint plus que tout de replonger dans ce Tanger fantasmagorique. De subir d’autres sortilèges. Elle se lève du canapé et se réfugie dans sa chambre. Sous la couette. Loin des monstres de son enfance. Juan lui manque. Elle enfouit son nez dans son oreiller. Il sent la lessive, elle projette, ravive sa mémoire, mais l’odeur de Juan s’est estompée comme la buée sur une vitre, et Hannah se laisse submerger par les larmes. Des larmes qui la surprennent. Elle n’aurait plus cru être encore capable de les verser. Elle pleure l’absence de Juan, l’amour qui s’est échappé derrière les barreaux, elle pleure sa jeunesse qui n’a pas duré, le temps qui file et lui arrache les êtres aimés, elle pleure les nuits tourmentées et les aubes claires. En elle tout s’est fossilisé, et ce flot la libère. Ses mains sont tellement serrées que ses ongles s’enfoncent dans ses paumes. Tanger est une ville faite de mirages. On vient y traquer des souvenirs qui n’ont pas eu lieu. Allongée, les yeux perdus dans le vide, elle laisse glisser les heures, son malheur, et son souffle finit par s’apaiser. » p. 89

« Elle prend son portable sur la table de nuit et appelle Juan. Pendant une fraction de seconde, la normalité du geste la rassure. Il va lui parler, la consoler. Le téléphone vibre dans l’autre table de nuit. Le répondeur se déclenche. Sa voix perce le silence. Cette voix grave et rauque qui a disparu de son quotidien et lui manque cruellement. » p. 89-90

À propos de l’auteur
GUILLAUD_Maelle_©DRMaëlle Guillaud © Photo DR

Née en 1974, Maëlle Guillaud est éditrice et a fondé le prix Monte Cristo en 2019 en partenariat avec la maison d’arrêt de Fleury Mérogis. Après le très remarqué Lucie ou la vocation et Une famille très française, Et mes jours seront comme tes nuits est son troisième roman. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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Cool

SIMON_VERMOT-cool  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En deux mots
Sur un coup de tête, Anouk décide de jouer un mauvais tour à son père qui la néglige un peu trop à son goût. Avec un couple d’amis elle part pour le sud de la France, faisant croire à un rapt. Cette fugue va se compliquer lorsqu’ils prennent en stop un repris de justice sans foi ni loi. Encore que, question foi, ça se discute…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Fêter le 14 juillet à Nice

Pour clore sa trilogie, Simon Vermot nous offre une enquête pleine de rebondissements à la suite de la disparition de la fille de Pierre, le journaliste-enquêteur. Les circonstances vont cette fois le mener sur la Côte d’Azur où un attentat se prépare.

Oh, la vilaine fille! Anouk a bien l’intention de montrer à son père qu’il la délaisse un peu trop à son goût et qu’il mérite une petite leçon. Aussi quand ses amis Paul et Mila proposent de filer vers le sud de la France sans avertir personne, non seulement elle accepte mais, pour donner un peu de piquant à la chose, décide de simuler un enlèvement. On imagine le désarroi de Pierre qui, après avoir perdu son épouse, craint désormais pour la vie de sa fille lorsque son collègue lui tend un petit papier sur lequel il a noté le message des ravisseurs. La police se contente d’appliquer la procédure, c’est-à-dire qu’elle ne fait rien durant les heures qui suivent le signalement, sinon rassurer le père en soulignant que dans la grande majorité des cas, on retrouve les enfants dans les premières 48h, la plupart se manifestant eux-mêmes.
Sauf qu’Anouk reste introuvable et les ravisseurs muets. Alors l’enquête pour enlèvement est lancée et une battue citoyenne organisée pour ratisser le secteur autour du domicile de la jeune fille. Mais elle ne donnera rien, sinon une découverte macabre qui permettra la résolution d’une autre affaire et n’arrangera pas la tension nerveuse de Pierre.
Pendant ce temps les trois amis fugueurs traversent la France en direction du Sud, après avoir passé sans encombre la frontière suisse. Un nouveau compagnon les accompagne, le jeune Jeremy qui a brusquement surgi au bord de la route et qu’ils ont pris en stop. Resté discret sur biographe le jeune garçon, qui plaît beaucoup à Anouk, ne va pourtant pas tromper longtemps son monde. Lors d’une halte, Paul voit son visage apparaître sur une chaîne d’info en continu et apprend qu’il s’est échappé du Centre pénitentiaire de Saint-Quentin Fallavier, entre Macon et Valence, où il était en détention depuis quatre mois pour le meurtre d’une femme après l’avoir atrocement mutilée et qu’il est extrêmement dangereux. Il se décide alors à prévenir la police et va demander à Jeremy de se rendre. Erreur fatale. La petite excursion se transforme alors en cavale sanglante. La police est sur les dents. Pierre file vers le sud sans savoir précisément s’il pourra retrouver sa fille. Avec l’aide d’un confrère de Nice-Matin, il va mener sa propre enquête.
Simon Vermot sait ferrer son lecteur en menant son récit sans temps mort. Un nouvel indice, une piste à explorer ou un cadavre viennent relancer l’enquête jusqu’à basculer vers l’actualité la plus brûlante. Nous sommes en juillet 2016 à Nice. Mais il n’est pas question de gâcher votre plaisir de lecture. Je n’en dirais pas davantage, sinon pour souligner qu’après La salamandre noire et A bas l’argent! cet ultime volet des aventures de Pierre, le journaliste-enquêteur, est sans doute le plus réussi. Des difficultés de l’adolescence aux tourments d’un père déboussolé, de la mauvaise rencontre à l’endoctrinement djihadiste, il y a dans ce thriller un joli paquet de thématiques propres à susciter l’intérêt des lecteurs.

Cool
Simon Vermot
Éditions du ROC
Thriller
188 p., 25 €
EAN 9782940674190
Paru le 7/11/2021

Où?
Le roman est situé en Suisse, ainsi qu’en France, allant de Lausanne à Nice en passant notamment par Moillesulaz, Valence ou Fréjus.

Quand?
L’action se déroule en 2016.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sujet d’une manipulation diabolique qui le conduit par le bout du nez au bord de l’enfer, Pierre n’a pour arme que son amour pour sa fille. D’autres, en revanche, sauront user d’un arsenal poids lourd pour parvenir à leur funèbre objectif: un horrible carnage.
Une fois de plus, Simon Vermot mêle fiction et réalité en vous laissant à peine le temps de respirer. Un thriller qui vous prend aux tripes pour ne plus vous lâcher.

Les critiques
Babelio
Blog Fattorius

Les premières pages du livre
« – Qu’est-ce qu’il t’a dit? T’es d’une pâleur spectrale!
En sortant du bureau du rédacteur en chef, je ne m’attendais pas à tomber sur Renato. Mes jambes me portent difficilement, je suis complètement sonné.
– Il est arrivé un truc à Anouk… Tu peux finir de mettre en page mon article, faut que je rentre.
C’est à peine si j’arrive à cliquer le bout de ma ceinture une fois installé dans ma voiture. Dans ma tête, c’est le grand chambardement. Pourquoi ça m’arrive à moi ?
Totalement bouleversé par ce qu’il vient d’apprendre, Marc n’a pas pris de gants. C’est pour ça qu’il m’a simplement dit: Je viens de recevoir un coup de fil. Ta fille a été kidnappée…
Il m’a tendu le bout de papier sur lequel il a noté tous les mots. Un texte laconique, tiré d’une voix impersonnelle, sans accent particulier. Juste une revendication: Nous ne demandons pas de rançon. Seulement que Pierre, votre journaliste, accepte de nous rencontrer ! On vous recontactera.
Téléphone à sa grand-mère qui l’élève depuis toute petite.
– Elle n’est pas là. Elle est partie pour l’école, comme d’habitude…
Je ne veux pas l’alarmer, je ne lui en dis pas plus et je raccroche. J’appelle le collège.
– Non, Anouk n’est pas venue ce matin. Est-elle malade ?
Le chagrin peut détruire une personne ou la rendre plus forte. Je suis plutôt du genre de cette dernière. Ce qui, toutefois, ne m’empêche pas d’avoir mes faiblesses. La pluie se fracasse sur le pare-brise avec une force capable de le réduire en miettes. Mais je n’en ai cure. Je suis résolu, en rage, tout en écoutant la voix qui, dans mon subconscient, s’est subitement mise en route. Comme si j’avais appuyé sur Start: «Ne te laisse pas abattre! Tu vas la récupérer! Secoue-toi!» Certes, c’est comme si je devais retrouver un pingouin dans une tempête de sable, mais ma détermination est telle que je me sens capable de soulever des montagnes. Comme a dit l’autre.

Je sais qu’elle traverse une période difficile. Ravissante mais très versatile, parfois écervelée mais dotée d’un fort caractère, comme feue sa mère, Anouk se dispute souvent avec sa grand-maman qui n’apprécie pas trop qu’elle sorte avec des garçons à son âge. Faut dire que celle-ci n’aime guère les hommes, ayant viré sa cuti après un divorce tumultueux.
Ceci ajouté à des notes calamiteuses depuis quelque temps, et même une convocation par la direction de son école pour avoir été surprise la main dans sa culotte en pleine classe. Certes, on a tous connu ça: désir d’indépendance, rébellion. Qui sait vraiment ce qui se passe dans la tête des ados? Je la considère toujours comme si elle venait de sortir de la coquille d’un œuf encore tiède. Mais c’est vrai, son comportement a passablement changé. Agressive, voire méchante parfois, elle en fait voir de toutes les couleurs à son entourage qui ne lui veut, pourtant, que du bien. Moi le premier, bien sûr. Même si, tout récemment, elle m’a tellement excédé que je lui ai balancé la première claque de sa vie. Un geste qui m’a empêché de dormir pendant deux nuits entières.
Je suis complètement perdu. Comme si je n’avais plus de musique dans mon cœur pour faire danser ma vie. Et je ne vois qu’une solution: la police. Oui mais pour lui dire quoi? Que ma fille a disparu? Qu’elle ne s’est pas présentée en classe ce matin? Que mon journal a reçu un ultimatum? Tout bien pesé, ça vaut la peine d’y aller. Et il ne faut pas perdre de temps.
– Quel âge elle a?
– Quinze ans et quatre mois.
Blond, yeux marron et barbe de deux jours soigneusement entretenue, le flic est un jeune gars qui ne doit pas sourire beaucoup.
– Vous êtes sûr qu’elle n’a pas fait une fugue? S’est-elle accrochée avec quelqu’un, a-t-elle eu un comportement bizarre ces derniers temps?
– Non, rien d’important. Elle vit chez sa grand-mère depuis la mort de sa maman il y a un peu plus de dix ans maintenant, et celle-ci ne m’a rien signalé de particulier.
– A-t-elle laissé une lettre, quelque chose qui puisse nous aider?
– Je n’ai pas encore eu le temps de fouiller sa chambre mais je le ferai en rentrant.
– Vous ne voyez pas qui aurait pu vous prendre pour cible? Un ancien collègue, quelqu’un à qui vous auriez causé du tort dans un article, un membre de votre entourage qui vous jalouse?
– Non, je ne vois pas. Jusqu’ici, j’ai plutôt eu une vie assez ordinaire.
– A-t-elle des problèmes avec un petit ami, à l’école? Vous êtes-vous disputés? Est-elle malheureuse chez sa grand-maman?
Je réponds non à toutes les questions, ne tenant pas à étaler notre vie familiale.
– Qu’a déclaré exactement la personne qui a appelé votre journal?
Je lui tends le papier que Marc m’a donné, et dont il va faire une copie dans la pièce d’à côté.
– Avez-vous vérifié les radars et les péages. Il est possible qu’elle soit passée en France ou en Italie. Ces mots ne sont-ils pas la preuve qu’il s’agit d’un enlèvement?
– Peut-être. Avez-vous une photo que je puisse reproduire sur des avis de recherche s’il faut aller jusque-là?
– Oui, bien sûr que j’en ai une! Mais je vous en envoie une autre par mail tout à l’heure. Celle-ci n’est pas très récente.
– Faisons comme ça. Toutefois, à mon avis, elle va rentrer à la maison. Les enfants ont parfois de drôles d’idées, vous savez. Dans quatre-vingt-dix-sept pour cent des cas, ça se résout par une bonne engueulade. Elle va vite vous revenir, vous verrez.
– Vous pourriez au moins voir si vous avez quelque chose, Lausanne est pleine de caméras de vidéo-surveillance, non? Peut-être ont-elles enregistré un véhicule suspect, ou même le rapt de ma gamine! Vous n’allez quand même pas me laisser comme ça!
– Je regrette, mais jusqu’à demain, nous ne pouvons rien entreprendre de concret. C’est la loi. Faites-moi parvenir le portrait de votre fille et je verrai avec mon chef ce qu’il y a lieu de faire. »

À propos de l’auteur
SIMON-VERMOT_rogerSimon-Vermot © Photo DR

Roger Simon-Vermot, dit aussi Simon-Vermot lorsqu’il signe ses romans, est né au Locle (NE) où il a fait un apprentissage de typographe. Très vite intéressé par l’écriture, il devient journaliste, en intégrant notamment les rédactions de l’Illustré et du journal Coopération, avant de créer une agence de presse et publicité. Dans ce cadre, il conçoit différents magazines, devient rédacteur en chef de la revue vaudoise du 700e anniversaire de la Confédération, du Journal du Bicentenaire de la Révolution vaudoise puis rédacteur pour la Suisse romande de l’organe interne d’Expo 01-02. Durant quinze ans, il dirigera le fameux almanach «Le Messager boiteux» tout en collaborant à divers journaux et magazines.
Parmi la douzaine de livres qu’il a publiés jusqu’ici, citons «BDPhiles et Phylactères», une introduction à la bande dessinée, «Horrifiantes histoires du Messager boiteux», «PT de rire», illustré par Mix et Remix, «Illusion d’optique» ou «Putain d’AVC» qui ont obtenu un beau succès de librairie. Ceci, ajouté à un demi-douzaine d’ouvrages collectifs.
Roger Simon-Vermot est également l’auteur du scénario de «Eden Weiss», la bande dessinée officielle du Sept centième anniversaire de la Confédération suisse et parolier d’«Une autre vie», chanson gagnante de «La Grande Chance», émission concours de la RTSR. Il a également écrit une série de pièces radiophoniques policières sous le titre de «l’Agence Helvétie» diffusées sur les antennes de la Radio romande. C’est là aussi qu’il a animé durant environ un an «Samedi Soir», une séquence d’une heure sur le Neuvième Art.
Également peintre à ses heures, Roger Simon-Vermot est membre de la Société Suisse des Auteurs et de l’Association des écrivains neuchâtelois et jurassiens. Il se consacre désormais à son œuvre romanesque. (Source: Éditions du roc)

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L’os de Lebowski

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En deux mots
Lebowski, le chien d’un jardinier-paysagiste découvre un os en grattant la terre sur le domaine d’un client producteur de télévision. S’agissant d’un reste humain, notre homme n’aura de cesse de découvrir le fin mot d’une histoire dont il aurait peut-être mieux fait de ne pas chercher à connaître l’origine.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Jim Carlos a disparu

L’os de Lebowski, le second roman de Vincent Maillard, est un petit bijou qu’il serait bien dommage de laisser passer. Vous allez vous régaler de son ironie subtile, de son habile construction et de son surprenant épilogue!

Voilà un second roman qui est bien davantage qu’une confirmation. C’est un vrai bonheur de lecture! Son titre livre à lui seul les principaux éléments de l’intrigue. Le Lebowski dont il est question est le chien du narrateur. S’il répond à ce patronyme, c’est d’une part en hommage au Dude, le «Big Lebowski» des frères Coen, mais aussi parce que cette grosse boule de poils à la même nonchalance et cette envie furieuse d’en faire le moins possible. S’il accompagne son maître, jardinier-paysagiste chez ses différents clients, c’est d’abord pour se trouver une place tranquille et ne plus en bouger. Il n’en va pas différemment sur ce nouveau chantier, dans la belle propriété d’Arnaud Loubet, rédacteur en chef à la télévision qui entend donner une touche «développement durable» à ses trois hectares de terrain en intégrant un potager bio sur sa propriété, à quelques encablures de sa piscine.
Au fur et à mesure de l’avancée du chantier, Jim Carlos est invité à la table familiale, ayant promis à Amandine, la fille du couple formé par Arnaud et son épouse Laure d’attacher Lebowski, car elle a la phobie des chiens. L’occasion de constater combien ces bobos vivent dans leur monde, se confortant de leur arrogance et leur suffisance, dissertant sur les plaies de la société et les difficultés de la planète. Il va aussi découvrir une faille au cours de ces invitations, la fuite de leur fille aînée Jeanne. Un sujet devenu tabou, mais qu’il entend élucider en se mettant à la recherche de la jeune fille qu’il croit localiser à Doussac, dans la Vienne. L’occasion d’une excursion dans ce village et la rencontre avec une bien sympathique tenancière de café. Une escapade que Jim a pris le soin de consigner dans un grand cahier bleu dans lequel on trouve aussi le récit de l’étonnante découverte de Lebowski, pourtant peu habitué à une telle dépense d’énergie. Il s’est mis à gratter énergiquement la terre d’où il sort avec fierté l’os du titre. Un os qui va intriguer son maître au point de le confier à un voisin, ex médecin-légiste, qui ne va pas tarder à lui révéler qu’il s’agit bien d’une partie de squelette humain. À priori, il faudrait avertir la police.
Mais notre homme, on l’a vu, a des velléités d’enquêteur et entend confronter son employeur à sa découverte.
Sans en dire plus, on ajoutera que ce n’était sans doute pas la meilleure de ses idées. Ni pour lui, ni pour Lebowski. Encore que… S’il nous est donné de lire cette histoire et ses développements, c’est parce que la juge d’instruction Carole Tomasi est en possession du cahier bleu, mais aussi du cahier orange qui sera découvert après les premières investigations déclenchées par la magistrate.
Avec une imagination fertile et un sens de l’humour très incisif, Vincent Maillard réussit à construire une histoire très addictive, usant des codes du thriller pour creuser cette curieuse propension que développent ceux qui se retrouvent soudain à la tête d’une belle fortune et disposant d’un pouvoir tout aussi certain. Ils s’imaginent alors au-dessus des lois. Ou se sentent investis du droit de faire tourner le monde comme ils l’entendent, parce qu’après tout ils ont «tout compris». Et leurs éventuels contradicteurs ne peuvent du coup être que des ignorants ou des incapables.
Cette savoureuse charge contre les élites trop bien-pensantes est politiquement très incorrecte, mais elle fait joyeusement plaisir. On se régale!

L’os de Lebowski
Vincent Maillard
Éditions Philippe Rey
Roman
208 p., 19 €
EAN 9782848768786
Paru le 6/05/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
Je m’appelle Jim Carlos, je suis jardinier.
J’ai disparu le 12 janvier 2021. Un de mes derniers chantiers s’est déroulé aux Prés Poleux, dans la propriété des Loubet : Arnaud et Laure. Lui est rédacteur en chef à la télévision, elle est professeure d’économie dans l’enseignement supérieur. Chez eux tout est aussi harmonieux, aussi faux qu’une photographie de magazine de décoration. Tout, même leurs cordiales invitations à partager des cafés ou des déjeuners au bord de leur piscine, vers laquelle je me dirigeais avec autant d’entrain que pour descendre au bloc opératoire…
Vous trouverez dans ce livre les deux cahiers que j’ai écrits lors de mon aventure chez ces gens. Mais aussi l’enquête menée par la juge Carole Tomasi après ma disparition.
Lebowski est le nom de mon chien. Tout est sa faute. Ou bien tout le mérite lui en revient. C’est selon.
Maintenant il est mort.
Et moi, suis-je encore vivant ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Première partie (Le cahier bleu)
Premier jour
Il faut, d’une manière ou d’une autre, être enfermé pour avoir le temps d’écrire. C’est le cas. Et avoir une idée. Je n’avais pas d’idée. Pas d’histoire. Hormis la mienne.
Et celle de mon chien, auquel je ne cessais de penser.
Notre histoire donc, depuis le premier jour où je l’ai vu.

Je n’avais pas demandé « combien pour ce petit chien dans la vitrine », d’ailleurs il aurait été bien incapable de ponctuer la question des deux petits « whou whou » de la chanson. Il somnolait. Et depuis il n’a jamais fait que ça. Les autres chiots bondissaient, aboyaient, se mordillaient et se roulaient dans les copeaux artificiels. Lui, non. Ce doit être ça qui m’a attiré. Une forme d’acceptation tranquille, cette philosophie ataraxique qui n’appartient qu’aux animaux.
Le vendeur m’avait fait tout un article sur les mérites du golden retriever, l’ami des enfants. Je ne lui avais pas répondu que je n’avais pas d’enfant, ni que si j’en avais, je n’aurais pas besoin d’acheter un chien. Ni que si j’aimais vraiment les chiens, j’irais en délivrer un à la SPA. Ni que si j’aimais vraiment les goldens, j’en chercherais un dans un élevage digne de ce nom et pas dans un supermarché où on peut acheter un chien comme un paquet de rouleaux de Sopalin. J’ai mélangé tout ça et j’en ai conclu que, malgré tout, je délivrais un petit être de sa prison vitrée dans un temple de la marchandisation du vivant.

C’était il y a sept ans. Je ne regrettais rien de cet achat impulsif. Ce chien était une crème. Un peu crétin? Pas sûr. Au départ je l’avais baptisé Dumby. Je trouvais que ça évoquait My Dog Stupid de John Fante, un des rares bouquins que j’ai lus quand j’étais jeune. Mais ensuite, il s’est transformé en une grosse masse molle et blonde, toujours avachi et décalé comme Jeff Bridges dans le film des frères Coen, alors ça m’a amusé de le surnommer Lebowski, et finalement le nom lui est resté. Depuis sept ans, il dort essentiellement. Il ne court après aucune balle, aucun bâton. Quand je le sors, il marche, la tête basse, derrière moi. On croise des tas de chiens qui tirent sur leur laisse ou courent dans tous les sens. Il les regarde d’un œil apitoyé. Je lui file des croquettes, et lui me refile son bon regard certifié fidélité inconditionnelle. Je le caresse de temps en temps, il soupire de contentement. Ou d’accablement ? C’est difficile à dire. Enfin, disons que nous cohabitons paisiblement.

J’emmène Lebowski sur mes chantiers de jardinage. Je suis paysagiste / création-entretien, comme disent mes cartes de visite. En général, les clients l’apprécient. Il y a des gens qui n’aiment pas les chiens, mais peu qui ne supportent pas les peluches. Il n’existe pas de ligues anti-peluches. Or, incontestablement, cet animal est plus proche de la peluche que du molosse.
Mais cette fois-ci, j’ai eu beau plaider la cause de Lebowski, rien à faire. «Ma fille a une phobie des chiens», m’a dit le client. Il fallait selon lui que je le laisse dans la voiture. Je lui ai dit que ce n’était pas possible avec cette chaleur. On a négocié. Il a fini par accepter que je l’emmène au fond de sa propriété à la condition expresse que je passe au large et que je l’attache à un arbre ou à quelque chose. Je n’ai pas de laisse, j’ai bricolé un bout de corde pour arranger l’affaire. Ça n’a pas eu l’air de traumatiser mon animal, qui n’avait pas dans ses projets de courir toute la sainte journée le long du mur du parc jusqu’à y tracer un cynodrome de lévriers, et encore moins d’aller chasser les garennes ou les canards de la mare. Comme je l’ai dit, c’était un cador surdiplômé de l’école des stoïques. Je l’ai attaché au tronc d’un grand chêne. Il possédait de la sorte un alibi en béton pour déployer tout son savoir-faire en matière de léthargie chronique.
À l’avant de la propriété trônait, à la place de l’ancien manoir des Prés Poleux dont il ne restait que quelques murs, une immense construction blanche, moderne, sérieuse comme un tribunal, et anguleuse comme une villa d’architecte, percée de multiples baies vitrées donnant sur plusieurs terrasses aménagées dont l’une, au sud, accueillait une piscine turquoise et discrètement glougloutante. L’homme, le père de la fille phobique aux chiens, m’accompagna jusqu’à l’angle sud-est de ses trois hectares tout en m’expliquant son projet. On sent bien d’ailleurs que l’homme est un homme de projets. Il s’appelle Arnaud Loubet. Il a, à l’époque, cinquante et un ans, il est plus grand que moi, il mesure donc plus d’un mètre quatre-vingts. Son visage est ambigu, le front, les yeux et le nez expriment une grande détermination, mais les joues sont un peu molles, et le menton un peu faiblard. Ça ne se remarque pas tout de suite car le tout est flouté et harmonisé par une belle chevelure blanche de patriarche, ou de patron, à mi-chemin entre la coupe d’un pilote de ligne et celle d’un mandarin de la littérature. Bref, l’homme a un projet. Il veut créer un jardin potager dans ce coin de la propriété. « J’ai bien réfléchi à la question », me dit-il. C’est un homme construit, qui réfléchit, qui analyse, qui se fait une opinion, puis qui décide.
« Pour moi, ici, c’est parfait, ajoute-t-il en tendant les mains vers la zone prévue.
– Mais… avec le mur et les arbres, c’est à l’ombre.
– Et alors ?
– Alors si vous voulez que ça pousse, à la lumière, c’est mieux. »
L’homme m’a regardé en plissant légèrement les yeux. Il m’a choisi parce que je suis un jardinier spécialisé dans les aménagements éco-bio-permaculture-garantis-sans-pesticide, etc. L’inverse exact de tout ce qui avait été fait sur ces trois hectares depuis Louis-Philippe. Mais l’homme, comme tout le monde, entamait son grand virage vers le bio, le durable, la sobriété heureuse de Pierre Rabhi et de tout ce qui se vendait bien en matière de consommation écoresponsable. Il y avait encore du chemin à faire avant d’apercevoir la sortie de la courbe. Mais surtout, et malgré tout, était-il concevable, pour revenir à la conversation en cours, qu’un simple jardinier puisse penser d’une manière plus juste que lui ? Apparemment oui (ça avait un tout petit peu de mal à passer mais ça allait passer) car l’homme possédait une autre carte dans sa manche, un atout maître : il était « doté d’un solide sens de l’humour », comme on me l’a dit plus tard. Alors il a posé un index sur sa bouche en penchant la tête en arrière tel un homme qui réfléchit intensément, puis il a hoché doucement la tête comme si une idée lumineuse faisait lentement son chemin dans son esprit et il a prononcé avec ironie : « Hum ! hum !… pas bête… on voit que vous êtes de la partie ! » avant de m’adresser un grand sourire complice. J’ai fait un tour d’horizon du regard et je lui ai proposé de créer son potager au sud-ouest.
« J’ai repéré qu’il y a une arrivée d’eau là-bas.
– Non. »
À mon tour je l’ai regardé en plissant légèrement les yeux, exactement comme il l’avait fait, je ne sais pas trop pourquoi, ça devait m’amuser, puis j’ai levé les sourcils en avançant la mâchoire inférieure en signe d’interrogation.
« Non. Là-bas, non. On a… On a d’autres projets dans cette partie. »
Oui. L’homme décidément est un homme de projets. J’ai acquiescé en hochant lentement la tête, toujours comme lui l’avait fait d’une manière ironique quelques secondes plus tôt. Est-ce que je me moquais encore de lui ? Ou bien exerçait-il sur moi une influence inconsciente, une contagion mimétique ? Je l’ignorais. J’ai fait quelques pas, je suis monté sur une butte, j’ai constaté que Lebowski, affalé au pied du grand chêne, avait attaqué sa journée. J’ai laissé l’espace m’imprégner, et je lui ai proposé une autre solution : un carré adossé au mur nord, ce serait moins discret mais, avec une jolie clôture, ce serait charmant. Il a dit « OK, feu vert », j’imagine qu’il s’est retenu de dire green light.
J’ai donné quelques coups de pioche au pied du mur nord. Il faisait déjà très chaud et la pioche soulevait des petits nuages de poussière, mais la terre était tendre et bonne pour le maraîchage. Elle était marbrée, légèrement sableuse et limoneuse – le travail du fleuve, distant de plus de trois cents mètres aujourd’hui, mais qui avait recouvert cette plaine régulièrement au cours des millénaires passés –, et aussi organique – des forêts avaient poussé ici dont l’humus avait amendé le sol. Du gâteau. Presque. Car le bruit de deux épées médiévales qui s’entrechoquent retentit quand l’outil heurta une pierre de la taille d’un pavé parisien. Quelques coups de pioche supplémentaires me firent comprendre qu’il n’y avait pas eu ici que de l’eau et des arbres, des hommes y avaient bâti des édifices qui s’étaient effondrés ou qu’on avait détruits. Des monceaux de pierres s’étaient éparpillés, puis avaient été recouverts comme les vestiges d’un château fort en galets oublié sur une plage. Il me faudrait trimer pour débarder la surface du potager. Et ce n’était pas cette feignasse de Lebowski qui allait m’aider à sortir tout ça. Si un éducateur canin au monde avait pu lui apprendre à creuser pour dénicher quoi que ce soit, même une truffe, ce gars-là pouvait être nommé meilleur dresseur de l’année. C’était pourtant un sacré costaud ce clebs, une carcasse de chien des Pyrénées plutôt que de golden. En le harnachant, j’aurais pu lui faire tirer une carriole pour transbahuter les caillasses à la manière d’un bœuf. T’as qu’à croire ! Autant essayer directement de lui apprendre à marcher sur ses deux pattes arrière et à pousser la brouette. Je délimitais avec des piquets la parcelle d’environ cent cinquante mètres carrés dédiée au potager. Le ciel était d’un bleu si profond que j’avais envie de me cracher dans les mains et d’empoigner gaiement le manche de la pioche – debout, les gars, réveillez-vous, il va falloir en mettre un coup ! –, mais c’était absurde. Je n’aimais pas trop faire ça, mais là, pas le choix, il me faudrait passer le motoculteur pour faire remonter l’essentiel des pierres, sans quoi j’y perdrais trois jours et j’y gagnerais une hernie discale. À moins que je demande à mon pote Yuriy et à sa palanquée d’Ukrainiens de venir me filer un coup de main ? Ils étaient capables de régler ça en deux heures, à peine plus de temps que n’en met une harde de sangliers pour retourner le pied d’un châtaignier. Je passerai plutôt le motoculteur, il faudra que je prépare une explication au cas – très improbable – où Arnaud demanderait des explications à cette entorse aux règles de la permaculture.
Avant de m’y coller, j’ai été voir le chien. Je l’ai appelé, il a soulevé un œil. J’ai tapé dans mes mains pour qu’il se bouge. Il s’est relevé à grand-peine, à la manière d’un pachyderme qui sort d’une anesthésie générale. J’ai détaché la laisse improvisée et je l’ai emmené boire près de l’arrivée d’eau au sud du parc, sur le mur des anciennes écuries, là où Arnaud avait refusé l’installation du potager. En passant sous une charmille, Lebowski s’est approché d’un tronc pour soulever la patte arrière, son seul et unique exercice physique répertorié. J’ai empli d’eau une soucoupe de terre qui traînait là et il a bu avec la délicatesse d’un phacochère d’une savane reculée. Moi-même j’ai avalé deux gorgées et je me suis humidifié la nuque. Il n’était pas encore 10 heures mais le soleil envoyait déjà ses directs comme un boxeur sur le sac de frappe. C’est à ce moment-là que j’ai entendu gratter derrière moi et, dans mon champ de vision périphérique, j’ai cru voir Lebowski s’agiter avec fébrilité. Quelque chose de tout à fait anormal. Une crise d’épilepsie ? Ou un truc dans le genre. Je me suis retourné : il creusait ! En voilà bien une autre ! Il labourait la plate-bande au pied d’une rangée d’hortensias. Bien en appui sur les pattes arrière, il moulinait des pattes avant comme des godets de pelleteuses. Comme un chien de cartoon qui creuse un tunnel. D’abord j’ai cru qu’il avait pris un coup de chaleur, mais il était resté à l’ombre. Il s’est arrêté une seconde, m’a regardé d’un air ravi, et a repris ses travaux d’excavation avec frénésie. Bon Dieu ! Ainsi, ce chien me réservait des surprises. Il avait fallu attendre sept ans pour qu’il se révèle. Il ne pouvait pas y avoir de truffes ici. Un lingot d’or ? Ça n’a pas d’odeur. Du pétrole ? Calmons-nous. Plus probablement un os enterré là par un de ses congénères, ou bien, ce n’était pas à exclure avec lui : rien. Comme ça durait, je lui ai dit : « Ça suffit, allez, on y va ! » Il a redoublé d’efforts, la tête et les épaules enfouies dans son trou, puis s’est relevé, triomphal, quelque chose dans la gueule. Une pierre ? Il avait compris mon problème et il voulait m’aider ? « Je vais te les sortir moi tes caillasses ! » – il voulait me faire payer le dénigrement et les moqueries dont je venais de l’accabler par la pensée ? Non. Malgré la terre qui le brunissait, on pouvait deviner que le truc était un os. Un bout d’os. J’ai voulu regarder ça de plus près. Lebowski a grogné. Ça m’a fait rire : décidément, il faisait son coming out : je suis un chien, nom d’un chien ! Je lui ai quand même pris. J’ai examiné l’objet et j’ai voulu m’en débarrasser en le jetant dans les buissons, mais comme le pauvre me regardait avec son air de chiot affamé de race saint-sulpicienne, je le lui ai rendu. J’avais assez perdu de temps, je me suis remis en marche. Lebowski m’a suivi en remuant doucement la queue, ça, ça n’avait pas changé.
Je retournais donc à ma camionnette pour la rapprocher de ma zone de travail quand Arnaud est revenu vers moi avec sa démarche d’homme tranquille, maître de céans, maître de lui-même, maître de l’univers en première intention. Il m’a dit : « Venez donc boire un café, je vais vous présenter ma femme. » Est-ce que j’avais vraiment le choix ? J’aurais pu lui dire : « Merci, non, c’est gentil mais la demi-heure que je vais perdre avec vous, je vais devoir la rattraper en transpirant un peu plus tout à l’heure ; et puis je crains de vous connaître déjà si bien. Ce sera tellement sans surprise, votre compagnie me semble plus ennuyeuse que celle des arbres. » Mais ça aurait été vexant, évidemment. Lebowski me suivait toujours, de plus en plus à l’aise, le Rantanplan. Alors – j’avais déjà oublié –, d’un signe du menton pour désigner mon chien doublé d’un haussement de sourcils qui se voulait embarrassé, Arnaud a ajouté : « C’est sans doute un oubli, mais je vous rappelle que le chien ne doit pas s’approcher de la maison. » En réalité, il m’adressait une sommation discrète, à la manière d’un adulte demandant à un enfant de ramasser une pièce tombée du porte-monnaie d’une vieille dame dans la queue à la boulangerie. L’homme donnait des ordres et entendait être obéi. J’ai remmené Lebowski au fond du parc et je l’ai rattaché à son arbre, puis je suis revenu sur la terrasse pavée, abritée du soleil par une tonnelle de vigne. Comme le reste, l’endroit était aussi harmonieux, aussi décontracté, aussi faux qu’une photographie de magazine de décoration. Un cruchon en céramique ocre était posé sur un muret de pierres sèches, il devait probablement contenir de l’eau fraîche que Perrette était allée puiser à la source.
Laure s’est levée pour me serrer la main, ou plutôt pour me laisser serrer la sienne ; j’aurais ressenti la même tonicité si j’avais serré la natte de ses cheveux qui pendait sur son épaule droite. Elle me sourit aimablement et me pria de m’asseoir sur un fauteuil de rotin tressé garni de coussins rayés. « Allez, un p’tit café ! » Arnaud se leva pour accéder à la cuisine d’été qui donnait sur la terrasse. Allons bon ! On est entre nous, pas de manières, on se débrouille, on va se faire un « p’tit café ».
Jean-Luc m’avait brossé, il y a longtemps, un portrait de ce couple étincelant. Jean-Luc était un pote et un collègue de la région qui avait travaillé chez eux. Ils ignoraient que je le connaissais, et que j’en savais un peu plus qu’ils ne l’imaginaient. Je savais qu’Arnaud était rédacteur en chef d’un magazine du week-end pour une grande chaîne de télévision.
Tous les ans, on annonçait la mort de la télévision, mais la vieille était coriace comme une baleine bleue, qui peut vivre plus de cent ans – or elle n’en avait que soixante-dix. Certes autour d’elle tournoyaient les réseaux sociaux, des bancs de maquereaux, les chaînes YouTube, des fish-balls délirants, et même de nouvelles plates-formes à péage, quelques épaulards qui prenaient de l’assurance, mais la vieille cétacé poursuivait calmement sa route océanique. Les vieux restaient bien calés devant elle (or tout le monde devient vieux), et Arnaud continuait à percevoir les primes que son émission ajoutait à son salaire déjà bien confortable.
Quant à Laure, elle enseignait l’économie à la faculté de Paris-Dauphine et à l’ESSEC. Leurs deux salaires cumulés pouvaient leur permettre de se fringuer italien, de rouler allemand et de voyager cosmopolitan, mais pas d’acquérir un tel domaine. Non, il venait de ses parents à elle, qui eux-mêmes en avait hérité, etc. Les gros patrimoines sont rarement le résultat d’une vie de dur labeur aux champs ou à l’usine.
Arnaud est revenu avec un plateau et trois expresso. « J’ai fait des firenze arpeggio, je ne vous ai pas demandé, pardon, j’espère que ça ira », a-t-il dit (en soignant son accent italien), essentiellement à l’intention de sa femme, mais tous les deux guettaient ma réaction du coin de l’œil. Le bouseux connaît-il les capsules Nespresso ? J’ai hoché doucement la tête. Firenze, ça ira.
Je savais aussi qu’Arnaud et Laure avaient deux filles. La plus jeune, Amandine, celle qui a peur des chiens, avait seize ans, l’autre était plus âgée, plus de vingt ans en tout cas. Elle était partie de la maison.
Le café était explosif. C’est terrible à avouer, mais cette maudite multinationale suisse avait réussi à faire tenir une montagne péruvienne dans une capsule d’un centimètre cube. Ce qui me gâchait un peu le plaisir, c’était de voir Arnaud avec son pantalon de toile beige retroussé, les pieds bien écartés dans des sandales de marque, visiblement traumatisé par les spots publicitaires de George Clooney, et puis elle, assise bien droit, bien convenable, tenant sa tasse de thé comme si j’étais Élisabeth II, et m’évitant du regard comme si j’étais Pablo Escobar. J’ai tourné la tête vers le parc. Je ne voyais pas Lebowski, qui, lui, devait se tenir comme bon lui semble, autrement dit vautré tel le Dude canin qu’il était. Le parc était aussi nickel que les chromes de la vieille Citroën DS que j’avais entraperçue dans la dépendance près du portail. Je finis mon café aux arômes de forêt équatoriale du nord du Pérou, ces vallées dominées par la cordillère Blanche, ultimes sanctuaires de la planète, l’exact opposé de cet enclos de nature dressée à la trique, tondue à l’anglaise, taillée à la française, alignée comme une parade du Troisième Reich. « Vous savez, pour nous, ce potager, c’est un premier pas vers notre “reconversion”, une forme de résistance au collapse général. Nous avons beaucoup réfléchi, notamment durant le confinement. » Laure avait parlé d’une voix très douce, en tenant sa tasse à deux mains sous son nez telle une geisha son bol de thé, tout en laissant son regard trouver l’inspiration dans le bleu du ciel.
Je hochais la tête en cherchant désespérément quelque chose à répondre, qui ne venait pas. Ces discours enflammés pour « repenser le monde d’après », je les avais entendus des dizaines de fois, et la suite aussi : « Et il n’y a pas que la terre… » avait ajouté Laure en me regardant cette fois dans les yeux d’un air qui m’a semblé étrangement triste. Après avoir laissé passer un silence qu’elle jugea digne d’une mûre réflexion, elle déclara : « En cas de catastrophe, ce sont les liens sociaux qui seront déterminants. » Elle n’a pas précisé « notamment avec les paysans ». Dans le coin, les agriculteurs sulfataient leurs parcelles dont on ne voyait pas le bout en larguant des cargaisons de glyphosate. Leurs tracteurs avaient plus à voir avec une escadrille de B-52 chargés de napalm qu’avec L’Angélus ou Des glaneuses de Millet. Et cette guerre-là n’avait pas cessé avec les accords de Paris en 1973, elle ne s’arrêtait jamais. Par ailleurs ces péquenots votaient plutôt Rassemblement national, ce qui était « la ligne à ne pas franchir » pour pouvoir discuter avec Arnaud et Laure. Bref, j’ai continué à me taire en hochant la tête d’un air pénétré. Ma composition de taiseux-proche-de-la-nature semblait leur plaire. Je représentais probablement le joint idéal avec ceux qui savent faire sortir quelque chose de terre dans l’hypothèse de plus en plus prégnante où les temps deviendraient difficiles.
« Nous n’imaginons pas pouvoir mettre en place une autosuffisance alimentaire avec ce carré mais… il est important que chacun apporte sa pierre à l’édifice n’est-ce pas ? »
J’échappais de peu au colibri de Rabhi dont on m’avait tellement rebattu les oreilles que je l’aurais volontiers explosé à la .22 et englouti en le tenant par le bec comme un ortolan. Laure aurait voulu que je développe un peu : que pouvaient-ils attendre de ce potager, en termes de « retour sur investissement » ? aurait pu dire la professeur d’économie.
« Quelques salades l’été, quelques soupes l’hiver. »
Ils me regardèrent avec une mine déçue. Moi je pensais aux minutes qui s’écoulaient, sans qu’un mètre carré n’ait encore été travaillé. Je sentais qu’ils attendaient que j’explique un peu plus, ce que j’avais déjà fait en long, en large et en travers avec Arnaud au moment du devis. Je laissais mes yeux parcourir l’étendue de gazon, d’un vert tilleul, rasée et irriguée comme un green de golf.
« Vous pourriez vivre à trois sur cette superficie, mais il faudra tout utiliser, cultiver des céréales, vendre la DS pour acheter un vieux tracteur de la même époque, aménager une basse-cour, une étable avec une ou deux vaches, une soue avec un cochon. Transformer la propriété en ferme. »
Cette fois ce sont eux qui hochaient la tête, ils laissaient leur imagination travailler, visualisaient cette transformation du domaine en images scolaires : « les animaux de la ferme ». Je les ai remerciés pour le café, et je me suis levé pour retourner à mon utilitaire et en débarquer non une vache, mais le motoculteur.

Lebowski, sans surprise, dormait. Coincé entre ses deux pattes avant, le bout d’os était prisonnier de la bête. Avec beaucoup d’imagination, quelqu’un, disons un homme préhistorique n’ayant pas connu la domestication des loups, aurait pu croire que l’animal avait dévoré un cerf dont il ne restait que cet os, conservé pour se faire les dents (un noceur repu s’accordant une petite sieste après un festin, son cure-dent entre les doigts). Je me suis attelé au motoculteur pour retourner le sol. Heureusement, aucun écologiste radicalisé dans les parages pour me voir enfreindre l’un des dix commandements de l’agriculture douce. Le plus dur restait à faire : j’ai compté, quatre-vingt-douze brouettes de pierres à transporter jusqu’à l’ancienne fosse condamnée tout au sud. De quoi bâtir une chapelle, au moins. J’ai fini éreinté. Je ne faisais plus de terrassement depuis mon opération du dos. Il a tenu, ça m’a suffi. Le carré était beau. Cette terre n’avait pas été dévitalisée et les vers étaient nombreux, mes plus fidèles ouvriers.
La journée s’achevait, le soleil vaporisait en mille rayons sa lumière jaune à travers les ramures des grands arbres, des chênes sûrs de leur suprématie ancestrale, quelques hêtres aristocratiques, quatre platanes monumentaux, des tilleuls innombrables, des marronniers placides et toute la plèbe des petits feuillus à bois tendre. Lebowski n’avait pas bougé d’un poil, mais il avait ouvert un œil. Le fauve sentait venir la faim. L’heure de se lever pour aller chasser le caribou, ou plutôt, une fois à la maison, attaquer la seule chose qu’il ait jamais attaquée : sa gamelle de croquettes.
Moyennant quoi, rentré chez nous, il n’avait pas lâché son os. Il le tenait coincé dans un coin de sa gueule comme un increvable mégot de Gitane maïs pendu aux lèvres d’un ouvrier à l’ancienne. Je l’ai attrapé. Il l’a retenu une seconde avant de desserrer les mâchoires pour me le céder. Il m’a regardé avec son air de bon copain, « OK je te le prête l’ami, je comprends que ça te fasse envie ». J’ai observé de nouveau la chose. Granuleux, plus brun que blanc, poreux comme une éponge. Je me suis souvenu de mes études d’ingénieur en travaux publics et de l’efficacité maximum de la structure alvéolaire. Et puis une drôle de question m’est apparue : à qui avait appartenu cet os ? Ce truc avait été enrobé de la viande d’un mammifère – pas un os de poulet, loin de là – et avait structuré une bête, un bestiau, avait joué son rôle de vérin de la locomotion, avait été vivant. Avait appartenu à un individu. De quelle espèce ? Je l’ai examiné sur toutes les coutures. Je n’ai pu que constater mon ignorance crasse en matière d’anatomie. C’était un gros os. Un fémur ? une tête de fémur ? une tête de fémur de quoi ? Je me suis demandé qui saurait. Gilbert, le boucher ? J’ai posé l’os sur une étagère de la cuisine. Lebowski le regardait, puis me regardait moi, alternativement, « Euh… c’est à moi quand même, t’oublies pas, l’ami ? ». Il a gémi à la façon de Chewbacca, il avait exactement la fourrure d’un Wookiee. Mais pas les mêmes compétences guerrières. Je l’ai nourri donc. Et j’ai dîné à mon tour. J’ai associé un truc surgelé à une salade de mon jardin, équilibrant l’empoisonnement industriel avec la déprime végane. J’ai parcouru les journaux, écouté distraitement une émission vide de sens, mais l’os me prenait la tête. Ce genre de petit détail sans importance qu’on aimerait ignorer mais qui revient sans cesse, encore et encore, jusqu’à ce qu’on le règle, un point c’est tout. Et même point à la ligne.

On est attablé à la terrasse d’un bon restaurant de bord de mer. Une table pour deux. Sur la gauche, le soleil a accompli sa plongée sous la ligne d’horizon et éclabousse les nuages d’une poudre orangée. Le vin blanc est floral au nez et frais en bouche. On écoute la femme qu’on aime parler des mystères de l’inspiration. Elle est passionnante. Mais. Mais l’employé qui a dressé cette table – un stagiaire sans doute – a placé la salière tout au bord de la nappe. Vraiment à ras du bord ! En fait il n’y a aucun risque qu’elle tombe, même en tapant sur la table avec les deux mains. Mais bon, une salière n’a pas à être aussi près du vide. Sait-on jamais ? Un geste maladroit et c’est la chute. On pense à ça ! Au lieu de célébrer les noces d’un moment de grâce. C’est résolument idiot. C’est absurde. Ça n’a aucune importance. Il faut quand même être capable de passer au-dessus de ces minuscules contingences ! Sinon on n’en sort plus. Tu parles, je veux, oui : plus on se dit ça, plus la salière devient le sujet le plus crucial de l’univers. L’harmonie de l’instant, les yeux de l’être le plus cher au monde, le système solaire, tout cela n’est rien comparé à cette maudite salière. Aucun espoir de vaincre le négligeable petit pot empli de fleur de sel marin. L’objet est maléfique, c’est Satan. Trop près du bord. Ça stresse. À mort. Le moucheron du lion de La Fontaine. Le mieux serait d’abandonner la partie, d’incliner la tête, « respect, petite salière, tu m’as fait mordre la poussière », de tendre la main, de ramener ce petit récipient un peu plus vers le centre, et de revenir à la vie normale. L’os, c’était cette salière.
Mais que faire ? Il ne suffisait pas de tendre la main pour le déplacer, il fallait le passer au spectromètre façon 007 pour un bilan ADN sans appel. J’ai mis de la musique sur la chaîne stéréo. Un disque, pour faire avec les fichiers MP3 la même chose qu’avec la junk-food surgelée ; ou avec le potager dans le parc de Laure et Arnaud : équilibrer, rééquilibrer le monde. L’oreille interne en l’occurrence. J’ai mis The National. Les meilleurs du moment. L’album Trouble Will Find Me, et le morceau « I Need My Girl » m’a soulagé. L’os s’est fait dégager du centre du ring. Lebowski, le Diogène des médors, n’avait pas fait tant d’histoires, il avait posé sa tête sur ses deux pattes avant dans une position qui pouvait laisser supposer qu’il boudait, mais non, je savais qu’il l’avait déjà oublié.
Je vis seul avec ce chien. Je ne suis pas malheureux. Ma bien-aimée, Claire, est partie en Bretagne, une sorte de séparation à l’amiable. On se revoit de temps à autre. Je n’ai pas d’enfant. Claire a une fille d’une vingtaine d’années, Maëlle, avec qui j’entretiens des relations plus qu’épisodiques. J’avais dû assumer la position de père de substitution au pire moment, en pleine adolescence, et ça ne m’avait pas réussi. Voilà. C’est tout. Quant à l’os, je vais le faire voir à Gilbert. Le boucher. Point à la ligne, le retour. »

Extrait
« J’ai repensé à ce déjeuner complètement hystérique derrière son apparente décontraction. Tout était presque normal dans cette famille, mais le presque était énorme, et même flippant. Jeanne, Amandine, la Balagne, rien n’allait. Même ce chien, d’une certaine manière, n’était pas à sa place. En l’observant, je me disais que ce bon gros golden aurait été plus adapté à cette propriété, à cette famille bourgeoise, qu’à leur jardinier. Un labrador-à-cathos-sur-la-plage-de-Saint-Malo. Bon, enfin, c’était comme ça.
Je suis retourné à mon potager, qui prenait forme. » p. 50

À propos de l’auteur
Ancien grand reporter, Vincent Maillard est aujourd’hui réalisateur de documentaires, et scénariste pour la télévision. L’os de Lebowski est son second roman, après Springsteen-sur-Seine (Éditions Fanlac, 2019). (Source: Éditions Philippe Rey)

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A bas l’argent!

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En deux mots:
Un journaliste suisse, en reportage en Sicile, va être victime d’une machination qui va le conduire à servir de tête de pont à une organisation secrète qui entend éradiquer l’argent de la planète. Pour réussir dans leur entreprise un plan de communication diabolique va être mis en place…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Un garçon, une organisation secrète et une belle utopie…

À 80 ans, Simon Vermot a trouvé une nouvelle jeunesse. Avec À bas l’argent !, le journaliste reconverti en auteur de polars nous offre une réflexion sur le rôle des banques et de l’argent sous couvert d’un polar habilement construit.

Jean Ziegler, sociologue et homme politique suisse, rapporteur spécial auprès de l’ONU sur la question du droit à l’alimentation dans le monde, a dénoncé dans des dizaines d’ouvrages les inégalités et les injustices. Il m’a raconté sa rencontre avec Che Guevara dans ses jeunes années et le désir qu’il avait de combattre à ses côtés. Le révolutionnaire cubain lui a alors conseillé de ne pas rejoindre la révolution bolivarienne et de rester à Genève pour agir dans le «cerveau du monstre».
En publiant Une Suisse au-dessus de tout soupçon, dans lequel il dénonçait les banques helvétiques et les trafics liés au secret bancaire, il a effectivement fait bouger les choses, même s’il aura fallu quelques scandales retentissants et une forte pression de l’Union Européenne pour que la Confédération ne se décide enfin à coopérer et à lever le secret bancaire qui lui aura permis durant de longues années de s’enrichir sans trop regarder à l’éthique des affaires.
Un long préambule pour vous expliquer qu’avec À bas l’argent! son compatriote Simon Vermot a lui aussi choisi le «cerveau du monstre» pour son nouveau polar, comme l’avait fait Joseph Incardona avec La soustraction des possibles.
Pourtant tout commence ici par un voyage en Sicile. Pierre y est envoyé par le magazine qui l’emploie pour un reportage sur les beautés de l’île.
Dans le train qui le mène de Palerme à Castellammare del Golfo, une femme lui confie son enfant le temps d’aller aux toilettes. Sauf qu’elle ne revient pas. Voilà notre homme avec un enfant de six ans sur les bras qui se dit malade et ne se souvient pas où il habite.
À la gare suivante, Pierre confie l’enfant à la police, mais on lui demande de rester à la disposition des forces de l’ordre pour les besoins de l’enquête. D’abord contrarié, il va finir par donner son accord car il n’est pas insensible aux charmes de Lenna, la belle sicilienne à qui on a confié le garçon.
Si l’enquête va très vite permettre de localiser l’orphelinat qui a la charge de Tom, il va falloir bien davantage de temps à Pierre pour comprendre dans quel guêpier il s’est fourré. Car depuis le début du voyage, il a été manipulé par une organisation parfaitement structurée et qui a besoin d’un homme tel que lui, possédant un intéressant réseau et vivant au pays des banques.
De retour en Suisse, il ne va pas tarder à avoir des nouvelles de Lenna, qui va lui faire une proposition des plus alléchantes: 100000 Euros pour s’occuper de la communication de ce groupe secret qui entend éradiquer l’argent de la planète.
Une utopie dont le noble but est de combattre les inégalités, Tom devant servir de porte-parole et d’icône pour ce mouvement. Quand une campagne de publicité massive avec affiches montrant le jeune garçon arborant le T-shirt qui est sur la couverture du livre et spots publicitaires tournés au Soudan du Sud pour mettre en avant inégale répartition des richesses sur la planète, l’inquiétude gagne vite l’association des banquiers qui charge un malfrat de trouver les initiateurs du projet et leur faire comprendre qu’il y a des sujets avec lesquels on ne plaisante pas.
Je vous laisse découvrir la suite, en ajoutant que tous les ingrédients du polar sont ici réunis, homicide et séduction, manipulation et déduction, rebondissements et épilogue inattendu.
Tout comme dans son précédent opus, La salamandre noire, paru chez le même éditeur, Simon Vermot on prend plaisir à suivre les déboires du journaliste embarqué dans une enquête qui va l’obliger à quitter sa zone de confort pour se frotter à quelques personnages peu recommandables. On ne s’ennuie pas une seconde et, ce qui ne gâche rien, on est amené à réfléchir à des sujets fort intéressants.
Peut-être même qu’en cette période de pandémie, de nouvelles valeurs de solidarité et de partage viennent donner un éclairage tout particulier à ce roman qui a tout du cadeau idéal.

A bas l’argent !
Simon Vermot
Éditions du ROC
Polar
156 p., 25 €
EAN 9782940674084
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en Sicile, à Palerme, Castellammare del Golfo, Alcamo et Tonnara di Scopello ainsi qu’en Suisse, principalement à Lausanne ainsi qu’à Genève sans oublier Malakal au Soudan du Sud.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Et si on supprimait l’argent ? Effacées les inégalités, la course au profit. Chacun aide chacun. Un Prix Nobel, une comtesse richissime, une famille sicilienne soucieuse du bien-être commun. Et puis Tom, un petit gars de huit ans promu au rang de star internationale. Simon Vermot retrouve Pierre, son héros journaliste, et sa fille Anouk, dans ce thriller en prise directe avec l’actualité. L’argent, le fric, le flouze, est-il vraiment nécessaire ? N’est-il pas source de mille maux dont on se passerait bien ? Dans ce roman haletant, on ira jusqu’à tuer pour freiner cette réflexion en train de gagner le monde entier. On trahira, on aimera, on se perdra dans ce labyrinthe tortueux où, finalement, la parole d’un gamin mettra tout le monde d’accord.

Les critiques
Le Blog de Francis Richard

Les premières pages du livre
« Vous pouvez veiller sur Tom un moment, j’en ai pour cinq minutes… dit-elle en posant son livre sur la tablette. Depuis bientôt une heure et demie que le train a quitté la gare de Palerme, ce sont les premiers mors qu’elle m’adresse.
Vingt-quatre, vingt-cinq ans à tout casser, strict tailleur noir sur un chemisier de soie rose mettant en valeur la blondeur de sa chevelure coupée au bol, elle a tiré sur sa jupe avant de se lever. En T-shirt orné d’un surf et en short, des Converse rouges aux pieds, le Tom en question m’observait déjà depuis un moment du haut de ses six printemps, maigrichon, avec ses bras de la grosseur d’une allumette.
Sois gentil avec le Monsieur… ajoute la dame avant de passer devant moi pour se diriger vers les toilettes. Pas de bagages, pas de manteau ou d’imperméable suspendus au crochet. On est déjà fin mai et le soleil a donné rendez-vous à tout le monde. Je fais un sourire au gamin, Il ne réagit pas, absorbé qu’il est par le paysage défilant de l’autre côté de la vitre. Le convoi a ralenti, on arrive à Castellammare del Golfo. C’est là que je dois descendre. J’attends un peu. Ma voisine va venir rejoindre son enfant. On n’est jamais tranquille quand le train s’arrête er qu’on a laissé un gosse avec un inconnu. Mais elle ne regagne pas sa place. Et la rame redémarre. Je ne puis laisser ce môme tout seul. Bon! Je descendrai à Alcamo, la prochaine station, à sept minutes.
Machinalement, j’ai ramassé le bouquin et l’ai ouvert à la page du faux-titre. Elle porte une dédicace au stylo-feutre noir assez épais: «Pour Eva, avec mon amitié.» La signature est illisible. Elle ne semble pas être celle de l’auteur dont la mini photo, la reproduction d’une peinture hyperréaliste d’un homme barbu et chevelu, précède l’impression d’une courte biographie d’une écriture manuelle. Sûrement un cadeau.
Tom ne semble pas plus inquiet que ça de ne pas revoir la blonde. Je vais toquer à la porte des WC les plus proches, elle n’est pas bouclée. Je l’ouvre, il n’y a personne. Je cherche dans le wagon et celui d’après. Tout aussi absente. Envolée! Elle a dû descendre lors du dernier arrêt. Celui où j’aurais dû moi-même débarquer.
– Elle t’a abandonné ta maman?
Le garçon fait comme s’il ne m’avait pas entendu.
– Eh! Je te parle!
– C’est pas ma maman, j’la connais pas…
– Mais tu vas où? Tu rentres chez toi?
– J’sais pas où c’est chez moi, la dame m’a pris par la main à la gare de Palerme et m’a fait monter dans ce train.
– Alors tu habites Palerme!
– Peut-être, peut-être pas. J‘ai un problème dans la tête qu’il a dit le docteur.
Punaise! Mais pourquoi n’ont-ils pas choisi un autre compartiment? Pourquoi sont-ils venus s’asseoir en face de moi? Que vais-je bien pouvoir faire de ce petit bonhomme maintenant?
Alcamo, 45 000 habitants, une plage, des rues étroites, un centre historique sans grand intérêt.
– On descend! Viens avec moi… »

À propos de l’auteur
SIMON-VERMOT_rogerSimon-Vermot © Photo DR

Roger Simon-Vermot, dit aussi Simon-Vermot lorsqu’il signe ses romans, est né au Locle (NE) où il a fait un apprentissage de typographe. Très vite intéressé par l’écriture, il devient journaliste, en intégrant notamment les rédactions de l’Illustré et du journal Coopération, avant de créer une agence de presse et publicité. Dans ce cadre, il conçoit différents magazines, devient rédacteur en chef de la revue vaudoise du 700e anniversaire de la Confédération, du Journal du Bicentenaire de la Révolution vaudoise puis rédacteur pour la Suisse romande de l’organe interne d’Expo 01-02. Durant quinze ans, il dirigera le fameux almanach «Le Messager boiteux» tout en collaborant à divers journaux et magazines.
Parmi la douzaine de livres qu’il a publiés jusqu’ici, citons «BDPhiles et Phylactères», une introduction à la bande dessinée, «Horrifiantes histoires du Messager boiteux», «PT de rire», illustré par Mix et Remix, «Illusion d’optique» ou «Putain d’AVC» qui ont obtenu un beau succès de librairie. Ceci, ajouté à un demi-douzaine d’ouvrages collectifs.
Roger Simon-Vermot est également l’auteur du scénario de «Eden Weiss», la bande dessinée officielle du Sept centième anniversaire de la Confédération suisse et parolier d’«Une autre vie», chanson gagnante de «La Grande Chance», émission concours de la RTSR. Il a également écrit une série de pièces radiophoniques policières sous le titre de «l’Agence Helvétie» diffusées sur les antennes de la Radio romande. C’est là aussi qu’il a animé durant environ un an «Samedi Soir», une séquence d’une heure sur le Neuvième Art.
Également peintre à ses heures, Roger Simon-Vermot est membre de la Société Suisse des Auteurs et de l’Association des écrivains neuchâtelois et jurassiens. Il se consacre désormais à son œuvre romanesque. (Source: Éditions du roc)

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Crénom, Baudelaire!

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En deux mots:
Une mauvaise chute va accélérer la fin d’un poète maudit. Le moment est venu de retracer le parcours de Charles Baudelaire, entre les femmes et la drogue, les problèmes d’argent et de censure, et les fulgurances de la création des Fleurs du mal.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Comment fait-on pousser les fleurs du mal?

Très tôt le jeune Charles Baudelaire a choisi d’être un poète. Dans cette biographie romancée, Jean Teulé raconte comment Les Fleurs du mal ont fini par avoir la peau de ce stupéfiant personnage. Le premier roman des éditions Mialet Barrault est une réussite!

Il arrive au bout du chemin. À Namur, en sortant d’une église, il fait une mauvaise chute qui lui fait lâcher ce juron: et, soutenu par deux amis, va regagner Bruxelles où des religieuses le prennent en charge avant qu’il ne puisse regagner Paris.
Nous sommes en 1867. Voici venu le temps de se retourner, de regarder le chemin parcouru. Enfant, c’est dans les jupes de sa mère que Charles Baudelaire se sentait heureux. À tel point qu’il se réjouit du décès de son père, car désormais la femme de sa vie ne sera que pour lui! Un bonheur qui sera toutefois éphémère, car après quelques mois sa mère a retrouvé chaussure à son pied. Elle épouse le chef de bataillon Jacques Aupick. Charles, qui se sent trahi, n’est pas au bout de ses peines. Car ce beau-père entend faire son éducation. Après son renvoi du Lycée Louis Le rand, il décide de le faire embarquer sur un navire partant vers les Indes pour une année qui doit l’aguerrir, en faire un homme.
À bord, il n’apprécie guère la compagnie des passagers, pour la plupart des commerçants, et préfère se consacrer à la poésie dont il est persuadé qu’elle fera sa gloire. Il réussira à Dépasser Hugo. L’escale à l’île Maurice lui donne l’opportunité de rebrousser chemin. Dans ses bagages, les vers de L’Albatros, première grande marque de son talent laissé à la postérité. Après six mois en mer, il débarque à Paris. Désormais majeur, il va pouvoir mener la grande vie avec l’héritage que lui a laissé son père. Il prend un appartement, achète des toiles et des toilettes et s’offre des femmes et de la drogue. Mais la fille de joie sur laquelle il a jeté son dévolu, Sarah la Louchette, va lui offrir une blennorragie. Qu’il va s’empresser de soigner en changeant de partenaire. Il s’acoquine alors avec Louise Duval, une grande tige à la peau d’ébène, qui lui fera un autre cadeau, la syphilis. Il n’a guère plus de vingt ans et déjà ses jours sont comptés. Car au milieu du XIXe siècle la vérole encore fait des ravages. Alors les médecins prescrivent du laudanum. Et Baudelaire en use et en abuse, ajoutant un cocktail d’autres drogues à son médicament.
Le poète va brûler la vie ou la sublimer, c’est selon.
Après avoir exploré l’univers de Verlaine et celui de François Villon, la plume de Jean Teulé se régale de celui de Baudelaire en revisitant le Paris en pleine mutation de l’époque, au moment où Haussmann redessine l’architecture à coups de démolitions et de saignées dans les rues un peu tortueuses. Mais suivre Baudelaire, c’est aussi faire la connaissance du milieu artistique de l’époque. On y croise Gustave Courbet, Maxime du Camp, les frères Goncourt, Théophile Gautier, Manet ou encore Hugo qui tonne depuis son exil anglo-normand contre ce Napoléon III qui vient de prendre le pouvoir. Si Baudelaire n’aime guère le grand écrivain – mais qui aime-t-il vraiment ? – il le rejoindra dans ce mépris, ainsi que Gustave Flaubert.
Parmi les anecdotes les plus croustillantes retrouvées par l’auteur de Entrez dans la danse, il y a ces séances de pose chez Courbet pour son tableau L’Atelier du peintre. Baudelaire y pose avec Jeanne Duval puis demande à son ami de l’effacer de sa composition avant de revenir sur son choix.

COURBET_LAtelier_du_peintreL’Atelier du peintre de Gustave Courbet (1855), avec à droite, au premier plan, Baudelaire lisant assis sur une table et Jeanne Duval réapparaissant, à la gauche de la porte, par exsudation du liant et de la peinture au bout d’une cinquantaine d’années. © Commons Media – Musée d’Orsay

Mais le point fort du livre réside dans la mise en scène des Fleurs du mal. Grâce à Jean Teulé, on retrouve les poèmes dans leur contexte, de leur genèse à leur écriture et la volonté hallucinée de l’auteur de rompre avec les codes classiques du sonnet, de renouveler la thématique mais aussi de choquer. Les pérégrinations du manuscrit et les déboires de son éditeur Auguste Poulet-Malassis montrent à quel point il aura réussi. Le procès et la ruine viendront mettre un terme à la première édition de ce recueil aujourd’hui considéré comme une pierre angulaire de la poésie française. Crénom !

Crénom, Baudelaire!
Jean Teulé
Éditions Mialet Barrault
Roman
432 p., 21 €
EAN 9782080208842
Paru le 7/10/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi un voyage vers les Indes, l’île Maurice ainsi qu’un voyage en Belgique à Bruxelles et Namur.

Quand?
L’action se situe de 1826 (Baudelaire a cinq ans) à 1867.

Ce qu’en dit l’éditeur
Si l’œuvre éblouit, l’homme était détestable. Charles Baudelaire ne respectait rien, ne supportait aucune obligation envers qui que ce soit, déversait sur tous ceux qui l’approchaient les pires insanités. Drogué jusqu’à la moelle, dandy halluciné, il n’eut jamais d’autre ambition que de saisir cette beauté qui lui ravageait la tête et de la transmettre grâce à la poésie. Dans ses vers qu’il travaillait sans relâche, il a voulu réunir dans une même musique l’ignoble et le sublime. Il a écrit cent poèmes qu’il a jetés à la face de l’humanité. Cent fleurs du mal qui ont changé le destin de la poésie française.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« — Crénom !
Au sortir du portail baroque de l’église Saint-Loup de Namur, un homme qui aura bientôt quarante-six ans loupe une marche et tombe sur le front, à même le parvis, en jurant. Des deux qui l’accompagnent, le plus jeune – fringant trentenaire rigolard et bariolé à l’accent wallon très prononcé – fait mine d’être offusqué par ce qu’il vient d’entendre:
— Même en utilisant sa forme contractée, on ne sort pas d’une église en s’écriant: «Sacré nom de Dieu!» Ça n’est pas possible ça, sais-tu, monsieur?!
Le Seigneur vous aura puni !
Le second ami – corpulent personnage autrement raisonnable –, déjà accroupi près du corps à plat ventre, le retourne sur le dos en lui disant dans un français plus conventionnel:
— Eh bien dites donc, quelle chute, hein?!
— Crénom…, paraît ne pas en revenir l’accidenté aux airs devenus complètement ahuris.
— Il est sonné. Félicien, prenons-le chacun sous une aisselle pour le remettre sur pied.
Le jeune Belge farfelu le hisse du côté droit pendant que l’autre, qui parvient à le maintenir bien en appui sur la jambe gauche, s’en trouve soulagé.
«Ça va, on peut vous lâcher ? » demande-t-il en écartant un peu ses paumes, mais la victime, répétant «Crénom», bascule vers Félicien qui s’en amuse:
— Vous choisissez de plonger dans mes bras plutôt qu’entre ceux d’Auguste! Merci! Cela me met en bonne gaieté.
— Mais redressez-le, bon sang, Félicien ! Soyez sérieux, s’agace Auguste.
— J’essaie mais il s’écroule par là. Regardez ce bras, qui semble n’avoir plus d’énergie, comme il balance.
Et en dessous, cette jambe, si je l’attrape par le pantalon, elle ondule telle de la guimauve. On dirait qu’il est devenu, de ce côté-ci, une poupée de chiffon.
— Bordel de Dieu…, commente Auguste.
— Ah, ben dites donc, ça jure, les Français!
Quand c’est pas l’un c’est l’autre.
— Me reconnaissez-vous, savez-vous qui je suis? demande le plus âgé des amis à l’acrobate maladroit qui s’est étalé sur le parvis.
Celui-ci le regarde comme s’il venait de le découvrir, très étonné:
— Crénom!
— Bon, il donne aussi des signes de troubles mentaux. Il faut le ramener à Bruxelles.
* * *
Dans le gros bâtiment particulièrement sévère de l’institut-couvent Saint-Jean-et-Sainte-Élisabeth situé près du jardin botanique de Bruxelles, une petite dame sautillante de soixante-douze ans est très en colère et ne se gêne pas pour le dire aux religieuses qui l’entourent tout en suivant la mère supérieure au travers d’un corridor :
— Moi, c’est de vous dont je ne suis pas satisfaite, mes sœurs! Je m’insurge contre la rudesse de votre comportement envers lui! Je le croyais sous la protection de douces colombes, comme je me figure que doivent toujours être les religieuses, alors que…
— Depuis son arrivée, fin mars, avant les repas, il ne fait pas le signe de croix! s’indigne la supérieure, commençant à gravir vigoureusement les marches d’un escalier à la rampe ouvragée.
— … Il est handicapé! lui rappelle la dame âgée qui escalade derrière.
— Seulement hémiplégique du côté droit, précise l’autre déjà au palier. Il pourrait remuer sa main gauche!…
— … Alors que, poursuit une des sœurs qui arrive également tout en haut, lorsqu’on insiste il tourne la tête et si on l’en tourmente davantage, il fait semblant de s’endormir!
Le premier étage s’ouvre sur un long couloir bordé à droite par une série de fenêtres hautes et claires donnant sur une cour fleurie en ce mois de juin.
Face aux ouvertures vitrées s’étalent des portes de chambre. Visage entouré d’une guimpe trop amidonnée, une qui ne l’avait pas encore ramenée aborde, excédée, un nouveau sujet aux oreilles de la petite dame à la chevelure frisottée et blanche parsemée de reflets bleutés:
— Dans les établissements religieux, on exige que les malades récitent des prières à haute voix mais lui ne les dit pas!
— Il est devenu pratiquement muet!
Tout le monde part au train vers le fond du couloir.
Les lumières de ce début d’été alternent avec les taches d’ombre sur ces corps féminins qui filent.
— Muet?! s’exclame la mère supérieure. Ah, si vous entendiez ce qu’il répète continuellement en reluquant une certaine partie de l’œuvre d’art dont nous sommes le plus fières dans cet établissement!…
Venez vérifier vous-même.
Elles s’arrêtent toutes devant la double porte ouverte d’une grande salle commune lambrissée de chêne et au plafond ornementé.
— Vous le trouverez là-bas ! Allez-y toute seule.
Nous, on ne s’approche plus de lui.
La petite dame usée quoique encore dynamique, elle, y va vers ce quadragénaire qu’elle repère de dos, écroulé dans son fauteuil roulant en bois et osier, face à un grand tableau fixé au mur. On dirait que le quasi-grabataire s’exprime. Alors qu’elle s’approche de ses
épaules, elle l’entend dire et redire une ribambelle de «Crénom!» absolument excités. Elle lève les yeux vers ce qui obnubile tant l’affalé. C’est une Vierge à l’Enfant peinte vaguement façon Renaissance. Au premier-plan et de trois quarts dos, une jeune Moyen-Orientale blondinette (ah bon ?) tout à fait avenante est représentée tendant les bras vers un mioche dans la paille qui fait face au spectateur. Mais le tordu débraillé ne fixe son regard que sur le cul de la Marie mis très en évidence par un souffle de vent pénétrant dans l’étable et plaquant la robe translucide de soie rose chair, bordée de broderies noires, contre les fesses joliment arrondies de la mère (vierge) du fils de Dieu.
— Crénom! Crénom!
On sent bien que si le pervers pouvait articuler deux autres syllabes il s’écrierait plutôt: «Quel cul! Quel cul!» La petite frisottée, sans doute elle-même tous les dimanches à l’église, comprend maintenant la panique des soeurs hospitalières. Contournant le vicelard pour l’examiner de face, elle découvre son bras droit inerte qui pend contre sa poitrine enfermée dans une ample vareuse sombre dont l’usure luit çà et là et que personne n’est venu boutonner. Il ne lui reste qu’un oeil ouvert en cette tête qui retombe, trop lourde, sur une épaule. La dame âgée dit:
— Bon, allez, laisse-moi te pousser. On s’en va. Aucune sœur ne vient l’aider à descendre dans l’escalier le fauteuil roulant qui fait des bonds à chaque marche car les voilà toutes parties chercher de l’eau bénite en poussant des cris d’hystérie. Elles reviennent vers la salle commune pour s’y jeter à genoux, verser d’abondantes larmes et arroser d’eau
consacrée les endroits occupés par le terrifiant malade, ceux où ses roues sont passées. La mère supérieure ordonne:
— Arrachez ses draps, sa paillasse, et faites tout brûler!
Retenant comme elle peut le fauteuil penché, grâce à une main agrippant la poignée fixée à l’arrière du dossier et l’autre cramponnée au col de la vareuse du très mal en point pour éviter qu’il ne bascule en avant, la petite vieille à la chevelure un peu azur croise un prêtre exorciste alerté. Lui non plus n’est d’aucune utilité et son étole flottante, au passage, vient lui fouetter le visage comme si elle n’était pas déjà assez emmerdée comme ça!
— Exorcizamus te, omnis immundus spiritus, omnis…!
Mêlé au fracas cavaleur des gros souliers cloutés du chasseur de mauvais anges, elle entend aussi gueuler un rituel latin alors qu’elle atteint le corridor et que les soeurs, à l’étage, paraissent se sentir enfin délivrées comme si Satan lui-même s’était retrouvé trois mois pensionnaire de leur maison de santé.
Sur les graviers d’une allée de la cour intérieure menant à la sortie, l’aïeule essoufflée fait une pause pour s’éponger le front près d’un bosquet de roses parfumées. L’hémiplégique mutique, de sa main gauche fait risette à une fleur en éclatant d’un rire de fou puis ferme son œil valide et revoit le fil de sa vie, sa vie… Crénom! »

À propos de l’auteur
TEULE_Jean_©DRJean Teulé © Photo DR

Jean Teulé est né à Saint-Lô le 26/02/1953. Entre 1978 et 1989 il s’est consacré à la bande dessinée, qu’il élabore à partir de photographies retravaillées. Parallèlement il s’est lancé dans la télévision dans «L’assiette anglaise» de Bernard Rapp et «Nulle part ailleurs» sur Canal+. Ayant abandonné toute autre activité, il se consacre dès 1990 à l’écriture. Depuis, il a publié une quinzaine de romans, parmi lesquels, Ô Verlaine! en 2004, Je, François Villon (prix du récit biographique); Le Magasin des suicides (traduit en dix-neuf langues), adapté en 2012 par Patrice Leconte ; Darling, également porté sur les écrans avec Marina Foïs et Guillaume Canet ; Mangez-le si vous voulez et Charly 9, tous deux adaptés au théâtre ; Les lois de la gravité, déjà adapté au cinéma en 2013 sous le titre Arrêtez-moi !, et joué au Théâtre Hébertot ; Le Montespan (prix Maison de la presse et grand prix Palatine du roman historique), également en cours d’adaptation cinématographique ; Fleur de tonnerre, adapté par Stéphanie Pillonca Kervern, sorti en salles en 2016, Entrez dans la danse en 2018 et Gare à Lou en 2019. Jean Teulé est le compagnon de l’actrice Miou-Miou. (Source : Éditions Julliard / Babelio)

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Saturne

CHICHE_saturne

  RL2020  coup_de_coeur

En deux mots:
Quand son père meurt, la narratrice a quinze mois. Aussi lui faudra-t-il bien longtemps avant de vouloir explorer son histoire familiale, retracer la rencontre de ses parents et remonter jusqu’à leur propre enfance, jusqu’aux grands-parents. Un récit bouleversant.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Mon père, ce héros

En retraçant l’histoire d’un père qu’elle n’a quasiment pas connu, Sarah Chiche a réussi un bouleversant roman. Et en mettant en lumière le passé familial, c’est elle qui se met à nu. Dans un style éblouissant.

J’ai découvert Sarah Chiche l’an passé avec Les enténébrés (qui vient de paraître chez Points poche), un roman qui explorait les failles de l’intime et celles du monde et qui m’avait fasciné par son écriture. Je me suis donc précipité sur Saturne et je n’ai pas été déçu. Bien au contraire! Ici les failles de l’intime sont bien plus profondes et celles du monde plongent davantage vers le passé pour se rejoindre dans l’universalité des émotions qu’elles engendrent.
Tout commence par la mort tragique de Harry, le père de la narratrice, emporté par une leucémie. «Le cœur lâcha à midi. Il venait de fêter ses trente-quatre ans. Il mourut dans les bras de son père qui, trois ans plus tard, mourut à son tour de chagrin. Ils avaient tous en eux l’espoir que ce ne serait qu’un mauvais rêve, mais en fait, tout cela, ce n’est pas un rêve, tout cela c’est pareil pour tout le monde, tout cela, ce n’est pas grand-chose, tout cela ce n’est que la vie, et, finalement, la mort. On lui ferma la bouche après les yeux. On le déshabilla. On le lava. Puis le corps fut ramené à son domicile. On le recouvrit et on recouvrit tous les miroirs ainsi que tous les portraits d’un drap blanc. On me tint éloignée de la chambre funéraire. On déchira un pan de ma chemise de nuit à hauteur du cœur. Mais personne ne me dit que mon père était mort.»
Elle n’avait que quinze mois.
Le chapitre suivant se déroule le 4 mai 2019. Une femme s’approche de la narratrice, en déplacement à Genève – une ville où elle a vécu «l’année la plus opaque» de son enfance et qu’elle retrouve avec appréhension – et lui révèle qu’elle a bien connu ses grands-parents, son père et son oncle à Alger. C’est sans doute cette rencontre qui a déclenché son envie d’explorer son passé, de retrouver son histoire et celle de sa famille.
Retour dans les années 1950 en Algérie. C’est en effet de l’autre côté de la Méditerranée que son grand-père fait fortune et lance la dynastie des médecins qui vont développer un réseau de cliniques. Une prospérité qu’ils réussiront à maintenir après la fin de l’Algérie française et leur retour en métropole.
Une retour que Harry et Armand vont anticiper. Au vue de la sécurité qui se dégrade, les garçons sont envoyés en Normandie dès 1956. Le premier est victime de moqueries, d’humiliations et d’agressions. Il se réfugie alors dans les livres, tandis que son aîné ne tarde pas à s’imposer et à devenir l’un des meilleurs élèves du pensionnat.
On l’aura compris, Sarah Chiche a pris l’habitude de construire ses romans sans considération de la chronologie, mais bien plutôt en fonction de la thématique, des émotions engendrées par les épisodes qu’elle explore, «car ainsi voguons-nous disloqués dans la tempête des années, otages de la mer sombre où l’exil des uns n’efface jamais celui des autres, coupables et victimes du passé».
On retrouve les deux frères lors de leurs études de médecine – brillantes pour l’un, médiocres pour l’autre. Harry préfère explorer le sexe féminin en multipliant les aventures plutôt que s’intéresser aux planches d’anatomie et aux cours de gynécologie. Sur un coup de tête, il décide de mettre un terme à cette mascarade et part pour Paris dépenser toute sa fortune au jeu. «On ne l’arrête pas. Il ne s’arrêtera plus. L’aube vient. Il sort du casino enfumé comme une bouche de l’enfer, les poches vides. Il a vingt-six ans.»
L’heure est venue de vivre une grande histoire d’amour, une passion brûlante, un corps à corps dans lequel, il se laisse happer. Elle s’appelle Ève et il est fou d’elle.
Le 19 juin 1975, Armand intervient à ce «serpent peinturluré en biche»: «Je suis le frère de Harry. Et au nom des miens, au nom de l’état dans lequel vous avez mis mon frère, je vous le jure: vous ne ferez jamais partie de notre famille. Nous ne vous recevrons plus: ni demain, ni les autres jours.»
On imagine la tension, on voit poindre le drame et le traumatisme pour l’enfant à naître. Si la vie est un roman, alors certains de ces romans sont plus noirs, plus forts, plus intenses que d’autres. Si Saturne brille aujourd’hui d’un éclat tout particulier, c’est qu’après un profond désespoir, une chute aux enfers, une nouvelle vie s’est construite, transcendant le malheur par la grâce de l’écriture. Une écriture à laquelle je prends le pari que les jurés des Prix littéraires ne seront pas insensibles.

Saturne
Sarah Chiche
Éditions du Seuil
Roman
208 p,, 18 €
EAN 9782021454901
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en Algérie, à Alger et Philippeville, ainsi qu’en France, à Paris et en Normandie, à Verneuil-sur-Avre, à Évreux et Rouen, mais aussi à Tours. On y évoque aussi Genève.

Quand?
L’action se situe principalement de 1950 à 2019, mais on y remonte jusqu’en 1830.

Ce qu’en dit l’éditeur
Automne 1977 : Harry, trente-quatre ans, meurt dans des circonstances tragiques, laissant derrière lui sa fille de quinze mois. Avril 2019 : celle-ci rencontre une femme qui a connu Harry enfant, pendant la guerre d’Algérie. Se déploie alors le roman de ce père amoureux des étoiles, issu d’une grande lignée de médecins. Exilés d’Algérie au moment de l’indépendance, ils rebâtissent un empire médical en France. Mais les prémices du désastre se nichent au cœur même de la gloire. Harry croise la route d’une femme à la beauté incendiaire. Leur passion fera voler en éclats les reliques d’un royaume où l’argent coule à flots. À l’autre bout de cette légende noire, la personne qui a écrit ce livre raconte avec férocité et drôlerie une enfance hantée par le deuil, et dévoile comment, à l’image de son père, elle faillit être engloutie à son tour.
Roman du crépuscule d’un monde, de l’épreuve de nos deuils et d’une maladie qui fut une damnation avant d’être une chance, Saturne est aussi une grande histoire d’amour : celle d’une enfant qui aurait dû mourir, mais qui est devenue écrivain parce que, une nuit, elle en avait fait la promesse au fantôme de son père.

Les critiques
Babelio
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INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Prologue
On entrait dans l’automne. Ils le veillaient depuis deux jours. Au matin du troisième jour, les ténèbres tombèrent sur leurs yeux. Sa mère était affaissée sur une chaise dans un coin de la chambre. Elle avait, posé sur les genoux, un mouchoir rougi de sang. Son père, à son chevet, lui caressait le front, comme on berce un tout petit enfant. Sa femme lui tenait la main. Ses doigts étaient bleuis de froid. Ses joues, livides. Elle brûlait de sa beauté blonde, un peu sale, dans une robe trop somptueuse. Il était étendu, inerte, enfermé en lui-même, sans plus de possibilité de parler autrement qu’en écrivant sur une ardoise qu’il gardait à portée de main. On avait placé une sonde dans sa trachée, reliée à un respirateur artificiel ; un tuyau lui sortait du nez. De temps en temps, ses yeux allaient du scope sur lequel on pouvait suivre le rythme de son cœur, le taux d’oxygène dans son sang, sa tension artérielle et sa température, au visage de sa femme, puis ils revenaient sur le scope, puis au visage de sa femme. Il la regarda. Il la regardait. Ses yeux. Ses mains. Ses lèvres. Leurs silences. Leurs mots. Leurs joies. Leurs chagrins. Leurs souvenirs. Il sentait la pression de ses doigts sur les siens. Il regarda sans doute cette main agrippée à la sienne de la même manière que lorsqu’elle était au bord de jouir, qu’il prenait son visage entre ses paumes pour l’embrasser, qu’elle liait ses doigts aux siens, penchant la tête de côté, cachant ses yeux sous la masse de ses cheveux qui retombaient en torsades sur sa bouche, soudain plus lointaine à l’homme qui l’aimait jusqu’à la brûlure, devenant la nuit dans laquelle ils tombaient tous deux.
Les premiers signes s’étaient manifestés moins d’un an après leur mariage. Elle venait à peine d’accoucher. Elle avait passé leurs noces à son chevet. Chaque jour, elle l’avait aidé à se doucher, à se laver les dents, à s’habiller. Chaque nuit, elle avait dormi à son chevet, recroquevillée dans un fauteuil. Elle avait affronté à ses côtés les fièvres, les sueurs nocturnes, les cauchemars dont il s’éveillait en grelottant dans ses bras, l’anémie, les malaises, les troubles de la coagulation, la chimiothérapie, les injections, les prises de sang, les hématomes qui pullulent sur les bras et obligent à piquer les mains, le cou ou les pieds, quand les veines roulent sous la peau, disparaissent puis se nécrosent. Il y avait eu les visites chez l’hématologue, l’attente des résultats, les espoirs de rémission, les fausses joies, la rechute.
Il promena son pouce sur l’intérieur du poignet de sa femme.
Elle vieillirait, sans lui. Il voulait qu’elle vieillisse. Ce visage à l’ombre duquel il aurait voulu voir grandir leur enfant, ce visage à la beauté infernale, qu’il avait fait rire, elle qui ne riait jamais, qu’il avait filmé, photographié, chéri, caressé, finirait par se faner. En même temps, elle ne vieillirait jamais. Même ridée, elle conserverait ces yeux de faune, ce sourire de fauve qui, dans l’instant où il l’avait vu, l’avait envoûté, lui, et d’autres, et qui en envoûterait d’autres encore, il le savait, parce qu’elle était sans mémoire, n’avait pas d’histoire. Peut-être cette pensée fit-elle monter en lui un sentiment de pitié profonde, non pour lui-même, comme quand on se rend compte que ce que nous sommes ne suffira jamais et qu’au fond on en sait si peu de l’être avec qui l’on dort, mais pour elle, car elle non plus ne se connaissait pas. Il suffoqua.
Sa mère se leva d’un bond et s’approcha. Ses cheveux, qu’elle n’avait pas coiffés depuis plusieurs jours, s’agglutinaient à l’arrière de sa nuque en un paquet spongieux. Son visage était ravagé par l’absence de sommeil. Ses yeux lui tombaient sur les joues. Une odeur de lavande et de sueur flottait dans son sillage. Les yeux de sa femme prirent un éclat de verre froid. Elle s’écarta du lit, d’un mouvement presque symétrique, fronçant le nez. La mère, qui n’en avait rien perdu, l’ignora et se mit à parler. Pendant de longues minutes, elle parla sans discontinuer, mais nul n’aurait su dire de quoi au juste. D’ordinaire, ses longs monologues entrecoupés de gémissements lui étaient insupportables ; il en vint, cette fois, à la trouver d’un comique attendrissant. Elle se débattait, comme une petite bête prise au piège dans le sac noir d’une angoisse dont nul n’avait jamais réussi à la tirer, mais qui, désormais, ne le concernait plus. Il regardait sa peau laiteuse, les taches de son sur ses avant-bras. Elle lui dit encore quelque chose, mais il ne l’écoutait plus. Il était perdu dans la contemplation de la ride qui barrait la joue de son père, et qu’il n’avait, jusqu’alors, jamais remarquée. Il observa la pâleur grise qui avait envahi son teint olivâtre, ses yeux cerclés de noir. La conviction qu’il était la cause du vieillissement précipité de ses parents, que le trou noir qui l’aspirait les aspirait à leur tour, lui fut insupportable. Il était temps qu’il les délivre de lui.
Une infirmière vêtue de vert arriva. Elle baissa les stores. De garde. Traits tirés par la fatigue. Elle venait juste de s’allonger pour prendre un peu de repos quand on avait téléphoné. On lui avait dit qu’il s’agissait d’une admission un peu particulière et que la famille pourrait rester au-delà des horaires dévolus aux visites. Il est toujours plus facile de soigner les malades quand on les connaît un peu – même quand on sait qu’on ne pourra peut-être pas les sauver, le souvenir de ce qu’ils furent et de l’engagement qu’on a mis à les soigner jusqu’au bout aide parfois à en sauver d’autres. L’infirmière avait donc demandé des explications. On avait fini par lui dire qui ils étaient.
Ils avaient tout perdu. Ils avaient tout regagné, au centuple. Lui, le père, avait travaillé sans relâche – on disait qu’il ne dormait jamais. Il avait amassé une fortune colossale. Des cliniques, d’innombrables résidences, et un château. Ils avaient des cuisiniers, des domestiques et des jardiniers, une flotte de voitures. Ils ne s’étaient privés de rien, mais ils s’étaient montrés généreux en prenant soin des plus modestes de leurs employés – à moins que ce ne fût prodigalité vaniteuse ou compassionnelle, paternaliste. Ils donnaient, en tout cas, du travail et même des logements à des centaines de personnes. Ils avaient formé des chirurgiens, des internes, des anesthésistes, des réanimateurs, des radiologues, par douzaines. Ils avaient vécu avec eux plusieurs révolutions : les premiers antibiotiques, les premières transplantations cardiaques, les premières cœlioscopies. Soigné, en Algérie et en France, des dizaines de milliers de patients. Mais quand elle s’approcha du père du jeune homme alité, pour le saluer à voix basse, l’infirmière ne reconnut pas celui que les journaux appelaient « le Prince des cliniques ». Elle ne vit qu’un vieil homme en train de perdre son fils.
Leucémie.
Admis en urgence à la suite d’un malaise dans son bain, au moment même où chacun croyait qu’il allait mieux. Comme il avait repris des forces, il avait voulu faire sa toilette, seul. Il avait perdu connaissance. Sa tête avait heurté le rebord de la baignoire. Sous le choc, il avait vomi. On l’avait retrouvé la face dans l’eau, le nez en sang. Le contenu de son estomac avait inondé sa trachée et ses bronches. On l’avait intubé. On avait aspiré ce qui encombrait ses voies aériennes. Branché un respirateur artificiel. On l’avait perfusé. Il avait ouvert les yeux.
Son frère entra d’un pas rapide. Il vit sa mère se jeter dans ses bras, sa femme arranger prestement ses cheveux. Il s’approcha de lui et lui demanda s’il voulait qu’on lui remonte les oreillers sous la tête ou qu’on replace ceux qui soutenaient ses bras. Il répéta plusieurs fois Tu veux qu’on te remonte tes oreillers ? Aux premiers mois de son hospitalisation, à la simple vue de son frère, la colère l’étouffait. Il le fixa d’un regard pâle et amer tandis que l’autre se dégageait de l’étreinte maternelle. Mais, curieusement, cette fois lui revinrent leurs meilleurs moments. Une sensation aiguë le bouleversa : ce qui avait vraiment valu la peine qu’ils vivent ensemble était calfeutré dans leurs années d’enfance. La douleur au poumon le reprit. Il détourna les yeux. Tous se mirent à crier d’épouvante.
Une seconde infirmière surgit en courant, escortée d’une aide-soignante. On le coucha sur le côté. On rassembla le plus délicatement possible les tuyaux le reliant à ses machines et à la perfusion. Son pouls s’affola. Le respirateur artificiel s’emballa. On lui entrava le corps, une main sur le thorax, l’autre sur les cuisses. On nettoya ses oreilles, le bord de ses yeux, on passa un gant de toilette sur son torse, sur son pénis, entre ses fesses, on jeta le gant, on en prit un autre. On lui lava le dos. Les infirmières flottaient comme des spectres dans leurs blouses vertes. Derrière leur masque, leurs yeux mi-clos lui souriaient. Il regarda les gouttes translucides de la perfusion reliée à son avant-bras gauche tomber une à une dans la poche de plastique. La lumière se fit plus vive, plus forte. Dans les derniers jours de la vie, le plus ancien redevient le plus jeune. Nous dormons comme des nourrissons. Les premiers mois, l’état de torpeur dans lequel le faisaient sombrer tantôt le progrès de la maladie tantôt les traitements le terrifiait. Puis ce lui fut un soulagement qu’il attendait comme on attend, à la tombée du jour, dans le lit de l’enfance, une histoire, toujours la même, lue par une mère qui, … »

Extraits
« Alors, il embrasse ses yeux, il lui dit qu’elle est une infraction à la loi du jour, qu’il va boire ses larmes et qu’elle ne pleurera plus, qu’elle est belle, et pure, qu’elle fait sa joie, qu’il n’est pas permis d’être si heureux, qu’il va lui montrer ce qu’est la vie bonne, et qu’il se sent tous les courages, et qu’il va l’aimer, malgré tout cette nuit qu’elle a en elle, malgré la peur qu’elle lui inspire, parce que ça fait partie de l’amour.»

«Le cœur lâcha à midi. Il venait de fêter ses trente-quatre ans. Il mourut dans les bras de son père qui, trois ans plus tard, mourut à son tour de chagrin. Ils avaient tous en eux l’espoir que ce ne serait qu’un mauvais rêve, mais en fait, tout cela, ce n’est pas un rêve, tout cela c’est pareil pour tout le monde, tout cela, ce n’est pas grand-chose, tout cela ce n’est que la vie, et, finalement, la mort. On lui ferma la bouche après les yeux. On le déshabilla. On le lava. Puis le corps fut ramené à son domicile. On le recouvrit et on recouvrit tous les miroirs ainsi que tous les portraits d’un drap blanc. On me tint éloignée de la chambre funéraire. On déchira un pan de ma chemise de nuit à hauteur du cœur. Mais personne ne me dit que mon père était mort.» p. 20« Dans les contes de fées, c’est là que l’histoire s’achève. Dans l’espace de la tragédie ordinaire, c’est ici que tout commence. »

« Jusqu’à quel point la manière dont nous pensons que nos parents se sont aimés façonne-t-elle notre propre degré d’idéalisation de l’amour? »

« Et pourtant, un jour, cachés dans la grande pulsation d’une ville cernée de montagne, où l’on pensait ne jamais revenir, on écrit, depuis l’autre côté d’un lac enfin traversé sans s’y noyer, d’une toute petite main, tremblante, honteuse, si peu sûre d’elle, ce que l’on chuchotait déjà dans le noir d’une chambre d’enfance où l’on parlait tout seul aux étoiles et aux planètes de papier collées au plafond. »

« Car ainsi voguons-nous disloqués dans la tempête des années, otages de la mer sombre où l’exil des uns n’efface jamais celui des autres, coupables et victimes du passé ».

« On ne l’arrête pas. Il ne s’arrêtera plus. L’aube vient. Il sort du casino enfumé comme une bouche de l’enfer, les poches vides. Il a vingt-six ans. Il marche, sous les nuages rapides. Ses grands yeux envahis de brume noire regardent la région du ciel où se forme un œuf de plus en plus lumineux. Une bande gris-bleu surmontée de rose s’élève au-dessus de l’horizon. L’ombre projetée de la terre s’étire en un sidérant ballet de couleurs, à l’opposé du soleil. Alors, Harry se met à rire. Il rit comme jamais. Il ne peut plus s’arrêter de rire. »

« Que voulez-vous, vous êtes irrécupérable. Vous avez l’âme noire, vicieuse, d’un serpent peinturluré en biche. Quoi que puisse en penser mon vieux père, que vous avez réussi à berner par vos charmes, comme vous en bernez tant d’autres, moi, je ne vous trouve aucune excuse. Non. Vous n’êtes qu’une concubine entre les mains d’un garçon qui ne sera jamais un homme. Je suis le frère de Harry. Et au nom des miens, au nom de l’état dans lequel vous avez mis mon frère, je vous le jure: vous ne ferez jamais partie de notre famille. Nous ne vous recevrons plus: ni demain, ni les autres jours. AC »

À propos de l’auteur
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Sarah Chiche © Manuel Lagos

Sarah Chiche est écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste. Elle est l’auteur de quatre romans : L’inachevée (Grasset, 2008), L’Emprise (Grasset, 2010), Les Enténébrés, (Seuil, 2019) et Saturne (Seuil, 2020) et de trois essais: Personne(s), d’après Le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa (Éditions Cécile Defaut, 2013), Éthique du mikado, essai sur le cinéma de Michael Haneke (PUF, 2015), Une histoire érotique de la psychanalyse: de la nourrice de Freud aux amants d’aujourd’hui (Payot, 2018). (Source: Éditions du Seuil)

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L’énigme de la Chambre 622

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  RL2020

 

En deux mots:
Un meurtre a été commis dans la chambre 622 du palace de Verbier durant le Grand week-end organisé par une grande banque suisse. Des années plus tard l’énigme reste entière, mais une cliente de l’hôtel va encourager l’écrivain venu en pèlerinage dans cet endroit chéri par son éditeur décédé à reprendre l’enquête.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’éditeur, l’écrivain et le banquier

Joël Dicker a réussi avec L’énigme de la chambre 622 l’exploit de raconter quatre histoires en une. Un meurtre mystérieux, un hommage à Bernard de Fallois, l’enquête d’un écrivain et de son acolyte et l’hommage d’un fils à son père.

Une fois n’est pas coutume, je me permets de commencer cette chronique par un souvenir personnel qui remonte à l’automne 1997. À l’occasion de la parution du roman Une affaire d’honneur, Vladimir Dimitrijevic, fondateur de la maison d’édition L’Age D’homme avait organisé une rencontre avec l’auteur Hubert Monteilhet et Bernard de Fallois, coéditeur de l’ouvrage. J’ai donc eu l’honneur et le privilège de rencontrer quelques années avant Joël Dicker ses deux éditeurs successifs. Vladimir Dimitrijevic qui a accepté de publier son premier roman Le dernier jour de nos pères avant de mourir en voiture et Bernard de Fallois qui le publiera finalement, non sans avoir renâclé. Cette entrée en matière pour confirmer la personnalité et les qualités d’un homme exceptionnel, pour souligner combien l’hommage rendu par Joël Dicker à son éditeur dans les premières lignes de L’énigme de la chambre 622 est sincère et émouvant: «Bernard de Fallois était l’homme à qui je devais tout. Mon succès et ma notoriété, c’était grâce à lui. On m’appelait l’écrivain, grâce à lui. On me lisait, grâce à lui. Lorsque je l’avais rencontré, j’étais un auteur même pas publié: il avait fait de moi un écrivain lu dans le monde entier.»
Bien entendu, l’hommage à cet homme disparu le 2 janvier 2018, n’est que l’une des pièces du puzzle savamment construit par l’écrivain genevois et qui, livre après livre, entraîne son lecteur dans des récits qui, comme des strates géologiques, se superposent et finissent par constituer un ensemble aux teintes et aux couleurs variées. Voilà donc un écrivain qui se brouille avec sa nouvelle conquête parce qu’il la délaisse au profit du livre qui l’accapare et qui décide de partir pour Verbier découvrir enfin ce palace que son éditeur voulait lui faire connaître. Là-bas il fait la rencontre d’une charmante voisine, qui rêve de le seconder dans l’écriture de son prochain livre. Elle a même l’idée de départ, en découvrant la mystérieuse absence de chambre 622 dans ce palace. D’autant que Scarlett – un prénom qui est aussi un hommage à Bernard de Fallois qui aimait Autant en emporte le vent – va découvrir que c’est parce qu’un meurtre a été commis dans cette suite qu’elle a été rebaptisée 621 bis. L’écrivain (c’est ainsi que sa nouvelle équipière va désormais l’appeler) va donc, au lieu de profiter du calme de la station, s’atteler à son nouveau livre en espérant résoudre cette énigme. Entre Verbier et Genève, il part avec sa charmante coéquipière à la rencontre des témoins, interroger les proches, les policiers chargés de l’enquête et faire partager au lecteur le résultat de leurs investigations.
Nous voici de retour quelques années plus tôt, au moment où se prépare comme chaque année le «Grand week-end» organisé par la Banque Ebezner et durant laquelle vont se jouer plusieurs drames, dont ce meurtre non élucidé. Il y a là tous les employés de la prestigieuse banque genevoise, à commencer par Macaire Ebezner, qui devrait être nommé directeur, même si les règlements de succession ne sont plus uniquement héréditaires. Ce qui aiguise les appétits et les rivalités, d’autant que l’amour vient se mêler aux luttes de pouvoir. Anastasia, la femme de Macaire a une liaison avec son principal rival, Lev Levovitch dont l’ascension fulgurante ne laisse pas d’étonner. Pour lui aussi, ce rendez-vous de Verbier revêt une importance capitale. Le ballet qui se joue autour d’eux est machiavélique, chacun essayant de tirer les ficelles d’un jeu dont on découvrira combien il a été biaisé dès le départ.
Les amateurs d’énigme à tiroir seront ravis. Mais ce qui fait le sel de ce roman très dense, c’est l’histoire de Sol et Lev Levovitch, émigrés arrivés miséreux en Suisse et qui vont, à force de travail, tenter de grimper les échelons et de s’intégrer dans le pays qui les a accueilli. Sol espère réussir une carrière de comédien, mais ses tournées achèvent de le ruiner. Il accepte alors une place au Palace de Verbier où il parviendra aussi à faire embaucher son fils, avec l’idée fixe de la faire réussir là où lui a échoué.
Roman de la transmission et de l’héritage, L’énigme de la chambre 622 est aussi le plus personnel de Joël Dicker dont la famille fuyant le nazisme est arrivée en 1942 à Genève et franchir à la fois les difficultés liées à leur statut de réfugié et l’antisémitisme bien installé au bout du lac. Depuis La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert «l’écrivain» a indéniablement gagné en assurance sans pour autant oublier de poser un regard d’enfant sur le monde. Cela en agacera certains, moi je me régale !

L’énigme de la chambre 622
Joël Dicker
Éditions de Fallois
Roman
576 p., 23 €
EAN : 9791032102381
Paru le 27/05/2020

Où?
Le roman se déroule en Suisse, principalement à Genève et Verbier, mais on y passe par Martigny et Le Châble, dans quelques capitales européennes et à Corfou.

Quand?
L’action se situe en 2018, avec des retours en arrière dans les histoires familiales des protagonistes.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une nuit de décembre, un meurtre a lieu au Palace de Verbier, dans les Alpes suisses. L’enquête de police n’aboutira jamais.
Des années plus tard, au début de l’été 2018, lorsqu’un écrivain se rend dans ce même hôtel pour y passer des vacances, il est loin d’imaginer qu’il va se retrouver plongé dans cette affaire.
Que s’est-il passé dans la chambre 622 du Palace de Verbier?
Avec la précision d’un maître horloger suisse, Joël Dicker nous emmène enfin au cœur de sa ville natale au fil de ce roman diabolique et époustouflant, sur fond de triangle amoureux, jeux de pouvoir, coups bas, trahisons et jalousies, dans une Suisse pas si tranquille que ça.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
Le Parisien (Pierre Vavasseur)
L’Illustré (Didier Dana – entretien avec l’auteur)
Le Temps (Lisbeth Koutchoumoff Arman)
Les Échos week-end (Thierry Gandillot)
Journal de Québec (Marie-France Bornais)
Cosmopolitan 
Culturellement vôtre (Lucia Piciullina)
Blog L’Apostrophée 

À l’occasion de la sortie de son nouveau roman Joël Dicker dévoile les livres de sa vie. © Production Cosmopolitan

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Le jour du meurtre
(Dimanche 16 décembre)
Il était 6 heures 30 du matin. Le Palace de Verbier était plongé dans l’obscurité. Dehors, il faisait encore nuit noire et il neigeait abondamment.
Au sixième étage, les portes de l’ascenseur de service s’ouvrirent. Un employé de l’hôtel apparut avec un plateau de petit-déjeuner et se dirigea vers la chambre 622.
En y arrivant, il se rendit compte que la porte était entrouverte. De la lumière filtrait par l’interstice. Il s’annonça, mais n’obtint aucune réponse. Il prit finalement la liberté d’entrer, supposant que la porte avait été ouverte à son intention. Ce qu’il découvrit lui arracha un hurlement. Il s’enfuit pour aller alerter ses collègues et appeler les secours.
À mesure que la nouvelle se propagea à travers le Palace, les lumières s’allumèrent à tous les étages.
Un cadavre gisait sur la moquette de la chambre 622.

Chapitre 1.
Coup de foudre
Au début de l’été 2018, lorsque je me rendis au Palace de Verbier, un hôtel prestigieux des Alpes suisses, j’étais loin d’imaginer que j’allais consacrer mes vacances à élucider un crime commis dans l’établissement bien des années auparavant.
Ce séjour était censé m’offrir une pause bienvenue après deux petits cataclysmes personnels survenus dans ma vie. Mais avant de vous raconter ce qui se passa cet été-là, il me faut d’abord revenir sur ce qui fut à l’origine de toute cette histoire: la mort de mon éditeur, Bernard de Fallois.
Bernard de Fallois était l’homme à qui je devais tout.
Mon succès et ma notoriété, c’était grâce à lui.
On m’appelait l’écrivain, grâce à lui.
On me lisait, grâce à lui.
Lorsque je l’avais rencontré, j’étais un auteur même pas publié: il avait fait de moi un écrivain lu dans le monde entier. Bernard, sous ses airs d’élégant patriarche, avait été l’une des personnalités majeures de l’édition française. Pour moi, il avait été un maître et surtout, malgré les soixante ans qui nous séparaient, un grand ami.
Bernard était décédé au mois de janvier 2018, dans sa quatre-vingt-douzième année, et j’avais réagi à sa mort comme l’aurait fait n’importe quel écrivain : en me mettant à écrire un livre sur lui. Je m’y étais lancé corps et âme, enfermé dans le bureau de mon appartement du 13 avenue Alfred-Bertrand, dans le quartier de Champel, à Genève.
Comme toujours en période d’écriture, la seule présence humaine que je tolérais était celle de Denise, mon assistante. Denise était la bonne fée qui veillait sur moi. Éternellement de bonne humeur, elle organisait mon agenda, triait et classait le courrier des lecteurs, relisait et corrigeait ce que j’avais écrit. Accessoirement, elle remplissait mon frigidaire et m’approvisionnait en café. Enfin, elle s’attribuait des fonctions de médecin de bord, débarquant dans mon bureau, comme si elle montait sur un navire après une interminable traversée, et me prodiguait des conseils de santé.
— Sortez d’ici ! ordonnait-elle gentiment. Allez faire un tour dans le parc pour vous aérer l’esprit. Ça fait des heures que vous êtes enfermé !
— Je suis déjà allé courir tôt ce matin, lui rappelais-je.
— Vous devez vous oxygéner le cerveau à intervalles réguliers ! insistait-elle.
C’était presque un rituel quotidien : j’obtempérais et je sortais sur le balcon du bureau. Je m’emplissais les poumons de quelques bouffées de l’air frais de février, puis, la défiant d’un regard amusé, j’allumais une cigarette. Elle protestait et me disait, d’un ton consterné :
— Vous savez, Joël, je ne viderai pas votre cendrier. Comme ça, vous vous rendrez compte de ce que vous fumez.
Tous les jours, je m’astreignais à la routine monacale qui était la mienne en phase d’écriture et qui se décomposait en trois étapes indispensables : me lever à l’aube, faire un jogging et écrire jusqu’au soir. C’est donc indirectement grâce à ce livre que je fis la connaissance de Sloane. Sloane était ma nouvelle voisine de palier. Depuis son récent emménagement, tous les habitants de l’immeuble parlaient d’elle. Pour ma part je n’avais jamais eu l’occasion de la rencontrer. Jusqu’à ce matin où, de retour de ma séance de sport quotidienne, je la croisai pour la première fois. Elle revenait elle aussi d’un jogging et nous pénétrâmes ensemble dans l’immeuble. Je compris aussitôt pourquoi Sloane faisait l’unanimité parmi les voisins : c’était une jeune femme au charme désarmant. Nous nous contentâmes d’un salut poli avant de disparaître chacun dans notre appartement. Derrière ma porte, je restai béat. Cette brève rencontre avait suffi à me faire tomber un peu amoureux.
Je n’eus bientôt plus qu’une idée en tête : faire la connaissance de Sloane.
Je tentai une première approche par l’entremise de la course à pied. Sloane courait presque tous les jours, mais sans horaires réguliers. Je passais des heures à errer dans le parc Bertrand, désespérant de la croiser. Puis soudain, je la voyais qui filait le long d’une allée. En général, j’étais bien incapable de la rattraper et j’allais l’attendre à l’entrée de notre immeuble. Je trépignais devant les boîtes aux lettres, faisant semblant de relever le courrier chaque fois que des voisins allaient et venaient, jusqu’à ce qu’elle arrive enfin. Elle passait devant moi, me souriait, ce qui me faisait fondre et me décontenançait : le temps de trouver quelque chose d’intelligent à lui dire, elle était déjà rentrée chez elle.
C’est la concierge de l’immeuble, madame Armanda, qui me renseigna sur Sloane : elle était pédiatre, anglaise par sa mère, père avocat, elle avait été mariée deux ans mais ça n’avait pas marché. Elle travaillait aux Hôpitaux Universitaires de Genève et alternait des horaires de jour ou de nuit, ce qui expliquait ma difficulté à comprendre sa routine.
Après l’échec de la course à pied, je décidai de changer de méthode : je confiai à Denise la mission de surveiller le couloir à travers le judas et de m’avertir lorsqu’elle la voyait apparaître. Aux cris de Denise (« Elle sort de chez elle ! ») je déboulais de mon bureau, pomponné et parfumé, et j’apparaissais à mon tour sur le palier, comme s’il s’agissait d’une coïncidence. Mais nos échanges étaient limités à une salutation. En général, elle descendait à pied, ce qui coupait court à toute conversation. Je lui emboîtais le pas, mais à quoi bon ? Arrivée dans la rue, elle disparaissait. Les rares fois où elle prenait l’ascenseur, je restais muet et un silence gêné s’installait dans la cabine. Dans les deux cas, je remontais ensuite chez moi, bredouille.
— Alors ? demandait Denise.
— Alors rien, maugréais-je.
— Oh, mais vous êtes nul, Joël ! Enfin, faites un petit effort !
— C’est que je suis un peu timide, expliquais-je.
— Oh, arrêtez vos histoires, voulez-vous ! Vous n’avez pas l’air timide du tout sur les plateaux de télévision !
— Parce que c’est l’Écrivain que vous voyez à la télévision. Joël, lui, est très différent.
— Allons, Joël, ce n’est vraiment pas compliqué : vous sonnez à sa porte, vous lui offrez des fleurs et vous l’invitez à dîner. Vous avez la flemme d’aller chez le fleuriste, c’est ça ? Vous voulez que je m’en charge ?
Puis il y eut ce soir d’avril, à l’opéra de Genève, où je me rendis seul à une représentation du Lac des Cygnes. Voilà que pendant l’entracte, sortant fumer une cigarette, je tombai sur elle. Nous échangeâmes quelques mots puis, comme on sonnait déjà le rappel des spectateurs, elle me proposa d’aller boire un verre après le ballet. Nous nous retrouvâmes au Remor, un café à quelques pas de là. C’est ainsi que Sloane entra dans ma vie.
Sloane était belle, drôle et intelligente. Certainement l’une des personnes les plus fascinantes que j’aie rencontrées. Après notre soirée au Remor, je l’invitai à sortir plusieurs fois. Nous allâmes au concert, au cinéma. Je la traînais au vernissage d’une improbable exposition d’art contemporain qui nous valut un sérieux fou rire et d’où nous nous enfuîmes pour aller dîner dans un restaurant vietnamien qu’elle adorait. Nous passâmes plusieurs soirées chez elle ou chez moi, à écouter de l’opéra, à discuter et refaire le monde. Je ne pouvais m’empêcher de la dévorer du regard : j’étais en adoration devant elle. Sa façon de cligner les yeux, de replacer ses mèches de cheveux, de sourire doucement lorsqu’elle était gênée, de jouer avec ses doigts vernis avant de me poser une question. Tout chez elle me plaisait.
Je ne pensai bientôt plus qu’à elle. Au point de délaisser momentanément l’écriture de mon livre.
— Vous avez l’air complètement ailleurs, mon pauvre Joël, me disait Denise en constatant que je n’écrivais plus une ligne.
— C’est à cause de Sloane, expliquais-je derrière mon ordinateur éteint.
Je n’attendais que le moment de la retrouver et de poursuivre nos interminables conversations. Je ne me lassais pas de l’écouter me raconter sa vie, ses passions, ses envies et ses ambitions. Elle aimait les films d’Elia Kazan et l’opéra.
Une nuit, après un dîner arrosé dans une brasserie du quartier des Pâquis, nous atterrîmes dans mon salon. Sloane contempla, amusée, les bibelots et les livres dans les bibliothèques murales. Elle s’arrêta longuement sur un tableau de Saint-Pétersbourg que je tenais de mon grand-oncle. Puis, elle s’attarda sur les alcools forts de mon bar. Elle aima l’esturgeon en relief qui ornait la bouteille de vodka Beluga, je nous en servis deux verres sur glaçons. J’allumai la radio sur le programme de musique classique que j’écoutais souvent le soir. Elle me mit au défi d’identifier le compositeur qui était en train d’être diffusé. Facile, c’était du Wagner. C’est donc sur La Walkyrie qu’elle m’embrassa et m’attira contre elle, en me murmurant à l’oreille qu’elle avait envie de moi.
Notre liaison allait durer deux mois. Deux mois merveilleux. Mais au fil desquels, peu à peu, mon livre sur Bernard reprit le dessus. D’abord je profitai des nuits où Sloane était de garde à l’hôpital pour avancer. Mais plus j’avançais, plus j’étais emporté par mon roman. Un soir, elle me proposa de sortir : pour la première fois je déclinai. « Il faut que j’écrive », expliquai-je. Au début Sloane fut parfaitement compréhensive. Elle aussi avait un travail qui parfois la retenait davantage que prévu.
Puis je déclinai une seconde fois. Là encore, elle n’en prit pas ombrage. Comprenez-moi bien : j’adorais chaque instant passé avec Sloane. Mais j’avais le sentiment qu’avec Sloane, c’était pour toujours, que ces moments de connivence se répéteraient indéfiniment. Alors que l’inspiration pour un roman pouvait partir aussitôt qu’elle arrivait : c’était une opportunité qu’il fallait saisir.
Notre première dispute eut lieu un soir de la mi-juin lorsque, après lui avoir fait l’amour, je me levai de son lit pour me rhabiller.
— Tu vas où ? me demanda-t-elle.
— Chez moi, répondis-je comme si c’était parfaitement naturel.
— Tu ne restes pas dormir avec moi ?
— Non, je voudrais écrire.
— Alors quoi, tu viens tirer ton coup et puis tu te barres ?
— Il faut que j’avance dans mon roman, expliquai-je, penaud.
— Mais tu ne vas pas passer tout ton temps à écrire, quand même ! s’emporta-t-elle. Tu y passes toutes tes journées, toutes tes soirées et même tes week-ends ! Ça devient insensé ! Tu ne me proposes plus rien.
Je sentis que notre relation risquait de s’étioler aussi vite qu’elle s’était enflammée. Il me fallait agir. C’est ainsi que quelques jours plus tard, à la veille de partir pour une tournée de dix jours en Espagne, j’emmenai Sloane dîner dans son restaurant préféré, le japonais de l’Hôtel des Bergues, dont la terrasse se trouvait sur le toit de l’établissement, offrant une vue à couper le souffle sur toute la rade de Genève. Ce fut une soirée de rêve. Je promis à Sloane moins d’écriture et plus de « nous », lui répétant combien elle comptait pour moi. Nous ébauchâmes même un projet de vacances, en août et en Italie, pays que nous aimions particulièrement tous les deux. Est-ce que ce serait la Toscane ou les Pouilles ? Nous ferions des recherches dès mon retour d’Espagne.
Nous restâmes à notre table jusqu’à la fermeture du restaurant, à une heure du matin. La nuit, en ce début d’été, était chaude. Durant tout le repas, j’avais eu cette étrange sensation que Sloane attendait quelque chose de moi. Et voilà qu’au moment de nous en aller, lorsque je me levai de ma chaise et que les employés se mirent à passer la serpillière sur la terrasse autour de nous, Sloane me dit :
— Tu as oublié, hein ?
— Oublié quoi ? demandai-je.
— C’était mon anniversaire, aujourd’hui…
En voyant mon air atterré, elle comprit qu’elle avait raison. Elle partit, furieuse. Je tentai de la retenir, me confondant en excuses, mais elle monta dans le seul taxi disponible devant l’hôtel, me laissant seul sur le perron, comme l’imbécile que j’étais, sous le regard goguenard des voituriers. Le temps de récupérer ma voiture et de rejoindre le 13 avenue Alfred-Bertrand, Sloane était déjà rentrée chez elle, avait coupé son téléphone et refusa de m’ouvrir. Je partis le lendemain pour Madrid, et pendant tout mon séjour là-bas, mes nombreux messages et mes courriels restèrent sans réponse. Je n’eus aucune nouvelle d’elle.
Je rentrai à Genève le matin du vendredi 22 juin, pour découvrir que Sloane avait rompu avec moi.
C’est madame Armanda, la concierge, qui fut la messagère. Elle m’intercepta à mon arrivée dans l’immeuble :
— Voici une lettre pour vous, me dit-elle.
— Pour moi ?
— C’est de la part de votre voisine. Elle ne voulait pas la mettre dans la boîte aux lettres à cause de votre assistante qui ouvre votre courrier.
J’ouvris immédiatement l’enveloppe. J’y trouvai un message de quelques lignes :
Joël,
Ça ne marchera pas.
À bientôt.
Sloane
Ces mots m’atteignirent en plein cœur. La tête basse, je montai jusqu’à mon appartement. Je songeai qu’au moins, il y aurait Denise pour me remonter le moral ces prochains jours. Denise, la gentille femme abandonnée par son mari au profit d’une autre, icône de la solitude moderne. Rien de tel, pour se sentir moins seul, que de trouver plus esseulé que soi ! Mais en pénétrant chez moi, je tombai sur Denise qui semblait s’en aller. Il n’était même pas midi.
— Denise ? Où allez-vous ? lui demandai-je pour toute salutation.
— Bonjour, Joël, je vous avais dit que je partirais tôt aujourd’hui. J’ai mon vol à 15 heures.
— Votre vol ?
— Ne me dites pas que vous avez oublié ! Nous en avions parlé avant votre départ pour l’Espagne. Je pars à Corfou avec Rick pour quinze jours.
Rick était un type que Denise avait rencontré sur Internet. Nous avions effectivement discuté de ces vacances. Cela m’était complètement sorti de la tête.
— Sloane m’a quitté, annonçai-je.
— Je sais, je suis vraiment désolée.
— Comment ça, vous savez ?
— La concierge a ouvert la lettre que Sloane lui a laissée pour vous et m’a tout raconté. Je ne voulais pas vous l’annoncer à Madrid. »

Extrait
« Bernard était un grand éditeur, dis-je. Mais il était aussi beaucoup plus que ça. Il était un grand homme, doté de toutes les supériorités, qui avait eu, au cours de sa carrière dans l’édition, plusieurs vies. À la fois homme de lettres et grand érudit, il était également un redoutable homme d’affaires, doté d’un charisme et d’un talent de conviction hors du commun : il eût été avocat, tout le barreau parisien était au chômage. Il y avait eu une époque pendant laquelle Bernard avait été le patron, craint et respecté, des plus importants groupes d’édition français, tout en étant proche de grands philosophes et d’intellectuels du moment, ainsi que d’hommes politiques au pouvoir. Dans la dernière partie de sa vie, après avoir régné sur Paris, Bernard s’était mis en retrait sans perdre une once de son aura : il avait créé une petite maison d’édition, à son image : modeste, discrète, prestigieuse. C’était le Bernard que j’avais connu, moi, lorsqu’il m’avait pris sous son aile. Génial, curieux, joyeux et solaire : il était le maître dont j’avais toujours rêvé. Sa conversation était scintillante, spirituelle, allègre et profonde. Son rire était une leçon permanente de sagesse. Il connaissait tous les ressorts de la comédie humaine. Il était une inspiration pour la vie, une étoile dans la Nuit. » p. 26-27

À propos de l’auteur
Joël Dicker est né en 1985 à Genève où il vit toujours. Ses romans sont traduits dans le monde entier et sont lus par des millions de lecteurs. Son œuvre a été primée dans de nombreux pays. En France, il a reçu le Prix Erwan Bergot pour Les Derniers Jours de nos pères, puis le Prix de la vocation Bleustein-Blanchet, le Grand prix du roman de l’Académie française et le Prix Goncourt des Lycéens pour La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Ce dernier roman a aussi été élu parmi les 101 romans préférés des lecteurs du Monde et a été adapté en série télévisée par Jean-Jacques Annaud. Il a publié en 2015 Le Livre des Baltimore, en 2018 La Disparition de Stephanie Mailer et en mai 2020 L’Énigme de la chambre 622. (Source : Éditions De Fallois)

Site internet de l’auteur

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La soustraction des possibles

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RL2020  coup_de_coeur

Finaliste Grand Prix RTL/Lire
Finaliste Grand Prix des Lectrices ELLE
Sélection Prix Relay des Voyageurs-lecteurs
Sélection Prix Le Point du polar européen
Sélection Prix des lecteurs L’Express/BFMTV
Sélection Prix Alexandre-Vialatte
Sélection Prix Nice Baie des Anges
Sélection Prix des Romancières
Sélection Prix du Làc

En deux mots:
Aldo et Svetlana en ont assez d’être au service de la belle société genevoise. Ils ambitionnent de réussir un grand coup et d’empocher cet argent qu’ils transportent semaine après semaine jusqu’aux coffres des banques suisses. Leur heure de gloire est-elle arrivée ?

Ma note:
★★★★★ (coup de cœur, livre indispensable)

Ma chronique:

Les eaux troubles du Léman

Attention, chef d’œuvre! La soustraction des possibles est LE livre à lire, surtout quand on a un peu de temps devant soi car, quand vous l’aurez commencé, vous ne pourrez plus lâcher cette merveille.

Joseph Incardona nous avait laissé avec un roman riche de promesses autour d’un thème très original. Dans Chaleur il nous racontait un extraordinaire championnat du monde de sauna. Des promesses qu’il fait bien mieux que concrétiser avec ce roman que l’on aimerait d’emblée affubler d’une belle guirlande d’adjectifs, à commencer par addictif. Mais on y ajoutera aussi fascinant, érudit, puissant, prodigieux, intense, inoubliable. Bref, La Soustraction des possibles fait partie des rares titres qui à mon sens ne doivent manquer dans aucune bibliothèque. Il répond en effet à tous les critères que j’ai définis pour cela: la lecture doit être agréable, l’ouvrage doit enrichir notre culture en s’appuyant sur le réel et les personnages doivent marquer notre mémoire.
Mais cessons de vous faire languir et venons-en au récit qui s’ouvre sur une leçon de tennis donnée par Aldo Bianchi à Odile. Les leçons de tennis particulières sont pour le presque quadragénaire l’occasion d’approcher la gent féminine et notamment les bourgeoises délaissées par leurs maris. En mettant Odile dans son lit, il cherche à entrer dans ce «beau monde» qui, on va vite le découvrir, n’est pas si beau que ça.
Nous sommes en effet au moment où le mur de Berlin tombe, où le bloc soviétique explose et où l’argent afflue dans les coffres des banques suisses encore protégées par le secret bancaire. Le mari d’Odile profite de cette situation, su service d’un directeur de banque qui n’a guère davantage de scrupules que son épouse qui organise et contrôle. Aldo est chargé de faire des allers-retours entre Lyon et Genève et de transporter des sacs de billets de banque d’un point à un autre sans poser de questions, sans se faire prendre et d’empocher pour ce service une grasse commission. Une affaire qui roule…
C’est à ce moment que Svetlana entre en scène. Tout comme Aldo, elle est un rouage essentiel du trafic, tout comme Aldo elle cherche à comprendre comment circule l’argent, tout comme Aldo elle se méfie de tout le monde. Mais ni l’un ni l’autre n’ont envisagé que l’amour pourrait ajouter du piment à leurs ambitieux desseins. Ils imaginent comment réussir un «gros coup», comment se venger de ces «exploiteurs».
Le diabolique Joseph Incardona sait attraper son lecteur avec les ingrédients du polar, du suspense, des retournements de situation, l’apparition de la mafia corse, d’une bande de malfrats plus idiots que méchants ou encore de prostituées qui jurent de briser leurs chaînes. Mais ce qui donne à ce roman toute sa richesse, c’est à la fois son style et sa profondeur. Car le polar n’’est qu’un prétexte. Au fil des pages, on va découvrir comment se sont construites les grandes fortunes dont les propriétés bordent le Lac Léman, comment les capitaines d’industrie et les banquiers ont ensemble fait fructifier leur argent – bien loin de la propreté helvétique. On va aussi, comme Balzac avec sa comédie humaine, plonger dans cette folie, cette avidité que l’argent peut susciter dès qu’on peut le humer. Qui a du reste affirmé qu’il n’avait pas d’odeur? Il a l’odeur du sang, du stupre, du cynisme, de la vengeance, de la peur…
Avant de conclure, disons encore un mot du style, lui aussi exceptionnel. Joseph Incardona a trouvé le moyen d’habiller son récit de références littéraires, de citer ici Ramuz ou là Norman Mailer, de placer quelques digressions qui nous offrent – un peu à la manière d’un hyperlien – d’approfondir tel ou tel aspect de l’histoire, mais aussi de jouer avec le lecteur en lui proposant d’apprécier telle ou telle intervention de ses personnages.
Vous l’aurez compris, La soustraction des possibles est le meilleur roman que j’ai lu cette année. Et à en juger par la longue liste des Prix littéraires pour lesquels il est sélectionné, j’imagine que je ne suis pas le seul à le penser. Affaire à suivre!

La soustraction des possibles
Joseph Incardona
Éditions Finitude
Roman
400 p., 23,50 €
EAN 9782363391223
Paru le 2/01/2020

Où?
Le roman se déroule principalement en Suisse, du côté de Genève et environs, mais on s’y déplace aussi, notamment à Lyon et en Corse, sans parler du Mexique.

Quand?
L’action se situe d’octobre 1989 à mai 1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
On est à la fin des années 80, la période bénie des winners. Le capitalisme et ses champions, les Golden Boys de la finance, ont gagné : le bloc de l’Est explose, les flux d’argent sont mondialisés. Tout devient marchandise, les corps, les femmes, les privilèges, le bonheur même. Un monde nouveau s’invente, on parle d’algorithmes et d’OGM.
À Genève, Svetlana, une jeune financière prometteuse, rencontre Aldo, un prof de tennis vaguement gigolo. Ils s’aiment mais veulent plus. Plus d’argent, plus de pouvoir, plus de reconnaissance. Leur chance, ce pourrait être ces fortunes en transit. Il suffit d’être assez malin pour se servir. Mais en amour comme en matière d’argent, il y a toujours plus avide et plus féroce que soi.
De la Suisse au Mexique, en passant par la Corse, Joseph Incardona brosse une fresque ambitieuse, à la mécanique aussi brillante qu’implacable.
Pour le monde de la finance, l’amour n’a jamais été une valeur refuge.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Libération (Alexandra Schwartzbrod – Entretien avec l’auteur)
Le Temps (Salomé Kiner)
Blog Les lectures d’Antigone
Blog Les livres de Joëlle
Blog Motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Sang pages 
Blog Mon roman noir et bien serré 
Blog Nyctalopes 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Octobre 1989
Lignes de fond
Cet homme, sur le court de tennis, c’est lui, Aldo Bianchi.
Celui de l’histoire d’amour.
Un avantage de son métier est de pouvoir se placer derrière l’élève, saisir son poignet afin de lui montrer, lentement, le mouvement correct à effectuer. D’une voix douce, mais ferme, il accompagne le geste par la parole, la lui souffle à l’oreille, en quelque sorte. Les corps se touchent, c’est inévitable. L’été indien permet encore de porter short et jupette de tennis. Et Dieu seul sait combien — avec monsieur Sergio Tacchini —, combien les tissus de ces combinaisons sportives sont minces.
Les corps maintiennent encore leur bronzage. Les corps sont les derniers à vouloir renoncer et céder à l’automne.
Aldo prend la main dans la sienne, se presse davantage contre le dos de son élève et achève le geste du coup droit lifté par une rapide torsion du poignet. L’élève sent la cuisse du professeur de tennis s’insinuer entre ses jambes. Elle a beau vouloir
retenir son souffle, elle ne peut s’empêcher de respirer l’odeur de phéromones que dégage son torse en sueur.
L’élève n’a pas bien compris le geste de torsion du lift. L’élève est troublée.
Généralement, l’élève est une femme entre 40 et 55 ans.
Mariée – le mari est souvent absent.
Mère – les enfants sont grands.
Riche – elle laisse ses bijoux au vestiaire.
Elle a encore quelques belles années devant elle, pressent le gâchis du temps perdu à attendre. La routine du luxe: villa, jardin, piscine, shopping, loisirs. L’entretien du domaine. Du corps. De l’esprit. D’une vie affective. Des relations. L’entretien du temps qui passe.
De l’ennui.
Aldo recule, se détache et l’élève se sent désorientée. La promesse de son corps aussitôt rétractée. Aldo lui sourit tout en lui disant de prendre le panier et de ramasser les balles.
«Okay, Odile, prenez le panier et ramassez les balles!» Et Odile
exécute. Elle a une femme de ménage, une décoratrice d’intérieur, deux jardiniers et une life coach, mais elle obéit, elle qui ne fait même pas son lit. Se soumettre, c’est tout au fond d’elle-même, comme l’envie d’être prise par ce rital à peine lettré lui expliquant comment frapper dans une balle.
Sûr qu’il n’a pas lu Madame Bovary, ça non.
On n’imagine pas non plus Aldo tomber amoureux.
Il maîtrise le petit jeu de la parade nuptiale, s’essuie le visage avec une serviette en coton. Il dépasse le mètre quatre-vingt, ses cheveux châtains striés de mèches blondes évoquent la coupe d’André Agassi avant qu’il devienne chauve et porte une
perruque sur le circuit. Les yeux bleus, rieurs, creusent des pattes-d’oie comme la bonne blague d’une vie à 180 sur l’autoroute. Un petit diamant brille au lobe de son oreille. Et, peut-être, la seule note discordante, le seul bémol, serait sa voix un peu nasillarde s’accordant mal à son physique de playboy:
«Semaine prochaine, dernier cours, Odile!»
Odile regarde autour d’elle. Les arbres devenus jaunes, le lac en contrebas qui s’étend derrière les losanges du grillage, juste après les pins sylvestres et les marronniers séculaires, le gazon impeccable délimitant le parc… Il y a comme un flottement, une seconde de désarroi: le dernier cours signifie le passage à l’heure d’hiver, la nuit plus vite, la solitude plus tôt. Présage de l’autre hiver, plus vaste et dramatique: celui de la vieillesse et de la déchéance. Tout à l’heure, un dîner à la Coupole en compagnie de sa fille et de son fiancé, le retour sur la colline, le cabriolet au garage — villa au milieu des villas, système d’alarme à désactiver puis à enclencher une fois en sécurité à l’intérieur.
L’époux en escale à Boston. Est-ce possible, Odile? Tout ce que tu voulais, et maintenant cette excitation adolescente, cette métamorphose qui te fait perdre dix ans d’un seul coup?
Les feuilles égarées sur le court en terre battue se désintègrent en craquant sous les semelles de ses tennis. Odile ramasse jusqu’à la dernière balle, qu’elle rapporte, docile, à son professeur.
Aldo a refermé son sac de sport, emporte la raquette de son élève qu’il a pris soin de remettre dans la housse, et l’échange contre le panier lourd de Slazenger en feutre jaune.
Aldo sait, le moment est arrivé.
Sur l’échiquier, il attend qu’elle bouge sa pièce.
C’est le jeu. Il n’y a pas d’autre possibilité. Trop gâtée, trop écoutée, trop plainte, choyée, soutenue. La coach, la femme de ménage, la décoratrice, les copines. Trop de femmes autour d’elle, trop de condescendance partagée. Instinctivement — sans pouvoir poser dessus une réflexion liée au libéralisme, à l’uniformisation des marchés ou à son corollaire qui est l’atomisation de la société —, Aldo a compris que le monde devient femelle. Que maris et pères sont surchargés de travail, que leur taille s’épaissit, qu’ils deviennent myopes. Et s’il y a quelque chose à prendre dans ce monde où tout se confond, il l’obtiendra en restant mâle, en jouant sur le paradoxe de l’émancipation des femmes. Ce qu’elles gagnent, ce qu’elles
perdent. Ses rivaux dans ce domaine sont les immigrés latinos bourrés de testostérone écumant la ville depuis le boum de la salsa, pêche miraculeuse à la femme blanche.
Mais Aldo joue dans une autre catégorie. Son biotope, ce sont les lignes d’un court de tennis, prélude aux chambres à coucher des madames Bovary.
Dans l’économie du dominant/dominé, la privation et l’humiliation sont le ressort.
Odile lève son visage vers son professeur. Il la regarde, amusé.
Elle ne rit pas.
Car tout ça se cassera la gueule malgré la chirurgie esthétique, l’entretien du corps, la frustration des régimes.
Tu sais très bien comment tout ça va finir, Odile.
OK, mais je vais te dire un truc, ma belle: à quoi sert tout ça, si c’est pour ne pas en profiter?
À quoi, bon sang?
Le moment est venu de sacrifier sa reine.
Odile lève la tête, ses traits se crispent quand elle prend la main de son professeur et la pose sur son ventre:
«C’est là, dit-elle à Aldo. C’est là où je veux que tu sois.»

Extraits
« Ce sont les filles qui lui ont fait perdre la foi dans le sport. L’esprit de sacrifice. L’abdication graduelle aux plaisirs intrusifs de la sexualité.
Il a compris très tôt l’impact que pouvait avoir son apparence quand, à quinze ans, il s’était fait dépuceler par la mère d’un camarade dans l’abri de jardin près de la piscine. Il y avait ce petit bouton sur lequel il suffisait d’appuyer et un monde
s’offrait à lui. Entre toutes, les femmes proches de la quarantaine remportaient habituellement la mise, car plus téméraires et cyniques dans la recherche et l’assouvissement de leur plaisir.
Aldo a été à bonne école. On n’oublie pas ses premières fois. Aldo a appris ce qu’il faut donner dans un lit. D’un certain point de vue, ce n’est pas très éloigné du sport: technique, endurance, créativité.
Forger son propre style.
Mais surtout: monnayer la vigueur et la jeunesse comme un don de soi. Laisser croire à sa partenaire plus âgée que cette jeunesse se prolonge en elle, qu’elle dure même après l’amour. C’est l’inverse de la crainte du déclin: l’espoir de l’éternelle
jouvence transmise par les fluides. »

« Tout ça, tu le sais, Odile. Je t’aime bien, je pense que tu es une femme intelligente. Que tu as juste commis cette erreur initiale du choix de la sécurité, qui te rend esclave et prisonnière d’un monde qui ne te satisfait plus. Ce monde que tu n’as jamais voulu peut-être, qui sait ? Ce que tu désires maintenant, c’est demander pardon, pardon, pardon à l’existence de l’avoir trahie pour gérer le calendrier des pousses d’un jardin, d’une soirée dans un bain à bulles, d’un mariage perpétuant le même désastre. De n’avoir pas su donner à ta fille une possibilité d’évasion d’elle-même, mais d’être complice de l’édification de sa cage dorée. A un moment, tu aurais pu élargir le champ des possibles, Odile. Entre nous, c’est cela que je te reproche. De ne pas avoir eu le courage au moins d’essayer. Tu as contribué à creuser une tanière profonde pour ta progéniture. Tes petites filles suivront le modèle. Il faut espérer dans le sursaut d’une âme vieille dans le corps d’une jeune fille, celui d’une femme qui aura le courage de se soustraire à l’emprise des hommes, de ne pas se laisser acheter ni corrompre au nom de la sécurité. Du confort. Le confort qui devient notre propre prison. Nous sécurise et nous enferme. »

À propos de l’auteur
Joseph Incardona est un écrivain suisse, d’origine italienne. Il vit à Genève où il tente d’arrêter de fumer. Il aime les romans noirs, Harry Crews et les pâtes. Auteur de Chaleur, il a auparavant surtout publié des polars. (Source: Éditions Finitude)

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C’est combien?

CALIFE_cest_combien
  RL_automne-2019

 

En deux mots:
«Hôtesse de bar bien payée». Une petite annonce qui va mener Natacha dans la spirale infernale de la prostitution, de Belgique à la rue de Rivoli. Un parcours qui jette une lumière crue sur les relations tarifées, du côté de la prostituée, mais aussi du client.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Le plus vieux métier du monde détaillé

C’est combien? lance la collection «Orties» des éditions The Menthol House, un récit qui retrace le parcours d’une prostituée. Un témoignage éclairant aussi bien du côté de la pute que du client.

C’est l’histoire d’une jeune fille qui se cherche un avenir et qui tombe sur une petite annonce qui propose un emploi d’hôtesse de bar dans un établissement près de Charleroi à la frontière franco-belge. Renseignement pris, il s’agit de pousser les clients à boire, rien d’autre. Celle que l’on appellera Natacha accepte ce boulot simple et bien payé. Elle met alors le doigt dans un engrenage qui va petit à petit la broyer. Car ses collègues ne se contentent pas d’être entraineuses, elles montent avec leurs clients au premier étage. Au bout de quelques jours, elle s’est «sentie un peu mise de côté, un peu ridicule». «Toutes les autres filles montaient en riant. Pourquoi rester, pourquoi ne pas monter? Je tâtonne, palpe dans mon enfance, dans mes souvenirs. Aucune barrière, aucune limite qui ne m’interdise de passer à l’acte. Rien qui ne me dise stop, aucune aspérité, aucune bordure, c’est ouvert, c’est mouvant peut-être, mais c’est ouvert.»
Natacha ne se rend pas compte qu’ici, Aux Sirènes bleues, sa vie vient de basculer. Ce qui ressemble à la liberté totale, pour elle qui gagne en une journée le mois de salaire d’une personne «normale» est un piège qui déjà s’est refermé. Désormais elle est une pute, ou encore une « agenouillée, attoucheuse, bifteck et camelote, couillère, essoreuse, épongeuse de vague à l’âme, gagneuse, grue gonzesse, goualeuse, gourgandine, hotu, lorette (pour une jeune prostituée), louve, magneuse, michetonneuse, môme, omnibus, pouffiasse, ribaude, trotteuse.» Un métier qu’elle va exercer durant des années, d’abord en Belgique puis en France, lorsqu’un «sauveur» décide de la sortir de sa condition et l’emmène à Paris. C’est là, à deux pas du Ritz, qu’elle va établir ses quartiers et alpaguer une clientèle qu’elle a vite fait de catégoriser et de noter : «je les comparais à des crustacés et fruits de mer avec les crevettes, les huîtres, les homards, les crabes, les éponges et les étoiles de mer. Je vous liasse découvrir à quoi correspondent ces différents profils. Car si le plus vieux métier du monde est dégradant, il est aussi le révélateur de la misère sexuelle qui règne en France. Les hommes ont en effet d’abord besoin d’une psychologue, d’une personne qui les écoute, qui puisse tour à tour sauver leur couple ou leur éviter de faire une grosse bêtise. Ce n’est que bien après que viennent les rôles de nymphomane, maman, gouvernante, servante et autre fantasmes.
La force du récit tient d’abord à cette façon de poser les mots justes, à cette narration sous forme de témoignage, de ce que Hugo appellerait des «choses vues», sans pathos et sans jugement. On trouvera toutefois un peu d’ironie, voire d’humour. Ainsi lorsque la narratrice nous explique avec quelle naïveté les hommes veulent croire qu’elle «écarte les cuisses par ce qu’elle aime ça». Quelques vérités qu’il est essentiel de répéter, d’asséner à ceux qui justement s’imaginent au lieu de comprendre, voire de savoir.
Peut-être qu’un homme aura eu lecture différente de ce récit qu’un homme, peut-être qu’un jeune verra différemment cette histoire qu’une personne plus mûre, peut-être qu’une chômeuse jugera autrement cette confession qu’une cadre supérieure… Mais après tout qu’importe, le but est ici, comme le rappelle le slogan choisi pour cette collection Orties «Ça guérit parce que ça pique».

C’est combien?
Anne Calife
Éditions The Menthol House
Récit
112 p., 17 €
EAN 9782919780037
Paru le 1/11/2020

Où?
Le roman se déroule en Belgique, du côté de Charleroi, puis en France, principalement à Paris. On y cite aussi la Normandie.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«C’est combien?», première phrase adressée à une pute. Avec C’est combien?, découvrez jusqu’où l’homme peut aller. Tout est passé en revue: comportements des clients, prestations les plus insolites, force de la destruction, argent qui brûle, abandon de soi, mais aussi, le sacrifice, la sagesse et l’exaltation de la vie. Avec une poésie déconcertante, C’est combien? montre des situations extrêmes où la femme se trouve écartelée entre ces deux divinités: l’argent et le sexe.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
HI-Zine (Téri Trésolini)
Blog Carolivre 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
Commencer
– Il faut lui trouver un nom avant qu’elle ne commence…
Un prénom de femme prostituée contient souvent un y à l’intérieur, le « y » c’est la suggestion, l’ouverture, la brèche, l’embrasure, le rêve doré, Debby, Marylin, Myriam, ou bien le prénom se termine en a, le a suggérant aussi la féminité, la douceur, la rondeur : ils ont le choix. Lola, Sonia, Vanessa, Fiona, Rita, Carolina, il suffit de rajouter un « a » à la dernière consonne.
— Natacha, elle peut s’appeler Natacha, ça sonne bien, hein?
Immédiatement, j’ai accepté ce prénom, ça sonnait russe, sexy et fourré. Tout a commencé à l’âge de 18 ans, par cette annonce lue dans la presse locale, à Charleroi, en Belgique tout près de la frontière française «hôtesse de bar, bien payée». Oui, je l’avoue, je venais de passer mon bac, et je l’avais eu. Incroyable. Une femme, la quarantaine. Elle m’emmène loin, là-bas, dans cette ville inconnue. On a dû rouler plus de six heures pour atteindre la Belgique. Hôtesse de bar, ça sonnait bien.
— Être une femme, bien s’entretenir, ça coûte cher Natacha, très cher, répète-t-elle sans cesse au long du trajet.
Je l’écoute. L’envie. Elle est belle, longue, bien maquillée, bien habillée. De l’assurance, de la confiance. Tout ce que je n’ai pas. Elle me dépose dans un appartement, au-dessus du bar, appelé Aux Sirènes Bleues.
Nous sommes huit filles, là, si jeunes, si mignonnes, une très grosse, une autre très maigre, une blonde, une rousse, je devais être la brune manquante. Soir. Je me maquille. Au moins, c’est certain, là, avec ma bouche rouge et gonflée, mes cils noircis, mes collants, on me verra. De l’eyeliner, un trait noir, ou argenté qui se recourbe. Dans la glace, j’ai encore accentué la féminité, souligné les lèvres, de rose, de rouge-toujours, j’ai encore allongé, incurvé les cils, plaqué les paupières de bleu, de mauve ; le féminin est souvent long, fin, étiré, élancé, encore souligné les seins, offert la poitrine, le féminin est large, rond, et généreux.
Un masque, un déguisement, un appel : j’en ai pleinement conscience.
Hier soir, je ne me souviens plus très bien ce que l’on a fait, je crois juste que l’on a allongé un mec — qui était-ce? — non ce n’était pas un habitué, et qu’on lui avait aspergé le ventre, le bas-ventre de champagne — quel autre alcool, voyons? — et qu’on l’avait puissamment léché, sucé, avalé. Une belle soirée, sous la pleine lune rouge d’équinoxe. Dehors l’automne, dehors la lune éclairait les limaces, les orties et ces escargots qui sortaient, visqueux et mous de leurs coquilles. Le mec — enfin qui était-ce? — on l’avait léché, sucé, avalé. Jusqu’à la dernière goutte. Ils étaient trois à nous regarder et à nous jeter des billets au visage, des billets dans la raie du cul, des billets dans les fentes, dans toutes les fentes. On avait fumé du cannabis, on était ailleurs, on s’ouvrait, on se déchirait, alors on les avait tous déshabillés, et aspirés. Jusqu’à la dernière rosée, jusqu’au dernier centime.
À présent, nous voici, toutes les cinq, au matin, avec nos dix mains coupables sur les bols jaunes en faïence, et, les cinquante ongles rouge vif à saisir les miettes des croissants. Oui, parce que c’est encore moi qui me lève pour aller chercher les croissants à la station essence juste derrière. Le seul endroit correct qui délivre de la bonne pâtisserie française.
Les bouches qui ont avalé le sperme sont encore présentes, les bouches oublient les couilles molles, les poils, et déchirent la pâte feuilletée, avalent le beurre.
En fond, on entendait Marguerite faire le ménage, frotter les murs, taper les tapis, ouvrir les fenêtres en grand, Marguerite ne mangeait jamais de légumes, ni de fruits, c’est pour les vaches, disait-elle, et ne buvait jamais d’eau, ça fait rouiller, affirmait-elle. Marguerite me posait sans cesse des questions, enfin elle répondait souvent à ses propres questions, ce qui me permettait de rester silencieuse.
Elle ne sortait jamais, restant enfermée dans cette maison ; à tour de rôle, on allait lui faire ses courses, acheter sa bière. Cette maison, ses murs, c’était ses cuisses, ses jambes, cette maison, c’était aussi notre corps.

Extraits
« Jusqu’ici, je n’étais pas montée au premier étage, comme les autres, je n’y étais pas obligée, je me contentais d’être hôtesse, de faire boire les hommes. Cela a duré quelques jours, puis je me suis sentie un peu mise de côté, un peu ridicule avec ma paille, mon verre. Toutes les autres filles montaient en riant. Pourquoi rester, pourquoi ne pas monter? Je tâtonne, palpe dans mon enfance, dans mes souvenirs. Aucune barrière, aucune limite qui ne m’interdise de passer à l’acte. Rien qui ne me dise stop, aucune aspérité, aucune bordure, c’est ouvert, c’est mouvant peut-être, mais c’est ouvert. »

« Avec mes clients, je prenais une feuille avec une belle marge, que je divisais en trois colonnes au crayon de papier. Première colonne : l’heure à laquelle je prenais le client, seconde colonne, le type de client, là, c’était le plus amusant, puisque je les comparais à des crustacés et fruits de mer avec les crevettes, les huîtres, les homards, les crabes, les éponges et les étoiles de mer. La troisième colonne correspondait à la somme encaissée, enfin la quatrième, ce que j’en ferai, le loyer, l’eau, tout indispensable, tout le futile, tout le plaisir, coiffure, manucure, massage-gommage, cette paire de chaussures vernies chez Dior. […] Les clients, les plus nombreux : les crevettes. Les crevettes sont les plus tranquilles, presque toujours des hommes mariés, ils ont des sièges bébé, des problèmes de couple, et viennent chercher de la détente. […] Les crevettes ne savent pas comment se changer les idées, comment rêver, petits cerveaux, petites carapaces, et besoin d’une pute pour se sentir exister. C’est que ça parle beaucoup, les crevettes, et il faut les écouter, les laisser parler, parler. Pas de filles à séduire, suffit de payer, pas d’efforts à faire, et hop, ça leur plaît aux crevettes. Fellation-sodo-éjaculation faciale, grand classique, que recherchent toutes les crevettes.»

«La destruction, c’est surtout une façon de se protéger du présent»

«Se prostituer, c’est avant tout une philosophie, un art de vivre, une ouverture vers les autres, vers le plaisir. Une pute, c’est l’abondance. De matières, de sensations, de sentiments. Du cuir, de la fourrure. Une pute, c’est des cris de plaisir, des chéris, c’est bon ; des encore encore, encore, toujours.»

À propos de l’auteur
Anne Calife, de son premier nom d’auteur Anne Colmerauer, partage sa vie entre Paris et Metz. Influencée par ses études de médecine, son écriture s’inspire du vivant. Elle a publié aux éditions Mercure de France, Galimard, Albin Michel, Editions Héloïse D’Ormesson, Balland.
Dans ses livres, repris par la collection Orties, elle explore les vibrations d’aujourd’hui en pointant du doigt, les dérives, marges (solitude, exclusion, folie, dépendances) mais aussi les bonheurs de la vie, fugaces et fragiles. (Source: The Menthol House)

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