Un puma dans le cœur

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  RL_2023

En deux mots
En voulant aider sa mère dans ses recherches généalogiques, la narratrice découvre que son arrière-grand-mère est décédée près de quarante ans après la date que la famille annonçait. Un mystère qui va la pousser à enquêter et à découvrir que son ancêtre a été internée en asile où sa famille l’a quasiment oubliée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Enquête sur une arrière-grand-mère oubliée

À partir d’un extrait du registre des décès, «Anne Dèche née Décimus 14 mai 1875 – 14 mars 1964», Stéphanie Dupays raconte l’enquête qu’elle a mené pour retrouver l’histoire de son arrière-grand-mère, «oubliée» par sa famille durant quarante ans. Un récit bouleversant.

La narratrice occupe un poste au ministère de la santé et des affaires sociales, loin de son sud-ouest natal. Sa vie parisienne est désormais comme déconnectée de ses racines. C’est ainsi que, quand le TGV la mène à Bordeaux, elle a l’impression d’arriver dans un autre monde. Ses parents continuent de mener leur vie, de jardiner, sans s’épancher. Aussi n’est-ce pas sans étonnement qu’elle découvre que sa mère a trouvé une nouvelle occupation, la généalogie. Mais avec ce nouveau loisir, elle atteint très vite ses limites, ne parvenant pas à trouver trace cette arrière-grand-mère que la légende familiale dit morte d’un chagrin d’amour. Du coup, elle sollicite sa fille afin de l’aider à compléter son arbre généalogique. À l’heure d’internet, il suffira à cette dernière de quelques clics pour que le registre des décès de Gironde affiche l’information souhaitée: «Anne Dèche née Décimus 14 mai 1875 – 14 mars 1964».
Deux dates qui entrainent une réécriture de l’histoire familiale. «Ce soir-là je pressens que l’histoire familiale qui passe de « matière solide et stable de lieux et de faits » à « un tissu lâche et mouvant de souvenirs déformés, de fantômes errants et de mensonges. (…) Je sens que derrière le récit autorisé se presse une réalité difficile à cerner mais impossible à écarter.»
Intriguée par cette longue vie qui n’a pas laissé de traces, elle cherche et interroge, découvre que cette ancêtre a été internée en asile psychiatrique où elle est décédée, quasiment oubliée des siens.
«Mes parents ne comprennent pas pourquoi cette histoire me bouleverse. Ils restent indifférents à ma quête. (…) Ma mère dit: « De l’eau a coulé sous les ponts ». Mon père dit: « C’était une autre époque, les gens se posaient moins de questions que maintenant. »»
Mais les temps changent. Aujourd’hui, on étudie l’hérédité et la psychogénéalogie, on cherche comment se transmet l’héritage. Ce sont dès lors ces voies que part explorer la narratrice. Elle va explorer les rares documents qu’elle retrouve sur l’asile où Anne a été internée, chercher des témoins, tenter de percer ce secret de famille: comment Anne a-t-elle vécu plus de trente années sans que sa famille se préoccupe d’elle? Comment occupait-elle ses journées? De quoi est-elle morte? Où est-elle inhumée? Quand sa mère lui assène «Il n’y a rien à raconter. Nos vies ne sont pas des romans», elle y voit un encouragement à lui prouver le contraire, à poursuivre une enquête. Comme elle le souligne dans un texte confié au site Actualitté, elle va chercher à organiser le chaos: «Je pose sur le papier les faits, les dates, les souvenirs comme autant de petits cailloux en espérant qu’ils dessineront un chemin. Je convoque l’archive administrative, la médecine, la sociologie pour m’aider à approcher la vie d’Anne Décimus.»
Outre la vie de l’aïeule, on y explore l’histoire de la psychiatrie ou encore le sort des internés durant la Seconde guerre mondiale. Instructif et émouvant, ce troisième roman de Stéphanie Dupays, après le brillant Brillante (2016) et le superbe Comme elle l’imagine (2019) vaut aussi pour sa forme. La romancière choisit en effet de dire «je» pour ne pas ajouter de la fiction au mensonge. Elle prend toutefois soin de compléter sa prose de poésie, entre haikus et plus longs poèmes qui soulignent les émotions ressenties et offrent une transition, une respiration dans cette quête difficile et par trop lacunaire. «La documentation m’a ouvert le passage pour comprendre ce qu’elle a vécu. Et la poésie m’a permis d’affronter le bouleversement, d’oser exprimer une émotion, pas frontalement, mais par la grâce de l’image.»

Un puma dans le cœur
Stéphanie Dupays
Éditions de l’Olivier
Roman
208 p., 18 €
EAN 9782823620092
Paru le 10/02/2023

Où?
Le roman est situé en France, à Paris et à Bordeaux ainsi que dans la région Aquitaine.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Morte de chagrin, le cœur brisé.»
C’est la légende familiale qui entoure l’arrière-grand-mère de la narratrice; Anne Décimus aurait suivi son mari dans la mort. L’étrange proximité que Stéphanie Dupays ressent avec son ancêtre la pousse à mener l’enquête. Elle découvre alors un secret qui fait vaciller ses certitudes : Anne a passé la majeure partie de sa vie dans un asile; elle est décédée quarante ans après la date que tous pensaient officielle. Comment l’existence de cette femme a-t-elle pu être effacée au point que même les siens ignorent tout d’elle? Un puma dans le cœur raconte un cheminement intime vers la compréhension et la reconquête d’un héritage. En sondant les liens et les malentendus qui unissent ou séparent les êtres d’une même famille, ce sont nos failles originelles que ce roman bouleversant interroge. Mêlant fiction et récit personnel, Stéphanie Dupays redonne une voix à une femme extraordinaire qui ne savait pas comment supporter le monde et qu’on a réduite au silence. Elle prouve que la littérature peut apaiser les fantômes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Agence Trames
Actualitté

Les premières pages du livre
« 1. On n’est pas seul dans sa peau

Je viens de loin de beaucoup plus loin qu’on ne pourrait croire
C’est une famille restreinte, quelque peu ratatinée, que la mienne. Mes parents, ma grand-mère et moi. C’est tout. Depuis sa retraite, ma mère a entrepris d’y ajouter des ascendants puisque je lui refuse les descendants : elle s’est mise à la généalogie. Je n’ai jamais voulu d’ enfant, ceux de mon compagnon me suffisant amplement. Je devine que ce choix est une douleur pour mes parents, bien qu’ils ne m’en aient jamais parlé. Nous parlons très peu chez nous, surtout des sujets importants. Peut-être aussi qu’éviter de poser la question donne le bénéfice du doute: tant que le non n’est pas clairement prononcé, cela laisse le oui virtuellement possible.
Ce soir-là, nous sommes attablés dans le jardin de Marc.
Le soleil se couche derrière la rangée de pins et le ciel est tout rose. Dans la nuit odorante qui nous enveloppe, nous parlons de tout et de rien. Nous avons atteint la trentaine, cet âge où les moins chanceux d’entre nous commencent à avoir des problèmes avec leurs parents. Ce n’est pas mon cas, les miens continuent de se lever à six heures du matin pour retourner le jardin avec l’énergie de travailleurs exploités. Ils débordent d’activités nouvelles et je me mets à raconter avec une certaine ironie comment ma mère tente par tous les moyens de grossir les rangs de la tribu, à ma place. Clément réagit au nouveau hobby de ma mère:
— Tu n’as pas peur qu’elle découvre un ancêtre meurtrier ou bagnard ?
Il est historien, spécialiste des guerres de religion, il s’y connaît en massacres.
— Ou alors un noble, un Jean-Eudes de la Tour-qui-penche, renchérit Romain qui connaît ma phobie des particules.
J’avoue ne pas y avoir pensé. Des aïeux morts et enterrés depuis des siècles, quel intérêt? Je balaie la question d’un revers de main, il faut bien que vieillesse s’occupe. Et mieux vaut la généalogie que le parapente.
— Le passé proche, je le connais. Quant au passé lointain, il ne peut blesser personne. Claire se lève et déclame: Je viens de loin de beaucoup plus loin
Qu’on ne pourrait croire

Je dis oui, je sais, des choses importantes dans ma vie ont eu lieu avant que je vienne au monde.
J’ai souvent lu que les traumatismes se transmettent de génération en génération. Il m’arrive de penser que la pluie de catastrophes qui s’était abattue sur ma grand-mère avait certainement quelque chose à voir avec l’inquiétude de ma mère et avec la mienne. Mais jusqu’où faut-il remonter le fil? Qu’est-ce que cela apporte?
C’est le moment où le soleil rougeoyant enflamme la cime des pins, mon moment préféré. Le flamboiement des couleurs donne à l’atmosphère une certaine solennité. Je me cale contre le fauteuil et je finis par dire:
— Je ne vois pas ce qu’on pourrait découvrir de pire que ce que je sais déjà à propos de ma grand-mère et de mon arrière-grand-mère. Même Dickens n’aurait pas osé farcir de tant de drames la vie de ses personnages!
Devant les regards curieux de mes amis, je continue:
— Rien que leur nom a quelque chose de menaçant. Décimus. «Décimer» c’est «mettre à mort une personne sur dix».
La réalité a largement dépassé l’onomastique: quatre des six membres de la famille de ma grand-mère ont été emportés alors qu’elle n’avait pas huit ans. Par réflexe professionnel — je suis statisticienne de formation —, j’aime bien ramener le particulier au général et le mettre en perspective. Parce que je crains l’excès, l’outrance, le mélodrame, je relativise tout de suite mes propos dramatiques. Pour ces générations nées entre deux massacres, les destins comme ceux-là étaient fréquents. Les femmes mouraient encore en couches, les bébés étaient terrassés par des fièvres que l’on ne savait pas soigner, La médecine n’avait pas encore triomphé des maladies infectieuses. La précarité des modes de vie et la rudesse des travaux exterminaient les gens très tôt. Pourtant, la banalité de ces destins dévastés n’apaisait en rien la douleur que j’ai pu ressentir, enfant, à savoir ma grand-mère au centre du carnage. L’évocation de ses disparus m’a toujours meurtrie, comme si je Les avais connus. Mais ce n’est pas le moment de gâcher la douceur de cette fin de soirée en développant ces vieilles histoires. Je minimise:
— C’était le lot de beaucoup de familles, la mort faisait partie de la vie.
Brice interrompt la conversation en apportant des infusions pour les uns et des digestifs pour les autres et La discussion change de cours. En sirotant la boisson chaude, je me dis que j’ai de la chance d’être une femme du XXIe siècle, qui n’a pas connu la perte brutale et fréquente d’amis, de parents, d’enfants, pour qui les guerres et les épidémies sont, encore, lointaines, et qui peut profiter d’une soirée insouciante entre amis dans une maison de campagne sentant la résine de pin et l’océan.

Quelque chose se débattait en vous que vous ne pouviez dire avec des mots
Chaque fois que j’interrogeais ma grand-mère sur son enfance et sa vie d’avant ma naissance, d’avant la naissance de ma mère, elle évoquait ses disparus comme on égrène les billes d’un chapelet. Ou plutôt des lentilles car la scène avait lieu le plus souvent dans la cuisine, le cœur battant de la maison.
Nous prenions deux assiettes, elle disposait une poignée de graines d’un côté et, avec un doigt, les faisait passer d’une extrémité à l’autre de l’assiette, en enlevant les grains de blé et les cailloux minuscules qui s’étaient glissés dans le tas. Concentrée sur cette activité aux allures de rite ancestral, elle me parlait des siens.
Ses deux frères, Léon et Louis, étaient morts alors qu’elle était petite fille. Léon qui travaillait dans une vinaigrerie avait été gazé lors de la Première Guerre mondiale et avait succombé à ses blessures. Probablement des lésions pulmonaires. Léon avait été renversé par un tramway à Bordeaux. Leur père, Armand, avait été terrassé par une crise cardiaque ou un AVC, une nuit. Et leur mère, Anne Dèche née Décimus, avait disparu à sa suite.
À ce stade de l’histoire, ma grand-mère interrompait le tri. Sa voix devenait plus grave et elle disait dans un soupir :
— Elle est morte de chagrin, le cœur brisé.
Suivre son bien-aimé dans la mort, un vrai destin d’héroïne tragique! Nous n’étions plus dans la petite cuisine aux tommettes frottées une fois par semaine à la brosse mais sur la scène d’une tragédie, avec le lourd rideau rouge, les fauteuils de velours et les trois coups. Les moineaux se ruant sur les grains de blé extraits des lentilles que ma grand-mère venait de jeter devant la porte se transformaient en oracles, annonciateurs d’une catastrophe.

J’imagine
ma grand-mère enfant
quelle drôle d’expression
moi qui ne l’ai connue que ridée les cheveux gris
Enfant
c’est-à-dire
désarmée
dépendante
naïve
Trois jours après son anniversaire
réveillée
en pleine nuit
une nuit noire comme le fond des mers
elle entend des cris des bruits une lampe qui tombe
Sa mère
Anne Décimus
les cheveux emmêlés les yeux affolés
trébuchant comme une soûlarde
Les pompiers sont là
« Ils n’ont pas pu le sauver»
Que signifie la mort à sept ans?
Il fait nuit partout

Anne Décimus se laisse sombrer. La présence de ses deux filles, Henriette et Andrée, ne suffit pas à l’extirper du trou noir. Elle disparaît, elle aussi.
L’aînée, Andrée, «un mauvais sujet», est placée en maison de redressement, la Miséricorde, à Bordeaux. La cadette, ma grand-mère, part à Soulac, une ville balnéaire coincée entre la côte atlantique et l’estuaire de la Gironde, à cent kilomètres de là. Elle entre à l’orphelinat qu’elle nomme le «couvent» car il est tenu par les religieuses de la Présentation. Ma grand-mère et sa sœur avaient des oncles et tantes et une marraine «qui vivait dans un château à Cenon». Aucun n’a adopté les orphelines. Pour ma grand-mère, cet abandon tenait à un ostracisme politique: Armand et Anne Décimus étaient brouillés avec le reste de la famille car ils étaient communistes. Cela reste une hypothèse, que pouvait en savoir une enfant de sept ou huit ans?
Ce récit maintes fois répété a fait germer en moi deux idées:
— on ne peut pas compter sur les riches;
— on peut mourir de chagrin. D’un chagrin d’amour.
Il fallait donc s’en protéger (des riches et de l’amour). Les études ont joué leur rôle de paratonnerre contre les dominants; quant à l’amour, je n’ai pas encore trouvé l’antidote. »

Extraits
« Ce soir-là je pressens que l’histoire familiale qui m’était apparue jusqu’alors comme une matière solide et stable de lieux et de faits ressemble plutôt à un tissu lâche et mouvant de souvenirs déformés, de fantômes errants et de mensonges. Les violons et les clarinettes entament une plainte sombre et grave. Dans cet état d’attention flottante qu’autorise le concert, mon esprit se met à errer, je revisite mes souvenirs. Je sens que derrière le récit autorisé se presse une réalité difficile à cerner mais impossible à écarter. » p. 28

« Le silence est notre langue maternelle
Mes parents ne comprennent pas pourquoi cette histoire me bouleverse. Ils restent indifférents à ma quête alors même que la démarche généalogique émanait de ma mère. Étrangement, ce n’est pas le destin d’Anne Décimus qui attise sa curiosité mais la vie d’un autre ancêtre, un marin nommé Barthes qui fut décoré de la Légion d’honneur pour avoir sauvé plusieurs passagers lors du naufrage de la corvette française L’Uranie, aux Malouines en 1820. Elle dévore un ouvrage sur le sujet et programme une visite aux Archives de la Marine à Vincennes. Mais sur Anne Décimus, elle ne veut rien savoir. Ma mère dit: «De l’eau a coulé sous les ponts». Mon père dit: «C’était une autre époque, les gens se posaient moins de questions que maintenant.» p. 63

«Il n’y a rien à raconter. Nos vies ne sont pas des romans. » p. 80

À propos de l’auteur
DUPAYS_stephanie_DR_mollatStéphanie Dupays © Photo DR – Librairie Mollat

Stéphanie Dupays est l’auteur de trois romans. Son travail se situe à la croisée à la croisée de l’intime, du social et du politique et questionne l’expérience de l’homme (et de la femme) contemporaine confronté(e) à un monde en mutation. Brillante (Mercure de France 2016, J’ai lu 2017) explore la violence des rapports au travail. Comme elle l’imagine (Mercure de France 2019) interroge la façon dont les réseaux sociaux bouleversent nos manières de penser, de se parler et d’aimer. Dans Un puma dans le cœur ( éditions de l’Olivier 2023), elle mêle les formes (récit, poésie et document-) pour évoquer la transmission intergénérationnelle des traumatismes et la prise en charge de la maladie mentale. En plus de son activité d’écrivain, elle collabore depuis une dizaine d’années au supplément littéraire du Monde et travaille dans le domaine de la santé. (Source: AOC média)

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Les maisons vides

THIZY_les_maisons-vides  RL_Hiver_2022 Logo_premier_roman  68_premieres_fois_logo_2019  

Prix du Roman Marie Claire 2022
Prix Régine Deforges du premier roman 2022
Sélection 2022 des «68 premières fois»
En lice pour le Prix Orange du livre 2022

En deux mots
C’est aux obsèques de Marìa, son aïeule, que Gabrielle pressent que désormais elle n’aura plus de soutien. À treize ans, elle a pourtant déjà réussi à survivre et à se construire, notamment grâce à la gymnastique artistique et à une volonté farouche. Mais d’autres maux la rongent, d’autre défis l’attendent.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Gabrielle, les araignées et les clowns

Tout juste auréolé des Prix Régine Deforges et Marie Claire 2022, Laurine Thizy est l’une des belle surprises de cette rentrée d’hiver. En retraçant le parcours d’une adolescente et des générations de femmes qui l’ont précédée, elle nous offre un beau roman initiatique.

Gabrielle a treize ans quand meurt la María. Un épisode qui va marquer l’adolescente, même si elle n’en laisse rien paraître. C’est lors des obsèques qu’elle décide que pour elle ce sera la dernière fois qu’elle ne se prêtera plus à ces bondieuseries. Qu’elle ne se laissera plus prendre par les discours lénifiants, les fausses vérités. Même si, comme si de rien n’était, elle poursuit ses entraînements de gymnaste.
Ce caractère volontaire, elle le doit peut-être aux circonstances de sa naissance. Née grande prématurée, elle aura en effet longtemps dû se battre pour trouver sa place. «Depuis la première seconde Gabrielle est une résistante: un œuf qui a creusé sa survie dans le ventre de sa mère.» Un combat qui va lui permettre de passer de faible et chétive à déterminée et obstinée, quitte à heurter. Cela lui vaudra par exemple d’être exclue de son club de sport alors que les championnats de France se profilent. Une injustice d’autant plus forte que les progrès de la jeune fille tiennent d’une volonté farouche de maîtriser un corps, de le renforcer et de tenter, à l’adolescence, d’en expulser toutes les araignées qui l’habitent, qui lui font si mal.
Dans ce Sud-ouest, pas loin de Toulouse, on ne s’intéresse pas vraiment à elle. Ici les hommes parlent fort et les femmes se taisent. De génération en génération, Suzanne, Joséphine et même María reproduisent ce même modèle, se murent dans le silence, gardent en elles leur révolte, leurs araignées qui tissent patiemment la toile de la résignation et de l’indifférence. Désormais privée de son aïeule, la seule qui l’aimait vraiment, Gabrielle doit apprendre à creuser son sillon à l’aune de ses souvenirs.
Laurine Thizy a eu la bonne idée d’opter pour une construction non-linéaire où les débuts et les fins de vie se rejoignent, ce permet au lecteur de remonter dans le temps puis de se heurter aux difficultés du présent, le tout entrecoupé de scènes d’hôpital, quand les clowns viennent rendre visite aux patients pour tenter d’apaiser leurs souffrances et leur peine. On verra avec l’épilogue, très bien amené, combien ces intermèdes sont loin d’être anodins et vont donner à cette histoire un nouveau virage. Avec beaucoup de délicatesse, la primo-romancière raconte cet apprentissage difficile. Le chemin vers l’émancipation est tortueux, semé de pièges. Mais, quand on a la foi, on dispose d’une belle arme, celle qui permet de remplir Les maisons vides.

Les maisons vides
Laurine Thizy
Éditions de L’Olivier
Premier roman
270 p., 18 €
EAN 9782823617368
Paru le 14/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Sud-Ouest, du côté de Toulouse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière sur quatre générations.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Par une nuit aux étoiles claires, Gabrielle court à travers champs. Elle court, je crois, sans penser ni faiblir, court vers la ferme, la chambre, le lit, s’élance minuscule dans un labyrinthe de maïs, poussée par une urgence aiguë, par le besoin soudain de voir, d’être sûre. »
Des premiers pas à l’adolescence, dans cette campagne qui l’a vue naître, Gabrielle, avec une énergie prodigieuse, grandit, lutte, s’affranchit. Gymnaste précoce, puis soudain jeune femme, Gabrielle ignore les araignées dans son souffle comme les regards sur son corps. Elle avance chaque jour un peu plus vers la fin de l’enfance.
Porté par une écriture aussi puissante que sensible, Les Maisons vides laisse entendre le vibrant chœur de femmes autour de Gabrielle : Suzanne, Joséphine, María… Générations sacrifiées ou mal aimées, elles ont appris à se dévouer, à faire face et, souvent, à se taire.

Les critiques
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RFI (Vous m’en direz des nouvelles – Jean-François Cadet)
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Nonfiction.fr (Anne Coudreuse)
France Bleu Besançon (Marie-Ange Pinelli)
L’éclaireur FNAC (Sophie Benard)
Blog Mémo Émoi
Blog T Livres T Arts
Blog froggy’s delight (Jean-Louis Zuccolini)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Joelle Books
Le Blog de Pierre Ahnne
Blog Calliope Pétrichor

Les premières pages du livre
Prologue
Par une nuit aux étoiles claires, Gabrielle court à travers champs. Elle court, je crois, sans penser ni faiblir, court vers la ferme, la chambre, le lit, s’élance minuscule dans un labyrinthe de maïs, poussée par le besoin soudain de voir, d’être sûre. Gabrielle sait qu’il est trop tard – ses paumes meurtries le lui rappellent –, pourtant elle court, de toute la vigueur de ses treize ans.
Gabrielle entre par la grange, plus silencieuse qu’une souris fuyant derrière les plinthes. Elle a la grâce et la souplesse de sa jeunesse, elle connaît la maison par cœur et depuis toujours, pierres aux écailles rugueuses, tuiles en rangs sur le toit incliné, odeur indélébile de poussière et de pétrole. La lucarne filtre une lumière qui dessine le contour des choses, la tondeuse, le paillasson, le chausse-pied ; mais même dans l’obscurité Gabrielle pourrait escalader les trois marches qui mènent à la cuisine, traverser le couloir, se faufiler dans la chambre du fond. Elle n’a pas besoin de voir, ses mains brûlantes suivent la tapisserie, longent le chambranle de la porte, referment derrière elle sans un bruit.
La voici dans la chambre. Personne n’a pris la peine de fermer les volets. Sur l’étagère, la statue de la Vierge avec son chapelet au coude luit dans la pénombre, rendue à ses prières, muette désormais. Dans la lumière argentée, la Très-Sainte n’est plus qu’une statue de plâtre immobile.
Gabrielle s’approche du lit.
C’est un lit médicalisé pour les grands malades ou les très vieilles personnes, un lit qu’on a fait installer à la maison pour soigner la vieillesse dans les murs qui l’ont vue advenir. Mais la vieillesse ne se soigne pas ; Gabrielle, avec ses paumes cautérisées par les broderies d’un coussin, vient à peine de l’apprendre. La vieillesse ne se soigne pas.
Elle se tient maintenant au chevet qu’elle a veillé des mois durant. Tout à l’heure elle est partie trop vite, alors elle observe. Le corps gît sur le lit, les mains ridées posées sur le ventre, l’une sur l’autre, en une dernière protection. Le visage est lisse comme une poupée de cire. Les yeux sont restés ouverts, fixes, ces yeux d’un vert délavé que le temps et la cataracte ont depuis longtemps voilés d’une glaire opaque. Les rares cheveux sont comme l’infirmière les a noués au matin, chignon maigre, ramassé sur la nuque. Sous les fesses, les mollets, les omoplates, des escarres déjà s’épanouissent.
J’ignore combien de temps Gabrielle reste au bord du lit, j’ignore à quoi elle pense quand elle fixe les bas de contention dans les vieux mocassins, le gilet de laine à boutons dorés, le pin’s en forme de colombe. La maison est silencieuse. Dehors, la lune fait le tour de la nuit et les maïs bruissent au vent d’octobre. J’imagine qu’elle se penche, dépose un baiser sur le front ; découvre alors sous ses lèvres la peau froide, caoutchouc dur, peau terrible de l’après.
Gabrielle effleure les doigts osseux avec la pulpe de son index, arrange un cheveu blanc, hésite. Enfin elle s’allonge sur le matelas crénelé, glisse sa main sous le bras mort pour se faire une place au creux du lit. Jeune et vivante, sous le regard éteint de la Vierge, son poing brûlé enfoui dans une paume glaciale, Gabrielle finit par s’endormir, blottie contre un cadavre.
*
Un : le costume. La chemise trop grande à fleurs bariolées, le pantalon de velours orange, les bretelles à damier avec leur pince en tête de chat. Les chaussures de bowling, pointure 47, cuir rouge et bleu, lacets fluo. Laver l’ensemble à chaque fois.
Deux : les accessoires. Un cochon en plastique, une bille transparente, une banane épluchable à l’infini, un tube à bulles de savon, trois massues, un harmonica. À désinfecter, spray à disposition sur la table.
Trois : le maquillage. Base blanche, crémeuse. Appliquer à l’éponge. Au besoin, estomper du bout des doigts. À la craie grasse, tracer l’arc de cercle au-dessus des yeux. Ne pas effrayer les enfants.
Quatre : les gants. Lavage des mains obligatoire, doigts en ciseaux pour enfoncer les jointures. Jetables si possible. Sinon, ne rien toucher.
Cinq : le nez rouge.
On.
*

1
Gabrielle voit le jour un soir de mai, trois mois avant le terme. Elle devait naître en août, elle devait être lionne, et je crois qu’au fond elle l’a toujours été, orgueilleuse et pressée, entrée dans la vie avant l’heure, les poumons pas complètement finis, le cœur affolé et le souffle court. Depuis la première seconde Gabrielle est une résistante : un œuf qui a creusé sa survie dans le ventre de sa mère.
Suzanne découvre la grossesse à trois mois passés, en plein hiver, lors d’un rendez-vous de contrôle chez son médecin. Allongée sur la table de consultation, nue et disciplinée, elle place ses pieds dans les étriers froids. Le praticien, formé avant la légalisation de la contraception – une époque où, dit-il, les femmes savaient s’abstenir –, constate que son stérilet s’est déplacé. Il avait refusé de le lui poser, il a cédé. Maintenant il est en colère et il tient à le faire savoir. Il demande hargneusement :
– Qu’est-ce que vous avez fait ?
Elle ne sait pas, Suzanne.
Elle n’a rien fait de mal, des choses du sexe elle ne sait pas grand-chose, si ce n’est l’impératif de prendre ses précautions.
Elle les a prises, depuis le début.
Elle a écouté les conseils de sa grand-mère espagnole, elle ne s’est pas donnée le premier soir, elle a compté ses jours. Après, elle s’est lavée soigneusement. Quand, avec Peyo, c’est devenu sérieux, elle a vu le médecin – Bénédicte, sa grande sœur docteure en pharmacie, a insisté. Suzanne, alors, a fait sa prise de sang, l’a elle-même analysée. C’est son travail, elle fait ça des dizaines de fois par jour, chercher dans le sang, les selles et les urines des indices de l’état de santé des gens. Un trouble de coagulation contre-indiquant la pilule, elle a choisi le stérilet, s’est évanouie à la pose. Avec Peyo, ensuite, elle a pu faire du sexe sans risque – mais du sexe tout de même – couchée sur le dos à intervalles réguliers. Une autre position lui déchirait le ventre.
Qu’importe : elle aime Peyo, et Peyo l’aime.
Ils se sont rencontrés à un bal du Village, un soir où l’équipe de la plaine jouait contre celle des montagnes. Il avait déjà terminé son service militaire, il ne repartirait plus, on pouvait donc rêver – et Suzanne rêve – elle rêve d’une grande maison, avec des jardinières et un potager.
Tous les deux, ils veulent se marier : un grand mariage à l’église, avec demoiselles d’honneur assorties, entrée solennelle sur de la variété française, plan de table optimisé pour les célibataires. La lune de miel sera dans les îles, s’ils le peuvent. La mort soudaine de la tante Louise leur offre l’opportunité de retaper la vieille grange familiale. Les copains du XV aident à raccorder l’eau courante et l’électricité, Peyo pose le parquet, Suzanne refait les enduits. Ils feront les choses dans l’ordre : la maison, les noces, le voyage, et ensuite le bébé – en attendant, un stérilet.
Mais voici que, lors de la visite de contrôle, six mois avant le mariage, le vieux grincheux en blouse se penche au-dessus de Suzanne :
– Qu’est-ce que vous avez fait ?
Il ajoute, devant son silence coupable :
– Votre stérilet s’est déplacé.
Suzanne ne sait pas quoi répondre. La honte lui cuit les joues, alors elle pense à autre chose, ses rosiers fraîchement plantés, la deuxième couche de peinture, les œufs frais à récupérer chez ses parents, quoi que ce soit qui lui fasse oublier qu’elle a les cuisses ouvertes sur une table d’auscultation. Elle finit par demander :
– C’est grave ?
Le médecin hausse le sourcil, sourit méchamment. Sans douceur ni explication, il enfonce une sonde d’échographie, enfonce, tâtonne et maugrée. Suzanne ne bronche pas : elle vient d’un lieu où l’on croit fermement à l’autorité de la science, et endure en silence, dure au mal par défaut. Le vieil homme tourne l’écran vers elle. Une image y grésille, étrangement distincte.
– Voyez vous-même !
Suzanne voit : la tache ronde du crâne, la dépression creusée par le nez, l’arrondi de la colonne vertébrale, l’esquisse maigrelette des jambes. Quelque chose qui n’existe pas encore mais déjà prend forme humaine, Gabrielle avant Gabrielle, nageant dans les limbes, têtard remuant en passe de devenir une poupée minuscule. Le cœur lui manque.
Le médecin augmente le son du monitoring, et Suzanne entend, par-dessus le sien, battre un deuxième cœur.

Le mariage, prévu à l’été en grande pompe, est avancé en catastrophe. La famille de Suzanne, suffisamment moderne pour être peu regardante sur les nuits d’avant-noces, est encore suffisamment catholique pour ne pas laisser naître un enfant hors mariage. La mémé María raccommode à la hâte la robe blanche qu’avait portée Bénédicte quelques années plus tôt – Suzanne gardera toute sa vie l’amertume de s’être mariée dans les dentelles de sa sœur. Le deuxième dimanche de mars, après une préparation au mariage expéditive, le père Joseph proclame les jeunes fiancés mari et femme, sous l’œil attentif de la Sainte Vierge.

La poche des eaux rompt à la vingt-septième semaine. C’est un jour de printemps clair. Le cerisier est en fleur et, dans les jardinières, les premières roses dénouent leurs corolles. Au journal télévisé, on annonce qu’une femme, pour la première fois, vient d’être nommée à la tête du gouvernement. Suzanne s’en fiche. Elle s’en fiche parce que la politique ne l’intéresse pas, et parce que alors coule entre ses cuisses une chaleur humide, épaisse. Son ventre se contracte. Elle est debout dans sa cuisine et un liquide goutte jusqu’à ses chevilles qui n’est pas du sang. Un instant éternel, devant sa gazinière équipée, la mère – elle le devient – observe les moineaux du cerisier nourrir leurs petits tout juste éclos, les observe : bien droite, ruisselante, et frappée de stupéfaction. Elle n’a pas achevé son septième mois.
Mais son ventre béant.

Quand Bénédicte, appelée en urgence, rejoint Suzanne chez elle après avoir confié ses filles à leurs aïeules, elle trouve sa cadette immobile, les reins appuyés contre l’évier et les mains ouvertes comme l’otage d’un mauvais film, craignant d’elle à son ventre ou de son ventre à elle une contagion fulgurante. Bénédicte prend les choses en main :
– On file à l’hôpital.
Dans la voiture, Suzanne fixe un point au-delà des montagnes. Parfois, à un cahot infime de la route, elle gémit. À quelques kilomètres de là, dans la vieille ferme, la grand-mère Joséphine berce deux petites-filles en pleurs. La mémé María, en se balançant dans son fauteuil, répète en boucle son chapelet en bois de rose. Je vous salue Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes ; la Vierge en plâtre lui adresse un signe de tête.

À l’hôpital, Suzanne est prise en charge immédiatement. On lui donne un comprimé, on la fait allonger dans un lit blanc, on la drape d’une tunique de papier. Sur son ventre on installe des ventouses maintenues par un tissu. Dans sa chambre passe une foule d’inconnus en blouse qui ne se présentent pas, se penchent entre ses jambes ouvertes, lui tâtent le col de leurs doigts gauches, et repartent sans un mot, inquiets ou réjouis. Suzanne contemple les ombres du plafond, pas longtemps, car, après un bref conciliabule, la décision est prise de l’emmener au bloc.
– On va déclencher l’accouchement.
La salle est froide, gris acier. Des voix étouffées par des masques lui soufflent des ordres qu’elle ne comprend pas.
– Quand on vous donnera le signal, poussez.
Suzanne ne sait pas pousser.
Elle n’est pas prête à faire sortir de son ventre quoi que ce soit de vivant, elle n’était pas davantage prête à ce qu’une graine invisible y germe, y plante son cordon et ses racines et son cœur minuscule pour devenir cette forme grise humanoïde qu’elle a découverte à l’échographie. Personne – même Bénédicte qui a déjà accouché deux fois – n’a parlé à Suzanne de la maternité. Elle n’a pas eu le temps de suivre les cours de préparation à l’accouchement, n’a pas lu de livre qui explique ce qui se passe lorsqu’un corps s’ouvre pour en laisser vivre un autre. Elle est allongée sur une table glacée, isolée du bas de son corps par le champ opératoire. Des mains inconnues fouillent son sexe. Peyo n’est pas là et Bénédicte à côté lui presse la main à lui broyer les os.
Voici que la douleur la transperce. Son ventre cède dans la violence. Avec un instinct désordonné, presque malgré elle, son sexe dilaté se contracte, travaille à expulser une masse sanglante. Suzanne veut hurler mais pas un cri ne sort de sa gorge.
Bientôt, l’équipe extrait d’entre ses cuisses un petit rat à la peau rouge sang et au crâne chauve, pas plus lourd qu’une brique de lait : un bébé chauve-souris éclaboussé de liquides sombres, aux doigts presque transparents d’être aussi fins. Ma Gabrielle lie-de-vin, rescapée chétive et monstrueuse, aussitôt transférée en réanimation.

I
Le jour de la mise en terre, le ciel est incertain. Des nuages plantés sur la flèche de l’église résistent au vent. Les feuilles du platane, arrachées par la brise, virevoltent rousses autour du monument aux morts. Sur le parvis, au creux des marches irrégulières, des flaques luisantes reflètent les anges et les diables du frontispice.
Au sortir de la messe, la famille se masse sur l’esplanade. La tante Bénédicte et les trois cousines, Julie, Estelle et Lisa, sont rangées côte à côte par ordre de taille. Elles portent des pantalons foncés sous leur coupe-vent et des ballerines plates. Lisa renifle bruyamment ; sa mère lui tend un mouchoir, passe une main sur son épaule. L’oncle Jean-François est avec Suzanne et Pierre. Ils serrent des mains, accueillent en souriant des embrassades et des mots navrés de circonstance. La grand-mère Joséphine discute tout bas avec le responsable des pompes funèbres. Le grand-père Georges, de l’autre côté de la porte, regarde dans le vide, son béret enfoncé jusqu’aux yeux. Il laisse son frère René, auréolé de son prestige municipal, tenir des discours pieux à ses anciennes admiratrices, décidées à une cour discrète, mais assidue, depuis son veuvage précoce.
Gabrielle a treize ans. Pour la dernière fois elle se tient à l’intérieur de l’église, debout devant le cercueil au pied de l’autel, maintenue tête haute et droite par son enfance gymnaste. Sous son bras gauche, une énorme couronne d’œillets, de roses et de chrysanthèmes. Elle est vêtue d’une robe en coton noir, cheveux relevés en un chignon serré. Alors que la famille, au-dehors, égrène des remerciements, Gabrielle demeure immobile auprès du caisson. Le petit Jean s’agrippe à sa main blessée. À cette époque, l’enfant apprend encore à marcher, il trébuche sur les pavés de l’église, se dandine d’un pied sur l’autre dans ses chaussures neuves. Gabrielle le tient fermement.
Dans la croisée silencieuse, sous la statue de la Vierge en prière, Gabrielle fixe le couvercle du cercueil. La plaque en bronze luit doucement. Gabrielle contemple les nœuds des planches, immenses yeux sans paupières, regards estompés, comme prisonniers du bois lui-même, prêts à veiller le corps. Le Christ en croix est allongé sur le dos, les mains crispées vers le ciel, les jambes tordues : ainsi on le dirait sur le point de fuir son calvaire. Sur les flancs hexagonaux, les poignées en métal offrent au monde une prise ultime. Par là on l’emportera.
Gabrielle se signe pour la dernière fois : le Père, le Fils et le Saint-Esprit, puis elle embrasse la base de son pouce droit, comme sa mémé le lui a appris pour conjurer le sort.
Au signal du père Joseph, les employés des pompes funèbres, quatre gaillards en costume, s’approchent. Ils se placent de part et d’autre du cercueil, deux devant, deux derrière, plient les genoux et, sans un murmure, d’un même geste, chargent leur fardeau sur une épaule. Gabrielle observe la géométrie des mouvements, leur extrême précision ; l’angle des épaules dans les vestes en laine peignée ; le regard blanc de ces hommes. Celui devant à droite, plus large que les autres, entraîne les lutteurs des environs. D’habitude il transpire dans sa combinaison moulante ; aujourd’hui impassible dans sa chemise repassée, rasé de frais, on le dirait étranglé par le bouton qui ferme son col. Une goutte de sang maladroite perle encore sur sa joue.
Tout à l’heure, le premier témoignage revenait à la tante Bénédicte. Elle s’est avancée en tremblant un peu, Suzanne, sur ses talons, a déplié une feuille blanche. En transparence on devinait l’écriture manuscrite, sans rature. La tante a commencé par remercier chacun, chacune, d’être là avec la famille pour partager son deuil. Au nom de tous, elle s’est chargée du portrait de la défunte. L’arrivée au Village des dizaines d’années plus tôt, la rencontre avec le vieux Jean – paix à son âme –, les enfants qui ont grandi ici. Elle a aussi rappelé l’engagement dans la chorale de l’église, les dimanches consacrés à chanter la messe, la foi bruyante de la mémé, son humour insolent, ses colères spectaculaires, sa douceur aussi. Avec la mansuétude affectée des vivants qui pardonnent aux morts, elle a fait du mauvais caractère de la défunte un sujet de plaisanterie. Gabrielle déjà n’écoutait plus. Elle fixait la statue de la Vierge en prière, en face de l’autel, dans l’attente d’un signe, un geste de la main, une de ses attentions habituelles. La Vierge est restée immobile. Gabrielle n’a entendu que les derniers mots du discours :
– … cependant chacun souhaite, pour soi et les siens, au terme d’une longue vie, s’en aller retrouver le ciel de cette belle mort, la mort des bienheureux dans leur sommeil.
Avec une contrition ostentatoire, la tante a baissé la tête, laissant la phrase résonner. Gabrielle a su alors que le silence de la Vierge serait définitif. La statue en prière, les yeux levés au ciel, n’y semblait plus chercher confirmation d’un amour gigantesque, mais se détourner, excédée, des discours terrestres.
Malgré tout, Gabrielle a monté les trois marches de l’autel, adressant à la sainte une révérence discrète. Elle avait aussi préparé son texte : un texte convenu suggéré par sa mère, qui parle du jeu de petits chevaux, de la collection de pièces de monnaie, du Lac des cygnes, de l’odeur du chèvrefeuille, des heures au chevet de la mémé – de sa berceuse, aussi. Gabrielle le lit comme elle l’a écrit, proprement, elle s’entend prononcer des phrases lointaines à un rythme régulier, se focalise sur les mots qu’elle articule jusqu’au bout, en prenant soin de faire descendre son intonation aux points. Sa voix est claire, sans altération. Ce sont des mots de deuil pour les autres. Plus tard, le vieux père la félicite pour sa lecture, et des dames aux cheveux grisonnants quoique teints – les mêmes qui courtisent l’oncle René – saluent sa maturité.
Cependant, les mots que Gabrielle aurait voulu prononcer et qu’elle ne dira jamais plus, ceux qui parlent des profondeurs terribles de l’amour, qui des années durant crieront à travers son corps, ces mots-là détenant la seule vérité de la mort, avec la morte vont être enterrés. Gabrielle les a écrits sur une autre feuille, à l’abri dans la poche de son cardigan. Elle garde les paumes collées à son ventre, serrées l’une contre l’autre en prière – cache ainsi des brûlures neuves et suintantes, qui dessinent dans la chair un motif brodé. La Vierge sait ; mais la Vierge s’est tue.

En contrebas du Village, à l’entrée du cimetière, la procession endeuillée s’immobilise. Des tréteaux attendent dans l’allée principale. Le père Joseph agite son encensoir au milieu des tombes. Les gars des pompes funèbres ouvrent discrètement les portes du corbillard, font glisser le cercueil à plat, admirablement le posent sur les tréteaux. L’espacement a été calculé pour n’exiger aucune manœuvre superflue. Derrière, une pelle araignée dresse une griffe menaçante. Le curé, joignant les mains comme s’il capturait un précieux fragment d’air, invite l’assemblée à un ultime adieu. Gabrielle, le bras autour de sa couronne d’œillets, de roses et de chrysanthèmes, passe sa main brûlée sur le bois clair : un geste qu’elle va répéter presque chaque jour, des années durant, sur la dalle en marbre qui scellera bientôt la tombe.
Mais pour l’instant, ce trou inconcevable. Une boue épaisse, odorante, en tapisse le fond. Gabrielle affronte pour la première fois la terre éventrée des cimetières, elle embrasse la mort, sa réalité, sa violence aussi. Soudain distraite des silences mesurés, des chants éternels, des pétales de roses, Gabrielle se penche sur ce trou qui s’enfonce dans les entrailles de la terre, dans le ventre grouillant de la terre. Alors Gabrielle respire l’eau souillée, les vers opiniâtres, la pourriture – l’odeur d’humus de la vie qui commence et de la vie qui s’achève. Il n’y a plus de tendresse ni de cérémonie, plus rien qui puisse enrober la mort d’un écrin solennel, aucune géométrie pour la rendre tolérable ; ne reste que cette fosse monstrueuse et nue, aux minuscules racines arrachées, ne restent que l’herbe retournée et la bouche ouverte de la terre qui engloutit. Et ma Gabrielle de treize ans, en ce lundi d’octobre, debout devant la terre arrachée, au-dessus d’elle comme les solitudes en haut des falaises, ma Gabrielle en robe noire avec dans les bras une couronne de fleurs – œillets, roses, chrysanthèmes –, ma Gabrielle observe le vide creusé par des mâchoires titanesques. Elle découvre l’absurdité vertigineuse des adieux.

Les quatre hommes laborieusement font descendre le cercueil. La concentration barre leur front d’une ride honnête ; même dans l’effort physique ils préservent la rigidité solennelle de la cérémonie. Leurs gestes sont lents, précis, soignés. Ils visent la surface plane au fond du trou, à l’autre bout de l’univers ; semblent ne jamais devoir l’atteindre. Une bourrasque passe dans les cordages. Le cercueil se met à osciller comme un pendule, se cogne aux arêtes de la fosse, refuse l’espace qu’on lui impose. Les mains des employés se contractent encore, leur dos se voûte, mais ils poursuivent leur tâche, sans un regard les uns pour les autres, visiblement désynchronisés, toujours fonctionnels. Et ces hommes qui plient sous le poids d’un macchabée, qui transpirent l’exercice en s’efforçant de n’en rien laisser paraître, et semblent comme ignorants de leur souffle court, leur cœur battant et leurs paumes irritées, voilà, ces hommes qui savent que tout ceci n’est pas drôle et témoignent d’un souci exemplaire à faire comme si leur corps ne hurlait pas l’indécence de leur labeur : ces hommes soudain s’offrent à Gabrielle dans leur ridicule.
Alors comme un séisme enfle en elle un rire gigantesque, un rire commencé quelque part dans les profondeurs de son chagrin, rire incontrôlable qui maintenant s’étend, la plie, la déborde, prodigieusement redoublé par la certitude qu’elle aurait ri elle aussi, la María – Gabrielle en est sûre – elle aurait ri.

2
En réanimation, un petit être disproportionné – Gabrielle encore incertaine – repose dans une couveuse de plexiglas. Le corps tiendrait dans une main adulte. La tête, ronde et molle, semble à tout instant pouvoir se détacher du tronc. Les membres flétris, plus fins qu’un doigt d’enfant, sont lestés au matelas par les extrémités d’un bleu violet. Sous la peau du ventre, visqueuse encore, les côtes saillent. On devine en transparence un réseau complexe de veines, l’ombre des organes. Des électrodes entourent le cœur battant, l’estomac est habité d’une sonde nourricière. Par le nez et la gorge, qui palpitent comme une ombrelle de méduse, passent des tuyaux de plastique minuscules, gigantesques pourtant en comparaison des narines frêles.
Alors que Gabrielle en puissance est remise aux soins exclusifs de la néonatalogie, Suzanne, exsangue et muette, est transférée dans une clinique privée, dans la Ville de la Grotte où la Vierge est apparue ; personne n’avait encore observé une hémorragie de la délivrance aussi intense pour un bébé si petit. À Peyo qui vient d’arriver, on ne laisse pas le choix. Veiller sa femme ou son enfant : il s’occupera de l’enfant.
Dans le silence démesuré qui suit la crise, j’imagine Peyo seul dans un couloir d’hôpital. Sa belle-mère est venue le chercher en plein entraînement : il porte encore ses crampons et son polo rouge et noir, le 9 blanc floqué au dos. Il est assis jambes écartées, les avant-bras sur les genoux pour supporter son poids. Mains jointes, fermées en poing unique tourné vers le sol, tête rentrée dans les épaules, il fixe quelque chose qui n’existe pas au-delà de la jointure du carrelage blanc. Il attend.
Il vient d’avoir trente ans, Peyo, il est beau comme le sont les hommes d’ici, le front bas et le sourcil épais, mâchoire saillante rayée d’une barbe encore jeune, regard enfoncé dans des orbites proéminentes. Il a gagné en largeur les quelques centimètres qui ne lui sont jamais venus en hauteur, non pas sur des machines chromées, mais dans l’air des montagnes, sur des gradins humides, à force de grand air et de répétitions. Il s’appelle Pierre, comme la moitié des gars de son équipe, mais on l’a toujours appelé Peyo – sa mère a des origines basques.
En février dernier, en rentrant du travail, il a retrouvé Suzanne assise dans le noir sur le canapé neuf, le regard vide. Elle lui a dit Je suis enceinte dans un souffle. Il l’a prise dans ses bras, il a dit : On va réfléchir. Il n’a pas voulu croire que, déjà, on entend battre le cœur – s’est résolu, pourtant.
En mars, il a enterré avec une certaine nostalgie sa vie de garçon, en compagnie du XV de son village natal, de sa nouvelle équipe locale, et d’une fille avec un string en bonbons payée pour l’occasion. Il ne voulait pas, Peyo, ça l’a même dégoûté un peu, cette fille à demi nue qui lui offrait son corps : ce sont les copains qui ont insisté. Ils ont beaucoup bu, l’équipe des montagnes a ouvertement reproché à celle de la plaine de lui voler son 9, Peyo a été accusé de trahison et ici on a la mémoire dure. Ils se sont bagarrés, un pilier y a laissé une arcade sourcilière, les pompiers sont venus. On leur a proposé un verre mais les gars étaient honnêtes ; qu’à cela ne tienne, ils ont bu encore, se sont réconciliés en croquant des sucreries sur la croupe de la stripteaseuse, ont vomi sur la pelouse du stade en se tapant les épaules comme des vieux frères, après avoir improvisé un match amical à cinq heures du matin. Le ballon poisseux de bière et de rosée leur collait aux doigts, c’est comme ça qu’ils ont expliqué leurs passes désastreuses. Ils ont dormi tous ensemble dans la salle des fêtes, sur des matelas jetés au sol, sauf le gros Nico, futur parrain de Gabrielle, que le gardien du stade a retrouvé à l’aube, à demi comateux et frigorifié dans les gradins.
Le lendemain, affamés, ils ont terminé les paquets de chips et les quatre-quarts détrempés par le vin de cubi, en se félicitant d’être des hommes. Ceux qui avaient des choses à prouver ont attaqué au pastis dès le réveil, arguant qu’il faut soigner le mal par le mal. Peyo, en homme désormais raisonnable, est rentré chez lui prendre une douche, boire une verveine et se coucher auprès de sa promise. L’haleine chargée, n’osant embrasser sa bouche, il a embrassé son ventre pour la première fois en disant :
– Tu imagines, on va avoir un bébé.

Maintenant entre les murs de l’hôpital, demi de mêlée sur le banc de touche, Peyo attend la sanction d’un arbitre aux règles inconnues. Rentrer ainsi les épaules, contracter la nuque, regarder l’adversaire en face : la seule méthode qu’il ait jamais apprise pour encaisser les coups.
Une petite stagiaire timidement s’avance, armée d’un bracelet de naissance et d’un marqueur indélébile.
– Et pour le prénom, vous y avez réfléchi ?
Peyo la regarde. Il ne s’est jamais posé la question, jamais vraiment. Jusqu’à tout à l’heure, l’idée d’avoir un enfant n’était que théorique – alors un enfant réel, qu’il aurait en plus le pouvoir exorbitant de nommer… Peyo reste silencieux et la petite stagiaire, mal à l’aise, s’enfuit.
Plus tard le médecin de garde, en enlevant sa blouse, annonce que rien n’est sûr encore mais l’espoir est bon, même si petite – petite comme ça on n’a jamais vu, mais on fait au mieux. Grâce aux progrès de la science, on a isolé une molécule qui permettra l’achèvement des poumons.

À propos de l’auteur

Laurine Thizy
cession aux éditions de l’Olivier jusqu’au 30 octobre 2024.

Laurine Thizy © Photo Patrice Normand

Née en 1991, Laurine Thizy fait montre d’un talent très précoce. En 2010, 2013 puis 2014, elle est sélectionnée pour le Prix du jeune écrivain, et publie plusieurs textes dans le recueil édité par Buchet-Chastel. En 2016 et 2017, elle écrit également pour la revue Pan (Éditions Magnani). Doctorante en sociologie, elle enseigne à l’Université de Lyon 2. Son premier roman Les maisons vides, paru en janvier 2022 aux Éditions de L’Olivier a été couronné par les Prix Marie Claire et Régine Deforges 2022. (Source: Agence Trames)

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