Un centimètre au-dessus du sol

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En deux mots
Noé et Mia s’aiment, de même que leurs amis Alex et Camille. Ils vont tous se retrouver au vernissage de l’expo de Kurt, un jeune artiste contemporain en vogue. Mais la fête va dégénérer, si bien que les cinq décident de fuir. C’est le début d’une épopée qui va tous les transformer.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’artiste et les amoureux

Dans ce premier roman situé dans le milieu de l’art contemporain, Téo Lacaze imagine un scandale lors d’un vernissage. Un événement qui va faire basculer la vie de cinq jeunes. Ce roman initiatique nous offre aussi une belle réflexion sur l’art.

Quand Noé sort du métro, il n’est pas vraiment euphorique, car incommodé par la chaleur et surtout les odeurs. Pourtant, il a toutes les raisons d’être heureux puisqu’il va retrouver Mia, son amour, son absolu.
La jeune fille est elle aussi excitée, elle a souffert de cette trop longue absence et entend rattraper le temps perdu. Collaboratrice d’Astrid, une galeriste de renom, elle est chargée de vendre les toiles des artistes sélectionnés par
cette dernière, à commencer par Kurt, qu’elle prend en charge à son arrivée de Berlin, lui qui sera la vedette de l’expo qu’elle a préparée et à laquelle elle a invité Noé.
Avant ce rendez-vous, Noé peaufine le scénario qu’il écrit avec son ami Alex, mais le duo n’avance qu’à pas comptés. Noé propose alors à Alex de le suivre au vernissage avec sa compagne Camille, photographe. C’est durant cette soirée bien arrosée que l’existence des principaux protagonistes va basculer. La mère de Kurt fait une crise d’hystérie, s’en prend aux objets et aux personnes et provoque la fuite de son fils avec Noé, Mia, Alex et Camille, sans oublier une valise contenant la dernière œuvre de l’artiste.
Face à la colère d’Astrid, ils décident de faire le dos rond. Finalement, c’est Noé qui va imaginer un plan pour se sortir de cette situation délicate.
Un scénario qui nous permet une réflexion sur le marché de l’art et sur les artistes contemporains. Comment une œuvre incompréhensible et dont chacun s’accorde à dire qu’elle n’est pas à son goût peut-elle atteindre des sommets en salle de vente? Qu’achète-t-on effectivement? Ces œuvres ne forment-elles pas une immense escroquerie?
Au bout de leurs tribulations, Téo Lacaze va nous proposer sinon des réponses, au moins des pistes pour affûter notre sens critique.
Le primo-romancier, qui a peu ou prou l’âge de ses personnages en profite pour dresser la carte du tendre de la jeunesse d’aujourd’hui, entre passion et lucidité, entre fantasme et dure réalité. Mais en prenant garde de ne pas éteindre la petite flamme qui brille dans les yeux des amoureux.
Un premier roman sensible et initiatique.

Un centimètre au-dessus du sol
Téo Lacaze
Éditions JC Lattès
Roman
352 p., 20.90 €
EAN 9782709671293
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Noé, vingt-cinq ans et apprenti scénariste, est amoureux de Mia. Mia travaille dans une galerie d’art et organise le vernissage d’un jeune artiste au succès fulgurant, Kurt. Lorsque Noé rejoint Mia au vernissage de Kurt, décidé à la conquérir, il embarque avec lui Alex, son meilleur ami et colocataire intermittent, lui-même tombé fou amoureux de Camille, une photographe rencontrée au hasard d’une terrasse. Mais ce soir-là, Kurt s’enfuit de la galerie, emportant avec lui son œuvre ultime, et tous les cinq se retrouvent entraînés dans un projet qui les dépasse.
Commence alors le compte à rebours d’une jeunesse en fuite, dans le vent chaud de l’été et l’anonymat des grandes villes.
Un centimètre au-dessus du sol, c’est une histoire d’amour et d’amitié, qui interroge le succès et l’art. Ce sont des existences reliées par un fil : le besoin de foutre le camp. C’est devenir adulte dans un monde absurde et tenter de prendre un peu de hauteur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
On peut bien dire ce qu’on veut, pour ceux qui prennent le métro tous les jours, il existe des matins plus compliqués que d’autres. Celui-ci en particulier. Il a commencé à faire chaud dès l’aube et toutes les odeurs infectes ont décidé de quitter les entrailles de la terre pour aller prendre elles aussi un bol d’air frais, une petite clope, un café. Noé monte les marches quatre à quatre pour s’extirper de cette rame de l’enfer où l’urine de la veille n’est plus qu’un mauvais souvenir sur les murs. Des deux côtés des escaliers, quelques intranquilles ont griffonné des poèmes ou des insultes depuis le fond de leurs tripes mais personne n’y prête attention. C’est une course d’humains en chemise, des corps trempés de sueur, ils se précipitent tous vers l’extérieur pour s’extraire de cette fourmilière chaude et humide. Et puis c’est enfin la sortie numéro 6, un halo de lumière au fond des ténèbres, la garantie à l’air libre d’un avenir heureux et de jours meilleurs, loin de la puanteur et de toute cette crasse.
Noé sort, il grogne, il a chaud, et il tombe à ses pieds. Parfois il s’arrête, parfois non. Mais aujourd’hui oui. Pas pour la regarder, elle et lui se connaissent bien, mais pour reprendre son souffle. Il lui lance un coup d’œil pour la saluer discrètement. Il ne l’a pas vue depuis longtemps, la grande arche de Strasbourg Saint-Denis. Elle file tout haut dans le ciel. De là où elle est, elle doit en voir sortir plus d’un, ruisselant, essoufflé à force de retard, crevé dès le réveil. Elle doit se foutre de nous, ses petits humains. Elle ne craint ni le temps qui passe ni la pluie, et abrite entre ses jambes dodues des nuées de pigeons, tous plus gras les uns que les autres, nourris à coups de miettes de pain et de déchets dégueulasses. Elle est un refuge pour ceux qui n’en ont pas, ou qui n’en ont plus, ceux qui s’endorment bourrés sur des matelas tachés de pisse. Elle est généreuse.
De plus près, de longues traînées noires s’écoulent de haut en bas, des salissures, de la pollution, qu’importe. Elle ressemble finalement à ceux qu’elle abrite de la nuit. Seule et triste au milieu du bruit, éclaboussée, sale avec son mascara qui bave d’en avoir trop pleuré, d’en avoir trop vu du monde et des gens. Des petits en calèches les pieds dans la boue, puis nous avec nos petites mallettes, et puis sûrement d’autres, plus tard encore.
Mais bon, il faut quand même savoir quelque chose, sur la grande arche. Quand le soleil attrapera enfin ses hanches charnues avec ses grandes mains, et que ses lettres dorées se mettront à danser sur son flanc, on ne verra qu’elle. Les touristes commenceront à la prendre en photo, comme une star de ciné, maquillée, coiffée et sapée comme il faut. Celle qui n’attire aucun regard au lever du jour devient, d’un coup de projecteur, la Grande Dame de Strasbourg Saint-Denis. Tout est question de lumière, de parure, c’est juste une histoire d’angle ou de prise de vue. Évitez de la juger trop vite, la vieille Dame ; comme vous, elle se remet de sa nuit de sommeil comme elle peut.
À cette heure-là dans le quartier c’est le cirque. Les mecs se poussent en traversant pour pas perdre un centime de leur journée avec, à leurs trousses, à la traîne, les mecs la gueule dans le sac, le nez qui coule, qui courent eux aussi les précieux centimes. Au milieu de ce vacarme, les taxis qui klaxonnent, qui tiennent plus à leurs pourboires qu’à la vie des mecs qui ont le nez qui coule. Quelques centimes ou une petite fortune, qui font que tous se lèvent et se mettent à courir, tous les matins du monde.
Noé lui a donné rendez-vous à 8 h 35 dans leur café, celui au pied de son immeuble. Il sait qu’il est à la bourre, il sait qu’il y a de grandes chances pour qu’elle soit encore sous la douche. Elle est toujours plus en retard que lui. Certaines choses ne changent jamais.
Tandis qu’il remonte la rue Saint-Denis, il s’allume une cigarette, se rêvant dans un film dont il serait le héros. Mia, c’est sa meilleure raison de rentrer à Paris, comme un mot du médecin réutilisable pour sécher les cours à l’infini, sa dispense pour la vie. Avant Mia, il n’y avait rien, seulement des expériences merdiques et maladroites vouées à le jeter enfin entre les longues jambes de l’amour véritable. Après Mia, s’ils pouvaient s’étreindre, il n’y aurait rien. Hors de Mia, il n’y a rien. Dans son esprit, elle est cet immense projet d’avenir, sa seule issue, une cathédrale. Noé est ce jeune prince imberbe, éperdument amoureux de la belle princesse de la contrée voisine. Il se dit qu’elle vaut bien une guerre ou deux, alors c’est décidé, elle sera sa guerre en entier.
*
Il sera là à 8 h 35. Elle n’a jamais compris sa manie de donner des rendez-vous à 55, 35, 25… Il sait pourtant que ça lui donne de l’urticaire, mais il continue. C’est peut-être une façon un peu perverse de créer de la matière à penser. Peu importe, puisqu’elle est déjà en retard. Forcément. C’est de sa faute : s’il lui donnait rendez-vous à 8 h 30, elle n’aurait pas à se demander ce qui lui prend de toujours lui infliger des horaires imparfaits, et sa mauvaise foi et elle serait donc très certainement à l’heure.
En prenant sa douche, elle l’imagine marcher dans la rue, ou plutôt, se balancer (c’est sa façon bien à lui de se mouvoir dans l’espace). Elle sort de la douche, se sèche en vitesse ; les cheveux attendront, c’est l’été et il fait chaud. Elle se demande comment il sera et elle a même peur. Elle est tendue, excitée. Excitée parce qu’elle l’aime beaucoup et tendue parce qu’elle sait qu’il l’aime beaucoup. Puis elle se dit que c’est à force de se poser des questions que le retard finit par vous tomber dessus, comme ça. Elle rassemble quelques neurones fonctionnels, ceux qui ne sont pas contaminés par l’imminence de son arrivée, pour se trouver une tenue correcte. Un pantalon noir, un trench, puis elle claque la porte, se met à courir et se sent ridicule. Une fois dehors, la main dans sa poche lui signale qu’il manque quelque chose d’essentiel. Les clopes à droite, rien à gauche, son téléphone, forcément. Pas de Noé en vue, c’est une chance. Elle remonte à toute vitesse, le récupère et redescend comme si elle était un cheval de course. Noé reste introuvable. Il est en retard. Elle sourit et l’attend.
Rien sur son téléphone. Peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose de terrible sur le chemin : accident de la circulation, fauché par un taxi fou, mort sur le coup. Elle a à peine le temps de se laisser ronger par ces pensées morbides qu’elle le voit pour la première fois depuis des semaines, et il fume tranquillement. Il avance mais ne l’a pas vue encore. Il est déjà très beau de loin et elle ne sait plus quoi faire de ses mains. Elle aimerait qu’elles disparaissent à l’intérieur de ses poches, ces mains qui la gênent, trop longues, et ne trouvent leur place nulle part. Il n’y a que Noé pour l’encombrer de ses propres mains.
*
Mia est debout devant le bar, elle tapote sa montre invisible tandis qu’il s’approche, c’est son truc pour lui dire qu’elle a gagné la partie.
Deux ans en arrière, c’est ici que Noé l’a rencontrée. Belle au milieu du carnage, seule à une heure où il ne reste que des ivrognes et des gens malheureux. Ici qu’elle s’est laissé séduire une première fois par lui (sans grande conviction), un soir de tristesse ou qu’importe. Elle sait que ce garçon est de ceux qui sont un peu trop passionnés, les brillants mais fragiles, elle n’a pas le temps pour ça. Elle a déjà un travail. Il a insisté, encore et encore, et a fini, on ne sait trop comment, par y arriver, jouant de tous ses atouts. Tous les moyens sont bons quand on est amoureux. Depuis ce soir-là, Mia est restée son unique trésor, elle est sa grande histoire. Ils vivent un amour par intermittence, qui se trimballe sans trop savoir où aller, qui se glisse dans des intervalles un peu au hasard, en attendant de devenir plus concret. Elle est pour lui une montagne qu’il lui faudrait gravir en caleçon, sans chaussures, sans chaussettes. Et, tant qu’il aura la force, il essaiera de l’arracher à ses méfiances, à ses peurs.
Elle a les cheveux mouillés, il le savait. Elle porte un long manteau, un jean noir, et elle ne le quitte pas du regard, il a les oreilles qui brûlent. Elle est grande mais pas trop, blonde mais pas trop, alors disons châtain clair. Elle a les yeux verts, très verts, un nez Modigliani qui scinde son visage en deux parties parfaitement identiques, et ses lèvres, toutes roses, forment la plus belle bouche du monde. Elle se met à sourire quand Noé s’approche d’elle, le genre de sourire auquel on pense avant de s’endormir et le matin quand on se réveille.
— J’ai même eu le temps d’oublier mon téléphone et d’aller le chercher. T’es en retard, elle lui dit en souriant, comme de vieux amis, de vieux amants.
— J’imaginais des baskets ou un truc avec des lacets, il lui dit et il a peur.
— Raté, champion.
Elle se demande ce qu’elle peut bien avoir à répondre à ça, elle a encore perdu ses mains. Il est des moments où le corps parle à la place du reste, tant mieux. Elle s’élance et le serre dans ses bras. Il sent toujours bon, il est tout chaud contre elle. Dix, quinze secondes, peut-être seulement trois. Elle reprend enfin son souffle et elle voit ses mains dans son dos.
Ils entrent dans le bar, leur bar. Celui de leur rencontre et de leurs séparations. Il y en a eu quelques-unes, brèves ou non, plus ou moins glaciales, plus ou moins d’un commun accord. Elle se dit que les ruptures à l’amiable de deux personnes qui s’aiment sont comme les faux tiroirs dans les cuisines, c’est inutile et on continue de se faire avoir même des années après.
C’est un bar parisien classique, crade sans l’être, devenu à la mode sans aucune explication logique. Des banquettes rouges, du papier peint vieilli, des miroirs sales. Autour d’eux, quelques types boivent un café avant d’aller bosser. Revenir ici après s’être isolé un moment loin de la capitale, dans le calme de sa famille, c’est comme avancer à reculons, pense Noé. Rien n’a bougé, dans ce bar, tout est comme avant, un peu dégueu, et ça sent le liquide vaisselle au citron. Le seul truc qui change, c’est la date sur les journaux posés sur le comptoir. Et encore, il ne sait même pas si quelqu’un prend la peine de vérifier. Le même serveur, qu’il connaît bien maintenant, lui dit bonjour comme s’il était là hier encore. Ils vont s’asseoir avec Mia à la même table, la petite près de la fenêtre. Il se dit qu’il serait peut-être temps d’éclaircir un peu la situation. De la régulariser, pour dire comme les adultes. Il se pose les mêmes questions, assis à la même table, au sujet de la même paire d’yeux. C’est pas quelque chose de mauvais, c’est juste là, quelque part à traîner dans le fond de sa tête, en boucle. Il pourrait aborder le sujet en lançant « Qu’est-ce qu’on fout encore là Mia ? » d’une voix lasse et désintéressée, mais il ne se voit absolument pas dire ça. Il a trop peur de la réponse. Il imagine le malaise que ça serait d’avoir mal interprété les signaux, les sourires, les regards, les mains qui se frôlent. Pour avoir des explications toutes claires alors qu’on avait dit qu’on voulait le silence et rien autour. Il préférerait manger du papier toute sa vie plutôt que de se risquer à se cogner l’orteil sur le mauvais sujet au mauvais moment, c’est tout. Donc il ne dit rien, il ferme sa gueule, il regarde encore et retombe amoureux. Il ne peut pas faire autrement, elle est si calme et si tranquille, belle tous les jours de sa vie, ça changera jamais. Sa manière de s’asseoir en croisant les jambes, sa façon de le regarder, tous ses trucs pour cacher ses mains.
Cette petite table, après tout ce temps, c’est comme courir à l’envers et il va se contenter de ça. Après tout, on pourrait en faire une discipline olympique. Il a vingt-cinq ans, il est en pleine forme, ready pour les championnats du monde de marche rapide à reculons.

Ce n’est jamais arrivé un si long moment sans se voir, il n’était jamais parti si longtemps. La dernière fois, il lui avait dit qu’il ne voulait plus la revoir, que ce n’était définitivement pas pour eux, qu’il en souffrait plus qu’autre chose. Ils avaient essayé, s’étaient abîmés, avaient bien failli finir par se détester. Elle était pourtant persuadée de l’aimer, bien décidée à lui accorder le temps qu’il réclamait, le temps réglementaire aux nouveaux amoureux. Elle n’y était pas parvenue, trop occupée par son travail et largement terrifiée à l’idée de l’engagement avec un E Majuscule. Elle avait donc mis à terme à leur période d’essai, sans pour autant exclure l’éventualité d’un contrat futur, rédigé autrement, plus tard. Bien sûr qu’elle se demande s’il a rencontré quelqu’un d’autre. Si ça lui était arrivé à elle, si elle lui trouvait un genre de substitut, si elle l’avait échangé contre un ersatz sympa et marrant, elle ne sait pas si elle lui dirait. Elle est même sûre que non. Ses cheveux ont poussé, elle l’aime bien comme ça, elle l’aime bien le matin. Ses boucles dans lesquelles elle cache ses mains et qui lui griffent le visage. Il ressemble à un jardin à l’abandon. Ses grands yeux perçants et toujours ce petit sourire, comme s’il cachait quelque chose. Comme s’il se jouait quelque chose ailleurs, dans un théâtre connu de lui seul.
C’est elle qui parle en premier, comme souvent depuis qu’ils se connaissent.
— Alors ?
— Alors, c’est étrange de revenir comme ça. Je suis rassuré, le métro pue toujours autant et tes cheveux n’ont jamais vraiment séché.
— Et la vie ? elle lui demande, déjà prête à rire.
— J’ai l’impression de recommencer la partie.
C’est le même rire qu’avant. Toutes les dents dehors. Pas comme une jument, plutôt comme la vitrine d’un magasin de céramique hors de prix. Un truc beau qui lui plaît. Ils continuent la discussion prudemment, à nouveau timides. Ils se demandent si le temps n’était pas trop long, se rendent compte qu’ils s’étaient manqués, se demandent si leurs parents vont bien, ils savent qu’ils vieillissent. Ils boivent plusieurs cafés, elle prend deux croissants parce qu’elle a toujours faim. Ils se regardent, se jaugent, se sondent, se cherchent, Noé se dit que s’ils étaient des animaux, ils se renifleraient. Il lui parle d’un projet qu’il a, un projet top secret, un scénario génial qui traîne au fond d’un tiroir. Il ne peut pas lui en dire plus, il est déjà presque 10 heures, elle doit y aller. Elle bosse dans une galerie un peu trop branchée pour lui, s’occupe des artistes, leur commande des Uber ou des sushis puis vend leurs œuvres à une clientèle fortunée. Il sait que Mia déteste son travail, et sa boss Astrid, bien plus encore. Il s’imagine aussi qu’elle y voit des tas de gens à qui elle fait sûrement des tas de sourires céramiques, il préfère ne pas y penser.

Elle dépose en partant un unique baiser sur sa joue et disparaît en un éclair vers sa journée de travail, le laissant seul au beau milieu de la chaussée. Il se demande s’il a dit les bonnes choses au bon moment et se trouve vraiment trop con de ne pas l’avoir embrassée. La voiture pressée sur sa gauche pile et klaxonne, l’insulte au passage. Il ne bouge pas d’un millimètre, il s’en fout.

En grand admirateur de la pensée magique, Noé reste seul, rêvant de ce baiser perdu quelque part entre le manque de courage et la peur. Son obsession grandissante à mesure qu’il la regarde s’éloigner à nouveau, disparaître vers le métro ou ailleurs. Des rêves plein les poches et sur le bout de la langue, d’imprononçables aveux aux allures de déclarations d’amour. Ce n’était pas le bon moment, il est trop tôt ce matin et la ville commence à peine à se réveiller.

2
Mia déteste quitter Noé. Partir de l’endroit où elle se trouvait avec lui. C’est géographique, terriblement physique. Elle s’en rend compte au moment où elle se détache. C’est exactement comme ça : un dé-ta-che-ment. Elle est attirée par lui de manière irrépressible. Le revoir, c’est recommencer encore, avec derrière eux des erreurs plus nombreuses à chaque fois. Elle prend la sortie numéro 6 et même la crasse lui fait penser à lui. L’odeur est à peine supportable et la chaleur n’arrange rien à la chose. Comme si une bande de cadavres avaient décidé de se décomposer tous ensemble et au même moment à l’intérieur de la rame. La sortie numéro 6, ce sanctuaire dégueulasse. Une ode matinale à la pourriture, en do mineur, s’il vous plaît. On parle toujours des premiers jours de l’été comme de cette grande nouvelle indispensable à l’actualité mondiale, quelque chose d’incroyable et de tout aussi rare. C’est vrai, c’est l’été, des fleurs et des jours sans fin, l’adieu au brouillard, ce que vous voulez mais certainement pas la sortie numéro 6. Ici, c’est l’enfer tout entier, soleil ou pas. Elle écrit à Noé, pas parce qu’il lui manque déjà, mais seulement pour lui signaler qu’il avait raison.
« Ça pue vraiment fort là-dessous. T’avais raison. » Voilà.
Une fois sur le quai, quand le sol se met à trembler semblant annoncer un danger immédiat, tout le monde recule d’un pas, comme si ce pas ridicule pouvait changer quelque chose si quelqu’un, un fou par exemple, décidait d’un coup de vous jeter de l’autre côté de la vie. Elle pense toujours à ce qu’on raconte aux enfants, pour les dissuader de franchir la ligne blanche. Sa mère lui disait « recule un peu, tu pourrais donner l’envie à quelqu’un de te pousser », et elle la tirait par le pull. Elle lui manque, sa mère. Plus personne ici pour la tirer en arrière. Alors, quand le métro arrive et que ses pieds dépassent un peu la ligne, elle se dit qu’elle a peut-être cinq, sept secondes, pour faire le bilan avant que quelqu’un la pousse. Elle se dit qu’elle piétine toute la journée dans une galerie d’art contemporain qu’elle déteste, remplie de merdes créées par des cocaïnomanes suicidaires. Que sa patronne lui fait vivre un enfer comme il n’en existe nulle part ailleurs et que si elle continue comme ça, elle finira comme elle. Elle se dit qu’elle ferait mieux d’appeler sa mère pour prendre des nouvelles et lui demander où elle se trouve en ce moment. Ou Noé, pour lui dire qu’elle l’aime et qu’elle n’a jamais cessé de l’aimer. Voilà des aveux qui représenteraient une belle avancée, un progrès.
Mais rien à faire, elle y repense à chaque fois, elle ne peut pas s’en empêcher. Ce petit moment de flottement quand le courant d’air soulève vos cheveux, que le grondement vous remue un peu les entrailles et qu’on n’entend plus rien autour. Tout se joue maintenant. Finalement, ces histoires qu’on raconte aux enfants ne servent qu’à une seule chose : marquer au fer rouge les adultes qu’ils seront plus tard. Et c’est de cette manière toute bête que les fables et les contes, pour encore un paquet de temps, viendront protéger ces anciens enfants d’eux-mêmes. Un pas en arrière, deux si vous avez peur, et « survivez-vous ».
Mia entre enfin dans la rame, et ne peut s’empêcher de sourire. Après tout, elle vient d’échapper à quelque chose de terrible. « Quelqu’un a dû mourir là-dessous » lui répond Noé, pragmatique. En retard dans la vie mais toujours à l’heure par l’esprit. Elle range son portable dans sa poche et sort enfin du métro.

Dehors, la vie bat son plein et ce début d’été découvre chaque jour un peu plus les humains du monde. En marchant vers Beaubourg, elle croise des poussettes avec des petits bien enfoncés à l’intérieur, poussés par des nounous au téléphone, par des mamans préoccupées, quelques papas. Les hommes qu’elle croise la regardent, pressés mais attentifs. Ils ont peut-être des femmes, des enfants, peut-être pas, mais ils sont très curieux. Toujours curieux. Des hommes en cravate, des hommes en survet’, des petits, des gros, des grands, des beaux, ils regardent tous un peu. Les plus courageux risquent parfois un petit sourire auquel elle répond, seulement pour les faire rougir. C’est le matin, l’esprit occupé, ils n’ont pas le temps de s’arrêter comme ils pourraient le faire quand vient le soir.

La Galerie se trouve dans un très bel immeuble caché au fond d’une petite cour, on se croirait dans un jardin. Les deux escaliers qui se font face mènent directement à l’intérieur. Mia pousse la grande porte de verre et tombe nez à nez avec sa boss habillée tout en noir. Elle s’appelle Astrid, n’a dormi que quatre ou cinq heures et pète la forme derrière ses lunettes de soleil. Elle part et la laisse gérer ses affaires. Mia est son avant-bras droit.
— Mia, tu t’occupes de M. de Grief qui aimerait avoir quelques informations sur le travail de Kurt. Immédiatement.
C’est sa façon bien à elle de lui dire bonjour.
— Oui, Astrid, je m’en occupe.
Mia croise les autres filles, qui sont davantage des concurrentes directes que des collègues. Elles s’adressent un bref signe de tête ou rien du tout. La Galerie fonctionne comme un jeu de chaises musicales, c’est à qui perdra sa place, on finit par s’y faire. Astrid n’emploie que des filles dans le but précis de les dresser les unes contre les autres, dans une course effrénée sur les talons de la perfection. Faire les plus grosses ventes, être la préférée des clients, avoir réponse à tout, tout le temps. Se montrer disponible à chaque instant. Sourire.
Mia rejoint M. de Grief dans une petite salle isolée. C’est un gros collectionneur, un bon client si vous préférez. Les bons clients ne sont pas forcément ceux qui ont le plus d’argent, ce sont surtout ceux qui sont prêts à le dépenser. M. de Grief n’y connaît pas grand-chose, ce qui fait de lui une proie évidente. Elle s’apprête à lui vendre une œuvre de Kurt, c’est le petit protégé d’Astrid. Un jeune artiste qui gribouille des trucs sur des bouts de bois ramassés dans des pays fabuleux. Il est la figure de proue d’un mouvement artistique contemporain, le « Neo Arte Povera ». Il coûte une fortune. Quand Astrid lui a indiqué que de Grief « aimerait avoir quelques informations », elle voulait lui signifier qu’il avait envie d’investir son argent dans ce qu’il pense être une forme d’art abouti. Et Mia est payée pour ça, pour ce qu’il veut acheter. C’est un échange de bons procédés, du commerce pur et dur. C’est tout l’intérêt de son travail, elle vend des œuvres qui n’ont pour elle aucune valeur à des gens qu’elle a persuadés du contraire. C’est un jeu captivant, une addiction qui ne laisse aucune place au sentimentalisme.
Mia présente à de Grief la nouvelle installation de Kurt. C’est un amas de bois flotté avec des smileys peints à l’encre rouge, le tout entouré de grillage. À elle, ça lui évoque une palette abandonnée sur une place après un jour de marché et sur laquelle une camionnette aurait reculé. De Grief se déplace doucement autour de l’œuvre pendant qu’elle cherche à inventer quelques significations profondes. Il l’a déjà achetée. Elle le voit dans ses yeux, ils pétillent. Il n’a aucune idée de ce qu’il a devant lui mais il adore déjà. Il paraît seulement chercher un endroit où il pourrait la mettre en évidence quand elle lui sera livrée. Elle pourrait très bien lui demander directement ses coordonnées bancaires, lui serrer la main et sourire (« Félicitations monsieur, elle vous appartient »), puis aller se chercher un café, ça ne changerait rien. Mais elle tient à faire son travail du mieux possible.
— Ici, Kurt nous a confié vouloir assembler ces morceaux de bois qu’il a ramassés aux abords de plages situées aux quatre coins du monde, comme pour figurer l’unité d’un seul et même espace.
De Grief l’écoute les bras croisés, Mia ne peut plus s’arrêter de parler, elle continue, frénétique.
— Les petits signes que vous voyez ici et là sont une forme de signature que vous reconnaissez, ces petits smileys. Comme si l’artiste avait voulu s’engager dans une forme d’affection toute particulière. C’est aussi la première fois qu’une de ses œuvres contient ce genre d’éléments, et en cela il semble s’inscrire dans le mouvement du street art.
Les quinquas adorent qu’on leur parle de street art, ça leur donne envie de mettre des sneakers. Il baisse les yeux sur l’œuvre et la trouve formidable. C’est décidé, elle ira dans le salon.
— Après avoir réalisé ce premier travail d’assemblage et de personnalisation, Kurt a lié le tout avec un grillage en acier, pour signifier qu’il existe cependant une forme d’oppression muette dans l’homogénéité.
— C’est bon, dit-il soudain, je la prends.
C’est net, sans cassure, la tartine est tombée côté pain.
— Très bien, monsieur.
— Je verrai avec Astrid pour les détails.
— Laissez-moi vous raccompagner, et elle aimerait lui donner la main.
En partant, il lui adresse un regard poli, elle le remercie et maintient son sourire jusqu’à ce qu’il ne puisse plus la voir.
À Noé, «Comment va le projet top secret?». »

Extrait
« Il se tient droit. Immobile au milieu du monde. Il est la clef, il est ce quelque chose pour la sauver du vide, est celui qui redonne la vie. Il est une évidence si grande qu’elle est frappée en plein cœur, d’une clarté si lumineuse que Mia en a le souffle coupe. Elle ouvre la bouche comme pour dire un mot puis la referme, elle comprend. Elle sait tout. Elle flotte. À un centimètre au-dessus du sol. » p. 94

À propos de l’auteur
LACAZE_teo_DRTéo Lacaze © Photo DR

Téo Lacaze, vingt-sept ans, est scénariste et acteur. Un centimètre au-dessus du sol est son premier roman. (Source: Éditions JC Lattès)

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Au long des jours

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En deux mots
En novembre 1977 une comédienne de 18 ans rencontre un chanteur populaire de 35 ans son aîné. C’est le coup de foudre et le début d’une liaison particulière. Nathalie Rheims se souvient de cette période passionnée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«La main dans la main, par les rues nous irons»

Dans son nouveau roman, Nathalie Rheims raconte sa rencontre avec Marcel Mouloudji et leur liaison à la fin des années 1970. L’occasion de revivre cette période intense et de rendre hommage à un artiste aussi talentueux que tourmenté.

Il arrive que certains textes s’imposent d’eux-mêmes, comme portés par une impérieuse nécessité. Nathalie Rheims travaillait sur un roman lorsqu’elle a ressenti comme une évidence le besoin de poursuivre l’exploration de sa vie. Après avoir raconté son initiation amoureuse à 14 ans avec un homme mur dans Place Colette – qu’aucun éditeur ne pourrait publier aujourd’hui sans s’exposer au lynchage – elle se devait de raconter sa liaison avec Marcel Mouloudji.
C’est dans sa loge qu’elle rencontre le chanteur, dont jamais elle n’écrira le nom. Accompagné d’un ami, il était venu féliciter la jeune comédienne de 18 ans pour sa prestation aux côtés de Maria Casarès dans La Mante polaire. «Il me tendit la main, et me dit qu’il avait beaucoup aimé le spectacle. Que ma présence l’avait à la fois ému et impressionné. Je n’en revenais pas d’entendre ces mots, si gentils, manifestement sincères, et remplis d’une douceur insaisissable.»
Après avoir réussi le concours d’entrée au Conservatoire, et réussi ainsi à quitter le milieu scolaire qu’elle détestait, elle était parvenue à décrocher ce rôle, sorte de bréviaire pour la gloire.
Elle avoue à son admirateur qu’elle adore ses chansons, que «Faut vivre» est sa préférée, et lui promet qu’elle viendrait assister à son tour de chant à la villa d’Este. Mais elle sait déjà qu’un coup de foudre vient de tonner, malgré leurs 35 ans d’écart.
C’est après ce spectacle, en novembre 1977, qu’ils déambulent dans Paris, se racontent leurs vies respectives, se prennent la main et finissent par s’embrasser.
Commence alors pour l’amoureuse une exploration intensive de la vie et de l’œuvre de cet artiste aux talents multiples. Elle se plonge dans ses livres, écoute tous ses disques, découvre son enfance difficile auprès d’une mère qui finira internée en asile psychiatrique. À 12 ans, il rencontre Jean-Louis Barrault et fait ses débuts sur scène. Au fil des rencontres, il va alors toucher non seulement au théâtre, mais aussi au cinéma, à la peinture, à la littérature et à la chanson. Au moment où commence sa relation avec la narratrice, il vient de perdre ses trois pères adoptifs: «Raymond Queneau, son protecteur chez Gallimard, était parti le premier, le 25 octobre 1976, Marcel Duhamel, son protecteur dans la vie, ne tarda pas à le suivre, le 6 mars 1977, et enfin Jacques Prévert, son ultime père, le 11 avril 1977».
Prévert et le groupe Octobre qu’il fréquenta longtemps avant d’être admis au sein du clan Sartre, de faire corriger ses textes par Simone de Beauvoir.
L’occasion pour le lecteur de constater alors combien Paris comptait de talents et combien les arts se nourrissaient les uns des autres. C’est aussi à cette source que la jeune comédienne, passionnée par la chanson française, vient s’abreuver. Même s’il n’a rien d’un pygmalion, le nouvel homme de sa vie est riche d’une belle expérience, a connu bien des hauts, mais aussi des bas et avance dans la vie avec le regard vif, mais teinté de mélancolie. Il sait combien sa liaison est fragile, qu’il doit composer avec une femme jalouse et qu’il ne peut offrir un avenir à sa nouvelle conquête.
Il ne reste désormais qu’à profiter des quelques rencontres furtives. Il ne reste que l’amour. Intense et sincère, même s’il n’est vécu que par brèves séquences.
Nathalie Rheims raconte cet épisode de sa vie avec la fraîcheur de ce moment. Sa plume est vive, plein d’allégresse. Elle nous fait partager ses découvertes en plongeant dans la vie et l’œuvre de Mouloudji comme dans une folle farandole. Et c’est avec ce même bonheur qu’on se laisse entraîner avec elle.

Au long des jours
Nathalie Rheims
Éditions Léo Scheer
Roman
176 p.,17 €
EAN 9782756114040
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule en 1977 et les années suivantes.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au départ de ce 23ème livre, Nathalie Rheims redécouvre, au fond d’une boite, un Polaroid pris par sa sœur Bettina à la fin des années 70. Sur cette photo, on voit Nathalie à l’âge de 18 ans, aux côtés d’un homme plus âgé, aux cheveux noirs et bouclés, qui affiche un large et irrésistible sourire. Il nous semble d’ailleurs reconnaître son visage…
L’écrivain sent alors remonter en elle les émotions qu’elle a traversées au cours de sa relation amoureuse, qui aura duré un an, avec cet artiste hors du commun. Ce texte n’est pas un récit biographique, mais bien un roman, puisque l’approche littéraire de Nathalie Rheims est à la fois subjective et impressionniste, et que jamais le nom de cet homme n’est prononcé. Et pourtant, il est là, derrière chaque ligne, irradiant l’écriture de sa présence magnétique, pareil à celui qu’il est resté dans nos mémoires, symbole de cette époque si lointaine et pourtant si proche, où l’esprit de révolte et l’âme poétique régnaient sur les cœurs.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diversions magazine (Dominique Demangeot)
Actualitté (Victor de Sepausy)
Blog Rainfolk’s diaries
Blog A bride abattue
Blog Domi C Lire

Les premières pages du livre
« Le trac, la gorge serrée. Sur le clavier, mes mains tremblent. Pourquoi raconter cette histoire?
Celle de ma relation précoce avec Pierre, dans Place Colette, n’avait-elle pas suffisamment fait parler d’elle ?
Avec ce récit de ma première liaison, sorti il y a huit ans, j’ai eu le sentiment d’être miraculeusement passée entre les gouttes. L’initiation sexuelle d’une jeune fille de quatorze ans qui assume sa démarche, refusant de se présenter comme victime, aujourd’hui, aucun éditeur ne pourrait la publier sans s’exposer au lynchage.
Alors, qu’est-ce qui me pousse à révéler la suite de ma vie la plus intime, d’en écrire le chapitre suivant? J’avais dix-huit ans, un âge où la question du consentement ne se pose plus, sinon autrement.
Pourtant, ce n’est pas ça qui m’a donné envie de replonger, une fois de plus, dans les recoins invisibles de ma mémoire.
Un roman, un vrai. Je viens de passer plusieurs semaines à tenter d’en écrire un. Mais à quoi bon?

Pourquoi inventer une fiction alors que le réel me fait signe? Tel un serpent, il s’enroule autour de ma mémoire sans plus laisser de place à l’imagination.
En fait, je me moque de ce qui n’a pas été vécu. Ce serait si facile de renoncer à vivre pour ne pas mourir. Je lance ce défi à tout ce qui n’a pas eu lieu, pour mieux affronter ce qui a véritablement pris corps. Ce n’est qu’une question de dosage entre la vérité pure et la matière évanescente de nos souvenirs.
À une époque où la grisaille a fini par nous envahir, où le passé a plongé dans l’obscurité ceux qui ne furent que des étoiles filantes, à l’image des réverbères allumés, la nuit, le long des quais de Seine, quelle serait la trace d’une vie ?
La jouissance d’un secret bien gardé, c’est la certitude de ne jamais être capturée par une image, jetée en pâture au regard de tous.
*
Le silence. Puis les trois coups. Un bruissement sourd montait depuis l’immense salle du Théâtre de la Ville. Plongée dans le noir. Nous étions en 1977.
C’était à la fin de ma première année au Centre dramatique de la rue Blanche. J’avais entendu parler d’une audition importante qui devait avoir lieu bientôt. Déjà, pour moi, avoir réussi le concours Au long des jours d’entrée de cette École nationale supérieure était un bonheur inégalable.
J’aurais préféré arrêter mes études avant la terminale. Je détestais l’école, je me trouvais nulle, je m’y sentais malheureuse en tout, sauf en français et en histoire, mes deux passions de toujours.
Mais rien à voir avec l’exaltation que me procurait le théâtre. À quelques mois du bac, j’en avais parlé à mon père. Il avait hésité et, après avoir réfléchi, il avait fini par me lancer ce défi: « Si tu réussis à entrer au Conservatoire, je t’autorise à arrêter le lycée. »
À l’âge de 15 ans, trois ans plus tôt, je m’étais déjà inscrite à un cours. Je répétais dans ma chambre durant des heures. Pierre m’avait initiée au sexe, mais il m’avait aussi ouvert le chemin de ce métier magique, qui ne peut exister que sur scène.
Je me sentais portée par un désir qui me dépassait.
À la fin du premier tour du concours d’entrée de « la rue Blanche », nous n’étions plus que cinquante candidats sur les six cents présents sur la ligne de départ.
Au deuxième tour, quinze jours plus tard, il fallait se confronter à ce qu’on appelle la « scène imposée », en l’occurrence, un monologue d’Elvire dans Dom Juan :
Ne soyez pas surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage.
Méchant contre-emploi, car j’étais plus proche de l’Agnès de L’École des femmes. Pour la scène de mon choix, je décidai de jouer Églé dans La Dispute de Marivaux.
Trois jours après, je découvrais mon nom parmi ceux des dix-sept survivants. J’étais prise
dans la prestigieuse classe de Michel Favory, que j’admirais tant. Le monde m’appartenait, c’était le plus beau jour de ma vie !
J’appelai mon père pour lui annoncer la bonne nouvelle. Après un court silence, il s’exclama :
« Ben alors, c’est la quille ! »
Mais c’était beaucoup plus que ça. C’était toutes les quilles de la Terre, le grand air, celui de la liberté.
Et me voici donc, jeune actrice, dans ce couloir du Théâtre de la Ville, assise sur ma chaise comme une présumée coupable, avant l’audience du tribunal, au milieu de toutes ces filles qui attendaient, elles aussi, que l’on décide de leur sort.
Déjà, passer une audition devant Jorge Lavelli, qui mettait en scène une pièce de Serge Rezvani, La Mante polaire, sur la vie de la Grande Catherine Au long des jours de Russie ; mais je savais qu’en plus, c’était Maria Casarès qui devait interpréter le rôle-titre.
Le metteur en scène cherchait une comédienne qui jouerait deux rôles : celui du « guide » des étudiants, au lever du rideau, puis, plus tard, Catherine enfant incarnant les rêves de la future impératrice. Trois filles avaient déjà été appelées, chacune était restée environ un quart d’heure.
Celles qui ressortaient de la salle étaient assaillies de questions par les autres, qui attendaient leur tour. Moi, je n’écoutais rien, je restais concentrée, le cerveau vide.
Vingt minutes plus tard, j’entendis quelqu’un prononcer mon nom. J’attrapai ma veste et mon sac. L’assistante ouvrit une porte qui donnait sur l’immense salle de théâtre.
Le trac commençait à monter. Je découvris un espace, dans la pénombre, éclairé seulement
par une lampe accrochée à un immense tréteau de bois posé sur des trépieds au milieu de la salle. Je distinguai cinq silhouettes installées derrière cet échafaudage improvisé. La scène ressemblait au pont d’un gigantesque navire voguant dans la nuit.
L’assistante me fit signe de rejoindre la scène.
Je montai les quelques marches qui séparaient les ténèbres du paradis, puis j’entendis un homme que je ne parvenais pas à reconnaître, à contre-jour, me demander avec un fort accent latino-américain de me présenter.
Je me lançai. Qui j’étais. D’où je venais. Ce que j’aimerais faire. Je les entendais rire, en face.
Il m’ordonna alors de lui réciter un poème.
J’avais choisi « Les Bijoux » de Baudelaire. Ensuite, il me dit de ramasser une brochure posée sur le sol du proscenium et de lire le premier monologue de la première page. Je m’exécutai.
Puis le silence. J’entendis seulement des chuchotements. Les secondes passaient aussi lentement que des heures. Soudain, un : « Bon, on arrête là ! » me prit par surprise.
Je restai debout sur la scène comme une poupée inerte.
C’est alors que je sentis quelqu’un s’approcher de moi dans le clair-obscur.
« Je vous prends. Pour le reste, voyez avec mon assistante. »
J’avais beau ne pas avoir conscience de l’enjeu, ni des personnalités qui m’entouraient, je me sentis comme soulevée par une émotion irrésistible. Nul besoin de percevoir précisément ce qui m’arrivait, je le vivais comme l’aboutissement de ces quatre années d’initiation à la vie adulte.
Depuis le temps, ma relation avec Pierre s’était progressivement estompée, comme si j’avais fini par faire le tour de ce que j’avais osé appeler un «détournement de majeur», et que la véritable passion qu’il avait fait naître en moi, celle du théâtre, avait fini par prendre le dessus.
Je commençais à avoir une certaine expérience de ce milieu si fermé. En quatre ans, avant même de réussir ce concours d’entrée, je m’y étais sentie comme en famille, sans me poser de questions sur ceux avec qui je partageais la scène, comme si tout était allé de soi.
J’avais commencé par jouer au Théâtre Montansier de Versailles. Je n’avais alors que 15 ans. C’est Marcelle Tassencourt, la directrice, qui m’avait repérée dans la classe de Périmony. Elle m’avait proposé de les rejoindre, elle et son mari, Thierry Maulnier, figure intellectuelle de l’entre-deux-guerres et de la Libération. C’était pour
Le Médecin malgré lui, où je serais Lucinde. J’avais aussi joué dans Le Tartuffe, interprété par Roger Hanin. Nous étions partis avec la troupe en tournée à travers la France, mais comme je n’avais pas l’âge requis, c’est lui qui avait signé le document par lequel il s’engageait, pour le temps de la tournée, à devenir mon tuteur. Il avait pris son rôle très au sérieux. À l’issue de chaque représentation, il me raccompagnait à l’hôtel, puis, après m’avoir embrassée sur le front, il me disait : « File dans ta chambre ! »
Une fois dans mon lit, j’imaginais les grandes tablées, faites de rires, d’anecdotes et de vin. J’étais trop jeune pour les partager avec eux, mais cela ne m’empêchait pas d’être Marianne, chaque soir, avec passion.
J’étais en immersion dans le théâtre. Ce qui me laissait de moins en moins de temps pour le reste de ma vie. Juste après mon entrée à la rue Blanche, La Mante polaire m’avait semblé être une étape décisive.
Le fait de partager des moments avec un «monstre sacré» comme Maria Casarès m’apparaissait à la fois sublime et très simple, presque banal. Je ne comprenais pas vraiment ce que je vivais, ni avec qui. Je me laissais guider par mon instinct.
Je me tournai vers les mots avec avidité, ils étaient devenus ma nourriture quotidienne, mon principal repère dans cette destinée que je faisais mienne. Au début, j’avais principalement été éblouie par ceux de Molière ou de La Fontaine.
Puis, progressivement, le périmètre s’était élargi, et je m’étais mise à devenir curieuse de tous les grands textes, classiques comme contemporains.
*
La chaleur devenait plus intense, je la recevais comme une brûlure. Nous étions au début de l’été. Les répétitions de La Mante polaire avaient commencé sous le grand dôme niché au sommet du Théâtre de la Ville. C’était une vaste salle dont le parquet faisait résonner le moindre de nos pas. Nous étions tous pieds nus pour mieux en ressentir les vibrations.
Maria Casarès était présente chaque jour, avec ses éclats de rire, les cigarettes qu’elle grillait les unes après les autres au point de faire flotter dans l’air un paysage de brume. J’ai encore d’elle, en tête, tous les instants de grâce où son beau visage formait une œuvre d’art. Ses cheveux coupés très court et sa silhouette lui donnaient l’air d’une adolescente qui aurait déjà vécu mille vies.
Nous répétions ensemble, ce jour-là, une scène où il s’agissait de se tenir par les mains, au centre du dôme, et de tourner sans s’arrêter durant de longues minutes, juste en nous regardant.
Au départ, cela pouvait ressembler à un jeu d’enfant, mais, progressivement, ses yeux, fixés sur moi, m’envoûtaient. L’intensité de son regard faisait remonter en nous les siècles passés. À la fin de la ronde, je disparaissais dans les coulisses, symbolisant ainsi la fin de l’enfance de la Grande Catherine. Maria restait alors seule en scène.

À chaque fois que nous reprenions la ronde, je sentais monter des larmes, elles coulaient sur mes joues malgré moi, sans que je puisse les retenir. Serge Rezvani était lui aussi présent avec, à ses côtés, Lula, sa muse, sa femme tant aimée. Ils étaient inséparables, greffés l’un à l’autre. C’était, pour moi, une source d’étonnement : comment deux êtres pouvaient-ils s’aimer autant ? Cela ne ressemblait pas au comportement des adultes que j’avais rencontrés jusque-là.
Autour de nous, la distribution d’acteurs et de techniciens était exceptionnelle. Ils étaient nombreux, mais chacun était, dans son domaine, un monument du théâtre. J’étais à la fois émerveillée et inconsciente. La question de ma simple présence au milieu de ces étoiles ne m’effleurait même pas.
J’étais là, voilà tout, et je me donnais tout entière, m’abandonnant aveuglément aux directives, parfois très musclées, de notre metteur en scène.
*
À cette époque, je voyais bien que mes amies de « bonne famille » étaient principalement occupées par le « Bal des débutantes », les robes qu’elles y porteraient et les jeunes gens, de non moins bonne famille, qui leur seraient présentés.
Cette perspective provoquait, chez moi, une sourde colère, qu’exprimait avec justesse Armande dans les Femmes savantes :
Mon Dieu que votre esprit est d’un étage bas !
Que vous jouez au monde un petit personnage,
De vous claquemurer aux choses du ménage,
Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants,
Qu’un idole d’époux, et des marmots d’enfants !
Je n’aurais pu retrancher un seul mot de l’expression de cette rage qui couvait en moi, à l’idée du rituel des jeunes femmes de la bourgeoisie.
En suivant Pierre, j’avais choisi mon camp. Ce ne serait certainement pas celui qu’on attendait que j’adopte. Je m’étais retrouvée sur les planches comme sur un champ de bataille, et rien n’aurait pu me faire abandonner mon poste. Je le vivais comme une guerre.
Ma rupture avec cette passion triste, recouverte du linceul qu’on appelle le « milieu social », fut brutale et sans retour possible. Je ne pouvais qu’approfondir le fossé qui nous séparait désormais. Je sentais l’appel du large à travers tous les mots, toutes les émotions qu’il me suffisait de cueillir, comme ça, juste en passant.

J’étais encore considérée comme une enfant, et je sentais pourtant grandir en moi la figure de Catherine, impératrice qui parvint à annexer la Pologne et l’Empire ottoman au cours d’un XVIIIe siècle où les Lumières couvaient la Révolution.
Aurais-je un jour la noblesse de Maria ? Il me fallait chercher le chemin vers celle que je désirais devenir, et peut-être quelqu’un me l’indiquerait-il.
Pour l’heure, les textes que je devais travailler ou jouer étaient mes seuls guides. Ma mémoire était devenue aussi puissante qu’un muscle d’athlète. Ainsi, il me suffisait d’entendre une seule fois une chanson pour, instantanément, la connaître par cœur.
Ma sœur m’avait offert, pour mon anniversaire, un tourne-disque Teppaz, instrument indispensable pour toutes les adolescentes depuis les années 1960. Grâce à cet appareil magique, j’avais pu mesurer à quel point ma mémoire était devenue puissante. Je me plongeais avec délice dans le répertoire de la « grande chanson française », de Trenet à Brassens, devenu, entre-temps, ma nouvelle idole.
*
Assise devant le grand miroir de ma loge, je me dévisageais. L’entracte avait pris fin. Qui était cette personne que je voyais dans la glace ? J’avais
Il me regarda encore un instant, puis, après avoir caressé mon visage, il releva le col de son caban, et je le vis disparaître. »

Extraits
« Je vis avancer, vers moi, une silhouette étrangement familière. Il avait le sourire le plus beau, le plus franc, le plus charmant de tous ceux qu’il m’avait été donné d’apercevoir. Il n’était pas grand, habillé tout en noir ; je regardais fixement ses cheveux, qui l’étaient tout autant, d’un noir de jais, denses, épais, ondoyant sous la lumière. Il me tendit la main, et me dit qu’il avait beaucoup aimé le spectacle. Que ma présence l’avait à la fois ému et impressionné. Je n’en revenais pas d’entendre ces mots, si gentils, manifestement sincères, et remplis d’une douceur insaisissable. Je ne savais comment lui répondre, sinon par des « merci », comme si j’avais été transformée en jouet mécanique. Je pris une grande aspiration pour lui dire d’une traite, à mon tour, que j’adorais ses chansons, que « Faut vivre » était ma préférée, que je la connaissais par cœur :
Malgré le cœur qui perd le nord
Au vent d’amour qui souffle encore
Et qui parfois encore nous grise
Faut vivre » p. 26-27

« Et pourtant, je devinais, sans vraiment l’analyser, pourquoi je persistais dans cette reproduction amoureuse pour un homme comme lui. L’envie de conquérir un cœur beaucoup plus âgé me renvoyait à la peur panique, chez moi, d’être abandonnée.
Je savais, avec certitude, que je désirais cette histoire avec lui, quelle qu’en soit la nature, comme si ce désir obsédant de me retrouver dans ses bras me donnait des ailes pour me jeter tout entière dans mon autre passion: la scène. » p. 51

À propos de l’auteur
RHEIMS_Nathalie_©Philippe_ConradNathalie Rheims © Photo Philippe Conrad

Nathalie Rheims est écrivain. Au long des jours est son 23ème livre.

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Terre-des-Fins

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En deux mots
Le train de marchandises dans lequel montent Zed et Liv n’était pas censé transporter des passagers. Mais Sora n’est pas une passagère comme les autres, elle vient à Terre-des-Fins pour y trouver l’artiste dont elle prépare l’exposition et pourrait avoir besoin des deux graffeurs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La création du bout du monde

Bruno Pellegrino, Aude Seigne et Daniel Vuataz ont uni leur force créative pour concevoir ce roman à six mains, l’histoire d’une commissaire d’exposition à la recherche de l’artiste dont elle prépare l’exposition et qui va être guidée par Liv, elle-même artiste, délinquante et farouchement décidée à s’émanciper.

Pour Zed et Liv, il est temps de quitter leur cabane pour rejoindre la voie ferrée. Car le train venant de la capitale est chargé de marchandises et c’est en le braquant qu’ils assurent leur subsistance, même s’ils n’ont aucune certitude quant aux marchandises transportées. Mais cette fois la chance leur sourit: huile, thon, maïs doux. Un butin qui pousse Liv à pénétrer dans un second wagon où se trouvent des produits frais, mais aussi une femme qui donne l’alerte.
Une rencontre aussi inattendue que perturbante. Si Zed réussit à fuir, Liv est arrêtée et conduite à Terre-des-Fins, ou plus familièrement Terdef, le petit nom de cette cité minière sur le déclin. «À Terdef, si tu bosses pas à la mine, si t’es pas policière ou disons mécano, t’as pas plus de raisons de rester que de te foutre en bas d’une montagne. Du coup ceux qui restent, je me demande toujours à quel moment ils ont décidé de pas partir.»
La voyageuse imprévue, qui n’a rien d’une clandestine, va s’avérer être la planche de salut de Liv, car elle vient préparer une grande exposition consacrée à un enfant du pays, le sculpteur Mitch Cadum. Comme Zed et Liv sont graffeurs quand ils n’attaquent pas les trains de marchandises. Ils ont déjà maintes fois côtoyé les œuvres de Mitch, à moins qu’ils ne décident d’égayer ces blocs de granit de leurs sprays. Aussi Sora, la mystérieuse voyageuse, accepte-t-elle de suivre Liv contre la promesse de pouvoir rencontrer Mitch. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que la voleuse a imaginé ce scénario, qu’elle entendait gagner du temps, ayant compris combien le grand artiste était important à ses yeux.
Le roman bascule alors dans le polar, mais aussi dans une quête des origines, un montage artistique, le combat d’une communauté pour ne pas disparaître et une histoire d’amour improbable.
Je me souviens aussi de la surprise qui avait été la mienne en découvrant la vraie fausse biographie de l’écrivaine suisse Esther Montandon imaginée par le groupe de l’AJAR qui avait réussi un formidable roman avec Vivre près des tilleuls.
Je me souviens aussi d’une rencontre à Aix-les-Bains. Bruno Pellegrino venait de recevoir un Prix littéraire avant de partir pour Rome où l’attendait une résidence d’écrivain. Durant la conversation, il avait évoqué cette expérience d’écriture à plusieurs. Je me suis alors dit que la Suisse romande était chanceuse de posséder un tel laboratoire d’innovations littéraires.
Avec Bruno Pellegrino, Aude Seigne – qui a aussi publié cette année L’Amérique entre nous – et Daniel Vuataz confirment ici leur talent individuel et collectif. Ils ont imaginé ensemble une série littéraire intitulée Stand-by avant de répondre à l’invitation du Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains de Lausanne, le Mudac et proposer ce roman à six mains si bien ficelé. En répondant fort bien au cahier des charges proposé, allier art et littérature pour accompagner la grande exposition qui s’ouvrira le 18 juin, mais surtout parce que l’œuvre littéraire brille par son originalité et sa facture. Ici impossible de découvrir qui a écrit quoi, tant le passage des différentes versions entre les mains des auteur sont permis de lisser le texte. Voilà trois auteurs à suivre, en solo ou en collectif !

Terre-des-Fins
Bruno Pellegrino
Aude Seigne
Daniel Vuataz
Éditions Zoé
Roman
144 p., 13 €
EAN 9782889070169
Paru le 19/05/2022

Où?
Le roman est situé dans un pays imaginaire, au fond d’une vallée isolée.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Terre-des-Fins est une ville minière sur le déclin, un terminus du monde uniquement accessible par le rail. Liv, une jeune femme graffeuse, délinquante à ses heures, y voit débarquer Sora, une ambitieuse fille de la capitale, qui vient chercher en urgence l’œuvre d’un artiste. Liv se retrouve à servir de guide à la jeune citadine, dont le souhait le plus cher est de rencontrer cet artiste qu’elle vénère tant. Un récit d’émancipation sauvage et intime sous des allures de roman de gare.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Soundcloud (Lecture d’un extrait de Terre-des-Fins par Loubna Raigneau)


Bruno Pellegrino, Aude Seigne et Daniel Vuataz présentent Terre-des-Fins, roman de gare écrit à six mains © Production Éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Mes graffitis quitteront jamais cette ville. Je le dis sans tristesse, je vois juste les choses en face : les wagons que je peins, ils dorment aux entrepôts, fin de l’histoire. C’est Zed qui fait les trains de la gare, ceux qui s’en vont. Si quelqu’un le chope, il est mort, mais personne le chope et ses graffitis voient du pays. Il y en a même qui reviennent – quand on attend dans les hautes herbes l’arrivée du convoi, c’est toujours le suspense.
Ce matin Zed voulait pas que je vienne avec, ou faisait semblant de pas vouloir.
— Tu vas me ralentir.
J’ai pas compris pourquoi il disait ça. On bosse en tandem, on l’a déjà fait un million de fois, en plus le passage à niveau est tout près de la cabane et j’ai jamais rien ralenti. Les bons jours il nous appelle l’équipe de choc. Pas ce matin. J’ai commencé à protester mais tout s’est collé dans ma bouche. Quand ça arrive je me la ferme sinon ça empire. Zed est sorti de la cabane un peu plus tard, il m’a lancé son regard silencieux, je l’ai suivi.
L’été, la nuit se fatigue pas pour exister, le soleil se couche tard et c’est tout de suite l’aube, qui dure des heures. La lumière ressemble au lait qu’on coupe avec beaucoup d’eau les mauvais mois pour avoir plus. Je me force à aller lentement pour laisser Zed être devant – aucune envie de m’en prendre une de si bon matin. Il tousse tous les cinq pas dans sa polaire, ça me rappelle maman. L’herbe mouille mes chevilles, je marche dans le chemin provisoire que Zed crée.
Voir des graffitis qui reviennent c’est du bonus, mais on est pas dehors pour le plaisir ou la couleur des paysages. On peut pas se permettre de rater le passage du train. C’est arrivé cet hiver quand Zed s’est pas réveillé après une nuit au café des Mineurs. Je l’ai secoué, il m’a insultée, il s’est vomi sur les jambes et je pouvais pas y aller sans lui, une seule personne c’est pas une équipe de choc. On a bouffé du cochon d’Inde jusqu’aux beaux jours. Zed, on lui voyait les os sous les joues.
Quand on arrive au passage à niveau, il s’arrête en faisant le geste de silence. Je m’accroupis au bord du chemin de fer. La route qui passait ici a disparu depuis longtemps sous les herbes et il y a jamais eu de barrière. Maman racontait des histoires d’accidents de l’époque où les trains circulaient plusieurs fois en une seule journée, dans les deux sens. Il reste le panneau qui dit «Attention aux trains», et qui précise «Arrêtez-vous, regardez, écoutez».
Autour de nous, les herbes font onduler la plaine. Le soleil est juste derrière la montagne, il va bientôt sortir, ça aidera. Je ferme les yeux pour l’encourager. J’entends des cailles marcher pas loin et je revois mon rêve de cette nuit. Papa qui s’éloigne de moi, il part travailler à la mine, je veux le supplier de pas y aller mais les mots se collent dans ma bouche. Il va tourner la tête, il y a un problème avec son visage et je me réveille.
On entend le train avant de le voir. Un chantonnement qui remonte le chemin de fer, un sifflement qui grandit. Je le capte en premier, Zed a besoin de plus de temps, ensuite il tilte et me fait signe.
— T’es prête au moins ?
Le convoi apparaît, une lumière au loin comme si un lac se formait et inondait l’air. Je plisse les yeux. La locomotive, aucune surprise, c’est toujours le même modèle, la chromée. Je sais pas si personne a eu l’idée de la peindre ou si elle est systématiquement nettoyée à la capitale, mais elle rutile. Un mot de maman, rutile. Elle expliquait : propre comme un sou neuf, et papa ajoutait : belle comme un camion. Deux choses qu’on voit pas souvent ici où tout est crade, des billets de banque froissés aux vieilles jeeps qui montent de la gare vers la mine.
J’ai froid, j’ai vraiment froid, j’entoure mes genoux avec mon pull en attendant qu’on passe à l’action. La locomotive approche, j’arrive pas à distinguer ce qu’elle traîne derrière elle. Des fois c’est juste des wagons nettoyés, mais le plus souvent ils portent des graffitis justement, les noms de la jeunesse du coin, des trucs peints dans tous les sens, des dédicaces pour personne, des blazes de copains biffés après des embrouilles que tout le monde a oubliées. Je dis la jeunesse du coin mais c’est ma façon de parler, à part Zed et moi il y a plus grand monde.
Les grandes années, celles des parents, le convoi tirait jusqu’à vingt-cinq wagons marchandises et dix autres qui transportaient vraiment des gens. La compagnie vendait des carnets de tickets pour des voyages plus sûrs, plus ponctuels et plus confortables, c’était écrit sur les affiches comme si on était une destination de vacances. J’arrive pas à me représenter tous ces visages qui défilaient dans la plaine. J’ai pas connu les grandes années. Depuis que je suis petite c’est toujours le même topo : la locomotive, un seul wagon passager pour stocker la bouffe fraîche, et ensuite wagon-plateforme, wagon-plateforme, wagon-plateforme, wagon plateforme, parfois pendant vraiment longtemps. Et une seule fois par mois.
Ces temps Zed est d’une humeur chienne. Ça serait une bonne journée pour revoir le wagon-conteneur avec l’immense TERDEF posé au rouleau, ou même le wagon-plateforme recouvert de tags du temps où Zed était mioche. La cerise ce serait le wagon-citerne sur lequel il a peint ses trois lettres en géant. Sa plus belle pièce, il dit, mille ans qu’on l’a pas vue. Ça lui remettrait peut-être le sourire.
Le convoi grince en freinant, il ralentit jusqu’à la vitesse de la marche à hauteur du passage à niveau – c’est pour ça que notre cabane on l’a construite si loin de la ville, pour pouvoir se servir en premier, c’était stratégique. Zed serre la mâchoire. On a pas besoin de se parler, on connaît le boulot. Il laisse passer la locomotive, se redresse et observe la première voiture, un wagon passager avec des vieux graffitis mais pas les siens, des trucs amateurs qui méritaient pas de faire tout ce voyage. Zed s’assombrit encore. Il marche à côté du train pour se mettre dans l’élan, patiente avant de tendre le bras, attrape une poignée et grimpe sur le premier wagon-plateforme. Je me lance mais mon genou cogne contre le bord, Zed me rattrape par le bras et me tire vers lui.
— Putain t’es nulle ou tu le fais exprès ?
J’ai eu peur, Zed a déjà déclipsé deux sangles alors je l’aide. Les marchandises sont protégées par des bâches solidement fixées, le train pourrait traverser un ouragan, rien bougerait. Il y a des bidons d’huile de moteur et de friture, on en prend un de chaque qu’on balance pardessus bord, ils roulent dans les herbes sans rebondir. On fait pareil avec une douzaine de conserves de thon et la même chose de maïs doux. Zed bourrine sur les sangles qui se détendent en claquant, il s’enfile sous les bâches et trouve des planches, des clous, même quelques ampoules qu’il dépose au bord des voies en se mettant à plat ventre. … »

Extrait
« Le café des Mineurs est plein comme un cul. Anatoli et Isobel sont encore au fond, ils ont mis un échiquier entre eux et pas mal de vaisselle sale, ils jouent pas et je me demande de quoi ils parlent. À Terdef, si tu bosses pas à la mine, si t’es pas policière ou disons mécano, t’as pas plus de raisons de rester que de te foutre en bas d’une montagne. Du coup ceux qui restent, je me demande toujours à quel moment ils ont décidé de pas partir. Bermann pense qu’il deviendra chef quand Isobel sera trop vieille. Donna a le seul job de la ville qui paie, et encore, tout le monde vit à crédit. Anatoli est marié à sa locomotive — c’est le seul qui passe chaque mois quelques jours à la capitale en attendant le chargement du convoi, j’hallucine de voir qu’il reste pas là-bas. Zed voudrait travailler à la mine et pérenniser sa vie pour arrêter de braquer des trains. » p. 39

À propos des auteurs
PELLEGRINO_SEIGNE_VUATAZ_DR_ZoeDaniel Vuataz, Bruno Pellegrino et Aude Seigne (de g. à dr.) écrivent à six mains depuis la série littéraire Stand-by. Ensemble, ils ont créé une écriture qui conjugue vitesse, observation et amour de la narration. © Production éditions Zoé
Daniel Vuataz
Travaillant la plupart du temps en collectif, Daniel Vuataz (1986) est l’auteur de Terre-des-Fins (roman de gare) et de Stand-by (série littéraire) avec Aude Seigne et Bruno Pellegrino, de Vivre près des tilleuls (avec l’AJAR, Flammarion et J’ai lu) et de Big Crunch (comédie musicale avec Renaud Delay). Il a aussi écrit un livre sur le renouveau de la presse littéraire romande des années 1960 (Franck Jotterand et la Gazette littéraire, L’Hèbe) et été secrétaire de rédaction de l’Histoire de la littérature en Suisse romande (Zoé). Il participe à la programmation des Lectures Canap et du Cabaret Littéraire à Lausanne. En 2022 avec Fanny Wobmann, Aude Seigne et Bruno Pellegrino, il fonde le studio d’écriture collective la ZAC (Zone à créer, à conquérir, à chérir – à choix).
Bruno Pellegrino
Né en 1988, Bruno Pellegrino vit à Lausanne et Berlin. Lauréat du Prix du jeune écrivain pour sa nouvelle L’idiot du village (Buchet/Chastel, 2011), il a publié trois livres aux Éditions Zoé : Comme Atlas (2015), Là-bas, août est un mois d’automne (2018, qui remporte notamment le prix des Libraires Payot et le prix Écritures & Spiritualités) et Dans la ville provisoire (2021, prix Michel-Dentan et prix Paysages écrits). Bruno Pellegrino a été actif pendant dix ans au sein du collectif AJAR, auteur de Vivre près des tilleuls (Flammarion, 2016). Toujours chez Zoé, il co-écrit avec Aude Seigne et Daniel Vuataz les deux saisons de la série littéraire Stand-by (2018 et 2019) ainsi qu’un «roman de gare», Terre-des-Fins (2022).
Aude Seigne
À 15 ans, un camp itinérant en Grèce révèle à Aude Seigne ce qui sera sa passion et son objet d’écriture privilégié pendant les dix années qui suivront: le voyage. En parallèle de ses études gymnasiales, elle commence donc à voyager pendant l’été: Grèce, Australie, Canada, La Réunion. Le lycée terminé, elle découvre le temps d’une année sabbatique l’Europe du Nord, de l’Est, et le Burkina Faso. Elle effectue ensuite un bachelor puis un master en lettres – littérature françaises et civilisations mésopotamiennes – pendant lesquels elle continue d’écrire et de voyager autant que possible: Italie, Inde, Turquie, Syrie. Tous ces voyages, ainsi que la rêverie sur le quotidien, font l’objet de carnets de notes, de poèmes et de brefs récits.
C’est à la suite d’un séjour en Syrie qu’Aude Seigne décide de les raconter sous la forme de chroniques poétiques. Parues en 2011 aux éditions Paulette, ces Chroniques de l’Occident nomade seront récompensées par le Prix Nicolas Bouvier au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, et sélectionnées pour le Roman des Romands 2011. La même année, le livre est réédité aux éditions Zoé.
En 2015 paraît Les Neiges de Damas, suivi en 2017, d’Une toile large comme le monde. Parallèlement, Aude Seigne travaille, avec Bruno Pellegrino et Daniel Vuataz, à la série littéraire Stand-by, dont les deux saisons sont publiées respectivement en 2018 et 2019. En 2022, elle publie L’Amérique entre nous ainsi qu’un «roman de gare», Terre-des-Fins (2022).

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Gloria Vynil

PAGNARD-gloria_vynil  RL_hiver_2021

En deux mots:
Gloria Vynil vit chez sa tante Ghenya à Berne, où elle entreprend un nouveau projet. Photographe et vidéaste, elle veut retenir sur la pellicule le Museum d’histoire naturelle qui va être transformé. Un travail qui va lui permettre de rencontrer l’amour et, peut-être, lui permettre d’oublier un douloureux passé.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le lourd secret de Gloria Vynil

Dans son nouveau roman, Rose-Marie Pagnard retrouve Gloria Vynil, l’un de ses personnages. Cette photographe et vidéaste commence un nouveau projet, alors que les ombres du passé se lèvent sur elle. Tragique et beau.

C’est sur la mort du père Vynil que s’ouvre ce beau roman. Une mort tragique et un épisode traumatique pour la fille qui voit douze chiens se jeter sur la victime d’un dépeçage en règle. «À travers l’éblouissant soleil elle voit une fourche avec un chien pendu au manche, elle voit des couleurs laides et papa couvert d’un manteau de chiens et de petits cochons. Ça ruisselle entre ses jambes et sur son visage, la voix de maman lui ferme les yeux, on préfère que, dit quelqu’un, oui, il vaudrait mieux que cette enfant oublie un tel massacre.»
Les années ont passé depuis le drame. Les enfants de la famille Vynil ont désormais quitté la ferme, à l’exception du plus jeune. «Till, le numéro un, avait été cuisinier sur un yacht et raconteur d’histoires (à l’exemple d’un personnage de Karen Blixen ou de Peter Hoeg), officiellement il s’était noyé (mais Gloria était persuadée qu’il vivait); Auguste, le numéro deux, s’était construit un studio dans l’ancienne grange de la ferme familiale et il écrivait des romans; Geoffrey, le numéro trois, avait été le chouchou fragile de sa maman avant de devenir tatoueur ambulant; Brunot, le numéro quatre, un dyslexique incurable, dirigeait une petite équipe d’employés de l’accueil à la Bibliothèque nationale de France et le bruit courait que les visiteurs sans expérience d’aucune bibliothèque se seraient perdus sans les explications vraiment merveilleuses de clarté de Brunot Vynil; enfin Rouque, le numéro cinq, s’occupait de la ferme et venait de faire un emprunt bancaire risqué pour l’installation d’un système de traite automatique.»
Quant à Gloria, elle vivait à Berne chez sa tante Ghenya qui «suivait les activités de sa nièce et fille adoptive, photographe et vidéaste, qu’elle voyait comme un être d’un modèle nouveau et inévitable issu non pas de sa bibliothèque mais du présent.»
Ceux qui suivent l’œuvre de Rose-Marie Pagnard retrouveront ici l’un des personnages de J’aime ce qui vacille, roman paru en 2013 et qui, à la manière du Georges Perec de La vie mode d’emploi, détaillait les habitants d’un immeuble confrontés à la mort et au deuil. Gloria Vynil était alors une proche de Sofia, la défunte toxico.
On la retrouve donc au moment où, quittant le Kunstlabor, un atelier d’artistes, elle s’attaque à un nouveau projet: photographier le Museum d’histoire naturelle avant sa démolition. Elle ne peut alors se douter qu’elle va rencontrer là l’amour sous les traits d’un peintre, Arthur Ambühl-Sittenhoffen, qui poursuit un projet similaire. Avant le déménagement des collections et la destruction des bâtiments, il veut conserver sur ses toiles la mémoire du musée et s’est lancé le pari fou de poser sur ses toiles toute l’histoire du lieu. Rafi, le gardien du musée, le soutient dans sa folle démarche, tout comme il protège Vynil. En éloignant un homme qui s’approchait de sa demeure muni d’un couteau, il ignore toutefois qu’il s’agit de Geoffrey, mandaté par ses frères. Ces derniers avaient conclu un pacte pour venger leur père, persuadés que Vynil avait provoqué le grave accident dont il avait été victime. Mais où est la vérité? Quelle est la vraie version des faits?
De sa plume fine et sensible Rose-Marie Pagnard joue avec ce traumatisme fondateur et entraine le lecteur dans une quête aux multiples facettes. Alors que Gloria se rapproche d’Arthur, prépare la fête qui marquera la fin du Museum durant laquelle seront exposées leurs œuvres, de nouvelles versions apparaissent, de nouvelles questions surgissent. À l’image de ce musée qui disparait, mais que l’on espère voir renaître, Gloria va tenter de se construire un avenir.

Signalons à tous les Genevois et à ceux qui se trouveraient au bout du Lac Léman le 6 mai prochain que Rose-Marie Pagnard sera l’invitée de la Société de lecture de 12h 30 à 14h.

Gloria Vynil
Rose-Marie Pagnard
Éditions Zoé
Roman
208 p., 18 €
EAN 9782889278343
Paru le 4/02/2021

Où?
Le roman est situé en Suisse, principalement dans le Jura et à Berne. On y évoque également un voyage à Paris.

Quand?
Si l’action n’est pas définie précisément dans le temps, on peut la situer Vers 2014.

Ce qu’en dit l’éditeur
Porter en soi une amnésie comme une petite bombe meurtrière, avoir cinq frères dont un disparu, vivre chez une tante folle de romans : telle est la situation de Gloria, jeune photographe, quand elle tombe amoureuse d’Arthur, peintre hyperréaliste, et d’un Museum d’histoire naturelle abandonné. Dans une course contre le temps, Gloria et Arthur cherchent alors, chacun au moyen de son art, à capter ce qui peut l’être encore de ce monument avant sa démolition. Un défi à l’oubli, que partagent des personnages lumineux, tel le vieux taxidermiste qui confond les cheveux de Gloria et les queues de ses petits singes. Avec le sens du merveilleux et le vertige du premier amour, Gloria traverse comme en marchant sur l’eau cet été particulier.
Rose-Marie Pagnard jongle avec une profonde intelligence entre tragique et drôlerie pour nous parler de notre besoin d’amour.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Aux arts etc. (Sandrine Charlot Zinsli)


Rose-Marie Pagnard présente son roman Gloria Vynil © Production éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Dans leur cage plantée à la lisière de la forêt, les grands chiens noirs menaient leur tapage matinal. Sur le seuil de la cuisine apparut, bien avant l’heure habituelle, une petite fille flottant dans une chemise de nuit bleue à motifs de voiliers blancs. C’était par pur désir de promener ces voiliers dans la cour de la ferme, comme sur la mer, que l’enfant était sortie seule de la maison. Il faut dire que la chemise venait de son frère Till, le navigateur, et que tout ce qu’elle se figurait qu’il faisait, elle devait le faire aussi. Elle avait l’air de boire la lumière, la clarté, les sons délicats de l’étable, ces choses exquises du réveil.
Les chiens s’étaient mis à pleurer, des larmes giclaient autour de leur cage coiffée d’éclairs bondissants, aide-nous, console-nous, criaient-ils. Et le soleil jouait sans se soucier de rien. Je pourrais leur apporter un morceau de rôti ou une assiette de lait, pensa l’enfant, ou les laisser filer dans la forêt.
Ses pieds nus l’emportent jusqu’aux odeurs puissantes, qui demandent en lettres rouges de ne pas ouvrir, de ne pas ouvrir ! Mais voilà la porte disloquée comme par magie. L’enfant la tire contre elle en reculant et les chiens – les douze molosses à revendre, dit maman –, les chiens volent droit sur l’étable où papa nettoie en sifflotant l’enclos des truies et des porcelets. L’enfant crie non, non ! allez dans la forêt, les chiens ! allez chasser et manger dans la forêt ! À travers l’éblouissant soleil elle voit une fourche avec un chien pendu au manche, elle voit des couleurs laides et papa couvert d’un manteau de chiens et de petits cochons. Ça ruisselle entre ses jambes et sur son visage, la voix de maman lui ferme les yeux, on préfère que, dit quelqu’un, oui, il vaudrait mieux que cette enfant oublie un tel massacre.

SPLENDEURS
Gloria survolait les débris de verre, les trous, les pavés arrachés, Gloria débordante de vie, avec son projet pétillant comme du champagne dans la fraîcheur du matin.
La rue aux arcades se réveillait au soleil, après une bataille nocturne, la casse vous sautait aux yeux, mais vous n’étiez pas obligé pour autant de vous gâcher la joie, après tout on était maintenant au matin, la journée promettait d’être sans limites, juin avait commencé.
Gloria était très belle, pour autant qu’on aime un nez franchement là, avec une très légère courbure à la racine et des yeux, une bouche, une silhouette qui demandaient que la vie soit une aventure. Ses jambes nues frissonnaient comme quand elle se glissait dans son lit et que l’envahissait la sensation d’une déclaration d’amour à son propre corps. Son lit, dans l’appartement qu’elle partageait depuis vingt ans avec sa tante Ghenya, au centre de la capitale. Une ville de cinq cent mille habitants, avec des arcades et des fontaines un million de fois photographiées, avec un fleuve, des ponts, des kilomètres de bâtiments administratifs, deux fours crématoires, des salles de fitness sur-occupées, des centaines de milliers de chiens bien nourris, des musées, un camp d’immigrés logés dans des conteneurs, des parcs toujours verts.
Gloria ne sait pas que sa tante Ghenya reste nuit et jour penchée sur elle pour la protéger avec ses armes de vieil ange, qui feraient un peu rire s’il ne s’agissait pas de moyens nobles, ayant fait leurs preuves : amour, intelligence, parole, ruse féminine inspirée. Donc vieil ange des plus respectables.
Gloria ignore aussi les intentions criminelles de ses frères, quatre vivants, un disparu. Gloria va et vient, mène sa vie, tandis qu’au loin et quelquefois tout près, Geoffrey ou un autre frère la guette pour lui rafraîchir la mémoire.
Ce matin Gloria marchait en réfléchissant à son projet. La rue était déjà bondée de piétons lancés vers leur travail.
L’air accablé de certaines personnes laissait supposer autre chose que le travail, un saut dans l’ancienne fosse aux ours, ou dans le fleuve, par exemple. Gloria pour sa part croyait sincèrement être née pour être heureuse. Tu es née pour être heureuse, lui avait assuré son frère Till, celui qui un beau jour avait disparu (était officiellement mort). De sorte qu’elle s’était, en vingt-six ans de vie, accommodée de presque tout. Même secouée, mise en miettes, la petite phrase résistait, peut-être parce qu’elle était si simple. Même les quatre semaines passées à ne rien faire dans l’appartement de Kunstlabor (un groupe de filles et de garçons tous engagés dans des activités artistiques) ne l’avaient pas affectée : finalement quelque chose avait surgi, ce projet qui lui faisait emprunter la rue aux arcades.
Les pavés arrachés formaient des tas aux angles coupants, prêts à tordre des chevilles, des rythmes, des habitudes. Par des trous profonds d’un demi-mètre on pouvait lancer au monde souterrain : viens donc voir ce qui ne fonctionne pas dans cette ville ! Tant de choses ne fonctionnaient pas, mais étaient-elles plus nombreuses que celles qui fonctionnaient en dépit de tout, les cloches des églises, les trams, les machines à café ? Les cheveux de Gloria oscillaient d’un côté et de l’autre, comme s’ils approuvaient et voulaient encore lui rappeler que dans ce monde souterrain pouvaient aussi disparaître des monuments splendides dont de mystérieuses affaires exigeaient illico la disparition. Mais je le sais, pensait Gloria, je le sais que des vétustés splendides sont menacées ! Elle aimait ces mots, vétustés splendides, splendeurs.
Oui, depuis hier soir, depuis qu’elle s’était amourachée d’un nouveau thème de création : des photos, peut-être une vidéo si la situation s’y prêtait, sur l’étape finale de la destruction du Museum d’histoire naturelle.
Là-dessus elle avait dormi un peu ; rêvé du Museum abandonné ; avait à six heures du matin sans bruit ouvert la porte de l’appartement dans lequel les petits princes de Kunstlabor dormaient encore ; s’était penchée vers le couloir de sortie quand une main l’avait retenue : fais un petit effort pour moi, Gloria, tu dois le faire ! Elle avait protesté, pâli, menacé de crier, vu pleurer un ami, elle était tout d’un coup faible, avait eu pitié de cet homme – un marteau-piqueur sexuel avec des larmes de crocodile et un nom ridicule. Oublie, oublie ! Elle s’y était obligée tout de suite après.
Mieux valait se concentrer sur l’instant présent, sauter par-dessus les débris, ne bousculer personne, penser à son projet mais aussi à ses travaux les plus récents, ces palissades de chantiers qu’elle avait photographiées, les tags jaune citron, turquoise, vert sale, les contours noirs des formes qu’elle avait introduits dans les circonvolutions d’un cerveau géant. Elle avait aussi photographié les petites fenêtres découpées dans ces palissades, les gens qui s’y tenaient des heures durant pour tuer le temps, ou pour encourager silencieusement les ouvriers, ou, qui sait, pour se figurer un homme et une femme enlacés dans un ascenseur diabolique comme dans une nouvelle de Buzzati.
Quant à ce qui s’était passé cette nuit dans cette rue précisément, elle ne le savait pas. Mais bien sûr l’évènement sur les écrans portables avait déjà paradé, bougé, changé, dans un sens, dans un autre, ici se mêlaient une langue et un dialecte, ici valsaient un accent et un autre, sälü, schpiu mit, on pourrait, ceci n’est pas, tu y étais, oui, non, flics, schpiu doch mit, fais avec, sälü. Et alors ? dit Gloria d’un air indifférent. Ses cheveux pendaient d’un côté, elle les ramena fermement sur la nuque.
Qu’est-ce que c’est ? Elle se pencha, saisit délicatement entre des pavés un anneau de métal aussi propre et scintillant que s’il venait de tomber du doigt d’un passant. Elle le mit dans une poche de sa jupe après avoir vérifié qu’il ne portait aucune inscription. Un réflexe, comme quand elle ouvrait un livre dans la bibliothèque de Ghenya avec l’espoir d’y trouver un bout de papier, une révélation sur ce qui s’était passé l’été de sa sixième année. Un été comme dévoré par des mites, et si attirant. Noir, comme un prisme de verre trop éclatant. Une amnésie, pour dire vrai. Alors que tout va bien, que le soleil est une splendeur, que son projet est une splendeur, un baiser à la vie !
Mais tu es amnésique, tes parents sont morts, tes cinq frères sont aussi éloignés de toi que des exoplanètes, oui ? Oui.
Till, le numéro un, avait été cuisinier sur un yacht et raconteur d’histoires (à l’exemple d’un personnage de Karen Blixen ou de Peter Hoeg), officiellement il s’était noyé (mais Gloria était persuadée qu’il vivait) ;
Auguste, le numéro deux, s’était construit un studio dans l’ancienne grange de la ferme familiale et il écrivait des romans ;
Geoffrey, le numéro trois, avait été le chouchou fragile de sa maman avant de devenir tatoueur ambulant ;
Brunot, le numéro quatre, un dyslexique incurable, dirigeait une petite équipe d’employés de l’accueil à la Bibliothèque nationale de France et le bruit courait que les visiteurs sans expérience d’aucune bibliothèque se seraient perdus sans les explications vraiment merveilleuses de clarté de Brunot Vynil ;
enfin Rouque, le numéro cinq, s’occupait de la ferme et venait de faire un emprunt bancaire risqué pour l’installation d’un système de traite automatique.
Ces hommes partageaient l’art d’éviter Gloria, ils lisaient son nom dans un journal, sur un flyer, ça leur suffisait.
De son côté Gloria, à la pensée d’une rencontre avec un de ses frères, tombait dans une paresse insurmontable, de sorte que la séparation allait pour s’éterniser. Gloria pouvait bien trouver amusant de dire mes frères sont de sacrés fumeurs ou mes frères sont des individualistes, la lumière de sa vie, si chaque vie est censée avoir besoin d’une lumière, venait du souvenir de Till, venait de tante Ghenya, venait un peu de sa mère.
(Ghenya et Gloria vivaient ensemble depuis vingt ans et elles s’appelaient tout naturellement chère, chérie, ma joie. Ghenya suivait les activités de sa nièce et fille adoptive Gloria, photographe et vidéaste, qu’elle voyait comme un être d’un modèle nouveau et inévitable, issu non pas de sa bibliothèque mais du présent. Pour Gloria elle croisait les doigts, pour elle-même elle tournait les pages d’un livre, pensait à la danse, aux soixante mètres carrés de son appartement qu’elle avait transformés en studio pour Gloria, un studio côté jardin – son jardinet : des fougères, des herbes aromatiques, des feuilles et des feuilles, un tilleul plus vieux qu’elle.)
Gloria dans la rue hurlait va-t’en, l’amnésie ! va-t’en, je ne veux pas de toi ce matin ! Mais l’amnésie, même quand elle concerne un temps très court et qu’elle pourrait tenir comme un peu de gelée trouble dans le creux de la main, l’amnésie vous angoisse, n’importe quand, n’importe où. Sait-on ce qu’elle cache, sait-on si l’on n’est pas un monstre, un sèche-cheveux lancé dans le bain de papa, un coup de pied dans la grosse pierre au bord de la falaise, le saura-t-on jamais ? Je crois qu’il vaut mieux ne pas savoir. Qu’il y a dans la vie des choses qu’on ne doit pas chercher à savoir.
Elle se força à observer un véhicule de la voirie arrêté au milieu de la chaussée, les uniformes jaune fluorescent des ouvriers occupés à pousser sur les côtés les pavés et autres débris. À Hong Kong, elle se souvenait de l’avoir lu, le président Xi Jinping avait fait verser de la colle sur les pavés des places de rassemblement, une idée vraiment géniale. Mais il se pourrait que la colle soit toxique ; sous le soleil ou sous la lune elle fond, s’évapore et tue les présidents, les manifestants, les oiseaux, les bébés dans leur poussette, les Gloria pleines d’énergie et de plans pour sauver un vieux Museum !
Elle repartit de sa démarche dansante, la tête tout à coup pleine de cet éblouissement qui s’était produit la veille dans la pièce commune de Kunstlabor au moment où elle jetait un œil sur la télévision, plus précisément sur l’image d’un canot s’enfonçant dans la mer avec son chargement d’êtres humains. Les visages, les yeux surtout, les positions tortueuses des membres, la lumière colorée avec les reflets du plastique et de l’eau, immobiles une fraction de seconde durant comme une photographie ou une peinture parfaites… Bien sûr on avait souvent parlé de ce drame entre amis, dans la petite communauté de Kunstlabor étaient nées des vocations, des philanthropies personnelles, des actions collectives. Mais hier soir, Gloria s’était détournée de l’image, s’était sauvée les mains sur les oreilles. Je ne peux plus regarder, regarder mourir est indécent, je suis saturée de tristesse, j’aimerais que cette scène réelle se transforme en une peinture très ancienne que je pourrais regarder avec distance, tout comme je regarde, dans les musées et dans les livres, des batailles, des enfers bordéliques, des déluges, des saints, des fous, des paysages, des morts, des visages mélancoliques et d’une beauté surnaturelle, des ruines et des ciels explosifs – réalité et imagination. Métamorphose. Art.
Ce même soir en regagnant sa chambre, Gloria avait découvert, collée sur la porte, une affiche du Museum d’histoire naturelle. Cette affiche reproduisait une peinture hyperréaliste de la Grande Galerie de zoologie plongée dans une atmosphère d’un bleu livide comme si son auteur annonçait théâtralement la mort de cette partie du Museum. Tout le monde savait que le Museum entier (construit cent cinquante ans auparavant sur le modèle du Museum d’Histoire naturelle de Paris) était condamné à sombrer corps et biens dans le néant pour être remplacé par un Musée de l’Évolution quelque part au bord d’une autoroute.
Mais sur l’affiche, la Grande Galerie à elle seule exprimait le plus pittoresque et irrésistible appel au secours, avec sa pyramide d’estrades chargées d’animaux exotiques, sa coupole d’où glissaient par les vitraux des flots de peinture céleste. Gloria s’était vue tomber de ce ciel avec son appareil photo et toute la vie devant elle, à faire la connaissance des bêtes empaillées, à les capturer à sa façon. »

À propos de l’auteur
PAGNARD_Rose-Marie_©Yvonne_BoehlerRose-Marie Pagnard © Photo Yvonne Böhler

Rose-Marie Pagnard vit dans le Jura suisse. Son écriture précise et virtuose est au service d’un monde réel qui pourtant glisse sans cesse vers l‘étrange et l’onirique. Plus malicieuse que celle de Marie Ndiaye, elle cousine pourtant avec elle par son étrangeté et sa précision. Ses grands thèmes, l’amour avant tout, la folie, la création. Ses romans racontent la vie ordinaire, rendue étrange et invérifiable par l’irruption de hasards catastrophiques ou féeriques, par la mise à néant de certitudes sur la folie, sur le don de l’imagination. Claude Stadelmann a réalisé en 2015 un magnifique documentaire sur son œuvre et celle de son mari, le plasticien et scénographe René Myrha, le film s’appelle Des ailes et des ombres.
Rose-Marie Pagnard a notamment écrit les romans suivants: La Période Fernandez,1988, Actes Sud (à propos de Borgès). Prix Dentan. Dans la forêt la mort s’amuse, 1999, Actes Sud. Prix Schiller. Janice Winter, 2003, aux éditions du Rocher. Points Seuil, 2003, Le Conservatoire d’amour, 2008, éditions du Rocher, Le Motif du rameau, Zoé, 2010, J’aime ce qui vacille, 2013, Prix suisse de littérature et Jours merveilleux au bord de l’ombre, 2016. (Source: Éditions Zoé)

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Francis Rissin

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Lors de ses recherches, une prof de littérature découvre un ouvrage intitulé «Approche de Francis Rissin» signé Pierre Tarrent et cherche à en savoir davantage sur cet inconnu, sans y parvenir. Qu’à cela ne tienne, Martin Mongin va poursuivre la recherche sous des formes et des genres différents et nous offrir une réflexion sur «l’homme providentiel».

Ma note:
★★ (ouvrage intéressant)

Ma chronique:

Francis Rissin à l’assaut de la France

Martin Mongin signe avec Francis Rissin l’un des ouvrages les plus originaux de cette rentrée. À l’image des affiches portant ce nom et qui vont couvrir tout le pays, il va réussir à imposer ce personnage pourtant très mystérieux.

L’entreprise était aussi audacieuse que risquée: ne pas écrire un roman, mais une sorte de mille-feuilles présentant sous différentes formes l’histoire d’un personnage hors du commun baptisé Francis Rissin. Martin Mongin partait donc avec un a priori des plus favorables pour moi qui aime l’originalité et la création littéraire originale. Mais si j’ai été séduit par l’idée et même fasciné par la manière dont l’auteur joue avec son personnage, entraînant le lecteur dans des voies non balisées, il me faut bien reconnaître que l’enthousiasme suscité par les premiers chapitres a fini par s’éroder sur la fin. Mais revenons au chapitre initial qui nous permet au sens littéral du terme d’approcher Francis Rissin.
Catherine Joule, professeur de littérature à la Sorbonne découvre dans ses recherches bibliographiques un titre énigmatique: Approche de Francis Rissin, signé d’un certain Pierre Tarrent. Si toutes ses recherches pour retrouver un exemplaire de l’ouvrage restent vaines, elle parvient très bien – outre un cours passionnant sur les bibliothèques invisibles – à instiller le doute. Après tout si l’on consacre un ouvrage à cet homme, c’est qu’il doit mériter cet honneur.
On va alors se tourner du côté du polar et nous intéresser à ces «histoires de flics» qui tournent autour de notre homme. Mais leur enquête ne va pas non plus réussir à lever le voile sur Francis Rissin.
Martin Mongin, qui ne manque ni de souffle ni d’imagination va alors convoquer le journal intime, le rapport officiel, l’exposition d’œuvres d’art, les affiches électorales, les témoignages de ceux qui ont côtoyé notre mystérieux héros ou encore le script d’un long métrage qui n’a jamais été réalisé.
À travers ce kaléidoscope, le lecteur devrait finir par voir se dessiner les contours de Francis Rissin. D’autant qu’au fil des pages il apparaît comme celui que le pays attend. Et c’est là que réside la principale qualité de ce roman protéiforme, dans la belle leçon de marketing politique qui s’en dégage. Sur la façon d’imposer un nom, une image, sur l’ascension d’un homme encore inconnu de la population quelques mois auparavant, sur la manipulation des foules, sur ce besoin de figures providentielles, de construire un destin collectif: «Nous ne nous satisfaisions plus de nos vies minuscules, nous voulions bâtir quelque chose de grand et de rare, pour l’avenir. Dans ces moments-là, Dieu lui-même eût été bien en peine de satisfaire nos appétits de titans.»
Le roman aurait à mon sens été plus efficace s’il avait été élagué d’un quart ou même d’un tiers de ses pages. Il aurait gagné en force et en efficacité, comme par exemple avec les 272 pages État de nature de Jean-Baptiste de Froment, un conte politique qui s’inscrit dans la même veine.

Francis Rissin
Martin Mongin
Éditions Tusitala
Premier roman
616 pages, 22 €
ISBN: 9791092159172
Paru le 21/08/2019

Où?
Le roman se déroule un peu partout en France, mais aussi beaucoup à Paris

Quand?
L’action se situe dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
De mystérieuses affiches bleues apparaissent dans les villes de France, seulement ornées d’un nom en capitales blanches : FRANCIS RISSIN. Qui est-il? Comment ces affiches sont-elles arrivées là? La presse s’interroge, la police enquête, la population s’emballe. Et si Francis Rissin s’apprêtait à prendre le pouvoir, et à devenir le Président qui sauvera la France?
Pour son premier roman, Martin Mongin signe un livre vertigineux. Un roman composé de onze récits enlevés, onze voix qui lorgnent tour à tour vers le roman policier, le fantastique, le journal intime ou encore le thriller politique, au fil d’une enquête paranoïaque sur l’insaisissable Francis Rissin. Avec une maîtrise rare, Martin Mongin tisse sa toile comme un piège qui se referme sur le lecteur, au cœur de cette zone floue où réalité et fiction s’entremêlent.
Autant marqué par l’art de Lovecraft, de Borges ou de Bolaño que par la pensée de La Boétie ou d’Alain Badiou, Francis Rissin est un premier roman inventif et inattendu, au propos profondément politique.

68 premières fois
Blog motspourmots.fr(Nicole Grundlinger)
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Les autres critiques
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Blog Journal d’une lectrice

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Catherine Joule, séminaire Textes et intertextes, cours du 3 septembre *** : «Approche centrée sur la personne», université de Paris IV-Sorbonne (enregistrement sonore), collection privée, fac-similé en possession de l’éditeur.

Il y a les livres qui existent, les livres qu’on peut facilement se procurer sur les étals des librairies, chez les bouquinistes ou dans les arrière-salles poussiéreuses des antiquaires de la rue de Sèvres – ces livres qui nous présentent lascivement leur dos coloré sur les étagères des bibliothèques, pour qu’on les caresse du bout des doigts. Il y a les livres qui existent, et les livres qui n’existent pas, les livres qui n’ont jamais été écrits, les livres imaginaires, les livres de romans.
Vous savez que certains auteurs se sont amusés à inventer des ouvrages de toutes pièces, et à les jeter négligemment dans les mains de leurs personnages. Les surréalistes ont abusé de ce procédé, tout comme Pierre Manon, Frédéric Balaire, ou encore François Rabelais, longtemps avant eux, avec son célèbre catalogue de la Bibliothèque de l’Abbaye de Saint-Victor, dans Pantagruel.
Madame Bovary est un livre qui existe. La Barre fixe, de Robert de Passevant (citée par André Gide dans Les Faux-Monnayeurs), on La Chrestomathie du désespoir, de François Merlin (citée par Louis Guilloux dans Le Sang noir), sont des livres qui n’existent pas – des livres dont vous pourrez seulement croiser le nom dans un autre livre, bien réel celui-là. Vous trouverez la liste de ces ouvrages inexistants dans le beau dictionnaire de Stéphane Mahieu, La Bibliothèque invisible, publié il y a quelques années aux éditions du Sandre.
Parmi les livres qui existent, il y a aussi ceux qui ont disparu, les livres dont l’existence est attestée mais dont on n’a jamais retrouvé la trace – ces livres dont les longues listes des doxographes de l’Antiquité nous donnent un minuscule aperçu. Et puis il y a les livres dont nous ne savons rien, les livres dont nous ne savons même pas qu’ils ont été détruits ou perdus. Combien de livres disparus pour un livre qui arrive jusqu’à nous? «Les chercheurs d’or remuent beaucoup de terre, disait Héraclite, et ils ne trouvent pas grand-chose.»
Il y a les livres qui existent et les livres qui n’existent pas; mais entre les deux, il y a encore la place pour certains livres d’un genre intermédiaire, qu’on serait bien en peine de classer dans l’une ou l’autre de ces deux catégories. Des livres qui existent à peine, des livres qui flottent dans les limbes de la thermosphère littéraire et qui se soustraient sans cesse à nos efforts pour les saisir. Des livres ontologiquement indécidables et qui subsistent pourtant à leur façon, comme une promesse, comme un rêve, comme un espoir.
L’Approche de Francis Rissin est un livre de cette catégorie mitoyenne. »

Extrait
« C’est là que nous avons nourri le désir d’une vie pleine et rare, d‘une vie au contact des éléments et des matières, d’une vie en lien avec les forces qui avaient modelé ces plateaux s’étalant au-dessus de nous et qui bouillonnaient encore aux confins de l’univers. Nous ne nous satisfaisions plus de nos vies minuscules, nous voulions bâtir quelque chose de grand et de rare, pour l’avenir. Dans ces moments-là, Dieu lui-même eût été bien en peine de satisfaire nos appétits de titans. »

À propos de l’auteur
Martin Mongin est né en 1979. Il est professeur de philosophie, et passionné de politique. Depuis dix ans, il a signé plusieurs articles (notamment au Monde diplomatique ) et publié divers essais politiques sous des noms d’emprunt. En parallèle, il a toujours écrit de la fiction, imprimant ses ouvrages à quelques dizaines d’exemplaires pour ses proches. (Source : Éditions Tusitala)

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La collectionneuse

VANNOUVONG_la_collectionneuse
  RL_automne-2019

 

En deux mots:
Victoria Lanzman a disparu. Aussitôt son patron engage une détective pour retrouver la spécialiste de l’art contemporain qui s’était vu confier un tableau de Francis Bacon. Commence alors une enquête qui mènera Frédérique, novice en la matière, à écumer les grandes foires pour tenter de résoudre le mystère.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Sur la piste de la collectionneuse

Sous couvert d’une enquête confiée à une détective privée pour retrouver une galeriste qui a disparu sans laisser de traces, Agnès Vannouvong nous entraîne dans les foires d’art contemporain et en décrypte les codes.

Frédérique est détective privée, héritière d’une activité familiale centenaire sise dans le quartier des Halles à Paris et désormais dirigée par sa tante Josée. Ses enquêtes se limitent fort souvent à des filatures pour déterminer si mari ou femme est infidèle. Rien de bien passionnant. Alors le jour où on lui confie un gros dossier, elle attaque l’affaire hypermotivée. Pierre Suzanne, important galeriste spécialisé dans l’art contemporain, veut que l’on retrouve Victoria Lanzmann qui a disparu avec une toile de Francis Bacon. «Je vous dis un mot du tableau? L’homme au lavabo, 1976, format 198 × 147, huile sur toile, le personnage central veut disparaître dans le lavabo, il semble coupé de lui-même et du monde, encerclé dans une arène, en fuite, sans identité et en mouvement, sous ses pieds, un trou, les couleurs, jaune, rouge et noir. Cette œuvre parle du monde tel qu’il est, des hommes et de leur folie, je voudrais le revoir. Victoria était fascinée par cette toile. C’était la pièce maîtresse de sa collection.»
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Les éléments dont dispose Fred sont pourtant assez succincts, car Victoria ne lisse guère derrière elle qu’une liste de capitales liées à l’art contemporain, Bruxelles, Hong Kong, Bâle, Miami accompagnée d’une réputation un peu sulfureuse. Il se mesure qu’elle aimait mélanger art et argent, beauté et sexualité.
Assistée de Georges, le bras droit de Josée à l’agence, voici Fred partie pour une double mission, retrouver la femme et retrouver le tableau. Elle parcourt les salles de vente et les foires d’art contemporain pour recueillir les témoignages de ceux qui ont côtoyé l’extravagante Victoria. Sans parvenir à tracer la collectionneuse, elle voit son portrait psychologique s’affiner: « Elle était un peu folle et se cherchait. Elle était tout ce que je n’aimais pas. Trop aguicheuse. Trop frontale. Trop vulgaire. Elle ne savait pas se tenir. Je pense à sa classe sociale. Sa sexualité débridée, n’en parlons pas. À part le sexe et l’art, rien ne l’intéressait.»
Mais alors comment une telle femme, qui ne passait jamais inaperçue, a-t-elle pu s’éclipser subitement sans laisser de traces? Car à l’instar des gens qu’elle croise, Victoria était curieuse, obsessionnelle et passionnée. Une passion qui pousse, pour peu que l’argent soit là, à bien des folies. Le Chinois rencontré à Hong Kong n’hésite pas, par exemple, à faire réaliser des copies de ses toiles. Fou de Francis Bacon, il semble évident que la toile disparue l’intéresse au plus haut point. Mais pour parvenir à assouvir sa soif inextinguible, a-t-il attenté à la vie de Victoria?
On l’aura compris, Agnès Vannouvong a choisi de nous parler d’art contemporain et de la folie qui règne dans ce milieu sous couvert d’une enquête policière. Pari réussi et excellente introduction à la grande exposition «Bacon en toutes lettres» qui s’ouvre ce 11 septembre au Centre Pompidou.

La collectionneuse
Agnès Vannouvong
Éditions du Mercure de France
Roman
144 p., 15 €
EAN 9782715253476
Paru le 29/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris puis dans les villes qui organisent les principales foires d’art contemporain: Bruxelles, Hong Kong, Bâle, Miami. Pattaya et Genève sont d’autres étapes du périple.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Frédérique mate. Elle passe sa vie à ça. Elle contemple les fesses, les jambes, les seins, les peaux, les visages. Elle attrape les regards. Frédérique se rêve en hyperconquérante mais quand les jambes en coton s’approchent de la proie, elle menace de tomber, glisser, s’échouer comme une patelle sur un rocher. Frédérique et les femmes, c’est une série de rendez-vous manqués, une somme de timidité et une suite de regrets.
Détective privée, Frédérique est chargée d’enquêter sur une double disparition: celle de l’énigmatique Victoria, figure people du monde de l’art contemporain et grande collectionneuse ; et celle d’un tableau de Francis Bacon
inestimable, L’homme au lavabo. De galeries en foires d’art internationales, de Paris à Hong Kong, en passant par Bruxelles, Pattaya, Bâle et Miami, Frédérique découvre un monde dont elle ignore tout. Elle qui n’assume guère sa féminité et qui, depuis plus de deux ans, vit dans la chasteté va se trouver confrontée à des créatures de toutes les tentations. Dans cette incroyable quête, Frédérique retrouvera-t-elle aussi le goût du désir? Avec La collectionneuse, Agnès Vannouvong explore les rapports de l’argent et de la beauté, de l’art et de la sexualité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

INCIPIT (Les premières pages du livre)
Les lumières s’allument dans l’immeuble d’en face, l’onde blanche électrise les étages, une traînée de poudre dans un écrin de béton et de tiges en acier. Elle observe le bâtiment des années soixante-dix, l’assemblage de montants et de traverses, l’architecture fonctionnelle. Assise dans sa bagnole qui ressemble à une boîte de conserve, Frédérique s’étire et grimace de douleur. Elle tire sur le cendrier qui se renverse sur ses genoux. La détective oublie la poussière de tabac, observe le ballet lointain de deux militaires armés, le béret rouge, l’uniforme kaki, l’oreille collée au talkie-walkie, l’œil qui balaie la rue. Frédérique est en planque depuis trois heures vingt-sept. Elle ne discerne aucun mouvement derrière les fenêtres, pas de silhouette ni de lumière. Il ne se passera rien ce soir. Elle démarre et rentre chez elle. La Fiat Uno file dans la nuit. La privée traverse la ville, ralentit devant chez Duluc. Une fenêtre éclairée attire son attention. Rue du Louvre, l’enseigne des années cinquante clignote vertement dans Paris endormie. Elle a rendez-vous dans quelques heures à l’Agence, il faut qu’elle dorme un peu. Elle se gare à l’arrache sur le trottoir en bas de chez elle, érafle légèrement la voiture sur le mur gris. À la tombée du jour, le stationnement résidentiel devient un mirage. Elle fait un calcul rapide, réveil à sept heures trente-cinq, douche éclair, café serré, elle devra partir à huit heures grand max. Elle active l’application Stop Pervenches. Grâce au réseau communautaire qui géolocalise les agents contractuels, voilà plusieurs mois qu’elle ne va plus à la fourrière de Balard où elle donnait, dégoûtée, un chèque à l’employé collé derrière la vitre plexi. La nuit l’embrasse et le chat la réveille à six heures cinquante-deux. C’est pas vrai, siffle Frédérique, j’ai oublié d’acheter tes croquettes Eddy, ce sera filet de maquereau au naturel.
Le chat miaule, satisfait. Elle fouille dans les tiroirs de la cuisine, la vaisselle s’amoncelle dans l’évier. Plus de produit nettoyant, des restes de nourriture collés au fond des casseroles, les pizzas encartonnées. Elle se prend les pieds dans les packs Volvic, un volcan s’éteint, un être s’éveille. Frédérique ouvre la boîte. Eddy se faufile entre ses jambes, comment ça va gros pépère, t’es content hein, tu vas bouffer, y a que ça qui t’intéresse, bouffer et dormir, hein ?
Elle avale un café brûlant, enfile sa veste, se cogne contre le portemanteau et claque la porte. Le chat miaule comme un ténor italien.

Frédérique et sa tante ont choisi, soi-disant, un métier d’homme. Chez Duluc, on travaille en famille dans le quartier des Halles depuis presque cent ans. Josée a succédé à son père dans les années soixante-dix. Elle a vu la lente transformation du quartier. Les quincailleries et les poissonneries ferment pour laisser place aux boutiques et bars à cocktails. Il n’est pas rare de boire un canon et fumer un clope sous une vieille enseigne de boulangerie. Frédérique passe rue Lescot, le nouveau jardin donne une ampleur à l’église Saint-Eustache et à la Bourse de Commerce. Son regard grandit vers le ciel. La Canopée de verre et de lame est devenue le ventre métallique de Paris. Elle compose le code, 1977a, monte les trois étages. La directrice de l’Agence regarde sa nièce, la chemise ouverte sous le perfecto, le visage pâle, les cernes, la mèche rebelle, les bracelets ethniques enroulés au poignet. Hello ma chérie, on dirait que la nuit a été courte, tu as planqué tard ? Frédérique fait tomber un sachet de thé et manque de se brûler avec la bouilloire. Ça n’a rien donné ma tante, je n’ai pas une seule photo du client avec sa maîtresse. Ils sont entrés dans le parking et je ne les ai pas vus sortir.
Josée allume un cigarillo, entrouvre la fenêtre. La rue de Rivoli s’engouffre dans le bureau où tremble la figurine de Tintin en imper. On l’aura la prochaine fois. T’inquiète, Fred, on va le coincer. Elle regarde du coin de l’œil sa nièce qui vient de casser une tasse. Frédérique sent bien qu’elle est un peu brute. Depuis toujours, elle manque de tact et ça ne s’apprend pas à l’école. Sa tante s’en inquiète un peu. Elle peut la former, certes, mais pas la transformer.
Dix heures zéro une, Josée reçoit un client, la cinquantaine élégante plantée dans un costume bleu nuit, une grosse montre qui dit les gros moyens. D’une voix sûre, le galeriste Pierre Suzanne expose la situation. Josée prend des notes, la mission est délicate. Un tableau volé et pas n’importe lequel. Une disparition alarmante. On a perdu la trace de la célèbre collectionneuse Victoria Lanzman ainsi qu’un tableau d’une grande valeur. Oui, il s’agit bien des Lanzman, la fortune des assurances, la plus haute tour à La Défense, oui c’est eux. Le double mystère est entier, et l’enquête de police n’a rien donné. Pierre Suzanne exprime sa grande inquiétude, et pour le tableau qui lui appartenait, et pour la femme qui est une grande amie, une très grande amie. Peu de temps avant sa disparition, Victoria a fait l’acquisition d’une toile de Francis Bacon. Josée lève les yeux de ses notes. Elle sait que la cote de l’artiste britannique atteint des millions. Sans nouvelles de Victoria, Pierre Suzanne a alerté la police. Les éléments de l’enquête ont révélé une porte fracturée, des bris de verre, un tableau absent. Le galeriste explique d’une voix étranglée qu’une information judiciaire a été ouverte et classée sans suite. Il ne parvient pas à dissimuler son émotion au moment de dire que la disparition remonte à plusieurs mois. Chaque année en France, cinquante mille personnes s’évanouissent dans la nature, un quart des cas sont jugés inquiétants, les autres sont retrouvés la plupart du temps. Aux yeux de la loi, une personne majeure a le droit de partir, changer de vie et même ne pas entrer en contact avec ses proches lorsqu’elle est retrouvée. Mais la situation est différente. Victoria Lanzman ne s’est pas volatilisée comme ces milliers de gens. Il n’y croit pas, avec Victoria ils sont proches, très proches, ils s’appellent tous les jours, vous comprenez c’est une femme qui a la beauté, l’intelligence, la fortune, la naissance, c’est inconcevable.
Il ne fait pas confiance à la police. On sait que son téléphone n’a pas été activé depuis longtemps. Aucun mouvement bancaire, aucun signe de vie, il a des raisons d’être inquiet, très inquiet. Le galeriste murmure, accablé, quant à l’OCBC, vous savez, l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels, eh bien, même l’instance spécialisée dans le vol, le recel d’art et de contrefaçon s’est montrée impuissante. Après l’ouverture de l’enquête par la police nationale, Interpol a répertorié la pièce sur sa liste des œuvres volées. Pierre Suzanne a consulté leur site qui met en ligne une exposition virtuelle des pièces recherchées dans le monde entier.
D’une voix gravée à la fumée de gitane, Josée rassure son nouveau client, la disparition de tableaux nécessite une enquête longue, complexe, souvent menée à un niveau international ; pour les personnes portées disparues, c’est le contraire, tous les jours passés sont des ennemis. En grande professionnelle, elle explique la démarche de l’Agence, mon équipe fera tout pour résoudre cette double enquête, monsieur Suzanne.
Elle lui tend un bloc-notes, merci de m’indiquer le nom des amis et le contact de la famille. Une dernière chose, savez-vous si Victoria a eu des conflits ? Dans ce genre d’investigation, les proches sont souvent impliqués.
Le galeriste déplie une feuille où apparaissent les villes où Victoria se rend régulièrement. Une liste de capitales liées à l’art contemporain, Bruxelles, Hong Kong, Bâle, Miami. Il sort un chéquier, l’argent n’est pas un problème, j’ai les moyens, je veux qu’on la retrouve vite, vivante. Je vous dis un mot du tableau ? L’homme au lavabo, 1976, format 198 × 147, huile sur toile, le personnage central veut disparaître dans le lavabo, il semble coupé de lui-même et du monde, encerclé dans une arène, en fuite, sans identité et en mouvement, sous ses pieds, un trou, les couleurs, jaune, rouge et noir. Cette œuvre parle du monde tel qu’il est, des hommes et de leur folie, je voudrais le revoir. Victoria était fascinée par cette toile. C’était la pièce maîtresse de sa collection. »

Extrait
« Elle était un peu folle et se cherchait. Elle était tout ce que je n’aimais pas. Trop aguicheuse. Trop frontale. Trop vulgaire. Elle ne savait pas se tenir. Je pense à sa classe sociale. Sa sexualité débridée, n’en parlons pas. À part le sexe et l’art, rien ne l’intéressait. Bien sûr, je connais un certain nombre d’anecdotes.
Alex fait mention d’un club a Paris, Cris et chuchotements, Victoria était une habituée. Le week-end qui précéda sa disparition, on l’a vue danser et s’éclipser dans l’arrière-salle. Entourée de types. Il y a beaucoup de clients, des habitués, des curieux, tous milieux confondus. Des femmes et des hommes célibataires, mariés, des acteurs, des producteurs et même des politiques. Je connais très bien ce lieu, j’y suis allé avec Victoria. Elle ne passait jamais inaperçue, imaginez, une femme sublime qui portait une valise de torture et de plaisir. Elle fouettait, tapait, claquait, buvait, et rentrait dormir tranquillement. »

À propos de l’auteur
Agnès Vannouvong est née en 1977. Elle enseigne les Gender studies à l’Université de Genève. Elle est l’auteur de quatre romans au Mercure de France, Après l’amour (Folio), Gabrielle, Dans la jungle et La collectionneuse, qui explore les rapports de l’argent et de la beauté, de l’art et de la sexualité. (Source: Éditions du Mercure de France)

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Grands carnivores

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Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
Ils sont frères, mais tout les oppose. L’un vient d’être nommé directeur d’une grande entreprise, l’autre est peintre. Et quand le cirque s’installe en ville, l’un y voit une source de trouble, l’autre un moment de réjouissance. Alors quand la rumeur court que les cages des fautes ont été ouvertes…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Les frères ennemis

C’est sous la forme du conte que Bertrand Belin nous revient. Il imagine que les cages des «Grands carnivores» ont été ouvertes et que les animaux du cirque errent en ville…

Les deux frères pourraient s’appeler Caïn et Abel, mais dans le conte imaginé par Bertrand Belin, ils n’ont pas de nom. On comprend toutefois que tout les oppose. Dans ce petit Empire, qui n’est pas situé non plus, le premier occupe une position privilégiée. Il vient d’être promu nouveau directeur des entreprises de boulons et autres fabrications métalliques du même genre. Très vite, l’auteur va le parer de toutes les plumes du paon: patriarche, notable, arriviste, «asservisseur patenté», serviteur de l’ordre et de la discipline et haïssant par conséquent les «parasites» dont fait partie son «barbouilleur» de frère.
On l’aura compris, le second est artiste-peintre. De joyeuse nature, se souciant peu du lendemain et préférant l’amour à la discipline, la fête à la rigueur, il se réjouit de l’arrivée d’un cirque en ville.
Mais le spectacle n’est pas celui qui est au programme des saltimbanques. L’information qui court dans la ville est que les cages du cirque ont été ouvertes et que les animaux se sont enfuis. Les grands carnivores erreraient en liberté dans les rues.
Face au danger, le premier réflexe est de rester sagement chez soi. Mais très vite la curiosité devient la plus forte. Chacun a envie de savoir comment et qui viendra à bout de ces bêtes.
Le directeur entend s’appuyer sur la peur pour faire régner l’ordre, édicter des lois sévères, interdire tous les fauteurs de troubles. Il n’est pas besoin de regarder bien loin pour trouver des correspondances avec l’actualité, y compris dans les dérapages verbaux. À moins que les outrances ne finissent par se retourner contre ceux qui les profèrent… Car à y regarder de plus près, il semble bien que les grands carnivores ne soient pas seulement en voie de disparition, mais qu’ils aient bel et bien disparu.
Bertrand Belin joue avec subtilité sur la dichotomie, celle des frères ennemis, celles de ces animaux aussi menaçants que menacés pour nous offrir une jolie réflexion politique baignant dans un climat très troublé.

Grands carnivores
Bertrand Belin
Éditions P.O.L
Roman
176 p., 16 €
EAN 9782818046739
Paru le 03/01/2019

Ce qu’en dit l’éditeur
Lui est récemment promu à la tête des entreprises familiales, personnage sinistre et cynique, jaloux de son frère peintre, cultive l’art de soumettre et de se soumettre, de servir l’Empire et ses valeurs. Il n’a d’autre ambition que la restauration de ce qu’il appelle « la grandeur du pays » quand son frère rêveur fait l’artiste, aime, désire. Cultive ainsi de vaines activités, néfastes à l’ordre général. La joie de l’un éveille l’irritation voire la détestation de l’autre. De cette faille entre les deux frères naît inévitablement un déséquilibre, et beaucoup d’imprévu. Surtout si un cirque s’installe en ville…
La population apprend qu’un groupe de fauves s’est échappé durant la nuit. Introuvables, les bêtes sont au centre de toutes les conversations et objet de toutes les craintes. Les habitants seront entièrement tournés vers la défense et la préservation de leur intégrité individuelle, leur attention exclusivement dirigée vers ce danger inédit. Le climat de terreur où les fauves ont plongé la population, constitue l’occasion formidable de l’apparition d’un discours jusque-là souterrain.
Bertrand Belin réussit une étrange fable romanesque, dans un contexte imaginaire, à une époque à la fois lointaine et très proche de la nôtre. Cette situation de crise présente beaucoup d’analogies avec le climat auquel sont soumises aujourd’hui comme hier les populations, climat où la peur, amplifiée par les discours politiques opportunistes, tient lieu de carburant à l’Histoire. Bertrand Belin dépeint un monde dominé par la peur de l’autre et la cruauté, les soupçons, et qui soudain bascule dans un rêve éveillé. L’inquiétude se propage avec la rumeur. Qui a peur, à présent, d’être dévoré? Et par qui?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Libération (Sabrina Champenois)
En attendant Nadeau (Jeanne Bacharach)
L’Obs (Sophie Delassein)
Charybde 27 : le blog 
Lelitteraire.com (Jean-Paul Gavard-Perret)


Bertrand Belin lit un passage de Grands carnivores © Production Jean-Paul Hirsch

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Il a des responsabilités. Il est le récemment promu. Il devra garantir la bonne marche des entreprises cependant que son frère empilera des croûtes. Lui seul prendra sa part des efforts qu’un citoyen reconnaissant doit à l’Empire. Ce n’est encore que le début mais sa réputation va grandissant. On le reconnaît à l’opéra, par exemple. À l’opéra, ce soir, tu as vu? j’ai vu. L’opéra où il admet qu’il est indispensable de se rendre quelques fois dans l’année, à l’occasion des premières, bien qu’il ne soit pas allé jusqu’à se rendre compte que les décibels et les gesticulations qu’il doit y supporter entretiennent un quelconque rapport avec le monde des arts qu’il a quoi qu’il en soit à cœur de cordialement mépriser. Il ne décèle, il va de soi, dans les tableaux « sinistres et déséquilibrés » de son frère, pas autre chose que de vagues traces laissées par l’agitation d’un de ses membres supérieurs, preuves en couleur assurant que du temps précieux a bien été gaspillé, ces merveilles n’étant à ses yeux que fatras de tentatives risibles et ridicules espoirs attendant dans une soupente le tribunal des flammes. Lui construit tandis que son frère pille. Il ensemence quand l’autre dilapide. Il lustre leur nom cependant que son frère le souille. Un tel frère ne peut lui être d’aucune utilité décidément, pense-t-il. Sa clique, ses frasques, sa mise, tout le navre. Le navre et lui nuit. Nuit à sa respectabilité, se dit-il. Avec tous ceux qui pourraient aujourd’hui ou demain mettre de l’huile dans la mécanique de l’ascension à laquelle il se considère promis, le récemment promu sait se montrer bon et daigne même faire preuve de patience et d’intérêt. Des autres, sachant en épargner quelques-uns aux moments opportuns, il ne pense qu’à se faire craindre. Les mouvements de son humeur, la façon qu’ils ont de lui comprimer puis de lui dilater la poche à venin, l’imprévisibilité de ses morsures, horripilent et navrent mais il y a toujours un délégué ou un décideur de seconde catégorie pour se compromettre en génuflexion devant ses plus mesquines toquades d’asservisseur patenté. Il y en a pour le craindre et le révérer, d’autres pour s’en méfier seulement et qui le méprisent. Ces derniers méprisent d’ailleurs autant les premiers, écœurés des comportements dégradants qu’ils adoptent dans le feu toujours nourri des humiliations servies par le récemment promu. Objets de sa méticuleuse cruauté, moqués, au rang de risée, ces subalternes par nature, comme les qualifierait le récemment promu, n’en sont pas moins fiers d’avoir été à leur tour, serait-ce un instant, au centre de son attention recherchée et ne trouvent pas mieux à faire que de s’en trouver flattés, certains ne renonçant pas à déclarer, allons-y, qu’ils l’aiment bien. Cela a pour conséquence, suivant un principe hélas déjà fort bien connu, que ceux qui ne comptaient pas parmi les admirateurs du récemment promu finissent par en vouloir davantage à ses victimes qu’à sa majesté elle-même, à laquelle ils reconnaissent, après tout il faut le lui concéder, un certain talent dans l’art de soumettre utilement et sans l’inquiéter la corolle de subordonnés qui l’orne. L’art de soumettre… qualité dont le cœur le plus pur, l’âme la mieux mise, est capable de reconnaître les avantages, parfois, au cours de son chemin d’honneur et de bonté. Certains, donc, l’aiment en l’aimant, les autres en ne l’aimant pas. »

Extrait
« Ce qu’il faut à l’Empire unifié, c’est un homme providentiel. C’est ce que pense le fondateur d’âge avancé, c’est aussi ce que pense le récemment promu nouveau directeur, et c’est ce que pense son épouse. C’est exactement ce que pense la gouvernante et c’est l’opinion du fumeur de harengs, celle aussi d’une partie des clients de la Brasserie Centrale et de son propriétaire. Un homme sous le règne duquel aucun lion ne se serait par exemple échappé d’un cirque pour la raison évidente qu’aucun cirque ne saurait être toléré dans l’Empire. » p. 158-159

À propos de l’auteur
Bertrand Belin est musicien, auteur et compositeur. Né à Auray en 1970, il arrive à Paris en 1989. Depuis de nombreuses années, parallèlement à une carrière de chanteur, il travaille avec le théâtre, la danse et le cinéma. (Source : Éditions P.O.L)

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Je t’ai oubliée en chemin

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En deux mots:
Après sept années de vie commune, Ana rompt avec le narrateur via un texto. Le choc est rude car la surprise est totale. Et comme sa décision semble irrévocable, il choisit de coucher leur histoire sur papier, histoire de la retenir encore un peu.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Retenir encore un peu l’être cher

Encore une histoire d’amour qui finit mal: dans le nouveau roman de Pierre-Louis Basse un texto met fin à sept années de vie commune entre Ana et Pierre. Un choc que le narrateur va essayer de transcender par l’écriture.

Le choc est rude pour Pierre en ce 2 janvier 2018. Un texto de sa compagne Ana l’informe que leur histoire d’amour a pris fin.
« Pierre,
Mon projet à ce jour est de vivre ma vie sans avoir à me justifier. Je n’ai pas changé à ton égard, je suis seulement arrivée au bout de ce que je pouvais supporter. Je ne vivrai plus comme j’ai vécu jusqu’à présent. C’est mon vœu pour 2018. Nous avons tenté avec plus ou moins de conviction, selon les périodes, de construire une vie ensemble; nous avons échoué. À ce jour, je renonce à notre histoire. Je t’aime, te respecte, t’admire, mais je ne suis pas heureuse. Or, si je ne peux pas être heureuse avec celui que j’aime, c’est que cet amour n’est pas supportable. On peut aimer, certes; on peut aussi mal aimer. Je veux être honnête, Pierre: je ne crois plus à notre histoire. Ta vie ne sera jamais la mienne, malgré toute ma bonne volonté, et tu n’as jamais eu envie de faire concrètement partie de la mienne. C’est comme ça. On ne va pas revenir indéfiniment là-dessus. Je suis en train de me reconstruire. Sans toi. C’est vital. Vital que je me retrouve. Vital que je m’occupe de moi. Il y a une seule photo chez moi: celle de mes enfants. Dans d’autres temps, d’autres lieux, avant eux, il n’y en avait pas. Je t’embrasse
Ana »
Sept ans planqués dans un texto, sept ans de passion conclus avec une certaine cruauté, sept ans que l’écrivain-journaliste entend retenir en les couchant sur le papier. Tout avait commencé lors d’une séance de dédicaces. En croisant le regard d’Ana, comédienne et chanteuse, il avait immédiatement été séduit. Mais le vrai coup de foudre arrive deux jours plus tard. Au tribunal de Bobigny, il est victime d’une crise cardiaque qui aurait pu signifier la fin de leur histoire avant même qu’elle ne démarre. Mais c’est le contraire qui va se produire en nourrissant leur amour naissant. C’est cette époque bénie qu’il va revisiter avec Dominique A, Lou Reed, Philippe Léotard en fond sonore et avec la certitude que «les lieux traversés, les villes, les paysages n’en finiront jamais de résister à la disparition de l’être aimé».
Les vacances à l’île aux moines ou à Épidaure, mais aussi leurs escapades à Bernay, en Normandie (sur la ligne de chemin de fer entre Paris et Cherbourg) où ils avaient décidé de s’installer apportent en quelque sorte la confirmation que cet amour était bien réel, et rend par la même occasion cette rupture d’autant plus incompréhensible et douloureuse. Suivra-t-il l’avis de Louis, son ami peintre, quand il lui explique que toute tentative de regagner le cœur d’Ana sera vaine. Il a vécu le même abandon et c’est que c’est perdu d’avance.
Ana s’inscrira alors à la suite de Véronique, à laquelle il doit ses premiers émois amoureux à quinze ans, et de Lucille, qu’il a fortuitement recroisé un jour à Paris.
Sensible et mélancolique, ce roman arrive en librairie en même temps que Rompre de Yann Moix et que Lettres à Joséphine de Nicolas Rey. Après #metoo voilà les hommes fragiles, les hommes meurtris, les hommes en mal d’amour.

Je t’ai oubliée en chemin
Pierre-Louis Basse
Cherche Midi éditeur
Roman
128 p., 17 €
EAN : 9782749161150
Paru le 3 janvier 2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris et à Bernay en Normandie, mais aussi à Paris, Bobigny, à l’île aux moines et à Épidaure en Grèce.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le baiser du Nouvel An était sans amour. Funèbre et froid, comme un hiver normand. Deux jours plus tard, par SMS, la femme pour laquelle il nourrit une passion depuis sept ans apprend à Pierre que tout est fini. Il est tout simplement rayé de la carte, effacé.
« Ce genre d’amour qui meurt fait un bruit d’hôpital. »
Fin de partie ? Effondrement brutal. La mort rôde. Pierre pense mettre fin à ses jours. Il va plutôt venir à bout de ce chagrin, l’épuiser, le rincer – en marchant, en écrivant. Le triomphe de la littérature et du corps qui se révolte dans les ténèbres. La vie, tout au bout du chemin.
Pour que le sentiment, enfin, ne devienne plus que le souvenir de ce sentiment.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La République des livres (Bernard Morlino)
Ouest-France (Pierre Machado – Entretien avec l’auteur)
Blog Un brin de Syboulette


Dans son émission «Interdit d’interdire», Frédéric Taddeï reçoit Pierre-Louis Basse pour Je t’ai oubliée en chemin © Production RT France

Les premières pages du livre
« Avant-propos
Un soir de brume et de pluie – en Normandie, la pluie est toujours promesse de soleil –, je tombai nez à nez avec mon double : le récit d’une terrible dépression, sorte de plongée dans le trou de sa vie, racontée par un célèbre romancier américain. Ce temps de la jeunesse qui ne revient jamais. Observant la dédicace, je m’aperçus – mi-surpris, mi-effrayé – que ce court roman était offert à une femme dont le prénom était le parfait homonyme de mon amour perdu. J’y voyais un signe : plutôt qu’être vaincu par mes ténèbres, je décidai, la nuit même, de raconter ce qui peut sauver un homme. Le tirer d’une boue sur le point de l’engloutir. Ni plainte, ni ressentiment. Il me fallait simplement trouver la réponse à cette question simple, sans fioritures : écrire au rythme de la nature, du monde, de ceux que nous aimons, peut-il sauver du pire ?
Une passion qui s’effondre a nourri tant de chansons, de livres, de films, de peintures. Je voudrais que ce livre ressemble à une guitare andalouse dans un café de banlieue. Une chanson de Mano Solo. Un poème de René Guy Cadou : le chant est parfois un peu triste, mais la lumière est toujours présente. Elle cogne à la vitre et insiste pour que la partie continue. Ce joli bras de fer entre espoir et désespoir.
Ce livre est l’histoire de ce bras de fer.
Un SMS, puis plus rien.
Ce genre d’amour qui meurt fait un bruit d’hôpital. Une mort privée de cercueil. Dans la déchéance qui vient, on ne parvient que difficilement à cerner la réalité de l’infini. Hier, la solitude avait un sens. Ana m’aimait. Cette passion donnait une épaisseur aux objets les plus simples et familiers de cet amour.
Un texto, puis plus rien.

« Pierre,
Mon projet à ce jour est de vivre ma vie sans avoir à me justifier. Je ne vivrai plus comme j’ai vécu jusqu’à présent. C’est mon vœu pour 2018. À ce jour je renonce à notre histoire. Je ne crois plus à notre histoire. C’est comme ça. On ne va pas revenir indéfiniment là-dessus.
Je suis en train de me reconstruire. Sans toi. C’est vital. Vital que je me retrouve. Vital que je m’occupe de moi.
Je t’embrasse.
Ana »
La disparition a plusieurs visages.
Juste après le texto, j’ai pensé à mon père, mort au mois de juillet 2001. Je m’étais retrouvé devant ses vêtements, rangés dans un placard de notre maison au bord de la mer. Je suis resté longtemps devant tout un tas de survêtements, anoraks, haltères, témoins d’une vie de sportif. Dans l’instant même de son départ, tout ce qui lui avait appartenu ressemblait à un lot d’objets absurdes. Sans queue ni tête. La vie d’un homme ne parvenait plus à circuler jusque dans ces zones habituées au grand calme. Le sentiment que tous ces objets que j’avais connus en sa présence venaient d’être saignés, comme vidés de leur substance. Ils avaient emporté, loin des cintres sur lesquels ils terminaient leur vie, tous les souvenirs, les beaux jours que nous avions partagés en famille.
Chose étrange, et qui alourdissait mon malaise, mes premiers vertiges : la perte de cet amour était plus scandaleuse. La sanction électronique. Elle possédait cette cruauté, ce triste talent – dans mon esprit fragile – de réunir le passé et le futur. Le simple message électronique avait le pouvoir fulgurant de faire exploser tous les temps d’une vie. Toutes ces questions sans réponses. Pour le reste de toute ma vie.
Le présent, avec sa caravane d’humeur, de légèreté ou d’arrogance, avait remporté une victoire à plates coutures. En amour comme avec une retransmission de sport, il suffisait d’un léger clignotement, un clic, court ralenti, pour siffler le hors-jeu. Un message sur l’écran de mon dernier Samsung. Il n’y avait plus à discuter. Se revoir n’avait aucun sens. « C’est comme ça. » On aurait dit que la réalité des hommes avait cessé d’être à la mode.
Un an auparavant, Ana m’avait envoyé dans la nuit d’un long voyage un texto semblable à celui de cette nouvelle année. Quinze jours plus tard, elle me téléphona : elle avait besoin d’entendre ma voix. Une manie contemporaine. Double projection sur le bout de nos doigts : dans le passé, il y avait ce que nous avions vécu de puissant avec l’être aimé – hier encore, il y a quelques mois, quelques jours. Tandis que je suis désormais banni d’un futur qui ne m’appartient plus. Je suis vivant, certes. Mais un vivant effacé. Le SMS avait inventé l’encre sympathique virtuelle et fulgurante. D’une certaine manière, les vivants d’aujourd’hui ont le loisir de l’autodestruction. Comme ces petites cassettes destinées à James Bond et qui explosaient dans les cabines téléphoniques. Il n’y aurait plus jamais de temps mort. Inutile de se revoir, ou d’en passer par le filtre laborieux de la conversation. Se dire au revoir était impossible. Le désir avait rejoint ce monde étrange des images qui luttent entre elles, pour s’imposer aux dépens de ceux qui les regardent. « C’est comme ça. »
Je pouvais bien recevoir sur mon écran, dans la seconde même d’un pouce levé, du sexe, ma consommation de gaz ou l’annonce d’une rupture. Sept ans ou quelques secondes, c’était du pareil au même. Nous vivions le temps de la suspension. Une forme nouvelle de lâcheté.
Plus tard, une lecture de plage assez distrayante, repérée dans les colonnes du Monde, m’en dira davantage : technique subtile du ghosting. Les fantômes prennent la place des adultes. « On part sans le dire, on se contente de disparaître. »
Pourtant, impossible de « disparaître des écrans pour cesser d’exister dans la tête et dans le corps de l’autre. Parce que l’amour laisse en moi les traces du corps aimé, parce qu’il a façonné le mien, il y reste longtemps inscrit ».
Une mort, pleine de vie.
Après la sidération, il y aurait le temps des vertiges, des suffocations. Des angoisses sur le chemin des ténèbres. Le texto disait qu’une vie entière dont j’avais besoin se poursuivrait sans moi. À l’écart de mes désirs. Avec un autre peut-être.
L’effacement. »

Extrait
« Bernay, où je me suis installé, est une petite ville de Normandie, tranquille et douce. Endormeuse. Un écrin du pays d’Ouche.
Les jours de marché, on voudrait saisir à bras-le-corps toutes les saucisses de la Manche, qui vous regardent du coin de l’œil. Je les aperçois qui ruissellent au milieu des frites. Saucisses, andouillettes au foin, terrines de canard font comme une immense guirlande le long des étals. Louis, mon ami, ne peut pas s’empêcher, chaque samedi que Dieu fait, de glisser une jolie saucisse dans un morceau de pain. Comme elle est douce et juteuse à la fois. « C’est tout de même autre chose que leur kebab de merde », nous crie dans l’oreille un boucher de passage, avec son fanion tricolore planté dans l’essuie-glace de sa camionnette. L’hiver surtout, tôt le matin, on dirait que c’est la dernière France du terroir qui nous envoie des signes de détresse. Ce fumet qui s’échappe des jarrets. Les poulets qui tournent. Mon Dieu. Toute cette bonne charcuterie, cela ressemble à un merveilleux adieu de nos provinces. »

À propos de l’auteur
Pierre-Louis Basse est né à Nantes, en 1958. Après trente ans à la radio comme journaliste et grand reporter, il poursuit son métier d’écrivain. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres – reportages, essais, ouvrages sur le sport, biographies et romans – dont Ma Ligne 13, un livre prémonitoire sur le destin des banlieues, et Guy Môquet, une enfance fusillée, porté à l’écran par Volker Schlöndorff. Conseiller du président de la République François Hollande, entre 2014 et 2017, il tire de ces années un roman du pouvoir Le Flâneur de l’Élysée. Il animera, en 2019 sur LCP, «Le temps de le dire». (Source: Cherche Midi éditeur)

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Mourir n’est pas de mise

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En deux mots:
Épuisé et sans doute déjà malade, Jacques Brel décide de quitter la scène, s’achète un bateau et vogue vers les Marquises. Les dernières années de sa vie sont l’occasion de (re)découvrir l’homme, mais surtout de retracer une magnifique odyssée.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Le temps s’immobilise aux Marquises

Dans cette courte biographie romancée des dernières années de Jacques Brel, David Hennebelle nous offre sans doute le plus émouvant des hommages à celui dont on commémore les 40 ans de sa disparation.

Une fois n’est pas coutume, commençons cette chronique en citant non pas un passage du roman, mais le début de «Les Marquises», l’une des dernières chansons de Jacques Brel:
Ils parlent de la mort
Comme tu parles d’un fruit
Ils regardent la mer
Comme tu regardes un puit
Les femmes sont lascives
Au soleil redouté
Et s’il n’y a pas d’hiver
Cela n’est pas l’été
La pluie est traversière
Elle bat de grain en grain
Quelques vieux chevaux blancs
Qui fredonnent Gauguin
Et par manque de brise
Le temps s’immobilise
Aux Marquises
Des paroles qui sont une belle introduction à ce magnifique hommage au chanteur belge dont on commémore le 9 octobre 2018 les 40 ans de la disparition. On y parle aussi de la mort, on y regarde aussi la mer, on y parle aussi de la pluie, on y parle aussi de Gauguin et on y immobilise aussi le temps.
En retraçant les dernières années de la vie de Brel, David Hennebelle fige pour l’éternité la légende de ce compositeur-interprète à nul autre pareil. Depuis ce jour de 1974 où son bateau quitte le port d’Anvers jusqu’au pèlerinage devant la pierre tombale aux Marquises, on va (re)découvrir l’homme au travers d’un récit aussi émouvant que documenté.
Au moment de lever l’ancre à bord de l’Askoy, le bateau qu’il a acheté pour l’occasion, ce sont les rêves de grand large et d’aventure qu’il entend partager avec son équipage, sa compagne et ses filles. Après une dernière tournée épuisante et le tournage du film L’Emmerdeur, il a en effet décidé de larguer les amarres, même si personne ne croit vraiment qu’il ait définitivement dit adieu à la scène. Il a envie de profiter de la vie, de fuir les paparazzis qui ne le quittent pas d’une semelle et de profiter de sa nouvelle liberté.
Mais les problèmes de santé, la météo et les tensions qui naissent à bord vont transformer le beau voyage en une difficile odyssée qu’il va du reste interrompre à plusieurs reprises. Fatigué et fragilisé, il s’effondre quand on lui annonce le décès de Georges Pasquier. «Il se trouva submergé par un chagrin dont rien ne pouvait le tirer. Il pleurait et parlait en même temps, hoquetant comme le font beaucoup les enfants. Ceux qui les connaissaient bien avaient raison de dire que Jojo était son ami le plus cher, depuis leur rencontre aux Trois Baudets, depuis ces fins fonds de la nuit où aucun des deux n’arrivait à dire à l’autre que, peut-être, il serait préférable d’aller dormir. Assez vite il avait travaillé pour lui, abandonnant son métier d’ingénieur pour le conduire d’une ville à l’autre, pour lui servir de secrétaire ou de régisseur. »
Après des obsèques déchirantes pour celui qu’il aimait «plus et mieux qu’une femme», il retrouve son bateau. Même si les médecins lui déconseillent de reprendre la mer, il poursuit son rêve, aussi entêté que L’Homme de la Mancha, cette comédie musicale qu’il a adaptée et montée.
Et il finit par l’atteindre… « Les Marquises invitaient au cabotage. Les îles portaient des noms inconnus qu’on apprivoisait d’abord à la lecture des cartes marines. On s’emplissait la bouche de Tahuata, Ua Pou, Nuku Hiva ou Ua Huka. Chacune portait un mystère qui ne se dissipait pas avec la venue du rivage. En tout, il y en avait douze ; la moitié se passait des hommes. Brel était subjugué. Il se surprenait à les aimer plus encore qu’il n’avait aimé les Açores. L’Askoy partit vers le nord. À Nuku Hiva, ils se prêtèrent, amusés, à l’accueil fort cérémonieux des autorités de l’île. Le champagne n’était pas frais. Ils ne s’attardèrent pas; ils savaient déjà qu’ils étaient bien mieux accordés à Hiva Oa. »
Peut-être pressent-il que c’est dans cet archipel qu’il finira sa vie aux côtés de Maddly, sa dernière compagne. Après avoir repris la mer jusqu’à Tahiti, il revient s’installer aux Marquises où il va trouver une maison où il rêve d’accueillir ses amis. Après un voyage à Bruxelles pour une visite de contrôle, il renouvelle sa licence de pilote et va dès lors servir de pilote aux habitants qui l’ont adopté, y compris les religieuses.
Désormais installé, il recommence à composer, parfait ses talents de cordon-bleu – il aime surprendre ses amis en leur concoctant des menus dignes d’un grand-chef – et attend avec impatience Charley Marouani pour lui présenter son nouvel album dont la sortie provoquera un vrai raz-de-marée, entre autres par une promotion assurée par celui qui deviendra quelques années plus tard président de la République: François Mitterrand.
Mais alors que Brel fourmille de projets, la maladie va le rattraper. Une embolie pulmonaire va l’emporter. Aujourd’hui il repose près de Gauguin, dont il disait qu’il avait gardé l’âme de l’enfant dans l’adulte. On pourrait sans doute en dire autant de lui-même.


Les Marquises de Jacques Brel – 1977.

Mourir n’est pas de mise
David Hennebelle
Éditions Autrement
Roman
168 p., 15 €
EAN: 9782746747739
Paru le 29 août 2018

Où?
Le roman se déroule en Belgique, en Suisse, en France et sur l’océan en route vers les Marquises et Tahiti, avec quelques escales en cours de route.

Quand?
L’action se situe de 1974 à 1978.

Ce qu’en dit l’éditeur
À bord d’un grand voilier, un homme laisse derrière lui le ciel gris et bas de Belgique, les paparazzis, les salles de concert enfumées. Sur les îles Marquises, il veut devenir un autre et retrouver le paradis perdu de l’enfance. Mais il reste toujours le plus grand: Jacques Brel.
Roman biographique et onirique, Mourir n’est pas de mise redonne vie avec grâce et émotion aux quatre dernières années mythiques de Jacques Brel, entre grandes fêtes, vie solitaire, compositions, échappées sur mer ou dans les airs. Des années de beauté, de gravité, d’une vie réinventée, tel un conte merveilleux et cruel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Baz’Art
Blog Boojum (Loïc di Stefano)

Les premières pages du livre
« Quand l’Askoy s’éloigna des quais du port d’Anvers, le temps n’était pas clair, les eaux épaisses de l’Escaut n’étaient pas calmes, juillet ne tenait pas les promesses d’un bel été.
Il avait décidé qu’il fallait faire des choses dangereuses, des choses qui effraient la plupart des gens, des choses qu’on ne sait pas encore faire. Pour les ressentir, ces choses, il s’était embarqué dans un tour du monde.
C’était un mercredi de 1974, sur les six heures. Alexandre Soljenitsyne était expulsé d’URSS parce qu’il avait publié L’Archipel du Goulag, Emmanuelle et Les Valseuses projetaient le sexe partout où il était inconvenant de le pratiquer tandis que le vent de l’Histoire emportait Nixon et les colonels grecs.
Il avait quarante-cinq ans.
Il partait.
À la vérité, il avait tout précipité, sitôt sorti du tournage de L’Emmerdeur. L’année précédente, il avait loué un voilier et un skipper pour un tour de Corse avec ses trois filles avant de s’embarquer sur le Korrig, un bateau-école, pour la grande traversée de la mer océane.
« Il faut savoir retourner à l’école », avait-il dit.
Il s’était laissé tout expliquer des manœuvres d’entrée et de sortie dans les ports, des marées, des phares, des cordages, des voiles, des instruments de navigation. Sous la lune et le vent, il avait voulu écrire ce bonheur si nouveau à Lino Ventura. À son retour, pour se perfectionner et obtenir son brevet de capitaine au grand cabotage, il avait continué à prendre des cours à l’École royale de la marine d’Ostende. Puis il avait parcouru les côtes de la Manche et de la mer du Nord à la recherche du bateau qui le porterait, lui et ses rêves. Si nombreux. Insondables.

Un jour, dans le port d’Anvers, il s’était arrêté devant cette solide coque d’acier de dix-huit mètres et de quarante-deux tonnes à la quille relevable qui attendait ses mâts et sa voilure, au milieu des hangars, comme un grand jouet incomplet qu’on aurait oublié dans un recoin. C’était un yawl assez remarquable dans la plaisance belge qui avait surtout navigué en mer du Nord et dans les canaux de Hollande. Il tirait son nom d’une petite île de Norvège, Askøy, l’île aux Frênes, au large de Bergen.
Il l’acheta puis, un samedi, avec des mètres carrés plein la tête, il se rendit dans une voilerie à Blankenberge pour y déplier ses plans. On reconnut le bateau mais non son nouveau propriétaire, ce qu’il aima par-dessus tout.
« Je suis celui que tous les Flamands veulent tuer. »
Tout le monde avait ri.
Dans l’entrepôt, il écartait les deux bras et dansait presque pour mimer la manière dont l’Askoy se comportait avec le vent arrière dans les focs.

Il était revenu plusieurs fois à la voilerie, prenant plaisir à discutailler avec le patron qui ne le prenait guère au sérieux : aimable fou qui n’aurait jamais la pointure pour gouverner seul ou même à deux un bateau aussi grand, aussi lourd. Il lui répondait invariablement qu’il s’en fichait, qu’il fallait précisément être fou, que l’homme n’était pas fait pour rester quelque part, qu’il devait aller voir entre les vagues, derrière les îles, dans le lointain où se font les jolies vies. »

Extrait
« Il y avait tant de personnes qui ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir qu’il était loin déjà. Et qu’il avait le dos tourné. C’était peut-être la seule chose qui ne mentait pas sur la photo. Il n’avait pas imaginé, depuis qu’il avait annoncé son retrait de la scène, qu’on le presserait autant dans l’espoir de lui arracher des regrets. Il fallait vraiment ne pas le connaître pour se le figurer déjà nostalgique ou incertain de son choix. »

À propos de l’auteur
David Hennebelle est né en 1971 à Lille. Professeur agrégé et docteur en Histoire, il est l’auteur d’essais sur la vie musicale publiés chez Champ Vallon et Symétrie. Mourir n’est pas de mise est son premier roman. (Source : Éditions Autrement)

Site Wikipédia de l’auteur 

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La saison des feux

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En deux mots:
Quand Mia et sa fille Pearl s’installent à Shaker Heights, dans la banlieue chic de Cleveland, elles ne se doutent pas combien cette décision va bousculer la communauté, à commencer par celle des Richardson et de leurs quatre enfants.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

«Allumer le feu et faire danser les diables et les dieux»

Dans ce second livre traduit en français, Celeste Ng confirme son talent. L’auteur de «Tout ce qu’on ne s’est jamais dit» s’y montre aussi incisive qu’impitoyable.

Avec deux livres, Celeste Ng impose déjà sa patte sur la littérature américaine contemporaine. Son sens de l’observation et son analyse très fine de la société l’ont propulsé au rang de figure de proue de la jeune génération d’écrivains d’Outre-Atlantique. Avec d’excellentes raisons, à commencer par un sens diabolique de la construction dramatique.
Si «Tout ce qu’on ne s’est jamais dit» s’ouvrait avec la découverte d’une jeune fille noyée dans un lac, ce nouvel opus commence également par un fait divers, une énigme: un incendie vient perturber la vie tranquille des habitants de Shaker Heights dans la banlieue chic de Cleveland. Une banlieue que l’auteur connaît bien pour y avoir vécu de 1990 à son départ pour l’université en 1998. C’est du reste l’époque où elle situe cet acte malveillant initial. Car d’après les pompiers, l’origine criminelle ne fait aucun doute, ayant découvert un accélérateur et plusieurs foyers simultanés.
Cette image des feux qui s’allument un peu partout va dès lors accompagner le lecteur. Car ils vont très vite découvrir que derrière les façades sages, le calme et la sérénité apparents, il suffira d’une étincelle pour allumer le feu et, comme le chantait Johnny Halliday, «faire danser les diables et les dieux».
Les regards vont très vite se tourner du côté des moutons noirs, des habitants qui sont «différents», à commencer par Izzy, la fille rebelle des Richardson qui aurait très bien pu mettre le feu à la maison familiale.
Puis le regard va se porter vers Mia Warren et sa fille Pearl qui ne cadrent pas non plus avec les habitants-modèle du quartier. Depuis qu’elles sont arrivées, leur passé bohème a vite fait de leur coller une réputation de marginales.
Izzy n’était-elle du reste pas liée avec Pearl? Et Mia ne travaillait-elle pas pour Elena Richardson qui lui louait également un appartement? Et comme en plus, elle semble avoir disparu sans laisser de traces…
Seulement voilà, lorsque l’on désigne aussi rapidement des coupables, c’est que l’on a envie d’évacuer une affaire avec laquelle on ne se sent pas vraiment à l’aise. Et tout le talent de Celeste Ng consiste à nous faire découvrir peu à peu les failles des uns et des autres, de ces familles «bien sous tous rapports». Mais il n’y a qu’à creuser un peu sous le vernis pour découvrir frustrations, envies, jalousies et convoitises.
Izzy trouve en Mia l’artiste le modèle de la femme libre qu’elle rêve d’être. Son frère Moody tombe amoureux de Pearl qui, après des années d’errance et de difficultés financières rêve du mode de vie des Richardson. Du coup Elena s’affole…
Flash-back. Nous partons à New York où Mia a suivi une formation à l’art et où son «œil» a été repéré par une galeriste. Mais elle va devoir rentrer faute de pouvoir continuer à financer ses études. C’est à ce moment qu’elle rencontre les Ryan qui lui proposent d’être une mère-porteuse et lui font un pont d’or. Une proposition qu’elle va finir par accepter.  Pendant le restant de sa vie, Mia se demanderait à quoi aurait ressemblé son existence si elle n’était pas allée au restaurant ce jour-là. Sur le coup, ça avait ressemblé à une plaisanterie: juste un moyen de satisfaire sa curiosité et d’avoir un bon repas par-dessus le marché. Par la suite, bien entendu, elle comprendrait que ça avait tout changé pour toujours.»
Voilà le roman qui bascule à nouveau ou plutôt qui s’enrichit de nouvelles problématiques qui vont relier toutes ces femmes et toutes ces filles, à commencer par leur place dans la société, leur légitimité, leurs droits et devoirs.
Un passionnant chassé-croisé orchestré par une plume incisive qui n’hésite pas à remettre sur le devant de la scène la lutte des classes ou le racisme avec une subtilité qui ne fait que donner encore davantage de poids à la démonstration. Magistral!

La saison des feux
Celeste Ng
Sonatine Éditions
Roman
traduit de l’anglais (États-Unis) par Fabrice Pointeau
384 p., 21 €
EAN : 9782355846502
Paru le 5 avril 2018

Où?
Le roman se déroule aux États-Unis, plus précisément à Shaker Heights dans la banlieue de Cleveland dans l’Ohio, à Silver Springs, mais aussi à New York.

Quand?
L’action se situe de la fin du XXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand le voile des apparences ne peut être déchiré, il faut parfois y mettre le feu.
À Shaker Heights, banlieue riche et tranquille de Cleveland, tout est soigneusement planifié pour le bonheur des résidents. Rien ne dépasse, rien ne déborde, à l’image de l’existence parfaitement réglée d’Elena Richardson, femme au foyer exemplaire.
Lorsque Mia Warren, une mère célibataire et bohème, vient s’installer dans cette bulle idyllique avec sa fille Pearl, les relations avec la famille Richardson sont d’abord chaleureuses. Mais peu à peu, leur présence commence à mettre en péril l’entente qui règne entre les voisins. Et la tension monte dangereusement à Shaker Heights.
Après Tout ce qu’on ne s’est jamais dit (Sonatine Éditions, 2016), Celeste Ng confirme avec ce deuxième roman son talent exceptionnel. Rarement le feu qui couve sous la surface policée des riches banlieues américaines aura été montré avec tant d’acuité. Cette comédie de mœurs, qui n’est pas sans rappeler l’univers de Laura Kasischke, se lit comme un thriller. Avec cette galerie de portraits de femmes plus poignants les uns que les autres, c’est aussi l’occasion pour l’auteur d’un constat d’une justesse étonnante sur les rapports sociaux et familiaux aujourd’hui.

Les critiques
Babelio
Le Point (Julie Malaure)
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Mon féérique blog littéraire 
Blog Sangpages 
Blog Les livres de Joëlle 
Blog Abracadabooks 
Blog Froggy’s Delight 


Bande-annonce de La Saison des Feux, par Celeste Ng © Production Hachette livre

Les premières pages du livre
« Que vous optiez pour un terrain constructible dans la zone des écoles, de vastes hectares de terre sur le domaine de Shaker Country, ou l’une des maisons offertes par notre société dans divers quartiers, votre achat inclura des installations pour le golf, l’équitation, le tennis, la navigation de plaisance; il inclura également des écoles inégalables ; et il vous assurera une protection éternelle contre la dépréciation et le changement non désiré. »
Publicité de la compagnie Van Sweringen, créateurs et développeurs de Shaker Village

« Au fond, cependant, tout bien considéré, les habitants de Shaker Heights sont très semblables à ceux du reste de l’Amérique. Ils ont peut-être trois ou quatre voitures au lieu d’une ou deux, et deux téléviseurs au lieu d’un seul, et quand une fille de Shaker Heights se marie, elle aura peut-être droit à une réception pour huit cents personnes avec l’orchestre de Meyer Davis venu de New York, au lieu d’une réception pour cent personnes avec un groupe local, mais ce sont des différences de degré plus que des différences fondamentales. « Nous sommes des gens chaleureux et nous passons des moments merveilleux! » déclarait récemment une femme au country club de Shaker Heights, et elle avait raison, car les habitants de l’Utopie semblent en effet mener une vie plutôt heureuse. »
«The Good Life in Shaker Heights», Cosmopolitan, mars 1963

« Tout le monde à Shaker Heights en parlait cet été-là : du fait qu’Isabelle, la dernière des enfants Richardson, avait finalement perdu la raison et mis le feu à la maison. Tous les ragots du printemps avaient tourné autour de la petite Mirabelle McCullough, et maintenant, enfin, il y avait un nouveau sujet de conversation sensationnel. Peu après midi ce samedi de mai, les clients qui poussaient leur caddie de courses chez Heinen’s avaient entendu les camions de pompiers se mettre à hurler et foncer vers la mare aux canards. À midi et quart, il y en avait quatre garés en une file rouge désordonnée dans Parkland Drive, où chacune des six chambres de la maison des Richardson était en flammes. Et quiconque se trouvait dans un rayon de huit cents mètres voyait la fumée qui s’élevait au-dessus des arbres comme un nuage d’orage noir et dense. Plus tard, on dirait que les signes avaient tout le temps été là : qu’Izzy était un peu cinglée, qu’il y avait toujours eu quelque chose qui clochait dans la famille Richardson, que dès qu’ils avaient entendu les sirènes ce matin-là ils avaient su qu’une chose terrible s’était produite. Alors, bien entendu, Izzy serait depuis longtemps partie, ne laissant derrière elle personne pour la défendre, et les gens pourraient – et ils ne s’en priveraient pas – dire tout ce qui leur plairait. À l’instant où les camions de pompiers étaient arrivés, cependant, et pendant un bon bout de temps par la suite, personne ne savait ce qui se passait. Les voisins s’étaient massés aussi près que possible de la barrière de fortune – une voiture de police garée de travers à quelques centaines de mètres – et avaient regardé les pompiers dérouler leurs lances avec la mine sombre d’hommes qui savaient que la cause était entendue. De l’autre côté de la rue, les oies de la mare plongeaient la tête sous l’eau en quête d’herbes, totalement indifférentes à l’agitation.
Mme Richardson se tenait sur la pelouse arborée, serrant fermement le col de son peignoir bleu pâle. Bien qu’il fût midi passé, elle dormait encore quand les détecteurs de fumée avaient retenti. Elle s’était couchée tard et avait volontairement fait la grasse matinée, estimant qu’elle le méritait après une journée plutôt difficile. La veille au soir, elle avait regardé depuis une fenêtre à l’étage tandis qu’une voiture s’immobilisait finalement devant la maison. L’allée était longue et circulaire, formant un profond arc en fer à cheval qui reliait le trottoir à la porte puis retournait vers la rue, qui se trouvait à une bonne trentaine de mètres, trop loin pour qu’elle puisse la distinguer clairement, d’autant que même en mai, à huit heures du soir, il faisait presque nuit. Mais elle avait reconnu la petite Volkswagen marron clair de sa locataire, Mia, dont les phares brillaient. La portière côté passager s’était ouverte et une silhouette élancée était descendue sans la refermer : la fille adolescente de Mia, Pearl. Le plafonnier éclairait l’intérieur de la voiture comme une petite vitrine, mais le véhicule était rempli de sacs presque jusqu’au plafond, et Mme Richardson apercevait tout juste le contour vague de la tête de Mia, le chignon négligé perché au sommet de son crâne. Pearl s’était penchée au-dessus de la boîte à lettres, et Mme Richardson s’était imaginé le léger grincement tandis que le battant s’ouvrait, puis se refermait. Pearl était ensuite vivement retournée dans la voiture et avait repoussé la portière. Les feux de stop avaient rougeoyé, avant de disparaître, et la voiture s’était éloignée en crachotant dans la nuit de plus en plus sombre. Avec un certain soulagement, Mme Richardson était descendue à la boîte à lettres et avait trouvé un jeu de clés sur un simple anneau, sans un mot. Elle avait prévu de se rendre à la maison de location de Winslow Road dans la matinée pour l’inspecter, même si elle savait déjà qu’elles seraient parties. »

Extraits:
« Alors ils avaient d’abord eu Lexie, en 1980, puis Trip l’année suivante et Moody celle d’après, et Mme Richardson avait été secrètement fière de voir que son corps était si fertile, si endurant. Elle marchait avec Moody dans sa poussette pendant que Lexie et Trip lui emboîtaient le pas, chacun agrippant sa jupe comme des éléphanteaux suivant leur mère, et les gens dans la rue marquaient un temps d’arrêt : cette jeune femme élancée ne pouvait pas avoir porté trois enfants, si ? « Juste un de plus », avait-elle dit à son mari. Ils avaient convenu de les avoir tôt pour qu’ensuite Mme Richardson puisse retourner au travail. Dans un sens, elle aurait aimé rester à la maison, simplement être avec ses enfants, mais sa mère avait toujours méprisé les femmes au foyer. « Elles gâchent leur potentiel, affirmait-elle d’un ton dédaigneux. Tu as une tête bien faite, Elena. Tu ne vas pas juste rester à la maison et tricoter, n’est-ce pas ? » Une femme moderne, avait-elle toujours laissé entendre, pouvait – non, devait – tout avoir. Alors, après chaque naissance, Mme Richardson avait repris le travail, rédigeant les gentils articles que son rédacteur demandait, puis elle rentrait à la maison pour dorloter ses petits, attendant l’arrivée du prochain. »

« Pour elle, c’était simple: Bebe Chow avait été une mauvaise mère; Linda Mc Cullough en avait été une bonne. L’une avait suivi les règles, l’autre non. Mais le problème avec les règles, songea-t-il, c’était qu’elles supposaient une bonne et une mauvaise manière de faire les choses. Alors qu’en fait, la plupart du temps, il y avait simplement des manières différentes, dont aucune n’était totalement mauvaise ou totalement bonne, et il n’y avait rien pour vous indiquer de quel côté de la ligne de démarcation vous vous trouviez. Il avait toujours admiré l’idéalisme de sa femme, sa certitude que le monde pouvait être amélioré, pacifié, peut-être même être rendu parfait. Et pour la première fois il se demanda s’il voyait les choses du même œil. »

À propos de l’auteur
Celeste Ng vit dans le Massachusetts. Après Tout ce qu’on ne s’est jamais dit, La Saison des feux est son deuxième roman publié chez Sonatine Éditions. (Source : Sonatine Éditions)

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