Dans les murmures de la forêt ravie

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En deux mots
Le troupeau de Jean vient d’être décimé. Alors les hommes du village décident de traquer le loup. Mais Jen préfère régler lui-même le problème et part dans la forêt, laissant sa fille Agnès et son ouvrier Pàl se débrouiller sans lui. Face au loup, c’est toute sa vie qu’il va retrouver. Une vérité douloureuse.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La solitude, la forêt et le loup

Avec ce premier roman très noir, Philippe Alauzet confronte une nouvelle fois le loup et l’homme. Sauf que l’histoire n’est pas aussi simple qu’elle y paraît. Qui s’attaque à son troupeau ? Et qui est le plus solitaire des deux ? Le combat s’engage.

La cohabitation de l’homme et du loup n’a jamais été simple. Nombreux sont les paysans qui se sont opposés aux campagnes de réintroduction de la bête qui s’attaquait à leurs troupeaux. Aussi quand s’ouvre ce roman, la découverte de brebis égorgées ravive la colère des bergers qui n’ont qu’une envie, aller abattre au plus vite ce prédateur qui demain peut s’en prendre à leurs bêtes. Mais Jean, la victime, refuse leur proposition. Il n’a besoin de personne pour régler le problème et préfère partir seul traquer la bête. Car Jean est un solitaire. Après avoir perdu sa femme, il a construit sa vie autour de sa ferme, son coin de terre, sa fille Agnès et son chien Pentecôte. À leurs côtés, Pàl, l’ouvrier immigré, est lui aussi un taiseux, enfermé dans un son exil douloureux. Plus qu’un groupe, ils forment un trio de solitudes qui cohabitent. Chacun avec son histoire, ils se sont construits de solides remparts. Jean préfère la forêt aux hommes. Agnès rêve d’ailleurs mais la quarantaine passée, elle ne se berce plus d’illusions. Tout juste accepte-t-elle une relation à minima avec Pàl, car il faut bien que le corps exulte. Puis elle retourne à ses occupations domestiques. Finalement, le seul qui fait le lien entre eux, le seul à ne pas avoir d’états d’âme et de pensées parasites, c’est le chien. S’il suit volontiers Jean dans la forêt, il aime aussi retrouver Agnès et Pàl, de retour de ses expéditions.
La forêt, c’est d’ailleurs le personnage inattendu de ce conte noir, l’endroit qui grouille de vie, où l’horizon est certes limité, mais où tout peut se passer. La compagne de Jean : «Cette forêt qu’il connaît comme personne, c’est comme si elle l’avait vu naître. Parfois, il la sent battre dans ses veines. Il en a étudié chaque arbre, chaque pousse, chaque herbe, chaque être qu’il pourrait nommer, fourrant dans sa mémoire rétive à tout autre sujet un trésor de savoirs dont on serait bien en mal de connaître la source. Et là, pourtant, cerné par les odeurs de la terre et des bois, par les mille voix du vent caressant ses oreilles, Jean se sent subitement le cœur aussi lourd que le ciel qui plombe. Ça lui tombe dessus comme une fiente.»
Car au fur et à mesure qu’il progresse dans sa traque, il chemine aussi dans son esprit. Ses souvenirs viennent le hanter, sa solitude le consume, ses certitudes vacillent. Alors, il n’est plus un roc quand il se retrouve nez à nez face à «une masse musculaire roulant sur son dos et ses épaules, une allure lourde et puissante, près de quatre-vingts kilos de force et de longues pattes nerveuses prêtes à bondir: un loup à robe grise nervurée de crème et de charbon, la fourrure grossière et longue dressée sur son échine». Le loup dont «les babines retroussées laissaient voir, tout en grand, canines et incisives, terribles, mortelles, machine à rompre et à broyer n’attendant qu’un geste de l’homme pour déchaîner l’enfer.» Mais l’enfer n’est jamais sûr et Philippe Alauzet va alors imaginer une issue surprenante à cette confrontation. Avec une écriture poétique, à la fois proche de la terre et des humeurs de l’esprit, le primo-romancier nous livre une réflexion sur l’enfermement, la prison intérieure qui se construit insidieusement. Mais aussi sur les forces qui poussent à sortir de cette aliénation. Voilà des débuts en littérature plus qu’encourageants, qui ne sont pas sans rappeler ceux de Franck Bouysse.

Dans les murmures de la forêt ravie
Philippe Alauzet
Éditions du Rouergue
Premier roman
112 p., 13,80 €
EAN 9782812624155
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé en France dans une région forestière qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Agnès n’a jamais quitté la ferme de Jean, son père. Après que sa mère a disparu, alors qu’elle était adolescente, elle a peu à peu pris sa place. Et si elle rejette les avances des hommes, elle veut bien des caresses de Pàl, l’ouvrier qui travaille chez eux, un étranger qui n’a que des terres brûlées derrière lui. Mais de la forêt vient une bête qu’on croyait disparue, qui décime les troupeaux. Jean n’est pas de ces hommes qui se résignent. Il prend un fusil et suivi de son chien, Pentecôte, passe l’orée du bois, les limites du monde.
Avec ce premier roman d’une puissante poésie, Philippe Alauzet nous fait entrer dans un conte noir, l’histoire de la libération d’une enfant blessée, dans un monde clos sur ses silences et ses secrets, où les fantômes rendent l’amour impossible.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Ils étaient une dizaine autour de Baron, de Péchac.
Baron, il serrait les poings de rage. Il avait des larmes dans les yeux, et on savait pourquoi : ils auraient tous eu la même rage et la même peine s’ils avaient été à sa place.
La machine faisait un bruit d’enfer, avec ses puissants vérins. Un gars attachait la bête par une patte, puis le bras articulé montait, déposait la carcasse dans la benne. On défaisait la sangle. La bête tombait dans un vacarme lourd et
sec.
Au début, ça avait résonné contre la tôle, puis les carcasses s’étaient entassées les unes sur les autres avec un bruit sourd de sacs et de carton.
Dans cette benne, il n’y avait pas seulement l’outil de travail de Baron, il y avait surtout sa motivation, son courage, son goût pour cette vie-là.
La femme de Baron le tenait par l’épaule. Elle lui caressait la joue et le front, comme si elle avait cherché à éponger toute sa rage et sa peine. Il lui serrait la main.
Jean regardait ces mains – celles qui se serrent, celle sur le front. Il n’y aurait pas eu de mains pour éponger son front si ça lui était arrivé, à lui. Il se disait : « Il a de la chance dans son malheur, le Baron, il va pas nous faire chier. » Il aimait pas grand monde, Jean, à part Pentecôte, son border collie qui justement était là, à ses pieds, le museau levé vers lui, la langue pendante, attendant un signe, n’importe lequel. Son monde se résumait à Jean. Son champ de vision s’était définitivement réduit à l’homme et à ce que l’homme attendait de lui : rassembler les bêtes, les tenir dans le cercle, les mener de la pâture à l’étable, de l’étable à la pâture.
Jean sentit la présence du chien à ses pieds, lui caressa la tête d’un geste appuyé, comme pour se donner un peu de réconfort.
– Il va nous ruiner si ça continue comme ça.
– Il m’en a pris une dizaine, le salaud.
Ils avaient tous le même discours, les Marty, les Roussignac, les Costes, les Raynal, les Lacombe. Un de ceux qui avaient parlé était une grande bringue à la pomme d’Adam surdimensionnée. Il regardait en direction d’une masse sombre, toute proche, échevelée, hirsute, compacte comme une boule. Il y avait des rochers çà et là, rongés de mousse et de ronces, des bouquets de jeunes arbres stoïques, un fouillis de buissons ternes et revêches, serrés les uns aux autres. Derrière venait le monstre, replié sur lui-même, agité faiblement par le vent froid et sec, emmêlé de fougères, de branches mortes, de baies piquantes, de troncs envahis de lichen, parfois pourris sur pied, sans ciel, avare de lumière, patient et attentif – et mauvais, nul n’en doutait dans le coin, mauvais comme une vieille fille sans âge, et avec ça une odeur de terre lourde, une odeur brune, presque noire. L’homme regardait vers la forêt. Une enceinte lointaine et proche qui encerclait le pays, bouchant tout horizon. N’importe où que se pose le regard, elle était là, barbouillée de brume. Comme elle était impénétrable, ses yeux y cherchaient les bêtes d’avant, celles des nuits de pleine lune, celles qui se cachaient derrière les portes, sous les lits. Il était là, le monstre, celui qui avait planté ses crocs et ses griffes dans le cou des brebis, à peine bu leur sang, négligé leur chair (d’où les bêtes fauves tuaient-elles sans nécessité, par seul goût du carnage ?). Comme il fallait bien un coupable, il était là, caché, à l’affût. Nul ne le voyait, mais il les voyait tous, un par un, choisissant sa future proie.
– Et les gars de la ligue, ils font quoi ?
Un des types cracha par terre.
– S’ils manquent de fusils, j’en suis, et plutôt deux fois
qu’une.
La ligue, elle est censée protéger les brebis et le mode de vie des loups. Ici, on s’en fout pas mal du mode de vie du loup : depuis qu’il est de retour, on compte les cadavres d’ovins par dizaines. Personne n’a les moyens d’encaisser une telle perte sans broncher. L’été, les brebis dorment le jour, à cause de la chaleur, elles ne sortent manger que la nuit. Et aucun des bergers présents ne peut se permettre de négliger toutes les autres activités que nécessite une exploitation. C’est une rude vie. Rien que la traite, ça prend des heures, et chaque jour il faut recommencer. C’est pas une vie, on pourrait dire, c’est un piège. Pas moyen de lever le pied, pas le droit de se reposer, de s’arrêter, d’être malade – et des vacances, on en parle même pas. Les brebis, si on s’occupe pas d’elles, elles vont pas le faire toutes seules. Y en a sans doute qui parfois rêvent de décrocher, d’envoyer balader tout ça, de foutre le feu à l’étable avec ces putains de chieuses dedans, de tout faire cramer et de se poser sur un rocher pour regarder passer les nuages et les heures. Mais si certains se le disent dans les moments de découragement, ça ne dure pas longtemps : cette vie, ils l’aiment, c’est la leur, sinon ils tiendraient pas une semaine.
Mais là, Baron, qui est pas loin d’avoir soixante ans, s’il les a pas, il a pris un sacré coup. Il serre la main de sa femme qui a posé sa tête sur son épaule. Il s’essuie le nez d’un revers de manche.
– Pour moi c’est bon, je raccroche.
Elle lève à peine la tête vers lui, elle s’attendait pas à ça, mais elle est d’accord.
– Y a un gars qui m’a approché. S’il a pas trouvé ailleurs, je lui vends. Place aux jeunes.
Il a dit ça avec quelque chose de méchant dans la voix. Et il tourne les talons. Il va vers ceux qui manœuvrent le bras articulé. Ils échangent deux mots. Les types semblent sur leur réserve, comme si le malheur c’était contagieux (ça l’est peut-être).
Il signe un papier. On lui tend un bordereau détaché d’un bloc. Et il s’éloigne sans se retourner.
Du coup, les autres aussi se dispersent. C’est sinistre, cet amas de charognes, sous ce ciel incolore, battu par une gifle qui tire la peau et sèche les lèvres. Et ils ont du boulot, qu’ils vont accomplir en savourant la chance d’en avoir encore sur la planche, jusqu’à pas d’heure.
Jean baisse la tête vers Pentecôte. Lui aussi il va partir. Le chien comprend et fait des ronds autour de lui.
– T’es un bon tireur. Si on organise une battue pour buter ce fumier, t’en es ?
Le gars qui a parlé, la grande bringue à la pomme d’Adam surdimensionnée, est un des derniers à rester. Il y en a deux autres avec lui. Ils ont un air farouche. Y en a un qui jette un doigt accusateur vers la forêt. La grande bringue regarde Jean fixement – il a peut-être un air de défi, mais pas beaucoup d’illusions. Ils ne l’aiment pas. Tous, ici, ont fait de longues études, les jeunes en tout cas, et les moins jeunes c’est à peu près pareil. Tous ont étudié, réfléchi, acquis une expertise qui n’a rien à envier aux autres professions, sont des techniciens dans leur domaine, des entrepreneurs au
rendez-vous de fortunes diverses, mais des chefs d’entreprise performants. Jean, à leurs yeux, c’est la caricature du paysan tel que l’imaginent ceux de la ville : un péquenaud taiseux, fruste, méchant, arriéré, arc-bouté sur sa bêtise. Il les ferait tous passer pour des sauvages, ça les dégonde.
Jean mâchouille quelque chose (sans doute sa rancœur envers tous et tout). Il regarde vers la forêt comme s’il la fouillait. Puis il lâche :
– C’est pas mon problème. Et si c’était mon problème, j’aurais besoin de personne pour le régler.
C’est dit, et c’est clos. On n’en aura pas plus.
Il a déjà tourné casaque, Pentecôte en éclaireur. L’autre gars lance dans le vide :
– T’as pas toujours dit ça. C’est quand ça t’arrange, pas vrai ?
Mais Jean est déjà loin. Ce qu’on pense de lui, pareil, c’est pas son problème.
Agnès a l’impression d’avoir l’âge de son père. Elle sent la paille, le foin, l’étable. Elle y passe ses journées, les mains calleuses à cause de la fourche avec laquelle elle balance des paquets de paille, des pis qu’elle malaxe, même si la traite est automatisée, on est plus au Moyen Âge, des barrières pleines d’échardes. Elle a la peau tannée par le froid, le vent, et le soleil d’été qui brûle comme brûle l’hiver dès l’automne venu, y a pas de mesure.
Pàl a débarqué il y a un an ou deux, il est resté. Tout ça, pour lui, c’est de la rigolade: dans son pays, on vit dans la boue, on connaît la faim, et le froid, n’en parlons pas, vingt au-dessous de zéro, c’est pas loin de six mois sur douze, et le reste du temps on boit pour oublier. »

Extraits
« Cette forêt qu’il connaît comme personne, c’est comme si elle l’avait vu naître. Parfois, il la sent battre dans ses veines. Il en a étudié chaque arbre, chaque pousse, chaque herbe, chaque être qu’il pourrait nommer, fourrant dans sa mémoire rétive à tout autre sujet un trésor de savoirs dont on serait bien en mal de connaître la source. Et là, pourtant, cerné par les odeurs de la terre et des bois, par les mille voix du vent caressant ses oreilles, Jean se sent subitement le cœur aussi lourd que le ciel qui plombe. Ça lui tombe dessus comme une fiente. » p. 39

« Quatre-vingts centimètres au garrot, plus d’un mètre cinquante de longueur, une masse musculaire roulant sur son dos et ses épaules, une allure lourde et puissante, près de quatre-vingts kilos de force et de longues pattes nerveuses prêtes à bondir : un loup à robe grise nervurée de crème et de charbon, la fourrure grossière et longue dressée sur son échine, pointait vers Jean sa gueule tordue par la rage. Les babines retroussées laissaient voir, tout en grand, canines et incisives, terribles, mortelles, machine à rompre et à broyer n’attendant qu’un geste de l’homme pour déchaîner l’enfer. Le museau plissé, plus menaçant que l’orage qui tonne dans le lointain, rejoignait deux petits yeux très rapprochés, couleur d’ambre et de flamme. Le loup grondait, puis grognait, puis ronflait dans sa gorge et semblait une forge prête à vomir son feu, avant de grogner à nouveau, et ce grognement avait déjà tout de la morsure. La tête aplatie, les oreilles plaquées contre le crâne, le cou tendu, les yeux presque clos fusant entre deux paupières cruelles, le loup affermissait son emprise, les griffes plantées dans le sol, un coureur sur la ligne. » p. 51-52

À propos de l’auteur
ALAUZET_philippe_ ©Laurent_Parson

Philippe Alauzet © Photo Laurent Parson

Après des études musicales, Philippe Alauzet se tourne vers l’écriture et le cinéma en participant à l’âge de 20 ans à la création d’une société de production de films courts-métrages. Active jusqu’au milieu des années 2000, cette société développe des projets de longs et produit un certain nombre de courts-métrages dont il écrit ou supervise les scénarios, ce qui lui donne une première occasion de s’intéresser à la réalisation.
Après ces productions « traditionnelles », son goût de la liberté et de l’action le poussent vers des formes toujours plus intimes dans des structures toujours plus minimalistes. Il s’attache donc à la production et à la réalisation en 2006, avec une équipe légère, de « Avec (ou sans) Mozart », entouré de deux comédiens, d’une maquilleuse et d’un machiniste. Moyen-métrage de 53 minutes tourné en 5 jours, « Avec (ou sans) Mozart » marque un tournant dans cette tentative d’autonomie qui culmine en 2010 où, dans la cadre des célébrations du 80ème anniversaire des Grandes Inondations du Sud-Ouest, le Conseil Général 82 et la Ville de Moissac lui confient la réalisation d’un documentaire-fiction : « Moissac sous les eaux ». Ce film est l’ultime étape de cette démarche entamée avec « Avec (ou sous) Mozart » puisqu’il réalise seul, en quelques mois, ce documentaire ambitieux – à la fois lyrique et réaliste – dont l’édition DVD marque l’aboutissement.
Il ressent alors le besoin, fort de ces expériences qui lui ont donné une grande capacité d’adaptation, le sens de la rapidité et de la souplesse, de revenir à un cinéma plus traditionnel dont il ne s’est jamais éloigné que dans le mode de production et non dans l’esprit. Après avoir approfondi ses compétences dans toutes les activités qu’il a abordées (étant tour à tour scénariste, réalisateur, producteur, cadreur, monteur, infographiste, compositeur), il ressent le besoin de s’appuyer sur d’autres savoirs-faire – tant par soucis de faire progresser son propre mode d’expression que par goût du partage et du travail en commun. En 2009, il crée Varouna Films. Il prépare alors en 2012, avec la complicité de Marc Antona, de Trividya Films, la réalisation de son premier long-métrage, La Source.
Il est marié et a un enfant. Aujourd’hui il travaille dans une médiathèque. Dans les murmures de la forêt ravie est son premier roman. (Source: varouna-films.com/ Le Rouergue)

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Laissez-moi vous rejoindre

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Prix l’impromptu du premier roman francophone

En deux mots
Dans le Cuba des années cinquante, Haydée Santamaria rejoint La Havane et découvre l’engagement politique, la misère sociale et la répression policière. Aux côtés de son frère et de son fiancé, elle lutte pour davantage de justice. Un combat qui va mener jusqu’à la révolution castriste.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«La patrie ou la mort»

Dans un premier roman de bruit et de fureur, Amina Damerdji retrace les jours qui ont conduit Haydée Santamaria, une des rares femmes à mener la lutte, jusqu’à la révolution cubaine. Un récit documenté et émouvant.

«Je suis la camarade Haydée Santamaria, l’héroïne de la Moncada, la dirigeante politique, la seule femme qui a sa place au Comité central, et ce soir, je vous le promets, avant votre disparition, je vous raconterai tout.» Nous sommes à Cuba au début des années cinquante. Il n’est pas encore question de révolution, mais déjà d’engagement politique. La jeunesse et surtout les étudiants s’emparent d’idées nouvelles, cherchent une voie pour un pays que beaucoup voient à la botte des États-Unis, sous le joug de grands propriétaires terriens, sans autres perspectives que la corruption ou encore la prostitution.

C’est dans cette ambiance bouillonnante que Haydée va s’impliquer toujours davantage dans la lutte, même si au début elle suivait plus son frère Abel et cherchait d’abord l’évasion aux côtés de ses amis en allant danser tout en enfilant les cuba libre. Ses préoccupations tenaient alors davantage à la façon de s’habiller, de se faire belle – elle qui se voyait moche – et de ne pas se voir exclue du groupe. Jusqu’à ce que l’amour s’en mêle. Alors, avec Boris, l’employé de Frigidaire, elle va non seulement trouver un mari mais concrétiser leur projet commun, fonder un journal. Tiré à 500 exemplaires dans des conditions artisanales, cet organe de presse aura l’heur de plaire aux frères Castro, Raul et Fidel, qui déjà cherchent le moyen de rassembler le peuple contre la dictature qui s’installe. «Fidel, exultant, a plongé deux doigts sous sa chemise et s’est caressé le torse. Il ignorait quand, il ignorait comment, mais les Cubains finiraient par craquer, par exprimer leur rage. Notre travail, notre tâche politique, historique soulignait-il, était d’être prêts. D’appuyer. D’organiser. D’éviter le bain de sang et de renvoyer Batista en Amérique.»

Haydée va alors raconter ces jours qui vont mener à la révolution, à ce 26 juillet qui deviendra par la suite jour de fête nationale. Une date glorieuse pour le pays, tragique pour elle.

L’habile construction proposée par Amina Damerdji, qui situe la confession d’Haydée le 26 juillet 1980, soit bien des années après les événements, lui permet tout à la fois d’avoir le recul nécessaire pour analyser les faits et montrer combien les plaies ouvertes à ce moment sont restées vives. Et que dans l’envolée lyrique de Che Guevara devenue le slogan de cette révolution, «la patrie ou la mort», on peut choisir la seconde proposition et oublier la patrie.

Laissez-moi vous rejoindre
Amina Damerdji
Éditions Gallimard
Premier roman
320 p., 20 €
EAN 9782072940439
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé à Cuba.

Quand?
L’action se déroule durant le seconde moitié du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je ne peux pas dire que nous ayons pris les armes pour ça. Bien sûr que nous voulions un changement. Mais nous n’avions qu’une silhouette vague sur la rétine. Pas cette dame en manteau rouge, pas une révolution socialiste. C’est seulement après, bien après que, pour moi en tout cas, la silhouette s’est précisée. »
Cuba, juillet 1980. En cette veille de fête nationale, Haydée Santamaría, grande figure de la Révolution, proche de Fidel Castro, plonge dans ses souvenirs. À quelques heures de son suicide, elle raconte sa jeunesse, en particulier les années 1951-1953 qui se sont conclues par l’exécution de son frère Abel, après l’échec de l’attaque de la caserne de la Moncada.
L’histoire d’Haydée nous plonge dans des événements devenus légendaires. Mais ils sont redessinés ici du point de vue d’une femme, passionnément engagée en politique, restée dans l’ombre des hommes charismatiques. Ce premier roman offre le récit intime et pudique d’une grande dame de la révolution cubaine gagnée par la lassitude et le désenchantement, au seuil de l’ultime sacrifice.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Page des libraires (Nathalie Jakobowicz, Librairie Le Phare, Paris)
Le comptoir (Maïlys Khider)
Le Petit Journal
Blog Sur la route de Jostein
Blog La bibliothèque de Delphine-Olympe
Blog Livres agités


Amina Damerdji présente son premier roman Laissez-moi vous rejoindre © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Je ne peux pas dire que nous ayons pris les armes pour ça. Bien sûr que nous voulions un changement. Mais nous n’avions qu’une silhouette vague sur la rétine. Pas cette dame en manteau rouge, pas une révolution socialiste. C’est seulement après, bien après que, pour moi en tout cas, la silhouette s’est précisée.
Je n’aime pas parler du 26 Juillet. Je l’ai fait quelques fois pour faire plaisir à la presse. Mais tout de suite, j’ai la voix qui coince et qui se terre, persuadée que, si elle reste comme cela, bien tapie au fond de la gorge, elle finira par décourager les journalistes. Affluent alors à mon esprit tant de souvenirs qu’ils vont plus vite que ce que je pourrais exprimer et c’est difficile de dire ce qu’on voit si vite car ce sont trop d’images à la fois et on ne peut jamais en dire qu’une seule. Pourtant, je n’ai jamais laissé personne repartir le calepin vide. Je lâche toujours un petit quelque chose, n’importe, un doigt, celui d’Abel mon frère, posé sur ses lèvres tandis qu’ils l’emmenaient dans la salle d’interrogatoire et que, sans se débattre, il me fixait.
Et le lendemain c’est une double page dans Granma, le doigt de mon frère devenu gros titre et, plus large que le texte, mon portrait, jeune et souriante dans la Sierra, redressant d’une main sale mon béret de milicienne.
Je n’ai jamais eu de facilité à parler en public. Chaque fois, c’est la même chose : je transpire tellement que mon carré, censé encadrer strictement mon visage, devient une couronne de frisottis noirs. Ce n’est pas de la coquetterie. C’est vrai que je parle tout le temps. Mes fonctions m’obligent à passer mes journées la bouche ouverte. Entre le Comité central où il faut faire trembler les tables pour se faire entendre et ces réunions de prix littéraires où je dois coudre ma voix aux modulations des écrivains que j’ai nommés, je ne dis pas, je sais donner le change. Mais parler du 26 Juillet c’est autre chose. N’oubliez pas que ces hommes que notre jeunesse découvre dans ses manuels, moi, je les ai aimés.
Au début, nous n’avions rien d’une organisation. Nous étions juste une poignée de jeunes, une bande de copains du Parti du peuple qui s’entassaient dans ce bout d’appartement. Je n’ose pas dire appartement tellement c’était petit. Parfois, Abel et moi cuisinions pour deux et il y en avait dix le soir qui débarquaient. Nous effilochions les morceaux de viande. Nous reversions du riz dans la casserole. Nous faisions ce que nous pouvions pour que tout le monde mange, même si ce n’était pas grand-chose. Puis, comme les discussions nous emmenaient tard dans la nuit, il arrivait qu’ils restent tous dormir. Nous nous serrions sur le carrelage. Moi, souvent la seule fille, j’avais droit au lit, où Boris me rejoignait. Mon frère allait par terre avec les autres. Il disait que ça ne le dérangeait pas. Mais le lendemain, en se réveillant tout recroquevillé contre le mur, il se moquait des pieds de Boris qui dépassaient du matelas. Boris ne dormait pas. De toutes ces nuits, je crois qu’il n’y en a pas eu une où la jalousie lui ait laissé fermer les yeux. Si je m’agitais, il me remontait vite le drap jusqu’au menton. Il exigeait que je dorme tout habillée.
Les soirs où je tardais à m’assoupir, je regardais discrètement par-dessus son épaule ronde de boxeur et je les voyais tous, jambes et bras collés, s’articuler, au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le sommeil, en une forme mouvante sur le sol. Fidel dormait toujours sur le dos, les paupières rivées au plafond, les jambes raides et écartées. D’autres, au contraire, s’enroulaient sur eux-mêmes. Le rhum faisait pousser des ronflements.
Mais rien de tout cela ne me dérangeait. Nous voulions être ensemble. Bien nous préparer. Et ces dernières nuits de juillet 1953, si près, enfin, du grand jour, je m’endormais en un battement de cils. J’étais confiante. Il ne restait qu’un minuscule grain de sable sous mes paupières : mes parents. Ils n’allaient pas nous comprendre. Abel en parlait beaucoup. Mais je savais que nous étions du bon côté et que tôt ou tard ils finiraient par s’en rendre compte. Oui, c’est ce que je pensais. Sans doute parce que j’avais besoin de le penser aussi.
Cet appartement qui fait l’angle des rues 25 et O, tout le monde peut le voir. Deux grands ficus grattent sa façade bleue. À l’intérieur, ils ont tout reproduit. À la tache de café près. Je vous parle d’une époque où mon frère et moi nous saignions pour ce deux-pièces minuscule. Cinquante dollars. C’était presque tout le salaire d’Abel qui y passait. Aujourd’hui, il n’y a plus personne. Même moi je n’aime plus y aller.
Depuis cet appartement, comme vous le savez, nous nous sommes divisés pour aller à Santiago.
Été 1951. S’il fallait tracer une croix sur le calendrier, je dirais que c’est là que tout a commencé. Du moins pour moi qui vivais toujours à Encrucijada chez mes parents. Quelques lattes de bois, un seul étage : ma maison d’enfance était sans chichis. C’était celle du fond, le dernier repère sur le croquis gribouillé dans la paume des ouvriers qui, d’avril à septembre, défilaient devant notre porte. Encrucijada, à l’époque, n’était pas la ville-musée d’aujourd’hui. C’était un gros village au milieu des champs avec, le soir, la chaleur qui se condensait et gouttait le long des grandes feuilles.
Cet été-là, derrière les persiennes closes, notre vie s’était réorganisée autour du frigidaire. Il était neuf et brillait dans la pénombre. Ma mère, Joaquina, qui malgré la chaleur ne découvrait pas un centimètre de ses épaules, avait installé une chaise dans la cuisine. Elle passait ses journées assise là, lisant à voix haute des vies de saints et entrouvrant régulièrement la porte pour recevoir, la tête en arrière, l’air frais. Mon père avait beau grommeler qu’elle finirait par bousiller le compresseur, elle était, comme d’habitude, têtue.
Elle tenait à ce qu’il y ait toujours cinq verres vides dans le frigo. Cela faisait quatre mois qu’Abel avait déménagé à La Havane, Ada pouponnait à dix kilomètres mais ma mère continuait à vivre comme si n’importe lequel de ses enfants allait, d’une minute à l’autre, passer le pas de la porte et exiger un verre d’eau fraîche. Je les voyais tous les cinq, alignés, opacifiés par le froid, lunettes embuées derrière lesquelles battaient, depuis La Havane, les grands cils de mon frère. Depuis qu’il avait adhéré au Parti du peuple, Abel ne répondait plus à mes lettres.
Le dimanche, j’avais pris l’habitude de me lever avant tout le monde. Je traversais le couloir sur la pointe des pieds, poussais sans respirer la porte de la chambre de mon père et repartais, sans oxygène, les joues cramoisies mais le visage triomphant, avec, sous le bras, le boîtier marron du poste radio. Puis je me remettais au lit en attendant que l’eau arrive à ébullition. Le train sifflait toujours plus fort que la cafetière. Les wagons débordaient. À dix heures précises, avec une tasse de café brûlante dans la main, je tournais le bouton crénelé et fermais les yeux. La voix claire d’Eduardo Chibás brisait d’un coup les sifflements. Chibás, comment dire… C’était une sorte de vieil oncle. Quelqu’un qui, quand tout le monde est allé se coucher, vous déballe, en remuant le rhum dans son verre, tous les secrets de famille. Sauf qu’il était le seul, lui, le chef du Parti du peuple, à révéler ces secrets sur une radio nationale.
Certains dimanches, j’avais faim et je petit-déjeunais au lit. J’emportais sur un plateau la cafetière, un morceau de pain, un bout de beurre et du miel. Les sablés à la goyave, je les réservais toujours pour le début de l’émission. Dès que j’entendais la musique d’annonce, je croquais à pleines dents dans le petit biscuit rond et laissais couler la confiture entre mes dents. Aujourd’hui encore, quand j’achète ces pâtisseries chez les marchands de rue, je me rappelle ces dimanches où mon frère était à trois cents kilomètres, vivant.
Mon père n’aimait pas que j’écoute Chibás. Il ne me l’interdisait pas mais dès que je replaçais, les yeux brillants, le poste sur sa commode, il disait : « “Morale contre argent”, crois-moi ton Chibás il veut la même chose que tous les autres : être élu. » Mais moi, je savais qu’il était du bon côté.
Tandis que le pays crevait de chaleur et que les journaux s’étaient transformés en bulletin météorologique, Chibás avait annoncé la remise imminente à la presse de preuves : tout, jusqu’au sommet de l’État, pourrissait. Alors plus un jour ne se passait sans qu’on voie, dans n’importe quelle feuille de chou, sa tête joufflue au menton aplati et son doigt accusateur levé vers l’objectif. Ministres, maires et petits administrateurs locaux se déchaînaient. Ils le traitaient publiquement de menteur. Ils se moquaient : « On attend toujours qu’il les remette, ses soi-disant preuves, l’État est propre comme un gant blanc. » L’émission n’était jamais finie que ma mère tapait violemment à la porte :
— La messe ! Dieu n’aime pas les retardataires.
Elle avait pris l’habitude de dire Dieu pour parler d’elle.
Ce premier dimanche du mois d’août 1951, je m’étirais sur mon drap quand la porte s’est ouverte. Ma mère, vêtue d’une robe à carreaux noirs et blancs boutonnée jusqu’au menton, me regardait en clignant des yeux. Elle n’avait pas mis ses lunettes.
— Le fils Ramírez vient avec nous ! Je t’ai sorti le fer. Et vire-moi tous ces bouquins du lit !
Elle se méfiait de mes livres, a fortiori quand ils étaient d’occasion. Dès qu’elle en apercevait un sur une étagère, elle courait chercher ses lunettes, feuilletait les pages du bout des doigts, piochait un mot par-ci, un mot par-là, et si l’ensemble lui semblait inconvenant pour une jeune fille, une jeune fille à marier qui plus est, elle criait :
— Benigno ! Benigno ! Viens voir ce que ces imbéciles de communistes ont encore donné à lire à ta fille !
J’avais beau lui expliquer que le club de lecture n’était pas l’exclusivité du Parti socialiste populaire, elle finissait toujours par garder l’ouvrage et aller le leur rendre elle-même en les injuriant. Alors il y avait des livres que je lisais dehors, allongée sur la terre battue, au coin des routes que personne n’empruntait. À cette époque je me fichais à peu près de tout, y compris des invectives que je recevais si les taches de terre sur ma jupe ne disparaissaient pas à la première lessive. De toute façon, ce que je préférais, c’était la littérature, et la littérature, comme le sifflait ma mère, c’était tout à fait inoffensif. À condition, bien sûr, de ne pas en abuser. En réalité, elle espérait qu’un roman finirait un jour par faire battre ce caillou qui, selon elle, pesait si lourd dans ma poitrine.
Assise sur mon lit, les narines pincées par l’odeur de cheveu brûlé, j’enroulais les mèches autour de la tige brûlante en métal. Mais les boucles ne se formaient pas. Je soupirais. Il fallait s’efforcer. Même si au fond ma mère se fichait de ma coiffure. La seule chose qui la préoccupait réellement était le fait qu’à bientôt trente ans son aînée ne fût toujours pas mariée.
José Ramírez était le fils unique d’un administrateur local. Il avait à peine deux ans de plus que moi et une chevelure triste qu’il gominait. Il avait étudié dans un lycée privé de La Havane avant que son père ne ramasse toutes ses économies pour l’envoyer se former à New York. Il était récemment rentré à Cuba avec une petite fortune et quelques photographies de Harry Truman. Une semaine plus tôt, il était venu nous rendre visite avec un grand cliché encadré représentant un homme chauve en costume qui regardait à côté de l’objectif : « Pour José, et vive l’amitié entre Cuba et les États-Unis d’Amérique. Harry S. Truman ». Il me l’avait presque collé au nez, en répétant que le président Truman avait « une sacrée poignée de main », il était même allé jusqu’à mimer le geste pensant que, comme je ne réagissais pas, je ne comprenais pas. L’idée de le revoir m’irritait.
Deux heures plus tard, j’étais dans l’entrée, étouffée dans une robe qui bouffait aux manches, les cheveux bouclés comme un épagneul avec, sur les lèvres, une pâte rose vaguement brillante. Sur le cadran, l’aiguille rouillée avait presque avancé jusqu’à onze heures. C’était une horloge en chêne que mes parents avaient emportée de Galice. Joaquina s’impatientait sur le perron en tapant du pied. Elle m’avait obligée à glisser les miens dans des escarpins qui me blessaient. Mon père, enfoncé dans son rocking-chair, a entrouvert, sous ses sourcils broussailleux, au milieu des plis de peau et des rides, deux yeux minuscules. Il détestait la messe, et encore plus mes prétendants.
Au retour de l’église, un plateau de viandes froides attendait sur la table de la salle à manger. On avait sorti le service en porcelaine. Il était blanc avec des bordures fleuries. La nappe, elle, était blanche sans fioriture. Je me retrouvais assise à gauche du fils Ramírez, en face de lui ma mère, à sa droite mon père dont les yeux, mieux ouverts depuis, manquaient encore d’éclat. Ramírez se tenait les jambes écartées sur sa chaise. Son pantalon remontait au-dessus de sa chaussette, découvrant des poils touffus.
— C’était un sermon plein de profondeur, a-t-il dit en se servant une tranche de roastbeef.
Ma mère, toute coincée dans sa robe, lui a tendu la mayonnaise qui a tremblé dans la coupelle. Ramírez y a plongé sa cuiller.
— Avec toute la discorde qu’il y a dans ce pays, c’est ça, le message que l’Église doit porter…
Il s’est tourné vers moi.
— Vous savez, Haydée, vous devriez lire l’Épître aux Corinthiens.
— Je vous remercie mais je ne lis que des romans.
— Les romans… – Ramírez mâchouillait son roastbeef. – Pour moi, ce qui compte, c’est le message du Christ. Au fond, il n’y a que ça de vrai : l’amour !
Il a révélé des dents recouvertes de mayonnaise.
— Et comme on dit, tout le reste n’est que… littérature !
Le rire de ma mère a fait peur aux guêpes qui commençaient à se poser sur la viande. Elles étaient entrées par la fenêtre. Mon père a remué un torchon, essayant sans doute de chasser, avec les insectes, son ennui. Mais elles revenaient et je leur jetais des regards suppliants dès qu’elles s’approchaient de Ramírez.
Lorsque nous nous sommes levées pour aller prendre le thé, ma mère m’a pincé le bras.
— Tu arrêtes ça maintenant. Et franchement, rhabille-toi.
Avec la chaleur, les manches bouffantes de ma robe collaient par endroits à ma peau. Je les avais remontées jusqu’aux épaules. Dans le salon, l’air moite s’était engouffré par la fenêtre restée ouverte depuis le matin. Ramírez écartait les narines et mon père s’épongeait le front avec le torchon à guêpes. Le roulement d’un train a fait tourner nos quatre visages vers l’extérieur. Ramírez a exagérément levé le sourcil.
— C’est fou, tous ces trains qui passent.
Le sucre est tombé dans la théière. Ma mère touillait en ne trouvant plus rien à ajouter. Elle a servi des tasses trop pleines. Ramírez a aspiré la première gorgée dans un sifflement de chaudière.
— Ça vous dirait, Haydée, d’aller vous promener sur la plantation tout à l’heure ? On pourrait monter sur la grande tour et regarder les gens travailler avec leurs machettes.
C’était une tour ancienne avec un escalier en colimaçon et des marches glissantes. J’y allais avec Abel à l’automne, à la saison où les champs ne sont que des duvets de fleurs argentées. Ramírez a aspiré une nouvelle gorgée de thé. Mes efforts pour lui avaient commencé trop tôt pour que j’aille encore me balader juchée sur ces escarpins qui me faisaient des ampoules, tenir son bras sur la route caillouteuse, grimper les vingt étages pour subir deux ou trois commentaires ronflants sur le coucher du soleil.
— À condition, a dit ma mère en se levant, de ne pas rentrer trop tard.
Ramírez a avalé en vitesse sa dernière gorgée de thé d’un air responsable. J’ai changé de chaussures et nous sommes partis.
Mes orteils s’étendaient enfin à plat. Ils respiraient sous la fine toile des tennis. Nous marchions en silence. Le soleil, au bout de sa course, ne s’essoufflait pas. Il cognait. Il faisait perler à la racine des cheveux de Ramírez de grosses gouttes de sueur qui roulaient ensuite jusqu’au col de sa chemise. Sa gomina luisait.
La route qui coupait en deux le champ de cannes était défoncée par les camions. Chaque pas décollait un mélange de terre sèche et de cailloux que je regardais se déposer sur mes chaussures. Tout au bout, la tour se dressait avec insolence. Elle avait été coriace. Elle avait eu raison des cyclones et des tremblements de terre. Elle témoignait d’une époque dont plus personne ne parlait, celle où les maîtres gravissaient ses marches pour, nichés dans son bois frais, surveiller les esclaves de la plantation. Voilà ce à quoi s’étaient occupés les Espagnols pendant deux siècles. À monter les étages. À scruter les champs, la main en visière pour se protéger du soleil. À guetter une incartade, une sieste à l’ombre grillagée des hautes tiges ou, pire, une fuite. Non, plus personne ne surveillait les travailleurs du sucre. Il suffisait d’attendre le soir et de faire le comptage. Chaque ouvrier réunissait son tas de la journée. Et en fonction du nombre, il recevait sa rémunération.
— Regardez celui-là ! a dit Ramírez avec enthousiasme. Il a l’âge de mon grand-père et il est fort comme un bœuf !
L’homme aux cheveux blancs donnait de grands coups de machette. D’un premier, il détachait la canne du sol. Le métal résonnait dans la tige creuse. D’un deuxième, il ôtait les feuilles à la cime qui tombaient en bruissant. Soudain, le vieil homme a lâché son outil par terre. Il respirait bruyamment, courbé. Sa chemise était trempée. Elle lui collait à la peau, laissant apparaître toutes ses côtes. Le vent aurait pu jouer du xylophone sur son dos. Le vieil homme n’arrivait toujours pas à reprendre son souffle.
— Allez, encore un peu de niaque ! l’a encouragé Ramírez.
Le vieillard a posé sur lui des yeux errants. Ramírez a levé le bras en signe d’encouragement puis, sans s’arrêter de marcher, il s’est tamponné le front avec son mouchoir.
— Vous savez, Haydée, c’est primordial, de stimuler les ouvriers.
Nous avions fait plusieurs mètres quand les coups de machette ont repris.
Nous avons grimpé les marches de la tour en silence. Ramírez avait tenu à suivre les usages, à me précéder dans l’escalier. Mais il était lent. Il s’arrêtait à chaque seconde. Il soufflait en écartant fort les narines, il s’épongeait le front de son mouchoir humide, puis il repartait. Ses mains laiteuses, à la peau gonflée par l’alcool et l’eau des bains, serraient la rampe.
Au sommet, le vent s’est engouffré dans les manches de ma robe. Elles me faisaient des ailes, des ailes pour planer au-dessus de la campagne sucrière qui s’offrait d’un bloc à mon œil. L’ouverture sous la coupole était grande. Elle faisait le mur entier. Ces cannes qui me dépassaient de trois têtes tout à l’heure ressemblaient maintenant à des brindilles contre lesquelles les ouvriers, encore plus chétifs de cette hauteur, se débattaient. Ramírez a fait un pas vers moi. Il était transporté.
— Regardez un peu cette merveille ! Cette chorégraphie immuable à travers les âges !
Le soleil déclinant allongeait l’ombre des travailleurs. Ils avaient découpé dans le champ des morceaux de vide où s’entassaient pêle-mêle les cannes abattues. Au loin, la longue cheminée de la raffinerie Constancia expulsait des volutes grises qui rosissaient haut dans le ciel.
— Vous vous rendez compte ? m’a-t-il demandé dans un murmure admiratif.
— De quoi donc ?
— Mais qu’il s’agit de dynasties, Haydée ! Leur père était ouvrier de la canne, leur grand-père l’était aussi et leur arrière-grand-père également !
Tremblant d’excitation, il a sorti son mouchoir qui avait encore macéré dans le fond de sa poche. Il sentait un mélange d’eau de Cologne et d’eau croupie. Il s’en est tamponné le front. Puis il a voulu me montrer quelque chose. Il a levé le bras. Tout l’air qui circulait sous la coupole, l’air frais qui agitait depuis tout à l’heure mes cheveux avec délice, a été étouffé par l’odeur âcre de sa sueur. J’ai détourné la tête.
— Mais regardez ! m’a-t-il sommée en levant plus haut son bras.
J’ai regardé du coin de l’œil.
— La locomotive arrive ! C’est l’heure du comptage !
Et il a bondi dans l’escalier. La locomotive, c’était un bien grand mot. Il s’agissait plutôt d’un assemblage de pièces rouillées qui crachait de la fumée à travers le paysage en filant droit sur nous.
— Suivez-moi !
Ramírez m’ennuyait. Pire, il m’exaspérait.
En bas, les ouvriers rassemblaient déjà leurs tas de cannes. Ils traînaient jusqu’au bord de la route des fagots aussi gros que leur permettaient leurs bras maigres mais durcis par le travail journalier. Puis ils disparaissaient dans le champ pour revenir quelques minutes plus tard avec un autre fagot. Un bruit que j’avais d’abord pris pour le roulis de la locomotive s’est transformé en galop, en un galop collectif, celui de trois chevaux qui fonçaient sur nous. On ne distinguait en fait rien d’autre que leurs jambes qui battaient la poussière et, couronnant le nuage ocre, trois sombreros.
Les cavaliers ont tiré sur leurs rênes brusquement. Les chevaux ont pilé. Tous les ouvriers s’étaient alignés, debout devant leur tas de cannes. Le cavalier qui était au centre portait un sombrero blanc et des lunettes de soleil d’aviateur. Il était entièrement vêtu de cette couleur, jusqu’aux bottes au bout desquelles étincelait un éperon. Tout le monde connaissait le señor Ruiz. Et personne n’osait se frotter à lui. Il possédait le champ et l’usine avec, autant de choses qu’il menaçait de vendre à l’United Fruit Company chaque fois que le maire le contrariait. Il a tourné la tête vers nous. Ramírez, palpitant, s’est empressé de lever son chapeau très haut pour le saluer.
— Bonsoir, señor Ruiz ! Je montre à cette jeune fille comment marche l’économie de son pays. Vous permettez ?
Pour toute réponse, le señor Ruiz a talonné son cheval et s’est avancé au début de la ligne des ouvriers, à quelques mètres de nous. Ses comparses, deux hommes ventripotents vêtus de chemises à carreaux, l’ont suivi avec un peu de retard.
Le jeune ouvrier qui était au commencement de la ligne n’avait pas quatorze ans. Il avait encore les arcades sourcilières lisses de l’enfance et un duvet noir au-dessus de la lèvre. Ruiz le dominait, droit sur sa selle.
— Combien ?
— Mille quatre-vingt-six, señor, a annoncé le petit.
Ruiz a fait un geste du menton en direction des deux hommes. Ils ont sauté à terre en manquant de se casser la figure. Et ils ont compté. Puis ils ont tendu à l’enfant un billet d’un peso et une petite pièce pour le rab. Chaque travailleur devait abattre neuf cents cannes par jour pour recevoir son peso. S’il faisait plus, il était bien sûr récompensé. Le petit a empoché son salaire, et ses pas sur le chemin l’ont couvert de poussière.
Le deuxième était le vieil homme. Son tas était nettement plus mince que celui des autres.
— Señor, a-t-il imploré en levant la tête, j’ai fait tout ce que j’ai pu mais on m’a volé ma gourde et avec cette chaleur…
— Combien ? a tonné Ruiz.
Le vieillard a baissé la tête. Il rentrait les lèvres pour protéger ses gencives nues.
— Sept cent treize, señor.
Il clignait des yeux à cause du soleil plus faible à cette heure mais qui se trouvait exactement, de son point de vue, collé à la tempe du patron.
— Encore pire qu’hier ! s’est emporté Ruiz.
— Señor, je vous jure que demain…
— Basta ! Je ne vais pas écouter tes chouineries. Demain, si tu as mon compte, tu auras le tien. En attendant, ta journée sert à peine à rembourser ta dette. Alors estime-toi heureux que je ne te demande rien !
Le vieil homme a rebaissé la tête, le coin des lèvres tremblant. Il a patienté en silence le temps que les deux autres vérifient. Puis il est parti en serrant fort son chapeau de paille dans sa main. Sa silhouette courbée s’est fondue dans la lumière mate du crépuscule.
— Enflure.
J’avais parlé trop bas pour que Ruiz ne m’entende, mais Ramírez m’observait d’un œil inquiet. Il a fait un nouveau salut du chapeau à Ruiz, qui ne s’est même pas donné la peine de le regarder. Puis, une fois que nous nous fûmes éloignés, après plusieurs minutes de silence, il s’est tourné vers moi :
— Vous êtes sensible, Haydée.
Il a ricané.
— C’est une qualité. Surtout pour une femme. Mais comprenez. Ce n’est pas avec de la générosité qu’on fait marcher un pays. Et puis…
Je l’ai regardé méchamment.
— … il a raison. Le vieillard, on l’a bien vu qui faisait des pauses.
Ramírez avait fini sa phrase d’un ton presque craintif. Nous sommes rentrés en écoutant nos semelles s’écraser sur la terre caillouteuse.
Ma mère avait refait du thé. Une assiette débordante de biscuits chauds accompagnait le service en porcelaine sur la table basse.
— Benigno ! Les voilà !
Ses talons clapotaient sur le carrelage. Elle croyait les petites foulées plus féminines. Elle poussait les portes à la recherche de mon père. Il était en fait avec nous au salon. Il luttait pour tirer son esprit des profondeurs d’une sieste qui avait dû l’occuper tout l’après-midi. Son journal était tombé au sol grand ouvert. Le coin d’une des pages trempait dans sa tasse de café.
— Ah, vous voilà tous, a soupiré Joaquina.
Elle nous a servi du thé. Ramírez a croqué dans un biscuit et a complimenté ma mère pour sa recette. Il pouvait. C’était sa grand-mère galicienne qui lui avait appris à pétrir la pâte d’une manière très spéciale, chuchotée à l’oreille de mère en fille depuis des générations. Elle me la révélerait quand je me marierais. Comme il avait de la chance, celui qui allait profiter la bouche ouverte de ce savoir séculaire. Un ami de mon père, enfin un voisin avec qui il organisait des combats de coqs, a tapé au carreau.
— Benigno, tu as entendu la nouvelle ?
Ses cheveux grisonnaient sous le chapeau de paille.
— Ne me dis pas que le préfet annule le tournoi.
Il a éclaté de rire.
— Pas du tout. Chibás s’est suicidé.
Mon père s’est raclé la gorge.
— Ne fais pas ce genre de blagues devant la petite.
— Mais je ne te raconte pas d’histoires. Il s’est tiré dessus tout à l’heure. À l’antenne.
Son chapeau a failli s’envoler.
— Dans l’aine, a-t-il ajouté en posant la main sur sa tête. Ils l’ont emmené à l’hôpital. Mais tout le monde dit que c’est cuit.
J’ai renversé ma tasse. Le thé a dessiné des auréoles sur mes tennis. Il me brûlait la peau. Appeler Abel ? C’était trop tard. Il devait déjà être descendu sur les pavés en compagnie de dizaines de jeunes moustachus. Je grimaçais. Ramírez m’observait avec curiosité. Ses pupilles inquisitrices, si sûres d’elles, s’agrandissaient. Puis il a dit, pensant me consoler et m’édifier à la fois, que la mort d’un homme est toujours triste mais qu’on ne peut pas vraiment regretter celle d’un agitateur. Devant l’inefficacité de son propos, il a sorti son mouchoir encore humide où un grand « J. R. » était brodé au fil jaune. Ce n’était, quoi qu’il en soit selon lui, pas une nouvelle à annoncer devant une jeune femme. Il s’est baissé pour sécher mes chevilles.
— Hors de ma vue !
Il s’est redressé, stupéfait.
— Vous avez très bien entendu. Allez donc essuyer les pieds de vos Américaines et fichez-moi le camp d’ici.
Il s’est levé lentement. Il attendait que mes parents réagissent. Qu’ils me fassent des remontrances. Mais la chaleur et mon caractère avaient eu raison d’eux. Ils étaient avachis. Ils creusaient le rembourrage déjà tassé des fauteuils.
— Votre fi-fille…, a bégayé Ramírez.
— Je sais, a soupiré mon père en lui indiquant d’un geste navré la sortie. »

Extraits
« Pourtant ce verbe, “partir”, est devenu, depuis quelques mois, un refrain. (…) Il fait taper du poing Fidel. Il le pousse, en pleine réunion du comité central, quand on lui fait le décompte des Cubains qui se tirent, à balancer son cigare attisé comme une braise à travers la pièce (…). Je vous vois ! J’ai envie de crier par la fenêtre ! Je vous vois et je ne vous dénoncerai pas. Mais oui c’est moi au dernier étage, cette tignasse noire suspendue au-dessus du vide. Je suis la camarade Haydée Santamaria (…), et ce soir, je vous le promets, avant votre disparition, je vous raconterai tout. Puis, quand vous vous serez évanouis à l’horizon, quand vous ne serez même plus un point entre le soleil levant et l’eau, moi aussi je partirai. J’enroulerai un torchon autour du canon du pistolet et je déguerpirai comme vous. Discrètement. »

« Je suis la camarade Haydée Santamaria, l’héroïne de la Moncada, la dirigeante politique, la seule femme qui a sa place au Comité central, et ce soir, je vous le promets, avant votre disparition, je vous raconterai tout. Puis, quand vous vous serez évanouis à l’horizon, quand vous ne serez même plus un point entre le soleil levant et l’eau, moi aussi je partirai. J’enroulerai un torchon autour du canon du pistolet et je déguerpirai comme vous. Discrètement. On me retrouvera dans quelques jours. Je ne serai pas belle. Mais peu importe. Il n’y aura pas de photographies ni de funérailles officielles. La Révolution interdit les suicides. Comme toute forme de départ. » p. 35

« Fidel, exultant, a plongé deux doigts sous sa chemise et s’est caressé le torse. Il ignorait quand, il ignorait comment, mais les Cubains finiraient par craquer, par exprimer leur rage. Notre travail, notre tâche politique, historique soulignait-il, était d’être prêts. D’appuyer. D’organiser. D’éviter le bain de sang et de renvoyer Batista en Amérique. » p. 196

À propos de l’auteur
DAMERDJI_amina_DR_librairie_MollatAmina Damerdji © Photo DR – Librairie Mollat

Amina Damerdji est née en 1987 en Californie; elle a grandi à Alger jusqu’à la guerre civile puis en France, notamment en Bourgogne où elle commence à écrire de la poésie puis à Paris où elle réside aujourd’hui. Elle a aussi vécu deux ans à Madrid et passé plusieurs mois à Cuba. Chercheuse en lettres et sciences sociales, elle a publié des textes dans plusieurs revues de poésie et a écrit, en 2015, un recueil Tambour-machine. Elle est co-éditrice de la revue La Seiche. Laissez-moi vous rejoindre est son premier roman. (Source: Babelio / Lettres capitales)

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Double Nelson

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  RL-automne-2021

En deux mots
Quand on partage sa vie avec une femme membre des services spéciaux, il faut s’attendre à voir sa vie bousculée. Mais les missions d’Edith perturbent tellement Luc que la rupture est inévitable. Il va enfin pouvoir se remettre à son roman. Sauf qu’Edith, de retour d’une mission périlleuse, vient chercher refuge chez son ex.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Partir, revenir

Philippe Djian nous revient avec un roman doucement ironique qui se lit comme un thriller. Double Nelson, une prise de soumission au catch, raconte comment après leur rupture, Edith et Luc finissent par se retrouver pour une vie de couple très particulière.

Non, Philippe Djian n’en a pas fini avec l’exploration du couple et des mécanismes qui le font fonctionner ou disjoncter. Cette fois, l’histoire de Luc et d’Edith commence au moment de leur rupture. Quand ils se rendent compte que la passion amoureuse a cédé la place au conflit quasi permanent. Et quand vous saurez qu’Edith est membre des forces spéciales, vous comprendrez combien il peut être éprouvant de se frotter à elle. Si Luc a pu accepter leurs jeux sexuels et son irrépressible envie d’avoir toujours le dessus, il doit rendre les armes. Un post-it collé sur la porte du réfrigérateur est là pour le signifier la fin de leur aventure qui, il est vrai, avait commencé bien curieusement. En mission, Edith l’avait confondu avec un ennemi et l’avait neutralisé en deux temps, trois mouvements. Le temps de se rendre compte de sa méprise, il avait succombé à son charme. Un peu sado-maso, mais tout aussi surprenant pour quelqu’un qui cherche l’inspiration.
Revenu au célibat, il constate cependant que la solitude lui pèse, que la séparation lui laisse un goût amer. Par chance Marc Ozendal, le nouveau voisin qui s’est installé en face de chez lui, est aussi séparé de sa femme. Si bien qu’ils peuvent noyer dans l’alcool leurs beaux souvenirs et s’encourager mutuellement à de meilleurs lendemains. Et puis, il est peut-être temps de se remettre à ce roman qu’il a promis à Caroline, son éditrice qui attend avec impatience de le lire.
Mais cette nouvelle routine n’a pas le temps de s’installer qu’Edith réapparaît déjà. Blessée lors d’une mission périlleuse, elle trouve refuge chez Luc où elle espère être à l’abri et pouvoir se requinquer. Sauf que dans l’intervalle, il y a aussi eu du changement en face de chez lui avec l’arrivée de Michèle, dont on dira simplement qu’elle est érotomane à tendance suicidaire et qu’elle voit d’un très mauvais œil le retour d’Edith. Mais comment Luc pourrait-il refuser son aide à son ex.? Et comment peut-il espérer cohabiter avec elle sans que le feu de la passion qui continue à couver sous les braises ne se réveille? Ajoutons encore à ces questions l’apparition d’une menace qui se précise au fil des pages.
C’est dans son style joyeusement ironique que Philippe Djian choisit de faire se rencontrer deux êtres diamétralement opposés, la femme baroudeuse et l’écrivain casanier et d’appuyer le trait en donnant à la femme un rôle masculin et inversement. Une recette très «cinématographique» et qui, par parenthèse, se prêterait sans doute fort bien à une adaptation sur grand écran.
Une spécificité que le romancier a peaufiné au fil de ses romans depuis 37°2 le matin, Oh… (Prix Interallié, adapté par Paul Verhoven sous le titre Elle ou encore Chéri-Chéri ou plus récemment avec 2030. Dans ce dernier roman, on retrouve aussi le thème du voisinage qui semble revêtir de plus en plus d’importance dans son œuvre et qui sert à souligner l’évolution des principaux protagonistes. Entre violence et humour, ce combat de catch amoureux en plusieurs rounds est une belle réussite.

Double Nelson
Philippe Djian
Éditions Flammarion
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782081473324
Paru le 25/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, dans un endroit qui n’est pas précisément situé, mais d’où il est possible d’entendre l’océan.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un «double Nelson», c’est une prise de soumission qui consiste, dans un match de catch, à faire abandonner l’adversaire. Mais on peut aussi s’en servir dans une relation amoureuse. Tout commence par une séparation. Luc et Edith ont vécu quelques mois d’un amour intense, jusqu’à ce que le métier de cette dernière – elle fait partie des forces spéciales d’intervention de l’armée – envahisse leur quotidien au point de le défaire. Sauf que quand, réchappée d’une mission qui a mal tourné, Edith le prie de la cacher chez lui le temps de tromper l’ennemi à ses trousses, c’est la vie de Luc qui bascule et son roman en cours d’écriture qui en prend un coup. Ces deux-là qui peinaient à vivre ensemble vont devoir réapprendre à s’apprivoiser, alors qu’autour d’eux la menace d’une riposte de mercenaires se fait de plus en plus pesante. Il faudra bien que certains se soumettent…

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Philippe Djian présente Double Nelson © Production Flammarion

Les premières pages du livre
« Il savait bien
Il savait bien que ça allait se passer de cette manière. Qu’il était allé trop loin. Edith le rejoignit sur la promenade qui longeait l’embouchure du fleuve. Il y avait du vent, un ciel gris-violet de fin d’été. Il plissait les yeux car ses cheveux lui cinglaient le visage. De sorte que la gifle qu’elle lui administra ne changea pas grand-chose à ce qu’il ressentait. Elle pouvait bien lui en donner une deuxième pour le même prix. Il n’avait pas l’intention de bouger. Sa joue était chaude. Son oreille sifflait.
Elle décida qu’elle allait lui en coller une autre.
Ils en étaient arrivés là.

C’était déjà difficile d’écrire un roman. D’ailleurs, avant de rencontrer Edith, il n’avait rien écrit de bon depuis des mois. Sa vie était partie en vrille, une véritable patinoire, comme d’habitude, au terme d’une énième rupture dont le souvenir s’estompait à peine. Il ne parvenait plus à se concentrer sur son travail, parfois quelques phrases lui venaient, puis son esprit s’échappait et l’entraînait dans une forêt profonde où il ne manquait pas de se perdre. Il rentrait les poches vides. En haillons. Il ne restait plus rien.
Bref, le pays sortait d’une longue période froide et brumeuse. Aux premiers jours de janvier, le soleil s’était remis à briller, l’air sentait déjà bon – des monticules de neige glacée, noircie, encombraient encore les trottoirs et ce maudit roman semblait consentir à reprendre sa route.
Luc menait de nouveau une vie sans heurts, à ce moment-là. Il vivait seul et ne fréquentait pas les sites de rencontres. Il se dégourdissait les jambes dans le jardin lorsque Edith lui était tombée dessus à bras raccourcis, comme un diable surgissant de sa boîte. Leur histoire avait ainsi débuté.
Certes, ils avaient d’emblée partagé quelques mois passionnés, intensément sexuels et sans nuages, mais les fondations s’étaient bientôt fissurées. Avant que tout ne s’effondre. Bien entendu, le roman était une fois de plus en berne – on aurait dit une dépouille jetée au fond d’un puits, il en était malade. D’être à ce point obnubilé par Edith – il aurait dû se méfier depuis le début.
Elle avait fondu sur lui à pieds joints et sous le choc l’avait flanqué par terre alors qu’il était arrêté et prêtait l’oreille à un bruit d’hélicoptère qui stationnait au-dessus des bois. Et avant qu’il n’ait eu le temps de dire ouf, elle était à cheval sur lui et le bâillonnait dans la foulée au moyen de ruban adhésif. Il avait tâché de la faire basculer mais elle lui avait envoyé son coude en pleine figure et profité de l’avoir sonné pour lui lier les poignets avec un Serflex.
Il y repensait parfois avec un sourire attendri.
Elle s’était relevée et parlait dans un microphone fixé au revers de son treillis cependant qu’il grognait, se tortillait sur le sol et cherchait à la déséquilibrer, mais elle esquivait et lui écrasait la figure sous une semelle crottée de ses rangers. Comme il ruait malgré tout dans les brancards, elle avait grimacé et lui avait envoyé un méchant crochet au menton. Elle semblait très énervée. Dans son micro, elle les traitait de connards, d’une voix sifflante. Il ne comprenait rien à ce qui se passait. Elle l’avait presque mis KO. Mais déjà, il était ensorcelé.
Elle lui avait rendu visite le lendemain pour s’excuser. Il s’était plus ou moins entiché d’elle sur-le-champ, au premier regard qu’ils avaient échangé. Elle l’avait bien amoché. Il tenait une poche de glace contre sa joue, son œil droit était à demi fermé et il portait une minerve. Il la fit entrer et retourna à son fauteuil sans attendre. Il y avait une chance sur un million pour tomber sur une femme qui éliminait toutes les autres. Et il fallait que ça lui arrive.
Il s’agissait d’une erreur. Elle en frémissait encore de dépit. Ils s’étaient trompés de maison. De cible. À cause d’un bug. Elle ne pouvait en dire plus. Elle avait abandonné son treillis pour une tenue de mi-saison aux couleurs claires. Elle avait défait ses cheveux. Elle était désolée.
Ça paraît dingue, n’est-ce pas, avait-elle ajouté en souriant.

Il leur avait fallu
Il leur avait fallu quelques mois avant de s’apercevoir que leur affaire ne tournait pas très rond et l’été se transforma en fournaise, le torchon brûla et Luc ne parvint plus à penser à autre chose, il ne voulait pas la perdre mais la douleur que lui procurait cette seule pensée n’était pas sans intérêt. Ils multiplièrent les désaccords, les malentendus, les scandales dans les restaurants dès qu’ils avaient un peu bu. Les insultes.
Et un matin, alors qu’elle avait passé la soirée de la veille à flirter sous son nez avec le patron de la boîte – quoi qu’elle en disait –, il avait fourré ses affaires dans un sac et il était rentré chez lui après avoir collé un Post-it sur le miroir de la salle de bains pour informer Edith qu’il la quittait.
Elle n’avait pas apprécié le Post-it. Le vent soufflait et elle venait de lui asséner une sacrée gifle. Leur liaison avait viré à l’aigre mais il était resté face à elle, sans dire un mot, en souvenir des bons moments qu’ils avaient passés ensemble. Il commençait déjà à la regretter. Elle avait eu raison de le frapper. Il aurait d’ailleurs pu lui rendre la pareille, lui envoyer quelques bonnes gifles pour y avoir mis du sien à tout foutre en l’air. Ils méritaient d’être punis tous les deux pour ce qu’ils avaient proprement piétiné.
Il rangea le garage en rentrant. Edith l’avait encombré de son matériel et on ne pouvait plus rien y mettre. Il passa l’après-midi à monter des étagères métalliques pour y déposer son attirail, son tapis de course, son rameur, ses ballons, ses haltères et autres, et surtout le sac de frappe suspendu au beau milieu, autour duquel elle tournait avant de le cogner sans prévenir, le plus méchamment possible, lui décochant une série qui aurait mis un homme de cent kilos à genoux. Certains matins, quand il se levait à l’aube pour travailler, pour être tranquille, pour fixer toute son attention sur cette pourriture de roman en cours et afin de se laisser baigner par le silence, par l’éveil de la nature engourdie, etc., il entendait soudain l’impact des gants sur le sac et il savait qu’ensuite ce serait le grincement du rameur et pire encore que tout lorsqu’elle se mettrait à cavaler sur son tapis F75 haut de gamme comme s’il y avait le feu. De sorte que, bien entendu, son humeur s’en ressentait et il tâchait de surmonter sa contrariété, mais quelquefois il en avait marre.
Et pour dire la vérité, il n’aimait pas son côté militaire, son besoin de commander, même quand ils baisaient. Souvent c’était comme une lutte, lequel finirait par grimper sur l’autre, mais dans ce cas précis les choses lui convenaient. Ils avaient enlevé les pieds du lit pour ne pas tomber de trop haut. Il les remit.
Le soir s’annonçait quand un camion de déménagement s’arrêta devant la maison en face de la sienne, de l’autre côté de la route qui desservait le lotissement. Edith lui avait administré une telle gifle quelques heures plus tôt que son oreille sifflait encore un peu. Il observa un instant ce qui se passait à travers le hublot de la porte. Un break venait de se garer derrière le camion pendant que des types déverrouillaient les portes et actionnaient le plateau élévateur. Deux personnes sortirent de la Volvo. Un type et un gamin. Il n’était pas écrivain pour rien, il imaginait déjà différents scénarios tordus, improbables, sinistres. Il ne les avait pas bien vus à cause de la pénombre. Il trouvait un peu bizarre de déménager à la tombée du soir mais les gens étaient timbrés pour la plupart, de sorte qu’il ne s’en émut pas davantage, éteignit la lumière et regagna son salon en pensant que la journée avait été rude, il ne s’était pas menti.
Le lendemain matin, dès l’aube, il s’installa à son bureau pour écrire et il attendit en vain. Qu’elle commence. Qu’elle envoie dans le sac quelques directs d’échauffement, pof, pof-pof, pof. Il gardait les mains au-dessus du clavier et rien ne venait.
Agacé, il pivota sur son siège à roulettes. La vie de célibataire qui lui tendait les bras une fois de plus ne manquait pas d’attraits mais elle ne comblait pas tout. Il faisait à peine jour lorsqu’il descendit de sa chambre pour faire un peu de repassage ou quoi que ce soit d’autre du moment qu’il ne restait pas bloqué sur une contrariété – et l’absence d’Edith, déjà, était partout.
Il savait qu’il devrait serrer les dents durant quelque temps. Il resta dans l’ombre en pénétrant dans la cuisine. Il avait une vue imprenable sur la maison d’en face. L’aurore était encore timide, aucune lumière ne brillait alentour en dehors des fenêtres des nouveaux arrivants. Derrière lesquelles circulaient des silhouettes sombres au rez-de-chaussée. Le camion avait disparu.
Le jour se leva lentement. Il s’apprêtait à tirer le store pour s’isoler de ceux d’en face, mais il se ravisa, il trouva que c’était inamical, à tout le moins impoli. Autant se montrer sous un bon jour. Il n’allait pas leur adresser un signe de bienvenue, il n’irait pas jusque-là, d’autant qu’il était de nouveau accaparé par le complet silence qui régnait autour de lui, il avait perdu l’habitude d’être seul. Il fit la grimace. Il ne savait pas encore comment réagirait le roman, c’était mal parti, il allait devoir trouver le moyen de reposer ses doigts sur le clavier et accepter de souffrir. Les conditions étaient réunies pour que l’affaire tourne au fiasco. Il en était aux deux tiers mais la fin lui paraissait encore si lointaine qu’il faillit vomir. Pour certains, quitter une femme était comme arrêter l’héroïne, la descente était raide.
Il remonta dans sa chambre, rouvrit son ordinateur portable et resta assis, paralysé, jusqu’aux alentours de midi devant l’écran éteint, et aucun signe de vie de cette ordure de roman qui restait bloqué sur une phrase comme une voiture qui aurait embouti un arbre. Pas le moindre tressaillement.
On sonna à sa porte. Les chaînes tombèrent à ses pieds. Tout était bon parfois pour s’échapper sans donner l’impression qu’on fuyait. Il quitta son bureau sans attendre, la conscience presque tranquille, et il descendit aux nouvelles.
Je suis votre nouveau voisin, lui annonça le gars qui se tenait derrière la porte en survêtement. Je venais voir si vous n’auriez pas un marteau à me prêter.

Ça devint une habitude
Ça devint une habitude, ces emprunts d’outillage. Le gars s’appelait Marc Ozendal et il était plutôt sympathique. Il rendait les outils propres et nettoyés à la fin de la journée. L’occasion de se croiser, d’échanger trois mots, de parler du temps. Mais très vite, chacun s’aperçut que l’autre était logé à la même enseigne, que des histoires de femmes étaient là-dessous, et ils se détendirent, Marc sortait d’une rupture brutale et Luc avait rompu avec Edith. Ils savaient de quoi ils parlaient.
L’été commençait à prendre des couleurs d’automne. Il faisait encore bon vivre dehors et ils étaient là, tous les deux, assis dans le jardin avec le gosse, Paul, qui tournait sur son vélo autour du rond-point, et une bière légère à la main, l’air était doux, le soleil cliquetait dans les feuilles rouges, ils ne s’étaient pas dit un mot depuis deux minutes et profitaient de ce calme en observant le couchant.
Parfois je me demande si j’ai bien fait, déclara Luc sans prévenir ni même tourner la tête. Je commence à oublier ses mauvais côtés.
Moi pareil, répondit Marc derrière ses lunettes de soleil. Alors que je l’aurais étranglée, par moments. Bon, je sais que j’ai pas le droit de dire ça, mais.
Non, coupa Luc, tu en as tout à fait le droit. Ne te gêne pas. Elles ne prennent pas de gants avec nous, ne l’oublions pas.
Je ne risque pas d’oublier. Elle finira bien par nous remettre la main dessus. Son avocat est une ordure. J’hésite à inscrire Paul sous un faux nom à l’école, mais je me dis que c’est reculer pour mieux sauter. Elle lâchera pas le gamin.
Ça, souvent elles nous tiennent, d’une manière ou d’une autre. Au point que les pires moments s’estompent, c’est malheureux à dire. Bientôt on ne verra plus que leurs qualités.
Marc sortit une photo de son portefeuille et la tendit à Luc.
Je te présente Iris, soupira-t-il. On dirait un ange, n’est-ce pas. C’est ce que j’ai cru. Elle cachait bien son jeu. Par moments, je me demandais si elle n’avait pas mangé du chien enragé, je plaisante pas.
Tu as entendu parler des forces spéciales, demanda Luc en plissant les yeux dans la lumière ambrée qui frémissait au-dessus des arbres. Edith a été la première femme à les intégrer, du jamais- vu. Un mental d’acier, une résistance à toute épreuve. Les balèzes qui s’entraînaient avec elle n’en croyaient pas leurs yeux. Elle a commencé par me sauter dessus à pieds joints lorsque nous nous sommes rencontrés. Elle est tombée du ciel. Je me suis retrouvé à l’hôpital. J’aurais dû me méfier, je sais, mais bon, tu sais comment ça marche. Bien sûr que tu le sais. On a ça au fond des tripes, mon vieux. On est marqués.
En dehors de ça, reprit Marc, quand elle prenait ses calmants, tu te serais damné pour elle. Oui, elle rentrait ses griffes, oh oui. Mais ça ne durait pas longtemps. Si je voulais la prendre dans mes bras, je devais me dépêcher.
On peut ruser de temps en temps, mais ça devient lassant, acquiesça Luc. Je ne me souviens pas d’un seul jour, vers la fin, où Edith n’a pas été furieuse contre moi.
Il resta un instant dubitatif. Quand elles veulent, reprit-il, elles trouvent toujours quelque chose. C’est rarement la bonne raison.
Quelques lumières commencèrent à briller aux fenêtres autour d’eux – deux trois familles, des femmes seules avec des enfants, des vieux – lorsqu’ils se séparèrent. Marc embarqua Paul et son vélo sous le bras, traversa la route pour remonter chez lui cependant que Luc hésitait à se remettre à son roman. Ce n’était pas écrire dont il avait envie pour le moment. Bien entendu, le sexe à domicile lui manquait déjà mais ce n’était pas tout. Il semblait qu’elle avait gardé une part de lui, qu’il n’était plus entier, et écrire un roman quand on n’est plus entier, ça devient super coton. Il valait mieux en rire. Il n’avait que la quarantaine – bien tassée –, mais il se releva des marches du perron comme un vieillard et retourna à l’intérieur. Écrire était mauvais pour la circulation. Quand elle était bien lunée et qu’il était aimable, Edith lui prodiguait de longs massages, parfois virils mais très efficaces au bout du compte, ou d’autres manipulations beaucoup plus tendres, ingénieuses, mais très efficaces aussi. De quoi tenir durant des heures ensuite, rechargé à mort étonnamment, l’esprit vif, de quoi aligner quelques phrases sur lesquelles on ne reviendrait plus. C’était comme de lever une armée, la sentir grossir dans son dos.
Il sortit un paquet de pâtes surgelées et l’enfourna au micro-ondes. Il songeait à regarder un truc sans intérêt avant de se mettre au travail, quand la nuit serait franchement tombée et que le décor serait emporté. Plus c’était insipide, mieux c’était. Le cerveau se mettait en veille, les tensions se relâchaient, le roman palpitait au loin. Il suffisait de couper le son.
Il regrettait de ne pas avoir un travail de bureau qu’il pourrait quitter à heures fixes. Fermer la boutique après avoir fait ses huit heures. Mais le piège s’était refermé sur lui. Écrire avait foutu sa vie en l’air. C’était la seule raison pour laquelle il continuait de noircir des pages. Pour ne pas s’avouer vaincu.
Edith n’avait plus donné de ses nouvelles pendant trois semaines après cette méchante gifle qu’elle lui avait flanquée et qu’il ruminait jour après jour.
Il payait cher la décision qu’il avait prise. Mettre fin. Certes, Edith avait un côté rigide pas toujours très facile à vivre, mais il ne détestait pas ça, il s’en serait facilement accommodé. Sauf que ce n’était pas le but. Flanquer le feu aux poudres était le but. Rechercher la tension. Cela ne servait plus à rien d’en parler à présent. Il avait fait la seule chose qu’il y avait à faire. Il fallait savoir se couper un bras. La douleur était le gage d’être toujours en vie. C’était comme ça, il n’y pouvait rien. Il était conscient du mal qu’il avait fait à ces femmes en les poussant à bout. Provoquer l’orage. Faire tonner la foudre. Larguer Edith au moyen d’un Post-it était la meilleure façon de se la mettre à dos. Ça n’avait pas loupé.
Mais ce foutu roman était sauvé. Une fois de plus. Avant que les braises ne s’éteignent, il fallait réagir. Anticiper, ne pas reculer devant le sacrifice. Il en croisait quelquefois des comme lui, il repérait au premier coup d’œil ceux qui payaient le prix fort, qui se mutilaient, qui offraient leur gorge pour se remettre en selle. Ils se reconnaissaient. Ils préféraient s’éviter. Ils ne semblaient pas très fiers d’eux-mêmes. En tout cas lui ne l’était pas.
Caroline, son éditrice, qui l’observait depuis des années, avait fini par comprendre comment il fonctionnait, quel carburant il utilisait, et elle trouvait ça navrant, déplorable, mais il vendait encore quelques livres, une rareté par les temps qui couraient, et leur amitié était solide. Il n’empêche, elle éprouvait de la pitié pour ces femmes lorsqu’elle y pensait, elle en avait au moins connu trois avec lesquelles il avait rompu au simple motif qu’il n’en pinçait que pour l’épreuve de force. Edith était la quatrième, la dernière en date. Avec Luc, les ruptures s’enchaînaient, les orages éclataient, les incendies brûlaient durant des semaines et des mois, il n’y avait pas d’alternative, ça semblait ne jamais finir, de sorte que Caroline n’évoquait plus guère la question avec lui. Elle fréquentait des écrivains depuis si longtemps qu’elle ne s’étonnait plus de rien. Elle avait parfois l’impression de diriger une clinique psychiatrique. Des murs capitonnés n’auraient pas été superflus.
J’hésite à me faire poser un stérilet, lui déclara-t-elle en fermant la porte de son bureau. Il y a du pour et du contre. Tu ferais quoi, à ma place.
Il se laissa tomber dans un fauteuil. Je n’en sais rien, soupira-t-il. Je ne peux pas imaginer être à ta place, ajouta-t-il en réprimant une grimace, tu te rends compte de ce que tu dis, comment je pourrais te répondre. J’en sais rien. Je n’y connais rien. Je croyais que la plupart des femmes prenaient la pilule, c’est tout ce que je sais.
Moi aussi, bien sûr. Mais c’est ma gynéco. Et Gilbert a peur que ça le blesse.
Mais non, il ne va pas se blesser, fit Luc avec un haussement d’épaules. C’est étudié pour, putain.
Luc, tu m’as l’air bien nerveux de bon matin.
Non. Pas du tout. Mais on ne s’épargne rien, Edith et moi. C’est vraiment pénible. Encore maintenant depuis qu’elle est réapparue pour récupérer ses affaires. Toujours à couteaux tirés. Je ne sais pas comment on s’y prend.
C’est vrai que c’est une énigme, fit Caroline en prenant l’air étonné.
Elle pourrit la moitié de ma journée, reprit-il, je ne peux rien faire d’autre que de penser à elle. Heureusement qu’il reste l’autre moitié pour écrire. Dans l’ambiance que tu imagines.
Il jeta un coup d’œil pensif sur le bleu du ciel.
Mais bon, reprit-il, rien ne vaut la tension. Pour écrire, j’entends, rien ne vaut ce courant électrique. L’impérieuse nécessité, Caro. J’arrive à m’y mettre chaque jour. C’est un miracle. Alors que toutes les braises ne sont pas encore éteintes. Mais le bouquin avance, les choses vont bien de ce côté-là.
Luc. Je n’en doute pas une seconde. Mais pourquoi ne pas rompre une bonne fois pour toutes. Ce serait plus simple.
Non, rien n’est simple. Tu veux dire trancher tous les liens. Pourquoi pas. Mais non, ça ne marcherait pas. On est encore en pleine lutte. J’allais dire en pleine nuit. Mais le maudit bouquin avance, ne changeons rien. Ne déclenchons pas de nouvelles hostilités.
Elle haussa vaguement les épaules puis l’invita à déjeuner.
Rien n’a changé, sauf qu’on ne couche plus ensemble, déclara Luc en consultant la carte. Je crois que je suis perdant, non, dans l’histoire. En ce moment elle me harcèle à propos d’haltères qui auraient disparu. Mais qu’est-ce que j’en sais moi, je ne suis pas le gardien de son attirail. Elle a fouillé le garage de fond en comble. C’est quand même effrayant, m’a-t-elle balancé, c’est quand même effrayant ce peu de respect que tu as pour mes affaires. Bon, je ne te fais pas de dessin. Elle était au bord de la crise de nerfs.
Mais tu n’en as pas assez parfois, s’étonna Caroline avant d’ajouter qu’elle avait envie d’une pizza à l’ail et d’un verre de vin blanc sec.
Oui, tu as raison, c’est fatigant, répondit Luc. C’est exténuant. Mais c’est une saine fatigue. Comme après un déménagement, quand le soir tombe et qu’on reste assis au milieu des cartons sans bouger, légèrement hébété. Écoute, je vais faire comme toi. Pizza à l’ail.
Ils passèrent un bon moment ensemble, quoi qu’il en soit. Il faisait bon, ils parlèrent de tout et de rien. Ce n’est pas un écrivain qu’il faut à cette femme, finit-il par déclarer tandis qu’ils prenaient leur café. Ça ne pouvait pas coller. On s’est entêtés pour rien. On s’est aveuglés. Edith a besoin de se dépenser. Chaque fois qu’elle rentrait d’une mission elle était enchantée. Qu’est-ce que je pouvais lui apporter de plus. Elle revenait couverte de bleus et je ne pouvais pas la toucher pendant une semaine. Elle a ça dans le sang, Caro, qu’ajouter de plus. Elle a sauté cent fois en parachute et moi pas une seule fois et ça m’étonnerait que ça m’arrive. Ça dit bien ce que ça veut dire.
J’aimais bien Edith. On s’entendait bien, soupira Caroline.

Oui, mais là n’est pas la question. Moi aussi je l’aimais bien. Tout le monde l’aimait bien. Mais c’est fini, c’est terminé. Je ne sais pas sur quel ton je dois le dire, j’ai l’impression que personne ne m’entend. Edith la première. Elle ne se prive pas de m’appeler quand ça ne va pas. Est-ce que moi, est-ce que je l’appelle. Non, je me sers un verre et j’attends que ça passe. Je ne lui demande pas si je peux dormir sur son canapé pour un oui ou pour un non, elle m’a fait le coup une ou deux fois déjà. Elle a débarqué à l’improviste, elle a cogné à ma porte. J’aurais pu être avec quelqu’un, j’ai halluciné. Je lui ai dit eh bien entre, fais comme chez toi, et je suis retourné me coucher. Je te dérange, m’a-t-elle lancé, tu n’es pas seul peut-être. Je n’ai rien répondu, je suis reparti dans ma chambre, j’ai éteint la lumière et j’ai fermé les yeux. Parce que si c’est ça, si c’est ça qu’Edith appelle une séparation, alors on a un problème, je ne sais pas où on va. Mais c’est aussi ma faute, Caro, j’aurais dû partir en voyage, me mettre en mode avion, là elle aurait compris que les mots avaient un sens. J’ai été trop faible. J’aurais dû changer toutes mes serrures.
Mais tu ne l’as pas fait.
Non, mais j’y pense toujours. Quand elle aura compris que nous nous sommes séparés pour de bon, qu’elle ne peut plus m’avoir sous la main en permanence, que ses visites impromptues ne sont plus tolérables, eh bien tout ira mieux. »

À propos de l’auteur
DJIAN_Philippe_©Witi_de_TeraPhilippe Djian © Photo Witi de Tera

Né en 1949 à Paris, Philippe Djian est l’auteur de plus d’une vingtaine de romans parmi lesquels 37,2 le matin, la série Doggy Bag (Julliard, 2005-2008), Impardonnables (prix Jean Freustié), Oh (prix Interallié), Chéri-Chéri, Marlène… (Gallimard, 2009, 2012, 2014, 2017.) et 2030 (Flammarion, 2020). Plusieurs d’entre eux ont été adaptés au cinéma, tel 37,2 le matin par Jean-Jacques Beneix (avec Béatrice Dalle et Jean-Hugues Anglade, 1986), mais aussi Impardonnables, par André Téchiné (avec Carole Bouquet et André Dussolier, 2011), Incidences (Gallimard, 2010) par les frères Larrieu, sous le titre L’Amour est un crime parfait (avec Karine Viard et Mathieu Amalric, 2013) et Oh, par Paul Verhoven sous le titre Elle, avec Isabelle Huppert (2016). Il est également le parolier de Stephan Eicher. (Source: Éditions Flammarion)

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Mauvaises herbes

ABDALLAH_mauvaises_herbes
  RL2020  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Prix Envoyé par La Poste 2020

En deux mots:
De 1983 à aujourd’hui, la vie d’une famille libanaise va basculer. À travers les yeux d’une narratrice, ce sont les années de guerre civile qui défilent, puis celles de l’exil en France, lorsqu’il faut prendre congé d’un père qui décide de rester à Beyrouth.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Chant d’amour pour un père, pour un pays

Dans un premier roman qui résonne fort aujourd’hui, Dima Abdallah raconte le Liban qu’elle a dû quitter au moment de la Guerre civile. Une chronique émouvante qui est aussi un chant d’amour pour son père.

Beyrouth, 1983. C’est la guerre qui déchire le Liban et rend la vie si difficile. Mais pour la narratrice de six ans, le bruit des tirs et les déflagrations qui secouent la ville, c’est aussi le moyen de gagner un peu de temps de liberté. Elle en vient à souhaiter que les tirs redoublent d’intensité pour qu’ils soient tous renvoyés chez eux. Que son géant de père vienne prendre son petit doigt dans sa grande paume et qu’ils rentrent chez eux. Car le géant a un super-pouvoir: «Le géant est une gigantesque étoile qui illumine tout et un trou noir qui avale tout ce qui se trouve à proximité. Ce n’est pas que les autres personnes autour de lui sont moins importantes, c’est seulement que le trou noir a un tel poids, une telle force gravitationnelle, qu’il engloutit tout.»
Chez eux, c’était jusqu’il y a peu dans le sud de la ville, mais maintenant que le mur a laissé la place à un trou, il a bien fallu partir. Des amis qui ont choisi de fuir le pays leur ont laissé leur appartement sur le front de mer, au 9e étage d’un bel immeuble. S’il n’y avait pas sans cesse des coupures de courant qui empêchent de prendre l’ascenseur, la vie serait belle.
Dima Abdallah a choisi de donner successivement la parole aux deux principaux protagonistes, à la fille et au père, à ce géant qui fait semblant de maîtriser la situation, mais qui doute et s’angoisse. «Je vais continuer à lui dire que rien de tout cela n’est grave, qu’elle a bien raison de ne pas pleurer, qu’on ne risque rien et que ça ne nous regarde pas, ce vaste bordel. Je me dis qu’il n’y a pas besoin d’en parler, demain on ira acheter un pot de marjolaine pour remplacer celui qui a fané et on mangera une glace. Chaque soir, on trouvera la force d’oublier ce qui s’est passé pendant la journée et chaque matin on trouvera une parade pour oublier la nuit passée. Je crois que l’oubli est la meilleure des solutions…»
Au fil des semaines, avec son frère et sa mère, journaliste et prof de français, ils tentent de s’adapter au mieux, espérant un répit. Qui ne viendra pas. En lieu et place de la paix, ce sont les crises d’angoisse, la peur qui paralyse et qui rend malade. Après douze ans, il n’est plus possible de faire semblant. La sécurité n’est plus garantie et le moral s’est effondré. La confession du chef de famille – qui résonne tout particulièrement à la lumière des événements récents – est bouleversante: «Ma chute était synchronisée avec celle du pays. Des morceaux de moi se détachaient sur le rythme où les immeubles s’écroulaient. Je devenais aussi toxique que cette ville. Je sentais le soufre et le sang coagulé. De moi coulait la même pollution que celle qui se déversait dans la mer, chaque jour. Je me désagrégeais sur le même tempo que cette ville».
Pour la jeune fille et pour son père, une nouvelle vie commence de part et d’autre de la Méditerranée. Une séparation, une douleur, un déchirement. Car cette nouvelle vie n’est pas une vie. Tout juste une survie. L’exil est d’abord intérieur: «Partir n’est pas une histoire de géographie. Tous étaient déjà partis avant même de prendre la route».
Et si, durant les premiers temps, la famille va conserver l’illusion que cet éloignement n’est que provisoire, elle devra vite déchanter. Partager l’odeur du café du matin et même celle du jasmin qui pousse sur leurs terrasses respectives ne met plus de baume au cœur. Il creuse la distance, donne à la nostalgie le poids de la tristesse. Et rend si difficile le choix des mots pour dire tout leur amour. Il ne faut pas blesser, il ne faut pas ajouter de la tristesse à la tristesse, il ne faut pas remuer les plaies toujours vives.
Mais le mal est profond et les mots deviennent vite dérisoires lorsqu’on a l’impression d’avoir tout perdu: «Ils ont pris ma ville. Ma ville est tombée. Elle s’est effondrée et des étrangers sont venus en rebâtir une nouvelle, une réplique de mauvais goût, un artifice, une ville factice. Dans les égouts, le sang de leurs victimes doit encore couler. La Méditerranée ne devrait plus être bleue mais rouge.»

Mauvaises herbes
Dima Abdallah
Sabine Wespieser éditeur
Premier roman
240 p., 20 €
EAN 9782848053608
Paru le 27/08/2020

Où?
Le roman se déroule au Liban, à Beyrouth principalement, puis en France, à Paris, avec des voyages d’un pays à l’autre.

Quand?
L’action se situe de 1983 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dehors, le bruit des tirs s’intensifie. Rassemblés dans la cour de l’école, les élèves attendent en larmes l’arrivée de leurs parents. La jeune narratrice de ce saisissant premier chapitre ne pleure pas, elle se réjouit de retrouver avant l’heure « son géant ». La main accrochée à l’un de ses grands doigts, elle est certaine de traverser sans crainte le chaos.
Ne pas se plaindre, cacher sa peur, se taire, quitter à la hâte un appartement pour un autre tout aussi provisoire, l’enfant née à Beyrouth pendant la guerre civile s’y est tôt habituée.
Son père, dont la voix alterne avec la sienne, sait combien, dans cette ville détruite, son pouvoir n’a rien de démesuré. Même s’il essaie de donner le change avec ses blagues et des paradis de verdure tant bien que mal réinventés à chaque déménagement, cet intellectuel – qui a le tort de n’être d’aucune faction ni d’aucun parti – n’a à offrir que son angoisse, sa lucidité et son silence.
L’année des douze ans de sa fille, la famille s’exile sans lui à Paris. Collégienne brillante, jeune femme en rupture de ban, mère à son tour, elle non plus ne se sentira jamais d’aucun groupe, et continuera de se réfugier auprès des arbres, des fleurs et de ses chères adventices, ces mauvaises herbes qu’elle se garde bien d’arracher.
De sa bataille permanente avec la mémoire d’une enfance en ruine, l’auteure de ce beau premier roman rend un compte précis et bouleversant. Ici, la tendresse dit son nom dans une main que l’on serre ou dans un effluve de jasmin, comme autant de petites victoires quotidiennes sur un corps colonisé par le passé.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Livres Hebdo (Alexiane Guchereau)
A voir A lire (Oriane Schneider)
L’Orient – Le jour (entretien avec Georgia Makhlouf)


Dima Abdallah présente son premier roman, Mauvaises herbes © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« BEYROUTH, 1983
LA MAIN DU GÉANT est tellement immense qu’un seul doigt me suffit. Il me tend toujours le doigt au lieu de me prendre par la main. Je sens l’épaisseur de chaque phalange sous ma paume qui serre fort. Quand l’auriculaire m’échappe, il me tend l’index. Je marche en titubant un peu parce que c’est souvent difficile pour moi d’avancer au bon rythme. Je sais qu’il sait parfaitement où aller. Alors je le suis péniblement, m’accrochant comme je peux au doigt, à un rythme bien trop rapide pour mes petites jambes et dans un espace bien trop grand et chaotique pour que mes petits yeux l’apprivoisent. À ma hauteur, il n’y a que mes camarades qui s’agitent et s’agglutinent autour de nous. Je n’aime pas beaucoup mes camarades, surtout quand ils pleurent. Et je n’aime pas quand il y a autant de gens et autant de bruit. Moi, je n’ai pas trop peur, vu que je suis avec mon géant. J’ai décidé que, dans ce genre de situations, il fallait lui faire confiance. Il est fort et il est très intelligent. Quand le doigt m’échappe, je m’agrippe à un bout de tissu du pantalon qui couvre l’énorme cuisse. Il s’arrête alors et me tend de nouveau la main. L’auriculaire, ou l’index. Il me dit parfois des choses que j’entends mal, alors je ne lui réponds pas, mais ce n’est pas trop grave, on se parlera plus tard. Je me contente de m’accrocher à la main et je reste bien concentrée pour ne surtout pas la lâcher. Je serre fort ce doigt, je sais que c’est important. Je lève parfois la tête pour regarder son visage et je me dis à chaque fois qu’il est drôlement grand.
Il est venu me chercher dans une cour qui n’est pas la mienne. C’est là qu’on nous rassemble dans ces cas-là, quand ils appellent les parents pour qu’ils viennent. C’est dans cette petite cour que les enfants se mettent à pleurer et à sangloter en chœur. Il y a le premier et, comme un effet domino, ils se mettent tous à pleurer les uns après les autres. Moi, j’ai toujours regardé ces scènes avec incompréhension. Je les envie d’être aussi similaires, aussi coordonnés. J’avais beau essayer de penser à des choses tristes pour pouvoir pleurer avec eux, je n’y arrivais pas. Non, moi, comme d’habitude, dès que les tirs se sont intensifiés, j’ai prié pour que ça dure assez longtemps pour inquiéter les professeurs. Je savais que, plus le bruit était fort, plus les explosions étaient régulières et rapprochées, plus on avait une chance de rentrer chez nous. Je ne suis pas bête, je sais qu’il se passe quelque chose, quelque chose de sérieux. Les adultes emploient un ton très solennel quand ils en parlent. Ils sont souvent très nerveux. Par exemple, ils n’aiment pas quand on achète des pétards et des feux d’artifice et, quand ils en entendent un éclater, ils insultent parfois les gamins dans la rue. Moi, je crois que ce n’est pas si grave que ça, ces histoires de guerre, et je n’aime pas trop parler de ces choses-là. Ça ne me regarde pas et puis je ne suis pas très douée pour parler des choses sérieuses.
Aux premières détonations, personne n’a réagi dans la classe, c’est à peine si la maîtresse a arrêté de parler quelques secondes. Le bruit semblait encore lointain et irrégulier. Moi, je n’écoutais plus rien de ce qu’elle disait et je priais ciel et terre pour que les tirs s’intensifient et que le bruit se rapproche. J’ai inventé une petite prière que je fais dans ma tête quand j’ai quelque chose à demander à Dieu. Mon Dieu à moi, pas celui des autres. Celui des autres, je ne l’aime pas trop. Quand le visage de la maîtresse s’est crispé, j’ai tranquillement commencé à ranger mes affaires dans mon cartable avant même qu’elle nous le demande. Avant de donner l’ordre de sortir de la classe, elle prend toujours la peine de dire aux enfants, « ce n’est pas grave », « il ne faut pas paniquer », sans en perdre son français, ce à quoi la classe entière répond toujours par des cris d’effroi en chœur et en arabe.
Une fois dans la petite cour où on attend les parents, c’est un concerto, un psychodrame que je regarde comme un film. C’est les caïds qui me fascinent le plus. J’observe à chaque fois avec émerveillement ces petits durs sangloter dans les jupons de la maîtresse. Je les dévisage, subjuguée par les larmes, la sueur et la morve qui coulent à flots. C’est peut-être parce que je suis la seule à ne pas pleurer que la maîtresse ne m’aime pas. Moi, je n’arrive pas à me forcer à pleurer, ce n’est pas de ma faute. J’ai vraiment essayé, pourtant. J’essaye à chaque fois. À côté de mes camarades en panique, je jubile en essayant que ça ne se remarque pas trop et je guette l’arrivée de mon géant à travers un petit trou dans le mur de la cour. Un trou si petit qu’on ne distingue presque rien à travers. Ça ne m’empêche pas d’essayer de guetter sa venue. Puis, le visage écrasé sur le mur, on me voit moins. On voit moins qu’aucune larme ne veut bien couler de mes yeux.
En plus, juste à côté de mon mur, il y a un grand bac de terre où poussent différentes fleurs dont je ne connais pas le nom. J’aime bien observer les pétales de près et caresser les feuilles. Ça m’occupe et c’est comme si toucher les fleurs rendait les cris de mes camarades moins stridents. Je suis bien contente que mon petit frère soit resté à la maison aujourd’hui. À chaque fois que je regarde mes camarades pleurer, je pense à lui et aux imbéciles de sa classe qui doivent paniquer encore plus, vu qu’ils sont tout petits, et lui faire peur avec leurs cris. Je ne veux pas qu’il ait peur.
J’essaye toujours de refaire ma queue de cheval bien comme il faut pour que le géant me trouve jolie en arrivant. C’est aussi pour ça que je suis bien contente de ne pas pleurer. Je ne voudrais pas qu’il me voie pleurer. Je veux être jolie et souriante. Je mouille la paume de ma main avec un peu de salive et j’essaye de lisser tous les petits cheveux qui font des frisottis au-dessus du front. Les filles qui pleurent le plus sont celles qui sont le mieux coiffées, elles n’ont jamais des petits frisottis sur le devant. La plupart ont les cheveux lisses et bien coiffés, même en fin de journée. Moi, je ressemble à un petit mouton avec mes boucles qui essayent de se faire la malle à longueur de journée.
Il m’a souri en arrivant et m’a tendu vite le doigt pour que je comprenne qu’il n’y avait pas le temps pour les accolades et les bisous et qu’il fallait rentrer tout de suite. Il m’a dit qu’on irait manger une glace, mais moi, je sais que ce n’est pas vrai. J’ai six ans, je ne suis pas bête. On a échangé deux ou trois mots pour se dire qu’on était bien contents de se retrouver et que ce n’était pas bien grave, tout ce remue-ménage, puis il a pris mon cartable. Le géant et moi quittons la cour des petits pour en traverser une autre, celle des plus grands. Un grand portail en fer peint en gris clair sépare les deux. Dans la mienne, il y a un grand bac à sable, alors que celle-ci est juste un immense rectangle bétonné. Le grand rectangle donne encore sur une autre cour, celle des vrais grands, celle du collège. Nous traversons une toute petite partie de cette dernière, à peine quelques mètres, pour rejoindre la grande descente menant au portail principal de l’établissement.
Quand je le regarde, je trouve que le géant est très beau, bien plus beau que tous les autres parents qui sont venus. Je sais qu’il ne faut pas que je lâche son doigt, alors je reste concentrée sur la main. La pente est l’autoroute qu’ils empruntent tous vers la sortie. Des plus petits aux plus grands, le passage impératif vers la sortie est celui-ci, il n’y en a pas d’autres. L’organisation si pensée, la séparation si organisée entre les petits, les un peu moins petits, les moyens, les grands moyens, les grands, les adolescents et les adultes vole complètement en éclats dans la pente qui mène à la sortie. Il porte mon cartable, mes pas n’en sont pas plus sûrs, parce qu’il y a trop de gens. Je pourrais lui dire de marcher moins vite, mais je n’ai pas envie de le déranger, il a l’air très concentré. Mon géant m’escorte vers la sortie et plus nous nous rapprochons du grand portail, plus je sens son doigt se crisper dans ma paume. Parfois, marcher en ligne droite n’est pas possible et nous devons contourner les obstacles, mon corps se met alors au rythme qu’il me dicte. L’auriculaire m’indique par où il faut passer. Mon cerveau fait écran noir et ordonne à mon être entier de ne prendre pour repère que le géant. Voire que la main. Voire que le doigt.
Je connais les mains de mon géant comme si je les avais moi-même façonnées. Et plus encore. Je connais encore mieux la main droite, c’est celle que je tiens. Je la reconnaîtrais parmi des millions d’autres. J’en connais chaque doigt, chaque phalange, chaque ongle, chaque poil. J’en connais l’odeur, j’en connais le taux d’humidité à la surface et la mesure exacte de la moiteur de la paume. J’en connais la consistance, les différentes consistances. J’en connais les différentes épaisseurs et les différentes rugosités, celles de chaque phalange. Je connais l’ongle le plus lisse et l’ongle le moins lisse. Je connais le nombre de millimètres taillés à chaque fois qu’il se coupe les ongles, toujours très court. Je sais lequel des cinq doigts est le plus poilu et celui qui l’est le moins. Je sais les moindres petits détails de la paume et la manière dont le sang y circule, rendant la peau plus rouge à certains endroits qu’à d’autres. Je sais le petit défaut de l’ongle de l’index. Un demi-millimètre d’ongle manquant entre la cuticule et le reste de l’ongle, à gauche.
Les regards et les mots sont furtifs. Il a beau tendre son doigt et vérifier de temps en temps que je m’y accroche bien, tout son être scrute droit devant la sortie principale. Je sens l’urgence qui agite le géant. Son corps a beau essayer de faire l’effort de se mouvoir à mon rythme, sa précipitation n’en est que plus criante. Il prend sa mission avec un sérieux palpable jusque dans la moiteur de sa main. Les derniers mètres qui nous séparent de la porte ressemblent au dernier rebondissement, quand le chevalier mobilise tout son courage et toute sa force avant de porter le coup de grâce au dragon et de sortir en courant du donjon qui s’effondre deux secondes après qu’il en a franchi le seuil dans une acrobatie extraordinaire. Mais non. La scène finale n’est pas celle-ci, car, après la grande porte de sortie, il y a le dehors, il y a la rue et les détonations qui se rapprochent. Il y a les autres, la foule agglutinée devant la porte, chacun essayant, comme il le peut, de s’extraire de cette fourmilière dans le bruit assourdissant du trafic, des klaxons, du ronronnement permanent de la ville. Le géant prend sa mission plus que jamais au sérieux. Pendant la traversée chevaleresque de la cour, il n’était qu’en préparation, il s’entraînait pour la vraie mission du dehors. Il n’y a plus de cours, plus de limites, plus de chemin balisé vers la sortie, plus de remparts au château, plus de donjon, plus de dragon. Il n’y a que lui, moi et l’infini chaos qui nous sépare de la maison.
C’est à ce moment-là, quand on franchit le grand portail de fer, que sa main entière attrape mon poignet. Il n’y a plus de doigt, ma main ne tient plus rien, je n’ai plus d’accroche, je ne peux plus regarder encore et encore tous les détails de ses phalanges. Sa main délaisse parfois mon poignet pour agripper mon épaule, pour me rapprocher encore plus de son corps, pour que nos corps fassent encore plus corps. De temps en temps, sa main moite exerce une pression sur mon poignet, mon bras ou mon épaule et me fait un peu mal, mais je ne dis rien. Je ne veux pas le perturber, déranger son extrême concentration. Quand je lève la tête, je vois perler sur son visage des grosses gouttes de sueur. Il y en a qui coulent le long des tempes et de la mâchoire, et d’autres qui dégoulinent le long du nez. Parfois il ordonne fermement quelques « allez » ou « attention » et j’obéis. Je comprends bien qu’il faut rentrer vite. »

Extraits
« Pour engager la conversation, il me montre souvent telle ou telle plante en pot sur le balcon et m’apprend le nom de chacune d’elles. Il frotte sa main sur l’origan ou la marjolaine et me fait sentir ses doigts. »

« Je ne sais plus ni quand ni comment c’est arrivé. Je ne sais plus ni quand ni comment l’oxygène a réussi à se frayer un chemin jusqu’au fond de mes poumons. »

« Je vais continuer à lui dire que rien de tout cela n’est grave, qu’elle a bien raison de ne pas pleurer, qu’on ne risque rien et que ça ne nous regarde pas, ce vaste bordel. Je me dis qu’il n’y a pas besoin d’en parler, demain on ira acheter un pot de marjolaine pour remplacer celui qui a fané et on mangera une glace.
Chaque soir, on trouvera la force d’oublier ce qui s’est passé pendant la journée et chaque matin on trouvera une parade pour oublier la nuit passée. Je crois que l’oubli est la meilleure des solutions, je suis en train de développer une sorte de superpouvoir pour ce qui est de l’oubli. je travaille à effacer de ma mémoire toutes les images qui dérangent, que je ne supporte plus de voir. Je ne garde que les souvenirs d’avant, avant que tout cela n’arrive. Je travaille ma mémoire au corps. »

« Pendant douze ans, je les ai vus tous deux naître et pousser dans cette ruine, l’un après l’autre. Pendant toutes ces années, je les ai regardés faire semblant de ne pas avoir peur. Pendant douze ans, je les ai vus s’acharner à vouloir respirer ce qui restait d’oxygène. Au diable la patrie. Au diable les racines. Douze ans de cages d’escalier. Douze ans d’eau salée, douze ans de baissez vos têtes. Douze ans à me regarder, moi, m’écrouler comme une tour, une pierre après l’autre, m’effondrer lentement et inexorablement. M’effondrer sur eux. Douze ans à me regarder me morceler, me défragmenter. Ma chute était synchronisée avec celle du pays. Des morceaux de moi se détachaient sur le rythme où les immeubles s’écroulaient. Je devenais aussi toxique que cette ville. Je sentais le soufre et le sang coagulé. De moi coulait la même pollution que celle qui se déversait dans la mer, chaque jour. Je me désagrégeais sur le même tempo que cette ville. Les cris de ceux qu’on torturait jaillissaient de ma bouche et transpiraient de tous les pores de ma peau.
Douze ans à assister à la ruine de tout. Douze ans à regarder tout chanceler et puis tomber. C’est bien qu’ils soient partis. Peut-être qu’avec le temps ils pourront se reconstruire, se construire, ils sont encore si jeunes. Douze ans dans mille maisons sans jamais être à la maison. Douze ans de maison dans le coffre de la voiture. Douze ans à se demander la salle de bains, la cage d’escalier ou l’abri? Douze ans d’aucun parti, d’aucun bord, d’aucune milice, d’aucun groupe, d’aucune appartenance, d’aucune confession. Douze ans d’errance. »

« Ces rues n’étaient plus les miennes, cette ville n’était que le spectre de ma ville, de celle que j’ai connue. je marchais parmi les gens et je me disais que ce ne sont ni mes semblables, ni mes concitoyens, ni même les vrais habitants de cette ville. Ils sont une espèce mutante qui a attaqué la ville, l’a colonisée et s’est emparée de toutes ses rues, de tous ses magasins et de tous ses cafés. Ils ont pris ma ville. Ma ville est tombée. Elle s’est effondrée et des étrangers sont venus en rebâtir une nouvelle, une réplique de mauvais goût, un artifice, une ville factice. Dans les égouts, le sang de leurs victimes doit encore couler. La Méditerranée ne devrait plus être bleue mais rouge. »

À propos de l’auteur
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Dima Abdallah © Photo David Poirier

Née au Liban en 1977, Dima Abdallah vit à Paris depuis 1989. Après des études d’archéologie, elle s’est spécialisée dans l’antiquité tardive. Fille des écrivains Mohammed Abdallah, dont un de ses poèmes traduit de l’arabe clôt le roman, et Hoda Barakat, elle a écrit des nouvelles et des poèmes jamais publiés. Mauvaises Herbes est son premier roman. (Source: Éditions Sabine Wespieser / Livres Hebdo)

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Fin de siècle

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  RL2020

En deux mots:
Un assassinat cruel dans une villa de luxe sur le riviera française, l’arrivée d’un monstre marin sur une plage du Portugal, un touriste de l’espace parti pour effectuer le plus grand saut en parachute au monde: le cocktail de ce roman est joyeusement foutraque.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

L’oisiveté est la mère de tous les vices

Polar déjanté, dystopie cruelle et regard incisif sur une société d’ultrariches oisifs et prêts à tout: «Fin de siècle» est un délire férocement angoissant!

Cela commence comme dans un thriller bien noir, avec un crime particulièrement cruel. Nous sommes dans une villa de luxe de la riviera française, à Roquebrune-Cap-Martin, au milieu de la nuit. Un homme s’y introduit et à l’aide d’un long couteau attaque la femme qui avait quitté sa chambre pour s’assurer qu’il n’y avait pas de rôdeur chez elle. Son œuvre achevée, il est tranquillement rentré chez lui en Italie voisine.
Et alors que le lecteur s’imagine suivre l’enquête sur ce crime sordide, on change totalement de registre.
Sur une plage du Portugal vient de s’échouer une espèce rare et pour tout dire que l’on croyait disparue depuis longtemps, un mégalodon. Ce requin géant est de dimension hors-norme et attire plusieurs centaines de curieux. C’est au moment où les autorités décident de faire exploser le cadavre à la dynamite pour libérer la plage que l’attaque se produit. Une dizaine d’autres prédateurs terrifiants surgissent de l’océan et font un carnage parmi les badauds. On apprendra plus tard que les gigantesques herses construites pour bloquer ces monstres hors de Méditerranée ont cédé.
Sébastien Gendron passe allègrement du roman noir à la science-fiction, d’une histoire à l’autre. Au Congo, on s’apprête à envoyer une fusée à quelque 88000 km de la terre pour réaliser le plus grand saut en parachute de l’histoire de l’humanité, tandis que des trafiquants s’apprêtent à voler des œuvres d’art d’une valeur inestimable pour les « transformer » suivant les désirs du commanditaire qui s’ennuie dans sa propriété et s’interroge sur la visite de la police, enquêtant sur le meurtre sanglant de sa voisine.
Vous suivez toujours?
Alors que la chasse aux monstres marins s’organise pour rendre la Méditerranée à la navigation aux pêcheurs et aux touristes, Claude Carven, le touriste de l’espace s’apprête à faire son grand saut. Quant aux enquêteurs, ils sont confrontés à des phénomènes étranges, à des accidents mystérieux.
Ah, j’allais oublier de vous parler de ces happy few qui se sont réunis sur des fauteuils flottants au large de la Crète pour assister à une projection sur grand écran du film de Steven Spielberg Les dents de la mer. Je vous laisse deviner leur sort…
Oubliez toute logique, ne cherchez pas la clé de l’énigme. Si vous vous laissez entrainer dans ce roman délirant, vous passerez un bon moment. Si votre esprit cartésien n’adhère pas à cette construction, laissez tomber! Sébastien Gendron jette à la fois une ironie mordante et un humour féroce dans la bataille, même si l’avenir qu’il nous promet a tout du cauchemar, de la… série noire!

Fin de siècle
Sébastien Gendron
Gallimard Série noire
Thriller
240 p., 19 €
EAN 9782072867682
Paru le 12/03/2020

Où?
Le roman se déroule en France, à Roquebrune-Cap-Martin et tout au long de la Côte méditerranéenne, à Praia de Brito en Algarve, à Ilebo en RDC, à Alassio en Italie, à Motril en Espagne, au large de l’île de Dia en Crète, à Mar del Plata en Argentine et au-dessus de nos têtes.

Quand?
L’action se situe dans quelques années, entre 2022 et 2024.

Ce qu’en dit l’éditeur
2024, Bassin méditerranéen : depuis une dizaine d’années, les ultra-riches se sont concentrés là, le seul endroit où ne sévissent pas les mégalodons, ces requins géants revenus, de façon inexplicable, du fond des âges et des océans. À Gibraltar et à Port Saïd, on a construit deux herses immenses. Depuis, le bassin est clos, sans danger. Alors que le reste du monde tente de survivre, ici, c’est luxe, calme et volupté pour une grosse poignée de privilégiés. Mais voilà! l’entreprise publique qui gérait les herses vient d’être vendue à un fonds de pension canadien. L’entretien laisse à désirer, la grille de Gibraltar vient de céder, le carnage se profile…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter (Le polar sonne toujours deux fois – Michel Abescat)
Blog Nyctalopes
Blog Encore du noir

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Preghero
Villa Stellar, Roquebrune-Cap-Martin, France
43°45’7.20 »N / 7°29’8.57 »E
Élév. 35 m.
Alors qu’elle baisse la tête pour considérer le pot de Ben & Jerry’s Blondie Brownie qui lui échappe des mains, Perdita Baron a le temps d’apercevoir ce bout de lame crantée qui lui surgit du plexus. Une seconde plus tôt, un violent coup de poing entre les omoplates lui a fait lâcher sa crème glacée. Deux secondes plus tard, alors que la lame crantée disparaît et qu’un peu de sang commence à couler vers son nombril, elle a le temps de penser que celui qui se tient derrière a fait le nécessaire pour la conduire jusqu’à la cuisine. Force est de constater qu’elle a parfaitement suivi la manœuvre.
À l’horloge lumineuse du four, il est 0:53 am. Il ne reste plus à la jeune femme que dix minutes à vivre.
À 0:50 am, Perdita Baron lisait paisiblement dans son lit, au premier étage de la villa Stellar. Le roman lui plaisait parce qu’il narrait à la première personne l’histoire d’une fille comme elle. Une fille qui s’était faite toute seule en bouffant son pain noir avec hargne et détermination. À seulement 22 ans, cette fille avait mis le monde à ses pieds. Comment ? Tout simplement en racontant son expérience dans un livre de 248 pages. Quatre cent cinquante mille e-books téléchargés sur Amazon, et puis juste après, les éditions Doubleday lui avait offert 4 millions de dollars d’avance pour l’achat des droits. Ce roman s’est déjà écoulé à quelque 12 millions d’exemplaires aux États-Unis et vient de se vendre à prix d’or à la foire de Francfort pour être traduit dans une vingtaine de langues. Une success story comme Perdita les aime.
Perdita lisait donc quand elle a entendu, en bas, la porte d’entrée s’ouvrir et se fermer. Elle a immédiatement songé à Scott parce qu’elle ne voyait pas très bien qui d’autre que lui pouvait rentrer à cette heure dans sa propre maison. Mais après coup, elle s’est souvenue que Scott se trouvait à Istanbul. Voilà pourquoi elle est sortie du lit, a chaussé ses mules et est descendue voir de quoi il retournait, non sans s’être équipée au préalable du Sig Sauer que Scott lui a offert le mois dernier après la perte du Colt qu’il lui avait offert le mois précédent. La présence au creux de sa main de cette arme au métal teinté de rose la rassure. À tel point qu’elle ne prend même pas la peine d’allumer la lumière pour descendre l’escalier. En arrivant au salon, elle actionne néanmoins l’interrupteur avec une légère appréhension. La pièce est déserte, la porte d’entrée fermée, la clenche mise, la chaîne de sécurité en place. Perdita se dirige vers la cuisine, allume la rampe de LED au-dessus du plan de travail et, ne constatant rien d’anormal là non plus, elle s’apprête à éteindre. C’est à cet instant qu’un violent claquement la fait sursauter.
Elle braque aussitôt l’arme droit devant elle et avance à pas de loup jusqu’à la porte-fenêtre qui donne sur la terrasse. Elle en est certaine, ça vient de dehors. Combien de fois a-t-elle exigé de Scott qu’il lui achète un chien. N’importe quel chien, mais un méchant, de ceux qu’on attache dans le jardin, au bout d’une chaîne de dix mètres et qui aboient après les ombres. Alors qu’elle arrive à la porte-fenêtre, une forme jaillit et frappe à toute volée le chambranle en aluminium. Perdita recule sous le choc et il s’en faut de peu qu’elle ne fasse feu. La sécurité de l’arme étant mise, elle ne peut presser la queue de détente. Fort heureusement du reste, puisqu’il ne s’agit que d’un volet qui bat au vent. Décidément, cette villa part en capilotade.
Pour calmer son cœur battant, Perdita pose le Sig Sauer sur la console de la cuisine et va fouiller le réfrigérateur. Ne trouvant rien d’appétissant dans les rayonnages, elle ouvre le congélateur. Le bonheur est là, tout auréolé de son petit brouillard givré. Elle opte pour un pot de Blondie Brownie et referme. De l’homme de haute taille, vêtu de noir et cagoulé qui se tient à cet instant à quelques mètres d’elle, Perdita ne voit rien puisqu’elle s’enfuit dans la direction opposée, à la recherche d’une cuillère.
Il s’appelle Marcello Celentano, il est né trente-trois ans plus tôt à Pise, il vit toujours chez sa mère dans une cité en banlieue lointaine d’Alassio, à 85 kilomètres de là, sur la côte ligure. Il a pris goût à la torture dès son plus jeune âge, puis, quand il en a eu la force, il a commencé à tuer. Dans sa main droite, il tient un couteau de chasse United Cutlery UC311, 30 centimètres de lame en acier inoxydable AUS-6 double denture, manche en ABS renforcé, 39,90 euros, livré avec son étui ceinture en nylon.
Perdita Baron ouvre le tiroir des couverts. Le mécanisme est de si bonne qualité qu’il n’émet qu’un petit chuintement. Petit chuintement que Marcello Celentano met à profit pour la rejoindre sans attirer son attention. D’un coup sec allant du haut vers le bas, il frappe la jeune femme entre les omoplates. La lame ripe un peu sur les vertèbres, mais avec ses 490 grammes, l’arme possède un excellent taux de pénétration. Marcello a, de plus, déporté tout son poids dans ce geste si bien qu’il transperce la cage thoracique de part en part sans trop d’efforts. Perdita ouvre la bouche pour laisser échapper un souffle alors que le pot de Ben & Jerry choit sur ses mules. Lorsque la lame ressort elle a la sensation que ses jambes ne la portent plus et elle s’effondre sur le sol en béton ciré en happant l’air comme un nouveau-né. De là où elle se trouve, Perdita Baron a une vision de l’espace penchée à 25°. Elle aperçoit son assassin qui s’écarte de quelques mètres et retire tranquillement le sac qu’il porte sur ses épaules. Elle voit son propre sang dégouttant de la lame du couteau, posé à côté de son Sig Sauer sur le plan de travail, ainsi que ce minuscule filet de chair, peut-être un tendon, pris dans les dents du crantage. Elle a envie de vomir. Elle ferme les yeux. Elle les rouvre quand elle entend la musique. Devant elle, l’homme vient d’installer un de ces petits baffles portatifs tant prisés par les adolescents. En sortent les mesures d’une chanson qu’elle connaît très bien. Mais le titre lui échappe.
Lorsque le type revient à la charge, la soulève et la force à se tenir à genoux, c’est bizarrement la pochette du disque qu’elle revoit d’abord. Un 33 tours qui appartenait à son père. Quand la lame du couteau lui perfore l’intestin, la photo du chanteur assis sur le dossier d’un banc, figé dans un mouvement un peu swing, claquant des doigts, la bouche tordue comme s’il chantait, avec en arrière-plan le turquoise d’une piscine, resurgit d’un coup. Le tueur vient de remonter la lame d’un coup sec à travers les organes. La nuisette de Perdita se déchire, découvrant des seins magnifiques. Elle sent un goût de métal dans la gorge. Le titre du morceau apparaît alors devant ses yeux comme l’un de ces écrans au néon de Times Square : « Pregherò ». Oui, c’est ça. C’est « Pregherò ». L’adaptation italienne du standard de Ben E. King « Stand by me » chanté par… par…
Au rythme de la basse, le tueur retire le couteau dont la lame a gagné à présent les amygdales de sa victime. C’est le moment critique où l’hémorragie va envahir les poumons, il doit faire vite s’il veut qu’elle vive jusqu’à la toute fin. La jeune femme perd de plus en plus de tonus musculaire. Elle se tasse sur ses fesses. Il la maintient par les cheveux, le temps de la contourner. Il s’accroupit derrière elle, passe ses mains de part et d’autre de sa poitrine et plonge ses doigts dans la plaie longiligne qui va du pubis jusqu’à la mâchoire inférieure. Là, il s’accroche au sternum, plante son genou entre les omoplates et tire d’un coup sec vers l’arrière. Le tablier intercostal s’ouvre comme un cageot de bois qu’on éventre.
Adriano Celentano. C’est ça !
La cage thoracique se fend en deux. Perdita baisse lentement la tête et constate que c’est la première fois qu’elle voit son cœur. Il est là, à quelques centimètres de ses yeux, en train de battre. Ça lui revient. Son père l’a giflée quand il a découvert qu’elle avait écouté ce disque sans sa permission. Elle avait été envoyée dans sa chambre. Ça n’est pas son père qui vient de s’agenouiller en face d’elle, mais elle sait que cet homme aussi est là pour la punir. De la pire des façons. Il avait une cagoule mais il vient de l’enlever. Comme le font les méchants dans les films quand ils veulent signifier à leur otage que c’est fini pour lui.
Il est moche. Il sue. Il est un peu gras. À bien des égards, il lui fait penser à Scott. Scott qui se laisse aller depuis combien de temps maintenant ? Quelque part c’est rassurant : gras comme il est devenu, ça serait surprenant qu’il ait une maîtresse. Cela dit, ça n’est même pas sûr, vu tout le fric qu’il possède.
Le type lui parle.
Elle entend juste Adriano Celentano hurler dans le petit baffle :
Io t’amo, t’amo, t’amo
O-o-oh !
Questo è il primo segno
Che dà
La tua fede nel Signor
Nel Signor
La fede è il più bel dono
Che il Signore ci dà
Per vedere lui
E allor…

La main de l’homme est gantée. Elle est certaine que ça n’est pas du cuir. Peut-être du latex, comme un gant de nettoyage, mais noir et lustré. Il écarte les doigts et les passe devant ses yeux. Il lui parle. Il lui dit qu’il va lui briser le cœur. Ça elle l’entend parfaitement bien parce que ça lui rappelle ce qu’elle éprouvait quand elle écoutait ce disque, gamine. Elle ne comprenait rien à l’italien, mais ça semblait tellement douloureux ce que chantait cette voix qu’elle en pleurait, persuadée qu’une femme avait brisé le cœur de ce chanteur. Ça résonnait tellement bien avec le chagrin qu’elle-même vivait depuis que Jean-Pierre Leroy l’avait quittée parce qu’elle avait refusé qu’il lui touche les seins.
Perdita Baron ressent quelque chose. Au tout début, c’est incompréhensible parce que depuis quelques instants, à part son cerveau qui fonctionne comme un serveur Internet, elle s’est totalement oubliée, n’est plus qu’une sorte de pensée qui s’agite à l’intérieur d’une boîte. Et puis ça lui revient, un souvenir d’il y a longtemps. Moins longtemps que « Pregherò » mais longtemps quand même. La douleur. Oui, voilà, c’est ça. Un truc lui fait horriblement mal et son esprit met un temps impossible à le traduire. Elle rouvre les yeux, elle a envie de crier, mais c’est déjà trop tard. Marcello Celentano vient de lui écraser le cœur. La dernière vision qu’elle emporte dans la mort, c’est celle de ces deux mains noires entre les doigts desquelles glisse une viande sanguinolente. Et la voix de cet homme assis sur un banc, au bord d’une piscine, qui s’éloigne :
O-o-oh !
Questo è il primo segno
Che dà
La tua fede nel Signor
Nel signor,… »

Extraits
« Et dans le sillage de ces grands oiseaux sont arrivés les premiers mégalodons.
Résultat : on ne peut plus sortir en mer depuis que ces saloperies hantent les océans. Leurs mâchoires sont si puissantes qu’ils peuvent broyer la double coque du plus imposant des tankers.
Fini la pêche.
Fini les régates.
Fini le commerce maritime.
Les grands pétroleurs font beaucoup moins les malins. Une fois les premières marées noires passées, les mers sont rapidement devenues plus propres, la poiscaille a proliféré. Pour le plus grand plaisir des climatosceptiques, on n’a jamais atteint les niveaux alarmants de montées des eaux que prédisaient les climato-anxieux. Tout ça au détriment des usages industriels et commerciaux des eaux du globe.
Voilà où l’on en est en ce mois de juin 2022. La planète n’a jamais été aussi bleue. Depuis l’espace, on dirait que Poséidon y a récemment jeté un bloc de Canard WC.
Sur la praia de Brito, la charge est prête mais les pompiers ont un sérieux problème. Ils ont réussi à ouvrir la gueule de la femelle mégalodon à l’aide du cric de la jeep. C’est effrayant. »

« Centre aérospatial de l’Union africaine
Ilebo – province du Kasaï – RDC
4°19’01.18 »S / 20°34’11.09 »E
Élév. 384 m.
— Tu te rends compte du chemin accompli quand même ?
— …
— Tu le vois bien. Non ? Regarde l’écran.
— …
— Vas-y, lève les yeux et regarde.
— …
— Claude, je te parle ! Regarde et vois ce que nous avons construit tous les deux.
— …
Aristide Meka peut bien insister encore et encore, c’est non! Claude Carven ne veut pas lever la tête, pas plus que regarder l’écran de contrôle. Et puis quoi encore ! Ça fait deux semaines qu’il voit ce pas de tir apparaître dans des rêves qui finissent tous en cauchemar. Aristide qui appuie sur le bouton d’allumage des moteurs, les trois réacteurs Rolls-Royce du lanceur qui crachent des flammes, le décompte qui résonne dans tous les haut-parleurs de la base et « Final Countdown » d’Europe qui démarre au moment où la fusée quitte le sol. Et c’est là que tout vire. Trop lourd, le lanceur retombe. Le choc fissure les tuyères, le kérosène en ébullition s’échappe de partout et s’enflamme aussitôt. Une boule de feu perfore les trois étages de l’engin jusqu’à ce tout petit habitacle au sommet qui ressemble à un gland : un habitacle bourré d’électronique, au centre duquel Claude Carven est harnaché, prêt à griller comme une chipolata dans sa gaine de boyaux. Alors non, Claude Carven ne veut pas lever les yeux vers cette fusée qui, dans quelques heures à peine, l’arrachera à l’attraction terrestre si tout va bien, le propulsera à 88 kilomètres de la Terre si tout va bien. Et si tout va bien encore, il ouvrira le sas et sautera. Et deviendra ainsi le premier homme à chuter depuis la mésosphère, explosant ainsi tous les records établis jusqu’ici. D’ailleurs, le programme se nomme Mésosphère 1, c’est écrit en lettres rouge sang sur toute la longueur de la carlingue du lanceur dressé là-bas comme un monstrueux pénis entre les tours de son pas de tir. »

À propos de l’auteur
Né en 1970 à Talence, Sébastien Gendron a passé sa jeunesse dans le Bordelais. Après une licence d’études cinématographiques, il se retrouve tour à tour livreur de pizzas, manœuvre, télévendeur de listes de mariage avant de devenir assistant réalisateur puis réalisateur. En 2008, il publie Le Tri sélectif des ordures, premier opus des aventures de Dick Lapelouse (Pocket 2014), suivi d’une dizaine de romans noirs. Il est aussi réalisateur, scénaristes et chroniqueur. Il puise tour à tour son inspiration chez les Monty Python, le cinéma américain des années 1970, les livres de Jean Echenoz, Jean-Patrick Manchette, Jean-Bernard Pouy, Tim Dorsey, Jim Thompson et Philippe Djian. Soit un univers unique aux accents volontiers loufoques. Il a publié Road Tripes (2013) puis La revalorisation des déchets (2015) aux éditions Albin Michel. Il écrit également pour la jeunesse. (Source: Albin Michel)

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La certitude des pierres

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  RL2020

En deux mots:
Après un séjour en Afrique, Guillaume retrouve ses parents et son village où il décide de devenir berger. Mais ses moutons gênent les chasseurs qui entendent ne pas céder un pouce de leur terrain de jeu. Le conflit va petit à petit s’envenimer jusqu’à une lutte sans merci.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Les moutons de la discorde

Dans un roman rural construit comme une tragédie grecque, Jérôme Bonnetto nous entraîne dans un conflit entre un berger et des chasseurs. Et à une réflexion sur la place de l’autre au sein d’une communauté repliée sur elle-même.

Comme le fils prodigue, Guillaume Levasseur a choisi de partir pour découvrir le vaste monde, en travaillant notamment pour des ONG en Afrique. Le voici die retour à Ségurian, un petit village de montagne où il retrouve ses parents, Jacques et Catherine. «À aucun moment ils n’eurent l’idée de lui faire le moindre reproche. Guillaume était devenu un homme. Le verbe, surtout, avait changé. Il s’exprimait mieux, ses phrases coulaient dans une syntaxe ample que des mots précis et nuancés irisaient. Il était devenu un homme fin et fort tout à la fois.»
C’est là, dans ce village de 400 âmes qui «n’était pas un pays mais un jardin», qu’il entend s’installer en communion avec la nature et reprendre le métier de berger qui avait disparu au fil des ans.
Une initiative que les autochtones vont d’abord regarder avec indifférence avant de constater que ces moutons gênent leur loisir favori, la chasse. Désormais, ils sont entravés dans leurs battues, gênés par le troupeau. Guillaume sait qu’il a le droit avec lui et refuse de dégager. Mais que peut le droit face aux traditions solidement ancrées et à une histoire qui s’est cristallisée au fil des ans autour de la famille Anfosso? Leur entreprise de construction règne depuis des générations sur le village. Il suffit d’une visite au cimetière pour comprendre la manière dont la communauté fonctionne: «En dehors des Anfosso, on y trouvait quelques noms connus. Pastorelli, Casiraghi, Barral, Leonetti. Des familles bien de chez nous. Deux ou trois d’entre elles avaient fait les grandes guerres. On leur avait donné un emplacement à l’ombre sous des pierres lourdes et admirables. D’autres avaient défendu l’Algérie française. Allée principale, plein soleil. Chacun était à sa place et de la place, il y en avait pour tout le monde. Au fond dormait le caveau de la famille Levasseur. La pierre était lisse et fraîche, elle n’avait pas eu le temps de se polir, de faire des racines. On jurerait qu’elle sonne creux. Seulement une génération sous la terre. Une pièce rapportée, des estrangers, des messieurs de la ville comme on dit.»
Au fil des jours, le conflit s0envenime, les positions se figent. La Saint-Barthélemy, le jour de la fête du village célébrée 24 août, marquant le point d’orgue d’une guerre qui ne va pas restée larvée. Un mouton est retrouvé égorgé et il ne fait guère de doute sur l’origine de l’attaque. Mais Guillaume préfère minimiser l’affaire et se concentrer sur l’accroissement de son troupeau. «On continuait de se regarder de travers, des regards tendus comme une corde de pendu, mais – et c’était bien l’essentiel – on partageait la montagne, même si on le faisait un peu comme on séparerait le bon grain de l’ivraie. La vie poursuivait son cours.»
Construisant son roman comme une tragédie grecque, avec unité de lieu et même un chœur de femmes qui «s’ouvrait sur une étrange mélodie, tremblante, incertaine, comme le vol d’une chauve-souris en plein jour», Jérôme Bonnetto réussit à faire monter la tension page après page jusqu’à cet épilogue que l’on redoute. Ce roman est à la fois un traité de l’intolérance, une leçon sur les racines de la xénophobie et un conte cruel sur l’entêtement qui peut conduire au pire, mais c’est avant tout un bonheur de lecture.

La certitude des pierres
Jérôme Bonnetto
Éditions Inculte
Roman
192 p., 16,90 €
EAN 9782360840274
Paru le 8/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, dans un village de montagne baptisé Ségurian.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ségurian, un village de montagne, quatre cents âmes, des chasseurs, des traditions. Guillaume Levasseur, un jeune homme idéaliste et déterminé, a décidé d’installer une bergerie dans ce coin reculé et paradisiaque. Un lieu où la nature domine et fait la loi. Accueilli comme une bête curieuse par les habitants du village, Guillaume travaille avec acharnement ; sa bergerie prend forme, une vie s’amorce.
Mais son troupeau pâture sur le territoire qui depuis toujours est dévolu à la chasse aux sangliers. Très vite, les désaccords vont devenir des tensions, les tensions des vexations, les vexations vont se transformer en violence.
La certitude des pierres est un texte tendu, minéral, qui sonde les âmes recroquevillées dans l’isolement, la monotonie des jours, l’hostilité de la montagne et de l’existence qu’elle engendre, la mesquinerie ordinaire et la peur de l’inconnu, de l’étranger.
D’une écriture puissante, ample, poétique, Jérôme Bonnetto nous donne à voir l’étroitesse d’esprit des hommes, l’énigme insondable de leurs rêves, et l’immensité de leur folie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Cause littéraire (Cathy Garcia)
L’Espadon
Lireka, le blog
Blog Bonnes feuilles et mauvaise herbe
Blog Blacknovel 1
Blog Lire au lit
Blog sistoeurs.net

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Prologue
Le vent de Ségurian remonte le chemin Saint-Bernard et va se perdre tout en haut de la montagne, au-delà des forêts. C’est un vent tiède et amer comme sorti de la bouche d’une vieille, un souffle chargé de poussières de cyprès et d’olives séchées qui emporte avec lui les derniers rêves des habitants et les images interdites – les seins de la voisine guettés dans l’entrebâille -ment d’une porte, les rires des hommes à tête de chien, la dame blanche qui hante les bois. Dans sa course, il écarte ses bras et fait bruisser les feuillages des arbustes, les herbes folles, comme une rumeur. Partout sur les chemins, il efface les traces de pas.
Le village est plongé dans la torpeur, il est un corps suspendu, pour quelques instants encore, le temps de planter le décor.
On dort. Personne ne sait à qui appartient la nuit. Tout est gris-mauve et les chats ont des yeux de loup. La montagne le sait : bientôt, le disque solaire se reflétera dans la mer et la loi des hommes reprendra ses droits. Tout pourra recommencer.
On allume ici une lampe, là une cafetière, on fait glisser une savate, claquer l’élastique d’un slip. On avance à petits pas.
On a transpiré toute la nuit dans la mollesse des matelas, on s’est tourné et retourné en quête d’un peu de frais, pour quelques secondes à peine, puis on a retrouvé la chaleur froissée des draps. On en veut à l’autre d’être gras, de dégager toute cette moiteur, si bien qu’on a fini par le pousser un peu du talon, comme ça, en douce, pour gagner quelques centimètres.
La nuit peut être infernale par ici. On a cru que cette fois, on ne parviendrait pas à s’endormir, mais on a fini par y arriver, on a passé l’heure des braves, comme toujours, en bout de course, plus fatigué encore d’avoir lutté, les reins inondés de sueur tiède et la bouche sèche. Plus tard, on dira qu’il a fait chaud, juste pour lancer la conversation, mais on admet qu’on ne serait pas mieux dans le froid du Nord. On ne serait mieux nulle part ailleurs au fond. Inutile de chercher.
On est une race, un bois. La mesure se prend dans le ventre, on ne trouverait pas vraiment les mots pour bien l’expliquer. Ça se sent, voilà tout. C’est qu’on vient d’un pays à l’intérieur d’un autre pays comme la langue chante son accent local, son vocabulaire, une autre langue au fond de la langue, d’autres hommes parmi les hommes. C’est la terre qui décide ici, c’est elle qui trace les mêmes lignes sur les fronts, les mêmes cors aux pieds, les mêmes gestes. On est un bois, un bloc, une race.
On se comprend. On fait à notre idée. On a nos règles, les seules qui vaillent. Les autres peuvent passer, on les salue, de loin, comme ça. Du plus loin possible.
Les premiers rayons caressent la montagne. Chaque jour serait une naissance s’il n’y avait les hommes. Deux coups de chevrotine déchirent l’aube. Voilà, ça va commencer. Pas besoin de faire un dessin.

LA PREMIÈRE SAINT-BARTHÉLEMY
Il nous faut un homme, inconnu, avec un grand sac, un homme qui arrive par la route : le noir d’un point, d’une silhouette tout d’abord, longue, lointaine, puis un corps déjà, qui soulève un peu de poussière comme un petit nuage bas, puis un être, plus précis dans un savant contre-jour qui dessine le va-et-vient des cheveux au balancier de la marche, enfin un homme.
Il est grand, robuste. Il semble venir de loin. Il avance dans un frottement de jean, de cuir et de coton, arrangement naturel pour la mélodie légère des boucles métalliques du sac sur lesquelles rebondit une sorte de grigri africain. C’est la seule musique audible, juste suffisante pour égayer la marche.
On reste un peu avec lui, comme un ange invisible. On n’est pas si mal sur son épaule. On voit haut et bien. On écoute sa longue respiration que la barbe filtre. On s’en voudrait de fouiller dans ses poches ou d’ouvrir son sac. On saura bien assez tôt ce qu’il trimballe. Pour l’instant, il coupe la lumière prometteuse du matin.
Dans un virage s’esquisse à peine un petit chemin de terre. La pente est un peu plus rude par là, à l’écart de la route, et le soleil plus incisif, mais le chemin plus direct. Il n’est guère emprunté dorénavant et, malgré de longues années d’abandon, il résiste aux hautes herbes, comme si la terre, tellement foulée et refoulée, avait perdu toute vertu de fertilisation.
C’est ce chemin qu’il choisit, sans la moindre hésitation. Le village n’est plus qu’à un petit kilomètre, mais un kilomètre de rude montée en ligne presque droite. On aperçoit un ou deux lacets en contrebas des premières maisons, puis, tout là-haut, le clocher.
Le rythme de sa marche ne faiblit pas malgré la raideur de la pente. Par endroits, il pourrait presque toucher le sol simplement en tendant les bras. Son souffle s’accélère, raisonnablement. On ne perçoit pas de fatigue particulière. Parfois, les pierres roulent derrière lui, en entraînant d’autres au passage. Parfois, il prend appui sur une tige plus haute et plus solide que les autres, la serrant d’une main puissante. Parfois, les racines cèdent, alors il jette la tige dans les broussailles avant de s’agripper à une autre.
Il avance, mais c’est ici que l’on s’arrête. Le village est tout près. De dos, sa progression paraît encore plus rapide. Les herbes et le chemin au premier plan, il s’enfonce dans le cadre. On le devine désormais enroulant le dernier lacet. Puis sa tête disparaît.
C’était un 24 août. Guillaume Levasseur allait entrer dans le village.
C’était jour de fête. Comme tous les 24 août, on fêtait la Saint-Barthélemy et ce n’est pas rien.
Le 14 juillet, on faisait la fine bouche, on buvait un coup, on se couchait un peu plus tard, mais au fond on se préservait. Il y avait bien les enfants pour ouvrir de grands yeux devant le feu d’artifice, mais les anciens savaient que même les plus hautes fusées de la ville ne parviendraient jamais jusqu’au village. La révolution, on n’y était pas, on ne savait plus trop ce que ça signifiait. Il avait fallu trancher des têtes, on avait changé de salauds.
Le 24 août, c’était quand même autre chose. C’était la fête du Saint-Patron. Le reste du monde s’en contrefoutait et on adorait ça. Notre saint à nous. Bénédiction et protection. Ad vitam æternam, pour nous seuls.
Le 24 août, tout le village était sur la place jusqu’au petit jour. C’était chaque année la même musique, on n’aurait raté ça pour rien au monde. On y pensait longtemps à l’avance, dès les premières vapeurs de l’été, on se sentait bien quand la fête approchait, on se lançait des clins d’œil, on rejouait la partition des plus beaux millésimes, on élaborait sa propre mythologie, on fondait une nation.
C’est le 24 août qu’on était devenu homme, frère, amant, et fier surtout.
Même les jeunes de leur plus frêle maturité avaient mis deux trois sous de côté pour l’occasion. On tapait dans le cochon en porcelaine, on faisait les yeux doux à la grand-mère, on grattait ici et là, on prenait sur le permis de conduire s’il le fallait pour être à la hauteur et marquer l’histoire de son empreinte.
Le 24 août s’ouvraient les tiroirs, les penderies, parfois on tombait sur une vieille photo et on perdait un peu de temps dans la contemplation attendrie d’un autre soi déjà défunt. La Saint-Barthélemy était le mètre étalon de nos vies, l’arbre sur lequel on regardait passer les saisons. On oubliait toujours un peu trop combien on avait changé, mais on s’aimait bien au fond pour ce qu’on avait été dans ce qu’on était devenu. Puis on refermait la parenthèse et on finissait par se concentrer sur l’essentiel : trouver sa plus belle chemise, s’assurer qu’on rentrait toujours dans le pantalon. On sortait le sent-bon du fond de l’armoire, celui aux vertus magiques, on inondait le cou et les cheveux, on soulignait la raie sur le côté, on s’ajustait devant le miroir et on était prêt. »

Extraits
« Charles partageait avec Joseph l’entreprise de construction et il se pliait le plus souvent à ses décisions. C’était à son ombre qu’il avait poussé et, à Ségurian, l’ombre était un bien précieux. Parfois, Joseph emmenait son petit Emmanuel. Anfosso III. Mais Emmanuel n’aimait pas trop ça, aller au cimetière. L’idée de finir un jour sous la terre l’angoissait un peu, d’autant plus qu’on ne lui avait rien expliqué, on ne lui avait pas dit comment les choses émergent, passent et disparaissent. Il voyait la mort comme une punition. Et puis ce grand-père, il ne l’avait jamais connu. Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire d’avoir les mêmes yeux? Ces yeux en amande, c’était comme une signature, une légende sous une photo. Anfosso. Le cimetière de Ségurian offrait son traité de sociologie à qui savait le lire. En dehors des Anfosso, on y trouvait quelques noms connus. Pastorelli, Casiraghi, Barral, Leonetti. Des familles bien de chez nous. Deux ou trois d’entre elles avaient fait les grandes guerres. On leur avait donné un emplacement à l’ombre sous des pierres lourdes et admirables. D’autres avaient défendu l’Algérie française. Allée principale, plein soleil. Chacun était à sa place et de la place, il y en avait pour tout le monde. »

« Au fond dormait le caveau de la famille Levasseur. La pierre était lisse et fraîche, elle n’avait pas eu le temps de se polir, de faire des racines. On jurerait qu’elle sonne creux. Seulement une génération sous la terre. Une pièce rapportée, des estrangers, des messieurs de la ville comme on dit. Va falloir qu’ils fassent leurs preuves, les Levasseur. Va falloir me remplir ce caveau avant d’élever la voix, avant de faire les fiers, avant de touiller la soupe au pistou. C’est comme ça, c’est l’ordre des choses. Guillaume était arrivé au pays par la voie Levasseur, un chemin un peu biscornu. Après avoir travaillé toute leur vie en ville, Jacques et Catherine Levasseur avaient décidé de partir, de goûter un peu à la tranquillité des villages perchés, loin des fourmilières déshumanisées parce que la vraie vie, finalement, c’était là, dans un espace retiré, en dialogue avec la nature, avec d’authentiques échanges et du temps pour profiter de ces authentiques échanges. De l’humain avant tout. Ils avaient voulu transmettre ça à leur enfant, ce sens-là de l’existence. Il y avait un monde qu’on ne comprenait plus vraiment tout en bas, un monde qui s’atrophiait et qui n’allait pas tarder à se déchirer. Il valait mieux dé poser les armes. On voulait terminer en beauté, dans la quiétude. Ils avaient emménagé dans la maison du grand- oncle Levasseur, un original dont on savait peu de choses. Il avait fait le tour du monde et fini sa course. »

« Les retrouvailles avaient dépassé toutes les espérances de Jacques et Catherine. Ils s’embrassaient, ils riaient, ils se racontaient des histoires. Guillaume avait travaillé en Afrique pour une ONG . Il avait passé des mois à installer des mini stations d’épuration dans de petites villes, dans des villages reculés. Il avait été très occupé. La mission terminée, il s’était permis de voyager quelques semaines à travers le continent, puis il était rentré. On n’en saurait pas beaucoup plus pour l’instant. À aucun moment ils n’eurent l’idée de lui faire le moindre reproche. Guillaume était devenu un homme. Le verbe, surtout, avait changé. Il s’exprimait mieux, ses phrases coulaient dans une syntaxe ample que des mots précis et nuancés irisaient. Il était devenu un homme fin et fort tout à la fois. »

« La troisième Saint-Barthélemy
Des mois étaient passés, on ne savait trop comment. On faisait aller. L’hiver replie les âmes sur elles-mêmes, rétracte les envies comme les coins d’une vieille lettre jetée aux flammes. Le berger avait fini par oublier les chasseurs, petit à petit, il avait cessé d’attendre une explication concernant la mort du mouton. L’assurance avait refusé de rembourser sous prétexte qu’il fallait le collier du chien pour preuve du préjudice. Finalement, Guillaume s’était recentré sur son travail et il avait fait fructifier, c’était le moins que l’on puisse dire. Les premières rentrées d’argent avaient dépassé ses espérances. Son cheptel s’était très vite fait une place sur le marché. C’est qu’il faisait de la qualité, le berger, tout le monde le disait dans le métier. Il commençait déjà à se faire un nom. Il voulait réinvestir sans attendre. Il prospectait déjà en vue d’acquérir de nouvelles bêtes jusqu’à doubler dès l’été son troupeau. Il n’avait aucun besoin : un peu d’essence dans la moto, quelques pochettes de tabac à rouler et, pour la nourriture, il vivait encore, sans se l’être explicitement formulé, dans le giron de Catherine, sa mère, qui n’arrivait jamais les mains vides et laissait chaque jour des plats cuisinés ou abandonnait ici et là des boîtes, des fruits et des sacs gorgés de victuailles. Guillaume faisait semblant de s’en offusquer, il soufflait, refusait, s’énervait même. » p. 77

« Les chasseurs, eux, étaient restés sur leur coup d’éclat. Ils menaient un mouton à zéro, ce n’était déjà pas si mal. Parfois, au café, une allusion échappait, des oreilles se tendaient, Charles et Lucien souriaient, Joseph faisait les gros yeux, et puis on passait à autre chose. Il y avait du boulot au chantier. On continuait de se regarder de travers, des regards tendus comme une corde de pendu, mais – et c’était bien l’essentiel – on partageait la montagne, même si on le faisait un peu comme on séparerait le bon grain de l’ivraie. La vie poursuivait son cours. » P. 78

« Au village, Jeanne avait très vite senti qu’on lui réservait un traitement spécial. Elle faisait la queue comme tout le monde à l’épicerie ou à la poste et elle notait à chaque fois comme un voile, un masque qui tombait sur le visage des employés quand venait son tour. Le geste amical laissait place à un ton poli, presque à l’excès parfois, toujours gêné. Jeanne sentait bien ces choses-là, elle avait développé dans son métier un instinct particulier, une perspicacité, elle savait lire les disputes des parents dans les yeux des enfants. » P. 88

« Le chœur des femmes se répandait discrètement dans l’air comme on souffle sur la fleur de pissenlit des dictionnaires Larousse. Rome s’est faite avec le chœur des femmes et le corps des hommes. On a détruit Babylone par corps d’hommes soumis au chœur des femmes. C’était il y a longtemps et tout cela finirait bien par changer. Mais pas à Ségurian. Le berger, ses moutons et ses problèmes. Le chœur des femmes s’ouvrait sur une étrange mélodie, tremblante, in certaine, comme le vol d’une chauve-souris en plein jour. Puis le chant fuguait un peu plus bas. Pianissimo . On hésitait un peu, même les femmes de chasseurs va cillaient, surtout celles qui avaient une tendresse pour la tranquillité et les bêtes blessées, mais il faudrait bien s’accorder. Il y en avait une ou deux qui parlaient plus fort que les autres au bout de la rue, les solistes entraînaient le chœur. » P. 102

« Quand l’épaule de Joseph se déroba sous la rondelle de bois, saint Barthélemy bascula en avant et se brisa aux pieds du chasseur. La tête se sépara du corps et roula sur deux mètres en accrochant la poussière. Après l’éblouissement, Joseph se releva et la ramassa. Il crut voir alors se dessiner sur le saint plâtre un petit sourire en coin, un sourire de berger. » P. 117

À propos de l’auteur
Jérôme Bonnetto est né à Nice en 1977 il vit désormais à Prague où il enseigne le français. La certitude des pierres est son troisième roman. (Source : Éditions Inculte)

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Miroir de nos peines

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  RL2020  coup_de_coeur

En deux mots:
En 1940 la France est en guerre mais le remarque à peine. Gabriel, enrôlé sur la ligne Maginot passe le temps à faire des exercices. Dans son café, Louise doit répondre à une curieuse proposition d’un vieil habitué, tandis que Désiré ne cherche qu’à s’enrichir. En quelques semaines leurs destins respectifs vont basculer, leurs parcours se croiser.

Ma note:
★★★★★ (coup de cœur, livre indispensable)

Ma chronique:

De la drôle de guerre à la débâcle

Avec le troisième et ultime volet de sa trilogie, Pierre Lemaître confirme qu’il est l’un des meilleurs romanciers français. Son évocation de la France de 1940 est magistrale, ses personnages attachants, son message fort. Formidable !

En conclusion de ma chronique sur Couleurs de l’incendie, j’écrivais: «on ne voit pas les pages défiler et dès la fin du roman on réclame la suite». La voilà ! Disons d’emblée que ce troisième et dernier volet des «Enfants du désastre» est à la hauteur de nos attentes. Un petit bijou qui peut du reste fort bien se lire indépendamment des deux autres épisodes.
Un dernier volet construit autour de trois histoires, trois parcours qui vont finir par se rejoindre au moment de la débâcle. Mais au moment où débute le récit, en avril 1940, personne n’imagine que quelques semaines plus tard, la France aura capitulé.
On retrouve Louise Belmont, un personnage du premier tome, devenue institutrice et serveuse. Elle va finir par accepter la proposition indécente d’un habitué, le docteur Thirion et le suit dans une chambre d’hôtel pour lui montrer son corps. Un acte qui va provoquer un joli scandale, puisqu’elle va finir par se retrouver courant nue sur le boulevard du Montparnasse. Jolie symbole de la folie qui, au fil des jours, va gagner le pays.
Mais nous n’en sommes pas encore là. Le long de la ligne Maginot, le sergent-chef Gabriel passe le temps à faire des exercices, à vérifier le matériel, à se persuader que les stratèges ont bien raison d’affirmer que jamais les allemands ne passeront cette ligne de défense. Le caporal Raoul Landrade a trouvé, quant à lui, à améliorer son ordinaire en organisant des parties de bonneteau et en se livrant à des petits trafics. Ils vont se retrouver tous deux, après les premières attaques allemandes, loin de leur régiment. Et décident de fuir les combats en partant vers le sud.
Dans la capitale la propagande joue sur tous les registres pour maintenir le moral de la nation. Désiré Migault, roi de la mystification, se fait passer pour un as de l’espionnage et, après avoir été engagé pour décrypter la presse turque, va grimper les échelons et mettre sa gouaille au service de la désinformation. Il devient porte-parole et transforme les mauvaises nouvelles en communiqués de victoire.
La réalité, à savoir la pluie de bombes qui s’abat et l’avancée rapide des troupes allemandes, va cependant finir par imposer sa loi, à commencer par mettre des milliers de personnes sur la route, essayant de fuir les combats.
Je ne ferais pas preuve d’originalité en soulignant ici le talent de Pierre Lemaître à instaurer en quelques lignes une ambiance, à croquer des personnages qui nous deviennent familiers en quelques pages. C’est un régal de suivre ces trois histoires parallèles, de «voir» les personnages essayer de s’en sortir, chacun avec les moyens dont ils disposent. Avant l’adaptation cinématographique – qui ne devrait pas manquer de se faire – le lecteur réalise en effet lui-même son film. Avec la même maestria que dans ses précédents romans, il imagine les liens qui vont unir les personnages, fruit du hasard ou d’un secret de famille. Mieux que personne, il sait utiliser sa solide documentation pour donner de la crédibilité à l’action sans que jamais le romanesque ne laisse la place à la leçon d’Histoire.
Vous l’aurez compris, cette trilogie Au-revoir là-haut, Couleurs de l’incendie et Miroir de nos peines fait partie de mes livres «indispensables», qui devrait figurer dans toute bonne bibliothèque.

Miroir de nos peines
Pierre Lemaitre
Éditions Albin Michel
Roman
544 pages, 22,90 €
EAN: 9782226392077
Paru le 2/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris, le long de la ligne Maginot puis du côté des Ardennes ainsi que sur les routes de la déportation, notamment du côté d’Orléans.

Quand?
L’action se situe d’avril à juin 1940.

Ce qu’en dit l’éditeur
Avril 1940. Louise, trente ans, court, nue, sur le boulevard du Montparnasse. Pour comprendre la scène tragique qu’elle vient de vivre, elle devra plonger dans la folie d’une période sans équivalent dans l’histoire où la France toute entière, saisie par la panique, sombre dans le chaos, faisant émerger les héros et les salauds, les menteurs et les lâches… Et quelques hommes de bonne volonté.
Il fallait toute la verve et la générosité d’un chroniqueur hors pair des passions françaises pour saisir la grandeur et la décadence d’un peuple broyé par les circonstances.
Secret de famille, grands personnages, puissance du récit, rebondissements, burlesque et tragique… Le talent de Pierre Lemaitre, prix Goncourt pour Au revoir là-haut, est ici à son sommet.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Le temps des écrivains)
Le Devoir (Philipe Couture)
RTL (Laissez-vous tenter)
RFI(Littérature sans frontières – Catherine Fruchon-Toussaint)
La Croix (Guillemette de Préval)
Podcast Lettres it be 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Ceux qui pensaient que la guerre commencerait bientôt s’étaient lassés depuis longtemps, M. Jules le premier. Plus de six mois après la mobilisation générale, le patron de La Petite Bohème, découragé, avait cessé d’y croire. À longueur de service, Louise l’avait même entendu professer qu’en réalité « cette guerre, personne n’y avait jamais vraiment cru ». Selon lui, ce conflit n’était rien d’autre qu’une immense tractation diplomatique à l’échelle de l’Europe, avec des discours patriotiques spectaculaires, des annonces tonitruantes, une gigantesque partie d’échecs dans laquelle la mobilisation générale n’avait été qu’un effet de manches supplémentaire. Il y avait bien eu quelques morts ici et là – « Davantage, sans doute, qu’on ne nous le dit ! » –, cette agitation dans la Sarre, en septembre, qui avait coûté la vie à deux ou trois cents bonshommes, mais enfin, « c’est pas ça, une guerre ! » disait-il en passant la tête par la porte de la cuisine. Les masques à gaz reçus à l’automne, qu’on oubliait aujourd’hui sur le coin du buffet, étaient devenus des sujets de dérision dans les dessins humoristiques. On descendait aux abris avec fatalisme, comme pour satisfaire à un rituel assez stérile, c’étaient des alertes sans avions, une guerre sans combats qui traînait en longueur. La seule chose tangible était l’ennemi, toujours le même, celui avec qui on se promettait de s’étriper pour la troisième fois en un demi-siècle, mais qui ne semblait pas disposé, lui non plus, à se jeter à corps perdu dans la bagarre. Au point que l’état-major, au printemps, avait permis aux soldats du front… (là, M. Jules passait son torchon dans l’autre main et pointait son index vers le ciel pour souligner l’énormité de la situation)… de cultiver des jardins potagers ! « Je te jure… », soupirait-il.
Aussi, l’ouverture effective des hostilités, bien qu’elle eût lieu dans le nord de l’Europe, trop loin à son goût, lui avait-elle redonné du cœur à l’ouvrage. Il clamait à qui voulait l’entendre, « avec la pile que les Alliés sont en train de mettre à Hitler du côté de Narvik, ça ne va pas durer longtemps », et comme il estimait que cette affaire était close, il pouvait se concentrer de nouveau sur ses sujets favoris de mécontentement : l’inflation, la censure des quotidiens, les jours sans apéritif, la planque des affectés spéciaux, l’autoritarisme des chefs d’îlot (et principalement de cette baderne de Froberville), les horaires du couvre-feu, le prix du charbon, rien ne trouvait grâce à ses yeux, à l’exception de la stratégie du général Gamelin qu’il jugeait imparable.
– S’ils viennent, ce sera par la Belgique, c’est prévu. Et là, je peux vous dire qu’on les attend !
Louise, qui portait des assiettes de poireaux vinaigrette et de pieds paquets, aperçut la moue dubitative d’un consommateur qui murmurait :
– Prévu, prévu…
– M’enfin ! hurla M. Jules en revenant vers le zinc. Par où tu veux qu’ils arrivent ?
D’une main, il rassembla les présentoirs d’œufs durs.
– Là, t’as les Ardennes : infranchissables !
Avec son torchon humide, il traça un grand arc de cercle.
– Là, t’as la ligne Maginot : infranchissable ! Alors, d’où tu veux qu’ils viennent ? Reste que la Belgique !
Sa démonstration achevée, il se replia vers la cuisine en bougonnant.
– Pas nécessaire d’être général pour comprendre ça, merde alors…
Louise n’écouta pas la suite de la conversation parce que son souci, ça n’était pas les gesticulations stratégiques de M. Jules, mais le docteur.
On l’appelait ainsi, on disait « le docteur » depuis vingt ans qu’il venait s’asseoir chaque samedi à la même table, près de la vitrine. Il n’avait jamais échangé avec Louise plus de quelques mots, toujours très polis, bonjour, bonsoir. Il arrivait vers midi, s’installait avec son journal. S’il ne choisissait jamais autre chose que le dessert du jour, Louise mettait un point d’honneur à prendre sa commande qu’il passait d’une voix égale et douce, « le clafoutis, oui, disait-il, c’est parfait ».
Il lisait les nouvelles, regardait dans la rue, mangeait, vidait sa carafe et, vers quatorze heures, au moment où Louise comptait sa caisse, il se levait, pliait son Paris-Soir qu’il abandonnait sur le coin de la table, posait son pourboire dans la soucoupe, saluait et quittait le restaurant. Même en septembre dernier, quand le café-restaurant avait été tout agité par la mobilisation générale (M. Jules était très en forme ce jour-là, on avait vraiment envie de lui confier la direction de l’état-major), le docteur n’avait pas modifié son rituel d’un iota.
Et soudain, quatre semaines plus tôt, alors que Louise lui apportait la crème brûlée à l’anis, il lui avait souri, s’était penché vers elle et avait fait sa demande.
Il lui aurait proposé la botte, Louise aurait posé l’assiette, l’aurait giflé et aurait tranquillement repris son service, M. Jules en aurait été quitte pour perdre son plus ancien habitué. Mais ça n’était pas ça. C’était sexuel, oui, bien sûr, mais c’était… Comment dire…
« Vous voir nue, avait-il dit calmement. Juste une fois. Seulement vous regarder, rien d’autre. »
Louise, soufflée, n’avait pas su quoi répondre ; elle avait rougi comme si elle était en faute, avait ouvert la bouche, mais rien n’était venu. Le docteur était déjà retourné à son journal, Louise s’était demandé si elle n’avait pas rêvé.
Pendant tout le service, elle n’avait pensé qu’à cette étrange proposition, passant de l’incompréhension à la colère, mais sentant confusément que c’était un peu tard, qu’elle aurait dû immédiatement se camper devant la table, les poings sur les hanches, et élever la voix, prendre les clients à témoin, lui faire honte… La fureur montait en elle. Quand une assiette lui avait échappé et s’était brisée sur le carrelage, ç’avait été le déclic. Elle s’était ruée dans la salle.
Le docteur était parti.
Son journal était plié sur le bord de la table.
Elle le ramassa rageusement et le jeta dans la poubelle. « Bah, Louise, qu’est-ce qui te prend ? », s’offusqua M. Jules qui considérait le Paris-Soir du docteur et les parapluies oubliés comme des dépouilles opimes.
Il exhuma le journal et le lissa du plat de la main en posant sur Louise un regard perplexe.
Louise était adolescente lorsqu’elle avait commencé à faire le service le samedi à La Petite Bohème, dont M. Jules était le propriétaire et le cuisinier. C’était un homme fort, aux gestes lents, avec un gros nez, une jungle de poils aux oreilles, un menton un peu fuyant et une moustache poivre et sel en tablier de sapeur. Il portait en permanence des charentaises hors d’âge et un béret noir, rond, qui enveloppait son crâne, personne ne pouvait se vanter de l’avoir vu nu-tête. Il faisait la cuisine pour une trentaine de couverts. « Cuisine parisienne ! » disait-il en dressant l’index, il y tenait beaucoup. Et plat unique, « comme à la maison, s’ils veulent du choix, les clients n’ont qu’à traverser la rue ». Son activité était auréolée d’un certain mystère. Personne ne comprenait comment cet homme lourd et lent, que l’on avait l’impression de voir en permanence derrière son zinc, parvenait à préparer autant de repas d’une telle qualité. Le restaurant n’avait jamais désempli, il aurait pu servir le soir et le dimanche et même s’agrandir, à quoi M. Jules s’était toujours refusé. « Quand on ouvre trop grand la porte, on ne sait jamais qui va entrer », disait-il, en ajoutant : « J’en sais quelque chose… », phrase énigmatique qui restait suspendue dans l’air comme une prophétie.
C’est lui qui avait autrefois proposé à Louise de l’aider pour la salle l’année où sa femme, dont plus personne ne se souvenait, était partie avec le fils du bougnat de la rue Marcadet. Ce qui n’avait été qu’un service de voisinage s’était poursuivi lorsque Louise avait fait ses études à l’École normale d’institutrices. Ensuite, comme elle avait été nommée là, tout près, à l’école communale de la rue Damrémont, elle n’avait rien changé à ses habitudes. M. Jules la payait de la main à la main, arrondissant généralement la somme à la dizaine supérieure, il faisait cela d’un air bougon, comme si elle le lui avait réclamé et qu’il s’exécutait à contrecœur. »

Extraits
« Le regard de l’homme monta à sa poitrine, comme attiré par une lumière et, bien qu’aucun de ses traits ne bougeât, elle crut discerner sur son visage une sorte d’émotion. Elle-même regarda ses seins, leurs aréoles roses, ce fut vaguement douloureux.
Elle eut envie d’en finir. Alors elle se décida, ôta son slip qu’elle lâcha sur le sol. Ne sachant pas quoi faire de ses mains, elle les remit dans son dos.
Les yeux du vieil homme descendirent lentement en une caresse très tendre et s’arrêtèrent en bas de son ventre. Il se passa quelques longues secondes. Il était impossible de deviner ce qu’il ressentait. Flottait seulement sur son visage et sur toute sa personne quelque chose d’indéfinissable et d’infiniment triste.
Elle comprit intuitivement qu’elle devait se retourner. Peut-être voulut-elle échapper à la situation qui avait quelque chose de déchirant.
Elle pivota sur son pied gauche, fixa un instant la gravure de marine légèrement de travers qui ornait le mur au-dessus de la commode. Elle crut sentir son regard sur ses fesses.
Un ultime scrupule lui fit craindre qu’il tende la main, tente de la toucher, elle se tourna vers lui.
Il venait de sortir un pistolet de sa poche et se tira une balle dans la tête. »

« Ce n’est pas une fille nue que découvrirent les passants, c’est une apparition, le corps ensanglanté, le regard affolé, elle zigzaguait, chancelait, on se demandait si elle n’allait pas soudain traverser la rue, se jeter sous vos roues, les voitures ralentissaient, les autobus freinaient, un homme depuis la plateforme siffla, les klaxons se déclenchèrent, elle n’entendait rien, marchait à pas pressés, pieds nus, les passants qui la croisaient en restaient sidérés. Elle ne cessait d’agiter les bras comme pour chasser des nuées d’insectes imaginaires, suivit sur le trottoir une trajectoire sinueuse, longea ici une vitrine, plus loin contourna un arrêt d’autobus, elle trébucha, partout on s’écartait, personne ne savait quoi faire.
Le boulevard tout entier était en émoi. Qui c’est, demanda l’un, une folle, elle a dû s’échapper de quelque part, il faudrait l’arrêter… »

« Ce gigantesque fort souterrain lui était apparu comme une sorte de monstre menaçant, gueule ouverte, prêt à engloutir tout ce que l’état-major lui enverrait en sacrifice.
Plus de neuf cents soldats vivaient là, parcourant sans cesse les kilomètres de galeries enfouies sous des milliers de mètres cubes de béton, dans le bruit incessant de groupes électrogènes, de plaques de fer qui résonnaient comme des hurlements de damnés et d’odeurs de gas-oil mêlées à une humidité endémique. Quand vous entriez au Mayenberg, la lumière du jour s’estompait quelques mètres devant vous, laissant deviner le long couloir ténébreux où circulait, dans un vacarme épouvantable, le train conduisant aux blocs de combat prêts à balancer des obus de 145 mm à vingt-cinq kilomètres alentour, lorsque l’ennemi héréditaire daignerait se manifester. En attendant, on avait trié les caisses de munitions, on les avait empilées, ouvertes, classées, déplacées, vérifiées, on ne savait plus quoi faire. Ce train, qu’on appelait le métro, n’était plus guère utilisé que pour acheminer les marmites norvégiennes dans lesquelles chauffait la soupe. On se souvenait des ordres qui invitaient la troupe à « résister sur place sans aucune pensée de repli, même encerclée, même entièrement isolée sans espoir de secours prochain, jusqu’à épuisement de ses munitions », mais depuis le temps, plus personne n’imaginait quelle circonstance pourrait contraindre les soldats à une telle extrémité. En attendant de mourir pour la patrie, on s’emmerdait. »

« Le pont à peine effondré, Gabriel et Landrade s’étaient mis à courir. La mitraille derrière eux s’était intensifiée. Ils rejoignirent quelques camarades qui couraient moins vite, dépassèrent un camion qui brûlait. Autour, tous les arbres étaient décapités, déchiquetés à hauteur d’homme, des cratères trouaient le chemin forestier à perte de vue. Ils arrivèrent à l’endroit où avaient stationné les éléments de la 55e division qu’ils étaient venus soutenir et d’où on les avait envoyés sur le pont de Tréguière. Il n’y avait plus personne. Plus trace du lieutenant-colonel qui pestait contre le manque d’effectifs, ni de son état-major, ni des unités qui avaient campé là quelques heures plus tôt, plus rien que des tentes effondrées, des cantines éventrées, des bardas abandonnés, des documents épars qui s’envolaient, des fusils-mitrailleurs détruits dont les restes s’enfonçaient dans la boue. Un camion portant un canon brûlait, la fumée vous prenait à la gorge, ce désert militaire puait l’abdication. Gabriel se précipita sur le poste de transmission. Ce qu’il en restait, c’était deux radios réduites en miettes, les communications étaient coupées, le petit groupe était seul au monde. Gabriel s’essuya le front, moite de sueur. Tous se retournèrent et virent alors, à cinq cents mètres de là, déboucher les premiers panzers qui s’étaient frayé un chemin dans les Ardennes »
p. 161-162

À propos de l’auteur
Auteur de romans policiers (Robe de marié, Alex, Sacrifices) et de romans noirs (Trois jours et une vie), Pierre Lemaitre est unanimement reconnu comme un des meilleurs écrivains du genre et récompensé́ par de très nombreux prix littéraires nationaux et internationaux. En 2013, il obtient le prix Goncourt pour Au revoir là-haut, immense succès critique et public qui formera le premier volet de la trilogie complétée par Couleurs de l’incendie et Miroir de nos peines. (Source : Éditions Albin Michel)

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Nietzsche au Paraguay

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En deux mots:
Élisabeth Nietzsche suit son mari, le Docteur Förster dans son projet de créer une nouvelle Allemagne au Paraguay. Alors qu’elle s’enfonce dans une jungle pleine dangers avec un groupe de colons, son frère va basculer dans la démence. Deux parcours reliés par une étonnante correspondance.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Le rêve fou de la Nueva Germania

Durant leurs recherches sur la vie et l’œuvre de Friedrich Nietzsche, Nathalie et Christophe Prince ont découvert que sa sœur faisait partie d’un groupe de colons décidés à créer une nouvelle Allemagne au Paraguay. Quel roman!

Quand en mai 2015, j’ai découvert «Les Amazoniques», j’ai été emballé par ce thriller efficace, mais aussi par les autres dimensions de l’ouvrage, grand roman d’aventure qui nous entraîne dans la forêt amazonienne, espionnage et réflexion sur la pureté des peuples et sur leur droit de vivre selon leur culture et reportage. Si je vous en reparle ici, c’est que sous le pseudonyme de Boris Dokmak (l’auteur de La Femme qui valait trois milliards) se cachait Christophe Prince, un agrégé de philosophie décédé en 2017. Dans une postface éclairante Nathalie Prince nous raconte la genèse de ce roman signé de leurs deux noms. Nietzsche était leur passion commune : «On est entrés dans sa biographie quand on était professeurs. On est entrés dans sa tête.» Ensemble, ils ont accumulé un peu tout ce qui se rapporte au philosophe et à son œuvre. Des textes «oubliés, perdus, retrouvés, empilés, surlignés» jusqu’à ces dernières lettres qui racontent l’exil d’Élisabeth Förster-Nietzsche au Paraguay. «L’histoire est romanesque, et elle est vraie: la sœur de Nietzsche s’embarque en 1886 avec son mari pour aller fonder une colonie allemande au cœur du Paraguay.»
On imagine combien l’auteur des Amazoniques a trouvé matière à roman dans cette histoire, à commencer par répondre à une question évidente: que diable était-elle allée faire dans cette galère, avec les vinchucas et les Indiens?
La réponse nous offre un voyage sur les pas d’une communauté menée par un illuminé rêvant de créer une nouvelle Allemagne, un peuple à la race pure. À l’aube du XXe siècle, son utopie annonce des jours autrement plus funestes. Mais n’anticipons pas. Un petit groupe d’hommes et de femmes ont choisi de suivre le couple Förster-Nietzsche. Mais avant de pouvoir poser la première pierre de leur Nueva Germania, ils vont se rendre compte combien l’environnement qu’ils ont choisi leur est hostile. À l’image de la scène d’ouverture couleur rouge sang, ils vont devoir surmonter les attaques des tribus qui peuplent cette jungle, supporter l’humidité et les maladies et se frayer un chemin dans une nature aussi luxuriante que dangereuse. Mais pour l’heure, ils restent persuadés qu’ils braveront les obstacles et feront des immenses terres qui leur ont été concédées un vrai paradis.
Friedrich Nietzsche, de son côté, combat d’autres démons. La folie qui va le gagner ne l’empêche pas d’être lucide dans la correspondance qu’il entretient avec sa sœur, espérant que tous les antisémites puissent les rejoindre pour libérer ainsi l’Europe de leur idéologie nauséabonde. Et s’il affirme «Toi et moi ne serons plus jamais frère et sœur», ils va poursuivre ses échanges épistolaires jusqu’au crépuscule de sa raison.
En ne se concentrant pas sur le Paraguay et en mettant en parallèle la vie d’Élisabeth et de Friedrich, Nathalie et Christophe Prince montrent à la fois combien les deux mondes sont éloignés et combien la folie peut gagner l’un et l’autre.
Si cette Nouvelle Germanie est – au moins sur le papier – riche de promesses, les difficultés ne vont cesser de s’accumuler. Le fossé entre les discours exaltés de Förster – «nous constituons une société unique, à la fois ambitieuse et enthousiaste, fondée sur la fraternité» – et leurs ressources qui fondent comme neige au soleil, ne va cesser de se creuser. La misère, puis la détresse et le dénuement auront raison de ce rêve, non sans avoir auparavant englouti de nouveaux colons.
L’aventurier Virginio Miramontes, qui a échappé à la mort, pressent l’issue de cette épopée. «Mais il n’y avait face à lui qu’une montagne de surdité et d’orgueil. Pas seulement Förster, mais sa femme, la Nietzsche! Affreuse épouse, affreuse sœur, affreuse femme, obtuse et arrogante, instillée dans le sang de son homme comme un venin lent.» Un venin lent qui va devenir une peste brune et donner à ce roman, sous couvert d’aventures en Amérique du Sud, une vraie densité. Une belle réussite!

Nietzsche au Paraguay
Christophe Prince
Nathalie Prince
Éditions Flammarion
Roman
384 p., 19,90 €
EAN 9782081427549
Paru le 13/02/2019

Où?
Le roman se déroule principalement au Paraguay, mais également en Suisse et en Italie.

Quand?
L’action se situe en 1886 et les années suivantes.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paraguay, 1886. Virginio Miramontes, un aventurier solitaire, est recueilli en pleine jungle dans une étrange colonie peuplée d’une poignée de familles allemandes.
C’est le projet fou d’Élisabeth Nietzsche, sœur du célèbre philosophe, et de son mari, le lugubre docteur Förster. Tous deux rêvent de créer dans ces terres vierges une nouvelle Allemagne digne de l’utopie aryenne balbutiante.
Antisémitisme délirant, plans d’expansion démesurés, cultures et commerces impossibles… Rien ne marche comme prévu, et la Nueva Germania court au désastre. La maladie rôde, la faim guette, la violence s’installe. Perdue dans ce microcosme entouré de barbelés, Élisabeth tient à son frère la chronique fantasmée de leur succès, passant ses jours à attendre les lettres de Nietzsche. Nietzsche au Paraguay révèle une face cachée de l’Histoire, celle d’une illusion folle, présage des massacres nazis un demi-siècle plus tard.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
L’Opinion (Bernard Quiriny)
Blog Evadez-moi
Blog Lyvres 
Blog Demain je lis 
Blog Le dit des mots


Nathalie Prince présente Nietzsche au Paraguay © Production éditions Flammarion

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Journal de bord du capitaine Virginio Miramontes
30 avril 1888.
Aujourd’hui, rien ; je veux dire, «rien à signaler» comme dit Pedro. Néant absolu. Mais nous devons absolument rester vigilants. Pluie toute la journée.
[Dernière page du journal de bord du capitaine Virginio Miramontes.]

Rouge
Rouge. Du rouge partout: rouge sur le nez, dans les yeux, rouge sur les lèvres, un rouge avec un sale goût de terre.
Et la tête qui cogne.
— Pedro ?
Et la tête qui saigne. Il sent des bestioles qui lui escaladent le visage pour s’agglutiner sur le front et le haut du crâne, là où pisse le sang : moustiques, fourmis noires, mouches, cloportes, ils font la queue, c’est la curée, ils se battent pour lui siphonner la cervelle. Mais d’où viennent-ils ? Sa main pèse cent livres, impossible de la bouger, sinon il se mettrait des claques et ferait de la bouillie de tous ces vautours. Ses paupières aussi sont lourdes.
Ne pas s’endormir.
Il rouvre les yeux: rouge la rivière, et rouges les arbres… Ne pas s’endormir. Quand ils ont attaqué, ces salauds jappaient comme des chacals, des chacals morts de faim. «Yap-yap!» et «youp-youp», et bis et re-bis: il les entendait plutôt qu’il ne les voyait. Les lances, les flèches jaillissaient des arbustes, dans tous les sens, et tombaient comme une pluie d’été autour d’eux, sur la rivière, sur la pirogue, faisant percussion, sur Pedro aussi, sur Francisco et sur Julio, et sur lui-même. Mon Dieu, qu’elle est lourde cette fichue lance! La pointe fichée profondément dans son flanc droit. Il la tâte : du bois de quebracho, un bois lourd comme l’acier. Du coin de l’œil, il peut apercevoir sa hampe sombre dressée vers le ciel, et les longues plumes qui la parent. Rouges, les plumes. Ouaip, des chacals! Des semaines qu’il leur court après, et il n’en a même pas vu un seul. Des fantômes, ces types.
Rouge, le ciel. La douleur devient insupportable, cuisante.
Elle le cloue sur place, au fond de cette pirogue, dans cette mare d’eau mêlée de sang, le sien, mais celui de Pedro aussi, de Francisco et de Julio.
La douleur, la lance, il a l’impression qu’une armée de singes le halent depuis la berge! Des blessures, il en a eu son lot. Bataille de Tuyuti, en 1866: une balle lui a traversé l’épaule, lui explosant l’omoplate; bataille d’Abay, hiver 1868 : une balle de mousquet lui sectionne l’annulaire de la main gauche; et à Lomas Valentina, quelques jours après, des débris d’un obus manquent de lui sectionner la jambe droite. Il en conserve une légère claudication, et des rhumatismes de vieillard. Mais aucune de ces blessures ne lui a tiré de tels tourments.
— Pedro?
Crucifié, planté contre la pirogue comme une figure de proue, le visage tourné d’un quart vers la berge qui glisse doucement devant lui, il ne parvient pas à distinguer l’arrière de la pirogue. Pedro est-il encore là? Derrière lui? Il ne l’entend pas. Il ne l’entend plus. Francisco, lui, est parti ; il est tombé dans l’eau boueuse de la rivière dès le début de l’assaut, hérissé d’une demi-douzaine de flèches tel un saint Sébastien en son martyre. Il a plongé vers le fond immédiatement, tête la première, pas un mot, pas une plainte: une pierre. À son tour, Julio a hurlé, il a gémi et crié à chacune des flèches qui le touchaient: d’abord au cou, traversé de part en part, puis aux bras, dans le bide et finalement dans l’œil, et il s’est tu alors, basculant doucement par-dessus bord et s’en allant en aval du fleuve: un vieux tronc sec. La rivière, tout autour d’eux, a viré au rouge foncé, dessinant des veines et des marbrures cerise dans l’eau boueuse.
— Pedro?
Pedro, le fidèle Pedro. Il se souvient de ses cris, des cris rageurs puis des cris étranglés, mais rien d’autre. Est-il mort? Agonise-t-il à quelques centimètres de lui sans qu’il le sache?
Quant à lui, dès le début de l’attaque il a plongé dans le fond de la pirogue, pour se protéger d’abord, et pour sortir son Henry, ensuite. Une seule balle sortant du long canon acier de cet engin peut tuer un puma; il a entendu parler de bison abattu d’un seul coup à une lieue de distance.
Mais pas eu le temps de le charger que cette saloperie de lance, bois noir et pointe en pierre nouée par des fils de chanvre, le perforait. Tout de suite, le souffle coupé, et une douleur intense, lourde, granitique qui l’a écrasé vers le fond du bateau, les mains crispées sur le fusil impuissant qui plongeait dans la rivière. Il a senti sur ses mains l’eau froide, puis le canon du fusil s’enfoncer dans la vase.
Alors il a poussé sur la crosse, de tout son poids, jouant au gondolier, poussant encore, et la pirogue s’est éloignée de la berge et des jajapeos de ces chacals pour glisser dans un courant plus rapide. Ça les a sauvés. Ça l’a sauvé. »

Extraits
« Nice, 10 avril 1887, veille de Pâques
Mon cher Lama,
Une omission d’abord. Dans ma dernière lettre, j’avais oublié de te dire quelques mots de la musique de Parsifal. Le chevalier au cygne! Tu t’étonnes? Eh bien oui, j’en ai entendu le prélude. Où? À Monte-Carlo! Très bizarre! Je ne puis y repenser sans un bouleversement intérieur tant je me suis senti l’âme élevée et saine. Le plus grand bienfait qui m’ait été accordé depuis longtemps.
La puissance et la rigueur du sentiment, indescriptible. Je ne connais rien qui saisisse le christianisme à une telle profondeur et qui porte si âprement à la compassion. Totalement sublime et ému. L’écho musical de l’infini, le sens du tragique, de la souffrance et de la grandeur de la souffrance, la passion du mystère, la nuit du monde qui est aussi minuit et lumière éternelle. Wagner a-t-il jamais fait mieux? […] Je suis content d’avoir de tes nouvelles, de savoir que ton installation au Paraguay se passe si bien et qu’on t’accueille comme une grande dame.
Ton Fritz »

« 3 décembre 1887 – Sucre, Bolivie.
Nous sommes enfin à Sucre, la «cuidad de la plata» (ville de l’argent), ou «choquechaca», le «pont d’or» en quechua : le pont vers la fortune ! Sucre, ville pauvre, sale et puante, sans route ni lumière, sans pension ou auberge digne de ce nom, sans hôtel du gouverneur, ni théâtre, sans transport autre que des vieilles mules et une dizaine de carrioles, ville terreuse, et rose lorsque le soleil se couche, en fin d’après-midi, derrière Churuquella et Sisasica, les deux hautes montagnes qui la cernent. Pentland, lorsqu’il était encore délégué régional du bureau de La Connaissance des Temps, a placé Sucre par 19° 03’ de latitude S et 64° 24’ 10’’ de longitude O Greenwich, ainsi qu’à près de 3 000 mètres d’altitude. Mais ses mesures sont sérieusement contestées. En attendant de nouvelles observations, il apparaît que la position exacte de Sucre, la plus grande ville de Bolivie, reste inconnue. Sacré point de départ. La forêt est là, derrière les montagnes, tout autour, c’est-à-dire l’inconnu, ou presque. Là-bas, les hauts plateaux nous attendent.»

«Il faut comprendre ce qu’était la Nouvelle Germanie. La misère y était permanente et la détresse multiple: les maladies, la vermine, l’humidité, le dénuement, l’isolement, la crétinerie du couple Förster, leurs entêtements moraux et politiques, les Indiens, la faim et l’interdiction de manger de la viande, de faire appel à une quelconque aide extérieure, l’angoisse omniprésente… Seul Virginio, par sa clairvoyance et sa compassion, a deviné l’inéluctable désastre. Seul, il l’évoquait. Mais il n’y avait face à lui qu’une montagne de surdité et d’orgueil. Pas seulement Förster, mais sa femme, la Nietzsche! Affreuse épouse, affreuse sœur, affreuse femme, obtuse et arrogante, instillée dans le sang de son homme comme un venin lent. Pas seulement le docteur et son épouse, mais les colons qui, à quelques exceptions près, ont commencé à se méfier de lui, de son esprit critique, de sa liberté, qu’ils enviaient, ils ont commencé à parler dans son dos, à le surveiller, à médire, à lui inventer une légende de démon cruel et sensuel, à l’isoler, ils ont parlé de la bannir, pire peut-être. »

« L’histoire de la sœur nous intriguait: les dernières lettres de Nietzsche faisant état de l’emménagement d’Élisabeth au Paraguay et du succès qu’elle exhibe, nous nous demandions ce que diable elle était allée faire dans cette galère, avec les vinchucas et les Indiens. L’histoire est romanesque, et elle est vraie: la sœur de Nietzsche s’embarque en 1886 avec son mari pour aller fonder une colonie allemande au cœur du Paraguay. On a accumulé les archives, les articles consacrés à sa vie, on a retrouvé des images des colons et de la propriété des Förster, des bribes, des souvenirs, des colonnes de journaux… »

À propos de l’auteur
Christophe Prince, professeur agrégé de philosophie, a publié sous le pseudonyme de Boris Dokmak deux romans, dont un polar très remarqué, La femme qui valait trois milliards (Ring, 2013). Il est décédé en 2017. (Source : Éditions Flammarion)
Nathalie Prince est Professeure de Littérature Générale et Comparée à le Mans Université. Ses thèmes de recherche sont littérature et théorie des genres (littérature fantastique, littérature de jeunesse) ; Histoire des idées et des représentations décadentes autour de 1900 et Poétique du personnage. (Source: universités d’Angers et du Mans)

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Le procès du cochon

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Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
Victime d’un rôdeur, un bébé meurt après avoir subi de graves morsures au visage. L’agresseur, un cochon, est arrêté puis jugé. On va suivre son procès jusqu’au verdict, puis à l’exécution de la sentence.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Balance ton porc

Conte cruel et réflexion sur la justice et la culpabilité, Le procès du cochon permet à Oscar Coop-Phane de remettre au goût du jour une pratique ancestrale oubliée: juger les animaux.

Pensionnaire de la Villa Médicis pour la littérature, on se souvient qu’Oscar Coop-Phane nous avait offert avec Mâcher la poussière un roman «italien», mettant en scène un baron condamné à rester cloîtré dans un palace après avoir tué un mafioso. S’il est toujours question de réclusion ici, elle est de toute autre sorte. Dans ce drame en quatre actes, on va juger l’auteur d’un crime abominable dont le récit ouvre le livre: « Là-bas, devant la porte, dans un couffin en osier, un bébé gazouillait à l’ombre. Il s’approcha. Il n’avait jamais vu d’aussi près un si jeune enfant. Il aperçut les joues roses, les bras nus et replets. Leurs regards se croisèrent. Au loin, on entendait quelques oiseaux piauler. Le temps semblait se suspendre. Il se pencha sur le couffin, sentit la peau d’abord, le savon et les huiles, puis il mordit avec force, la joue, l’épaule. »
Après l’émoi suscité par cette sauvage agression, on part à la recherche de l’assassin. Le rôdeur va finir par être débusqué. C’est un cochon. Mais qu’à cela ne tienne, il devra rendre des comptes. Dans Les Animaux célèbres, Michel Pastoureau raconte une histoire similaire survenue en 1386, à Falaise, en Normandie. On y jugea une truie qui avait dévoré le visage d’un nourrisson.
Avec malice, Oscar Coop-Phane s’inspire de cette pratique moyenâgeuse pour son conte. Il confie l’«affaire du croqueur de joues» au commissaire Stéphane Lapostrof. «Le croqueur avait croqué. Lapostrof jouerait son rôle. Il aurait l’air droit, fort et rassurant. Il aurait l’air droit, fort et rassurant. Il pourrait compter sur sa silhouette. Le tribunal se chargera d’apaiser les colères.» Le procès est rondement mené puisque le suspect ne s’est pas défendu. Et s’il n’a pas davantage avoué son crime, il n’en est pas moins condamné.
En quelques pages, quelques questions essentielles viennent d’être soulevées. Quel est ce droit qui, faisant fi de la présomption d’innocence, condamne avant même d’avoir entendu les deux parties? Quel peut être la valeur d’un tel jugement? Les principes de la justice ne sont-ils pas bradés face à une opinion qui crie vengeance? Alors que commence l’attente jusqu’à l’exécution de la sentence, toutes ces questions ô combien actuelles sont offertes au lecteur. À l’heure où on propose à tout un chacun de «balancer son porc», ce court roman montre les limites de l’exercice. Au bout du compte, le monstre n’est peut-être pas celui que l’on croit.

Le procès du cochon
Oscar Coop-Phane
Éditions Grasset
Roman
128 p., 12 €
EAN 9782246812371
Paru le 03/01/2019

Où? Quand?
Le roman n’est ni situé géographiquement, ni dans le temps.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un village et un temps reculé, un monstre croque la joue et l’épaule d’un bébé laissé quelques instants seul par sa mère, puis repart tranquillement vers la forêt. Il est bientôt rattrapé par une horde d’hommes décidés à le tuer, mais dans le monde des hommes, la justice, comme la mort, se rendent au tribunal. Même si le monstre en question est un cochon qui n’a ni conscience ni parole pour se défendre. Peut-on se faire entendre sans mots? Les gendarmes l’embarquent donc et le jettent en prison, avant son grand procès.
Dans un texte court et puissant, Oscar Coop-Phane nous raconte le procès d’un cochon, à l’image de ceux qu’on intentait aux animaux jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, une pratique aussi étrange que méconnue de nos jours. Divisé en quatre parties, le texte retrace d’abord Le Crime, puis Le Procès, écrit comme une pièce de théâtre dans laquelle interviennent tour à tour les avocats des deux parties, la famille de la victime, les témoins et experts consultés, le public et les jurés, et le cochon, comme il peut, comme vous verrez, avant que le Président ne rende sa sentence: la pendaison. Viennent ensuite L’Attente, où chacun se prépare à la mort du porc; Jean, le bourreau, Louis, le tout jeune officier chargé de mener l’accusé, le père Paul, en route pour confesser la bête, la famille éplorée, et le cochon que Le Supplice viendra libérer. D’une langue tranchante et pénétrante, Oscar Coop-Phane nous ramène des siècles en arrière pour fouiller les sentiments humains, la peur, la colère, la cruauté et la soif de vengeance, mais aussi l’empathie ou la peine. Un texte allégorique où chacun reconnaitra dans l’animal, le porc qu’il voudra.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
BibliObs (Jérôme Garcin)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Les livres de Joëlle 
Blog DOMI C LIRE 
Blog Sur la route de Jostein 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Il marche toujours seul et sans y réfléchir. Il s’arrête parfois, pour grignoter une racine ou la chair d’un animal crevé là. Ses pieds connaissent bien les chemins de traverse, ces pistes rocailleuses où la poussière recouvre les herbes. On l’a battu, parfois ; on ne l’a jamais aimé. Il n’est pas vieux. Sa peau pourtant s’est durcie, une coque rose que la pluie lave quand il ne peut trouver d’abris. La chance et un instinct obstiné l’ont poussé à ne pas se laisser mourir dans les solitudes de l’hiver, dans le froid des forêts.
Il a de grandes dents sales et le regard clair. La tête s’allonge, les oreilles se dressent. Depuis combien de temps n’a-t-il pas croisé un homme? Aucune idée. Il ne compte pas les jours. Lorsqu’on rôde ainsi, sans foi et sans but, qu’on s’endort quand l’épuisement nous coupe les pattes, on ne se soucie ni de la compagnie ni des calendriers.
Personne ne le cherche. Il n’est pas en fuite. Les enfants, quand ils le croisent, lui lancent des cailloux. Il presse le pas et s’en va front baissé. Il s’est habitué aux petites cruautés. Son corps s’est fermé aux blessures. Qu’est-ce qu’une cicatrice supplémentaire si personne ne la regarde?
Son souffle pue la terre mouillée. Ses respirations sont courtes et saccadées. Il halète. C’est un contraste étrange : l’allure lente et tout cet air qui pantelle dans les bronches. Les rues des villes, s’il y traînait, n’auraient pas tardé à le couvrir de gris. La campagne l’habille de brun ou de vert, de ces couleurs pures quand elles ornent les arbres, les jardins ou les bois mais sordides et grasses lorsqu’elles abîment les corps. En ce sens, oui, il est sale – il sent, il tache.
Son esprit est absorbé par la marche. Il doit avancer – une force étrange l’y pousse. Les forêts se valent et les herbes se mélangent. Le vent, la pluie, partout, se ressemblent. Pourquoi ne pas trouver un coin paisible pour y rester un moment? Cela éviterait les impasses et les surprises. Oui, pourquoi ne pas se calmer ici, laisser les jambes se taire et le cœur reprendre? À chaque éveil, il part ailleurs, délaissant sa couche. Il pourrait s’organiser, déposer çà et là un peu de confort, mais il préfère reprendre la route. Il doit aimer cette violence faite à son existence, un éternel recommencement. On ne lui a jamais offert de fauteuil; il n’en a jamais cherché non plus. Est-ce une idée, s’asseoir?
Le soleil narguait l’orage de la nuit passée. Il montait de la terre des effluves agréables. Les couleurs semblaient plus fortes qu’à l’ordinaire. Les pierres et le ciel s’étiraient en douceur.
Il avait mal dormi, chassé par les foudres, habité par la crainte. Il n’avait jamais pu vivre une tempête avec calme. Les tonnerres résonnaient dans ses organes et, sans qu’il l’ait décidé, ses muscles remuaient – des secousses qu’il ne pouvait faire taire qu’en se levant. Il marchait alors quelques mètres, des petits cercles fermés autour des arbres.
Ce matin, les rayons chauffaient sa peau, mais ses nerfs gardaient les rayures d’une nuit d’angoisse. Parfois, un tic venait fendre ses lèvres ou soulever son ventre. Il n’était pas passé loin, cette nuit, d’une de ces crises qui le tétanisent depuis qu’il est né. D’un seul coup, le monde s’éteint et son corps se cogne, se heurte et le sang explose. C’est terrifiant bien sûr, comme un orage.
En partant à l’aube, l’empreinte de la crise avortée planait tout autour. Un vent sec criait en lui, comme les pavillons claquent aux mâts des bateaux. Il avait faim, mais il ne chercha pas à manger. Il délaissait les baies et les champignons. Il ne semblait pas voir les insectes qui lui mordaient la peau, comme il ne prenait pas la peine de retirer les cailloux tranchants qui se logeaient dans la chair de ses pieds. Il suivait la route, s’abandonnait à la terre.
Il arriva devant une petite maison blanche. Dans le jardin, l’herbe était longue et souple. Il s’allongea lentement. Il resta ainsi un bon moment, faisant briller ses paupières, le cuir de son ventre, aux rayons forts du soleil. Personne ne le chassa.
Il se calma peu à peu. Ses veines, alors si saillantes, vinrent s’enfouir sous la peau détendue. Il s’endormit un instant. Puis, entièrement délassé, il entreprit de faire le tour de la propriété. Une femme chantait à l’intérieur. Un air paisible, de ceux qu’on siffle en travaillant. Aucune silhouette en vue. Il poursuivit sa ronde.
Là-bas, devant la porte, dans un couffin en osier, un bébé gazouillait à l’ombre. Il s’approcha. Il n’avait jamais vu d’aussi près un si jeune enfant. Il aperçut les joues roses, les bras nus et replets. Leurs regards se croisèrent. Au loin, on entendait quelques oiseaux piauler. Le temps semblait se suspendre.
Il se pencha sur le couffin, sentit la peau d’abord, le savon et les huiles, puis il mordit avec force, la joue, l’épaule. »


Oscar Coop-Phane présente Le Procès du cochon © Production Hachette livres

À propos de l’auteur
Oscar Coop-Phane est né en 1988. Il a publié trois romans aux éditions Finitude (Zénith-Hôtel, Prix de Flore 2012, Demain Berlin en 2013, et Octobre en 2014) et un roman chez Grasset, Mâcher la poussière (2017). Pensionnaire de la Villa Médicis en 2015-2016, il y a écrit Le procès du cochon. (Source: Éditions Grasset)

Site Wikipédia de l’auteur 

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No Zone

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En deux mots:
Après une catastrophe, une expédition est organisée pour explorer la zone qui a subi le feu nucléaire. Militaires et scientifiques vont récupérer des échantillons aux fins d’analyse et finir par retrouver des traces de vie. Espoir ou menace? Le débat est ouvert…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Expédition post-apocalypse

Dans un court roman Bruno Gay imagine une expédition militaro-scientifique à la suite d’une catastrophe nucléaire. Et nous réserve quelques surprises, agrémentées d’une réflexion sur l’humanité.

Quand commence ce court roman, la catastrophe a déjà eu lieu. La population survivante s’est concentrée dans un espace préservé, mais une grande zone reste soumise à des radiations ou a été totalement détruite. Mais pour en avoir le cœur net, une expédition est organisée, mêlant scientifiques et militaires.
« Nous approchons des restes d’une petite bourgade. Des hommes, il n’y en aura pas. Pas d’ennemi – pourtant, nous sommes nerveux. La route est défoncée, presque inexistante, la signalisation a disparu, ravagée par les tempêtes, rongée par l’oubli. Góra, qui excelle habituellement à lire les cartes, est incapable de nous situer: nous sommes un peu perdus, progressant à l’aveuglette dans un lieu sans nom. Un lieu sans nom est un non-lieu, il n’a jamais existé. Effacé des mémoires, on l’évite d’instinct comme un maléfice dont on ne prononce la première syllabe sans crainte. Les mots nous déterminent plus que nous ne le croyons et nous jugeons spontanément, aussi sûrement qu’un domaine critique longuement inspecté, innommable ce qui n’est pas nommé.» Voilà pour le décor, voilà pour l’ambiance. Tandis que les scientifiques effectuent des prélèvements et que les militaires restent aux aguets, les heures passent et la tension croît. Car les indices commencent à s’accumuler. Des odeurs, des bruits, des ombres apparaissent derrière le spectacle dantesque d’un territoire entièrement calciné.
La nature morte se rebiffe. L’angoisse gagne un cran supplémentaire avec la découverte du cadavre d’un monstre, un sujet de constitution robuste que rien, hormis la mâchoire, ne «semble exclure du genre humain: pas malformation ni de signe patent de mutation tant externe qu’interne.»
Et tandis que l’expédition se poursuit et que les traces de vie s’accumulent, le débat entre scientifiques et militaires devient plus tendu. La vie qui tente de regagner du terrain doit-elle être privilégiée à la sécurité?
Bruno Gay, en sondeur attentif de l’âme humaine, va surprendre le lecteur avec l’épilogue de cette expédition dont, bien entendu, on ne dévoilera rien. Pour des débuts en littérature, le style très travaillé et la construction sont impressionnantes. Bruno Gay est une belle découverte de cette rentrée

No zone
Bruno Gay
Éditions Léo Scheer
Roman
120 p., 17 €
EAN : 9782756112633
Paru le 02/01/2019

Où?
Le roman se déroule dans une zone géographique non précisément déterminée.

Quand?
L’action se situe dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un avenir plus ou moins proche, une expédition composée de militaires et de scientifiques avance, au sein d’un territoire depuis longtemps déserté par l’homme, pour enquêter sur la rémanence de radiations émises lors d’une catastrophe, et leurs conséquences sur le biotope. Des éléments laissent penser à la présence d’autochtones. Peu à peu, les indices s’accumulent. La mission a-t-elle touché son but? Reste-il quelque chose, quelqu’un à sauver? Comme souvent en terra incognita, la menace semble imminente…
D’une écriture virtuose, Bruno Gay renouvelle ici le genre du récit post-apocalyptique.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Voilà plusieurs jours que nous entrons dans les terres interdites et ce n’est pas sans inquiétude que nous atteignons la bordure des arbres rouges. Notre progression est lente et, quoique bien équipés, nous sommes en retard sur nos objectifs dont je m’aperçois aujourd’hui qu’ils étaient irréalistes. Comment, cependant, prévoir un tel foisonnement ? La nature rendue à elle-même a partout repris ses droits et nous sommes renvoyés, nous, à nos élans, et nos élans, avec leurs aveuglements, à une plus juste mesure des choses, c’est-à-dire à rien sur l’immensité. Nous, fourmis écrasées par des géants : cette pensée, rien qu’une pensée, là… en passant – un songe, probablement –, me plaque immédiatement au sol et, alors que ma réflexion m’avait porté par-delà les hautes herbes, je suis à nouveau l’insecte accaparé par les détails, inquiet des foules matérielles. Pas à pas, minimum, je rampe en quelque sorte, ceinturé par une pesanteur dont mon esprit ne se dégage qu’avec peine.
La curiosité mélangée à la peur est une étrange impression que j’ai recherchée régulièrement, je l’avoue, mais que je n’avais jamais éprouvée avec une telle netteté, environné de dangers réels. Cette intensité esthétique m’apporte un plaisir vertigineux dont l’alcool sourd, je devrais dire fort, est un luxe intime et si, à l’instant, j’atteins un seuil d’exaltation qu’aucun confort n’offre ni n’offrira, il ne s’agit nullement de cela, mes motivations ne doivent pas entrer en jeu puisque j’ai charge d’hommes.
Nous longeons un long moment la lisière de bois avant de nous décider à pénétrer dans le foyer de cette jungle d’épicéas et de feuillus. La silhouette des branches offertes au ciel forme progressivement le parasol d’un automne artificiel aux beautés étranges, aux lumières incendiées. Sursaut : soudain, un oiseau s’effraie, rompant la pause d’une perception vouée au plaisir de la découverte. Une onde silencieuse parcourt la colonne revenue à des instincts plus guerriers. Un mouvement de recul ? La troupe se resserre. Mais, poussés par la curiosité et surtout par la nécessité, nous avançons davantage au centre de cette profondeur de sèves altérées, l’angoisse aux tripes, le cerveau allumé. Les détails d’une végétation fantastique s’accouplent au cœur de notre imagination et certains en ont le visage transfiguré. Quelques obstacles et le piège de fascinations trompeuses nous détournent régulièrement de notre objectif car la forêt est un dédale où on ne doit perdre ni son nord ni sa tête. Il ne faudrait pas se laisser entraîner par de mauvais charmes ou une trop grande assurance ! Toutefois, c’est plutôt l’hésitation qui domine maintenant en nous, et, insensiblement, nous plions l’échine, et plus encore notre volonté, marqués par le fer de cette chlorophylle aux accents de naufrage. Le sol tapissé de feuilles aux couleurs d’un même fauve, progressant, les sens en alerte, dans des boyaux hallucinés, guettant chaque craquement, tout frôlement, nous sommes submergés par le sentiment que bientôt nous serons nous-mêmes agrégés, quels que soient nos efforts, nos combats, aux teintes de cette palette sang-de-bœuf.
À chaque mètre grignoté, le niveau de radioactivité monte de plusieurs crans et nos compteurs Geiger atteignent vite leur saturation. La faune et la flore ne paraissent pas s’en porter mal : des mutants, nous n’en voyons pas, les loups sont des loups et le festival des cerfs, la biche furtive, le combat des ramures sont un spectacle dont la réalité nous laisse émerveillés ; seuls quelques bosquets ont la forme biscornue de sabbats vitrifiés. L’idée que des lynx à deux têtes ou que des fourmis de la taille d’une main nous barreraient régulièrement le chemin n’était qu’un fantasme de science-fiction. Les gènes détraqués forment probablement des genres de monstres ignominieux, néanmoins, la sélection et son alliée bienveillante, la mort, ont tôt fait de les rayer de la création. À y réfléchir, peut-être sommes-nous déçus de n’avoir pas à affronter directement une manifestation visible de ce péril atomique que nos yeux ne nous rendent pas. Aucune cible ne nous permet de nous décharger de nos angoisses, et c’est avec une méticulosité obsessionnelle que nous remplissons la charge contraignante du protocole de sécurité. Parmi les nombreuses précautions alimentaires dont l’observance est une garantie sanitaire supplémentaire, une garantie de survie, nous n’oublions jamais de prendre le cocktail à base d’iode, de chlorure de magnésium, de sélénium et de laminaire – j’en oublie certainement – que Martinus, le médecin de l’expédition, nous a concocté. Je suis persuadé que bon nombre prononcent, dans leur for intérieur, une prière teintée de superstition en ingérant cette hostie chimique.
L’Ukraine et la Biélorussie ont rejoint depuis longtemps les tombeaux de l’histoire : nos cartes sont donc fausses et n’ont de valeur qu’au regard de la géologie et de l’archéologie, peut-être. Et c’est avec nostalgie que je regarde les lignes de mes plans plastifiés. L’ordre rangé des routes, les toponymes en cyrillique de ces villages évanouis, tous ces points autrefois habités qui ne sont plus que taches d’encre et dont les traces réelles sont à peine détectables tant le temps a déjà fait son office d’éboueur. N’avons-nous été plus qu’un rêve ? Le monde est devenu un dépotoir, les continents ont reculé sous la montée des mers, les pôles sont secs. Fils sans constellation, avortés du néant par hasard – un accident de l’évolution ; n’avons-nous jamais été nécessaires en quoi que ce soit ? – nous avons visiblement brisé les charmes dès l’origine.
La conclusion est à la hauteur. »

Extraits
« Ce matin, la pluie a lavé d’un coup de peigne le voile mortuaire posé sur les feuilles ; nous l’avons reçue comme une rédemption du ciel. Ce petit événement a ressoudé l’équipe et dorénavant, je n’ai plus à rappeler quiconque à l’ordre. Nos travaux avancent et la collecte est bonne. Nous avons trouvé une multitude d’insectes, en particulier des scarabées et des libellules qui pullulent par légions. Quelle fascination de voir ces demoiselles aériennes, en plumes légères, s’approcher, d’un vol statique, leurs grands yeux nous passant au crible de leur damier. On dirait de petits drones très perfectionnés, comme l’industrie en fabriquait autrefois. Les soldats n’en ont jamais vu ; tout, dans cette nature, nous surprend, et nous rions encore de Luce affolé à la vue d’un crapaud joufflu qu’il avait manqué écraser. À mesure de notre progression, nous allons de surprise en surprise. Cet éblouissement paraît renvoyer chacun, même les plus durs, les plus rétifs, au début des temps, à savoir, au printemps de notre espèce. J’y vois la raison principale du sentiment vague, de la vague mélancolie dont est parfois frappé l’ensemble du groupe. Il me faut moi-même lutter pour ne pas tomber dans de subits états d’abattement, inexplicables, irrationnels. Peut-être est-ce l’idée, discrète, subtilement active mais définitive, que nous ne nous remettrons pas de nos blessures, que ce combat est inutile. Nous avons dévoré le monde: le festin est fini. »

« Curieusement, il y a des airs où la radioactivité est presque nulle ; notre santé exposée à aucun péril, nous nous déséquipons alors… le parfum de l’humus, la senteur des fleurs ! Nos serres ne nous ont jamais accordé ces délices. Le corps libre, notre peau est cette danse et j’ai l’impression d’être immédiatement en prise avec la totalité de l’univers, que tout m’effleure, me féconde. Fort de ce sentiment, esthète recréant des babylones idéales, je me vois comme le premier jardinier, bouturant amoureusement les essences, sauvant les variétés. N’être qu’une pousse ballottée par le vent, une croissance silencieuse, arrimée au sol pour ne pas perdre contact. Redevenir paysan, gavé de miel, de lait: connaître les secrets de Déméter. »

À propos de l’auteur
Après des études de philosophie, ne désirant pas embrasser la carrière d’enseignant, Bruno Gay a exercé divers métiers: jardinier, galeriste, restaurateur… Figure connue du milieu de l’art primitif, il est l’auteur de nombreux articles et notices d’exposition sur le sujet. (Source: Éditions Léo Scheer)

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