Le Maître des horloges

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En deux mots
En ce jour de novembre 1931, Jules Meyer fête son anniversaire et propose à ses invités d’aller voir l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg. Mais à 12h30, la merveille mise au point par Jean-Baptiste Schwilgué en 1842 tombe en panne. L’incident va pousser Jules, correcteur et détective privé, à mener l’enquête.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un Comput peut en cacher un autre

Jacques Fortier a choisi de nous révéler tous les secrets de l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg. Autour de ce brillant mécanisme, son enquêteur-fétiche va tenter d’empêcher un vol audacieux et une tentative d’assassinat du Président de la République!

Ancien journaliste et grand connaisseur de l’Alsace, Jacques Fortier a choisi d’agrémenter sa retraite en nous proposant de découvrir les trésors de sa région natale. Pour ce faire, il a choisi le polar et imaginé Jules Meyer, correcteur dans un quotidien et brillant détective à ses heures perdues. D’heures perdues, il va du reste beaucoup être question ici.
Ce huitième opus débute le 8 novembre 1931, jour de l’anniversaire de Jules. Avant d’offrir à sa famille et à sa belle-famille un excellent repas, il entraîne tout ce beau monde à la cathédrale où à 12h30, l’horloge astronomique sonne les 12 coups de midi avec son défilé d’automates. On apprendra dans ce livre la raison de cette demi-heure de décalage, mais aussi beaucoup de détails sur la construction et l’entretien de cette belle mécanique. Et sur ses pannes. Car en ce soir de fête la merveille, mise au point par Jean-Baptiste Schwilgué en 1842, se bloque.
Après une inspection minutieuse des rouages, on découvrira qu’un compas d’horloger était coincé dans le mécanisme. La police va alors conclure à une négligence de la société Ungerer chargée de la maintenance et classer l’affaire.
Mais le chanoine Kubler est plus enclin à croire les horlogers qui nient toute implication et décide d’engager Jules Meyer pour en avoir le cœur net. Sa mission consistera à faire le guet, avec un employé de la société Ungerer, pour tenter de confondre celui qui s’intéresse de trop près à ce bijou de technicité.
De longues heures de veille vont permettre aux deux hommes de sympathiser et d’en apprendre encore davantage sur cette belle mécanique, avant d’être agressés par une équipe prête à tout. Mandatés pour voler le cœur de la machine, le comput, les voleurs vont pourtant faire chou blanc. Avant de se retourner vers un second comput dont ils ont découvert l’existence et qu’il leur sera plus facile à dérober. Mais Jules Meyer est à leurs trousses et parvient à sauter dans le train qui part pour Paris avec son précieux chargement.
Comme dans ses précédents romans, Jacques Fortier s’est abondamment documenté pour nous offrir derrière le suspense, une description de Strasbourg et de l’Alsace durant ces années qui ont précédé la seconde Guerre mondiale, des trésors de la cathédrale et de l’express Strasbourg-Paris avec ses trois classes, ses cabines-lits ainsi que les wagons restaurant et postaux qui vont jouer un rôle non négligeable dans le dénouement de cette affaire.
Servi par un style allègre, non dénué d’humour, cette enquête atteint parfaitement son but, nous faire revisiter l’Alsace et son patrimoine tout en nous distrayant. Un attend déjà la prochaine !

Le Maître des horloges
Jacques Fortier
Le Verger Éditeur
Polar
204 p., 12 €
EAN 9782845744271
Paru le 7/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Strasbourg et dans les environs. On y voyage aussi par train jusqu’à Paris en passant par la Champagne.

Quand?
L’action se déroule en 1931.

Ce qu’en dit l’éditeur
Novembre 1931. Qui en veut à la célèbre horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg ? Des vandales, des jaloux, des cambrioleurs ?
Le détective strasbourgeois Jules Meyer est chargé de la surveillance de cette merveille restaurée trois quarts de siècle plus tôt par le génial horloger alsacien Jean-Baptiste Schwilgué.
Ce ne sera pas une planque facile.
Jules devra se battre pour cette horloge géante, ses automates, ses cadrans et surtout son « comput ecclésiastique », cette étonnant ensemble de rouages qui calcule tout seul la date de Pâques, une mécanique exceptionnelle que, premier au monde, Schwilgué avait mise au point dès 1821.
Coups de couteau, coups bas, coups tordus : le détective affrontera de rudes dangers. Il devra courir après le temps perdu dans les ruelles de Strasbourg comme dans le train de nuit pour Paris. Arrivera-t-il à stopper l’engrenage tragique qu’il va découvrir, et qui pourrait affoler les aiguilles de l’Histoire ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Maxi Flash (Solann Battin)
Blog de Pierre Ahnne

Les premières pages du livre
« Maître, le dîner est servi. »
La vieille servante avait frappé à la porte ; elle l’avait entrouverte, mais n’osait pas entrer. Elle ne voyait que le dos de l’homme, penché sur son établi, et les grandes ombres que jetaient au mur les bougies d’un chandelier de cuivre.
« Maître, le dîner est servi ! »
Elle avait chuchoté. Elle insista à voix haute. L’ombre remua sur le mur. Le dos se secoua. Une main se leva. Un petit objet métallique tomba. Il roula sur le carrelage en damier rouge et vert jusqu’aux pieds de la femme. C’était une fine roue dentée. Elle ralentit sa course, se coucha avec un petit tintement et continua à pivoter comme une toupie d’enfant. L’homme, sans se retourner, leva les bras au ciel.
« Bon sang ! Quand cessera-t-on de me déranger pour des bêtises ! »
La servante n’osa pas lever les yeux et fixa obstinément la délicate roue dentée. Celle-ci ralentit, oscilla, s’inclina et s’immobilisa enfin sur un carreau rouge.

« Quatorze, rouge, pair et manque ! »
D’un geste assuré le croupier fit virevolter son râteau sur le tapis vert. Ici, il poussa une pile de jetons, là, il en déplaça une autre. Sourires et grimaces. Au premier rang, une jolie femme aux épaules nues sembla s’illuminer. En face un dandy en costume clair parut s’éteindre.
« Faites vos jeux… »
La valse des jetons recommença sur le tapis. Derrière la femme épanouie, un homme raide, aux yeux noirs, aux cheveux sombres bouclés, lissa nerveusement sa cravate sur sa chemise froissée. Il se pencha, hésita…
« Les jeux sont faits… »
D’un geste brusque, l’homme posa une pile de jetons sur le 31.
« Rien ne va plus ! »

CHAPITRE Ier
LA RONDE DES APÔTRES
Strasbourg, dimanche 8 novembre 1931
Jules, en pyjama bleu et blanc, entra d’un pas lent dans la cuisine. Il se gratta la tête, jeta un œil à la vitre. Il faisait encore nuit. Sur la place du Corbeau, les réverbères se reflétaient sur le pavé mouillé. Un tramway passa lentement avec un bruit de ferraille secouée.
Le jeune homme se frotta les yeux. Bon sang, c’est vrai, aujourd’hui, il ne travaillerait pas. Ni au journal de la rue de la Nuée-Bleue, les Straßburger Neueste Nachrichten1, où il était correcteur la nuit, ni dans son agence au sous-sol, « Jules Meyer & Cie », où il était détective le jour. Il ne travaillerait pas, non parce que c’était dimanche – il lui arrivait fréquemment d’y passer des heures au journal ou à l’agence – mais parce que c’était…
— Le 8 novembre…
Il tendit la main. À côté du garde-manger, une éphéméride affichait en rouge la date du samedi 7. Il arracha la feuille, découvrant le « Dimanche 8 novembre, St Godfroy ».
— Saint Godfroy ? Godfroy… Je ne sais même pas qui c’est. Pourtant, depuis le temps…
Jules entendit du bruit dans la chambre. Il sourit. Ce qui était sûr – pour la trente-troisième fois depuis 1898 – c’est que le 8 novembre, c’était surtout l’anniversaire de Jules Meyer.

Quatre heures plus tard, le deuxième étage du 6, place du Corbeau était en pleine ébullition. Une joyeuse marmaille s’activait dans l’appartement dans une chaleureuse odeur de viandes et de vin cuits. Samara, l’aînée, du haut de ses dix-huit ans, essuyait les verres de cristal de la grand-mère Hoff avec un torchon à carreaux. Arthur, onze ans, tirait la langue en tentant de plier en accordéon des serviettes empesées. Katell, sept ans, l’air appliqué, traçait avec des crayons de couleur les noms des convives sur des cartons roses.
— Dis, papa : Violette, combien de « t » ? Est-ce que je l’écris en violet ? Ce serait bien, non ? Bon, sur le rose, je ne sais pas trop… Et tu m’aides pour les noms des autres ? Mamama, elle s’appelle bien Sylvie ? Et c’est avec des « i » ? Et ça commence bien par un « s » ?
Jules soupira.
Par la porte entrebâillée, il apercevait dans la cuisine le bas de la robe de Violette. Bleue, parsemée de petites fleurs blanches. Et un pied nu sur le carrelage. C’est elle qui avait lancé les invitations pour les trente-trois ans de son mari (« Ne discute pas : l’âge du Christ, ça se fête comme il faut ! »). Il y aurait donc les Graff, un couple d’amis proches venu de la place d’Austerlitz, les Hoff, ses beaux-parents, qui habitaient à trois minutes quai des Pêcheurs, et les Meyer, ses parents, venus du Schaentzel, l’hôtel-restaurant qu’ils tenaient depuis presque un demi-siècle sur les pentes du château du Haut-Kœnigsbourg. Eux devaient descendre du train vers midi.
— Violette, désolé, je n’ai pas noté. À quelle heure exactement arrivent mes parents ?
La robe pivota. Une tête bouclée apparut dans l’entrebâillement. Charmante, mais un rien excédée.
— Jules, je te l’ai dit vingt fois, mais tu n’écoutes rien : 11 h 17 à la gare. C’est le train de Sélestat. Ils vont être chargés comme des baudets. Tu sais que ta mère apporte toujours trois kougelhopfs, ton père trois bouteilles, et, en plus, des cadeaux pour les enfants. Sans compter un cadeau pour toi, bien entendu. C’est quand même les trente-trois ans de leur grand fiston, non ?
— Il paraît. On a dit quelle heure aux autres ?
Violette s’essuya les mains sur son tablier.
— Midi. Mais…
Une petite grimace.
— Mais c’est trop tôt. Beaucoup trop tôt, on ne sera jamais prêts. On s’est levés trop tard. Le Beckeoffe2 ne sera pas cuit.
— On peut faire durer l’apéritif…
— Ça ne suffira pas. Et je voulais encore emballer ton cadeau, décorer le gâteau, et tout ça. Ils vont tous être dans mes pattes. T’as pas une idée ?
Jules sourit, s’approcha de Violette, lui prit gentiment la taille.
— Mais si, bien sûr ! Les Graff vont arriver en avance, tes parents pile à midi – ton père a mangé une montre à gousset quand il était petit – je ramène les miens en tramway vers midi moins le quart. Bref, on les réunit tous dans le salon, on fait les bisous, mes parents posent leurs kougelhopfs et leur pinard, je leur dis qu’il ne faut pas manger sans faim, qu’on a prévu le repas vers une heure et j’emmène tout le monde voir la cathédrale. Trois quarts d’heure, une heure. Ça irait ?
— Oh, ce serait parfait.
Jules posa un doigt sur son front.
— Et j’ai même une autre idée ! Je ne vais pas leur faire faire le tour de la cathédrale, ils connaissent, mais on va leur montrer la ronde des apôtres à l’Horloge astronomique. C’est pile à midi trente. Tu te souviens ? À Pâques, on en a parlé : ton père et le mien s’étaient chipotés sur les noms des apôtres et leur ordre de passage. Comme ça, ils pourront trancher.
Violette secoua ses cheveux bouclés.
— Visite guidée à l’Horloge astronomique. Excellente idée de promenade apéritive. Je te confie tout le monde. Et vous revenez à une heure.
— L’horloge gastronomique ? C’est là où y’a la Mort ? Je veux y aller aussi.
C’était Katell, un fagot de crayons en main.
Violette se pencha, posa un petit baiser sur le front de la fillette.
— As-tro-no-mique. Ça veut dire qu’elle raconte les mouvements des astres dans le ciel : le soleil, la lune, les planètes, les étoiles. Et il n’y a pas que la Mort sur l’horloge. Il y a des anges, aussi, et Jésus, et le coq, et plein de personnages de tous âges.
Elle se tourna vers Jules.
— Eh bien oui, bonne idée, tu les emmènes aussi. Les trois. Enfin, si les grands veulent bien. D’accord ?
Jules prit Katell par la main.
— Tout à fait d’accord. Et maintenant, Katell, avant que je file à la gare, est-ce qu’on peut regarder tes cartons ? Sylvie, en effet, ça commence par un « s ». Et il y a d’abord un « y », ensuite un « i ».

La place de la gare était animée en cette fin de matinée, quand le tramway y déposa Jules et Arthur. « Moi, je veux aller voir les trains », avait insisté le garçon. « Et voir aussi Papapa et Mamama avant les autres », avait-il vite ajouté. Devant tant de sens diplomatique, les parents avaient cédé. Samara plierait les serviettes et on ne serait pas obligé de le refaire derrière elle.
Jules leva les yeux vers la grande pendule gauche de la façade. Il était 11 h 10.
— Viens, Arthur. On va aller sur le quai ; ils ont sûrement plein de bagages. Faudra les aider.
Arthur était en arrêt devant une longue voiture noire d’où descendait un sexagénaire endimanché. Pendant que le chauffeur poussait une lourde malle aux coins métalliques, l’homme sortit cérémonieusement une grosse montre de son gilet et compara l’heure avec celle de la pendule. Il eut l’air satisfait de l’opération. Jules fut frappé du costume soigné, du manteau coûteux, de la serviette de cuir bordeaux que l’homme récupéra sur la banquette de la limousine. « Un banquier ? Un chef d’entreprise ? Peut-être un député, il regarde autour de lui comme si tout le monde devait le reconnaître. Avec moi, il n’a aucune chance : je ne connais que Dahlet et Mourer. Ah si, je reconnaîtrais aussi Peirotes3 ! Mais celui-là, franchement, ça ne me dit rien ! »
Pendant que l’homme entrait dans la salle des pas perdus avec un air satisfait, Jules tira Arthur par la manche.
— Allez, on y va. Cette automobile est splendide, mais il est 11 h 15. Et tu voulais voir les trains…
Ils prirent leurs tickets de quai et arrivèrent quai 3 au moment même où le train de Sélestat s’y arrêtait dans le cri métallique de ses freins et un panache de vapeur blanche et grise. Quelques minutes plus tard, monsieur et madame Meyer – Laurent et Sylvie – étaient debout sur le quai, chacun porteur d’un grand panier d’osier recouvert d’un torchon à carreaux.
— Arthur, comme tu as grandi. Un vrai petit homme !
Madame Meyer poussa son panier dans les bras de Jules.
— Je sais bien que vous avez tout prévu, mais j’ai apporté quelques kougelhopfs, on ne sait jamais et il ne faudrait pas manquer. Tu as bonne mine, mon fils, pour tes trente-trois ans. Bon anniversaire, surtout !
Jules l’embrassa affectueusement.
— Merci maman. Les enfants adorent tes kougelhopfs.
— Et leurs parents mes bouteilles de riesling ! Bon anniversaire aussi, Jules !
Laurent Meyer flanqua dans les mains de son fils le second panier en lui décochant une bourrade chaleureuse. Un voile d’inquiétude passa sur le visage d’Arthur. Sylvie Meyer le repéra aussitôt.
— Et on n’a pas apporté que ça ! Trente-trois ans, ça se marque comme il faut – et on a pensé à nos trois petits merveilleux oisillons aussi. Mais ça, c’est là, et ça n’en sortira qu’au dessert !
Elle tapa sur la gibecière de cuir que son mari portait sous son manteau. Jules plissa les yeux. Il se sentait bien, sur ce quai de gare, avec son fils et ses deux parents. Dans un éclair, il se revit à onze ans, encadré d’une Sylvie et d’un Laurent nettement plus jeunes, quand la petite famille « montait » à Strasbourg pour faire des courses ou visiter monuments ou musées. À l’époque, les panneaux et les affiches étaient en lettres gothiques dans la gare, la place était plantée d’arbres et les députés prenaient le train pour Berlin.
— Jules, Jules, on va prendre le tramway ?
Sylvie Meyer regarda son fils dans les yeux avec un léger sourire. Jules se sentit tout drôle : elle n’avait pas pu ne pas voir qu’ils étaient embués. Il secoua la tête, leva ses deux paniers et montra d’un coup de menton l’escalier creusé dans le quai.
— Bien sûr ! Violette nous attend. Les autres invités viennent pour midi. Mais on ne mangera pas tout de suite. Comme c’est mon anniversaire, et que je suis né à midi trente – n’est-ce pas, maman ? – je vais vous emmener tous voir sonner l’heure de ma naissance sur la plus belle horloge du monde !

Place du Château, le petit groupe s’immobilisa devant le portail sud de la cathédrale. Jules leva les yeux. Il aimait bien cet angle de vue sur l’édifice. Devant eux s’alignaient les contreforts comme de grosses pattes de crabe, tandis que le massif ouest semblait hausser les épaules pour supporter l’envolée de la flèche.
Finalement, tout le monde avait opté pour la visite de l’Horloge, laissant Violette seule aux fourneaux. Madame Hoff, prévenante, avait bien proposé de rester avec sa fille, mais, devant le regard discret mais alarmé de Violette, Jules avait insisté et elle avait cédé.
Une courte file d’attente s’était formée devant le portail sud : la visite de l’Horloge était payante pour la ronde des apôtres.
— J’y vais, papa ! Tu me donnes juste des sous. Restez ici. Je vous ferai signe quand j’aurai les tickets.
Samara avait pris deux billets de banque dans le portefeuille de Jules et gravi les marches. Arthur et Katell, se tenant par la main, contemplaient pensivement les statues du portail : l’Église, belle femme un peu hautaine, avec une couronne, un calice et une bannière surmontée d’une croix, toisant la Synagogue, autre jeune femme, elle fragile et émouvante, les yeux bandés, tenant une lance brisée et laissant glisser au sol les tables de la Loi. Entre elles, le roi Salomon trônait, imperturbable, visiblement peu désireux de se mêler de la querelle théologique entre ses deux voisines.
Le docteur Hoff, sa femme au bras, tournant le dos à la cathédrale, décrivait aux parents Meyer la façade du lycée Fustel de Coulanges, accolé à l’édifice, et racontait ses souvenirs de lycéen. Marc et Suzie Graff se rapprochèrent de Jules. La jeune femme parla à voix basse.
— Pendant qu’ils ne nous écoutent pas – elle montra du doigt les quatre grands-parents engagés dans leur discussion – dis-moi donc pourquoi cette célèbre horloge n’est pas à l’heure ? On vient à midi trente pour la voir sonner midi…
Jules se pencha.
— Je ne sais pas tout, mais ça je le sais. Elle marque l’heure locale, la vraie, celle de Strasbourg qui ne dépend que de sa longitude. L’heure de nos montres, l’heure légale, c’est en gros celle de Paris, qui s’impose de Brest à Strasbourg. Et entre Strasbourg et Paris, il y a une demi-heure.
Marc Graff pouffa.
— Une demi-heure de tour d’horloge entre Strasbourg et Paris. Ça fait rêver. Parce qu’en train, le plus rapide, celui de 17 h 15, met six heures, et les trains de nuit mettent huit heures, pour le 23 h, et même neuf heures pour le 21 h 10. En plein XXe siècle, je ne comprends pas !
Suzie sourit.
— Marc a été élu dans je ne sais quelle commission médicale nationale à la fin de l’été. Il a donc chaque mois une réunion à Paris et, depuis, il peste tout le temps contre les chemins de fer. Trop lents, dit-il. Il voudrait être arrivé avant d’être parti.
Jules aperçut le bras levé de Samara.
— C’est bon, on a les tickets. Tu sais, Marc, jamais les trains ne feront le tour de la Terre en vingt-quatre heures. Tu n’as qu’à prendre des livres dans le train.
— C’est ce que me dit Suzie… On appelle les autres ?
La petite troupe gravit les marches et, avec une grappe de visiteurs, pénétra dans le transept sud.

— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je vais vous demander de vous pousser un peu vers le mur. L’horloge est haute et ça va se passer dans les hauteurs.
Le guide, un petit homme jovial et rond serré dans un costume bleu marine, était tout à son affaire. À sa ceinture se balançait un trousseau de clefs. Il fit ranger ses ouailles contre le mur et entama ses explications.
— L’horloge que vous voyez devant vous – une extraordinaire merveille – est en fait la troisième horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg. La première, celle dite des Trois Rois, a été construite au milieu du XIVe siècle.
— Ça veut dire vers 1350, glissa Samara à Arthur.
— Je sais ! rétorqua le garçon.
— Chut ! pesta Katell.
Le guide fit un grand geste vers le groupe.
— Elle n’était pas là où se trouve l’actuelle horloge, mais en face, là où vous êtes, sur le mur ouest. Si vous regardez bien, vous verrez encore les marques de son accrochage. Elle avait au moins douze mètres de haut.
Les têtes tournèrent presque toutes en même temps.
— On l’a appelée l’horloge des Trois Rois, parce qu’elle présentait déjà des automates, et notamment les trois rois mages des Évangiles. Mais elle est tombée en panne au bout de cent cinquante ans, donc vers l’an 1500.
Le guide pivota sur ses chaussures vernies.
— Il faudra attendre trois quarts de siècle pour qu’on la remplace – la cathédrale est en effet devenue protestante pendant les travaux et ça a beaucoup compliqué les choses – et c’est en 1574 seulement que commence à fonctionner la deuxième horloge, celle du mathématicien Dasypodius. Vous en voyez une bonne partie, puisque vous en avez encore la boîte, ce qu’on appelle le buffet, qui a été réutilisée pour la troisième horloge, celle que vous êtes venus voir.
Jules laissa son esprit vagabonder. Devant lui, ses parents et les Hoff, bien rangés contre le mur, écoutaient sagement. « Ils attendent les apôtres, pour régler leur discussion. » Le couple Graff s’était approché de la grille qui entourait le bas de l’horloge, mais Suzie gardait l’œil fixé sur le Pilier des Anges. « Elle a déjà décroché. » Samara, Arthur et Katell avaient l’air béat.
Le guide parlait maintenant de la nouvelle panne, celle de 1788, quand l’horloge de Dasypodius s’était à son tour immobilisée après deux cent quatorze ans de fonctionnement.
— Vous imaginez bien, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, que cette panne irréparable a frappé les esprits, un an avant la Révolution française. Et parmi les personnes bouleversées, il y avait un petit garçon. Il s’appelait Jean-Baptiste, il avait onze ans…
— Comme moi ! s’exclama Arthur.
— Chut ! dit Katell.
— Ce petit garçon s’est dit : « Je vais la réparer, moi ! » Il n’y connaissait rien, mais il s’est formé : il a appris l’horlogerie, les mathématiques, la cosmologie. Et, près de trente ans plus tard, c’est en effet à lui que le maire de Strasbourg a confié la réparation de l’Horloge astronomique.
— Ouah ! fit Arthur.
— Chut ! fit Katell.
Jules avait perdu le fil. Il fit trois pas en arrière et regarda le groupe de visiteurs. En novembre, c’étaient surtout des Alsaciens, souvent de la campagne, venus faire des courses en ville. Mais il y avait aussi quelques touristes étrangers. Il repéra avec amusement trois ecclésiastiques en soutane ; ils n’écoutaient pas le guide, mais inclinaient comiquement la tête pour déchiffrer le Baedeker4 que tenait l’un d’eux. À côté d’eux, une jeune fille dessinait sur un grand carnet de croquis. Près du Pilier des Anges, une jeune femme aux cheveux courts bouclés, habillée d’un manteau de laine, un sac de cuir jaune serré contre elle, avait un air étonnamment grave en examinant l’Horloge. Jules ressentit une curieuse impression de déjà-vu. « Elle me rappelle quelqu’un, mais, non, je ne vois vraiment pas, c’est bizarre… »
— Jean-Baptiste Schwilgué, puisqu’il s’agit de lui – rappelez-vous ce nom – est le génial inventeur de la troisième horloge. Vous voyez son portrait à gauche au premier étage, c’est l’homme qui semble réfléchir. Aidé d’une trentaine d’ouvriers, il installe ses mécanismes ingénieux, ses cadrans et des automates supplémentaires dans ce buffet, qu’il remanie d’ailleurs, pendant quatre ans de chantier. Et c’est finalement à la fin de 1842 que l’horloge peut enfin redémarrer. Elle ne s’est jamais arrêtée depuis !
Le guide montra solennellement les aiguilles sur le cadran central.
— Mais je parle, je parle et le temps passe. Dans quelques secondes va démarrer ce que vous attendez tous : la mise en route des automates pour cette heure de midi à Strasbourg.
Ding ! Les visiteurs tournèrent la tête.
— Regarde, c’est l’ange qui frappe. À gauche de la pendule, là ! dit Arthur.
Dong !
— C’est la mort qui répond, s’exclama Arthur.
— Le squelette, là-haut ! Il cogne avec un os ! s’exclama Samara.
Ding, dong, ding, dong !
— Et l’autre ange retourne son gros verre, dit Katell.
— C’est un sablier, dit Samara.
Le guide pointa le doigt en l’air.
— Et maintenant, la Mort sonne les douze coups de midi pendant que passe devant elle – vous le voyez là-haut ? – un vieil homme. Il fait partie des quatre statuettes qui symbolisent les quatre âges de la vie : un enfant, un jeune homme, un homme mûr, un vieillard. Elles passent chacune à son quart d’heure, puis toutes à l’heure pile.
Dong, dong, dong, dong. La jeune femme contre le Pilier formait les chiffres silencieusement sur ses lèvres.
— Douze ! Et maintenant, un étage plus haut, devant le Christ qui va les bénir…
— Les apôtres ! s’exclama Arthur.
Jules vit les Hoff et les Meyer se rapprocher d’un pas. Les visiteurs suspendaient leur souffle. Le guide monta d’un ton.
— Les apôtres en effet. Les douze compagnons de Jésus. Dans quelques secondes… Les ap…
Rien.
Les petites silhouettes, là-haut devant le Christ, ne bougeaient pas d’un pouce. Le guide s’épongea le front.
— Les apôtres ? Qu’est-ce qui se passe ?
Les visiteurs se regardèrent, éberlués.
— C’est cassé ! dit Katell.
— C’est coincé ! dit Arthur.
— Impossible ! dit le guide.
Jules écarquilla les yeux. Ce que tous constataient, en tout cas, en ce 8 novembre 1931, fête de saint Godfroy, évêque d’Amiens, et anniversaire d’un détective alsacien, c’est que pour la première fois depuis décembre 1842, l’extraordinaire horloge astronomique de Jean-Baptiste Schwilgué venait bêtement de tomber en panne.

L’aube se devinait à peine derrière les carreaux. L’homme poussa la porte de son atelier, s’assit à sa table de travail. Il pesta : la servante avait encore déplacé deux de ses livres. Il les remit en place en grommelant.
Ses dessins d’hier soir étaient là, sur la table. Il les regarda longuement, sans bouger, sans sourciller. Seuls ses yeux balayaient systématiquement les épures.
Tout à coup, il sursauta. Oui, là, c’était là. C’était cela qui avait troublé son sommeil cette nuit, qui l’avait fait se tourner et se retourner si longtemps dans ses draps. Une maladresse. Une peccadille, certes. Ce n’était rien, mais c’était tout. Dans le sablier du temps, aucun grain ne peut rester indéfiniment immobile.
Il eut un bref sourire et plongea sa plume dans l’encrier.

La plage était déserte en cette fin de nuit. Des vaguelettes couraient tour à tour sur le sable, dans des allers-retours sans espoir. Au loin, une faible musique : une fin de fête désenchantée ?
Il retira ses chaussures, les posa sur le sable, entra dans les vagues jusqu’aux chevilles. La fraîcheur de l’eau le surprit agréablement. Il contempla l’horizon, où l’aube jetait de grands à-plats roses et bleus.
Combien avait-il perdu cette nuit ? Il serait toujours temps de compter. L’argent, depuis leur arrivée ici, lui fuyait des mains comme le sable entre les doigts.
Il pensa à la chambre d’hôtel, à la femme qui y dormait. Il ferait bon s’allonger auprès d’elle et se laisser glisser dans la mer du sommeil. Pourquoi ne s’y décidait-il pas ?

CHAPITRE II
BELLES MÉCANIQUES & EMPRUNTS RUSSES
Strasbourg, mardi 10 novembre 1931
— Merci beaucoup, madame Muckensturm.
La logeuse des Meyer était aujourd’hui d’humeur badine. Jules l’avait entendue chantonner toute la matinée derrière le comptoir de son magasin d’articles pour fumeurs. Il fallait le traverser pour rejoindre les deux petites pièces humides qui constituaient l’agence «Jules Meyer & Cie». Il l’avait surprise rêveuse, empilant des paquets de cigarettes comme si elle faisait un château de cartes, quand il était allé chercher un café dans son appartement, deux étages plus haut. Il l’avait même vue esquisser un pas de danse devant le miroir qu’elle proposait à ses clients pour vérifier si la forme d’une pipe ou d’un fume-cigarette convenait à leur visage.

Notes
1 L’ancêtre des Dernières Nouvelles d’Alsace.
2 Une riche potée alsacienne de trois viandes marinées dans du vin blanc (bœuf, porc et mouton) cuites plusieurs heures au four dans une terrine fermée avec des pommes de terre, des carottes, des oignons et des poireaux. Le Beckeoffe tire son nom du four de boulanger dont profitaient les familles pour cuire leur potée.
3 Le radical Camille Dahlet et le communiste Jean-Pierre Mourer, tous deux autonomistes, ont été députés du Bas-Rhin de 1928 à 1940. Le socialiste Jacques Peirotes a été député de 1924 à 1932 et maire de Strasbourg de 1919 à 1929 (voir Opération Shere Kahn, dans la même collection).
4 Les guides Baedeker, créés par le libraire et écrivain allemand Karl Baedeker (1801-1859), reliés de toile rouge et au format poche, ont été au XIXe et au début du XXe siècle les plus connus des guides de voyage européens.

À propos de l’auteur
FORTIER_Jacques_2_DRJacques Fortier © Photo DR

Jacques Fortier a été journaliste au Nouvel Alsacien, à France Bleu Alsace, aux Dernières Nouvelles d’Alsace et correspondant du Monde à Strasbourg. Il est membre de la société d’études holmésiennes Les évadés de Dartmoor, et collabore à sa revue le Carnet d’écrou. (Source: Le Verger Éditeur)

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L’Or du Rhin

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En deux mots
Une jeune femme est retenue prisonnière, un prof de grec est assassiné non loin de l’Université populaire où il enseigne et un attentat terroriste endeuille Strasbourg. Le commissaire Landrini et la journaliste Ira Hope se souviendront longtemps de ce 11 décembre 2018 et de leurs enquêtes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Rapt, homicide(s) et terrorisme

Pour la nouvelle enquête du duo formé par le commissaire Landrini et la journaliste Ira Hope, Dominique Gouillart n’a pas lésiné sur les moyens, nous offrant une enquête qui va aussi s’appuyer sur l’Histoire alsacienne mouvementée pour nous offrir une «enquête rhénane» haletante.

Malika n’a plus vraiment la notion du temps en ce 11 décembre 2018, car cela fait de longues heures qu’elle est séquestrée dans ce qui ressemble à une cave. La drogue qu’elle est contrainte d’ingurgiter rend sa mémoire défaillante. Le commissaire Landrini en revanche n’oubliera pas de sitôt cette date. Il était paisiblement en train de manger une choucroute lorsqu’il a reconnu les rues de Strasbourg sur les chaînes d’information qui relataient l’attentat terroriste en cours et la recherche active du ou des fauteurs de trouble. Son téléphone a toutefois mis du temps à sonner et n’a pas manquer de le surprendre. Au lieu d’apporter du renfort à ses collègues, il a été chargé d’enquêter sur un meurtre mystérieux commis rue des Bains. Un enseignant de grec à l’Université populaire avait été retrouvé bardé de deux entailles profondes gisant sur le trottoir.
L’enquête ne s’annonce guère aisée avec si peu d’indices. Alors, il faut commencer par dérouler les leçons de base, essayer l’enquête de voisinage, demander aux voisins ce qu’ils ont pu voir ou entendre, approcher les collègues et les étudiants.
Tandis que le policier et la journaliste se démènent, Malika se morfond dans sa cellule, essayant avec peine de lutter contre les drogues qu’on lui administre pour tenter de structurer ses pensées. Mais son esprit vagabonde, l’entraîne en Grèce où elle a passé des vacances sur un voilier avec sept autres personnes. Elle avait profité du désistement de sa sœur blessée pour rejoindre ce groupe et répondre à l’invitation du professeur aujourd’hui décédé. Sans savoir pourquoi ces images lui reviennent, elle revoit parfaitement la victime, le couple Bartel et les autres occupants. Des informations qui seraient bien utiles à Landrini qui commence cependant à dérouler le fil ténu de son enquête.
En explorant l’appartement et l’ordinateur de l’enseignant, il a pu découvrir qu’il rédigeait des chroniques sous le pseudonyme de Pantaleon pour mettre en garde contre des complotistes qu’il annonçait vouloir dénoncer prochainement. Une piste à explorer, tout comme celle qui conduit chez Wagner. Mais c’est Ira qui va finir par comprendre que c’est sur les photos de vacances prises en Grèce que se trouve la clé de l’enquête.
En tant que membre éminente active de la Société d’Études holmésiennes, Dominique Gouillart joue parfaitement sur le registre des indices semés au fil du récit, sans oublier les fausses pistes et les rebondissements, ce qui rend ce suspense fort agréable à lire. Mais l’intérêt de son récit est double, car il explore aussi le passé tourmenté de la région, celui qui donne son titre au livre, et qui va bien au-delà de la musique de Wagner. On y arpente les rues de Strasbourg comme c’était le cas dans ses précédents romans, «Échec à la reine» (2018) et «Le Monstre vert de Strasbourg» (2021) et on remonte le temps, lorsque l’Alsace était tour à tour allemande puis française. Des bouleversements qui ont donné lieu à bien des histoires et légendes dont les esprits curieux comme celui de Dominique Gouillart fait son miel. Et nous régale !

L’Or du Rhin
Dominique Gouillart
Le Verger Éditeur
Polar
200 p., 12 €
EAN 9782845744202
Paru le 4/11/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Strasbourg. On y évoque aussi une croisière au large de la Grèce et les contreforts des Vosges.

Quand?
L’action se déroule en 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
En cette nuit fatale du mardi 11 décembre 2018, Strasbourg est secouée par un attentat qui endeuille brutalement le marché de Noël. Toutes les forces de police sont mobilisées pour courir après le terroriste qui s’est enfui en direction du quartier de Neudorf. Le commissaire Landrini, resté seul de garde, hérite d’un meurtre commis près des bains municipaux, bien trop à l’écart pour être du fait du terroriste.
Rageant de ne pas pouvoir se joindre à ses collègues dans leur traque, il entame ce qui va devenir une enquête d’une grande complexité. Enlèvement, assassinat, manipulation des réseaux informatiques, organisation criminelle internationale, science et pseudo-science, et même l’opéra de Wagner viendront s’entrechoquer dans cette affaire, où la journaliste Ira Hope ne sera pas de trop pour aider le commissaire, qui risquera sa vie.
Cette troisième enquête d’Ira Hope mêle intrigue et rebondissements sur un rythme haletant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« L’ampoule rouge qui pendait au plafond dispensait une lumière parcimonieuse et sanglante dans la cave en béton où elle était enfermée. Depuis combien de temps? Malika ne savait plus exactement. Quatre jours? Cinq jours? Régulièrement, quand elle dormait – ce qui était presque toujours le cas -, on venait lui apporter une maigre nourriture et changer le seau hygiénique, mais l’eau qu’elle buvait avait un goût métallique prononcé et la mettait dans un état semi-comateux, qui lui faisait perdre la notion des heures et des jours.
Elle ne maîtrisait pas vraiment ses pensées: c’étaient ses pensées qui s’imposaient à elle, et s’enchaînaient de façon chaotique. Le somnifère, ou l’anxiolytique, en tout cas la drogue qu’on lui administrait, diluée dans l’eau qu’elle était bien obligée de boire sous peine de mourir de soif, lui ôtait toute énergie et effilochait sa lucidité. Le temps vide de tout, sauf d’ombres inquiétantes, s’écoulait seconde par seconde, minute par minute, le passé remontait par bribes incertaines, et le futur se perdait dans les sables de l’angoisse.
Il lui fallait faire un effort extraordinaire pour se rappeler le rond-point de Dorlisheim, encore en travaux, au pied des Vosges – un vendredi soir, lui semblait-il – où elle était sortie de sa voiture pour effectuer un reportage-photos. Elle avait senti un chiffon humide sur sa figure, avec une odeur aigre. C’est tout ce qu’elle se rappelait. Elle s’était ensuite retrouvée dans ce cube de béton, une cave sans doute, dont sa main droite pouvait effleurer le mur de parpaings, et sa main gauche râcler le sol irrégulier. Elle était couchée sur un matelas en mousse qui atténuait la rudesse du sol. Ses pieds pouvaient presque toucher le mur opposé à sa tête, ce qui supposait une distance d’un peu moins de deux mètres. Le mur qui lui faisait face était un peu plus long ; peut-être trois mètres. Ce qui voulait dire, pensait-elle avec effort dans son cerveau ralenti, qu’elle était enfermée dans un local dont la surface faisait cinq ou six mètres carrés.
Quand elle demeurait plus longtemps sans boire, et qu’elle était davantage éveillée, elle observait les variations de la lumière rouge sur les parois. Et puis elle se rendormait, La cave était remarquablement silencieuse. On n’entendait rien. Sauf, de temps à autre, un bruit caractéristique de chaudière qui se rallumait. Cela expliquait pourquoi elle n’avait pas froid.
Des souvenirs très lointains remontaient par bribes dans sa conscience, mais elle n’avait pas le temps de s’y arrêter parce qu’ils s’enfuyaient aussitôt. Elle savait encore qui elle était – Malika -, qui l’avait élevée – Hubert -, quel métier elle exerçait – photographe -, en quelle année on était – 2018 – mais ces flashes surgis d’une sorte de néant ne faisaient que rajouter à sa confusion mentale.
Elle résista à la tentation de boire, pour ne pas retomber dans cet état presque confortable, mais confus, de semi-inconscience narcotique. Qui avait bien pu l’enlever en ce soir de décembre? Pourquoi la séquestrait-on? Elle ne se voyait pas d’ennemis particuliers. Mais pouvait-on savoir? Sa conscience embrumée balayait les cercles de son milieu professionnel, de ses parents, de ses relations nombreuses en France et à l’étranger… Que pouvait-on lui reprocher? D’avoir trop bien réussi, peut-être. Mais de là à l’enlever et à la séquestrer…
On avait certainement signalé sa disparition. Sa sœur, en tout cas, devait forcément s’étonner de son silence: elle avait sûrement averti la police. Une enquête avait été lancée, on interrogeait sa sœur, son père, ses amis. On cherchait quand et où on l’avait vue en dernier, on étudiait ses habitudes et ses derniers rendez-vous, on lançait des hommes à sa recherche…
Et si personne n’avait signalé sa disparition?
On lui donnait bien à manger et à boire, l’air tiédasse circulait librement, elle était encore en vie. Mais pour combien de temps? Qu’est-ce qu’ils voulaient? Obtenir une rançon? La violer? Jusqu’ici, elle n’avait pas été agressée physiquement, mais ça pouvait venir. Un individu venait la ravitailler. Elle l’avait entraperçu: un geôlier vêtu de noir, sinistre. Pourquoi? Le supplice d’un emprisonnement à vie? Quelle horreur!
Elle avait toujours éprouvé de la pitié pour tous ces animaux qu’on voit enfermés dans des cages, condamnés à une détention sans fin. Ils n’avaient pas demandé à subir ce sort. Elle non plus. Un désespoir brutal s’abattit sur elle à l’idée d’être détenue elle aussi, des années durant, dans un cachot aveugle. Flageolante, elle se leva pour aller boire. Entre le confort artificiel de la drogue et l’angoisse de l’éveil, autant choisir la drogue! Elle se recoucha.
La porte métallique s’entrouvrait parfois sur son cerbère… Elle était trop comateuse pour réagir, mais elle le distinguait vaguement entre ses paupières mi-closes: une silhouette haute et maigre; un homme, certainement. Il posait sur le sol un carton de nourriture et changeait le seau. Il jetait un bref coup d’œil en sa direction. Elle distinguait le pantalon noir et le sweat à capuchon rabattu jusqu’à ses yeux. Un violeur ou un tortionnaire? Non! Un homme de main qui exécutait les ordres comme un fonctionnaire? Sans doute. Un salaud, en tout cas.
Ensuite, elle se traînait jusqu’aux provisions: deux très longs sandwichs, quelques bananes et une bouteille d’eau en plastique d’un litre et demi.
La cave sentait les bananes, dont les peaux rendaient une odeur douçâtre; elle exhalait aussi faiblement le vin qui y avait été probablement entreposé. L’image d’une bonne bouteille surgissait pendant quelques secondes, mirage au milieu du désert de la nuit. Une vague odeur de bois était également perceptible. Peu à peu, le narcotique faisait son effet, estompant la terreur de l’enfermement à vie, des sévices qu’on pourrait lui infliger. Le grand escogriffe entraperçu n’avait cherché ni à la tuer, ni à la malmener, ni même à l’approcher. Jusqu’à quand? Hésitait-il? Quel était son rôle, et pourquoi la retenait-il ainsi? De nouvelles images envahissaient sa conscience peu consciente, à la fois molles et heurtées, transférant l’angoisse dans l’au-delà du cauchemar. Elle s’endormait.
Elle ne pouvait pas savoir quelle frénésie avait gagné le monde réel, un monde dont elle était désormais exclue.

Au même moment, vers 21h 00, le commandant Landrini arrivait en voiture à l’angle de la rue des Bains et du boulevard de la Victoire, à Strasbourg. Le trajet en voiture lui avait permis de remettre de l’ordre dans ses idées, chahutées par l’ampleur des problèmes qui se posaient à lui. Conduit par le jeune lieutenant Wolter, récemment intégré dans la brigade, le véhicule avait foncé. Les artères, fantomatiques, étaient totalement désertes: pas un passant, pas une fille pour faire le trottoir, pas une ombre.
La couleur rouge du véhicule des pompiers, dont les zébrures jaunes ressortaient dans la nuit, avait attiré immédiatement leur attention. Ils s’étaient garés juste derrière. La minuscule rue des Bains tire son nom des impressionnants bains municipaux, au style colossal et germanique, que l’Allemagne de Guillaume II a légués à la ville de Strasbourg, et qui la bordent sur la totalité de son flanc est. On pouvait deviner l’imposant bâtiment, brunâtre à cette heure, dont les sommets se perdaient dans la nuit.
Le capitaine des pompiers attendait les deux policiers. Il ne dissimula pas sa satisfaction de les voir arriver. Les bandes jaunes réfléchissantes tranchaient sur sa tenue sombre. Ses joues et son nez étaient rougis par le froid, et de la buée s’exhalait de sa bouche quand il parlait. On était dans la soirée du mardi 11 décembre 2018; des attentats avaient éclaté au centre de Strasbourg. On ne savait plus où donner de la tête, et on appelait déjà le véhicule des pompiers sur un autre site.
L’immeuble moderne, en forme d’équerre, qui faisait le coin du boulevard de la Victoire et de la rue des Bains, avait son entrée sur le boulevard, et la sortie des garages sur la rue. C’est devant cette sortie de garage qu’un passant avait aperçu un corps allongé sur le sol. Incapable de déterminer si l’homme était vivant ou mort, blessé ou ivre mort, il avait immédiatement appelé le 15.
Quand les pompiers étaient arrivés, l’homme était bel et bien mort, et ce n’était plus de leur ressort. Comme le capitaine l’expliqua rapidement à Landrini, ils s’étaient efforcés de ne pas polluer la scène de ce qui était manifestement un crime, puisque deux entailles sanglantes apparaissaient nettement dans le dos de la victime, allongée sur son flanc gauche, la face dirigée vers la paroi métallique de la porte du garage, et les jambes repliées. »

Extrait
« Ira se penche sur une première photo: sept personnes y prennent la pose, debout sur le pont d’un bateau. Ils sont tous en short ou en maillot de bain, bronzés et souriants.
— C’est un ensemble de photos prises en Grèce, commente Sonya: les unes prises par Alex, les autres par Malika, en septembre dernier. Ils m’ont donné les meilleures. Pour moi, c’était une façon de voyager virtuellement, puisque je n’avais pas pu faire le déplacement. Sur l’image que vous, avez là, on voit à gauche les organisateurs du voyage el leurs enfants, les Bartel; au milieu, vous avez Alex. Quand je pense… C’est Malika qui a pris la photo, et on ne la voit pas dessus. Pourvu qu’elle ne soit pas en danger! À droite, vous avez les deux scientifiques du voyage, un chercheur en biologie et son assistant. Est-ce que vous ne remarquez rien ? Non. Au début, Ira ne remarque rien. Mais peu à peu, en bien, une petite idée germe dans sa tête. » p. 142

À propos de l’auteur
GOUILLART_Dominique_DRDominique Gouillart © Photo DR

Dominique Gouillart est arrivée en Alsace pour des raisons professionnelles, séduite par le charme de la région, elle y est restée. Universitaire, elle est spécialiste des Littératures de l’Antiquité, une passion qu’elle a fait partager pendant des années à ses étudiants. L’Antiquité, explique-t-elle, n’est pas une fin en soi: c’est un pont entre passé et présent, une réponse à nos questions et nos angoisses contemporaines à travers les grands mythes antiques. Elle est membre actif de la Société d’Études holmésiennes Les évadés de Dartmoor et a rédigé plusieurs articles et nouvelles dans la revue Le Carnet d’écrou. Elle a publié trois volumes dans la collection «enquêtes rhénanes»: Échec à la reine (2018), Le Monstre vert de Strasbourg (2021) et L’Or du Rhin (2022). (Source: Le Verger Éditeur)

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Les derniers jours des fauves

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En deux mots
Nathalie Séchard, la Présidente de la République française, décide de ne pas se représenter. Alors que la pandémie continue à faire des ravages et qu’une forte canicule s’abat sur le pays, la guerre de succession est déclarée entre le ministre de l’intérieur, celui de l’écologie et la représentante du Bloc patriotique. Et tous les coups semblent permis.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qui succédera à la Présidente de la République?

Jérôme Leroy a trempé sa plume dans l’encre la plus noire pour raconter Les derniers jours des fauves. Un roman de politique-fiction qui retrace le combat pour la présidence de la république sur fond de confinement, de canicule et de coups-bas. Haletant!

Nathalie Séchard aura réussi un coup de maître en devenant la première Présidente de la République française. De sa Bretagne natale aux cabinets ministériels, elle franchi les étapes avec maestria et connu une ascension fulgurante. Venue de la gauche, et grâce à une subtile campagne présidentielle en 2017, elle s’impose comme la candidate hors système en lançant le mouvement Nouvelle Société, déjoue les pronostics et accède à la fonction suprême face à la candidate du Bloc Patriotique. Mais l’usure du pouvoir et quelques épreuves comme la révolte des gilets jaunes ou la pandémie, ont érodé sa popularité. D’autant qu’à un confinement strict, elle a ajouté la vaccination obligatoire. Quelques défections et erreurs de casting dans son gouvernement ne l’ont pas aidée non plus.
Alors, dans les bras de son mari – de plus de vingt ans son cadet – elle décide de ne plus se représenter pour un second mandat.
L’annonce-surprise d’un passage au journal de 20 heures provoque l’émoi dans son entourage. Mais tandis que l’on se perd en conjectures, la France est secouée par un attentat contre un vaccinodrome qui fait 30 morts à Saint-Valéry-en-Caux. AVA-zéro, un groupuscule encore inconnu jusque-là revendique ce carnage. L’occasion pour Bauséant, le ministre de l’intérieur, d’asseoir sa stature présidentielle. Venu de la droite, il ambitionne de remplacer la Présidente et n’hésite pas à recourir à des méthodes de barbouzes. Il s’est aussi adjoint les services d’un jeune romancier pour que ce dernier rédige ses mémoires, ne se doutant pas qu’il faisait entrer le loup dans la bergerie. Car Lucien est une âme pure, petit ami de Clio, la fille de Manerville, le ministre de l’écologie, la caution verte et de gauche de ce gouvernement. Lui aussi se verrait bien à la tête du pays.
Jérôme Leroy n’oublie pas qu’il excelle dans le roman noir. Aussi, il n’hésite pas à noircir cette fiction politique qui voit bientôt les cadavres s’accumuler. Si bien que l’inquiétude monte. «Les hommes qui ont trop longtemps œuvré dans les conspirations de notre époque, qui ont connu la violence et côtoyé la mort ont développé une manière de préscience et ont compris, comme le notait Machiavel, que les individus ne sont pas maîtres du résultat des actions qu’ils entreprennent.»
On pourra s’amuser au petit jeu des ressemblances, qui ne sont pas fortuites, et trouver derrière le couple Macron inversé, les figures politiques qui ont inspiré le romancier. Mais le principal intérêt de ce livre haletant est ailleurs. Il nous montre une fois encore la fragilité de notre système politique où tout se décide au sommet de l’État et où par conséquent la bataille pour la présidence est féroce, quitte à employer des méthodes peu honnêtes et appuyer où ça fait mal. À crier au loup et au restriction des libertés quand un confinement général et une vaccination obligatoire sont décidées, quand une canicule vient encore ajouter des milliers de morts à cette crise.
Une agréable récréation et un beau sujet de réflexion à quelques jours du second tour des Présidentielles.

Les derniers jours des fauves
Jérôme Leroy
La Manufacture des livres
Roman
432 p., 20,90 €
EAN 9782358878302
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi un peu partout en France, d’abord à Pléneuf-Val-André, Rennes, Ploubanec, Audresselles, Saint-Brieuc, mais aussi à Cournai, Lunéville, Erquy, Maubeuge, Saint-Valéry-en-Caux ou encore à Sète.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Nathalie Séchard, celle qui incarna l’espoir de renouveau à la tête de l’État, a décidé de jeter l’éponge et de ne pas briguer un second mandat. La succession présidentielle est ouverte. Au sein du gouvernement commence alors un jeu sans pitié. Dans une France épuisée par deux ans de combats contre la pandémie, les antivaxs manifestent, les forces de police font appliquer un confinement drastique, les émeutes se multiplient. Le chaos s’installe. Et Clio, vingt ans, normalienne d’ultragauche, fille d’un prétendant à la présidence, devient une cible…
Maître incontesté du genre, Jérôme Leroy nous offre avec ce roman noir la plus brillante et la plus percutante des fictions politiques. De secrets en assassinats, il nous raconte les rouages de l’implacable machine du pouvoir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Actualitté
France Inter (Le polar sonne toujours deux fois – Michel Abescat)
La Croix (Jean-Claude Raspiengeas)
Le JDD (Karen Lajon)
France Culture (La grande table – Olivia Gesbert)
Be Polar (Aude Lagandré)
Blog Charybde 27
Blog Mon roman noir et bien serré
Blog Baz’Art
Blog motspourmots.fr


Jérôme Leroy présente son livre Les derniers jours des fauves © Production France Culture

Les premières pages du livre
« Nathalie s’en va
Nathalie Séchard, cheffe des Armées, grande maîtresse de l’ordre national de la Légion d’honneur, grande maî¬tresse de l’ordre national du Mérite, co-princesse d’Andorre, première et unique chanoinesse honoraire de la basilique Saint-Jean-de-Latran, protectrice de l’Académie française et du domaine national de Chambord, garante de la Constitution et, accessoirement, huitième présidente de la Ve République, en cet instant précis, elle baise.
Et Nathalie Séchard baise avec ardeur et bonheur.
Nathalie Séchard a toujours aimé ça, plus que le pouvoir. C’est pour cette raison qu’elle va le perdre. C’est comme pour l’argent, a-t-elle coutume de penser, quand elle ne baise pas. Les riches ne sont pas riches parce qu’ils ont un génie particulier. Les riches sont riches parce qu’ils aiment l’argent. Ils n’aiment que ça, ça en devient abstrait. Et un peu diabolique, comme tout ce qui est abstrait. Dix milliards plutôt que huit. Douze plutôt que dix. Toujours. Ça ne s’arrête jamais.
Le pouvoir aussi, il faut l’aimer pour lui-même. Il faut n’aimer que lui, ne penser qu’à lui, vivre pour lui. Pas pour ce qu’il permet de faire. Nathalie Séchard, qui baise toujours, a mesuré ces dernières années, que le pouvoir politique n’en est plus vraiment un. La présidente est à la tête d’une puissance moyenne où plus rien ne fonctionne très bien, comme dans une PME sous-traitante d’un unique commanditaire au bord de la faillite.
« J’aurais dû rester de gauche », songe-t-elle parfois, quand elle ne chevauche pas son mari.
Là, elle sent quelques picotements sur le dessus de ses mains. Chez elle, ce sont les signaux faibles annonciateurs, en général, d’un putain d’orgasme qui va déchirer sa race, et elle en a bien besoin, la présidente.
La nuit est brûlante, et ce n’est pas seulement une question d’hormones, c’est que la météo est caniculaire et que la présidente ne supporte pas la climatisation : elle a laissé ouverte la fenêtre de la chambre du Pavillon de la Lanterne. On entend des chouettes qui hululent dans le parc de la plus jolie résidence secondaire de la République.
Il convient par ailleurs que le lecteur le sache dès maintenant : cette histoire se déroulera dans une chaleur permanente, pesante, qui se moque des saisons et provoque une propension à l’émeute dans les quartiers difficiles soumis à un confinement dur depuis quinze mois, mais aussi de grands désordres dans toute la société qui prennent le plus souvent la forme de faits divers aberrants. Ils permettent de longues et pauvres discussions sur les chaînes d’informations continues dont la présidente Séchard estime qu’elles auront été le bruit de fond mortifère de son quinquennat.
Elle est de la chair à commentaires comme d’autres ont été de la chair à canon.
C’est pour chasser ce bruit de fond qu’elle préfère de plus en plus, à l’exercice d’un pouvoir fantomatique, faire l’amour et écouter Haydn, ce musicien du bonheur. Parfois, elle fait les deux en même temps et c’est le cas maintenant, puisque derrière ses soupirs entrecoupés de gémissements impatients, on peut entendre dans la chambre obscure, la Sonate 41 en si bémol majeur avec Misora Ozaki au piano.
Bien sûr, le pouvoir, il lui en reste l’apparence. Elle a aimé les voyages officiels, elle a aimé présider les Conseils des ministres, elle a aimé les défilés du 14 Juillet, les cortèges noirs de Peugeot 5008 et puis aussi l’empressement des hommes de sa protection rapprochée.
Elle n’aime même plus ça, cette nuit.
Cette nuit, elle aime son mari en elle, et la Sonate 41 en si bémol majeur. Penser à inviter Misora Ozaki à l’Élysée, avant la fin du quinquennat.
À propos de sa sécurité rapprochée, celle assurée par le GSPR, elle a mis un certain temps à savoir qu’on lui avait donné, juste après son élection, le nom de code de « Cougar blonde ». Quand elle l’a appris, elle a encaissé. Elle était habituée à ce genre de sale plaisanterie. Alors, Never explain, never complain. Sinon, ça aurait fuité dans la presse. Trois semaines nerveusement ruineuses de polémiques crapoteuses sur les réseaux sociaux. Et toute la France qui l’aurait appelée Cougar blonde.
Elle s’est juste donné, une fois, le plaisir de faire rougir une de ses gardes du corps, une lieutenante de gendarmerie qui l’accompagnait lors d’un déplacement houleux – mais a-t-elle connu autre chose que des déplacements houleux, la présidente Séchard ? – dans une petite ville du Centre dont la sous-préfecture avait brûlé après une manifestation des Gilets Jaunes.
Il pleuvait comme il sait pleuvoir dans ces régions de mélancolie froide, de pierres grises, de toits de lauzes, de salons de coiffure aux lettrages qui ont été futuristes à la fin de la guerre d’Algérie. Ces régions peuplées par des volcans morts et par les dernières petites vieilles qui ressemblent à celles d’antan, pliées par l’ostéoporose sous un fichu noir, comme si elles avaient quatre-vingt-dix ans depuis toujours et pour toujours. C’est émouvant, a songé la présidente qui a eu, dès son élection, des accès de rêveries assez fréquents qui l’inquiètent parce qu’ils sont peu compatibles avec sa fonction.
La petite ville sentait l’incendie mal éteint. La présidente écoutait sans trop les entendre les explications du sous-préfet devant les bâtiments sinistrés : ça braillait colériquement au-delà des barrières de sécurité, à une cinquantaine de mètres. Ça disait Salope. Ça disait Pute à riches. Ça disait Dehors la vieille. D’habitude, ils étaient plus polis quand même, les Gilets Jaunes. Le soir, on s’est indigné sur les plateaux de télé. On volait à son secours, pour une fois. Ce n’est pas qu’on l’aimait soudain, mais enfin, chez les journalistes assis et les politiques de tous les bords, on détestait encore plus les Gilets Jaunes.
La lieutenante de gendarmerie, une grande fille baraquée avec une queue de cheval de lycéenne, dans un tailleur pantalon noir, la main serrée sur le porte-documents en kevlar prêt à être déplié pour protéger Cougar blonde, crispait la mâchoire. Nathalie Séchard a été la première surprise de l’entendre dire :
– Ce serait un homme, ils ne parleraient pas comme ça, ces connards sexistes !
– Parce que Cougar blonde, vous trouvez ça sympa, lieutenant ? Il n’y a pas eu de femmes pour protester au GSPR ? Vous êtes quand même une vingtaine sur soixante-dix, non ?
– Madame la Présidente, je…
La semaine suivante, elle n’était plus « Cougar Blonde » mais « Minerve ». Le commissaire qui commandait le GSPR connaissait la mythologie et voulait se rattraper. Minerve, la déesse de la raison : on passait d’un extrême à l’autre.
Non, décidément, la présidente qui sent maintenant la sueur perler sur son front alors qu’elle modifie légèrement sa position pour poser les mains sur les pectoraux de son mari qui la tient par les hanches, n’est plus dans cet état d’esprit qui consiste à se shooter aux apparences du pouvoir et elle n’est même pas certaine de l’avoir jamais été.
Elle a eu plus de chance que de désir dans sa conquête de l’Élysée. Mais sa chance a passé, c’est le moins qu’on puisse dire.
Ces derniers temps, elle repense souvent aux riches sur lesquels elle a voulu s’appuyer et à l’énergie mauvaise que leur donne la rage de l’accumulation. On lui a reproché de leur avoir exagérément facilité les choses depuis son élection. Ça n’est pas pour rien dans son impopularité. Pourtant, elle ne les apprécie pas. Ils ne sont pas très intéressants à fréquenter, ils sont vite arrogants avec le personnel politique depuis qu’ils comprennent qu’ils pèsent plus sur l’avenir du monde qu’une cheffe d’État comme elle, de surcroît mal élue face à Agnès Dorgelles, la leader du Bloc Patriotique.
Sans compter que les plus jeunes, chez les riches, ne se donnent même plus l’excuse du mécénat ou de la philanthropie. Ils sont d’une inculture terrifiante et d’une remarquable absence de compassion. Elle a refusé de le voir, avant son élection, mais il s’agit, pour la plupart, de sociopathes ou de pervers narcissiques. Ce mal qu’elle a pour les faire cracher au bassinet pour de grands projets patrimoniaux ou éducatifs, malgré tous les cadeaux fiscaux dont elle les couvre. Il en faut des sourires, des mines, des chatteries pour quelques pauvres millions mis dans la restauration d’une abbaye cistercienne ou l’implantation d’écoles de la deuxième chance dans une région industrielle qui n’a plus d’industries, mais beaucoup d’électeurs du Bloc Patriotique.
La présidente Séchard ne dit jamais qu’elle les méprise, parce qu’elle est pragmatique. Comme Minerve, protectrice du commerce et de l’industrie. Les médias sont d’une servilité rare avec les riches et on la traiterait de populiste si soudain elle changeait son fusil d’épaule et commençait à les presser comme des citrons, histoire qu’ils rendent un peu de leur fric pour aider à la relance alors que la pandémie met à genoux le pays. Mais elle a beau se rendre compte qu’ils sont moins utiles qu’un médecin réanimateur, les riches, surtout par les temps qui courent, dès qu’ils pleurnichent, elle obtempère.
Le résultat est que Nathalie Séchard préside maintenant un pays riche peuplé de pauvres.
De temps en temps, tout de même, les pauvres se mettent en colère contre les riches. Et comme elle a trop aidé les riches pour qu’ils soient encore plus riches, une de ces colères a explosé pendant son quinquennat. On ne parle plus que de la pandémie ces temps-ci, mais elle est certaine que personne n’oubliera les Gilets Jaunes. Ils lui ont plus sûrement flingué son quinquennat que le virus.
Aider les riches avait pourtant semblé une bonne idée à la présidente Séchard. Elle a misé sur une forme de rationalité du riche, à défaut d’humanité. Sur une forme d’instinct de conservation : il finirait par être tellement riche qu’il voudrait sauver ce qu’il a amassé et donc, malgré lui, contribuerait à préserver l’écosystème nécessaire à sa survie. Que les pauvres en profiteraient un peu. Que ça ruissellerait à un moment ou un autre.
Même pas : ils se comportent comme le virus. Ils finiront par disparaître en tuant l’hôte qu’ils contaminent.
Et il sera trop tard pour tout le monde.
La présidente Séchard se penche sur son mari. Elle cherche ses lèvres dans le noir. Elle les trouve alors que son sexe va plus loin en elle.
C’est délicieux.
Le visage de la Gilet Jaune qui a réussi à se plaquer quelques secondes contre la vitre de sa voiture, en février 2019, lors d’un autre déplacement compliqué à Lunéville, lui a prouvé à quel point elle a désespéré son pays, à cause de ce pari absurde sur la raison des riches. C’est une image qui l’a marquée : la couperose de la femme, ses yeux exorbités dans un visage bouffi par des années d’alimentation ultra transformée, son désespoir terrible, sa bouche déformée qui articulait très clairement un « salope » que la présidente Séchard n’entendait pas derrière la vitre blindée.
Elle a haï cette femme, elle a souhaité voir un projectile LBD emporter la moitié de son visage hideux puis, sans transition, elle a eu envie de descendre de la voiture, de la serrer contre elle et de caresser ses cheveux rares et gras en lui disant que ça irait, qu’elle était désolée.
Était-ce encore la lieutenante de gendarmerie, assise sur le siège avant, à côté du chauffeur, qui l’en a dissuadée ? Ou ce commandant de police, Peyrade, que lui a conseillé son vieux facho de ministre de l’Intérieur, Beauséant ? Elle ne se souvient plus. L’image de la Gilet Jaune a effacé tout le reste de cette journée à Lunéville.
– Ce serait bien que Peyrade intègre le GSPR, madame la Présidente… C’est un bon, Peyrade : je le connais personnellement, il est à l’antiterrorisme. Je ne vous cache pas qu’il y a des menaces de plus en plus fortes sur votre sécurité. On vous hait, madame la Présidente. C’est irrationnel, mais on vous hait. Les GJ, les islamistes, les survivalistes, l’ultragauche…
– Je vous remercie de me parler aussi franchement, monsieur le ministre.
Et puis, ça te fait un homme de plus à toi dans mon entou¬¬rage proche, a-t-elle pensé. Je te connais, espèce de salopard compétent.
La femme Gilet Jaune a été brutalement mise à terre par des CRS en civil. Par curiosité, la présidente a demandé à être informée des suites de l’affaire. Hélène Bott, 37 ans, caissière à temps partiel imposé à l’hypermarché Leclerc de Lunéville, trois enfants, divorcée. Comparution immédiate : trois mois de prison, dont un ferme, avec mandat de dépôt. Nathalie aurait pu intervenir, peut-être. Elle ne l’a pas fait, partagée entre la culpabilité, la colère, le dégoût, la honte.
La Présidente Séchard n’aime pas les sentiments contradictoires en politique, elle aime ressentir des choses nettes, précises et droites comme le sexe de son mari en elle, à cet instant précis.
Un soir, au début de son quinquennat, quand elle croyait encore en sa politique de l’offre, elle l’a exposée, dans la salle à manger de ses appartements privés, à ce grand mou rêveur et sympathique de Guillaume Manerville, le ministre d’État à l’Écologie sociale et solidaire, qu’elle avait invité à dîner. Il voulait donner sa démission le lendemain, lors d’une matinale sur RMC. Même pas à cause de la réforme de l’assurance chômage et de la privatisation de la SNCF, ou pas seulement, mais parce que Henri Marsay, le Premier ministre, avait arbitré contre lui sur son projet de loi pour taxer les entreprises qui ne faisaient aucun effort sur les perturbateurs endocriniens. Il avait pris ça comme une humiliation personnelle, les perturbateurs endocriniens, Manerville. C’était son dada, les perturbateurs endocriniens. À se demander si sa fille unique, Clio, n’en a pas été victime, des perturbateurs endocriniens.
Veuf inconsolable, Manerville était venu seul.
C’est un homme qui approche la cinquantaine et les deux mètres avec des épaules larges, des yeux gris, des costumes en tweed bleu marine toujours froissés, des cravates club et une coiffure à la Boris Johnson. Tout ça lui donne l’allure un peu égarée et douce d’un professeur d’Oxford préparant l’édition critique d’un présocratique oublié.
Pendant ce dîner, il ne s’est pas départi de sa moue boudeuse. Il n’a pas craché sur le Haut-Brion, a souvent regardé le tableau de Joan Mitchell, lumineux, que la présidente Séchard avait emprunté au Mobilier national.
– Vous n’allez pas démissionner, Guillaume, vous êtes ma jambe gauche.
Elle lui a dit ça sur une intonation ambiguë. Ni vraiment une question, ni vraiment un ordre. C’est une de ses spécialités. Ça déstabilise l’interlocuteur. Il ne sait plus si on lui donne un ordre, si on l’implore ou si on lui demande conseil. La métaphore de la jambe pouvait aussi troubler par son côté égrillard. Mais Manerville n’est pas égrillard et c’est pour ça que Nathalie Séchard aime bien Manerville, en fait.
– Madame la Présidente, je deviens votre alibi, ce n’est pas acceptable.
– Comment pouvez-vous dire ça, Guillaume, vous êtes ministre d’État, le numéro deux derrière Marsay.
– C’est juste un titre, madame la Présidente. Une façon de donner des gages aux écolos et à votre électorat de gauche qui fond comme neige au soleil. Vous allez avoir besoin d’alliés de ce côté-là, mais vous ne les aurez jamais en laissant Marsay me ridiculiser.
Nathalie Séchard a hésité. Elle n’appréciait pas ce ton-là. Qu’il la donne, sa démission. Et puis non : elle n’avait personne pour le remplacer. Le parti présidentiel, Nouvelle Société, était une coquille vide, malgré son écrasante majorité à l’Assemblée : peu de professionnels, beaucoup de seconds couteaux de l’ancienne gauche, du centrisme et de la droite molle. Quelques-uns même, de la droite dure : Beauséant et ses soutiens. Elle a songé un bref instant à remplacer Guillaume Manerville par une personnalité de la société civile, mais ceux-là ont tendance à se laisser bouffer par leur propre administration : Marsay et elle se seraient épuisés en recadrages pour limiter les déclarations intempestives.
– J’ai besoin de vous, Guillaume, pour que nous restions tous fidèles au projet qui nous a amenés à la victoire, en mai dernier.
Ensuite, quand ils ont attaqué la soupe de pêches blanches à la menthe, elle a promis de mettre le projet de loi sur les perturbateurs endocriniens dans la prochaine niche parlementaire. Gagner du temps, c’est le secret. Elle a bien fait, il y a eu le scandale Marsay qu’il a fallu remplacer par Vandenesse, les grèves de la SNCF, les manifs contre l’ouverture au privé de la protection sociale, les Gilets Jaunes, et puis la pandémie. 120 000 morts. Alors, Manerville est toujours là tandis que ses perturbateurs endocriniens, sans compter ses projets de légalisation du shit et de milliards de subventions à la rénovation énergétique du parc immobilier des particuliers, c’est passé aux oubliettes.
Mais revenons à des choses plus humaines : au Pavillon de la Lanterne, à la Sonate 41 de Haydn, au toucher magique de Misora Ozaki, à l’orgasme prochain de la présidente Séchard, qu’elle pressent, avec joie, maousse.
Elle le sent monter avec une certitude océanique. Des images s’imposent à elle en flashs d’émeraude et d’écume, des images de grandes marées comme celles qu’elle a connues dans son enfance, à l’aube des années soixante-dix, à Pléneuf-Val-André, quand elle allait avec ses parents et ses deux frères ramasser des moules, des crevettes, des étrilles et même parfois des coquilles Saint-Jacques du côté de l’îlot du Verdelet.
À cette époque, déjà, Nathalie Séchard est troublée par cette odeur d’algue et de sel sans soupçonner qu’elle la retrouvera plus tard, avec un bonheur proustien, dans le sexe. Sa première expérience, en la matière, a lieu quand elle a dix-sept ans, alors qu’elle suit sa première année de droit à la faculté de Rennes avant d’intégrer Sciences-Po puis d’entrer à l’ENA où elle s’est inscrite au parti socialiste. Elle est sortie dans la botte, a choisi le Conseil d’État avant de se faire élire, de manière confortable, députée de la deuxième circonscription des Côtes-d’Armor.
C’est en 1988. Elle gagne, dans la foulée des municipales de 1989, la mairie de Ploubanec, 6 000 habitants, son calvaire de 1553, sa fontaine des Fées, sa Maison du Bourreau aux colombages ouvragés et sa conserverie de sardines dont Nathalie Séchard parvient, jusqu’à aujourd’hui, par miracle, à préserver l’activité et les deux cent cinquante emplois.
Elle a vingt-six ans, elle entre dans l’équipe du ministre de l’Éducation nationale. Elle a quelques amants sans lendemain, des hauts fonctionnaires comme elle, des hommes jeunes, ambitieux, intelligents, à la musculature languissante. Ils croient en l’économie de marché, font de la voile l’été dans le golfe du Morbihan avec d’inévitables chaussures bateau bleu marine et parlent de la nécessaire modernisation de l’État pour s’adapter à la mondialisation, avant de partir pantoufler dans le privé.
Cinq ans plus tard, en 1993, lors de la déroute de la gauche, elle est une des rares parlementaires de la majorité sortante à sauver son siège, avec deux cents voix d’avance. Elle devient consultante dans une grosse boîte de formation professionnelle tout en s’imposant médiatiquement en visage aimable de la jeune garde du parti. Réélue, beaucoup plus confortablement en 1997, elle entre dans le gouvernement Jospin : secrétaire d’État au Patrimoine, puis ministre déléguée à l’Enseignement professionnel auprès du ministre de l’Éducation nationale. Elle laisse une réforme à son actif, qui porte son nom, celle de l’apprentissage, plutôt bien vue par les syndicats enseignants et le patronat, et votée en première lecture à la quasi-unanimité à l’Assemblée et au Sénat.
Elle commence à remplir son carnet d’adresses, à tisser des réseaux chez les élus de tous les bords, chez les intellectuels, au Medef. On lui promet un bel avenir. Elle a le droit à deux ou trois unes d’hebdo, à des entretiens dans Le Monde, Les Échos, au portrait de la dernière page dans Libé : Nathalie Séchard, la gauche adroite.
À cette époque, elle vit pendant deux ans avec un acteur, un homme engagé qui, entre deux films à la Ken Loach, lit avec un lyrisme excessif des textes de Victor Hugo lors de cérémonies officielles où la France panthéonise des grands noms des Droits de l’homme, de la Résistance et reconnaît les fautes de son histoire en élevant stèles et mémoriaux avec gerbes déposées, salut au drapeau, hymnes joués par l’orchestre de la Garde républicaine.
Elle aurait bien un enfant avec lui : quand il ne se prend pas au sérieux, l’acteur est un compagnon aimable et un bon coup. Elle n’est pas forcément amoureuse, mais elle a eu de mauvaises lectures, Balzac et Chardonne, et elle croit qu’il faut surtout éviter l’amour pour réussir un couple.
Mais il n’y a pas d’enfant et il n’y en aura pas. Les médecins sont catégoriques. Endométriose jamais détectée. Stérilité. L’acteur veut adopter, elle refuse. L’acteur la quitte. Par SMS, le 21 avril 2002, alors qu’elle est à l’Atelier, le siège de campagne, et qu’on attend l’arrivée de Jospin. Jospin n’a pas voulu qu’on lui communique les résultats avant et il prend la gifle en pleine figure.
Ce soir-là, alors que le Bloc Patriotique du vieux Dorgelles triomphe sur les écrans et que les visages se ferment autour d’elle, elle pleure, comme d’autres, à la différence qu’elle ne sait pas si ses larmes sont dues à la fin de son histoire avec l’histrion engagé, ou parce qu’elle ne sera pas ministre des Affaires sociales, qu’elle n’aura pas d’enfants, que la gauche ne va jamais s’en remettre.
Nathalie Séchard sait désormais, vingt ans plus tard, qu’elle pleurait surtout sur elle-même, sur sa quarantaine qui approchait, sur la blessure narcissique infligée par l’hugolâtre qui a bien choisi son moment, ce salaud.
Ce 21 avril 2002, son premier réflexe est de téléphoner à son père, alors qu’autour d’elle les communicants distribuent les éléments de langage aux ministres présents et aux poids lourds du parti pour les plateaux télé. « Nathalie, dans dix minutes un duplex avec France 3 Rennes, ta circo a un des meilleurs scores de France pour Lionel… »
Son père répond tout de suite. Elle peut pleurer franchement dans le giron du professeur David Séchard, tout aussi effondré qu’elle. Elle a envie d’être près de lui, dans le salon de la maison d’Erquy. Elle voit le fauteuil club dans le bow-window où son père lit en levant parfois sur la mer ses beaux yeux gris dont elle a hérité.
Il réussit à la faire rire entre ses larmes quand il dit : « J’ai engueulé ta mère. Elle vient d’avouer qu’elle a voté Taubira. Je te la passe ? » Elle refuse parce que son attachée de presse lui fait signe en désignant sa montre.
Dans les toilettes, l’attachée de presse lui passe de l’eau froide sur le visage et lui refait son maquillage avant qu’elle entre dans le studio du QG de campagne pour aller débattre avec les élus bretons.
Les années suivantes, sous le quinquennat Chirac, elle lèche ses plaies à Ploubanec, dans la maison beaucoup trop grande qu’elle a achetée dans le Vieux Quartier, près de la Maison du Bourreau, à deux pas de la fontaine des Fées, vous voyez où, si vous connaissez Ploubanec.
Elle se baigne beaucoup, s’épuise en kilomètres de crawl. Elle a l’impression de ne plus avoir de libido, même pour la politique. Elle songe à accepter l’offre d’une université américaine, comme professeure invitée pour un cours sur les institutions européennes. Mais l’Iowa ne lui dit rien. Elle préfère les Côtes-d’Armor. Il n’y a pas la mer en Iowa.
Le soir, elle se regarde nue dans la glace de sa salle de bain, il lui revient des poèmes à la con, « La froide majesté de la femme stérile », elle se branle devant son reflet, pleure, vide ensuite une bouteille de grolleau gris en mangeant à même la boîte une choucroute et reste à ronfler sur la table de la cuisine. Elle se réveille en sursaut à six heures du matin, efface les traces de ses désordres avant l’arrivée de la femme de ménage.
Elle va à Paris trois jours par semaine, histoire de se faire voir à l’Assemblée lors des questions au gouvernement, d’entretenir ses réseaux chez les patrons, les journalistes, les syndicats réformistes et de participer au conseil d’administration de l’Institut Pierre-Mendès-France, un think tank social-libéral. L’Institut PMF produit pour l’essentiel des notes à l’intention des décideurs de tout poil. Il s’agit de rénover « le logiciel » de la gauche comme on commence à dire à l’époque.
Parfois Nathalie Séchard donne des tribunes dans les journaux. Elle prend comme une insulte personnelle le non au référendum de 2005 sur la Constitution européenne. C’est comme ça qu’elle s’aperçoit que son goût de la politique revient. Elle a de nouveau des aventures sexuelles, dont une assez chabrolienne dans son genre, avec le pharmacien de Ploubanec qui n’a pourtant jamais voté pour elle.
Le narrateur pourrait raconter leur histoire, pleine du charme désuet des adultères de province. Le narrateur dirait les rendez-vous cachés, les fous rires, la femme dépressive du pharmacien, la joie de se réveiller dans une maison sur les hauteurs de Concarneau pour un week-end clandestin, la mer bleue s’encadrant avec une beauté géométrique dans la grande baie vitrée. Le narrateur imaginerait une catastrophe, peut-être même un crime. La femme dépressive pourrait tuer son mari, ou son mari et Nathalie, ou seulement Nathalie. Le pharmacien pourrait tuer sa femme sans que Nathalie soit au courant, le scandale serait énorme et signerait la fin politique de la députée-maire Nathalie Séchard.
Mais ce sera pour une autre fois car l’exercice de l’uchronie est toujours délicat. Imaginer un cours différent aux événements politiques désormais connus de tous, comme l’élection de Nathalie Séchard, le 6 mai 2017, serait un défi que le narrateur ne se sent pas capable de relever.
Dans la réalité, Nathalie Séchard et le pharmacien de Ploubanec se quittent d’un commun accord sans avoir été découverts. Nathalie, en 2006, n’a plus le temps pour l’amour en province, qui ressemble un peu à un dimanche : elle fait partie de l’équipe de la candidate Royal à la présidentielle. De cette campagne, Nathalie retire la certitude qu’une femme présidente de la République, ce ne sera pas pour demain.
Mais après demain, peut-être.
Ségolène Royal doit se battre contre la droite, l’extrême droite et surtout contre les hiérarques de son propre parti qui la prennent pour une usurpatrice incompétente et laissent filtrer dans la presse des considérations machistes d’un autre âge à moins que, précisément, le machisme n’ait pas d’âge.
Nathalie se souvient encore d’un dîner en petit comité avec la candidate, au premier étage d’une brasserie de Saint-Germain connue pour ses écrivains alcooliques et ses harengs pomme à l’huile. Ségolène Royal a les lèvres serrées en découvrant un écho dans Le Canard enchaîné : un ancien ministre de son camp déclare n’être pas sûr qu’une femme présidente aurait le cran d’appuyer sur le bouton pour une frappe nucléaire. « Me dire ça, à moi, une fille de militaire… »
Pendant cette campagne, Nathalie Séchard croise de nouveau l’acteur, lors d’un meeting d’entre-deux-tours, à Lille. Il est assis au premier rang. Elle le trouve grossi, alopécique, vieilli. Et surjouant de plus en plus la grande conscience progressiste quand il est monté à la tribune pour réciter Melancholia : « Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? »
Après le meeting, dans les salons du Zénith de Lille, il y a un buffet où la candidate se laisse féliciter. L’acteur vient vers Nathalie, comme si de rien n’était, une coupe de champagne à la main, pour lui faire la bise. Nathalie ne ressent plus rien : pas de choses vagues dans le ventre et dans l’âme, pas d’accélération du rythme de ses pulsations cardiaques. Comme elle a eu plus de temps depuis 2002, elle a lu Proust dans la vieille édition en trois volumes de la Pléiade qui appartient à son père : Nathalie est dans l’état d’esprit de Swann quand il a enfin cessé de souffrir à cause d’Odette. L’acteur est son Odette. Elle a gâché des années de sa vie pour un homme qui n’est même pas son genre.
Après la défaite de Royal, Nathalie est contactée comme d’autres personnalités de gauche pour participer au gouvernement sarkozyste, au nom de la politique d’ouverture. On lui propose un secrétariat d’État à la Famille. Si elle accepte, la droite ne présentera pas de candidat contre elle dans sa circonscription aux législatives qui arrivent, ni aux municipales qui ont lieu l’année suivante.
Elle hésite.
Elle fait une longue promenade avec son père sur la plage des Vallées, au Val-André : « Nathalie, ma chérie, je trouve déjà que ta gauche a tendance à oublier le peuple, mais tu te vois en plus dans un gouvernement de droite, avec cet excité qui traite les jeunes de racailles ? » Le professeur Séchard s’arrête, remet la capuche de son duffel-coat car ça commence à crachiner. Une vague vient mourir à leurs pieds.
« Et puis un secrétariat d’État à la famille… »
Il dit ça très doucement, le professeur Séchard, il ne veut pas blesser Nathalie. Mais enfin, aux repas de Noël dans la maison d’Erquy, aux soirées électorales de la mairie de Ploubanec, quand la famille est réunie, les deux frères aînés de Nathalie, un vétérinaire et un psychiatre, sont là avec leurs conjointes et leurs enfants. Elle, elle n’est que la tata sympa qui fait de la politique. Il s’inquiète, le paternel : sa fille connaît la saloperie fielleuse des politiques et des journalistes. Une femme sans mari, sans enfant, secrétaire d’État à la Famille, avec en plus l’aura de la traîtrise de ceux qui changent de bord pour un portefeuille, elle devait se douter que…
Ils finissent de parler de tout ça, à Saint-Cast-le-Guildo, en mangeant des huîtres et des tourteaux sur le port.
– Oui, tu as sans doute raison, papa.
Elle sauve sa circonscription et sa mairie, encore une fois. Elle reste d’une neutralité prudente dans les déchirements du parti socialiste. Elle s’occupe toujours du think tank Mendès-France, crée une amicale informelle de députés sur une ligne sociale-libérale mais sans déposer de motion à elle au congrès pour éviter de prendre des coups. »

Extrait
« Les hommes qui ont trop longtemps œuvré dans les conspirations de notre époque, qui ont connu la violence et côtoyé la mort ont développé une manière de préscience et ont compris, comme le notait Machiavel, que les individus ne sont pas maîtres du résultat des actions qu’ils entreprennent. » p. 331

À propos de l’auteur
LEROY_jerome_©pascalito2Jérôme Leroy © Photo Pascalito

Né en 1964 à Rouen, Jérôme Leroy a été pendant près de vingt ans professeur dans une ZEP de Roubaix. Auteur prolifique depuis 1990, il signe à la fois des romans, des essais, des livres pour la jeunesse et des recueils de poésie. Son œuvre a été récompensée par divers prix littéraires. Il est également le coscénariste du film de Lucas Belvaux Chez nous, sorti en salle en 2017. (Source: Éditions La manufacture de livres)

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Le jour où le monde a tourné

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En deux mots
Les golden boys qui se promènent aujourd’hui dans la City de Londres sont souvent trop jeunes pour se rendre compte qu’ils sont le produit des années Thatcher. Pour leur rafraîchir la mémoire, les acteurs de l’époque prennent la parole et racontent cette époque qui a changé le monde.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«À part, bien sûr, Madame Thatcher»

Après Detroit, voici Judith Perrignon au Royaume-Uni pour nous raconter les années Thatcher. Parcourant les lieux emblématiques et donnant la parole aux acteurs et observateurs, elle éclaire aussi le monde post-Brexit.

«La guerre n’est pas une chose réjouissante. Il n’y a rien de propre dans la guerre. Et personne — quelle que soit la beauté de ses principes — ne sort d’une guerre, propre. Qu’on soit du côté de l’oppresseur ou du côté des oppressés. Ça change définitivement quelque chose en vous.» L’actualité la plus brûlante vient donner à ces quelques lignes du nouveau livre de Judith Perrignon une force particulière. Si on n’y parle pas de l’Ukraine mais du conflit Nord-irlandais, on peut sans conteste y voir invariant de tous les conflits qui ont ensanglanté la planète. Et, en se souvenant du Bloody Sunday et de la fin de Bobby Sands et de ses amis grévistes de la faim, on peut donner raison à Renaud qui, à sa façon, a dressé son bilan des années Thatcher avec Miss Maggie (voir ci-dessous):
Dans cette putain d’humanité
Les assassins sont tous des frères
Pas une femme pour rivaliser
À part peut-être, Madame Thatcher
Outre ce conflit, Judith Perrignon nous rappelle que ces années ont également été marquées par un autre épisode militaire qui aurait pu tourner au drame, la Guerre des Malouines qui a opposé les Britanniques à l’Argentine et durant lequel la Dame de Fer aura réussi un coup de poker risqué, comme le rappelle Neil Kinnock, alors son principal opposant dans le camp des Travaillistes.
C’est du reste l’intérêt principal de ce livre qui privilégie la nuance à la condamnation et s’appuie à la fois sur le reportage et sur les témoignages d’une douzaine de témoins et d’acteurs. Outre Neil Kinnock, Charles Moore, ancien rédacteur en chef du Daily et du Sunday Telegraph, le Conservateur Kenneth Clarke, le conseiller politique de Margaret Thatcher Charles Powell, l’écrivain David Lodge, les militants nord-irlandais Danny Morrison, Eibhlin Glenholmes, Sean Murray, Robert McLahan, le parlementaire irlandais Jim Gibney, le syndicaliste Chris Kitchen ou encore l’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine prennent successivement la parole et donnent du relief à une histoire que beaucoup, il faut bien le reconnaître, aimeraient oublier. Comme un symbole, dans le musée de Grantham, la ville natale de Maggie, l’urne réservée aux visiteurs et qui pose cette question est vide: «En 1979, les électeurs britanniques devaient décider quel futur ils voulaient pour ce pays. Les années Thatcher qui ont suivi ont apporté d’importants changements que nous ressentons encore aujourd’hui. Est-ce que la Grande-Bretagne aurait été plus agréable à vivre, ou pire encore pour votre famille si les travaillistes ou les libéraux avaient gagné en 1979? Si vous en aviez l’occasion, changeriez-vous le cours de l’Histoire? »
Il n’en reste pas moins passionnant, à l’heure du Brexit, de se replonger dans ces années «où le monde a tourné», où le libéralisme est devenu la doctrine qui a dominé les économies occidentales et laissé une marque durable sur le monde entier – rappelons que Margaret Thatcher était au pouvoir en même temps que Ronald Reagan. Tout au long du livre, on peut ainsi revivre les épisodes marquants de cette révolution conservatrice, de l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher à son éviction. La grève des mineurs qui aura duré un an, le démembrement du réseau ferré ou du système de santé, les nationalisations dans le secteur de l’énergie ou encore la réforme immobilière qui a provoqué une pénurie de logement sociaux et une forte hausse des prix. Des éléments de réflexion qui nous ramènent une fois encore à l’actualité, en éclairant les choix que nous pourrons faire lors des prochaines échéances électorales.
Après Là où nous dansions, voici une nouvelle confirmation du talent de Judith Perrignon à se plonger dans une époque, une histoire, un sujet pour en sortir la «substantifique moelle».


«Miss Maggie», l’hymne anti-Thatcher de Renaud

Le jour où le monde a tourné
Judith Perrignon
Éditions Grasset
Roman
Traduit de
256 p., 20 €
EAN 9782246828211
Paru le 16/03/2022

Où?
Le roman est situé au Royaume-Uni, principalement à Londres, mais aussi en Irlande du Nord ou encore à Brighton ou dans le bassin houiller.

Quand?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Le Royaume-Uni des années 1980. Les années Thatcher. Elles sortent toutes de là, les voix qui courent dans ce livre, elles plongent au creux de plaies toujours béantes, tissent un récit social, la chronique d’un pays, mais plus que cela, elles laissent voir le commencement de l’époque dans laquelle nous vivons et dont nous ne savons plus comment sortir.
C’est l’histoire d’un spasme idéologique, doublé d’une poussée technologique qui a bouleversé les vies. Ici s’achève ce que l’Occident avait tenté de créer pour panser les plaies de deux guerres mondiales. Ici commence aujourd’hui : les SOS des hôpitaux. La police devenu force paramilitaire. L’information tombée aux mains de magnats multimilliardaires. La suspicion sur la dépense publique quand l’individu est poussé à s’endetter jusqu’à rendre gorge. La stigmatisation de populations entières devenues ennemis de l’intérieur.
Londres. Birmingham. Sheffield, Barnsley. Liverpool. Belfast. Ancien ministre. Leader d’opposition. Conseiller politique. Journaliste. Écrivain. Mineur. Activistes irlandais. Voici des paroles souvent brutes qui s’enchâssent, s’opposent et se croisent. Comment ne pas entendre ces quelques mots simples venus aux lèvres de l’ancien mineur Chris Kitchen comme de l’écrivain David Lodge : une société moins humaine était en gestation?
Comment ne pas constater que le capitalisme qui prétendait alors incarner le monde libre face au bloc soviétique en plein délitement, est aujourd’hui en train de tuer la démocratie?
Quand la mémoire prend forme, il est peut-être trop tard, mais il est toujours temps de comprendre. » J.P.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Pamolico

Les premières pages du livre
« Soudain, le bruit de la ville change. La cadence des pas. Leur écho mécanique dans Lombard Street. Nous sommes entrés dans la City. Quartier financier de Londres. Il est 18 heures ce 5 février 2020. Les places boursières européennes viennent de fermer. Des rangées d’employés – ou plutôt d’opérateurs – se déversent dans la rue. Ils quittent leurs écrans où, toute la journée, clignotent d’enivrantes spéculations. Ils se frôlent sans se voir ni se toucher, tels des automates, comme s’ils étaient encore dans les circuits informatiques et financiers où circulent des milliers de milliards de dollars de transactions quotidiennes. Comme si le temps c’était de l’argent.
Ils sont trop jeunes pour se rappeler Margaret Thatcher mais ils sont en quelque sorte ses enfants. C’est elle qui a fait de la City la première place financière au monde. Assouplissement et changement des règles en un jour, 27 octobre 1986. BOUM! Un big bang a-t-on dit alors. Afflux immédiat des banques. Ainsi sont nés les Golden Boys. Des créateurs de richesse, des héros nationaux, disait-elle. Ils sont trop jeunes pour se rappeler le refrain des Not Sensibles, «I’m in love with Margaret Thatcher», ils pourraient les prendre au premier degré, ces petits punks qui criaient qu’ils aimaient Margaret Thatcher. C’était en 1979, l’année où elle est devenue Première Ministre.
La nuit tombe. C’est l’heure du pub. Depuis quatre jours, le Brexit est entré en vigueur. La Grande-Bretagne n’est plus membre de l’Union européenne. Le Royaume-Uni est en morceaux. Cinq morceaux, dit-on là-bas: L’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles, et L’Irlande du Nord. Mais il y a aussi Londres, et ce qui n’est pas Londres. Au Cock & Woolpack sur Finch Lane, la clientèle déborde jusque dans la rue. Les corps se relâchent. Les rires fusent. Des hommes, beaucoup d’hommes en costumes et en groupe. Rares sont les femmes. Nous tendons notre micro. Radio publique française. Étiez-vous in love with Margaret Thatcher?
— Des Européens! On ne peut pas parler à des Européens! On n’a plus le droit! se marre le premier.
— Thatcher? réagit le deuxième. La grandeur de l’Angleterre! Je suis le produit de l’Angleterre de Thatcher. J’étais un gamin quand elle était Première Ministre, j’étais fier d’elle et de ce qu’elle faisait. Elle encourageait le business, mettait en avant les gens qui se bougeaient le cul et se mettaient au boulot. C’est tout ça qu’elle défendait. Et dans mon premier job, je me rappelle, je voulais en être de l’Angleterre de Thatcher, fallait bosser dur pour ça…
— Oui, faire de l’argent! Augmenter le capital! renchérit le troisième.
Maintenant, ils s’emballent.
— Sois commercial! Fais de l’argent! Business!
— C’était drôle, bien plus drôle qu’aujourd’hui! On n’a plus d’inflation, et qu’une faible croissance. C’était des années tellement excitantes.
Trois mètres plus loin, même question à d’autres clients. Eux sont de passage dans la capitale.
— Une sorcière. C’était une vieille sorcière.
— Elle a délibérément détruit des régions…
— Elle a décimé le nord-est de l’Angleterre.
— Elle a délibérément décimé des régions qu’elle n’aimait pas, qui ne votaient pas pour elle.
— Liquidé l’industrie.
— Elle a du sang sur les mains.
— Une femme diabolique.
— Une horrible femme. C’est ce que vous vouliez entendre?
— Elle a semé la division, elle aimait ça.
— Elle a créé une frontière entre le nord et le sud de l’Angleterre.
— Elle a fermé les chantiers navals. Elle a fermé les mines. Elle a fermé la métallurgie. Elle était obsédée par l’idée de briser les syndicats…
Ainsi, comme ça sans prévenir, quarante ans après, vous tendez un micro dans un pub, vous lâchez son nom, et surgissent ferveur ou colère, comme si c’était hier, comme si elle avait décidé du cours de leur vie.

On a oublié ses aigus, sa diction lente et appliquée dans un pays où plus qu’ailleurs l’élocution trahit vos origines sociales. Sa voix n’est pas raccord avec le souvenir qu’elle laisse, pas assez tranchante pour la Dame de fer. Sa voix n’annonce rien.
«J’ai fait sa connaissance après mon élection, en 1970. Elle était plus âgée que moi. Elle était alors secrétaire d’État à l’Éducation dans le gouvernement Heath. C’était l’incarnation même de la femme tory, se souvient Kenneth Clarke, pilier du parti conservateur et ministre de tous ses gouvernements. C’était une conservatrice plutôt à la droite du parti, avec des idées extrêmement traditionnelles, mais assez sensées. Elle était un peu trop inflexible et prévisible dans sa façon de penser. À l’époque, personne, pas même elle, ne l’imaginait à la tête du parti. Elle n’avait jamais entrepris de réforme majeure. Il y avait aussi son allure, elle portait toujours des tenues très classiques, typiquement tory. Les gens se moquaient souvent de ses éternels twin-sets et de ses perles, véritable uniforme des conservatrices provinciales d’âge mûr.»
Neil Kinnock, meneur de l’opposition travailliste dans ces années-là, se souvient de la première fois qu’il l’a entendue. «Ça devait être à la fin des années 1960, quand elle n’était encore qu’une simple députée de l’opposition au gouvernement travailliste. Elle était considérée comme une figure mineure à la voix perçante, et passait relativement inaperçue. Tout ça a changé en 1970. Une fois secrétaire d’État à l’Éducation, elle s’est fait connaître en supprimant la distribution gratuite de lait qui avait été instaurée dans les écoles après guerre. Maggie Thatcher est devenue “Milk Snatcher”, la “voleuse de lait”.»
L’ancien leader travailliste Neil Kinnock pourrait en parler des heures. Il était alors cet homme roux qui tempêtait sur les bancs du Parlement et qui aurait pris les rênes du gouvernement si elle avait trébuché. Mais elle a duré onze ans, élue puis réélue. Et lui n’aura jamais fini de revisiter ces années-là. Personne ne comprenait alors ce qui était en train de se jouer.
«Je n’ai pas eu l’impression que l’ensemble de la population virait plus à droite ni qu’ils rejetaient l’idée d’un système de démocratie sociale. D’ailleurs, quand on les sondait, une large majorité des gens disaient vouloir vivre en Suède plutôt qu’aux États-Unis. Ils préféraient un État providence plutôt qu’un système basé sur le chacun pour soi. Quelle que soit la question posée, une majorité d’entre eux se disait en faveur du modèle de consensus social-démocrate de l’après-guerre, avec un fort interventionnisme de l’État, la gratuité de l’enseignement et des soins médicaux indispensables et une couverture sociale pour lutter contre la pauvreté. Je ne crois pas qu’on assistait à un virage à droite. Alors, que s’est-il passé ? Le monde était en proie à l’un de ces spasmes intellectuels qui le secouent de temps à autre. Le monétarisme, la théorie selon laquelle le contrôle de l’inflation doit supplanter toute autre considération économique, était en vogue. D’après moi, elle n’a aucune base solide en sciences économiques. Mais elle a fissuré le consensus de l’après-guerre, on a dévié vers quelque chose de diamétralement opposé. Thatcher a réussi à donner l’impression qu’elle était l’initiatrice de ce processus de réforme, en réalité elle en a plutôt bénéficié. Ce courant existait déjà quand elle a pris la tête du parti conservateur. Elle lui a donné plus d’autorité, et même une certaine respectabilité, grâce à sa réputation d’inflexibilité. Elle a fait accepter par l’opinion publique cette vague de persuasion intellectuelle qui a appauvri le monde, désorganisé le commerce international, augmenté les déficits, alourdi la charge fiscale – sans augmenter les recettes – et semé l’inflation dans son sillage jusqu’à provoquer l’effondrement du système financier mondial. On ne peut pas vraiment appeler ça un succès ! Sans parler du chômage massif devenu endémique dans de nombreuses régions.»
Lorsqu’elle quitte le pouvoir, le monde a changé. Le mur de Berlin est tombé. L’Empire soviétique s’est effondré. Le bloc capitaliste triomphe de la guerre froide. C’est un véritable rouleau compresseur. Il exulte. S’étend. Démultiplie ses gains. S’est affranchi du dernier frein : l’État et sa régulation.
Et puis Microsoft a commercialisé sa première souris.
Le charbon est fini.
Des métiers disparaissent. Des vieux quartiers aussi.
C’est l’apparition du management.
D’un nouveau langage. Les mots fondent au profit d’obscurs sigles.
Les chiffres triomphent. Courbes d’audience à la télé. Élevage intensif dans les campagnes. Rendement imposé à l’hôpital.
La Bourse n’est plus la criée des hommes. Mais le produit de froides transactions électroniques.
Les punks se sont tus. Les Stranglers font des tubes dans des studios en pleine révolution digitale.
L’Histoire a connu une accélération technologique. Thatcher n’a rien inventé. Elle a été le bras armé d’un changement d’époque. Le thatchérisme n’existe pas, assure son ancien ministre Kenneth Clarke.
« Les réformes de Thatcher ont eu lieu à un moment où ce processus s’accélérait. Et le “thatchérisme” a servi de cible à la colère des gens confrontés au changement de leur économie locale. Ils imputaient au thatchérisme le progrès technique, l’économie moderne, la disparition des anciennes méthodes de production – ces rangées d’hommes et de femmes travaillant à la chaîne dans les grandes usines à des postes désormais obsolètes. Critiquer le thatchérisme était ainsi devenu une excuse politique dans certaines parties du pays. Mais le problème, ce n’est pas le thatchérisme. L’usine de chocolat Cadbury employait des milliers de femmes qui étaient debout devant la chaîne et attendaient que le chocolat passe pour l’emballer. Le thatchérisme aurait prétendument fait disparaître ces emplois. Mais en réalité, ce sont les gens qui ont inventé des machines capables d’emballer le chocolat plus vite que ces dames avec leur blouse blanche et leur chapeau. Et d’autres qui produisent un chocolat moins cher, plus rentable et peut-être même meilleur. Quand j’étais étudiant, je faisais des jobs d’été pour payer mes études. J’ai travaillé sur des machines à laver les bouteilles dans une brasserie et sur une machine à rouler les cigarettes à l’usine John Player. Des boulots ennuyeux, pénibles et répétitifs qui ont disparu il y a belle lurette. Ce qui a tué la vieille économie, c’est la technologie, l’économie moderne et la concurrence. Le problème, c’est que la nouvelle économie convient aux gens instruits, jeunes et ambitieux qui s’installent à Londres ou sa banlieue et qui y prospèrent. Ceux qui n’ont pas fait d’études, et en particulier les vieux qui se souviennent de l’époque où les usines employaient encore beaucoup de monde, ceux-là sont en colère. Parfois ils accusent Mme Thatcher, ou alors l’Europe, ou encore les Polonais et les autres étrangers. Tout ça est ridicule, ce n’est pas la faute de Mme Thatcher, ni celle de Bruxelles, et ce n’est pas non plus la faute des étrangers. C’est simplement qu’on ne les a pas aidés à s’adapter au monde du travail vers lequel s’achemine le XXIe siècle. Leurs enfants, s’ils ont bien travaillé à l’école, ont sans doute quitté Rotherham depuis longtemps. Ils vivent à Londres où ils gagnent bien leur vie dans la banque, la finance ou le numérique. Mais eux sont des laissés-pour-compte qui ont du mal à suivre le rythme et Margaret Thatcher est devenue un symbole, la cause de tous leurs problèmes. Mais il n’y a pas que Margaret Thatcher. Que ce soit en France, aux États-Unis, en Allemagne ou au Royaume-Uni, tous les pays occidentaux se heurtent au problème de ces régions et ces populations qui ne se sont pas adaptées aux changements économiques et industriels ni à la transformation rapide de la société. Donald Trump, le Brexit, Marine Le Pen… ils ont tous bénéficié du vote contestataire de ces laissés-pour-compte qui considèrent les partis politiques normaux comme la cause de tous leurs maux. Les politiciens de Washington, Paris ou Londres qui ont tout changé. Ils cèdent aux sirènes de l’extrême gauche ou de l’extrême droite, de la xénophobie et du racisme. »
Elle n’aurait fait qu’administrer sévèrement la potion amère d’un monde qui change. C’est la fusion d’une femme et d’un moment. Elle est devenue l’un de ces points de repère dont on parle encore longtemps après. Il y a eu Thatcher. Les années Thatcher. Faut-il parler d’une femme ? Ou d’une période ? Les Soviétiques ont apporté la touche finale au casting de l’Histoire. Ce sont eux qui l’ont baptisée Dame de fer, raconte Charles Powell, son ancien conseiller diplomatique, désormais installé dans les bureaux du luxe LVMH.
« Ce titre lui avait été décerné par l’Étoile rouge, l’organe de l’armée soviétique. C’était censé être insultant, mais elle a trouvé que c’était le meilleur surnom qu’on lui ait jamais donné et elle l’a volontiers adopté. Il lui allait comme un gant et à sa politique aussi, tant pour les affaires extérieures que pour les affaires intérieures. Sa volonté de s’opposer aux syndicats, qui jouissaient d’un pouvoir démesuré au Royaume-Uni dans les années 1970, sa volonté de lutter contre le terrorisme irlandais… Pour toutes ces choses, avoir le bon surnom lui a été très utile. Et je pense que ça l’a aussi servie auprès de M. Gorbatchev, avec qui elle a ensuite développé d’excellentes relations. J’ai toujours pensé qu’il la considérait comme quelqu’un sur qui tester ses idées. Quand il prévoyait des réformes, comme la Perestroïka ou la Glasnost, il en débattait d’abord avec Mme Thatcher. Et s’il parvenait à la convaincre que c’était la voie à suivre et que ça améliorerait leurs relations, alors ça valait la peine de le faire. Je crois qu’il appréciait assez ce titre de Dame de fer. »

Neil Kinnock
« Il y avait un certain Harry Enfield, un humoriste très drôle avec qui j’étais copain et qui avait créé un personnage de maçon cockney de l’East End londonien qui évoquait sans cesse des “tas d’argent”. Loadsamoney ! Un thatchériste caricatural dont les blagues hilarantes sur les excès de l’individualisme étaient autant d’attaques frontales contre Thatcher. Mais Loadsamoney est aussi devenu le surnom qu’on donnait à un certain type de gens. Beaucoup de jeunes aspiraient à gagner des tas d’argent, mais ça répugnait aux membres de la classe moyenne, plus calmes et respectables. Et on a vu apparaître d’autres personnages. Le samedi soir, il y avait une émission satirique de marionnettes à la télé, “Spitting Image”. Les caricatures de Thatcher étaient toujours cruelles et affreuses. Dans cette émission, elle apparaissait parfois en uniforme nazi. Elle n’était pas épargnée. Mais comme il fallait malgré tout que ce soit drôle, elle faisait preuve d’une force admirable par comparaison avec les gens qui la servaient au sein de son cabinet, de l’armée, de l’Église et partout ailleurs. C’était assez pervers.»

Son autorité nourrit le ressentiment comme sa popularité. Elle a alors l’âge de la reine Élisabeth II. Elle hante son pays. Heurte sa structure profonde tout en flattant ses souvenirs de vieil empire. Elle s’insinue dans les esprits, les conversations, les chansons, les films, les romans. Au pays qui n’a jamais touché un cheveu de son monarque, le chanteur Morrissey des Smith, d’une voix et d’une mélodie douces, a le propos tranchant.

Les gens bons
Ont un rêve merveilleux
Margaret à la Guillotine

L’écrivain David Lodge, homme très pondéré s’il en est, avoue qu’il ne put faire autrement que d’installer Thatcher dans son petit monde de fiction.
« J’ai écrit un certain nombre de romans, dont un intitulé Nice Work, qui a été traduit en France par Jeu de société. J’ai trouvé ça assez surprenant jusqu’à ce qu’on m’explique que c’était l’équivalent de notre jeu de Monopoly. Dans ce roman, je réagissais aux changements initiés par Margaret Thatcher au sein de la société britannique, dans le monde du commerce et de l’industrie, mais aussi dans le monde universitaire, mon propre domaine, celui qui m’intéressait le plus. On décrivait souvent sa politique comme une obsession pour le monétarisme, ou plutôt, comme l’ont écrit certains journalistes spirituels, le sadomonétarisme, par analogie au sadomasochisme. À cause de cette politique économique, les universités ont soudain été soumises à une forte pression budgétaire, parce que le système universitaire britannique dépend entièrement – ou dépendait alors – des fonds publics. Et la politique économique de Mme Thatcher visait à restreindre diverses dotations financières, en particulier des institutions sociales telles que les universités. Si bien que les universités ont vu leur budget diminuer et qu’elles ont dû se défaire de tous ceux qui n’étaient pas titularisés. Il a fallu réduire les effectifs. La même situation se produisait à plus grande échelle dans l’industrie où de nombreuses usines et entreprises devaient procéder à des coupes budgétaires et des licenciements, en particulier dans la région industrielle autour de Birmingham où je vis. Le taux de chômage y était très élevé, environ 17 %. Les jeunes étudiants sur le point de décrocher leur diplôme n’avaient pas grand espoir de trouver du travail. Tout le système économique s’était figé. J’imagine que c’est à ça que je réagissais en écrivant Jeu de société. À l’époque, j’étais en congé sabbatique. J’avais tout un trimestre devant moi et je voulais essayer d’écrire quelque chose sur l’état dans lequel se trouvait le pays. Thatcher n’était pas la seule responsable, mais elle avait beaucoup à y voir.
J’enseignais moi-même la littérature anglaise, ainsi que la critique littéraire et la théorie de la critique littéraire. C’était un de mes sujets de prédilection en tant qu’universitaire. Et j’ai imaginé cette histoire d’une jeune chargée de cours sous contrat temporaire qui craint de ne pas être titularisée à la fin de son contrat. Elle a peur de ne pas trouver d’emploi dans son domaine de compétence. L’autre personnage principal est le directeur général d’une entreprise de construction mécanique dans l’industrie automobile. Je connaissais déjà un peu le sujet parce que j’avais à l’université une étudiante d’une trentaine d’années qui avait repris ses études sur le tard, comme le faisaient beaucoup de femmes après avoir élevé leurs enfants. Son mari était le directeur général d’une usine qui fabriquait des pièces de voiture. Tous deux faisaient partie de notre cercle social. Et c’est grâce à ça que j’ai pu demander au vrai Vic, mon ami le directeur général, de me laisser l’observer au travail pour avoir une idée plus précise de ce qu’il faisait et de la façon dont ça se passait à l’usine. Il m’a aussitôt proposé d’être “son ombre” pendant quelque temps, c’est-à-dire de le suivre au quotidien pour observer ce qu’il faisait. C’est une technique assez courante dans l’industrie, quand un nouvel employé vient en remplacer un autre et qu’il faut le former. C’était donc le point de départ de mon roman, avec en arrière-plan cette espèce de crise économique ou en tout cas de période problématique pour l’industrie déclenchée par Margaret Thatcher. J’ai créé ou plutôt réutilisé une version fictive de Birmingham que j’ai appelée Rummidge. J’espérais mettre en lumière l’état de la Nation en faisant se rencontrer deux mondes totalement différents. L’univers culturel et parfois privilégié de l’université et le travail pénible et assez salissant de l’industrie, avec l’anxiété et les pressions qui s’exerçaient sur les entreprises de la région. Il y a un passage dans le roman où Vic se plaint des conditions dans lesquelles il doit opérer. Robyn lui dit : “Thatcher n’est-elle pas en partie responsable ?” et il défend Thatcher, vous vous en souvenez peut-être. Il pointe du doigt le fait qu’elle a beaucoup servi l’industrie en traitant très durement les syndicats. Il y a eu un conflit interminable tout près d’ici, à Longbridge, un peu après Birmingham, dans un gigantesque complexe industriel qui s’appelait alors Austin and Morris ou General Motors, je ne sais plus. Ils changeaient constamment de nom. Et il y avait sans cesse des conflits de travail dans cet immense complexe d’où sortaient des Austin Mini et des Morris Mini. La production était régulièrement interrompue par les grèves. Dans ce livre, Vic exprime son inquiétude face au vandalisme, à la destruction et la dégradation gratuites. Il y a un terme d’argot, en anglais, pour désigner les jeunes gens qui font ce genre de choses, les yobs – les loubards. »
Et bientôt l’écrivain se met à lire un extrait de son texte.
« Vic dit :
“On vit à l’ère des loubards. Tout ce que les loubards ne comprennent pas, tout ce qui n’est pas protégé, ils le bousillent, le rendent inutilisable pour les autres. Avez-vous remarqué les bornes kilométriques en venant ici ?
— C’est le chômage qui est responsable, dit Robyn. Thatcher a créé une sous-classe aliénée qui se libère de sa hargne en commettant des crimes et des actes de vandalisme. Comment leur en vouloir ?
— Vous leur en voudriez sûrement si vous vous faisiez tabasser en rentrant chez vous ce soir, dit Vic.
— Voilà un argument purement émotionnel, dit Robyn. J’imagine que vous soutenez Thatcher, évidemment ?
— Je la respecte, dit Vic. Je respecte tous ceux qui ont du cran.
— Même si elle a détruit l’industrie dans les environs ?
— Elle s’est débarrassée de la main-d’œuvre inutile et des réglementations abusives. Elle est allée trop loin, mais il fallait le faire. De toute façon, comme mon père vous le dira, il y avait davantage de chômage ici dans les années 1930, et infiniment plus de pauvreté, mais il n’y avait pas en revanche de jeunes gens qui tabassaient des retraités et les violaient, comme maintenant. Personne ne brisait les panneaux de signalisation ou les cabines téléphoniques pour s’amuser. Il s’est passé quelque chose dans ce pays. Je ne sais pas pourquoi ni vraiment quand ça s’est passé, mais dans cette histoire tout un tas de valeurs fondamentales ont disparu, comme le respect de la propriété, le respect des personnes âgées, le respect des femmes…
— Il y avait beaucoup d’hypocrisie, dans ce code traditionnel, dit Robyn.
— Peut-être. Mais l’hypocrisie n’est pas inutile.” »

Extraits
« On peut le relire dans le petit musée local de Grantham, où elle est née. Il y a dans un coin un espace qui lui est dédié. Une reproduction de sa chambre d’adolescente, son lit, sa robe. Puis, un peu plus loin, une urne au-dessus de laquelle il est écrit: «En 1979, les électeurs britanniques devaient décider quel futur ils voulaient pour ce pays. Les années Thatcher qui ont suivi ont apporté d’importants changements que nous ressentons encore aujourd’hui. Est-ce que la Grande-Bretagne aurait été plus agréable à vivre, ou pire encore pour votre famille si les travaillistes ou les libéraux avaient gagné en 1979 ? Si vous en aviez l’occasion, changeriez-vous le cours de l’Histoire ? »
La boîte est vide. Le musée peu visité. Comme sa ville natale qui n’ose pas installer sa statue. p. 52

Neil Kinnock
Comme beaucoup de gens, j’ai trouvé l’idée de déclarer la guerre à l’Argentine et d’envoyer la Navy sur place terriblement osée et dangereuse. Si j’avais été à sa place, ce qui ne risquait pas d’arriver, je ne l’aurais pas fait. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de membres du gouvernement qui auraient pris une telle décision d’eux-mêmes. Parce que si les choses avaient mal tourné, que cette flotte avait été décimée et nos soldats faits prisonniers, ça aurait été une catastrophe non seulement pour elle, mais aussi pour la fierté nationale, Mais elle a eu le cran de prendre cette décision et de la mettre en œuvre. Et ça a été un succès. Je dois dire que d’un point de vue purement légal, je pense que la position britannique était justifiée. Les Argentins n’avaient pas le droit d’envahir les îles Malouines. Comme la plupart des gens éclairés, j’aurais préféré qu’on négocie un compromis. Celui qui me paraissait le plus plausible était de laisser les Britanniques occuper les Malouines sur la base d’un bail temporaire avant de les rétrocéder à l’Argentine. Cette solution n’a pas été retenue. Elle a foncé dans le tas. Si elle s’était trompée, sa vie et sa réputation auraient été complètement détruites. J’avais l’impression d’être revenu en temps de guerre, j’étais littéralement collé à mon poste de radio. J’avais fait mon service militaire dans l’armée et j’avais détesté ça. Je n’ai pas du tout la fibre militaire, Mais j’étais totalement fasciné par cette aventure héroïque. C’était la guerre de Troie. Des conquérants traversant l’océan et risquant leur vie. Il y avait là tous les ingrédients d’une épopée. Une épopée tragique, dans un sens, à cause du grand nombre d’hommes tués de part et d’autre. p. 74

Ronald Reagan est élu président des États-Unis deux ans après l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher. Mais leur complicité s’est construite avant, se souvient Charles Powell.
«Sa relation avec le président Reagan était idyllique. Ils s’étaient rencontrés dans les années 1970, avant qu’elle ne devienne Première Ministre et alors qu’il n’était encore que gouverneur. Et ils ont très vite découvert qu’ils avaient beaucoup de choses en commun. Ils étaient tous deux de la même génération. Ils avaient vécu la Seconde Guerre mondiale et étaient conditionnés par l’expérience de la guerre et de l’après-guerre. Ils défendaient une fiscalité basse et une défense forte, la lutte contre le communisme qu’ils jugeaient intolérable, et le droit des gens à garder la plus grande partie de leurs revenus. Cette proximité idéologique naturelle a été un facteur décisif dans les années 1980. C’était d’autant plus intéressant qu’ils n’avaient pas le même caractère. Il parlait toujours très doucement et gentiment. Il était très calme. Il avait tout du président du conseil d’administration. Alors que Margaret Thatcher était tout l’inverse. Elle ne tenait pas en place, elle avait plutôt la nature d’un PDG. Pourtant, ils formaient un partenariat extraordinaire. Ça a largement bénéficié au Royaume-Uni parce qu’il lui prêtait une oreille très attentive. Après l’élection de George H. W. Bush, les choses ont quelque peu changé. Le Département d’État trouvait que le président Reagan s’était montré trop attentif au Royaume-Uni et qu’il l’avait fait au détriment de la France et de l’Allemagne. Mais tant que ça a duré, ça a très bien fonctionné. Je pense que c’est principalement grâce au président Reagan — et dans une moindre mesure à Margaret Thatcher — qu’on a pu mettre un terme à la guerre froide. Bien sûr, c’est aussi en grande partie grâce aux peuples d’Europe de l’Est et d’Union soviétique. Et grâce à la coopération avec l’Otan. Mais pour ce qui est de la volonté initiale d’éliminer la menace soviétique et des efforts victorieux en ce sens, aucun dirigeant occidental n’était plus impliqué que Reagan et Thatcher. p. 84-85

Dans les premiers jours du soulèvement pour les droits civiques, si le gouvernement avait engagé des réformes contre la discrimination, il n’y aurait pas eu ce conflit. L’IRA n’existait pas alors. Pas sûr qu’elle pouvait revendiquer douze membres dans toute l’Irlande, dans le Nord au moins. Il n’y avait plus aucune campagne militaire depuis peut-être vingt ans. Les jeunes ne vibraient par pour l’IRA, c’était le passé. Je connaissais, parce que ma famille y avait participé, mais c’était de l’histoire ancienne pour moi. Mais ils ont envoyé l’armée. Les soldats britanniques ont débarqué, ils ont tiré sur la population civile. On a encaissé quelques massacres. Puis il y a eu le Bloody Sunday à Derry. Et ça, ça a totalement retourné notre génération. Les jeunes ont soudainement voulu rejoindre les rangs de l’IRA pour se défendre. Comment on protège ses quartiers sans mécanismes de défense? Donc on n’a pas déclenché la guerre. La guerre n’est pas une chose réjouissante. Il n’y a rien de propre dans la guerre. Et personne — quelle que soit la beauté de ses principes — ne sort d’une guerre, propre. Qu’on soit du côté de l’oppresseur ou du côté des oppressés. Ça change définitivement quelque chose en vous. » p. 115

À propos de l’auteur
PERRIGNON_judith_©Patrick_SwircJudith Perrignon © Photo Patrick Swirc

Judith Perrignon est journaliste, essayiste et romancière. On lui doit notamment Les Chagrins, Les Faibles et les forts, Victor Hugo vient de mourir, L’insoumis (Grasset – France Culture), Là où nous dansions (Rivages). Elle a travaillé aux récits personnels de Gérard Garouste et Marceline Loridan-Ivens. (Source: Éditions Grasset)

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Regardez-nous danser

SLIMANI_regardez-nous_danser  RL_Hiver_2022

En deux mots
Le travail a fini par payer. Désormais Amine et Mathilde sont à la tête d’une exploitation florissante et peuvent rêver d’offrir un bel avenir à leurs enfants. Mais si Aïcha, partie étudier la médecine à Strasbourg, ressemble à une fille modèle, il n’en va pas de même pour les garçons.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La seconde génération Belhaj prend son envol

Dans ce second volet de sa trilogie, Leïla Slimani raconte la périodes des années 1960-1970. Ces années de plomb durant lesquelles les enfants d’Amine et Mathilde Belhaj vont s’émanciper.

Quel plaisir de retrouver la famille Belhaj pour le second volet de la fresque historico-familiale imaginée par Leïla Slimani. On rassurera d’emblée ceux qui découvriraient leur histoire avec ce second volume, il peut se lire indépendamment, d’autant que la romancière dresse en ouverture la liste des personnages et leur biographie jusqu’aux débuts de ce second tome.
Nous voilà donc dans les années soixante, après l’arrivée au pouvoir d’Hassan II. Si la période la plus chaude du jeune État indépendant est désormais passée, elle n’en est pas moins délicate, la sécurité étant l’obsession du monarque qui va installer les années de plomb. Et en parlant de chaleur, l’image qui ouvre le roman est celle d’une pelleteuse qui vient creuser la piscine dont Mathilde a longtemps rêvé pour pouvoir se rafraîchir et que Amine, son mari a longtemps refusé d’installer. Le patron ne voulant pas offrir le corps de son épouse en maillot de bain à la vue de ses ouvriers. Mais l’Alsacienne a finalement eu le dernier mot. Après les années passées à construire et à développer le domaine, il est peut-être temps de jouir des fruits de leur labeur. C’est ce que Selim, le garçon de la famille se dit aussi, peu enclin à se retrousser les manches, à l’inverse de sa sœur Aïcha, partie en France pour y suivre des études de médecine. À Strasbourg, dans la région natale de sa mère, elle va s’investir entièrement dans sa formation et réussir brillamment avant de regagner Meknès.
Pour elle, comme pour son frère, la grande question dans ce pays en pleine mutation reste désormais l’amour.
Leïla Slimani montre parfaitement comment mai 68 et plus encore le mouvement hippie viennent imprégner la jeunesse marocaine. Et quand le premier homme pose le pied sur la lune, tout le monde se prend à rêver et à se dire qu’après un tel exploit, on va pouvoir relever tous les défis. Selim va vouloir goûter à ces promesses en partant pour Essaouira. Aïcha, quant à elle, ira travailler dans une clinique de Rabat. Et au moment où le pouvoir, après l’attentat dont est victime Hassan II, durcit son régime et entend «nettoyer les rues» de ses opposants, la seconde génération des Belhaj parle de désir, de conquête, de sexe. Des relations se nouent, pas forcément celles qu’auraient voulues leurs parents, mais qui permettent à la romancière de nous montrer les contradictions et les aspirations de la jeunesse dans un pays où la modernité côtoie la grande misère. C’est du reste là que réside toute la force de Leïla Slimani : partant des choses les plus intimes, elle nous explique mieux que ne le ferait une thèse d’histoire les mutations et les contradictions du Maroc avec ses fortes inégalités sociales et ce choc des générations.

Regardez-nous danser (Le Pays des autres t. 2)
Leïla Slimani
Éditions Gallimard
Roman
368 p., 21 €
EAN 9782072972553
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé au Maroc, principalement à Meknès et dans les environs, mais aussi à Rabat et Essaouira. On y évoque aussi Strasbourg.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1960-1970.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Année après année, Mathilde revint à la charge. Chaque été, quand soufflait le chergui et que la chaleur, écrasante, lui portait sur les nerfs, elle lançait cette idée de piscine qui révulsait son époux. Ils ne faisaient aucun mal, ils avaient bien le droit de profiter de la vie, eux qui avaient sacrifié leurs plus belles années à la guerre puis à l’exploitation de cette ferme. Elle voulait cette piscine, elle la voulait en compensation de ses sacrifices, de sa solitude, de sa jeunesse perdue. »
1968: à force de ténacité, Amine a fait de son domaine aride une entreprise florissante. Il appartient désormais à une nouvelle bourgeoisie qui prospère, fait la fête et croit en des lendemains heureux. Mais le Maroc indépendant peine à fonder son identité nouvelle, déchiré entre les archaïsmes et les tentations illusoires de la modernité occidentale, entre l’obsession de l’image et les plaies de la honte. C’est dans cette période trouble, entre hédonisme et répression, qu’une nouvelle génération va devoir faire des choix. Regardez-nous danser poursuit et enrichit une fresque familiale vibrante d’émotions, incarnée dans des figures inoubliables.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Femme actuelle (Secrets d’écriture)
France TV culture (Laurence Houot)
RTS (Podcast Qwertz – entretien avec Leïla Slimani)
La Vie (Marie Chaudey)
Le Courrier de l’Atlas (Mishka Gharbi)
Paris Match (Émilie Lanez)


Les Rendez-vous Littéraires rue Cambon invitent Leïla Slimani © Production Chanel

Les premières pages du livre
« Mathilde était à la fenêtre et observait le jardin. Son jardin opulent et désordonné, presque vulgaire. Sa vengeance contre l’austérité à laquelle son mari, en tout, la contraignait. Le jour était à peine levé et le soleil, encore timide, perçait à travers les frondaisons. Un jacaranda, dont les fleurs mauves n’étaient pas encore écloses. Le vieux saule pleureur et les deux avocatiers qui ployaient sous des fruits que personne ne mangeait et qui pourrissaient dans l’herbe. Le jardin n’était jamais aussi beau qu’à cette période de l’année. On était au début du mois d’avril 1968 et Mathilde pensa qu’Amine n’avait pas choisi ce moment par hasard. Les roses, qu’elle avait fait venir de Marrakech, s’étaient ouvertes quelques jours auparavant et dans le jardin flottait une odeur fraîche et suave. Au pied des arbres s’étendaient des buissons d’agapanthes, de dahlias, des massifs de lavande et de romarin. Mathilde disait que tout poussait ici. Pour les fleurs, cette terre était bénie.
Déjà lui parvenait le chant des étourneaux et elle aperçut, sautillant dans l’herbe, deux merles qui piquaient leur bec orange dans la terre. L’un d’eux avait sur la tête des plumes blanches et Mathilde se demanda si les autres merles se moquaient de lui ou si, au contraire, cela faisait de cet oiseau un être à part que ses congénères respectaient. « Qui sait, songea Mathilde, comment vivent les merles. »
Elle entendit le bruit d’un moteur et la voix des ouvriers. Sur le sentier qui menait au jardin surgit un monstre énorme et jaune. D’abord, elle vit le bras métallique et, au bout de ce bras, la gigantesque pelle mécanique. L’engin était si large qu’il avait du mal à passer entre les allées d’oliviers et les ouvriers hurlaient des indications au conducteur de la pelleteuse qui arracha des branches sur son passage. Enfin, la machine se gara et le calme revint.
Ce jardin avait été son antre, son refuge, sa fierté. Elle y avait joué avec ses enfants. Ils avaient fait la sieste sous le saule pleureur et des pique-niques à l’ombre du caoutchouc du Brésil. Elle leur avait appris à débusquer les animaux qui se dissimulaient dans les arbres et les buissons. La chouette et les chauves-souris, les caméléons qu’ils cachaient dans des boîtes en carton et laissaient parfois mourir sous leurs lits. Et quand ses enfants avaient grandi, quand ils s’étaient lassés de ses jeux et de sa tendresse, elle était venue y oublier sa solitude. Elle avait planté, taillé, semé, repiqué. Elle avait appris à reconnaître, pour chaque heure de la journée, le chant des oiseaux. Comment pouvait-elle, à présent, rêver de chaos et de dévastation ? Souhaiter l’anéantissement de ce qu’elle avait aimé ?
Les ouvriers pénétrèrent dans le jardin et plantèrent des piquets de manière à former un rectangle de vingt mètres sur cinq. Ils prenaient soin en se déplaçant de ne pas écraser les fleurs avec leurs bottes en caoutchouc, et cette attention, touchante mais inutile, émut Mathilde. Ils firent signe au conducteur de la pelleteuse qui jeta sa cigarette par la fenêtre et démarra le moteur. Mathilde sursauta et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, l’énorme pince métallique s’enfonçait dans le sol. La main d’un géant pénétrait la terre noire et libérait une odeur de mousse et d’humus. Elle arrachait tout sur son passage et, au fil des heures, se forma un haut monticule de terre et de roches sur lequel gisaient des arbustes sans vie et des fleurs décapitées.
Cette main de fer, c’était celle d’Amine. C’est ce que pensa Mathilde pendant cette matinée qu’elle passa, immobile, derrière la fenêtre du salon. Elle s’étonna que son mari n’ait pas souhaité assister à ce spectacle et voir tomber, un à un, les plantes et les arbres. Il avait affirmé que le trou ne pouvait être que là. Qu’il faudrait creuser au pied de la maison, sur la partie la plus ensoleillée du terrain. Oui, là où se trouvait le lilas. Là où autrefois avait poussé le citrange.
Il avait d’abord dit non. Non, parce qu’ils n’en avaient pas les moyens. Parce que l’eau était un bien rare et précieux dont on ne pouvait user pour son loisir. Il avait dit non en hurlant parce qu’il haïssait l’idée d’afficher ce spectacle indécent devant les paysans misérables. Que penserait-on de l’éducation qu’il donnait à son fils, de la façon dont il se comportait avec sa femme quand on la verrait, à moitié nue, nager dans une piscine ? Il ne vaudrait pas mieux, alors, que les anciens colons ou ces bourgeois aux mœurs décadentes qui pullulaient dans le pays et affichaient, sans pudeur, leur éclatante réussite.
Mais Mathilde ne renonça pas. Elle balaya ses refus. Année après année, elle revint à la charge. Chaque été, quand soufflait le chergui et que la chaleur, écrasante, lui portait sur les nerfs, elle lançait cette idée de piscine qui révulsait son époux. Elle pensait qu’il ne pouvait pas comprendre, lui qui ne savait pas nager et avait peur de l’eau. Elle se fit douce, roucoulante, elle le supplia. Il n’y avait pas de honte à afficher leur réussite. Ils ne faisaient aucun mal, ils avaient bien le droit de profiter de la vie, eux qui avaient sacrifié leurs plus belles années à la guerre puis à l’exploitation de cette ferme. Elle voulait cette piscine, elle la voulait en compensation de ses sacrifices, de sa solitude, de sa jeunesse perdue. Ils avaient plus de quarante ans maintenant et rien à prouver à personne. Tous les fermiers des alentours, enfin ceux qui vivaient de façon moderne, possédaient une piscine. Est-ce qu’il préférait qu’elle aille s’exhiber au bassin municipal ?
Elle le flatta. Elle vanta ses succès dans la recherche sur les variétés d’oliviers et les exportations d’agrumes. Elle crut le faire plier en se tenant là, devant lui, ses joues roses et brûlantes, ses cheveux collés sur les tempes par la transpiration, ses mollets couverts de varices. Elle lui rappela que tout ce qu’ils avaient gagné, ils le devaient à leur travail, à leur acharnement. Et il la corrigea : « C’est moi qui ai travaillé. C’est moi qui décide comment on dispose de cet argent. »
Lorsqu’il dit cela, Mathilde ne pleura pas et ne se mit pas en colère. Elle sourit intérieurement, pensant à tout ce qu’elle faisait pour lui, pour la ferme, pour les ouvriers qu’elle soignait. Au temps passé à élever leurs enfants, à les accompagner aux cours de danse et de musique, à surveiller leurs devoirs. Depuis quelques années, Amine lui avait confié la comptabilité de la ferme. Elle établissait les factures, payait les salaires et les fournisseurs. Et parfois, oui, parfois il lui arrivait de falsifier les comptes. Elle modifiait une ligne, inventait un ouvrier supplémentaire ou une commande qui n’avait jamais eu lieu. Et dans un tiroir dont elle était la seule à posséder la clé, elle cachait des liasses de billets qu’elle roulait avec un élastique beige. Elle le faisait depuis si longtemps qu’elle n’éprouvait plus de honte et même plus de peur à l’idée d’être découverte. La somme grossissait et elle estimait que c’était une retenue bien méritée, une taxe qu’elle prélevait pour compenser ses humiliations. Et pour se venger.
Mathilde avait vieilli et sans doute par sa faute, sa faute à lui, elle faisait plus que son âge. La peau de son visage, constamment exposée au soleil et au vent, paraissait plus épaisse. Son front et les coins de sa bouche s’étaient couverts de rides. Même le vert de ses yeux avait perdu son éclat, comme une robe qu’on a trop portée. Elle avait grossi. Pour provoquer son mari, elle se saisit, un jour de canicule, du tuyau d’arrosage qui servait au jardin et, sous le nez de la bonne et des ouvriers, s’aspergea tout entière. Ses vêtements collèrent à son corps, laissant voir ses tétons durcis et sa toison pubienne. Ce jour-là, les ouvriers prièrent le Seigneur en passant la langue entre leurs dents noircies pour qu’Amine ne devienne pas fou. Pourquoi une adulte ferait-elle une chose pareille ? C’est vrai, on aspergeait les enfants parfois, quand ils manquaient de s’évanouir, quand le soleil ardent les faisait délirer. On leur disait de bien fermer le nez et la bouche car l’eau du puits rendait malade et pouvait vous tuer. Mathilde était comme les enfants et, comme eux, elle n’était jamais lasse de supplier. Elle évoquait le bonheur d’autrefois, leurs vacances à la mer dans le cabanon de Dragan à Mehdia. Dragan, d’ailleurs, n’avait-il pas fait construire une piscine dans leur maison en ville ? « Pourquoi Corinne, dit-elle, aurait-elle quelque chose que je n’ai pas ? »
Elle se persuada que c’était cet argument qui avait fait rendre les armes à Amine. Elle l’avait dit avec la cruauté et l’assurance d’un maître-chanteur. Elle pensait que son mari avait entretenu avec Corinne, au cours de l’année 1967, une relation de quelques mois. Elle en était convaincue sans pour autant avoir jamais recueilli d’autres indices qu’une odeur sur ses chemises, une trace de rouge à lèvres – ces indices triviaux et dégoûtants dont héritent les ménagères. Non, elle n’avait pas de preuves et il n’avait jamais avoué, mais cela sautait aux yeux comme si se consumait entre ces deux êtres un feu qui ne durerait pas mais qu’il faudrait endurer. Mathilde avait tenté une fois, avec maladresse, de s’en ouvrir à Dragan. Mais le médecin, que le temps avait rendu encore plus débonnaire et plus philosophe, fit semblant de ne pas comprendre. Il refusa de se ranger à ses côtés, de s’abaisser à ces mesquineries et de mener, auprès de la brûlante Mathilde, ce qu’il considérait comme une guerre inutile. Mathilde ne sut jamais combien de temps Amine avait passé dans les bras de cette femme. Elle ignorait si c’était d’amour qu’il s’agissait, s’ils s’étaient dit des mots tendres ou si, au contraire – et c’était peut-être pire –, ils avaient vécu une passion silencieuse et physique.
Avec l’âge, Amine était devenu encore plus beau. Ses tempes avaient blanchi et il s’était laissé pousser une fine moustache, poivre et sel, qui lui donnait des airs d’Omar Sharif. Comme les stars de cinéma, il portait des lunettes de soleil qu’il ne quittait presque jamais. Mais ce n’était pas seulement son visage bronzé, ses mâchoires carrées, ses dents blanches qu’il dévoilait les rares fois où il souriait, ce n’était pas seulement cela qui le rendait beau. L’âge lui avait permis de déployer sa virilité. Ses gestes s’étaient déliés, sa voix s’était faite plus profonde. À présent, sa rigidité passait pour de la retenue, son air grave donnait l’impression qu’il était un de ces fauves affalés dans le sable, apparemment impassibles, qui, d’un bond, s’abattent sur leurs proies. Il n’avait pas tout à fait conscience de la séduction qu’il exerçait, il la découvrait petit à petit, à mesure qu’elle se dépliait, comme en dehors de lui. Et dans cette façon d’être presque surpris de lui-même résidait sans doute l’explication de son succès auprès des femmes.
Amine avait acquis de l’assurance et s’était enrichi. Il ne passait plus ses nuits les yeux ouverts, à fixer le plafond en faisant le calcul de ses dettes. Il ne rêvait plus à sa ruine prochaine, à la déchéance de ses enfants, ni à l’humiliation dont ils seraient victimes. Amine dormait. Les cauchemars l’avaient quitté et en ville il était devenu une personnalité respectée. Ils étaient désormais invités à des réceptions, on voulait les connaître, les fréquenter. En 1965, on leur proposa d’adhérer au Rotary Club et Mathilde sut que ce n’était pas pour elle mais pour son mari, et que les épouses y étaient pour quelque chose. Amine, pourtant taiseux, attirait toutes les sollicitudes. Les femmes l’invitaient à danser, elles posaient leur joue contre la sienne, attiraient sa main sur leurs hanches et, même s’il ne savait pas quoi dire, même s’il ne savait pas danser, il lui arrivait de penser que cette vie était possible, une vie aussi légère que le champagne dont il sentait l’odeur dans leurs haleines. Lors des réceptions, Mathilde se détestait. Elle trouvait qu’elle parlait trop, qu’elle buvait trop, passant ensuite des jours à regretter son comportement. Elle s’imaginait qu’on la jugeait, qu’on la trouvait idiote et inutile, méprisable de fermer les yeux sur les infidélités de son mari.
Si les membres du Rotary insistèrent, s’ils se montrèrent si bienveillants, si attentionnés à l’égard d’Amine, c’est aussi parce qu’il était marocain et que le club voulait prouver, en intégrant des Arabes parmi ses membres, que le temps de la colonisation, le temps des vies parallèles, était terminé. Bien sûr, ils étaient nombreux à avoir quitté le pays au cours de l’automne 1956 quand la foule en colère avait envahi les rues et laissé libre cours à la folie sanguinaire. La briqueterie avait été incendiée, des hommes avaient été tués en pleine rue et les étrangers avaient compris qu’ils n’étaient plus chez eux. Certains avaient plié bagage, abandonnant derrière eux des appartements dont les meubles prirent la poussière avant d’être rachetés par une famille marocaine. Des propriétaires renoncèrent à leurs terres et aux années de travail auxquelles ils avaient consenti. Amine se demandait si c’étaient les plus peureux ou les plus lucides qui étaient rentrés chez eux. Mais cette vague de départs ne fut qu’une parenthèse. Un rééquilibrage avant que la vie ne reprenne son cours normal. Dix ans après l’indépendance, Mathilde devait admettre que Meknès n’avait pas tellement changé. Personne ne connaissait le nouveau nom des rues, le nom arabe, et on se donnait toujours rendez-vous sur l’avenue Paul-Doumer ou rue de Rennes, en face de la pharmacie de M. André. Le notaire était resté mais aussi la mercière, le coiffeur et sa femme, les propriétaires de la boutique de prêt-à-porter de l’avenue, le dentiste, les médecins. Tous voulaient continuer à jouir, avec plus de discrétion peut-être, avec plus de retenue, des joies de cette ville fleurie et coquette. Non, il n’y eut pas de révolution mais seulement un changement dans l’atmosphère, une réserve, une illusion de concorde et d’égalité. Pendant les dîners du Rotary, aux tables où se mêlaient les bourgeois marocains et les membres de la communauté européenne, il semblait que la colonisation n’avait été rien d’autre qu’un malentendu, une erreur dont les Français à présent se repentaient et que les Marocains faisaient semblant d’oublier. Certains tenaient à le dire, jamais ils n’avaient été racistes et toute cette histoire les avait terriblement gênés. Ils juraient qu’ils étaient soulagés à présent, que les choses étaient claires et qu’ils respiraient mieux, eux aussi, depuis que la ville avait rejeté la mauvaise graine. Les étrangers faisaient attention à ce qu’ils disaient. S’ils n’étaient pas partis, c’était pour ne pas précipiter la ruine d’un pays qui avait besoin d’eux. Bien sûr, un jour, ils laisseraient la place, ils s’en iraient et le pharmacien, le dentiste, le médecin ou le notaire seraient marocains. Mais en attendant, ils restaient et se rendaient utiles. Et puis, ils n’étaient pas si différents de ces Marocains assis à leurs tables. Ces hommes élégants et ouverts, ces colonels ou hauts fonctionnaires dont la femme arborait des robes occidentales et les cheveux courts. Non, ils n’étaient pas si différents de ces bourgeois qui, sans culpabilité, sans arrière-pensées, laissaient des enfants pieds nus porter leurs courses devant le marché central. Qui refusaient de céder aux supplications des mendiants « car ils sont comme les chiens qu’on nourrit sous la table. Ils s’habituent et perdent le peu d’attrait qu’ils ont pour l’effort et le travail ». Les Français n’auraient jamais osé dire qu’elle était affligeante, cette propension du peuple à mendier et à se plaindre. Ils n’auraient jamais osé, comme le faisaient les Marocains, incriminer la malhonnêteté des bonnes, la paresse des jardiniers, l’arriération du petit peuple. Et ils riaient, un peu trop fort, quand leurs amis meknassis se désespéraient de construire un jour un pays moderne avec une population d’analphabètes. Ces Marocains, au fond, étaient comme eux. Ils parlaient la même langue, voyaient le monde de la même manière, et il était difficile de croire qu’ils aient pu, un jour, ne pas appartenir au même camp et se considérer comme des ennemis.
Amine, au début, se montra méfiant. « Ils ont retourné leur veste, disait-il à Mathilde. Avant, j’étais le raton, la crouille, et maintenant j’ai droit à des monsieur Belhaj en veux-tu en voilà. » Mathilde comprit qu’il avait raison un soir, lors d’un dîner dansant à l’hacienda. Monique, la femme du coiffeur, avait trop bu et, au milieu d’une conversation, lâcha le mot « bicot ». Elle porta les mains à ses lèvres comme pour y faire rentrer ce mot honni et poussa un long « oh », les yeux écarquillés, les joues cramoisies. Personne, à part Mathilde, ne l’avait entendue mais Monique ne cessa de s’excuser. Elle répétait : « Je t’assure, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je ne sais pas ce qui m’a pris. »
Mathilde ne sut jamais avec certitude ce qui avait convaincu Amine. Mais au mois d’avril 1968, il lui annonça que la piscine serait construite. Après l’excavation, il fallut couler les parois en béton puis installer un système de plomberie et de filtrage et Amine supervisa les travaux avec autorité. Il fit poser, au bord du bassin, une rangée de briques ocre et Mathilde dut reconnaître qu’elles donnaient à l’ensemble une certaine élégance. Ils assistèrent tous les deux au remplissage de la cuve. Mathilde s’assit sur les briques brûlantes et regarda monter l’eau, attendant avec l’impatience d’une enfant qu’elle atteigne ses chevilles.
Oui, Amine céda. Au fond, il était le chef, le patron, celui qui donnait de quoi manger aux ouvriers de la ferme et ils n’avaient rien à dire sur son mode de vie. Au moment de l’indépendance, les meilleures terres étaient encore aux mains des Français et la majorité des paysans marocains vivaient dans la misère. Depuis le protectorat qui avait permis de réaliser d’immenses progrès sanitaires, l’accroissement démographique du pays était galopant. En dix ans d’indépendance, les parcelles des paysans s’étaient morcelées jusqu’à atteindre des surfaces si petites qu’ils ne pouvaient plus vivre de leurs terres. En 1962, Amine avait racheté une partie du domaine de Mariani et les terres de la veuve Mercier, qui s’était établie en ville dans un appartement sordide près de la place Poeymirau. Il avait récupéré les machines, le cheptel, les stocks, et pour un prix modique, il avait loué à quelques familles d’ouvriers des lopins qu’ils irriguèrent avec des seguias. Dans les environs, on parlait d’Amine comme d’un patron dur, entêté, colérique, mais personne ne remit jamais en cause son intégrité et son sens de la justice. En 1964, il bénéficia d’aides importantes du ministère pour irriguer une partie de son exploitation et acheter du matériel moderne. Amine le répétait à Mathilde : « Hassan II a compris que nous sommes avant tout un pays rural et que c’est l’agriculture qu’il faut aider. »
Quand la piscine fut prête, Mathilde organisa une réception avec leurs nouveaux amis du Rotary Club. Pendant une semaine, elle prépara ce qu’elle appelait sa « garden-party ». Elle engagea des serveurs et loua, chez un traiteur de Meknès, des plateaux en argent, de la vaisselle de Limoges et des flûtes à champagne. Elle fit dresser des tables dans le jardin et disposa dans de petits vases des bouquets de fleurs des champs. Des coquelicots, des soucis, des boutons-d’or qu’elle fit couper le matin même par les ouvriers. Les convives la complimentèrent. Les femmes répétaient qu’elle trouvait ça « charmant, tout simplement charmant ». Et les hommes tapaient dans le dos d’Amine en admirant la piscine. « Alors Belhaj, c’est qu’on a réussi ! » Des applaudissements accueillirent le méchoui et Mathilde insista pour que ses convives se servent avec les mains, « à la marocaine ». Tous se jetèrent sur la bête, soulevèrent la peau grillée et enfoncèrent leurs doigts dans la chair, arrachant des morceaux de viande tendre et grasse qu’ils trempaient dans le sel et le cumin.
Le repas dura jusqu’au milieu de l’après-midi. L’alcool, la chaleur, le doux clapotis de l’eau, les avaient détendus. Dragan hochait doucement la tête, les yeux mi-clos. À la surface de la piscine planait une nuée de libellules rouges.
« Cette maison est un vrai paradis, se réjouit Michel Cournaud. Mais méfie-toi, mon cher Amine. Il vaut mieux que le roi ne passe pas par ici. Vous ne savez pas ce qu’on m’a raconté ? »
Cournaud avait un ventre aussi gros que celui d’une femme enceinte et s’asseyait toujours les jambes écartées, les mains posées sur sa bedaine. Son visage, cramoisi et congestionné, était très expressif et ses petits yeux verts avaient gardé quelque chose de l’enfance, une malice, une curiosité qui le rendaient touchant. Sous le parasol orange que Mathilde avait fait installer, la peau de Cournaud paraissait plus rouge encore et il sembla à Amine, qui à présent le fixait, que son nouvel ami était près d’exploser. Il travaillait pour la chambre de commerce et avait des relations dans les milieux d’affaires. Il partageait son temps entre Meknès et la capitale et, au Rotary Club, on l’appréciait pour son humour mais surtout pour son talent à raconter des histoires sur la Cour et les intrigues qui s’y nouaient. Il distribuait les ragots comme des friandises à des enfants affamés. À Meknès, il ne se passait rien ou pas grand-chose. La bonne société se sentait coupée du monde, cantonnée à un mode de vie provincial et ennuyeux. Elle ignorait ce qui se tramait vraiment dans les grandes villes de la côte, là où l’avenir du pays se décidait. Les Meknassis devaient se contenter des communiqués officiels et des rumeurs qui couraient sur les complots, les émeutes, la disparition de Mehdi Ben Barka à Paris ou d’autres opposants dont les noms n’étaient jamais prononcés à voix haute. La plupart d’entre eux ne savaient même pas que le pays vivait depuis trois ans sous un état d’exception, que le Parlement avait été renvoyé, la Constitution mise en sommeil. Bien sûr, nul n’ignorait que les débuts du règne d’Hassan II avaient été difficiles et qu’il devait faire face à une opposition de plus en plus radicale. Mais qui pouvait affirmer détenir la vérité ? Le cœur du pouvoir était un lieu lointain et opaque, qui suscitait à la fois crainte et fascination. Les femmes, surtout, aimaient écouter les histoires concernant le harem dans lequel le roi aurait enfermé près d’une trentaine de concubines. Elles imaginaient que se donnaient derrière les enceintes du méchouar des fêtes dignes des péplums hollywoodiens et que le champagne et le whisky coulaient à flots chez le descendant du Prophète. C’est de ce genre d’histoires que Cournaud les abreuvait.
Il tenta de se rapprocher de la table et se mit à parler d’un ton de conspirateur. Les invités tendirent l’oreille, sauf Dragan qui s’était endormi et dont les lèvres vibraient doucement. « Figurez-vous qu’il y a quelques semaines le roi est passé en voiture devant un beau domaine. Dans le Gharb je crois, enfin, je ne sais plus. Toujours est-il que le lieu lui a plu. Il a demandé à visiter l’exploitation, à rencontrer le propriétaire. Et voilà qu’en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il a racheté le domaine pour une somme qu’il avait fixée lui-même. Le pauvre propriétaire n’a rien pu dire. »
Contrairement aux autres convives, Amine ne rit pas. Il n’aimait pas qu’on colporte des ragots, qu’on dise du mal de ce monarque qui, depuis son arrivée sur le trône en 1961, avait fait du développement de l’agriculture la priorité du pays.
« Ce sont des racontars, dit-il. Des rumeurs malveillantes inventées de toutes pièces par des gens jaloux. La vérité, c’est que ce roi est le seul à avoir compris qu’on pouvait faire du Maroc une nouvelle Californie. Au lieu de débiter des mensonges, ils feraient mieux de se réjouir de la politique des barrages, du programme d’irrigation qui va permettre à tous les paysans de vivre de leur travail.
— Tu te fais des illusions, le coupa Michel. D’après ce que je sais, ce jeune roi est surtout occupé par les longues nuits de fête qu’il organise au palais et par ses parties de golf. Je ne voudrais pas te décevoir, mon cher Amine, mais son amour des fellahs, c’est de la poudre aux yeux. Une basse manœuvre politique pour se garder les faveurs du bon bled. Sinon, il aurait déjà lancé une vraie réforme agraire, il aurait donné des terres à ces millions de paysans qui n’ont rien. À Rabat, on sait bien qu’il n’y aura jamais assez de terres pour tout le monde.
— Qu’est-ce que tu crois ? s’emporta Amine. Que le pouvoir allait nationaliser d’un coup toutes les terres coloniales et ruiner le pays ? Si tu comprenais quelque chose à mon travail, tu saurais que le palais a raison de faire ça petit à petit. Qu’est-ce qu’ils en savent à Rabat ? Notre potentiel agricole est immense. La production de céréales ne cesse d’augmenter. Moi-même j’exporte deux fois plus d’agrumes qu’il y a dix ans.
— Tu devrais te méfier, alors. Bientôt on viendra peut-être te prendre tes terres pour les distribuer aux fellahs qui n’en ont pas.
— Ça ne me dérange pas qu’on enrichisse les pauvres. Mais pas au détriment de ceux qui, comme moi, ont construit des exploitations viables après des années de travail. Le roi le sait. Les paysans sont et resteront les meilleurs défenseurs du trône.
— Ah ça ! Dieu t’entende comme on dit, poursuivit Michel. Mais si tu veux mon avis, ce roi ne s’intéresse qu’aux manigances. L’économie, il la laisse aux grands bourgeois qui s’enrichissent grâce à lui et répètent partout qu’au Maroc seul le roi compte. »
Amine se racla la gorge. Il fixa quelques instants le visage rougeaud de son voisin, ses mains couvertes de poils, et il eut envie de fermer le bouton de son col de chemise pour le voir étouffer.
« Tu devrais faire attention à ce que tu dis. Tu pourrais être expulsé pour avoir tenu de tels propos. »
Michel allongea les jambes. Il sembla sur le point de glisser de sa chaise et de s’écraser au sol. Son visage affichait un sourire figé.
« Je ne voulais pas t’offenser, s’excusa-t-il.
— Tu ne m’as pas offensé. Si je dis ça, c’est pour toi. Tu répètes que tu connais ce pays, que tu y es chez toi. Alors tu devrais savoir qu’ici on ne peut pas tout dire. »
Le lendemain, Amine accrocha sur un mur de son bureau une photographie dans un cadre doré. Une image en noir et blanc où Hassan II, en costume de flanelle, regarde l’horizon d’un air grave. Il l’accrocha entre une planche d’agronomie sur la taille de la vigne et un article paru sur la ferme qui décrivait Amine comme un pionnier de la culture de l’olivier. Amine pensa que ça en imposerait quand il recevrait des clients et des fournisseurs ou quand ses ouvriers viendraient se plaindre. Ils passaient leur temps à geindre, leurs mains crasseuses posées sur le bureau, leurs visages burinés couverts de larmes. Ils se plaignaient de la misère. Ils regardaient dehors, par la porte vitrée, et avaient l’air d’insinuer qu’Amine, lui, était un bienheureux. Il ne pouvait pas comprendre ce que c’était que d’être un simple ouvrier, un cul-terreux qui ne possède, pour nourrir sa famille, qu’un lopin aride et deux poules. Ils réclamaient une avance, un piston, un crédit et Amine refusait. Il leur disait de se reprendre et de se montrer courageux, comme il l’avait lui-même été au début dans cette exploitation. « D’où croyez-vous que me vient tout ceci ? » demandait-il en tendant le bras. « Vous croyez que j’ai eu de la chance ? La chance n’a rien à voir là-dedans. » Il jeta un regard à la photographie du monarque et trouva que ce pays attendait trop du makhzen1 et des gens de pouvoir. Ce que le roi voulait c’étaient des travailleurs, des paysans orgueilleux, des Marocains fiers de leur indépendance durement gagnée.
Son exploitation grandissait et il fallut embaucher des ouvriers pour travailler dans les serres et récolter les olives. Il envoya Mourad dans les douars avoisinants et jusqu’à Azrou ou Ifrane. Le contremaître en revint, accompagné d’une bande de garçons malnutris qui avaient grandi dans les champs d’oignons et ne trouvaient pas de travail. Amine interrogea les jeunes gens sur leurs compétences. Il leur fit visiter les serres, les hangars, leur expliqua le maniement du pressoir. Les garçons le suivaient, silencieux et dociles. Ils ne posèrent pas de questions sauf celle concernant leur salaire. Deux d’entre eux voulurent des avances et les autres, enhardis par le courage de leurs camarades, dirent qu’ils en auraient bien besoin eux aussi. Amine n’eut jamais à se plaindre du travail de ces jeunes ouvriers qui se présentaient à l’aube et s’épuisaient à la tâche, sous la pluie ou le soleil brûlant. Mais au bout de quelques mois, certains disparurent. Dès qu’ils avaient empoché leur salaire, on ne les voyait plus. Ils ne cherchaient pas à s’installer ici, à fonder une famille, à se faire bien voir du patron pour obtenir une augmentation. Ils n’avaient qu’une idée en tête : gagner un peu d’argent et fuir la campagne et sa misère. Les cahutes, l’odeur de la fiente de poule, l’angoisse des hivers sans pluie et des femmes qui mouraient en couches. Pendant les journées qu’ils passaient sous les oliviers à secouer les branches pour faire tomber les fruits dans les filets, ils murmuraient leurs rêves de rejoindre Casablanca ou Rabat et les bidonvilles où ils avaient tous un oncle, un cousin, un grand frère parti faire fortune et qui ne donnait pas de nouvelles.
Amine les observait. Il perçut dans leur regard une impatience, une rage qu’il n’avait jamais vues encore et qui l’effrayèrent. Ces garçons maudissaient la terre. Ils détestaient les travaux auxquels, pourtant, ils se soumettaient. Et Amine pensa que sa mission n’était plus simplement de faire pousser les arbres et de récolter les fruits, mais de les retenir ici. Tous, à présent, voulaient vivre en ville. La ville les envahissait, pensée abstraite et obsessionnelle, la ville dont bien souvent ils ne savaient rien. Elle progressait, comme une bête rampante, comme une menace. Chaque semaine, elle paraissait plus proche et ses lumières mangeaient la campagne. La ville était vivante. Elle palpitait, elle avançait et charriait les rumeurs et les rêves malfaisants. Il semblait parfois à Amine qu’un monde était en train de disparaître, ou du moins une façon de voir le monde. Même les fermiers voulaient être des bourgeois. Les nouveaux propriétaires terriens, nés de l’indépendance, parlaient d’argent comme des industriels. Ils ne connaissaient rien de la boue, du gel, des aubes violettes où l’on marche entre les rangées d’amandiers en fleur et où le bonheur de vivre dans la nature apparaît aussi évident que sa propre respiration. Ils ne savaient rien des déceptions que vous procurent les éléments et ce qu’il faut d’opiniâtreté, d’optimisme, pour continuer à faire confiance aux saisons. Non, ils se contentaient d’arpenter leurs domaines en voiture pour le donner à voir à des visiteurs ravis, pour se vanter, mais ils n’en apprenaient rien. Amine n’avait que mépris pour ces fermiers de pacotille qui engageaient des contremaîtres et préféraient vivre en ville, avoir des relations, fréquenter le grand monde. Dans ce pays qui avait vécu de la terre et de la guerre pendant des siècles, on ne parlait plus que de ville et de progrès.
Amine se mit à haïr la ville. Ses lumières jaunes, ses trottoirs sales, ses boutiques à l’odeur de renfermé et ses grands boulevards sur lesquels les garçons marchaient sans but, les mains dans les poches pour masquer une érection. La ville et la bouche de ses cafés qui mangeaient la vertu des jeunes filles et la force de travail des hommes. La ville où l’on perdait ses nuits à danser. Depuis quand les hommes avaient-ils ce besoin de danser ? Est-ce que ce n’était pas stupide, est-ce que ce n’était pas ridicule, pensait Amine, ce goût de la fête qui s’était emparé de tous ? En vérité, Amine ne savait rien des grandes villes et la dernière fois qu’il était allé à Casablanca, les Français dirigeaient encore le pays. Il ne comprenait pas non plus grand-chose à la politique et ne perdait pas son temps à lire les journaux. Ce qu’il savait, il le devait à son frère Omar, qui vivait à présent à Casablanca et travaillait pour les services de renseignements. Omar venait parfois passer le dimanche à la ferme, où tout le monde, les employés comme Mathilde et Selim, le craignait. Il était encore plus maigre qu’autrefois et sa santé était mauvaise. Son visage et ses bras étaient couverts de plaques. Et sur son cou, son long cou décharné, sa pomme d’Adam remuait comme s’il n’arrivait pas à avaler sa salive. Omar, qui ne conduisait pas à cause de sa mauvaise vue, se faisait déposer à l’entrée du domaine par Brahim, son chauffeur. Les ouvriers se jetaient alors sur la luxueuse voiture et Brahim les repoussait en criant. Omar occupait un poste important, sur lequel il ne s’appesantit jamais. Il n’entrait pas dans le détail de ses missions et à peine avait-il soufflé, une fois, qu’il collaborait avec le Mossad et s’était rendu en Israël où, dit-il à son frère, « les plantations d’orangers n’ont rien à nous envier ». Omar répondait de manière vague aux questions d’Amine. Oui, il avait empêché des complots contre le roi et procédé à des dizaines d’arrestations. Oui, ce pays abritait, dans ses bidonvilles, dans ses universités, dans ses médinas populeuses, toute une foule d’écervelés et d’assassins qui appelaient à la révolution. « Marx ou Nitcha », sifflait-il en référence à Nietzsche et au père du communisme. Omar évoquait avec nostalgie le temps de la lutte pour l’indépendance où tous étaient unis par un même idéal et un nationalisme qui, lui semblait-il, devait être réactivé. Omar acheva de convaincre Amine. Les villes étaient dangereuses et mal fréquentées. Et le roi avait raison de préférer les paysans aux prolétaires.
En mai 1968, Amine écouta tous les soirs à la radio le compte rendu des événements en France. Il s’inquiéta pour sa fille qu’il n’avait pas vue depuis plus de quatre ans et qui étudiait la médecine à Strasbourg. Il ne pensait pas qu’elle puisse être influencée par ses camarades car Aïcha était comme lui, occupée seulement par le travail, persévérante et taiseuse. Mais il avait peur pour elle, son enfant, sa toute petite, sa fierté et sa joie, égarée au milieu du chaos. Il ne le confia jamais à personne, mais s’il avait accepté de faire construire la piscine, c’était pour Aïcha. Pour qu’elle soit fière de lui, pour qu’elle n’ait pas honte, elle, la future médecin, d’inviter un jour ses amis à la ferme. Il ne se vantait pas de la réussite de sa fille. À Mathilde, il disait sèchement : « Tu ne mesures pas la jalousie des gens. Ils seraient prêts à devenir borgnes pour que l’on soit aveugles. » Par sa fille, par son enfant, il devenait quelqu’un d’autre. Elle l’élevait, elle l’arrachait à la misère et à la médiocrité. Quand il pensait à elle, une intense émotion l’étreignait, comme une brûlure dans le torse qui l’obligeait à ouvrir grande la bouche et à prendre une inspiration. Aïcha était la première de cette famille à faire des études. Qu’on cherche aussi loin que possible parmi leurs ancêtres, personne n’avait su autant de choses qu’elle. Ils avaient tous vécu dans l’ignorance, dans une sorte d’obscurité et de soumission aux autres ou aux éléments. Ils n’avaient connu qu’une vie d’immédiateté, une vie à constater et à subir. Ils s’étaient agenouillés devant des rois et des imams, devant des patrons et des colonels de l’armée. Il lui semblait que depuis que les Belhaj existaient, aussi loin que remontaient ses origines, s’étaient succédé des existences sans profondeur, où l’on transmettait des connaissances frustes ou des vérités de bon sens, rien qu’on puisse trouver dans les livres que lisait Aïcha. Au seuil de leur vie, tout ce qu’ils avaient appris venait de leur expérience du monde.
Il demanda à Mathilde d’écrire pour que leur fille rentre à la maison, aussi vite que possible. Les examens avaient été reportés et elle n’avait plus rien à faire là-bas, dans ce pays où tout s’écroulait. Aïcha reviendrait bientôt et il marcherait avec elle au milieu des plantations de pêchers et des allées d’amandiers. Elle était capable, autrefois, de désigner sans jamais se tromper l’arbre qui donnait des fruits amers. Amine avait toujours refusé de couper ces arbres-là, de s’en débarrasser. Il disait qu’il fallait leur donner une chance, attendre une floraison nouvelle, continuer d’espérer. La petite fille d’autrefois, l’enfant à la tête de mouton, était devenue doctoresse. Elle avait un passeport, parlait l’anglais et, quoi qu’il arrive, elle ferait mieux que sa mère et ne passerait pas son existence à quémander. Aïcha construirait des piscines pour ses enfants. Elle saurait, elle, ce que c’est que l’argent durement gagné.
Selim quitta le lycée à la fin des cours et gara sa mobylette devant le club nautique. Quand il pénétra dans les vestiaires, une bande de garçons nus jouaient à se frapper avec leurs serviettes. Il en reconnut quelques-uns, qui étaient avec lui en classe de terminale à l’école des jésuites. Il les salua, se dirigea vers son casier et, lentement, il se déshabilla. Il roula ses chaussettes en boule. Il plia son pantalon et sa chemise. Il accrocha sa ceinture à un cintre. Puis il se retrouva en caleçon devant le petit miroir de son casier de fer. Depuis quelque temps, il lui semblait que son corps n’était plus tout à fait le sien. Il s’était transporté dans le corps d’un autre, un inconnu dont il ne savait rien. Son torse, ses jambes et ses pieds s’étaient couverts de poils blonds. Grâce à la natation, qu’il pratiquait assidûment, ses pectoraux s’étaient développés. Il ressemblait de plus en plus à sa mère qu’il dépassait à présent de presque dix centimètres. D’elle il avait hérité la blondeur, les épaules larges et le goût pour l’activité physique. Cette ressemblance l’incommodait, le gênait comme un vêtement trop petit dont il ne pouvait se défaire. Dans la glace, il reconnaissait le sourire de sa mère, le dessin de son menton, et il avait l’impression que Mathilde avait pris possession de lui, qu’elle le hantait. Jamais il ne pourrait se séparer d’elle.
Son corps n’avait pas seulement changé d’aspect. Il lui imposait à présent des désirs, des pulsions, des douleurs dont il ignorait jusque-là l’existence. Ses rêves n’avaient plus rien à voir avec les songes sereins de son enfance, ils étaient comme un poison qui pénétrait en lui et l’intoxiquait des jours et des jours. Oui, il était grand et fort mais il avait gagné ce corps d’homme au prix du sacrifice de sa tranquillité. Une inquiétude constante l’habitait. Son corps se troublait pour un rien. Ses mains devenaient moites, sa nuque était parcourue de frissons, son sexe durcissait. Sa croissance ne lui apparut pas comme un triomphe mais comme une dévastation.
Autrefois, les ouvriers aimaient bien se moquer de Selim. Ils lui couraient après dans les champs, ils riaient de la maigreur de ses mollets, de sa peau blanche qui prenait des coups de soleil. Ils l’appelaient « le gosse », « le gringalet » et parfois même « l’Allemand » pour le faire enrager. Selim était un gamin comme tous les autres gamins et il se confondait avec eux sans que personne ne fasse la différence. Il attrapait des poux à force de frotter ses cheveux blonds aux tignasses des enfants bergers. Il avait eu la gale, s’était fait mordre par un chien et il avait joué, avec les gosses des environs, à des jeux obscènes. Les ouvriers et les ouvrières le laissaient partager leurs repas et ne pensèrent jamais que ce n’était pas assez bien pour le fils du patron. Un enfant n’a besoin de rien d’autre pour grandir que de pain, d’huile d’olive et de thé chaud et sucré. Les femmes lui pinçaient les joues et s’extasiaient devant sa beauté. « Tu pourrais être berbère. Un vrai Rifain, avec ces yeux verts et ces taches de rousseur. » Un enfant pas d’ici en tout cas, c’est ce que Selim comprenait.
Quelques mois auparavant, pour la première fois, un ouvrier l’avait appelé « Sidi » et lui avait témoigné une déférence à laquelle il ne s’attendait pas. Selim en avait été stupéfait. Il n’avait pas su, alors, s’il éprouvait de la fierté ou au contraire une gêne, un sentiment d’imposture. Un jour on était enfant. Et puis on devenait un homme. On entendait : « Un homme ne fait pas ça » ou bien « Tu es un homme maintenant, comporte-toi comme tel ». Il avait été enfant et à présent, il ne l’était plus, aussi brutalement que cela, sans que rien ne soit expliqué. Il avait été éjecté du monde des caresses, des paroles douces, du monde de l’indulgence pour être jeté sans ménagement, sans explication, dans la vie des hommes. Dans ce pays, l’adolescence n’existait pas. Il n’y avait pas de temps, pas d’espace pour les atermoiements de cet âge flottant, cet entre-deux obscur et indécis. Cette société haïssait toute forme d’ambiguïté et elle regardait ces adultes en devenir avec méfiance, les confondant avec ces affreux faunes de la mythologie aux jambes de bouc et au torse de garçon.
Dans le vestiaire enfin vide, il retira son caleçon et tira de son sac le maillot bleu ciel que sa mère lui avait offert. Tandis qu’il l’enfilait, il songea qu’il n’avait jamais vu le sexe de son père. Cette pensée le fit rougir et son visage devint brûlant. À quoi ressemblait son père quand il était nu ? Lorsqu’ils étaient enfants, Amine les emmenait parfois à la mer dans le cabanon du docteur Palosi et de sa femme Corinne. Avec le temps il avait pris l’habitude de seulement les déposer et de revenir les chercher deux ou trois semaines plus tard. Jamais il ne descendit sur la plage et ne se mit en maillot. Il prétendait qu’il avait trop de travail et que les vacances étaient un luxe qu’il ne pouvait pas se permettre. Mais Selim avait entendu Mathilde affirmer qu’Amine avait peur de l’eau et s’il les abandonnait à leurs joies estivales c’est parce qu’il ne savait pas nager.
La joie. Les vacances. Tout comme il ignorait à quoi ressemblait le sexe de son père, Selim ne se rappelait pas avoir vu celui-ci s’adonner à des loisirs, jouer, se détendre, rire ou faire la sieste. Son père ne cessait de pourfendre les traîne-savates, les paresseux, les bons à rien, qui ne connaissaient pas la valeur du travail et perdaient leur temps à se plaindre. Il trouvait ridicule la passion de Selim pour le sport : le club nautique mais aussi l’équipe de football dont il faisait partie et avec laquelle il jouait tous les week-ends. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il semblait à Selim que son père avait toujours porté sur lui un regard désapprobateur.
Son père le glaçait, le pétrifiait. Il suffisait qu’il sache qu’Amine était là, dans les parages, pour ne plus parvenir à être lui-même. Et, à vrai dire, toute la société lui faisait cet effet. Le monde dans lequel il vivait avait le regard de son père et il lui paraissait impossible d’être libre. Ce monde était plein de pères auxquels il fallait témoigner son respect : Dieu, le roi, les militaires, les héros de l’indépendance et les travailleurs. Toujours, quand quelqu’un vous abordait, au lieu de vous demander votre nom, il s’enquérait : « De qui es-tu le fils ? »
Avec les années, alors qu’il était de plus en plus évident qu’il ne deviendrait pas, comme son père, paysan, Selim se sentit un peu moins le fils d’Amine. Il pensait parfois à ces artisans dans les ruelles de la médina et aux jeunes apprentis qu’ils formaient dans leurs ateliers en sous-sol. Les chaudronniers, les tisserands, les brodeurs et les charpentiers qui nouaient avec leurs maîtres des relations pleines de déférence et de gratitude. Le monde fonctionnait ainsi : les anciens transmettaient leur art aux plus jeunes et le passé pouvait continuer d’infuser le présent. C’est pour cela qu’il fallait embrasser l’épaule ou la main de son père, qu’il fallait se baisser en sa présence et lui signifier son entière soumission. On ne se libérait de cette dette que le jour où l’on devenait soi-même père et où l’on pouvait dominer à son tour. La vie ressemblait à la cérémonie d’allégeance où tous les dignitaires du royaume, tous les chefs de tribu, tous les hommes fiers et beaux dans leur djellaba blanche, dans leur burnous, embrassaient la paume du souverain.

Au club, son entraîneur prétendait qu’il pourrait devenir un grand champion s’il s’en donnait les moyens. Mais Selim n’avait aucune idée du genre d’homme qu’il pourrait être. Il n’aimait pas les études. Ses professeurs, des jésuites, fustigeaient sa paresse et son indolence. Il ne se tenait pas mal, ne répondait pas aux adultes et baissait la tête quand on lui jetait ses copies médiocres à la figure. Il avait le sentiment qu’il n’était pas dans le bon monde, dans le bon lieu. Comme si quelqu’un s’était trompé et l’avait déposé là, dans cette ville ennuyeuse et stupide, au milieu de ces petits-bourgeois aux idées courtes. L’école fut pour lui un supplice. Il eut toujours du mal à se concentrer sur ses livres et ses cahiers. Son esprit était appelé ailleurs, vers les arbres de la cour, la poussière qui volait dans un rayon de soleil, le visage d’une fille, à travers la fenêtre, qui lui souriait. Enfant, il avait souffert le martyre pendant les cours de mathématiques. Il ne comprenait rien. Tout se confondait en un magma informe et lui donnait envie de hurler. Le professeur l’interrogeait et Selim bégayait, sa voix bientôt couverte par les rires de ses camarades. Sa mère avait lu des livres à ce propos. Elle avait voulu consulter des médecins. Depuis toujours, Selim se sentait tendu, contraint, retenu. Il avait l’impression de vivre dans ces cellules de torture où les prisonniers ne peuvent ni se mettre debout ni s’étendre.
Dans le bassin, quand il nageait, il trouvait une certaine sérénité. Il lui fallait épuiser son corps. Dans l’eau, alors qu’il n’avait d’autre objectif que de respirer et d’aller vite, il pouvait rassembler ses pensées. Comme si enfin il trouvait la bonne pulsation, le bon rythme, que s’opérait une espèce d’harmonie entre son corps et son âme. Ce jour-là, tandis qu’il effectuait ses longueurs sous la supervision de son entraîneur, son esprit divagua. Il se demanda si ses parents s’aimaient. Il ne les avait jamais entendus se dire des mots tendres et ne les avait jamais vus non plus s’embrasser. Ils restaient parfois des jours sans se parler et Selim pouvait sentir que circulait entre eux un torrent de haine et de reproches. Mathilde, dans ses colères, dans ses tristesses, oubliait toute pudeur et toute retenue. Elle employait des mots vulgaires, criait, et Amine lui enjoignait de se taire. Elle lui jetait au visage ses trahisons, ses infidélités, et Selim, tout adolescent qu’il était, comprit que son père voyait d’autres femmes et que Mathilde, dont les yeux étaient toujours rouges, en souffrait. L’image du sexe d’Amine ressurgit dans son esprit, si choquante que Selim perdit son rythme et l’entraîneur le tança.
Amine se fichait des mauvais résultats de son fils. Hier, un professeur avait convoqué Mathilde pour lui dire que Selim était un bon à rien et qu’il n’aurait jamais son baccalauréat. Amine non plus ne l’avait pas eu. « Et je ne m’en porte pas plus mal », confia-t-il à son fils. Amine l’avait emmené sur l’exploitation. Dans la chaleur humide des serres, sous les hangars surchauffés où on chargeait les plants sur des camions, il lui avait dressé l’inventaire de ce qui bientôt serait à lui. Il semblait guetter sur le visage de son fils le signe d’une certaine fierté, d’un orgueil même à l’idée d’être un jour le patron de ce domaine. Mais Selim n’était pas parvenu à masquer son ennui. Tandis que son père parlait des nouvelles techniques d’irrigation dans lesquelles il faudrait investir, Selim avait aperçu une bouteille en plastique qui traînait sur le sol. Sans réfléchir, il avait donné un coup de pied dedans et l’avait envoyée vers un garçon appuyé contre un mur qui accueillit ce geste en riant. Amine l’avait frappé à l’arrière du crâne : « Tu ne vois pas que ces gens travaillent ? » Et il s’était mis à jurer et à regretter, à haute voix, que Selim n’ait pas le sérieux de sa grande sœur dont le seul défaut était d’être une femme.

1. Dérivé du verbe khazana qui signifie « cacher » ou « préserver », le makhzen désigne, dans le langage populaire, l’État et ses agents, et, plus spécifiquement, le roi et son entourage.

À propos de l’auteur
Leïla Slimani © Photo DR
Leïla Slimani est née en 1981. Elle est l’autrice de trois romans parus aux Éditions Gallimard: Dans le jardin de l’ogre, Chanson douce (prix Goncourt 2016, Grand Prix des lectrices de Elle 2017) et Le pays des autres, qui a reçu le Grand Prix de l’héroïne Madame Figaro 2020. (Source: Éditions Gallimard)
Page Wikipédia de l’auteur https://fr.wikipedia.org/wiki/Le%C3%AFla_Slimani

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Cool

SIMON_VERMOT-cool  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En deux mots
Sur un coup de tête, Anouk décide de jouer un mauvais tour à son père qui la néglige un peu trop à son goût. Avec un couple d’amis elle part pour le sud de la France, faisant croire à un rapt. Cette fugue va se compliquer lorsqu’ils prennent en stop un repris de justice sans foi ni loi. Encore que, question foi, ça se discute…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Fêter le 14 juillet à Nice

Pour clore sa trilogie, Simon Vermot nous offre une enquête pleine de rebondissements à la suite de la disparition de la fille de Pierre, le journaliste-enquêteur. Les circonstances vont cette fois le mener sur la Côte d’Azur où un attentat se prépare.

Oh, la vilaine fille! Anouk a bien l’intention de montrer à son père qu’il la délaisse un peu trop à son goût et qu’il mérite une petite leçon. Aussi quand ses amis Paul et Mila proposent de filer vers le sud de la France sans avertir personne, non seulement elle accepte mais, pour donner un peu de piquant à la chose, décide de simuler un enlèvement. On imagine le désarroi de Pierre qui, après avoir perdu son épouse, craint désormais pour la vie de sa fille lorsque son collègue lui tend un petit papier sur lequel il a noté le message des ravisseurs. La police se contente d’appliquer la procédure, c’est-à-dire qu’elle ne fait rien durant les heures qui suivent le signalement, sinon rassurer le père en soulignant que dans la grande majorité des cas, on retrouve les enfants dans les premières 48h, la plupart se manifestant eux-mêmes.
Sauf qu’Anouk reste introuvable et les ravisseurs muets. Alors l’enquête pour enlèvement est lancée et une battue citoyenne organisée pour ratisser le secteur autour du domicile de la jeune fille. Mais elle ne donnera rien, sinon une découverte macabre qui permettra la résolution d’une autre affaire et n’arrangera pas la tension nerveuse de Pierre.
Pendant ce temps les trois amis fugueurs traversent la France en direction du Sud, après avoir passé sans encombre la frontière suisse. Un nouveau compagnon les accompagne, le jeune Jeremy qui a brusquement surgi au bord de la route et qu’ils ont pris en stop. Resté discret sur biographe le jeune garçon, qui plaît beaucoup à Anouk, ne va pourtant pas tromper longtemps son monde. Lors d’une halte, Paul voit son visage apparaître sur une chaîne d’info en continu et apprend qu’il s’est échappé du Centre pénitentiaire de Saint-Quentin Fallavier, entre Macon et Valence, où il était en détention depuis quatre mois pour le meurtre d’une femme après l’avoir atrocement mutilée et qu’il est extrêmement dangereux. Il se décide alors à prévenir la police et va demander à Jeremy de se rendre. Erreur fatale. La petite excursion se transforme alors en cavale sanglante. La police est sur les dents. Pierre file vers le sud sans savoir précisément s’il pourra retrouver sa fille. Avec l’aide d’un confrère de Nice-Matin, il va mener sa propre enquête.
Simon Vermot sait ferrer son lecteur en menant son récit sans temps mort. Un nouvel indice, une piste à explorer ou un cadavre viennent relancer l’enquête jusqu’à basculer vers l’actualité la plus brûlante. Nous sommes en juillet 2016 à Nice. Mais il n’est pas question de gâcher votre plaisir de lecture. Je n’en dirais pas davantage, sinon pour souligner qu’après La salamandre noire et A bas l’argent! cet ultime volet des aventures de Pierre, le journaliste-enquêteur, est sans doute le plus réussi. Des difficultés de l’adolescence aux tourments d’un père déboussolé, de la mauvaise rencontre à l’endoctrinement djihadiste, il y a dans ce thriller un joli paquet de thématiques propres à susciter l’intérêt des lecteurs.

Cool
Simon Vermot
Éditions du ROC
Thriller
188 p., 25 €
EAN 9782940674190
Paru le 7/11/2021

Où?
Le roman est situé en Suisse, ainsi qu’en France, allant de Lausanne à Nice en passant notamment par Moillesulaz, Valence ou Fréjus.

Quand?
L’action se déroule en 2016.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sujet d’une manipulation diabolique qui le conduit par le bout du nez au bord de l’enfer, Pierre n’a pour arme que son amour pour sa fille. D’autres, en revanche, sauront user d’un arsenal poids lourd pour parvenir à leur funèbre objectif: un horrible carnage.
Une fois de plus, Simon Vermot mêle fiction et réalité en vous laissant à peine le temps de respirer. Un thriller qui vous prend aux tripes pour ne plus vous lâcher.

Les critiques
Babelio
Blog Fattorius

Les premières pages du livre
« – Qu’est-ce qu’il t’a dit? T’es d’une pâleur spectrale!
En sortant du bureau du rédacteur en chef, je ne m’attendais pas à tomber sur Renato. Mes jambes me portent difficilement, je suis complètement sonné.
– Il est arrivé un truc à Anouk… Tu peux finir de mettre en page mon article, faut que je rentre.
C’est à peine si j’arrive à cliquer le bout de ma ceinture une fois installé dans ma voiture. Dans ma tête, c’est le grand chambardement. Pourquoi ça m’arrive à moi ?
Totalement bouleversé par ce qu’il vient d’apprendre, Marc n’a pas pris de gants. C’est pour ça qu’il m’a simplement dit: Je viens de recevoir un coup de fil. Ta fille a été kidnappée…
Il m’a tendu le bout de papier sur lequel il a noté tous les mots. Un texte laconique, tiré d’une voix impersonnelle, sans accent particulier. Juste une revendication: Nous ne demandons pas de rançon. Seulement que Pierre, votre journaliste, accepte de nous rencontrer ! On vous recontactera.
Téléphone à sa grand-mère qui l’élève depuis toute petite.
– Elle n’est pas là. Elle est partie pour l’école, comme d’habitude…
Je ne veux pas l’alarmer, je ne lui en dis pas plus et je raccroche. J’appelle le collège.
– Non, Anouk n’est pas venue ce matin. Est-elle malade ?
Le chagrin peut détruire une personne ou la rendre plus forte. Je suis plutôt du genre de cette dernière. Ce qui, toutefois, ne m’empêche pas d’avoir mes faiblesses. La pluie se fracasse sur le pare-brise avec une force capable de le réduire en miettes. Mais je n’en ai cure. Je suis résolu, en rage, tout en écoutant la voix qui, dans mon subconscient, s’est subitement mise en route. Comme si j’avais appuyé sur Start: «Ne te laisse pas abattre! Tu vas la récupérer! Secoue-toi!» Certes, c’est comme si je devais retrouver un pingouin dans une tempête de sable, mais ma détermination est telle que je me sens capable de soulever des montagnes. Comme a dit l’autre.

Je sais qu’elle traverse une période difficile. Ravissante mais très versatile, parfois écervelée mais dotée d’un fort caractère, comme feue sa mère, Anouk se dispute souvent avec sa grand-maman qui n’apprécie pas trop qu’elle sorte avec des garçons à son âge. Faut dire que celle-ci n’aime guère les hommes, ayant viré sa cuti après un divorce tumultueux.
Ceci ajouté à des notes calamiteuses depuis quelque temps, et même une convocation par la direction de son école pour avoir été surprise la main dans sa culotte en pleine classe. Certes, on a tous connu ça: désir d’indépendance, rébellion. Qui sait vraiment ce qui se passe dans la tête des ados? Je la considère toujours comme si elle venait de sortir de la coquille d’un œuf encore tiède. Mais c’est vrai, son comportement a passablement changé. Agressive, voire méchante parfois, elle en fait voir de toutes les couleurs à son entourage qui ne lui veut, pourtant, que du bien. Moi le premier, bien sûr. Même si, tout récemment, elle m’a tellement excédé que je lui ai balancé la première claque de sa vie. Un geste qui m’a empêché de dormir pendant deux nuits entières.
Je suis complètement perdu. Comme si je n’avais plus de musique dans mon cœur pour faire danser ma vie. Et je ne vois qu’une solution: la police. Oui mais pour lui dire quoi? Que ma fille a disparu? Qu’elle ne s’est pas présentée en classe ce matin? Que mon journal a reçu un ultimatum? Tout bien pesé, ça vaut la peine d’y aller. Et il ne faut pas perdre de temps.
– Quel âge elle a?
– Quinze ans et quatre mois.
Blond, yeux marron et barbe de deux jours soigneusement entretenue, le flic est un jeune gars qui ne doit pas sourire beaucoup.
– Vous êtes sûr qu’elle n’a pas fait une fugue? S’est-elle accrochée avec quelqu’un, a-t-elle eu un comportement bizarre ces derniers temps?
– Non, rien d’important. Elle vit chez sa grand-mère depuis la mort de sa maman il y a un peu plus de dix ans maintenant, et celle-ci ne m’a rien signalé de particulier.
– A-t-elle laissé une lettre, quelque chose qui puisse nous aider?
– Je n’ai pas encore eu le temps de fouiller sa chambre mais je le ferai en rentrant.
– Vous ne voyez pas qui aurait pu vous prendre pour cible? Un ancien collègue, quelqu’un à qui vous auriez causé du tort dans un article, un membre de votre entourage qui vous jalouse?
– Non, je ne vois pas. Jusqu’ici, j’ai plutôt eu une vie assez ordinaire.
– A-t-elle des problèmes avec un petit ami, à l’école? Vous êtes-vous disputés? Est-elle malheureuse chez sa grand-maman?
Je réponds non à toutes les questions, ne tenant pas à étaler notre vie familiale.
– Qu’a déclaré exactement la personne qui a appelé votre journal?
Je lui tends le papier que Marc m’a donné, et dont il va faire une copie dans la pièce d’à côté.
– Avez-vous vérifié les radars et les péages. Il est possible qu’elle soit passée en France ou en Italie. Ces mots ne sont-ils pas la preuve qu’il s’agit d’un enlèvement?
– Peut-être. Avez-vous une photo que je puisse reproduire sur des avis de recherche s’il faut aller jusque-là?
– Oui, bien sûr que j’en ai une! Mais je vous en envoie une autre par mail tout à l’heure. Celle-ci n’est pas très récente.
– Faisons comme ça. Toutefois, à mon avis, elle va rentrer à la maison. Les enfants ont parfois de drôles d’idées, vous savez. Dans quatre-vingt-dix-sept pour cent des cas, ça se résout par une bonne engueulade. Elle va vite vous revenir, vous verrez.
– Vous pourriez au moins voir si vous avez quelque chose, Lausanne est pleine de caméras de vidéo-surveillance, non? Peut-être ont-elles enregistré un véhicule suspect, ou même le rapt de ma gamine! Vous n’allez quand même pas me laisser comme ça!
– Je regrette, mais jusqu’à demain, nous ne pouvons rien entreprendre de concret. C’est la loi. Faites-moi parvenir le portrait de votre fille et je verrai avec mon chef ce qu’il y a lieu de faire. »

À propos de l’auteur
SIMON-VERMOT_rogerSimon-Vermot © Photo DR

Roger Simon-Vermot, dit aussi Simon-Vermot lorsqu’il signe ses romans, est né au Locle (NE) où il a fait un apprentissage de typographe. Très vite intéressé par l’écriture, il devient journaliste, en intégrant notamment les rédactions de l’Illustré et du journal Coopération, avant de créer une agence de presse et publicité. Dans ce cadre, il conçoit différents magazines, devient rédacteur en chef de la revue vaudoise du 700e anniversaire de la Confédération, du Journal du Bicentenaire de la Révolution vaudoise puis rédacteur pour la Suisse romande de l’organe interne d’Expo 01-02. Durant quinze ans, il dirigera le fameux almanach «Le Messager boiteux» tout en collaborant à divers journaux et magazines.
Parmi la douzaine de livres qu’il a publiés jusqu’ici, citons «BDPhiles et Phylactères», une introduction à la bande dessinée, «Horrifiantes histoires du Messager boiteux», «PT de rire», illustré par Mix et Remix, «Illusion d’optique» ou «Putain d’AVC» qui ont obtenu un beau succès de librairie. Ceci, ajouté à un demi-douzaine d’ouvrages collectifs.
Roger Simon-Vermot est également l’auteur du scénario de «Eden Weiss», la bande dessinée officielle du Sept centième anniversaire de la Confédération suisse et parolier d’«Une autre vie», chanson gagnante de «La Grande Chance», émission concours de la RTSR. Il a également écrit une série de pièces radiophoniques policières sous le titre de «l’Agence Helvétie» diffusées sur les antennes de la Radio romande. C’est là aussi qu’il a animé durant environ un an «Samedi Soir», une séquence d’une heure sur le Neuvième Art.
Également peintre à ses heures, Roger Simon-Vermot est membre de la Société Suisse des Auteurs et de l’Association des écrivains neuchâtelois et jurassiens. Il se consacre désormais à son œuvre romanesque. (Source: Éditions du roc)

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Ossip Ossipovitch

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En deux mots:
On a cru voir le grand écrivain national Ossip Ossipovitch dans une cinéma d’Odessa. Il n’en fallait pas davantage pour que naisse l’un des récits que tout le monde connaît et qui font le gloire d’un auteur qui n’a jamais rien publié.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Sur les traces du grand écrivain national

Le premier roman de Marie Baudry pastiche les grands romans russes. En rassemblant les pièces du dossier Ossip Ossipovitch, elle s’amuse – et nous amuse – à construire la légende d’un grand écrivain. Érudit et malicieux!

Nombreux sont les auteurs qui, depuis Les liaisons dangereuses, ont utilisé avec plus ou moins de bonheur l’idée de Choderlos de Laclos de faire croire qu’il n’était pas l’auteur du livre qu’il faisait paraître, mais uniquement le dépositaire d’une œuvre qu’il jugeait utile à l’édification du public. Pour son premier roman, Marie Baudry a imaginé une petite variante à ce scénario en couchant sur le papier des récits qui ne furent pas publiés et en rassemblant certains écrits à propos d’Ossip Ossipovitch, le «grand écrivain national» vivant à Odessa.
Voici donc sur les bords de la Mer Noire, un rumeur qui enfle. On aurait aperçu l’auteur des désormais célèbres récits dans un cinéma de la ville. Illusion ou réalité? Toujours est-il qu’à partir de ce jour une nouvelle œuvre avait vu le jour. «En une seconde à peine le récit eut le temps de prendre corps, de s’étoffer, d’emplir la salle de cinéma et de se répandre dans tout Odessa, du moins dans toute sa partie haute, à la façon dont au réveil on saisit en un instant l’entièreté d’un rêve qu’on ne saura redire ensuite qu’avec trop de mots».
Vite qualifié de «post-apocalyptique», cette histoire ne tarde pas à diviser les Odessites. D’un côté les fervents admirateurs n’hésitant pas à crier au génie et de l’autre, ceux qui jugent scandaleux cette remise en cause du progrès et du développement de la cité portuaire magnifiée par Eisenstein et son Cuirassé Potemkine. Car l’ambiance a bien changé depuis que les idées révolutionnaires se sont dissoutes dans un pouvoir de plus en plus dictatorial. Les «années d’occultation» succédant aux rêves démocratiques. Ossip était alors avec les «purs et les pures», même s’il a toujours renoncé à s’exposer, préférant l’ombre à la lumière, laissant ses exégèses apporter leur pierre pour édifier sa statue.
Marie Baudry, qui est maître de Conférences en littérature générale et comparée, s’est visiblement amusée – et nous fait partager son plaisir – a ajouter des pièces au dossier en exhumant notamment la critique enflammée signée d’un certain Igor Vassiliévitch. Intitulée «La dernière fable d’Ossip Ossipovitch: humain, trop humain», elle n’est pas tendre pour le grand homme. Pour rééquilibrer un peu les choses, la même gazette Littéraire publiera un entretien, «dont nul ne saurait dire si elle est pure élucubration de scribouillard, dialogue apocryphe revu et corrigé par l’auteur, ou même, sait-on jamais, vérité à l’état pur (…). Là encore, on reconnaîtra le style propre aux journaux de cette époque, jusque dans ce goût pour des titres aussi racoleurs que truffés de références, puisque l’entretien portait ce long titre: «Dialogue avec Ossip Ossipovitch: “Longtemps je me suis rêvé en Balzac, en Dickens, en Dostoïevski.”»
Dans la grande lignée des auteurs russes que le peuple vénère, cet Ossip Ossipovitch est aussi le témoin des soubresauts de l’Histoire. Après l’agitation entre les «nationalistes pouchkiniens» et les «patriotes babéliens» qu’il regarde plutôt amusé, il voudrait être le héraut du soulèvement qui se dessine et dont il va, sans vraiment le vouloir, mettre le feu aux poudres dans un épilogue joliment amené.
Marie Baudry, entre pastiche et fantaisie débridée, a réussi son premier roman. On en redemande!

Ossip Ossipovitch
Marie Baudry
Alma Éditeur
Premier roman
224 p., 17 €
EAN 9782362794926
Paru le 3/09/2020

Où?
Le roman se déroule en Russie, à Odessa

Quand?
L’action se situe peut-être de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Odessa. On ne sait pas trop quand. Plus tard, mais pas très tard. Odessa, mais cela aurait pu être ailleurs. Une chose est sûre: là vit Ossip Ossipovitch, le grand écrivain national. Bien qu’il se soit toujours refusé à publier, son œuvre immense circule, on ne sait trop comment, parmi les Odessites qui en récitent, racontent et redisent les mille aventures, les mille exploits.
J’ai longtemps vécu à Odessa. J’ai fréquenté ou cru fréquenter Ossip Ossipovitch et les cercles auxquels il appartenait. J’ai entrepris ici de mettre par écrit certaines des bribes de son œuvre qui m’ont été transmises.
Lectrice, lecteur, il m’a paru important qu’elles arrivent jusqu’à toi qui n’as pas eu la chance de participer au soulèvement puis à la grande insurrection. Puisses-tu tirer grands fruits de son enseignement.»
Dans cette fable politique, la fantaisie, le burlesque et la poésie se jouent de la fin du monde. Face aux cyniques raisons d’État, la révolte est possible et désirable, qui redonnerait beauté et sens à la vie. Une variation sur les Nuits debout, à la mode odessite.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Blog Cultur’Elle (Caroline Doudet)
Blog des Arts

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Odessa. On ne sait pas trop quand. Plus tard, mais pas très tard. Odessa, mais cela aurait peut-être pu être ailleurs. Une chose est sûre, c’est là que vit Ossip Ossipovitch, le grand écrivain national. Personne n’a jamais lu une ligne de ce qu’il a écrit. Et pour cause: Ossip Ossipovitch s’est toujours refusé à publier. Mais son œuvre immense, colossale, circule néanmoins, on ne sait trop comment, parmi les Odessites qui en récitent, racontent et redisent les mille aventures, les mille exploits.
J’ai longtemps vécu à Odessa. J’ai fréquenté ou cru fréquenter Ossip Ossipovitch et les cercles auxquels il appartenait. Et malgré son horreur de la publication, tel un nouveau Platon – si tu veux bien, lectrice, lecteur, me passer l’orgueil de la comparaison – j’ai entrepris de mettre par écrit certaines des bribes de son œuvre qui m’ont été transmises.
Lectrice, lecteur, tu sauras en son temps en quelles circonstances elles me sont parvenues et pourquoi il m’a paru important qu’elles arrivent jusqu’à toi qui n’as pas eu et n’auras pas la chance de vivre à Odessa, d’y rencontrer Ossip Ossipovitch, de participer au soulèvement puis à la grande insurrection. Puisses-tu tirer grands fruits de son enseignement.

Après des mois – que dis-je – des années d’absence, la rumeur circulait (elle était partie du kiosque et s’était propagée d’une façon aussi concentrique qu’irrégulière, atteignant les bancs qui entourent la fontaine avant ceux du petit café des amoureux, sortant du parc par la rue Maïakovski avant que le boulevard Pouchkine ne fût lui aussi touché), selon laquelle Ossip Ossipovitch, le plus grand écrivain de la ville, et peut-être davantage, après des mois – que dis-je – des années d’occultation, était revenu à Odessa.
L’incertitude planait néanmoins: nul à Odessa mieux que n’importe où au monde ne sait qu’il est des silhouettes se ressemblant au point que leur ossature commune leur dicte une démarche semblable; au point même que cette seule analogie squelettique aille jusqu’à leur faire choisir les mêmes vêtements, à poser pareillement la voix, à avoir le même mouvement de la main passée dans les cheveux. Aussi la rumeur restait-elle particulièrement prudente et n’osait-elle se prononcer absolument quant à l’identité de cette silhouette familière, d’autant que la présence d’Ossip Ossipovitch avait jusqu’à présent toujours été accompagnée d’une épidémie de récits circulant dans les airs et dans les bouches des Odessites. Pour le moment, rien n’avait paru, nul récit, nulle histoire. Un silence presque effrayant.

Un jour morne se levait sur Odessa. C’était un de ces jours où l’on sait que l’horizon restera définitivement bouché, où le soleil ne se montrera pas et où la pluie s’abattra où bon lui semblera.
Pas de risque de croiser Ossip Ossipovitch par un temps pareil, pensa Iouri qui bombait un torse avantageusement souligné par l’étroite veste kaki qu’il portait et qui était ornée d’un écusson dont on ne pouvait comprendre de ce côté-ci du trottoir à quel parti il appartenait (une vendeuse venait de sortir de sa boutique pour en laver le seuil avec une énergie et des mouvements de hanche que Iouri jugea intéressants). Non, décidément, pensait Macha son balai à la main, ce n’est pas un temps à poète. Elle n’acheva pas sa pensée. Comme beaucoup des habitants d’Odessa, elle préférait se taire devant les uniformes sans poésie de ces apprentis héros au physique de brute épaisse, à la vulgarité sans pareille (même si l’on trouvait chez eux aussi de grands et fins connaisseurs de l’œuvre invisible d’Ossip Ossipovitch), qui traînaient sur les trottoirs de la ville comme celui qu’elle avait fait semblant d’ignorer de l’autre côté de la rue, prêts à s’affronter autour de l’inepte dualisme entre le nationalisme pouchkinien et le patriotisme babélien qui déchirait alors la ville.
Tout s’annonçait une fois encore morne, comme si la ville était dépossédée de son activité, de ses habitants et de toute consistance tant que l’esprit ossipien était coi. Certes le port, avec toutes ses grues et ses ferries et ses containers, s’agitait encore, mais le port, quand on était un vrai Odessite, et pas un sinistre cinéphile contraint de constater que du haut de ces célèbres escaliers on ne voyait rien et que d’en bas ce n’était guère plus impressionnant, bref, en vrai Odessite, on ne descendait (ni par conséquent ne remontait) jamais lesdits escaliers pour se rendre sur le port. Le cœur de la ville, la ville haute si l’on veut, se mourait lentement, et la vaine agitation des nationalistes pouchkiniens tenant la dragée haute aux patriotes babéliens, et réciproquement, était comme les soubresauts ultimes de la souris avec laquelle le chat a un peu trop joué et qu’il n’a plus qu’à déposer sur le seuil d’une porte quelconque.

C’est alors qu’on avait perdu tout espoir, et peut-être même parce qu’on avait perdu tout espoir, que se passa l’inouï; inouï pour un esprit odessite résigné à la mort rampante qui assaillait sa ville et sa vie, et non pour un occidental moyen pour qui l’inédit réside en quelque effrayante nouvelle prouesse génétique, sexuelle ou informatique. L’inouï, donc, commença dans la salle du cinéma Globus Vertov, au moment précis où les rares spectateurs qui s’y trouvaient somnolaient dans l’attente du film qu’ils avaient choisi de voir, en regardant les toujours spectaculaires et fatigantes annonces du cinéma sensationnaliste et les toujours fades et bavardes promesses du cinéma psychologique, moment qu’avait choisi Fedor pour glisser à sa compagne une hypothèse sur l’accroissement de l’impression de déjà-vu dans les salles obscures. Tout s’arrêta un instant. Le projectionniste avait failli à sa mission d’enchaîner parfaitement et sans temps mort les extraits des films à venir au film proprement dit. Et ce fut cette seconde d’inattention, ce trou dans le temps cinématographique, qui eut l’heur de s’emplir de ce que chacun attendait sans le savoir: le dernier opus d’Ossip Ossipovitch.

En une seconde à peine le récit eut le temps de prendre corps, de s’étoffer, d’emplir la salle de cinéma et de se répandre dans tout Odessa, du moins dans toute sa partie haute, à la façon dont au réveil on saisit en un instant l’entièreté d’un rêve qu’on ne saura redire ensuite qu’avec trop de mots. Dédaigneux, les Odessites auraient été surpris d’apprendre que c’étaient les histoires de marins, ces coquilles de noix creuses, qui pourvoyaient Ossip Ossipovitch de ses meilleures histoires. Méprisants à l’encontre du port et de son activité incessante, les Odessites n’auraient jamais voulu croire qu’Ossip Ossipovitch, avant d’être l’Odessite le plus casanier s’il en fut jamais (et la concurrence était pourtant rude en ce domaine) – si l’on excepte ses grandes périodes d’occultation dont on ignorait tout – avait embarqué, il y avait longtemps, dans la marine marchande, et qu’il avait même navigué sous pavillon français, puis britannique. Ils auraient été encore plus surpris d’apprendre qu’à sa connaissance des mers orientales, Ossip Ossipovitch ajoutait celle des routes et des voies ferrées qui parcouraient toute l’Europe d’ouest en est et du nord au sud, qu’il avait connu bien des villes, villages et hameaux les plus reculés de l’Europe orientale.
Mais plutôt que de s’appesantir sur une biographie trouée, apprends plutôt, lecteur, que le nouvel opus d’Ossip Ossipovitch fut aussitôt jugé scandaleux par une partie de la population, et notamment par celle-là même, certes minoritaire, qui passait ses matinées dans les cinémas eux-mêmes minoritaires du centre-ville, le Globus-Vertov, le Passaj-Cinéma-Trois salles et le Cinéma du Vertige. Apprends également que pendant un temps relativement court, et avant que les exégètes des deux bords ne s’y mettent, les patriotes pouchkiniens et les nationalistes babéliens partagèrent une même ivresse et passion pour ce dit récit. Apprends enfin que ce récit fut aussitôt qualifié, par une population qui dans son ensemble n’en revenait pas d’une telle compromission avec le goût du jour, de «post-apocalyptique». Quant à son contenu, tu le découvriras assez vite, lecteur, mais en son temps.
Était-il bien possible en ce jour de rapporter le plus fidèlement possible le récit apocryphe et post-apocalyptique de notre grand écrivain Ossip Ossipovitch, alors même que le glas solennel venait de faire vibrer l’air de ses sons graves ; alors même que nous, narrateur d’occasion prêtant main forte à la transcription samizdatique de l’œuvre invisible d’Ossip Ossipovitch, avions vue (et ouïe) sur la basilique Saint-Basile d’où le glas funèbre était parti et que nous avions malgré nous prêté l’oreille aux chants qui s’élevaient (chants assez faux malheureusement car le pope n’avait pas l’oreille musicienne), alors même que nous avions pu observer comme chaque fois la morne indifférence des employés des pompes funèbres fumant leur cigarette devant le porche en attendant que ça passe, alors enfin que nous aurions peut-être dû nous trouver dans la basilique plutôt qu’à une table de cuisine en train d’écrire, puisque nous connaissions bien celui qui attendait lui aussi patiemment dans sa boîte qu’on veuille bien le mettre en terre ?
Non lecteur, tu le comprendras bien, il ne saurait être question en un tel jour de te livrer le récit d’Ossip Ossipovitch. Sans quoi le glas, sonnant pour un seul homme, risquerait de déteindre de ses sombres sonorités sur un récit que je voudrais te retranscrire le plus conformément possible aux impressions qu’il laissa dans l’esprit et le cœur des Odessites. Il nous faudra attendre un jour moins solennel et que les chants timides s’élevant de la basilique se taisent enfin pour te raconter ce qui allait redonner vie aux Odessites.

Lecteur, n’accuse pas le narrateur de vouloir te mystifier ou abuser de ta patience en différant à loisir ce premier récit. De même que les récits d’Ossip ne circulaient jamais quand on les attendait, de même on ne saurait les transcrire à heure fixe. Qu’on ne voie là aucune posture, aucun goût pour un malheureux second degré et ses frères ironiques mais plutôt une vieille inclination odessite pour la patience, une certaine aptitude à la surprise : c’est quand il ne se passe rien que tout peut arriver, si tu me permets de reprendre ce fameux dicton odessite.
Récit de l’Impensable
On pourrait commencer n’importe où, avait dit la voix, avait dit Ossip. N’importe où, car après l’Impensable, c’est partout qui fut modifié, partout qui eut à être repensé et reconsidéré.
Il n’était pas vrai que tout avait été détruit. Pas vrai, parce que cela n’est pas possible, la destruction complète des choses, cela n’existe pas. (Et à ceux dont Ossip Ossipovitch devinait qu’ils resteraient d’éternels sceptiques, il ajoutait dans une incise dont les autres étaient privés : voyez, voyez, ils ont voulu les chasser tous de leur pays, il y a des siècles, pendant des siècles, ils ont cru les éliminer tous, et voyez pourtant tout au bout de la vieille Europe Atlantique, ils versent de l’huile d’olive dans une soucoupe pour prédire l’avenir, ils allument certains soirs un chandelier, et parfois même ils apposent certaine image stellaire au-dessus de la porte de la maison, tout cela sans savoir qu’ils sont de la race des éternels rejetés, des expulsés séculaires. Il voulait même ajouter : regardez, regardez ! ils ont voulu nous tuer tous, jusqu’au dernier, mais sa phrase s’arrêtait au bord de ses lèvres, parce qu’alors ses yeux s’embuaient, non de la douleur d’avoir perdu certains êtres particuliers – ses yeux étaient secs depuis longtemps pour cela – mais de la perte d’un monde, du monde, d’une certaine culture, qui pour Ossip avait été toute la culture.)
Il reprenait plus calme, pour tous ceux qui l’écoutaient : la destruction n’existe pas de façon absolue. Quelque temps après la survenue de l’Impensable (on ne savait dire après combien de jours et de nuits c’était, car tout, jour et nuit, fut brouillé pendant un long moment), qui eût eu des yeux pour voir, qui eût posé, si cela avait encore existé, son visage sur le sol, qui eût encore eu des mains pour le gratter (ce qui aurait été facile, car tout ce qui recouvrait la surface de la terre avait volé en éclats au moment de l’Impensable et le sol s’était troué, livré béant, fracturé, à la terre noire, fine et granuleuse, qui recouvrait désormais ce qui autrefois s’était appelé béton armé, route, dalle, autoroute, zone commerciale, ville, stade, aéroport), qui, donc, eût pu faire cela eût assisté à un curieux spectacle. Cette terre si noire, semblable à une fine cendre, dès qu’on en observait une infime parcelle, se révélait vivante. Mieux, elle grouillait d’un monde infiniment minuscule de scolopendres, de vers de terre, de cloportes, de hannetons, d’invertébrés et d’invisibles vertébrés, de rampants, de juteux et parfois de fort appétissants (car on changerait bien vite quant aux goûts et dégoûts gastronomiques) petits animaux qu’on n’avait jamais vus jusqu’à présent.
C’est alors que l’esprit qui planait au-dessus du monde détruit jugea que l’Impensable, ce nom qui avait été donné au jour de la catastrophe, n’était peut-être pas juste, car ce qu’un nez, des yeux, des mains eussent pu voir et toucher sur le sol, était tout à fait pensable, malgré son aspect peu reluisant pour l’étroitesse de vue humaine, et que ce pensable-là, on pouvait lui donner un nom très simple et très mystérieux tout à la fois – la vie. C’était de la vie qui grouillait et tous ces infimes représentants d’un peu de vie, de cette vie souterraine, presque microscopique, formaient bien cette chose qu’on appelait le vivant, et étaient la preuve que cette terre qui avait recouvert d’un manteau poudreux les continents, les océans, et tous leurs habitants, cette terre qui partout avait déferlé pour tout ensevelir, enterrer et absorber, loin d’être matière inerte, tout juste bonne à semer la vengeance et la destruction, avait gardé intacte sa puissance de vie, au moment même où elle s’était faite puissance de mort.

Petit à petit, tous les minuscules qui peuplaient la fine terre noire, commencèrent à entrer sous terre pour descendre à quelques centimètres de la surface.
Le danger qu’ils craignaient, ces frêles zélateurs de l’obscurité, c’était la lumière qui peu à peu revenait à intervalles irréguliers et pour des périodes de plus en plus longues, au point qu’il arriva qu’on pût clairement distinguer au bout d’un temps que plus aucun appareil n’était capable de mesurer, quelque chose qui autrefois s’était appelé le Jour, alternant avec ce qui s’était appelé la Nuit.
Ainsi donc, pensait en lui-même l’esprit qui planait au-dessus de cette terre poudreuse qui avait tout recouvert – ainsi donc le soleil n’est pas mort, ainsi donc l’Impensable n’a pas eu lieu, ainsi donc c’est toute la vie qui va reprendre, et pas seulement la vie des êtres souterrains, mais toute la vie supraterrestre qui va recommencer, et il n’avait pas fini sa pensée que l’esprit, comme un chien trempé, s’affaissa sous le poids de l’humide qui lui tombait dessus, le traversait de part en part, en des millions d’atomes aqueux qui se déversaient à un rythme frénétique,
l’eau.
Il ne manquait plus que l’eau, se lamentait l’esprit, en proie à la terreur. La terre, le soleil, l’eau, se répéta-t-il.
Tout va recommencer. Tout va recommencer comme avant.

Comme avant ?
Dans la panique, l’esprit en vint à douter de l’éradication absolue qu’avait produite l’Impensable.
Et si certains hommes, ou femmes, ou enfants, avaient survécu ? Et si l’homme, celui-là même qui avait œuvré de toutes ses forces et son intelligence idiotes à la destruction de son monde et de son espèce, était encore là ? Et si par-delà son existence physique et matérielle apparemment disparue, perdurait encore quelque chose de ce que l’esprit se surprit à qualifier d’esprit humain, et dont il se ferait malgré lui le grand dispensateur ?
Abasourdi par une telle hypothèse, hypothèse qu’il s’était tue jusqu’alors, devant le spectacle si rassurant des vers de terre, l’esprit, s’il eût eu des mains et des yeux, eût posé ses mains sur ses yeux pour ne pas voir ce qu’il venait de concevoir, pour se débarrasser de cette vision de cauchemar.
Après ce moment de stupeur abrutie, l’esprit se releva, se ramassa, et fut comme ébloui par la révélation qui se fit en lui et sur le monde qu’il surplombait.
Et si l’Impensable était qu’Il n’eût pas été entièrement détruit ?

Une telle pensée demandait à être vérifiée, pour être en mesure d’écarter définitivement l’atroce hypothèse.
Mais l’esprit ne se sentait aucun courage pour entreprendre de parcourir en tous sens et en tous points la surface de cette cendre qu’il avait – avant sa révélation – trouvée si rassurante, si bénéfique, et qui à présent lui inspirait une sorte de terreur mêlée de mépris. Aussi l’esprit se laissa-t-il flotter ; il eût voulu être une autruche et enfouir dans la terre noire non pas une tête qu’il ne possédait pas, mais l’esprit tout entier.
Dans ses heures de mauvaise foi, l’esprit se rassurait en se disant qu’il était de toute façon impossible d’accomplir pareil parcours, tout se ressemblait à présent trop sur la terre qui n’avait jamais si bien porté son nom, tout avait été comme arasé, hormis quelques rares monticules qui dépassaient encore et qui avaient dû autrefois appartenir à la chaîne himalayenne. Et pour ce qui était de ces points, l’esprit s’y était déjà rendu et avait pu constater avec bonheur qu’aucune intrépide cordée, aucune aventureuse expédition n’y avait survécu non plus qu’ailleurs.
La plupart du temps, l’esprit se terrait, tapi comme un chat prêt à bondir sur la souris, empli d’une souveraine tristesse : lui qui avait dû s’enfouir pendant des milliers, peut-être des millions d’années, il ne se souvenait plus, pour ne souffler que rarement sur un monde de plus en plus colonisé par cette étrange créature qui s’était donné le nom d’homme, lui qui avait patiemment attendu son heure, que son règne vienne, lui, immortel, sans visage et sans corps, se voyait détrompé et inquiété, telle une âme errante qui ne trouverait plus jamais le repos.

Ce repos, racontait Ossip Ossipovitch, plein de compassion pour le désespoir de l’esprit, mais lui-même si content d’être homme et de pouvoir s’éblouir encore de la chaude lumière d’un matin d’automne passant au travers des feuilles et des branches du bouleau du parc, non sans les avoir réargentées au passage, ce repos, l’esprit ne le trouvait plus nulle part. La vie souterraine des scolopendres et des cloportes, des vers de terre et des invisibles lui semblait à présent une monstruosité sans nom, une aberration, une excroissante protubérance qu’il eût fallu endiguer : ce n’était plus pour lui que de l’humanité en germe.

Encore un pas de plus, ajoutait Ossip Ossipovitch à ceux qui commençaient à comprendre que son récit ne pourrait entrer si facilement dans ce qui était désormais devenu une catégorie de la production à grande échelle, avec ses quelques chefs-d’œuvre et ses innombrables coûteux nanars, et qu’on appelait affectueusement « post-apo », lequel diminutif convenait de moins en moins bien au dernier récit d’Ossip Ossipovitch, où l’Apocalypse s’appelait l’Impensable et où le dernier survivant était un esprit sans corps ni sexe.
Encore un pas de plus, disait encore Ossip Ossipovitch, et l’esprit jusque-là invisible commencerait à se muer en un souffle éthéré, en un gaz soufré, en une fumée odorante, car jamais l’esprit n’avait été si plein de contradictions, lui qui avait toujours réuni harmonieusement tout et son contraire, voilà qu’il désespérait de vouloir et de ne vouloir pas la destruction du monde, voilà qu’il s’effrayait, comme s’il était possible que sur lui, l’intemporel, le temps eût prise, et qu’il eût hésité sachant par avance l’enchaînement de toutes les causes et de tous les effets.
On aurait pu croire que l’esprit avait jusque-là toujours suivi un plan tracé d’avance. Que c’était lui qui avait eu en tête cette idée d’une diminution constante de la taille des espèces, du dinosaure au vers de terre. En réalité, si quelqu’un ou quelque chose avait été en mesure de se mettre à la hauteur de l’esprit (et ici Ossip insistait sur le fait qu’il n’était question que de se mettre et surtout pas de se hisser), il aurait été bien déçu de comprendre que celui-ci ne suivait aucun plan précis. Pire : tout lui avait toujours échappé, parce que la vie est incontrôlable, « par nature » comme il s’amusait à le dire à ses rares heures d’espièglerie. Pire, parce que la vie ne peut être abolie que pour entamer un nouveau cycle de naissances et de destructions, et cela à l’infini.
Ainsi l’esprit n’aurait pu prévoir qu’après l’Impensable (et plus il y pensait, plus il se disait qu’un nom pareil n’avait pu lui être soufflé que par un esprit humain, car il était trop à taille humaine), la terre, jour après jour, aurait commencé à se couvrir d’une végétation de plus en plus luxuriante. Toutes les graines enfouies, toutes les semences cachées, endormies, ramenées en surface, commencèrent à germer, chacune à son rythme. Ce furent d’abord les fougères arborescentes, en même temps que certaines légumineuses que l’on ne savait plus reconnaître. En quelques années la terre se recouvrit d’une dense forêt aux essences innombrables, et sous laquelle poussaient fleurs, herbes, légumes, graminées, arbustes, fruitiers, ronces, tout plus prodigue que jamais.
En de certains endroits, l’océan avait fini par soulever l’épaisse couche de terre noire et cendreuse qui l’avait recouvert, et se dessinaient, instables, de nouveaux continents, ou plutôt un seul continent, car la terre se tenait d’un bloc, trouée çà et là par de grandes mers intérieures qui retrouvaient le nom de lacs, mais qui avaient gardé la salinité des océans dont ils provenaient.
C’était bel et bien une renaissance, un nouveau monde, végétal pour l’essentiel. Certes, les vers de terre, scolopendres et tous les invisibles du dessous de la terre étaient toujours présents. Mais il fallait une oreille bien fine (pour qui eût eu encore des oreilles en ces temps à venir) pour ouïr le souterrain travail de digestion de la terre.
Ladite oreille aurait été bien surprise de n’entendre d’autre bruit que le frémissement du vent dans les feuillages, que le ploc ploc plus ou moins retentissant de la pluie, et parfois un craquement plus ou moins prononcé selon que c’était une branche ou un arbre en son entier qui s’abattait. Elle aurait été bien en peine d’entendre le chant d’un oiseau, le bourdonnement d’un insecte, les feulements du fauve ou les glapissements d’on ne sait quoi, moins encore d’humaines paroles. Le règne animal n’était plus que souterrain. La surface de la terre était déserte de toute vie non végétale ou fongique.
L’esprit contemplait en silence sa création bien qu’il n’y fût pour rien. Son absence d’œil était vide et l’ombre de sa posture pensive indiquait la profonde mélancolie de son attitude.
Le monde était vide et l’esprit s’ennuyait.
Quand l’entièreté du dernier opuscule d’Ossip Ossipovitch fut connue de tous, de ses admirateurs comme de ses détracteurs, des nationalistes pouchkiniens autant que des patriotes babéliens, il se fit entendre une sourde, mais tenace rumeur à travers la ville. Beaucoup s’agaçaient de ce qui leur paraissait être une fable ésotérique et métaphysique. Les religieux, les convertis, les ultras, les puritains et les zélés, tous y voyaient une insulte à la Création autant qu’au Créateur, et se demandaient jusqu’à quel point l’esprit devait être considéré comme la représentation de la déité, et si oui, à quel degré de blasphème on était arrivé. Les messianistes et kabbalistes, prophétistes et anticipationnistes, projectionnistes et futuristes analysaient quant à eux chaque détail et tentaient de faire converger le récit d’Ossip Ossipovitch avec leurs propres calculs. Mais comme toujours, ce n’était pas de ces côtés folkloriques-là que survint le pire. Le pire vint de ceux que l’on appelait à cette époque les Sages : ils formaient une petite caste proche de tous les cercles du pouvoir, politique autant qu’économique et, parce qu’ils venaient de la frange de la bourgeoisie qui avait mystérieusement et très rapidement réussi à s’enrichir durant le siècle passé, mais aussi parce qu’ils avaient fait leurs études dans les meilleurs écoles et lycées de la capitale et qu’ils avaient tôt publié des livres (sous l’antique forme matérielle et commerciale que les livres d’Ossip n’avaient jamais prise), ils intervenaient dans des journaux entièrement dévoués à leur pensée sur tout sujet nécessitant l’expertise d’un philosophe ou écrivain, et produisaient par là la soi-disant sagesse de l’époque. Les Sages (dont Ossip Ossipovitch n’avait jamais fait partie, comme on s’en doute), se pensaient donc la crème de la pensée et ne se privaient pas de faire partager au commun des mortels l’éclat de leur intelligence céleste.
On assista donc comme à l’accoutumée à un déluge de commentaires des Sages, lesquels, sous l’apparente discordance des opinions (il fallait bien que chacun tentât de se distinguer), se révélaient finalement très ressemblants.

Igor Vassiliévitch Popov, surnommé Pitrigor par ses détracteurs, fut sans doute le premier à livrer son interprétation de la dernière feuille volante d’Ossip Ossipovitch. Elle parut d’abord dans le grand journal du soir, sous forme de ce qu’on avait coutume d’appeler en ce temps-là une recension critique, qui prenait place dans la très menacée colonne dédiée à la littérature et aux « idées ».
Mais exceptionnellement (et cette exception avait toujours été respectée après chaque apparition d’un nouvel opus d’Ossip Ossipovitch), l’article d’Igor Popov avait le privilège de s’étaler sur deux pages pleines du quotidien vespéral. C’était dire l’honneur que le quotidien réservait aux mots de Popov, c’était dire aussi l’honneur que Popov lui-même voulait bien faire à Ossip Ossipovitch, qui pourtant n’avait jamais rien demandé. C’était dire enfin l’importance que tout cela revêtait pour l’Odessite moyen.
Pourtant (et ce pourtant serait lui aussi à pondérer, car la déception dont on parlera ensuite faisait partie de tout ce cérémonial qui consistait à attendre beaucoup trop d’Igor Popov, pour ensuite convenir qu’il n’était pas l’éclair de la pensée qu’il prétendait être. Il n’en était que la promesse, mais cela suffisait à ce que l’on espérât toujours être enfin surpris et enfin contenté dans ses attentes : ce qu’on aurait voulu, c’est qu’il mît des mots simples sur ce que chacun de nous ressentait sans parvenir à mettre en forme ces impressions), pourtant, donc, les Odessites furent – sans surprise – grandement déçus à la lecture de l’article. D’abord parce que le critique s’appesantissait lourdement sur une série d’observations que le lecteur avait déjà faites par lui-même. Mais surtout, la lecture que Pitrigor proposait de la fable d’Ossip Ossipovitch s’avérait très vite aussi ampoulée que platement réductrice.
Si le lecteur courageux veut se faire une idée plus juste du type de critique que l’on publiait alors, et du singulier accueil qu’on lui fit, ainsi que des réactions qu’elle provoqua, il pourra lire – avec l’autorisation du grand quotidien du soir – une sélection des meilleures pages de cet article sobrement intitulé : « La dernière fable d’Ossip Ossipovitch : humain trop humain ». Mais il pourra tout aussi bien sauter allègrement au-dessus de ce chapitre, s’il préfère s’éviter la rencontre avec un de ces esprits faussement supérieurs de notre temps, sans craindre de perdre quoi que ce soit à la teneur générale de notre récit.

Extraits
«La dernière fable d’Ossip Ossipovitch : humain, trop humain»
par Igor Vassiliévitch Popov (édition du soir, extraits)
«Qui n’a pas été surpris, qui n’a frémi, qui n’a craint le pire quand soudain en notre bonne vieille ville d’Odessa courut la rumeur selon laquelle notre grand écrivain national Ossip Ossipovitch venait non seulement de nous livrer une nouvelle œuvre, mais plus encore quand cette œuvre reçut aussitôt de ses premiers auditeurs, lecteurs et récepteurs le qualificatif barbare de “post-apocalyptique” ?
Il nous faut à toute force revenir sur ce qualificatif qui nous semble tout sauf simple.
On pourrait le croire l’invention des marchands de rêves cinématographiques et n’être qu’un sous-genre destiné à un public adolescent partagé entre les romances fantastiques et les vulgarités sans nom d’une musique qu’on n’ose nommer ici. Et pourtant ! Ce qualificatif renvoie, il nous faut modestement mais fermement le rappeler, à une tendance profonde du récit humain, à l’un de ses schèmes fondateurs, oserais-je dire si j’étais sûr que le public comprît encore de tels mots (ah ! époque bénie et aujourd’hui révolue où aucun de ces mots savants n’effrayait le vulgum pecus), celui qui mêle les thèmes de la descente aux enfers, de la destruction du monde, du voyage chez les morts, ce récit où le monde d’hier, le monde des vivants, a disparu, et où le héros erre désormais parmi les ombres et les décombres de son univers aboli.
Oui ! c’est bien à cela que nous sommes livrés chaque fois que nous avons affaire à un récit post-apocalyptique, et que, pour ma part, je préfère nommer le schème du voyage en terre morte, et, j’ose le dire, je le goûte, je le prise, ce récit qui fait vibrer en moi des peurs que je sais ancestrales.
S’il fallait ce premier détour – qui aura peut-être rebuté nos jeunes générations toujours éprises de vitesse et qui croient que la lenteur signifie qu’il ne se passe rien –, il le fallait pour mieux comprendre le scandale du récit d’Ossip Ossipovitch, car oui, j’ose l’affirmer : ce récit est un scandale. […]»
Ici Igor Vassiliévitch revenait inutilement sur toutes les étymologies possibles du mot scandale dans le seul but de nous montrer que le scandale dont il parlait n’était pas le scandale tel qu’on le comprenait communément – mais ses arguties furent perdues pour bien des lectrices et lecteurs inattentifs qui passèrent directement à la suite de ses analyses: « Scandale il y a, oui, je vous le dis : Ossip Ossipovitch prétend nous livrer un monde privé d’humanité, l’ayant aboli une bonne fois pour toutes (même s’il laisse planer un doute, peut-être dans l’optique assez platement commerciale d’une suite à donner, ce que, disons-le tout de suite, nous ne saurions souhaiter). Et que fait-il ? Il nous réintroduit aussitôt après de l’humain par la petite porte, avec cet esprit qui, bien que dénué de corps, ressemble trop à certaines mélancolies des temps anciens, et que l’on finit par voir doté d’un corps bien complet à force de nous nier la possibilité qu’il en ait un ! Et quoi ? Cet esprit si peu spirituel, comble du mauvais goût, se voit affublé d’une bassesse de caractère et d’une veulerie bien trop humaines, malheureusement.
Qu’avait-il besoin alors de l’appeler Esprit, de nous faire croire à je-ne-sais-quelle spiritualité ou hauteur philosophique pour nous livrer in fine un pleutre de la plus vile espèce ? Sommes-nous donc assez stupides pour accorder un semblant de sympathie aux pitreries d’Ossip Ossipovitch, quand, en nous livrant un monde tout à fait imaginable, il nous le nomme “Impensable” ?
Pour qui nous prend-on ?
Autant dire que nous espérons bien qu’il s’agisse ici de la dernière fable de celui qu’on nomma jadis notre grand écrivain national et qui eût mieux fait de rester dans l’occultation dans laquelle il se trouvait. Qu’on n’y voie pas là injure, mais plutôt le bienveillant conseil d’un amateur qui veut se croire éclairé. »
Ainsi finissait la prose d’Igor Vassiliévitch, dont on comprit très vite que son argument gisait tout entier dans son titre. Malgré tout le respect que nous avions encore pour notre grand critique, son article fut assez vite oublié, au point même qu’en le relisant pour l’intégrer à notre récit, nous avons fini par nous demander si toute cette hargne ne venait pas d’un autre critique, d’un autre journal, et si nous n’avions pas un peu mélangé toutes les coupures de presse. »

« On trouve de petites choses plus amusantes dans ce dossier, comme cette entrevue, dont nul ne saurait dire si elle est pure élucubration de scribouillard, dialogue apocryphe revu et corrigé par l’auteur, ou même, sait-on jamais, vérité à l’état pur. Elle avait paru dans La Gazette littéraire, de parution hebdomadaire, peu de temps après la publication de l’article enflammé d’Igor Vassiliévitch.
Là encore, on reconnaîtra le style propre aux journaux de cette époque, jusque dans ce goût pour des titres aussi racoleurs que truffés de références, puisque l’entretien portait ce long titre : « Dialogue avec Ossip Ossipovitch : “Longtemps je me suis rêvé en Balzac, en Dickens, en Dostoïevski.” »
« Dialogue avec Ossip Ossipovitch »
La Gazette littéraire
G. … »

À propos de l’auteur
Marie Baudry est maître de Conférences en littérature générale et comparée de l’Université de Lorraine à Nancy. Ossip Ossipovitch est son premier roman. (Source : Alma Éditeur / Blog des arts)

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Nature humaine

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En deux mots:
Alexandre va-t-il reprendre la ferme familiale dans le Lot? La sécheresse de 1976 ne l’y incite pas vraiment, à moins que Constanze, l’étudiante rencontrée à Toulouse, n’accepte de venir s’installer avec lui. Dans un monde qui change très vite, resté lié à la nature a-t-il encore un sens ?

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

De la sécheresse à la tempête

De 1976 à l’aube de l’an 2000, Serge Joncour raconte l’évolution de la France à travers le regard d’un jeune agriculteur du Lot. Ce faisant, il dévoile beaucoup de la Nature humaine.

Après Chien-Loup, revoilà Serge Joncour au meilleur de sa forme. Nature humaine est un roman riche, épique, tranchant. Il s’ouvre en juillet 1976, à une époque que les moins de vingt ans ne peuvent certes pas connaître, mais qui a marqué tous ceux qui comme moi l’ont vécue. En juillet, la première grande canicule provoque de nombreuses interrogations et une remise en cause du système productiviste: «Cet été de feu avait déréglé tout le monde, avait tout chamboulé.» Pour les agriculteurs, le choc est rude. Et ce n’est pas «l’impôt canicule» décrété par le gouvernement de Giscard d’Estaing qui est susceptible de les rassurer. À commencer par les Fabrier, la famille mise ici en scène. Les trois générations qui s’activent dans les champs brûlés par le soleil entonnent leur chant du cygne. Ils plantent pour la dernière fois du safran, une culture qui exige beaucoup de main d’œuvre et ne peut plus rivaliser au niveau du prix avec les importations d’Iran, d’Inde ou du Maroc.
Les grands-parents sont usés, les parents pensent à la retraite. Mais pour cela, il faudrait que leur fils Alexandre se décide à reprendre l’exploitation. Car ses trois sœurs ont déjà choisi une autre voie. Caroline, qui s’apprête à passer son bac, partira étudier à l’université de Toulouse. Vanessa, 11 ans, rêve d’être photographe et parcourt déjà la région avec son instamatic en bandoulière. Quant à Agathe, 6 ans, elle suivra sans doute ses sœurs.
Mais Alexandre n’a pas encore décidé de son avenir. Et ce n’est pas le Père Crayssac qui va l’encourager. Vieux contestataire, il a été de tous les combats, se rend régulièrement au Larzac où l’armée envisage d’installer un camp d’entraînement, refuse même que les PTT installent une ligne téléphonique sur ses propriétés. D’un autre côté, Alexandre voit bien les camions-citernes des militaires venir abreuver les bêtes et doit bien constater que «sans les Berliet de l’infanterie, les vaches auraient été aussi desséchées que le fond des mares.»
Si ce roman est si réussi, c’est qu’il met en lumière les contradictions, les espoirs et les illusions des uns avec l’expérience et les peurs des autres. En choisissant de se concentrer sur quelques dates-clé de notre histoire récente comme l’élection de François Mitterrand en 1981, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986 ou encore la tempête Lothar en 1999, quelques jours avant le basculement redouté vers l’an 2000, Serge Joncour souligne avec vigueur les changements dans la société, le divorce croissant entre l’homme et la nature.
Alexandre, qui a rencontré Constanze – étudiante venue d’Allemagne de l’est – dans la colocation de sa sœur à Toulouse, devenant alors le gardien des valeurs et des traditions dans un monde qui ne jure que par le progrès, la technologie, les «grandes infrastructures». Le but ultime étant alors de désenclaver le pays, y compris ce coin du Lot. Pour se rapprocher de sa belle, il va se rapprocher des étudiants qu’elle côtoie, antinucléaires prônant des actions radicales, et se brûler à son tour les ailes.
Si une lecture un peu superficielle du roman peut laisser croire à un manuel conservateur soucieux de conserver la France d’antan avec ses paysans et une agriculture raisonnable, pour ne pas dire raisonnée, Serge Joncour est bien trop subtil pour en rester là. À l’image de son épilogue, il préfère poser les questions qu’apporter les réponses, donner à son lecteur matière à réflexion et, sous couvert du roman, rapprocher deux mots qui ont trop eu tendance à s’éloigner, nature et humain. N’est ce pas ce que l’on appelle l’écologie?

Nature Humaine
Serge Joncour
Éditions Flammarion
Roman
400 p., 21 €
EAN 9782081433489
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement dans le Lot, mais aussi à Toulouse. On y évoque aussi Paris et Berlin.

Quand?
L’action se situe de 1976 à 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
La France est noyée sous une tempête diluvienne qui lui donne des airs, en ce dernier jour de 1999, de fin du monde. Alexandre, reclus dans sa ferme isolée du Lot, semble redouter l’arrivée des gendarmes. Seul dans la nuit noire, il va revivre une autre fin du monde, celle de cette vie paysanne et agricole qui lui paraissait immuable enfant.
Entre l’homme et la nature, la relation ne cesse de se tendre. À qui la faute ? À cause de cette course vers la mondialisation qui aura irrémédiablement obligé l’homme à divorcer d’avec son environnement? À cause de l’époque qui aura engendré la radicalisation comme la désaffection politique, Tchernobyl, la vache folle et autres calamités? Ou à cause de lui, Alexandre, qui n’aura pas écouté à temps les désirs d’ailleurs de la belle Constanze?
Dans ce roman de l’apprentissage et de la nature, Serge Joncour orchestre presque trente ans d’histoire nationale, des années 1970 à 2000, où se répondent, jusqu’au vertige, les progrès, les luttes, la vie politique et les catastrophes successives qui ont jalonné la fin du XXe siècle, percutant de plein fouet une famille française. En offrant à notre monde contemporain la radiographie complexe de son enfance, il nous instruit magnifiquement sur notre humanité en péril. À moins que la nature ne vienne reprendre certains de ses droits…

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Les Échos (Philippe Chevilley) 
Actualitté (Hakim Malik, libraire à la Maison de la Presse, Aix-les-Bains) 
Bulles de culture 
Blog La bibliothèque de Delphine-Olympe 
Page des Libraires (Jean-François Delapré Librairie Saint-Christophe à Lesneven) 


Entretien avec Serge Joncour à propos de son roman Nature humaine © Production Flammarion

INCIPIT (Les premier chapitre du livre)
« Jeudi 23 décembre 1999
Pour la première fois il se retrouvait seul dans la ferme, sans le moindre bruit de bêtes ni de qui que ce soit, pas le moindre signe de vie. Pourtant, dans ces murs, la vie avait toujours dominé, les Fabrier y avaient vécu durant quatre générations, et c’est dans cette ferme que lui-même avait grandi avec ses trois sœurs, trois lumineuses flammèches dissemblables et franches qui égayaient tout.
L’enfance était éteinte depuis longtemps, elle avait été faite de rires et de jeux, entre assemblées et grands rendez-vous de l’été pour les récoltes de tabac et de safran. Puis les sœurs étaient parties vers d’autres horizons, toutes en ville, il n’y avait rien de triste ni de maléfique là-dedans. Après leur départ, ils n’avaient plus été que quatre sur tout le coteau, Alexandre et ses parents, et l’autre vieux fou auprès de son bois, ce Crayssac qu’on tenait à distance. Mais aujourd’hui Alexandre était le seul à vivre au sommet des prairies, Crayssac était mort et les parents avaient quitté la ferme.
Ce soir-là, Alexandre traîna les sacs d’engrais de la vieille grange jusqu’au nouveau bâtiment de mise en quarantaine. Ensuite, suivant toujours les plans d’Anton, il révisa les mortiers, le fuel. À présent, tout était prêt. Avant de rentrer à la ferme, il alla jeter un œil dans la vallée, à l’affût du moindre signe, du moindre bruit. Le vent était fort, alors il s’avança plus encore. Avec ces rafales venues de l’ouest lui revenaient des éclats d’explosions et le fracas des foreuses, par moments il croyait même les entendre de nouveau, surgis de l’enfer, à près de cinq kilomètres de là. C’était atroce, ce bruit, à chaque fois qu’il reprenait ça faisait comme une immense perceuse vrillant depuis le fond de l’espace, un astéroïde assourdissant qui aurait fondu sur la Terre pour venir s’écraser là.
En repartant vers la ferme, il se demanda si les gendarmes n’étaient pas en planque de l’autre côté du vallon, au-delà des pans de terre rasés. Peut-être que depuis hier ils l’observaient, en attendant d’intervenir. Il regarda bien, ne décela pas la moindre lueur, pas le moindre mouvement, rien. Il était sûr, cependant, d’avoir été repéré hier soir, pas par la caméra en haut du poteau blanc, mais la petite au-dessus de la barrière du chantier, même s’il avait fait gaffe en prenant le détonateur, après avoir mis de la toile de jute sous ses semelles comme Xabi le lui avait dit. La centrale à béton était paumée en plein territoire calcaire, à des kilomètres de toute habitation, néanmoins il faudrait qu’il y retourne, d’autant qu’à cause de ces vents forts, prévus pour durer selon Météo-France, le chantier serait fermé toute une semaine, ça lui laisserait largement le temps de retirer la bande de la caméra, ou d’en vérifier l’angle pour s’ôter toute angoisse, et de faire ça calmement. Alexandre s’assit à la grande table, posa ses coudes comme si on venait de lui servir un verre, sinon que devant lui il n’y avait rien d’autre que ce panier à fruits toujours désolant en hiver. Il prit deux noix, les cala l’une contre l’autre dans sa paume et n’eut même pas besoin de serrer fort pour qu’elles se disloquent dans un bruit retentissant.
Chaque vie se tient à l’écart de ce qu’elle aurait pu être. À peu de chose près, tout aurait pu se jouer autrement. Alexandre repensait souvent à Constanze, à ce qu’aurait été sa vie s’ils ne s’étaient jamais rencontrés, ou s’il l’avait suivie dans sa manie de voyager, de courir le monde et de toujours bouger. À coup sûr il n’en aurait pas été là. Mais il ne regrettait rien. De toute façon il n’aimait pas les voyages.
1976-1981
Samedi 3 juillet 1976
C’était bien la première fois que la nature tapait du poing sur la table. Depuis Noël il ne pleuvait plus, la sécheresse raidissait la terre et agenouillait le pays, à cela s’étaient ajoutées de fortes chaleurs en juin, l’émail du vieux thermomètre sur le mur en était craquelé. Au fil des coteaux, les prairies s’asphyxiaient, les vaches broutaient les ombres en lançant des regards qui disaient la peur.
Depuis que la canicule essorait les corps, aux Bertranges le journal télévisé de 20 heures était devenu plus important que jamais. Pour Alexandre, tous ces reportages sur la vague de chaleur c’était l’opportunité de voir des tas de jeunes femmes en jupe ou en bikini, des images le plus souvent filmées à Paris, des filles court-vêtues marchant dans la ville, d’autres se prélassant dans des squares ou à des terrasses, et certaines, même, seins nus autour d’un plan d’eau. Du haut de ses quinze ans c’était assez irréel. Quant à ses sœurs, elles contemplaient ce monde tant désiré, ces rues grouillantes et ces trottoirs pleins de cafés, de terrasses aux allures de Saint-Tropez, pensant que c’était là l’exact opposé de l’ennui. Au moins cette chaleur était-elle l’occasion d’une gigantesque communion vestimentaire de la nation, car en ville comme aux Bertranges on ne craignait pas de déboutonner la chemise ou d’aller torse nu.
Pour beaucoup, cette fournaise extravagante provenait des essais atomiques et de toutes les centrales nucléaires qui poussaient en Angleterre, en France et en Russie, des bouilloires démentes qui ébouillantaient le ciel et cuisaient les fleuves. Pour le père, cette vague de feu venait plutôt des stations spatiales que Russes et Américains balançaient dans l’espace, des usines flottant là-haut dans le ciel et qui devaient agacer le soleil. Le monde devenait fou. La mère ne jurait que par le commandant Cousteau, en vieux père Noël grincheux celui-ci accusait le progrès et les pollutions industrielles, alors que, franchement, on ne voyait pas bien le rapport entre la fumée des usines et les nuits de feu aux Bertranges. À la télé comme partout, chacun y allait de ses superstitions, et la seule réponse concrète qui s’offrait face à cette canicule, c’étaient les montagnes de ventilateurs Calor à l’entrée du Mammouth, avec en prime le Tang et les glaces Kim Pouss, signe que ce monde était tout de même porteur d’espoir.
Sans vouloir jouer les ancêtres, les grands-parents rappelaient que lors de la sécheresse de 1921 les paysans de la vallée avaient fait dire une messe. À l’époque, tous avaient cuit au fil d’un office de deux heures célébré sous le soleil en plein champ. N’empêche que, trois jours après, la pluie était de retour. Dieu avait redonné vie aux terres craquelées. Seulement en 1976 Dieu n’était plus joignable, parce qu’il n’y avait plus de curé à l’église de Saint-Clair et que, sans intercesseur, les cierges brûlés à la Saint-Médard n’avaient pas eu le moindre effet, aucune goutte n’était tombée. Le soir, à la météo, ils affichaient un soleil géant sur la carte de France, et puis des éclairs jaunes comme dans les bandes dessinées, des orages qu’on ne voyait jamais en vrai, preuve du prodigieux décalage qui existait entre la télévision de Paris et le monde d’ici.

Dimanche 4 juillet 1976
Le père avait descendu les bêtes sur les terres d’en bas, chez Lucienne et Louis. Pourtant ce n’est jamais bon de laisser les vaches boire au fil de la rivière, les bêtes se froissent les pattes sur les rives, ou bien elles chopent la douve ou se refilent la tuberculose en en côtoyant d’autres, mais depuis leur pavillon tout neuf les grands-parents gardaient un œil sur le cheptel. Lucienne et Louis venaient de laisser l’ancienne ferme d’en haut aux enfants. Bien qu’ayant atteint l’âge de la retraite, ils ne décrochaient pas totalement pour autant. À soixante-cinq ans, ils s’estimaient encore capables de travailler les terres limoneuses de la vallée et de faire du maraîchage, d’autant que l’ouverture du Mammouth offrait de beaux débouchés pour les légumes en vrac.
Ce dimanche 4 juillet était une journée cruciale aux Bertranges. Pour la dernière fois on plantait du safran. Avec cette chaleur on était sûr que les bulbes ne pourriraient pas, une fois en terre les crocus ne s’abîmeraient pas à cause de l’humidité, au contraire ils continueraient de dormir bien au chaud, pour se réveiller aux premières pluies à l’autre bout de l’été. Chez les Fabrier, cette dernière récolte était vécue comme un changement d’époque. Depuis que l’or rouge s’importait d’Iran, d’Inde et du Maroc pour dix fois moins cher, ces cultures n’étaient plus rentables. En France, la main-d’œuvre pour travailler un demi-hectare de ces fleurs-là était devenue trop chère, même en famille ça ne valait plus le coup de passer des journées entières à les cueillir puis les émonder, assis autour d’une table. Le père et la mère à la ferme avaient bien conscience de ce qui se jouait là, les bulbes vivant cinq ans, ils les plantaient avec la certitude que durant cinq ans encore les enfants seraient là, que durant cinq ans le temps ne passerait pas. Car ce dernier safran c’était surtout pour ne pas trop brusquer Lucienne et Louis, de même qu’on maintenait aussi l’huile de noix et les cassis, ces activités qui meublaient les veillées, à l’époque où il n’y avait pas de télé.
Pour la dernière fois aux Bertranges, trois générations s’affairaient dans le même mouvement. À seize ans révolus, Caroline était l’aînée. À sa manie de s’épousseter sans cesse on sentait qu’elle avait déjà pris ses distances avec ce monde-là. Vanessa n’avait que onze ans mais elle gardait tout le temps son Instamatic en bandoulière et regardait dedans toutes les deux minutes pour voir la photo que ça ferait si elle appuyait. Si bien qu’elle n’aidait pas vraiment. De temps en temps elle larguait un bulbe du bout des doigts, avant de se reculer et d’envisager le cliché. Sa lubie coûtait cher en développements, de sorte qu’elle réfléchissait à deux fois avant d’appuyer sur le déclencheur. À six ans, la petite Agathe n’était encore qu’une gamine, et les parents la reprenaient sans arrêt parce qu’elle mettait le bulbe à l’envers ou le décortiquait avant de le planter. Alexandre par contre s’activait à tous les postes. La veille il avait préparé le sol, et maintenant, en plus de planter, il allait chercher de nouvelles cagettes au fur et à mesure que les uns et les autres avaient fini de vider les leurs. Pour l’occasion Lucienne et Louis avaient quitté le pavillon qu’ils venaient de faire construire dans la vallée, un F4 avec salle de bains, perron et odeur de peinture. En paysans dépositaires de gestes millénaires, ils savaient que ces gestes-là, demain, ne se feraient plus.
Les terres des Bertranges étaient dans la famille de Lucienne depuis quatre générations, mais maintenant tout semblait incertain. Caroline parlait de faire des études à Toulouse pour devenir prof, Vanessa ne rêvait que de photo et de Paris, quant à Agathe pas de doute qu’elle suivrait ses sœurs. Par chance Alexandre n’avait pas ces idées-là. En plus d’être au lycée agricole il aimait la terre, sans quoi ç’aurait été une damnation pour la famille, ça aurait signé la mise à mort de ces terres, de ces vaches, de ces bois, et l’abandon de tout un domaine de cinquante hectares plus dix de bois. Alexandre n’en parlait pas mais une pression folle pesait sur ses épaules, et si les filles se sentaient libres d’envisager leur vie ailleurs, elles le devaient à leur frère, il se préparait à être le fils sacrificiel, celui qui endosserait le fardeau de la pérennisation.
En rapportant un nouveau lot de cagettes, Alexandre entendit une sirène au loin. Pourtant les gendarmes ne se montraient jamais par ici, et certainement pas en déclenchant le deux-tons. Le bout du champ offrait une vue sur toute la vallée mais, comme les grands arbres étaient pleins de feuilles, ils la masquaient en cette saison.
Dans une trouée il aperçut le pavillon des grands-parents tout en bas, et la petite route épousant le cours de la rivière. Il se passa la main sur son visage qui dégoulinait de sueur, et c’est pile à ce moment-là qu’il vit les deux camionnettes de gendarmerie sortir d’un tunnel d’arbres, laissant leurs sirènes hurler même en dehors des virages, signe qu’elles devaient filer en direction de Labastide, à moins qu’elles n’aient pris la route pour monter jusqu’ici.
— Eh oh, bon Dieu, Alexandre, qu’est-ce que tu fous ? dit le père.
— C’est bizarre, en bas il y a deux…
— Deux quoi ?
— Non, rien.
— Ramène d’autres cagettes, tu vois bien qu’on va en manquer…
Alexandre garda pour lui ce qu’il avait vu. Deux fourgons, ça voulait bien dire que quelque chose de grave se produisait. Il se demanda s’ils n’allaient pas chez le père Crayssac. La semaine dernière, le Rouge était monté sur le Larzac se replonger dans la lutte contre le camp militaire, soi-disant qu’ils étaient des milliers à cette manif et qu’il y avait eu du grabuge. Des militants avaient envahi les bâtiments militaires pour y détruire les actes d’expropriation, et le soir même tous ces rebelles avaient été jetés en prison par les gendarmes. Seulement, Chirac avait ordonné qu’on les relâche dès le lendemain parce que les brebis crevaient de soif à cause de la sécheresse, alors les gendarmes l’avaient mauvaise… Chez les Fabrier on ne parlait jamais de ces histoires, mais Alexandre savait que Crayssac était dans le coup. Sans se l’avouer, cette lutte le fascinait, un genre de Woodstock en moins lointain, avec des filles et des hippies venus d’un peu partout, qui fumaient sec, paraît-il, ça devait bien délirer là-bas…
— Oh, tu t’actives, bon Dieu !
Alexandre fit des va-et-vient pour aller chercher des cagettes pleines et les déposer à côté de chacun. Ils étaient tous à quatre pattes et plantaient les bulbes un par un. Alexandre s’approcha de nouveau du dévers, et là, il distingua un troisième fourgon qui fonçait. C’était impensable que Crayssac mobilise à lui seul une compagnie entière de gendarmerie.
— Au lieu de rêver, apporte-nous donc encore des bulbes…
Cette fois il fallait qu’il y aille, il fallait qu’il sache.
— Je reviens !
Dimanche 4 juillet 1976
Alexandre remonta jusqu’à la ferme mais, au lieu de prendre de l’eau, il enfourcha sa Motobécane et traversa le vallon pour foncer jusque chez Crayssac. Une fois sur place, les gendarmes n’y étaient pas. Peut-être que le chemin était bloqué ou que les roues toutes minces de leurs fourgons s’étaient coincées dans les crevasses cavées par la sécheresse. Alexandre trouva le vieux assis à l’intérieur, en nage, son fusil posé sur les genoux.
— Bon sang, Joseph, mais qu’est-ce qui se passe ?
Le vieux semblait muré dans une colère froide, il lâcha avec rage :
— Tout ça c’est de votre faute !
— De quoi vous parlez ?
— De votre connerie de téléphone.
— C’est les gars des PTT qu’ont appelé les gendarmes ? Vous ne leur avez tout de même pas tiré dessus ?
— Pas encore.
Alexandre était d’autant plus désarçonné que le vieux chevrier lui parlait tout le temps de non-violence, ces derniers temps.
— Joseph, le fusil, c’est pas vraiment l’esprit de Gandhi.
— Je t’en foutrais de la non-violence, ça paie plus, la non-violence, regarde en Corse et en Irlande, faut tout péter pour se faire entendre…
— Mais vous n’avez pas tiré sur des gars qui installent le téléphone ?
— Le téléphone ça fait deux millénaires qu’on vit sans, j’veux pas d’ça ici…
Le père Crayssac se replongea dans sa colère, balançant à Alexandre qu’il n’était qu’un fils de propriétaires et que c’était à cause d’eux qu’on tirait ces fils de caoutchouc au bord des chemins, ses parents n’étaient rien que des matérialistes qui voulaient tout posséder, deux bagnoles, des clôtures neuves, des mangeoires en aluminium, la télé, deux tracteurs et des caddies pleins au Mammouth… Et maintenant le téléphone, ça s’arrêterait où ?
— Alors, vous leur avez tiré dessus ou pas ?
— Va pas raconter de conneries dans tout le canton, toi, j’ai juste scié leurs putains de poteaux, des saloperies de troncs traités à l’arsenic, vous n’allez pas me fourrer de l’arsenic le long de mes terres ! C’est avec ce bois que les Américains nous ont ramené le chancre en 40, toutes leurs caisses de munitions en étaient infestées. Ces troncs-là, c’est la mort…
— Mais le fusil ?
— Le fusil, c’est celui de mon père, c’est une terre de résistants ici, et si ton grand-père s’est retrouvé prisonnier, moi mon père était dans le maquis, c’est pas pareil.
— Tout ça, c’est de vieilles histoires…
— Ah c’est sûr qu’il faut pas compter sur toi pour résister, je t’ai vu avec ton tracteur vert et ta Motobécane, ce monde-là te bouffera, tu verras, tu te feras bouffer comme les autres.
— Quel rapport avec le téléphone ?
— Le téléphone, c’est comme le Larzac, Golfech et Creys-Malville, c’est comme toutes ces mines et ces aciéries qu’ils ferment, tu vois pas que le peuple se lève, de partout les gens se dressent contre ce monde-là. Faut pas se laisser faire, et des Larzac y en aura d’autres, crois-moi, si on dit oui à tout ça, on est mort, faut le refuser ce monde-là, faut pas s’y vautrer comme vous le faites, vous, sans quoi un jour ils vous planteront une autoroute ou une centrale atomique au beau milieu de vos prés…
Alexandre s’était assis en face du bonhomme, se demandant si soixante-dix ans, au fond, c’était si vieux que ça… Il le regardait sans savoir s’il fallait voir en lui ce que son père appelait un vieux con, ou s’il s’agissait d’un genre de prophète de malheur, un communiste chrétien qu’on réduisait à un «fadorle», un chevrier malmené par un monde en plein bouleversement.
Pour Alexandre, il était évident qu’on en avait besoin de ce téléphone, de même que de la GS, du John Deere et de la télé. Ne serait-ce que pour communiquer avec le Mammouth sur la route de Toulouse et le fournir en légumes, et demain en viande, pourquoi pas. Mais le vieux Crayssac ne voulait pas de ces fils noirs qui pendaient au bord des routes, des câbles qui s’ajoutaient à ceux déjà bien visibles d’EDF.
— L’État vous tiendra tous au bout d’une laisse, et dans dix ans y aura tellement de fils le long des routes qu’on sera obligé de couper les arbres.
— Mais vous vous êtes bien fait installer l’électricité et l’eau ici…
— Tu parles, les puits sont secs, le robinet ne pisse qu’un filet marronnasse, regarde si tu me crois pas.
Alexandre saisit un verre et ouvrit l’eau, c’est vrai qu’elle était sale, sa flotte, elle sortait toute terreuse.
— Y a du vin en dessous de l’évier, mets la demi-dose pour toi.
À cause de la chaleur qui régnait partout, la bouteille semblait fraîche. Alexandre fit couler ce vin de soif. Il était d’un beau rouge rubis.
— Dans le temps les sources étaient potables, mais maintenant ils tarissent les nappes pour que des crétins comme vous aillent en acheter en bouteille chez Mammouth, ils vous vendent l’eau au prix du pinard, et vous, comme des cons, vous l’achetez…
Depuis qu’Alexandre était arrivé, l’épagneul restait vautré sous la table, la truffe sur le carrelage, à chercher le frais. Mais, soudain, il se redressa et se mit à aboyer, vint se poster face à son maître et le regarda droit dans les yeux, puis fusa dehors en gueulant comme à la chasse, se ruant au-devant des fourgons de la gendarmerie que lui seul avait entendus jusque-là.
— Je sais qu’ils vont me faire des histoires, ils m’ont dans le collimateur à Saint-Géry, et même en haut lieu, eh oui, les gens comme moi, on leur fait peur, tu comprends, même à Paris, là-haut, ils ont peur qu’on fasse dérailler ce monde…
— Joseph, planquez le fusil, parce que là, pour le coup, ça risque vraiment de remonter jusqu’à Paris…
Les trois fourgons se profilèrent bientôt au bout du chemin. Par la fenêtre, Alexandre et Crayssac les virent s’avancer doucement, trois Renault bizarrement étroits et salement ballottés par le chemin crevassé, ce qui leur donnait un air pathétique. Là-dessus, un peu sonné par la giclée de vin frais, Alexandre lança avec philosophie au vieux :
— Vous feriez mieux de vous excuser, après tout, les gendarmes c’est des militaires, ça se respecte.
— Tu parles comme Debré.
— Ben quoi, faut bien se protéger.
— Se protéger de qui, des Soviets, c’est ça ? T’es comme les autres, t’as peur des Russes?
Dehors des portières coulissaient. Alexandre eut le réflexe de saisir le fusil sur la table et de le glisser en haut de l’armoire. Seulement voilà, quand les gendarmes apparurent à la porte, Alexandre sentit que les militaires étaient plutôt surpris de le voir là, pour autant il n’osa pas se défausser, dire qu’il n’avait rien à voir avec tout ça. Tout de même lui revint ce que Crayssac lui avait soufflé au retour de ses premières manifs avec les gars du Larzac, « Si un jour les gendarmes commencent à s’intéresser à toi, alors t’es foutu, ça n’en finit jamais avec eux… »

Dimanche 4 juillet 1976
À table, Alexandre était le spectateur de ses trois sœurs. Autant, dehors, c’était lui le plus à l’aise, autant, à la maison, les filles reprenaient l’ascendant, elles emplissaient l’espace de leurs rires et de leur gaîté, liées par une complicité joueuse de laquelle il se savait en marge. En plus d’être plus proches des parents, les sœurs étaient loquaces et aimaient donner leur avis, elles échangeaient à propos de tout. Leurs conversations s’alimentaient de sujets de toutes sortes, plus ou moins graves ou distrayants, tandis qu’avec Alexandre le père et la mère ne parlaient que de la ferme, des bêtes, de ses études. Ils voulaient qu’il pousse au-delà du BEP, alors que lui disait déjà tout connaître du métier, les études ne lui apporteraient absolument rien. Avec les parents, il n’avait qu’une relation professionnelle.
Ils passaient toujours à table à vingt heures précises, pile au moment où démarrait le journal. Sans que ce soit fait exprès c’était comme ça, Roger Gicquel, Jean Lanzi ou Hélène Vila trônaient en bout de table. Le plus souvent les reportages étaient recouverts par les bruits de la conversation. Cette grand-messe du 20 heures, personne ne l’écoutait vraiment, sauf quand le père ou la mère lançait un « chut » retentissant, signe que quelque chose de grave avait lieu dans le monde ou ailleurs, dans l’espace par exemple, puisque maintenant on s’intéressait aussi à ça, les Russes ayant le moteur pour aller sur Mars.
En général, Vanessa parlait d’Untel ou d’Unetelle qu’elle avait vus, aussi bien d’une copine que d’un lointain voisin, tandis que Caroline racontait ce qu’elle avait fait la veille ou ce qu’elle ferait le lendemain, quand elle ne dissertait pas à propos d’une lecture ou d’un cours qu’elle venait de réviser, s’exprimant comme si elle était déjà prof. Lorsqu’elle s’enflammait à propos d’un film, ça voulait dire qu’il faudrait la conduire à Villefranche ou à Cahors, ou bien la déposer chez Justine, Alice, Sandrine ou Valérie afin que d’autres parents prennent le relais et les descendent jusqu’à la salle de ciné. Chaque fois qu’elle s’exprimait, Caroline ouvrait l’espace, elle débordait largement le périmètre de la ferme, pourtant ici il y avait tout ce qu’il faut pour faire une vie. Quant à Agathe, elle s’amusait de ses deux aînées, pressée de les rattraper. En attendant elle leur empruntait leurs chaussures, leurs pulls et leurs robes, impatiente d’être grande, elle aussi, et auréolée de cette immanquable préférence du dernier-né.
À la télé il y avait encore des images de la manifestation dans l’Isère, des illuminés venus de France, d’Allemagne et de Suisse camper sur le chantier du réacteur Superphénix à Creys-Malville, des babas cools qui créaient un genre de second Larzac. Les CRS les avaient salement virés. Et là, pour une fois, Alexandre décida de briller. Ce soir, ce serait de lui qu’émanerait le sensationnel, et il commença de leur raconter l’épisode des trois fourgons de gendarmerie chez le père Crayssac. Pour une fois, les autres l’écoutèrent sans y croire, stupéfaits qu’il puisse parler autant et qu’il ait frôlé de si près le fait divers. Pour une fois, l’actualité du coteau rivalisa avec les reportages du JT.
Alexandre leur rapporta la scène comme s’il la revivait, mobilisant toute l’attention. Caroline l’écoutait en y associant sans doute la substance d’un chapitre de livre ou d’une séquence de film ; Vanessa imaginait à regret les photos qu’elle aurait pu prendre de ces poteaux sabotés, du vieux avec son fusil et de la légion de gendarmes prêts à lui sauter dessus ; Agathe, elle, suivait ça, aussi sceptique et méfiante que les parents, et pour tout dire inquiète.
Alexandre fut bien obligé d’avouer que le vieux ne s’était pas retenu de le traiter de fils de cons, de fils de trous du cul de propriétaires, martelant que ces histoires c’était de la faute des parents, après tout c’étaient bien eux qui avaient obéi à Giscard en commandant le téléphone !
— Alors, il leur a tiré dessus ou pas ?
Pour une fois qu’Alexandre tenait l’assistance en haleine, il aurait aimé en rajouter, donner dans le spectaculaire avec des coups de feu, l’épagneul qui saute à la gorge des gendarmes, mais il s’en tint à la vérité.
Depuis que Crayssac luttait sur le Larzac, il était devenu une figure. Dès que la télé parlait de manifs là-haut, sur le causse, on regardait de près l’écran pour voir si des fois on ne le reconnaîtrait pas. Plus proche du parti communiste que des hippies, Crayssac était sur le Larzac comme chez lui, il faisait corps avec les enflammés des syndicats et de la Lutte occitane, aussi bien qu’avec ceux de la Jeunesse agricole catholique et de ces artistes venus de Paris. Il avait jeûné avec les évêques de Rodez et de Montpellier, même François Mitterrand les avait rejoints, faisant lui aussi une grève de la faim, une grève de la faim de trois quarts d’heure seulement, mais qui avait quand même marqué les esprits. Le socialiste avait juré que s’il accédait un jour au pouvoir son premier acte serait de rendre le causse aux paysans… Le Larzac, donc, ce n’était pas rien, et dans un monde hypnotisé par la modernité, c’était bien la preuve que la nature était au centre de tout.
— Bon alors, ils l’ont embarqué ou pas ?
Sans faire le bravache, Alexandre précisa malgré tout qu’au dernier moment il avait eu le réflexe de planquer le fusil du vieux en haut de l’armoire, en revanche il n’évoqua pas le regard que lui avaient lancé les gendarmes quand ils s’étaient postés devant la porte, de ces regards qui ne vous lâchent pas.
Il n’en rajouta peut-être pas, mais il passa le message à la tablée, leur disant tout ce que Crayssac désapprouvait dans leur manière de mener la ferme, d’augmenter le cheptel et les parcelles, à cause d’eux les chemins seraient jalonnés de poteaux de pin contaminés qui nous empoisonneraient tous…
Il y avait de la réprobation dans les yeux des parents, et dans ceux des sœurs tout autant. Dans la famille on ne voulait pas faire d’histoires, pas plus avec les gendarmes qu’avec qui que ce soit. Pomper l’eau de la rivière suscitait déjà assez d’hostilités comme ça, sans parler du commerce avec l’hypermarché, même dans les campagnes les plus isolées il y avait toujours mille raisons de se faire détester. Chez les Fabrier on n’avait rien contre les gendarmes, et encore moins contre les militaires, au contraire, depuis cette foutue sécheresse on savait bien que sans les Berliet de l’infanterie d’Angoulême et de Brive les paysans auraient manqué de fourrage en ce moment même. C’étaient bien des militaires en effet qui depuis deux mois descendaient du fourrage depuis la Creuse, l’Indre et la Loire, c’étaient bien des camions-citernes du 7e RIMa qui montaient de l’eau dans les campagnes à sec pour approvisionner les abreuvoirs et les puits. Sans les Berliet de l’infanterie, les vaches auraient été aussi desséchées que le fond des mares. Larzac ou pas, force était de reconnaître que depuis le mois de juin l’armée se démenait. Alors il n’y avait vraiment pas lieu de chercher

Samedi 10 mai 1980
Ce téléphone, voilà quatre ans qu’il était là. Les filles l’auraient voulu orange, mais sous prétexte qu’un truc orange qui se mettrait à sonner ça ferait peur, les parents l’avaient pris gris. De toute façon les téléphones de couleur étaient réservés à Paris. En province il fallait des semaines d’attente dès qu’on demandait un autre coloris que le modèle de base, le bakélite gris béton. Finalement on s’y était fait au gris béton. Pourtant avec sa coque creuse et son cadran à crécelle il était moche, on aurait dit un parpaing en plastique injecté.
Et puis, l’embêtant avec ce modèle gris, c’est que tout le monde avait le même, aussi bien M. Troquier, le directeur de l’agence du Crédit agricole, que le vétérinaire ou la station Antar, et avec la même sonnerie. À le voir trôner sur son petit guéridon dans le couloir, il avait plus l’air d’un ustensile administratif que d’un lien familial. N’empêche que grâce à lui l’absence de Caroline se faisait moins abrupte, au moins on savait qu’à tout moment on pouvait la joindre. Les sœurs l’appelaient au moins deux fois la semaine, le mardi et le jeudi, chaque fois ça bataillait ferme pour tenir l’écouteur, alors que ça revenait à coller l’oreille à une porte, ou à voyager dans le coffre d’une voiture.
Depuis que Caroline habitait à Toulouse, elle ne rentrait qu’un week-end sur deux. En règle générale elle arrivait le vendredi en fin de journée, soit à la gare de Cahors, soit déposée par les parents de la fille Chastaing qui était elle aussi étudiante là-bas. Tout le reste du temps ça faisait drôle de voir cette place vide en bout de table, la chaise muette de la grande sœur, une place que Caroline s’était attribuée à titre d’aînée mais aussi parce qu’elle se levait à tout moment pour aider. Dans cette fratrie, sa manière de s’intéresser à tout, d’amener les conversations sur un peu tous les sujets, avait fait d’elle l’animatrice de la famille, la sœur en chef. Cette place, elle ne la retrouvait qu’un vendredi soir sur deux, et plus que jamais elle avait des choses à raconter. À propos de ses études bien sûr, de sa vie à Toulouse, de tous les nouveaux amis qu’elle s’y était faits, des étrangers et non plus des jeunes du coin. Elle racontait mille choses sur la grande ville, le grand appartement dans le quartier Saint-Cyprien qu’ils partageaient à cinq, un cinq-pièces dans un vieil immeuble avec la Garonne pas loin, et comme le plus souvent ils y étaient bien plus que cinq, ça occasionnait une animation folle. Caroline s’ouvrait sur tout, comme si elle n’avait rien à cacher, que tout pouvait se dire. Par chance elle avait trouvé cette combine de vie plus ou moins communautaire. Elle parlait tout le temps de la bande d’étudiants qui passaient régulièrement à l’appartement, Diego, Trevis, Richard, Kathleen, de deux ou trois autres aussi, mais surtout de cette fille qui venait d’Allemagne, Constanze. Si Caroline parlait souvent de Constanze, c’était un peu par provocation, chaque fois qu’elle prononçait le prénom de la grande blonde, elle lançait un coup d’œil à son frère, parce qu’elle avait bien vu que les dimanches soir où Alexandre la raccompagnait, il restait boire un verre avant de reprendre la route, parfois il s’incrustait une bonne partie de la soirée, mais uniquement lorsque Constanze était là. Si la blonde Allemande était absente, ou qu’il soit prévu qu’elle ne vienne pas, alors Alexandre repartait beaucoup plus tôt.
— Pas vrai ?
— Arrête ! Tu racontes n’importe quoi. Si quelquefois je pars plus tôt, c’est juste qu’il y a des soirs où je suis plus fatigué, c’est tout…
— Non, non, ne l’écoutez pas ce grand cachotier, je vous jure que les soirs où Constanze est là, il est pas pressé de s’en aller !
— C’est vrai qu’elle est grande comme ça ? demanda Agathe en projetant sa main loin au-dessus de sa tête…
— Par contre je te préviens, frérot, c’est une bosseuse, elle fait de la biologie et du droit, c’est pas une fille pour toi.
— En plus les Allemandes, c’est des sportives, glissa la mère. À Moscou elles ont tout gagné, en natation elles vont plus vite que les hommes…
— Oui, mais ça c’est les Allemandes de l’Est, trancha le père. Des armoires à glace avec un cou de taureau…
— Pas toutes, nuança Caroline. La preuve, Constanze vient de Leipzig.
— Et alors ?
— Et alors, Leipzig c’est à l’Est! »

À propos de l’auteur
JONCOUR_Serge_©ThesupermatSerge Joncour © Photo Thesupermat

Serge Joncour est l’auteur de douze livres, parmi lesquels UV (Le Dilettante, prix France Télévisions 2003) et, aux Éditions Flammarion, L’Idole (2005), Combien de fois je t’aime (2008), L’Amour sans le faire (2012), L’Écrivain national (prix des Deux Magots 2014), Repose-toi sur moi (prix Interallié 2016), Chien-Loup (prix du Roman d’Écologie, prix Landerneau 2018) et Nature Humaine (2020). (Source: Éditions Flammarion)

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Le grand vertige

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  RL2020

En deux mots:
Adam Thobias accepte de prendre la tête d’une «Commission internationale sur le changement climatique et pour un nouveau contrat naturel». Après avoir rassemblé une équipe de choc, le réseau Télémaque, il se lance dans le pari fou de sauver la planète. Une mission à hauts risques.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Une équipe de choc pour la planète

Dans le droit fil de ses chroniques pour Libération, Pierre Ducrozet prend le pouls de la planète dans son nouveau roman. Le grand vertige retrace le projet fou du réseau Télémaque, bien décidé à changer le monde.

Face à la montée des revendications et aux craintes de l’opinion sur les questions environnementales, le gouvernement décide d’appuyer la création d’une «Commission internationale sur le changement climatique et pour un nouveau contrat naturel». Sollicité pour en prendre la tête, Adam Thobias, qui lutte depuis des décennies pour davantage d’écologie, accepte de relever le défi, même s’il ne semble pas se faire trop d’illusions sur la concrétisation des idées qu’il soumettra aux politiques. Autour de lui, il va rassembler une équipe d’ingénieurs, de professeurs, de voyageurs, de botanistes, d’architectes, de géologues et écrivains d’où émergent quelques personnages haut-en-couleur qui Pierre Ducrozet va nous présenter successivement.
Nathan Régnier, malgré des ennuis de santé récurrents, accepte de se joindre au groupe parce qu’il «est hanté, dès ces jeunes années passées dans les massifs du Labrador, par un mystère. L’organisation en rhizomes des sols, des plantes, des champignons, de l’air, de l’ensemble du vivant et des morts est proprement sidérante, il y a là un mystère et une clef auxquels il sait déjà qu’il devra consacrer son existence».
Mia Casal rejoint fait aussi partie de l’aventure. Anthropologue «post-punk,
écoféministe néo-sorcière», elle est d’une «beauté presque effrayante, des yeux qui vous rentrent dans le crâne, harmonie sévère et mélange mystérieux de gènes qui lui a été légué par une ascendance complexe, père d’Osaka fils d’une Russe et d’un Japonais, mère Brésilienne fille d’un Allemand et d’une Carioca.»
Arrêtons-nous aussi sur June Demany, sa vie faite de familles recomposées, de petits boulots, de grandes révoltes. Un jour, elle prend un avion pour Buenos-Aires où elle a failli se perdre avant de partir pour Ushuaia. «Elle se découvre une montagne de défis: voyager seule, voyager durable, se perdre, se trouver, se ressaisir, ne pas laisser de traces.» Elle se veut libre et renonce à rejoindre l’équipe.
Jusqu’au jour où elle va croiser la route de Mia. Entre les deux jeunes femmes c’est peu de dire que le courant passe. Après une nuit torride, June va se laisser convaincre de faire partie de l’aventure.
Disons enfin un mot sur Tomas Grøben à qui on a confié la mission d’explorer la planète sans bouger de chez lui. Il passe ses journées devant Google Earth à scruter la planète dans ses moindres détails.
Et puis il y a Arthur Bailly, le photographe. « Il dit qu’il est là pour ça. Il observe tout ce qu’on ne voit pas, toutes les misères et les flux qu’on s’échange pour deux sacs, toutes les têtes qui tombent en arrière, les quartiers des vagues à l’âme et des regards absents, les mains qui se tendent et prennent, il voit ce qui s’y échange, quelques grammes d’infini, la mer noire derrière, tous les petits trafics sans nom et les rêves qu’on garde serrés dans la paume.»
Pierre Ducrozet a construit son roman en détaillant d’abord l’équipe du projet avant de passer aux missions qu’Adam Thobias leur confie, tout en restant vague sur la finalité des tâches confiées aux uns et aux autres. Une série de photos à faire pour Arthur, une plante, l’Echomocobo, dont l’étude est confiée à Nathan, l’étude du trajet d’un nouvel oléoduc qui passe en Birmanie pour Mia, accompagnée de June.
Au fur et à mesure que les choses se précisent, le récit gagne en densité. Au projet écologique un peu vague du début – enfin changer le monde – viennent se greffer les services secrets et les grandes manœuvres géopolitiques. La dimension globale du projet commence à inquiéter, les fouineurs à devenir gênants. En retraçant la grande histoire de l’or noir, on découvre aussi combien cette matière première a charrié de convoitises, de guerres, de coups bas. Le tout débouchant sur «un bordel international, état d’alerte maximum».
De la fable écologique, on bascule dans le roman noir mêlé d’espionnage, le tout agrémenté de machinations politiques pour s’assurer la mainmise sur les matières premières. Un combat de coqs qui «font avancer les choses vers leur inévitable cours, celui de la bêtise et de la destruction».
Et alors qu’Adam dévoile son vrai visage et le réel but de son «Réseau Télémaque», l’équipe découvre qu’elle a été manipulée. L’épilogue de cette géopolitique de l’écologie vous surprendra sans doute. Mais Pierre Ducrozet aura ainsi réussi haut la main son pari: vous faire réfléchir aux enjeux qui vont déterminer l’avenir de la planète et celui des générations futures.

Le grand vertige
Pierre Ducrozet
Éditions Actes Sud
Roman
368 p., 20,50 €
EAN 9782330139261
Paru le 19/08/2020

Où?
Le roman se déroule partout sur la planète.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pionnier de la pensée écologique, Adam Thobias est sollicité pour prendre la tête d’une “Commission internationale sur le changement climatique et pour un nouveau contrat naturel”. Pas dupe, il tente de transformer ce hochet géopolitique en arme de reconstruction massive. Au cœur du dispositif, il crée le réseau Télémaque, mouvant et hybride, constitué de scientifiques ou d’intuitifs, de spécialistes ou de voyageurs qu’il envoie en missions discrètes, du Pacifique sud à la jungle birmane, de l’Amazonie à Shanghai… Tandis qu’à travers leurs récits se dessine l’encéphalogramme affolé d’une planète fiévreuse, Adam Thobias conçoit un projet alternatif, novateur, dissident.
Pierre Ducrozet interroge de livre en livre la mobilité des corps dans le monde, mais aussi les tempêtes et secousses qui parcourent notre planète. Sa narration est vive, ludique, rythmée. Elle fait cohabiter et résonner le très intime des personnages avec les aspirations les plus vastes, la conscience d’un pire global, d’une urgence partagée. Le grand vertige est une course poursuite verticale sur une terre qui tourne à toute vitesse, une chasse au trésor qui, autant que des solutions pour un avenir possible, met en jeu une très concrète éthique de l’être au monde. Pour tous, et pour tout de suite.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Diacritik (Christine Marcandier)


Pierre Ducrozet et Yann Nicol présentent Le grand vertige © Production Actes Sud Diffusion

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Premier mouvement
Adam Thobias a indiqué à Carlos Outamendi le fauteuil rouge à franges. Dans les deux tasses il a versé du thé qu’ils ont bu en silence. On entend des gouttes d’eau qui tombent dans le puits, quelques tuiles qui craquent. L’eurodéputé est arrivé ce matin à Brighton dans la retraite d’Adam Thobias pour essayer de l’en sortir. Un peu plus de thé ? Avec plaisir. On parle de la lumière, bien pâle à cette époque de l’année, et des canards qui aiment poser leurs becs sur le réservoir d’eau. Outamendi, après une première attaque, trop discrète, revient à la charge sur le côté, vous savez, c’est une opportunité historique, il y aura des moyens importants, une grande marge de manœuvre. Adam Thobias, les deux mains reposant sur les accoudoirs en velours, le corps long et las perdu entre les étagères en bois brut de la bibliothèque, regarde l’eurodéputé d’un air étrange dans lequel flotte de la circonspection, mais aussi, peut-être, de l’indifférence. Celui que je préfère, c’est le petit, là-bas, dit Thobias en pointant du doigt la bande de canards. Il ne sait pas, il ne sait rien, il cancane quand même. Il glisse son bec dans le puits pour tenter de boire. Bientôt, il comprendra. Outamendi boit une nouvelle gorgée de cet earl grey haute cuvée. Il a la vessie qui va exploser mais il faut qu’il tienne. Pendant un moment, le maître des lieux a semblé vaciller. Mais il s’est ressaisi et étudie à présent la baie vitrée qui s’ouvre sur un jardin triste et humide ponctué de statues mousseuses et de bégonias presque partis déjà. Une demi-heure plus tard, alors qu’ils évoquent les derniers remous au Parlement européen, Thobias dit oui, au détour d’une phrase, de sa voix grave et lointaine, sans rien ajouter mais Outamendi comprend. Est-ce l’aspect nouveau du projet qui l’a convaincu, ou bien l’enveloppe allouée – il n’en dira rien.
Et c’est un long oiseau ébouriffé, aux cheveux encore abondants malgré ses soixante-cinq ans, qui débarque trois semaines plus tard, la tête légèrement inclinée, les yeux bleus perçants, dans la grande bâtisse à moitié flinguée de la rue du Vallon, dans le centre de Bruxelles. Trois étages, des bruits de pas émis par une cinquantaine de jambes, des Mac tout juste sortis de leurs étuis, des classeurs, des cartes, des documents étalés partout. On est pleins d’idées, de projets, d’ardeur, comme au début d’une histoire d’amour.
Le nouveau bateau, dont Adam Thobias prend les commandes, porte le sigle de CICC, Commission internationale sur le changement climatique et pour un nouveau contrat naturel – CICCNCN, c’était à peu près imprononçable, on a décidé à l’unanimité de raccourcir. Une centaine de gouvernements (à l’exception notable, quoique attendue, des États-Unis de Donald Trump et de la Russie de Vladimir Poutine), d’instances internationales (principalement l’ONU, l’Union européenne et la Banque mondiale) lui ont accordé des crédits : 120 milliards en tout pour aborder le défi bio-écologique depuis un autre versant que les politiques publiques, jusqu’à présent parfaitement inefficaces.
Quelque chose est en train de se passer. Il aura fallu une suite de catastrophes, incendies, épidémies, disparition d’écosystèmes et fonte des glaces pour qu’un spectaculaire revirement s’opère. Chloé Tavernier a bien senti le vent tourner. Militante de longue date, elle s’était jusqu’alors heurtée à un mur d’indifférence et de mépris, ah ouais t’aimes les arbres et les vaches, génial, mais en 2016 quelque chose s’est débloqué et alors tout est allé très vite sous la pression d’une nouvelle vague, vive et déjà exaspérée, portant l’agneau sacrifié par leurs parents. À moins que ce ne soit tout simplement la folle température qui brûla les peaux, cet été-là, et réveilla les cerveaux endormis. Cela déboucha, autre surprise, sur la création de cette organisation entièrement consacrée à la réinvention d’un pacte naturel. Lorsqu’on proposa à Chloé Tavernier de faire partie de l’équipe, elle esquissa dans son salon de la rue des Rigoles à Paris le pas de zouk des grands jours.
— Et qui va prendre la tête de la commission ?
Elle espérait, comme tous, que l’homme ayant mené le combat pendant quarante ans rejoigne l’aven¬ture, mais il s’était semble-t-il éloigné des affaires, fatigué de ne rien voir venir.
— Si je viens, en revanche, avait finalement soufflé Adam Thobias à Carlos Outamendi en lui serrant la main devant le seuil pavoisé de sa maison, ce ne sera pas pour le plaisir de la balade.
Et il n’avait pas menti ; attrapant sa baguette, il donna aussitôt le tempo, suivi par ses vingt-quatre collaborateurs venus du monde entier.
En réalité, Adam Thobias a accepté à une condition. La création d’une entité à part, à l’intérieur de la commission, constituée de “spécialistes chargés de missions”.
— Qui serait comme le bras armé du reste, avait-il expliqué autour de la table de réunion. On envoie des gens enquêter partout dans le monde. Il faut ça si on veut réussir. On peut bien s’enfermer à Bruxelles pour imaginer le futur, si on n’a pas le présent ça ne servira à rien.
Les têtes autour de lui, tout à leur joie d’avoir at¬¬trapé le gros poisson dans leur escarcelle, opinèrent longuement.
— Ils seront environ une cinquantaine, a continué Adam. On les choisit ensemble, il nous faut les meilleurs. Des scientifiques, des géographes, des anthropologues, des voyageurs. Pour qu’ils nous apportent quelque chose, ils doivent être un peu hors normes, si on prend les spécialistes typiques ils vont nous ressortir les mêmes âneries que d’habitude. Ils seront chargés de recenser tout ce qui se tente, de nous dresser un état des lieux mondial mais aussi d’imaginer ce qui pourrait se faire, et ce dans tous les domaines qui nous intéressent, énergie, évolution des territoires, biodiversité, mobilité.
Chloé Tavernier, assise à la droite d’Adam Thobias, essaie depuis plusieurs jours de déceler ce qui se cache derrière cette voix traînante, laquelle passe tour à tour sur elle comme un baume ou du papier de verre. Elle entend de la détermination, de la folie, de l’humour sec, de la sagesse, de l’arrogance peut-être ; elle entend à peu près tout et son contraire.
— Nous communiquerons avec les membres de cette équipe sur un réseau fermé. Le groupe Télémaque, j’ai pensé qu’on pourrait l’appeler comme ça. C’est un peu les mêmes aventures qui les atten¬dent. Qui veut s’en occuper avec moi ?
Plusieurs personnes lèvent la main.
— Vous deux, là, et vous aussi.
Sous la table, Chloé serre le poing de joie.
— Vous en pensez quoi, vous ? demande au même moment, à Paris, le ministre français de l’Environnement à sa directrice de cabinet.
— De la nouvelle commission ? Oh c’est bien, c’est très très bien, dit-elle. Et surtout, ça nous fout un peu la paix.
— Ah bon ? dit le ministre en touillant son café.
— L’opinion publique est à cran, ça commence à devenir compliqué, continue la directrice de cabinet, qui se sent plutôt en forme aujourd’hui. Les gens n’ont que les mots climat et réchauffement à la bouche. Si cette commission pouvait les calmer, ce serait parfait.
— Et pendant ce temps ?
— On laisse venir, dit-elle. Et on fait passer la réforme des retraites.
— C’est brillant, dit le ministre en se brûlant la langue.
Adam Thobias déplace sa carcasse dans l’immense open space ceinturé de moquette bleue et de plaques en métal. Il a trouvé un appartement tout en boiseries XIXe juste à côté, dans la rue Clos-du-Parnasse. Il y a posé ses deux valises, pas grand-chose, des fringues, quelques livres. Sa femme Caroline devrait le rejoindre bientôt.
Non seulement tout le monde ici connaît le parcours et l’œuvre d’Adam Thobias, mais il est, pour plusieurs, à l’origine de leur vocation. Né à Paris en 1952 d’un couple franco-anglais, il étudie la géographie à la Sorbonne avant de devenir professeur à Oxford. Au milieu des années 1970, ses articles sur le réchauffement climatique, terme encore inconnu à l’époque, lui valent l’intérêt de ses pairs et la circonspection des étudiants, étonnés de voir l’honorable professeur se fourvoyer dans l’impure actualité.
On perd sa trace pendant quelques années, il se plonge visiblement dans l’étude – puis on le retrouve au bout du monde, en Alaska, en Sibérie, au Zimbabwe, d’où il envoie régulièrement des romans d’aventures mâtinés de science bon marché que l’on s’arrache en Europe et aux États-Unis. Il devient Adam Thobias le romancier à chapeau, qui ne cesse par ailleurs d’alerter la communauté internationale des changements visibles partout dans la biodiversité.
Il s’installe, au début des années 1990, aux États-Unis, et participe à la grande opération Medea lancée par le vice-président Al Gore. Le projet est à la fois simple et impossible : mettre à disposition de la communauté scientifique quarante-quatre années de photographies du globe terrestre réalisées par les aérospatiales américaine et russe sous le contrôle des services secrets. Pendant ces quatre décennies de guerre froide, des satellites ont photographié sans trêve l’ensemble du territoire, et en particulier les secteurs d’activité adverse, depuis le pôle Nord, où les sous-marins russes ne cessent d’entrer et de sortir, jusqu’aux recoins du Pacifique sud ou du delta du Mozambique. Ces millions de photographies du ciel seraient une ressource phénoménale pour les géologues, les biologistes et les physiciens dans leurs recherches autour du changement climatique. Al Gore et son équipe parviennent à leurs fins: la CIA et le KGB acceptent de collaborer ; la guerre froide est définitivement enterrée. »

Extrait
« Mia a trente-trois ans, des cheveux blond vif décolorés, coiffés en crête, un visage d’une beauté presque effrayante, des yeux qui vous rentrent dans le crâne, harmonie sévère et mélange mystérieux de gènes (on lui aura tout dit, toi t’es une Jap, on voit bien ton sang arabe, c’est la Latine qui bout en toi, y a que les Scandinaves pour être aussi dures), qui lui a été légué par une ascendance complexe, père d’Osaka fils d’une Russe et d’un Japonais, mère Brésilienne fille d’un Allemand et d’une Carioca. Elle déplace son corps effilé comme elle ferait autre chose. Elle a des taches brunes aux pommettes et elle danse comme personne la techno et la mazurka.
Les gens dans la rue se retournent au passage de cet étonnant visage androgyne, sorte de masque aux yeux tirés et aux larges joues.
Elle fume ce soir un montecristo sur un toit du quartier de Gràcia, à Barcelone. Ses potes Alex et Carlota l’ont invitée pour un festin qui s’achève en volutes dans le ciel. Elle attrape son verre de rouge, sa main tangue. » p. 38

À propos de l’auteur
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Pierre Ducrozet © Photo Cris Palomar

Né en 1982, Pierre Ducrozet est l’auteur de trois romans parus chez Grasset, Requiem pour Lola rouge (2010, prix de la Vocation 2011), La vie qu’on voulait (2013) et le très remarqué Eroica (2015, finaliste du prix de Flore), fiction biographique autour du peintre Jean-Michel Basquiat. Chez Actes Sud, il a publié L’Invention des corps (Prix de Flore 2017) et Le Grand Vertige. Il tient une chronique dans Libération intitulée Résidence sur la terre. (Source: Éditions Actes Sud / Libération)

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Elise ou la vraie vie

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Son frère ayant quitté Bordeaux pour Paris, Élise Letellier se décide à le suivre et va travailler avec lui en usine. C’est là qu’elle rencontre Arezki et tombe amoureuse de lui. Mais de nombreux obstacles parsèment leur route vers le bonheur, à commencer par le conflit algérien.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_d%27Alg%C3%A9rie
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Jos%C3%A9_Nat
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lise_ou_la_Vraie_Vie_(film)

Ma chronique:

L’amour impossible de la Bordelaise et de l’Algérien

Prix Femina 1967, Élise ou la vraie vie n’a pas pris une ride. Ce beau et fort roman de Claire Etcherelli est certes ancré dans le conflit algérien, mais cette histoire d’amour contrarié est aussi universelle que celle de Roméo et Juliette.

Comme c’est le cas de nombreux grands livres, Élise ou la vraie vie peut se lire à différents niveaux qui viennent se compléter et donner à l’œuvre sa force et sa densité. Commençons par l’arrière-fond historique. Nous sommes au moment de la Guerre d’Algérie qui, entre 1954 et 1962, a embrasé les deux côtés de la Méditerranée. Car si les autorités françaises de l’époque ont longtemps ne pas voulu parler de Guerre, les tensions croissantes et surtout l’exportation du conflit dans la métropole ont installé un climat de peur et poussé à des exactions et à des rafles dans les milieux nationalistes algériens. Entre le Front de libération nationale (FLN) et l’Organisation armée secrète (OAS), il n’y aura très vite aucune possibilité de dialogue, mais une liste de morts que ne va cesser de s’allonger et laisser, comme avec les cadavres retirés du Métro Charonne, une trainée sanglante et peu glorieuse.
C’est donc dans ce contexte qu’Élise Letellier décide de quitter Bordeaux pour «monter à Paris». Dans la capitale, elle rejoint son frère Lucien et accepte de travailler chez Citroën avec lui. Ici foin de misérabilisme, la dure condition du travail à la chaîne est décrite simplement, sans faire dans l’emphase, mais en soulignant aussi les difficultés de la cohabitation avec les immigrés appelés en renfort pour compléter une main d’œuvre alors difficile à trouver. Parmi ces derniers Élise croise le regard d’Arezki l’Algérien. Leur histoire d’amour aura ce côté tragique et universel des grandes passions contrariées et, pour ceux qui comme moi ont vu l’adaptation au cinéma de Michel Drach avant de lire le livre, les yeux de Marie-Josée Nat. Si le contexte les pousse à garder leur liaison secrète, ils ne peuvent fermer les yeux devant le racisme qui gangrène la France d’alors. Et la xénophobie qui continue à faire des ravages de nos jours, y compris dans les rangs de la police qui fait alors la chasse aux «Nordaf» sans discernement, persuadés que leur couleur de peau est déjà la preuve de leur crime.
Comme le souligne la romancière Anaïs Llobet, qui garde ce roman comme un talisman, c’est «avec une écriture toute dans la retenue, une économie des mots» que Claire Etcherelli parvient à donner une puissance inégalée à son roman. Sur les pas d’Élise et d’Arezki, on ne peut qu’être saisi par l’émotion et partagé ces sentiments d’injustice, d’impuissance et de révolte qu’ils vivent alors dans leur chair. Jusqu’à cet épilogue qui ne peut qu’être tragique.

Élise ou la vraie vie
Claire Etcherelli
Éditions Folio Gallimard (n° 939)
Roman
288 p., 7,50 €
EAN 9782070369393
Paru le 5/01/1973

Où?
Le roman se déroule en France, à Bordeaux, puis Paris et banlieue. On y évoque aussi l’Algérie.

Quand?
L’action se situe entre 1954 et 1962.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Un concert fracassant envahit la rue. « Les pompiers », pensai-je. Arezki n’avait pas bougé. Les voitures devaient se suivre, le hurlement s’amplifia, se prolongea sinistrement et s’arrêta sous la fenêtre. Arezki me lâcha. Je venais de comprendre. La police. Je commençai à trembler. Je n’avais pas peur mais je tremblais tout de même. Je n’arrêtais plus de trembler : les sirènes, les freins, le bruit sec des portières et le froid, – je le sentais maintenant – le froid de la chambre.»

68 premières fois
Sélection anniversaire: le choix d’Anaïs Llobet

LLOBET_Anais_©DR
Anaïs Llobet est journaliste. En poste à Moscou pendant cinq ans, elle a suivi l’actualité russe et effectué plusieurs séjours en Tchétchénie, où elle a couvert notamment la persécution d’homosexuels par le pouvoir local. Elle est l’auteure de deux romans: Les Mains lâchées (2016) et Des hommes couleur de ciel (2019).

«Un premier roman qui date de 1967, avec une écriture toute dans la retenue, une économie des mots, de grands dénouements cachés dans des phrases toutes simples. Claire Etcherelli fait confiance à son lecteur pour saisir les non-dits, lire les silences, retenir sa respiration lorsqu’il le faut. En tant que jeune écrivaine, je garde ce roman au plus proche de moi, et je relis souvent ce talisman lorsque je doute, notamment lorsque notre époque de grands bavards me déroute.»

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Page Wikipédia du roman
Blog Lecture écriture (Jean Prévost)
Blog Calliope Pétrichor 


Archives de l’INA et interview de Marie-José Nat lors du tournage de Élise ou la vraie vie © Production INA

Extraits
« La pendule de la porte de Choisy marquait la demie. Arezki était déjà dans la file, mais un peu à l’écart. J’allai vers lui. Il me fit un signe. Je compris et me plaçai derrière lui sans mot dire. Lucien arriva. Il ne me vit pas et je fis semblant de ne pas le voir. Il alluma une cigarette, et comme il tenait l’allumette près de son visage, j’en saisis le profil desséché, noir de barbe, osseux.
Nous montâmes dans la même fournée. Impossible de reculer, il m’aurait vue. J’allai vers l’avant, prenant soin de ne pas me retourner. Arezki m’ignora. À la Porte de Vincennes où beaucoup de gens descendirent, je me rapprochai de lui. Il me demanda où je désirais descendre afin que nous puissions marcher un peu. Je dis : « A la Porte de Montreuil. » J’avais repéré les soirs précédents une rue grouillante où, me semblait-il, nous nous perdrions aisément.
Il descendit et je le suivis. Lucien m’avait-il vue ? Cette supposition me gêna. Nous traversâmes, et, contemplant deux cafés mitoyens, Arezki demanda :
— On boit un thé chaud ?
— Si vous voulez.
Il y avait beaucoup de monde et beaucoup de bruit. Les banquettes semblaient toutes occupées. Arezki s’avança dans la deuxième salle. Je l’attendis près du comptoir. Quelques consommateurs me dévisagèrent, je sentais leurs yeux et je devinais leurs pensées. Arezki réapparut. En le regardant s’avancer, j’eus un choc. Mon Dieu, qu’il avait l’air arabe !… Certains, à la chaîne, pouvaient prêter à confusion avec leur peau claire et leurs cheveux châtains. Ce soir-là, Arezki ne portait pas de chemise mais un tricot noir ou marron qui l’assombrissait davantage. Une panique me saisit. J’aurais voulu être dehors, dans la foule de la rue.
— Pas de place. Ça ne fait rien, nous allons boire au comptoir. Venez là.
Il me poussa dans l’angle.
— Un thé ?
— Oui.
— Moi aussi.
Un garçon nous servit prestement. Je soufflai sur ma tasse pour avaler plus vite. Dans la glace, derrière le percolateur, je vis un homme coiffé de la casquette des employés du métro qui me dévisageait. Il se tourna vers son voisin qui repliait un journal.
— Moi, dit-il, très fort, j’y foutrais une bombe atomique sur l’Algérie.
Il me regarda de nouveau, l’air satisfait. Son voisin n’était pas d’accord. Il préconisait :
— …foutre tous les ratons qui sont en France dans des camps.
J’eus peur qu’Arezki réagît. Je le regardai à la dérobée, il restait calme, apparemment.
— Il paraît qu’on va nous mettre en équipes, me dit-il.
Sa voix était assurée. Il tenait l’information de Gilles et m’en détailla les avantages et les inconvénients. Je me détendis. Je lui posai beaucoup de questions, et, pendant qu’il y répondait, j’écoutais ce que les gens disaient autour de nous. Et j’eus l’impression qu’en me répondant, il suivait la conversation des autres.
Quand je passai devant lui pour sortir, l’homme qui voulait lancer une bombe atomique fit un pas vers moi. Par chance, Arezki me précédait. Il ne vit rien. Je m’écartai sans protester et le retrouvai dehors avec la sensation d’avoir échappé à un péril.
La rue d’Avron s’étendait, scintillante à l’infini. Pendant quelques minutes, les étalages nous absorbèrent.
— Alors, me demanda-t-il ironiquement, comment allez-vous ?
— Mais je vais bien.
— Vous aviez l’air malheureuse ces derniers jours. Vous n’avez pas été malade ? »
Tu peux badiner, Arezki. Tu es là. Ce soir, je n’évoque pas ton visage. C’est bien toi, présent. […] C’est un moment privilégié, suspendu irréellement au-dessus de nos vies comme le sont les guirlandes accrochées dans cette rue. Ne parler que pour dire des phrases légères qui nous feront sourire.
— Il faut m’excuser pour ces derniers jours, j’étais occupé. Des parents sont arrivés chez moi.
— J’ai cru que vous étiez fâché. Vous ne me disiez ni bonjour ni bonsoir.
Il proteste. Il m’adressait un signe de tête chaque matin. Et puis, est-ce si important ? Il faudrait, dit-il, choisir un jour, un endroit fixes pour nous rencontrer.
J’approuve. Les boutiques s’espacent, la rue d’Avron scintille moins, et là-bas, devant nous, elle est sombre, à peine éclairée. Nous traversons. Arezki tient mon bras, puis passe le sien derrière moi et pose sa main sur mon épaule.
— Je suis assez occupé ces jours-ci. Mais le lundi, par exemple… Votre frère est monté derrière nous. Vous l’avez vu ?
— Je l’ai vu.
— Élise, dit-il, si on se disait tu ?
Je lui répondis que je vais essayer, mais que je crains de ne pas savoir.
— Le seul homme que je peux tutoyer est Lucien.
— C’est ça, dit-il moqueusement, elle va encore me parler de son frère…
Pendant notre première promenade, je ne lui ai, remarque-t-il, parlé que de Lucien.
— Je me suis demandé si tu étais vraiment sa sœur. Où pourrions-nous nous retrouver lundi prochain ?
— Mais je ne connais pas Paris.
— Ce quartier n’est pas bon, déclare-t-il.
Et il me fait faire demi-tour. Nous remontons vers les lumières.
— Choisissez vous-même et vous me le direz lundi matin.
— Où ? à la chaîne devant les autres ?
— Pourquoi pas ? Les autres se parlent. Gilles me parle, Daubat.…
— Tu oublies que je suis un Algérien.
— Oui, je l’oublie.
Arezki me serre, me secoue.
— Répète. C’est vrai ? Tu l’oublies ?
Ses yeux me fouillent.
—Oui, mais vous le savez bien. Je ne peux pas être raciste.
— Ça, je le sais. Je pensais plutôt, au contraire, à cause de Lucien et des gens comme ça, que c’était un peu l’exotisme, le mystère. Il y a un an…
Nous reprenons notre marche et il me tient à nouveau par l’épaule.
— … j’ai connu une femme. Je l’ai… oui, aimée. Elle lisait tous les jours dans son journal un feuilleton en images, ça s’appelait « La passion du Maure ». Et ça lui était monté à la tête. Elle mêlait ça avec les souvenirs de son père qui avait été clandestin pendant la guerre contre les Allemands. » p. 155-159
« On s’occupait beaucoup de moi. J’avais quarante-cinq minutes à attendre. Je pris une rue transversale, au hasard. Elle aboutissait à un grand terrain vague au fond duquel s’élevaient plusieurs immeubles neufs.
À huit heures moins le quart, je revins au bureau d’embauche. Quelques hommes, des étrangers pour la plupart, attendaient déjà. Ils me regardèrent curieusement. À huit heures, un gardien à casquette ouvrit la porte et la referma vivement derrière lui.
– Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il à l’un des hommes qui s’appuyaient contre le mur.
– Pour l’embauche.
– II n’y a pas d’embauche, dit-il en secouant la tête. Rien.
– Ah oui ?
Sceptique, l’homme ne bougea pas.
– On n’embauche pas, répéta le gardien.
Les hommes remuèrent un peu les jambes, mais restèrent devant la porte.
– C’est marqué sur le journal, dit quelqu’un.
Le gardien s’approcha et lui cria dans la figure :
– Tu sais lire, écrire, compter ?
Ils commencèrent à s’écarter de la porte, lentement, comme à regret. L’un d’eux parlait, en arabe sans doute, et le nom Citroën revenait souvent. Alors, ils se dispersèrent et franchirent le portail.
– C’est pour quoi ? questionna le gardien en se tournant vers moi.
Il me regarda des cheveux aux chaussures.
– Je dois m’inscrire. Monsieur Gilles…
– C’est pour l’embauche ?
– Oui, dis-je intimidée.
– Allez-y.
Et il m’ouvrit la porte vitrée.
Dans le bureau, quatre femmes écrivaient. Je fus interrogée : j’expliquai. Une des femmes téléphona, me fit asseoir et je commençai à remplir les papiers qu’elle me tendit.
– Vous savez que ce n’est pas pour les bureaux, dit-elle, quand elle lut ma fiche.
– Oui, oui.
– Bien. Vous sortez, vous traversez la rue, c’est la porte en face marquée  » Service social « , deuxième étage, contrôle médical pour la visite.
Dans la salle d’attente, nous étions cinq, quatre hommes et moi. Une grande pancarte disait « Défense de fumer » et c’était imprimé, en dessous, en lettres arabes. L’attente dura deux heures. À la fin, l’un des hommes assis près de moi alluma une cigarette. Le docteur arriva, suivi d’une secrétaire qui tenait nos fiches. La visite était rapide. Le docteur interrogeait, la secrétaire notait les réponses. Il me posa des questions gênantes, n’insista pas quand il vit ma rougeur et me dit de lui montrer mes jambes, car j’allais travailler debout. « La radio », annonça la secrétaire. En retirant mon tricot je défis ma coiffure, mais il n’y avait pas de glace pour la rajuster. L’Algérien qui me précédait se fit rappeler à l’ordre par le docteur. Il bougeait devant l’appareil.
– Tu t’appelles comment ? Répète ? C’est bien compliqué à dire. Tu t’appelles Mohammed ? et il se mit à rire. Tous les Arabes s’appellent Mohammed. Ça va, bon pour le service. Au suivant. Ah, c’est une suivante…
Quand il eut terminé, il me prit à part.
– Pourquoi n’avez-vous pas demandé un emploi dans les bureaux ? Vous savez où vous allez ? Vous allez à la chaîne, avec tout un tas d’étranger, beaucoup d’Algériens. Vous ne pourrez pas y rester. Vous êtes trop bien pour ça. Voyez l’assistante et ce qu’elle peut faire pour vous.
Le gardien nous attendait. Il lut nos fiches. La mienne portait: atelier 76. Nous montâmes par un énorme ascenseur jusqu’au deuxième étage. Là, une femme, qui triait de petites pièces, interpella le gardien.
– Il y en a beaucoup aujourd’hui ?
– Cinq, dit-il.
Je la fixai et j’aurais aimé qu’elle me sourît. Mais elle regardait à travers moi.
– Ici, c’est vous, me dit le gardien.
Gilles venait vers nous. Il portait une blouse blanche et me fit signe de la suivre. Un ronflement me parvenait et je commençai à trembler. Gilles ouvrit le battant d’une lourde porte et me laissa le passage. Je m’arrêtai et le regardai. Il dit quelque chose, mais je ne pouvais plus l’entendre, j’étais dans l’atelier 76. Les machines, les marteaux, les outils, les moteurs de la chaîne, les scies mêlaient leurs bruits infernaux et ce vacarme insupportable, fait de grondements, de sifflements, de sons aigus, déchirants pour l’oreille, me sembla tellement inhumain que je crus qu’il s’agissait d’un accident, que ces bruits ne s’accordant pas ensemble, certains allaient cesser. Gilles vit mon étonnement.
– C’est le bruit ! cria-t-il dans mon oreille.
Il n’en paraissait pas gêné. L’atelier 76 était immense. Nous avançâmes, enjambant des chariots et des caisses, et quand nous arrivâmes devant les rangées des machines où travaillaient un grand nombre d’hommes, un hurlement s’éleva, se prolongea, repris, me sembla-t-il, par tous les ouvriers de l’atelier.
Gilles sourit et se pencha vers moi.
– N’ayez pas peur. C’est pour vous. Chaque fois qu’une femme rentre ici, c’est comme ça.
Je baissai la tête et marchai, accompagnée par cette espèce de « ah » rugissant qui s’élevait maintenant de partout.
À ma droite, un serpent de voitures avançait lentement, mais je n’osais regarder.
– Attendez, cria Gilles.
Il pénétra dans une cage vitrée construite au milieu de l’atelier et ressortit très vite, accompagné d’un homme jeune et impeccablement propre.
– Monsieur Bernier, votre chef d’équipe.
– C’est la sœur de Letellier ! hurla-t-il.
L’homme me fit un signe de tête.
– Avez-vous une blouse ?
Je fis non.
– Allez quand même au vestiaire. Bernier vous y conduira, vous déposerez votre manteau. Seulement, vous allez vous salir. Vous n’avez pas non plus de sandales ?
Il parut contrarié.
Pendant que nous parlions, les cris avaient cessé. Ils reprirent quand je passai en compagnie de Bernier. Je m’appliquai à regarder devant moi.
– ils en ont pour trois jours, me souffla Bernier. Le gardien avait sur lui la clé du vestiaire. C’était toujours fermé, à cause des vols, m’expliqua Bernier. J’y posai à la hâte mon manteau et mon sac. Le vestiaire était noir, éclairé seulement par deux lucarnes grillagées. Il baignait dans une odeur d’urine et d’artichaut.
Nous rentrâmes. Bernier me conduisit tout au fond de l’atelier, dans la partie qui donnait sur le boulevard, éclairée par de larges carreaux peints en blancs et grattés à certains endroits, par les ouvriers sans doute.
– C’est la chaîne, dit Bernier avec fierté.
Il me fit grimper sur une sorte de banc fait de lattes de bois. Des voitures passaient lentement et des hommes s’affairaient à l’intérieur. Je compris que Bernier me parlait. Je n’entendais pas et je m’excusai.
– Ce n’est rien, dit-il, vous vous habituerez. Seulement, vous allez vous salir.
II appela un homme qui vint près de nous.
Voilà, c’est mademoiselle Letellier, la sœur du grand qui est là-bas. Tu la prends avec toi au contrôle pendant deux ou trois jours.
– Ah bon ? C’est les femmes, maintenant, qui vont contrôler ?
De mauvais gré, il me fit signe de le suivre et nous traversâmes la chaîne entre deux voitures. II y avait peu d’espace. Déséquilibrée par le mouvement, je trébuchai et me retins à lui. Il grogna. Il n’était plus très jeune et portait des lunettes.
– On va remonter un peu la chaîne, dit-il.
Elle descendait sinueusement, en pente douce, portant sur son ventre des voitures bien amarrées dans lesquelles entraient et sortaient des hommes pressés. Le bruit, le mouvement, la trépidation des lattes de bois, les allées et venues des hommes, l’odeur d’essence, m’étourdirent et me suffoquèrent.
– Je m’appelle Daubat. Et vous c’est comment déjà ? Ah oui, Letellier.
– Vous connaissez mon frère ?
– Évidemment je le connais. C’est le grand là-bas. Regardez.
Il me tira vers la gauche et tendit son doigt en direction des machines.

« À six heures, il reste encore un peu de jour, mais les lampadaires des boulevards brûlent déjà. J’avance lentement, respirant à fond l’air de la rue comme pour y retrouver une vague odeur de mer. Je vais rentrer, m’étendre, glisser le traversin sous mes chevilles. Me coucher… J’achèterai n’importe quoi, des fruits, du pain, et le journal. Il y a déjà trente personnes devant moi qui attendent le même autobus. Certains ne s’arrêtent pas, d’autres prennent deux voyageurs et repartent. Quand je serai dans le refuge, je pourrai m’adosser, ce sera moins fatigant. Sur la plate-forme de l’autobus, coincée entre des hommes, je ne vois que des vestes, des épaules, et je me laisse un peu aller contre les dos moelleux. Les secousses de l’autobus me font penser à la chaîne. On avance à son rythme. J’ai mal aux jambes, au dos, à la tête. Mon corps est devenu immense, ma tête énorme, mes jambes démesurées et mon cerveau minuscule. Deux étages encore et voici le lit. Je me délivre de mes vêtements. C’est bon. Se laver, ai-je toujours dit à Lucien, ça délasse, ça tonifie, ça débarbouille l’âme. Pourtant, ce soir, je cède au premier désir, me coucher. Je me laverai tout à l’heure. Allongée, je souffre moins des jambes. Je les regarde, et je vois sous la peau de petits tressaillements nerveux. Je laisse tomber le journal et je vois mes bas, leur talon noir qui me rappelle le roulement de la chaîne. Demain, je les laverai. Ce soir, j’ai trop mal. Et sommeil. Et puis je me réveille, la lumière brûle, je suis sur le lit ; à côté de moi sont restées deux peaux de bananes. Je ne dormirai plus. En somnolant, je rêverai que je suis sur la chaîne; j’entendrai le bruit des moteurs, je sentirai dans mes jambes le tremblement de la fatigue, j’imaginerai que je trébuche, que je dérape et je m’éveillerai en sursaut. »

« J’avais cinquante minutes d’irréalité. Je m’enfermais pour cinquante minutes avec des phrases, des mots, des images. Un lambeau de brume, une déchirure du ciel les exhumaient de ma mémoire. Pendant cinquante minutes, je me dérobais. La vraie vie, mon frère, je te retiens ! Cinquante minutes de douceur qui n’est que rêve. Mortel réveil, porte de Choisy. Une odeur d’usine avant même d’y pénétrer. Trois minutes de vestiaire et des heures de chaîne. La chaîne, ô le mot juste… Attachés à nos places. Sans comprendre et sans voir. Et dépendant les uns des autres. Mais la fraternité, ce sera pour tout à l’heure. Je rêve à l’automne, à la chasse, aux chiens fous. Lucien appelle cet état : la romanesquerie. Seulement, lui, il a Anna ; entre la graisse et le cambouis, la peinture au goudron et la sueur fétide, se glisse l’espérance faite amour, faite chair… Autrefois, il y a quelques mois, était Dieu. Ici, je le cherche, c’est donc que je l’ai perdu. L’approche des êtres m’a éloignée de lui. Un grand feu invisible. Tant d’êtres nouveaux sont entrés dans mon champ et si vite ; le feu a éclaté en mille langues et je me suis mise à aimer les êtres.»

À propos de l’auteur
Claire Etcherelli est née à Bordeaux en 1934. Son père mort à la guerre, elle est élevée par sa mère et son grand-père paternel. Elle a surtout vécu à Bordeaux, au pays Basque et à Paris. Issue d’un milieu très modeste, elle obtient une bourse afin de poursuivre ses études. Elle vient s’installer à Paris, mais le manque d’argent la contraint à travailler en usine à la chaîne, pendant deux ans. De cette expérience Claire Etcherelli retient l’image d’un environnement éprouvant et obsédant, qu’elle décrit dans son premier roman Élise ou la vraie vie (1967). Le roman, qui obtient le prix Femina en 1967, conte l’amour tragique d’une Française et d’un travailleur immigré, mais élabore aussi une réflexion sur la guerre d’Algérie et ses conséquences sociales. Le roman a été traduit en anglais et plusieurs autres langues. Élise ou la vraie vie a été portée à l’écran par Michel Drach en 1970. (Source: berlol.net)

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