Pleine et douce

FROIDEVAUX_METTERIE_pleine_et-douce  RL_2023

En deux mots
Ève, qui vient de naître, retrace ses premières impressions. Stéphanie, sa mère, explique combien il lui a été difficile de faire un bébé toute seule. Son amie Corinne est aussi toute seule, même si elle enchaine les partenaires. Sa sœur Lucie, avocate, a le profil de la femme rangée, mais rêve d’ailleurs. Les Témoignages se succèdent dans ce roman choral.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

En préparant la grande fête

Dans ce premier roman choral, Camille Froidevaux-Metterie donne la parole à un bébé, puis à de nombreuses femmes et dresse ainsi un joli tableau de leur place dans la société, de la maternité à l’émancipation. Vers la libération du corps et de l’esprit.

La première à prendre la parole dans ce roman choral est la petite Ève qui vient de naître. De son berceau, elle raconte l’agitation autour d’elle, sa vision du monde, ses stratégies pour retenir l’attention et satisfaire ses besoins vitaux. À travers son regard, on comprend aussi qu’elle a tout l’amour de Stéphanie, sa mère qui a continué à se battre avec ses peurs. Peut-être est-il temps de faire désormais confiance à cette fille qui a l’air bien déterminée à prendre sa place dans le monde.
En attendant, c’est à cette cheffe de cuisine, qui a livré un rude combat pour être mère, d’entrer en scène. Après avoir réussi à se faire une place dans un monde d’hommes, elle vient de concrétiser un second rêve, avoir un enfant. Ève est née par PMA, après un difficile parcours de combattante qu’elle a conclu en Espagne. Désormais, elle va pouvoir élever sa fille seule, comme elle l’a souhaité. Pour remercier Greg, le «père intime», et rassembler autour d’elle sa famille et ses amies, elle prépare une grande fête. Mais en attendant le grand jour, la parole est aux invitées, en commençant par Corinne qui s’est toujours voulue femme libre. Mais elle s’est perdue dans les bras des hommes, cherchant du réconfort dans le sexe, sans trouver l’amour. «Moi je n’ai pas de lac aimant où plonger, personne pour confirmer que je demeure aimable par-delà le passage des ans, aucune caresse quotidienne venant effacer les fameux outrages. Moi, il me faut affronter seule l’entrée dans la zone d’inconfort qui précède la zone de relégation.»
Sa sœur Lucie a suivi un parcours classique. Mariée, deux enfants, une profession d’avocate très prenante. Le schéma classique du couple qui s’use et l’envie d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Peut-être dans les bras d’un confrère. Elle a aussi caressé le rêve de partager aux côtés de Stéphanie son désir d’enfant. Un fantasme de plus dans une vie qu’elle a de plus en plus de peine à maîtriser. Son mari l’a quittée pour une plus jeune et elle se sent désormais bonne pour le rebut.
Lola, sa fille, raconte lors d’un cours sur la sexualité, que l’on peut désormais faire des enfants avec des éprouvettes. Un sujet délicat à aborder en classe, mais qui a le mérite de lancer un débat que les deux responsables du cours auraient préféré éluder.
C’est alors que Nicole, la mère de Stéphanie, vient ajouter sa voix très discordante. «C’est tout de même ahurissant quand on y pense. Cette enfant est née de nulle part, personne ne sait qui sont ses géniteurs, pas même Stéphanie! Cela dépasse l’entendement.» Opposée à ce projet, elle s’est résignée mais raconte que sa fille est «tombée enceinte à l’occasion d’une relation sans lendemain et que, étant donné son âge, elle a décidé de garder l’enfant».
En confrontant les générations et les avis, Camille Froidevaux-Metterie évite à la fois tout manichéisme et donne à voir la complexité de la question.
Charline qui a été victime d’agression sexuelle, Kenza à qui on vient de détecter une tumeur au sein, Colette qui regarde sa longue vie entourée de copines, Manon qui a ses premières règles et Jamila, la nounou qui aimerait tant avoir un homme à ses côtés complètent ce chœur de femmes en y ajoutant autant de nouvelles facettes. Elles vont toutes se retrouver pour un final surprenant.
En prolongeant Un corps à soi, son essai paru en 2021, ce détour par la fiction permet à la primo-romancière de mettre en scène les problématiques qu’elle étudie, le corps de la femme et ses transformations, les injonctions et les représentations que des années de patriarcat lui ont assigné. Des premières règles jusqu’à la ménopause en passant par la grossesse ou la maladie, en l’occurrence le cancer du sein. Mais la construction du roman permet aussi de confronter les femmes et leur psychologie à des âges différents, entre celle qui a vécu sous un patriarcat étouffant, celles qui ont essayé de se libérer de ces chaînes – et du schéma maternel – et celles qui voient l’avenir avec plus d’optimisme. Si elles parviennent toutes à se retrouver, alors un nouveau contrat social est possible. Pour une vie pleine et douce.

Pleine et douce
Camille Froidevaux-Metterie
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
224 p., 20 €
EAN 9782848054674
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman se déroule en France. On y évoque aussi plusieurs visites en Espagne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une musique libre et joyeuse s’élève des pages de ce premier roman : celle d’un chœur de femmes saluant la venue au monde de la petite Ève, enfant née d’un désir d’amour inouï.
Stéphanie est cheffe de cuisine, elle voulait être mère, mais pas d’une vie de couple. Elle est allée en Espagne bénéficier d’une procréation médicalement assistée, alors impossible en France. Greg, l’ami de toujours, a accepté de devenir le «père intime» d’Ève. Dans à peine deux semaines, aura lieu la fête en blanc organisée pour célébrer la naissance de leur famille atypique, au grand dam de la matriarche aigrie et vénéneuse qui trône au-dessus de ces femmes.
À l’approche des réjouissances, chacune d’elles est conduite interroger son existence et la place que son corps y tient. Toutes, sœurs, nièces, amies de Stéphanie, témoignent de leur quotidien, à commencer par Ève elle-même, à qui l’autrice prête des pensées d’une facétieuse ironie face à l’attendrissement général dont elle est l’objet. Comme dans la vie, combats féministes, tourments intimes et préparatifs de la fête s’entremêlent.
Camille Froidevaux-Metterie dépeint avec une grande finesse cette constellation féminine, tout en construisant un roman dont les rebondissements bouleversent : rien ne se passera comme l’imaginent encore Stéphanie et Jamila, la nounou d’Ève, s’activant la veille du festin tant attendu.
Tour à tour mordante et tendre, l’écriture, dans sa fluidité et ses nuances, révèle un véritable tempérament d’écrivaine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Inrocks (Faustine Kopiejwski)
Actualitté (Barbara Fasseur)
Maze (Anaïs Dinarque)
Maze (Anaïs Dinarque – entretien avec Camille Froidevaux-Metterie)
Blog Aline a lu


Camille Froidevaux-Metterie présente son premier roman à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Ève
Il doit être tôt, «pourquoi si tôt?», me demande-t-elle parfois de sa voix endormie. Alors j’attends un peu, je reste là, tranquille, à regarder la nuée d’oiseaux immobiles qui flottent au-dessus de moi. J’aime particulièrement le rouge. D’ordinaire, quand le groupe reprend son vol circulaire et que ce beau rouge passe à l’aplomb de mon visage, j’agite frénétiquement les bras pour essayer de l’attraper. J’adore son œil noir et brillant, le renflement vermillon de son ventre et cet air un peu espiègle qu’il a en me regardant. C’est Greg qui m’a offert ce mobile, parce que se réveiller chaque jour en suivant les oiseaux des yeux, m’a-t-il promis, c’est l’assurance d’une vie légère et aventureuse. Grand-mère a fait la moue et l’a trouvé inadapté, s’inquiétant de ces plumes véritables que je pourrais suçoter, qui pourraient m’empoisonner. Maman a haussé les épaules.

J’aime le bruit de la clé mécanique qu’elle remonte après m’avoir précautionneusement déposée dans mon lit. Je fais en sorte qu’elle s’y reprenne, qu’elle y revienne, deux fois, trois fois, même si je sais que cela ne l’amuse pas toujours. Elle aimerait bien que je m’endorme vite, que je la libère de ce rituel usant, tourner, s’éloigner sur la pointe des pieds, tirer doucement la porte qui grince, rentrer à nouveau si je décide de pleurnicher, tourner, s’éloigner sur la pointe des pieds… J’en profite un peu, il est si doux ce petit manège.
Au réveil, c’est autre chose. Je me lasse vite de contempler les volatiles arrêtés et, pour tout dire, je ne serais pas plus heureuse s’ils se remettaient à voler. C’est le matin, j’ai faim. Je tente de me retenir d’appeler, je me concentre sur mon bel oiseau cramoisi, mais mon estomac se tord et me fait mal. Presque malgré moi, je commence à geindre, un son discret mais constant, une tendre plainte. Il ne faut pas longtemps avant que je l’entende se lever, je continue de chouiner quelques secondes, pour la forme, car elle arrive. La voilà qui pousse la porte d’un grand geste et s’approche, les yeux gonflés, les cheveux en pétard, le peignoir à peine noué. Je cesse sur-le-champ de gémir et lui présente gracieusement mes deux dents. « Je me lèverais toute ma vie aux aurores, m’a-t-elle dit un jour, si tu m’accueillais toujours avec ce si beau sourire », alors je m’applique.
Elle se penche et m’attrape avec une infinie délicatesse. Doucement, elle me serre contre elle et je plonge dans la chaude odeur de sa nuit. Nous ne faisons qu’une à nouveau, mon visage dans son cou, ses lèvres sur ma peau. Je l’entends murmurer son amour, je ferme les yeux un instant, bref, puis romps notre béatitude en gigotant. J’ai faim et les effluves de sa chair ne me comblent pas. Elle me cale alors sur sa hanche et nous allons ensemble dans la cuisine.
Elle a préparé la veille le dosage de lait en poudre et d’eau minérale qu’il va lui suffire de mélanger puis de réchauffer. Je m’agite, je halète bruyamment, remuant bras et jambes tel un pantin devenu fou. Ça la fait rire, elle dit « ça vient, ça vient… », s’allonge à demi sur le canapé, tire le plaid sur ses jambes découvertes, et puis ça vient, le liquide tiède dans ma bouche, dans ma gorge, qui déborde, elle a mal réglé la tétine et me l’arrache sans prévenir pour diminuer le débit. Je suis sur le point de hurler, le pis en plastique me rebouche le clapet. Je tête avec ardeur, cela produit une mélodie rythmée, monocorde et ronde qui la plonge dans la torpeur. Je la sens relâcher son étreinte, je vois sa tête s’incliner jusqu’à venir reposer sur le coussin jaune. Je m’étale entre ses bras, complètement relâchée, seules ma bouche et ma langue s’activent. Quand je suis rassasiée, je sombre à mon tour. »

Extrait
« C’est tout de même ahurissant quand on y pense. Cette enfant est née de nulle part, personne ne sait qui sont ses géniteurs, pas même Stéphanie! Cela dépasse l’entendement. J’étais déjà opposée à ce projet fou de maternité en solitaire. Elle n’avait pas d’enfant, elle n’avait pas d’enfant! Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même et reporter son énergie sur d’autres projets, en profiter pour voyager, je ne sais pas. Mais Stéphanie est têtue, elle tient ça de moi, et il a fallu que je me résigne à son choix de devenir mère par la grâce du progrès médical. C’est tellement compliqué d’expliquer cela, je n’y arrive pas à vrai dire. Mais j’ai trouvé une parade, je dis qu’elle est tombée enceinte à l’occasion d’une relation sans lendemain et que, étant donné son âge, elle a décidé de garder l’enfant. Cela m’épargne la honte de devoir entrer dans les détails sordides de sa grossesse. » p. 105

À propos de l’auteur
FROIDEVAUX-METTERIE_Camille_DRCamille Froidevaux-Metterie © Photo DR

Camille Froidevaux-Metterie, philosophe et professeure de science politique à l’université de Reims Champagne-Ardenne, a publié de nombreux essais dans lesquels elle travaille à élaborer une théorie féministe qui place le corps au centre de la réflexion. Dans le récent et très remarqué Un corps à soi (2021), l’écriture à la première personne résonnait déjà avec les voix plurielles des femmes. Pleine et douce, son premier roman, est paru le 5 janvier 2023. (Source: Sabine Wespieser éditeur)

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Faire corps

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En deux mots
Sandra suit ses amis Romain et Marc dans leur combat pour avoir un enfant. Jusqu’au jour où, après une série d’échecs, Romain lui propose d’être mère-porteuse. Elle va finir par accepter, sans imaginer les conséquences.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Femme, célibataire et mère.. porteuse

À travers l’histoire d’une quadragénaire qui accepte d’être mère-porteuse pour un couple d’amis homosexuels, Charlotte Pons explore un nouveau territoire, celui de la maternité. Un second roman qui vient confirmer son talent.

C’est d’abord avec curiosité que Sandra a observé Romain, son ami d’enfance, et son compagnon Marc dans leur parcours pour avoir leur enfant. Après avoir donné leur sperme, ils se sont tournés vers une mère-porteuse aux États-Unis. Après avoir choisi sur catalogue la future génitrice de leur enfant, ils ont attendu avec espoir et impatience, après l’annonce que l’insémination s’était bien déroulée. Après quatre mois, une fausse couche a ruiné leurs espoirs. Ils ont alors bien voulu retenter l’expérience, mais cette fois encore sans succès. La mère-porteuse a alors jeté l’éponge et les deux hommes, dont le budget n’était pas illimité, ont renoncé.
Puis c’est avec intérêt qu’elle a vu Romain s’entêter dans son désir de paternité, d’autant qu’elle même se persuadait qu’elle n’aurait jamais d’enfants. D’autant que sa vie amoureuse ne lui offrait pas la perspective stable. Même si sa liaison avec Martin commence à s’inscrire dans la durée, elle entend rester indépendante. Alors, inutile de dire que quand Romain lui propose de porter son enfant, elle refuse tout net. Sauf que l’idée finit par faire son chemin. Alors elle finit par accepter, tout en refusant de voir dans cet enfant qui bouscule son métabolisme autre chose qu’un contrat à remplir. Sauf que l’histoire semble ici de répéter, dictée par la physiologie. Comme à la puberté, quand son corps a commencé à se transformer, elle va découvrir avec la maternité combien le corps se transforme et combien cela influe sur son esprit.
Charlotte Pons aborde dans ce second roman un sujet sensible, à la fois très actuel sur la GPA et la marchandisation du corps et universel sur la maternité. Faire corps, c’est aussi sentir durant neuf mois la vie qui vient, la chair de sa chair, l’incroyable force qui croît et l’incroyable fragilité de l’enfant qui naît. Les questions que se posent Sandra prennent alors une dimension métaphysique que la romancière se garde bien de trancher, laissant au lecteur le soin de se faire sa propre opinion.
Après Parmi les miens, son premier roman qui confrontait mari et enfants à leur épouse et mère qui se retrouvait dans le coma à la suite d’un grave accident, c’est avec beaucoup de pudeur, mais sans rien cacher des tourments et des conflits intérieurs qui agitent Sandra, la romancière confirme ici son talent à fleur d’émotion.

Faire Corps
Charlotte Pons
Éditions Flammarion
Roman
240 p., 00 €
EAN 9782081486225
Paru le 24/02/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Et votre projet, c’en est où?» Voilà plusieurs années que Sandra observe Romain et son compagnon se confronter au parcours épineux de la GPA aux États-Unis. Ce désir d’enfant que rien ne semble faire vaciller l’intrigue, elle qui est catégorique depuis toujours: elle ne sera jamais mère. À bout, son ami va lui demander de porter son bébé. Commence alors un corps-à-corps avec un enfant qui ne sera pas le sien. Neuf mois de bouleversements physiques que la raison ne peut pas ignorer et qui font naître des sentiments d’une intensité insoupçonnée.
Dans ce deuxième roman à fleur de peau, Charlotte Pons met très subtilement en scène une femme qui consent, sans en mesurer toute la portée, à réparer le mal d’enfant de son ami. Jusqu’où son geste l’emportera-t-elle ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
MokaMag
Blog Les livres de Joëlle
Blog Fflo la Dilettante

Les premières pages du livre
Neuf mois et puis s’en vont. C’est ce que je m’étais dit : neuf mois et puis s’en vont. Sans conséquence aucune, si ce n’est le ventre qui fronce et la poitrine un peu plus affaissée – enfin, c’était inéluctable, de toute façon j’y étais déjà, au moins aurais-je connu un bonnet E.

Neuf mois et puis s’en vont. J’avais fini par y croire et la missive me cueille à la manière d’un uppercut.

« Dans cinq mois, vous allez être maman. »

Je titube, cherche une chaise à tâtons.

Je suis enceinte, je ne vais pas devenir mère. Je fais un enfant, je ne vais pas en avoir un ni ne l’attends ou alors seulement pour en être délivrée. Dans cinq mois, je vais accoucher, pas devenir maman.

Pour l’administration, je le suis. Je le serai toujours.
Même déchue de mon autorité parentale – tel est le plan – il restera des traces de ma grossesse. Des preuves. Et puisqu’on ne scinde pas grossesse et maternité, puisque ce que nous faisons est hors la loi, je serai mère ad vitam, telle est la réalité. Sur le papier.

Et dans ma tête ? Ma conscience, mon cœur.

Dans le reflet de la fenêtre, je surprends ma silhouette. Je ne me reconnais pas. C’était à peine un renflement, même pas de nausées, c’est devenu un petit ballon crâne. Du jour au lendemain, d’un instant à l’autre. Comme si, de mèche avec la caisse d’allocations familiales qui m’écrit, le ventre avait choisi ce moment pour saillir d’un coup.
L’air me manque. L’air me manque et ce ventre me pèse. Je suffoque. Un râle. Sous le coton du tee-shirt, j’empoigne mes seins lourds – de quoi ? –, les pétris avec vigueur, les pince, les tords, les griffe. Comme ça ne suffit pas, je martèle mon thorax. D’un poing, des deux. Lentement, plus fort. Je gémis. Comme ça ne suffit toujours pas, je tente d’empoigner mon ventre mais je n’ai pas de prise, la peau, déjà, est trop tendue. Je n’ai pas de prise sur mon propre corps. J’étouffe. De l’intérieur des poignets, j’écrase mes flancs, appuie, lamine, broie, malaxe, comprime. Avec mes ongles, j’écorche, gratte, érafle, laboure.

Dégage.
Ce n’est d’abord qu’un murmure.
Dégage.
Une injonction.
Dégage ! Dégage !
Un cri.
Dégaaaageeee !
Une vocifération.

Ensuite, c’est le sang qui m’arrête. Sous mes ongles, le sang. Et un peu de peau. Quelques lambeaux.
Qu’es-tu en train de faire ?

Je me lève, rouge aux joues, dépenaillée, meurtrie. Je me déshabille en prenant garde à ne plus croiser mon reflet, enfile un jogging, des baskets. Je dévale les escaliers d’un pas lourd, tentant d’amorcer un mécanisme d’expulsion à mon périnée.
Dégage.

Dans le parc des Buttes-Chaumont, une foulée après l’autre, le ventre de quatre mois tendu comme de la pierre.
Dégage.

À l’intérieur, « cela » ne sautille pas, « cela » pèse sur l’utérus. Et une fois sorti ? Sur mes épaules, ma conscience, mon cœur, mon avenir.

Je vois le lacet se dénouer, je ne ralentis pas la cadence. Je songe que ce pourrait être une solution, que c’est un signe. J’accélère la cadence. Je me laisse aller au poids du ventre qui me déstabilise, m’entraîne vers le sol.

Je chute.
— Qu’est-ce que t’as foutu ?
Il l’aboie plus qu’il ne le demande. Ce n’est pas dans ses habitudes mais c’est son droit, il est en droit, il a des droits sur moi. Je l’ai voulu, j’ai même exigé un contrat. Je lui ai donné le droit d’avoir des droits et d’abord celui que je file droit. Je ris. Romain écarquille les yeux, je lui fais peur. Moi-même… je m’effraie.
— Sandra, qu’est-ce que t’as foutu ? répète-t-il avec plus de douceur.
Je hausse les épaules.
— Un courrier de la CAF m’a gonflée, je suis allée m’aérer pour redescendre
Pour dégonfler. Paf, pffffft ! on n’en parle plus. Je ris de nouveau. Romain soupire, exaspéré. Debout devant le lit d’hôpital où les pompiers m’ont transportée, il me domine de tout son mètre quatre-vingts.
— Et il disait quoi, ce courrier, pour te mettre dans un tel état ?
Je singe, voix mielleuse.
— Dans cinq mois, vous allez être maman.
Il est fin, Romain, il comprend.
— Oh. Eh bien… eh bien je suppose que…
— Que quoi ? On a déclaré la grossesse ensemble, pourquoi ne s’adressent-ils qu’à moi ?
— Je ne demande pas mieux que de recevoir moi aussi ce genre de courrier, tu le sais.
Je le sais. Mais quant à toi, tu sais bien que ce n’est pas seulement cela dont il s’agit. Hein, tu le sais ? Alors je proteste – j’ai envie de protester, j’ai besoin de protester :
— Amber, on ne l’aurait pas fait chier avec ça.
Amber, sa surrogate, celle qui aurait dû porter son enfant. Moi je suis le plan B – et notre affaire tient du système D, même pas digne d’une série Z (je ris, il prend peur, j’enchaîne).
— Amber, Heather, Kimberly ou qui sais-je encore… Son rôle aurait été reconnu.
Ma voix est montée dans les aigus.
— Sandra, calme-toi.
Il jette des regards affolés autour de lui (dans la chambre, plusieurs lits et un va-et-vient permanent), il craint qu’on ne m’entende, il a peur qu’on ne comprenne.
— Moi je suis quoi ?
Inconsciente. La preuve, l’ecchymose est grosse comme une pastèque, ça m’en a fichu un coup quand le médecin l’a dit ainsi car il a ajouté, Plus grosse que le bébé. Je me suis sentie mal, pas loin de minable. Mais elle est sur le flanc de la cuisse. Vous avez eu un bon réflexe, bravo, un réflexe de mère déjà (là, il s’en est fallu d’un cheveu pour que j’arrache la perfusion et débarrasse le plancher).

Neuf mois et puis s’en vont. Nous n’en sommes qu’à quatre. Tic-tac (rires).
— Ce n’est pas un projet, Sandra.
Romain et moi nous étions retrouvés pour nager, la soirée déjà bien avancée. J’aimais ça, fendre l’eau d’un mouvement de brasse, m’y plonger et sentir la pression de la masse en mouvement, mes muscles chauffer et mon rythme cardiaque s’accélérer. L’épuisement qui en découlait, le décrassement. J’aimais ça et je passais outre le pédiluve, le chlore, les poils et les cheveux, quelques pansements de sang tachés qui dérivaient en apesanteur dans les profondeurs. Les autres, la proximité du corps des autres, certains complètement nus et se savonnant les orifices sans pudeur dans les douches. Je fermais les yeux et m’imaginais ailleurs, dans l’étang de mon enfance – les roseaux, le clapotis de l’eau, le vol piqué des canards, le bruissement de leurs ailes quand ils se posent et cette nonchalance bien particulière, cette façon qu’ils ont de glisser ensuite en propriétaires. L’odeur de vase, même, était préférable à celle de tous ces inconnus. Mais un coup de pied dans l’aine, la collision avec une épaule, le choc d’un crâne contre le mien me ramenaient toujours à la réalité.
Dans ce lieu-là et à cette heure-ci, je dus aussi passer outre les regards sans équivoque que les hommes échangeaient entre eux. La piscine du quartier était réputée basculer en lieu de drague gay passé une certaine heure. Nous y étions. Un instant, j’en voulus à Romain de m’avoir entraînée ici, lui prêtai des intentions lubriques. Il ne me racontait plus rien de sa vie sexuelle, je n’étais certainement pas demandeuse. Il était amoureux et, pour ce que j’en savais, monogame. Ce qui ne m’empêchait pas de fantasmer une autre sexualité que la mienne, a priori plus libérée. Enfin, le dit-on. Je n’étais pourtant pas une oie blanche, disons plutôt que l’indifférence des garçons alentour à mon égard quand la tension sexuelle était si palpable me vexait. Il en allait souvent ainsi quand je sortais avec Romain, je me sentais encombrée de ma féminité, pourtant peu marquée. On aurait pu aller nager ailleurs. Il me regarda, surpris. Cette piscine est à mi-chemin entre chez toi et chez moi, répliqua-t-il. Et puis divague pas, ce n’est pas Sodome et Gomorrhe.
Je savais qu’il n’était pas de ce bois-là, qu’il n’y aurait pas de mauvais plan, qu’il n’allait pas me laisser en plan. Et pour ce que je pus conclure, en observant un peu, je n’étais pas la seule hétéro. C’est peut-être toi qui vas emballer sous la douche, se moqua Romain. Je haussai les épaules mais regrettai de ne pas avoir choisi mon maillot avec plus de soin, celui-ci bâillait aux hanches, élimé par endroits.

Ils avaient baissé les lumières et nous avions enchaîné les longueurs sous les stroboscopes, au rythme des beats de house music. Désormais dos à la faïence, nous palmions de concert. Moulé dans son slip de bain en lycra, le sexe de Romain dépassait de l’eau dans un renflement prometteur. Quelque peu chauffée par l’ambiance, je fus tentée – et ce n’était pas coutume – de le prendre dans le creux de ma main, l’envelopper, le soupeser, le dérouler jusqu’à ce qu’il se dresse complètement. J’imaginai le poids du membre dans ma paume, le contact de la peau finement nervurée. Je n’étais pas la seule, semble-t-il. J’eus un gloussement, fermai brièvement les yeux pour chasser ces pensées et passai sur le ventre.
— Et votre projet, c’en est où ?
À peine avais-je posé la question, je sus que j’aurais mieux fait de me mordre la langue. Non pas que je ne voulais pas savoir, mais choisis tes mots bon sang, mesure tes propos. Cela ne loupa pas, Romain, à cran, répliqua :
— Ce n’est pas un projet, Sandra. L’achat d’un bien immobilier, l’organisation de vacances ou le désir de se remettre à un sport qu’on a abandonné il y a longtemps : ça, ce sont des projets.
Je plongeai sous l’eau ; je connaissais la chanson. Mais sa voix continuait à me parvenir.
— Avoir un enfant, essayer d’avoir un enfant, est d’un autre ordre, qui tient de l’instinct et du désir, du…
— Du désir instinctif, je sais.
J’émergeai dans un sourire. Il me jeta un regard noir que je n’arrivai pas à prendre au sérieux derrière ses lunettes de plongée. Je ne partageais pas cet instinct mais pour tout dire, j’étais d’accord avec lui. J’abhorrais tout ce qui tenait du « projet de vie », toute cette tendance à considérer sa personne et sa destinée comme une petite entreprise qu’il conviendrait de manager, certes dans la bienveillance, mais fermement. Moi, voilà longtemps que je ne tenais plus la barre. Mais quand on ne peut pas construire une famille comme on tire un coup, que le chemin est long, semé d’embûches, parfois illégal et sujet à l’anathème, on s’inquiète sérieusement du pourquoi de ses vœux, on se questionne, et c’est bien normal, sur ses motivations profondes. Et alors le désir devient projet. Reconnais-le, Romain.
Il haussa les épaules et repartit pour une série de longueurs.

Trois ans que Marc et lui avaient entamé les démarches à l’étranger. Outre-Atlantique, le circuit dit « éthique ». Aux États-Unis, dans une clinique de San Diego, ils avaient donné leur sperme et méticuleusement choisi la femme qui ferait don de ses ovocytes. Pour l’essentiel, elles étaient jeunes et portoricaines, manucurées et brushées à l’américaine. Ils avaient pris ça comme un jeu, Marc avait même téléchargé un logiciel de morphing qui leur permettait de voir à quoi ressemblerait un enfant né de l’union de l’un ou de l’autre avec chacune des candidates. Finalement ils avaient opté pour la plus européenne de toute, une New-Yorkaise, artiste peintre, qui comptait parmi ses aïeux un éminent scientifique et une cantatrice. Marc et Romain projetaient, qui ne l’aurait fait ? Pour mettre toutes les chances de leur côté, Romain tenait à ce que chacun donne de soi et « que le meilleur gagne ». Marc n’avait pas vraiment ri mais, quoique moins enthousiaste que mon ami à l’idée de se reproduire, il avait obtempéré et fait sa part.
Ensuite ils avaient remonté la côte Ouest à bord d’une Chevrolet Camaro, jusqu’à la frontière canadienne, en quête d’un utérus. Les États-Unis parce que la clinique était la meilleure, le Canada parce que les volontaires à la GPA ne monnayaient pas leur service, m’avait doctement expliqué Romain. Bien sûr, ils avaient pris un avocat. Dans leurs valises, des petits cadeaux made in France et les contrats que l’agence leur avait fait parvenir, validés par les deux parties. Resterait à en établir un troisième avec la mère porteuse qu’on allait leur présenter. Lisa, trente-six ans, mère de trois enfants nés d’un don – son mari était stérile, elle voulait rendre la pareille. Toutes les craintes que Romain nourrissait en se lançant dans l’aventure (ce terme, à défaut d’un autre) avaient été balayées en rencontrant la jeune femme. Autour d’un barbecue XXL, entretenu par son mari XXL et auquel elle avait convié sa famille et ses amis, Lisa leur avait joyeusement expliqué à quel point tout cela donnait sens à sa vie. « It means : I feel real. » Lorsque Marc lui avait demandé si elle n’avait pas peur de s’attacher, elle avait froncé les sourcils d’un air navré. M’attacher à quoi ? Il n’est pas question de créer un lien, avaient-ils traduit. Le lendemain, elle entamait le premier cycle d’examens. Romain, lui, créait un profil Instagram dédié.
Tout cela était clinique, rationnel, concret et contractuel. Avec juste ce qu’il faut d’exubérance et de sentimentalisme à l’américaine pour ne pas trouver ça complètement débandant. Sur place puis par téléphone, mail ou Skype, tous leurs échanges avec l’agence et Lisa dégoulinaient de wonderful, amazing, graceful, exciting… Les posts de Romain donnaient le sentiment qu’il se passait quelque chose, que l’histoire s’écrivait. Je likais consciencieusement. Mais ce n’était pas tant amazing que ça, loin de là. La première fois, Lisa avait fait une fausse couche. Quatre mois plus tard, l’insémination n’avait pas pris. La veille de la troisième, elle les avait lâchés. « It happens », avait dit l’agence, cette fois-ci laconique. Et de leur proposer, moyennant une nouvelle somme, de rencontrer une autre femme. L’offre étant moins importante que la demande, cela avait mis du temps. Parallèlement, leur contrat d’un an avec la clinique aux États-Unis allait se terminer. Il avait fallu rallonger là aussi pour pouvoir exploiter les trois embryons restants. À ce stade l’argent n’était pas encore un problème mais le sentiment d’être pris pour des vaches à lait le devenait. Celui d’échec surtout.
Ils se sentaient impuissants, avec intensité et violence. Romain éprouvait d’irrationnelles bouffées de colère contre son compagnon, contre le genre de son compagnon. Il lui en voulait de ne pas être une femme, se détestait d’aimer les hommes, d’en être un. Dans les dîners, le métro, sous la douche ou au boulot, il avait de grands moments d’absence. « Tu imagines, répétait-il sans cesse, tu imagines ces trois embryons qui sommeillent quelque part dans un laboratoire outre-Atlantique ? Les fossiles de mes potentiels bébés… » Trois petits fossiles, trois empreintes cryogénisées qui attendaient d’être réveillées et cela lui semblait insupportable qu’elles demeurent ainsi comme bloquées dans des limbes. Je n’imaginais pas vraiment, non.
À cette période, plutôt sombre, j’avais eu peur qu’il ne me demande mon aide – et, par aide, j’entends bien plus que de lui tendre une bière, un mouchoir ou une oreille pour l’écouter jusqu’à plus soif. Son désir d’enfant, la permanence de ce désir que ni le temps, ni les difficultés, ni encore moins l’opprobre n’arrivaient à mettre en échec, m’intriguaient. Si je savais tout ce que mon histoire personnelle a de singulier qui explique que je ne désirais pas être mère, la puissance des mécanismes à l’œuvre dans l’envie des autres ne m’en fascinait pas moins.
Et puis ça avait « matché » avec Amber. Cette fois-ci, Marc et Romain n’avaient pas fait le voyage pour la rencontrer. Une brune gironde au sourire franc avec qui ils avaient échangé par Skype une semaine durant, essayant tant bien que mal de se départir du sentiment de passer un test ou un entretien d’embauche. Après chaque communication, Romain se refaisait la scène, cherchant ce qui dans ses propos – son intonation, son regard, son attitude – aurait pu déplaire à Amber. Marc dédramatisait – « Bon Dieu, Romain, elle s’appelle Amber et ne s’épile pas les aisselles, qu’est-ce qui pourrait la gêner chez nous ? ». Romain ne voyait pas vraiment le rapport mais Marc faisait souvent ce genre de raccourcis, essentiellement s’agissant des femmes.
Un jour, elle avait posté une photo sur son compte Instagram, taguant celui de Romain : « Je serais heureuse de devenir votre mère porteuse ». Romain avait immédiatement reposté la photo, avant même – il n’en est pas fier, il en rougit encore – de prévenir Marc. C’était il y a huit mois et la première insémination n’avait pas pris. La deuxième, la dernière, avait donc eu lieu la veille.

— Voilà, on en est là. On attend. Le dernier examen de son endomètre était excellent, il n’y a pas de raison que ça ne prenne pas.
Je hochai la tête, tâchant d’avoir l’air inspiré. Je ne savais pas avec certitude ce qu’était un endomètre, quand bien même Romain en avait parlé à plusieurs reprises ces dernières années, quand bien même il en avait fait des posts. Mais je ne tenais pas à en savoir davantage sur le sujet. Je sortis de l’eau, prenant soin de rentrer le ventre, serrer les fesses et enlever mon bonnet de bain peu seyant.
— Non, il n’y a pas de raison.
Il avait commencé à neiger quand nous étions entrés à la piscine et les flocons tombaient dru quand nous en sortîmes. Tu veux aller manger quelque chose ? Non, il est tard, je rentre.
Une couche de neige fraîche recouvrait le bitume, la surface légère comme de la poudre, la première strate déjà tassée. Mes pas crissaient. Avant, songeai-je, avant je sentais la neige arriver. Je n’aurais su dire si cela tenait de la mythologie de l’enfance ou du réel mais, au village, l’air se chargeait d’une odeur bien particulière qui piquait le nez, glaçait les gencives. En ville, on ne sent rien. J’émis un claquement de langue, agacée à cette idée, celle que je n’étais pas complètement à ma place ici – mais où alors ? Il faudra bien songer à partir un jour, à quitter cet endroit qui pompait le peu de fric et d’énergie que j’avais. Songer à voir plus grand, en tout cas autrement. À proximité des Halles, quelques militaires effectuaient leur ronde, lourdement armés. Rien de neuf. Dans le halo orangé des lampadaires et la gangue feutrée du manteau neigeux ils semblaient pourtant superflus. L’ambiance était à la connivence, à la grâce de cette neige inopinée en ce tout début novembre, à la légèreté d’une bataille de boules de neige.
Je marchai jusqu’à la bouche de métro, la dépassai. Marcher me réconciliait avec tout, même en ville j’y trouvais mon compte. Je débouchai sur les quais de la Mégisserie, des siècles d’Histoire illuminés et la Seine qui se taillait la part belle, déflorant la capitale, se déversant entre les jambes massives des ponts qui rivalisaient d’opulence.
Le corps délié, je décidai de me rendre chez Martin, à quelques blocs de là. Je pouvais débarquer chez lui à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, c’était foutrement excitant. En composant le code de l’immeuble, je sentis monter le désir et un sentiment de puissance intensifié par l’endomorphine générée par le sport. J’aurais aimé avoir les clefs pour m’introduire furtivement chez lui et dans son lit, qu’il dorme, et le réveiller en le prenant dans ma bouche. Mais le soin jaloux avec lequel je préservais ma solitude avait un prix : mes relations ne me laissaient pas leurs clefs. Et quand bien même on me l’aurait proposé, j’aurais refusé. Je dus donc m’annoncer, préférant frapper plutôt que de faire résonner la sonnette. Peut-être, me dis-je soudain, peut-être n’est-il pas là. Et, étonnamment, j’en éprouvai un pincement au cœur – l’orgueil plus que l’attachement.
Martin et moi nous fréquentions depuis un peu plus de six mois et c’était plutôt chouette – mais une « fréquentation » que l’on peut qualifier de « chouette » correspond-elle vraiment à la définition d’une relation amoureuse ? Je sentais bien que cette histoire pas plus que les autres ne me mènerait quelque part. Jusque-là les quelques relations sérieuses que j’avais pu avoir s’étaient toutes heurtées à l’écueil de l’enfant. Je ne voulais pas d’enfant. À partir d’un certain âge, plus vite que je ne l’aurais cru, les hommes qui auraient pu compter avaient pris la fuite à cause de ça. Non pas qu’il en ait alors été question ni même qu’ils en aient désiré vraiment – « Pas forcément, pas maintenant en tout cas » –, mais le fait que moi je n’en désire pas paraissait suspect, voire monstrueux. Contre nature. Une insulte à leur ego et à leur appréhension du monde. Alors les mêmes qui auraient pris leurs jambes à leur cou si j’avais été demandeuse fuyaient justement parce que je ne l’étais pas et assurais que je ne le serais jamais. J’aurais bien essayé les vieux mais, jusque-là, aucun ne m’avait attirée. Je n’étais moi-même plus de toute jeunesse et si ce que l’on dit de l’appétence des hommes pour les jeunes filles est vrai de tous, il m’aurait bientôt fallu aller taper dans les nonagénaires. En fait, depuis dix ans et la rupture avec le seul garçon dont j’avais vraiment été amoureuse, j’enchaînais les coups d’un soir ou les hommes mariés. Ce n’est pas que j’étais de cette engeance, c’est que je les attirais. Quelque chose en moi devait dire « chacun pour soi ». Et c’est bien ce que cherchaient ces hommes : retrouver un peu de leur individualité qui se fondait dans le terreau du mariage. La dernière histoire en date, avant Martin, m’avait néanmoins laissé un goût amer et avait terminé de piétiner le peu d’estime que j’avais pour la manière dont je menais ma vie affective. L’homme marié m’avait installée dans un deux-pièces qu’il louait à mon nom, et de foncièrement indépendante j’étais devenue danseuse que l’on entretient. J’avais fini par mettre le holà, changer de rive et d’appartement. Chacun pour soi.

Martin ouvrit, complètement nu. Les épaules larges, un petit cul et des jambes de gazelle à faire pâlir d’envie toutes les filles. Chez le sexe mâle aussi il y a le seuil d’une décennie où ils sont particulièrement à point. Lui n’avait encore rien évoqué. Six mois de relation c’était trop tôt pour cela. Il m’avait proposé de partir avec lui pourtant. Une mission d’un an en Asie, on en profiterait pour voyager, tu vois, rien de trop engageant. La porte à peine refermée, il me déshabilla lentement. J’étais venue pour ça bien sûr mais j’aurais aimé la possibilité d’un autre tempo. Qu’il fasse au moins semblant – de m’offrir un verre, un morceau, de simplement me proposer de lire à ses côtés. J’étais venue pour ça mais le désir est chose si volatile que j’avais toujours peur qu’il ne m’abandonne et de devoir subir à défaut d’oser repousser.
Debout au milieu de la pièce, je me contractai un peu. Aucune grossesse n’avait fait son lit dans ma chair mais le temps, oui. Je venais d’avoir quarante ans et, en pleine lumière, je me sentais fragile. Je savais les sillons qui flétrissaient mon buste, l’affaissement des seins, les plis du ventre, le relâchement de l’épiderme et l’épaississement des hanches. Il m’allongea sur son canapé, plongea la main puis la tête entre mes jambes et je me félicitai d’avoir pris une douche en sortant de la piscine. Je demeurai sèche néanmoins, et il n’était pas certain que l’on puisse l’imputer aux résidus de chlore, pas seulement. La dextérité de Martin n’y changeait rien, l’envie s’était dispersée en suivant le fil de mes pensées, évaporée en achoppant à l’odeur vaguement écœurante de mousse à raser qui persistait sur sa joue. Il suffisait d’un petit rien pour que je me ferme. En l’occurrence l’effluve me rappelait mon grand-père – et la question de l’endomètre, tout de même, me taraudait.
Celles qui ne se posent pas de questions, celles pour qui cela va de soi, celles qui font congeler leurs ovocytes, celles qui se piquent, celles qui vont récupérer la capote dans la poubelle, celles qui attendent le bon, celles qui se font ligaturer les trompes, celles qui s’en remettent à la méthode Ogino, celles qui n’en veulent pas parce que dévorées d’une passion qui les occupe tout entière, celles qui vont à l’étranger, celles qui dealent avec un copain, celles qui s’inséminent seules, celles qui pensent que c’est une hérésie en termes d’écologie, celles qui le font dans le dos, celles qui regrettent devant l’abnégation que la maternité implique, celles qui renoncent, celles qui adoptent, celles qui avortent. »

À propos de l’auteur
PONS_Charlotte_©Gaelle_Magder

Charlotte Pons © Photo Gaëlle-Magder-Atelier-Diptik

Charlotte Pons a été journaliste. Elle a créé en 2016 les ateliers d’écriture Engrenages & Fictions. Elle est l’autrice de Parmi les miens (2017) et de Faire corps (2021). (Source: Éditions Flammarion)

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À nous regarder, ils s’habitueront

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En deux mots:
Alice et Vincent vont bientôt être parents, mais leur bonheur se heurte à une grossesse difficile qui va entraîner une naissance prématurée. Commence alors une douloureuse attente. Le nouveau-né va-t-il s’en sortir?

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Ce bébé tant attendu, ce drame inattendu

Pour son cinquième roman Elsa Flageul a choisi de mettre en scène un couple dont l’enfant arrive prématurément, à sept mois. Un événement qui va bouleverser toute leur vie.

Certains romans vous touchent parce qu’ils font résonner en vous de fortes émotions, parce que vous retrouvez dans votre lecture des situations qui ont touché le plus intime de votre être. C’est le cas avec ce roman sensible et délicat qui m’a rappelé l’épisode le plus douloureux de ma vie, la perte d’un enfant deux jours après sa naissance. J’avoue avoir mis longtemps à me décider à le lire et si je vous en parle aujourd’hui, c’est parce qu’il m’a aidé. Et s’il est impossible de se préparer à un tel drame, il est essentiel de savoir que d’autres ont vécu des situations similaires et qu’ils s’en sont sortis.
Alice et Vincent se préparent à cet «heureux événement», imaginent leur rôle de parent, cherchent un prénom, pensent à l’aménagement de leur appartement. Se réjouissent. Jusqu’au jour où le drame survient, où Alice part aux urgences, deux mois avant le terme prévu de sa grossesse.
Avec beaucoup de pudeur, Elsa Flageul raconte la violence de la course contre la montre qui s’engage. Parce que les parents se retrouvent démunis, parce que le système hospitalier leur «prend» leur enfant, parce que dès lors il faut vivre l’angoisse au ventre. Parce qu’à partir de ce moment, leur vie a basculé. Pour toujours. Finie la vie d’avant, celle où ils étaient seuls, celle où ils n’avaient pas peur. Car «la peur, c’est comme le froid, ça vous glisse sous la peau, ça vous rentre sous les ongles, ça vous glace le sang, ça vous gèle les os, c’est tout le corps alors qui se met à trembler, à claquer des dents, et même quand l’atmosphère se réchauffe, le corps garde en lui le souvenir du tremblement, de l’effroi, comme une empreinte.»
La romancière montre aussi fort bien que si ce drame touche le père et le mère, chacun ne réagit pas de la même manière. L’histoire, le vécu est individuel. À tel point que l’on ne comprend plus son mari et sa femme, à tel point qu’il arrive souvent que le couple ne résiste pas à une telle déflagration. «On a beau faire, imaginer, préparer les mouchoirs, envisager les chutes, quand il [le malheur] vous tombe dessus, il est toujours plus lourd que ce que vous avez jamais pu porter.»
De belles pages racontent aussi combien l’entourage peut-être un facteur aggravant, souvent par maladresse. Parce que la famille, les amis ne savent pas non plus que faire, comment réagir. De ce point de vue aussi, ce roman éclaire les choses:
« Certains sont conscients de la situation, s’inquiètent, demandent à être rappelés, n’importe quand, même la nuit, formidables on vous dit. D’autres sont complètement à côté de la plaque, ils n’ont tout bonnement pas compris ou pas mesuré, un bébé est un bébé, on ne va pas chipoter non plus. Alors ils demandent à voir l’enfant, la merveille, la beauté, débitent sans s’en rendre compte ces mots banals que l’on dit lorsque l’enfant paraît et qui, sans le vouloir, sont si cruels aujourd’hui, si à côté : c’est que du bonheur, profitez bien, baisers à vous trois (eh oui maintenant vous êtes trois!!), plein de bisous à la jolie famille, il est magnifique c’est certain. Et des cœurs, et des fleurs. Certains réclament des photos que je ne leur envoie pas, ce n’est pas le bébé dragon, sondé et perfusé, qu’ils attendent. »
Les jours et les semaines qui suivent ne feront pas retomber la pression, bien au contraire. Maintenant, quand leur histoire est connue, qu’elle circule, ils doivent affronter la condescendance, la fausse solidarité, voire la curiosité morbide. Se débattre avec ces histoires censées rassurer et qui ne font que montrer le gouffre qui sépare ceux qui sont extérieurs à ce drame et ceux qui y sont plongés et que Alice décrit parfaitement: «Ce n’est pas maintenant. Ce n’est pas moi. La Vie n’est qu’une histoire de cas particuliers. Rien ne fait sens. Rien n’est juste. Rien ne se ressemble? Une vie, ça ne se mesure pas. Une vie, ça ne se compare pas.»

À nous regarder, ils s’habitueront
Elsa Flageul
Éditions Julliard
Roman
192 p., 18,50 €
EAN: 9782260032205
Paru le 3 janvier 2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Ils sonnent à l’interphone, s’annoncent, entrent, ouvrent leur casier fermé à clef, y déposent leurs sacs, leurs manteaux, se lavent soigneusement les mains au savon, pendant plusieurs secondes, chacun leur tour, sans parler, sèchent leurs mains avec du papier puis les passent sous une pompe géante de solution hydro-alcoolique, se les frictionnent longtemps, sèchent leurs mains avec du papier, enfilent chacun une blouse jaune transparente, Vincent attache celle d’Alice dans le dos, Alice attache celle de Vincent.
Ils ouvrent la porte qui sépare César du reste du monde. Chaque matin, après avoir accompli tout cela, Alice met la main sur la poignée de la porte, chaque matin elle prend une grande inspiration, ferme les yeux et dit tout bas: j’espère que la nuit s’est bien passée. Chaque matin.
En réalité chaque matin elle se demande: mon bébé est-il mort?»

Les critiques
Babelio
RTS – émission Versus lire (entretien avec d’Elsa Flageul)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Cultur’elle (Caroline Doudet)
Blog L’Insatiable (Charlotte Milandri)
Blog BLABLABLAMIA 
Blog Carobookine
Blog Les livres de Joëlle 
Blog Agathe The Book

Incipit (Les premières pages du livre)
« Alice et Vincent entrent dans l’enceinte de l’hôpital. Le gardien à l’entrée fouille le sac d’Alice du bout des doigts, sans trop y croire, puis les laisse passer. Ils marchent côte à côte sans se parler, longent la pelouse famélique, la cafétéria de l’hôpital qui est si triste certains jours, si gaie aujourd’hui, on se demande bien pourquoi. Alice trouve même qu’il y a une bonne ambiance. Quelle drôle d’idée vraiment. Ils entrent dans le bâtiment principal, la maternité, il y a des familles et des enfants un peu partout. Un petit garçon en pyjama dort sur des chaises en plastique, sa mère parle très fort au téléphone en agitant les mains, ses bagues font un léger bruit métallique qu’Alice remarque. Ils prennent un premier ascenseur, puis un deuxième. Une femme enceinte entre avec eux en se dandinant péniblement, un homme la soutient par le bras, elle semble énorme et souffle en gémissant. Alice remarque que la fermeture Éclair de ses bottines n’est pas fermée parce que ses pieds sont trop gonflés. Elle a presque envie de dire bon courage à la femme enceinte mais elle n’ose pas. On ne dit pas ça aux femmes enceintes. On ne leur dit d’ailleurs rien de ce qui les attend, des mensonges oui, des belles images certainement, des sentiments faciles d’accord. Rien de la violence, rien de la peur, rien de la fatigue. Rien du combat. Alice et Vincent descendent au troisième étage, laissant la femme enceinte aux pieds d’éléphant à ses rêves de délivrance et de bébé dodu. Ils arrivent devant la porte du service de néonatalogie : ils sonnent à l’interphone, s’annoncent, entrent, ouvrent leur casier fermé à clef, y déposent leurs sacs, leurs manteaux, se lavent soigneusement les mains au savon, pendant plusieurs secondes, chacun leur tour, sans parler, sèchent leurs mains avec du papier puis les passent sous une pompe géante de solution hydroalcoolique, se les frictionnent longtemps, sèchent à nouveau leurs mains avec du papier, enfilent chacun une blouse jaune transparente, Vincent attache celle d’Alice dans le dos, Alice attache celle de Vincent dans le dos.
Et ils ouvrent la porte qui sépare leur bébé du reste du monde. Chaque matin, après avoir accompli tout cela, Alice met la main sur la poignée de la porte, chaque matin elle prend une grande inspiration, ferme les yeux et dit tout bas : j’espère que la nuit s’est bien passée. Chaque matin.
En réalité, chaque matin elle se demande: mon bébé est-il mort?

L’Arrivée
1. Journal d’Alice
J’ai appelé un taxi. Entre mes jambes ça coule, ça n’arrête pas de couler. J’ai mis un pantalon large pour que ça ne se voie pas et j’ai emporté une serviette de toilette pour mettre sous mes fesses, dans le taxi. Pour que le chauffeur ne s’aperçoive pas que j’ai perdu les eaux et que je peux accoucher à tout moment, ou presque. On m’a toujours raconté que les taxis refusaient de prendre les femmes enceintes qui étaient sur le point d’accoucher, pour des raisons d’assurance, à moins que ce ne soit plus simplement pour des questions de propreté, je ne sais plus. Je n’ai jamais su si c’était vrai mais je tente quand même de faire bonne figure devant ce chauffeur, pour qu’il ne sache pas combien l’heure est grave, qu’il ne me pose pas de questions, et que cette situation ne devienne pas réelle, tangible, concrète : je vais accoucher, mais je ne suis enceinte que de sept mois, je vais accoucher et mon bébé est trop petit, trop fragile. Je vais accoucher et c’est beaucoup trop tôt. De ça, je ne veux pas parler, je ne veux même pas l’envisager. J’en suis de toute façon incapable. Alors je fais bonne figure, je glisse discrètement la serviette sous mes fesses, il me parle de ce quartier, comme il a changé n’est-ce pas, avant c’était un vrai coupe-gorge ici, ces jolies maisons fleuries étaient des maisons d’ouvriers, il dit ouvrier avec un dégoût à peine dissimulé, cela me choque mais je ne dis rien, je n’ai pas la force de parler des bobos qui ont inondé ce quartier et dont je fais sans doute partie, ni du monde dans lequel on vit, le monde n’existe plus, les bobos n’existent plus, on est vendredi il est dix-neuf heures et le bébé que j’attends ne va peut-être jamais vivre. Pendant que le taxi traverse la Seine, je pleure en silence en observant tous ces gens qui vont quelque part, chez eux, au cinéma, au restaurant, à des dîners, une bouteille sous le bras, des gâteaux soigneusement emballés dans un carton avec une ficelle dorée, j’envie leur légèreté, moi qui semble être subitement passée de l’autre côté. Mais de quel côté s’agit-il ? Celui des gens qui ont un accident de voiture un samedi soir en rentrant d’un dîner entre amis un peu trop arrosé, des gens à qui l’on dit lors d’une banale visite médicale qu’il faut faire un scanner, une IRM, des analyses de sang plus poussées parce qu’il y a quelque chose qui cloche, mais qui cloche vraiment, celui des gens dont l’enfant en grandissant ne fixe jamais le regard et tout de même ce bébé ne tient pas sa tête, à plus de six mois. Le mauvais côté, l’autre pays, l’autre rive.
De cette autre rive, je regarde ces gens normaux, silhouettes de papier dont je ne sais rien et qui ont l’air d’avoir une vie parfaite, sans histoires, sans heurts, sans douleurs, une vie témoin comme il y a des maisons témoins. Sûr qu’ils ne voudraient pas être dans ma peau. Moi non plus d’ailleurs.

Alice est en salle de travail depuis plus d’une heure. Quand elle est arrivée aux urgences, elle a dit tout de suite qu’elle avait perdu les eaux, que c’était sûr. L’infirmier lui a répondu : on va voir ça, sur un ton qui laissait entendre que bon, s’il y avait quelqu’un qui savait, c’était lui et pas elle. Alice a insisté, elle avait quelque chose de mauvais dans le regard, de perdu. La peur rend méchant, parfois. L’infirmier a l’habitude, il n’a pas relevé. Puis il l’a auscultée avec un très grand coton-tige trempé dans une solution et immédiatement, le coton-tige est devenu noir. L’infirmier s’est tu, un peu étonné il faut dire, il ne l’avait pas vraiment prise au sérieux. Il y a tant de femmes qui viennent ici pour un oui pour un non, parce qu’elles ont peur, parce qu’elles ont besoin d’être rassurées. L’infirmier comprend ça, il ne juge pas. Enfin c’est ce qu’il dit. Parfois, il les trouve chiantes toutes ces bonnes femmes. Il les juge sans s’en rendre compte, avec la sévérité de celui qui ne sait pas, qui ne saura jamais et qui en garde fierté et amertume. Alice a vu le coton-tige devenir noir, on ne lui avait pas appris ça mais elle a compris : en médecine, le noir est la couleur du malheur, du sang séché, de la mort. Elle a compris.
Elle a appelé Vincent qui travaillait, qui ne savait pas, bizarrement elle ne lui avait rien dit encore, peur de sentir sa peur, peur que tout ça soit vrai. Elle pleurait, il ne comprenait pas, il lui a fait répéter plusieurs fois, il a dit j’arrive d’une façon un peu chevaleresque qui lui a plu. C’était la bonne façon de le dire, au bon moment. Après avoir raccroché, Alice a regretté de ne pas lui avoir demandé d’apporter la valise du bébé avec ses pyjamas, ses bodys, sa layette, toutes ces choses remplies de minuscules boutons-pression dont on ne sait à quoi ils servent, mais en fait c’était impossible : il n’y avait pas de valise, pas de pyjamas avec des baleineaux, des chimpanzés, des lionceaux, pas de bodys, pas de tétines, il n’y avait rien parce qu’ils n’avaient rien acheté, ils n’avaient pas eu le temps de le faire, ils regardaient même toutes ces choses avec une forme de fascination, se vantant presque de ne pas y toucher, les tailles, les couleurs, tout leur semblait trop loin, trop petit. Les pyjamas étaient des enveloppes vides dans lesquelles aucun enfant, même imaginaire, n’arrivait à se glisser. Ils n’étaient pas prêts. Ce bébé n’avait même pas de prénom. Bien sûr ils avaient quelques idées oui. Mais rien de décidé. C’était trop tôt.

Extraits
« Alice est sortie du bureau, elle a dit plusieurs fois merci, par réflexe. Elle sentait qu’elle aurait dû poser des questions pratiques, importantes, exprimer même une opinion sur ce transfert qu’elle n’avait pas su commenter, empotée qu’elle était. Aucun mot un peu savant n’était sorti de sa bouche. Si Vincent avait été là. Elle voulait lui parler, le voir, c’est à lui qu’elle a pensé en premier mais avec César ils étaient toujours à l’IRM, elle avait oublié l’IRM, les lésions cérébrales, les séquelles, tout ce à quoi Vincent lui interdit de penser, de formuler presque, pour une bonne raison: on ne se prémunit jamais contre le malheur, on a beau faire, imaginer, préparer les mouchoirs, envisager les chutes, quand il vous tombe dessus, il est toujours plus lourd que ce que vous avez jamais pu porter. » p. 95

« Ce soir pourtant, Alice dormira dans leur lit à Vincent et à elle, elle retrouvera leur vie d’avant, celle où ils étaient seuls, celle où ils n’avaient pas peur. Mais la peur, c’est comme le froid, ça vous glisse sous la peau, ça vous rentre sous les ongles, ça vous glace le sang, ça vous gèle les os, c’est tout le corps alors qui se met à trembler, à claquer des dents, et même quand l’atmosphère se réchauffe, le corps garde en lui le souvenir du tremblement, de l’effroi, comme une empreinte. Elle sait que leur vie d’avant n’existe plus, que l’absence de César est partout, même dans les endroits où il n’est encore jamais allé. » p. 119

« Certains sont conscients de la situation, s’inquiètent, demandent à être rappelés, n’importe quand, même la nuit, formidables on vous dit. D’autres sont complètement à côté de la plaque, ils n’ont tout bonnement pas compris ou pas mesuré, un bébé est un bébé, on ne va pas chipoter non plus. Alors ils demandent à voir l’enfant, la merveille, la beauté, débitent sans s’en rendre compte ces mots banals que l’on dit lorsque l’enfant paraît et qui, sans le vouloir, sont si cruels aujourd’hui, si à côté : c’est que du bonheur, profitez bien, baisers à vous trois (eh oui maintenant vous êtes trois!!), plein de bisous à la jolie famille, il est magnifique c’est certain. Et des cœurs, et des fleurs. Certains réclament des photos que je ne leur envoie pas, ce n’est pas le bébé dragon, sondé et perfusé, qu’ils attendent. » p. 126-127

En vérité, je voudrais qu’on nous foute la paix. C’est impossible de penser ça, impossible de le ressentir mais c’est pourtant le cas. Je ne supporte plus les anecdotes qui se veulent rassurantes : untel est né prématuré, il a aujourd’hui dix-huit ans et entre à Sciences Po, unetelle ne pesait qu’un kilo à la naissance et c’est aujourd’hui une grande fillette de dix ans qui fait du handball. Je m’en fous. Ce n’est pas notre histoire. Ce n’est pas César. Ce n’est pas maintenant. Ce n’est pas moi. La Vie n’est qu’une histoire de cas particuliers. Rien ne fait sens. Rien n’est juste. Rien ne se ressemble? Une vie, ça ne se mesure pas. Une vie, ça ne se compare pas. » p. 128

À propos de l’auteur
Avant de se lancer dans l’aventure romanesque, Elsa Flageul a d’abord étudié le cinéma et travaillé sur l’œuvre de Jacques Demy. Le cinéma garde une influence majeure sur son travail d’écrivain, caractérisé par un sens aigu de la musicalité et une écriture d’une grande délicatesse. Aux éditions Julliard, elle a déjà publié Madame Tabard n’est pas une femme (2011), J’étais la fille de François Mitterrand (2012), Les Araignées du soir (2013) et Les Mijaurées (2016). À nous regarder, ils s’habitueront est son cinquième roman. (Source: Éditions Julliard)

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Comme à la guerre

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En deux mots:
Parcourir la planète pour écrire des récits de voyage savoureux n’empêche pas de ressentir une pointe d’angoisse au moment de devenir père, surtout quand le climat parisien – nous sommes au moment des attentats – n’est guère rassurant. Chronique douce-amère.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Le mari, la femme et l’enfant

Délaissant pour un temps le récit de voyage, Julien Blanc-Gras explore dans un savoureux roman les affres de la paternité post-attentats. Émouvant, drôle et un peu angoissant.

Nous avions laissé Julien Blanc-Gras naviguer à travers les icebergs, essayant de «Briser la glace» du côté du Groenland. Il nous revient dans une chronique douce-amère, en jeune père de famille. L’enfant naît le 8 janvier 2015 et les premières lignes du livre en donnent le ton: «Le jour de la naissance de mon fils, j’ai décidé d’aller bien, pour lui, pour nous, pour ne pas encombrer le monde avec un pessimisme de plus. Quelques mois plus tard, des attentats ont endeuillé notre pays. En meurtrissant la chair des uns, les terroristes visaient le cœur de tous. Mes quarante ans approchaient. J’en étais à la moitié de ma vie, je venais d’en créer une et la mort rôdait. L’Enfant articulait ses premières syllabes avec le mot guerre en fond sonore.»
Julien Blanc-Gras va alors nous confier le récit des premières années de ce petit bonhomme, entre angoisses existentielles, nouvelles habitudes à prendre, adaptation de son planning et progrès du bout de chou. Cette manuel à l’usage des futurs ou jeunes parents est à la fois joyeux et angoissé, drôle et sérieux, surprenant et très prévisible. Tout simplement à l’image de la vie.
Les trois personnages de cette chronique jouent leurs rôles à la perfection, devenant des sortes d’archétypes. Outre le père narrateur, ils s’appellent du reste «La Femme» et «L’enfant». Et on prend plaisir, comme dans La Vie mode d’emploi de Perec, à pénétrer dans leur appartement parisien pour y découvrir les scènes de la vie conjugale après l’arrivée d’un nouvel habitant: «J’ai servi un verre de chardonnay à la Femme pendant qu’elle déroulait sa journée de travail. Elle officiait dans la filiale culturelle d’une très grande entreprise et fréquentait de ce fait autant de costumes-cravates que de saltimbanques. Elle passait sa vie à courir entre les réunions PowerPoint infestées de requins et les cocktails d’avant-premières truffés de parasites mondains, slalomant dans le Tout-Paris avec son énergie de taureau et sa grâce de libellule pendant que j’écrivais des histoires, réelles ou fictives, chez nous, seul, vêtu de mon plus beau survêtement. Je l’écoutais d’une oreille, l’autre étant tendue vers notre progéniture. Dans son parc, l’Enfant repu poussait des couinements d’extase pure: il venait de se rendre compte qu’il avait un hochet entre les mains et il n’en revenait pas. L’émerveillement est contagieux. La Femme et moi redécouvrions l’étendue du pouvoir de la contemplation. L’horizon s’obscurcissait, mais nous avions une lumière sous les yeux.»
Habilement mené, ce récit plein de tendresse et d’optimisme mesuré – «Mon fils grandit dans un monde qui va mieux. Je lisais des ouvrages optimistes pour achever de m’en convaincre» – jette aussi un pont entre les générations. La sienne bien sûr, plutôt heureuse du côté de Gap, une époque où l’on découvrait le monde en lisant Tout l’univers, mais aussi celle de Marcel dont il a retrouvé les carnets de guerre et dont l’engagement et le récit viennent en contrepoint de ces journées où la menace pointe à nouveau.
Entre une contribution au recueil Nous sommes Charlie, «entre Jacques Attali et Victor Hugo», des voyages en Argentine, au Groenland, en Inde, aux États-Unis ou encore au Cameroun qui lui permettent d’adresser des cartes postales à message philosophique à son fils, nous découvrons les visites à la crèche ou au parc, les étapes de la socialisation et celles de l’acquisition du langage, la découverte du goût, des odeurs, du monde. C’est riche de ces mots d’enfant qui font fondre de plaisir, c’est tendre et d’une profonde sincérité. Avec quelques jolies formules, dont celle-ci qui conclura joliment cette chronique: «J’ai quarante ans, un enfant crie « joyeux anniversaire papa » et je suis éternel.»

Comme à la guerre
Julien Blanc-Gras
Éditions Stock
Roman
288 p., 19,50 €
EAN 9782234084407
Paru le 02/01/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi des voyages aux quatre coins du globe, à Ushuaia en Argentine, à Asavakkit au Groenland, à Kanataka en Inde, à Bakou en Azerbaïdjan, à New York aux États-Unis, à Téhéran en Iran, à Yaoundé, Garoua, Bafia, Bangoulap au Cameroun ou encore aux Seychelles.

Quand?
L’action se situe de 2015 à 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Le jour de la naissance de mon fils, j’ai décidé d’aller bien, pour lui, pour nous, pour ne pas encombrer le monde avec un pessimisme de plus. Quelques mois plus tard, des attentats ont endeuillé notre pays. J’en étais à la moitié de ma vie, je venais d’en créer une et la mort rôdait. L’Enfant articulait ses premières syllabes avec le mot guerre en fond sonore. Je n’allais pas laisser l’air du temps polluer mon bonheur.»
Roman d’une vie qui commence, manuel pour parents dépassés, réflexion sur la transmission, cette chronique de la paternité dans le Paris inquiet et résilient des années 2015-2018 réussit le tour de force de nous faire rire sur fond de
tragédie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

BibliObs (Grégoire Leménager)
Blog Les chroniques de Mandor (entretien avec l’auteur)
Blog Sans connivence 
Blog Le Bouquinovore 


Julien Blanc-Gras présente Comme à la guerre © Production Hachette france

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Le jour de la naissance de mon fils, j’ai décidé d’aller bien, pour lui, pour nous, pour ne pas encombrer le monde avec un pessimisme de plus. Quelques mois plus tard, des attentats ont endeuillé notre pays. En meurtrissant la chair des uns, les terroristes visaient le cœur de tous. Mes quarante ans approchaient. J’en étais à la moitié de ma vie, je venais d’en créer une et la mort rôdait. L’Enfant articulait ses premières syllabes avec le mot guerre en fond sonore.
L’époque basculait, dans une douloureuse contraction de l’Histoire. Les contractions annoncent une nouvelle existence, une nouvelle ère. Pour moi, un chamboulement des priorités avec ce bébé dans les bras. Pour nous tous, une altération du quotidien avec cette menace dans la tête. Il fallait s’adapter aux événements, il fallait bien. Chacun se débrouillait à sa façon. J’étais déterminé à mettre en place les dispositifs nécessaires à l’accomplissement de mon objectif. Je n’allais pas laisser l’air du temps polluer mon bonheur.
Le kiosque avait été dévalisé de bon matin ; les quotidiens aux couvertures dramatiques s’étaient vendus comme des petits pains empoisonnés. Seul restait sur le présentoir un numéro de Courrier international, bouclé la semaine précédente et paré d’un titre qui sonnait comme une provocation
Un monde meilleur
Pris au dépourvu, j’ai d’abord émis un ricanement sarcastique – nous étions le 8 janvier 2015 – puis j’ai attrapé le magazine. Je l’ai regardé d’un air suspicieux avant de le poser sur le comptoir. La vendeuse m’a souri. Ce jour-là, tout le monde souriait d’un air gêné.
Je me suis installé dans le bistrot voisin, peuplé d’ouvriers du bâtiment buvant le demi de fin de journée et de trentenaires à barbe de trois jours en baskets blanches, penchés sur des écrans d’ordinateurs leur renvoyant un reflet qui aurait pu être le mien. Le patron m’a apporté un café en traînant les pieds. J’ai étalé le journal devant moi, prêt à m’y confronter. Alors, c’est quoi ces conneries de monde meilleur ? On pouvait passer des heures à établir la liste des choses qui n’allaient pas. C’était plus qu’un cerveau humain ne pouvait en supporter sans conclure à la destruction imminente de toute civilisation.
J’ai trempé un spéculoos dans ma tasse et une sentence lue à l’adolescence, peut-être déformée par les années, a surgi de ma mémoire. Notre génération est la seule qui a mieux vécu que ses parents et qui vivra mieux que ses enfants. Elle était tirée d’une bande dessinée où il était question d’humour scandaleux, d’aventures de presse, d’amitiés et de sexe. Des fragments autobiographiques hédonistes et nostalgiques, signés Wolinski. Le pauvre, une si belle vie pour mourir aussi mal.
Le vieil érotomane n’avait pas tort. À l’époque de mes parents, on grandissait avec les Beatles, le plein-emploi et la jouissance sans entraves.
À celle de mes grands-parents, on écoutait Tino Rossi, on n’avait pas le droit de folâtrer et on se faisait casser la gueule à la Seconde Guerre mondiale, ce mètre étalon du carnage. Pour ma génération comme pour les suivantes, les lendemains chantaient faux. L’avenir n’était pas une destination désirable. Nous pouvions aller partout sauf dans le futur. Nous avions des iPhone mais pas d’illusions. En relevant la tête pour porter la tasse à mes lèvres, mon regard a franchi la baie vitrée et s’est arrêté sur un graffiti qui n’était pas là la veille. Sur le mur jouxtant l’épicerie bio, on pouvait lire La rigolade est terminée.
Je me suis plongé dans le magazine pour y trouver des raisons d’être optimiste. Il y en a. La pauvreté recule, la démocratie progresse. Le niveau d’éducation a opéré un bond inimaginable lors des dernières décennies. La médecine fait des miracles. La mortalité infantile régresse, tout comme la maltraitance des mineurs. L’espérance de vie n’a jamais été aussi élevée. La violence est à son niveau historique le plus bas. Si l’on se fie aux chiffres, il n’y a jamais eu aussi peu de guerres, d’homicides, de criminalité. La planète Terre est une scène tragique, elle le restera, mais ses acteurs tiennent une forme inédite. Ce n’était pas facile à admettre en ces circonstances, pourtant les faits étaient là : les humains ne se sont jamais aussi bien portés.
Je rêvassais au futur sans trop savoir quoi en penser, tout en observant le parcours d’une feuille de marronnier portée par le vent depuis le parc des Buttes-Chaumont jusqu’aux trottoirs de l’avenue Simon-Bolivar. J’ai regardé le bulletin météo, il prévoyait l’arrivée d’une seconde dépression pour le lendemain. Dans sa combinaison verte, un agent d’entretien de la ville de Paris, dont le grand-père était peut-être griot à Tombouctou, a ramassé la feuille. Je devais acheter des couches.
L’heure tournait. C’est bien joli la poésie des feuilles mortes, l’état de l’humanité, tout ça, mais j’avais d’autres chats à fouetter, un enfant à récupérer à la crèche en l’occurrence. Il fallait que je m’occupe de la prochaine génération.
En sortant du bistrot, je suis passé devant la boulangerie tenue par une famille maghrébine, dont la vitrine arborait encore des décorations de Noël. Personne n’avait eu l’idée de caillasser l’établissement, les gens gardaient leur calme. (La veille, j’avais rejoint le rassemblement spontané sur la place de la République, des dizaines de milliers de personnes convergeaient pour communier dans une atmosphère de tristesse réconfortée par le nombre. Un unique individu avait cru bon de monter sur la statue pour déchirer un coran ; il avait été hué par la foule, qui faisait preuve de discernement, qualité rare pour une foule.)
J’ai remonté la rue Pradier jusqu’au Franprix. Un clochard m’a alpagué à la sortie. C’était un nouveau, salement abîmé, je ne l’avais jamais vu dans le quartier. Je lui ai donné ma monnaie en me demandant s’il était au courant pour l’attentat. Il devait s’en foutre, l’impact sur sa vie resterait limité.
Je me suis ensuite dirigé vers la crèche équipé d’un paquet de Pampers Baby-Dry taille 3, ignorant que, dans l’arrondissement voisin, un homme se dirigeait vers un supermarché casher équipé d’une kalachnikov, de deux pistolets-mitrailleurs Skorpion, de deux pistolets Tokarev et de quinze bâtons d’explosif. Le monde allait mieux, mais pas en bas de chez moi.

Extraits
« Mon petit,
Ceci est ta première carte postale d’Amérique du Sud. Je viens de débarquer à Ushuaia, Argentine, après une excursion maritime à travers les canaux de Patagonie qui m’a mené au cap Horn, le point le plus austral du continent. J’ai vu un très vieux monsieur avec une canne pleurer de joie au moment de poser le pied sur ce bout du bout du monde. Je crois qu’il avait rêvé de cette aventure toute sa vie. Tu vois, il n’y a pas d’âge pour faire des choses pour la première fois.
Embrasse maman de ma part.
Te quiero.
Papa »
« Mon fils grandit dans un monde qui va mieux. Je lisais des ouvrages optimistes pour achever de m’en convaincre
Les travaux de Steven Pinker, par exemple, s’avéraient revigorants. Le psychologue, linguiste et anthropologue à Harvard et au MIT (pas un hurluberlu donc) analysait les conditions du déclin de la violence par l’existence d’une «part d’ange en nous» (c’était le titre de son best-seller). Nous devenions meilleurs. La démonstration était appuyée par une masse de données impressionnante: les forces de la coopération gagnaient du terrain sur celles de l’affrontement. C’est notre nature même qui était en voie de pacification. Pinker rejoignait ainsi Jeremy Rifkin, prospectiviste américain conseillant moult gouvernements (pas un blaireau non plus) qui annonçait une civilisation de l’empathie en s’appuyant notamment sur la découverte des neurones miroirs en 2010 – ceux qui servent à vous faire ressentir les émotions des autres, vous font grimacer devant le spectacle de la douleur, pleurer au cinéma, rire avec les personnage d’un roman. Leur lecture transdisciplinaire de l’Histoire croisée avec les derniers apports des sciences biologiques et cognitives proposait «une vision radicalement neuve de la nature humaine»… »
« L’Enfant courait sur les pelouses du parc, les bras écartés pour imiter l’avion, en poussant de grands «meuh». S‘il refusait toujours de dire le mot vache, son vocabulaire s’était considérablement enrichi en quelques semaines. Il répétait tout. Il persistait à prononcer hibou «abou» mais articulait kangourou les doigts dans le nez (essayez, ce n’est pas si facile). D’ailleurs, il connaissait nez, tête, cou; il nommait les parties de son corps. Il comptait jusqu’à quatre, même s’il oubliait le trois. Il avait saisi la nuance entre pattes et pâtes. II répondait volontiers parsi (merci, en VF} quand on lui donnait une compote. Il balbutiait à ce soir quand on le déposait à la crèche. Il concevait le futur. Fini le temps du présent éternel.
Son mot favori restait bus. Curieusement, mon fils parisien parlait avec l’accent marseillais. Il prononçait zébreuh pour zèbre et Iuneuh pour lune. Il y avait des bugs inexpliqués chez cet enfant qui disait maman avec l’accent stéphanois et body en pakistanais. Mon petit citoyen du monde. »

À propos de l’auteur
Journaliste, romancier, globe-trotter, Julien Blanc-Gras est né en 1976 à Gap. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, dont Touriste et In utero. (Source : Éditions Stock)

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