Le souffle des hommes

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En deux mots
En ce printemps 1999, Phérial n’a guère d’autre option que de fuir la Serbie avec Danie, l’amour de sa vie. Mais en France, un nouveau drame l’attend. Danie est emportée par la maladie et avec ce décès, il met fin à son projet de devenir un grand comédien. Il (sur)vit de petits boulots, rencontre Anna puis Alice et rêve de réconcilier son passé et son avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ce jour où il me faudra être un autre

Second roman ambitieux, Le souffle des hommes suit Phérial dans ses multiples vies, de l’orphelin au comédien, du Serbe au Français, du veuf au père. Avec à chaque étape, l’envie de savoir enfin qui il est vraiment.

C’est par un désastre que s’ouvre le second roman de Philippe Krhajac. L’auteur d’Une vie minuscule (disponible en Folio sous le titre Un dieu dans la poitrine) y raconte la mort de la Yougoslavie. Après un conflit déclenché en 1991 et des milliers de mort, nous sommes au moment où l’OTAN décide d’intervenir, au printemps 1999. Pour Phérial et Danie, sa compagne, la situation devient beaucoup trop dangereuse. «Dans la fumée des décombres, les hommes courent à leur perte en tenant leurs bras arrachés. La fureur des bombes démolit la Serbie et Belgrade en feu laisse monter la sourde plainte de tous ces visages n’ayant pas cru que la punition finirait par arriver.»
Le couple décide de fuir en passant par Novi Sad. C’est là que les médecins vont diagnostiquer la présence d’un éclat d’obus dans la tête de Danie. Aussi décident-ils de gagner au plus vite la France pour des examens plus approfondis. Un nouveau déchirement pour Phérial l’orphelin qui n’avait retrouvé sa famille qu’en 1990, après de longues recherches. Français et Serbe, il s’était découvert une mère aujourd’hui exilée à Francfort. Une mère qu’il va retrouver pour lui annoncer le décès de son frère et de sa belle-sœur et la peur que lui cause la blessure de Danie.
Guilé, son ami et confident, lui conseille alors de veiller sur elle et de «faire son théâtre». Car il rêve d’une carrière d’acteur et de comédien.
Second rêve qui va se briser avec le décès de Danie, car dès lors il est en mode survie. Il se contente de petits boulots et avance dans la vie sans vraiment savoir pourquoi. Car ce nouveau drame le ramène à ces années d’enfance «bafouées, solitaires, tout comme l’ont été celles de ses petits camarades. Petits camarades chétifs d’alors, désœuvrés, promenés en train, en ambulance, d’un établissement à un autre, d’une famille à une autre, avec cette particularité de n’avoir pour elles, tortionnaires d’enfants, absolument aucune identité. Cette solitude, sans cesse… et qui fut mise à terre, envahie, violée, piétinée.»
Ce n’est qu’après sa rencontre avec Alice qu’il pourra reprendre le cours de sa vie, relancer sa carrière, essayer de refermer ses blessures et tenter de comprendre comment il a pu être abandonné, lui qui se jette à corps perdu dans la paternité.
Cette histoire «d’enfant perdu, de mère cherchée puis trouvée, cette histoire sans chichis, sans fées, si cruelle dans ses vérités» est bouleversante. En fouillant cette quête d’identité, Philippe Krhajac nous propose une intense réflexion sur ce qui fait un homme, construit son histoire. À fleur de peau, avec un cœur qui ne demande qu’à aimer.

Le souffle des hommes
Philippe Krhajac
Éditions Belfond
Roman
300 p., 20,50 €
EAN 9782714495808
Paru le 2/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, mais on y évoque l’ex-Yougoslavie, avec Belgrade et Novi-Sad, la Roumanie, la Hongrie, l’Allemagne avec Francfort et l’Espagne, avec notamment la petite ville d’Alcalá de Henares «qui a vu naître Cervantès lui-même».

Quand?
L’action se déroule de 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après Un dieu dans la poitrine, un deuxième roman porté par la même fougue et la même fureur de vivre, où l’on retrouve l’orphelin Phérial, cet Oliver Twist des temps modernes, à l’âge où c’est à lui d’apaiser ses démons et d’apprendre à devenir père… Un roman d’apprentissage toujours sur le fil, au rythme des battements de son cœur.
Le souffle des hommes s’ouvre en plein bombardement de l’Otan, le 24 mars 1999. Dans la fumée des décombres, les hommes courent à leur perte en tenant leurs bras arrachés. La fureur des bombes démolit la Serbie et Belgrade en feu laisse monter la sourde plainte de tous ces visages n’ayant pas cru que la punition finirait par arriver. Au milieu du chaos, deux jeunes amoureux, Phérial et Danie, parviennent à filer en zastava vers Novi Sad avant de rejoindre la Serbie, puis la Roumanie, la Hongrie, l’Allemagne et enfin Paris, dans une épopée pour laisser derrière eux la folie des hommes. C’est un Phérial au seuil de sa vie d’adulte, lui l’orphelin balloté de famille d’accueil en famille d’accueil, cherchant ses origines avec une vitalité insensée. Lui qui ne comprend rien aux affaires belliqueuses de cette terre qui lui est encore très étrangère, lui qui est serbe depuis si peu. Dans son autre pays, la France, on vit en paix. Mais chaque fois qu’il retourne en Serbie, quelque chose change, quelque chose d’infime qui semble rendre l’été suivant plus enflammé que le précédent. Après ce bombardement qui lui coûtera son grand amour, Phérial sombre et s’installe en banlieue parisienne, rattrapé par ses démons. Car comment vivre quand on est un éternel réfugié, étranger à soi, à sa famille, à son propre pays ? Quand c’est à lui de devenir père, il renonce à ses rêves de comédien pour vivre une vie d’intérimaire, tragédie ordinaire d’une vie perdue à la gagner. Et le vertige revient. Que fait-on d’une mère qui ne veut pas de nous ? D’un père mort avant de l’avoir rencontré ? Comment supporter la joie quand celle-ci renvoie au vide originel ? Seuls le souffle de vie, un optimisme féroce et l’amour – celui de son fils et d’Anna, puis d’Alice et enfin, toujours, du théâtre – guideront Phérial à la portée des étoiles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Échoué sur une plage déserte, nu comme nous tous, je fixe ce point qui flotte dans l’air et, alors que je n’attrape rien de tout ce que je voudrais voir, que je n’entends rien de tout ce qu’il m’est donné d’entendre, j’avance encore, en sachant parfaitement comme je ne suis pas plus avancé avec ou sans elle.
Suis-je descendu des arbres ?
Suis-je tombé du ciel ou est-ce la mer qui m’a fait ?
Je trébuche, le souffle court, au gré des décors, en souhaitant :
L’ultime bonheur
De nos vieux os,
À l’ombre de jours en paix.
Nous, que la solitude ne quitte jamais.
Et nos forces enfin pacifiées
Contempleront notre colossale fragilité.

I
L’ORIGINE DES FEUX
La folie des Balkans
Quelques mois d’attente et nous revenons au jardin. Là, devant le verger des orphelins, chacun de nous s’émerveille des transformations. Un véritable parterre végétal, haut en couleur et en saveur, nous attend. Et, au milieu de nos cultures, se dresse un magnifique cerisier gorgé de burlats énormes et bien noires, que personne n’avait, jusque-là, vraiment remarquées.
Au sol, partout, haricots verts, courgettes, tomates et surtout fraises.
— Vous avez tous un panier ?
— Oui !!!
— Vous êtes prêts à cueillir ?
— Oui !!!
Aussitôt dit, aussitôt fait. On cueille, on ramasse et on grappille quelques fraises au passage. On s’y met tous, on y goûte tous.
Le plus génial, c’est dans le cerisier. Là, gaiement, poignée par poignée, on s’en met plein la bouche et on recrache les noyaux sur la tête des autres enfants encore en bas. Moi, je mange sans m’arrêter, je mange comme dans un rêve, sans m’arrêter… Ici, pas de soucis à l’horizon, que du soleil et du ciel bleu. Enfin, chacun redescend, paniers et ventres pleins, tous repus sauf moi qui reste dans l’arbre. Je mange toujours, comme seuls les orphelins savent manger, c’est-à-dire avec la faim de l’infini au ventre. Je mange les feuilles et même du bois et de la terre et toutes les pierres, c’est un régal cosmique… pour Danie et moi.
— Lève-toi, Phérial !!!
Danie hurle. Nos mains sont soudées. Je me réveille, je me lève, elle m’entraîne.
On sort d’un immeuble déjà en ruine. Notre course dépasse notre peur. On vole, on file, sans même prendre le temps de partager les pleurs des hommes à terre, des enfants morts, des femmes effondrées. La folie vient de surgir des hauteurs nuageuses et les bombes s’abattent sans répit sur le peuple serbe en faillite.
Danie et moi on dépense toutes nos forces en débâcle, mais lorsque l’on veut se dire « À droite ! » « À gauche ! » « Je t’aime ! », nos mots sont aussitôt terrassés par le fracas de l’enfer.
On tombe, on se relève, on tombe à nouveau, on laisse tout, on perd tout, rescapés provisoires, happés dans le tourbillon des haines humaines, amoureux prisonniers sous la pluie des bombes meurtrières.
La course folle reprend de plus belle et, arrivés devant l’immense bâtiment de la télévision serbe, stoppés net dans notre élan par le manque d’air, les yeux ahuris comme si nous étions devenus fous à la seconde même, sans savoir quoi faire, nous assistons comme au ralenti à la chute du dernier symbole de la tyrannie.
On se blottit l’un contre l’autre, voulant se protéger jusqu’à l’infini, et, avant que les débris ne nous recouvrent, on reprend notre épreuve dans la poussière, sans chercher à comprendre.
En ce 24 mars 1999, les sirènes retentissent et brisent toute confiance en l’être qui sait marcher. L’alliance est rompue. Dans la fumée des décombres, les hommes courent à leur perte en tenant leurs bras arrachés. La fureur des bombes démolit la Serbie et Belgrade en feu laisse monter la sourde plainte de tous ces visages n’ayant pas cru que la punition finirait par arriver.
Il n’y a plus de trains, il n’y a plus de voitures, plus d’ordre, plus d’essence, plus de cerises. Seule la survie cellulaire l’emporte sur la peur et la folie.
Dans les moments de répit, Danie et moi nous nous déplaçons en charrette, de kilomètre en kilomètre, nous éloignant chaque jour un peu plus de la capitale en flammes pour atteindre un pays loin des cris.

Premier voyage ou le théâtre ambulant
Eau froide sur le visage, une goutte de parfum derrière chaque oreille, j’enfile ma chemise blanche, impeccable. En ce beau matin de juillet 1990, je m’apprête à découvrir pour la première fois de ma vie le pays de mes origines : la Yougoslavie. Et le plus incroyable, c’est qu’à vingt-quatre ans, je vais rencontrer toute une famille que je ne connais pas encore, mais surtout mon frère. Je ne sais que son prénom, Lalé, et qu’il a vingt ans de plus que moi. Je suis nerveux et heureux, heureux parce que Danie, l’amour de ma vie, me rejoindra, nerveux parce que… Qu’est-ce que je vais leur dire ? Qu’est-ce qu’ils vont me dire ? Pas le temps d’y réfléchir, ma mère me lance à travers la porte de la salle de bains :
— Hajde sine, brzo ! (Allez, mon fils, vite !)
Je passe une main dans mes cheveux noirs, clin d’œil dans le miroir. L’aventure m’attend !
Nous sortons du métro, station Hauptbahnhof, et nous dirigeons vers la gare routière. Le bus pour la Yougoslavie est plein, nous sommes les derniers à mettre nos valises dans la soute tandis que le chauffeur nous invite à prendre place. Ma mère, toute pimpante, va droit vers le fond et je m’assois près d’elle. La porte se referme, le chauffeur donne le coup de clé et en avant le périple, en avant les Balkans. Moi aussi, je me sens tout ardent. Il est 6 heures du matin, la ville est encore tranquille, on quitte Francfort sans encombre. Dans le bus, c’est déjà un peu le pays. Tout le monde parle en serbo-croate et chacun se passe du bon salami, du fromage de là-bas ; certains débouchent même quelques petites fioles de slivovitz. Deux heures plus tard, les chants du cru se font entendre sur toutes les autoroutes qui nous conduisent en Autriche puis en Hongrie et enfin au pays tant attendu. Et moi aussi, le Yougo de sang, j’entonne avec la force du jeune explorateur que je me sens quelques phrases des pesme (chansons), quelques refrains. Les pauses sont rares et, à chacune d’entre elles, il se trouve toujours quelqu’un pour relancer le voyage en disant : « Hajde Majstere, idemo kući ! » (Allez, chef, allons à la maison !), comme si chacun voulait au plus vite fouler le sol du pays.

Tout au long du voyage, ma mère me fait beaucoup rire parce qu’elle imite à la perfection ses semblables. Tel vieux qui se mouche bruyamment, tel autre qui a un défaut de prononciation, qui boite, qui parle fort ou qui est timide. Elle les rend tellement plus vivants, plus comiques encore que ce qu’ils sont. Elle s’amuse comme une petite folle, sans relâche, et parfois, elle pousse la plaisanterie jusqu’à singer sa proie alors même qu’elle discute avec elle. Je suis plié de rire. C’est étrange, comme si son sens de la comédie avait plus d’importance que celui d’être mère. Comment pourrait-il en être autrement ? Je l’ai retrouvée il y a si peu, à peine deux ans, et puis, elle vit à Francfort, moi à Paris. Et puis, je ne suis plus un tout-petit, elle a sa vie, j’ai la mienne.
On traverse les Alpes dans la nuit. On arrive enfin à la frontière slovène. Quelques Yougos de cette région descendent, contrôlés par deux douaniers qui montent dans le bus tandis que tous ceux qui restent assis tendent leurs papiers. Kalachnikov en bandoulière, ils arpentent l’allée du bus en jetant des regards furtifs sur les mains tendues. À un moment, l’un d’eux s’arrête à la hauteur d’une femme, la trentaine passée, et dont le maquillage n’a rien à envier à son manteau en fausse fourrure… Le douanier enfonce le canon de son arme dans le poil soyeux et, sans même regarder cette jolie dame, il lance d’une voix grave mais neutre :
— Daj mi tvoj mantil… (Donne-moi ton manteau…)
Il continue son inspection avec son acolyte et lorsqu’ils reviennent sur leurs pas, le manteau est plié sur l’accoudoir. Il l’attrape et souhaite à tous, en descendant du bus, un bon voyage. Personne n’a bronché.
Je suis stupéfait, ahuri. Les mots me manquent, alors tout me vient en français.
— C’est quoi, ce bordel ? C’est quoi, cette façon de faire ? On est au XXe siècle ! Le mur de Berlin est tombé ! On est en démocratie !
Tout le monde se retourne et je suis sûr que de ma rage face au bakchich des Balkans, le seul mot qu’ils ont compris est : démocratie. Les deux douaniers remontent aussi sec tandis que ma mère m’attrape par le bras en me suppliant de me taire, de me rasseoir, chose que je fais immédiatement lorsque j’entends le son de la kalachnikov qu’un des douaniers arme. Manteau sous le bras, le douanier me dévisage, me sourit avec dédain et marmonne dans sa barbe :
— Francusi, Francusi… (Français, Français…)
Et ils repartent pour de bon.
Aussitôt, le bus démarre et ma mère m’explique qu’il ne faut pas dire ça, qu’ici on n’est pas en France, en démocratie, qu’on est chez les Slovènes et qu’il ne faut pas faire de vagues, que c’est le jeu, que c’est ainsi. Je ne dors pas de toute la nuit. Quel choc, cette impuissance face aux armes, quel choc pour moi, le métis culturel.
Plus tard, c’est la Croatie, sans bakchich cette fois-ci.
Lorsque enfin mes yeux se ferment, les voix du bus montent en un seul chœur et j’entends haut et fort cette drôle de chanson, en découvrant le soleil qui s’élève au-dessus des petites montagnes de Voïvodine :
Tamo daleko,
Daleko kraj mora,
Tamo je selo moje,
Tamo je ljubav moja…

Loin là-bas,
Loin près de la mer,
Là-bas est mon village,
Là-bas est mon amour…

Tito au mur
Quelques semaines après le bombardement de Belgrade, nous réussissons à remonter jusqu’à Novi Sad, chez mon oncle Dragan, le frère de ma mère. Nous sommes venus plusieurs fois lui rendre visite au cours de ces dernières années, avec Danie. C’est un homme discret et bon. Il n’a jamais posé de questions sur l’histoire de mon abandon mais j’ai toujours senti sa compassion pour mes douleurs. Lui et sa femme, Svetlana, aiment beaucoup Danie. Ils m’ont souvent dit que c’était une vraie Serbe, ce qui n’est pas peu.
Dès notre arrivée, ils s’empressent de nous demander si nous avons des nouvelles de Belgrade. Je raconte qu’au moment de notre fuite, personne de la famille là-bas n’était mort, mais bon, en temps de guerre, tout va très vite, tout change très vite.
Mon oncle voit notre fatigue.
— Va te reposer, avec Danie.
— Merci, ujak (mon oncle).
Ils nous prêtent, comme à leur habitude, leur petite chambre. On s’enferme, on se glisse sous les couvertures. Main dans la main. Danie tourne son visage vers le mien. Dans la pénombre, j’écarte avec douceur les cheveux qui tombent sur ses yeux. Nous avons mis tant de temps pour venir de Belgrade jusqu’ici. Nous avons croisé en chemin les vieux, les femmes, les enfants, les milices, et, malgré notre accoutrement de riches Occidentaux en sale état et notre valise made in Barbès, nous n’avons pas été inquiétés. Une fois seulement, un milicien, kalachnikov à la main, ayant reconnu mon accent français, m’a attrapé au col en hurlant :
— Pourquoi les Français ont fait ça ? On s’est battus avec eux contre les nazis ! Pourquoi ? Dieu, pourquoi ils nous tuent ?
— Gospodin (Monsieur), je dois aller voir mon oncle à Novi Sad… Mon père est serbe, ma mère est serbe. Je ne sais pas pourquoi ils font ça. Je ne sais pas pourquoi…
Il m’avait aussitôt lâché, en larmes, murmurant oprosti (pardonne-moi).
J’aurais aimé lui dire à quel point je ne comprends rien aux affaires belliqueuses de cette terre qui m’est encore très étrangère, que je suis serbe depuis si peu, que dans mon autre pays, la France, on vit en paix, que, de ma vie, jamais je n’ai vu de guerre.
Danie s’endort, ses mains sont froides. Je remonte la couverture au-dessus de nos têtes. J’ai beaucoup de mal à fermer les yeux. Je me demande si on va réussir à quitter ce navire balkanique qui, troué de part en part, coule lentement. Dans son tourbillon, beaucoup vont périr. Je ne veux pas perdre Danie. Je ne veux toujours pas mourir. Il faut se sortir de ce bourbier. Au mur de la chambre trône le portrait du maréchal Tito. Les fantômes n’aident guère au sommeil, mais mon oncle idolâtre toujours ce personnage habillé tout de blanc. Interdit de le décrocher. Il rêve en secret que ce vieux stratège revienne d’entre les morts et rétablisse la paix qu’il n’a pas su transmettre. Souvent, il m’emmenait dans sa chambre et, planté devant la photo de l’ex-grand dirigeant, il me prenait par l’épaule en disant :
— Taj čovek (Cet homme), c’était le plus grand ! Il a fait de nous les Yougoslaves, il a empêché Staline de nous soumettre. Il a combattu les Nemci (Allemands) avec les Serbes, lui qui était croate. Il a fait un pays !
Danie respire doucement. Je me demande si moi aussi je fais partie de ce « nous » plein d’assurance et si je serai aussi fier que lui un jour d’appartenir à un peuple. Dehors, les sirènes. Les bombes déchirent le ciel. Fini les grandes questions, l’appartement vole en éclats. Danie dort encore. Un morceau de mur la recouvre.
Je ne crie pas. Je suis à terre dans la salle à manger. Mon oncle et ma tante, eux, n’y sont plus. Ils ont été soufflés et je vois leurs corps sur l’herbe, parmi les papiers, les gravats. Ils ne bougent plus. Ils dorment à ciel ouvert. L’appartement n’a plus que deux murs. La photo de Tito est le seul ornement qui, sur l’un d’eux, tient encore. Danie m’appelle :
— Phérial ? Phérial ?
Danie essaie de pousser la pierre.
Abasourdi, je bondis et soulève le pan de béton.

Les rois de l’échiquier
On a planté les parasols pour ma mère et ma tante Svetlana. Miky a sorti un beau plateau tout en bois et on a disposé les pièces sans plus attendre, sur une petite table de camping. Miky est le fils de Dragan et de Svetlana, c’est donc mon cousin, mais ici en Yougoslavie, un cousin n’est pas un cousin, mais un frère. Miky parle bien le français et il est très fier de pouvoir converser dans cette langue avec moi. C’est aussi un joueur d’échecs invétéré, Miky, comme son père et comme moi. Il est dans un club. Je vais devoir faire attention. Il connaît toutes les ouvertures, les variantes… En short, torse nu, chapeau sur la tête, on est bien, au soleil. Dragan regarde attentivement chacun de nos déplacements. Ils ne m’ont jamais vu jouer et, d’ailleurs, il y a à peine quinze jours qu’ils connaissent mon existence.
Mon oncle est venu nous chercher à la gare dans sa toute petite voiture pot de yaourt et on a eu du mal à rentrer les valises. Chez lui, Svetlana nous a servi du café et ma mère lui a lu, dans le marc, son avenir. Il n’y a eu aucune question sur ce fils perdu en France. Non, j’ai été accueilli chaleureusement, avec la joie des gens simples qui préfèrent les miracles aux vérités.
Miky reste prudent. Il analyse longuement mes réponses à ses avancées. Moi, je profite de ses réflexions pour regarder le Danube. Je n’avais jamais vu de fleuve aussi grand. La Loire de mon adolescence semble être une simple rivière au regard de ce géant. Combien de temps pour le traverser à la nage ? Il paraît que mon oncle l’a fait, dans sa jeunesse. Le courant est fougueux, puissant, mais moi aussi j’ai envie d’essayer, de leur montrer comme je suis fort, que ce fleuve est aussi le mien même si je n’ai pas grandi ici, même si je n’en connais pas tous les tourments. Je suis heureux, sous les nuages des Balkans, je suis enfin chez moi, en famille, du moins je le veux, je le crois.
— Échec ! m’annonce Miky calmement.
Je reviens au jeu. Son fou noir menace mon roi. Je regarde Miky en souriant. Il est tombé dans le panneau. Il voudra prendre ma reine qui couvre maintenant mon roi… Il la prend ! Les prochains coups lui seront fatals, cavalier qui prend le fou gourmand, fourchette royale, tour en renfort et j’annonce un glorieux :
— Šah mat ! (Échec et mat !)
Miky revoit les coups un par un et finit par me tendre la main.
— Toujours se méfier des chevaux… dit-il dans un français impeccable.
Mon oncle prend sa place. Je lis dans ses yeux qu’il veut en découdre lui aussi et nous voilà partis à jouer jusqu’à l’heure où les énormes moustiques viennent nous dévorer les mollets, les épaules, les bras. Qu’importe, les pièces claquent sur l’échiquier comme nos mains claquent sur notre peau noircie par le soleil pour tenter de tuer nos assassins volants. Tout au long de l’après-midi, j’ai aussi observé ma mère. Elle change à vue d’œil dans son pays. Je la trouve si drôle, si détendue et si fière, malgré les possibles qu’en-dira-t-on, de présenter son fils, portrait craché de son amour disparu, son fils retrouvé, rendu. Elle est heureuse et je suis fier aussi.
On n’y tient plus, on plie la table de camping, les moustiques sont les vrais gagnants. On s’apprête à partir quand j’entends derrière moi un bruit, un vacarme qui fait trembler le sol même, je me retourne et aperçois, là, en plein milieu du fleuve, un immense bâtiment de guerre, un croiseur, un destroyer, je ne sais pas…
De fortes vagues viennent nous engloutir les pieds, c’est incroyable. Il a surgi de nulle part et mon oncle et Miky font des signes aux marins qui s’affairent sur ce monstre tout de fer vrombissant.

Départ imminent
J’attends dans le couloir de l’hôpital de Novi Sad. Un médecin m’explique moitié en français, moitié en serbe, que Danie a peut-être reçu un éclat d’obus. Ils vont essayer de l’extraire. L’homme repart. Les blessés jonchent les couloirs. Je pleure. Je pleure mon oncle et ma tante, épuisé par la misère guerrière. Je pleure pour ma Danie, pour notre amour qui risque de prendre fin ici, entre le feu, les flammes et le sang. Un vieux me tend une petite fiole de slivovitz. Je la prends et je bois, moi qui ne bois plus depuis mes dix-sept ans déjà.
Quatre jours d’attente encore. Les bombardements ont presque cessé. Le même médecin me permet de rendre visite à Danie au bout du deuxième. Elle est toujours endormie. Il approche, accompagné d’une infirmière.
— Tu sais faire un bandage ? me lance-t-il tout en examinant le crâne de Danie.
— Non.
— Nema problema, tu vas apprendre. Elle se porte mieux.
Il passe au blessé suivant. L’infirmière me montre, ses gestes sont rapides, efficaces. Elle soulève la tête de Danie, refait le bandage puis l’enlève. Elle me montre l’endroit du crâne où l’éclat a pénétré.
— Ici, tu désinfectes toujours avant.
Je me mets au travail. Je suis lent et, le bandage fini, Danie semble porter un masque de film d’horreur réalisé sans un sou. L’infirmière rigole franchement et moi aussi. Danie dort toujours pendant que je joue au Dr Frankenstein. Je change le bandage toutes les deux, trois heures. Je touche son front et m’endors assis au sol, contre le lit, la main de Danie près de ma joue. Deux jours encore et je suis un expert du bandage. Je change Danie, la lave, et le sommeil m’emporte au son des râles des blessés de guerre.

Au cinquième jour, le médecin me réveille. Accroupi devant moi, il dit :
— Ta femme est guérie. Faible, mais guérie.
Il ajoute à voix basse :
— Il y a une voiture qui démarre pour la Hongrie. Il faut partir, vous n’avez rien à faire ici. Va au 37, Trg Slobode, l’avenue de la Liberté, de la part de Radomir Ječinac. Allez, courage, tu es un Serbe !
Il me glisse deux cachets, sans doute des antidouleurs, et part aussitôt. Je me lève, Danie est assise dans son lit et son sourire est miraculeux.
— Mon amour !
— Mon beau paysan !
— Tu vas pouvoir te lever ?
— Fichons le camp, Phérial, sors-moi de ce cauchemar.
Je l’aide à se lever et on part sur-le-champ. Les rues sont calmes. Les gens sont rares et nous sommes bel et bien reliés par la peur. Je demande notre chemin, on me renseigne, on y est.
Une femme, un châle sur la tête, nous ouvre. Elle me rappelle ma mère, elle lui ressemble. Ou est-ce parce que j’ai envie d’être chez ma maman, assis sur le canapé à regarder la télé en mangeant toutes sortes de choses sucrées, salées, que je vois en elle une irréfutable ressemblance ? Pas le temps d’approfondir, son fils Branko se joint à nous et, cinq minutes plus tard, nous voilà tous les quatre en fuite sur les routes, à éviter les cratères, direction les Carpates.

Ballotté à l’arrière de la Zastava, la même que celle de mon oncle et ma tante venus nous accueillir lors de mon premier voyage au pays, je pense à eux, sur le sol, à Novi Sad. C’était un homme droit, mon oncle, bon, d’une honnêteté exemplaire, sauf peut-être lorsqu’il perdait aux échecs. Il accusait alors son partenaire d’une quelconque tricherie et, si l’autre n’avouait pas, il faisait voler le plateau et toutes les pièces restantes avec. Ma tante ramassait aussitôt les rois, les reines et servait de la rakija pour calmer son homme au sang explosif en souriant aux invités comme pour dire : « Il n’est pas méchant, mais c’est ainsi, il n’aime pas perdre. »
Peut-être est-ce ça, la guerre : ne pas aimer perdre et croire, malgré tous les signes contraires, qu’on finira par gagner je ne sais trop quoi…
Danie, son bandage sur la tête, considère les arbres brisés le long de la route et s’exclame avec joie lorsqu’elle en aperçoit un qui se dresse encore tout là-haut vers le ciel. Elle me le montre du doigt et je partage son ravissement.
— Comme toi, il vivra !
Ma « maman au châle » conduit comme une dingue. Branko, qui a notre âge, nous explique qu’il fuit le pays. Il ne veut pas être enrôlé dans les milices, il s’en fiche de cette guerre ethnico-religieuse. Que l’on parle croate, bosniaque, serbe, qu’on soit de Voïvodine ou de Macédoine, peu lui importe, seule l’archéologie l’intéresse. Il désire rejoindre l’Allemagne où il continuera ses études pour, un jour, expliquer aux générations futures, au détour d’armes trouvées dans les entrailles de la terre ou de crânes emplis de poussière, les pourquoi du comment. On roule, on roule jusqu’au soir venu.

On s’endort tous,
À l’orée d’une forêt brisée.
Nulle étoile dans le ciel.

Gambling
Ma mère m’avait dit qu’il viendrait pour me voir.
Et il est là.
Elle m’avait montré quelques photos de lui enfant et il ne ressemble plus vraiment à cet enfant.
Il se dirige vers moi.
Ujak (oncle), ujna (tante) et Miky, tout comme moi, ne disent rien, émus.
Il est grand et costaud. Il a vingt ans de plus que moi et il s’appelle Lalé.
Mon premier réflexe est de chercher en quoi on se ressemble. Il s’agit de mon frère après tout. Enfin, du premier enfant que ma mère a eu avec un autre homme. Il a les cheveux noirs comme moi. Il y a quelque chose au niveau de la bouche, des yeux aussi. Il s’avance encore et me serre fort dans ses bras.
— Brate moj ! (Mon frère !)
Ma mère apporte du café. Ses gestes, ses mots, tout a l’air parfaitement normal pour elle, comme si nous ne nous étions pas vus depuis quelques semaines seulement. Je me dis que sa façon d’être comme à l’accoutumée lui permet de cacher son trouble, son émotion. Mais je n’en suis pas vraiment sûr. Ces retrouvailles familiales me plongent dans un état que je connais bien. Exactement le même que lorsque, enfant de l’Assistance publique, orphelin, j’arrivais dans une nouvelle famille d’accueil. Je suis à la fois dans le moment présent, envahi par la force qui s’en dégage, et en dehors. En dehors, pour me permettre d’observer tout ce qui se passe, d’enregistrer ce qui se dit ou ne se dit pas, bref, un mélange de méfiance, de crainte qui fait que l’on ne dévoile son cœur qu’avec prudence, vigilance. Ma mère fait des blagues, mon frère l’embrasse avec une aisance que je n’ai pas encore. Je m’ouvre peu à peu. Les heures s’écoulent et il est temps d’aller chercher Danie qui arrive tout droit de Paris. Lalé, Miky et moi on grimpe dans la Zastava de mon oncle. En chemin, je profite des connaissances en français de Miky pour poser des questions à Lalé à propos de mon père. Lalé l’a peu connu parce que c’est surtout sa grand-mère, la mère de ma mère, notre grand-mère donc, qui l’a élevé. Il se rappelle juste avoir été au cimetière de Markovac, un petit village situé en dessous de Belgrade, pour la mise en bière et combien il avait été difficile de rapatrier son corps pour qu’il repose en terre serbe. C’est étonnant comme à chaque fois personne ne semble savoir grand-chose de mon père. Même Guilé, mon cousin yougo de Paris du côté paternel, n’était pas tout à fait sûr qu’il soit enterré dans ce village. Il règne autour de ce père une flopée de mythes et de légendes. Je comprends que Lalé l’a à peine connu. Le couple vivait sans lui, en Allemagne, pour faire, comme beaucoup d’immigrés, de l’argent. L’éducation des enfants revenait aux grands-parents.
Lalé, lui, ne me pose aucune question. Là, entre nous, sans ma mère, nous sommes seulement deux inconnus. Et puis ces vingt ans d’écart… Je comprends.

On arrive à l’aéroport de Novi Sad. La chaleur est écrasante. On grille, on coule comme des paprike lorsque au barbecue, sur la flamme, ils rendent leur jus. Danie, en robe blanche légère, lâche ses valises et se jette sur moi.
— Danie, voici Lalé, mon frère, et Miky, un autre frère !
Ils la saluent en souriant. On rentre comme on peut, à quatre, dans la petite voiture et, tout le long de la route, Danie pose mille questions. À la maison, ma mère est heureuse de la présenter au reste de la famille. On sort des bières et ma mère tire les cartes à ujna et à Danie. Nous autres, les hommes, on s’affale sur les canapés et on en profite pour faire la sieste. Plus tard, vers 18 heures, Lalé et Miky décident de nous emmener, Danie et moi, quelque part. Et lorsque je demande où on va, mes deux frères répondent en chœur :
— U raju, brate, u raju ! (Au paradis, frère, au paradis !)
Dans les rues de Novi Sad, c’est la fournaise. Cela n’empêche pas Danie de filer. Lalé, Miky et moi, on n’arrête pas de lui dire de ralentir, qu’à cette allure on va finir par y rester, mais elle, tout excitée, répond :
— Soyez des hommes et arrêtez de râler, la surprise n’attend pas !
Lalé veut que je lui traduise, je lui fais signe de la main de laisser tomber.
— Elle est folle, ma Danie, elle est folle et je ne sais que l’aimer.
Miky traduit. Mon frère, heureux pour moi, sourit et me serre dans ses bras.
On quitte le grand boulevard de Novi Sad, on prend les rues piétonnes, quelques ruelles encore, plus sombres, plus fraîches, et on arrive devant une porte blindée en sous-sol sur le haut de laquelle on peut lire en cyrillique « La Roulette Serbe » et, en dessous, cette épitaphe :
Pas d’argent, pas de vie !
Pas de vie ? Plus rien à gagner.
Passe ton chemin, alors, étranger,
Ou la mort, tu vas trouver.
Lalé cogne deux coups secs puis trois plus lourds, plus lents. Une voix derrière crie :
— Lozinka ? (Mot de passe ?)
De sa voix de basse profonde, il lance :
— Cerni Dunav. (Danube noir.)
La porte s’ouvre aussitôt et nous voilà pénétrant dans la caverne comme les quarante voleurs de mon enfance, avec la certitude, cette fois-ci, d’y découvrir bien des trésors… La fumée règne en maîtresse absolue, le nuage est si épais qu’on dirait même que le ciel prend naissance ici, dans ce boui-boui entièrement voué au jeu, à l’argent et aux femmes, où la slivovitz et le rhum coulent à flots. Il y a du poker, du black-jack, du jeu impérialiste à gogo et aussi un loto – où le premier prix n’est pas un vélo mais une kalachnikov en or ou plaquée or, je ne sais pas trop. Ça pulse, ça parle fort, ça lance les dés, c’est un concentré de regards qui ne quittent jamais des yeux les tables de jeu, sauf pour aller se soulager.
Ici, pas besoin de changer notre argent français, tout argent est le bienvenu, deutschemarks, livres, dollars, et mon frère et Miky m’embrassent lorsque je leur donne cent francs qu’ils vont illico miser d’une table à l’autre sans sourciller.
Danie est fougueuse, elle s’est collée au poker, elle implore la quinte flush, le carré mais sait bien, au fond, que cela n’arrive quasiment jamais en mains, sauf dans les James Bond.

Extraits
« Je lui raconte tout du désastre au pays, de la mort de la Yougoslavie, de notre fuite avec Danie. Tout en écoutant mon récit, Guilé fume cigarette sur cigarette, il fouille parmi ses cadavres de bouteille et en sort une encore à moitié pleine. Il boit. Lorsque j’ai tout dit, Guilé se lève et remarque, comme si c’était la première fois, qu’à cause des nouvelles constructions il ne voit plus le ciel. Il me demande si je me suis rendu chez ma mère et comment va ma jolie fleur. Je lui réponds que je reviens de Francfort où j’ai dû annoncer à ma mère le décès de son frère et de sa belle-sœur. Je lui confie que j’ai peur pour Danie, à cause de l’éclat dans sa tête, que j’aimerais avoir des enfants avec elle. Guilé se retourne.
— C’est bien, des enfants, c’est bien.
— Mais ça aussi, ça me fait peur, Guilé.
— Zašto? (Pourquoi ?)
Son français n’est pas meilleur que depuis notre première rencontre en 1987. Pour ma part, je connais mieux le serbocroate, mais de là à expliquer dans la langue le vertige que j’éprouve à l’idée d’être père, il y a tout un monde.
— Ne znam zašto. (Je ne sais pas pourquoi…)
— Ne t’en fais pas, Bog zna (Dieu sait).
Guilé s’inquiète aussi de cette histoire d’éclat. Je lui explique qu’on a fait tous les examens possibles, que tout le monde nous a affirmé qu’il n’y avait aucun problème tant que le bout de métal reste là où il est. Guilé, méfiant, conclut en me disant que les médecins sont tous des imbéciles, que le plus important est que je veille sur elle et que je fasse mon théâtre. » p. 94

« Je ne pleure pas. Je repense à toutes ces années de rien avec ma mère retrouvée, aux révélations de Guilé. Voilà bien le canon sur ma tempe, voilà bien les illusions qui s’évaporent sous la chaleur de la Mancha. Après le spectacle, j’irai à Francfort. Après le spectacle, j’irai en découdre pour de bon avec cette histoire, son histoire, mon histoire d’enfant perdu, de mère cherchée puis trouvée, cette histoire sans chichis, sans fées, si cruelle dans ses vérités. Je m’enfonce dans les bras d’Alice qui pleure doucement pour moi. » p. 262

« Bouleversé, je revois mes années d’enfance bafouées, solitaires, tout comme l’ont été celles de mes petits camarades. Petits camarades chétifs d’alors, désœuvrés, promenés en train, en ambulance, d’un établissement à un autre, d’une famille à une autre, avec cette particularité de n’avoir pour elles, tortionnaires d’enfants, absolument aucune identité. Cette solitude, sans cesse… et qui fut mise à terre, envahie, violée, piétinée. En un éclair, les coups anciens ont ressurgi autant que les injures, la brutalité. Qu’importe, puisqu’en un éclair, M. Josef est devenu comme un père aimant, attentionné, ici dans ce théâtre de la petite ville d’Alcalá de Henares qui a vu naître Cervantès lui-même. Qu’importe, puisque notre lien et notre entente, jusqu’au dernier jour, furent ceux d’un fils et d’un père qui n’ont eu aucune hésitation à s’aimer. » p. 266

À propos de l’auteur

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Philippe Krhajac © Photo DR

A propos de l’auteur

Né en 1966, enfant de l’Assistance publique, Philippe Krhajac a joué dans des pièces de théâtre, des films et des séries pour le cinéma ou la télévision. Après Une vie minuscule, premier roman remarqué repris en Folio sous le titre Un dieu dans la poitrine (Lauréat du Festival du premier roman de Chambéry, prix du salon du premier roman de Draveil, sélection Prix Folio des Lycéens), Le souffle des hommes est son deuxième roman. (Source: Éditions Belfond)

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Triptyque en ré mineur

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En lice pour Le Prix Le Temps Retrouvé

En deux mots
En 1972 Milena est à Paris avec deux auteurs américains. En 1942, Lily se décide enfin à fuir Berlin. En 1995, Ana est sur un campus américain. Trois femmes, leurs amours et leur destin réunis en un triptyque éblouissant.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Toutes les femmes de sa vie

Dans ce triptyque Sonia Ristić raconte les vies de Milena, de Clara et d’Ana. Trois femmes et trois époques, mais aussi trois fragments d’une autobiographie subjective.

Le 14 juillet 1972 Milena admire le feu d’artifice à Paris en compagnie de Peter et de Sam. Ils sont tous les trois écrivains, eux aux États-Unis, elle à Belgrade et profitent de cette parenthèse enchantée pour faire connaissance. Après avoir passé une nuit avec Peter, qui voit cette relation comme un jeu, Milena passe dans les bras de Sam. À compter de ce séjour en France, ils vont entretenir une correspondance intensive. Ce sont les lettres de Milena à Sam qui composent la première partie de ce triptyque où l’humour le dispute à l’émotion, sur fond d’anticommunisme primaire. Mais il est vrai que le rideau de fer continue alors à séparer l’est de l’ouest, rendant les relations d’une partie du globe à l’autre très difficiles.
Encore plus difficile est la situation des juifs en Allemagne à la fin des années 1930. C’est dans la capitale du Reich que vit Clara, fille d’un couple d’avocats juifs. Pour eux, la situation va devenir intenable, voire désespérée. Et Clara, qui est amoureuse de Lily, semble vouloir éluder la réalité au bénéfice de sa passion. Jusqu’au jour où les parents disparaissent, ou Lily n’est pas au rendez-vous quand il s’agit de fuir. Clara se souvient de la France où elle a été accueillie, d’avoir traversé la Suisse et de s’être retrouvée à Belgrade après avoir rejoint un groupe de partisans à Trieste.
Celle qui recueille ses confidences et cette histoire parcellaire est Ana, une écrivaine en mal d’inspiration. Elle a fait la connaissance de Clara dans l’asile psychiatrique où cette dernière est internée pour schizophrénie. Difficile alors de faire le tri entre vérité et affabulation. Mais elle sent qu’elle tient là un sujet de roman, d’autant qu’elle est en panne d’inspiration et vit une situation difficile, maintenant qu’elle a regagné la Serbie. Et qu’à nouveau les bruits de botte résonnent pour un conflit fratricide.
Finie la période bénie durant laquelle, elle a bénéficié d’une aide de l’État et a pu partir étudier dans un campus américain. C’est là qu’elle a rencontré Noah, qu’elle a entamé une liaison avec lui, se doutant qu’elle allait sans doute être éphémère.
Est-ce son amant américain qui lui a envoyé ce paquet contenant les lettres adressées par une certaine Milena à Sam? Le doute n’est pas levé, mais cette correspondance pourrait sans doute aussi faire l’objet d’un roman…
Avec toute la subtilité démontrée dans son précédent roman Saisons en friche, Sonia Ristić nous propose donc un triptyque rassemblant ces trois destinées. Trois manières de raconter la vie des femmes durant trois périodes distinctes, mais toutes trois confrontées à l’Histoire en marche, aux bouleversements politiques et à des décisions personnelles qui font basculer leur existence. Faut-il fuir ou rester? Faut-il accepter la demande en mariage? Faut-il jeter des fleurs sur les chars qui partent vers Vukovar?
Avec cette déclaration d’amour à l’écriture, Sonia Ristić nous offre également des portraits de femmes libres, qui ont envie de choisir leur destin et qui entendent tracer leur propre voie et faire entendre leur propre voix.

Triptyque en ré mineur
Sonia Ristić
Éditions Intervalles
Roman
272 p., 19 €
EAN 9782369563204
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé à Paris, à Belgrade, à New York, à Berlin, à Trieste. On y évoque aussi la Suisse, un voyage en France et aux États-Unis.

Quand?
L’action se déroule durant trois périodes distinctes, dans les années 1930-1940, dans les années 1970-1980 et en 2020.

Ce qu’en dit l’éditeur
Belgrade, années 1970. Milena, une jeune scénariste, entame une relation épistolaire avec Sam, l’un des deux Américains qu’elle a rencontrés lors d’un séjour à Paris.
Berlin, années 1930. Clara, fille unique d’un couple d’avocats juifs et Lily, sœur aînée d’une famille ouvrière, se rencontrent et tentent de s’aimer.
France, 2020. En plein confinement, une romancière parisienne endeuillée reçoit une cantine remplie des lettres de Milena.
Sonia Ristić, par son talent de conteuse, noue pour le lecteur les liens translucides qui traversent les siècles. Liens d’amour, liens de folie, liens de liberté farouche, liens d’écriture ou de création.
Dans cette Chambre à soi moderne, elle tisse un fil entre ces femmes mues par leur indépendance, leur créativité et leur fière détermination à vivre un amour qui soit à la hauteur de leur liberté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La viduité
Blog Un dernier livre avant la fin du monde
Blog L’or des livres (Emmanuelle Caminade)
Blog Lyvres

Les premières pages du livre
MILENA
Lettres à Sam (Concerto pour piano n° 3 de Sergueï Rachmaninov)

Belgrade, August 3rd 1972.
Dear Sam,

Ta lettre est arrivée en neuf jours ! Nous voilà fixés sur les délais postaux, même s’il n’y a aucune garantie que les prochaines seront aussi rapides.

Non, elle n’a pas été « interceptée par le bureau de la censure » qui, je te le répète pour la énième fois, n’existe pas chez nous. Nous avons bien évidemment des gratte-papier qui jettent un œil sur ce qui s’apprête à paraître dans les maisons d’édition et visionnent les films avant de leur accorder un visa d’exploitation, mais on les appelle « lecteurs », tout simplement, et vu la production foisonnante je doute fort qu’ils aient le temps de rédiger des notes détaillées à l’attention du Parti, où je doute encore plus que qui que ce soit prenne le temps de les lire.

Alors, pour clore le chapitre « La fertile imagination d’un Américain moyen qui a vu trop de mauvais films d’espionnage » : Non, je n’ai subi aucun interrogatoire à mon retour de Paris. Personne ne me suit. Il n’y a ni voiture noire ni homme en imperméable fumant, le visage caché, en bas de chez moi. Seulement un grand soleil qui tasse les ombres projetées par les arbres, l’asphalte à moitié fondu par la chaleur épaisse de ce mois d’août, et trois gamines aux voix beaucoup trop aiguës qui sautent à l’élastique pile sous ma fenêtre. (Pure curiosité au rayon sociologie : joue-t-on à l’élastique en Amérique également ou est-ce un de nos exotismes balkaniques ?)

Bref, les seules questions qu’on m’ait posées depuis que je suis rentrée viennent de mes proches et sont, dans cet ordre :

— si j’ai ramené du bon cognac (nous en avons ici un ersatz terrible appelé Vinjak) ;

— quelles fringues je me suis achetées ;

— si j’ai rencontré un Français moche mais terriblement sexy ressemblant à Montand jeune ou à Belmondo.

Lorsque je réponds que j’ai rencontré deux Américains ne ressemblant, hélas ! ni à Steve McQueen ni à Humphrey Bogart, mon auditoire largement féminin est très déçu !

(Je te taquine. En vérité, toutes sont avides de m’entendre raconter les détails croustillants, mais en bonne écrivaine, je sais ménager le suspense et ne leur livre le récit de nos folles aventures que par courts épisodes. Ainsi, je m’assure de briller dans les soirées jusqu’à l’automne au moins.)

Merci pour les cartes avec les tableaux de Hopper, ils sont vraiment merveilleux, je ne connaissais pas ceux que tu m’as envoyés. Et mon voisin, M. Petrović, te remercie infiniment pour les jolis timbres venus enrichir sa collection déjà impressionnante. Depuis qu’il a compris que je reçois du courrier de l’étranger – d’Amérique qui plus est !–, je suis remontée de plusieurs crans dans son estime. Il ne me fait plus de remarques pincées sur la musique que j’écoute ni sur les heures avancées de la nuit auxquelles je rentre. Qui aurait cru qu’il suffirait d’une série de petites images bariolées pour l’amadouer ? Sans le savoir, tu vas m’épargner des conversations désagréables quasi quotidiennes.

J’ai repris le travail le lendemain de mon retour (tu peux imaginer ma forme olympique après la semaine de nuits très courtes que nous avons passée), mais rien de follement excitant. Une énième production du Tramway de Williams se prépare pour la saison prochaine au théâtre où je suis employée ; on m’a demandé d’en revoir la traduction, qui n’était pas très bonne, et de mieux faire sonner les dialogues en ­serbo-croate.

J’y passe quelques heures par jour avec Svetlana, l’amie dramaturge dont je t’ai parlé. Nous n’étions pas particulièrement copines lorsque nous étions à l’Académie des arts dramatiques, je la trouvais insupportablement prétentieuse et tatillonne, mais depuis que nous sommes collègues, nous nous sommes rapprochées et c’est une chic fille en réalité. Tellement farfelue et drôle, elle pourrait être un personnage de roman ! Quand on fait équipe, même en planchant sur les scripts les plus insipides, nous parvenons à nous amuser. Elle me tanne pour que nous partions quelques jours au bord de la mer (Belgrade en plein été est toujours un peu pénible), mais après mon escapade parisienne, je suis trop fauchée pour l’envisager sérieusement. Alors nous nous consolons en passant nos week-ends sur les plages de l’Ada Ciganlija (une petite île fluviale sur la Save, voir carte postale ci-jointe) où Svetlana peut reluquer les maîtres-nageurs à loisir. Elle dit que ça ne vaut pas les spécimens dalmates, mais on fait avec ce qu’on a.

J’ai une grande nouvelle… enfin peut-être. Je croise les doigts et touche du bois pour ne pas tout faire foirer en la criant sur les toits trop vite. Il se pourrait que j’obtienne un contrat permanent à la RTS (la Radio-­télévision-serbe). L’oncle de la tante du voisin du cousin de ma mère y a un poste important et ma mère le travaille au corps depuis des mois pour qu’il me dégotte une place. À la télévision les salaires sont meilleurs qu’au théâtre (ce qui ne serait pas de refus si nous prévoyons de nous revoir avant le siècle prochain), mais surtout, en y devenant permanente je pourrais plus facilement obtenir un logement d’État. Bon, ce serait Dieu sait où, Nouveau Belgrade sans doute, ça voudrait dire prendre des bus bondés pour venir bosser et vivre dans un de ces affreux blocs neufs (je te raconterai la splendide architecture du ­réal socialisme une autre fois), mais je ne m’en plaindrais point.

J’aime bien ma studette d’étudiante du centre-ville, elle est charmante et je suis près de tous les lieux que je fréquente, c’est juste que le loyer mensuel restreint considérablement ma capacité à renflouer ma tirelire dédiée aux voyages, et puis c’est plutôt mal chauffé, mes factures sont astronomiques en hiver. Donc, doigts croisés et bois touché pour que ma mère arrive à faire jouer son piston, puisque c’est ainsi que les choses semblent fonctionner chez nous. Je sais que même sans intervention divine (= maternelle) je finirai par obtenir un appartement tôt ou tard ; le truc, c’est que ça risque d’être tard (on attend habituellement au moins cinq ans avant de se voir accorder un appartement d’État), or ça m’arrangerait que ce soit tôt.

Dans mon entourage, personne ne comprend pourquoi je suis partie de chez mes parents, où j’ai toujours ma chambre, et où j’aurais été logée-nourrie-blanchie-choyée-gâtée en fille unique que je suis. Ici, nous restons vivre chez les parents jusqu’au mariage, et souvent même, les femmes passent de la cuisine maternelle à celle de la belle-mère. Il n’y a que les étudiants de la campagne qui louent chambres et studios le temps de leurs études, quand ils n’ont pas réussi à obtenir une place en résidence universitaire. Mais depuis ma première année à l’Académie, je me suis démenée pour être indépendante, je ne rêvais que de cela depuis l’adolescence. Svetlana dit que c’est à cause de Virginia et de sa Chambre à soi que j’ai prise au pied de la lettre. Elle n’a pas tort, même si je crois que ce fut également pour fuir la maladie de mon père. Bref, aussi modeste que soit mon nid, je n’échangerais ma liberté pour rien au monde. Lorsque je serai mieux logée, vous viendrez me rendre visite ici, tous les deux ?

Quoi d’autre ? Ah oui ! j’ai recueilli un chat errant. Un mâle gris maigrichon qui semble toujours perdu dans ses pensées et qui louche un peu. Je l’ai baptisé Jean-Paul (en hommage à Sartre, pas à Belmondo – je le précise car niveau culture générale, avec vous autres, Américains, on ne sait jamais). Me voilà parée : une mansarde du centre-ville, une machine à écrire sur un grand bureau, des ­reproductions de Hopper et des photos de Paris punaisées au mur, du cognac de luxe dans le buffet et un chat – le parfait attirail de l’autrice, jusqu’au cliché. Il ne reste plus qu’à écrire.

Rien de très prometteur de ce côté-là, hélas ! Des bouts d’idées, des tentatives, mais rien qui tienne, rien qui m’emporte. Je m’étais collée un soir à une nouvelle inspirée de nos soirées parisiennes et c’était d’un mauvais ! Tellement mauvais que j’ai eu un fou rire en la relisant à voix haute. On aurait dit un pastiche de Paris est une fête, le pauvre Ernest a dû se retourner dans sa tombe. Svetlana me maintient que souvent l’habit fait le moine, qu’en peaufinant le décor et les costumes je finirai par y croire moi-même, à mon statut d’écrivaine, mais je ne trouve pas cette approche très convenable pour une stanislavskienne.

Et toi, ton roman avance ? Raconte-moi un peu à quoi tu occupes tes journées. Et s’il te plaît, dis bonjour à Peter de ma part (je ne sais pas s’il a reçu ma lettre postée il y a une semaine).

Je t’embrasse,

M.

Belgrade, November 29th 1972.
Dear Sam,

Tout d’abord, mes plus plates excuses. Je suis désolée d’avoir mis tout ce temps à t’envoyer autre chose que quelques phrases laconiques au dos d’une carte postale, pour te confirmer que je recevais bien tes missives et te promettre une réponse digne de ce nom.

J’ai commencé à t’écrire à plusieurs reprises, mais chaque fois j’ai été interrompue par une urgence ou un imprévu. Les feuilles avec mes débuts de lettres restaient ainsi des jours et des jours sur mon bureau, jusqu’à ce que Jean-Paul finisse invariablement par renverser du café dessus, et alors, tout était à recommencer. C’est Jean-Paul donc qui est responsable de mon silence prolongé !

(Je crois que ce chat a la capacité de lire dans mes pensées. Alors que je suis en train d’écrire ceci, il me ­regarde fixement et avec une expression d’immense déception mâtinée de mépris. Ça va me coûter cher en foie de volaille pour qu’il me pardonne. Quant à mériter ton pardon, il me faut trouver une meilleure idée, car je ne suis pas certaine de pouvoir m’en tirer avec un Tupperware de boulettes de foie en direction de Philadelphie.)

Blague à part, je n’ai pas eu une seconde à moi ­depuis des semaines. À la fin de l’été, j’ai été emportée dans un tourbillon de travail et d’obligations familiales. Et puis on dirait que toutes les femmes de mon entourage se sont données le mot et se sont mises à convoler les unes après les autres. Depuis septembre, tous mes week-ends ont été pris par des noces et des fêtes de mariage. Et qui dit grosses fêtes le week-end dit gueule de bois ou indigestion jusqu’au mardi au moins ; pas les meilleures conditions pour écrire de longs courriers en anglais.

À propos de noces, ma mère semble avoir attrapé le virus également. Elle va me rendre chèvre. Elle me téléphone tous les deux jours pour me rappeler mon grand âge (je viens d’avoir 27 ans !), me causer de mon utérus (qui, selon ma mère, a un délai de péremption approchant à toute vitesse) et m’avertir du nombre décroissant de bons partis encore disponibles sur les étals de la foire aux maris. Elle ne cesse de comploter avec ses amies et me pose des traquenards, m’impose des déjeuners et dîners où soi-disant je ne peux pas me débiner, pour me faire rencontrer le fils d’une telle qui est ingénieur ou le neveu d’une autre promis à une brillante carrière de médecin.

Je me suis même retrouvée un soir à un quasi-blind date avec un professeur d’électrotechnique qu’on m’avait vendu comme le plus adorables des Apollon et qui s’est avéré l’être le plus ennuyeux de la planète. Du bout des lèvres, il m’a posé quelques questions sur mon travail et il a écouté mes réponses avec un sourire condescendant, comme si j’étais sa petite cousine de 12 ans lui racontant un de ses spectacles d’école. Il a enchaîné ensuite avec un exposé de trois heures sur des installations électriques (tu y crois toi, qu’il existe sur terre des hommes capables de parler trois heures durant d’installations électriques en étant persuadés que ça intéresse leur interlocutrice ?). J’ai regretté de ne pas avoir de foulard assez long pour aller me pendre dans les toilettes et abréger ainsi mes souffrances.

Merci, merci, merci infiniment pour les cadeaux ! Tu es fou, ça a dû te coûter une fortune d’envoyer ce colis. Tu es vraiment mon père Noël américain, et des remerciements en trois langues ne suffiraient pas pour exprimer ma gratitude.

(Bien sûr que le Père Noël existe chez nous, voyons ! Il est vrai qu’il ne s’appelle pas ainsi – littéralement, il s’appelle Pépé Givre dans ces contrées – et qu’il a l’habitude de venir dans la nuit du 31 décembre chez la plupart des gens. Mais il est habillé tout pareil ; il sue sous son costume et tripote probablement les enfants qui s’installent sur ses genoux pour la photo tout comme il le fait dans les grands magasins du paradis capitaliste. En revanche, non, pas de Halloween ni de Thanksgiving au paradis de l’autogestion socialiste, juste la fête nationale, qui tombe aujourd’hui d’ailleurs, et que j’honore en ayant enfin une journée rien qu’à moi pour t’écrire une lettre digne de ce nom.)

C’est ma voisine qui a réceptionné ton colis, tu ­aurais dû voir les étoiles dans ses yeux, prunelles transformées en drapeau américain, tandis qu’elle soupesait son poids et reluquait sa provenance. J’ai eu du mal à m’en débarrasser, elle bloquait la porte de son pied en espérant probablement que je le déballerais devant elle. Tu auras compris à ce stade que les services secrets me fichent une paix royale, mais qu’en revanche, la tendance de mes voisins à se mêler de ma vie est sans limite (ce qui n’a aucun rapport avec le communisme, ce sont juste les Balkans qui s’expriment). Qui sait ce qu’elle s’imaginait qu’il y aurait dedans ? Et à quel point elle aurait été déçue de découvrir que le carton contenait seulement des journaux, des livres et des papiers. Mais pour moi, ça a été comme mon anniversaire, Noël catholique, le jour de l’An et Noël orthodoxe combinés !

Je suis tellement touchée que tu te sois souvenu de notre première conversation dans ce café de Saint-­Germain-des-Prés, quand tu m’as demandé quel était mon livre préféré au monde. J’ai East of Eden, en serbo-croate bien sûr, mon exemplaire est corné, annoté, souligné, il ressemble à une tête de chou à force d’être lu et relu, mais que tu aies pris la peine d’écumer les boutiques d’antiquaires et les vide-greniers pour me trouver un exemplaire de l’édition originale signé de la main de Steinbeck m’a émue aux larmes. Je me fiche de savoir que la dédicace n’est probablement pas authentique, je choisis de croire que c’est mon idole lui-même qui a gribouillé ces quelques lignes, et mon cœur s’arrête à chaque fois que je pense que le colis aurait pu se perdre ou être volé.

Et le premier numéro de Ms Magazine, quelle merveille ! Cette couverture ! J’en suis dingue. Je vais l’encadrer je crois, après avoir photocopié les pages intérieures pour pouvoir relire les articles à loisir. Sérieusement, tu trouves que je ressemble à Gloria Steinem ? J’en suis très flattée, même si en dehors des cheveux, je ne vois pas vraiment la ressemblance. Elle a seulement une dizaine d’années de plus que moi, mais quand je vois tout ce qu’elle a déjà accompli, je me dis qu’il faudrait que je me mette plus ­sérieusement au boulot.

And last but not least, ta nouvelle ! J’ai rougi comme une adolescente en découvrant que son titre était Milena à Paris et je me suis précipitée pour la lire. Elle est magnifique, à force j’ai fini par la connaître par cœur. C’est très romancé évidemment, et notre petit trio apparaît bien plus sulfureux et passionné qu’il ne l’a été dans mon souvenir, mais je n’y vois que la preuve de ton immense talent. Et quel bonheur qu’elle ait été acceptée en vue d’une publication ! Je suis sincèrement admirative. Félicitations, mon brillant ami. Je ne voudrais pas abuser, mais te serait-il possible de m’envoyer un exemplaire de la revue lorsqu’elle paraîtra ? Si je me mets à clamer que je suis devenue la muse d’un fabuleux écrivain américain, personne ne me croira ; il me faut donc des preuves tangibles ! Je plaisante, la vraie raison c’est que je trouve cette nouvelle si belle, que j’aimerais beaucoup l’avoir dans sa version publiée.

Hors de question, en revanche, que je te fasse lire la mienne. Surtout après avoir découvert Milena à Paris. Je ne l’ai même pas montrée à Svetlana, à qui je montre bien des premières moutures honteuses en temps normal. Ma nouvelle est très mauvaise, crois-moi sur parole. Plus ampoulée que mes écrits du lycée. Je pourrais aussi bien m’en servir pour tapisser la litière de Jean-Paul. Cependant, je suis assez contente d’une fiction radio que je viens de terminer. Si j’ai le temps, j’essayerai de la traduire pour toi ; si ça t’intéresse bien sûr. Peut-être qu’après tout je ne suis pas complètement perdue pour la littérature.

Non, toujours pas de nouvelles pour l’appartement d’État. Ça va prendre un peu de temps, même avec un piston solide. Ce n’est pas grave, je ne suis pas pressée. Mon père m’a bricolé un chauffage d’appoint (il passe son temps à désosser et réassembler des machines ; pour les rendre plus performantes, dit-il) et ça va aller, je vais pouvoir tenir encore quelques hivers ici. J’aime le quartier où je suis, le grand parc de Tašmajdan tout proche (celui qui est sur la dernière carte que je t’ai envoyée) et les sonneries des tramways qui montent et descendent le boulevard de la Révolution. Mon chez-moi actuel est petit mais charmant. Je te joins le croquis fait par un ami peintre, ça rend mieux qu’en photo. (Garde ce dessin précieusement, Santi est un artiste exceptionnel et ce gribouillis, fait lors d’une soirée de beuverie, vaudra une fortune un jour.)

Alors que je suis en train d’écrire ces lignes, il commence à neiger. J’adore ce moment, celui de la première neige de l’hiver. Souvent ce n’est qu’au réveil que je découvre la ville recouverte de blanc, mais vu que je veille tard pour m’assurer de terminer ma lettre cette fois-ci, la nuit me fait ce cadeau. Jean-Paul est surexcité, il essaye d’attraper les flocons à travers la vitre. Et sur le trottoir en contrebas, un jeune couple s’embrasse. Le tableau est d’un kitsch ! On se croirait dans un navet hollywoodien. Je dois avouer que mon côté midinette s’en délecte. Bien au chaud grâce à l’invention de mon père, j’écoute Rachmaninov (le Concerto pour piano n° 3) et je corresponds avec un futur prix Pulitzer. Je trouve que ma vie est fabuleuse.

Merci encore, mon ami, pour toutes tes délicates attentions.

Love,

M.

P.S. : Merci également pour les nouvelles de Peter, qui est beaucoup moins prolixe que toi et ne m’en donne qu’au compte-gouttes. Embrasse-le de ma part.

Belgrade, January 5th 1973.
Dear Sam,

C’est à mon tour de me faire des films et de me ­demander si ce colis arrivera jusqu’à toi, ou bien s’il sera intercepté par des agents zélés de la CIA, ou du FBI, ou d’une autre de vos nombreuses agences fédérales chargées de veiller à ce que les méchantes communistes ne viennent pas perturber la bonne marche du consumérisme victorieux. Or, comme tu ne cesses de m’affirmer que les États-Unis sont un étalon pour ce qui est des libertés individuelles et du bonheur humain en général, que l’époque de la chasse aux sorcières maccarthyste est bien révolue, je ne peux qu’espérer que mon présent ne sera pas trop malmené avant d’atterrir dans tes mains, ou plutôt, sur tes épaules.

Au cas où,

NOTE À L’ATTENTION DE L’AGENT EN TRAIN D’INSPECTER CET ENVOI :

Cher Monsieur,

Ne perdez pas votre temps avec ma petite personne et allez plutôt boire un bourbon avec vos copains ou faire l’amour à votre femme.

Il n’y a rien ici qui mérite que vous vous y attardiez, seulement un pull-over en laine vierge en provenance du cœur de la Šumadija (Serbie, République fédérative ­socialiste de Yougoslavie), produite par des paysannes farouchement anti-communistes et tricoté de mes mains expertes (mes coordonnées complètes figurent au dos du colis).

Je jure sur l’honneur qu’à part un sens de l’humour passablement lourdaud, ce cadeau ne véhicule aucun message politique subliminal. Même si c’était le cas, Samuel J., destinataire dudit cadeau, est le plus ardent défenseur des valeurs de votre pays et ne saurait être retourné ni amené à le trahir d’aucune manière. Pas que j’eusse essayé, non, cette idée ne m’a même pas effleuré l’esprit, car voyez-vous, nos dissensions d’opinion sont justement ce qui rend mon amitié avec Samuel J. aussi précieuse et notre correspondance si amusante.

Si toutefois il y avait un message glissé entre les lignes (ou entre les mailles, ha ! ha! Ha!), celui-ci serait que le sens de l’humour n’est point incompatible avec le socialisme.

En vous souhaitant une vie formidable, à vous et à vos proches,

Milena Dj.

Je me suis longuement interrogée sur ce que je pourrais t’envoyer pour te remercier des merveilles que tu as fait pleuvoir sur moi. Même si tu as insisté sur le fait que tu n’attendais rien en retour et que tu ne voulais surtout pas que je me sente redevable de quoi que ce soit, je tenais à te faire savoir à quel point ton geste m’avait touchée.

Mais qu’offrir à quelqu’un qui semble tout avoir déjà, et qui vit dans un pays où, apparemment, il a accès à tout ce qu’il pourrait imaginer ? Livres ou magazines étaient éliminés d’office, à moins que tu n’aies maîtrisé le serbo-croate en cachette et en un temps record ? Quant aux disques que je trouve ici, ils sont pour une bonne partie des rééditions d’enregistrements faits aux États-Unis.

On m’a suggéré de te composer un panier garni avec des spécialités de bouche et des alcools locaux, mais si le colis était retenu au milieu de l’Atlantique plusieurs ­semaines durant, je craignais que tu ne sois bon pour une intoxication alimentaire, ce qui, en termes de remerciements, ne me semblait pas très approprié.

Svetlana voulait à tout prix que je pose nue pour notre ami peintre (celui qui a fait le joli dessin de mon studio). Elle imaginait une toile me représentant alanguie sur mon canapé, en train de caresser Jean-Paul, placé stratégiquement pour éviter que le tableau ne soit trop olé, mais :

— il n’y a aucun moyen de convaincre Jean-Paul de rester en place plus de cinq minutes ;

— poser nue en décembre à Belgrade dans un appartement avec des fenêtres datant d’avant-guerre présente un risque certain pour ma santé pulmonaire ;

— notre ami ayant un immense talent, la valeur de l’œuvre pourrait faire croire aux agents du contre-espionnage américain que tu n’es peut-être pas un citoyen si loyal que ça.

Il me fallait donc trouver quelque chose d’original, de non périssable, possédant à la fois une forte valeur sentimentale et une faible valeur matérielle. C’est en suivant ce raisonnement que j’ai eu l’illumination : j’allais te tricoter un chandail !

Si le résultat laisse à désirer, malgré les longues heures que j’y ai passé et les conseils experts de ma mère et de toutes mes tantes (bon, j’avoue, j’ai eu de l’aide pour monter les manches ; après avoir défait et refait trois fois sans que ça tombe comme il faudrait, j’ai laissé ma mère se charger de cette partie), sache que j’y ai mis beaucoup de cœur.

Sens-toi libre également de ne jamais le porter. Je l’ai mis deux minutes et j’ai cru devenir folle tellement la laine vierge gratte. Vive le polyester capitaliste !

Ah oui ! j’allais oublier. Ma mère et toutes mes tantes te passent un message extrêmement important. Si jamais tu étais suffisamment sentimental pour porter cette horreur et que tu te retrouvais obligé de laver le pull-over, surtout ne le met pas à la machine, car il serait foutu. Il faut le laver à la main, dans une bassine d’eau froide, avec du shampoing, et le laisser ensuite sécher à plat sur une serviette. (En écrivant ceci, je me rends compte que c’est un cadeau empoisonné, sorry !) Et s’il est sale mais ne présente aucune tache, il suffit de l’aérer puis de le mettre quelques jours dans un sac en plastique dans ton congélateur, mes tantes m’assurent que le froid désinfecte parfaitement !

Je n’arrive pas à croire que je viens d’écrire plusieurs pages pour parler d’un tricot moche. Il faut vraiment n’avoir rien à raconter !

Il est vrai que c’est un peu la routine.

J’assiste aux répétitions au théâtre. Je remplace la souffleuse partie en congé maternité. L’acteur qui joue Stanley est très, très, très loin du sex-appeal félin de Brando, il est moustachu et sent l’oignon après la pause déjeuner, ce qui nous plonge, Svetlana et moi, dans une hilarité difficile à contenir. Comme c’est moi qui ai revu la traduction, on ne cesse de me demander de réécrire la moitié des répliques parce que ce paysan n’arrive pas à dire correctement son texte. Heureusement, l’actrice qui joue Blanche est merveilleuse.

Je fais également des piges à la télé. Ce n’est pas follement créatif non plus, mais au moins j’apprends beaucoup sur l’écriture des feuilletons. Je file des coups de main sur celui qui a commencé l’année dernière – ça s’intitule Le théâtre à la maison –, c’est mieux que ce que le titre laisse présager et la série a un tel succès qu’il faut aller très vite pour pondre de nouveaux épisodes. Je ne suis pas créditée en tant que scénariste, ce qui m’embête forcément, mais au moins dans les couloirs on commence à savoir qui je suis et personne ne pourra dire plus tard que j’ai été pistonnée lorsque je finirai par obtenir un contrat permanent. (Il semblerait que ce soit pour bientôt, touchons du bois.)

Comme je passe mon temps à cavaler du théâtre à la RTS, inutile de préciser que je n’écris pas du tout « pour moi ». Ce qui me désole, comme tu peux l’imaginer. Mais c’est un renoncement temporaire qui me permettra d’avoir une meilleure situation par la suite, alors je tiens bon.

J’espère que tu as passé des fêtes agréables. Ici nous nous préparons pour la dernière de la série, Noël orthodoxe, qui tombe demain soir. À ce stade du marathon festif, nous avons tous pris au moins cinq kilos, et je ne rentre plus dans mes blue-jeans parisiens.

Je t’embrasse.

M.

P.S. : Peter m’a enfin écrit pour me dire qu’il sera à Athènes début février. Il fait un reportage sur la dictature des colonels pour son journal, mais tu dois être au courant de tout cela. C’est à 1 000 kilomètres de Belgrade et Svetlana pourrait me prêter sa voiture. Je ne suis pas sûre d’être capable de conduire autant tout seule pour faire l’aller-retour le temps d’un week-end, mais si je trouve quelqu’un pour m’y accompagner, j’ai promis à Peter que j’essayerais de l’y retrouver. Si j’y parviens, nous lèverons nos verres d’ouzo à ta santé dans le port du Pirée.

Belgrade, April 2nd 1973.
Dearest Sam,

Me voilà tournant autour de cette lettre depuis des semaines, ne sachant par où la prendre, puisque tu attends une vraie réponse de ma part et que tu m’exhortes à « être sérieuse pour une fois ».

Toute cette histoire est soudainement devenue si compliquée, je ne sais pas quoi en penser, à vrai dire. J’ai l’impression d’être en proie à une tornade d’émotions contradictoires et de ne pas me retrouver dans mes propres sentiments.

Je suis également très confuse face à tes questions, à propos de Peter notamment. Il s’agit de ton ami d’enfance, et même s’il voyage beaucoup et qu’il n’est pas le plus régulier des correspondants, vous vous voyez quand même assez fréquemment. Je suis surprise que vous n’en ayez pas parlé entre vous, et que tu ne sois pas déjà au courant de tous les détails. Mais sans doute que les hommes n’échangent pas avec la même franchise que les femmes ont l’habitude de le faire, qu’il y a des codes – y compris culturels – qui m’échappent, et tu dois avoir tes raisons pour m’interroger, moi, au lieu de ton meilleur ami.

Je vais tenter de reprendre les choses posément, depuis le début, sans être certaine d’y parvenir puisque, comme je te le disais plus haut, je suis très perturbée par ce soudain retournement dramatique.

Lorsque nous nous sommes rencontrés l’année dernière à Paris, tout était léger et pétillant et joyeux. Nous flottions tous les trois sur de petits nuages. Paris dont nous avions tellement rêvé en tant qu’aspirants écrivains ayant lu trop de Hemingway et de Fitzgerald. Ce cadre romanesque, cinématographique, et puis le manque de sommeil, et certainement le vin qui coulait à flots, tout cela faisait que nous étions sur une espèce de high, défoncés à la joie d’être en vie encore plus qu’à l’herbe que Peter dénichait Dieu sait où. Mais surtout, la manière dont nous nous sommes ­retrouvés tous les trois a été si belle dès les premiers instants ! Tu te souviens comment nous trinquions en nous disant que nous savions déjà que ce que nous étions en train de vivre, cette rencontre, était de celles qui marquent une vie ? Même si tu sais tout cela, il me semble important de te raconter comment moi j’ai vécu les choses, car je crois que la manière dont ça s’est déroulé par la suite y est fortement liée.

Tu es bien placé pour savoir que j’ai passé cette première nuit avec Peter, vu que tu nous as accompagnés jusqu’à mon hôtel. La nuit suivante Peter a disparu, sans doute avec cette Italienne fatale que nous avions rencontrée à La Rotonde, et c’est toi qui m’a tenu compagnie jusqu’au petit matin. Nous avons quadrillé Paris en parlant et un vrai lien s’est tissé entre toi et moi cette nuit-là. Il ne s’agissait pas seulement de mettre du baume sur mon amour propre froissé par l’infidélité de mon amant d’une nuit, c’était bien plus profond que ça. Et si deux jours plus tard je t’ai invité dans ma chambre pour rendre jaloux Peter (qui, lui, a paru plutôt se réjouir du tour pris par les événements), ce n’était certainement pas l’unique raison.

Depuis ces prémices probablement, j’étais déjà tiraillée entre la liberté, la joie, l’insouciance qui se dégageaient de lui et ton côté rassurant. À mes yeux, Peter était l’aventurier fougueux et passionnant, mais sur lequel on ne pouvait compter, et toi, tu étais exactement ce que tu t’efforces d’être, the good guy, Gary Cooper dans High Noon, droit dans tes bottes, fiable en toutes circonstances.

Nous étions à Paris, dans le scintillement de ces nuits d’été, au milieu de tous ces gens venant du monde entier que nous rencontrions, dans nos conversations passionnantes, nos fous rires, nos rêves de voyages et de gloire littéraire. Nous n’avions que quelques jours, quelques nuits, et tacitement nous avons tous les trois décidé que nous ne laisserions aucune considération petite-bourgeoise, aucun orgueil mal placé, nous gâcher ces moments. Tacitement nous avons décidé que ce petit tango à trois serait notre aventure, notre Jules et Jim, que nous allions nous y abandonner pour fabriquer ensemble de quoi rêvasser pendant les nuits d’hiver futures et nourrir nos proses.

Une fois que nous sommes tous revenus dans nos « vraies vies », tu as commencé à m’écrire, avec la régularité qui semble être la tienne en toute chose, et je me suis surprise à guetter le facteur. Si mon cœur bondissait également lorsqu’une carte de Peter arrivait, il ne m’y disait pas grand-chose. Je ne t’ai d’ailleurs jamais caché que nous étions en contact et c’est moi, apparemment, qui t’ai appris que nous avions prévu de nous retrouver à Athènes.

Ça me contrarie beaucoup de lire que « j’ai couru 1 000 kilomètres pour me jeter dans ses bras ». J’ai dû ­relire cette phrase plusieurs fois tellement ce genre de ­remarques ne te ressemble pas. Au risque de paraître prétentieuse, crois-tu vraiment que j’aie besoin de courir après un homme ou de me jeter dans les bras de qui que ce soit ? Et puis, quand bien même ce serait le cas, je n’aurais de comptes à rendre à personne. J’ai bien évidemment sauté sur l’occasion de le revoir puisqu’il était si près, mais Sam, j’aurais fait la même chose si ça avait été toi à sa place, ou n’importe quel autre ami que je n’ai pas l’occasion de voir aussi souvent que je le souhaiterais.

D’après ce que je comprends, Peter a été évasif sur notre temps à Athènes. Je ne pense pas que c’était pour te ­cacher quoi que ce soit ; il devait avoir ses raisons et tu le connais mieux que moi. Il y est venu pour un reportage assez général, sans se douter que pile à ce moment commencerait l’occupation de la faculté de Polytechnique par les étudiants. Cette occupation est toujours en cours, les rangs des opposants grossissent, et s’ils tiennent, s’ils ne se font pas tous emprisonner ou assassiner, ça pourrait bien finir par sonner le glas du régime des colonels. Mais je m’égare, ce n’est pas du tout ce que je cherche à t’expliquer…

L’occupation venait donc de commencer, et forcément, Peter a décidé de suivre cette piste. Comme j’étais là, je l’ai accompagné. Ce qui se déroulait sous nos yeux était passionnant, et c’était également la seule manière de partager quand même des moments avec lui. Nous avons passé la majeure partie de mes ­quarante-huit heures athéniennes dans un amphithéâtre plein à craquer à écouter de jeunes Grecs débattre (en grec) de lutte contre la dictature et du rôle des États-Unis dans la situation terrible du pays. Il n’y a eu ni soirées en amoureux dans les tavernes à touristes ni visites romantiques, même si je ne vois pas très bien ce que ça aurait changé. L’Acropole, nous ne l’avons vue que de loin (et elle est aussi impressionnante que je l’imaginais).

De ce qui a eu lieu sur le plan personnel entre ­Peter et moi à Athènes, de ce que nous nous sommes dit, je ne te raconterai rien. Si tu souhaites en connaître les détails, c’est ton meilleur ami qu’il te faudra interroger, pas moi. Si je peux me permettre d’être franche, je trouve que ça ne te regarde pas, comme ne regarde nullement ­Peter ce que toi et moi échangeons dans notre correspondance. D’ailleurs, il ne m’a posé aucune question à ce propos. Ce que je peux te dire en revanche, c’est que ces quarante-huit heures passées avec Peter à Athènes n’interfèrent en rien dans notre relation, épistolaire ou autre. Elles ne sont qu’une sorte de post-scriptum à ce que nous avons vécu à Paris, et qui sait, l’avenir nous le dira, elles en sont peut-être l’épilogue.

Je suis étonnée, je dirais même que je suis sonnée, par l’intensité de tes sentiments. Je m’attendais à tout sauf à une déclaration d’amour aussi enflammée de ta part. Je ne comprends pas trop d’où ça vient et j’aurais tendance à penser que c’est ta fertile imagination d’écrivain qui te fait croire qu’il s’agit là d’un grand amour. Je t’avoue que n’ai jamais réellement cru au coup de foudre, ces histoires m’ont toujours semblé n’appartenir qu’à la fiction. Je me dois d’être honnête avec toi et de te ­répondre que si mon attachement n’est pas à la hauteur du tien – à ce point dans le temps du moins, car de l’avenir je ne peux présumer –, ce que tu m’écris me bouleverse et m’interroge énormément.

Je ne sais pas quoi te répondre d’autre que : je ne sais pas. Je ne sais pas si, au fil des mois et des lettres, je finirai par réaliser que je ressens la même chose pour toi. Je ne sais pas si l’occasion de revoir Peter se représentera de sitôt et si, à cet instant, j’aurai envie de le revoir. Je ne sais pas. Je suis désolée, Sam, mais c’est tout ce que je peux te dire pour le moment, car je suis confuse et tiraillée. J’imagine que tu souhaiterais une réponse plus tranchée, plus certaine, une réponse que malheureusement, à ce jour, je ne suis pas en mesure de te donner.

Ce dont je suis cependant sûre est que je tiens énormément à toi, à nos lettres, à notre lien. Ça me briserait le cœur de te perdre. Sur ce point, je n’ai pas l’ombre d’un doute. Oui, j’ai beaucoup d’amour pour toi. Cet amour n’a peut-être pas la forme ni l’intensité que tu aurais souhaitée, mais c’est de l’amour, sois-en assuré.

Sommes-nous vraiment obligés de trancher, de ­décider de quoi que ce soit, là tout de suite, après quelques nuits parisiennes et quelques mois de correspondance ? Ne pourrions-nous pas juste continuer à nous écrire, ­apprendre à nous connaître par ce biais, en attendant de trouver une nouvelle occasion de passer quelques jours ensemble ? Il me semblerait fou de prendre une décision définitive sans nous être revus.

Ne doute jamais de mon attachement, je t’en ­supplie.

Je guetterai le facteur encore plus anxieusement dans les semaines qui viennent.

With all my affection,

M.

P.S. : Je ne peux pas croire que tu portes vraiment mon affreux pull-over ! Je te soupçonne de ne l’avoir mis que pour la photo. Mais je trouve que la couleur te va ­merveilleusement. »

Extrait
« L’amour de ma vie, c’est ce que je suis en train de faire. C’est l’écriture. Tout le reste que j’ai vécu et qui me reste à vivre n’est là que pour alimenter l’écriture. » p. 93

À propos de l’auteur
RISTIC_Sonia_©Christophe_PeanSonia Ristić © Photo Christophe Pean

Née en 1972 à Belgrade, Sonia Ristić a grandi entre l’ex-Yougoslavie et l’Afrique et vit à Paris depuis 1991. Après des études de lettres et de théâtre, elle a travaillé comme comédienne, assistante à la mise en scène et avec plusieurs ONG. Dans les années 2000, elle a fait partie du collectif du Théâtre de Verre avant de monter sa compagnie. Elle a beaucoup écrit pour le théâtre et est déjà l’auteure de quatre romans publiés chez Intervalles: La Belle Affaire (2015), Des fleurs dans le vent (Prix Hors concours 2018), Saisons en friche (2020) et Triptyque en ré mineur (2022).

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Domina

HILTON_Domina

En deux mots:
Après Maestra, voici la suite des aventures de l’intrépide Judith, rebaptisée Elisabeth Teerlinc, galeriste à Venise, pourchassé par une bande de traficants qui entendent retrouver un tableau attribué au caravage. Un thriller agréable à lire, mêlant sexe et aventures, voyage et histoire de l’art.

Ma note
★★★ (beaucoup aimé)

Domina
L. S. Hilton
Robert Laffont, collection La bête noire
Thriller
Traduit par Laure Manceau
384 p., 18,90 €
ISBN: 9782221191188
Paru en mai 2017

Où?
Le roman se déroule à Venise, Paris, Rome, Londres, Combe Farleigh, Bath, Lille, Belgrade, Saint-Moritz, Pontresina, Munich, Utrecht, Barcelone, Gênes, Ibiza, Milan, Amsterdam.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout ce que vous croyez savoir sur Maestra… est faux.
Judith Rashleigh mène une vie de luxe à Venise. Jusqu’au jour ou son passé remonte à la surface et menace de tout faire s’écrouler. Quelqu’un connaît ses crimes et tente de la faire chanter. Pour acheter son silence, elle doit retrouver une œuvre d’art mythique. Mais elle n’est pas la seule sur le coup… Cette fois-ci, Judith n’a plus aucun contrôle. Surpassée et manipulée, démunie et vulnérable, elle va devoir affronter le plus redoutable des ennemis. Et si elle ne gagne pas cette bataille, elle n’en sortira pas vivante.
Traduit dans 40 pays et déjà en cours d’adaptation par la productrice de Millénium et la scénariste de La Fille du train, Domina est le deuxième volet d’une trilogie noire et érotique.

Ce que j’en pense
Si l’effet de surprise de Maestra, ce thriller érotique qui avait bénéficié l’an passé d’un lancement mondial avec une belle opération marketing à la clef, n’est plus là et que le scénario de ce second tome est peu ou prou construit sur les mêmes situations que le premier, ce thriller n’est reste pas moins agréable à lire. Les tribulations de la spécialiste des beaux-arts, aussi sexy que dangereuse, vous offrirons quelques moment de détente et une récréation bienvenue, surtout si vous êtes en vacances. Les quelques scènes pimentées qui parsèment le livre devant suffire à ne pas vous endormir au soleil.
Dans Domina, on retrouve la belle et sulfureuse Judith Rashleigh sous sa nouvelle identité, celle d’une galeriste vénitienne nommée Elisabeth Teerlinc. Dans la cité des Doges, elle essaie d’oublier la mort du marchand d’art qui lui avait permis de mettre le pied à l’étrier et avait fini tragiquement dans le Tibre. Mais, bien qu’elle se soit évertuée à effacer toutes les traces de ses forfaits, son passé va finir par la rattraper. Une bande internationale de truands est en effet à ses trousses ou plutôt aux trousses du tableau qu’elle avait subtilisé après avoir commis son forfait. « Si je ne me débrouillais pas pour mettre de l’ordre dans tout ça, je pouvais dire adieu à la belle vie d’Elisabeth Teerlinc. »
Finies les fêtes à Ibiza, le luxe et les excès en tout genre, au moins temporairement. Elisabeth doit se mettre à l’abri, tout en essayant de comprendre qui tire les ficelles.
À la manière d’un James Bond, L.S. Hilton choisit de nous faire voyager dans différents endroits, histoire de nous dépayser. On va donc suivre son héroïne à travers toute l’Europe dans une quête très risquée, puisque quelques cadavres vont semer sa route. Accompagnée par un jeune éphèbe et cette fameuse toile attribuée au Caravage, elle devra faire preuve de sang-froid et de finesse pour s’en sortir. Sans oublier la dose d’intelligence et d’érudition dont on sait qu’elle n’est pas dépourvue.
C’est du reste l’un des aspects intéressants de cette trilogie: cette érudition (rappelons que l’auteur a étudié dans de prestigieuses écoles avant d’être critique d’art) nous permet de découvrir des pans intéressants de l’histoire de l’art. Alors, si ce roman ne va pas révolutionner le genre noir et rose avec ses tueurs et ses scènes de sexe, il n’en est pas pour autant dépourvu d’intérêt. La suite et fin de l’histoire est programmée pour l’année prochaine.

Autres critiques
Babelio
Terrafemina (Anaïs Orieul)

Les premières pages

Extrait
« J’étais riche, j’étais indépendante, j’étais libre, et j’étais ici. De mon plein gré, en tant que professionnelle. N’étais-je pas la preuve vivante que si on croit en soi et qu’on suit son rêve on peut arriver à tout ? Bon, mieux valait ne pas s’attarder sur les preuves qui avaient passé l’arme à gauche. Tout ce qui comptait, c’était le pouvoir de l’instant présent, et le mien. Le passé était inutile, Proust et l’infusion de tilleul de sa tante pouvaient aller se faire foutre. Dans la salle de bains, j’ai fait couler de l’eau froide sur mes poignets, avant de prendre une douche et de changer de vêtements, de nettoyer mon visage et d’attacher mes cheveux en un chignon strict. J’avais déjà parcouru tout ce chemin, et il allait falloir plus que le souvenir d’un parfum pour me déstabiliser. Il était temps de se mettre au travail.»

À propos de l’auteur
L.S. Hilton a grandi en Angleterre et a vécu à Key West, New York, Paris et Milan. Après avoir obtenu son diplôme à Oxford, elle a étudié l’histoire de l’art à Paris et à Florence. Elle a été journaliste, critique d’art et présentatrice avant de se consacrer à l’écriture. Elle vit actuellement à Londres. (Source : Éditions Robert Laffont)

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