Une légère victoire

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En deux mots
Nour renverse et tue accidentellement une jeune femme. La victime était la fille de Yarol, un repris de justice qui finit de purger sa longue peine. Tous deux ont du mal à se remettre de ce drame. C’est alors que Yarol propose à Nour de venir le voir en prison.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une rencontre et deux vies qui basculent

Le troisième roman d’Odile d’Oultremont raconte la rencontre d’une jeune femme et d’un homme qui purge une longue peine de prison. Il lui a proposé de la rencontrer après avoir appris que c’était elle qui venait de tuer accidentellement sa fille. Un rendez-vous fort en émotions.

Nour Delsaux est assistante de rédaction dans un quotidien. Yarol Ponthus est en prison depuis près d’un quart de siècle. Constance Rodriguez est orpheline et dépressive. Un jour ordinaire, plombé par une météo tristounette, Nour renverse Constance, la fille de Yarol. Elle meurt sur le coup.
Quand le prisonnier apprend la mort de sa fille, c’est sa seule raison de vivre qui s’effondre. Lui qui redoutait le jour où, après avoir purgé sa peine, il retrouverait la société des hommes, n’a désormais plus aucune envie de sortir. En prison, il a désormais ses habitudes, son coin de potager et Zoltan, avec qui il partage sa cellule. Et les obsèques de Constance, auxquelles il a été autorisé d’assister, n’ont fait que le traumatiser davantage.
Le moral de Nour n’est guère meilleur. Elle se sent coupable, comme Yarol, elle a tué. «Elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle».
Quand elle reçoit le courrier de Yarol l’invitant à lui rendre visite en prison, elle ne comprend pas sa démarche. Mais quand Jeff, son compagnon, lui intime l’ordre de ne pas y aller, elle décide tout à la fois de se séparer de cet homme si intransigeant et si peu à l’écoute et d’accepter la rencontre. Même si elle ne comprend pas vraiment ce qui motive cette demande.
Comme dans ses deux précédents romans, Les Déraisons et Baïkonour, Odile d’Oultremont s’attache aux rencontres improbables, aux échanges inattendus. Entre l’assistante de rédaction et le taulard, le choc est extrême. S’il ne s’agit pas ici d’un vertige amoureux, le sentiment qui unit ces deux parfaits inconnus est tout aussi fort. Ils sont rongés par la culpabilité. La romancière montre avec beaucoup de sensibilité combien leur confrontation va les pousser à envisager différemment les choses, en tentant de se mettre à la place de l’autre. Une remise en cause qui va entraîner le lecteur à se positionner. Et ce n’est pas là la moindre des vertus de ce roman qui une fois encore confirme tout le talent d’Odile d’Oultremont.

Une légère victoire
Odile d’Oultremont
Éditions Julliard
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782260055716
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ains qu’à Saint-Remy, dans la banlieue.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«C’est ahurissant à quel point une phrase, une seule, constituée des mêmes mots, en tous points pareils, a suffi à rendre à Nour son monde entier et à faire éclore en Ponthus les prémices d’une vérité dont aucun parent ne voudrait.»
Chacun à sa manière, Nour Delsaux et Yarol Ponthus sous-vivent. L’une est enfermée dans une existence où elle se satisfait de petits arrangements avec elle-même, l’autre est écroué depuis un quart de siècle dans une cellule de huit mètres carrés. En février 2020, dans d’étranges circonstances, la trajectoire de l’un percute celle de l’autre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Douce est la nuit sur Paris. Nour marche en léger retrait de cet homme qu’elle appelle Jeff, diminutif de Jean-François. Il la tient par la main. Entre eux, une distance égale à deux bras tendus. Les cheveux blonds de la jeune femme, brossés de part et d’autre d’une raie centrale, forment comme les ailes d’un goéland. L’application que Nour déploie à trotter sur ses talons trop fins, à la même cadence rapide que son amoureux, le sien depuis vingt et un mois, est séduisante. Sous ses pieds, le trottoir est humide, elle est attentive aux fêlures dans la pierre, aux trous par endroits. Jeff avance vite, elle sautille derrière, la démarche imposée par ses foutues échasses est chancelante mais il fallait être bien habillée ce soir, élégante sans en faire trop, dans sa tête, elle répète ses gammes : Bonsoir Monsieur, bonsoir Madame, votre fils est une merveille, j’ai une chance folle, c’est absolument délicieux, la truite saumonée est divine, quel honneur pour moi de dîner à votre table, allez-y, s’il vous plaît, je vous en prie, contez-moi votre vie passionnante…
Un instant, Nour s’est égarée.
— Ça va ma chérie ?
Jeff se retourne vers elle, l’instant d’un sourire, il est tendu, un dîner chez ses parents, c’est quelque chose, un moment important, une fièvre toujours, au contraire de ceux passés chez la mère de Nour, qui ne suscitent ni affres ni embrasement.
Le grand boulevard bordé de noyers anciens est à deux voies. Il charrie le bruit des voitures qui s’y croisent dans un léger fracas, ça claque en douceur et, tout autour, la ville se prépare à dormir. Le large trottoir n’en finit pas de couler sous ses pas, on dirait une rivière juste avant la débâcle. Au numéro 258, la porte en bois vernis s’ouvre, tractée par le poignet gracieux de Maurice, soixante-sept ans dans la vie et vingt-cinq en fonction dans cette imposante demeure en pierres de France. La façade grise, fraîchement ravalée, s’étire sur 12 mètres au moins. « Le Château », comme elle ironise parfois. Jeff embrasse Maurice, Nour le remercie, les manteaux sont ôtés et posés au vestiaire. Devant eux, le hall est vaste, au sol des carreaux de marbre blanc et noir dessinent un gigantesque échiquier, on dirait l’entrée d’un palace londonien. Dans un coin, deux fauteuils laqués dorés, tapissés d’un tissu à fleurs rose, trônent sur un carré de laine bouclée couleur poudre. À chacune de ses visites, Nour se demande qui peut bien s’asseoir là. Pour faire quoi ? Une pause avant de monter l’escalier central, magistral, placé comme une invitation à grimper à l’échelle sociale ?
— Tu es magnifique, souffle Jeff.
— Toi aussi, répond Nour.
Sur le moment, elle n’a pas d’autre idée.
Il doit y avoir une quarantaine de marches. Personne, c’est certain, n’a jamais compté. La robe noire de Nour est courte mais pas trop, son décolleté affirmé mais pas vulgaire, elle a enfilé des bas légers, la mi-saison regorge d’interrogations essentielles de ce genre, trench ou manteau, collants ou jambes nues, cachemire ou fil de coton. Nour, en réalité, s’en contrefout, la problématique affleure trois fois l’an, uniquement lorsqu’il s’agit de venir ici et de dîner avec ces gens.
Depuis trois ans, le père de Jeff est ministre de l’Industrie et son épouse, la mère de Jeff, femme-de-ministre-de-l’Industrie.
— Dans la famille, ça a globalement rendu tout le monde assez con.
C’est ainsi que Jeff avait décrit la situation à Nour une semaine après leur rencontre.

Et ça lui avait plu, la façon décontractée dont cet homme engageant, un grand brun sacrément baisable, avait qualifié ce fait exceptionnel, avec humour et sans esbroufe. La réalité, par la suite, avait été plus ambiguë.
Rapidement, Nour avait compris que la nature de son poste d’assistante de rédaction au journal Le Monde suscitait une sorte de malaise, à la fois parce qu’elle travaillait dans un média réputé de centre gauche alors que le ministre Tanguy Éluard appartenait à une majorité de droite ; mais aussi parce que sa position au sein du journal, insignifiante en réalité, sans aucun pouvoir ni ambition d’en avoir, faisait d’elle une espionne dans la place, certes, mais de bien modeste facture. Ce qui, compte tenu de l’éminent statut du ministre, semblait désobligeant.
Durant les premiers mois de leur histoire, Jeff avait semblé rejeter l’idée qu’il puisse y avoir, même inconsciemment, deux camps au sein de son entourage proche. Et puis un jour, au retour d’un voyage d’affaires en Angola, Nour l’avait surpris qui murmurait au téléphone avec son père, dans une discrétion relative. Alors, sans détour, elle avait éclaté de rire, le ridicule de la situation s’était emparé d’elle, l’avait enlacée comme une étole gigantesque, elle n’avait rien pu faire d’autre que se gausser. Comme si elle avait l’intention de les trahir, le ministre et son fils, quoi qu’ils aient pu conspirer tous les deux ! C’était si mal la connaître, si mal l’apprécier surtout ! Plutôt que de reprocher à Jeff sa soudaine et ridicule paranoïa, elle avait choisi d’en rire, elle était tellement gênée pour lui qu’il puisse penser qu’il fallait se protéger d’elle, au point de chuchoter grossièrement derrière un rideau comme au temps des vaudevilles et de la guillotine. Ça n’avait fait marrer qu’elle. À compter de ce jour, peu à peu, Jeff s’était mis à revêtir une étrange armure de fils de ministre, de plus en plus épaisse, une sorte de cape censée le préserver d’agressions extérieures dont il ne fut jamais capable de déterminer la nature précise.
Alors, imperceptiblement, leur vie avait continué, leur amour aussi, mais d’une façon un peu différente, comme s’ils partageaient désormais la même pitance mais qu’ils s’abreuvaient à deux sources discordantes.
— Bonsoir, ma jolie.
Tanguy Éluard procède ainsi lorsqu’il ne se souvient plus du prénom de Nour, en lui attribuant un inoffensif sobriquet coquin qu’il attribuerait à n’importe quelle minette de passage.
— Bonjour, Tanguy.

À dessein, elle se retient de l’appeler Monsieur le ministre en retour, bien qu’il ne lui ait jamais donné l’autorisation de procéder d’une autre manière, dès lors il affiche un air brièvement contrit, la désapprobation se lit clairement dans ses yeux, mais que peut-il maintenant qu’elle a osé ? Il se tourne vers son fils, lui expédie une étreinte couplée d’un sourire forcé afin d’évacuer son courroux. Jeff a entendu, il est secrètement navré pour son père, pourtant, à Nour, il ne reprochera rien. À quoi bon tenter d’éduquer quelqu’un qui se refuse à l’être ? Au bout de quelques longues minutes à gober des olives dénoyautées en faisant un bref point sur l’état mental et physique de chacun, Madame la ministre qui, dans l’intimité, se prénomme Agathe, invite les convives à passer à table. Elle le fait d’un geste délicat, ses mains aux longs ongles bardés d’un vernis rubis brassent un air pleutre de salon mondain, constitué d’invisibles compromis en tout genre. Agathe est la reine des angles arrondis qu’elle polit avec énergie dans le sillon de son mari hâbleur. Nour la considère avec compassion, pour rien au monde elle n’aimerait être à sa place, quelle sorte de femme fait encore ce choix-là, celui de l’ombre perpétuelle avec, pour seul salut, les rires forcés d’une blague au formol et de la tarte fine au dessert. Parfois, Nour ose des questions plus personnelles à la mère de Jeff, un audacieux « comment allez-vous, chère Agathe ? » Mais la maîtresse de maison, bien que reconnaissante, botte en touche car parler d’elle n’est pas une option, et ses réponses – « bien, bien, Tanguy travaille beaucoup » ou « il a une vie à cent à l’heure, mais on ne va pas se plaindre » – sont l’aveu sans cesse répété d’une seconde place acquise pour l’éternité.

Ensuite, le dîner se déroule entre soufflé de homard et tournedos à la crème, tout ce qu’elle déteste, ces menus de l’an quarante que plus personne ne propose ailleurs que dans ces endroits où les traditions sont maintenues sous des cloches en porcelaine, assorties de privilèges dont quelques rares personnes se sustentent encore.
— Un tournedos à la crème, putain… D’écrevisses en plus. Un terre-mer.
Deux jours plus tard, avachie dans un canapé trop mou à siroter un café serré, Nour décrit le reste de la soirée, un supplice, à Rosalie, son amie journaliste rencontrée à la fac, engagée ensuite à Libé au service Culture, il y a cinq ans, pendant que Nour remplit encore des formulaires de déduction fiscale pour les déjeuners de son patron.
— J’ai été promue.
— Non ?
Nour ne s’étonne que pour la forme. Rosa est une travailleuse acharnée, elle l’a toujours été, l’exact opposé d’elle-même, et sa promotion n’a rien d’une surprise.
— Je m’occupe des portraits de quatrième de couv. Avec Sébastien. On est deux.
De joie, Nour pousse un cri d’Indien.
— Tu devrais écrire un papier sur mon beau-père. Une belle photo au gros grain en noir et blanc avec un titre un peu choc…
— « La crème de la crème » !
Rosa se marre et Nour se redresse pour ne pas avaler de travers.
— Tu réalises que le mec n’a pas arrêté de parler de prise de risque politique et de louer l’importance d’avoir confiance en les gens, de faire confiance ? Et, à côté de ça, il a passé son temps à se sentir agressé par tout, les opinions des autres, sa putain de sauce aux crustacés, la fumée de ma clope, le bruit des voitures.
Lasse, Nour relate sa conversation de l’avant-veille avec le ministre. Elle lui a raconté avoir acheté une automatique, silencieuse et propre, Éluard soupirant aussitôt, c’est le genre de considération qui l’assomme, du politiquement correct à l’emporte-pièce, ces gens qui se croient écolos parce qu’ils conduisent une hybride… Ses mots fatigués ont rebondi sur sa lèvre inférieure ourlée comme un tuyau avant de tomber dans un mépris saisissant. Dans un premier temps, Nour s’est rebiffée, vous pouvez pas dire ça, même Jeff a osé une plainte contre son père, que ce dernier a ignorée en changeant de sujet, ajoutant au mépris l’indifférence. Et voilà qu’il était déjà l’heure de s’en aller. Nour ignore si elle se sent plus frustrée à l’idée de ne pas avoir assez tenu tête au ministre ou de constater une fois de plus qu’il n’est rien d’autre qu’un autosatisfait usé aux idées politiques réchauffées au silex.
— C’était joyeux comme un parking souterrain, deux heures assise sur une chaise en velours à écouter le roi tenir un crachoir tellement éculé…
Rosa se marre, elle aime le reportage des soirées de son amie au Château. Officiellement, Nour a l’interdiction de raconter ce qu’il s’y passe, à ses amis, à ses collègues, c’est une proscription de principe, instaurée par Jeff quelque temps auparavant, pour éviter les malentendus, à laquelle elle a accepté de souscrire pour la paix de son ménage. La vérité, c’est qu’elle n’en fait rien, le récit bien trop excitant à mettre en mots agit aussi comme une catharsis, pour rien au monde elle ne se priverait de répandre les aberrations narcissiques d’un serviteur de l’État.
— Parfois je me demande : pourquoi tu restes avec Jeff ?
— Jeff n’a rien à voir avec son père. Nour dit ça en haussant les épaules. Il ne fait pas de politique et il n’en fera jamais. Et puis, accessoirement, je l’aime.
Rosalie sourit.
— C’est vrai qu’il est sympa.

La nouvelle n’est pas encore arrivée jusqu’à lui. Alors Yarol Ponthus procède comme d’habitude. Il orchestre sa toilette matinale comme une fourmi à l’ouvrage, l’espace est exigu, il connaît parfaitement sa partition. Sa routine, artisanale, fabriquée comme il peut, avec les moyens du bord ; un pain de savon jaunâtre pour le corps et du shampoing, la marque discount de chez Carrefour, toujours le même, depuis vingt-quatre ans. Il examine la surface de ses dents ambrées dans le miroir fendu puis se place sous le jet de la douche délimitée par deux murets en angle droit dans le coin de sa cellule. Huit mètres carrés rien qu’à lui. Un lit, un bureau, une armoire et un petit frigo sont disposés le long d’un mur, un écran de télévision est fixé en hauteur, à droite de la fenêtre. Au sol, deux paires de chaussures sont alignées à côté d’un réchaud en fonte. Un quart de siècle qu’il habite dans cette espèce de misère, une tanière, à peine plus d’un profond creux dans le mur, alors, pour éviter frustrations et déconvenues, il a appris autant que possible à tenir à l’écart les éléments du réel.
Lui, ce qu’il aime, c’est la philosophie. Avec elle, il n’y a rien de palpable ni d’artificiel, que des idées. Des citations de Nietzsche – « L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur » – et de Schopenhauer – « Ni aimer, ni haïr : voilà la moitié de toute sagesse. Ne rien dire et ne rien croire : voilà l’autre » – sont méthodiquement punaisées sur les murs de son cachot, vibrant de promesses impossibles ; il connaît ces deux phrases par cœur et tant d’autres dans le même genre, purgations de pacotille qu’un quotidien de quasi-inaction invite à considérer doublement. Il enfile un survêtement sous l’épaisse lumière d’un néon malade, qui clignote souvent, faute d’un entretien régulier. Ses chairs à moitié nues sont aussi blanches que l’écume, le soleil pénètre à peine dans ces mitards aux fenêtres étroites qu’assombrissent de solides barreaux et, aux carreaux des vitres, une poussière impérissable.
Dans le bâtiment C, entièrement dédié aux détenus en fin de peine, à qui l’on accorde un régime pénitentiaire allégé accompagné d’un programme progressif de réinsertion, la journée débute comme la précédente et toutes celles d’avant. En captivité, se brosser les dents est une activité dont l’intérêt premier est d’éprouver. Yarol se sent à la manœuvre et il aime ça. Il polit sa plaque dentaire et ce simple geste est l’irréfutable preuve qu’il existe encore, son corps et son esprit s’échinant à prendre soin l’un de l’autre.
Dans le couloir, les autres s’adonnent à leurs singeries habituelles, il entend les voix qui jaillissent fort et des rires familiers. Sa porte est ouverte de 7 heures du matin à 7 heures du soir sur l’univers du couloir, une trentaine de mètres de part et d’autre, jalonnés de cellules comme la sienne, chacune occupée par un individu seul. À 7 heures 30, les auxiliaires, ces prisonniers qui prétendent au service général, s’occupent de l’entretien du bâtiment, des cantines, ou récurent les coursives à la flotte javellisée, mi-fiers, mi-foutraques, voyant en leur affectation l’occasion de faire s’écouler le temps. Au même moment, un groupe d’internés se rend aux ateliers de services techniques où les hommes réparent le matériel carcéral en échange d’un salaire quasi nul.
Quoi qu’il fasse, ici, Yarol est respecté, c’est l’apanage d’un vieux comme lui, que la plupart d’ailleurs surnomment « Boss ». Il a passé plus d’années à l’ombre que dehors, ça en dit long sur ce qu’il a fait. Son ancienneté dans l’établissement lui assure, depuis lors, la déférence de la hiérarchie et des taulards, et son bon comportement le respect de l’administration. Même Quentin Bompieux, le directeur, lui voue une certaine admiration. Lorsqu’on lui parle de Yarol, il le décrit comme l’ADN de la prison. Arrivé il y a seize ans, après deux fois quatre années dans un quartier de haute sécurité situé dans le nord de la France, un bahut pour DPS, « détenus particulièrement surveillés », Yarol a été muté en 2006 à Saint-Rémy, près de Paris, quelques semaines avant l’arrivée du directeur. Il incarne en quelque sorte les archives de la genèse de Bompieux, la mémoire de ses aurores professionnelles. De cette époque, à part eux deux, il ne reste plus personne. Les autres ont été transférés, libérés ou sont morts. Bompieux est bien incapable de décrire ce qui, par ailleurs, le touche chez Yarol. Est-ce sa faculté à considérer les crimes qu’il a commis comme une part indéfectible de lui-même, en assumant sa responsabilité pleine et entière ? En contrepartie de ces vies ôtées, Yarol a décidé de posséder ses homicides, comme un bien meuble, de les faire siens, afin d’en contrôler les causes mais aussi les conséquences. À sa façon, Yarol est un sage qui s’est aventuré jusqu’au point le plus avancé de l’ignominie pour le devenir.
À l’extérieur, il n’a gardé aucun lien. Ni famille, ni ami. Les êtres humains qu’il côtoie sont reclus ou gardiens. Parfois, il demande à rencontrer un psy et, depuis peu, la date de sa libération approchant – dans six mois –, il a des rendez-vous réguliers avec une conseillère d’insertion et de probation, Mme Lacey, une grosse dame invariablement vêtue d’un pantalon beige et d’un polo bleu marine. Elle est affable et sympathique mais Yarol la trouve assez vilaine avec ses cheveux courts aubergine et ses lunettes rouges. Le drame, pense-t-il souvent, c’est qu’il ne sait plus à quoi ressemblent les femmes. Bien sûr, il en voit à la télé, allumée toute la journée, mais l’image ne dispense en rien le parfum d’un corps, la musique d’une voix ou l’enchantement d’un geste.
Lacey plaisante souvent. Elle aime à répéter : « je suis celle qui dit oui », alors qu’au même moment elle révoque un nombre impressionnant d’espoirs auxquels Yarol s’était accroché naïvement, espérant entrevoir dans le scénario de sa libération des fragments de consolation. En réalité, elle est celle qui dit non à presque tout, en concluant d’un air faussement désolé : « J’aide à la réinsertion, pas au carnaval de Rio. » Et ça lui fait une belle jambe à Yarol, cet humour à la con.
Ça fait un an, sur les bons conseils de la dame, que Yarol prépare un CAP agricole qu’il terminera dehors – il a choisi cette filière parce que, depuis quelques années, il s’occupe du potager de la prison, un terrain maigrelet de 10 mètres carrés planté au beau milieu de la cour. En promenade, les captifs marchent autour et forment une procession étrange, un genre d’incantation aux tomates et aux carottes de Yarol, des légumes qu’il bichonne comme s’ils étaient ses mômes. Avec le temps, il a appris à tailler les plants, prélever les boutures et arroser à leur juste mesure. Il aime regarder pousser les fraises et les piments, il lui arrive de choisir les semences et de procéder à quelques aménagements. Il ne s’agit pas vraiment d’une passion, mais occuper ses mains à travailler la terre, c’est autant d’heures à ne penser à rien. De là à étudier l’agriculture…
Optimiser sa réinsertion, c’est aussi choisir une voie pour augmenter ses chances de trouver un travail à la sortie et de s’autonomiser financièrement. Il a entendu cette phrase des centaines de fois mais elle n’imprime rien en lui. Le retour à la liberté, la grande magie supposée d’un nouveau contact à la vie, très peu pour lui. Yarol a le sentiment d’un exil, d’un glissement. De la perspective de quitter ces murs devrait jaillir l’exaltation d’une renaissance mais c’est au contraire une grande anxiété qu’il ressent. Une frayeur, en tous points pareille à celle qu’il a si puissamment éprouvée à la mort de son père, ce père qu’il n’a pourtant jamais connu, une trouille infinie, dont il parlera longuement aux jurés d’assises vingt-six ans plus tard, lorsqu’il sera condamné à une peine de vingt-cinq années incompressibles, J’ai pris sa mort dans la gueule et à partir de ce moment-là, j’ai eu peur tout le temps.

Il ose l’avouer à Lacey parfois. Sa future libération conditionnelle le terrifie. Enfermés depuis ce qui lui semble être mille ans, son corps et son esprit plus encore ont tous deux oublié que la part la plus intéressante de chacun réside dans ce qu’on ne peut pas prévoir. De sa sortie auraient pu advenir de nombreuses opportunités ; au lieu de ça, il est convaincu que le monde hostile ne lui réservera qu’une place de figurant ou de banni, une arrière-position dont personne ne voudrait.
— Dehors, il y a Constance.
Toujours, Lacey insiste sur cet aspect-là, délicat, indomptable, presque sauvage mais fondamental, de sa nouvelle vie. Yarol ignore quoi faire de cette information. Elle lui apparaît comme une furie tourbillonnante qui s’enroule autour de lui et à mesure qu’il y songe, il se sent contraint de tout lâcher d’un coup, ses doutes autant que ses certitudes, au profit d’un espace vierge, peuplé de vides et de silences, grand comme un désert et au milieu duquel se trouve Constance, qui l’observe, impavide. Il espère un sourire ou une main tendue mais, sur le visage de sa fille, il n’y a rien qu’un regard fixe et dans ses mains libres de la poussière de sable.
Comment espérer qu’elle soit heureuse de le revoir après tant d’années de crimes et de délits ? Et pourtant, elle est là. Dehors. Réelle.
Elle a quitté sa douche, ses longs cheveux essorés sont rassemblés à la droite de son doux visage, presque enfantin. Nour a trente et un ans, elle en paraît dix de moins.
Jeff travaille sur le coin de la table de la cuisine, il consulte des rapports d’activité d’entreprises que ses clients envisagent de racheter. Les fusions-acquisitions, c’est sa spécialité. Au début, il avait hésité à devenir pénaliste ou à faire du droit social, mais des événements dont il n’a jamais spécifié la teneur se sont chargés de modifier ses plans initiaux ; Nour le regrette souvent, elle aurait aimé partager la vie d’un idéaliste qui se consacre à de justes causes. Elle aurait aimé, dans un autre registre, ne pas se retrouver dans cette situation où juger le choix de carrière des autres ne se fonde sur aucune crédibilité quand on a, comme elle, terminé l’école de journalisme de Lille avec mention mais que, par une sorte de lâcheté paralysante déguisée en paresse, on se contente depuis des années d’un poste largement sous-qualifié. Elle s’approche de Jeff et l’embrasse dans le cou, lui confie un baiser appuyé, elle veut sentir l’odeur de sa peau mêlée à celle de ses cheveux bruns, là où il fait tiède encore alors que la chaleur de la nuit tarde à s’échapper.
— Je vais au cimetière, tu viens avec moi ?
— Je dois ? renâcle-t-il.
D’un geste, elle se détache de lui, quitte la cuisine et ravale en silence une offense contre laquelle elle se pensait prémunie.
— Pardon, chérie, j’ai du boulot.
Il a dit ça sans même lever les yeux. Il faudrait du courage à Nour pour lui répondre que, oui, elle aura du mal à pardonner ce genre de déconsidération, mais en ce matin du dixième anniversaire de la mort de son père, elle veut éviter d’inciser plus encore dans sa peine et, plutôt que de diriger vers Jeff sa colère froide, elle choisit de discipliner sa respiration et avale la couleuvre sans un mot en retour.

Le soleil sec de ce neuvième jour du mois de février cogne sur le coude de Nour, plié en deux et posé sur le rebord de la vitre. On est dimanche, Waze indique le cimetière à seize minutes. À sa droite, sur le siège passager, se trouve un bouquet composé de roses et de quelques renoncules. Les fleurs sont pour son père, enfin pour ce qu’il reste de son père, une dépouille rangée dans un caveau, enfermée ad vitam, qui attend on ne sait quoi, peut-être que d’autres qu’il a aimés au temps de sa vie d’ardeur lui fassent, parfois, l’honneur d’une visite. Le feu est rouge, Nour patiente au volant de sa nouvelle Dacia hybride, bijou de modernité, aussi agile que silencieuse dont ses jeunes collègues, journalistes pour la plupart, tous épris de justice sociale et d’écologie, lui ont fait l’éloge des mois durant. Toute bonne action mérite sa juste punition. Elle aurait pu penser à cette connerie d’expression, elle aurait surtout dû garder sa Polo diesel. On commence citoyen écolo et on termine assassin.
Le feu passe au vert. De sa main gauche, elle tient le volant, de l’autre, elle fait glisser l’élastique de ses cheveux jusqu’à le tenir dans sa paume, Liquid Sunshine de Biga Ranx à fond dans l’habitacle. »

Extrait
« Il faut bien s’acquitter du quotidien. En réalité, elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle, malgré les mises en garde de ceux et celles qui n’ont cessé de lui répéter qu’il fallait qu’elle se repose. Mais de quoi? D’avoir été le vecteur accidentel de l’expression de la malchance? Ou d’être un monstre? » p. 66

À propos de l’auteur
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Odile d’Oultremont © Photo Charlotte Krebs

Odile d’Oultremont est scénariste, réalisatrice et romancière. Après deux romans très remarqués, Les Déraisons, prix de la Closerie des Lilas, et Baïkonour, prix du Roman qui fait du bien, elle publie Une légère victoire en 2023. Odile d’Oultremont vit à Bruxelles. (Source: Éditions Julliard)

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Une joie féroce

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Sorj Chalandon sera le Grand invité de «Livres dans la boucle», le Festival du livre de Besançon qui se tiendra du 20m au 22 septembre 2019.

En deux mots:
Quatre femmes fort différentes vont se retrouver liées par la maladie. Toutes atteintes d’un cancer, elles vont voir leurs rêves voler en éclats puis se trouver une mission: sauver l’enfant de l’une d’entre elles, enlevé par son père et parti en Russie. Pour payer la rançon, elles décident de braquer une bijouterie.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Le gang des cancéreuses

Après avoir exploré la solidarité des mineurs de fond dans «Le Jour d’avant» Sorj Chalandon explore celle qui lie quatre femmes, toutes atteintes d’un cancer et qui entendent réussir leur sortie en braquant une bijouterie place Vendôme.

Samedi 21 juillet 2018. Le jour de la «vraie connerie». Celui où, après avoir longuement préparé leur coup, quatre femmes décident de passer à l’action, de braquer l’une des plus célèbres bijouteries de la Place Vendôme. Voilà pour la mise en bouche, voilà pour le chapitre qui ouvre le nouveau roman de Sorj Chalandon.
Nous n’en saurons pas plus pour l’instant, car l’auteur nous renvoie sept mois plus tôt, au moment où les médecins décèlent un kyste sous le sein gauche de Jeanne Hervineau. Une grosseur qui va s’avérer être maligne. Nous sommes en décembre 2017 et cette librairie prend conscience que sa vie a brusquement changé: «Ce matin, j’étais une fille rieuse de 39 ans. Cet après-midi, une femme gravement malade. Six heures pour passer de l’insouciance à la terreur. Je n’arrivais pas à regarder les autres. J’avais peur qu’ils comprennent que je n’étais plus des leurs. Le temps avait basculé.»
Essayez durant quelques secondes de vous mettre à sa place. Imaginez ce qui peut vous passer par la tête lorsque l’on vous annonce un cancer… Si chaque histoire est particulière, la seule certitude que l’on peut alors avoir, c’est que désormais vous ne voyez plus la vie de la même manière. Un peu comme lorsqu’on effectue une mise au point, on découvre la vraie dimension des choses, on analyse les détails qui nous avaient jusque là échappés.
Jeanne se rend compte que sa vie avec Matt tient davantage de l’habitude que de l’amour. Tout a sans doute basculé le jour où ils ont perdu leur fils. «Le jour où notre enfant a fermé les yeux, les nôtres ont cessé de briller. Matt ne m’a plus tenu la main. Ce n’était pas une punition, juste une évidence. Nos peaux n’avaient plus rien à se dire.»
En revanche, les femmes qui partagent son combat sont «à la fois lumineuses, puissantes et déroutantes.» La première dont elle fait la connaissance est Brigitte, dont chacun des regards est une main tendue. Avec Assia et Melody, elle ont choisi de se battre ensemble, trouvant refuge dans «un repaire de femmes qui n’attendent rien du dehors». Entre les séances de chimio, le choix d’une perruque et une coupe de champagne, elles vont s’épauler, se livrer, et rêver.
Fini les galères et les drames que chacune des quatre femmes a connu. Désormais il faut vivre et profiter de ce reste de vie. Et trouver comment sauver Eva, la fille de Mélody et d’Arseni. Après leur séparation, son père a enlevé la petite et a regagné sa Russie natale. Pour rendre la petite, il réclame cent mille euros. Et voilà comment l’idée de braquer une bijouterie est arrivée. «Nous savions que tout était fragile. Qu’il y aurait cet avant et plus aucun après.»
Bien entendu, je ne dévoilerai rien ici du braquage et de ses suites. Disons simplement que l’épilogue vous réservera bien des surprises. Car Sorj Chalandon a plus d’un tour dans son sac et démontre une fois encore qu’on peut le trouver où on ne l’attend pas! Je vous promets Une joie féroce à lire ce roman !

Une joie féroce
Sorj Chalandon
Éditions Grasset
Roman
320 p., 20 €
EAN 9782246821236
Paru le 14/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris, mais aussi à Dieppe. On y évoque aussi le Canada, la Bretagne avec Roscoff et l’île de Batz et Mont-de-Marsan, sans oublier Karlsruhe, Tbilissi et le Russie.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jeanne est une femme formidable. Tout le monde l’aime, Jeanne.
Libraire, on l’apprécie parce qu’elle écoute et parle peu. Elle a peur de déranger la vie. Pudique, transparente, elle fait du bien aux autres sans rien exiger d’eux. A l’image de Matt, son mari, dont elle connaît chaque regard sans qu’il ne se soit jamais préoccupé du sien.
Jeanne bien élevée, polie par l’épreuve, qui demande pardon à tous et salue jusqu’aux réverbères. Jeanne, qui a passé ses jours à s’excuser est brusquement frappée par le mal. «Il y a quelque chose», lui a dit le médecin en découvrant ses examens médicaux. Quelque chose. Pauvre mot. Stupéfaction. Et autour d’elle, tout se fane. Son mari, les autres, sa vie d’avant. En guerre contre ce qui la ronge, elle va prendre les armes. Jamais elle ne s’en serait crue capable. Elle était résignée, la voilà résistante. Jeanne ne murmure plus, ne sourit plus en écoutant les autres. Elle se dresse, gueule, griffe, se bat comme une furie. Elle s’éprend de liberté. Elle découvre l’urgence de vivre, l’insoumission, l’illégalité, le bonheur interdit, une ivresse qu’elle ne soupçonnait pas.
Avec Brigitte la flamboyante, Assia l’écorchée et l’étrange Mélody, trois amies d’affliction, Jeanne la rebelle va détruire le pavillon des cancéreux et élever une joyeuse citadelle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
À voir À lire
La Croix (Loup Besmond de Senneville)
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Sorj Chalandon présente Une joie féroce © Production Hachette livres

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Une vraie connerie
(Samedi 21 juillet 2018)
J’ai imaginé renoncer. La voiture était à l’arrêt. Brigitte au volant, Mélody à sa droite, Assia et moi assises sur la banquette arrière. Je les aurais implorées. S’il vous plaît. On arrête là. On enlève nos lunettes ridicules, nos cheveux synthétiques. Toi, Assia, tu te libères de ton voile. On range nos armes de farces et attrapes. On rentre à la maison. Tout aurait été simple, tranquille. Quatre femmes dans un véhicule mal garé, qui reprendrait sa route après une halte sur le trottoir.
Mais je n’ai rien dit. C’était trop tard. Et puis je voulais être là.
Brusquement, Mélody s’est redressée. Elle a enlevé ses lunettes noires.
Brigitte venait de sortir une arme de la boîte à gants.
— Mais putain ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu es dingue ! a crié Assia.
— Il en faut toujours un vrai, au cas où.
— Un vrai quoi ? j’ai demandé.
Assia s’est tassée dans son siège, elle avait remonté le voile sur son nez et fermé les yeux.
— Elle a emporté un vrai flingue.
Puis elle s’est dépliée lentement, main tendue par-dessus le dossier du siège.
— Donne-le-moi, s’il te plaît.
Brigitte ne lui a pas répondu. Ses doigts tapotaient le volant. Assia était livide.
— Tu es complètement timbrée !
Garée sur le trottoir, la voiture gênait les passants. Une mère et sa poussette, un vieil homme, des enfants. Un jeune à casquette a eu un geste mauvais.
— Connasses !
Alors Brigitte a ouvert brutalement sa portière.
— On y va !
Elle avait volé le véhicule la veille, dans un parking de Stains.
— On ne laisse rien traîner !
— Complètement dingue ! a grincé Assia. J’ai remis ma perruque. Mélody ses gants.
— Lunettes !
Brigitte me regardait. J’ai sursauté.
— Mets tes lunettes, Jeanne.
— Oui, pardon.
J’ai respiré en grand. Je tremblais. Mélody est sortie. Assia l’a suivie.
Elle a regardé Brigitte, restée tête nue. Sa perruque et son masque étaient trop voyants pour la rue.
Elle se déguiserait sous le porche. En attendant, Mélody et elle joueraient les touristes.
Assia a filé sur le trottoir, bouche mauvaise, regard animal. S’est retournée.
— Jeanne ?
Je l’ai rejointe en trottinant. Nous nous sommes mises en marche en direction de la place Vendôme. Elle, vêtue de la longue robe noire des musulmanes, d’une veste à épaulettes et brandebourgs dorés, hijab bordeaux, gantée de soie, élégante, racée. Et moi, petite chose en tailleur strict, cheveux bruns au carré, lunettes de vue à double foyer, transportant un sac de courses à la marque prestigieuse, pochette monogrammée coincée sous l’aisselle. Une princesse du Golfe et sa secrétaire, cœurs battants, longeant les boutiques de luxe, les immeubles écrasants.
— On est en train de faire une vraie connerie, m’a soufflé Assia.
— Une vraie connerie, j’ai répondu.

Sept mois plus tôt…
La dame au camélia
(Lundi 18 décembre 2017)
Tout se passerait bien. Une visite de routine.
— On va commencer, madame Hervineau. Si je vous fais mal, dites-le-moi.
J’étais torse nu, debout, face à l’appareil, ma main tenant la barre.
— Levez bien le menton, a demandé la manipulatrice. Mon sein gauche était comprimé entre deux plaques.
— On ne bouge plus.
Elle est retournée derrière sa vitre.
— Ne respirez pas.
— Pardon.
Je n’ai plus respiré.
Il y avait eu cette douleur au sein gauche, au moment de fermer mon soutien-gorge.
— La preuve que tout va bien, avait plaisanté ma gynécologue.
Pour elle, le mal disait souvent des choses sans importance.
— C’est lorsque la grosseur est indolore qu’il faut s’inquiéter.
J’ai insisté. Il me fallait une mammographie, une radio, la preuve que tout allait bien. Nous nous étions vues un an plus tôt. Rien n’avait été décelé. Pourquoi recommencer ?
— Pour ne plus en parler, j’ai répondu. Elle a haussé les épaules. Puis fait une ordonnance.
Trois jours après, j’étais là, sein écrasé, à attendre.
— Lâchez la barre. Respirez normalement. Je suis retournée dans mon vestiaire. On m’a demandé de ne pas remettre mon soutien-gorge. Ni mes bijoux. Mon chemisier était glacé. J’ai regardé mes mains. Je tremblais. C’était un examen de contrôle, je n’avais rien à craindre mais je tremblais.
— On va quand même faire une écho, m’a annoncé le médecin.
Il a dit ça comme ça. D’une voix morne. Un homme jeune, affairé. Il a passé le gel sur mes seins comme on se lave soigneusement les mains avant de se mettre à table.
— Vous avez froid ?
Je n’ai pas répondu. J’ai hoché la tête. Je tremblais toujours. J’observais le radiologue sans un regard pour moi. Il passait la sonde sous le sein, autour du mamelon, les yeux sur son moniteur. Photo, photo. J’ai fermé les yeux. Photo, photo. J’avais souvent été palpée mais tout s’était toujours arrêté là. Quelques mots de politesse, une poignée de main avec l’assurance de se revoir.
Je n’avais plus de jambes. Plus de ventre. Plus rien. J’étais sans force et sans pensée. Autour de moi, la pièce dansait
Personne ne m’avait jamais fait d’échographie.
— Ah, il y a quelque chose, a murmuré le médecin. Silence dans la pièce. Le souffle de la machine. Le cliquetis des touches. Et ces mots.
— Quelque chose.
J’ai fermé les yeux. J’ai cessé de trembler. La sonde courait sur moi. Un animal qui joue avec sa proie.
— Oui, il y a quelque chose, a répété le radiologue. Et puis il a rangé son matériel, me tendant des mouchoirs en papier.
Je suis restée couchée. J’essuyais le gel lentement, autour de la douleur.
— Agathe, voyez s’il y a de la place pour une ponction.
Son assistante a hoché la tête.
— Aujourd’hui ?
— Oui, demandez à Duez s’il peut nous caser entre deux.
Et puis il est parti. Il a quitté la pièce, en jetant ses gants dans une poubelle.
La jeune femme m’a fait asseoir.
— Quelque chose.
Je me suis demandé ce qu’il y avait après cette chose-là. Mon sein gauche avait quelque chose. J’ai pensé à la mort. La phrase cognait ma tête. Je ne respirais plus. Quelque chose. Une expression misérable, dérisoire, tellement anodine.
Je n’avais plus de jambes. Plus de ventre. Plus rien. J’étais sans force et sans pensée. Autour de moi, la pièce dansait.
Lorsque la jeune femme a voulu m’aider à descendre, j’ai relevé la tête.
— Je pleure quand ?
— Maintenant, je suis là pour ça.
Alors j’ai pleuré. Elle a pris mes mains.
— Il n’y a peut-être rien, juste un kyste. Mes yeux dans les siens. Elle n’y croyait pas. « Voyez s’il y a de la place pour une ponction. » Les mots du médecin. Une ponction, la crainte du pire.
Agathe m’a installée sur une chaise. Elle m’a apporté des bonbons pour la chute de glycémie, après la biopsie.
— Je saurai si c’est gentil ou méchant ? Elle s’affairait à rien. Rangeait des instruments qui m’étaient inconnus.
— Non. Il faudra attendre les résultats.
— Le médecin ne me dira pas ?
— C’est l’analyse qui vous le dira. Lui, il va se faire une idée. En fonction de la consistance de ce qu’il aspire. Mais cela ne vaut pas un résultat.
— Mais il aura quand même une idée ? Il pourra me le dire, vous croyez ?
— Vous pourrez toujours lui demander. Elle m’a raccompagnée à mon box. Je me suis assise sur le banc. Je n’arrivais pas à remettre mon chemisier, à boutonner mon gilet. Je suis allée aux toilettes. Mon visage dans le miroir. Ma peau grise. Mes lèvres, un simple trait. J’ai passé de l’eau sur mes yeux. Je me répétais que tout irait bien, mais rien n’allait plus. J’avais un cancer. Je le sentais en moi. J’aurais dû demander à Matt d’être là mais il aurait refusé.
— Tu m’as dit toi-même que c’était un simple contrôle.
Parfois, je prenais sa main pour traverser la rue. Il n’aimait pas ce geste. Il n’en comprenait pas l’importance. Et je n’osais pas lui dire que j’avais besoin de lui. Je me souviens de ma main d’enfant, cachée dans celle de mon père. Et celle de notre fils, brûlante dans la mienne, chétive comme un moineau. Aujourd’hui ne restait que la main de Matt. Et il ne me la donnait plus.
— Jeanne Hervineau ? C’est moi. Incision, prélèvement, trois coups secs. Quelques minutes seulement.
Le Dr Duez ne m’a rien dit. Rien d’important.
— De toute façon, il faudra enlever la grosseur. C’était tout. Et aussi que j’en parle à mon médecin traitant, assez vite.
— Je ne vous lâche pas. Je suis là, avait rassuré Agathe.
Elle a posé la main sur mon bras.
— C’est quoi votre stratégie ?
Je l’ai regardée. Pour la première fois depuis mon arrivée à la clinique, quelqu’un employait un terme militaire. J’ai observé mes jambes ballantes, mes pieds nus, le sol carrelé. Je me suis dit que j’étais en guerre. Une vraie. Une bataille où il y aurait des morts. Et que l’ennemi n’était pas à ma porte mais déjà entré. J’étais envahie. Ce salaud bivouaquait dans mon sein.
— Vous allez faire quoi, Jeanne ?
— Je vais appeler mon mari, pleurer un bon coup et attendre de voir.
Elle a souri.
— C’est un bon plan. Appelez-moi en cas de besoin.
Lorsque j’ai quitté la clinique, sept patientes attendaient. J’avais lu qu’une femme sur huit développait un cancer du sein au cours de sa vie. Il était là, l’échantillon. Huit silences dans une pièce sans fenêtre. Huit poitrines à tout rompre. Huit regards perdus sur des revues fanées. Huit naufragées, attendant de savoir laquelle d’entre nous.
Ce matin, il avait plu. Une sale pluie d’hiver giflée de grésil. Mais c’est le soleil qui m’a accueillie dans la rue. J’avais appelé Matt, trois fois. Trois fois tombée sur son répondeur. Il devait sortir de table. J’avais besoin de lui, pas de sa voix. Et puis lui dire quoi ?
— Mauvaise nouvelle, j’ai peut-être un cancer. Rappelle-moi s’il te plaît.
Je n’ai pas pris le métro. J’ai marché. Ce matin, j’étais une fille rieuse de 39 ans. Cet après-midi, une femme gravement malade. Six heures pour passer de l’insouciance à la terreur. Je n’arrivais pas à regarder les autres. J’avais peur qu’ils comprennent que je n’étais plus des leurs. Le temps avait basculé. Tout empestait Noël. Les vitrines, les rues, les visages. Je suis entrée dans une papeterie. Il me fallait un cahier, un épais à spirale pour noter ce qui me serait dit. Comprendre ce que j’allais devenir. Je l’ai choisi avec une couverture bleue. Le bleu du ciel, lumineux et gai. Mon premier acte de résistance.
Matt s’est lourdement assis dans son fauteuil. Il m’avait écoutée debout, et puis il s’est assis.
— Merde !
C’est tout ce qu’il a dit. Il s’est assis avec son écharpe, son manteau. J’avais attendu qu’il passe la porte pour tout lui dire. Je l’ai cueilli comme ça, sur notre seuil. Je n’avais plus de larmes. Seulement les mots du radiologue, les gestes de son assistante, mon désarroi.
J’avais pris rendez-vous avec mon médecin. Le lendemain, en urgence.
— Demain, je suis en déplacement, a répondu mon mari.
Il quittait la maison plusieurs jours par mois. Celui-là tombait mal.
— Tu ne pourrais pas repousser ?
Une grimace qui disait non. Il était désolé, vraiment. C’est lui qui avait eu l’idée de ce déjeuner de travail, lui qui avait proposé Londres pour que ses clients n’aient pas à se déplacer, lui qui avait fixé l’ordre du jour, choisi ses collaborateurs. C’était son dossier. Personne d’autre que lui ne pouvait le régler. Mais il serait là le jour d’après, promis. Et il me téléphonerait, il faudrait tout lui expliquer.
Il s’est relevé. A enlevé son écharpe, son manteau. J’étais toujours debout au milieu du salon.
— Tu ne te doutais de rien ?
Son dos, devant la penderie. Lorsqu’il était inquiet, il retrouvait l’accent canadien de sa mère.
— Pardon ?
— On les sent ces choses-là, non ? Tu n’as rien vu venir ?
Rien, non. Rien de grave. À part la boule et cette douleur qui faisait sourire ma gynécologue.
— Et c’est vraiment ce qu’ils croient ? Tu ne pourrais pas avoir une bonne nouvelle ?
J’ai secoué la tête. Le matin je n’avais aucune crainte. Au soir, je n’avais plus de doutes. »

À propos de l’auteur
Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est aussi l’auteur de sept romans, tous parus chez Grasset. Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006 – prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011 – Grand Prix du roman de l’Académie française), Le Quatrième Mur (2013 – prix Goncourt des lycéens), Profession du père (2015) et Le Jour d’avant (2017). (Source: Éditions Grasset)

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Bacchantes

MINARD_bacchantes

En deux mots:
Trois femmes s’emparent d’une réserve de vins prestigieux dans un ancien bunker anglais à Hong Kong. Et derrière les portes blindées de la forteresse, il s’en passe des choses alors que la police, le négociateur et le propriétaire se perdent en conjectures.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

In Vino Veritas

Céline Minard continue son exploration des genres littéraires et nous offre avec Bacchantes un pastiche de roman de braquage avec une note féministe. Enlevé et plus subversif qu’on ne pense!

Au fur et à mesure de la parution de ses romans, on découvre Céline Minard avide d’explorer tous les genres, de se servir de leurs codes pour nous faire passer un message à sa sauce. Après la science-fiction dans Le dernier monde, le roman moyenâgeux avec Bastard Battle ou encore le Western avec Faillir être flingué, voici le roman noir avec cette histoire de braquage mené par trois intrépides amazones.
Nous sommes à Hong Kong à quelques jours de l’arrivée d’un typhon. Autant dire que la tension est déjà grande quand on apprend que l’un des endroits les mieux protégés de la ville, l’ancien bunker des forces anglaises reconverti en gigantesque cave à vins, vient d’être braqué.
Quand s’ouvre ce court roman, voilà déjà près de trois jours que la police a pris position autour du bâtiment, sans pouvoir pour autant intervenir. Elle manque tout simplement d’informations sur ce qui se trame derrière les portes blindées. Soudain, la porte s’ouvre et une jambe fuselée, terminée par un talon-aiguille, dépose une bouteille avant de s’éclipser. Un romanée-conti de 1969.
Quel message les braqueurs ont-ils voulu transmettre?
Jackie Thran, qui est en charge des opérations au sein de la police essaie d’en savoir davantage, veut analyser chacun des faits et gestes, suivre les caméras de surveillance, tenter de comprendre. À ses côtés, un ancien diplomate sud-africain est dans tous ses états. C’est Ethan Coetzer, gérant de ce stock estimé à quelques 250 millions de dollars et que les braqueurs menacent de faire exploser. Le message initial envoyé par tweet ne laisse guère de doutes sur leur professionnalisme: «Vous ne pouvez plus enter. Nous avons tout ouvert. Nous avons tout relié. ECWC 21h 18». Il faut désormais tenter de répondre aux trois questions qui? comment? Pourquoi?
Au fil des pages qui suivent, la première va trouver au moins partiellement une réponse: trois femmes occupent le bâtiment : Silly, Bizzie et Jelena. Avec elles, Illiad, un rat dont le rôle est loin d’avoir été anecdotique dans la prise de contrôle du bâtiment et qui répondra en grande partie au comment. À la question du pourquoi, il faudra se rappeler le titre du roman. Les Bacchantes désignant, on le rappellera, les femmes qui rendent un culte à Dionysos (devenu Bacchus dans la mythologie romaine et dieu du vin).
Voici donc un petit bijou passablement subversif – attendez l’épilogue! – et un tantinet alcoolisé pour commencer joyeusement l’année.
Notons enfin, pour ceux qui auront aimé la plume élégante de Céline Minard, la parution simultanée de son précédent roman Le grand Jeu en Rivages/Poche.

Bacchantes
Céline Minard
Éditions Rivages
Roman
112 p., 13,50 €
EAN : 9782743645953
Paru le 2 janvier 2019

Où?
Le roman se déroule à Hong Kong

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Céline Minard revisite avec brio les codes du film de braquage autour de la thématique du vin pour distiller un cocktail explosif où l’ivresse se mêle à la subversion.
Voilà cinquante-neuf heures que la brigade de Jackie Thran encercle la cave à vin la plus sécurisée de Hong Kong, installée dans d’anciens bunkers de l’armée anglaise. Un groupe de malfaiteurs est parvenu à s’y introduire et garde en otage l’impressionnant stock qui y est entreposé. Soudain, la porte blindée du bunker Alpha s’entrouvre. Une main gantée apparaît, pose une bouteille sur le sol. Un pied chaussé d’un escarpin noir sort de l’entrebâillement et pousse le corps de verre sur la chaussée. L’acier claque à nouveau…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
Télérama (Nathalie Crom)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Personne ne bouge devant le bunker alpha.
La brume matinale se dissipe lentement, elle monte et s’accroche aux frondaisons avant de s’évanouir. Il est un peu moins de six heures du matin, le vent d’est fait bruire la végétation basse.
Il n’y a plus un seul uniforme dans le paysage.
Les hommes armés se sont regroupés dans l’ancienne maison du gardien qui leur sert de QG depuis cinquante-neuf heures. Ils ont les yeux rivés sur la porte d’acier qui devrait s’ouvrir dans quelques minutes pour la troisième fois consécutive depuis le début des opérations. Ils ne tenteront pas ce matin un nouvel assaut. Ils attendent les ordres. Le négociateur est arrivé au milieu de la nuit, il a besoin d’un contact direct avant de décider d’une méthode d’action. Il a lu et mémorisé les rapports des deux derniers jours, il est concentré sur les sons. Des perches Mini Boompole ont été installées durant la nuit au-dessus de la porte alpha dans l’angle mort de la caméra de surveillance extérieure. Ses oreilles sont prises dans les coussinets enveloppants d’un casque à réduction de bruit, il est coupé de son environnement sonore immédiat, il regarde monter la vapeur qui s’échappe de son mug de thé noir. Vingt secondes avant que la porte ne s’ouvre, il sursaute.
Il analyse le bruit de chacun des pas déroulés sans précipitation sur les neuf mètres du corridor souterrain, baisse le volume d’un coup quand l’acier blindé lui vrille les tympans en cognant contre les murs de l’entrée du bunker. La porte est ouverte.
Une main gantée apparaît, pose une bouteille au sol, la couche. Tandis que la main prend appui sur le vantail, un pied chaussé d’un escarpin noir sort de l’entrebâillement, se glisse sous le corps de verre et lui impulse un vif mouvement rotatif.
Avant que la bouteille ne se stabilise au milieu de la chaussée qui longe le bunker, l’acier claque à nouveau. Un rayon de soleil traverse le reste de brume, inonde l’asphalte et le liquide doré qui clapote comme un lac contre la paroi du verre.
Le négociateur écoute encore une minute et enlève son casque.
– C’est une femme.
– Ou un type qui porte des escarpins.
La brigade d’intervention sort en silence. Les hommes suivent scrupuleusement le protocole. Trente-cinq minutes passent avant qu’ils ne reviennent au QG avec l’objet sécurisé.
– Un romanée-conti de 1969.
– Ou une bouteille d’urine matinale, question de point de vue.
Jackie Thran, la cheffe de brigade, n’est pas femme à se fier aux étiquettes.
– Voyez vous-même. Elle tend la bouteille ouverte à Ethan Coetzer qui secoue la tête avec une moue de dégoût.
– Un peu chargée, peut-être, mais je ne suis pas médecin.
ECWC est la cave de garde la plus sécurisée de Hong Kong. Installée dans les anciens bunkers de l’armée anglaise, elle attire les collectionneurs depuis des années. Des Chinois, des Européens et des Américains avertis ont confié leurs vins aux bons soins de M. Coetzer, ancien ambassadeur sud-africain reconverti dans la gestion de la vitiviniculture. Ses talents de diplomate sont venus à bout de leurs dernières réticences, essentiellement liées au climat de la baie. Le système de climatisation multizone dont il a équipé les douze bunkers de son entreprise, à hauteur de trente millions de dollars, assure une température constante de 13 à 13,5 degrés Celsius et un taux d’humidité compris entre 65 et 75 %. Un éclairage ponctuel par lampes à sodium basse pression et un système de sécurité dérivé du secteur bancaire ont convaincu les connaisseurs les plus sourcilleux. Des bunkers enterrés à plus de vingt mètres de profondeur ne laissent passer ni vibrations ni lumière naturelle. Les bouteilles vieillissent mieux dans un environnement physique optimal. Physique et fiscal.
Grâce aux mouvements de stock rapides et discrets, au club privé et aux soirées à thème réservées aux membres Gold et Platinium, la clientèle d’Ethan Coetzer a très vite dépassé la sphère de ses contacts personnels.
En dix ans, il a fait de si belles et fructueuses rencontres que la valeur de son stock est estimée à trois cent cinquante millions de dollars et, jusque-là, il s’en est félicité.
Ce sentiment l’a quitté depuis soixante et une heures et a laissé un grand vide dans son esprit. »

Extrait
« À partir de ce moment et jusqu’à la fin de la carafe, Coetzer se suspend. Il se contente de goûter le vin. À l’aveugle, mais plongé dans ses sensations, sans essayer d’en appeler à ses connaissances, ses souvenirs, ses réflexes, uniquement mais absolument attentif à ce qui s’annonce, passe, et prend corps dans son corps. Il part. Il descend sur des terres humides et fraîches, sur l’épiderme d’un monde organique travaillé par les météores et les vents, arrosé de soleil, givré, bourgeonnant, craqué, il glisse parmi les feuilles, se coule dans les rus, tombe comme une pluie, monte dans la sève, gonfle de concert avec les milliers de fruits ronds, pleins, pruinés, les grappes entières accrochées sans effort au bois plongeant au travers des herbes entre les vies d’insectes innombrables. Branché sur toutes les variations, il sent la forme des nuages, le cri des bêtes et les plumes, le départ d’un lièvre, la nuit comme une vasque, sans dessus ni dessous, aussi vaste en lui qu’un état de l’âme et du cœur. Il plane. Il absorbe autant qu’il est absorbé. » p. 90-91

À propos de l’auteur
Céline Minard est l’auteur de nombreuses fictions, dont Faillir être flingué (prix du Livre Inter 2014) et Le Grand Jeu (2016). (Source : Éditions Rivages)

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Trois fois la fin du monde

DIVRY_Trois_fois_la_fin_du_monde

En deux mots:
Joseph Kamal est entraîné par son frère dans un braquage qui tourne mal. Il finit en prison. C’est sa première «fin du monde». Un accident nucléaire va provoquer un exil de masse. C’est sa seconde «fin du monde». Pour retrouver un semblant de liberté, il va lui falloir vivre dans la zone interdite. C’est sa troisième «fin du monde». Trois parties d’un roman habilement construit qui confirme le talent de Sophie Divry.

Sélection Prix du Roman Fnac 2018

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Robinson Crusoé à la française

En jetant un repris de justice dans une zone contaminée par un accident nucléaire, Sophie Divry nous livre une version trash de Robinson Crusoé et sans doute l’un de ses romans les plus aboutis.

Trois fois la fin du monde aurait aussi pu s’intituler trois expériences ultimes, de celles qui laissent des traces indélébiles et pour lesquelles l’auteur de La Condition pavillonnaire et de Quand le diable sortit de la salle de bain retrouve son terrain de prédilection, celui des moments de crise qui obligent à faire des choix, peut-être pas toujours conscients.
Comme il se doit, tout commence très mal. Tonio entraîne son frère Joseph dans un braquage qui vire au drame. Son frère est tué et Joseph arrêté. Le jeune va alors très vite être confronté à la condition détentionnaire, aux règles qui régissent la vie dans les centres de détention et qu’il va devoir assimiler très vite. Car cette première «fin du monde» ne laisse guère la place à la fantaisie. En dehors ou avec la complicité des matons, il faut apprendre à survivre sans confort, nourriture, sommeil, calme et affection, mais surtout à une hiérarchie brutale et à une promiscuité répugnante. «Je me demande pourquoi mon frère ne m’a jamais dit un seul mot sur ses années de prison. Ça me serait utile aujourd’hui. Mais il est vrai que je n’étais pas censé m’y retrouver. C’était lui le voyou de la famille, pas moi.»
À la sidération du néo-détenu vient s’ajouter celle du lecteur qui découvre la loi des caïds, la violence aveugle et les châtiments qui n’ont rien à voir avec une quelconque justice. Avec Joseph Kamal, il se rend compte de l’abomination que peut représenter un séjour carcéral en France aujourd’hui. Et sous la plume de Sophie Divry s’éclairent subitement bien des questions. Les statistiques sur les taux de récidive ou sur la dimension criminogène de nos prisons s’incarnent ici. Avec de tels traitements, comment ne pas sombrer… ne pas être habité par la haine. « Ce n’est plus une haine étroite et médiocre, celle des premières humiliations, non, c’est une haine comme une drogue dure. Elle fait jaillir dans le cerveau des consolations fantastiques. Elle caresse l’ego. Elle transforme l’humiliation en désir de cruauté et l’orgueil en mépris des autres. Je ne hais plus seulement les matons, je hais aussi cette engeance de damnés qui croupit là, encline à la soumission, complice des guet-apens. Dans cette cellule étroite, sans matelas, mes pensées-haine se répercutent d’un mur à l’autre. Je m’y adonne avec plaisir, suivant de longues fantaisies mentales où moi seul, brûlant la prison, reçois le pouvoir de vie ou de mort sur les détenus et les gardiens, les faisant tour à tour pendre, brûler vif, empaler. Parfois la rêverie s’arrête brusquement, mon cœur plonge dans une fosse de chagrin à la pensée de mon frère. Je comprends pourquoi Tonio ne m’a jamais dit un mot sur ce qu’il a vécu ici. »
Aux idées noires vient pourtant se substituer une seconde «fin du monde» tout aussi dramatique : une catastrophe nucléaire. On peut imaginer le vent de panique face aux radiations et on comprend que tout le monde cherche à fuir. Une chance que Joseph ne va pas laisser passer, quitte à tuer à son tour. Un meurtre avec un arrière-goût de vengeance.
Vient alors la partie du livre qui m’a le plus intéressé. Joseph choisit de s’installer dans la zone interdite pour échapper à la police.
Quelque part en France, il rejoue Robinson Crusoé sans Vendredi à ses côtés.
« Toute sa vie, il a été éduqué, habillé, noté, discipliné, employé, insulté, encavé, battu – par les autres. Maintenant, les autres, ils sont morts ou ils ont fui. Il est seul sur le causse. » Il est libre mais seul.
Avec un sens de la tension dramatique, qui avait déjà fait merveille dans Quand le diable sortit de la salle de bain, Sophie Divry va alors creuser dans la tête de Joseph Kamal et nous livrer les pensées d’un homme qui, pour l’avoir déjà perdu, va chercher encore un toujours un sens à sa vie. Magistral!

Trois fois la fin du monde
Sophie Divry
Les éditions Noir sur Blanc / Notabilia
Roman
235 p., 16 €
EAN : 9782882505286
Paru le 23 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris puis en Province dans une région qui n’est pas précisément définie

Quand?
L’action se situe dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après un braquage avec son frère qui se termine mal, Joseph Kamal est jeté en prison. Gardes et détenus rivalisent de brutalité, le jeune homme doit courber la tête et s’adapter. Il voudrait que ce cauchemar s’arrête. Une explosion nucléaire lui permet d’échapper à cet enfer. Joseph se cache dans la zone interdite. Poussé par un désir de solitude absolue, il s’installe dans une ferme désertée. Là, le temps s’arrête, il se construit une nouvelle vie avec un mouton et un chat, au cœur d’une nature qui le fascine.
Trois fois la fin du monde est une expérience de pensée, une ode envoûtante à la nature, l’histoire revisitée d’un Robinson Crusoé plongé jusqu’à la folie dans son îlot mental. L’écriture d’une force poétique remarquable, une tension permanente et une justesse psychologique saisissante rendent ce roman crépusculaire impressionnant de maîtrise.
« Au bout d’un temps infini, le greffier dit que c’est bon, tout est en règle, que la fouille est terminée. Il ôte ses gants et les jette avec répugnance dans une corbeille. Je peux enfin cacher ma nudité. Mais je ne rhabille plus le même homme qu’une heure auparavant. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Sophie Divry présente Trois fois la fin du monde © Production Les Éditions Noir sur Blanc

Les premières pages du livre
« Ils ont tué mon frère. Ils l’ont tué devant la bijouterie parce qu’il portait une arme et qu’il leur tirait dessus. Ils n’ont pas fait les sommations réglementaires, j’ai répété ça pendant toute la garde à vue. Vous n’avez pas fait les trois sommations, salopards, crevards, assassins. Les flics ne me touchent pas, à quoi bon, ils savent que je vais en prendre pour vingt ans pour complicité. Moi j’attendais dans la voiture volée. Quand j’ai vu la bleusaille, il était trop tard pour démarrer, ils se sont jetés sur moi, m’ont plaqué à terre. C’est de là que j’ai vu la scène, rien de pire ne pouvait m’arriver: Tonio tué sous mes yeux. Mais pourquoi ce con a-t-il fait feu ? Il était mon dernier lien, ma dernière famille. Notre mère est morte quand on avait vingt ans, on n’a jamais eu de père. Tonio assassiné, je suis désormais seul sur la terre, je n’ai plus d’amis, tous se sont détournés de moi, ni d’amantes, j’étais à ce moment-là célibataire, je n’ai plus qu’un immense chagrin qui me déchire, me révolte. J’en veux à mort aux flics, je m’en veux à moi aussi. J’aurais dû empêcher Tonio de faire cette connerie. J’étais sûr que ce braquage était une mauvaise idée, qu’il allait à sa perte. Mais comment est-il fait celui qui laisserait perdre son frère sans prendre le risque de se perdre avec lui? En ces temps-là, il y avait des frères, on se rendait des services et il y avait des hommes pour vous punir. Voilà pourquoi je me retrouve un soir devant la porte de la prison de F.
C’est le mois de juin, il fait chaud à l’intérieur du fourgon de police. Les précédentes nuits ont été si affreuses que je me suis assoupi durant le trajet. L’arrêt du moteur me réveille. La première chose que j’aperçois quand les flics m’extraient de la voiture, c’est une porte noire encastrée dans un mur d’enceinte de vingt mètres de haut, un mur tout en béton. Un des deux flics m’enlève les entraves que j’ai aux pieds. L’autre appuie sur l’hygiaphone. Une caméra de surveillance cligne au-dessus de nous Le métal de la porte renvoie la chaleur de cette fin de journée. Mes yeux sont douloureux, j’ai trop pleuré les nuits précédentes. Derrière nous, il y a des champs jaunes et secs, je remarque qu’ils viennent d’être moissonnés. Encore un centre de détention établi loin des villes, posé au milieu de champs plats et mornes, sans reliefs saillants où poser le regard. À quelques centaines de mètres, je vois une rangée de pavillons minables, sans doute construits là pour loger des gardiens, à l’écart eux aussi de toute société. Le soleil se couche entre ces maisons. Mais je ne peux pas contempler plus longtemps. La porte noire s’est ouverte, une main grise en sort, attrape la chaînette reliée à mes menottes et me tire de l’autre côté du seuil. On avance vers une seconde enceinte à peine moins haute que la première et surmontée de barbelés. Je marche sans rien dire. Au-dessus de nous, un filet de sécurité découpe le ciel en petits carrés. Le portier me fait franchir ce second mur par un portail grillagé. Au passage, je croise son regard, affreusement vide. À présent c’est une cour triangulaire, bitumée, qui semble servir de cour de livraison. Devant nous un bâtiment délabré de quatre étages dont les fenêtres sont dépourvues de barreaux. C’est sans doute le bâtiment administratif du complexe pénitentiaire. »

Extraits
« Et je sens que règne ici un continent de règles et de termes qu’en tant que primaire j’ai intérêt à assimiler au plus vite. Je repense à Tonio, je me demande pourquoi mon frère ne m’a jamais dit un seul mot sur ses années de prison. Ça me serait utile aujourd’hui. Mais il est vrai que je n’étais pas censé m’y retrouver. C’était lui le voyou de la famille, pas moi. »

« Je suis en manque de tout : confort, nourriture, sommeil, calme, affection. La promiscuité est répugnante. Ce que je suis en train de vivre me sidère tellement, je me dis ce n’est pas possible, on va me sortir de là, c’est une blague, un cauchemar, ce scandale va cesser. Les gens du Dehors ne savent pas, l’apprendront, vont faire quelque chose. Une pareille abomination ne peut pas se passer dans mon pays. »

« J’analyse le piège dans lequel je suis tombé. Et cela m’ouvre des perspectives qui, tout en m’effarant, renforcent ma haine. Ce n’est plus une haine étroite et médiocre, celle des premières humiliations, non, c’est une haine comme une drogue dure. Elle fait jaillir dans le cerveau des consolations fantastiques. Elle caresse l’ego. Elle transforme l’humiliation en désir de cruauté et l’orgueil en mépris des autres. Je ne hais plus seulement les matons, je hais aussi cette engeance de damnés qui croupit là, encline à la soumission, complice des guet-apens. Dans cette cellule étroite, sans matelas, mes pensées-haine se répercutent d’un mur à l’autre. Je m’y adonne avec plaisir, suivant de longues fantaisies mentales où moi seul, brûlant la prison, reçois le pouvoir de vie ou de mort sur les détenus et les gardiens, les faisant tour à tour pendre, brûler vif, empaler. Parfois la rêverie s’arrête brusquement, mon cœur plonge dans une fosse de chagrin à la pensée de mon frère. Je comprends pourquoi Tonio ne m’a jamais dit un mot sur ce qu’il a vécu ici. »

À propos de l’auteur
Sophie Divry est née en 1979 à Montpellier et vit actuellement à Lyon. Elle a publié cinq romans – La cote 400; Journal d’un recommencement; La Condition pavillonnaire; Quand le diable sortit de la salle de bain et Trois fois la fin du monde ainsi qu’un essai, Rouvrir le roman. (Source: Les éditions Noir sur Blanc)

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