Le café suspendu

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En deux mots
Jacques Madelin a suivi un amour de vacances jusqu’à Naples et s’il ne l’a pas trouvé il est resté dans la ville auprès de son ami Mauricio qui tient le Nube, un café qui est désormais un formidable observatoire et le bureau qui lui permet de retracer la chronique de plus de quatre décennies.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’ami prodigieux

Amanda Sthers nous offre un voyage à Naples avec ce nouveau roman. Dans les pas de Jacques Madelin, un amoureux transi qui décide malgré ses déboires de s’installer au-dessus du café de son ami Mauricio, elle réussit une formidable chronique qui court sur quatre décennies. Brillantissime!

Pour commencer cette chronique, il me semble opportun de commencer par expliciter le titre choisi par Amanda Sthers, car il explique tout à la fois le lien entre les récits qui composent ce livre et sa construction. Nous sommes à Naples, une ville dans laquelle une sympathique coutume a été instaurée. Lorsqu’on commande un café, on peut en régler un second indiqué sur l’ardoise du bar comme un café sospeso : un café suspendu, c’est-à-dire un café qui sera offert à une personne qui n’a pas les moyens de le payer. Si l’origine de cette tradition est vague, elle n’en offre pas moins au narrateur qui vit dans un petit appartement au-dessus du bar de Mauricio Licelle, son meilleur ami, l’occasion de découvrir tout à la fois les donateurs et les bénéficiaires de leur générosité.
Le café Nube est un poste d’observation idéal pour Jacques Madelin, arrivé dans la capitale de la Campanie a 30 ans pour y retrouver un amour de vacances et y vivant toujours 42 ans plus tard. «J’ai perdu l’amour mais je suis resté dans la ville.»
Voici venu pour lui l’heure de nous restituer la chronique des décennies passées dans l’estaminet, sept histoires qui «toutes sont liées par ce fil invisible qu’est le café suspendu».
La première met en scène deux femmes amoureuses du même homme, deux rivales qui vont finalement essayer de trouver un terrain d’entente, quitte à en faire payer le prix au mari et amant. Ce dernier, comme souvent en pareil cas, étant le dernier à apprendre ce qui se trame dans son dos.
Arrive ensuite Chen, un docteur pratiquant une médecine Chinoise Ancestrale qui ne va pas tarder à trouver des patients conquis par son savoir. Mais ce n’est qu’après avoir rencontré Jacques et découvert le café suspendu qu’il pourra à son tour arrêter de déprimer et d’avoir le mal du pays en y voyant une similitude avec son art: «Vous comprenez alors la médecine chinoise ! Nous anticipons comme vous le faites. Le mal est invisible mais vous savez qu’il existe et vous rétablissez l’harmonie.»
Suivra la rencontre dans des conditions assez rocambolesques de Lucie et Ferdi, une rencontre placée sous la figure tutélaire de Diego Maradona, l’idole des tifosis et qui nous donnera aussi l’occasion de côtoyer «des choses qui ne sont pas élégantes… pas honnêtes… Des choses en lien avec la… Des choses pas belles.» Le terme qu’il ne faut pas prononcer ici est Camorra.
Nous ferons aussi connaissance avec Agrippina, dont la mythomanie deviendra légendaire, à tel point qu’après sa mort elle continuera à vivre en chacun des habitués grâce à ses anecdotes et de légendes, mais aussi à travers sa petite fille Chiara, à la recherche d’un bonheur qu’elle pense impossible.
C’est avec une autre femme, Livia, que va se refermer ce roman qui vous réservera bien des émerveillements. Livia donnera par exemple à Jacques l’occasion d’intégrer le chœur dans lequel elle chante mais aussi de découvrir un tableau du Caravage, Les Sept Œuvres de miséricorde.
Caravaggio_Sette_opere_di_MisericordiaAjoutons à ce résumé deux Intermezzo qui nous livreront des éclaircissements sur la biographie du narrateur et je n’aurais encore rien dit sur l’élégance de la plume de la romancière, sur sa formidable érudition qui font de ce livre un précieux guide touristique et sur cette habile construction qui permet de lier les histoires entre elles en faisant se croiser des personnages, en les faisant réapparaître après des décennies. Des années 1980 à aujourd’hui, c’est aussi un pan d’histoire contemporaine qui se dévoile, du tremblement de terre de Monteforte Irpino jusqu’au confinement en raison de la pandémie. Bref, n’hésitez pas à arpenter les rues de Naples avec ce précieux guide, ses attachants personnages et sa précieuse philosophie. Il se pourrait même que vous croisiez Elena Ferrante!
Après la confession épistolaire d’Alice à son masseur japonais, reparti au pays du soleil levant dans Lettre d’amour sans le dire, Amanda Sthers apporte avec ce seizième roman toute l’étendue de son talent.

Pour ceux qui seront à Mulhouse le 29 juin prochain à 20h, signalons la conférence-rencontre avec Amanda Sthers organisée par la librairie 47° Nord et animée par Antoine Jarry et Alexis Weigel

Le café suspendu
Amanda Sthers
Éditions Grasset
Roman
234 p., 19 €
EAN 9782246831525
Paru le 4/05/2022

Où?
Le roman est situé en Italie, principalement à Naples et dans les alentours.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Lorsqu’on commande un café à Naples, on peut en régler un second qui sera offert à qui n’aura pas les moyens de s’en payer une tasse. Il est indiqué sur l’ardoise du bar comme un café sospeso : un café suspendu. Voici un récit composé de sept histoires que j’ai recueillies par bribes au café Nube pendant les quarante dernières années. Toutes sont liées par ce fil invisible qu’est le café suspendu. Du côté de celui qui offre comme de celui qui reçoit, la vie passe dans cette tasse… »
Le narrateur, Jacques Madelin, un Français installé à Naples après une déception amoureuse, passe le plus clair de son temps installé au café, juste en bas de chez lui, à prendre des notes en observant les personnes qui se croisent, se cachent ou se cherchent, les rencontres amoureuses ou amicales qui se tissent. La peau d’un crocodile de légende transformée en un étrange sac, une femme trompée qui s’arrange avec la maîtresse de son mari pour garder ce dernier, une jeune femme qui doit se débarrasser du foulard légué par sa grand-mère pour retrouver le goût de vivre, un écrivain aux mille visages, un homme qui a peur de dormir, et même un médecin chinois qui veut soigner les gens en bonne santé…
Tout en racontant des histoires pleines d’humanité, de fantaisie, de souvenirs, de récits historiques, légendaires ou imprégnés de psychanalyse, Jacques dessine au fil des pages un bouleversant autoportrait. C’est aussi un livre sur la charité, sur la manière dont la prodigalité se répercute sur nos destins.
Le talent de conteuse d’Amanda Sthers fait merveille, alliant grâce poétique, peinture des sentiments et évocation d’une ville à l’atmosphère unique.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter (La bande originale Nagui)
Point de vue (Jessica Louise Nelson)
The Unamed Bookshelf
Femme actuelle (secrets d’écriture)
Les Échos (Henri Gibier)
Nice-Matin (Aurore Harrouis)
Le blog de Gilles Pudlowski
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Joellebooks


Amanda Sthers est l’invitée de Sandrine Sebbane pour parler de son nouveau roman Le café suspendu © Production RCJ

Les premières pages du livre
Ouverture
(à l’italienne)
Si vous fermez les yeux, vous entendrez les linges qui dansent au vent comme autant d’étendards, les mâts clinquants des bateaux, les voix qui rient ou crient au loin, la mer Tyrrhénienne qui s’en va et revient, quelques Vespa agiles, et tout ce chœur improvisé vous dira qu’un chemin est gravé sous les semelles de ceux qui foulent les pavés napolitains. Il y a dans Naples une injonction organique, une boucle de l’Histoire à laquelle on doit se soumettre, une sensation aiguë du destin. On ne peut échapper à ce que cette ville a inscrit dans le livre de notre vie, on doit s’y résoudre comme on s’abandonne malgré la peur dans les bras de l’être aimé.
Mon nom est Jacques Madelin, j’ai soixante-douze ans. Je suis français mais une histoire m’a mené dans la baie de Naples il y a quarante-deux années. J’ai perdu l’amour mais je suis resté dans la ville. Je vis dans un petit appartement au-dessus du bar de Mauricio Licelle, mon meilleur ami. Le café Nube appartenait à son père et son grand-père avant lui. Nube veut dire nuage ; de lait, de pluie, dessin dans le ciel ou annonce d’un orage. Nuage comme le flou de mon cœur incapable d’aimer à nouveau.
Lorsqu’on commande un café à Naples, on peut en régler un second indiqué sur l’ardoise du bar comme un café sospeso : un café suspendu, offert à qui entrera sans avoir les moyens d’en payer une tasse. Certains disent que cette tradition a été initiée lors des années douloureuses de la Seconde Guerre mondiale, elle serait née de l’habitude d’une bande de copains qui laissaient toujours un peu plus d’argent car ils ne savaient jamais lequel d’entre eux avait pensé à régler l’addition ; certains la font remonter au dix-neuvième siècle, lorsqu’il existait encore des cafetiers ambulants qui se promenaient avec deux gros récipients, l’un empli de café et l’autre de lait. Quand ils croisaient un malheureux, ils lui tendaient le café suspendu qu’un homme plus fortuné avait payé avec le sien, par solidarité et sans doute, dans ce pays imprégné de chrétienté, par charité. Un ami m’a dit que je me trompais, que c’est le fameux acteur Totò, proche de ses racines et généreux, qui en était l’instigateur. Peu importe son origine, le café sospeso vit encore aujourd’hui. On a beau faire une mauvaise réputation à Naples et recommander de prêter attention à son sac quand on s’y promène, il y a des tasses fumantes de générosité partout dans la ville.

Je suis caricaturiste de profession. Le soir, sur la piazza del Plebiscito, je croque les touristes de passage. Parfois, je ne veux pas aller si loin et je marche quelques minutes jusqu’à la piazza del Mercato. La journée, j’écris dans un coin du café. Mauricio accomplit toujours les gestes de la matinée de façon identique et dans le même ordre. À sept heures, il ouvre la porte en fer, recule de quelques pas pour admirer son palais depuis le milieu de la rue, on dirait un enfant qui aurait grandi dans la nuit. Parfois, on sent encore l’odeur du poisson fraîchement livré au restaurant de la rue derrière. Marcello entre. Il allume une seule lumière, cela suffit. Le bar est propre mais il l’inspecte. Bientôt, on lui portera les cornetti à la crème de la boulangerie de sa cousine et il les installera dans la petite vitrine au bout du bar. Dans l’arrière-boutique, il dépose son veston sur un crochet, déboutonne sa chemise et reste en débardeur blanc. Il s’empare d’un sac en toile de jute plein de grains de café et remplit la machine par une trappe qui s’ouvre sur le haut. Il s’assure qu’elle est bien fixée à l’arrivée d’eau et l’allume. Le petit voyant rouge déclenche alors en lui une satisfaction qui s’exprime souvent par un sourire. Tandis que l’eau chauffe, il trace le menu du jour d’une écriture précise. Sa femme Maddalena cuisine dans leur appartement juste en face, il ira chercher les grands plats recouverts de papier d’aluminium en fin de matinée. Après le service, ils déjeuneront ensemble, feront la sieste et Mauricio redescendra pour ouvrir le bar à seize heures trente précises. Quand il écrit le repas au tableau, il pense toujours « encore quelques heures et c’est à mon tour de manger ! ». S’il ne reste pas de café suspendu de la veille à l’ardoise, Mauricio en indique un. Puis, il fait couler le premier café de la journée et le boit. Court. Très chaud. Légère crème couleur noisette. L’espresso italien a la pointe d’amertume qu’il faut pour marquer le palais, loin du café apprécié par les puristes, trop torréfié selon eux, charbonneux alors qu’il devrait avoir des parfums fermentés comme le vin. Je ne suis pas un spécialiste mais jamais je n’ai goûté de café meilleur que dans le sud de l’Italie. Rares sont ceux qui s’asseyent pour boire leur café. Les petits déjeuners s’avalent au bar dans une cohue joyeuse, jus d’orange sanguine mêlé à la grenade débarrassée de ses pépins par une machine qui n’existe qu’à Naples, gourmandises englouties à la va-vite, du sucre plein les mains. Blagues à la criée. On croirait les salles de marchés boursiers de l’époque où tout le monde hurlait pour vendre et acheter. Nul ne veut rater cette plongée matinale dans la vie. Même les vieux se calent contre le comptoir. Sur les banquettes, on retrouve les dodus, ceux qui comptent rester, ceux qui doivent convaincre une femme de se déshabiller, un homme de signer un chèque, un père de les écouter enfin, et moi, assis avec mon stylo comme dans un bistrot français à ma place habituelle, à l’angle droit du café Nube. Certains retirent leurs alliances chaque matin. Quand une femme entre, il y a un frémissement dont elle se réjouit, les regards s’unissent pour célébrer sa beauté, les voix se font plus fortes sans agressivité. Il faut en être témoin pour comprendre comment les Napolitains regardent les femmes. Un sourire, un café et on s’en va dans la ville sous les yeux du Vésuve. Mauricio aime à me rappeler qu’il est considéré comme le volcan le plus dangereux du monde avec un ton de fierté, comme si cela glorifiait la masculinité napolitaine.

Avant d’être ce liquide noir, le café est un fruit rouge, il suit le chemin de l’amour. Les grains naissent dans des caféiers, petits arbustes qui vivent cachés à l’ombre des sous-bois, si on ouvre leurs fruits charnus, on trouve deux grains verts qui attendent d’être moulus, broyés de chagrin, réduits à la couleur de la cendre. Il m’a fallu du temps pour comprendre que le monde des impressions dépasse de beaucoup celui que l’on considère comme réel. Il y a dans ce qu’on appelle l’intuition, la part essentielle de la vie. Nommez-la : instinct, sensation, atmosphère ; je pense tout simplement à l’espace qui contient l’amour, abrite la haine avant qu’elle ne se loge dans les poings, l’espoir qui fait courir plus vite, la peur aussi, le dégoût, la méchanceté, et le plaisir avant qu’il ne devienne orgasme. J’ai toujours su que mon ouvrage consistait à appréhender cette abstraction pour en faire des mots, des images, des valses d’émotion afin de lui donner une forme. Chaque artiste tire cette couverture invisible du côté qu’il croit être juste ; parfois il prend sa revanche sur la surdité des autres à ce qui l’a fait souffrir, souvent, il pense détenir le secret de la morale. Aujourd’hui, j’ai la conviction que faire le bien c’est avant tout accepter les émotions flottantes sans laisser leurs ondes sales nous articuler tels des pantins de chair. Maintenant que je vieillis, j’ai l’impression qu’une tasse de café suspendu a parfois plus de valeur qu’une œuvre d’art. Du côté de celui qui laisse comme de celui qui reçoit, la vie passe dans cette tasse qu’on tend dans son imaginaire ou qu’on accepte de mains inconnues. Ce qu’on offre, ce n’est pas un café, c’est le monde autour, du chahut à partager, des regards à croiser, des gens à aimer.
Voici un récit fait de sept histoires que j’ai recueillies par bribes au café Nube pendant les quarante dernières années, toutes sont liées par ce fil invisible qu’est le café suspendu.

La peau du crocodile
1982
Il n’y a pas de crocodile à Naples mais un spécimen rare a vécu dans le Maschio Angioino, un château médiéval construit au treizième siècle lorsque la ville est devenue la capitale du royaume de Sicile à la place de Palerme. On l’a retapé à la Renaissance mais il est resté assez laid. Aujourd’hui, le bâtiment est un simple musée mais jadis, en plus d’avoir été utilisé pour stocker des céréales, ses donjons ont renfermé les criminels les plus dangereux de la région. Malgré les murs épais et une surveillance étroite, ceux-ci parvenaient régulièrement à s’échapper à la barbe des gardes sans être jamais retrouvés. Après des mois d’enquête, on comprit qu’un navire avait rapporté d’Afrique à son bord un immense crocodile qui se pourléchait les babines à l’odeur des détenus et en avait fait son repas favori. Il se murmurait que le reptile, qui devait servir la vengeance d’un marin cocu, avait pris la fuite dès l’ancre jetée dans le port. Naples ne se contente jamais d’une façon de raconter une histoire : aussi, dans les quartiers du nord de la ville, on disait que le reptile venait en réalité d’Égypte et qu’il servait à faire dévorer les amants encombrants de la reine Jeanne II. Cette version est la favorite des écrivains, elle fut immortalisée par Croce et Dumas. Quoi qu’il en soit, le crocodile n’avait jamais été vu, mais des empreintes aux alentours de la forteresse trahissaient sa présence et certains juraient avoir aperçu sa queue écaillée glisser dans les couloirs du château. Toute la garde se mobilisa, aidée de la maréchaussée. On posta deux hommes dans la tour pour scruter les environs sans relâche. Cela aurait pu durer longtemps car les vieux crocodiles sont capables de tenir deux années dans un état de léthargie sans avaler une bouchée, subsistant sur leurs réserves. Heureusement, celui-ci était un adolescent (en âge de crocodile) gourmand de surcroît. Après plusieurs jours de chasse où l’on perdit des braves, l’animal fut finalement capturé par un simple garde à l’aide d’une jambe de vache qui servit d’appât ou, selon les quartiers du nord, grâce au célèbre Ferrante D’Aragona qui l’étouffa avec une cuisse de cheval. On le fit empailler en grande pompe pour décorer la porte d’entrée du château.
C’est aujourd’hui une légende qu’on aime raconter aux enfants. Peu de gens savent en revanche que le bas-ventre de l’animal, caché contre le mur qu’il orne désormais, est cousu de tissus. Un morceau de sa peau écaillée a servi à fabriquer un sac à la couleur étrange et au raffinement exquis que Fernanda porte à son bras aujourd’hui et dont elle extrait un mouchoir. Benedetto lui a raconté l’origine de son sac en le lui offrant pour leurs vingt ans de mariage. Il tenait cette information de l’antiquaire de via San Gregorio Armeno à qui il avait acheté cette pièce rare et mystérieuse, à la fois immonde et attirante, comme Fernanda elle-même.
Luigi, le petit brocanteur moustachu, maigre mais au ventre proéminent, roublard et malin comme un singe, racontait les histoires les plus saugrenues autour de chacune des curiosités de sa boutique. Cela devenait une part de l’objet lui-même. L’important était-il que ses anecdotes soient vraies ou que l’on veuille y croire et puisse les répéter à son tour ? Son échoppe mythique, située au centre d’une ruelle étroite du vieux Naples, exposait pêle-mêle des bijoux anciens, des fourrures, des sacs précieux et des ensembles de crèches typiques de la région, figurines de terre cuite ou de bois ; mangeoires-lits faits à la main, statuettes de Pulcinella et paires de tambourins napolitains, mais aussi des livres de magie et grigris africains. Il vendait également de la boutargue, des anchois frais et du cacao originaire du Pérou. Luigi ajouta sur le ton du secret que le sac avait des vertus, il transformait la vie de ses propriétaires comme les crocodiles font peau neuve. Malgré son imagination débordante, Luigi n’aurait jamais pu penser en vendant ce sac à Benedetto que sa femme Fernanda s’y agripperait le lendemain avec désespoir ni qu’il serait, en effet, le début d’une mue et l’un des personnages d’une aventure rocambolesque. Le crocodile du château n’avait pas dit son dernier mot.

Fernanda ne savait pas que je l’observais depuis le balcon de ma fenêtre alors qu’elle ravalait ses larmes en regardant discrètement l’intérieur du café Nube. Sa laideur classieuse me fascina sur-le-champ et la tristesse ne faisait qu’ajouter à sa figure tragique. J’ignorais alors ce qui se jouait.
Si j’avais pu voir l’intérieur du café, j’aurais reconnu les protagonistes d’une histoire qui avait commencé deux mois plus tôt, vers la fin mars. J’étais assis au fond du café, à ma place de prédilection, quand Benedetto Livari entra de bon matin. Benedetto n’était pas un habitué mais, ce jour-là, il attendait neuf heures pour sonner chez un de ses locataires qui ne le payait plus depuis des mois. Benedetto, dont les cheveux originellement d’un roux terne étaient désormais blancs, possédait grand nombre de biens immobiliers et hôtels à travers Naples, Ravello et Positano ; une entreprise florissante de yaourts au citron et une chapellerie qui produisait des feutres de toute beauté seuls capables de rivaliser avec les Borsalino, ses ennemis jurés. Quand les choses lui résistaient, Benedetto n’envoyait jamais ses employés, il préférait régler les problèmes en personne. Cela lui donnait la satisfaction de pouvoir. Il s’apprêtait donc à sonner chez ce malotru et à le déloger s’il ne le payait pas sur-le-champ.
Depuis son réveil, il s’était conditionné pour être d’humeur bourrue. Une chaleur inhabituelle, levée avant le soleil, l’écrasait. Il commanda son café et s’assit. Lui qui habituellement se tenait debout au bar se sentait fatigué, triste même. Il perdait goût à ses rituels qui lui semblaient jadis réconfortants mais ne ressemblaient plus qu’à l’embout d’un entonnoir, une existence étroite et sans amplitude dont les perspectives ne cessaient de se réduire. Benedetto se demandait si ses belles années n’étaient pas derrière lui et s’il était possible que ses pieds aient grandi tant ses chaussures lui faisaient mal, quand la passion fit son entrée au Nube en la personne de Silvia Preziosa, ma voisine de palier. Encombrée de seins volumineux, à l’étroit dans une robe rouge vif, son petit chien Fusilli dans les bras, elle demanda comme chaque matin s’il y avait un café suspendu à l’ardoise. Sans attendre la réponse de Mauricio, Benedetto s’empressa de dire qu’il le lui offrait et qu’elle « éclairait sa matinée », une formule de politesse pour un Napolitain qui s’adresse à une femme. Il ajouta qu’elle le rendrait le plus heureux des hommes si elle voulait bien s’asseoir à sa table, et sa commande s’agrémenta de deux oranges pressées, de granités, de fruits, de ricotta et de biscuits pour qu’elle comprenne l’exaltation de Benedetto. Ce dernier ne laissait jamais de café suspendu, il avait en horreur les « scugnizzi », ces enfants des rues qui vivaient au jour le jour ; il refusait de cautionner cette liberté sauvage, mais un café pour une jolie femme, ça oui ! À la vue de Silvia, son épuisement l’avait quitté, la vieillesse qu’il croyait sentir rôder dix minutes auparavant n’était plus qu’un horizon lointain et il avait oublié ses mocassins étroits. Les joues de Silvia s’empourprèrent. Assortie à sa robe, elle se confondit en excuses : elle était si étourdie ! Elle avait laissé les clés chez elle en allant sortir le chien et elle se retrouvait enfermée dehors sans argent…
Nous l’avions déjà entendu débiter ce refrain à plusieurs occasions mais elle était si convaincante que même les habitués du café Nube y croyaient. La mécanique de son imaginaire s’améliorait toujours et le cumul de détails habillait son récit à merveille. Ce matin-là, Benedetto oublia tout : le locataire insolvable, sa tristesse, ses colères et, surtout, l’alliance à son doigt boudiné.
À l’heure du déjeuner, Silvia pleurait dans ses bras en lui racontant son enfance tragique à Palerme et comme les hommes avaient profité d’elle sans jamais la protéger. Benedetto ne se souciait plus du tout de sa mission matinale, il buvait ses paroles, se sentait puissant et valeureux. Il avait la trempe d’un sauveur ! Alors qu’il ne se l’était pas encore formulé clairement, il pressentait que la dernière partie de sa vie s’articulerait dans les mouvements d’épaule de cette femme sensuelle, la tête blottie entre ses énormes seins. Benedetto avait une peau usée par le soleil et son nez semblait avoir été grignoté par le temps. Il gardait cependant l’attitude de ceux qui ont plu dans leur jeunesse, une forme d’assurance qui suffit à conférer aux hommes un charme fou. Il raccompagna Silvia chastement au bas de l’immeuble d’une amie qui avait un double de ses clés. Il la supplia de la revoir et finit par lui arracher un rendez-vous la semaine suivante, à la même heure, au café Nube, après lui avoir assuré que la bague à son annulaire n’était qu’un simple vestige de la déroute de son mariage et que son divorce était en cours.
J’imagine qu’il marcha le cœur léger jusqu’à son bureau, qu’il plaisanta, tarda à rentrer à la maison et trouva, à peine la porte franchie, qu’il faisait froid chez lui, que le menu était ennuyeux, Fernanda grise, ses enfants bruyants et son monde étroit, qu’il chercha toutes les taches de rouge dans son mobilier pour garder en tête le souvenir potelé et vivant de Silvia moulée dans sa robe coquelicot. La semaine qui passa dut lui paraître longue. Silvia et moi fumions des cigarettes sur le balcon que partageaient nos appartements. Elle m’avoua qu’elle trouvait réjouissante l’idée d’être riche, qu’elle avait été cruche et respectueuse toute sa vie et qu’elle en avait assez. Ses beaux jours étaient comptés. « Regarde ces rides autour de mes yeux, bientôt je serai craquelée de la tête aux pieds comme un vase japonais ! » Elle n’allait pas laisser Benedetto passer.
Silvia avait souffert, on l’avait battue, humiliée. Trompée par les hommes qu’elle avait aimés passionnément, elle savait pourtant comment s’y prendre quand elle n’était pas amoureuse, à quel moment baisser les yeux, jouer les timides, se refuser et enfin s’offrir tout en laissant le sentiment qu’elle cachait des parts de mystère à saisir. Je l’avais vue grandir, pour ne pas dire vieillir, perdre ses illusions, et le bruit de la clé dans sa porte le soir n’était plus le même que lorsqu’elle avait emménagé, insouciante, précipitée et chargée de rêves. Elle voyait Benedetto Livari comme sa dernière chance de revanche, ce serait déjà bien assez car le bonheur semblait ne pas vouloir loger dans sa vie. Dès leur second rendez-vous, Benedetto était mordu et c’est à elle qu’il pensait en achetant ce bout de crocodile à fermoir doré comme ultime cadeau d’anniversaire de mariage. Il avait prévu de dire à Fernanda qu’il la quittait lors des fêtes de Pâques après la visite de sa sœur. Il ne passerait pas un été de plus sans Silvia.

Un mois après leur rencontre, dans le lit à baldaquins de Silvia qui grinçait au-dessus du café Nube, Benedetto lui fit l’amour, assez piteusement, mais les hurlements de Silvia l’autorisèrent à croire en son pouvoir, ce qui rendit sa seconde tentative plus audacieuse, et sa troisième remarquable compte tenu de son âge et de ses piètres compétences en la matière. Silvia n’eut même pas à simuler tout le temps. Lorsque le raffut s’arrêta, Mauricio ravi et hilare offrit une tournée générale sous les applaudissements qui résonnaient jusque dans la chambre. Les amants allumèrent une cigarette pour deux comme des adolescents, et me demandèrent depuis le balcon, alors que j’étais en bas à la terrasse, si je voulais bien leur monter une des fameuses panacotta du café Nube. L’accent napolitain de Benedetto était marqué et il usait d’expressions cocasses, connues seulement par ceux qui comme lui avaient eu cette ville pour berceau. Silvia comprenait tout mais répondait dans un italien sophistiqué. Elle avait mis un temps infini à l’apprivoiser et le soignait comme sa peau qu’elle hydratait plusieurs fois par jour. Quand elle demanda à Benedetto s’il parlait également italien, l’italien de Milan, une langue qui semblait aller avec son compte en banque, il lui répondit en riant « Mais pour quoi faire ? Je suis napolitain, nous vivons à Naples, dans ma langue il y a cent cinquante façons de dire idiot, je les connais toutes, et un jour je te les apprendrai ! C’est la plus belle langue du monde ! Tu ne voudrais pas t’habiller en haillons, princesse ? Le napolitain, c’est mon costume, tu comprends ? ». Il finit son explication en lui mettant une pleine main aux fesses. Ils ricanaient, se bécotaient, les gens amoureux sont toujours puérils et agaçants. Du linge séchait devant la fenêtre de Silvia, une nuisette et des dessous rouges. Sa grand-mère lui avait appris à toujours porter la couleur de la passion pour empêcher le mauvais œil de s’abattre sur son destin. Elle avait oublié que c’était aussi la teinte du danger. Benedetto la regardait avec des yeux de merlan frit, c’était si beau, si simple, il retrouvait la morsure délicieuse des débuts de l’amour. Silvia tremblait qu’il s’en aille comme on a peur de perdre un billet de loterie dans une bourrasque et le suppliait de ne pas retourner chez lui, de ne plus la laisser trop longtemps seule. Il ne rentra que quelques heures cette nuit-là et repartit, prétextant un rendez-vous professionnel à quelques heures de route. Chargé de phéromones, il n’avait plus besoin de sommeil.
Ce que Benedetto ignorait, c’est que Fernanda l’avait pris en filature. Depuis plusieurs semaines, il ne mangeait plus de dessert, se parfumait à outrance et sifflait sous la douche. Cela avait suffi à son épouse pour comprendre que le danger rôdait autour de leur existence. Elle s’était imaginé un simple désir pour une autre, sans savoir que les hommes d’âge mûr, tout comme les jeunes femmes, le confondent facilement avec l’amour. Fernanda, tel un détective dans une mauvaise série B, s’accoutra d’un trench et recouvrit la moitié de son visage de lunettes noires à la Jackie Kennedy qui lui donnaient l’allure d’une vieille mouche. La vie de Fernanda était tissée de ses efforts, ses mensonges et ses luttes. Aussi quand, accrochée à son sac en crocodile, elle vit son mari attablé avec cette belle femme, elle en fut certes blessée mais pas offensée comme aurait pu l’être une personne qui penserait que les choses lui sont dues. Une fois son cœur pincé et le danger identifié, elle alla chercher en elle la solution. Que voulait-elle ? Se séparer de Benedetto ? Il n’en était pas question. Est-ce qu’il me voit comme une vieille peau ? Comme ce sac ? pensait Fernanda. Et au milieu de questions logiques se bousculaient des images… Où part l’odeur des fleurs quand elles fanent ? Où va l’amour quand il s’en va ? Est-ce qu’on parle pour qu’on nous entende ? Est-ce qu’on aime pour l’être en retour ? Est-ce qu’on pleure pareil toute seule ?

Elle observait Benedetto par la fenêtre du café Nube. Il n’était plus le bel homme qu’il avait été. Tempes dégarnies, joues creusées et bedon naissant lui donnaient pourtant une allure touchante aux yeux de sa femme. Fernanda avait fait le chemin inverse, de soins du visage en coiffeur dispendieux, elle avait transformé sa laideur en allure. Lorsque le couple adultère sortit du café après des promesses inaudibles mais assez expressives pour que Fernanda panique, il se sépara après un dernier baiser passionné. Le ventre noué, Fernanda laissa son mari s’éloigner et suivit sa rivale dans l’autre direction. Silvia n’était pas parfaite, elle avait des fesses un peu plus que rebondies, des seins opulents, une taille fine, ce qui lui donnait l’allure d’un sablier charnu. Elle monta dans un taxi pour se rendre via dei Mille et Fernanda faillit la perdre mais parvint à la retrouver dans les embouteillages napolitains à l’aide de son fidèle chauffeur, un moustachu du nom de Flavio qui économisait en secret pour épiler ses moustaches, couper et implanter des bouts de chair et se faire rebaptiser Flavia. On eût dit un très mauvais thriller au ralenti, le taxi était presque à l’arrêt, accessible en deux enjambées dans le brouhaha des klaxons et injures locales typiques d’une heure de pointe (Polentoni fascisti ! Rompiscatole ! Porca ! Puttana troia ! et autres réjouissances…). Les feux rouges ont toujours été optionnels pour les conducteurs napolitains chevronnés, avec pour résultat un chaos absolu où tout le monde est coincé mais se satisfait d’un sentiment de liberté totale. Impatiente et excédée par le trafic, Silvia claqua la porte du taxi et finit à pied. Benedetto lui avait donné une liasse de billets et lui avait ordonné de s’offrir les plus jolies robes d’été. Il projetait de l’emmener en croisière et de s’arrêter chez de vieux amis à Capri pour la leur présenter comme on expose un trophée de chasse. Essoufflée par la peur plus que par sa marche rapide, Fernanda suivit sa rivale dans la boutique et se glissa dans la cabine mitoyenne avec une robe identique, une taille en dessous. Au même moment, à l’autre bout de la ville, Benedetto pénétrait dans l’immeuble d’architecture mussolinienne qui abritait le cabinet de maître Pericone, un avocat spécialisé dans le droit de la famille, afin d’établir la façon de divorcer la plus efficace et la moins dispendieuse. (Détail du destin facétieux : un jour, maître Pericone tombera follement amoureux d’une certaine Flavia qui ne pourra lui donner d’enfant mais lui taillera des pipes comme seul un homme peut le faire et ensemble ils évoqueront les noms de Benedetto et Fernanda sans qu’aucun puisse avouer les circonstances de leur rencontre.) Les deux femmes sortirent ensemble de leurs cabines avec des tenues semblables. Ce qui était d’un chic fou porté par Fernanda devenait extrêmement sexy sur Silvia.

« Ça alors, c’est amusant ! » s’exclama la belle pulpeuse.
Fernanda la toisa des pieds à la tête et ravala ses larmes. La vendeuse ne savait comment vendre un article porté simultanément et de façon si différente.
« Deux femmes, deux robes mais vous êtes toutes les deux magnifiques ! »
« Ça ne me dérange pas d’avoir la même ! C’est amusant, on dirait des petites filles en uniforme. Et puis on voit que vous avez la classe… » reprit Silvia.

Elle était aimable, semblait gentille, mais Fernanda ne parvint pas à sourire, son sang-froid n’opérait plus et son cœur battait la chamade. Elle se rua dans la cabine, se déshabilla au plus vite, sortit de la boutique puis se ravisa alors qu’elle s’approchait de sa voiture. Après tout, elle n’avait pas à avoir honte, elle était une femme d’affaires, elle n’allait pas traiter le problème comme toutes les femmes au foyer éplorées. Non, Fernanda comptait agir ! Elle aurait bien voulu fumer à un moment pareil, seule dans la rue. Le mouvement de la cigarette à sa bouche lui aurait sans doute donné une contenance, elle aurait semblé moins tarte. Alors qu’elle l’attendait depuis une vingtaine de minutes devant la boutique, Silvia déboula enfin, encombrée de sacs plus que de remords. Fernanda s’avança vers elle, la tête haute. Dans un souffle clair et tranchant, elle lui cracha des mots simples au visage :
« Je suis Fernanda, l’épouse de Benedetto. »
Un temps.
« Je… Je ne comprends pas. »
Silvia semblait perdue, comme on met du temps à habituer ses yeux à la pénombre, mais la voix de Fernanda était ferme et sa posture impeccable se voulait rassurante.
« Je suis certaine que si, mais ne vous affolez pas. Je ne désire pas de scandale. Pouvons-nous juste partager un café toutes les deux ? »
Silvia marqua un arrêt mais Fernanda lui ordonna de marcher d’un simple mouvement de tête. Elles montèrent dans la voiture. Silvia se mit à trembler.
« Je ne vous ferai pas de mal, ne vous inquiétez pas. Je ne suis pas une cocue hystérique. »

Les deux femmes roulèrent en silence sous l’œil curieux du chauffeur dans le rétroviseur. Il les reluquait et se demandait s’il préférait qu’on lui implante de gros seins sensuels à la façon de Silvia, ou une poitrine ferme et légère qui affinait la silhouette entière, comme celle de Fernanda. Elle avait indiqué le café Nube à Flavio qui fonçait dans les rues de la ville à bord de la vieille Mercedes, « c’est très charmant » avait-elle repris comme si Silvia ne connaissait pas l’endroit. Fernanda aimait les boucles, cela lui plaisait que ce qui avait été découvert en cet endroit se règle ici aussi. Elle ignorait que c’était également le lieu de la rencontre de son mari et sa maîtresse et qu’elle faisait de moi un voyeur comblé lorsqu’elle s’assit sur une banquette, à côté de ma place habituelle au fond de l’établissement. Silvia avait du mal à faire tenir son gros sac sur une chaise et le posa près de moi en jetant une œillade digne d’un appel au secours. Je fis alors mine d’écrire mais j’écoutais la moindre bribe de conversation. Fernanda commanda deux cafés sans demander à Silvia si cela lui convenait.

« Je n’ai pas l’habitude de prendre des chemins de traverse, je vais être claire et précise : combien voulez-vous ?
— Pour ?
— Pour disparaître.
— Cette fois je ne comprends vraiment pas.
— Mon mari avait un certain attrait quand je l’ai épousé mais aujourd’hui son portefeuille est beaucoup plus séduisant que le reste, il se trouve que son portefeuille, c’est moi. Il est à l’heure actuelle chez maître Pericone qu’il ignore être un ami de la famille et qui lui signifiera que tout m’appartient. S’il me quitte, ce sera une main devant et une main derrière. Je vous assure que pauvre, vous lui trouverez beaucoup moins de charme. Il est à moi, vous comprenez ? Nous avons deux enfants. J’y suis attachée ainsi qu’aux convenances. Je suis prête à financer votre départ de sa vie de façon à ce qu’il me revienne sans chagrin d’amour violent.
— Je ne suis pas une prostituée, madame.
— Justement, que diriez-vous de deux millions de lires pour ne plus coucher avec mon mari ? Lui dire que vous êtes enceinte d’un autre homme. Et disparaître pour rejoindre un ami imaginaire sans jamais faire machine arrière ? »
Silvia marqua une légère hésitation. Aucun jeu télévisé ne m’avait jamais fait palpiter de la sorte. Je ne respirais plus de peur qu’elles n’aillent continuer leur discussion plus loin.
« Quatre millions, articula Silvia avec douceur.
— Pour une jeune femme bien sous tous rapports, vous avez le sens de la démesure.
— Je ne veux pas regretter.
— Où irez-vous avec cet argent ?
— Je ne sais pas.
— Décidez-vous. Et ne me parlez pas de Capri ni même de Rome. Je vous demande d’aller loin. Pensez exotique ! dit-elle en tenant son crocodile comme un bouclier.
— Vous avez un très joli sac. »

Un rendez-vous fut pris le matin suivant pour procéder au transfert de fonds et régler les détails du déménagement de Silvia. Fernanda demanda à ce que les mesures soient applicables immédiatement, serra la main de l’ennemie qu’elle avait soumise au pouvoir de l’argent, puis elle se leva avec un sourire de courtoisie. Sans me jeter un regard, elle me souffla : « Nous nous reverrons. »

Au même moment, Benedetto tapait du poing sur la table. Il devait bien y avoir un moyen ! Certes, Fernanda avait initié les affaires et le départ de cette fortune était son bien immobilier hérité de sa grand-mère mais depuis des années c’était lui, lui Benedetto qui gérait le groupe d’une main de maître ! Maître Pericone devait le comprendre, il ne pouvait être bloqué pour toujours avec la même femme ! Il devait récupérer une partie de cet argent, des sociétés qui étaient les siennes également ! « C’est légitime, n’est-ce pas ? » Puis Benedetto lui souffla, mielleux, que sa douce avait des sacrées copines et qu’avec son statut d’avocat et sa barbe taillée en pointe, il pourrait faire des ravages dans ce petit groupe de femmes sensuelles et peu farouches. Cette attention remua maître Pericone qui baissa le ton de sa voix… Il existait bien un moyen mais il n’était pas tout à fait légal et maître Pericone ne pouvait décemment conseiller à Benedetto de procéder de la sorte. Il voulait bien, en dehors du cabinet, disons à une table de restaurant, lui dire toutes les choses affreuses qu’il ne fallait surtout pas faire. Ensuite, Benedetto oublierait ce qu’il avait entendu, et maître Pericone ne serait responsable de rien. Les deux hommes se sourirent satisfaits, un souper fut fixé le lendemain. Les principes sont faits pour être accommodés à la sauce de chacun.

Le soir même, je dînais chez Mauricio et sa femme Maddalena, je leur racontais toute l’histoire. Ils ne pouvaient en croire leurs oreilles mais je leur jurais que je n’avais rien inventé. Nous avons ri jusque tard dans la nuit et Maddalena raconta avec humour qu’elle aurait au contraire donné de l’argent à Silvia pour qu’elle embarque son mari au loin !
Ailleurs dans la ville, Fernanda regardait Benedetto dormir avec le sourire satisfait d’un homme transi. Il était touchant, même amoureux d’une autre, pensa Fernanda traversée de sentiments contradictoires. Son envie de revanche était adoucie par l’affection que se portent les êtres en couple depuis si longtemps que leurs odeurs se confondent. Elle se souvenait précisément de la première fois qu’elle avait vu Benedetto. Ses cheveux roux avaient allumé un feu dans son ventre, un désir qu’elle n’avait jamais connu avant, comme une gifle. Il avait l’assurance des hommes qui plaisent. Pas qu’il fût extrêmement beau, mais il était frondeur, ne baissait pas les yeux, savait sourire en coin et envoyer des clins d’œil. Il avait commencé sa vie amoureuse en brisant le cœur de la plus belle fille du lycée, un peu malgré lui, par une série de chances et circonstances favorables, et ce statut d’homme qui plaisait ne l’avait plus quitté. Il avait vingt ans, travaillait dans le restaurant de son oncle et roulait sans casque sur une Rumi Formichino jaune. Fernanda avait dû se retenir d’ouvrir la bouche devant lui tant il répondait à ses fantasmes de jeune femme. Benedetto ne l’avait pas regardée, Fernanda se savait disgracieuse avec son nez trop long mais, sûre de l’exception de son destin, elle s’autorisait à rêver haut et se sentait prête à l’action. Elle voulait se donner à lui tout entière. Elle alla à l’église pour allumer un cierge et formula clairement l’envie que cet homme la possédât. Les parents de Fernanda ne vivaient pas dans la pauvreté mais leurs boulots simples et fatigants ne leur permettaient aucun luxe. La mère de Fernanda était d’une beauté ravageuse. On murmurait qu’elle avait été prostituée, ce qui expliquait que personne dans la famille de son père ne leur adressât la parole : il avait tourné le dos à sa famille et à sa fortune par amour. Fernanda n’hérita pas des traits parfaits de sa mère, elle était malheureusement le portrait craché de sa grand-mère paternelle, telle une revanche de la vieille dame qui maudissait la catin qui lui avait volé son fils préféré. La mère de Fernanda pensait à sa belle-mère dès qu’elle posait les yeux sur sa fille, aussi elle passa beaucoup de temps à les détourner de Fernanda qui grandit seule avec ses rêves. Le lendemain des prières de Fernanda qui supplia Dieu de lui envoyer un signe ou de foudroyer d’amour Benedetto afin qu’il l’enlève à ce foyer minable, sa grand-mère paternelle mourut. Elle lui laissa pour héritage la maison familiale à condition que ses parents ne puissent y habiter. Fernanda sentit qu’une partie des réponses du Seigneur tout-puissant à ses supplications s’articulaient autour de cet événement, qu’elle avait en quelque sorte tué sa grand-mère. Loin de la désoler, cela l’enivra d’un pouvoir qu’elle ne voulait plus perdre. Et si Dieu n’était pas toujours fiable, l’argent l’était. Elle n’avait que dix-neuf ans mais transforma la maison familiale en un hôtel de luxe, début d’une fortune qu’elle s’acharna à construire. Peu à peu, elle prit des parts dans les sociétés de ses fournisseurs d’huile d’olive, de savons, s’offrit un second hôtel et des robes assorties, une voiture décapotable, un chat persan, puis des robes sur mesure qui lui donnaient de l’allure. Tout s’achetait, jusqu’au garçon aux cheveux roux qu’elle fascina et qui répondit à son désir. Les premières années, ils firent l’amour comme des bêtes. Fernanda était insatiable. Benedetto l’avait connue vierge mais elle se révéla être une tornade comme il n’en avait jamais connu même chez les prostituées les plus chaudes du quartier espagnol qu’il fréquentait régulièrement. Benedetto et Fernanda eurent vite deux enfants dont elle s’occupa à merveille, plus par sens du devoir que fibre maternelle. En grande amoureuse, tout ce qu’elle accomplissait, c’était pour son mari. Elle avait fait fortune en leurs noms, s’effaçait derrière lui jusqu’à ce qu’il en oublie même qu’il lui devait tout. Elle partait en vacances où bon lui semblait, restait mince à s’en tordre de faim, s’extirpait du lit à l’aube pour se maquiller avant son réveil même trente années après qu’il avait passé une alliance à son doigt. Toujours épilée de près, souriante, Fernanda écoutait avec lui des disques de jazz alors qu’elle détestait ça. Mais cela ne suffisait donc pas ? Pouvait-elle reprendre la main une fois cette femme partie au loin ? N’était-ce pas le signe qu’il souhaitait la remplacer quoi qu’il arrive ?
Tournaient les heures de nuit sur la pendule de leur chambre, Fernanda se persuadait d’être dans le juste, que cet accord passé avec Silvia était un signe d’amour supplémentaire et non de possessivité, elle le privait de son démon de minuit qui les aurait menés en enfer. Fernanda cherchait le sommeil mais une pulsion de désir qu’elle n’avait pas ressentie depuis son adolescence jaillissait au plus profond d’elle-même, une envie de sexe tapie dans ses entrailles la submergeait. Elle se colla à son mari, glissa sa main sous le pantalon de pyjama de coton, et commença à caresser son sexe. Benedetto gémit dans son sommeil. Quand il se réveilla en sursaut, il était dur et Fernanda s’empalait sur lui. Il eut sur le visage une lueur de terreur car en rêve il était avec Silvia mais il se laissa faire. Quel beau cadeau d’adieu il lui faisait ! Les femmes étaient décidément toutes folles de lui.
Il ne se réveilla pas avec les premières lueurs du jour comme à son habitude et ronflait avec bonhomie quand sa femme se glissa hors de leur grand appartement. Dans la lumière miraculeuse de l’aube, Fernanda marchait vers la banque.

Au-dessus du café Nube, Silvia s’agitait, il fallait faire ses valises et choisir la destination de la suite de sa vie. Elle parlait quelques mots de français, pourquoi pas Paris ? Ou loin, très loin, une plage ? Et si elle l’aimait après tout ? Benedetto était prévenant, amoureux, enflammé, lui avait tout promis. Si Fernanda lui proposait cette somme, c’est peut-être qu’il en valait le double ? Elle se mit alors à considérer Benedetto comme un cheval de course qu’elle avait laissé partir à bas prix et vint frapper à ma porte au milieu de la nuit pour me demander conseil. Je lui suggérais bien au contraire d’accélérer la transaction, la parole d’un homme marié à la durée de vie d’un papillon. Et si sa femme changeait d’avis et voulait finalement s’en débarrasser ? Il suffisait d’une dispute un peu forte, d’un verre de vin qui ouvre les yeux, l’offre était éphémère comme la beauté de Silvia. C’était l’opportunité de sa vie. À l’aube, Maddalena vint se cacher chez moi et nous espionnâmes ensemble, telles deux midinettes, le départ de Silvia. Celle-ci laissa clouée à sa porte une lettre de rupture pour Benedetto avec, comme promis, l’annonce d’une grossesse dont il n’était pas responsable. Je le sais car Maddalena et moi l’avons lue avant de la recacheter et de courir nous cacher.

À neuf heures et demie, Silvia était riche. Fernanda la déposa elle-même à l’aéroport pour qu’elle se rende à Rome puis à Rio de Janeiro retrouver un amant violent qui lui avait laissé une marque dans le cœur alors que les bleus, eux, étaient partis. Son petit chien Fusilli aboyait dans une caisse, Silvia avait le cœur serré à l’idée de le laisser seul en soute si longtemps mais elle se concentrait à l’idée de tous ces millions qu’elle pourrait dépenser sans avoir à simuler d’orgasme. Les jours qui suivirent, j’entendis le téléphone sonner dans l’appartement vide, sans cesse. Silvia n’avait pas pris le temps de résilier sa ligne. Benedetto vint au café Nube, affolé, demander des nouvelles de sa dulcinée. Il finit par découvrir la missive empoisonnée sur la porte de sa douce. Nous avions l’habitude de ses amants éconduits qui venaient pleurnicher et payaient des additions salées après avoir vidé les réserves d’alcool de Mauricio, mais cette fois-ci c’était différent, nous connaissions le dessous des cartes et étions tout à la fois fascinés et terrorisés par ces deux femmes qui avaient scellé le destin d’un homme pour satisfaire les leurs. Après une nuit d’ivresse, Benedetto ne remit jamais les pieds au café Nube où il avait laissé une part de son honneur. Maître Pericone, qui avait reçu une visite confidentielle de Fernanda, lui expliqua qu’il n’avait pas trouvé d’issue, qu’il était coincé financièrement et qu’après réflexion, il s’en voulait d’avoir eu de mauvaises pensées et d’avoir fait de pareils sous-entendus alors que Benedetto était marié à un être si merveilleux que Fernanda. Benedetto se résigna, il finit même par culpabiliser d’avoir pu imaginer quitter sa femme qui l’aimait tant alors que cette Silvia était, à n’en point douter, une professionnelle.

Comme Fernanda l’avait annoncé, nous nous revîmes. Un mois plus tard, sa silhouette maigre et racée franchit la porte du café de bon matin. Comme le buste de marbre de la Marianna, et les natives de Naples, elle était à la fois féminine, dense et puissante. Sans grande surprise, elle se dirigea tout droit vers moi. « Vous êtes une sorte d’écrivain ? » me dit-elle sans s’embarrasser d’une quelconque forme de politesse. « Je comprends que l’histoire soit très intéressante, reprit-elle, mais elle n’est pas à raconter. En tout cas pas comme cela. Il vous faut transformer les noms, les visages, l’époque, les manières. » Puis, elle retira les gants qu’elle portait malgré la chaleur et commanda deux cafés que nous bûmes. Pour me remercier ou acheter mon silence, Fernanda m’invita le lendemain à un apéritif suivi d’un spectacle au Teatro San Carlo. Je me vis obligé de louer un smoking dans une boutique conseillée par Mauricio. Lorsque je partis, il me prit en photo et nous rîmes longtemps car aucun d’entre nous ne savait nouer de papillon pour orner mon cou. Il fallut faire appel au docteur Chen (dont nous parlerons plus tard) qui savait tout faire même les choses les plus farfelues au regard de l’absence évidente de smoking et de nœuds papillon dans sa vie. J’arrivai pile à l’heure, Fernanda m’attendait dans une robe de mousseline rose pâle qui mettait en valeur son teint laiteux si inhabituel pour une vraie Napolitaine. Elle avait un air triste et victorieux à la fois, le regard désabusé d’une grande femme du monde. Alors que j’assistais à mon premier opéra – Fernanda avait choisi Fidelio, seul opéra de Beethoven et chef-d’œuvre incontesté dans lequel une femme se travestit en gardien de prison afin de sauver son mari enjôlé –, Fernanda se tourna vers moi et me dit :
« Nous partons. »
Elle ne m’expliqua pas où nous allions mais je compris que c’était de la plus haute importance. À moins que le sujet de l’opéra ne lui semble qu’une pâle métaphore de sa propre vie ? Elle marchait d’un bon pas et je n’osais demander quelle était l’urgence. Arrivés quelques minutes après devant le Maschio Angioino, elle déclara : « Allons-y ! », comme si sa logique m’était accessible. Elle me fit signe de lui faire la courte échelle. Je m’exécutai. En pleine nuit, nous gravîmes les grilles du château. Soudain gouvernée par la passion, cette petite bonne femme sèche en devenait agile. Puis elle m’indiqua le crocodile qui ornait l’entrée et annonça qu’il nous fallait regarder sous son ventre. Elle m’expliqua alors l’histoire du sac à main qu’elle portait à son bras et m’annonça vouloir s’assurer qu’il était bien fait de sa peau. Nous transportâmes un banc de bois sous la bête empaillée. Je me hissai sur la pointe des pieds et j’inspectai son ventre. Sous le crocodile, je vis en effet une poche de plastique mal cousue qui semblait combler un trou. Le visage de Fernanda s’éclaira comme si on lui avait dit qu’on l’aimait.

Alors que nous reprenions notre souffle devant la lune pleine, elle me dit :
« La vérité c’est qu’il y a toujours trois vérités. Celle de l’un, celle de l’autre et celle de Dieu. »

Assis sur un muret de pierre dans le château, nous avons attendu que le jour se lève et les grilles avec lui, puis sommes sortis dans nos tenues de gala sous l’œil amusé des premiers visiteurs. Fernanda s’est mise à fredonner « ’A tazz’e cafè », une chanson drôle écrite par le poète Giuseppe Capaldo. On dit que Brigida, à qui s’adresse la chanson, existait vraiment, qu’elle était la caissière bourrue du bar dans lequel Capaldo ne buvait pas que du café. Il était très épris d’elle et persuadé qu’à force de la courtiser, elle finirait par lui céder. On ne sait pas comment l’histoire s’est terminée mais les Italiens amoureux n’abandonnent jamais. Fernanda me fit danser un peu, vola mon chapeau, me regarda par en dessous avec un sourire ravageur et à ce moment je compris que malgré le bout de cœur qui lui avait été arraché et qu’elle cachait sous le tissu de sa robe comme un crocodile fier, elle était irrésistible.

Extraits
« Je ne suis jamais retourné à Monteforte Irpino voir ce qui se passait dans l’impasse derrière la rue du destin. Je suis reparti avec Mauricio qui vivait à Naples. Il était de passage pour voir une vieille tante morte dans la tragédie. J’ai vendu la montre de mon grand-père au clou, seule chose qui me rattachait encore au souvenir de ma famille. Elle m’offrait quatre mois de liberté pour trouver en qui je pouvais me transformer. Je ne sais pas si Monica s’en souvenait avec sa mémoire de poisson rouge. »

« Au début de l’année, à peine relevée des festivités, Naples prend les couleurs de son carnaval, les enfants circulent déguisés dans la ville qu’ils colorent de serpentins et cotillons, bombolini, cannoli, castagnole, la ville dégouline de sucre, la joie populaire a besoin d’exulter dans ce Sud qui déborde de vie ; puis le soleil se rallume pour les fêtes de Pâques, pour le Vendredi saint se déroule la via Crucis. Dans la matinée la tradition napolitaine prévoit la visite des tombes et dans chacune des églises qui constellent la ville, on rend hommage au Christ mort ; pour le samedi c’est le struscio, la promenade le long des principales avenues de la ville, pour exhiber son habit neuf. Et le dimanche de Pâques, Mauricio m’invite à partager le repas familial. Le lundi de l’ange, on digère, et la digestion peut durer jusqu’à ce qu’avec l’été arrivent les bateaux, les accents chantants du monde entier, en juillet la festa del Carmine où l’on brûle symboliquement le campanile de Santa Maria, en août, on dort les débuts d’après-midi puis la serviette sur l’épaule on s’en va à la mer ; je descends la longue volée d’escaliers qui ouvrent sur la Gaiola surplombée par des rochers jumeaux reliés par un petit pont ; la plage s’étend entre Marechiaro et la baie de Trentaremi et ouvre sur la vertigineuse porte Tyrrhénienne de l’infini. Parfois, on pique une tête à Riva Fiorita avec sa vue sur le Vésuve ou encore en pleine ville au Lido Sirena, en bas des petites marches discrètes de la rue Posillipo, même bien après le mois de septembre. En octobre c’est le culte des âmes du purgatoire, interdit par l’Église mais qui continue en cachette car qui refuserait ce pacte passé entre les vivants et les morts abandonnés avant d’avoir atteint le paradis ? Il suffirait que les vivants prient pour qu’ils y aient accès, en échange on demande quelques petits miracles.
Faites que maman me laisser aller à la boum, que le jolie fille me regarde, que mamie ne meure pas, que je gagne au loto, que mon sexe grandisse, que je pêche une sardine en cristal…
Et puis le froid arrive, au mois de décembre au centre de Naples c’est partout Noël, la via San Gregorio Armeno se transforme en atelier de crèches, dès la fin de l’été on a commencé à mettre en scène les personnages des petits théâtres dans chaque foyer, le presepe napoletano, et j’espère naïvement être l’un des santons d’une famille, le dessinateur de la place…
Je suis épris de Naples comme on est épris de liberté pourtant ma vie s’est réglée sur la sienne. »

À propos de l’auteur
STHERS_Amanda_photojjgeigerAmanda Sthers © Photo DR JJ Geiger

Amanda Sthers est romancière, dramaturge, scénariste et réalisatrice de plusieurs long-métrages, on lui doit notamment, chez Grasset, Ma place sur la photo (2004), Chicken Street (2005), Les Promesses (2015) et Lettre d’amour sans le dire (2020). Ce roman sort au Livre de poche simultanément avec la parution de Le café suspendu (2022). (Source: Éditions Grasset)

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Au café de la ville perdue

LLOBET-au-cafe-de_la-ville_perdue

  RL_Hiver_2022  68_premieres_fois_logo_2019

En deux mots
Une journaliste s’installe dans café et entame la conversation avec le patron et ses employés. Ils viennent tous de Varosha, la cité balnéaire voisine d’où ils ont été bannis. Au fil de son enquête, elle va comprendre le drame des chypriotes et nous expliquer d’où vient la scission de l’île entre grecs et turcs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le mariage impossible

Pour son troisième roman, Anaïs Llobet s’est installée à Chypre. Dans Le café de la ville perdue, elle suit une famille au destin brisé, elle nous raconte le drame d’un pays toujours déchiré. Celui d’une impensable réconciliation.

Il fallait bien un jour qu’Anaïs Llobet s’arrête à Chypre. Car, comme dans ses deux premiers romans, Les mains lâchées et Des hommes couleur de ciel, elle a choisi de mêler son métier de journaliste à celui de romancière pour retranscrire la réalité, la mettre en perspective, lui donner chair en l’habillant de personnages qui racontent leur histoire.
Oui, cette île déchirée, que se disputent chypriotes turcs et grecs, était faite pour elle. Et son poste d’observation ne pouvait être mieux choisi, le Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue. C’est là que Giorgos a rassemblé les souvenirs de Varosha, la ville devenue fantôme après l’invasion turque de 1974. Le vieil homme a accroché au mur la carte de la ville, «épinglant tout autour les photos d’anciens habitants, pour la plupart décédés. L’une d’elles était encadrée, avec une fleur séchée glissée entre le bois et la vitre: Eleni, dont le regard ne quittait jamais Andreas derrière le comptoir.»

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Car Giorgos, même s’il ne faut pas croire toutes les histoires qu’il raconte, est le garant de la mémoire familiale et au-delà de cette ville vouée à accueillir les touristes du monde entier. Les hôtels poussaient alors comme des champignons et les plus grandes stars d’Europe et d’Hollywood s’y pressaient. On y a même tourné des films comme Exodus, avec Paul Newman.
«L’armée turque, en 1974, n’a pas mené une invasion, mais deux. La première, le 20 juillet, a été déclenchée cinq jours après un coup d’État perpétré contre le président Makarios, événement téléguidé depuis Athènes et qui, selon Ankara, menaçait la sécurité des Chypriotes turcs. Les troupes turques ont alors déferlé sur l’île avant de ralentir leur progression à la faveur d’un cessez-le-feu. Le 23 juillet, les bombes ont plu sur Varosha. (…) Le 14 août, les tanks turcs ont repris leur marche. Le lendemain, Varosha était abandonnée à l’ennemi. C’était une conquête précieuse, une otage ravissante. L’armée turque l’a enveloppée d’un manteau de ferraille et a placé son cœur sous cloche. Les mois suivants, beaucoup de réfugiés ont tenté de se faufiler dans Varosha pour récupérer les bijoux enterrés à la hâte dans le jardin, les albums photos oubliés sur les étagères. Aucun n’est revenu vivant.»
Anaïs Llobet a choisi un excellent système narratif pour nous permettre de comprendre les enjeux d’un conflit qui s’éternise. Elle alterne les chapitres qui se déroulent au moment de son enquête, de l’écriture du livre et ceux qui nous replongent dans les années 60, au moment où s’érigeait la station balnéaire, au moment où Ioannis, le fils de Giorgos choisissait pour épouse Aridné, une chypriote turque. Une union qui sera scellée malgré les mises en garde et les réticences des deux familles. Et en 1964, le couple emménage au 14, rue Ilios. Cette maison dont la journaliste a choisi de consigner l’histoire afin qu’elle ne disparaisse pas, maintenant qu’elle a été vendue, détruisant par la même occasion le rêve de l’habiter à nouveau une fois le conflit résolu.
En nous livrant la chronique de ces années difficiles, de 1964 à 1974, qui vont déboucher sur un conflit ouvert, Anaïs Llobet raconte d’abord celle du mariage impossible, de la promesse intenable de faire cohabiter chypriotes grecs et orthodoxes et chypriotes turcs et musulmans. À l’image d’une mer en furie qui sape une falaise, Giorgos ne va pas manquer une occasion de harceler Aridné jusqu’au drame, jusqu’à l’éclatement de ce couple symbolisant le pays. «Chypre ressassait sa douleur, refusait de panser ses plaies. Les check-points auraient dû faire office de points de suture mais ils ne suffisaient pas. Les deux faces de l’île continuaient à vivre comme si l’autre n’existait pas.»

Arbre généalogique simplifié

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Au Café de la ville perdue
Anaïs Llobet
Éditions de l’Observatoire
Roman
332 p., 20 €
EAN 9791032916759
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé à Chypre, principalement dans un petit café adossé à la zone interdite de Varosha.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière aux années 1960-1974.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ariana a grandi à l’ombre du 14, rue Ilios. Sa famille a perdu cette maison pendant l’invasion de Chypre en 1974, lorsque l’armée turque a entouré de barbelés la ville de Varosha. Tandis qu’elle débarrasse les tables du café de son père, elle remarque une jeune femme en train d’écrire. L’étrangère enquête sur cette ville fantôme, mais bute contre les mots : la ville, impénétrable, ne se laisse pas approcher.
Au même moment, Ariana apprend que son père a décidé de vendre la maison familiale. Sa stupeur est grande, d’autant plus que c’est dans cette demeure qu’ont vécu Ioannis et Aridné, ses grands-parents. Se défaire de cet héritage, n’est-ce pas un peu renier leur histoire ? Car Ioannis était chypriote grec, Aridné chypriote turque, et pendant que leur amour grandissait, l’île, déjà, se déchirait.
Ariana propose dès lors un marché à la jeune écrivaine : si elle consigne la mémoire du 14, rue Ilios avant que les bulldozers ne le rasent, elle l’aidera à s’approcher au plus près des secrets du lieu.
Page après page, Varosha se laisse enfin déchiffrer et, avec elle, la tragédie d’une île oubliée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Mumu dans le bocage
Blog motspourmots (Nicole Grundlinger)
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Mes échappées livresques

Les premières pages du livre
« Le coup de feu retentit au milieu de la nuit. Dans son lit, Ahmet se redresse. À côté, sa femme dort. Un rêve, ce n’est qu’un mauvais rêve.
Derrière les barbelés, au cœur de la Ville morte, un soldat turc regarde en tremblant l’ombre qui vient de s’évanouir. L’homme a laissé des pas dans la poussière, il a disparu, frôlant les façades rouillées des magasins, les murs où s’écaillent de vieilles affiches.
Le soldat tend l’oreille, le cœur battant. Il sait les consignes, il doit s’élancer à la poursuite de l’intrus, arpenter le labyrinthe de l’hôtel abandonné. Tirer à vue et, si possible, blesser pour ne pas tuer. Mais à son bras, l’arme pèse de plus en plus lourd. Il est seul cette nuit, dans une ville sans lumière.
Peu à peu, le silence revient. Les chants d’insectes recommencent et une légère brise venue de la mer fait crisser les branches des arbres. Avec lenteur, le soldat baisse son arme, reprend sa respiration.
Il n’a pas l’habitude. Il vient de villes où l’on vit, klaxonne, marche en parlant fort au téléphone. Ici, les rues se taisent.
Il cherche dans sa poche son briquet. On a tué une ville, pense-t-il en allumant une cigarette, pour reprendre courage. On a tué une ville et c’est moi le gardien de sa tombe.

Le premier bâtiment, en rejoignant la plage, était éventré sur toute sa face gauche. Un ascenseur y pendait, relié à des câbles distendus ; il avait fini par tomber un jour, dans un fracas immense. Les vacanciers, sur le sable, s’étaient redressés, soudain aux aguets, observant le nuage de poussière retomber lentement derrière les barbelés.
C’était la fin septembre, le soleil était encore haut dans le ciel, le sable brûlant. Varosha s’effondrait lentement. Un soldat, dans sa guérite, luttait contre le sommeil, assommé de chaleur.
Des enfants piaillaient dans leurs bouées multicolores, leurs parents somnolaient à l’ombre des parasols. Le bar diffusait une odeur de grillade et de la musique trop forte, des sérénades sirupeuses, du R’nB criard. Une discothèque installée en plein cimetière. Mais j’étais peut-être la seule à remarquer l’immense sépulture, cette ville anormalement calme qui ceignait la mer au plus proche.
Les autres s’étaient habitués à sa présence, à son silence.
Un grillage séparait la plage du reste de la baie, qui se prolongeait à flanc d’immeubles. Les vagues avaient dévoré la promenade en béton, le vent avait dépouillé les bâtiments de leurs vitres et balustrades. Varosha n’était plus qu’un squelette, rongée jusqu’à l’os par le temps.
Les barbelés s’enfonçaient dans la mer, je les imaginais se confondre parmi les algues, ramper sur les fonds marins pendant des kilomètres. Un panneau indiquait Interdit de photographier et de filmer – la phrase était déclinée en turc, anglais, français, depuis peu en grec. Varosha était depuis sa mort une zone militaire. Elle devait rester invisible, le corps du crime caché au public.
L’ombre des immeubles avait rejoint celle des parasols et l’horizon prenait une teinte violacée, boursouflé de rouge. La ville, lentement, a sombré dans la nuit sans lumière pour la retenir. Les vacanciers, un à un, ont quitté la plage. À mon tour, j’ai plié ma serviette et je suis partie.
C’était si facile d’oublier Varosha.

Mais je n’y suis pas parvenue. Je suis rentrée à Nicosie en pensant à cette ville qui, depuis près de cinquante ans, n’avait plus d’habitants. J’ai commencé à la surnommer la Ville morte, comme s’il suffisait à une ville d’être inhabitée pour mourir. J’ai multiplié les reportages, cherchant toutes les occasions pour m’approcher au plus près d’elle. Je suis plusieurs fois retournée sur cette plage où j’avais fait sa connaissance, je suis revenue en automne, puis au début de l’hiver, lorsque les chaises longues sont rentrées et les parasols repliés. La Méditerranée déposait à chaque vague sa moisson de trésors de pacotille. Des bouées percées, des jouets d’enfants abandonnés, des morceaux de plastique impossibles à identifier. Les vestiges d’un été qui venait de s’achever. J’ai imaginé la plage comme un mille-feuille de sable où, si l’on creusait suffisamment profondément, remonteraient les souvenirs des vacanciers de 1974.
Je revenais régulièrement, hantée par la Ville morte. Au bout d’une année, à force de lire tout ce que les bibliothèques et Internet m’offraient à son propos, j’ai fini par me convaincre que j’en comprenais les confins. Varosha commençait ici, derrière cette clôture qui s’enfonçait dans la mer, et terminait là-bas, butant contre le no man’s land surveillé par l’Onu. C’était une ville cadavre, immobile, envahie par la végétation et la poussière.
J’ai passé des après-midi sur Google Earth, à zoomer et dézoomer, frustrée par la myopie des satellites. Puis j’ai commencé à écrire sur cette ville que je n’avais jamais vue et où je n’avais jamais vécu.

Un jour, alors que le printemps faisait éclore les fleurs de pommiers dans les rues de Nicosie, j’ai découvert le Tis Khamenis Polis. La capitale chypriote était traversée par une bande de terre où, là aussi, comme à Varosha, des maisons s’écroulaient. Le no man’s land séparait les Chypriotes turcs des Chypriotes grecs et, tout près des barbelés, les tables du Tis Khamenis Polis s’agglutinaient contre un mur de sacs de ciment et de bidons d’essence. Il suffisait de se mettre debout sur une chaise pour apercevoir derrière eux les rues inhabitées, puis, au loin, le premier avant-poste turc.
J’étais en train de relire un paragraphe sur mon ordinateur, encore et encore, sans savoir s’il était bancal ou tout simplement inutile. J’aurais tout donné pour parvenir à fermer l’écran, à avouer mon échec. Peut-être qu’il y avait, après tout, des choses dont on ne pouvait parler et le meurtre de Varosha en faisait partie.
Un homme, d’une soixantaine d’années, s’est alors approché de moi. Il m’avait vue scruter à l’écran une vieille photo de la ville. Il s’appelait Giorgos et était d’une élégance rare, la chemise repassée et propre malgré la chaleur, un petit mouchoir brodé à ses initiales glissé dans la poche.
— J’y ai grandi, a-t-il dit en montrant mon écran. C’est bien plus beau en vrai.
C’était une photographie du parc municipal. On y voyait une pelouse bien taillée, des bancs et une fontaine.
— Ce que tu ne sais pas, a-t-il ajouté, c’est que les arbres sont des orangers : ils embaument l’air. L’été, des bals sont donnés et les couples dansent dans la fraîcheur du soir, glissant sur les écorces d’agrumes. Personne ne part avant l’aube, et les amoureux vont jusqu’à la plage s’embrasser et regarder le soleil se lever.
Giorgos s’est tu subitement, comme s’il venait de prendre conscience qu’il avait parlé au présent de cette ville qui n’existait plus. Il m’a saluée puis s’est éloigné à petits pas pour rejoindre une table où ses amis lançaient des dés sur un plateau de backgammon. J’ai pensé : c’est ça qu’il me faut, des personnes pour qui la ville est encore vivante.
La serveuse est alors apparue. Elle a déposé sur ma table un pichet de limonade que je n’avais pas commandé et j’ai aperçu ses bras couverts de tatouages. Elle s’est penchée vers moi avec une mine de conspiratrice.
— Giorgos affabule, a-t-elle chuchoté. L’été, ce n’est pas la saison des oranges.
Puis elle a éclaté de rire et m’a demandé si elle pouvait s’asseoir à ma table pour fumer une cigarette.
Elle s’appelait Ariana, c’était sa pause.
Elle avait quelques années de moins que moi et s’exprimait dans un anglais parfait. Alors qu’elle étudiait l’architecture à Londres, elle était revenue chez elle, à Chypre, pour effectuer des recherches pour son mémoire. Lorsqu’elle était rentrée à Londres, elle n’avait pas eu la force d’achever ses études. C’est comme ça, avait-elle ajouté en haussant les épaules. Les tatouages remontaient de ses poignets jusqu’à son buste, et je devinais que son débardeur en coton blanc en cachait d’autres encore. Elle fumait en pinçant sa cigarette entre le pouce et l’index, tapotait la cendre sur les sacs de ciment qui nous séparaient du no man’s land. Elle ne ressemblait à aucune des Chypriotes que j’avais jusque-là rencontrées.
— Tu écris sur Varosha, c’est ça ?
Elle m’avait vue m’installer chaque jour dans le patio avec mon ordinateur jusqu’à ce que le soleil tape trop fort. Surtout, elle s’amusait de ma façon, en arrivant, de détailler la grande carte de Varosha affichée au mur, à l’intérieur du café. Je prenais un carnet et je notais les rues, le nom des personnes dont les photos avaient été épinglées par des clients tout autour. J’avais désespérément besoin de réel ; elle trouvait ça drôle pour une écrivaine qui se piquait de fiction.
Elle m’a montré son avant-bras. Une phrase en grec l’entourait, ornement d’encre noire, et j’ai déchiffré : 14, odos Ilios. 14, rue Soleil.
— C’est l’adresse de notre maison à Varosha.
Elle disait notre, même si elle était trop jeune pour y avoir vécu. C’était son héritage : une maison coquette, de plain-pied, avec un jardin désormais envahi par les mauvaises herbes. On la lui promettait depuis l’enfance. Son grand-père Ioannis l’avait achetée à Giorgos dans les années 1960 ; il était sur le point de finir de rembourser son ami lorsque les Turcs avaient envahi.
La guerre avait tout bouleversé. La grand-mère d’Ariana était chypriote turque ; elle avait disparu et tous disaient qu’elle avait suivi un soldat en Anatolie. Ioannis n’avait pas supporté les rumeurs. Il avait embarqué sur le premier bateau venu et confié son fils Andreas, le père d’Ariana, à sa sœur.
Cette sœur s’appelait Eleni. À vingt-trois ans, elle avait dû s’occuper de sa mère vieillissante et d’un gamin qui jouait à la guerre en se roulant dans la poussière. Tant bien que mal, elle avait tenté d’inculquer à Andreas son amour pour cette ville disparue, cette maison qu’il avait à peine connue : elle-même en connaissant chaque recoin, elle en parlait comme si elle y avait vécu les plus belles années de sa vie. Eleni était morte il y a quatre mois à peine.
— C’est elle ma vraie grand-mère, me dit Ariana en regardant par-dessus les sacs de ciment. Elle était convaincue que Varosha rouvrirait bientôt. « Ce sera l’année prochaine », répétait-elle, toujours l’année prochaine.
Et il fallait se tenir prêt, garder un peu d’argent de côté pour reconstruire leur maison. Ariana écoutait la vieille dame en biffant et raturant les plans, au gré des souvenirs qui remontaient. Elle se concentrait sur le 14, rue Ilios puisque Eleni lui avait toujours interdit à demi-mot de s’intéresser au sort de ses grands-parents, surtout de cette Chypriote turque qui avait amené honte et opprobre sur sa famille. À vrai dire, Ariana préférait ne pas creuser. Elle vivait sur une île minuscule aux immenses douleurs, il suffisait de gratter la terre pour que remontent les secrets ; elle préférait s’en tenir à l’écart.
Son père, qui préparait des cafés à la chaîne derrière le comptoir et qui me saluait toujours d’un hochement résolu de la tête, avait sept ans en 1974. Lorsque les avions turcs étaient apparus dans le ciel, il se baignait dans la mer avec sa tante. Les premiers avions avaient frôlé le toit du Seaside, l’hôtel de Giorgos. Ils avaient couru à perdre haleine. Une amie d’Eleni avait pilé à leur hauteur et leur avait hurlé de monter dans la voiture. D’un bond, ils s’étaient jetés sur la banquette arrière en maillot de bain, la sueur se mêlant à l’odeur âcre de la peur.
Ils avaient quitté leur ville natale nus comme des vers.
Depuis, aucun d’entre eux n’avait pu y retourner. L’armée ennemie avait entouré Varosha de miradors et barbelés. La ville avait été vidée, ses habitants chassés. Petit à petit, il avait été clair que la mère d’Andreas ne reviendrait pas d’Anatolie et que son père s’était perdu dans l’océan. Mais Eleni, chaque dimanche sans exception, continuait à dresser à midi un couvert de plus pour son frère. Elle était morte sans que Varosha ne rouvre, sans que son frère ne revienne. Dans son testament, elle demandait à Andreas et Ariana de l’y enterrer.
Depuis, le dimanche, Andreas ferme le café et part vider la maison d’Eleni à Deryneia.
J’ai regardé Ariana. En quelques phrases, elle avait tracé les grandes lignes d’un roman familial dont la dramaturgie surpassait de loin celle que je m’évertuais à construire, chapitre après chapitre.
J’étais livide.
Elle m’a souri, puis a écrasé sa cigarette. La toile des sacs de ciment a grésillé et une odeur de roussi m’a chatouillé les narines. Ariana s’est levée. Sa pause était terminée.
— Reviens quand tu veux. Giorgos sera toujours d’accord pour te parler de Varosha. Mais attention à ses mensonges, a-t-elle ajouté avec un clin d’œil.
Je suis partie du café, effondrée. J’ai pensé à mon manuscrit. Rien ne sonnait juste. Les personnages étaient des pantins désarticulés qui avançaient d’un chapitre à l’autre, soufflant et renâclant, la mâchoire serrée, parce que je les y obligeais. La ville était de papier mâché, un décor de bric et de broc. Ce n’était pas Varosha. Elle refusait de se laisser prendre.
J’ai suivi une rue qui longeait le no man’s land de Nicosie, jusqu’à buter contre les bastions de la vieille ville. Un soldat chypriote grec se curait les ongles, affalé sur une chaise en écoutant la radio. Le jour déclinait. Une profonde lassitude m’a envahie.
Ce soir, j’allais tout effacer.

Liste des souvenirs d’Andreas concernant Varosha
(mais rien ne dit que la plupart ne sont pas inventés)
— L’interminable attente devant la boulangerie Vienna lorsque son père Ioannis avait envie d’une tourte au fromage
— Les châteaux construits par sa mère que les vagues effaçaient
— Une minuscule figurine de plongeur en plastique rouge retrouvée dans le sable
— Le kiosque de son grand-père, le ronronnement de la machine à glaces, la petite tape sur ses doigts qu’il lui administrait s’il voulait jouer avec les manivelles
— La façon que Giorgos avait de tonner Makarios le soir à table après le dîner, comme si le président pouvait entendre ses menaces. Et ce mot Enosis qui revenait si souvent qu’Andreas avait fini par croire qu’il s’agissait d’une personne connue, une star de cinéma, un acteur aux muscles bien dessinés qui devait venir pour sauver ou détruire toute l’île
— La façon dont le visage de sa mère blanchissait soudainement dès que Giorgos apparaissait, la façon aussi dont elle se pinçait les lèvres lorsque Eleni venait le chercher au 14, rue Ilios pour aller à la plage tôt le matin et éviter les grosses chaleurs
— L’odeur sucrée, presque écœurante, des figues cueillies dans le jardin
— L’immense gâteau le jour de ses quatre ans et sa mère introuvable dans la salle de bains, la cuisine, le salon, la chambre
— Le chien des voisins qui aboyait dès les premières lueurs du jour et qui, la veille du bombardement, était resté silencieux.

Juillet 1962
Lorsqu’il la vit, il était invisible à ses yeux. Elle se tenait droite, les pieds enfoncés dans le sable, fixant au loin un point dans la mer. Elle n’entendait ni les rires des touristes ni celui de Giorgos, gras, moqueur.
— Regarde-moi cette folle, dit-il à Ioannis. Elle n’a rien d’autre à faire que d’emmerder les gens ?
Ioannis ne répondit rien. Il lisait et relisait sur le carton la phrase tracée à la peinture noire. Sauvez notre Constitution, refusez l’État-Apartheid – vivre ensemble est possible.
Ioannis avait déjà entendu ce mot, apartheid. Un reportage à la télévision : il se rappelait vaguement d’hommes noirs buvant à des lavabos sales tandis que des femmes blanches poussaient la porte de toilettes immaculées.
Elle exagérait. Ça n’avait rien à voir.
Les Chypriotes turcs avaient autant de droits que les Chypriotes grecs. Ils pouvaient se déplacer librement, aller dans les mêmes magasins, se baigner sur les mêmes plages, boire la même eau.
Ils vivaient ensemble. Simplement, ils ne s’appréciaient pas.
Giorgos ricana encore en détaillant le front rougi par le soleil, la robe fleurie qui se soulevait à chaque coup de vent, laissant apparaître des cuisses bien en chair. Elle avait leur âge. Mais elle n’était jamais venue ici, Ioannis en était certain, sinon il l’aurait remarquée.
— Je suis sûr que c’est une Chypriote turque, fit Giorgos.
La pancarte était écrite en anglais. Elle s’adressait aux touristes, pour faire honte aux Chypriotes, pensa Ioannis. Il y avait quelque chose dans sa façon de foudroyer les vagues du regard qui lui faisait penser à la déesse Athéna des livres de leur enfance : il pensa que s’il lui adressait la parole, elle lui répondrait dans un grec sans accent. Un grec lapidaire, académique, loin des voyelles traînantes des insulaires.
À quelques mètres d’eux, une jeune touriste leva la main. Giorgos lui sourit et fit signe d’attendre. Il se tourna vers Ioannis.
— Quelqu’un a besoin de tes services, phile mou.
Ioannis se leva, épousseta les grains de sable collés contre sa peau et bomba un peu le torse. La touriste était scandinave, le nez parsemé de taches de rousseur, les cheveux si clairs qu’ils en semblaient blancs au soleil. Tandis qu’il plantait le parasol et remontait le dossier de son lit de plage, elle sourit à Ioannis. Il bavarda comme d’habitude, demanda si elle passait de bonnes vacances, la complimenta sur son bronzage comme Giorgos le lui avait appris, puis indiqua le bar où lui et ses amis aimaient se retrouver.
— On y sera dès neuf heures ce soir, ajouta-t-il. Et lorsqu’elle paya, elle laissa sa main s’attarder dans la sienne.
Mais Ioannis n’y prêtait déjà plus attention. Il pensait à la jeune fille à la pancarte. Est-ce qu’elle fixait toujours la mer ? Est-ce qu’elle l’avait suivi du regard lorsqu’il était passé devant elle ? Son panneau ne la protégeait pas du soleil. Peut-être devrait-il lui proposer un parasol, afin qu’elle ait un peu d’ombre.
Mais lorsqu’il quitta la Scandinave et revint sur ses pas, Giorgos déployait déjà une ombrelle au-dessus d’elle. La déesse Athéna avait vacillé ; elle s’éventait avec un journal, les cheveux en pagaille.
— Mademoiselle s’est évanouie, expliqua Giorgos à son ami quand il approcha.
— J’ai oublié de prendre mon chapeau, murmura-t-elle. Je ne pensais pas qu’il ferait si chaud.
Son grec était parfait, nota Ioannis. Il aida Giorgos à caler le parasol et se pencha vers elle.
— Ça va mieux ?
Elle hocha la tête. Elle s’appelait Aridné, dit-elle. Sa mère venait d’un village mixte et avait désiré pour sa fille un prénom grec qui sonne turc.
— Aridné, c’est comme Ariane et son fil qui a sauvé Thésée du Minotaure.
— Et j’imagine que Chypre est ton labyrinthe, ajouta Giorgos, en esquissant un sourire moqueur.
Aridné hocha la tête avec sérieux. Elle avait étudié le grec avec une professeure particulière, elle connaissait les mythes et les dieux. Elle regarda tristement sa pancarte, que sa chute avait déchirée en deux. Ioannis en ramassa les morceaux et les lui tendit.
— Je vais te rapporter de l’eau, dit-il.
Il se sentait incapable de rester plus longtemps auprès d’elle, il avait l’impression que la présence d’Aridné amplifiait les cris d’enfants, le bruit des vagues ; la mer, d’un coup, était trop proche. Même le sable avait changé de consistance, devenu traître sous ses pieds. Il dut se concentrer pour ne pas trébucher.
La serveuse, au bar, avait suivi toute la scène de loin.
— Y avait écrit quoi sur sa pancarte ?
Ioannis ne savait pas comment prononcer le mot apartheid.
— Une Chypriote turque, éructa le patron, en crachant par terre depuis son tabouret. Il n’y a qu’eux pour refuser de changer la Constitution. Ils veulent nous asphyxier.
La serveuse acquiesça vigoureusement puis tourna le dos afin d’ouvrir le frigidaire et saisir une bouteille d’eau. Ioannis sentit sa langue dans sa bouche s’assécher. Il mourait d’envie de boire une bière fraîche. Mais il n’était que quinze heures et il devait encore travailler, apporter des lits et des parasols aux touristes, les plier puis les ranger avec Giorgos lorsque le soleil se coucherait et qu’ils se retrouveraient soudain seuls sur la plage.
Le patron s’étira et un bouton de sa chemise sauta, laissant apparaître son ventre, couvert de poils et de sueur. Il se tourna vers Ioannis.
— Tu lui diras de ne pas revenir ici, avec sa pancarte. Les gens sont là pour se reposer, pas pour se prendre la tête avec de la politique.
Ioannis hocha la tête.
— Ça marche, patron.
La serveuse tendit la bouteille d’eau et Ioannis paya. Il pensait aux grains de sable dans les cheveux d’Aridné. Elle s’était évanouie sans un cri : il n’avait rien entendu. Giorgos avait bondi de sa serviette de plage pour se précipiter à son secours, il avait peut-être réussi à la retenir avant qu’elle ne s’effondre. À cette idée, Ioannis sentit monter en lui une pointe de jalousie. Aridné n’était pourtant pas son genre, ni celui de Giorgos. Ils préféraient tous deux les touristes blondes, celles dont l’amour avait un billet retour pour leur pays, les promesses d’un été prochain jamais tenues. Aimer des femmes d’ici était trop compliqué, elles avaient une famille, un père, un frère, un honneur qui les obligeaient à ne pas brûler les étapes. Voire à faire demi-tour si elles étaient chypriotes turques comme Aridné.
Sous le parasol, Giorgos moulinait des bras et des mains. Aridné le regardait, les lèvres pincées.
— Tu fais le clown alors qu’il s’agit de choses importantes.
Ioannis s’assit en silence et tendit la bouteille d’eau à la jeune femme, mais elle l’ignora. Giorgos tempêtait.
— Enfin, tu dois bien t’en rendre compte toi-même, reprit-il. Comment veux-tu que ça fonctionne si le président chypriote grec et le vice-président chypriote turc ont tous les deux un droit de veto ?
— Ça s’appelle le partage du pouvoir.
— Nous sommes quatre fois plus nombreux que vous, c’est à nous de prendre les décisions. Nous sommes le seul pays à qui la Constitution refuse le principe de la majorité !
— Et si vous avez le pouvoir, que nous reste-t-il alors comme choix ? Celui de nous taire et d’obéir ?
Le visage d’Aridné avait viré au rouge.
— Exactement, répondit Giorgos. Si cela ne te convient pas, tu n’as qu’à repartir en Turquie.
— Repartir ? s’étrangla Aridné. Ma famille vit ici depuis aussi longtemps que la tienne !
Giorgos plissa les yeux.
— C’est une île grecque. Pas turque. Nos églises étaient là avant vos mosquées.
Ioannis tapota sur l’épaule de son ami.
— Arrête.
Pas ici, pas avec elle.
Mais Giorgos continua et Aridné finit par pousser un long soupir. Elle se leva et ramassa sa pancarte déchirée.
— Ça ne sert à rien de discuter avec vous, vous préférez la guerre à la paix.
Ioannis la regarda, décontenancé. Vous ? Il ne lui avait pas dit un mot depuis le début de la discussion, mais elle avait interprété son silence comme un consentement muet aux propos de son ami. Elle allait partir en le pensant d’accord avec tout ce que disait Giorgos.
Il ne la reverrait plus. Cette idée, soudain, lui fut intolérable.
— Où vas-tu ?
Elle le regarda, méfiante.
— J’habite à Famagouste, derrière les bastions.
— La ville dont vous nous avez chassés, siffla Giorgos.
Elle haussa les épaules puis, sans un mot, s’éloigna.
— Attends, s’exclama Ioannis, enfilant ses chaussures, attrapant son pantalon et son tee-shirt froissé. Ce n’est pas une bonne idée de prendre le bus seule, tu viens de t’évanouir. Je t’accompagne !
— Pas la peine, je vais bien.
Mais Ioannis s’était déjà élancé à sa poursuite.
Interloqué, Giorgos regarda son ami s’éloigner. Les mains en porte-voix, il cria :
— T’as intérêt à rentrer à temps pour ranger les parasols ! Je ne vais pas faire ton boulot !
Ioannis ne l’entendit pas. Il tentait de calquer ses pas sur ceux d’Aridné, tout en mettant son pantalon à cloche-pied, cherchant en vain quelque chose d’intelligent à dire. Quelque chose qui lui ferait comprendre que, contrairement à Giorgos, il n’avait pas d’avis tranché sur la politique de leur pays et qu’il était curieux d’apprendre à prononcer le mot apartheid.
Mais Aridné continuait à marcher sans lui accorder un regard. Il n’existait pas. Seules comptaient la mer, les vagues, et Varosha qui s’effaçait derrière elle.

Varosha, précisions
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement : l’adage s’embourbe dans les méandres de la Ville perdue mais voilà ce que Giorgos se tue à répéter à la Française.
Varosha, en chypriote, signifie banlieue, un terme-valise qui englobe tout ce qui a été construit autour des bastions de Famagouste (Gazimağusa, disent les Turcs). Il y a quelques générations, les Chypriotes grecs ont été chassés de la vieille ville par la loi ottomane ; le colon britannique a pérennisé cette injustice et a offert, à titre de compensation dérisoire, des territoires ensablés et marécageux pour que les exilés puissent s’y installer en périphérie.
La nouvelle ville, Varosha, a grandi et s’est étalée tout le long de la baie. Lorsque le tourisme et le bronzage ont été de mode, les hôtels ont poussé au plus près de la mer. Les plus grandes stars d’Europe et d’Hollywood se sont pressées dans cette station balnéaire en ciment et béton, des tournages internationaux s’y sont tenus (Exodus, avec Paul Newman, en 1960) et Chypre, enfin, a trouvé sa place dans le monde.
L’armée turque, en 1974, n’a pas mené une invasion, mais deux. La première, le 20 juillet, a été déclenchée cinq jours après un coup d’État perpétré contre le président Makarios, événement téléguidé depuis Athènes et qui, selon Ankara, menaçait la sécurité des Chypriotes turcs. Les troupes turques ont alors déferlé sur l’île avant de ralentir leur progression à la faveur d’un cessez-le-feu. Le 23 juillet, les bombes ont plu sur Varosha. À des milliers de kilomètres de là, dans une ville suisse où les passants profitaient de la douceur de l’été, des émissaires ont tenté de sauver la paix ou ce qu’il en restait. Mais, le 14 août, les tanks turcs ont repris leur marche. Le lendemain, Varosha était abandonnée à l’ennemi.
C’était une conquête précieuse, une otage ravissante. L’armée turque l’a enveloppée d’un manteau de ferraille et a placé son cœur sous cloche.
Les mois suivants, beaucoup de réfugiés ont tenté de se faufiler dans Varosha pour récupérer les bijoux enterrés à la hâte dans le jardin, les albums photos oubliés sur les étagères.
Aucun n’est revenu vivant.
Les Chypriotes grecs continuent à appeler Varosha cet ensemble disparate – la zone surveillée par les miradors turcs et la banlieue informe qui s’étend jusqu’au pied des bastions de Famagouste. Mais à vrai dire, cette dernière partie n’a plus rien à voir avec Varosha l’interdite. Elle a été englobée par Gazimağusa, les maisons ont été vidées de leurs habitants ; ceux qui les occupent parlent désormais turc.
Si Giorgos cherche la ville où il est né, il doit presser le front contre les barbelés, humer l’air de la mer jusqu’à ce qu’un soldat lui ordonne de déguerpir.
Mais il n’est jamais venu voir Varosha. Il ne peut apaiser sa colère. Il y a là quelque chose d’impardonnable : on a tué sa ville et on lui refuse le droit de pleurer sur ses ruines.
L’olivier est toujours au même endroit, le bougainvillier aussi. Une fois de plus, Andreas reste immobile près de son pick-up, les poings serrés. La maison a rapetissé depuis son dernier passage, ses proportions jurent avec ses souvenirs.
La mâchoire serrée, il se force à faire un pas. Encore un autre avant d’ouvrir enfin le portail en fer forgé d’Eleni.
Sur le palier, une petite silhouette l’attend. Un instant, il croit qu’Eleni est revenue, qu’elle a quitté sa cuisine pour guetter son neveu, la table déjà dressée pour le traditionnel déjeuner du dimanche.
Mais ce n’est pas elle.
Lucia, la voisine, s’avance vers lui, courroucée.
— Tu es en retard.
— De vingt minutes, seulement.
Il sourit, comme un petit garçon pris en faute. Elle grommelle :
— Je t’avais préparé un café, mais il a refroidi. Je vais devoir en faire un autre.
Il serre la vieille dame dans ses bras. Elle continue à ronchonner, puis palpe ses côtes.
— Tu as encore maigri. Tu travailles trop, Andreas-mou.
Il se love dans ce mou, ce signe de tendresse et de complicité, sans lequel la langue grecque s’emmêle et se glace. Eleni ne lui manque jamais autant que lorsqu’il entend cet appendice qui allongeait chaque phrase de sa tante. « Andreas-mou, où étais-tu passé ? Pourquoi es-tu toujours en retard ? » Il avait quarante minutes de retard ce dimanche-là. Une vague histoire de table cassée au Tis Khamenis Polis : il avait voulu la réparer avant de se rendre à l’habituel déjeuner dominical.
Eleni l’avait attendu puis s’était effondrée sur le sol de la cuisine. Elle avait cuisiné un stifado, du bœuf mijoté, dont l’odeur grasse, entêtante, embaumait encore la pièce lorsqu’Andreas était arrivé. Son cœur avait lâché, sans signe avant-coureur. Elle avait certainement encore trop regardé par la fenêtre, vers le liseré des immeubles de Varosha, par-delà l’immense champ de terre brûlée où rien ne pousse.
« Eleni-mou, ce n’est pas bon pour ton cœur, toute cette tristesse ! » Lucia passait parfois une tête par la fenêtre de la maison et houspillait sa voisine. C’était elle qui avait entendu Andreas hurler – de mémoire, il n’avait jamais hurlé de sa vie. Elle avait accouru et jusqu’au moment où Eleni avait été mise en terre, Lucia n’avait plus lâché sa main.

La vieille dame ouvre la porte de la maison et Andreas la suit. Depuis la mort d’Eleni, Lucia est venue chaque jour aérer les pièces, passer un coup de balai, épousseter les meubles. Elle a aussi donné le stifado aux pauvres de la paroisse, vidé le frigidaire, arrosé les plantes, caressé le chat errant qu’Eleni avait pris l’habitude de nourrir. Elle n’a jamais demandé la permission à Andreas – ici, l’entraide se passe de politesse.
Andreas se frotte les yeux en entrant dans la cuisine : là aussi, tout a rétréci. Comme si quelqu’un, en son absence, avait réorganisé la pièce, confondant mètres et centimètres, voûtant le plafond, rapprochant les murs. Il se souvient, enfant, de la peur qu’il éprouvait chaque fois qu’il tournait le regard vers les effrayants crochets au mur, où Giorgos une fois par semaine venait suspendre la charcuterie. « De quoi manger pour que le petit grandisse. » Les énormes saucisses ressemblaient à des doigts coupés dont le sang noir avait séché.
Giorgos apportait aussi quelques tablettes de chocolat qu’Eleni conservait précieusement dans le plus haut des placards. Andreas se remémore toutes ces stratégies élaborées avec Théodoris et Nikos, les jumeaux de Lucia, pour y accéder sans être repérés. Ils étaient plus jeunes et obéissaient à ses ordres : un jour, ils étaient parvenus à ouvrir le placard et avaient dévoré deux tablettes chacun avant de s’allonger, ballonnés, sur le canapé. Andreas s’était soudain redressé et avait vomi sur le tapis. Eleni n’avait jamais réussi à faire disparaître la tache brune ; elle avait jeté le tapis aux encombrants. Mais elle n’avait rien dit à Andreas, elle ne lui avait fait aucun reproche.
Il avance vers le placard et tend le bras pour l’ouvrir. Un cafard se fige et l’observe, les antennes aux aguets. Le placard est vide, il n’y a plus de friandises.
Lucia fait crépiter le gaz et pose le briki sur le feu.
— J’ai fait le tri dans les vêtements de ta tante, annonce-t-elle. J’ai gardé des habits pour Ariana. (Elle claque la langue.) Des robes à manches longues, pour cacher ses affreux tatouages.
Andreas ne peut s’empêcher de sourire. Il imagine sa fille froncer le nez en regardant les vieilles nippes choisies par Lucia. « Ce n’est même pas vintage, c’est juste moche. »
Du plus loin qu’il se souvienne, Eleni s’est vêtue de noir. Il a longtemps cru qu’elle portait le deuil de son père et de sa ville. Puis, au fil des années, il a compris qu’elle portait aussi celui d’une vie qui aurait pu être la sienne : s’habiller de noir était une façon d’indiquer aux autres qu’elle y avait renoncé.
Mais elle avait vécu heureuse, lui avait-elle dit une fois. Elle avait pu s’occuper de sa vieille mère, broder d’innombrables nappes et mouchoirs, se faire des amies à l’église et dans sa petite rue. Surtout, elle avait vu Andreas grandir et son neveu était devenu son fils. Il lui suffisait de se pencher par la fenêtre ou d’aller à la plage pour apercevoir et retrouver Varosha, muette et silencieuse, à une centaine de mètres seulement des rochers qui marquaient la séparation entre Deryneia et le no man’s land.
Pourtant, lors du discours que Giorgos avait prononcé à son enterrement, le vieil homme avait décrit Eleni comme une héroïne tragique. Une femme qui s’était éternellement sacrifiée, pour sa mère, son frère, son neveu, une femme qui avait tout perdu. Elle ne s’était jamais mariée, avait-il rappelé, et ici, ces mots pesaient comme une malédiction.
Andreas, lui, s’était tu. Il n’avait jamais eu les mots. Il n’avait pas su décrire aux autres cette femme qui souriait lorsqu’il apprenait à faire du vélo, et qui s’était précipitée à Nicosie en apprenant la naissance d’Ariana.
Lucia fait couler le café dans deux tasses et se tourne vers Andreas. Elle a le même parfum qu’Eleni, mélange de néroli et de gâteau cuisant au four, qui lui rappelle les longues après-midi de son enfance, les interminables semaines d’été lorsque Théodoris et Nikos allaient perfectionner leur anglais à Londres tandis que lui restait ici à accompagner les deux femmes à la plage. Giorgos avait bien proposé de lui payer également un séjour en Angleterre, mais Eleni avait refusé net.
— Il y a des limites à la reconnaissance qu’on te doit, avait-elle dit, d’une voix brusquement sèche.
Pendant des années, Andreas avait ressassé cette phrase.
Alors que Lucia ajoute sans lui demander une cuillerée de sucre dans sa tasse, il se demande ce qu’aurait été sa vie, si Eleni avait laissé le droit à Giorgos d’être un peu plus présent. Il aurait pu aller à l’université. Parler anglais sans accent. Ne pas avoir peur d’emmener sa femme Melina en voyage. Théodoris et Nikos ont quitté Deryneia depuis longtemps. Ils arpentent les rues de la City de Londres en costume-cravate. Andreas a revu les jumeaux quelques fois ; ils sont allés se baigner ensemble sur la plage de leur enfance, celle cachée entre deux rochers, puis ont passé la soirée à boire des bières, entre souvenirs et banalités. Ils n’avaient plus rien à se dire. Les deux frères, avec cette politesse insulaire qui fait parler fort en moulinant des promesses, avaient assuré qu’ils viendraient lors de leurs prochaines vacances sur l’île découvrir le Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue.
— C’est marrant que tu l’aies appelé ainsi, avait commenté Nikos. Varosha n’est pas perdue, mais occupée. On la retrouvera forcément un jour.
— La ville qu’ont connue Eleni et Lucia n’existe plus, avait rétorqué Andreas.
Nikos l’avait regardé sans comprendre. Ils avaient changé de sujet.
Le café de Lucia est plus sucré que celui d’Eleni ; Andreas retient une grimace en trempant ses lèvres dans la crème brune. La vieille femme coupe une tranche de halva et pousse l’assiette devant Andreas.
— Mange, Andreas-mou, tu es trop maigre, vraiment. C’est une honte.
Des gestes en écho, des paroles répétées mille fois et qui s’adressent à un fantôme derrière lui. Ces dernières années, Eleni avait perdu énormément de poids. Elle continuait à cuisiner mais ne touchait plus au contenu des casseroles, aux pâtisseries dorées de miel qu’elle préparait le dimanche après la messe. Si Andreas ou Ariana ne venaient pas déjeuner, elle n’avalait rien d’autre de la journée et se couchait avec des maux de ventre épouvantables. En semaine, Lucia s’invitait continuellement chez elle. C’était le seul moyen de s’assurer que sa voisine mangeait correctement.
Andreas fait crisser sur sa langue la texture farineuse du halva. Il aurait voulu que sa fille soit là, avec lui. La maison est petite et Eleni n’avait pas beaucoup d’affaires. Il ne lui reste plus qu’à trier le garage, une sorte de débarras où s’empilent des cartons avec ses jouets d’enfance et des liasses de papiers. La tâche lui semble insurmontable. Un instant, il se demande s’il ne faudrait pas qu’il demande de l’aide à Melina.
Comme si elle lisait dans ses pensées, Lucia soupire.
— Quel dommage que vous vous soyez séparés.
Andreas grince des dents. C’était l’une des raisons pour lesquelles il ne venait que rarement voir Eleni : il ne supportait plus ses commentaires sur le départ de Melina. « Tu veux vieillir tout seul comme moi?»
— On ne s’entendait plus.
— Moi non plus je ne m’entendais pas avec Pambos, rétorque Lucia. J’ai fait des efforts, et puis j’ai attendu qu’il meure, voilà tout.
Elle se signe, furtivement, et son regard sonde avec malice celui d’Andreas.
Il se force à sourire.
Melina est partie sans qu’il s’en rende compte. Il n’a pas fait d’efforts ; il n’a même pas su qu’on le lui demandait. Elle a commencé par quitter le salon lorsqu’il regardait la télévision, puis à ne plus l’accompagner le dimanche chez Eleni. Un jour, elle lui a dit qu’elle partait à Londres voir leur fille, sans lui. Mais une fois arrivée en Angleterre, Melina ne répondait plus au téléphone et lorsqu’il parvenait à joindre Ariana, celle-ci murmurait, mal à l’aise, que sa mère n’était pas là. Au pub, en train de courir les boutiques, dans un musée, en train de se promener. Ariana répondait par monosyllabes.
À son retour, il avait demandé à Melina si elle « voyait quelqu’un ». Elle avait répondu oui et elle avait eu l’air presque surprise de voir son texte appris par cœur lui échapper. L’autre était un Anglais au front éternellement brûlé par le soleil : elle l’avait rencontré dans un restaurant à Paphos, c’était un de ces quinquagénaires qui s’était acheté une villa clinquante à Chypre pour y vivre sa retraite. Il possédait une piscine, mais il ne se baignait jamais ; Melina aimait y nager le week-end.
Andreas n’a jamais eu les mots ; il savait qu’il aurait dû faire des promesses, dire qu’il éteindrait la télévision le soir, fermerait le café le week-end, réapprendrait à apporter le petit déjeuner au lit le matin.
Le jour de l’enterrement d’Eleni, Melina était venue le serrer dans ses bras. Il lui avait trouvé l’air rajeuni, heureux et il s’était demandé ce qu’elle voyait, elle, en le regardant. Rien n’avait changé dans sa vie depuis le divorce, hormis le fait que désormais Ariana travaillait avec lui et qu’il s’obligeait à fermer le café le dimanche pour vider la maison de sa tante à Deryneia.
Andreas avale le dernier morceau de halva, puis pose ses mains sur ses genoux et prend une grande respiration.
— Allez, je dois m’y mettre.
Lucia agite un index vindicatif vers lui.
— N’oublie pas de laisser la porte d’entrée ouverte quand tu pars. Sinon, je ne pourrai pas venir donner un coup de balai.
Il acquiesce et la raccompagne dehors.
— Fais bien attention à enlever tes chaussures si tu entres dans la chambre d’Eleni, continue-t-elle. J’ai passé ma semaine à récurer le sol.
Il embrasse la vieille dame qui s’éloigne en grommelant. Il soupire. Cet acharnement à tout nettoyer.
Andreas, lui, voudrait que la poussière s’accumule sur les meubles. Que la seule photo d’Ioannis, accrochée dans le salon au-dessus de la télévision, devienne floue derrière une toile d’araignée. Que les draps que s’obstine à laver Lucia blanchissent au soleil avant de s’éparpiller dans les arbres.
Et qu’un jour, le jardin si bien entretenu se couvre de ronces, pour qu’enfin la maison d’Eleni rejoigne Varosha, puisqu’elle même n’en a pas eu le droit.

Petit à petit, j’ai pris l’habitude de me rendre régulièrement au café. Je m’asseyais toujours à la même table, celle dans un coin à l’ombre, le dossier de ma chaise collé contre les sacs de ciment. J’aimais sentir le no man’s land dans mon dos, entendre parfois le bruit d’une jeep de l’Onu. Des chats grattaient la terre pour se frayer un passage et ils arrivaient sous ma table tout poussiéreux, quémandant un bout de gâteau pour leurs efforts.
Ariana m’accueillait avec le sourire et m’accompagnait jusqu’à ma table pour passer un coup de torchon humide dessus.
— Alors, ça avance ?
Je mentais, je disais que oui, je parlais d’un chapitre en cours qui me donnait du fil à retordre et elle écoutait avec intérêt. Puis elle donnait son avis et je retenais mon souffle.
— Ton personnage, là, il ne vaut rien du tout, il ne ressemble pas à un Chypriote.
Je mourais d’envie de lui répondre qu’elle non plus. Elle s’appliquait à paraître nonchalante, mais il lui suffisait de prononcer quelques mots pour laisser apparaître son ironie mordante, sa franchise parfois blessante qui tranchait avec la politesse complaisante de ses compatriotes.
Progressivement, Ariana a commencé à me donner des directives.
— Ajoute-lui des problèmes d’argent. Rappelle-toi qu’il y a eu une grave sécheresse cette année-là.
Puis elle se reprenait :
— Enfin, c’est toi l’écrivain, je te laisse faire.
Mais elle gardait un air soucieux, comme si elle craignait que je ne fasse fausse route sans elle.
Elle n’avait pas tort. J’avais repris le manuscrit à zéro et je ne parvenais à avancer qu’au Tis Khamenis Polis. Tout ce que j’écrivais ailleurs sonnait faux. J’avais parfois l’impression de ne savoir écrire qu’en noir et blanc : pour ajouter des couleurs, il me fallait Ariana, Giorgos, le no man’s land, les chats.
Ariana me laissait un pichet de limonade puis s’éloignait. Le plus souvent, à sa pause, elle rejoignait des amis venus prendre un verre à la fin de leurs cours. Parmi eux, une jeune femme, Gavriella, le visage très pâle, les yeux cerclés de noir, qu’Ariana m’avait un jour présentée. Elle avait étudié avec Ariana à Londres, à la différence qu’elle, contrairement à son amie, avait obtenu son diplôme. Elle portait des robes noires et amples qui tombaient en ligne droite et traînaient par terre lorsqu’elle s’asseyait. J’avais vite écourté notre conversation ; ses pupilles agrandies, sa fébrilité me mettaient mal à l’aise.
Les amis d’Ariana parlaient fort ; je mettais des boules Quiès pour rester concentrée. Mais souvent, au bout d’une heure ou deux, une main tirait la chaise en face de moi et, avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, Giorgos s’asseyait à ma table.
— Tu écris encore ?
Je levais les yeux de mon écran. Toujours habillé avec soin, Giorgos attendait patiemment que j’éteigne l’ordinateur et que je saisisse mon carnet avec un stylo. J’avais vite compris qu’il avait l’habitude de donner des interviews. Un jour, dans le journal, il m’avait montré une photo de lui en jeune soldat. L’article était en grec, mais il m’en avait traduit les grandes lignes : on célébrait l’anniversaire d’une opération qui avait coûté la vie à une vingtaine de militaires turcs en 1974. Sur la photo, décoré d’une médaille, il souriait. Il avait passé le bras autour d’un autre soldat qui, lui, avait le regard vide. – C’est Ioannis, m’avait-il expliqué. Le père d’Andreas, même s’il refuse qu’on parle de lui.
L’article suivant mettait en garde les réfugiés de Varosha : Ne vendez pas vos maisons. La République turque de Chypre-Nord avait institué une commission chargée d’évaluer les propriétés abandonnées et de fixer le montant du dédommagement. Les sommes étaient dérisoires et l’opération à peine légale au regard du droit international, tout comme ces agences qui proposaient de racheter les biens des réfugiés.
— Vendre sa maison, c’est vendre Varosha aux Turcs, répétait Giorgos, furieux.
Ariana m’avait prévenue : le vieil homme était un grand bavard. Il me fallait toute mon expérience de journaliste pour couper le flot de ses paroles (il commençait toujours par une diatribe contre les Turcs) et rediriger ses souvenirs vers Varosha. C’était lui qui avait trouvé le nom du café : Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue. Et c’était lui également qui avait accroché au mur la carte de la ville, épinglant tout autour les photos d’anciens habitants, pour la plupart décédés. L’une d’elles était encadrée, avec une fleur séchée glissée entre le bois et la vitre : Eleni, dont le regard ne quittait jamais Andreas derrière le comptoir.
— Sa mort lui a donné un sacré coup de vieux.
Giorgos, lui, donnait l’impression que rien, ou très peu, ne pouvait l’ébranler. Il aimait pourtant me réciter la liste de ses malheurs : en 1974, du jour au lendemain, sa famille, très puissante, avait perdu toutes ses possessions. De prince de Varosha, son père était devenu un simple réfugié sans le sou, devant quémander des prêts aux banques alors que l’entreprise Papantoniou avait construit la moitié de Varosha. L’un des hôtels que l’on apercevait depuis les barbelés était le sien. L’un des plus beaux, certainement le plus réputé. Ses chambres avaient accueilli Sophia Loren, Paul Newman. Le groupe ABBA y avait chanté, quelques années avant de remporter la victoire à l’Eurovision.
Tout, ils avaient tout perdu, même les albums photos restés sur les étagères de leur bibliothèque. Giorgos n’était parvenu qu’à sauver l’honneur en revenant médaillé du front. Son père, lui, ne s’était jamais remis de l’invasion turque. Il y avait eu deux guerres, assurait Giorgos : celle de 1974 et celle qui avait eu lieu juste après, pendant cette période que certains appelaient à tort la paix. La deuxième, menée en sourdine, avait emporté plus de vies que la première, soutenait-il. Après avoir usé de ses dernières économies, son père s’était résolu à se faire embaucher sur un chantier. Le lendemain, il était mort broyé par un bulldozer. Aux commandes, le jeune ouvrier avait juré que l’ancien promoteur s’était jeté volontairement sous les chenilles de l’engin.
Ariana venait nous resservir en limonade fraîche et me jetait un regard complice. Il ment, articulait-elle en silence.
Mais peu m’importait. J’aimais écouter Giorgos parler de Varosha comme s’il avait quitté la ville la veille, évoquer la guerre comme si elle venait tout juste de s’achever. Parfois, il baissait la voix et se souvenait d’Ioannis. Leur amitié avait longtemps été solide, mais la guerre avait fini par les séparer. À son retour, Ioannis n’avait plus toute sa tête. Il s’était démené pendant des mois pour que sa femme, Aridné, soit inscrite au registre des disparus, alors que tous savaient qu’elle était partie avec l’ennemi, puisqu’elle était chypriote turque. Lorsqu’il était devenu certain qu’elle ne reviendrait pas, Giorgos avait vu son ami sombrer. À la fin de l’année 1976, Ioannis était parti, sans dire adieu, sans prévenir. Il avait préparé son sac en secret et quelqu’un, au port, l’avait vu monter dans un bateau.
Toute sa vie, Giorgos était resté fidèle à cet ami qu’il avait perdu, aidant Eleni à élever Andreas.
— Par contre, celle-là, qu’on ne dise pas que j’ai eu quoi que ce soit affaire avec son éducation, maugréait-il en coulissant un regard vers Ariana et ses amis.
Ce n’étaient pas seulement les tatouages, les études délaissées. Giorgos avait entendu dire qu’Ariana traversait souvent le no man’s land avec Gavriella pour aller y faire la fête. Il leva les mains, roula des yeux. Est-ce qu’on danse sur la terre perdue ?
Il me regardait et j’acquiesçais, même si moi aussi, tous les vendredis, tous les samedis, je traversais les check-points pour danser de l’autre côté de la ligne verte.
La partie nord de Nicosie était la capitale d’un pays fantoche : la République turque de Chypre-Nord, uniquement reconnue par Ankara qui y avait posté plus de trente mille soldats à l’affût. Dans les champs et les maisons abandonnés par les Chypriotes grecs ayant fui au sud, les autorités avaient installé des milliers de familles venues d’Anatolie. On leur promettait des voitures gratuites, des frigidaires dernier cri, des canapés en similicuir. Pillés à Varosha et dans d’autres villes désormais à moitié vides.
Prendre une bière au nord, c’était reconnaître la partition. Il fallait changer ses euros pour des livres turques, troquer les efharisto pour les teşekkür ederim, prendre un kebab au lieu d’un souvlaki. Pour Giorgos et de nombreux Chypriotes, c’était impensable. »

Extraits
« Varosha, en chypriote, signifie banlieue, un terme-valise qui englobe tout ce qui a été construit autour des bastions de Famagouste (Gazimağusa, disent les Turcs). Il y a quelques générations, les Chypriotes grecs ont été chassés de la vieille ville par la loi ottomane ; le colon britannique a pérennisé cette injustice et a offert, à titre de compensation dérisoire, des territoires ensablés et marécageux pour que les exilés puissent s’y installer en périphérie.
La nouvelle ville, Varosha, a grandi et s’est étalée tout le long de la baie. Lorsque le tourisme et le bronzage ont été de mode les hôtels ont poussé au plus près de la mer. Les plus grandes stars d’Europe et d’Hollywood se sont pressées dans cette station balnéaire en ciment et béton, des tournages internationaux s’y sont tenus (Exodus, avec Paul Newman, en 1960) et Chypre, enfin, a trouvé sa place dans le monde.
L’armée turque, en 1974, n’a pas mené une invasion, mais deux. La première, le 20 juillet, a été déclenchée cinq jours après un coup d’État perpétré contre le président Makarios, événement téléguidé depuis Athènes et qui, selon Ankara, menaçait la sécurité des Chypriotes turcs. Les troupes turques ont alors déferlé sur l’île avant de ralentir leur progression à la faveur d’un cessez-le-feu. Le 23 juillet, les bombes ont plu sur Varosha. À des milliers de kilomètres de là, dans une ville suisse où les passants profitaient de la douceur de l’été, des émissaires ont tenté de sauver la paix ou ce qu’il en restait. Mais, le 14 août, les tanks turcs ont repris leur marche. Le lendemain, Varosha était abandonnée à l’ennemi.
C’était une conquête précieuse, une otage ravissante. L’armée turque l’a enveloppée d’un manteau de ferraille et a placé son cœur sous cloche.
Les mois suivants, beaucoup de réfugiés ont tenté de se faufiler dans Varosha pour récupérer les bijoux enterrés à la hâte dans le jardin, les albums photos oubliés sur les étagères.
Aucun n’est revenu vivant.
Les Chypriotes grecs continuent à appeler Varosha cet ensemble disparate – la zone surveillée par les miradors turcs et la banlieue informe qui s’étend jusqu’au pied des bastions de Famagouste. Mais à vrai dire, cette dernière partie n’a plus rien à voir avec Varosha l’interdite. Elle a été englobée par Gazimağusa, les maisons ont été vidées de leurs habitants ; ceux qui les occupent parlent désormais turc.
Si Giorgos cherche la ville où il est né, il doit presser le front contre les barbelés, humer l’air de la mer jusqu’à ce qu’un soldat lui ordonne de déguerpir.
Mais il n’est jamais venu voir Varosha. Il ne peut apaiser sa colère. Il y a là quelque chose d’impardonnable: on a tué sa ville et on lui refuse le droit de pleurer sur ses ruines. » p. 32-33

« Ariana m’avait prévenue: le vieil homme était un grand bavard. Il me fallait toute mon expérience de journaliste pour couper le flot de ses paroles (il commençait toujours par une diatribe contre les Turcs) et rediriger ses souvenirs vers Varosha. C’était lui qui avait trouvé le nom du café: Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue. Et c’était lui également qui avait accroché au mur la carte de la ville, épinglant tout autour les photos d’anciens habitants, pour la plupart décédés. L’une d’elles était encadrée, avec une fleur séchée glissée entre le bois et la vitre: Eleni, dont le regard ne quittait jamais Andreas derrière le comptoir.
— Sa mort lui a donné un sacré coup de vieux.
Giorgos, lui, donnait l’impression que rien, ou très peu, ne pouvait l’ébranler. Il aimait pourtant me réciter la liste de ses malheurs: en 1974, du jour au lendemain, sa famille, très puissante avait perdu toutes ses possessions. De prince de Varosha, son père était devenu un simple réfugié sans le sou, devant quémander des prêts aux banques alors que l’entreprise Papantoniou avait construit la moitié de Varosha. » p. 44-45

« Nous étions à l’été 1964, année de l’emménagement d’Ioannis et Aridné dans leur nouvelle maison. Les oranges à Varosha étaient plus parfumées que celles de Nicosie.
Et les figues ? J’essayai de me représenter leur peau duveteuse, leur lait sucré tacher mon tee-shirt.
Mais Giorgos avait raison. Jamais je ne pourrais connaître la douleur d’avoir perdu Varosha. Ni me souvenir du goût des fruits d’alors. Tout ce que je pouvais faire, c’était de l’imaginer. Et cette fois encore, ce n’était pas suffisant. » p. 91

« Chypre ressassait sa douleur, refusait de panser ses plaies. Les check-points auraient dû faire office de points de suture mais ils ne suffisaient pas. Les deux faces de l’île continuaient à vivre comme si l’autre n’existait pas.
Au moins, pensais-je avec soulagement, Ariana avait eu le courage de traverser la ligne verte pour prendre un café avec ce garçon. À écouter son amie, je comprenais que celle-ci avait tenté de l’en dissuader puis, résignée, avait baissé les bras. » p. 247

À propos de l’auteur
LLOBET_Anais_©DRAnaïs Llobet © Photo DR

Anaïs Llobet est journaliste. En poste à Moscou pendant cinq ans, elle a suivi l’actualité russe et effectué plusieurs séjours en Tchétchénie, où elle a couvert notamment la persécution d’homosexuels par le pouvoir local. Aujourd’hui, elle est en poste à Nicosie pour l’AFP. Elle est l’auteure de trois romans, Les Mains lâchées (2016), Des hommes couleur de ciel (2019) et Au café de la ville perdue (2022). (Source: Éditions de l’Observatoire)

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En deux mots:
Une vie dans un centre commercial, c’est ainsi que pourrait se résumer la longue déambulation du narrateur qui avant de rencontrer l’amour à la piscine, a pris soin de passer de boutique en boutique, de se noyer dans le plaisir consumériste.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Je consomme, donc je suis

Le premier roman de Valérian Guillaume tient en une phrase. Mais son originalité n’est pas seulement stylistique. Il nous entraîne dans un centre commercial où, à côté de tous les produits qui s’offrent à lui, il va tenter de trouver l’amour.

Une longue phrase pour une longue déambulation. Le narrateur de ce roman au ton très original se promène dans les centres commerciaux, tue le temps en passant d’une boutique à l’autre : «Je me laisse voyager de produit en produit de boutique en boutique de vendeur en vendeur je n’achète que très rarement mais le plaisir de la découverte et de la connaissance est unique j’ai envie de tout savoir et pour ne pas manquer les opportunités je tente d’apprivoiser mon environnement un peu comme les chiens quand ils arrivent vers vous pour vous sentir et ça peut paraître idiot mais à chaque fois je sens que ça me fait du bien c’est comme des petits voyages mais faut y aller doucement car c’est bien connu les voyages ça creuse l’appétit». Des pérégrinations qui le mènent au Corner, le café où il croise Martine, la serveuse qu’il apprécie beaucoup et retrouve des connaissances. Reste l’une des attractions phare de ce temple de la consommation, la piscine. Un endroit qui devient en un instant magique, car il fait la connaissance de Leslie, la plus sympathique des caissières puisqu’elle va jusqu’à lui offrir un bonnet de bain afin qu’il puisse se baigner. De quoi tomber immédiatement amoureux!
Encore faut-il trouver un moyen d’engager la conversation, de se signaler. Trop tard, elle a déjà fini son service. Gontrand l’extirpe du coup de son rêve pour le ramener au Corner où s’échangent les potins, où se noient aussi les illusions. Quant aux intrépides et aux optimistes, ils y forgent leurs ambitions.
Oui, c’est décidé, il va prendre son courage à deux mains, offrir à Leslie les DVD de Feedjy school, sa série préférée et lui avouer son amour! Mais avant, il ne manquera pas la semaine mexicaine à Carrefour où il a bourré l’urne de ses bulletins de participation au concours pour tenter de gagner un voyage.
La déception de n’avoir pas remporté l’un des prix de cette belle animation commerciale sera estompée par le sourire de Leslie. Un sourire magique qui l’exalte, l’emporte, le transforme. Pourtant il ne peut rien contre les démons qui l’habitent, qui le font transpirer, qui le font pleurer, qui l’entrainent à se jeter sur la nourriture pour satisfaire leur énorme appétit.
En choisissant d’oublier toute ponctuation, Valérian Guillaume fait de ce premier roman un symbole de la boulimie consumériste, une logorrhée impossible à arrêter et qui va finir par tout engloutir, y compris cet amour pour lequel le narrateur aurait tout donné. On passe alors de la fantaisie au drame, des couleurs au noir. Un premier roman choc et un nouvel auteur à suivre!

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Nul si découvert – Le podcast
Initiative très originale et très réussie: pendant le confinement, Valérian Guillaume a proposé aux lecteurs d’enregistrer son livre et de le diffuser en podcast. Le personnage du roman se promène ainsi de voix en voix et le podcast en deux parties mérite le détour!

Nul si découvert
Valérian Guillaume
Éditions de l’Olivier
Premier roman
128 p., 16 €
EAN 9782823615982
Paru le 8/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, dans une ville qui n’est pas spécifiée.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il salive devant les produits alignés sur les rayons du supermarché. Il prie pour être le gagnant d’un jeu-concours organisé par une marque de nourriture mexicaine. Il adore lorsque les vigiles le palpent à l’entrée du magasin. Il se jette sur les distributeurs de friandises, les buffets en libre-service et les stands de dégustation.
Qui est-il, ce garçon qui sue à grosses gouttes et qui rit même quand on se moque cruellement de lui ? Pourquoi cherche-t-il la chaleur humaine dans les allées du centre commercial ?
Depuis qu’il va à la piscine, sa vie a trouvé un sens : Leslie est à l’accueil. C’est un ange, une fée. Elle occupe ses pensées, le rend fou d’amour. Mais pour la conquérir, il lui faudra lutter contre le démon qui s’empare de lui dans les pires moments.
Servi par une écriture singulière et vertigineuse Nul si découvert nous entraîne dans le cerveau d’un personnage habité par une pulsion violente: il doit tout avaler, absorber jusqu’à l’excès, jusqu’au dégoût.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Livres Hebdo (Alexiane Guchereau)
Kroniques.com
Blog froggy’s delight
Blog Bonheur de lire
Toute la culture


Valerian Guillaume présente Nul si découvert © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Avec toutes ces idées qui me brûlaient le cœur je me suis dit qu’il fallait vraiment que je me bouge que je fasse quelque chose alors je suis parti au Corner voir s’il y avait quelque chose à voir et pour un jeudi matin c’est clair il y avait pas grand monde il y avait même carrément personne
J’ai dit bonjour à Martine et au sourd elle m’a demandé si ça allait et elle m’a donné un petit verre à sa façon pour me changer l’esprit
Depuis que Maman est morte c’est vrai j’avoue j’arrive plus trop à parler et puis j’ai tout le temps mal au cœur et puis je sais pas j’ai tendance à me projeter à m’imaginer des choses et j’étais pile en train de divaguer quand est entré le fils Pasquier avec son air du grand monde je me suis dit tiens lui ça fait un bout j’étais surpris de le voir parce que je me demandais où c’est qu’il était parti je savais seulement qu’il s’était retiré parce que monsieur étudiait monsieur fréquentait les hautes sphères de l’intelligence maintenant il revient ici pour aider sa sœur à faire le tri et les choses et finalement après avoir causé un peu il m’a raconté ses déboires avec l’existence humaine il m’a dit que c’était pas simple qu’il y en a une qui s’est barrée avec son gosse qui finalement n’est peut-être même pas le sien comme quoi ça sauve pas tout d’avoir eu le bac avec mention il a pris une goutte de William Peel et il s’est taillé il avait pas l’air super bien mais ça m’a quand même fait plaisir de le voir et puis surtout ça m’a diverti après ça j’ai donné un coup de main à Martine on a rentré les chaises parce qu’il commençait à pleuvoir j’en ai profité et je lui ai raconté un peu mes tristesses elle m’a dit que c’était normal va qu’à mon âge il fallait pas s’inquiéter avec les choses de la vie et que j’avais juste besoin de détente et de souffler puis elle m’a dit d’aller à la piscine parce que ça soulage les nerfs et elle m’en a remis un petit
Martine elle est pas croyable tant elle connaît les gens et les vérités
On a un peu parlé du fils Pasquier évidemment elle se souvenait parfaitement de lui normal car Martine n’est pas de celles qui sont oublieuses elle vous verrait une fois ne serait-ce que vous reviendriez deux heures trois semaines vingt ans plus tard ce serait pareil qu’elle vous remettrait j’ai jamais vu quelqu’un qu’avait autant de mémoire d’ailleurs dès qu’il y a un truc c’est elle que les flics viennent voir pour demander tant elle sait tout sur tout le monde mais elle leur lâchera jamais le morceau c’est un être à qui on peut donner sa confiance aveuglément parce que d’une part elle ira jamais répéter et d’autre part elle viendra jamais juger qui que ce soit c’est pour ça que tout le monde l’adore c’est elle qui nous a vus grandir
On arrivait au bout de l’averse et le sourd s’est mis comme il le fait parfois à sauter en l’air de droite à gauche en faisant ses sons sa musique et rien que ça ben ça a fait rire Martine elle m’a demandé si j’avais pas faim je pouvais rester avec eux si je voulais mais je ne voulais pas gêner alors j’ai dit non merci et elle m’a dit que c’était pas bon de ne pas manger alors je lui ai dit que c’était pas ça mais que j’étais attendu pour le déjeuner alors elle a fait semblant de me croire parce qu’évidemment c’était pas vrai personne ne m’attendait Martine m’a dit qu’il fallait que je voie du monde alors j’ai dit oui et je me suis dépêché j’ai bu puis j’ai donné ce que je devais j’ai dit au revoir puis je suis sorti
Dehors la pluie s’était calmée mais le ciel tirait la gueule entre gris clair et gris foncé on ne savait pas ce qu’il voulait dire je ne savais pas tellement non plus où aller alors pour ne pas attraper froid j’ai suivi mes pas et j’ai fini par arriver sur le parking du Centre et c’est là que j’ai marché doucement vers les distractions et le contact humain
En plus c’est trop bien car en ce moment il y a des vigiles à cause des bavures ils changent régulièrement c’est jamais trop les mêmes mais quelques fois si enfin ça dépend vu que c’est une boîte qui les gère moi j’adore y aller quand c’est Jef et ce jour-là c’était pas lui mais pas grave puisque c’était un grand noir magnifique que je n’avais jamais vu et qui m’a fouillé à la va-vite mais suffisamment pour que je ressente l’émotion que j’aime et que mon chagrin disparaisse un peu c’est incroyable de sentir d’aussi belles mains à la fois protectrices et inquisitrices je reconnais sans problème que l’idée de pouvoir être soupçonné m’excite un maximum et je persiste à penser qu’il devrait y avoir des vigiles partout afin que tout le monde puisse avoir son plaisir car non mais c’est vrai quoi y a pas que chez le médecin qu’on devrait être tripoté ben oui sentir le contact c’est important et puis ça me met dans un tel état que rien n’est grave autour de moi la vie les drames s’absentent se retirent et ça me change alors quand les journées sont grises dans mon cœur je vais me faire fouiller à droite à gauche dans les magasins et c’est toujours très sympathique après je ne pourrais pas cacher qu’il y en a qui fouillent mieux que d’autres c’est une vraie vocation faut avoir le geste et le coup de main et puis surtout faut être alerte et attentif pour moi ceux qui fouillent le mieux je suis désolé pour les vigiles du Centre mais ce sont les gendarmes c’est magnifique il faut voir leur coup de main le doigté surtout c’est impressionnant malheureusement se faire un beau flic c’est pas souvent mais dès que j’ai une occasion je fonce ils palpent tout tout tout alors moi je fais exprès de mettre des pantalons avec plein de poches sur l’un d’entre eux je ne devrais pas le dire mais j’ai même fait rajouter des poches à la machine dont une petite au niveau de l’entrejambe ce qui fait que la dernière fois le flic magnifique avec ses beaux gants blancs m’a tâté les cuisses et son index droit a frôlé mon boubou c’était divin je revois la scène j’étais tout blanc et j’ai bien failli faire un malaise et lui tomber dans les bras c’est un des plus beaux moments de toute ma vie
Pour suivre le chemin du plaisir j’ai été voir les belles choses
D’abord j’ai regardé les téléphones chez SFR puis j’ai été chez Claire’s pour voir les bijoux les barrettes les chouchous les bandeaux et j’ai pas arrêté de caresser les fausses mèches et les rajouts super doux après j’ai été voir les nouvelles perceuses au Roy Merlin puis les crèmes chez Yves Rocher tout le monde a été vraiment hyper gentil et j’ai trouvé les rayons impeccables et si fournis que j’ai presque pas pensé à mes tristesses
Je chéris ces moments où je ne pense à rien où j’oublie le douloureux et les mauvais sentiments
Je me laisse voyager de produit en produit de boutique en boutique de vendeur en vendeur je n’achète que très rarement mais le plaisir de la découverte et de la connaissance est unique j’ai envie de tout savoir et pour ne pas manquer les opportunités je tente d’apprivoiser mon environnement un peu comme les chiens quand ils arrivent vers vous pour vous sentir et ça peut paraître idiot mais à chaque fois je sens que ça me fait du bien c’est comme des petits voyages mais faut y aller doucement car c’est bien connu les voyages ça creuse l’appétit alors vu que c’était juste à côté et vu que j’avais mon démon dans le ventre et puisque c’est vrai il faut tout de même bien manger je me suis décidé comme je le fais de temps en temps à me faire plaisir en m’offrant le Flunch en plus c’est trop pratique puisqu’il est directement à l’intérieur de La Grande Galerie ce qui fait qu’on n’a même pas besoin de sortir du Centre et que l’on peut y manger avant ou après avoir rempli son caddie alors bon pour l’entrée je faisais pleinement confiance à la sélection du moment qui proposait une assiette de deux belles tomates aux crevettes mais dans la queue des plats j’étais complètement stressé parce que j’arrivais pas à choisir entre le Tennessee rösti burger la pièce du boucher et le couscous aux trois viandes certes le couscous c’est chaleureux c’est oriental mais j’ai trouvé que les merguez étaient trop petites et sur le coup je dois bien dire que j’ai eu peur de me faire arnaquer pour le burger je redoutais qu’il n’y ait pas assez de Sauce Spéciale car j’aurais eu peur d’en demander en rab c’est pour ça que j’ai fini par opter pour la pièce du boucher garantie tendre que j’ai demandée bien cuite mais en allant chercher mon Pepsi au distributeur de boissons j’ai glissé sur une frite ce qui fait que je suis tombé sur le carrelage avec mon plateau dieu merci j’ai sauvé l’entrée qui ne s’est pas renversée mais on ne peut pas dire la même chose de mon morceau de viande qui a valdingué sur le carrelage à trois ou quatre mètres de moi je dois dire que j’ai trouvé tout le monde vraiment hyper gentil parce que personne n’a ri et y a même un très jeune monsieur Flunch qui m’a relevé et il m’a dit ça va et j’ai dit ça va il m’a pris par l’épaule jusqu’au buffet et il m’a rempli l’assiette d’un autre morceau encore plus gros puis il a demandé à sa collègue de lui passer les sauces barbecue et samouraï et avec les tubes il a réalisé un très joli cercle de sauce pour faire le pourtour de mon morceau ça faisait décoration d’assiette donc trop sympa déjà et de voir la gentillesse comme ça ben ça m’a ému en plus et pourtant c’est pas mon genre de dire ça comme ça mais j’ai pensé et je le pense encore d’ailleurs mais le garçon je dois bien le dire il était vraiment craquant et attentionné c’est rare aujourd’hui j’ai eu l’impression celle-là qui arrive parfois de reconnaître quelqu’un qu’on a connu dans une autre vie oui j’y crois à la réincarnation tout comme j’y crois pas mais en tout cas pour être un peu honnête dans cette histoire je suis convaincu que chacun a toujours une seconde chance qu’on peut être pourri quelque part et un champion ailleurs je me suis assis à ma table fétiche celle à côté des garnitures là où sur les murs sont figurés des fruits et des légumes dans des coloris marron et beiges en ce qui me concerne je faisais face à un radis géant et pouvais apercevoir sur les murs adjacents quelques bananes fraises et une mégatomate plus loin je dois avouer qu’au niveau des légumes à volonté je me suis donné de tout mon être j’ai pris tout ce que j’ai pu à part les pommes frites toujours trop chaudes car je me suis souvenu de la fois où je m’étais brûlé la langue j’ai mangé avec mon démon petits pois carottes écrasé de pommes de terre haricots frites semoule macaronis tomates et poivrons en flunchant le cœur flanché je me suis éclaté certaines garnitures étaient naturellement un peu froides mais c’est pas grave du tout car des micro-ondes sont disposés dans les quatre coins du restaurant ce qui fait qu’on peut toujours manger à notre température favorite et faut dire que manger froid ne me dérange pas non plus »

Extraits
« Leslie six lettres qui glissent dans ma tête comme le bonheur c’est le plus beau des prénoms et de tous les mots que je puisse connaître c’est somptueux en tout point et si fort en signification entretemps j’ai cherché et j’ai vu que les Leslie sont des êtres ouverts fiables sérieux disponibles courageux et qui détestent les hypocrites Leslie n’hésitera pas à affirmer haut et fort son avis elle ne se laissera jamais marcher sur les pieds créative son imagination la conduira à toujours trouver une solution à ses problèmes de plus le sens des valeurs et du travail sera un atout dans sa vie professionnelle Leslie fidèle en amitié mais la pauvre parfois peu confiante en amour aura toujours le cœur ouvert aux autres et saura tendre la main à celles et ceux qui sont dans le besoin c’est fou comme c’est rien que des vérités tout ça des vérités qui coïncident avec mon rêve et mon idée »

« Sur le chemin la lumière du jour baignait dans ma tête et je sentais mon humeur folle et j’étais fier car jusqu’ici je trouvais que je faisais ma journée dans l’ordre et dans le plaisir sans me tromper avec méthode tout à fait normalement une chose après l’autre je me sentais enfin prêt pour glisser vers l’inconnu et tout en sentant battre mon cœur à l’intérieur de ma peau je ne pouvais pas m’empêcher d’écouter le vent qui au-dessus des parkings remuait le ciel et c’est étonnant et bizarre de dire ça mais émotions-là me faisaient pousser comme une boule dans la gorge et c’était pas très pratique pour avaler la salive qui commençait je l’avoue à déborder partout autour alors là encore petite prière mais ça n’a pas marché tout de suite j’ai attendu trente secondes puis j’ai réessayé et cette fois-ci le miracle ça a fonctionné et très drôlement tout mon souci que je vous parle s’est stoppé et la lumière du ciel a changé c’est drôle c’est bizarre la vie autant quelquefois ça peut rien que d’autres fois si c’est dingue ça me rappelle comme des fois les oiseaux dans le ciel sont obligés de beaucoup remuer les ailes pour aller là où ils veulent et comme d’autres fois ils n’ont qu’à se laisser porter par les courants chauds du sentiment de l’amour qui est le sentiment suprême sur cette comme terre comme dans les cieux. »

À propos de l’auteur
Auteur, acteur et metteur en scène, Valérian Guillaume crée avec la compagnie Désirades des spectacles qui ont pour point commun d’appréhender les phénomènes contemporains comme matière poétique. Lauréat du programme doctoral SACRe (Sciences, Arts, Création, Recherche) proposé par le Conservatoire national supérieur d’art dramatique et Paris Sciences Lettres, il consacrera aussi un temps de résidence à sa thèse de recherche-création dont l’objet consiste à explorer et à analyser les potentialités des graphies en train de se faire sur la scène. Il est actuellement dramaturge à la Comédie-Française sur le spectacle Les Oubliés du Birgit Ensemble. Son premier roman Nul si découvert est paru aux Éditions de L’Olivier à la rentrée littéraire de janvier 2020. (Source: chartreuse.org / Livres Hebdo)

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Amazonia

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 RL_automne-2019

En deux mots:
Un écrivain-voyageur part en voyage le long de l’Amazone avec son fils. Au fil des étapes, il va nous raconter non seulement les méandres de ce fleuve de Belém à Santa Elena, mais aussi nous livrer le fruit de centaines de lectures, retracer l’histoire du continent et ne pas oublier l’actualité. Un roman aussi parcouru de rencontres et de personnages emblématiques.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Géographie et histoires de l’Amazonie

Dans un roman foisonnant et érudit, Patrick Deville raconte ses voyages en Amazonie. Le long des méandres du fleuve, il nous en détaille les histoires et les légendes, tout en se rapprochant de son fils. Embarquez !

«Mains derrière la nuque, on peut imaginer ces milliers de rivières qui, depuis les deux hémisphères, se rejoignent dans le lit du fleuve quelques degrés sous l’équateur comme des milliers d’histoires.» Patrick Deville, au moment d’entamer ce nouveau voyage le long de l’Amazone, nous en livre la clé. Bien davantage qu’un récit de voyage, bien mieux qu’un manuel d’Histoire, il va nous raconter les milliers d’histoires qui ont fait la légende de ce cours d’eau à nul autre pareil.
Se plaçant d’emblée sous l’égide de Blaise Cendrars, l’écrivain-voyageur nous offre sans doute le livre qui colle le mieux à la collection dans laquelle il publie : «Fiction & Cie».
Dans ses pas, nous allons croiser des paysages extraordinaires, une faune et une flore de plus en plus menacées par l’homme, mais surtout découvrir ou redécouvrir une histoire multiséculaire d’où vont émerger quelques figures de proue extravagantes. Commençons par les Conquistadors, qui ont tout de génocidaires, et rappelons que «toute l’histoire de la conquête est celle de traîtres trahis par de plus traîtres qu’eux». Poursuivons avec Brian Sweeney Fitzgerald, plus connu sous le nom de Fitzcarraldo, et dont Werner Herzog dépeindra l’épopée sous les traits de Klaus Kinski. L’auteur reviendra du reste aussi sur l’épopée de ce film ainsi que sur le tournage de Aguirre, la colère de Dieu avec le même réalisateur et le même interprète principal, habité par la folie de son personnage. Et puis il y a les aventuriers, les hommes politiques et les capitaines d’industrie moins connus, les barons du café tels que Paolo Prado, les exploitants du caoutchouc – et des populations locales – les révolutionnaires, les indépendantistes, les chercheurs d’or, les scientifiques. N’oublions pas non plus les pionniers qui se lancent dans la construction de lignes de chemins de fer à travers la jungle où qui envisagent de lancer des câbles téléphoniques sur des milliers de kilomètres et qui, comme l’écrira Claude Lévi-Strauss, seront «victimes des termites et des indiens».
On revivra les épisodes sanglants de la colonisation, la fièvre du caoutchouc avec la grandeur et la décadence de Manaus.
On y croisera aussi le bandit Lampião, devenu héros populaire et la superbe galerie des personnages nés des plumes fécondes des écrivains. Ce qui nous vaudra aussi quelques digressions… et une bibliographie en fin de volume qui est aussi une invitation à poursuivre le voyage. Avec Cendrars, Jules Verne, Montaigne, Melville, Faulkner et Thoreau, sans oublier les sud-américains comme Alvaro Mutis et Vargas Llosa. On pourrait aussi y ajouter Lévi-Strauss et garder une place pour Henri Michaux.
On l’aura compris, il est impossible de réserver ce roman, tant il est à l’image de cette Amazonie, riche, foisonnant, énigmatique. Mais il suffit de se laisser emporter par la plume enlevée de Patrick Deville, pour aller de surprise en découverte et en apprendre beaucoup. Il faudrait encore dire un mot de Pierre, ce fils qui accompagne son père durant ce voyage et qui est lui aussi objet d’étude pour son père qui doit bien constater qu’au fil du temps, il évolue et se modifie. Tout comme cette Amazonie sans doute plus menacée aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.

DEVILLE_carte_amazoneAmazonia
Patrick Deville
Éditions du Seuil
Roman
300 p., 19 €
EAN 97820212475034
Paru le 21/08/2019

Où?
L’action se situe de tout au long du fleuve Amazone, de Belém à Santa Elena, en passant par Santarém, le rio Negro, Manaus, Iquitos, Guayaquil. On y passe aussi des Galápagos en Amérique centrale et latine, sans oublier tous les voyages précédents évoqués, à Saint-Malo, Jersey, la Normandie, l’Aubrac et le Quercy, la Belgique, Dunkerque, Bruges, la Hollande, Paimpol et Tréguier, Bréhat, Port-Navalo, Rochefort-sur-Mer, Saint-Palais, le Verdon, Biarritz puis Bilbao, les Asturies, la Cantabrie, la Galice, Chamonix et les Alpes, ou encore le Maroc, avant le retour à Paris.

Quand?
Le roman se déroule de nos jours, avec l’évocation des siècles passés depuis les XIIe et XIIIe siècles.

Ce qu’en dit l’éditeur
Avec Amazonia, Patrick Deville propose un somptueux carnaval littéraire dont le principe est une remontée de l’Amazone et la traversée du sous-continent latino-américain, partant de Belém sur l’Atlantique pour aboutir à Santa Elena sur le Pacifique, en ayant franchi la cordillère des Andes. On découvre Santarém, le río Negro, Manaus, Iquitos, Guayaquil, on finit même aux Galápagos, plausible havre de paix dans un monde devenu à nouveau fou, et qui pousse les feux de son extinction.
Le roman plonge jusqu’aux premières intrusions européennes, dans la quête d’or et de richesses, selon une géographie encore vierge, pleine de légendes et de surprises. Plus tard, les explorateurs établiront des cartes, mettront un peu d’ordre dans le labyrinthe de fleuves et affluents. Des industriels viendront exploiter le caoutchouc, faisant fortune et faillite, le monde va vite. Dans ce paysage luxuriant qui porte à la démesure, certains se forgent un destin : Aguirre, Fitzgerald devenu Fitzcarraldo, Darwin, Humboldt, Bolívar.
Ce voyage entrepris par un père avec son fils de vingt-neuf ans dans l’histoire et le territoire de l’Amazonie est aussi l’occasion d’éprouver le dérèglement du climat et ses conséquences catastrophiques.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Laure Emblesec)
Page des libraires (Joachim Floren, librairie le Matoulu, Melle)
Le Temps (Isabelle Ruf)
Presse Océan


Patrick Deville parle de son roman Amazonia © Production éditions du Seuil

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« père & fils
Une violente averse bousculait le navire, l’eau pénétrait par la jointure des hublots. Nous allumions une petite lampe. Dans la pénombre de la cabine baignée d’air chaud, Pierre à contre-jour emplissait un carnet. J’avais attendu d’être à bord pour lui demander s’il se souvenait de sa découverte, une dizaine d’années plus tôt, de ce vers de Blaise Cendrars, « Gong tam-tam zanzibar bête de la jungle rayons x express bistouri symphonie », fragment de poème qu’il avait intégré à l’un de ses dessins. Il m’avait répondu que, sans doute, à l’époque, je lui avais mis ça sous les yeux.
Son père à lui, Cendrars, son père l’inventeur raté ou spolié, l’homme aux affaires calamiteuses, l’importateur de bière frelatée à Naples, le promoteur ruiné d’un palace fantôme en Égypte, l’auteur du brevet d’un ressort pour fermer les portes, finalement revenu à La Chaux-de-Fonds, lui avait offert un livre de Nerval qui allait décider de sa vie. Il avait encore trouvé dans la bibliothèque paternelle L’Asie russe d’Élisée Reclus et ç’avait été l’invention du Transsibérien. Longtemps après le Brésil, Cendrars avait offert à son fils Rémy La Chute d’un ange de Lamartine.
Le fils était aviateur. C’était la guerre. L’ange avait perdu la vie lors d’un vol d’entraînement.
Il faut se méfier des livres qu’on recommande aux fils : c’est sur une forte recommandation paternelle, une injonction, que j’avais lu enfant Moravagine. Même s’il me semblait étrange, ce livre, j’avais longtemps pensé qu’il était écrit pour moi puisque mon père me l’avait imposé, j’y trouvais le goût des tours du monde, la parenté du fou Moravagine et du fou Taba-Taba, lequel était alors mon camarade dans l’hôpital psychiatrique où nous vivions. Sans doute les scènes érotiques et pornographiques m’avaient échappé.
Pas les Indiens bleus.
Lorsqu’il débarque du Formose en 1924, Cendrars rêve de fortunes brésiliennes. Il est pour ça aussi peu doué que son père. Les chats ne font pas des chiens. Il descend l’échelle de coupée, balaie ces dix dernières années: en 14 il vivait encore à Forges-par-Barbizon. Ce Suisse qui pouvait échapper à la mobilisation, de la guerre se laver les mains, avait lancé un appel afin de réunir « des étrangers amis de la France, qui pendant leur séjour en France ont appris à l’aimer et à la chérir comme une seconde patrie, et sentent le besoin impérieux de lui offrir leurs bras ».
Un an plus tard, un obus lui avait arraché le bras droit et la main avec laquelle il avait écrit cet appel.
Cette main jetée dans la poubelle d’un hôpital de campagne avait tracé les vers des Pâques à New York et de La Prose du Transsibérien. C’est déjà un vieux modernisme, dépassé par le dadaïsme et le surréalisme, démodé, des trains et des paquebots comme affiches des Messageries Maritimes, un ananas et un perroquet en métonymie des Antilles. Il imagine se mettre au roman, depuis des années traîne dans ses malles les projets de L’Or et de Moravagine.
De sa Remington portative, à bord du Formose, il a peu entendu tinter la sonnette en bout de ligne.
Sur le quai, vêtus de blanc, l’attendent Paolo Prado et la petite bande du Movimento Modernista. Il écrira que son mécène était « un homme de la famille d’A.O. Barnabooth, presque aussi riche que le héros de Valery Larbaud, mais beaucoup plus racé, fin, lettré, érudisant », surtout roi du café, riche à millions. Son père à lui était un proche de l’empereur Pedro II. Paolo Prado avait négocié avec Paul Claudel, ambassadeur à Rio, l’entrée en guerre du Brésil auprès des Alliés. Depuis l’armistice, la petite bande vivait souvent en France, skiait dans les Pyrénées.
À Paris, Cendrars leur avait présenté Larbaud et Supervielle, Satie et Debussy. Comme les navigateurs normands avaient au seizième siècle emmené des Indiens du Brésil pour les présenter au roi de France, Paolo Prado avait ramené, tel un ethnologue un trophée, un poète moderniste français au Brésil.

Extrait
« S’il est souvent agaçant d’observer son père, de retrouver en lui des travers et des manies qu’on sait en avoir reçus, mais qu’on aurait préféré ne pas, il est fascinant d’observer son fils, ces détails qu’on reconnaît et d’autres inconnus, dans des «façons de penser et des tendances», et ce déséquilibre dans l’observation est source de malentendus au fil du temps, puisque l’un et l’autre évoluent, se modifient, alors que chacun sans doute aimerait être le seul à changer et que l’autre demeure constant. »

À propos de l’auteur
Grand voyageur et esprit cosmopolite, Patrick Deville dirige la Maison des écrivains étrangers et traducteurs (MEET) de Saint-Nazaire et la revue du même nom. Né en 1957, il est l’auteur d’une douzaine de romans dont le très remarqué Peste & Choléra (Seuil 2014). (Source: Éditions du Seuil)

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