Le grand incendie

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En deux mots
Virginia doit fuir la Californie en proie à de gigantesques incendies. Ianov, du fin fond de sa Sibérie orientale doit faire de même. Enfin Asna, dans le Kurdistan syrien doit faire face à une guerre dont l’une des armes est la terre brûlée. Trois destins, trois exils dont les routes vont finir par se croiser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La guerre, le feu, la fuite

Antonin Sabot confirme tout son talent avec ce roman choral qui va rassembler trois réfugiés climatiques, à la suite de mégafeux qui embrasent la planète. Une fiction dont la probabilité se précise. Est-il déjà trop tard?

Virginia est une rescapée du grand incendie qui a détruit Paradise. Si elle revient dans le Nord de la Californie au moment où de nouveaux feux ravagent la région, c’est qu’elle se sent investie d’une mission. Au milieu d’un paysage ravagé par les flammes, elle veut retrouver son père qui avait fui avec sa mère et ses deux filles pour l’Iowa où il avait tenté de reconstruire une vie qui, il le sentait bien, ne serait plus jamais pareille. Du reste, après avoir touché l’argent de l’assurance et pu acheter une maison modeste dans un quartier modeste, il avait fini par s’enfuir.
Ianov est lui aussi un rescapé, mais du côté de la Sibérie orientale. Lui aussi a vu le feu venir ravager la nature jusqu’alors préservée. On disait que même les environs de Moscou n’avaient pas échappé au fléau. C’est avec un sentiment de honte, de n’avoir pu sauver ses animaux, qu’il revient dans les ruines fumantes de sa ferme, un chemin que sa jument a aussi retrouvé et avec laquelle il entreprend de prendre la route pour une contrée moins hostile. Une biche, puis d’autres animaux vont l’accompagner dans son périple. «Ianov se fondait peu à peu dans ce groupe animal. Seuls ses yeux lui donnaient encore visage humain, et il sentait à chaque pas son identité l’abandonner un peu plus. Sombrant dans un désert de lassitude, il décida de ne pas aller plus loin ce jour-là. Il voulait dormir, sentir sa conscience l’abandonner, peut-être pour toujours, et finalement, que lui importait ?»
Asna vit en Syrie, dans la région autonome du Kurdistan. Elle aussi se bat contre le feu. Faire brûler les récoltes est un moyen de pousser les habitants à fuir la région. Une arme de guerre dans un conflit interminable qui lui a déjà pris son amour de jeunesse et conte laquelle elle se bat de toutes ses forces, ne voulant pas abandonner son pays. Olan, son amant, est plus pragmatique. Il entend quitter ces terres brûlées, se chercher un avenir loin de la guerre.
Aux États-Unis, en Russie et en Syrie, ces nouveaux migrants vont gonfler un flot de plus en plus puissant que des autorités dépassées ne peuvent plus endiguer. Virginia, Ianov et Asna ainsi que leurs proches vont finir par se retrouver. La mémoire du drame qu’ils ont partagé va les souder. Mais pour quel avenir?
Solidement documenté, le roman d’Antonin Sabot fait frémir. Le lauréat du Prix Jean Anglade 2020 pour Nous sommes les chardons confirme son talent pour ancrer ses personnages au cœur de la nature, même lorsqu’elle est la proie aux flammes. Mais c’est sans doute ce paroxysme qui révèle les hommes dans ce qui les constitue au plus profond d’eux-mêmes.

Le grand incendie
Antonin Sabot
Presses de la Cité
Second roman
288 p., 21 €
EAN 9782258202009
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé aux Etats-Unis, notamment dans le Nord de la Californie et en Iowa, en Russie et principalement en Sibérie orientale et enfin en Syrie, dans la zone occupée par les Kurdes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours ou dans un futur proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Durant un été où le ciel du monde entier s’est couvert de rouge feu, Virginia, Ianov, Asna et Olan deviennent des naufragés du feu, face à la nature, face à ce que nous lui avons fait et à ce qu’elle nous fait en retour. Ils vont traverser la planète et se retrouver à New York, où leur destin les attend…
En Californie, Virginia, éleveuse de chevaux, rescapée du premier mégafeu à avoir rasé une ville entière, celle de Paradise, quinze ans plus tôt, est à la recherche de son père dans un État aujourd’hui ravagé. Au cœur de la Sibérie, Ianov, ancien soldat parti s’isoler dans une ferme que les flammes viennent de détruire, emmène sa jument blessée pour un dernier voyage, dans lequel le rejoignent des animaux sauvages. Au Kurdistan, Asna et Olan combattent la politique de la terre brûlée des terroristes et quand leur dernier champ de blé disparaît, ils finissent par fuir.
Tous vont traverser la planète pour se retrouver là où leur destin les attend.
Ce roman choral visionnaire et saisissant, nourri de notre réalité, a toute sa place au côté du Grand Vertige de Pierre Ducrozet ou encore de 2030 de Philippe Djian. On y apprécie la plume sensible à la nature d’Antonin Sabot, lauréat du prix Jean Anglade du premier roman en 2020 avec Nous sommes les chardons.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
États-Unis, nord de la Californie
Virginia était sortie de son pick-up au niveau du panneau Bienvenue à New Haven, un quartier chaleureux où il fait bon vivre. Au-delà, plus une maison, juste quelques pins maigres et noirs qui s’élevaient çà et là. Calcinés. Le quartier avait été littéralement abandonné aux flammes. Des maisons, il ne restait que les minces structures en acier qui les supportaient encore quelques jours auparavant, répondant au quadrillage des rues tracées en damier.

Un monde miniature, qui ne se réveillerait plus. À la taille des habitations on devinait qu’il ne s’agissait pas d’un quartier riche. Ce n’est pas là que les pompiers avaient dû concentrer leurs efforts. L’auraient-ils fait, seraient-ils parvenus à le sauver ?

Le feu arrivé du nord avait attaqué les alentours d’Arcadie. Jusqu’au dernier moment, les autorités avaient espéré pouvoir préserver la ville. Mais, une nuit, le vent avait tourné. L’évacuation avait eu lieu dans l’urgence et chacun n’avait sauvé que ce que pouvait contenir sa voiture. Bizarrement, la plupart des gens se retrouvent à attraper en catastrophe quelques papiers, leur téléphone portable, un ordinateur, leur téléviseur, une peluche pour les enfants, et parfois une arme s’ils en possèdent une. Savoir qu’un risque existe ne suffit pas à en accepter les conséquences. Imaginer que tout peut disparaître serait trop lourd à porter.

Dans les décombres, on devinait aux carcasses de machines à laver et de sèche-linge l’emplacement des buanderies. Et aux tuyaux et robinets tordus celui des cuisines et des salles de bains.

La proximité des maisons avait favorisé la propagation des flammes. Le quartier avait été rayé de la carte en moins d’une heure d’après le journal télévisé local. Mais l’information n’était restée qu’un court temps à l’antenne, car le feu avait poursuivi son œuvre dévoratrice et d’autres lotissements plus cossus avaient été à leur tour menacés. Ce reportage avait suffi à décider Virginia à venir jusque-là.

Ce qui l’avait attirée, c’était que ce lotissement aurait pu pousser n’importe où. Elle-même avait grandi dans un quartier ressemblant à celui-ci, dans une maison à peine plus grande, avait fait du vélo dans une impasse où les voisins avaient toujours un œil dehors. Pour « nous protéger les uns les autres », disaient-ils. Elle descendait du bus scolaire à deux pas de chez elle, mais faisait un détour en rentrant pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à récupérer dans la décharge que constituait le jardin du vieux Morris, elle traînait dehors en short court pour manger de la crème glacée avec sa petite sœur les soirs d’été, quand la chaleur infernale des journées s’apaisait un peu. Ensemble, elles regardaient les « grands » du quartier faire les idiots devant leurs voitures avant de partir au cinéma, ou au bar, ou sur quelque parking où les mecs peloteraient les filles qui se laisseraient à moitié faire en riant. Avec sa petite sœur, elles pensaient que c’était à peu près le paradis. À peu près seulement, car les histoires de garçons ne les intéressaient pas encore. Les petites filles de New Haven devaient croire la même chose avant que la désolation ne vienne frapper. Comme elle avait frappé le quartier de Virginia à la fin des années 2010.

Avant de prendre la route, elle avait voulu revoir l’effet des flammes sur la fragile grandeur du rêve américain. Est-ce que des vies entières de labeur peuvent vraiment s’envoler en aussi peu de temps que le disent les journaux ? Une heure pour tout un quartier, une heure pour toutes ces vies. Cela faisait quoi ? Cinq minutes chacun ? Même pas. Les petits pavillons de banlieue avec garage, bordés d’un carré de pelouse bien tondu, flamant rose en déco, arrosage automatique, volets roulants et climatisation en option, s’effondraient sous le poids des ambitions de leurs propriétaires. Un songe dont elle avait elle-même été sortie avec fracas, âgée d’à peine quatorze ans, quand sa maison, censée les protéger, était partie en fumée.

Pendant plusieurs mois, ils avaient été hébergés dans un gymnase municipal, avec certains de leurs anciens voisins. Ceux qui n’avaient pas péri dans leur voiture, pris au piège. Mais cette fois, il n’y avait plus de murs pour les séparer les uns des autres, seulement de fins rideaux gris, accrochés à des montants métalliques. Les « grands » ne faisaient plus les idiots, et les adultes ne surveillaient plus les impasses à l’arrière des maisons.

L’équipe d’une chaîne d’information en continu s’était introduite dans le gymnase. Ils avaient dû soudoyer un employé de la mairie pour entrer, ou peut-être s’étaient-ils faufilés après l’un des rescapés pour filmer leurs conditions de vie. D’ordinaire, ces types tournaient des reportages sur des Cubains qui traversaient l’océan sur des radeaux de fortune, ou des victimes de tsunami à l’autre bout du monde. De pauvres étrangers. Et ça ne choquait personne. Cette fois, « ceux du Gym », comme on avait fini par appeler les réfugiés, n’étaient pas d’accord pour que l’on montre la misère dans laquelle ils étaient tombés, la queue pour aller aux toilettes ou aux douches, la bouffe immonde qu’on leur servait et les habits sales de leurs gamins.

« Ça vous aidera à obtenir de meilleures conditions de vie », avaient argué les types de la télé. Mais ça n’avait rien changé. Au contraire, le Gym avait été fermé trois mois plus tard par les autorités prétextant l’insalubrité du lieu, et ses occupants avaient dû chercher à se loger ailleurs. Virginia et sa famille étaient parties chez une cousine, dans les Grandes Plaines, loin des forêts.

Durant toute cette période et après avoir fait une crise de nerfs le premier jour dans le gymnase, son père n’avait plus dit un mot. C’est sa mère qui avait dû expliquer leur situation aux agents de la FEMA, l’agence fédérale en charge des situations d’urgence, à l’assistante sociale envoyée par la mairie, et qui avait interdit au cameraman de les approcher, elle et sa famille. La petite sœur de Virginia ne desserrait les lèvres que pour laisser s’en échapper une plainte que seule parvenait à calmer leur mère en la prenant sur ses genoux.

Une foule de détails remontait en Virginia alors qu’elle posait les yeux sur le quartier dévasté de New Haven. La police n’avait même pas pris le temps de poser des rubans pour délimiter les lieux interdits d’accès et aucune patrouille ne semblait vouloir passer, signe que personne ne craignait les pillards. Il n’y avait rien à voler. Repérant la carcasse d’un vélo d’enfant, la jeune femme se prit à espérer que les habitants de New Haven seraient mieux traités qu’elle ne l’avait elle-même été. Elle en doutait pourtant. Tant de monde avait perdu sa maison cet été. Peut-être n’auraient-ils même pas le droit à un coin de gymnase et devraient-ils se contenter d’une place sur un parking de supermarché pour dormir dans leur voiture.

Une odeur écœurante de plastique brûlé régnait encore sur le quartier et Virginia dut s’arrêter, s’asseoir sur le bord d’un trottoir pour reprendre son souffle et ne pas vomir. Au fond de son estomac, il y avait à nouveau cette sale crampe vicieuse qui remontait, celle qui ne l’avait pas lâchée pendant des mois après l’incendie de sa ville, la dislocation de sa famille et le départ de son père désormais mutique. Elle ouvrit la bouche en grand, cherchant de l’air.

On aurait dit un matin brumeux. Mais les matins brumeux ne vous prennent pas à la gorge dans des relents suffocants. Regardant autour d’elle en attendant de recouvrer des forces, elle ne pouvait voir au-delà de la première rangée de maisons. Le reste était englouti dans un voile gris de poussière. Plus rien ne tenait debout hormis les arbres séparant les allées et qui devaient donner il y a peu à ce pauvre quartier un faux air de village de vacances. Vêtus de suie noire, privés de leurs branches basses et de leurs aiguilles, ils se tenaient là, raides et gauches comme à un enterrement.

Il fallait chercher au sol les dernières traces de la vie du quartier : sur la pelouse en face d’elle, les restes fondus d’un cabanon de jardin et de chaises longues avaient laissé des empreintes rectangulaires et sombres. Calquer sur ce paysage de cendres des images de petits bonheurs comme un bain de soleil ou une après-midi de jardinage lui était impossible. L’incendie a ceci de radical qu’il efface toute image du passé, pensa Virginia. Il annihile en nous ce qui existait auparavant. Tout ce qu’elle parvenait à imaginer ici, c’était le rideau de flammes qui s’était fermé sur les scènes de son adolescence, vingt ans auparavant.

Depuis, il y avait à nouveau eu de gigantesques incendies dans l’Ouest américain. Chaque année, on atteignait de nouveaux records. C’était la seule manière que les journaux télévisés avaient trouvée pour faire sentir le caractère exceptionnel de ces feux. Mais l’exceptionnel se répétant chaque année ne faisait plus autant recette. Virginia, elle, ne trouvait aucun feu aussi cauchemardesque que celui qu’elle avait elle-même nommé « mon incendie ». D’ailleurs, les journalistes s’y référaient encore aujourd’hui comme à un étalon macabre. Aussi Virginia prenait-elle un soin particulier à couper toute source d’information pendant la période des feux. Période qui se faisait de plus en plus longue au fil des ans.

Il lui avait fallu de nombreuses années pour dépasser sa terreur. Longtemps, elle s’abstint de se rendre dans les restaurants branchés où la dernière mode imposait d’installer une cheminée vitrée, alimentée par du gaz, bien en vue face à la salle. Elle ne supportait pas plus leur version bas de gamme où un écran de télévision diffusait en boucle la vidéo d’un foyer où brûlait perpétuellement la même bûche. Même devant ces simulacres, elle était prise de panique et se recroquevillait en elle-même pour ne pas laisser remonter les souvenirs des cris d’horreur de sa petite sœur et ceux de ses parents les pressant vers la voiture familiale, ce matin d’été où le ciel était devenu noir de fumée et où le crépuscule avait été mis à mal par les lueurs rouges des arbres et des maisons en feu. La mode avait fini par passer et Virginia était retournée au restaurant.

Elle était venue à Arcadie, Oregon, sans bien savoir ce qu’elle cherchait. Quelques jours auparavant, elle avait allumé sa vieille télévision alors qu’elle savait que les infos ne feraient que parler des incendies ravageant la côte Ouest, plus grands que jamais. Pourquoi, alors qu’elle s’appliquait depuis de nombreuses années à ne pas le faire, à petit-déjeuner sans toucher à la radio, seulement en fixant du regard les chevaux dans le corral et à ne penser qu’à eux, à essayer de deviner, rien qu’à leur allure, comment ils allaient, à imaginer la séance de dressage qui s’annonçait, à la balade plus tard dans la matinée et peut-être aux travaux l’après-midi ? Elle n’aurait su le dire. Cette saison durant laquelle elle se coupait de l’extérieur la reposait. Le monde autour se limitait aux clients venant prendre des nouvelles du débourrage de leur bête et accueillant les progrès accomplis par des sourires discrets mais persistants. Ils étaient rarement du genre à parler des nouvelles. Pour eux, l’horizon se limitait aux résultats du rodéo du week-end précédent et à l’affiche du suivant. Ça lui allait bien. Ce monde un peu fermé sur lui-même, elle avait tout loisir de le dépasser en hiver quand le travail au ranch se faisait moins pesant et qu’elle retrouvait le temps d’écouter le brouhaha du monde.

Mais cette année il avait été difficile de ne pas entendre parler des incendies. Leurs nuages étaient arrivés jusqu’aux limites de l’État. Certains matins, la lumière était si étrange, d’un jaune presque vert, que les bêtes piaffaient dans leurs stalles. Certains disaient qu’il y avait davantage d’oiseaux, car ceux-ci avaient fui l’Ouest pour se réfugier dans les Plaines. Alors, même ses clients les plus bornés lui en touchaient un mot, demandant si ça n’affectait pas le dressage des chevaux.

« C’est vrai quoi, paraît que les bêtes, ça flaire des trucs que nous on sent pas. »

Elle se raidissait et ne répondait rien. Ils n’insistaient pas. Ils savaient tous qu’elle en venait, de cet Ouest en proie aux flammes, et ils ne la poussaient pas plus loin lorsqu’ils la voyaient se rembrunir. Ils savaient qu’il valait mieux la boucler. Et aussi que l’état d’esprit du dresseur influe sur l’animal dont il s’occupe. Ils ne voulaient pas risquer de compromettre l’éducation de leur bête.

N’empêche, ils en avaient parlé et elle avait allumé la télévision. Un vieux machin posé sur son frigo dont sa sœur se moquait les rares fois où elle venait la voir depuis le Canada, où elle s’était installée. Elle lui avait même proposé de lui en offrir une plus grande, plus fine, plus moderne. Virginia avait toujours refusé. Un petit écran un peu flou, ça suffisait pour faire entrer le monde dans sa cuisine sans lui donner trop de place. C’était déjà beaucoup pour se confronter à ses démons comme elle s’était enfin résolue à le faire.

Elle avait vu les images d’Arcadie : il y avait des dizaines d’incendies en cours dans le pays, et ils remontaient jusqu’à Seattle, beaucoup plus au nord qu’à l’habitude. On n’était qu’au milieu de la saison et les pompiers étaient déjà exténués. Sur toutes les chaînes les reporters s’époumonaient à annoncer le pire été que l’on ait jamais connu. Elle avait failli éteindre la télévision. Ne plus entendre, ne plus voir. Mais elle s’était rendu compte qu’elle ne tremblait pas, qu’elle ne frissonnait plus. Elle s’assit tout de même, mais elle parvint à regarder tout un bulletin sans éprouver l’envie de pleurer. Elle se sentit même un peu fascinée par l’ardeur des flammes avalant des arbres dans une forêt qu’elle avait peut-être arpentée enfant. Elle s’interdit cependant ce sentiment et eut un rictus de dégoût en pensant à tous ces gens qui devaient passer leur journée à regarder des hectares de forêts partir en fumée, des hélicoptères de pompiers et des Canadair s’escrimer à les ralentir, dans un ballet de colibris impuissants. Absurde. Pour elle, on n’avait pas le droit de regarder ça si l’on n’avait pas connu la peur du feu.

Peu après, elle avait confié les chevaux en cours de dressage à un collègue qu’elle estimait, s’était excusée auprès des propriétaires, les avait remboursés et avait jeté ses affaires dans son pick-up, pour partir vers les forêts en feu de son adolescence.

S’appuyant sur un compteur électrique à moitié fondu, elle parvint à se relever. Elle avait abandonné un peu plus haut son véhicule. Une rue sans plus aucune maison qui la borde, ce n’est plus une rue, pensa-t-elle avant de grimper dans son pick-up. Ce n’est plus le fil qui relie nos vies, qui ouvre la possibilité d’aller voir ailleurs ou de revenir sur nos pas.

Elle sortit du lotissement et descendit la rue principale menant au centre-ville.

Elle traversait des quartiers épargnés mais largement vidés de leurs habitants. À un barrage, elle prétexta, après que les policiers eurent examiné ce qu’elle transportait, venir aider des proches puis demanda où elle pourrait manger. Les policiers étaient épuisés par les nuits et les jours passés à patrouiller. Sous les linges mouillés censés les protéger de la poussière en suspension, elle comprit tant bien que mal leurs explications hachées par une respiration trop courte. Virginia se demanda s’ils seraient vraiment capables de faire quelque chose si des pillards venaient par ici.

Deux pâtés de maisons plus loin, dans la lumière de plus en plus sombre de l’après-midi, l’enseigne rose du Patty’s Diner clignotait comme une tache de couleur dans une photographie en noir et blanc. En se garant sur le parking vide, elle essaya de distinguer si c’était vraiment ouvert, mais on avait visiblement abandonné l’idée de garder les vitres propres, et la couche de crasse l’en empêcha.

2
Russie, Sibérie orientale
Ianov avait retrouvé la jument qui tournait en rond dans la cendre. D’un pas hésitant, elle longeait la barrière principale du corral et, arrivée à son extrémité, faisait demi-tour, revenait à son point de départ, s’arrêtait un instant devant l’entrée et repartait. Pourtant, il ne restait plus la moindre barrière. La bête suivait le souvenir de son enclos, inscrit dans ses muscles meurtris. À chaque foulée, elle soulevait de maigres volutes poudreuses. Aveugle, elle ne parvenait pas à s’arrêter, ses pieds la faisaient souffrir dès qu’elle les posait. Le sol était encore chaud, du moins le craignait-elle.

À chaque tour de piste, elle levait la tête pour humer l’air suffocant. Elle cherchait une trace de son poulain. Rendue folle par les flammes, elle avait fui aussi loin qu’elle avait pu, probablement vers le lac Noir. En tout cas, c’est ce qu’imaginait Ianov, qui ne voyait pas d’autre moyen pour elle d’avoir survécu alors que tout avait brûlé sur des hectares alentour. Les seuls arbres encore debout se dressaient sur la petite île au milieu de l’étendue d’eau où flottaient des bouts de bois calcinés. Peut-être la jument était-elle parvenue à nager jusque-là, peut-être n’était-elle pas encore aveugle au moment de se jeter dans les flots, ou alors elle s’y était précipitée et n’avait atteint l’îlot que par chance. Ensuite, son instinct l’avait ramenée à la datcha. Son poulain, lui, n’avait pas réussi à échapper aux flammes.

Sentant son maître approcher, la jument secoua la tête et racla le sol de sa jambe meurtrie.

« Je suis là », souffla Ianov, incapable d’en dire plus pour la rassurer alors qu’il savait l’avoir abandonnée.

Quel genre de maîtres sommes-nous, nous qui prétendons posséder les animaux, mais qui les laissons dans notre fuite ? se demanda-t-il. Qui sommes-nous, pour prétendre prendre soin d’eux, les élever, si nous les oublions au premier danger pour sauver notre propre peau ?

Il avait tout largué derrière lui, avait ouvert les enclos, fait grimper son chien dans la camionnette et s’en était allé. Un peu plus loin, le chien, pris de folie, avait sauté par cette fichue vitre qui ne remontait plus, et avait détalé vers les fourrés. Ianov avait crié pour le faire revenir, mais n’avait pas essayé de le rattraper. C’était bien trop dangereux. Inutile.

Il alla chercher un bidon d’eau dans son van et donna à boire à la jument, lui nettoya sommairement les naseaux.

« Là, là. Doucement. »

La bête, encore nerveuse tout à l’heure, s’était un peu calmée depuis le retour de Ianov. Il l’attacha à un bout de portail en fer et alla fouiller dans les décombres.

Il ne restait presque rien de la ferme où il vivait depuis vingt ans. Même le fourneau n’était plus qu’un tas de tôle tordue. Quelques bouts de ferraille et de céramique traînaient çà et là. Tout ce qu’il avait construit de ses mains reposait à ses pieds. Sur la dalle de béton couverte de cendre gisaient des têtes de pioches et de pelles, des embouts de perceuses, comme des caractères noirs d’une langue inconnue sculptés sur une page grise et mouvante. Ianov se retourna. Ses pas laissaient eux aussi des signes inintelligibles sur le sol.

Il fut pris de vertige. Il se sentait propulsé dans un autre monde, dans une réalité où il n’aurait jamais construit cette maison, n’aurait jamais rangé ses outils les uns à côté des autres sur l’établi dans un ordre qu’il aimait apprécier chaque fois qu’il quittait la pièce, jetant un regard par-dessus son épaule comme pour s’assurer qu’aucun ne tentait d’échapper à sa surveillance. Dans ce monde, il n’aurait pas eu tous ces animaux autour de lui, et il ne les aurait pas laissés périr dans les flammes.

Il voulut s’appuyer à l’encadrement de la porte pour reprendre ses esprits et manqua tomber. Il n’y avait plus ni porte ni encadrement. Rien que le vide d’une vie effacée. Il plia sa longue carcasse en réprimant la douleur qui fusa dans ses reins fatigués pour s’accroupir un moment. Il était à court d’air. Il prit sa tête entre ses mains. Passer les paumes sur ses cheveux tondus bien ras lui procurait depuis tout petit une sensation d’apaisement, relaxante. Mais ça ne fonctionnait plus. Quand il parvint à se lever, le sol avait enfin cessé de tourner. L’univers entier avait lui aussi comme suspendu sa rotation. Ianov retourna auprès de la jument. Elle était tout ce qui lui restait.

Les animaux sont les seuls innocents dans cette histoire, et pourtant ils sont les premières victimes, pensa Ianov. Comprennent-ils seulement ce qui se passe ? Voient-ils que nous sommes les responsables, et pour cela nous jugent-ils ?

La bête s’était calmée et il s’approcha d’elle, tâchant d’évaluer la gravité de ses blessures. Les brûlures avaient mis sa peau à nu, rosâtre et boursouflée sur toute sa tête jusqu’aux naseaux, et sur les flancs. Sa crinière avait disparu. Seul le haut de son dos, vers le garrot, semblait préservé. Ianov n’avait jamais vu ça et ne savait pas si elle pourrait survivre. Il se dit qu’il devrait la faire soigner. Il n’y avait rien d’autre à sauver à la ferme.

Il détacha la jument et la tira vers sa vieille camionnette, mais elle refusa de monter. Ianov tenta bien de la cajoler, de lui parler à l’oreille, mais rien n’y fit. Il essayait de la pousser, mais c’est lui qui tombait dans la cendre encore tiède. Il était couvert de poussière et le cheval raclait le sol. Où qu’il la touchât, il la faisait tressaillir de souffrance. Elle était un paquet de nerfs qu’il craignait de faire vriller. Il ne voulait pas qu’elle s’échappe, aussi l’attacha-t-il à l’arrière du fourgon. Il la conduirait jusqu’à la ville la plus proche. Mais le camion refusa lui aussi de démarrer. Il aurait pu le réparer si ses outils n’avaient pas été détruits. Il ne jura même pas de frustration.

Peut-être que la jument ne voulait pas abandonner l’endroit où son poulain avait péri. Pas comme ça, en tout cas. Pas en montant dans un van défoncé dont on baisserait le hayon comme celui du camion menant à l’abattoir. Alors, il la prit par la longe et partit droit devant. Vers l’est.

Pourquoi cette direction qui ne menait nulle part ? Il n’en savait rien. L’idée de faire soigner l’animal s’était évanouie et il n’y avait pas de direction meilleure qu’une autre pour l’accompagner dans son dernier voyage.

« Je peux bien faire ça pour toi, ma vieille », avait-il chuchoté.

Devant l’immensité de la taïga dévastée, il n’avait pas de but. Pas de refuge en vue, pas de ferme encore debout où il pourrait offrir un ultime repos à sa jument. Il voulait juste marcher encore une fois à son côté, sentir son flanc tout contre son épaule, la rassurer quand elle ne saurait où poser les pieds, l’aider à se coucher quand elle ne voudrait plus continuer et attendre auprès d’elle qu’elle s’éteigne.

Ils avançaient lentement, péniblement. Tous deux couverts d’une même croûte de cendre et de sueur mélangées. On aurait eu bien du mal à dire où commençait l’homme et où finissait l’animal. Ianov essayait de reconnaître les endroits où ils passaient, mais le paysage ne se ressemblait plus. Il lui fallut un effort intense pour distinguer la butte qui marquait la fin de ses terres. De toute façon, au sein de cette immensité, cette frontière n’était que théorique. Les limites de terrains ne servaient qu’aux ingénieurs moscovites qui ordonnaient les coupes de bois depuis leurs ordinateurs et envoyaient les coordonnées GPS aux bûcherons. Ici, chacun s’arrangeait avec ses voisins, si par miracle il en avait, pour savoir où cesser d’exploiter. Et même les bûcherons des grandes compagnies forestières savaient s’arrêter avant vos bois pour ne pas trop vous déranger.

Comme tout cela lui paraissait lointain et étrange, maintenant. Ni les lignes de démarcation ni la topographie n’avaient plus aucun sens. Lorsqu’il atteignit enfin la butte où s’arrêtait son lopin, il marqua une pause et en entreprit l’ascension. Au sommet, il put embrasser du regard une grande partie de la plaine alentour. Aussi loin que son regard portait, plus un arbre ne coupait l’horizon. À l’est, le ciel était noir de cendres. Ailleurs, il était d’un gris terne, masquant le soleil et effaçant les quelques reliefs du paysage.

Ianov observa sa jument. Elle était bizarrement calme et il crut tout d’abord qu’elle était près de mourir. Il la caressa et elle montra apprécier encore le contact de cette main amie. Ianov soupira en pensant aux dernières semaines écoulées durant lesquelles il aurait pu, peut-être, mettre ses animaux en sécurité si seulement il avait compris ce qui risquait de se passer. Mais personne n’avait imaginé si grand feu.

Les incendies avaient débuté près de Moscou. La capitale russe avait l’habitude de passer la fin de l’été un foulard noué sur la bouche. Les fumées pouvaient venir de loin. Chaque année, une partie des forêts environnantes se consumait. Si le vent était défavorable, il charriait un air vicié qui venait ajouter à la pollution suffocante de juillet et d’août. On demandait aux vieux de rester chez eux, de ne plus descendre discuter ou jouer aux échecs dans les parcs. On faisait comprendre aux vieilles qu’il valait mieux cesser un moment de sortir nourrir les chats errants de leur quartier. Celles qui le faisaient tout de même se plaignaient aux passants de ces restrictions stupides. Selon elles, on pouvait mesurer la gravité des incendies à la maigreur des chats moscovites.

« Regardez comme ils sont malingres, cet été. Il n’y a donc personne pour se soucier d’eux ? »

Mais les passants n’écoutaient guère les vieilles. Ils étaient même plutôt contents que quelques-unes de ces sales bestioles finissent par crever de faim. Ça ferait moins de crottes et d’odeur de pisse dans les halls d’immeubles.

Ce qui les embêtait, eux, c’était de devoir porter toute la journée un linge humide devant la bouche et le nez, qui faisait que cet abruti de marchand de tabac prétendait ne pas les comprendre et qu’il en profitait pour essayer de leur refourguer un paquet des cigarettes sur lesquelles il tirait la meilleure marge, des Kosmos ou des Balkan Star infumables. C’est sûr qu’il faisait semblant, il le savait bien, ce qu’on prenait d’habitude. Les mêmes américaines light depuis des années.

Ceux qui ne fumaient plus, ou un peu moins, avaient aussi leurs soucis. Comme de ne plus pouvoir faire leur jogging pour avoir l’air en forme au bureau à la rentrée. Leur patron, lui, comme tous ces enfoirés de riches, pouvait continuer tout l’été à le faire, son jogging, puisque naturellement tous ces gens-là passaient l’été dans leurs jolies datchas, loin de la fournaise moscovite.

Mais cette année, c’était comme s’ils avaient emporté le feu dans leurs bagages. La forêt avait été fragilisée par des étés toujours trop secs et de plus en plus chauds, et sans aucune logique le feu émergeait dans des endroits jusque-là préservés. Les charmantes maisons de campagne, souvent construites au milieu des bois – « Tu verrais comme c’est pittoresque », se vantaient-ils à leur retour –, avaient été détruites.

C’était la première fois que les incendies avaient autant avancé en Sibérie. Ianov n’avait jamais rien connu de tel. Il avait presque pu voir les flammes arriver depuis l’ouest, passer sur lui et continuer vers le Kamtchatka. Enfin, il n’aurait rien vu du tout s’il n’avait pas sauté dans sa camionnette et fui vers le nord. Là-bas, les bois s’arrêtaient et il pensait pouvoir se mettre en sécurité. Depuis une colline, il avait regardé le feu dévaler la plaine comme un troupeau incontrôlable. Il ignorait combien de temps exactement avait duré l’incendie. Plusieurs jours, puisqu’il avait le souvenir d’avoir dormi et de s’être réveillé tantôt affalé sur le volant de sa camionnette ou le dos contre les roues, tourné vers la forêt en train de se consumer. Une fois où il faisait nuit, il avait cru rêver devant les ombres dansantes projetées par les flammes monstrueuses. Elles montaient à dix ou vingt mètres au-dessus de la cime des arbres comme si ceux-ci n’étaient qu’une mer arrosée de pétrole qui flambait.

Pendant tout ce temps, la ligne des arbres au loin se découpait sur fond écarlate. Puis, dans un immense craquement qui dura plusieurs heures, elle s’affaissa, effacée à son tour par le feu. Au dernier jour, peut-être le sixième, avait-il estimé à la longueur de sa barbe, on ne voyait plus qu’un enchevêtrement de troncs rongés et quelques fûts debout mais dépourvus de branches, des épouvantails d’arbres. La surface de la terre s’était couverte d’un linceul monochrome aux nuances anthracite et grège. Ciel au diapason.

Incapable de réfléchir, il avait grimpé dans sa camionnette et était reparti sans réaliser que ce qu’il appelait « ma ferme » ne serait plus qu’une ruine fumante. Pas un seul instant il n’avait songé à se rendre dans la ville la plus proche, à aller trouver une autorité à laquelle déclarer le sinistre. À quoi bon ? Personne ne se préoccupait d’arbres brûlés. Il y en avait tant que ça ne faisait pas grande différence pour ceux qui ne vivaient pas dans les bois. Et plus personne ne vivait là, à part Ianov et quelques autres fermiers que les citadins prenaient pour des fous ou, dans le meilleur des cas, des arriérés. Même les forestiers s’en foutaient pas mal, des feux de forêt. Ils avaient de telles étendues à leur disposition et de telles machines mangeuses d’arbres, qu’ils se moquaient de devoir aller plus loin pour exploiter ce qu’il y avait à tirer de la forêt. Ianov ne pouvait imaginer que, cette fois, même les forestiers les plus brutaux et les citadins les plus endormis ne vivaient plus que rivés à leur poste de télé.

Il roulait sur la route réduite à un bout de goudron fondu et boursouflé. On ne voyait plus le moindre brin de verdure. Il s’était arrêté, était descendu vérifier que ce n’était pas son pare-brise sale qui l’empêchait de bien voir. Le silence l’avait frappé comme la balle des snipers qu’il redoutait lors de son service en Ingouchie, des années auparavant. Cette balle qui n’était jamais venue l’avait atteint en pleine poitrine. Il avait dû se retenir à la portière de la camionnette.

La nature n’a rien de silencieux, contrairement à ce que pensent ceux qui ne la fréquentent que le week-end ou pour leurs vacances. La nature, ce n’est pas le calme de quelques feuilles froissées tombant au sol. La forêt telle que Ianov l’entendait était un tumulte de discussions animales, des cris d’alarme et de détresse, depuis les appels de ralliement des loups aux hululements des chouettes se disputant le territoire, du jeu du vent avec les arbres et des arbres avec le vent. En arrivant ici, il avait d’abord cru trouver le silence, car ses oreilles avaient été assourdies par le bruit des tirs de mortier, du roulement des tanks et des explosions de bombes artisanales. Puis ses sens avaient guéri du trop-plein de bruit, et il avait appris à vivre entouré de la rassurante clameur de la forêt.

Mais plus un son ne provenait de la nature morte. Le battement de son cœur à ses tempes était le bruit le plus terrible qu’il ait entendu depuis celui des balles claquant autour de lui.

Le plus difficile face au silence, c’est de savoir combien de temps il va durer. Ianov n’osait pourtant pas le rompre. Il avait reculé doucement pour se réfugier dans la cabine de la camionnette, et le moteur crachotant l’avait réconforté. Il avait conscience d’avoir cessé de respirer tout le temps qu’il était resté dehors. Soudain, les images de ses animaux lui étaient revenues et il avait démarré, espérant qu’un miracle aurait permis à certains de fuir.

Était-ce bien un miracle qui avait sauvé son cheval, ou plutôt une malédiction dont il devrait supporter le poids pour racheter les fautes de l’humanité ? Les premiers mois de son installation dans la taïga, Ianov avait pris l’habitude de voir des signes dans les petits événements du quotidien. Que ce soit la construction de sa grange, sa jument qui avait eu un poulain en bonne santé, ou un semis qui germait à merveille, cela l’aidait à supporter l’isolement. Imaginer une volonté invisible lui donnait une raison supérieure pour avancer dans son projet, quand la plupart de ses anciens camarades, en tout cas ceux qui n’avaient pas été recrutés par des compagnies de sécurité privées, avaient sombré dans la vodka. Puis petit à petit, il avait abandonné cette habitude de donner une raison à tout. La succession des jours et des saisons avait fini par lui suffire. Il s’était fondu dans le temps vivant de la nature, qui n’a pas besoin, lui, de justification. On pourrait croire que sa première attitude relevait du mysticisme, de la religiosité, mais il avait appris que c’était le contraire. La vraie mystique, la vraie foi, se tient dans l’acceptation, dans la communion avec le vivant.

Mais ce feu était trop gros pour son stoïcisme de néophyte. Il venait à nouveau bousculer l’équilibre qu’il pensait avoir trouvé. Il fallait une raison à ce déchaînement de violence. Il posa la main sur le garrot de sa jument, et la tira de l’avant. L’accompagner dans son dernier voyage était sa mission d’homme perdu dans l’immensité brûlée.

3
Syrie, région autonome du Kurdistan
Avant de sortir de l’épicerie abandonnée qui lui servait de logement, Asna saisit le lourd manteau militaire qui reposait sur l’unique chaise de la pièce. C’était son ancien petit ami qui le lui avait offert avant de partir au combat et de ne jamais en revenir. Elle le haïssait pour cela aussi fort qu’elle l’avait un jour aimé. Mais elle n’avait pas le temps de s’abandonner à la nostalgie. D’ailleurs, elle avait décidé depuis longtemps de ne plus penser à cet homme qui l’avait tant fait souffrir. Il n’était plus là pour la protéger, alors que les sirènes retentissaient pour la seconde fois dans le mois. Comme elle avait espéré ne plus avoir à les entendre ! Combien de prières silencieuses avait-elle adressées à une entité en laquelle elle ne croyait pas vraiment, mais qui par moments la réconfortait ? Elle n’aurait su le dire, mais elle les avait crues exaucées. Le temps des moissons était si proche, ça aurait bien été le diable ! Le Mal avait sans doute décidé d’attendre le dernier moment pour frapper et anéantir les espoirs d’Asna et des siens. Les champs brûlaient et toutes les personnes valides du village se précipitaient pour essayer de sauver ce qui pouvait encore l’être.

« Olan ! T’es sourd ou quoi ? La sirène ! Lève-toi ! » lança-t-elle à l’homme qui avait partagé sa nuit et sommeillait sur le matelas pourri posé au pied du vieux comptoir de la boutique.

Elle poussa précipitamment la porte battante calfeutrée avec des planches de bois et le vent agita ses cheveux qu’elle n’avait pas pris le temps d’attacher, lui apportant l’odeur lourde des blés en flammes. Elle noua son épais foulard autour de sa tête et le plaqua sur ses lèvres. L’amère senteur envahit sa bouche. De toutes les maisons, les habitants sortaient, s’habillant à la hâte, rameutés par la sirène qui hurlait. Courant le long des dernières maisons du village, Asna dépassa des vieux qui se dirigeaient vers les champs et elle se retint de leur crier de rentrer chez eux. Ils n’avaient à gagner, en venant contempler le massacre, que de ces regrets dont leurs vies étaient déjà tissées.

Asna se souvint des vergers qu’il y avait là quand elle était petite fille. Chaque famille en possédait un et le transmettait de génération en génération. Il y avait un figuier qui vous donnait des fruits comme du miel, des abricotiers, des pruniers, un citronnier et des grenadiers qui portaient des fruits aux mille graines. Quelques pieds de vigne, bien sûr. L’héritage, ici, c’était les arbres, pas la terre.

« C’est elle qui nous possède », disaient les vieux.

Mais si c’est la terre qui nous possède et nous retient, se demanda Asna, que faire lorsqu’elle est ravagée et n’a plus rien à nous offrir ? Les anciens n’avaient pas appris cela aux jeunes. Ils ne s’étaient pas attendus à devoir répondre à une telle question.

Asna grimpa sur le tertre qui séparait les champs du village et faillit s’évanouir. Sous la fumée noire et grasse s’élevaient de hautes flammes fouettées par le vent. Elles n’étaient pas les plus grosses qu’Asna ait vues, mais elles formaient un mur continu qui barrait la plaine et avait déjà assailli plusieurs parcelles au loin, le long de la rivière. Elles progressaient à toute allure. Sur le chemin qui menait aux champs assiégés, elle vit se détacher les silhouettes de ceux qui avaient donné l’alerte, prêts à se jeter dans la bataille. Pour lutter, ils n’avaient que des couvertures ou leurs vestes.

La jeune femme courut vers eux. Deux vieux tracteurs tiraient des citernes sur le chemin cabossé, bordé d’épis cassants que la chaleur avait séchés sur pied, mais qui portaient encore leurs grains. On allait récolter dans quelques jours à peine, pesta Asna, bien qu’il fût trop tard pour se lamenter.

Le vent avait balayé la fumée jusqu’à elle. Elle toussa de dépit, ses jambes faiblirent. Elle se sentait misérable, esseulée au beau milieu des champs où elle avait couru tant de fois lorsqu’elle était enfant. Cette plaine où se balançait l’engrain ancestral lui paraissait alors infinie, et à chaque nouvelle moisson elle se demandait comment les adultes allaient pouvoir la récolter tout entière. Ils y parvenaient cependant, juchés sur des tracteurs mis au rebut par les agriculteurs de l’Ouest. Elle aimait se cacher dans les greniers où l’on entassait les sacs de grains, s’amuser autour des bottes de paille avec Rajan, qui avait le même âge qu’elle et dont elle espérait qu’il l’épouserait un jour.
Les deux enfants avaient grandi comme frère et sœur. Leurs familles étaient amies et leurs parents les poussaient à jouer ensemble. Ils chahutaient, se faisaient des guerres sans merci. Un jour, Rajan avait donné à Asna pour gage de l’embrasser si elle voulait être libérée. »

Extrait
« Ianov se fondait peu à peu dans ce groupe animal. Seuls ses yeux lui donnaient encore visage humain, et il sentait à chaque pas son identité l’abandonner un peu plus. Sombrant dans un désert de lassitude, il décida de ne pas aller plus loin ce jour-là. Il voulait dormir, sentir sa conscience l’abandonner, peut-être pour toujours, et finalement, que lui importait ? L’idée que ses compagnons s’en prendraient peut-être à son corps pendant la nuit, qu’ils ne laisseraient que ses os sur la rive moussue d’un ruisseau, l’effleura, mais ne l’effraya pas. Il ne ferait alors que continuer à se fondre en eux. De toute façon, il ne voulait pas lutter plus longtemps. Il s’endormit en goûtant la fraîcheur des herbes perlées de fines gouttelettes. » p. 84

À propos de l’auteur
SABOT_Antonin_DRAntonin Sabot © Photo DR

Né en 1983, Antonin Sabot a grandi entre Saint-Étienne et la Haute-Loire. Il a vécu douze ans à Paris où il a été journaliste pour Le Monde, reporter en France et à l’étranger. Attiré par la parole et la vie de ceux dont on parle peu dans les journaux, les gens prétendument sans histoire, il a initié et participé à des projets de reportages sociaux avant les élections présidentielles de 2012 et 2017.
Puis il est revenu vivre dans le village de son enfance, dans une de ces campagnes où le temps «coule pas pareil». Avec des amis, il y a fondé la librairie autogérée Pied-de-Biche Marque-Page.
Il partage son temps entre l’écriture et la marche en forêt, et entreprend déjà d’apprendre le nom des arbres et des oiseaux à son fils qui vient de naître.
Cette nature qui lui est très chère est omniprésente dans ses deux premiers romans Nous sommes les chardons qui a remporté le Prix Jean Anglade 2020 et Le Grand incendie. (Source: Presses de la Cité)

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Route One

MOUTOT_route_one coup_de_coeur

En deux mots
Hyrum Rock, propriétaire d’un immense ranch à Big Sur ne veut pas que la «California State Route One» empiète sur sa propriété. Il entend utiliser tous les moyens pour retarder le chantier géré par l’ingénieur Wilbur Tremblay qui doit non seulement se battre contre la topographie mais aussi la mafia.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La route la plus difficile à construire

L’épopée constituée par la construction de la California State Route One donne à Michel Moutot l’occasion de nous offrir un nouveau formidable roman. Derrière cette page d’histoire, l’auteur de L’America retrouve des hommes ambitieux, la mafia, l’amour et la mort.

Disons-le d’emblée. C’est une fois encore une réussite totale, un gros coup de cœur. Après nous avoir enchanté avec Ciel d’acier, son premier roman qui racontait l’édification des gratte-ciels de New York, puis avoir récidivé avec Séquoias et L’America, le roman de l’émigration, de la Nouvelle-Orléans à la Californie, voici donc son quatrième roman américain. Il nous entraine cette fois au sortir de la Première Guerre mondiale, toujours sur la côte ouest.
Les premiers chapitres nous permettant de découvrir les personnages qui vont se croiser plus tard à des époques différentes de leur vie. Le premier à entrer en scène, en 1935, est Hyrum Rock, propriétaire d’un immense ranch à Big Sur. Il voit d’un mauvais œil les engins de chantier et l’avancée des travaux de la route côtière qui vient manger une partie des terres que son père fait prospérer.
On part ensuite dans le Maine vingt ans plus tôt. A St Clouds vit un orphelin, Wilbur Oak. Le garçon de huit ans découvre que son pensionnat est isolé à la suite d’intempéries qui ont détruit le pont qui les reliait à la ville. Il se promet alors de devenir un as du génie civil.
On remonte ensuite jusqu’en 1847, à l’époque des pionniers comme Samuel Brannan et Moses Rock. Missionné par les mormons pour trouver un endroit où leur église pourrait suivre ses préceptes sans être inquiétée, il crée New Hope avec une poignée d’hommes et de femmes. Cette terre vierge, situé à un confluent de rivières non loin de Monterrey, finira par convenir à Moses qui décide de ne pas suivre les colons qui partent pour Salt Lake City. Il entend profiter de l’espace qui est mis à sa disposition et laissera à son fils un domaine de vingt mille hectares au bord de l’océan. Et le secret de sa fortune.
Puis on retrouve Wilbur. Adopté par le couple Tremblay, il va pouvoir réaliser son rêve et devenir ingénieur civil. Une réussite que sa mère ne verra pas, emportée par un cancer. Son père, victime de la grande dépression, perd son emploi, sa maison et sera sauvé in extremis par son fils adoptif qui l’emmène avec lui au Nevada où l’attend son premier grand chantier, le barrage de Boulder près de Las Vegas. Les conditions de travail et le respect très approximatif de la législation et de la sécurité heurtent sa morale. Et comme son père, engagé comme croupier dans un casino, refuse de truquer les parties, il préfèrent fuir vers la côte.
C’est là, autour de Big Sur, que Wilbur Tremblay retrouvera du travail et se heurtera à Hyrum Rock. Sur la partie la plus difficile de cette California State Route One, il devra aussi composer avec les prisonniers de San Quentin, main-d’œuvre mise à disposition pour aider à la construction de la route en échange de 35 cents par jour et d’une réduction de peine ainsi que des hommes mandatés par le plus célèbre des détenus d’Alcatraz, Al Capone.
On l’aura compris, ce chantier focalise l’attention, les ambitions, les trafics. Mais offre aussi une voie vers la liberté, y compris pour les femmes vivant sous le joug de Hyrum Rock. Il donne aussi à Michel Moutot l’occasion de nous offrir un nouveau grand roman, plein de bruit et de fureur, de drames humains et de grandes avancées, de sentiments à fleur de peau. La fin de époque et l’émergence d’un Nouveau Monde, un tourbillon dans lequel on se laisse emporter avec énormément de plaisir, un peu comme si Alexandre Dumas avait croisé la route de John Steinbeck !

Route One
Michel Moutot
Éditions du Seuil
Roman
320 p., 20 €
EAN 9782021455670
Paru le 6/05/2022

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, principalement en Californie, à San Francisco, Los Angeles, Monterey, Big Sur, New Hope. On y évoque aussi le Maine et St Clouds, New York et Salt Lake City.

Quand?
L’action se déroule de 1845 à 1937.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’aube du XXe siècle, des hommes intrépides bâtissent la mythique route One, balcon sur l’océan Pacifique qui longe la côte ouest des États-Unis, de la Californie du Sud aux confins du Canada. Mais le destin du jeune ingénieur chargé de tracer la voie sur ces terres sauvages va croiser celui du dernier grand propriétaire terrien de Big Sur, mormon polygame à la fortune mystérieuse, prêt à empêcher toute intrusion dans son domaine et préserver ses secrets.
La construction de la route One, c’est aussi la parabole de la fin d’un monde, poussé dans les oubliettes de l’Histoire par un autre. Le XXe siècle et ses machines rugissantes remplacent le XIXe siècle, la pelle mécanique chasse le grizzly. À l’autre bout de l’Amérique, la dernière route part à l’assaut des falaises du Pacifique et met le point final à la conquête de l’Ouest.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr

Les premières pages du livre
« 1
Big Sur (Californie)
Mars 1935
Il entend la machine avant de la voir. Le souffle rauque d’une bête de fer et de charbon, toutes les trois secondes. Grincements de chenilles, grognements mécaniques, craquements de roches, volutes de fumée et de poussière au-dessus du canyon. L’écho du bulldozer se mêle à la rumeur du Pacifique, la couvre par moments. C’était donc vrai. Ces maudits ouvriers ne sont plus armés que de pelles, de pioches et de brouettes. Le monstre de métal qu’il a vu débarquer d’un navire à Anderson Landing et monter vers le chantier, comme un insecte géant écrasant tout sur son passage, est entré en action. Une pelle à vapeur. Hyrum Rock en a vu une à l’œuvre, l’an dernier, dans le port de San Francisco. Menace de fer et de feu, symbole du siècle nouveau, barbare mécanique, elle viole le paradis perdu de la côte sauvage. Son godet, au bout du bras articulé tendu de câbles, abat le travail de dix hommes. Il mord la terre brune, arrache le maquis, change le sentier muletier en piste où deux automobiles peuvent se croiser. Une cicatrice à flanc de montagne. « Ma montagne. Mes terres. Saloperie de route.»
Le rancher détend les rênes de sa jument, qui part au pas vers un bois de séquoias. Derrière lui, les sommets arides de la chaîne de montagnes Santa Lucia accrochent les nuages, dans un ciel céruléen. Un paysage de cyprès couchés par les vents du large, bosquets de pins Douglas dans les vallons, maquis impénétrable où les nuances de vert se marient au jaune des genêts, prairies salées par les embruns, sentiers millénaires des Indiens Esselen, ravins profonds où chantent des torrents, falaises sombres en à-pic sur les flots, chutes d’eau douce sur des plages de sable clair. Au loin, l’infini du Pacifique, son bleu cobalt, ses caps, ses récifs, ses îlots couverts d’oiseaux, ses forêts d’algues géantes, ses rouleaux couronnés d’écume, ses horizons mouvants où courent les tempêtes.
Quarante ans qu’il parcourt à cheval cette terre où il est né, où ses ancêtres mormons ont trouvé refuge, et jamais Hyrum Rock ne s’est lassé de sa majesté, de sa sauvagerie, de son incandescente beauté. Ce sentiment d’immensité, de fin du monde ; ce refuge où le continent s’achève, dernière piste à l’ouest de l’Ouest, où le temps semble s’être arrêté, où une Amérique éternelle se jette avec fracas dans l’océan, où ils ne viendront jamais les déloger.
Get up into the mountains, disait la prophétie, « Réfugiez-vous dans les montagnes ». Combien de fois l’a-t-il entendue, dans la bouche de son père, de sa grand-mère ?
D’une pression du mollet, il dirige sa monture vers la crête, à travers les touffes d’armoise odorante et de sarrasin sauvage. L’ombre portée, sur la végétation, d’un oiseau de proie lui fait lever la tête. Un condor de Californie plane en cercles concentriques. Il épie, lui aussi, les intrus qui profanent le silence et l’isolement de la côte la plus escarpée et la plus inaccessible de l’Ouest américain. « Il est descendu du pic Junipero Serra, se dit Hyrum en cherchant dans une fonte de selle sa lunette de marine. Il en reste quelques couples, là-haut. Des mois que je n’en avais pas vu. Il va falloir rentrer les veaux nés la semaine dernière. » Grossis douze fois, la tête rouge et le bec crochu sont tournés vers la côte et la rumeur du chantier. Le rancher baisse la longue-vue, la garde en main le temps d’arriver au sommet de la colline. Le cheval comprend qu’il ne faut pas s’engager dans la descente et s’arrête entre deux chênes à tan. Les voilà.
Ils n’ont pas tracé leur route, cette coast road de malheur que les spéculateurs et les milieux d’affaires de Monterey réclament depuis des lustres, en suivant les courbes des collines, arabesques de l’ancienne piste indienne. Ils ont tiré droit, au plus court, au plus violent, à flanc de montagne. À la dynamite. Les explosions et leurs champignons de poussière rythment les jours et se rapprochent des terres du ranch Rock. Son sigle, un double R dans un cercle de feu, sur les troncs, les barrières ou en travers des pistes, et la réputation de son propriétaire ont longtemps suffi à éloigner curieux, policiers, voleurs de bétail ou chercheurs d’or. Mais ceux-là sont d’une autre trempe, d’un autre temps. Ils arasent, bouchent, déboisent, éventrent, détruisent. Ils ont bâti un pont de béton monumental pour franchir le canyon de Bixby, dont le rancher pensait qu’il le protégerait à jamais des envahisseurs. Les actions en justice, les tempêtes d’hiver, glissements de terrain, éboulements, incidents mécaniques, accidents mortels, rios en crue les ralentissent mais ne les arrêtent pas. La grande crise économique les a immobilisés un temps au sud de Monterey, mais ils ont repris.
« Leur route est une balafre. Une cicatrice dans mon paysage. Mon ranch. Mon royaume. Mon grand-père n’avait pas choisi par hasard ces confins perdus de la côte californienne. Il fuyait les persécutions, les arrestations, les procès, la prison, la chasse aux mormons. Les Rock ont vécu heureux dans ce bout du monde pendant près d’un siècle, libres de conserver leurs coutumes, de pratiquer leur religion et la polygamie sans que quiconque vienne mettre son nez dans leurs affaires. Une visite du shérif, fatigué par deux jours de selle, tous les deux ou trois ans, un coup de gnôle, quelques billets et à la prochaine. Mais, avec cette route, Monterey et ses fonctionnaires, les lois californiennes et fédérales, les curieux, les journalistes et les spéculateurs ne seront plus qu’à quelques heures en automobile. Ils arrivent, ils nous rattrapent. »
Hyrum enlève son Stetson, le laisse pendre dans le dos par la jugulaire, s’essuie le visage d’un revers de manche, lève la lorgnette.
À mi-pente, cent mètres au-dessus des vagues qui roulent sur les rochers et lèvent un voile d’écume irisé par les rayons du soleil, l’engin semble en équilibre sur un chemin trop étroit. Un panache de fumée noire, deux jets de vapeur, et son bras, comme la trompe d’un éléphant d’acier, s’abat sur un monticule de terre meuble. Le godet se rétracte, s’emplit, la pelle tourne d’un quart de tour et lâche son contenu dans la pente, soulevant un nuage chassé vers le large. Les pierres plongent dans les vagues, soulèvent des gerbes blanches, les flots se teintent de brun. La pelle se retourne, attaque à nouveau la montagne. Le cavalier ajuste le réglage de sa lunette. Il tente d’apercevoir le conducteur de l’engin, dans la cabine marquée « Lorain, OH » en lettres rouges. Impossible, les vitres sont couvertes de poussière. Il distingue en revanche un homme en casquette, jodhpur et bottes de cuir lacées jusqu’aux genoux qui lève un bras et porte à sa bouche un sifflet, dont il entend l’écho. La bête mécanique s’immobilise. Elle entame une marche arrière, au claquement sec de ses chenilles, dévoile un rocher de la taille d’une automobile, en pierre sombre, posé en travers de la voie. Trois ouvriers approchent, poussant une charrette sur laquelle fume et crache une machine plus petite. L’un d’eux saisit les poignées du marteau-piqueur, le pose contre la roche. Hyrum voit l’homme tressauter au rythme de l’engin, dans un nuage de vapeur et de poussière. Il reconnaît le bruit sec et saccadé qu’il a déjà entendu, porté par le vent, depuis ses pâturages de Garrapata Creek. Il descend de son cheval, l’attache à une branche, relève la lunette. Dix minutes plus tard, la charrette recule. Un homme s’agenouille sur le trou, y glisse deux bâtons de dynamite, s’éloigne à reculons, tirant un fil entre ses jambes. Il le tend à l’homme aux bottes de cuir qui l’introduit dans un boîtier, soulève une manette. Ils se mettent à couvert derrière la pelle à vapeur. L’explosion projette le rocher dans le précipice, avec la force du Cyclope tentant d’écraser la galère d’Ulysse. Son écho rebondit sur les parois du canyon, le champignon de poussière monte et s’étire vers l’océan.
« Ils sont là, se dit Hyrum. Les amis à Monterey, mes contacts à San Luis Obispo, les recours des avocats ne les arrêteront pas. Il va falloir passer à autre chose. »

2
St Cloud’s (Maine)
Avril 1915
Ici à St Cloud’s, bourgade forestière fondée dans une vallée encaissée du Maine par des bûcherons québécois au milieu du XIXe siècle, les charpentiers savent qu’avant d’attaquer les chantiers estivaux ils doivent au printemps reconstruire les ponts de rondins victimes de la débâcle et de ses crues. Tous ne sont pas emportés, mais ils doivent être au mieux vérifiés et consolidés, au pire démontés et rebâtis avec des troncs plus gros, en sachant que tout sera certainement à refaire l’année suivante.
Ici, pas de métal ou de béton armé, pas d’asphalte et de peinture, de panneaux de signalisation, comme sur les routes de la côte. Dans le centre du Maine, les pistes sont en terre, les communautés rustiques et les structures en rondins.
Après les deux ouvrages aux entrée et sortie du bourg, le pont le plus important, et le plus surveillé, est celui menant à l’orphelinat. Isolé sur sa colline, l’établissement du Dr Larch en dépend pour son ravitaillement. Et c’est au changement du régime alimentaire que les pensionnaires comprirent, malgré les dénégations maladroites des infirmières, que les travaux de renforcement de l’été n’avaient pas suffi et que le pont avait cédé.
– Des lentilles pour la troisième fois de la semaine et du pain dur comme du bois, moi je vous dis qu’il n’y a plus de pont, a lancé un grand. Vous vous souvenez des pluies de la semaine dernière ? Trois jours de déluge ? Il a été emporté, c’est sûr. On est coincés ici comme sur une île. Demain matin, on se lève tôt et on va voir. Qui est partant ? Pas toi, Wil. Tu es trop petit.
Mais Wilbur Oak, huit ans, s’est réveillé au chant du coq, a enfilé ses brodequins et suivi, sans demander leur avis, les trois garçons qui filaient en douce par la buanderie.
– D’ac’, Willie. Mais si tu nous ralentis ou si tu te plains du froid, on te laisse sur place.
– Promis, j’aurai pas froid.
Ils passent par le jardin, rasent le mur du potager, sortent par la porte de bois vermoulu dont un gond a cédé depuis longtemps, courent en gloussant dans la prairie mouillée jusqu’à l’orée de la forêt de chênes. Le grand marche d’un bon pas. Son allure rassure les autres, qui peinent à le suivre mais pensent qu’il sait où il va, ce qui est loin d’être le cas. Par chance, ils aperçoivent la piste en contrebas. Ils se cachent derrière des troncs au passage de deux cavaliers (un adjoint du shérif et le maire de St Cloud’s, que les orphelins ne connaissent pas), puis descendent sur la route et les suivent en trottinant à bonne distance. Ils les voient rejoindre un groupe d’hommes, debout mains sur les hanches devant le torrent en crue. Les enfants s’accroupissent derrière des buissons.
– J’avais raison, dit le grand.
Les flots bouillonnants, marron chocolat, ont emporté trois des quatre troncs de sapin qui formaient l’armature du pont. Le dernier résiste encore, en travers du courant. Plus pour longtemps. Des planches ont été cassées, d’autres projetées sur les rochers en contrebas. Les berges, dévorées par les eaux chargées de branches et de pierres, ont reculé de deux mètres. Un homme se gratte la tête, un autre jette dans les flots une branche qui disparaît dans les remous.
– Il faut me réparer ça, et vite, dit le maire. Il y a quarante gamins à nourrir, de l’autre côté.
– Impossible. Pas avant qu’il ne regagne son lit, dit un géant en bottes de pêche. Et avec cette pluie… Bon, je vais prévenir Bangor. Avec un orphelinat coupé du monde, ils devront bien envoyer une équipe, cette fois. Pas comme l’an dernier.
Les garçons reculent à quatre pattes, se relèvent et partent en courant. L’un d’eux se retourne, voit le petit Wilbur trébucher sur une racine, se rattraper à un tronc. Il tend la main.
– Viens.
Une fine pluie de printemps les accueille comme ils repassent la porte du jardin. Une cuisinière les aperçoit par une fenêtre ouverte.
– D’où venez-vous, chenapans ? Dépêchez-vous, au réfectoire. Et lavez-vous les mains.
Le lendemain, le Dr Larch réunit garçons et filles, avant le dîner, dans la salle de l’entrée, monte trois marches du grand escalier et leur annonce ce que tous savaient déjà : la route est coupée, des restrictions sont au programme mais il ne faut pas s’inquiéter. Des volontaires vont apporter des provisions par la montagne, à dos de mulet, et tout rentrera bientôt dans l’ordre.
– Nous aurons toujours de quoi manger, même s’il y aura peut-être plus de patates qu’à l’accoutumée. Et le pont va être reconstruit sous peu.
Les jours suivants, le beau temps revenu, les orphelins sont conduits à tour de rôle, en fin d’après-midi, aux abords du chantier où s’activent une dizaine d’ouvriers. Un GMC à ridelles, premier camion à parcourir cette route habituée aux charrettes, apporte deux poutres métalliques peintes en rouge qui sont posées au-dessus du ruisseau assagi grâce à des cordes et des poulies fixées à un sapin. Puis des traverses de bois fraîchement coupées sont assemblées, suivies d’épaisses planches de chêne. En quatre jours, un pont moderne et en apparence indestructible a remplacé le vieil ouvrage en rondins.
Wilbur ne quitte pas des yeux l’homme à casquette noire qui dirige les travaux, donne les consignes aux ouvriers et accueille, tout sourire, les visiteurs. Il avance à grands pas jusqu’au milieu du pont, fait signe au Dr Larch de l’y rejoindre, lui serre longuement la main.
– Qui est ce monsieur ? demande Wilbur à l’infirmière Angela.
– C’est l’ingénieur. Il a dessiné le pont. C’est grâce à lui que Marie va pouvoir nous faire son gâteau au chocolat, demain, pour l’anniversaire du docteur.
« Il nous a sauvés », pense le garçon.

3
New Hope (Californie)
Novembre 1847
Un doigt tremblant trempé dans le goudron a tracé « New Hope » (« Nouvel Espoir ») sur la pancarte, deux croûtes de bois clouées sur un poteau mal équarri. Et l’espoir, il faut l’avoir chevillé au corps pour voir dans ces cabanes de rondins, cette grange en construction et cet atelier de ferronnier inachevé, perdus entre les arbres, la Nouvelle Jérusalem.
C’est pourtant ce qu’espèrent édifier une vingtaine de colons, en cet automne 1847, au confluent du fleuve San Joaquin et de la rivière Stanislaus, dans la vallée centrale de la Californie.
Arrivés il y a plus d’un an à bord d’un trois-mâts parti de New York, ce sont des mormons de la côte Est. Menés par Samuel Brannan, jeune homme charismatique désigné par les dirigeants de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours pour partir à la recherche de la Terre promise sur la côte californienne, ces soixante-dix hommes, soixante-huit femmes et une centaine d’enfants, quand ils débarquent dans la baie de San Francisco, y trouvent un village assoupi où un millier de peones ne parlent qu’espagnol. Plus vraiment le Mexique, qui vient de perdre ces terres dans une guerre avec son voisin du Nord ; pas encore les États-Unis, qui n’accepteront cet État dans leur Union que trois ans plus tard.
C’est dans ce pays de cocagne, fertile et peu peuplé, qu’ils vont, leur répète Brannan, jeter les bases de « la nouvelle Sion », cité idéale où les autres mormons vont bientôt les rejoindre.
En butte aux brimades, à l’hostilité de leurs voisins et même aux massacres (le fondateur de la communauté Joseph Smith et son frère ont été lynchés par une foule en colère trois ans plus tôt), les mormons quittent l’Ohio et l’Illinois, où ils étaient établis. En longs convois bâchés, ils « fuient Babylone » et prennent la route de l’Ouest à travers les Grandes Plaines.
– Ils arrivent, ils seront bientôt là ! clame Sam Brannan. Il faut bâtir des maisons, des granges, des étables, l’ébauche d’une ville, planifier son extension, préparer leur arrivée. Nous sommes l’avant-garde d’un monde nouveau, les éclaireurs du Ciel. Nous entrons dans l’histoire de notre Église. Nos noms seront célébrés, nos louanges chantées par les prochaines générations ! Courage ! Alléluia !
Brannan ne pousse toutefois pas le zèle missionnaire jusqu’à s’installer à New Hope, emplacement qu’il a choisi, à une journée de bateau de San Francisco, sur une rive du fleuve San Joaquin. Il a préféré bâtir, sur la baie, une maison confortable où il a installé la presse Franklyn apportée en caisse de la côte Est dans les soutes du trois-mâts. Il imprime le California Star, premier journal de l’État, ouvre bientôt un general store, une banque. Son attitude, sa condescendance, sa propension à donner des ordres et à prendre les décisions importantes sans concertation passent mal auprès de certains membres de la communauté.
Parmi eux, le plus méfiant est Moses Rock. Récemment converti au mormonisme, ce fils d’une famille de bûcherons du Vermont a vu quand il avait douze ans son père perdre sa scierie dans une escroquerie montée par un oncle. Il a appris la ferronnerie chez un maréchal-ferrant dans le Connecticut, la charpente dans le New Hampshire et n’a pas hésité quand, docker à New York, il a entendu parler d’une expédition montée par les mormons à destination de la côte Ouest, ce nouveau monde où, dit-on, la fortune attend les jeunes gens courageux et travailleurs.
Ce solide garçon de vingt-six ans aux favoris roux, legs d’ancêtres irlandais ayant traversé l’Atlantique à la fin du XVIIIe siècle, a commencé à avoir des doutes quand, pendant la traversée, Brannan a proposé « Sam Brannan & Company » comme nom de leur société coopérative. « S’il faut travailler trois ans et mettre tous les profits dans une structure, je ne vois pas pourquoi elle ne s’appellerait pas plutôt Pionniers de la côte Ouest ou Saints du Nouveau Monde », avait-il proposé. Mais Brannan avait refusé, rappelant que son rang de patron de l’expédition maritime autour des Amériques avait été confirmé par le chef de l’Église lui-même, Brigham Young. Cela lui avait conféré, pendant les six mois de cet éprouvant voyage, le privilège d’avoir une cabine et de prendre ses repas à la table du capitaine, quand le reste de l’expédition se contentait de couchettes puantes, de pommes de terre, de harengs trop salés et d’eau croupie. Après l’arrivée en Terre promise, Moses n’avait pas apprécié non plus que Brannan choisisse, sans consultation, ce confluent de rivières éloigné de tout pour y édifier New Hope.
Il s’était toutefois mis au travail. Ils avaient abattu des arbres, bâti une scierie, un moulin, construit des bâtiments, retourné la terre, édifié ponts et pontons, ouvert une ligne de bac sur la rivière Stanislaus, dans ce coin perdu, dévorés par des moustiques gros comme des mouches, mal nourris, affaiblis par la malaria, espionnés par des Indiens hostiles, jalousés par des voisins moins bien équipés. Brannan leur rendait parfois visite, remontant la rivière à la barre de son navire à fond plat, le Comet, acheté avec l’argent de la communauté. Mais il restait installé dans sa maison de San Francisco, à diriger son journal et à faire des affaires. Déjà notable dans une ville qui en comptait peu. Bâtir la Nouvelle Sion, préparer l’arrivée de la communauté, installer l’avant-garde d’un monde nouveau… Son but semblait plutôt de faire fortune le plus vite possible. Décidément, Moses n’aimait pas ce Brannan. Un affairiste, un aventurier, un beau parleur. Certains disaient, à bord du trois-mâts, qu’il avait été exclu de l’Église mormone pour malversations, puis réintégré et promu chef de la communauté new-yorkaise dans des circonstances douteuses. « J’aurais peut-être dû rejoindre nos frères dans l’Ohio et tenter la traversée du continent par les pistes », pensait Moses. Mais l’hostilité des habitants du Midwest envers les Saints, que Moses, pour n’en avoir pas souffert, s’expliquait mal, l’en avait dissuadé. « Land of the free, “Terre des hommes libres”, chantent les paroles de l’hymne américain – tu parles. Pas pour nous, les mormons. Ou alors il va falloir la trouver, toujours plus à l’ouest, cette terre. »
Il avait préféré payer son passage à bord du Brooklyn. Il avait enduré les rigueurs du voyage puis, arrivant dans la baie, avait hésité à suivre la consigne de Brannan et à remonter le fleuve pour travailler à la fondation de la colonie. Il aurait peut-être dû rester à San Francisco, mouillage idéal pour toutes sortes de navires, où ses talents de charpentier auraient facilement trouvé à s’employer. Il y pensait encore quand Brannan, l’air sombre, est un jour venu leur annoncer ce que tous redoutaient : le Quorum des Douze Apôtres, instance dirigeante de l’Église, avait pris sa décision. C’était dans l’Utah, sur les rives du Grand Lac Salé, où leur caravane était arrivée, qu’ils allaient édifier leur cité idéale. Les milliers de Saints en route vers l’Ouest allaient interrompre leur longue marche à travers le continent au pied des montagnes Rocheuses, loin des rives du Pacifique.
– Ne perdez pas espoir, mes frères ! Rien n’est perdu. Je vais retourner voir Brigham Young. Je peux le convaincre…
– Tu t’es assez moqué de nous, Samuel Brannan! tonne Moses Rock. Je ne reste pas une heure de plus sur ces terres de misère. Le champ que j’ai déboisé et labouré est sous un mètre d’eau, et rien ne garantit qu’entre ces deux rivières il n’y a pas deux crues par an. Tu vas me rembourser mes parts dans la compagnie et tu n’entendras plus parler de moi. J’en ai soupé, de votre Sion et de la marche des Saints.
– Tu t’es engagé par contrat sur trois ans, Moses. Devant Dieu. Il m’est impossible de te rembourser avant cette date.
– C’est bien ce que je pensais. Tu vas répondre de tes actes devant la justice, Samuel Brannan. Il doit y avoir un tribunal, à San Francisco, maintenant que le drapeau américain flotte sur la ville.
Le lendemain, les colons de New Hope chargent sur des chariots leurs outils et leurs ballots et abandonnent leurs cabanes, destination Salt Lake City. Mais Moses Rock ne se joint pas à eux. Ses deux femmes, cousines de vingt et vingt-deux ans épousées dans l’Est selon le rite mormon avant le départ, ont embarqué à New York et devraient arriver à San Francisco dans trois ou quatre mois. « J’y trouverai bien du travail, en les attendant, se dit-il. Je peux tout faire : charpentier, bûcheron, ferronnier, maréchal-ferrant. Et quand elles seront là, grâce aux cinq pièces d’or que m’a confiées mon père sur son lit de mort, cousues dans la doublure de ma veste, nous achèterons un morceau de ce bout du monde que personne ne semble gouverner et bâtirons un ranch. C’était une erreur de s’installer dans cette vallée. Les terres y sont fertiles, mais nous sommes vulnérables. Les colons vont y venir chaque jour plus nombreux. Notre religion, nos coutumes, notre culture mormones n’y seront pas respectées, comme ce fut toujours le cas dans l’Est. Il faudra encore se battre ou fuir. Se battre puis fuir. »
Il sort de son portefeuille de cuir grossier une feuille de papier jauni pliée en quatre sur laquelle, trois ans plus tôt, il avait recopié le passage d’un prêche du fondateur de l’Église, Joseph Smith, lu par l’un des Apôtres lors d’un sermon à Boston : Get up into the mountains, where the Devil cannot dig us out, « Réfugions-nous dans les montagnes, d’où le Diable ne pourra pas nous chasser ».

4
Monterey (Californie)
Avril 1848
Assis sur une poutre, sur le toit en construction du fort d’adobe et de pierres que l’US Navy fait agrandir à Monterey, Moses Rock regarde le Pacifique. Si ses eaux sont d’un bleu si sombre, lui a expliqué un charpentier mexicain, c’est parce que la baie est une fosse sous-marine, un abîme dont personne ne connaît la profondeur, plus profond que tous les fils plombés mis bout à bout. Moses aperçoit, entre les vagues aux crêtes ourlées d’écume, le souffle de plusieurs cétacés. La queue d’une baleine émerge, décrit avec une merveilleuse lenteur un demi-cercle parfait, disparaît dans les flots. Le golfe en forme de croissant de lune est une étape dans leur migration vers les eaux froides de l’Alaska. Elles y sont les proies de chasseurs venus du Portugal qui les poursuivent à la rame, les harponnent, les ramènent sur la grève, les découpent et font bouillir leur graisse, changée en huile qui sera vendue à prix d’or. L’odeur âcre et doucereuse des fumées monte, par vent d’ouest, jusqu’à la pension où Moses loue une chambre à la semaine, sur Washington Street.
Il profite d’une pause, le temps pour les apprentis d’apporter des chevrons, pour scruter l’horizon. Trois barques de pêcheurs japonais, installés en Californie au début du siècle, passent au ras des récifs. Une autre s’amarre à un ponton. Deux adolescents en chapeau de paille conique déchargent des paniers dégoulinants, pleins d’ormeaux et de poissons. Des loutres jouent à cache-cache dans les forêts sous-marines de varech géant. La Half Moon Bay, baie de la Demi-Lune, est surmontée d’un amphithéâtre de collines couvertes de pins qui dévalent vers des plages de sable clair et des rochers luisants d’algues découvertes par la marée. C’est là, au sud de la Porte d’Or qui marque l’entrée de la baie de San Francisco, que les conquistadores ont établi leur premier port et bâti une mission. Monterey était la capitale de la Californie mexicaine, jusqu’à ce que le Mexique soit contraint par les armes à céder ces immensités à Washington, avec bien d’autres territoires de l’Ouest. Aujourd’hui personne ne sait à qui appartient cette terre. « Mais la cavalerie des États-Unis est là, elle nous paie en dollars pour agrandir le Presidio, la bannière étoilée flotte sur la capitainerie, cela suffit pour savoir qui commande, pense Moses. Un juge venu de Boston dirige le tribunal et le contremaître m’a parlé d’un bureau d’enregistrement des terres, à deux rues d’ici, qui délivre des titres de propriété porteurs du cachet State of California. Tous ici pensent qu’il sera bientôt remplacé par un tampon United States of America, avec son aigle aux ailes déployées. »
Moses aperçoit sur l’horizon les voiles d’un trois-mâts cinglant vers le nord. Un clipper anglais a fait escale à Monterey, il y a quelques jours, plein de Chiliens et de Péruviens qui n’avaient qu’un mot à la bouche : oro. Ils sont repartis pour San Francisco comme s’ils avaient le diable aux trousses. La rumeur de la découverte de gisements fabuleux dans la Sierra Nevada, de trésors brillant dans le lit des rivières, de fortunes instantanées, a enflammé la ville et la région le mois dernier. Le chantier a failli s’arrêter, faute d’ouvriers. Les hommes ont pris la route des montagnes, des pépites dans les yeux, l’espoir au cœur, avec tous les professeurs de l’école, la moitié de la garnison du fort et des marins du port.
Mais s’il y en a un que la fièvre de l’or ne contaminera pas, c’est Moses Rock. Lui, ce qu’il veut, ce sont des terres. Les voir envahies par des hordes de prospecteurs venus de Bolivie ou de plus loin encore – il paraît que des bateaux sont en route depuis la côte Est, et même d’Europe – serait un cauchemar. Ils montent vers le nord, la sierra. Il va chercher au sud. S’éloigner de la civilisation. Dans ces terres vierges, pas d’interdiction du culte mormon, pas de lois contre la polygamie, personne pour mettre son nez dans votre chambre à coucher et vous dire comment vous devez vivre, ce que doit être une famille. La seule chose qui importe, c’est de savoir quand accostera le Sea Witch. C’est à bord de ce navire qu’Irene et Laurie ont embarqué à New York, à la fin de l’été. C’est ce qu’elles lui ont écrit dans la lettre confiée à l’équipage d’un bateau parti un mois avant elles. Elles devraient être arrivées à San Francisco depuis plusieurs semaines. Le franchissement de ce Cap Horn peut être un enfer. On ne compte plus les naufrages. Ils n’ont été mariés qu’un an avec Irene, trois mois avec Laurie, des unions arrangées par l’Église mormone à Brooklyn, avant son départ pour la côte Ouest. Il n’avait pas assez d’argent pour payer leur passage. Quelle erreur ! S’il avait emprunté le prix de leurs billets à la communauté, comme d’autres l’ont fait, ils auraient bien trouvé le moyen de rembourser, et aujourd’hui ils seraient ensemble en Californie. Il faut aller aux nouvelles, à la capitainerie. « Sea Witch, Sorcière des Mers, espérons que ce nom ridicule ne va pas leur porter malheur. »
Le lendemain, Moses boit une bière au comptoir de la cantina Adrias, sur la place centrale de Monterey, quand arrive un convoi de mules chargées de fagots d’écorces de chêne, mené par un petit homme replet, bottes crottées et machette à la ceinture, coiffé d’un sombrero à moitié déchiré.
– ¡ Madre de Dios ! Deux jours pour franchir le canyon de Bixby… Une bête a dérapé sur une falaise et est tombée dans l’océan. Si je ne les avais pas détachées, elles y passaient toutes. Je ne sais pas si je vais continuer, dit-il au barman, dans un mélange d’anglais et d’espagnol.
– Tout ça pour rapporter du bois ?
– Ce n’est pas du bois, hombre, c’est de l’écorce à tan. Sais-tu combien les tanneries de San Francisco paient pour cette cargaison ? Au moins douze dollars. Ils les font tremper dans l’eau et s’en servent pour traiter les peaux, en faire du cuir bien souple. Mais là, avec la perte d’une mule, j’ai travaillé pour rien. Une semaine, dans ces fichues montagnes, sans voir âme qui vive, pour ne pas gagner un rond…
Moses s’approche. Contre une tequila, l’homme lui décrit la région baptisée Big Sur. « Le Grand Sud », dans un mélange d’anglais et d’espagnol. Une contrée à peine explorée, qui commence à une vingtaine de kilomètres de la ville, aux premiers contreforts des monts Santa Lucia et s’étend sur une cinquantaine de kilomètres de côte, la plus sauvage et la plus escarpée de Californie. Après une forêt d’eucalyptus, la piste carrossable s’arrête, remplacée par un sentier muletier tracé à flanc de montagne. Les deux premières rivières se traversent à gué ou sur des ponts de rondins, quand ils n’ont pas été emportés par les crues de printemps, mais la troisième, la Bixby Creek, est trop large. Il faut la contourner en suivant une piste qui monte en lacets pendant des heures, puis redescend de l’autre côté dans une pente à effrayer les bêtes.
– Et quand tu arrives à Granite Creek, il faut à nouveau passer par la montagne, jusqu’à la Big Sur River. C’est là que poussent les chênes à tan, dit l’homme.
– Ils appartiennent à quelqu’un, ces arbres ?
– Tu rigoles ! Personne ne vit là-bas. Et je doute que quelqu’un soit assez fou pour s’y installer un jour. Tu croises davantage de grizzlis et de lions des montagnes que d’humains. C’est pour ça que je vais aussi loin. Les écorces appartiennent à celui qui a le courage d’aller les chercher. En été, la brume monte de l’océan presque chaque jour, plus épaisse que le pire des brouillards. Tu peux perdre de vue la mule qui marche devant toi. En hiver les tempêtes sont terribles, des vents à ne pas pouvoir rester debout, des vagues à déchiqueter les navires, et au printemps des rios en crue difficiles à franchir. Par beau temps, c’est le plus beau pays du monde. Mais c’est rare.
– Il y a des ranchs, des fermes ?
– Tu veux rire… Des forêts à perte de vue, des vallées et des collines qui pourraient faire de bons pâturages, mais c’est si loin de tout. Pourquoi se fatiguer à bâtir une maison dans ce bout du monde, où il faudrait tout apporter à dos de mulet ?
– Si je veux y aller, il y a quelque part où dormir ?
– Entre ici et San Simeon, il y a quelques cabanes de bûcherons et le Rancho del Sur, sur la rivière. Il appartient à un capitaine nommé Cooper, qui a fait fortune en vendant des peaux de loutres en Chine, à ce qu’on raconte. Comme je ne suis pas sûr qu’il apprécie mes petites récoltes d’écorce, et que je ne connais pas bien les limites de son ranch, je n’en approche pas. Mais qu’est-ce que tu peux aller chercher dans ce coin perdu, gringo ? C’est plus isolé qu’une île, Big Sur… Et si c’est l’or qui t’intéresse, à ce qu’on dit il y en a dans la Sierra Nevada, et c’est beaucoup plus près. Moi-même, d’ailleurs…

Une semaine plus tard, la charpente terminée, Moses prévient le couvreur, qui ne le croit pas, qu’il sera absent trois jours. Non, pas pour chercher de l’or.
– Promis, je suis de retour dimanche… Trois dollars de prime si je suis là lundi matin ? Bien sûr, je prends. Merci.
Il loue un mulet, achète des boîtes de haricots et du poisson séché, une couverture, un chapeau de feutre et des cartouches à fusil.
Il croise les dernières carrioles près du pont sur la rivière Carmel, au sud de la ville. La piste rétrécit, serpente entre les pins, puis descend sur une plage d’un blanc étincelant qu’elle longe pendant plusieurs kilomètres avant de remonter à travers des collines boisées. Plus une trace de roue. Du crottin de mule dont l’odeur se mêle à des senteurs marines, d’embruns, des parfums de résine, de thym et de fleurs sauvages. Moses descend de sa monture et marche à ses côtés. Arrivé au sommet d’un petit mont, il embrasse du regard une côte découpée, des rochers sombres où s’accrochent des cyprès torturés par les vents du large, des successions d’îlots et de récifs sur lesquels se brisent, dans des gerbes d’écume, les vagues du Pacifique. Les rayons du soleil, à travers les milliards de particules dorées, nimbe le paysage d’une lumière irréelle. Plus loin, il devine des alignements de falaises, successions de montagnes couvertes de forêts de pins et de séquoias. Par endroits, là où s’engouffre la furie des tempêtes océanes, des prairies sont piquetées d’arbustes nains, comme plaqués au sol par la main d’un géant. Pas une maison, une cabane, une fumée, une piste, une construction. Aucune trace humaine. La côte du Nouveau Monde comme ont dû l’apercevoir, du pont de leurs caravelles, les premiers explorateurs anglais et espagnols. Le sommet le plus haut, sur l’horizon, est couronné d’un blanc étincelant. « Le Pico Blanco dont m’a parlé le Mexicain, se dit Moses. Ce n’est pas de la neige mais un calcaire très blanc. Il doit être possible de l’exploiter, d’en faire de la chaux. Pas question de faire passer une route, et tant mieux, mais c’est bien le diable s’il n’y a pas, sur la côte, une crique où bâtir un ponton d’embarquement. Moins de deux jours de navigation jusqu’à la baie de San Francisco, ça pourrait marcher. Je connais le marchand de matériaux qui achèterait la chaux à bon prix. »
Deux heures plus tard, la piste disparaît dans un bois de cyprès. Moses revient sur ses pas, cherche l’embranchement qu’il aurait pu rater, ne le trouve pas. Un grognement sourd lui fait lever la tête, le mulet brait de peur. Il aperçoit, entre les arbres, le dos d’un ours qui s’éloigne à quatre pattes. Moses casse son fusil, glisse deux cartouches dans le canon, le remet à l’épaule. À pied, tenant sa monture tremblante par la bride, il descend à travers des fourrés vers la grève. « J’aurais dû prendre une machette. » Une rivière coule en contrebas, entre rochers ronds, roseaux et langues de terre claire. Elle est étroite, semble peu profonde et traversable à gué. Plus loin, son embouchure dessine une lagune, des bras d’eau stagnante séparés par les arabesques de bancs de sable où s’assemblent des oiseaux de mer. Entre troncs d’arbres et amas de bois flotté, le regard de Moses est attiré par des formes brunes. L’une d’elles bouge, s’ébroue dans un ronflement rauque. Des éléphants de mer. Ils sont une dizaine, dont un énorme avec une trompe qui, de ses nageoires, projette sur son dos du sable pour se protéger des rayons du soleil. Plus loin, sur une dune de sable sombre, une colonie de phoques gris. Deux d’entre eux font la course pour retourner à l’océan. Ils plongent dans une vague et jouent à se poursuivre dans les buissons d’algues géantes.
Moses descend sur la berge, trouve l’endroit où traverser. Il laisse boire sa monture, goûte dans le creux de sa main l’eau de la rivière, remplit sa gourde. Il monte sur le mulet qui entre sans rechigner dans le courant. Sur l’autre rive, il oblique en direction de la plage. La colonie de phoques s’éloigne en sautillant à la vue de l’intrus, les éléphants de mer ne bougent pas d’un pouce, immobiles comme des rochers. « Pas étonnant qu’ils aient été décimés, au début du siècle, par les bandes de chasseurs descendus de Sibérie, pense Moses. Jolie collection de fourrures. »
Un sentier serpente en remontant entre les massifs de pieds de sorcière, les lupins, touffes d’armoise, broussailles à fleurs jaunes et bleues. Il mène à un vallon creusé par un torrent qui chante entre les rochers avant de tomber en cascade dans l’océan. L’homme et sa monture cheminent plus d’une heure à flanc de colline, en direction d’une forêt de séquoias qui se dresse dans un repli, à mi-pente, comme les colonnes d’un temple naturel. Moses pénètre dans l’ombre odorante des géants. Il pose la main sur leur écorce douce et spongieuse, lève la tête vers les sommets, trente ou quarante mètres plus haut, d’où s’envolent des chants d’oiseaux. Deux écureuils se poursuivent, volent de branche en branche en poussant des cris stridents. Silencieux sur le tapis d’aiguilles, un chevreuil et son petit paraissent derrière un buisson. Le mulet souffle des nasaux, les bêtes tournent la tête, frissonnent et disparaissent en trois bonds. Moses épaule le fusil, ne tire pas. « La prochaine fois, il me faudra être plus rapide, se dit-il. J’aimerais retourner à Monterey avec du gibier à offrir à ma logeuse. »
Il marche à pas lents entre les séquoias, cherche le plus haut, le plus large, s’adosse à son tronc, mange du pain et du lard fumé. La lumière se teinte d’orange, des nuées d’insectes brillent entre les arbres, une odeur d’humus et de champignons monte du sol. Il est temps de chercher un endroit où bivouaquer. Il remonte en selle, sort de la forêt en direction d’un chaos rocheux. Le soleil descend sur l’océan. Il va bientôt plonger derrière l’horizon, teinte de rouge et d’or un paysage comme Moses n’en a jamais vu. Il repère, au loin, un rocher plat qui forme un auvent au-dessus d’une crique. En dessous, les traces d’un foyer, des pierres posées en cercle autour d’une table naturelle. Il ramasse du bois sec au moment où les derniers rayons enflamment le ciel. Un briquet de silex, le feu crépite, mêle aux étoiles ses bouquets de lucioles rougeoyantes. La lune se lève, fait scintiller l’écume des longs rouleaux du Pacifique, éclaire les prairies, découpe les forêts, pare d’argent les sommets désertiques, dessine dans l’indigo du ciel une ligne de crête infinie. »

Extrait
« L’homme, qu’ils ne connaissent que par son prénom, Luigi, leur explique qu’un important chantier est en cours sur la côte, au sud: la construction à flanc de montagne d’une route qui reliera bientôt San Francisco à Los Angeles. Les travaux ont commencé il y a plus de dix ans, et là, ils sont dans le plus difficile.
— Big Sur, une région escarpée, de falaises et de forêts, après Monterey, je ne sais pas si ça vous dit quelque chose, si vous avez déjà regardé une carte, paesani ignorants. Ce coin est isolé, loin de tout. Les ouvriers doivent dormir sur place, dans des camps de travail qui bougent avec la route. Les gars ne rentrent chez eux qu’une fois par mois, parfois moins. D’autres vivent carrément sur place, avec femmes et enfants. Mais comme ils n’ont pas assez de main-d’œuvre, l’État de Californie a passé une loi pour employer des prisonniers. Voilà, vous commencez à comprendre. Une centaine de gars de San Quentin y travaillent, logés dans un camp, surveillés par des gardiens. L’organisation est parvenue à glisser cinq ou six hommes à nous dans le lot. Des Irlandais et un Français. Tous les volontaires avec des noms italiens ont été refusés, même quand ils ne faisaient pas partie de Cosa Nostra, mais nous savons nous faire des amis, ou des obligés. Et voilà où ça vous concerne: les détenus et les ouvriers libres logent dans deux camps différents, mais bossent ensemble toute la journée. Nous avons besoin de faire la liaison avec nos gars. Pour l’instant, ça ne rapporte pas grand-chose, mais les chefs pensent que ce chantier pourrait devenir rentable. Ils utilisent beaucoup de dynamite, des stocks rapportés de la guerre mondiale en Europe il y a vingt ans. Ce ne serait pas mal de mettre un peu la main dessus. D’autant que la construction des structures en béton du Golden Gate va bientôt être achevée, et que nous ne parvenons pas à mettre un pied dans le montage de l’acier, avec leurs putains de syndicats qui surveillent tout et refusent nos propositions. Ces gars ne sont pas faciles à menacer. Alors, les capi vous ont choisis pour vous faire engager sur ce chantier. C’est la société Pollock, de Sacramento, qui gère le truc ils ont un bureau ici. Trente-cinq dollars la semaine, nourris, logés. » p. 134

À propos de l’auteur
MOUTOT_michel_©DR_Ouest-FranceMichel Moutot © Photo DR – Ouest-France

Michel Moutot est reporter à l’Agence France-Presse, spécialiste des questions de terrorisme international. Lauréat du prix Albert-Londres en 1999, correspondant à New York en 2001, il a reçu le prix Louis-Hachette pour sa couverture des attentats du 11 Septembre. Son premier roman, Ciel d’acier, a reçu le prix du Meilleur Roman des lecteurs de Points en 2016. Par la suite il a publié Séquoias, prix Relay des Voyageurs (2018), et L’America, prix Livre & Mer Henri-Queffélec (2020) et Route One (2022). (Source : éditions du Seuil)

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Sur la route

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Sal, le narrateur, décide un jour de quitter New York et de rejoindre la Côte Ouest. Autour du récit de ses voyages avec son ami Dean, il nous offre une galerie de portraits impressionnants et raconte les États-Unis dans les années 1950, la musique et la drogue, les filles et l’alcool et… une certaine idée de la liberté.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

«L’histoire c’est toi et moi et la route»

On a beaucoup écrit et commenté Sur la route de Jack Kerouac, parlé de la Beat generation, des légendes autour du manuscrit et de son auteur. Ne serait-il pas mieux de le (re)lire?

Quelques mots sur la forme avant d’en venir sur le fond, car cette dernière fait partie intégrante du mythe. L’histoire, ou la légende colportée par Jack Kerouac lui-même, veut que ce livre ait été écrit en trois semaines sur un rouleau d’une longueur de quelque 40 mètres, comme une très longue lettre adressée à son ami Neal Cassady, à San Francisco. «Je l’ai fait passer dans la machine à écrire et donc pas de paragraphes… l’ai déroulé sur le plancher et il ressemble à la route.» écrira-t-il.
Howard Cunnell, dans sa préface, explique qu’il «s’était mis au clavier, avec du bop à la radio, et il avait craché son texte, plein d’anecdotes prises sur le vif, au mot près; leur sujet: la route avec Dean, son cinglé de pote, le jazz, l’alcool, les filles, la drogue, la liberté.»
Si la vérité est sans doute plus proche d’une retranscription de notes prises en route, le rouleau original n’en existe pas moins et donne une idée des problèmes rencontrés par l’éditeur au moment de le publier. Il n’est donc guère étonnant que les refus aient été nombreux. Fort heureusement, Viking Press a donné son accord après sept années de tergiversations et après que Kerouac ait retravaillé son manuscrit. Depuis on ne compte plus les rééditions et traductions dans le monde entier.
L’histoire raconte plusieurs voyages et donne une bonne idée de ce qu’était l’Amérique au tournant des années 1940-1950. Le narrateur, Sal Paradise, vient de divorcer. À New York, en errant dans les rues, il rencontre Dean Moriarty. Ensemble, ils décident de partir vers la côte ouest, de rejoindre la Californie. Mais comme c’est bien plus le voyage que la destination qui leur plaît, ils vont reprendre la route vers l’Est puis le Sud, faisant à chaque fois de nouvelles rencontres, de nouvelles expériences. Ils démontrent aussi – au moins à cette époque – que pratiquement sans un sou, il est assez facile de s’en sortir et même de faire la fête. Car l’alcool et la drogue sont omniprésents durant toute leur épopée. Quelques petits boulots ici ou là, les cadeaux d’amis plus chanceux rencontrés en chemin, le partage et une certaine insouciance président à leur destinée.
Car si un thème majeur se cristallise au fil des pages, c’est bien celui d’une recherche permanente du plaisir – artificiel ou réel – et de la liberté. Et comme ce but est partagé par de nombreux ami(e)s, il va faire émerger ce qu’on appellera plus tard la Beat generation qu’incarneront aussi Allen Ginsberg et William Burroughs, et que l’on retrouve dans le livre sous les traits de Carlo Max et Old Bull Lee. Le groupe de «Ceux qui ont la fureur de vivre, de parler, qui veulent jouir de tout. Qui jamais ne baillent, ni ne disent une banalité. Mais qui brûlent, brûlent, brûlent, comme une chandelle dans la nuit» va souvent dépasser les limites, chercher jusqu’où aller trop loin. Cela vaut en particulier pour Dean, attiré par le côté obscur.
Et si les amateurs de voyages trouveront ici un itinéraire et des descriptions de lieux (voir à ce propos la carte Détaillée réalisée par un étudiant allemand), j’aimerais souligner un autre aspect tout aussi intéressant à mes yeux: la bande-son.
Si Kerouac affirmait avoir écrit sur un rythme de jazz et de Be Bop, il a truffé son récit de références et fait de Miles Davis, Charlie Parker ou encore Lionel Hampton, pour n’en citer que trois, ses compagnons de route aussi indispensables que les filles. Car bien entendu, s’il est question d’amour de la musique, il est aussi question d’amour et de relations qui ne sont du reste pas aussi éphémères qu’on peut le penser à première vue. Marylou, le première épouse de Dean, sera de plusieurs voyages. Sal vivra avec La Môme, une mexicaine avec laquelle il travaillera dans les champs de coton, une vraie passion.
Et si cette histoire, comme l’expérience contée dans le livre, finira mal, on retiendra d’abord ce souffle, cette envie, ce désir fou de vivre intensément. Jusqu’à se brûler. Et s’agissant de Jack Kerouac, l’ambition de retranscrire cette intensité à travers un style, une écriture. Comme l’écrit William Burroughs, «il passait sa vie à écrire, il ne pensait qu’à écrire, il ne voulait rien faire d’autre.»

Sur la route. Le rouleau original
[On The Road : The Original Scroll]
Jack Kerouac
Éditions Folio Gallimard (n° 5388)
Roman
Trad. de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun
Édition et préface d’Howard Cunnell. Préface de Joshua Kupetz, George Mouratidis et Penny Vlagopoulos
624 p., 9,70 €
EAN 9782070444694
Paru le 7/05/2012

Où?
Le roman se déroule aux États-Unis, le Guide du routard a eu la bonne idée de détailler tout l’itinéraire. En voici le détail.
Signalons aussi le travail d’un étudiant allemand qui a retracé tout l’itinéraire sur Google Maps

Quand?
L’action se situe dans les années 1949-1950.

Ce qu’en dit l’éditeur
« »Avec l’arrivée de Neal a commencé cette partie de ma vie qu’on pourrait appeler ma vie sur la route. […] Neal, c’est le type idéal, pour la route, parce que lui, il y est né, sur la route… »
Neal Cassady, chauffard génial, prophète gigolo à la bisexualité triomphale, pique-assiette inspiré et vagabond mystique, est assurément la plus grande rencontre de Jack Kerouac, avec Allen Ginsberg et William Burroughs, autres compagnons d’équipées qui apparaissent ici sous leurs vrais noms.
La virée, dans sa bande originale : un long ruban de papier, analogue à celui de la route, sur lequel l’auteur a crépité son texte sans s’arrêter, page unique, paragraphe unique.
Aujourd’hui, voici qu’on peut lire ces chants de l’innocence et de l’expérience à la fois, dans leurs accents libertaires et leur lyrisme vibrant ; aujourd’hui on peut entendre dans ses pulsations d’origine, le verbe de Kerouac, avec ses syncopes et ses envolées, long comme une phrase de sax ténor dans le noir.
Telle est la route, fête mobile, traversées incessantes de la nuit américaine, célébration de l’éphémère.
« Quand tout le monde sera mort », a écrit Ginsberg, « le roman sera publié dans toute sa folie. »
Dont acte.» Josée Kamoun

68 premières fois
Sélection anniversaire : le choix de Pascal Manoukian

MANOUKIAN_Pascal_©Hermance_triay

Photographe, journaliste, réalisateur, Pascal Manoukian a couvert un grand nombre de conflits. Ancien directeur de l’agence CAPA, il se consacre désormais à l’écriture. Il a publié notamment, aux éditions Don Quichotte, Le Diable au creux de la main (2013), Les Échoués (2015) et Ce que tient ta main droite t’appartient (2017) et Le Paradoxe d’Anderson et Le cercle des hommes en 2020. (Source: Éditions du Seuil)

«J’ai lu Sur la route à 16 ans, comme Kerouac l’a écrit, sur la route, le pouce levé entre Minneapolis et San Francisco, de maisons bleues en maisons bleues. C’était l’année 1971. Le monde était encore délicieusement déconnecté et nous rêvions pour lui du meilleur. Je suis tombé à l’intérieur des pages, confondant ma vie avec la sienne. Jamais depuis je n’ai retrouvé un tel sentiment de liberté. Rarement, mais parfois, en traversant un paysage ou en rentrant chez-moi, il m’arrive une fraction de seconde, comme un ancien fumeur, croisant un invétéré tirer sur une taffe, de vouloir recommencer. Kerouac, ce sont toutes nos contradictions mises en pages ou plutôt en rouleau.»

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page Wikipédia du livre
Madmoizelle.com
France Culture (Cinq lectures pour votre été)
Voyageurs du monde (Stéphane Guibourgé)
Blog Calliope Pétrichor 


Bande-annonce du film tiré du roman Sur la route de Jack Kerouac © Production FilmsActu

Extraits
« Et je les ai suivis en traînant les pieds comme je l’ai toujours fait quand les gens qui m’intéresse. Parce que les seuls qui m’intéresse sont les fous furieux, ceux qui ont la fureur de vivre, la fureur de dire, ceux qui veulent tout en même temps, ceux qui ne baillent jamais et ne préfèrent jamais de banalité, qui brûlent, brûlent, brûlent comme des chandelles rebelles dans la nuit.»

« Puis vient le jour des révélations de l’Apocalypse, où l’on comprend qu’on est maudit, et misérable, et aveugle, et nu et alors, fantôme funeste et dolent, il ne reste qu’à traverser les cauchemars de cette vie en claquant des dents. »

« J’ai rencontré Neal pas très longtemps après la mort de mon père… Je venais de me remettre d’une grave maladie que je ne raconterai pas en détail, sauf à dire qu’elle était liée à la mort de mon père, justement, et à ce sentiment affreux que tout était mort. Avec l’arrivée de Neal a commencé cette partie de ma vie qu’on pourrait appeler ma vie sur la route. Avant, j’avais toujours rêvé d’aller vers l’Ouest, de voir le pays, j’avais toujours fait de vagues projets, mais sans jamais démarrer, quoi, ce qui s’appelle démarrer. Neal, c’est le type idéal, pour la route, parce que lui, il y est né, sur la route, en 1926, pendant que ses parents traversaient Salt Lake City en bagnole pour aller à Los Angeles. La première fois que j’ai entendu parler de lui, c’était par Hal Chase, qui m’avait montré quelques lettres écrites par lui depuis une maison de correction, dans le Colorado. Ces lettres m’avaient passionné, parce qu’elles demandaient à Hal avec une naïveté attendrissante de tout lui apprendre sur Nietzsche et tous ces trucs intellectuels fabuleux, pour lesquels il était si justement célèbre. À un moment, Allen Ginsberg et moi, on avait parlé de ces lettres, en se demandant si on finirait par faire la connaissance de l’étrange Neal Cassady. Ça remonte loin, à l’époque où Neal n’était pas l’homme qu’il est aujourd’hui, mais un jeune taulard, auréolé de mystère. On a appris qu’il était sorti de sa maison de correction, qu’il débarquait à New York pour la première fois de sa vie ; le bruit courait aussi qu’il avait épousé une fille de seize ans, nommée Louanne. Un jour que je traînais sur le campus de Columbia, Hal et Ed White me disent que Neal vient d’arriver, et qu’il s’est installé chez un gars nommé Bob Malkin, dans une piaule sans eau chaude, à East Harlem, le Harlem hispano. Il était arrivé la veille au soir, et découvrait New York avec Louanne, sa nana, une chouette fille ; ils étaient descendus du Greyhound dans la 50e Rue, et ils avaient cherché un endroit où manger ; c’est comme ça qu’ils s’étaient retrouvés chez Hector, à la cafétéria que Neal considère depuis comme un haut lieu new-yorkais. Ils s’étaient payé un festin de gâteaux et de choux à la crème. »

Playlist (par ordre d’apparition dans le livre)
Source : Shut up and play the books

Jack parle du courant musical bebop qui « à cette époque, en 1947, […] faisait fureur dans toute l’Amérique. »
L’auteur parle de « la période ornithologique » du saxophoniste Charlie Parker (1920 – 1955) en référence à son titre Ornithology sur l’album Dial sorti en 1946.
Le compositeur et trompettiste Miles Davis (1926 – 1991) est évoqué.
Jack va à l’opéra de Central City et cite le nom de Lillian Russell (1860-1922), une actrice et chanteuse américaine. L’œuvre jouée est Fidelio, l’unique opéra de Ludwig van Beethoven, composé en 1804 et 1805.
Lors d’une soirée des choristes de l’opéra chantent Sweet Adeline, ce morceau publié en 1903 connut le succès en 1904 grâce à l’interprétation du groupe The Quaker City Four.
Je n’ai pas trouvé la référence du morceau dont les paroles « Le boogie, si tu sais pas le danser, moi je vais te montrer » sont censées provenir.
Le morceau Central Avenue Breakdown de Lionel Hampton (1908 – 2002) vibraphoniste, pianiste et batteur de jazz américain est évoqué.
La « chanson grandiose » Lover Man, parue en single en 1945,de la chanteuse Billie Holiday (1915 – 1959) est évoquée.
La chanson dont les paroles sont « La fenêtre elle est cassée, et la pluie, elle rentre dans la maison » est citée. Les paroles originales de ce morceau intitulé Mañana (Is Soon Enough for Me) sont « The window she is broken and the rain is comin’ in. » Ce titre a été interprété par Peggy Lee en 1947.
Jack s’isole dans un cimetière et y chante Blue Skies. Ce morceau composé en 1926 a été interprété en 1927 par Ben Selvin. On le retrouve la même année dans le film The Jazz Singer considéré comme le premier film parlant de l’histoire du cinéma.
Billie Holiday est de nouveau citée.
Dizzy Gillepsie (1917 – 1993) est évoqué. Ce compositeur, chef d’orchestre et trompettiste de jazz américain est considéré comme l’un des trois plus importants trompettistes de l’histoire du jazz avec Miles Davis et Louis Armstrong (1901 – 1971). Il a participé à la création du style Bebop et contribué à introduire les rythmes latino-américains dans le jazz.
Jack parle d’un « disque de bop endiablé » qu’il vient d’acheter, son titre : The Hunt. « Dexter Gordon et Wardell Gray y soufflent comme des malades, devant un public qui hurle ; ça donne un volume et une frénésies pas croyables. » Cet album est sorti en 1947.
Neal écoute le morceau A fine romance joué par une boite à musique. Ce titre a été écrit en 1936 pour le film musical Swing Time avec Fred Astaire et Ginger Rogers. Ce morceau été également interprété par Bille Holiday, Louis Armstrong et Ella Fitzgerald.
Les opéras de Verdi sont évoqués.
Le « grand pianiste de jazz » anglo-américain George Shearing (1919 – 2011) est cité, puis le batteur Denzel Best (1917 – 1965) « immobile à sa batterie ».
L’émission de radio Chicken Jazz’n Gumbo Disc-jockey Show, diffusée depuis La Nouvelle Orléans est citée.
Jack et Neal vont voir Slim Gaillard (1916 – 1991) dans un « petit night-club de Frisco ». Ce chanteur de jazz y interprète les morceaux Cement Mixer et C-Jam Blues.
Toujours dans un bar le morceau Close your eyes est chanté. Ce titre écrit en 1933 a été interprété par de nombreux artistes dont Harry Belafonte (1949), Ella Fitzgerald (1957), Peggy Lee (1963), Queen Latifah (2004)…
Évocation de Ed Saucier, un altiste (joueur de alto, instrument proche du violon) de San Francisco.
Le morceau suivant n’est pas cité explicitement dans le rouleau original mais il l’est dans la version de Sur la route publiée en 1957. Il s’agit du titre Congo Blues du Red Norvo Sextet enregistré en 1945. Red Norvo (1908 – 1999) était un vibraphoniste, xylophoniste et joueur de marimba américain. Jack Kerouac fait d’ailleurs une erreur en citant ce morceau, il l’annonce comme étant un des premiers morceaux de Dizzy Gillespie alors que si celui-ci joue bien sur ce titre il s’agit d’une œuvre collective du Red Norvo Sextet. De plus Max West qui est censé jouer de la batterie sur ce titre était en réalité un… joueur de baseball.
L’accident de voiture de Stan Hasselgård (1922 – 1948), « célèbre clarinettiste de bop » suédois, est évoqué.
Le timbre de voix de « Prez Lester » est évoqué. Prez (le prédisent) est le surnom de Lester Young (1909 – 1959) un saxophoniste, clarinettiste et compositeur de jazz américain.
Les noms de Charlie Parker, Miles Davis, Louis Armstrong et Roy Eldrige (1911 – 1989) avec « son style vigoureux et viril » sont cités. Puis viennent d’autres noms dans l’histoire du jazz racontée par Kerouac : Count Basie (1904 – 1984), Benny Moten (1894 – 1935), Hot Lips Page (1908 – 1954), Thelonious Monk (1917 – 1982) et de nouveau Gillespie et Lester Young.
Kerouac assiste à une prestation de George Shearing qui est accompagné des musiciens Denzel Best, John Levy (1912 – 2012) et Chuck Wayne (1923 -1997).
L’émission radiophonique de Symphony Sid alias Sid Torin (1909 – 1984) qui passe « les derniers morceaux de bop » est évoquée.
Un disque de Willis Jackson (1932 – 1987) est joué, autographié Willie dans le livre. Une nouvelle fois le morceau n’est pas cité dans le rouleau original alors qu’il l’est dans le livre publié, il s’agit de titre Gator tail sur lequel Willis Jackson est accompagné du Cootie Williams Orchestra.
Nouvelle évocation de Gillepsie « on mettra un disque de Gillespie vite fait, et d’autres de bop ».
Des titres de Lionel Hampton, ainsi que de Wynonie Blues Harris (1915 – 1969) et Lucky Millinder (1900 – 1966), tous deux musiciens de rhythm and blues, sont joués dans un juke-box « histoire que ça balance ». Un nouveau morceau non référencé dans le rouleau original est évoqué dans la version publié du livre, il s’agit du titre I like my baby’s pudding de Wynonie Blues Harris. Ce titre aux paroles à double sens parlant de femmes et d’alcool est sorti en 1950.
Au Mexique un « juke-box des années trente jouait de la musique de campesinos (paysans) ».
Des titres de Perez Prado sont joués. Jack et Neal dansent avec des filles sur More mambo jambo, Chattanooga de mambo, Mambo numero ocho et Mambo jambo.

À propos de l’auteur
Jack Kerouac est né en 1922 à Lowell, Massachusetts, dans une famille d’origine canadienne-française.
Étudiant à Columbia, marin durant la Seconde Guerre mondiale, il rencontre à New York, en 1944, William Burroughs et Allen Ginsberg, avec lesquels il mène une vie de bohème à Greenwich Village. Nuits sans sommeil, alcool et drogues, sexe et homosexualité, délires poétiques et jazz bop ou cool, vagabondages sans argent à travers les États-Unis, de New York à San Francisco, de Denver à La Nouvelle-Orléans, et jusqu’à Mexico, vie collective trépidante ou quête solitaire aux lisières de la folie ou de la sagesse, révolte mystique et recherche du satori sont quelques-unes des caractéristiques de ce mode de vie qui est un défi à l’Amérique conformiste et bien-pensante.
Après son premier livre, The Town and the City, qui paraît en 1950, il met au point une technique nouvelle, très spontanée, à laquelle on a donné le nom de « littérature de l’instant » et qui aboutira à la publication de Sur la route en 1957, centré sur le personnage obscur et fascinant de Dean Moriarty (Neal Cassady). Il est alors considéré comme le chef de file de la Beat Generation. Après un voyage à Tanger, Paris et Londres, il s’installe avec sa mère à Long Island puis en Floride, et publie, entre autres, Les Souterrains, Les clochards célestes, Le vagabond solitaire, Anges de la Désolation et Big Sur. Jack Kerouac est mort en 1969, à l’âge de quarante-sept ans. (Source: Éditions Gallimard)

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L’America

MOUTOT_lamerica

  RL2020  coup_de_coeur

En deux mots:
Ana Fontarossa aime Vittorio Bevilacqua. Mais en Sicile la fille d’un riche chef mafieux ne saurait épouser un pêcheur. Pour échapper aux tueurs qui sont à ses trousses, Vittorio fuit aux États-Unis. D’abord à la Nouvelle-Orléans, puis en Californie, il mène une nouvelle vie tandis qu’Ana espère toujours le retrouver.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Vendetta dans le Nouveau Monde

Avec L’America Michel Moutot nous offre un magnifique roman. On y suit un jeune pêcheur sicilien contraint de fuir aux États-Unis après la découverte de sa relation avec la fille d’un chef mafieux.

Michel Moutot fait partie de ces rares auteurs qui réussissent à embarquer leur lecteur dès les premières lignes de leur roman. C’était le cas avec Ciel d’acier et Sequoias, c’est aujourd’hui le cas avec L’America. La seule constante demeurant ce regard tourné vers l’Amérique.
Tout commence pourtant en Sicile, avec un scénario à la Roméo et Juliette, qui fait se rencontrer un jeune pêcheur et la fille d’un riche propriétaire et négociant de l’île.
« Sur une majestueuse chaloupe blanche, la plus belle embarcation de l’île, Ana Fontarossa, longs cheveux châtains, sourire de madone, fixe Vittorio Bevilacqua. Elle a remarqué dès son arrivée ce beau jeune homme mince mais musclé, brun au regard clair, les cheveux coupés court, une petite tache de naissance au coin de l’œil gauche, comme une larme. Elle ne l’a pas quitté des yeux…» Dès qu’il apprend cette relation Salvatore Fontarossa voit rouge. Le chef mafieux ne saurait tolérer cette union. Il convoque ses trois fils Paolo, Aldo et Enzo et sa famille Ana. «Il tonne, de sa voix grave à l’accent rocailleux des montagnes.
– Puttana! Salope! Traînée! Ton cousin avait raison! Pas encore dix-neuf ans et déjà le vice au corps! Je sais ce que tu as fait hier soir, où tu étais. Tu devrais savoir que rien ne m’échappe à Trapani. Je suis sûr que c’était ce pêcheur de merde, ce pouilleux de Marettimo. Lui, il est mort. Tu m’entends? Mort! Tu as déshonoré ta famille. Ma seule fille! Tu m’as déshonoré.»
En fait, Vittorio a pu échapper aux tueurs, mais il est dès lors conscient du danger qui le menace. Il a juste le temps de prévenir sa famille avant de prendre la fuite: «Ce que j’ai fait va déclencher une vendetta qui peut durer des années. Ce Fontarossa va me chercher jusqu’au bout de la terre. Si je reste ici je vous mets en danger. Si je disparais, ils vous épargneront.» Grâce au soutien d’un riche négociant qui a déjà eu maille à partir avec la mafia et au bout de quelques péripéties, il parviendra à embarquer pour l’Amérique.
Il ne sait alors rien de ce qui se passe sur son île. La soif de vengeance de Fontarossa aura coûté la vie à plusieurs personnes. Ana, qui est enceinte, est recluse dans un couvent, avant que son père ne décide de la marier de force.
C’est à la Nouvelle-Orléans que commence la nouvelle vie de celui que les autorités américaines ont rebaptisé Victor Water. S’il ne tarde pas à prendre ses marques au milieu des différentes communautés qui tentent de contrôler le trafic de marchandises, il va aussi se rendre compte qu’on ne lui fera aucun cadeau et que, comme en Sicile, une police parallèle gangrène la ville et avec laquelle il finira aussi par avoir maille à partir. Il lui faut à nouveau fuir, partir pour la Californie car à New York la mafia a déjà étendu son réseau et n’aurait guère de peine à la localiser. Du côté de Pittsburgh, il va retrouver son ancien métier de pêcheur.
Ana, quant à elle, ne l’a pas oublié. Elle a compris qu’il a pu fuir et entend le retrouver par tous les moyens, même si l’entreprise est des plus périlleuses.
Ces retrouvailles improbables auront-elles lieu? C’est tout l’enjeu de la dernière partie de ce magnifique roman qui, entre Jack London et Mario Puzo, nous tient en haleine du premier au dernier chapitre.
Avec Michel Moutot, qui s’appuie sur une solide documentation, on retrouve en effet la veine des grands romans d’aventure, capable de nous décrire les bayous de Louisiane aussi bien que les saisons de pêche en Alaska, sans oublier pour autant d’explorer les tréfonds de l’âme humaine, ce besoin de vengeance aveugle pour un «code d’honneur» auquel on ne saurait déroger aussi bien que la passion brûlante de deux amoureux pour lesquels le désir s’affranchit de toutes les règles. C’est magnifique, brillant, addictif.

L’America
Michel Moutot
Éditions du Seuil
Roman
432 p., 21 €
EAN 9782021420180
Paru le 5/03/2020

Où?
Le roman se déroule en Italie, principalement en Sicile, entre Trapani, Marettimo et Palerme, mais aussi à Naples. La seconde partie nous emmène aux États-Unis, à New York et la Nouvelle-Orléans puis vers l’Ouest, à San Francisco, Pittsburgh, Sacramento, Benicia et jusqu’à la baie de Nushagak en Alaska.

Quand?
L’action se situe au début du XXe siècle, de 1902 à 1910.

Ce qu’en dit l’éditeur
Marettimo, petite île au large de la Sicile, juillet 1902. Quand il tombe amoureux de la belle Ana, venue passer l’été dans la maison de son père, Vittorio Bevilacqua, jeune pêcheur, ne peut se douter qu’il met en marche un engrenage qui l’obligera à fuir à l’autre bout du monde.
Ana est la fille de Salvatore Fontarossa, le fontaniero le plus puissant de Trapani, chef d’un clan mafieux enrichi dans les vergers de citrons de la ville. Don Salva envoie son fils aîné châtier le misérable qui a déshonoré sa fille. Mais la balle de revolver ne part pas, Vittorio se défend, le sang coule. « Quitte cette île cette nuit, pars le plus loin possible. Va en America. Ne reviens jamais, ou nous sommes tous morts », lui dit un ancien.
De Naples à New York, puis de La Nouvelle-Orléans à la Californie, Vittorio tente d’oublier Ana. Enceinte de lui, elle surmontera toutes les épreuves. Pour, un jour, retrouver l’homme qu’elle aime? À travers la trajectoire de deux amants en quête de liberté et que tout sépare, Michel Moutot signe un roman d’aventures passionnant sur l’essor de la Mafia et le destin des émigrants partis tenter leur chance en Amérique à l’aube du XXe siècle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
Les Échos Week-End (Isabelle Lesniak)
Le Vif
Blog La bibliothèque de Delphine-Olympe


Extrait de L’America de Michel Moutot © Production La bibliothèque de Delphine-Olympe

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Trapani (Sicile) – Juillet 1902
La table est dressée au cœur du verger, à l’abri des regards sur les hauteurs de Trapani. Bergerie centenaire, murs de pierres sèches, toit de tuiles caché sous le feuillage, fenêtres étroites aux vitres brisées. Les branches ploient sous les citrons ; vert profond des feuilles, brise légère, ombre bienfaisante dans la chaleur de juillet. L’air embaume les agrumes, la terre chaude et le jasmin. Une source jaillit entre deux rochers. Ses eaux chantent entre les pierres, roulent sur des cailloux blancs jusqu’à un abreuvoir taillé dans un bloc de marbre veiné de gris. Assis dans un fauteuil d’osier, quand les autres se contentent de tabourets ou de caisses retournées, Salvatore Fontarossa plonge la main dans le ruisseau, en boit une gorgée puis la passe sur sa nuque de taureau. À cinquante ans, ses cheveux bouclés, plantés bas sur le front, et sa barbe se teintent de gris. Sa mâchoire carrée et ses yeux noirs au regard intense, toujours en mouvement, lui donnent un air de prédateur. Il porte, malgré la chaleur, un pantalon de velours à grosses côtes, une chemise blanche et un gilet brun orné d’une chaîne de montre et d’un étrange insigne rappelant une décoration maçonnique avec compas et couteau.
Un homme vêtu en paysan sicilien s’avance à petits pas, les yeux baissés, épaules voûtées, chapeau de paille tenu à deux mains devant lui.
– Pipo. C’est gentil de me rendre visite. Comment vont votre femme et vos charmantes filles ? Vous la connaissiez, la source ?
– Non, don Salva. Je n’étais jamais…
– Eh bien, la voilà. Belle et si fraîche. Même en août, elle ne se tarit pas. Un trésor. Le seul trésor. Vous comprenez pourquoi nous autres, les fontanieri, on nous appelle les maîtres de l’eau ? Vous avez vu les canaux, les réservoirs, les clapets en montant ? Vous savez qui les contrôle ?
– C’est vous, don Salva.
– Oui, c’est moi. Et mes fils, que vous connaissez, je crois. Maintenant, parlons sérieusement. Vous vous souvenez de ce qui s’est passé l’an dernier ?
– Si je m’en souviens… Ma récolte de citronniers divisée par deux, faute d’arrosage. Les orangers, pire encore. Les canaux à sec. Les barriques à dos d’âne. Une catastrophe.
– Vous ne voudriez pas que ça recommence, n’est-ce pas ?
– Oh non, don Salva. Une autre saison comme ça et je suis ruiné. Mais j’ai un accord avec le duc da Capra a Carbonaro, le propriétaire. Un contrat. Je devais…
– Pipo, don Pipo… Vous n’avez toujours rien compris. Il vit où, le duc ?
– À Palerme… Ou à Naples.
– Ou plutôt à Rome. Dans l’un de ses palais. Quand l’avez-vous vu à Trapani pour la dernière fois ? Ou même en Sicile ? Maintenant, qui est ici, sur cette terre ? Chaque jour et chaque nuit ? Qui veille sur elle ? Qui a été chargé par le duc de gérer le domaine et son irrigation ? De répartir l’eau de cette source entre les voisins ?
– C’est vous, bien sûr, don Salva… Fontaniero…
– Voilà ! Moi, mes fils et mes amis.
Autour de la table, les hommes, casquettes ou chapeaux de paille, approuvent de la tête. Certains ont des pistolets à la ceinture. Ils ont posé près des fourchettes un San Fratello, un couteau à manche de corne ou d’olivier. Les pantalons sont en grosse toile ; bretelles, manches de chemises retroussées. Une femme en fichu noir apporte un plat de légumes grillés, une autre une casserole fumante. Une adolescente les suit, avec deux pichets de vin rouge et une miche de pain.
– Faites-nous l’honneur de déjeuner avec nous, Pipo. Nous allons parler. Je suis sûr que nous pouvons nous entendre. Aldo, approche une chaise pour notre ami, il ne va quand même pas s’asseoir sur une caisse.
Pietro « Pipo » Pistola prend place à la droite du chef de clan. Ses vergers d’agrumes, plus bas dans la vallée, font vivre sa famille depuis des générations. Aussi loin qu’il se souvienne, les Pistola ont expédié oranges et citrons à Rome, Paris, Londres et ailleurs. Son père a ouvert la ligne avec La Nouvelle-Orléans, quand Pipo était enfant. Mais l’exportation des agrumes ne date pas d’hier, elle a commencé il y a deux siècles, racontent les anciens, quand les navigateurs ont compris l’importance des vitamines contre le scorbut et que la Navy anglaise et la Royale française ont embarqué des caisses de citrons pour les longues traversées. Une manne. Nulle part ailleurs terre n’est aussi bénéfique pour les agrumes, le climat aussi parfait. Les bonnes années, les branches ploient à se rompre sous les fruits. Mais si cet été l’eau ne coule pas dans les rigoles, c’est fini. Il faudra vendre les terres. C’est peut-être ce qu’il cherche, ce voleur. Fontaniero, tu parles. Mafioso, oui. Et celui-là est le pire de tous. Il tient la source, les sentiers dans la montagne, les barrages, il nous tient tous.
– Excusez-moi, don Salva, mais je voudrais éclaircir quelque chose. Sans vous offenser, bien sûr. J’ai reçu le mois dernier une lettre du duc m’annonçant qu’il avait changé de fontaniero. Que désormais, pour l’eau je devais m’adresser à un certain Emilio Fontana. Mais…
– Mais quoi ?
– Il est mort.
– Oui, il est mort. Une décharge de chevrotine en pleine poitrine, à ce qu’on dit. Pas loin d’ici. Il n’a pas eu de chance, des voleurs sans doute. Ce n’est pas à vous que je vais apprendre que nos collines sont mal famées à la tombée du jour. À partir d’une certaine heure, je ne me déplace pas sans arme, ni sans un de mes fils. Oubliez ce Fontana. Je ne sais pas ce qui lui a pris, au duc, de vouloir me remplacer. Notre famille gère l’eau depuis toujours par ici. Même lui n’y peut rien. Il faudra qu’il s’y fasse. Alors, don Pipo, voilà ce que je vous propose : la garantie de ne plus jamais être à sec, contre trente pour cent de la récolte.
– Trente pour cent ? Mais, c’est énorme ! Comment…
– Vous préférez en perdre la moitié, comme l’an dernier ? Ou davantage ? En plus, si je passe le mot que nous sommes en affaire, vous et moi, personne n’osera vous voler un citron, croyez-moi. Tout le monde y gagne. Vous, surtout.
Pietro Pistola coupe une tranche de courgette, refuse les pâtes, et pour se donner le temps de réfléchir, boit une gorgée de vin.
– Vingt-cinq pour cent ?
– Don Pipo, pensez-vous être en position de négocier ? Trente pour cent, c’est une bonne offre. J’ai du respect pour vous, nos familles se connaissent depuis longtemps. Je ne fais pas cette proposition à tout le monde. Il n’y aura pas d’eau pour tous cet été.
– C’est d’accord, don Salva. Trois caisses sur dix. Mais vous me garantissez…
– Vous aurez assez d’eau pour creuser un bassin et vous baigner dedans, si ça vous chante. Vous pouvez même prévoir d’agrandir les vergers, si vous avez encore des terres. Parole de fontaniero.
– Merci, merci beaucoup, don Salva. Je ne vais pas pouvoir rester, il faut que je redescende.
– Goûtez au moins ces busiate alla trapanese. Maria fait les meilleures de Sicile.
– Une autre fois, peut-être, don Salva. Je dois y aller, on m’attend ce soir à Palerme, et j’ai du chemin à faire.
– Je comprends. Aldo, accompagne notre associé jusqu’à la route. À bientôt, donc, cher ami.
Il montre un papier rempli de paille, d’où émergent des goulots de bouteilles.
– Acceptez ces quelques litres de marsala, en gage d’amitié. Et n’hésitez pas à venir me voir si vous avez des problèmes d’eau, ou de quoi que ce soit d’autre. Je suis votre serviteur.
– Merci, don Salvatore.
– Et si vous pouviez toucher un mot de notre accord à votre voisin, Pepponi, vous lui rendriez service. Il n’est pas raisonnable.
– Bien entendu.
Pietro Pistola se lève, salue la tablée d’un mouvement de tête, remet son chapeau, fait quelques pas à reculons puis se retourne pour suivre, sur le sentier, le fils aîné du chef qui marche en souriant, sa lupara – fusil à canon et crosse sciés – à l’épaule. Les femmes du clan Fontarossa apportent des lièvres rôtis sur le feu de bois d’oranger qui crépite derrière la cabane de pierres sèches où sont stockées, hors saison, les caisses de fruits. Puis des cannoli, en dessert, que les hommes terminent en se léchant les doigts. Antonino, le deuxième des trois fils de Salvatore Fontarossa, murmure quatre mots à l’oreille de son père.
– Je viens après le café. Ils sont prêts ?
– Oui, père. Tremblants comme des feuilles.
– Bien. Laisse-les mariner un peu.
Dix minutes plus tard, le chef du clan se lève, essuie sa bouche du dos de sa main. Les autres replient les couteaux, glissent les armes dans les ceintures. Ils partent à travers le verger, cheminent en file indienne jusqu’au pied d’une colline plantée d’oliviers. Entre deux rochers plats en forme de triangle s’ouvre l’entrée d’une grotte, gardée par deux hommes près d’un feu de bois. L’un est gros, hirsute, barbe blanche, vêtu pour la chasse au sanglier. Il tient, cassé dans le creux de son bras, un tromblon du siècle dernier. L’autre, plus jeune, svelte, regard fiévreux et geste rapide, taille une branche avec un coutelas, s’interrompt à la vue de la colonne.
– Merci, Santo. Tu peux venir avec nous. Toi, petit, file. Tu n’es pas prêt. »

Extraits
« Sur une majestueuse chaloupe blanche, la plus belle embarcation de l’île, Ana Fontarossa, longs cheveux châtains, sourire de madone, fixe Vittorio Bevilacqua. Elle a remarqué dès son arrivée ce beau jeune homme mince mais musclé, brun au regard clair, les cheveux coupés court, une petite tache de naissance au coin de l’œil gauche, comme une larme. Elle ne l’a pas quitté des yeux depuis qu’il s’est jeté à l’eau, corps d’athlète parmi les pêcheurs poilus et ventrus. Quand il remonte à bord de sa barque, à la force des bras, les pieds dans le filet, leurs regards se croisent. »

« – Vous tous, asseyez-vous. Toi, approche.
Raclements de chaises. Paolo fait un geste vers la panière. Aldo, de la tête, lui fait signe de ne pas bouger. Enzo joint ses mains pour contenir des tremblements de rage. Ana s’avance vers son père, esquisse un sourire. Elle s’apprête à l’embrasser quand don Salva lui donne un coup de poing sur la joue droite. Ana s’écroule, hurle de surprise et de douleur.
Carla se précipite pour s’interposer.
– Toi, dehors!
Ana pleure, hoquette, saigne au coin de la bouche. Elle tente de se redresser mais une gifle la cloue au sol. Elle est incapable de parler ou respirer. Son père se penche vers elle, l’attrape par les cheveux, la relève, l’assied de force sur une chaise. Elle s’effondre sur la table, sanglote, les mains sur les oreilles pour parer de nouveaux coups. Il tonne, de sa voix grave à l’accent rocailleux des montagnes.
– Puttana! Salope! Traînée! Ton cousin avait raison! Pas encore dix-neuf ans et déjà le vice au corps ! Je sais ce que tu as fait hier soir, où tu étais. Tu devrais savoir que rien ne m’échappe à Trapani. Je suis sûr que c’était ce pêcheur de merde, ce pouilleux de Marettimo. Lui, il est mort. Tu m’entends? Mort! Tu as déshonoré ta famille. Ma seule fille! Tu m’as déshonoré. Avant ce soir, toute la ville saura qu’Ana Fontarossa, la fille de don Salvatore Fontarossa, le fontaniero, est une garce qui se fait prendre dans la cale d’un bateau comme une putain du port. Pire qu’une puttana, parce qu’elle, au moins, elle fait ça pour manger! »

À propos de l’auteur
Michel Moutot est reporter à l’Agence France-Presse, spécialiste des questions de terrorisme international. Lauréat du prix Albert-Londres en 1999, correspondant à New York en 2001, il a reçu le prix Louis-Hachette pour sa couverture des attentats du 11 Septembre. L’America est son troisième roman, après Ciel d’acier, récompensé par le prix du Meilleur Roman des lecteurs de Points en 2016, et Séquoias, prix Relay des Voyageurs en 2018. (Source: Éditions du Seuil)

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Matador Yankee

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Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
Harper grimpe dans un bus brinqueballant, direction un village mexicain où il doit se produire pour la fête annuelle. Il a dû remballer ses rêves de gloire et de vedette hollywoodienne pour des prétentions alimentaires. Le road-movie du toréador américain est aussi la chronique d’un âge d’or disparu.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Mister Gringo Torero

C’est bien hors des sentiers battus que nous entraîne Jean-Baptiste Maudet dans son premier roman. «Matador Yankee» raconte le périple d’un torero américain entre Mexique et États-Unis, entre habit de lumière et misère noire.

L’histoire ne le dit pas, mais ils ne doivent pas être très nombreux les Américains toréadors. Harper est l’un des derniers représentants de cette profession qui ne nourrit plus vraiment son homme. Aujourd’hui, il rend dans un petit village mexicain où la fête annuelle ne saurait se passer sans un spectacle dans les arènes.
Dans un bus brinqueballant et le long de routes poussiéreuses, il a le temps de réfléchir à ses rêves de gloire, au souvenir des heures de gloire qui drainaient le tout Hollywood de ce côté de la frontière. «Son père avait connu Orson Welles, Rita Hayworth, Ava Gardner, Frank Sinatra et collectionnait les photos des vedettes qui aimaient se montraient aux arènes en compagnie des grands toréros de l’époque.»
Aujourd’hui quelques retraités nostalgiques, «obèses ou rabougris», viennent grossier les rangs des autochtones pour des corridas la confrontant à des vaches fatiguées plutôt qu’à des taureaux aux naseaux rageurs et lui rapportant à peine de quoi faire bouillir sa marmite. «Cette situation n’était pas inconfortable, elle permettait de ménager de grands moments d’indifférence au monde et de liberté, sans qu’aucun fil ne le rattache à une autre existence.»
À moins qu’il ne se berce d’illusions, car la vie ne l’a pas ménagé, comme en témoigne les cicatrices sur tout son corps. Frôlé par la mort à plusieurs reprises, il ressemble à ses cow-boys qui ont fait la gloire d’Hollywood. Sa gueule de malfrat en fait le candidat idéal pour une mission risquée, retrouver la fille du maire du village du côté de Tijuana, essayant de grappiller quelques dollars pour rembourser une dette de jeu.
Jean-Baptiste Maudet fait appel à tous les ingrédients du road-trip pour construire sa chronique d’un monde en voie de disparition. La pègre, les dettes d’honneur, le sang et la mort, un trésor de guerre et, bien entendu, la femme qu’il faut essayer d’extirper d’une spirale infernale. Il y a du Thelma et Louise dans la virée de Harper et Magdalena, mais il y a aussi l’émergence d’un monde plus dur, plus violent. Au bout de la route, le géographe qu’est Jean-Baptiste Maudet nous aura dépeint le paysage d’une autre Amérique, celle de Trump qui fait la chasse à toutes sortes de marginaux et dans laquelle un Gringo Torero n’a quasi aucune chance de survivre.

Matador Yankee
Jean-Baptiste Maudet
Éditions Le Passage
Roman
192 p., 18 €
EAN 9782847424072
Paru le 10/01/2019

Où?
Le roman se déroule aux États-Unis et au Mexique, en Californie, à Los Angeles, San Diego, à Tijuana, Ciudad Juárez, Hermosillo, Cerocachi

Quand?
L’action se situe des années 60 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Harper aurait pu avoir une autre vie. Il a grandi à la frontière, entre deux mondes. Il n’est pas tout à fait un torero raté. Il n’est pas complètement cowboy. Il n’a jamais vraiment gagné gros, et il n’est peut-être pas non plus le fils de Robert Redford. Il aurait pu aussi ne pas accepter d’y aller, là-bas, chez les fous, dans les montagnes de la Sierra Madre, combattre des vaches qui ressemblent aux paysans qui les élèvent. Et tout ça, pour une dette de jeu.
Maintenant, il n’a plus le choix. Harper doit retrouver Magdalena, la fille du maire du village, perdue dans les bas-fonds de Tijuana. Et il ira jusqu’au bout. Parfois, se dit-il, mieux vaut se laisser glisser dans l’espace sans aucun contrôle sur le monde alentour…
Alors les arènes brûlent. Les pick-up s’épuisent sur la route. Et l’or californien ressurgit de la boue.
Avec Matador Yankee, sur les traces de son héros John Harper, Jean-Baptiste Maudet entraîne le lecteur dans un road trip aux odeurs enivrantes, aux couleurs saturées, où les fantômes de l’histoire et du cinéma se confondent. Les vertèbres de l’Amérique craquent sans se désarticuler.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Blog Domi C Lire 
Blog Charlie et ses drôles de livres
Blog Le jardin de Natiora


Jean-Baptiste Maudet présente Matador yankee © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« 1. Un serpent brodé
Son sac pesait sept kilos en comptant son épée. Harper s’essuya les pieds avant de monter dans le bus. Tout le monde ne le faisait pas. Le conducteur incurva sa bouche de poisson, admettant qu’il avait des manières. Harper s’installa contre la fenêtre, en exposant côté couloir la cicatrice qui lézardait son cou. Ça permettait de ne pas dire un mot à son voisin sur des centaines de kilomètres. Il regardait les gens avancer dans le couloir. Celui-ci allait ronfler, celui-là allait manger des chips, la gamine ferait du bruit avec sa paille plantée dans son soda ou tirerait dans la nuit sur les plumes des poules. Une vieille femme qui debout n’était pas plus haute que les rangées de sièges finit par s’asseoir à côté de lui, une Indienne. Elle sentait le beurre frais et l’herbe d’altitude. Ils passeraient la nuit l’un à côté de l’autre comme beaucoup de gens sur terre, sans rien se dire ou presque, mais pas tout à fait seuls. Cette femme s’était présentée, Ana, sans doute pour montrer qu’elle était bien là malgré son âge. Elle abaissa l’accoudoir en demandant la permission et y laissa retomber son avant-bras. Il convenait de respecter les frontières. Ana le regarderait dans la nuit et penserait, elle aussi, à quel point il était étrange de dormir à côté d’un étranger. Harper n’aimait pas dormir, il ne trouvait pas facilement le sommeil, mais les fenêtres des bus et leur défilement d’images l’apaisaient bien davantage que la voix d’une mère. On était parfois contraint de se laisser porter dans l’espace sans aucune prise sur le monde alentour. Ana regarda la cicatrice de cet homme pour l’apprivoiser, c’était mieux que de s’en empêcher. Cette peau rapiécée était bien vivante et continuait, à sa manière, à renouveler ses cellules.
La ville de Hermosillo brillait dans le soir, les néons colorés, les lumières aux fenêtres, les écrans des télévisions qui papillotaient, les rivières de phares sillonnant les banlieues, puis l’obscurité tombante qui recentrait peu à peu la vie intérieure des passagers sur le miroir des vitres. Le bus prenait de la hauteur sur la ville pour bientôt ne plus laisser pâlir qu’un rougeoiement lointain déjà percé par des étoiles. Le bus grimpait, se retournait sur lui-même à chaque virage pour s’enfoncer dans les montagnes. Il n’y avait plus de place mais des familles entières continuaient à monter dans la nuit et s’entassaient avec leurs bagages qui leur servaient de couche. Ana s’était endormie et murmurait dans son sommeil. Chacun se réveillait, regardait la lune, chacun pensait à sa vie, mobile et immobile. Un homme dessinait avec son doigt un trou plus sombre sur la condensation des vitres, duquel ruisselait un filet d’eau fragile. Le fleuve grossissait dès qu’il croisait des gouttes. Dehors tout était noir, on apercevait parfois la blancheur d’un sommet, on s’y accrochait aussi longtemps que possible et rien ne prévenait de sa disparition soudaine, masqué par un autre relief, noir à nouveau, puis scintillant plus loin, sans que l’on sache s’il s’agissait du même ou d’un autre ou si les yeux s’étaient fermés sur les taches d’un rêve.
À l’aube, des montagnes plus hautes encore dépassaient de la brume. Des arbres en retenaient des bribes et des chaos de roche nue venaient crouler jusqu’à la route. Le bus roulait vite à présent, soulevant la poussière, comme sorti de la nuit miraculeuse. Les passagers se réveillaient dans l’odeur de sueur et de volailles. La lumière du matin était pâle et la vitesse estompait la broussaille des bas-côtés. À la sortie d’une longue courbe, le bus freina en projetant une pluie de graviers de part et d’autre de la chaussée. Le conducteur secoua la cloche. Une vierge métisse servait de battant.
– Cerocachi, Cerocaaaaaachi.
Le conducteur en saisit la robe pour étouffer le son et coupa le moteur. De l’autre côté de la route se tenait un homme appuyé contre une jeep militaire. Il portait un costume clair, des lunettes de soleil et lustrait ses bottes derrière ses mollets. Il tenait une pancarte pour ne pas rater Mr. Gringo Torero, écrit en lettres majuscules. Il semblait apprécier la plaisanterie. Des familles se hâtèrent à l’extérieur du bus, chargées de cages et de sacs tressés. Elles finiraient à pied par des sentiers que personne ne voyait. Ana se leva pour laisser passer son voisin et lui indiqua d’un mouvement de tête qu’elle continuait la route, des heures encore à contourner des ravins jusqu’au prochain col. Elle se gratta le cou en le dévisageant. L’homme qui attendait Harper écarquillait les yeux et pointait la pancarte avec son doigt tendu.
– Mister, je vois que vous avez fait bon voyage, toujours un peu de retard. Il vaut mieux ça que les précipices. Vous avez vu ? Vertigineux. Vous avez soif ? Vous avez faim ? Les deux peut-être ?
La luminosité était plus forte que derrière les vitres teintées du bus et l’air était plus sec. L’altitude et le bourdonnement du moteur avaient bouché les oreilles de l’Américain. Les deux hommes se tenaient l’un en face de l’autre et le bus avait déjà repris sa route. À quelle question convenait-il de répondre en premier ? À aucune.
– Bon, vous avez l’air en forme en tout cas, c’est important ça. Il y a un changement de programme, je vais vous expliquer en chemin, allons-y, ne perdons pas de temps.
Le mot programme sonnait faux et n’était pas prononcé comme un mot de tous les jours. Mister Gringo Torero préféra rester silencieux. Tant qu’il ne parlait pas, rien de tout ce qui existait autour de lui n’avait de consistance et le parfum d’Ana devenu étrangement familier continuait de l’accompagner. Il monta dans la jeep de son chauffeur particulier aucunement perturbé par le silence de l’Américain. L’homme au volant pensait peut-être lui aussi que ne rien dire avait du bon et le barouf de la jeep qui filait sur la piste permettait de s’en contenter. Les programmes étaient faits pour changer. On n’allait pas lui annoncer le branchement de l’eau courante ni l’inauguration d’une autoroute. Profitant d’un tronçon moins défoncé et regardant dans le rétroviseur comme s’ils pouvaient être suivis, le chauffeur finit par prendre les devants.
– Vous verrez, rien d’embêtant. Simplement, il n’y aura que vous à l’affiche demain, car les autres ont eu un empêchement. Ils n’ont pas pu franchir le col, sûrement à cause des éboulements sur la route, ou pire. Les gens tombent souvent dans les ravins par ici. Rassurez-vous, ce ne sont pas toujours les mêmes.
L’homme était content de son astuce. Il la répéta à voix basse pour s’assurer qu’elle faisait rire et reprit sur le même ton.
– Une année, nous sommes restés sans personne. Ils étaient tombés, tous les passagers du bus, écrabouillés dans cette boîte en fer, un roulé-boulé jusqu’à la rivière, trente-cinq morts.
Il marqua un temps d’arrêt.
– Non, je plaisante, simplement du retard, une crevaison, deux jours de retard et pas moyen de prévenir qui que ce soit. Alors on a décalé la fête. Exceptionnellement, on s’arrange.
La piste redevenait chaotique, les ravinements plus profonds, et rien ne semblait désormais freiner le flot des mots.
– Du coup, vous n’aurez qu’un seul taureau, on vous a gardé le plus gros et quelques vaches. Mais ne vous inquiétez pas, il y a probablement des gens au village qui seront prêts à vous aider d’une manière ou d’une autre. Et le maire va tout faire pour vous mettre à l’aise. Le maire, c’est mon frère, Don Armando. Et s’il y a un problème, je suis là, je suis médecin et chirurgien.
L’Américain préférait pour l’instant ne rien relever et ne comprenait pas comment son chauffeur, quelles que soient ses qualifications, parvenait à conduire le corps de profil, ne quittant pas des yeux son passager.
– On ne connaît pas votre nom. Comment vous appelez-vous ? Gringo Torero, c’est mon idée. On l’a écrit sur les affiches. Il faut prendre les choses avec le sourire ici, sinon vous allez mourir d’ennui. C’est important que vous ayez un nom, comme ça les gens pourront vous soutenir ou vous insulter, vous comprenez ?
– Je m’appelle Juan. Mais mon nom de torero, c’est Harper. Pour les précipices, j’ai voyagé de nuit, je n’ai pas vu grand chose.
– Juan, soyez le bienvenu. Moi c’est Miguel. J’ai un fils qui s’appelle Juan, comme vous. Et un autre qui s’appelle Miguel, comme moi. C’est amusant non ? Juan, c’est le petit. Ils vivent à Hermosillo maintenant, avec leur mère. Ne croyez pas tout ce que les gens du village vous disent. Ils sont particuliers, c’est la montagne.
– Je connais un peu la région.
– On a modifié les affiches pour signaler qu’il ne restait plus que vous. Les villageois sont déçus, c’est toujours plus amusant quand vous êtes plusieurs à vous tirer la bourre. Ne vous attendez pas à des merveilles, les gens sont pauvres ici, mais ils ont besoin de vous. Personne ne vient jamais nous rendre visite, il y a toujours une excuse, toujours un truc qui va de travers.
Tout en bloquant le volant entre ses cuisses, Miguel lui tendit une carte de visite plastifiée et tapota sur sa photo en souriant.
– Docteur Miguel. C’est moi, vous voyez ? Je n’avais pas la moustache à l’époque et puis un jour, je me suis dit, tiens, ça pourrait bien m’aller la moustache à moi aussi. Alors je l’ai laissée pousser. Ça me change. Maintenant on me connaît avec la moustache. Juan, ce n’est pas vraiment un prénom américain ?
– Ça peut arriver.
Le docteur se mit à rire, la moustache à l’horizontale. On aurait dit que de petites larmes lui montaient aux yeux, le début d’un spasme qui pouvait tout emporter.
– On m’appelle aussi John, John Harper. Ça dépend qui, ça dépend où.
– John ! Ah c’est bien John, ça va leur plaire, John Wayne, John Travolta, John Rambo. Ça ne fait pas très torero mais ça va leur plaire. Vous savez que John Rambo, à y réfléchir, ce n’est pas un violent. On le voit bien au début du film, il ne cherche pas les ennuis, il marche le long d’une route, c’est tout. C’est la société qui fait de lui un sauvage.
Miguel fit un écart avec la voiture, probablement pour contourner une mine ou éviter un tir de roquette, puis il dérapa avec le frein à main, à hauteur d’un talus.
– On s’arrête là. Laissez-moi porter votre sac. On va finir à pied. On a pensé vous installer à la mairie. Il y a une chambre pour les gens de passage. Vous y serez tranquille, vous dormirez bien, mieux qu’en ville, vous verrez. C’est important de bien dormir, l’altitude ça coupe les jambes et vous en aurez besoin.
Encore ces petites larmes menaçant l’équilibre du monde. Cet ultime conseil médical finit de rassurer Harper sur les compétences du docteur. Il refusa de lui laisser porter son sac, mais il accepta tout le reste qui avait l’air sensé. Au-delà du talus, ils marchèrent encore vingt minutes jusqu’au village, annoncé par des champs désordonnés de courges, de maïs et de haricots. Dans une cuvette, une place centrale divisait quelques maisons d’adobe autour desquelles, de collines boisées en collines sèches, dépassaient d’autres toits. La mairie était la maison du maire et le mot mairie était peint en ocre sur le mur sombre. Un agave extravagant dépassait du balcon et pointait des piquants hostiles vers le mur de l’église. Ils entrèrent dans la mairie par l’arrière, où un escalier montait jusqu’au premier étage. »

À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Maudet est géographe. Il enseigne à l’université de Pau.  En 2019, il publie Matador Yankee, son premier roman. (Source : Éditions Le Passage)

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Le Mars Club

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En deux mots:
Condamnée à perpétuité pour meurtre, Romy, 29 ans, atterrit dans le plus grand centre de détention pour femmes de Californie. Elle va nous raconter son quotidien en réclusion et revenir sur ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, sans oublier son combat pour son fils.

Prix Médicis étranger 2018.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La stripteaseuse, la perpétuité et le petit garçon

Rachel Kushner happe son lecteur avec l’histoire de Romy, stripteaseuse condamnée à perpétuité. Une plongée saisissante dans l’univers carcéral et une féroce réflexion sur l’Amérique d’aujourd’hui.

Elle s’appelle Romy parce que sa mère rêvait pour elle d’un destin semblable à cette belle princesse qu’elle avait vu au cinéma. Mais les chances de rencontrer un beau prince charmant au Mars Club sont proches du zéro. Dans ce club de striptease où travaille Romy, ce sont davantage les paumés, les petits délinquants et les junkies qui se retrouvent. Ceux dont les moyens se limitent à quelques dollars pour s’offrir «une part de rêve» dans une boîte à striptease. Il y a par conséquent davantage de chances d’y croiser un homme peu recommandable qu’un bon samaritain.
Cet homme, c’est Kurt Kennedy. Romy va le tuer pour se protéger et protéger son fils. C’est le début d’un engrenage que Rachel Kushner dépeint d’autant mieux qu’elle travaille depuis des années comme bénévole dans le plus grand pénitencier pour femmes de Californie. Elle a compris que le système judiciaire américain est fait pour protéger les nantis et écraser les plus faibles. Qu’il y a d’une part ceux qui peuvent se payer les meilleurs avocats et ceux qui, comme elle, se voient attribuer un avocat commis d’office. Il n’y souvent ni le temps, ni les compétences pour défendre vraiment son client. Voilà donc la version du Procureur tout puissant servi aux jurés: « Les douze personnes présentes savaient donc simplement qu’une jeune femme à la moralité douteuse une strip-teaseuse avait tué un citoyen honorable, un ancien combattant de la guerre du Vietnam, souffrant d’une invalidité permanente à la suite d’un accident du travail. Et comme, en plus, un gamin était présent lors des faits, on avait ajouté l’accusation de mise en danger de mineur. »
Et voilà comment on se retrouve condamnée à deux peines de perpétuité, plus six ans.
L’avenir s’incarne dès lors entre les murs d’un pénitencier de plusieurs milliers de femmes avec tous les problèmes que l’on peut imaginer. Violence, promiscuité, dépression et introspection…
« Le problème, c’est qu’on continue d’exister, qu’on en ait l’intention ou pas, jusqu’à ce qu’on cesse d’exister, et alors, les projets ne riment plus à rien.
Mais ne pas avoir de projets ne signifie pas que je n’ai pas de regrets.
Si seulement je n’avais pas travaillé au Mars Club.
Si seulement je n’avais pas rencontré Kennedy le Pervers.
Si seulement Kennedy le Pervers n’avait pas décidé de me traquer.
Mais il a décidé de le faire et il s’y est appliqué, implacablement. Si rien de tout cela n’était arrivé, je ne serais pas dans ce bus, en route vers une vie dans un trou en béton. »
Rachel Kushner parvient parfaitement à transmettre l’ambiance lourde, la cape de plomb qui s’abat sur les épaules de Romy. Le jour où on lui apprend qua mère est morte dans un accident de voiture et que Jackson, son fils de sept ans, se retrouve seul, la tension croît encore. De quoi devenir folle. De quoi finir en cellule d’isolement.
Restent alors les souvenirs, les relations avec les autres détenues, notamment Conan et Sammy, mais aussi les livres et les petits travaux autorisés. Sans oublier cette idée folle: l’évasion.
Ce qui rend le livre fascinant, c’est à la fois cette implacable machine à broyer les humains et ce coin de ciel bleu qui résiste. Le réquisitoire est sans appel, même si l’espoir fait vivre.

Le mars club
Rachel Kushner
Éditions Stock
Roman
traduit de l’anglais (États-Unis) par
480 p., 23 €
EAN: 9782234085015
Paru le 22 août 2018

Où?
Le roman se déroule aux États-Unis, principalement en Californie, de San Francisco à Los Angeles, en passant par Santa Barbara, Sunland et Stanville, le nom donné à l’endroit où se situe le pénitencier.

Quand?
L’action se situe des années quatre-vingt à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Romy Hall, 29 ans, vient d’être transférée à la prison pour femmes de Stanville, en Californie. Cette ancienne stripteaseuse doit y purger deux peines consécutives de réclusion à perpétuité, plus six ans, pour avoir tué l’homme qui la harcelait. Dans son malheur, elle se raccroche à une certitude: son fils de 7 ans, Jackson, est en sécurité avec sa mère. Jusqu’au jour où l’administration pénitentiaire lui remet un courrier qui fait tout basculer.
Oscillant entre le quotidien de ces détenues, redoutables et attachantes, et la jeunesse de Romy dans le San Francisco de années 1980, Le Mars Club dresse le portrait féroce d’une société en marge de l’Amérique contemporaine.

Les critiques
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Signalons pour les lecteurs anglophones, une série d’articles de Rachel Kushner publiés par la revue New Yorker sur Stanville et le système carcéral pour femmes aux États-Unis. Lien vers les articles

Les premières pages du livre
« Une fois par semaine, le jeudi, c’est la nuit des Chaînes. Une fois par semaine, soixante femmes vivent ce moment décisif. Et certaines parmi ces soixante le revivent encore et encore. Pour elles, ça devient de la routine. Moi, je ne l’ai vécue qu’une fois. On m’a réveillée à 2 heures du matin, menottée, décomptée : Romy Leslie Hall, détenue W314159. Et je me suis mise dans la queue avec les autres pour un trajet d’une nuit dans la vallée.
Dès que le bus banalisé est sorti de l’enceinte de la prison, je me suis collée à la fenêtre grillagée pour tenter d’apercevoir le monde extérieur. Il n’y avait quasiment rien à regarder. Des passages souterrains et des bretelles d’accès, des boulevards déserts plongés dans l’obscurité. Personne dans les rues. On roulait à une heure tellement impossible que les feux ne passaient même plus du vert au rouge, ils clignotaient, bloqués à l’orange. Une voiture a surgi, tous phares éteints. Elle a doublé le bus à vive allure, un bolide noir à l’énergie démoniaque. Une fille du même quartier que moi à la maison d’arrêt du comté avait écopé d’une condamnation à vie simplement parce qu’elle conduisait. Ce n’était pas elle qui avait tiré, certifiait-elle à quiconque lui prêtait l’oreille. Elle n’avait pas tiré, non, elle conduisait. Rien de plus. Ils s’étaient servis du système de reconnaissance automatique des plaques d’immatriculation. Elle apparaissait sur les images enregistrées par les caméras de vidéosurveillance. On voyait la voiture en pleine nuit, phares allumés puis éteints. Si le conducteur éteint les phares, c’est qu’il y a préméditation. S’il éteint les phares, c’est qu’il y a meurtre.
Ils avaient une bonne raison de nous transférer à cette heure-là, de nombreuses raisons même. S’ils avaient pu nous mettre dans une capsule et nous catapulter dans la prison, ils ne s’en seraient pas privés. N’importe quel moyen pour empêcher les gens normaux d’apercevoir ce groupe de femmes menottées et enchaînées dans un fourgon cellulaire.
Lorsqu’on s’est engagés sur l’autoroute, quelques-unes, parmi les plus jeunes, pleurnichaient et reniflaient. Une fille était enfermée dans une cage, elle semblait enceinte de huit mois, son ventre était tellement gros qu’ils avaient dû rajouter une chaîne pour maintenir ses mains enchaînées sur les côtés. Elle hoquetait et tremblait, le visage ravagé par les larmes. Ils l’avaient mise dans une cage à cause de son jeune âge, pour la protéger de nous. Elle avait quinze ans.
Une femme assise devant s’est tournée vers la fille qui pleurait et elle a sifflé bruyamment, comme si elle pulvérisait de l’insecticide. Ça n’a eu aucun effet, alors elle a hurlé :
« La ferme, bordel !
− Punaise », s’est exclamée la personne en face de moi.
Je viens de San Francisco et un transgenre, ça n’a rien d’extraordinaire pour moi, si ce n’est que cette personne-là avait vraiment l’air d’un homme. Épaules aussi larges que l’allée du bus, barbe au menton. J’ai supposé qu’elle venait d’un quartier de la prison du comté réservé aux gouines. C’était Conan, je ferais sa connaissance plus tard.
« Merde, c’est qu’une gosse. Fiche-lui la paix. »
La femme a dit à Conan de la boucler, ils ont commencé à se chamailler et les flics sont intervenus.
Dans les maisons d’arrêt et les prisons, il y en a certaines qui font la loi, et cette femme qui réclamait le silence était de celles-là. Si on se plie à leurs règles, elles en inventent encore d’autres. Il faut toujours se battre, sinon on se retrouve sans rien.
J’avais déjà appris à ne pas pleurer. Quand j’ai été arrêtée, il y a deux ans, je ne pouvais pas m’en empêcher. Ma vie était fichue, je le savais. La première nuit que j’ai passée en taule, je ne cessais de me dire que tout ça n’était qu’un rêve, que j’allais bientôt me réveiller. Mais chaque fois que j’ouvrais les yeux, je retrouvais le même matelas puant la pisse, j’entendais de nouveau les portes claquer, les cris de démence et les sirènes. La fille qui partageait ma cellule n’avait rien d’une démente, elle. Elle m’avait brutalement secouée pour obtenir mon attention. J’avais levé les yeux. Alors, elle s’était retournée et avait remonté sa chemise de prisonnière pour me montrer le tatouage au creux de ses reins, son label de femme de mauvaise vie :
Ferme ta putain de gueule
Ça avait marché. J’avais retenu mes larmes.
Un instant de douceur avec ma codétenue, à la maison d’arrêt du comté. Elle voulait m’aider. Tout le monde n’est pas capable de la fermer et moi, malgré mes efforts, je n’étais pas ma codétenue, que j’ai fini d’ailleurs par considérer un peu comme une sainte. Pas à cause de son tatouage, mais de sa fidélité au commandement. Il ne s’agissait ni de sacrifice, ni de stoïcisme. Pas plus que de la nécessité de purger sa peine sans gémir ni se plaindre. Il s’agissait de dignité, d’être digne enfermée dans une cage. Même entravée, même sous le coup d’une décharge de Taser. Être quelqu’un à n’importe quel prix.
J’y crois toujours. »

Extraits
« J’ai dit que tout allait bien, mais c’est faux. On me vampirisait. Il ne s’agissait pas d’un problème moral. Cela n’avait aucun rapport avec la moralité. Ces hommes me ternissaient, je n’avais plus d’éclat. À cause d’eux, j’étais insensible au toucher et en colère. J’obtenais quelque chose en échange de ce que je donnais, mais ce n’était jamais assez. Je leur soutirais le plus possible, à ces portefeuilles – des portefeuilles ambulants, c’est ainsi que je voyais ces hommes. Malgré tout, l’échange n’était pas équitable, et le fait de le savoir m’enrobait d’une sorte de pellicule. Quelque chose mijotait en moi. Au fur et à mesure des années passées au Mars Club, à m’asseoir sur des genoux, à supporter ces échanges viciés. Quelque chose mijotait et bouillonnait. Et lorsque je l’ai dirigé sur une cible – ce n’était pas une décision, l’instinct avait pris le dessus –, c’était fini. »

« Lorsque Gordon Hauser avait douze ans, des troubles avaient éclaté à l’échelle de la communauté, provoquant une situation de crise, après qu’un détenu nommé Bo Crawford s’était évadé de la vieille prison du comté, située dans le centre-ville de Martinez. La baie de San Pablo s’était retrouvée en état d’occupation. Patrouilles de surveillance, blindés, tireurs d’élite, unités cynophiles, barrages sur les routes, à quoi s’ajoutaient des nouvelles palpitantes selon lesquelles Bo Crawford avait laissé des traces ou été aperçu à Pinole, Benicia, Antioch, Vallejo, Pittsburg. On avait bouclé le comté pendant dix jours, le temps de rattraper le prisonnier évadé qui se terrait dans une bicoque abandonnée au bord du détroit de Carquinez, juste derrière Port Costa. Être en cavale n’était pas de tout repos. »

À propos de l’auteur
Rachel Kushner est l’auteure des Lance-flammes (Stock, 2015), finaliste du National Book Award et du Folio Prize, et l’un des meilleurs livres de 2013 selon le New York Times. Son premier roman Télex de Cuba (Cherche-Midi, 2012) a été également finaliste du National Book Award. Ses livres ont été traduits dans dix-sept langues. Elle vit à Los Angeles. (Source : Éditions Stock)

Page Wikipédia de l’auteur 

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Les sables de l’Amargosa

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Voici cinq bonnes raisons de lire ce livre:
1. Parce que Claire Vaye Watkins a été sacrée en 2012 par la National Book Foundation comme l’un des écrivains les plus importants de sa génération et que la revue britannique Granta l’a classée au printemps dernier comme l’un des 20 meilleurs jeunes écrivains américains.

2. Parce qu’elle est la lauréate du Prix Prix littéraire Lucien Barrière

2. Parce que, comme l’écrit Eric Neuhoff dans le Figaro: « Ce roman déborde de lumière et d’invention. On est entre Mad Max et La Route, mélange maîtrisé de science-fiction et de fable philosophique. Des mines de talc ont été transformées en prisons souterraines. Les danses de la pluie semblent bien inutiles. L’apocalypse est là. Cela n’empêche pas les humains de demeurer tels qu’ils étaient, trouillards, mesquins, jaloux. Le paradis n’est pas pour demain. En attendant, Claire Vaye Watkins a l’avenir devant elle. »

4. Parce qu’à travers ce conte philosophique, ce sont tous les problèmes de la Califormie qui émergent, à commencer par ceux qui touchent à l’environnement. La rareté des ressources naturelles et le dérèglement climatique poussent les gens à fuir ce qui devient peu à peu en enfer. Du coup, on voit réapparaître quelques illuminés, dans la lignée de Charles Manson.

5. Pour cette citation qui donne bien le ton du livre: « Leur tête ne savait rien mais leur corps sentait cette incandescence magnétique, la sentait agir comme agit la lune qui réveille le fer dans le sang. Tout ce qu’ils savaient, c’est que leur souffle n’était pas coupé, mais parfaitement synchronisé. »

Les sables de l’Amargosa
Claire Vaye Watkins
Éditions Albin Michel
Roman
traduit de l’anglais (États-Unis) par Sarah Gurcel
416 p., 23,50 €
EAN : 9782226328588
Paru en août 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
Une terrible sécheresse a fait de la Californie un paysage d’apocalypse. Fuyant Central Valley devenue stérile, les habitants ont déserté les lieux. Seuls quelques résistants marginaux sont restés, prisonniers de frontières désormais fermées, menacés par l’avancée d’une immense dune de sable mouvante qui broie tout sur son passage.
Parmi eux, Luz, ancien mannequin, et Ray, déserteur « d’une guerre de toujours », ont trouvé refuge dans la maison abandonnée d’une starlette de Los Angeles. Jusqu’à cette étincelle: le regard gris-bleu d’une fillette qui réveille en eux le désir d’un avenir meilleur. Emmenant l’enfant, ils prennent la direction de l’Est où, selon une rumeur persistante, un sourcier visionnaire aurait fondé avec ses disciples une intrigante colonie…
Salué par la presse américaine, Les Sables de l’Amargosa surprend autant par son réalisme, d’une brûlante actualité, que par sa dimension prémonitoire. Portée par une langue d’une beauté brutale, ponctuée de scènes mémorables, cette fable réinvente le roman de l’errance dans la lignée de John Steinbeck et Cormac McCarthy.
« Un roman exaltant, dérangeant, hypnotique et audacieux, qui impose Claire Vaye Watkins comme une voix majeure de la littérature américaine. » Louise Erdrich

Les critiques
Babelio 
Le Figaro (Eric Neuhoff)
Salon littéraire (Ariane Bois)
Blog Encore du Noir! 
Blog Le capharnaüm éclairé 
Fragments de lecture… Les chroniques littéraires de Virginie Neufville


Présentation des Sables de l’Amargosa de Claire Vaye Watkins pour la rentrée littéraire © Production éditions Albin Michel.

Les premières pages du livre
À ce stade, même selon une indulgente auto-estimation, Luz était totalement défoncée. Elle en prit la mesure tandis que le soleil d’entre les soleils plongeait dans le Pacifique et qu’elle se retrouvait pieds nus au centre d’un cercle de percussionnistes, à secouer une boîte de Reebok remplie de décorations de Noël cassées en guise de tambourin, tout en agitant ce qu’elle avait de seins. Luz ne savait pas danser, elle n’avait jamais su. Mais ce rythme-ci était d’une simplicité éléphantine, comme le glouglou des valves du corps — une musique égalitaire. Elle frappait lourdement des pieds le limon sec du canal. L’espace d’un instant, elle s’inquiéta pour Ray, puis laissa tomber. Il devait être parfaitement au courant de son état, comme d’habitude. Sans doute l’observait-il depuis la périphérie du cercle, sirotant la décoction maison à base d’eau salée dont elle s’était enfilé de grandes rasades toute la journée.

Extrait
« Vous partiez en car. Il y avait des camps en Louisiane, en Pennsylvanie, dans le New Jersey. Impossible de savoir où on vous envoyait. De toute façon ça ne changeait rien. C’était temporaire, disaient les autorités. Ce que vous aviez de mieux à faire pour la cause commune. Pas dupe, elle était quand même inscrite, sa valise pleine de romans et de vêtements de marque, la boîte à chapeau lourde de ses économies. Sauf qu’elle détestait les foules, détestait tous les êtres humains à l’exception de celui qui se trouvait à côté d’elle.
Brusquement, farouchement, elle ne voulait plus monter dans un car le lendemain. À la place elle voulait tomber amoureuse. S’effrayant elle-même, elle dit : « Je devais. »
Alors Ray la ramena chez lui, dans la résidence abandonnée de Santa Monica depuis laquelle ses amis organisaient leur petite résistance. Ils firent l’amour dans la buanderie, sur le sac de couchage de Ray. Après quoi il dit : « Il faut que tu me promettes qu’on ne parlera pas de la guerre.
— Et toi qu’on ne parlera pas de l’eau.
— Promis juré. »

À propos de l’auteur
Née en 1984 à Bishop (Californie), Claire Vaye Watkins enseigne aujourd’hui à l’université du Michigan. Distinguée par plusieurs prix littéraires anglo-saxons tels que le Story Prize, le Dylan Thomas Prize et le Young Lions Fiction Award de la New York Public Library, elle a été sacrée en 2012 par la National Book Foundation comme l’un des écrivains les plus importants de sa génération. En 2014, elle a été l’un des lauréats de la Fondation Guggenheim. Enfin, la revue britannique Granta l’a classée au printemps dernier comme l’un des 20 meilleurs jeunes écrivains américains. Cette trentenaire californienne devient ainsi la plus jeune lauréate du Prix Lucien Barrière. (Source : livreshebdo.fr)

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Water knife

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En deux mots
L’eau est devenue une denrée si précieuse le long du Colorado qu’elle donne lieu à un combat sans merci entre États et mafias. Un mercenaire, une journaliste, une réfugiée vont se retrouver au cœur de l’affrontement à Phoenix pour un thriller implacable qui met en lumière l’un des problèmes écologiques majeurs des prochaines années.

Ma note
etoileetoileetoile (beaucoup aimé)

Water knife
Paolo Bacigalupi
Éditions Au Diable vauvert
Roman SF
traduit de l’anglais (États-Unis) par Sara Doke
490 p., 23 €
EAN : 9791030700688
Paru en octobre 2016

Où?
Le roman se déroule aux États-Unis, principalement dans le Sud du Nevada, l’Arizona et la Californie, entre Las Vegas, Carver City et Phoenix.

Quand?
L’action se situe dans un avenir (peut-être) pas très lointain.

Ce qu’en dit l’éditeur
La guerre de l’or bleu fait rage autour du fleuve Colorado. Détective, assassin et espion, Angel Velasquez coupe l’eau pour la Direction du Sud Nevada qui assure la survie de Las Vegas. Lorsque remonte à la surface la rumeur d’une nouvelle source, Angel gagne la ville dévastée de Phoenix avec une journaliste endurcie et une jeune migrante texane…
Quand l’eau est plus précieuse que l’or, une seule vérité régit le désert: un homme doit saigner pour qu’un homme boive.

Ce que j’en pense
Un point d’histoire et de géographie est peut-être nécessaire avant de se plonger dans ce thriller noir. Le fleuve Colorado irrigue l’Arizona, la Californie, le Colorado, le Nevada, le Nouveau-Mexique, le Wyoming et l’Utah. En 1922, les représentants de ces territoires se sont partagé les eaux du fleuve. Le Nevada, par exemple, comptait alors 77000 habitants et si vit attribuer 2% du total. Le problème, c’est qu’aujourd’hui 1,8 million de personnes vivent dans la seule agglomération de Las Vegas. Du coup, il est facile de comprendre pourquoi l’eau est un sujet brûlant, surtout quand on choisit de mettre les thèmes écologiques au cœur de son œuvre.
Water Knife nous plonge dans un scénario à la Mad Max, sauf que cette fois les bandes rivales ne luttent plus pour le pétrole, mais bien pour l’eau, dont on a compris qu’elle représente le bien le plus précieux de cette région désertique des Etats-Unis, qu’il s’agisse du liquide lui-même ou des «Droits à l’eau» dont la valeur grimpe au fur et à mesure que les ressources diminuent.
Le roman s’ouvre sur une scène d’apocalypse : un commando mené par Angel Velasquez prend d’assaut le complexe de traitement d’eau de Carver City et n’hésite pas à le détruire, après avoir expliqué au personnel qu’il disposait d’une décision de justice reconnaissant l’illégalité de cette exploitation au détriment de l’État du Nevada. Au fil de récit, on va comprendre l’enjeu vital de cette nouvelle guerre pour la Californie, le Nevada et l’Arizona et principalement pour Las Vegas et Phoenix. Située en aval de sa rivale du Nevada, cette dernière ne peut laisser la ville des casinos pomper toute la ressource disponible

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Aux mercenaires à la solde des gouvernements s’opposent des mafias solidement installées. Au milieu de leur affrontement, les populations sont prises en otage, essayant de trouver elles aussi de quoi étancher leur soif.
Plongé au cœur de la bataille, le lecteur va suivre la lutte sanglante pour les fameux Droits à l’eau, la lutte pour leur survie des femmes et des hommes qui passent leur journée à rechercher le précieux liquide et qui, dès qu’ils en trouvent en quantité, essaient de le monnayer aux plus offrants.
Angel, qui travaille pour Catherine Case, responsable du service des eaux de Las Vegas, va lui aussi se trouver au cœur de la mêlée du côté de Phoenix où – semble-t-il – une nouvelle source va pouvoir être exploitée. C’est là qu’il va croiser Lucy, une journaliste qui sent le Scoop comme le sourcier un bon filon. Sauf que leur curiosité va irriter au plus au point tous ceux qui se battent pour assurer un avenir à Phoenix où la température monte aussi vite que la tension. La criminalité explose et les plus pauvres, notamment les réfugiés comme Maria, n’ont guère d’autre choix que de faire profil bas face à l’organisation implacable du «Vet» qui a la mainmise sur la ville. Elle va essayer de rassembler assez de moyens pour fuir, même si elle sent bien que la lutte est inégale. À moins qu’elle ne trouve quelqu’un qui croit en ses rêves.
Paolo Bacigalupi réussit à maintenir le suspense jusqu’à l’épilogue, nous donnant par la même occasion, l’envie de découvrir son premier roman La Fille automate, paru en 2012 et disponible en poche chez J’ai lu.

Autres critiques
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Blog Le fictionaute
Blog La prophétie des ânes 

Les premières pages du livre 

Extrait
« Vous avez passé un accord avec la Californie et on ne m’a rien dit ? Ils sont propriétaires de votre eau et je n’ai pas été prévenu ? Parce que, de mon point de vue, vous pompez grâce à des droits de pacotille que vous avez achetés en seconde main à un fermier du Colorado occidental et vous n’avez plus une seule carte en main. Cette eau aurait dû nous revenir depuis longtemps. C’est écrit sur les papiers que je viens de vous donner.
Yu lui décocha un regard maussade.
— Allez, Yu, reprit Angel avec légèreté en lui donnant une petite claque sur l’épaule. Ne faites pas cette tête. Nous connaissons tous les deux les règles depuis assez longtemps pour savoir quand on a perdu. La Loi du Fleuve dit que les droits plus anciens gagnent le jackpot. Les plus récents ? (Angel haussa les épaules.) Pas grand-chose.
— Quelle patte avez-vous graissée ? demanda Yu. Stevens ? Arroyo ?
— Ça a de l’importance ?
— C’est la vie de cent mille personnes !
— Ils n’auraient pas dû parier sur d’aussi mauvais chevaux alors, commenta Gupta depuis l’autre côté de la salle de contrôle où elle vérifiait les moniteurs de pompage.
Angel cacha un sourire satisfait tandis que Yu se tournait vers la jeune femme d’un air méchant.
— La soldate a raison, Yu. Vous avez votre notification. Nous vous offrons vingt-cinq minutes supplémentaires pour sortir. Après cela, je vais lâcher mes Hades et mes Hellfire. Vous feriez mieux de vous tirer avant le feu d’artifice.. »

À propos de l’auteur
Paolo Bacigalupi est devenu en quelques années la star mondiale de la SF. Son premier roman, La Fille automate, a été un choc mondial et est lauréat aux USA en 2010 des prix Nébula, Hugo, Locus et Campbell, et en France des prix des Bloggeurs, Bob Morane, Une autre terre et du Grand Prix de l’Imaginaire 2013. Auteur de formidables romans d’aventures pour les ados, il a également publié Ferrailleurs des mers, finaliste du National Book Award et lauréat du prix Michael Printz, Les Cités englouties, Zombie Ball et L’Alchimiste de Khaim. Il reçoit à nouveau en mai le Grand Prix de l’Imaginaire 2015 pour le recueil de ses nouvelles primées aux États-Unis, La Fille-flûte, un chef-d’œuvre. Tous ses livres sont parus en France au Diable vauvert. (Source : Éditions Au diable vauvert)

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The girls

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The girls
Emma Cline
Éditions de la Table Ronde
Roman
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch
336 p., 21 €
EAN : 9782710376569
Paru en août 2016

Où?
Le roman se déroule principalement en Californie, entre Los Angeles, Venice Beach, Pacific Heights, Berkeley, Petaluna, Monterey, Palo Alto, Mendocino, Hot Springs Canyon ainsi qu’à Bakersfield et Seattle.

Quand?
L’action se situe d’une part en 1969 et d’autre part quelque trente années plus tard.

Ce qu’en dit l’éditeur
Nord de la Californie, fin des années 1960. Evie Boyd, quatorze ans, vit seule avec sa mère. Fille unique et mal dans sa peau, elle n’a que Connie, son amie d’enfance. Lorsqu’une dispute les sépare au début de l’été, Evie se tourne vers un groupe de filles dont la liberté, les tenues débraillées et l’atmosphère d’abandon qui les entoure la fascinent. Elle tombe sous la coupe de Suzanne, l’aînée de cette bande, et se laisse entraîner dans le cercle d’une secte et de son leader charismatique, Russell. Caché dans les collines, leur ranch est aussi étrange que délabré, mais, aux yeux de l’adolescente, il est exotique, électrique, et elle veut à tout prix s’y faire accepter. Tandis qu’elle passe de moins en moins de temps chez sa mère et que son obsession pour Suzanne va grandissant, Evie ne s’aperçoit pas qu’elle s’approche inéluctablement d’une violence impensable.
Dense et rythmé, le premier roman d’Emma Cline est saisissant de perspicacité psychologique. Raconté par une Evie adulte mais toujours cabossée, il est un portrait remarquable des filles comme des femmes qu’elles deviennent.

Ce que j’en pense
****
Après California Girls de Simon Liberati, l’actualité de cette rentrée littéraire nous permet de découvrir un second roman inspiré de l’un des fait divers les plus spectaculaires de l’histoire américaine. Avec The Girls, l’Américaine Emma Cline – qui avait 25 ans lorsqu’elle a écrit ce premier roman – bénéficie toutefois d’une aura bien différente de celle de l’écrivain français. Les droits internationaux du roman se sont en effet arrachés dans quelque 34 pays et un producteur de cinéma s’est déjà réservé l’adaptation du livre.
En France, ce sont donc les éditions de la Table Ronde qui ont fait le pari de miser sur cette nouvelle étoile montante aujourd’hui installée à New York. L’avenir dira si le jeu en valait la chandelle, mais il faut bien reconnaître que le récit de l’errance d’Evie mérite le détour.
À 14 ans, le personnage principal vit un moment clé de son existence. Celui où son corps change, celui où on commence à s’imaginer un avenir. Mais plus qu’un roman de formation, nous avons droit à une plongée dans cette période historique qui a durablement changé l’Amérique, voire le monde. Avec ce point culminant que constitue le massacre sanglant perpétré par un petit groupe de partisans de Charles Manson – principalement des jeunes filles – et dont sera notamment victime Sharon Tate, l’épouse de Roman Polanski, alors enceinte. Mais plutôt que de se livrer à une reconstitution historique des faits, Emma Cline a choisi de nous raconter comment on en est arrivé à cette extrémité.
Mais revenons à Evie. La jeune fille n’a qu’une piètre opinion d’elle-même : « Mes parents, bien qu’absorbés l’un et l’autre par leur monde, se disaient déçus, peinés par mes médiocres résultats. J’étais une fille moyenne, et c’était là leur plus grande déception : il n’y avait aucun éclat de grandeur en moi. Je n’étais pas assez jolie pour justifier de tels résultats, la balance ne penchait pas assez franchement du côté de la beauté ou de l’intelligence. Il m’arrivait d’être remplie de bonnes intentions, de vouloir m’améliorer, de m’appliquer, mais évidemment, rien ne changeait. D’autres forces mystérieuses semblaient s’exercer. »
Le divorce qui suit ne va pas arranger les choses. Du coup, elle passe beaucoup de temps avec sa meilleure amie Connie, s’intéresse aussi un peu au frère de cette dernière et tente, notamment en feuilletant la collection des revues de son père, de faire son éducation sexuelle.
Tout bascule quand Connie décide de prendre ses distances. Comme sa mère ne s’intéresse en premier lieu qu’à sa propre personne, elle cherche refuge auprès d’un groupe constitué autour d’un chanteur charismatique du nom Russell.
Mais davantage que le musicien toujours à la recherche d’une reconnaissance, c’est Suzanne qui attire Evie. La jeune femme de 19 ans l’entraîne vers sa première expérience sexuelle en compagnie du musicien.
Dans le ranch où la communauté séjourne, les journées défilent. Entre les expéditions pour trouver de la nourriture, la consommation de drogue et d’alcool et une oisiveté qui semble être le but suprême, il y a de la place pour quelques leçons dispensées par le «gourou», mais aussi pour fomenter quelques mauvais coups. Après avoir trouvé de l’argent dans la famille, dans celle des copains et visité la maison de voisins, Evie est confiée aux bons soins de son père et de sa belle-mère. Mais, après quelques jours, elle s’enfuit pour retrouver Suzanne.
Lorsqu’elle rejoint le groupe, elle n’imagine pas ce qui se trame. Pas plus qu’elle ne comprendra pourquoi elle n’a pas participé à cette sortie, ni même comment la police a mis tant de temps à découvrir la vérité.
Avec le recul nécessaire pour comprendre le jeu de domination, la dynamique de groupe des Girls et la machinerie infernale qui s’est alors mise en marche, l’auteur prend ses distances avec l’adolescente qu’elle était alors. Une époque qu’elle a traversé sans vraiment comprendre pourquoi et comment, un peu paumée.
Les style rend du reste admirablement ce décalage. Le monde que nous décrit Evie balance entre l’innocence de l’enfance, les aspirations de l’adolescente et la recherche d’un sens à la vie, toujours sur le fil du rasoir.
C’est sans doute cette fragilité qui fait de ce roman une œuvre étincelante et magnétique.

Autres critiques
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Libération (Elisabeth Franck-Dumas)
Paris Match (François Lestavel)
Libération (Elisabeth Franck-Dumas)
ELLE (Marguerite Baux)
L’Express (Marianne Payot)
Cheek Magazine (Faustine Kopiejwski – rencontre avec l’auteur)
Onirik.net (Valérie)
Blog Les petits livres
Blog Lily lit 
Blog Plaisirs à cultiver 

Extrait
« Ma mère disait que je ressemblais à ma grand-mère, mais cela me paraissait louche, un mensonge qui prenait ses désirs pour la réalité, destiné à donner un faux espoir. Je connaissais l’histoire de ma grand-mère, je la répétais machinalement comme une prière. Harriet, la fille du cultivateur de dattes, arrachée à l’anonymat confit d’Indio et conduite à Los Angeles. Sa mâchoire fuyante et ses yeux humides. Des petites dents, droites et légèrement pointues, comme un chat étrange et beau. Gâtée par le système des studios, se nourrissant de lait battu avec des œufs, ou de foie grillé et de cinq carottes, repas que j’avais vu ma grand-mère manger chaque soir de mon enfance. La famille terrée dans le vaste ranch de Petaluma après qu’elle avait pris sa retraite, cultivant des roses de concours à partir de boutures Luther Burbank et élevant des chevaux.
À la mort de ma grand-mère, nous étions comme un pays indépendant dans ces collines, vivant de son argent, même si je me rendais en ville à vélo. La distance était surtout psychologique. Adulte, je n’en reviendrais pas de notre isolement. »

A propos de l’auteur
Emma Cline est née en Californie en 1989. Elle est titulaire d’un MFA de l’Université Columbia à New York et vit à Brooklyn. The Girls (2016) est son premier roman. (Source : Babelio)

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140 signes :
À 14 ans, Evie s’attache à un groupe de hippies

California girls

liberati_california_girlsCalifornia Girls
Simon Liberati
Grasset
Roman
342 p., 20 €
EAN : 9782246798699
Paru en août 2016

Où?
Le roman se déroule En Californie, à Los Angeles, à Venice et Beverly Hills.

Quand?
L’action se situe en 1969, plus précisément durant 36 heures, du 8 au 10 août.

Ce qu’en dit l’éditeur
« En 1969, j’avais neuf ans. La famille Manson est entrée avec fracas dans mon imaginaire.  J’ai grandi avec l’image de trois filles de 20 ans  défiant les tribunaux américains, une croix sanglante gravée sur le front. Des droguées… voilà ce qu’on disait d’elles, des droguées qui avaient commis des crimes monstrueux sous l’emprise d’un gourou qu’elles prenaient pour Jésus-Christ. Plus tard, j’ai écrit cette histoire le plus simplement possible pour exorciser mes terreurs enfantines et j’ai revécu seconde par seconde le martyr de Sharon Tate. »
Los Angeles, 8 août 1969 : Charles Manson, dit Charlie, fanatise une bande de hippies, improbable « famille » que soudent drogue, sexe, rock’n roll et vénération fanatique envers le gourou. Téléguidés par Manson, trois filles et un garçon sont chargés d’une attaque, la première du grand chambardement qui sauvera le monde. La nuit même, sur les hauteurs de Los Angeles, les zombies défoncés tuent cinq fois. La sublime Sharon Tate, épouse de Roman Polanski enceinte de huit mois, est laissée pour morte après seize coups de baïonnette. Une des filles, Susan, dite Sadie, inscrit avec le sang de la star le mot PIG sur le mur de la villa avant de rejoindre le ranch qui abrite la Famille.
Au petit matin, le pays pétrifié découvre la scène sanglante sur ses écrans de télévision. Associées en un flash ultra violent, l’utopie hippie et l’opulence hollywoodienne s’anéantissent en un morbide reflet de l’Amérique. Crime crapuleux, vengeance d’un rocker raté, satanisme, combinaisons politiques, Black Panthers… Le crime garde une part de mystère.
En trois actes d’un hyper réalisme halluciné, Simon Liberati accompagne au plus près les California girls et peint en western psychédélique un des faits divers les plus fantasmés des cinquante dernières années. Ces 36 heures signent la fin de l’innocence.

Ce que j’en pense

***
Prenant en quelque sorte la suite de The girls, le roman d’Emma Cline, California girls revient aussi sur le quintuple meurtre perpétré par trois filles et un jeune homme en août 1969 et qui coûtera notamment la vie à Sharon Tate, l’épouse de Roman Polanski. L’angle choisi par Simon Liberati est davantage journalistique. Plutôt que de s’attacher à l’âme d’une protagoniste et à nous raconter son parcours, l’auteur va nous faire vivre l’expédition mortelle dans le détail. Une sorte de reportage parfaitement documenté dans la villa des hauteurs de Los Angeles.
Cette description clinique, minute après minute, de la façon dont le groupe va trucider ses victimes, fait froid dans le dos. La plupart des critiques se limitent du reste à la relation de ces 36 heures.
Mais la suite est proprement hallucinante. Car une fois leur forfait accompli, les assassins retournent auprès de Charles Manson, et poursuivent leur vie comme si de rien n’était. Entre sexe à deux ou en groupe et la prise de drogues diverses qui leur brûlent le cerveau, il leur reste juste le temps de suivre les leçons de leur gourou. Lors d’une promenade au bord de mer, ce dernier va croiser des flics qui patrouillent sur la plage. Il sait que les hippies sont leurs souffre-douleurs favoris, mais malgré la vigilance générale décrétée après le quintuple assassinat, ils ne lui demanderont rien. Il peut même jubiler : « Comme disait Adolf Hitler : « On ne peut plus parler de hasard quand – en une seule nuit – le destin d’un pays est changé sous l’influence d’un homme. » La certitude d’avoir créé une effervescence sociale durable et d’avoir bouleversé les certitudes de ceux qui l’avaient écrasé si longtemps dans leur système répressif lui donnait une force extraordinaire. Il était venu le temps où la Famille allait réveiller le monde pour le confronter à ses peurs profondes et libérer l’homme blanc de ses illusions en le rendant à la vie animale… La guerre raciale souhaitée par Charlie, né en 1934 dans une région hantée par le Ku Klux Klan, était le préalable du retour à la nature. »
Tandis que l’enquête piétine, le groupe se prépare à un voyage dans le désert, avec insouciance, comme dirait Karine Tuil. Même si au bout du compte, ils finiront par être rattrapés : « C’est bien le problème, avec les dingues. Ils travaillent du ciboulot, mis comme ils prennent les caillasses pour des pépites, ils restent sur le pavé. »
Simon Liberati a trouvé la distance nécessaire pour faire de ce roman un récit clinique du fait divers. Sans porter de jugement, il nous replonge dans cette époque avec ses excès, mais aussi avec ses utopies. Sans atteindre la beauté formelle du roman d’Emma Cline, son livre mérite également le détour.

Autres critiques
Babelio
BibliObs (David Caviglioli)
Télérama (Nathalie Crom)
Marie France (Valérie Rodrigue)
ELLE (Marguerite Baux)
L’Express (Marianne Payot)
Tribune de Genève (Marianne Grosjean)
Le Temps (Lisbeth Koutchoumoff, avec interview de l’auteur)
Benzinemag.net (Hugues Demeusy)
20 minutes.fr (Laurent Bainier)
Le blog de Gilles Pudlowski

Les premières pages du livre

Extrait
« Elles rirent toutes les deux comme des gamines. Leslie était mineure, Sadie avait vingt et un ans depuis trois mois et un jour. Pour les flics et les commerçants de la vallée elles étaient les « sorcières de Manson », du nom de leur gourou. Du menu fretin hippie, des délinquantes primaires qu’il aurait fallu doucher, épouiller et placer en maison de correction. Elles étaient fières de leur mauvaise réputation comme des couronnes de fleurs perlées qu’elles volaient dans les cimetières ou de leurs patchworks frangés de cheveux humains.
Allongée sur la large banquette crevée de la vieille Ford, la tête posée sur les longues cuisses de Leslie qui lui tressait des nattes d’Indienne, Sadie jouait à monter et à descendre la manivelle de la vitre avec ses pieds nus. Quand la vitre se baissait on respirait l’air brûlant venu des poubelles du supermarché et on entendait les grognements de Katie qui continuait toute seule de fouiller un dernier container. Elle était complètement défoncée. »

A propos de l’auteur
Simon Liberati est l’auteur de six livres, Anthologie des apparitions (Flammarion, 2004), Nada exist (Flammarion, 2007), L’Hyper Justine (Flammarion, 2009, prix de Flore), Jayne Mansfield 1967, (Grasset, 2011, prix Femina), 113 études de littérature romantique (Flammarion, 2013), et Eva (Stock, 2015). (Source : Éditions Grasset)

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