Fantaisies guérillères

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En lice pour le prix du Premier Roman 2022

En deux mots
Alors que le Royaume de France part à vau-l’eau, Yolande d’Aragon a l’idée de rassembler une troupe de jeunes filles, les Jehanne, et de les former afin de confier à la meilleure d’entre elles le soin de sauver la France. Les postulantes commencent leur formation dans cette nouvelle «Star Academy».

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le mystère de Jeanne d’Arc enfin dévoilé

Dans ce roman iconoclaste au style déjanté, Guillaume Lebrun imagine que Yolande d’Aragon crée une école de jeunes filles et entend confier à la meilleure de ses élèves le soin de sauver la France. Jehanne la douzième va sortir du lot.

Yo est la première à prendre la parole dans ce roman iconoclaste. Il s’agit en l’occurrence de Yolande d’Aragon (1381-1442) qui ne supporte plus la bande de dégénérés qui se bat maintenant depuis des décennies dans des combats aussi vains que ruineux. Aussi décide-t-elle de réagir. Le plan qu’elle fourbit doit permettre de ramener enfin le calme dans le royaume: former plusieurs guérillères afin de confier à la plus brave et aguerrie de cette troupe le soin de mener l’ultime bataille et bouter les englishes hors de France.
Aussitôt dit, aussitôt fait : voilà ses émissaires parcourant le royaume à la recherche des perles rares qu’elles arrachent à leur famille moyennant une petite fortune. Ils en rassembleront finalement une quinzaine dans le château de cette «Star Academy» d’un nouveau style. Dirigée par Yo, cette académie n’a rien d’une sinécure. Les candidates au poste de sauveuse de la France doivent acquérir le savoir-faire des militaires les plus aguerris, de l’art de manier les armes à la tactique. À cette base vient s’ajouter une solide pratique sportive composée notamment d’arts martiaux mais aussi des cours d’histoire de la religion ainsi que de belles-lettres sans oublier les ripailles qui clôturent la semaine. Bien vite, une hiérarchie va se dégager, notamment en fonction de circonstances extérieures. La maladie va emporter une jeune fille, le froid hivernal aura raison de trois autres postulantes avant que les envoyés de l’Inquisition réussissent à en occire une poignée d’autres. C’est le moment pour Jehanne la douzième de monter son savoir-faire. Elle part venger ses camarades. Après avoir enfilé son armure, elle extermine à tour de bras jusque et y compris le prêtre inquisiteur prestement découpé en morceaux.
Ça y est, Yo a trouvé la perle rare, celle qui va jusqu’à dépasser ses attentes et pourra concrétiser son projet un peu fou.
Guillaume Lebrun, à l’image de son héroïne, n’a peur de rien. Son style mélange allègrement l’anglais et la langue médiévale – dont on peut légitimement croire qu’elle est plus inventée que véridique – ainsi que des expressions bien d’aujourd’hui. Un doux mélange très audacieux, mais qui donne au récit un allant allègre et un côté joyeusement déjanté. Au pays des iconoclastes, Guillaume Lebrun est roi ! Avec Michel Douard et son histoire ébouriffante de Jeanne d’Arc voici deux manières de réécrire l’Histoire de la Pucelle qui nous sont proposées en cette rentrée littéraire. On attend déjà la prochaine victime avec impatience !

Fantaisies guérillères
Guillaume Lebrun
Christian Bourgois Éditeur
Roman
300 p., 20,50 €
EAN 9782267046649
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement en val de Loire.

Quand?
L’action se déroule au Moyen Âge.

Ce qu’en dit l’éditeur
En ce début de XVe siècle, tout est chaos au Royaume de France: les Englishes imposent leur présence depuis près de cent ans, Armagnacs et Bourguignons n’en  finissent pas de s’écharper. La guerre civile menace de ravager le pays. C’en est trop pour Yolande d’Aragon. Puisqu’une prophétesse est attendue pour couronner le dernier Dauphin vivant, il n’est plus temps de rester avachi dans les palais. La fulminante duchesse prend donc la décision de hâter le destin. Et la voilà reconvertie dans l’élevage de quinze petites Jehanne. En secret, elle crée une école dans le but de les former aux exigences militaires et intellectuelles de Guérillères accomplies. Mais la Douzième, de loin la plus forte et la plus féroce, n’a rien à voir avec celle que Yolande aurait voulu initier à la vraie nature de sa mission.
Porté par une langue inouïe d’inventivité, d’insolence et de drôlerie, ce roman iconoclaste en diable réinvente l’un des plus illustres épisodes de l’histoire de France avec panache.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Dominique Goy-Blanquet)
Page des libraires (Marie Michaud, Librairie Gibert Joseph à Poitiers)
RTS (entretien mené par Ellen Ichters)
Soundcloud (Nikola Delescluse)
Blog Shangols
Blog Les livres de Joëlle
Blog Aire(s) libre(s)


Guillaume Lebrun présente son roman Fantaisies guérillères © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Note à l’attention des moines copistes
Vous tenez entre les mains la véritable geste Jehannesque, telle que recueillie auprès de Yolande d’Aragon et de Jehanne la douzième, apostillée ci et là lorsque cela s’avérait nécessaire. Aucune protestation de votre part concernant la véracité de ce récit ne sera prise en compte,
Deus autem ille aut defendat et custodiat te,
Abdul al-Haz
Eugène IV, pape

SYMPATHY FOR THE DEVIL

1
Laisse-moi me présenter comme il se doit :
my name is Yolande,
and I am from Aragon,
née sur les terres du royaume de France quatorze siècles après Jésus-en-Christ, répandue au sortir du ventre par des hurlements de joie, déjà bien esbardaillée des choses du monde, instruite en diableries, quatre fois reine, deux fois comtesse, dame de Guise, duchesse et maîtresse incontestée de mes sujets hérités de mienne épopée angevine, mariée à Louis, dit Loulou, belle-mère et liée par le sang au Grand Bastard de France, je me montre si douce avec lui qu’il me nomme tantine. Alors que j’étais enfin en âge de pouvoir sécher les vêpres, une grande guerre civile s’est déclenchée. Sache que c’est pur hasard si je me tiens du côté des Armagnacs plutôt que de celui des Bourguignons. J’eusse pu être en inverse et le vivre aussi bien. Nonobstant, il faut reconnaître que tout avait mal commencé pour les gens de la classe mil trois cent quatre-vingts. Car, bien avant la scission fatale dont je te parle, le royaume était plongé et jusqu’à l’aine en grande bastaille contre les traîtres d’ascendance englishoise. Eux aussi héritiers du trône de France, par directe lignée d’Isabelle la Louve, en survivance des roys maudits, et voulant comme tout le monde leur place au banquet : ce qui donna lieu à quatre-vingt-dix ans de négociations outre-Manchettes à coups de flèches et d’espées.
J’appartenais ainsi à une Cour de France déjà dévastée où nous attendions que nostre tout nouveau Dauphin, j’y reviendrai, trouvât un moyen de se sacrer lui-même. Et cette bombance de tristesse et de frustrations diverses eût pu continuer jusqu’au tombeau si un retournement de l’Histoire ne m’avait enfin offert la place que je méritais depuis longtemps. Je m’en vais te raconter comment :
J’étais dans un champ, c’est là que tout a commencé.
À l’époque, la situation s’était passablement aggravée par rapport aux années précédentes, qui, à dire le vrai, n’étaient déjà pas bien fiérotes. Mais là :
La guerre ? Totale.
Les Englishes ? Everywhere.
Mon husband ? Idiot.
J’étais de plus en plus affligée d’être coincée dans ce camp de big loosers, ratiboisés jusqu’à l’os et trahis de partout. Car, je l’ai dit, au fond de moi je n’étais en faveur de personne, j’avais simplement mieux joué à l’Armagnac jusqu’à présent. Le marasme aidant, je laissais parfois échapper quelques bijoux et autres écus à l’intention des petits Bourguignons finalement si près de gagner la longue et grande guerre. En faisant par ailleurs bien savoir alentour que je n’étais pas du tout réticente à l’idée de subitement me retourner pour regarder la perfide Albion dans les yeux et lui déclarer à elle aussi mon amour. Sait-on jamais. Nenni veux mes œufs en panier seul, et à l’insu de tous nouais virevoltantes relations contre-nature avec nos Ennemis.
So.
On en était là de l’Histoire, et j’étais donc dans un champ, tranquille mais sévèrement déprimée. J’avais mon exemplaire des Très Riches Heures du duc de Berry et je me plaisais à alterner prières extatiques et blasphèmes radicaux, du genre à faire mourir d’apoplexie un troupeau de carmélites.
Mon attention impie s’est vue soudainement détournée par le boucan que faisait un petit nid d’oiseau tombé d’un arbre à quelques pieds de mes ardoulettes. Dans la mesure où je n’avais rien d’autre à faire et que je commençais à en avoir ras le heaume des enluminures du Languedocien, je me suis mise à décapiter précautionneusement les oisillons qui piaillaient en aigu, puis à remettre leurs cadavres en malplace façon puzzle. Ça m’a divertie un moment, mais lorsqu’on s’est enjoyé à changer trois fois la teste de l’un sur le corps de l’autre, on se lasse. Note que, malgré ce, rien n’était pire que d’être coincée en Cour avec l’assemblée générale des abolis du cervelet.
Alors, n’aie crainte, nous allons très vite revenir mordre le sujet à vif, mais il est deux ou trois choses que tu dois savoir avant, afin de bien saisir miennes haine et isolement volontaire. Pour tout ce que je ne dis point, reporte-toi à ta version locale de l’Encyclopédie de Yongle, je ne suis pas ici pour t’éduquer1.
À cause de tous ces renversements de l’Histoire depuis cent années ou presque, tu imagines sans peine qu’il était malaisé aux clampins d’entraver qui-que-quoi dans l’arbre monarchique afin d’être assurés de la bonne généalogie d’untel ou d’unetelle : mais ça n’a pas suffi aux nutjobés qui nous dirigent. Et grande bastaille d’ego Paris-province finit par provoquer cette guerre d’entre soi généralisée, sise au cœur cuit à point de nostre Royal Family : Charles VI, nostre roy, toujours bien vivant en chair et en os mais rendu fol, une régence bancale fut établie pour nous maintenir à flot. Ajoute à ça Louis d’Orléans, frère dudit roy, salement assassiné en sombre ruelle par le duc de Bourgogne, nostre cousin, et voilà qu’on qualifie tous Dijonnais de félons usurpateurs au lieu de les embrasser sur les deux joues. Mon husband Loulou était aficionado armagnac et j’étais retenue à lui par bague et chaînette. En outre, le petit dernier de la fratrie des Valois s’était entiché de Marie, la plus débilitante de nos children. Le susdit, nommé Charles par sien père, entitré comte de Ponthieu, était laid comme un séant de baron cacochyme. Dieux ! que cet enfant ne faisait pas prince. Il avait toutefois réussi à séduire ma Marie en lui hululant sérénades nuitée après nuitée, ayant même escrit pour icelle petit poème, gravé par ses gens sur un anneau d’or :
Icelui vient des cieux
Et tous les dieux entre eux
N’argutent que par toi

Fesserie de niaiseux, mais point pour ma pauvrette. Imagine-la éperdue, réclamant à Père et Mère une fiançaille immédiate ; et Charles d’aller quérir ses propres parents pour leur parler de cette tombade d’amour. Et voilà comment je me suis retrouvée avec l’abruti sur les bras. Afin de ne pas avoir les deux persillés de cervelle sous les yeux en permanence, je les avais congédiés en Anjou sous prétexte d’assurer leur sécurité : il faut dire que les rues de Paris étaient si peu sûres que même les cabochiens n’osaient plus sortir tout seuls le soir. J’en étais provisoirement débarrassée et c’était par ailleurs bien suffisant pour prouver nostre « loyauté », guillemette-moi le mot s’il te plaît.
J’ajoute ici que les nouvelles qui me parvenaient par pigeons de mes soldates angevines ne se recoupaient que trop : nostre petit Charles ne portait pas très haut les armoiries du royaume, ça non. Il n’avait que deux neurones en guise d’instruments de tactique militaire et si nous l’avions esgourdé, nous aurions perdu bastaille sur bastaille. L’occasion se serait présentée, je me serais introduite en secret dans l’atelier de sire Pastoureau et j’aurais choisi un bien bel âne pour toute héraldique le concernant.
Sa Mother, Isabeau de Bavière, reine de France et haute fourbesse de l’escarte-cuisses, ce n’était pas officiel mais c’était son titre complet quand on en parlait entre nous, n’avait guère supporté ma nouvelle emprise sur les amours des tourterelles et, depuis que j’avais éloigné les children de ses hideux jupons, me considérait avec nettement moins de respect qu’elle n’en aurait eu pour une fièvre typhoïde. Je dois avouer que je n’avais point eu la patience de faire preuve de diplomatie avec la Germaine. À ses exigences concernant le retour de son fils en capitale, j’avais répondu aussi sec : « Nous n’avons point nourri et chéri celui-là pour que vous le fassiez clamser comme ses frères, le rendiez fol comme son père ou aussi englishois que vous. Je le garde près de moi. Venez le prendre si vous l’osez. » Suprêmes et parfaites accusations puisque gratuites et fausses en tout ; elle en avait conçu force évanouissements de rage, mais, coincée comme elle l’était par le mariement à venir, icelle devait composer malgré-ce avec mienne féroce présence.
Pour ma part, j’en disais pis que pendre à chaque occasion qui m’était donnée, mais toujours de façon dissimulée, esbourdouillée de précautions diverses telles qu’il paraît, j’ai entendu dire, oh ! vous savez pas. Je prenais la température du peuple et tout le monde était d’accord avec moi :
1. Isabeau avait fréquenté hors chrétienté la moitié de la Cour et autant de serviteurs aux compétences douteuses ;
2. elle était à peu près aussi esparpillée que son royal husband sur le plan cervellique ; mais chez elle, point d’hallucinations ni délires, plutôt grandes hurlances, obsessions sans pourquoi et colères increvables ;
3. elle était intégriste hardcore-mon-coco genre anti-Englishe puissance mille, d’où sa hargne redoublée à mes dires de tantôt.
Par ailleurs, elle non plus ne pouvait pas s’empifrouiller Jean sans Peur, le duc de Bourgogne. Mais pas seulement depuis son alliance englishoise, non, depuis toujours il lui faisait bourdonner le saint-sépulcre, le cousin, et toute la région avec lui. La Bourgogne, Isabeau, elle n’y avait jamais foutu les pieds, elle trouvait ça pas hygiénique. Alors, quand l’estrandet a commencé à tenter de s’autodésigner seul vainqueur du jeu des trônes, elle est devenue rose bonbon de colère, la Mother, cinq pieds deux pouces de haine écumante.
Toutefois, ces derniers temps, on la voyait tournicoter bien souvent autour dudit duc, comme si elle avait subitement décidé d’ajouter un tiers d’eau croupie à son hypocras. D’aucuns disaient que ces minauderies étaient là tentatives de soutirer diables informations ou bien d’apaiser les guerroiements subjacents. Ou même simple fantaisie de sa part. Mais moi, je voyais clair en sien jeu de dupes : elle pressentait une retournade de dernier cadran, savamment orchestrée par quelque fabuleuse traîtresse.
Oui, car dame Yolande a toujours fait avec ce qu’elle avait dans sa manchotte, et je prenais mes aises, assurément. Charles de Ponthieu, bien que maigrichard et sans charisme, ferait un roy comme un autre, après tout. Je l’avais donc dûment fait revenir à Paris. Dès lors, il avait suffi d’éliminer la concurrence. Les deux aînés, Louis de Guyenne et Jean de Touraine, n’étaient pas aussi coriaces que je l’avais imaginé ; alors que je me préparais à tâche autrement plus ardue, quelques herbes aux loups savamment mixées à de l’hydromel en étaient venues à bout. Bien heureusement, le clampin de Cour est aussi ignorant en herberie que le reste du royaume : il fut prestement déclaré qu’ils avaient succombé à un mal mystérieux. En l’occurrence, moi, et moi seule. Je rêvais de dire à Isabeau que j’étais responsable de l’occisation précoce de ses deux cancrelats et mordais donc rudement sur ma chique, me rassurant à l’idée que le moment viendrait bien assez tôt.
Ainsi, le 5 avril de l’an de grâce 1417, je devins future belle-mère du Dauphin ; je crus avoir tout prévu et que bielle route se traçait vers mienne victoire. Mais ces ébouriffés du bulbe se révélèrent réticents à l’idée de céder son dû au Ponthieu. On ne soupçonnait que trop sa bastardise et une preuve de sa divine provenance semblait estre devenue nécessaire, puisque la politique et les poisons n’y suffisaient plus.
Mais revenons à présent au cœur de l’Histoire, c’est-à-dire, once again, Moi. J’étais donc dans un champ, j’avais les mains toutes malpoissées de sang et, comme à chaque fois que je me lançais dans des activités qui frôlaient l’hérétique, je m’attendais à voir les autres rappliquer en foule anxieuse pour se mesler de ce qui ne regardait que moi.
Loulou, surtout, avait la fâcheuse manie d’arriver l’air de rien et de poser moultes questions de malcervelé, telles que suit : « Parviens-tu à te tenir loin du Diable ? », « As-tu vu un Buisson ardent quelque part ? », « Aurais-tu eu, au cours d’une de tes promenades, une prédiction quant au futur du royaume ? »
Ah oui, précision importante : afin de dissimuler mes activités herbageuses et d’éviter ainsi que les gens d’armes et autres prêtres dépressifs ne viennent vermiller dans mes malles, j’avais fait croire à tout le monde que j’étais devineresse. Mais attention, pas comme ces sorcières qui se mettent nues dans la forêt pour dallasser autour d’un feu de bois les soirs de solstice, non, une bonnaventureuse bien chrétienne qui, de temps à autre, a une révélation importante issue de Jésus-en-Christ ou de sa Mère ou de son Père ou des saints : y a trois mille saints, c’est simple, il suffit de donner un prénom au hasard pour décrocher la queue du miqué au tourniquet de la nutjoberie.
Bon, c’était bullshiterie, mais dans la mesure où tout était misère et nulle splendeur, je m’étais dit que je pouvais peut-être gagner quelques deniers en conseillant les cocues et, par ricochet, acquérir un statut spécial au sein de la basse-cour, encore un peu plus au-dessus du lot des simplets.
Il arrivait donc qu’on vienne me voir certains soirs avec troubles incertitudes sur son devenir, ou sur la fidélité de son husband, ou sur la cuisson de la dinde de Noël, et je répondais toujours par des phrases vagues et adaptables à n’importe quelle situation. Les ménagères étaient ravies et je gagnais de quoi me payer des robes sans avoir à ouvrir une ligne de crédit auprès de Loulou. Mais depuis que nous étions devenus pré-beaux-parents du Dauphin, tout en continuant bien évidemment de nous faire laminer par les Englishes et évincer par les Bourguignons, çuici avait décidé de me mettre au service du royaume et considérait que tous mes supposés talents divinatoires permettraient d’en savoir plus sur le couronnement du prince.
Je gérais tant bien que mal cette pournillade qu’il s’était ardemment implantée en cervelle, mais le harcèlement devenait chaque fois plus précis et j’allais bientôt me retrouver à court de phrases toutes faites. Et mon Loulou, il est crétinant mais pas à ce point-là : si je continuais comme ça et que rien n’arrivait, il me conduirait au bûcher sans ciller. Il est comme ça, mon husband, il aime brûler les gens. Et les sorcières en particulier. Comme il a une certaine autorité sur les égrotants de l’axone, il suffirait qu’il jure m’avoir vu me diaboliser pour que la Cour tout entière parte couper de la boisellerie et ravive les braises sans poser plus de questions.
Je cherchais donc en permanence des choses intéressantes et mystérieuses à lui dire, en belles tournures qui pourraient le satisfaire, mais je ramais comme sous Caton. Il devenait méfiant ; j’étais même certaine que, d’une manière ou d’une autre, il me faisait surveiller. J’allais devoir trouver une solution pour me débarrasser du problème : j’avais déjà bien bonne idée pour cela.
Mais là j’étais seule, les mains pleines de sang d’oiselets, et pas de Loulou, pas de Cour, personne. En regardant autour de moi, je compris qu’il se produisait une lucifette inédite.
On ne pouvait distinguer jour de nuit, tant tout était grisâtre. L’herbe jaunissait, laissant apparaître au-dessous une terre noire et sableuse. Si j’avais à adjectiver le paysage apparu sous mes yeux, je proposerais blême. C’est un mot bien blatte puisqu’il ne veut rien dire. Blême. Blême, blême, blême, blême, blême. Tu vois ? Aucun sens. Tout était donc blême et moi-même je blêmissais. J’ai commencé à marcher sans savoir s’il y avait une véritable direction à prendre dans ces strates éthériques de brumes fantômes. J’étais si loin de tout que je ne voyais plus contours, pourtant bien sûre de ne point m’être déplacée de trop de lieues. Ce qui aurait dû se trouver à l’horizon ne s’y trouvait pas, ni le château ni la forêt autour du château.
J’étais au milieu d’un autre royaume que le mien, spectral et désertique ; je me suis même demandé à un moment donné si je n’étais point morte, tant tout cela ressemblait à la fin promise.
J’exagère peut-être un peu, mais ce qu’il te faut d’ores entraver, c’est que nous autres, princesses, reines et saintes catins, le sens de l’aventure et le goût des contrées inconnues ne sont pas exactement ce qui nous définit le mieux. Tu as vu que j’étais tout de même plus avisée que la plupart. Ce n’est pas bien difficile : depuis toutes petites, on nous a expliqué qu’il fallait prier, se marier, pondre nombre children, sourire à s’en sécher les dents, éventuellement crever dans d’atroces douleurs gynécobstétriques afin que nostre husband puisse se remarier avec sa nièce de douze ans. De tous temps, avons dû livrer bastailles, surmonter rumeurs absurdes et grandes humiliations pour acquérir une certaine indépendance et liberté de cervelle. Mais c’étaient là combats d’alcôve, de chambre au soir, de femmes entre elles et d’hommes discrètement poussés dans l’escalier ; non point d’esgorgements en ruelles ni d’explorations de pays outremarins.
Au bout d’un certain temps, alors que j’avançais toujours dans les nuances de gris sans cesse mouvantes autour de moi, j’aperçus un lac. C’est à cet instant précis que quelque chose s’est mis en place dans ma teste qui fonctionne encore au jour d’hui, une machinerie de l’esprit qui était déjà présente à l’intérieur de mon crâne et qui a cliqueté rudement pour ne plus jamais s’interrompre. J’ai su, et c’était là certitude absolue, comme je sais miens noms et prénoms, que c’était vers ce lac qu’il me fallait aller, … »

À propos de l’auteur
LEBRUN_Guillaume_©DRGuillaume Lebrun © Photo DR – Librairie Mollat

Guillaume Lebrun élève des insectes dans le sud de la France. Fantaisies guérillères est son premier roman. (Source: Christian Bourgois Éditeur)

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Mon enfance tout feu tout flamme

DOUARD_mon_enfance_tout_feu_tout_flamme  RL_ete_2022

En deux mots
Jeanne la Pucelle naît à Domrémy en 1412, où elle grandit entourée de sa famille. Si elle montre dès son plus âge un caractère bien trempé, c’est à l’adolescence, quand son père pense à la marier, qu’elle se rebelle. Il faut dire que «des voix» lui ont confié la mission de sauver le Royaume. Dès lors, elle ne déviera plus de cette mission.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Debriefing de l’histoire de Jeanne la Pucelle

Pour sa contribution à la collection «Romans d’Histoire pop’», Michel Douard a choisi Jeanne d’Arc. Une héroïne dont l’aura de mystère lui permet, tout en restant fidèle à l’Histoire, de broder un récit truculent, un peu anachronique, mais surtout très drôle.

Quelle belle idée que cette collection baptisée «Romans d’Histoire pop’» qui, tout en entendant respecter l’Histoire avec un grand H en s’appuyant sur les travaux d’historiens sérieux, s’amuse avec la forme. «Ce qui relève de la fiction vient se nicher dans les zones d’ombre de la vie des personnages, dans le vocabulaire parfois anachronique des dialogues, dans des interprétations loufoques de certains événements.» Une liberté de ton dont jouent les auteurs avec délectation. Après une histoire ébouriffante de Louis Pasteur, voici donc celle de Jeanne d’Arc confiée à Michel Douard.
La petite lorraine naît le 6 janvier 1412 (une date qui arrange bien la légende, car correspondant au jour de l’épiphanie) au sein d’une famille de paysans aisés dans une France qui connaît bien des soubresauts, entre les guerres menées par les Anglais et les querelles intestines dans un royaume qui se réduit comme peau de chagrin. La défaite d’Azincourt (que Jean Teulé a raconté avec sa truculence et dont le roman Azincourt par temps de pluie aurait toute sa place dans l’Histoire pop’) a laissé un goût amer et le Dauphin s’est replié sur des terres plus hospitalières. Mais de ces considérations, la petite Jeanne n’a que faire, même si dès ses premières années elle fait montre d’un caractère bien trempé, entre «tempérament fougueux et obsessions religieuses».
C’est à l’adolescence – au moment où son père cherche à lui trouver un mari – que va se forger son destin et rendre chèvre non seulement ses parents mais aussi son soi-disant fiancé. Après avoir écarté des brigands par une prière qui a fait surgir une meute de loups et fait fuir les manants tout en l’épargnant, elle va converser avec les saints. Les voix qu’elle entend, par ordre d’apparition, sont celles de Saint Michel, Sainte Catherine et Sainte Marguerite. Et si la communication au sein de ce trio laisse un peu à désirer, Jeanne finit par comprendre et accepter sa quadruple mission, libérer Orléans, faire sacrer le roi, chasser les Anglais et délivrer le duc d’Orléans retenu en Angleterre.
Mais pour remplir sa mission, il lui faut d’abord convaincre Robert de Baudricourt de lui confier une escorte pour rejoindre Chinon. Le récit des trois tentatives qu’elle effectue pour finalement réussir à convaincre ce fidèle du Roi est un petit régal, tout comme l’est la rencontre avec Charles VII.
Le romancier a choisi d’être secondé par un narrateur qui sera longtemps aux premières loges. Gautier le Puant, «rapport au fumet de gueux qu’il laisse flotter derrière lui», est un confident, mais aussi un chroniqueur hors-pair, qui sait tout des soubresauts du royaume et des histoires louches qui se trament en coulisse.
Si bien que même ceux qui argueront qu’ils connaissent l’histoire de Jeanne la Pucelle trouveront dans ce récit à l’humour quelquefois potache mais toujours de bon aloi, une joyeuse récréation. L’usage du franglais, de quelques insultes bien senties et de savoureux anachronismes venant compléter la trousse à outils du romancier. Michel Douard s’amuse et nous avec lui!

Mon enfance tout feu tout flamme: histoire ébouriffante de Jeanne d’Arc
Michel Douard
Éditions Eyrolles
Roman
240 p., 16,90 €
EAN 9782416005725
Paru le 22/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Domrémy, Vaucouleurs, Chinon, Poitiers et Orléans, en passant par Gien, Selles-sur-Cher, Saint-Aignan, Loches et Fierbois.

Quand?
L’action se déroule de 1412 à 1431.

Ce qu’en dit l’éditeur
Garder la maison et les moutons ? Beurk. Supporter un mari ? Jamais de la vie. S’aplatir devant les Anglais ? Même pas en rêve ! La petite Jeannette a des idées bien affirmées et les clame haut et fort ; à douze ans, elle en a déjà fait voir de toutes les couleurs à ses parents. Et les choses ne vont pas en s’arrangeant… Une nuit, Jacques d’Arc rêve que sa fille s’enfuit avec des hommes en armes. Un songe prémonitoire ? Avec humour et intelligence, Michel Douard nous plonge dans les premières années de Jeanne d’Arc, une ado (presque) comme les autres. Comment a-t-elle pu, à dix-sept ans, lever une armée, commander des milliers d’hommes et remettre un roi sur son trône ? Une épopée incroyable que l’on redécouvre sous un angle flamboyant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Un sacré numéro

La petite enfance
Je m’appelle Gautier. Mais tout le monde m’appelle « le Puant », rapport au fumet de gueux que je laisse flotter derrière moi. Je suis né autour de 1350, mais rien n’est moins sûr. Tout ce que je sais, c’est que j’ai toujours connu la guerre. Une guerre déclarée entre les prétendants à la succession de la couronne de France, un Valois et un Plantagenêt, un Français et un Anglais. La perfide Albion a multiplié les victoires, occupant un duché d’Aquitaine s’étendant de Bayonne à Poitiers, et détenant aussi quelques villes françaises, comme Calais. Cette guerre interminable – entrecoupée de trêves durant lesquelles des soldats désœuvrés pillent la population innocente pour ne pas perdre la main – s’est transformée en guerre civile: les Armagnacs soutenant la couronne de France contre les Bourguignons alliés des Anglais. Un imbroglio à vous coller la migraine. Des malheurs pour plusieurs générations. Cela dit, ce n’est pas la guerre qui a fait de moi un mendiant.
J’ai toujours été paresseux, juste bon à conter les histoires que j’ai vécues ou entendues sur mon chemin. C’est ce que je vous propose aujourd’hui, contre un quignon de pain ou une piécette : l’histoire, vraie ou non, allez savoir, des premières années de celle que vous appelez Jeanne d’Arc, et qui restera pour moi Jeannette. Elle est née le jour de l’Épiphanie, le 6 janvier 1412, je crois bien. Et j’étais là, trois jours plus tard, pour son baptême. C’est comme si c’était aujourd’hui. Je faisais la manche devant l’église de Domrémy…
***
Ce jour-là,
Jacques d’Arc est soucieux, voire angoissé, sans raison aucune. Alors qu’il devrait être le plus heureux des hommes. Il est un laboureur aisé, notable de sa communauté, en contact direct avec le seigneur du coin, et il baptise Jeanne, son cinquième enfant. Il ne ressent pourtant pas la félicité et la fierté qu’il devrait éprouver. Il rumine le passé, craint l’avenir, se sent patraque. Sa tunique des grands jours le gratte.
Son épouse, Isabelle Romée, l’agace avec ses prières, alors qu’ils sont encore à piétiner sur le parvis de l’église.
Et que dire des simagrées de l’une des marraines, également prénommée Jeanne – comme c’est original – épouse d’Aubry, maire de Domrémy, qui berce le bébé avant de le porter sur les fonts baptismaux. Jacques d’Arc est sur les nerfs alors qu’il devrait être béat de joie. Quand Isabelle lui chuchote que la tache circulaire rouge derrière l’oreille de leur Jeannette est sans doute le signe d’une grande et pieuse destinée, il hausse les épaules. Des signes, il en a vu d’autres, et pas très positifs: une vache morte cette nuit en vêlant, un corbeau devant la porte ce matin, et même un départ de feu dans la grange… Jacques d’Arc se tourne vers Clément, leur voisin, qui a baptisé son fils Simon il y a tout juste
une semaine. Et ce n’est pas pour évoquer l’importance du rite religieux à venir, mais pour ressasser cette maudite guerre et l’incapacité de la chevalerie française à y mettre un terme.
— Avoue que la bataille de Crécy, c’est le bouquet !
On est deux fois plus nombreux que les Anglais et ils nous pilent ! Soi-disant qu’on n’avait pas prévu les archers. À croire qu’on n’avait carrément pas prévu de se battre !
— C’est loin tout ça. T’étais pas né, Jacques. Faut aller de l’avant, préconise Clément.
— Mais tout est lié ! Si on n’avait pas pris une tannée à Crécy, on n’en serait pas là aujourd’hui.
Après un succès pareil, l’Anglais Édouard III a pris la confiance, et voilà le résultat. On n’est plus chez nous, entre ces bouffeurs de harengs et ces traîtres de Bourguignons !
En le poussant dans l’église, son épouse Isabelle le morigène :
— T’as pas fini de jurer ? Et puis fais un peu attention à ce que tu dis, Gérardin d’Épinal assiste à la cérémonie.
— Ouais, ben moi je dis qu’avant de bouter les Anglais hors de France, on devrait envisager de jeter cet abruti de Bourguignon hors de Domrémy.
Jacques d’Arc est remonté, mais il faut le comprendre. À la frontière de l’empire germanique, le village de Domrémy, situé dans le Barrois mouvant sur la rive gauche de la Meuse, serait tout à fait vivable sans la guerre et ses dommages collatéraux. Sur la route Lyon-Trèves, la vallée pourrait profiter d’un trafic très développé. Mais le coin est plutôt morcelé. Un vrai casse-tête.
Le nord de Domrémy est armagnac, partisan de la couronne de France ; le sud du bourg,
pas du tout, et à une demi-lieue, le village de Maxey où se tient l’école est bourguignon. Avec tout ça, pour les d’Arc, comme pour tous les habitants du territoire, la situation est loin d’être folichonne : la châtellenie de Vaucouleurs dont dépend Domrémy, tenue par le seigneur Robert de Baudricourt, est régulièrement sillonnée par les routiers et écorcheurs anglais et bourguignons.
Ces bandes de soldats momentanément démobilisés se livrent aux pires exactions. Pillages, meurtres, viols, villages incendiés : les guerriers sans foi ni loi compensent leur absence de solde en terrorisant le monde paysan. On n’est jamais tranquille par ici, toujours sur ses gardes, avec les chocottes, en permanence prêt à se réfugier dans l’enceinte d’un château. On guette depuis la tour carrée du moustier.
On s’aventure sur les chemins alentour avec la boule au ventre. Allez travailler dans ces conditions, vous ! Les troupeaux sont cachés le jour et paissent la nuit. Même les bestiaux sont névrosés. Ah elle est belle la vie à Domrémy !
Debout face à l’autel, dans l’église qui s’est remplie, Jacques d’Arc se demande si Dieu n’a pas abandonné ses brebis. Il garde cette réflexion pour lui. Sa dévote épouse en ferait une maladie, surtout aujourd’hui. Elle s’est agenouillée quelques minutes devant la statue de sainte Catherine. Jacques ne s’est même pas signé. Et à présent que le curé, messire Jean Minet, bénit Jeanne, la seule pensée qui vient à l’esprit du papa déprimé est que sa fille cadette est appelée à en voir des vertes et des pas mûres…
***
Jeannette est un bébé qui sourit beaucoup et pleure souvent, mais silencieusement. À six mois, elle a rarement réveillé ses parents. Sur son petit crâne rond ont poussé des cheveux noirs. « Elle sera bien costaude », prédit sa mère. Cette dernière, tout en filant des draps de lin, lui récite le « Notre Père » en boucle. Catherine, la grande sœur de Jeanne, bonne à marier dans moins de dix ans, pouponne à outrance et couvre l’enfant de baisers.
Ce soir, comme à son habitude, Jacques d’Arc tente de tempérer leurs ardeurs :
— Isabelle, tu vas en faire une nonne. Et toi, Catherine, une enfant gâtée. Et une nonne gâtée, c’est pas facile à vivre.
Pas besoin de reprendre ses trois garçons à ce sujet. Jacquemin, Jean et Pierre se soucient de leur petite sœur comme de leurs premières galoches. Jacquemin sera un bon laboureur, c’est certain. Il est fort, calme et sérieux. Jean et Pierre, en revanche, sont deux asticots qui rêvent d’aventure, mais qui sont feignants comme des couleuvres et n’ont pas inventé la cuillère en bois.
Fiers d’habiter l’une des rares maisons de pierre du village, ils se prennent pour des seigneurs, et il faut souvent leur botter le fondement pour les faire redescendre sur Terre. Ce soir, alors que la nuit vient de tomber, ils ne sont pas encore rentrés et leur père envisage de leur administrer une bonne dérouillée.
— Ils vont me rendre aussi dingue que Charles VI, si ça continue, se plaint Jacques.
— Ils sont encore petits. Sois patient, lui répond son épouse sans lever les yeux de son ouvrage. Et d’autre part, je ne peux croire que notre bon roi soit fol. C’est de la propagande étrangère.
— Tu diras ça aux chevaliers de son entourage, que ton bon roi a mutilés sur un coup de tête. Dans son petit berceau de bois, Jeannette semble fascinée par les flammes qui dansent dans l’âtre. Elle babille et agite ses petites mains. La maman gronde sa fille Catherine :
— Ta sœur va mourir de chaud, enfin ! Tu l’as mise trop près du feu.
***
Bien que la période soit troublée, la famille d’Arc ne manque de rien. Leur maison, située pile en face de l’église et qui compte un étage, est confortable et chauffée par une grande cheminée dans laquelle cuisent les galettes, les soupes et souvent une volaille. Sept hectares de terre, des poules, des vaches et des brebis, un cheval, une charrue de qualité… Les enfants de Jacques et Isabelle ne connaissent pas la faim. Sans pour autant aider exagérément leurs parents. Jacques a les moyens de payer de temps en temps un ou deux journaliers pour lui donner la main. Le plus souvent, les petits d’Arc sont aux champs pour jouer. À part Jacquemin, le plus grand, qui insiste toujours pour travailler. « Cet esclave-là n’a pas d’autre plaisir que de mouiller sa chemise », se moquent ses frères, Jean et Pierre. Ces derniers conduisent parfois les bêtes au pâturage ou sont affectés au ramassage de fruits sauvages dans la forêt, mais c’est encore l’occasion pour eux de chahuter et de se bagarrer, de se prendre pour des guerriers. Catherine, douce et sereine, passe le plus clair de son temps avec les femmes, à sarcler le jardin, à cultiver des fèves et des carottes, à coudre ou à filer.
L’heure n’est pas venue pour Jeannette de participer à ces travaux.
En ce jour de juillet, chaud et sans nuage, Jeannette n’a que dix-huit mois. Elle marche depuis avril. Et elle adore ça. Tandis que la moisson bat son plein, que les hommes coupent à la faucille les épis de froment et que les femmes et les adolescents lient les bottes, Jeannette se tortille dans les jupes de sa mère, qui la retient par le col de sa petite robe rouge.
— Cette gamine va me rendre chèvre. Dès qu’elle est en plein air, c’est la même musique. Pas moyen qu’elle reste en place. Comme devant l’église. Si on l’écoutait, on y rentrerait dix fois par jour ! Jacques, qui s’est arrêté une minute pour boire au pichet, ne peut contredire son épouse :
— Je le sentais, ça va être un sacré numéro.
Jeannette tend ses mains vers la jument grise sur laquelle son frère Jacquemin est juché. Elle trépigne, veut monter.
— Veux cheval, veux cheval…
Sa mère cède, cette fois. Et quand Jeannette est à califourchon entre son frère et l’encolure de la brave bête, elle donne des coups de talons et crie des « Hue haaa ». Son père jurerait que sa petite dernière lui jette alors un regard halluciné. Pierre et Jean se donnent des coups de coude. Le premier lance, rigolard :
— On n’en fera pas une bergère, mais un chevalier !
***
Vous allez me dire, Gautier « le Puant », tu mens. Comment peux-tu savoir tout ça sur Jeannette ?
C’est ma curiosité naturelle et ma fonction de mendiant qui m’ont rapproché de cette famille. Des croyants qui ne rataient jamais la messe et payaient leur dîme au curé. Je pouvais tellement compter sur l’aumône des d’Arc, qu’à partir de la naissance de Jeannette, j’ai cessé de courir les chemins ; je me suis sédentarisé à Domrémy. Tout le monde me connaissait, m’acceptait. Les enfants du village et leurs parents raffolaient de mes histoires et des légendes que souvent j’inventais. Et moi en retour, je posais des questions. Ce que je n’ai pas vu de mes yeux ou entendu avec mes oreilles, des témoins de confiance me l’ont raconté. Et même quand je ne posais pas de questions, j’attirais les confidences. Mais l’épisode de la vie de Jeannette que vous vous apprêtez à lire, je l’ai vécu personnellement.
En novembre 1415, il faisait un froid tenace et humide et ma toux s’entendait jusqu’en Angleterre. Jacques d’Arc m’a pris en pitié et installé dans la paille de sa remise, depuis laquelle les conversations ne pouvaient m’échapper…
***
— Alors celui-là, il mérite bien son surnom. Il pue au point que ça traverse les murs, constate Jacques d’Arc avec étonnement.
— Heureux les pauvres, car ils seront accueillis par Dieu… commence son épouse en remettant une bûche dans la cheminée.
— Oui, oui, d’accord, je connais le refrain. En attendant d’être accueilli là-haut, c’est notre maison que Gautier emboucane. Dès qu’il fait meilleur temps, et s’il est encore vivant, je le plonge dans la Meuse. Bon allez, tout le monde au lit ! Demain, je finis les
semailles d’hiver…
Jeannette aura bientôt quatre ans, et ses fins cheveux noirs tombent sur ses épaules. Elle joue en silence avec le tisonnier. Sa mère le lui retire des mains, le remplace par un crucifix. La petite fille embrasse le Christ en croix. Jacques d’Arc s’apprête à réitérer son ordre d’aller au lit quand on frappe à la porte. Toute la famille se fige. Ce n’est plus l’heure des visites. Des malandrins ? Jacques d’Arc se saisit d’un marteau et s’approche de la porte.
— Qui va là ?
Une voix faible répond :
— Le capitaine royal, Robert de Baudricourt…
Faut-il que ce soit sérieux pour que ce haut personnage – capitaine royal de la châtellenie de Vaucouleurs – vienne frapper à la porte du laboureur le plus important de Domrémy. Jacques d’Arc ouvre prestement. Robert de Baudricourt semble épuisé.
— Offrez-nous un peu de repos, à moi et à mon écuyer. Je ne me sens pas de parcourir dans la foulée les deux lieues qui me séparent de Vaucouleurs.
— Entrez, entrez, que se passe-t‑il, mon Dieu ?
Le capitaine royal boite. Son écuyer, un petit homme râblé, est dépenaillé, la tunique couverte de sang.
— Isabelle, ressors la soupe et le pain ! Et un pichet de vin !
Sous le regard fasciné de Jeannette, Robert de Baudricourt se laisse tomber sur le banc près de la cheminée avec un bruit de ferraille. Et tandis que son écuyer entreprend de lui enlever ses bottes, il raconte d’une voix lasse :
— Nous arrivons tout juste d’Azincourt. C’est miracle si nous avons pu revenir jusqu’ici. Maudit plateau d’Azincourt. Nous étions près de douze mille, bien décidés à couper le chemin vers Calais aux huit mille hommes de Henri V, roi d’Angleterre. Nous étions prêts à en découdre loyalement. Mais c’était sans compter…
Jacques d’Arc ne peut s’empêcher de le couper.
— Les archers anglais !
— Ben oui. Comment vous le savez ?
Le laboureur se frappe le front.
— Mais c’est pas vrai ! On n’a pas compris depuis Crécy ? Ne me dites pas que le royaume de France a encore pris une dégelée !
— Pourtant si. Leurs long bows décochent dix flèches par minute contre moins de cinq carreaux pour nos arbalétriers. Ce n’est pas juste ! Sept mille chevaliers au tapis. Notre belle noblesse décimée… le seigneur d’Auxi-le-Château et ses cinq fils, le seigneur de Bournonville et trois de ses quatre fils… morts sous mes yeux. Le seigneur d’Azincourt, évidemment, ainsi que sa masculine descendance, idem. Et ces chiens d’Anglais qui ne pouvaient pas se permettre de garder leurs nobles prisonniers, qui les ont exécutés ! N’est-ce pas choquant ? Oh, toutes les nobles dames et gentes damoiselles iront vêtues de noir.
Jeannette, blottie contre sa sœur Catherine, considère le capitaine royal avec les sourcils froncés, comme si cette histoire de bataille perdue la contrariait au plus haut point. Robert de Baudricourt ne la remarque pas, il cherche des excuses :
— Mais à notre décharge, le terrain était vraiment très gras. Une fois tombés dans la boue sous les volées de flèches, avec nos lourdes armures, nous étions à la merci des égorgeurs anglais qui, je dois l’avouer, ont accompli un travail remarquable, sans la moindre pitié et sans respect pour le rang de leurs victimes. Jacques d’Arc, atterré, lève les yeux au plafond. Isabelle et Catherine fondent en larmes. Les trois garçons assis dans l’escalier, fatigués et le regard vide, n’ont aucune réaction. Jeannette, qui s’exprime très bien pour son âge, seulement à bon escient mais déjà sans prendre de gants, assène au capitaine de sa petite voix claire :
— Vous êtes des nuls.
***
Privée de sortie pendant une semaine pour son insolence, Jeannette passe ses journées à prier. De temps en temps, elle se hisse sur une caisse de bois glissée devant la fenêtre pour apercevoir l’église. Et elle se signe. Puis entame son douzième « Je vous salue Marie ».
— Arrête un peu, implore sa mère. Je t’en supplie. Même moi, je trouve ça excessif. Ou prie en silence.
— Dans ma tête, c’est moins bien, déclare la fillette, avant de recommencer depuis le début, les yeux à présent baignés de larmes. Je vous salue Marie, pleine de grâce. Le Seigneur est avec vous. Vous êtes bénie entre toutes les femmes. Et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni…
Son frère Pierre, qui tentait de confectionner une épée de bois, se lève, excédé.
— Moi je vais faire un tour, elle me scie les nerfs. En plus, elle pleurniche alors qu’elle n’entend rien à ce qu’elle raconte !
Jeannette vire furieuse en un instant, les pommettes écarlates, l’index pointé sur son frère, ses yeux noirs incandescents, comme si elle allait se jeter sur lui. »

Extraits
« Devant l’église, Jeannette tombe d’abord sur le pauvre curé qui n’a pas le temps de l’esquiver. Celui qui l’a baptisée, et qui s’apprêtait à s’autoriser un en-cas fait de jambon et de vin de messe pour oublier un peu les turpitudes moyenâgeuses, prie pour que cette rencontre inopinée avec Jeannette ne s’éternise pas. Il réalise vite que ce n’est pas gagné. Elle a son air exalté des grands jours.
– Mon père, ah quelle joie de vous trouver ici. Je dois me confesser, sans tarder !
Le prêtre joue la carte de l’inflexibilité.
– On ne se confesse pas toutes les semaines, Jeannette. On se confesse lors de la Semaine sainte, et l’on communie à Pâques. Basta. Je t’ai déjà admise en confession le mois dernier, en te précisant qu’il s’agissait d’une exception. »

« À douze ans, Jeannette a pris quelques centimètres de plus, en hauteur comme en largeur d’épaules. C’est une solide petite paysanne, au corps robuste et à la tête bien faite, plutôt bien considérée dans le village, même si ceux qui la côtoient ont toujours un peu de mal à supporter son tempérament fougueux et ses obsessions religieuses. «Ça lui passera avant que ça me reprenne », dit souvent sa mère pour rassurer son mari. Ce dernier s’inquiète néanmoins pour l’avenir de sa cadette, notamment du point de vue «mariage». Jacques d’Arc a épuisé tous les arguments à ce sujet: le bonheur que vit désormais sa grande sœur Catherine auprès de son mari, le bénéfice foncier qui découlerait de l’union de Jeannette et Simon, ou encore la honte pour la famille d’avoir une célibataire à la maison… Mais autant essayer de raisonner une poêle à frire. » p. 63

À propos de l’auteur
DOUARD_michel_©DRMichel Douard © Photo DR

Michel Douard est auteur et rédacteur. Il a notamment publié à La Manufacture de livres, puis chez Pocket, le thriller Mourir est le verbe approprié. Il se consacre aujourd’hui à l’écriture de séries et de romans. (Source: Éditions Eyrolles)

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