Les Orphelines du Mont-Luciole

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En deux mots
Revenant dans les monts du Lyonnais de son enfance, la narratrice constate que les paysages de son enfance sont désormais menacés par les promoteurs immobiliers. Alors, il est plus que temps de replonger dans ses souvenirs et d’essayer de sauver la mémoire des pensionnaires de l’orphelinat, toutes emportées par la grippe espagnole.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Vie et mort des orphelines

Dans un premier roman qui s’apparente à une quête identitaire, Isabelle Rodriguez revient dans les monts du Lyonnais de son enfance et essaie de sauver la mémoire des orphelines qu’elle croisait alors et qui furent toutes emportées en quelques jours.

Pour raconter son histoire, et celle de sa famille, la narratrice nous parle d’abord d’architecture. De ces bâtiments qui entourent la maison familiale plantée sur les monts du Lyonnais, à commencer par la grande bâtisse au sommet de la colline, l’orphelinat du mont Luciole. En fait, c’est bien plus qu’un bâtiment voué à la démolition. C’est le lieu de toutes les histoires, de tous les fantasmes aussi. Un endroit où étaient rassemblées toutes les orphelines de la région. Jusqu’à ce que la grippe espagnole, au lendemain de la Première Guerre mondiale, ne les tuent toutes, foudroyées en quelques jours avec les religieuses qui les gardaient. Après les avoir toutes enterrées, on a muré les portes d’accès, fermé ce grand bâtiment vide.
Non loin de là se dresse le château des Enjoleras. C’est là qu’une riche famille d’origine espagnole venait passer les étés et qu’elle a remarqué Marie. Sa beauté lui aura permis à la grand-mère de la narratrice de franchir la porte de cette belle demeure, puis d’accompagner ses occupants à la mer. Aujourd’hui racheté par un promoteur du coin, la propriété a été divisée en dizaines de parcelles sur lesquelles des maisons à crépi rose et tuiles romaines ont été construites «parce que les Lyonnais à la campagne aiment rêver de Provence».
C’est face à la disparition de ses souvenirs, mais aussi d’un patrimoine qu’il faut désormais se battre, car il y a encore tant à dire, tant à raconter.
Par exemple son combat pour son identité. Quand ses camarades de classe lui reprochent son patronyme espagnol «dans lequel résonne celui de la grande tueuse», alors elle s’érige en protectrice des orphelines, va rechercher leurs traces. Mais, tout comme celles de ces ouvrières qui œuvraient dans les soieries et contribué à la prospérité de la région, elle ne recueille guère que quelques témoignages. Quand elle découvre le cimetière où ont été ensevelies les orphelines, elle va convaincre une amie de l’accompagner jusqu’à cet autre lieu, lui aussi voué à l’abandon.
Tout le roman est construit sur ces doubles pôles, celui familial avec les ancêtres canuts et historique avec la chronique des orphelines. Les deux trajectoires se rejoignant dans cette envie de préserver leur mémoire respective, de sauver les dernières traces, de ne pas tirer un trait sur ce passé désormais en voie de disparition. Le style vient épouser cette quête, se parant de la poésie propre à l’enfance. Une langue qui s’appuie sur les odeurs et les couleurs, une musique qui laisse toute sa place à la sensualité. Vous l0aurez compris, ce premier roman est riche de belles espérances.

Signalons la Rencontre-performance organisée par la Maison de la poésie le 21 janvier à 19h 30, animée par Samuel Loutaty : infos et réservations

Les Orphelines du Mont-luciole
Isabelle Rodriguez
Éditions Les Avrils
Premier roman
204 p., 20 €
EAN 9782383110026
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Lyon et sur les monts du Lyonnais, dans les communes imaginaires de Morneré et Sorcelin (sans doute Saint Sorlin).

Quand?
L’action se déroule il y a une trentaine d’années, puis de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un retour envoûtant sur les lieux de l’enfance et l’imaginaire qui s’y déploie. Une supplique pour que la mémoire des campagnes ne s’efface jamais.
Des champs sauvages, trois fermes, une école à classe unique à l’ombre d’un orphelinat abandonné. Au village, on dit que toutes ses pensionnaires y sont mortes d’un coup, fauchées par la grippe espagnole au lendemain de la Grande Guerre. On ne sait rien de plus. Une enfant refuse l’oubli. Les orphelines sont ses fées. Alors, quand des promoteurs débarquent pour construire un lotissement à l’endroit de leurs tombes, elle promet de revenir, adulte et conquérante. De sauver la colline et ses légendes.

L’intention de l’auteur
Cette forme d’écoute du monde, je la dois à mes grands-parents maternels, des canuts de la campagne, qui me racontaient les ancêtres, le folklore de la région lyonnaise. Les journaux intimes de leurs parents étaient mes lectures. On m’offrait des aventures vécues là où je posais mon regard. C’était merveilleux.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)
RCF
Blog Baz’Art

Les premières pages du livre
« Dans la cour de l’école, l’ombre déployée depuis l’arrière de l’orphelinat nous parvient en flaques mouvantes. La cour, l’étroite route nouvellement goudronnée devant, les champs autour ; notre village se dissout dans ce contre-jour, se noie au sein de cette pénombre stagnante jusqu’au cœur des étés. Tous logés à la même enseigne, paysages et habitants, tous plongés dans l’ombre de la gigantesque bâtisse, à l’exception singulière du château blanc posé un peu plus haut sur la colline et qui est la plus belle chose que j’ai jamais vue.
L’orphelinat est un bâtiment aux portes murées, aux volets clos et condamnés, campé haut sur ses jambes devant nous ; une large enceinte qui empêche de voir au loin, qui nous empêche d’être vus, nous protège des regards, du vent, des tempêtes, à moins que ses murs de terre ne soient pas capables de résister plus longtemps et finissent par s’écrouler en nous entraînant dans leur chute.
On dit que la bâtisse est fragile, qu’il faudrait la détruire, qu’elle s’effondrait déjà sur ses propres fondations pendant qu’on la construisait, que des hommes étaient morts sur le chantier, sous les éboulements de pisé ; trois morts, avant même d’avoir réussi à faire sortir de terre l’immense édifice, chez nous, dans notre campagne esseulée au milieu de nulle part, avant que n’ait surgi, sur les pentes du mont Luciole, cette maison friable dont une toute jeune fille avait eu la vision à un siècle et demi de nous; friable mais colossale, capable de recueillir toutes les orphelines de la région, assez grande pour les accueillir toutes, vision devenue maison, devenue congrégation dont le fief serait Sorcelin.
Une toute jeune fille née dans les environs, au hameau du Leu, s’était obstinée et l’on avait malaxé la terre des monts du Lyonnais pour fabriquer un pensionnat. La jeune mousselinière avait vu en songe notre colline et voilà que, depuis, s’élève devant nous un bâtiment immense, sa peau d’argile étirée comme une peau de
tambour prête à craquer sous les excroissances de la façade, encore un étage, encore un flanc, la carcasse dilatée jusqu’au fragile, et cette faiblesse affleure sans fin derrière la silhouette massive, dans les plaies du crépi et des murs, derrière les aspérités des bois mangés par le temps. On peut le penser posé là, sans racines ; il est fragile, mais tenace, malgré l’abandon, les décennies de délaissement, malgré l’attente, malgré l’oubli. Ni château, ni immeuble, ni maison bourgeoise, maison de bourg, ferme ou exploitation agricole, plus volumineux que tous les corps des bâtis autour et aussi grand qu’un château pourrait l’être, cent fois plus grand et même plus que le château blanc posé plus haut sur le mont, le trapu et gracile orphelinat pour filles de Sorcelin est un ouvrage singulier, orné d’élégances timides, quelques lucarnes rondes, quelques chiens-assis, des tuiles poinçons aux faîtages des toits à quatre pentes, un clocher élancé, des lambrequins dentelés qui habillent les rives. Mais la construction reste austère derrière ces affèteries, s’entête dans une rigueur rude, appliquée, en dépit de sa ruine ; son ombre garde un sérieux consciencieux quand elle vient caresser les branches de nos platanes, reste sérieuse jusque dans ses caresses.
Au-devant de notre si petit village, le pensionnat désaffecté, écran pare-feu ou enceinte tronquée, grand-voile tourmentée mais résistante, disperse les contours de sa large silhouette, joue à définir ou à flouter les périmètres de notre monde, ce mont Luciole sur lequel jamais ne se résorbe tout à fait la nuit de pierre et de pisé projetée par le volume de l’édifice clos.
Seul le château blanc échappe à la loi ténébreuse. Grand accroc de lumière sur le tissu morose de nos forêts, sa façade a toujours le soleil en plein. La pénombre, c’est pour les autres, pour nous qui ne sommes pas châtelains, pour la cour de l’école, ses platanes, pour les ruelles du bourg, les jardins des pavillons. Ce n’est pas une ombre apaisante de Provence, de bords de mer à l’eau brillante, de cigales ou d’herbe brûlée, c’est une ombre paysanne, résignée, et, s’il me faut décrire le village de Sorcelin, je dis : c’est un village – trois fermes, quelques maisons d’artisans ou de bourg, une école à classe unique pour les dix enfants que nous sommes, une route, une église, un café pour les hommes, une poignée de pavillons en briques ou en parpaings –, un village lové dans les collines du Lyonnais, pas du côté des pierres dorées mais de celui des pierres brunes, avec un je-ne-sais-quoi d’intranquille, de renard endormi, lové dans l’ombre d’un orphelinat à la taille démesurée, massif et grêle, placé au premier plan, à l’endroit de la scène où tomberait le rideau lourd qui jamais ne s’ouvre sur aucun autre décor ; un village qui disparaît derrière un établissement construit il y a plus de cent cinquante ans et abandonné depuis, créé par la seule volonté d’une jeune fille des alentours.
Ici se dresse notre bâtisse faiseuse d’obscurité, ses alignements de fenêtres désormais closes, cinq ou même six étages superposés, des toits doubles encore, des dizaines de dortoirs, les portes murées, les couloirs vides, les lierres agrippés aux façades boursouflées sous leur joug. Elle se dresse là, on ne sait pas pourquoi ni comment, si loin de tout ; le gigantesque pensionnat nous propage sa nuit, sentence irrévoquée.
Les adultes osent parler de lui, dire qu’il faut le détruire, que c’est laid – ils disent cela, eux –, que ça ferait du terrain à bâtir – les promoteurs commencent leur prospection autour de Lyon. Dans la plaine, doucement, les routes s’élargissent, se goudronnent, on croise dessus des 4 × 4 qui rejoignent la ville, les grues assemblent de petits immeubles et des supermarchés –, ils parlent de l’abattre ; alors je leur jette des sorts, terribles. Je fais brûler des feuilles de laurier dont je viens déposer les cendres à leurs seuils, je récite d’infinies listes de malédictions, écrase des fleurs de millepertuis en des bouillies que je vais appliquer sur les murs effrités de mon orphelinat pour que tous restent à distance. Que celui qui s’approche à moins de un mètre soit pétrifié comme pierre, liquéfié comme mercure, soufflé comme poussière.
Car je l’aime, moi, cette nuit qui ne s’échappe jamais de nous, nous constitue, prend toute la place dans notre paysage. J’aime le réconfort des longs manteaux légers et froids dont elle nous vêt ; je reconnaîtrais sans erreur son parfum au milieu de mille autres. Aucune obscurité ne porte la même odeur, je saurais distinguer celle des platanes, acide, de celle du pisé, humide jusque dans les canicules, terreuse, et la nôtre par-dessus encore ; l’ombre emprunte à sa matrice quelque chose d’elle, et celle de l’orphelinat dépose sur nous le voile de ses silences, épand en nous une saveur aigre-douce d’insolubles mystères.
Le pensionnat est le roi de notre royaume, déployant face à nos regards sa large façade arrière, la plus sévère, la plus fermée, à la manière dont un chat boudeur aurait tourné le dos. Mais nous nous sommes apprivoisés lui et moi, et je lui laisse prendre avec joie toute la place qu’il a à prendre, concrète et impalpable, toute l’emprise au sol sur notre colline et toute la place dans les histoires que je me raconte, puis que je raconte aux autres, à l’école.
Dans la cour, les deux platanes projettent leur ombre sur la grande ombre originelle, elles se mêlent sur le gravier et les heures de récréation sont consacrées, entièrement, à l’histoire de la grande maison : il s’est passé quelque chose, quelque chose de terrible que nous ne savons pas ; moi j’invente, scénario après scénario : ça a été si terrible que les orphelines disparues sont revenues en fantômes, sont revenues hanter Sorcelin au point d’empêcher le jour d’y venir, au point de le plonger dans la nuit. L’ombre n’était pas aussi grande avant leur départ et je dis que cette ombre, que certains ne supportent plus, est la meilleure des preuves que leurs fantômes veillent, soucieuses. Je dis que cette ombre a été noircie par elles pour que l’on se souvienne, que l’on se souvienne pour toujours des filles qui ont disparu en laissant notre paysage à l’abandon, désolé, avec son orphelinat qui trône là, échoué comme un navire sur les côtes rugueuses d’une île désertée – si on me disait que nous sommes des naufragés, je le croirais sans doute.
Moins on se souviendra d’elles, plus l’ombre règnera. Elles sont revenues en fantômes, car elles sentent bien que nous les oublions, que nous ne cherchons pas à savoir ; elles refusent l’oubli que la destruction de leur maison finirait de sceller. Elles aussi nous ont jeté un sort : si le soleil arrivait sur notre village qui ne connaît pas cela, qui ne sait rien de cette étreinte, tout brûlerait, hommes et bêtes, maisons et prés. Et ce que je raconte, à force d’être raconté, entrera dans notre folklore et plus personne n’osera s’approcher du pensionnat ni n’osera le menacer.
Où iraient mes fantômes si leur ombre disparaissait ? Je peux les entendre elles-mêmes, mes orphelines, me dire tout cela. Elles ne dorment pas tranquilles, je sens leur inquiétude, leur façon de s’accrocher à notre village, de vouloir rester dans notre langage. Elles sont parties enfants ; je ne veux pas partir enfant. Je veux le temps de grandir, de faire, de fabriquer, de sauvegarder ; devenir adulte et acheter l’orphelinat. Je n’y ferai rien, je n’y habiterai pas, mais plus personne ne pourra le prendre au mont Luciole. Je ferai peut-être ôter les parpaings des fenêtres et des portes pour que le vent circule plus librement à travers lui, pour laisser passer un peu de lumière si je sens les filles rassurées – derrière l’orphelinat, nous avons le monde à nos pieds, qui s’étend comme la mer jusqu’aux silhouettes dentelées des Alpes. Je trouverai quelqu’un qui saura leur existence et expliquer pourquoi ce grand ciel lourd au-dessus de nous.
Je voudrais ne jamais partir d’ici. Je voudrais que rien ne vienne déranger notre paysage, qu’il soit toujours, en hommage, ainsi qu’il était lorsqu’il était le territoire des
petites filles dont personne ne connaît le destin.
Je chéris les secrets qui planent sur Sorcelin, qui se malaxent dans mes récits, saison après saison, se transforment dans mes histoires ; que les orphelines deviennent des héroïnes mille fois et de mille façons racontées, que les malédictions circulent, que les adultes aient peur à leur tour. Je savoure à pleine bouche notre chance d’avoir devant nous les fenêtres closes de l’orphelinat, de voir jouer à nos pieds ces brumes à la façon de marionnettes floues, de silhouettes de nuit, d’étranges morceaux d’obscur ; quelle chance, je mange toutes les hypothèses folles avec voracité, nous sommes le lieu où les fantômes viennent. Le soir, en passant devant le pensionnat fermé, qui n’a pas entendu les souffles de ces filles qui hantent la contrée ? »
Il s’agit d’apprendre à prêter l’oreille aux chants sourds de notre campagne, aux mystères des disparues de Sorcelin, qui épaississent encore la nuit indélogeable de notre colline, ce mont Luciole qui, jamais, ne se prélasse au soleil.

Les fantômes de l’orphelinat ne m’ont jamais fait peur. J’aimerais apprendre à leur parler, je dis souvent des mots en l’air pour les leur donner. Je m’applique, aussi consciencieusement que je le peux, à examiner chaque chose qui pourrait rendre compte de leur présence et de leurs voix.
Étendue sur la moquette de ma chambre, jusqu’à ce que la nuit arrive enfin, je remplis des cahiers de fables et de contes qui ne parlent que d’elles, leur invente des jeux, des prénoms, dessine les plans de leur pensionnat sur des assemblages soigneux de feuilles A4 qui recouvrent tout le sol de la pièce. Elles me disent, sans avoir besoin de me parler, que je ne suis pas seule sur mon île, que dans mes pas d’autres pas se sont posés avant les miens, que dans mes rires d’autres rires ou bien dans mes larmes d’autres larmes ont vécu et elles rendent ces larmes moins acides sur mes joues. J’espère les voir, les surprendre, fugaces, pour recueillir des preuves, j’apprends à être vigilante, attentive aux moindres changements de lumière, de teinte, de chaleur. J’ai tant appris à sentir que le soir, souvent, il faut me glisser des compresses imbibées de gros sel ou de poudre de charbon sous le nez pour me permettre de dormir.
Mes fantômes ne sont pas des apparitions de fêtes foraines, des linceuls flottants aux plaintes terrifiantes ; les filles sont là, sans avoir besoin d’apparaître, elles sont simplement ici chez elles, plus chez elles que nous qui sommes arrivés plus tard sur la Terre, voilà ce que je me dis quand je rentre doucement, en rapetissant chacun de mes pas sur le chemin du retour après l’école, ce chemin bien trop court pour avoir du temps pour rêver ; elles sont dans tout ce qui perce à travers l’odeur de la nuit, dans tout ce qui la rend belle ou inquiétante, dans toutes les douleurs et dans les joies trop grandes, dans tout ce que, grâce à elles, j’apprends à regarder.
Elles se glissent dans chaque moment que je souhaiterais retenir, dans tout ce que je me promets de ne jamais oublier, dans l’épaisseur de la buée que je souffle sur la vitre pour dessiner dedans, dans les heures tranquilles d’étude quand la fenêtre est ouverte en plein sur la campagne fixe. Elles sont dans les herbiers, fleurs séchées gardées comme trésors, dans les notes du piano maladroites sous mes doigts, dans le goût trop marqué des cassis qui claquent sous nos dents, dans les évanescences des pollens. Elles sont dans tout ce qui était là avant nous et qui ne bouge pas, dans le temps qui colle à notre peau comme les suées de printemps accrochent nos cheveux à nos joues, dans l’immobilité des jours, dans les silences d’après les questions que je pose, dans le silence d’entre mes mots, dans l’éclipse qui vient parfois quelques minutes l’été ajouter une nuit supplémentaire sur la nuit infinie de notre mont, dans les sillons des vinyles qui chantent Brel ou Barbara, dans le ronronnement du chat. Elles sont avec moi quand je suis seule, dans ma chambre à l’arrière du pavillon, dont la fenêtre donne sur la forêt du mont Luciole, sur son sommet qui croule sous les arbres noirs ; elles sont là chaque fois que je suis seule encore, assise en tailleur, entre la porte du bureau et la bibliothèque en bois, le beau recoin pour lire sans que personne ne songe à moi, elles sont là quand la planète entière semble m’avoir oubliée, quand les journées s’étirent dans les trop grands silences, ou dans le capharnaüm des cris et des drames mille fois répétés qui se jouent près de moi. Elles m’apprennent à regarder ailleurs, à voir ce que je peux trouver beau, me rappellent que le temps des vivants n’est pas le seul temps que notre corps connaîtra et qu’il faut bien trouver autour de nous des choses pour les aimer.
Entre les fées et les fantômes, je ne sais pas bien la nuance ; mes fantômes adoucissent la vie comme les magiciennes de Cottingley ont laissé des ailleurs merveilleux apparaître dans les jardins de la campagne anglaise. Sans elles, sans leur présence légère mais remarquable à chacun des endroits de ma vie, à chaque endroit facile ou douloureux, le village de Sorcelin ne serait rien d’autre que ce qu’il a jamais été, un simple chemin, devenu avec le temps une route carrossable, mais tellement étroite que deux voitures ne s’y croisent pas partout. Le village n’a jamais été que cela, une route entre deux grands virages qui se plient aux rudes dénivelés des monts du Lyonnais, de chaque côté de laquelle se nichent trois ou quatre exploitations agricoles, leurs baignoires rouillées sous les préaux, une place au sol en terre, trois maisons de bourg et l’église courbées les unes au-dessus des autres, figées en messes basses. Contre l’église, le monument aux morts, un modeste obélisque en pierre grise, à côté le café pour les hommes, pas ouvert tous les jours, qui vend depuis cent ans des cigarettes – quand c’est fermé on peut tout de même toquer à la fenêtre du bas –, plus loin l’école et la mairie que la IIIe République a éloignées du clocher, depuis les années 1980 quelques pavillons posés comme des verrues sur les pentes de ces monts dont nous sommes ceints. À la sortie, côté sud, un sanctuaire à l’image de celui de Lourdes, sa grotte miniature, sa statue de sainte Bernadette, un sanctuaire construit sur les ordres d’un abbé condamné après la Seconde Guerre mondiale. Et heureusement, en contrebas du village, à ses pieds, heureusement, le monumental orphelinat, la maison des petites sœurs, démesurée, disproportionnée, qui nous offre des histoires à inventer et derrière laquelle je me blottis, noyée dans le secret de l’abandon des lieux, en compagnie des fées qui embellissent ma campagne comme les bourgeons embellissent les branches, et qui veillent sur moi.
Elles sont des bijoux d’enfance que je me plais à porter, à la façon dont on se pare des doubles cerises en lourdes boucles d’oreilles quand le cerisier donne enfin, et si j’entends des bruits étranges lorsque je marche dans la forêt, qu’un corbeau vole un peu trop bas, un peu trop près, qu’un jouet tombe tout seul de l’étagère, que l’orage me surprend en balade, je n’ai pas de crainte, je me dis simplement qu’elles ne sont pas loin et que tout cela est de leur fait. Je me dis simplement qu’elles veillent sur moi.
Ce qui est beau est toujours menacé, à l’abandon ou bien inaccessible. Il me faut bien la force de mes fées pour soigner ma colère, pour ne pas détester ceux qui sont incapables de voir ce que je déclare merveilleux ; des travaux autour de l’église ont été faits sans soin, on a creusé pour faire passer des câbles, les anciens villageois enterrés ont fini dispersés par les enfants et par les chiens – mon frère avait ramené au pavillon un os humain. Un énorme tibia, plein de terre. Personne ne s’est soucié de la perte. Tout est bousculé sans tendresse, pourtant les lieux aussi réclament qu’on les aime.
Nous avons cette réplique de la grotte de Lourdes et personne ne vient espérer de miracles. Personne pour venir se faire miraculer. Le sanctuaire n’est indiqué nulle part, sur aucun panneau, je ne sais plus quel hasard m’a conduite un jour jusqu’à lui. De longues lianes de vigne et des broussailles forment un rideau épais qui occulte l’intérieur en rocaille de ciment; les herbes poussent sous les décors désagrégés, laissant apparaître les structures en fer soudées qui leur donnent leurs formes minérales. Il faut attendre l’hiver pour avoir une chance de voir au-delà de l’écran de ronces calcinées par le froid, et alors on aperçoit derrière une immense grille à pointes qui empêche de trop s’approcher, l’autel, la niche, la statue, un porte-cierge, tout ce qu’il faut pour que des pèlerins viennent, tout est prêt.
Derrière la grotte en faux cailloux, il y a une salle construite dans la vraie roche, une salle qui a dû être une chapelle, aux vitraux de couleur couverts par les lierres, qui ne captent plus beaucoup la lumière. Elle est remplie de bancs amoncelés en désordre et de statues couchées au sol. Il suffirait d’un seul miracle pour que le lieu soit sauvé, qu’il attire des humains pour prendre soin de lui ; mais le miracle ne se produit pas, ne s’est pas produit, et personne n’a même pris la peine de fermer à clef la salle des statues.
Je demande souvent à la Vierge de me miraculer. Ce ne serait pas trop spectaculaire, j’aurais bien du mal à le prouver, à le faire reconnaître. Il ne s’agirait pas de me faire offrir des ailes ou le don d’ubiquité – ce serait sur le champ validé ; je lui demande d’extraire l’étrange tristesse qui plane sur le mont, dans l’histoire de tous ceux qui sont passés par Sorcelin et qui ont espéré des choses jamais venues, qui ont espéré autre chose de leur vie, un autre destin. Je dois mal exprimer ma demande, je dois être trop imprécise, confuse, sûrement parce que ma tristesse est une étoffe compliquée à décrire. Je la remercie quand même d’être là, dans un lieu où chantent les fantômes, où la frontière avec leur monde est si mince, plus fine que n’importe où ailleurs sur la Terre. Je l’ai déjà mon miracle, c’est celui d’habiter ici.
La jeune mousselinière du hameau du Leu a construit son orphelinat sur notre mont, elle en avait eu la vision, c’est ici qu’elle est venue pour répondre à l’appel qu’elle avait entendu ; pourquoi notre village n’est-il pas devenu aussi connu que d’autres, pourquoi avec son histoire fabuleuse ne le protège-t-on pas ? Sorcelin a été choisi pour accueillir une réplique de Lourdes ; c’est bien qu’on a senti chez nous la possibilité du miracle, ou même compris qu’un miracle était déjà en cours.
Je voudrais ne jamais quitter Sorcelin.
Je voudrais que jamais il ne change. »

Extraits
« Le château des Enjoleras est passé dans d’autres mains, une fois de plus, ce qu’il restait de parc a été vendu en terrains à lotir, acheté par un promoteur du coin, un fils du pays comme on dit, un qui vend les prés pour que les riches Lyonnais viennent habiter ici, qui fait tomber les anciennes constructions pour en poser des neuves, à la provençale, parce que les Lyonnais à la campagne aiment rêver de Provence, tant pis pour les arbres noirs, on plante des lavandes.
Le parc que l’on disait classé, protégé, a été divisé en dizaines de parcelles sur lesquelles des maisons à crépi rose et tuiles romaines ont été construites. » p. 55

« Les autres portent des noms accrochés au village, l’une le nom du hameau sur la pente où se tiennent sa ferme et ses vergers, des arbres qui fabriquent les pommes débordantes de parfums dont on se souvient toujours après les avoir goûtées, d’autres s’appellent comme le sentier qui traverse les champs de maïs, un autre encore comme le lieu-dit au bord du ruisseau ; ils portent tous des noms que l’on retrouve gravés et peints sur l’obélisque de la place de l’église, mais pas moi. Mon nom n’est nulle part sur les cartes pour randonneurs, je porte un nom étranger, venu d’un pays qui a donné son nom à la maladie que les filles de l’orphelinat n’ont pas supportée, des filles venues d’un autre ailleurs que le mien, pas d’ici non plus. Je porte un nom dans lequel résonne celui de la grande tueuse, venu d’un pays que je ne connais pas, que je sais depuis si peu de temps situer à la surface du planisphère épinglé au mur du fond de la classe. » p. 69

À propos de l’auteur
RODRIGUEZ_Isabelle_2©Chloe_Vollmer-LoIsabelle Rodriguez © Photo Chloé Vollmer-Lo

Isabelle Rodriguez est née en 1982. Elle est diplômée de l’École supérieure des Beaux-Arts de Nîmes et du master de création littéraire du Havre. Dans son travail de plasticienne, elle construit des récits sur des personnages oubliés de l’histoire à partir d’objets et d’archives. Depuis quelques années, elle est retournée vivre près de Lyon et a choisi pour atelier une fabrique d’écrins désaffectée. Les Orphelines du Mont-luciole est son premier roman. (Source: Éditions Les Avrils)

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Seyvoz

KERANGAL_SORMAN_seyvoz  RL_Hiver_2022

En deux mots
Tomi Motz est appelé pour une mission de maintenance au barrage de Seyvoz. Mais arrivé sur place, rien ne va se passer comme prévu pour l’ingénieur. En parallèle à son séjour on lira l’histoire du village avant le barrage.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un barrage contre l’oubli

Maylis de Kerangal et Joy Sorman ont uni leurs plumes pour raconter l’histoire du village englouti par l’édification du barrage de Tignes. Sur les pas d’un ingénieur arrivé pour la maintenance, on va découvrir l’esprit du lieu.

Quand Tomi Motz, après une longue route depuis Paris, arrive au barrage de Seyvoz, il a la désagréable surprise d’apprendre que Brissogne, qui l’a convoqué, ne viendra finalement pas. Résigné, l’ingénieur gagne l’hôtel d’Abondance où une chambre lui a été réservée. Après avoir regardé quelques épisodes d’une série, il s’endort du sommeil des justes.
C’est à ce moment que Maylis de Kerangal et Joy Sorman ont choisi d’insérer dans leur roman, avec une couleur d’encre différente, la chronique du temps passé, lorsque Seyvoz était encore un village de montagne. On pourra ainsi, au fil du récit découvrir l’histoire de Seyvoz, au moment où les habitants apprennent qu’ils n’ont plus que quelques jours à passer dans le village avant que ce dernier ne soit englouti sous les eaux de retenue du barrage. Le temps de célébrer un dernier mariage et les trois cloches de l’église de Notre-Dame-des-Neiges seront déposées. On ira même, suite à des débats enflammés, déterrer les morts du cimetière et leur offrir une nouvelle sépulture à quelques kilomètres de là. «Comme le garde champêtre refusait de le faire, c’est Beaumichel qui a donné lecture de l’ordre du préfet: abandon du cimetière de Seyvoz, exhumation, transfert et inhumation des corps dans le cimetière nouvellement ouvert du hameau du Ruz, autour de l’église que l’on finissait de bâtir, un fac-similé de Notre-Dame-des-Neiges dont les habitants de Seyvoz haïssaient l’idée, jurant qu’ils n’y foutraient pas les pieds.»

KERANGAL_SORMAN_tignes
Tout aussi fort en émotions, on suivra l’un des immigrés venu prêter main forte à l’édification de cet édifice monstrueux. Joaquim ne rentrera jamais dans son Portugal natal ou encore le vain combat de la dernière poignée de résistants opposés à la destruction de leur village.
À son réveil, Tomi entend retrouver Brissogne, lui dire son fait, assurer sa mission de contrôle des installations et rentrer à Paris. Mais son programme va à nouveau être perturbé. D’abord parce que Brissogne reste introuvable, ensuite parce qu’un grésillement bizarre émane d’une partie du barrage, enfin parce que Tomi a quelques problèmes de santé. Il n’a alors d’autre choix que de passer une nouvelle nuit dans hôtel qui affiche complet, bien qu’il ne croise personne dans l’établissement.
Le troisième jour va encore lui réserver quelques surprises que je vous laisse le plaisir de découvrir, à la frontière du voyage initiatique et du fantastique.
Les deux autrices ont habilement su mêler leurs plumes – elles ont parfois rédigé ensemble et se sont aussi répartis certains chapitres sans que l’on puisse attribuer le texte à l’une ou à l’autre – pour nous offrir différentes entrées, manières d’appréhender ce mur de béton qui depuis plus d’un demi-siècle barre la vallée de ses 180 m de haut et ses 300 m de long. En faisant revivre les habitants du village qui, au début des années cinquante, ont dû tout abandonner devant l’inexorable montée des eaux, en nous entrainant dans la vallée et même dans le lac à l’occasion d’une plongée mémorable dans les 240 millions de mètres cubes d’eau, on découvre combien ce lieu est chargé d’un esprit très particulier. Et nous donne l’envie d’une escapade dans les Alpes.

Signalons que Maylis de Kerangal et Joy Sorman seront à Paris à la Maison de la poésie le lundi 7 mars à 19h pour y présenter leur livre.

Seyvoz
Maylis de Kerangal
Joy Sorman
Éditions Inculte
Roman
110 p., 12,90 €
EAN 9782360841394
Paru le 23/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Tignes et dans les environs. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule des années cinquante à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tomi Motz, ingénieur solitaire, est mandaté par son entreprise pour contrôler les installations du barrage de Seyvoz, dont l’édification, dans les années cinquante, a entraîné la création d’un lac artificiel et englouti le village de montagne qui se trouvait là. Pendant quatre jours, Tomi arpente la zone. Sous l’effet d’un étrange magnétisme, sa mission se voit bientôt perturbée par une série de troubles sensoriels et psychiques. Autour de lui, le réel se dérobe ; tout vacille, les lieux et les comportements, les jours comme les nuits, et peut-être jusqu’à sa propre raison.
S’aventurant aux lisières du fantastique, ce roman sonde les traces d’une catastrophe. Maylis de Kerangal et Joy Sorman y font résonner une mémoire immergée mais insistante, et affleurer les strates de temps qui se tiennent dans les plis du paysage.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Franceinfo Culture (Camille Bigot)
France Inter (Boomerang – Augustin Trapenard)
France Culture (Par les temps qui courent – Marie Richeux)
La Vie (Marie Chaudey)
Générations nouvelles (René Jeoffro)
Blog Un dernier livre avant la fin du monde
Blog Mumu dans le bocage

Les premières pages du livre
« Jour I
Il pense au lac de soufre du Kawah Ijen. Il se souvient de la jeep devant l’hôtel à deux heures du matin, l’air glacé de la nuit asiate, le trajet chaotique jusqu’au pied du volcan, le café dans les timbales en fer-blanc autour du brasero, les voix fines des guides javanais, puis l’ascension, la température qui se réchauffe à mesure que le soleil se lève, les premières silhouettes qui descendent de la montagne sur les sentiers étroits, ployant sous le poids des blocs de soufre maintenus dans des sacs à dos de fortune, l’odeur piquante et âcre des émanations de gaz, et enfin, donc, apparu au terme d’une nuit de marche, ce lac brûlant, toxique, dans lequel il ne fallait surtout pas tomber sous peine d’être dissous comme dans un bain d’acide.
Devant lui, le lac de Seyvoz est bien de ce même bleu opaque, d’une même luisance mate, et propageant cette même impression de liquide épais, stable. En surface, il remarque des auréoles plus sombres qui, c’est bizarre, ne correspondent pas au relief autour du lac mais semblent projetées depuis les profondeurs. Il plisse les yeux, tente de faire coïncider ces ombres, leurs emplacements, leurs contours, aux lignes du paysage, mais rien ne s’ajuste.

Tomi Motz a roulé depuis Paris, sept heures à vitesse constante au volant d’une Passat grise floquée Voltang sur les portières, il est seize heures et il est bien au rendez-vous. D’une main machinale, il éclate l’opercule d’une Nicorette au fond de la poche de son jean, la gobe et commence à mâcher tête renversée vers les crêtes montagneuses qui encerclent la retenue de Seyvoz. Les cimes sont blanches encore, éblouissantes, mais les flancs cérusés, austères, la roche brute, couleur d’acier frotté, maculée de plaques herbeuses à mesure que l’on descend les pentes et que s’efface le monde minéral. Tomi s’étire puis inspire à fond, cambré, les paumes plaquées sur les reins, le ventre écrasé contre le parapet de béton, il gonfle les poumons, siphonne les moindres particules atmosphériques, se frotte les mains, subitement content d’être là quand depuis Paris cette mission à Seyvoz, mordant sur le week-end, ressemblait à une punition – Million l’avait appelé la veille d’une voix assise, une voix qui avait les pieds sur un bureau et pivotait distraitement dans son fauteuil, une voix si basse que Tomi s’était concentré pour suivre le cours de sa phrase, prenant appui sur les rares mots audibles comme on traverse le gué d’une rivière en posant le pied sur des cailloux : « Seyvoz », « maintenance des installations », « contacter Brissogne ».

Seize heures onze. L’espace est silencieux, la route qui couronne le barrage est vide, seul un épervier de grande envergure plane au-dessus du lac, décrivant des cercles dans le ciel pur. Tomi ne connaît rien aux oiseaux de montagne, ne saurait distinguer un tétras-lyre d’un aigle royal mais commence lui aussi à tourner en rond entre le parapet du barrage et la Passat qui refroidit, troublé de ne pas voir apparaître Brissogne, lequel lui a pourtant envoyé dans la nuit un message outrant l’aridité professionnelle : rv barrage 15h, cldt CB.
Nouveau coup d’œil à sa montre, où la grande aiguille ne bouge plus. Tomi tapote le cadran, le presse contre son oreille, écoute, rien, sort son portable, seize heures seize, il espère un message de Brissogne lui signalant un problème, un retard, et par là même s’excusant, mais son téléphone ne capte rien. Tomi pivote, oriente l’appareil dans toutes les directions, agacé : la centrale électrique de Seyvoz, soit le plus important site producteur d’électricité de la nation, serait donc une poche de territoire sans couverture réseau, une zone blanche. »

Extrait
« Comme le garde champêtre refusait de le faire, c’est Beaumichel qui a donné lecture de l’ordre du préfet: abandon du cimetière de Seyvoz, exhumation, transfert et inhumation des corps dans le cimetière nouvellement ouvert du hameau du Ruz, autour de l’église que l’on finissait de bâtir, un fac-similé de Notre-Dame-des-Neiges dont les habitants de Seyvoz haïssaient l’idée, jurant qu’ils n’y foutraient pas les pieds. Une voix a percé de nouveau, aiguë, touchez pas à nos morts, salauds, alors le prêtre a entonné sa psalmodie et les villageois lui ont emboîté le pas vers le cimetière, où ils ont regardé les croques morts faire leur travail, hostiles et résignés. » p. 77

À propos des autrices
KERANGAL_SORMAN_©Renaud-MonfournyMaylis de Kerangal et Joy Sorman © Photo Renaud Monfourny

Maylis de Kerangal est l’auteure, entre autres, de Corniche Kennedy (2008), Naissance d’un pont (2010, prix Médicis, prix Franz Hessel), Réparer les vivants (2014, Prix des étudiants France Culture-Télérama, Grand Prix du Livre RTL-Lire), Un monde à portée de main (2018) et Canoës (2021), tous parus aux éditions Verticales.
Joy Sorman publie son premier roman en 2005, Boys, boys, boys, lauréat du prix de Flore. Suivent notamment, chez Gallimard, Gros œuvre (2009), Paris Gare du Nord (2011), Comme une bête (2012), La Peau de l’ours (2014), puis Sciences de la vie (Seuil, 2017) et À la folie (Flammarion, 2021).
Elles sont toutes les deux membres du collectif Inculte. (Source: Éditions Inculte)

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La mort en gondole

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En deux mots
Partant à Venise pour retrouver tout à la fois Silvia la belle étudiante et les traces du peintre oublié Léopold Robert, le narrateur va surtout connaître des déconvenues. Mais tout au long de son séjour, il nous aura aussi fait découvrir un homme et une œuvre. Et nous aura incité à la curiosité et au voyage.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’autre mort à Venise

Dans son nouveau roman Jean-Bernard Vuillème nous propose un voyage du Jura neuchâtelois à Venise, sur les pas du peintre Léopold Robert et ceux d’une belle étudiante. Embarquez sans plus attendre !

Une envie soudaine, une impulsion, l’idée qu’un changement de lieu peut favoriser un changement de vie. C’est dans cette perspective que le narrateur, un «vieux type» se décide à monter dans un train qui le mènera de son Jura neuchâtelois à Venise. S’il prend beaucoup de plaisir à regarder défiler le paysage et à observer les passagers, il ne va pas en Italie pour faire du tourisme, mais pour apporter son concours à Silvia, une étudiante qui entend consacrer sa thèse à un peintre aujourd’hui oublié – sauf peut-être par notre homme – Léopold Robert.
Car outre le fait d’avoir grandi dans la même région que l’artiste, il en connait toute la biographie qu’il va nous livrer au fil de son récit, rendant ainsi hommage à un homme dont le patronyme figure sur les plaques de quelques rues, notamment l’axe central de La Chaux-de-Fonds. Du coup, notre homme se demande si «le pire oubli pour un artiste n’est-il pas de devenir moins connu que les rues qui portent son nom?». Après une visite au Louvre, une autre question viendra le tarabuster: «existe-t-il pire humiliation pour un peintre que de figurer derrière le dos de la Joconde, de l’autre côté du mur?»
Voici donc venu le moment de redonner à Louis Léopold Robert, graveur et un peintre neuchâtelois né le 13 mai 1794 aux Éplatures et mort le 20 mars 1835 à Venise toute sa place dans la galerie des beaux-arts.
Entreprise périlleuse, sans doute vaine, quand il le constatera, sur l’île de San Michele où repose Léopold Robert, qu’«il est tellement mort qu’il n’a même plus de tombe», car «dans les cimetières, seules des renommées durables et historiquement bien établies permettent aux morts de franchir les décennies et les siècles».
Le constat est amer, tout comme le bilan de son escapade en Italie.
«En fait, n’y a aucune raison d’avoir suivi Silvia jusqu’ici sinon que je préfère m’attacher aux folies d’une jeune femme d’esprit qu’aux raisons d’un vieux type comme moi. Faire les choses sans raisons n’empêche pas d’y prendre de l’intérêt».
Et c’est là que Jean-Bernard Vuillème est grand. Il fait de ce voyage inutile un écrin soyeux qui enveloppe tout à la fois une œuvre qui mérite d’être appréciée et un petit bijou introspectif. Oui, il faut prendre le train, oui, il faut écrire, oui, il faut se passionner ! Il n’y a pas d’âge pour cela. Et il ne faut pas de raison particulière pour cela. Sinon d’entrainer dans son sillage des lecteurs admiratifs. Car la plume de l’auteur de Lucie ou encore Une île au bout du doigt est toujours aussi allègre, son humour toujours aussi délicat. Et on sent en lisant combien il aime trouver autour de lui les thèmes de ses livres, lui qui a raconté tout aussi brillamment l’histoire des Cercles neuchâtelois ou celle de Suchard, qui s’est implanté à Neuchâtel au XIXe siècle. Parions que cette fois encore, vous aurez plaisir à le suivre. D’autant qu’en ces temps troublés, une telle invitation au voyage ne se refuse pas!

Galerie (quelques œuvres de Léopold Robert présentées dans le livre)
ROBERT_larrivee des Moissonneurs dans les marais PontinsL’Arrivée des moissonneurs dans les marais Pontins (1830)
ROBERT_depart_des_pecheurs_de_ladriatiqueDépart des Pêcheurs de l’Adriatique (1835)

La Mort en gondole
Jean-Bernard Vuillème
Éditions Zoé
Roman
128 p., 15 €
EAN 9782889278398
Paru le 6/05/2021

Où?
Le roman est situé en Italie, à Venise après un voyage qui part du Jura Suisse et passe notamment par Milan et Vérone. On y évoque aussi La Chaux-de-Fonds, Neuchâtel et Les Éplatures ainsi que Paris, Bruxelles et Rome.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, mais revient fort fréquemment à l’époque de Léopold Robert, aux débuts du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
« En pleine crise d’obsolescence », le narrateur prend le train pour Venise où il va prêter main forte à Silvia. Cette éternelle étudiante consacre une thèse à Léopold Robert, peintre neuchâtelois tombé dans l’oubli, mais célébré dans l’Europe entière dans la première moitié du XIXe siècle. Plus fascinée par la réussite de cet homme, parti de rien, que par son œuvre, Silvia tente de comprendre comment il en est venu à se trancher la gorge dans son atelier, à 40 ans. Avec son acolyte, elle écume les lieux, ruelles, monuments, par lesquels le peintre est passé. Leurs dialogues, comme un match de ping-pong, ponctuent une Venise tour à tour du XIXe et du XXIe siècles.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Je viens de prendre place dans un siège où je me suis laissé tomber, heureux et fourbu. Il suffit, il est temps de partir. C’est la première fois que je me trouve dans un train bercé par la sensation de laisser ma vie derrière moi. Je vais retrouver Léopold et Silvia à Venise. Le paysage commence déjà à défiler. C’est le cinéma que je préfère. D’abord la silhouette de maisons familières, de rues et de places que je traverse généralement sans les regarder. Une femme à sa fenêtre – un chien trottine au bord d’une route et soudain se précipite dans un patio – buste massif d’un chauffeur de poids lourd les mains presque à plat sur le volant. Des fragments d’histoires cadrés à toute vitesse plutôt que le plan fixe d’une histoire lancinante. Maintenant le train s’éloigne de la ville. Je tourne le visage devant moi, il n’y a personne dans mon compartiment et je peux prendre mes aises, étendre mes jambes. Quelques voyageurs silencieux se sont installés dans le wagon, à portée de vue une femme entre deux âges aux yeux baissés et tirant souvent sur sa jupe et un dos d’homme immobile avec un coude glissant parfois sur l’accoudoir. Je ferme les yeux, non pour dormir, mais pour mieux savourer mon départ, m’abandonner à une vague mécanique qui m’emporte enfin. Me voilà parti pour la première destination qui me soit venue à l’esprit.
C’est une fugue sénile. Je suis en pleine crise d’obsolescence et je dégage. Je vivais sur mes acquis. Comment vivre sans s’accrocher à ce que l’on possède ? Il aurait fallu sentir le point de rupture entre le temps de l’expansion et le temps du repli et me retirer petit à petit, pas à pas, au lieu d’attendre que l’eau monte jusqu’au menton pour me mettre à nager comme un forcené. Une marée montante m’a fait décamper. Le monde vous rattrape, vous dépasse et vous n’existez plus.
Je suis parti sans me retourner. Je n’ai rien emporté, rien, pas même un rêve d’autre vie, je suis parti à la sauvette, le cœur battant, comme un animal surpris dans son sommeil. Pourtant, je sais où je vais. Silvia est une jeune femme qui s’est prise de passion pour un peintre au destin tragique au point d’en faire, m’a-t-elle dit, le sujet d’une thèse. Parti d’un village perdu dans le Jura suisse, ce peintre croyait avoir conquis le monde. Il était sorti de nulle part pour devenir une gloire universelle. C’est son histoire qui captive cette jeune femme et non sa peinture qui la laisse indifférente. Je l’entends encore : « J’admire son effort, le sérieux et la passion avec lesquels il peignait, mais pas sa peinture ». Je la vois, en train de s’animer, ses mains se mettent à bouger, elle repousse une mèche rebelle de ses doigts fins et tourne vers moi son regard azur. Si belle que j’en reste muet, alors que j’aimerais prendre la défense de Léopold. Peut-on vraiment admirer quelqu’un pour son effort et non pour ce qui en résulte ? Vivre est un effort que personne n’applaudit, surtout avec le temps, quand les articulations se mettent à grincer et que les muscles s’avachissent, y compris le cerveau, à commencer par la mémoire, ce qui fait qu’un homme de tête peut devenir un homme à trous. Sans parler d’une vague oppression, parfois, du côté du cœur. Comme en ce moment malgré mon grand calme, ma sérénité, d’abord un pincement qui me fait rouvrir les yeux, puis la sensation d’abriter une masse de plomb brûlante plutôt qu’un cœur battant au centre de mon être. Je pourrais crier tant j’ai peur. Une peur animale sans autre expression possible que de crier. Je me retiens et me tourne vers la fenêtre et aussitôt m’apaise le défilé des images de fragments de paysage et de gens à l’intérieur des fragments. A peine entrevus déjà disparus. La fenêtre avale mon cri et mon regard dérape sur le monde comme s’il n’y était pas tout à fait, un regard passager très fasciné mais plus tout à fait concerné.
Moi, je suis parti tardivement pour renoncer et non pour conquérir comme ce jeune peintre dont Silvia admire l’effort. C’est mon dernier sujet de fierté, cette course hors de ma vie, vers la gare, pour m’extraire de mon univers au lieu de m’y cramponner et de vouloir encore et toujours reconstruire. Le train ralentit, freine, décollant légèrement mon buste du siège. Des gens se hâtent sur le quai en tirant leurs valises. Parmi eux, figurent probablement des personnes qui seront là d’ici deux ou trois minutes, en face de moi, à côté de moi. Je ne sens plus mon cœur, j’entends les essieux qui grincent. Au lieu de tourner en rond dans mon passé, j’ai décidé de m’intéresser au départ de Silvia sur les pas de son peintre neurasthénique.

Extrait
« Voilà, me dis-je en sortant, il est tellement mort qu’il n’a même plus de tombe, ce qui dans le fond va de soi pour un aussi vieux défunt. Dans les cimetières, seules des renommées durables et historiquement bien établies permettent aux morts de franchir les décennies et les siècles. Moi qui tentais de m’affranchir de ma propre existence, de renoncer à toutes les ambitions qui m’avaient façonné pour devenir un autre, disons un autre moi-même dont j’observais l’éclosion, qu’est-ce qui me prenait de vouloir trouver la tombe d’un peintre mort il y avait plus de cent quatre-vingts ans et de surcroît tombé dans l’oubli? La réponse m’a sauté à la figure: à n’y a aucune raison. Comme il n’y en a aucune d’avoir suivi Silvia jusqu’ici sinon que je préfère m’attacher aux folies d’une jeune femme d’esprit qu’aux raisons d’un vieux type comme moi. Faire les choses sans raisons n’empêche pas d’y prendre de l’intérêt. Il me semblait que j’avais raison d’agir maintenant sans raisons. » p. 67

À propos de l’auteur

JEAN-BERNARD VUILLEME

Jean-Bernard Vuillème © Photo David Marchon

Écrivain, journaliste, critique littéraire, Jean-Bernard Vuillème est l’auteur d’une vingtaine de livres, des fictions (romans, nouvelles) et des ouvrages littéraires inclassables, proches de l’essai. En 2017, il est lauréat du Prix Renfer pour l’ensemble de son œuvre. Aux éditions Zoé sont notamment publiés: Sur ses pas (Prix de l’académie romande 2016), M. Karl & Cie (Prix Bibliomedia 2012), Une île au bout du doigt (2007), Lucie (Prix Schiller 1996) et L’Amour en bateau (1990). (Source: Éditions Zoé)

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Ce qui reste des hommes

KHOURY-GHATA-ce-qui_reste-des_hommes  RL_hiver_2021

En deux mots
Avançant en âge Diane réserve une tombe dans un cimetière. Un emplacement prévu pour deux personnes. Elle va alors chercher qui pourrait l’accompagner dans sa dernière demeure. Une mission que suit d’un œil amusé son amie Hélène, une veuve bien joyeuse.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Deux veuves et une tombe-double

Dans un roman aussi court que pétillant, Vénus Khoury-Ghata raconte le parcours de deux veuves, la première en quête d’un compagnon pour sa tombe, la seconde passant du bon temps avec celui qui pourrait avoir occis son mari. Loufoque et entraînant!

Voilà une histoire peu banale. Diane, après avoir vécu un épisode traumatisant à la mort de son mari – il a été enterré à la va-vite – décide de prendre les choses en main pour sa propre mort en allant réserver un emplacement dans un cimetière. Son choix va se porter sur un marbre rouge, comme sa robe, mais surtout sur une tombe à deux places. La boutade de son amie Hélène, «il ne te reste plus qu’à trouver celui qui t’accompagnera», va vite devenir une obsession pour la croqueuse d’hommes. Lequel de ses amants accepterait-il de partager son tombeau? Et puis d’ailleurs sont-ils toujours en vie? Comme elle n’a plus de nouvelles, voici Diane en chasse. Si son carnet d’adresses est rempli de numéros de téléphone obsolètes, il peut encore servir grâce aux mentions des rues et des villes et lui permettre de renouer certains fils par trop distendus. Grâce à une concierge, qui a gardé le courrier de son locataire, elle va par exemple en apprendre davantage sur ce sinologue, parti visiter l’Empire du Milieu sur les traces de Révolution culturelle de Mao et la longue marche, et qui pourrait fort bien accepter son étrange proposition.
Hélène, également veuve, regarde cette chasse à l’homme avec intérêt, même si elle a pour sa part choisi de profiter de la vie. Rentrant dans la maison où son mari a été assassiné, elle se retrouve nez à nez avec deux squatteurs qui se sont appropriés les lieux et pourraient fort bien ne pas être étranger au règlement de compte sanglant perpétré là près de deux décennies plus tôt. Surprise mais nullement effrayée, elle va accepter ces deux hôtes un peu particuliers, alors que les voisins commencent à jaser. Mieux, elle les accompagne au casino et règle leurs dettes! Une veuve joyeuse et délirante qui n’hésite pas non plus à pratiquer des séances de spiritisme, histoire de demander leur avis aux défunts. À moins que ce ne soit un fantasme. Car il se pourrait fort bien que son histoire ne soit que littérature, une matière servie à sa copine romancière: «Tu t’es toujours servie de ta vie et de celle de tes amis pour imaginer tes livres. La goutte d’eau devient océan, sous la plume. Que d’amis caricaturés, leur vie fouillée, étalée au grand jour, au nom de la littérature!»
Dans ce subtil jeu de miroirs, Vénus Khoury-Ghata joue avec les codes, avec la fiction et avec ses lecteurs. Ceux qui connaissent un peu sa biographie savent qu’elle a eu deux maris, le second enterré chez des amis après un décès brutal, et un compagnon et peuvent faire le rapprochement avec Diane. Mais ce serait aller vite en besogne, sauf peut-être ce besoin de placer la littérature au-dessus de tout. La littérature qui vous sauve en période de confinement. La littérature et peut-être la présence d’un chat. «Elle oubliait qu’elle était une femme, rechignait à faire l’amour, réservant l’orgasme aux héroïnes de ses romans.» Avec beaucoup d’humour, elle nous offre ce bel antidote à la solitude.

Ce qui reste des hommes
Vénus Khoury-Ghata
Éditions Actes Sud
Roman
126 p., 13,80 €
EAN 9782330144623
Paru le 4/02/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
Diane, qui a atteint un âge qu’on préfère taire, se rend dans une boutique de pompes funèbres pour acheter une concession et se retrouve avec un emplacement prévu pour deux cercueils… La voilà qui recherche parmi les hommes qui l’ont aimée celui qui serait prêt à devenir son compagnon du grand sommeil. Un roman aussi grave que fantasque, qui mêle la vie et la mort, l’amour et la solitude, l’émerveillement et le chagrin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France tv infos (Valérie Oddos)
Actualitté (Victor de Sepausy)
L’Orient-Le Jour 1 (Fifi Abou Dib)
L’Orient-Le Jour 2 (Joséphine Hobeika)
RFI (Littérature sans frontières – Catherine Fruchon-Toussaint)
Mare Nostrum (Guillaume Sanchez)


Vénus Khoury-Ghata présente son nouveau roman Ce qui reste des hommes © Production TV5 Monde

Les premières pages du livre
« – Du marbre rouge alors que les tombes voisi¬nes sont noires ou grises, je vous le déconseille, madame.
L’employé de l’agence funéraire est catégorique. Mais ton choix est fait. Ton doigt revient sur le même échantillon : rouge méché de gris. Même couleur que la poitrine du rouge-gorge qui t’a regardée avec insistance ce matin à travers ta fenêtre.
Impatiente d’en finir, tu remplis le formulaire, si¬¬gnes puis te lèves.
– Une concession pour deux, précise-t-il en te raccompagnant à la porte.
Précision sans intérêt : tu y seras forcément seule, toi qui as si peur de la solitude.

Grand déballage de fleurs, boulevard Edgard-¬Quinet. Demain, la Toussaint ; après-demain, la fête des Morts. Des cadeaux d’anniversaire à deux sous. Des chrysanthèmes, comme si les morts ne méritaient pas mieux.
“Et pourquoi pas de l’herbe ? Ils n’ont qu’à brouter !” Tu maugrées, prise d’une colère incompréhensible.
Tant de douceur dans l’air. Septembre s’est faufilé dans l’automne. Par-delà le mur du cimetière, les feuilles d’un platane se prennent pour des petits soleils. Pourtant tu marches vite, comme on fuit : grande est ta hâte de quitter le boulevard des Morts.
Une robe dans une vitrine te cloue face à une boutique de la tour Montparnasse. Même rouge feu que ta pierre tombale : la soie copie la pierre.
Tu n’essaies pas, paies, retrouves la rue, traverses au feu rouge, pressée de rentrer avant la nuit.
Rares sont les taxis libres à cette heure du soir. Pas d’autobus qui mène à ton quartier. Pliée sous le poids du sac devenu soudain lourd, tu avances sous une pluie cinglante alors qu’il faisait beau une heure auparavant. Ta porte ouverte, tu poses le sac dans l’entrée, prends un bain puis te couches, trop fatiguée pour essayer la robe.

Sommeil agité, rêve oppressant. Tu marches dans la même rue que tout à l’heure, avec le même sac mais rempli à ras bord d’échantillons de marbre que tu dois livrer à un client dont tu as oublié le nom et l’adresse. Les passants s’écartent sur ton passage. Aucun d’eux ne propose son aide.

Réveillée, tu retrouves le sac là où tu l’as posé hier.
Vu dans la pénombre, il évoque un chat qui fait le gros dos.
La robe enfilée pèse lourd sur tes épaules. Une poussière rouge, du même rouge que la pierre tombale, se répand sur le parquet au moindre mouvement. Tu ne peux pas la garder. Tu vas la rendre à la boutique et demander du même coup au marbrier la date de livraison de la dalle.

Un tombeau à deux places, a-t-il dit.
Avec qui le partager ?
Question posée à ta première tasse de café du matin.
Divorcée, veuve et sans enfants, tu as perdu de vue les rares hommes qui t’ont aimée. Ta mémoire en a gardé quatre. Pas énorme, pour une vie. Tu aurais pu en compter plus si chaque veuvage n’était suivi d’une dépression de deux ans et chaque rupture de la décision de ne plus jamais aimer.
Quatre hommes éparpillés dans le même carnet de téléphone, jamais changé ou recopié en vingt ans.
Comment les retrouver et par quels mots leur expliquer la cause de ton appel ?
“Je viens de m’acheter une tombe dans un beau cimetière, ça te dit de partager ?”
Trop brutal.
“Il est vrai qu’on s’était mal quittés, mais il est temps de faire la paix. Pas de rancune de ma part. D’où ma proposition de t’installer pour l’éternité dans ma tombe. Gratis. Tu te déchausses et tu entres.”
Vulgaire.
Tu chercherais d’autres formules si le rouge-gorge d’hier ne venait se poser sur le rebord de ta fenêtre. Trois coups de bec rapides sur la vitre. Il réclame ses miettes de pain quotidiennes.
Vue de près, la tache rouge sur son poitrail te renvoie à une blessure sur une poitrine.

Opéré à cœur ouvert, Paul luttait contre la mort depuis vingt-trois jours dans le service de soins intensifs d’un hôpital parisien. On t’avait accordé deux minutes de visite, pas une de plus, et tu avais obéi.
“Sors-moi d’ici, ils veulent me tuer.”
Que d’efforts pour parvenir à prononcer ces quel¬ques mots, ses derniers, d’une voix hachée ! Les deux minutes écoulées, tu avais marché vers la porte puis crié “Je t’aime” de loin, sans te retourner.
“Je t’aime”, bonne réplique dans un mélodrame. À la différence que ce n’était pas du théâtre : Paul mourrait la nuit même. Rideau.

Paul était ton mari. Tu voulais faire des enfants avec lui, vieillir avec lui. La mort est inenvisageable quand on a une femme à aimer. N’étant propriétaire de rien dans aucun cimetière, Paul a été inhumé dans une tombe appartenant à des amis où tu n’auras pas ta place.
De lui, tu gardes une pipe en écume et des lunet¬tes, qu’il t’arrive encore de chausser pour savoir com¬¬ment il te voyait. Tu as également longtemps conservé son costume croisé, avant de le céder finalement à son ami Marc, qui tenait le rôle principal dans une pièce de Ionesco.
Tu as assisté à toutes les représentations. De dos, Marc dans le costume de Paul devenait Paul. Tu oubliais de respirer. De face, la magie cessait d’un coup. Tu étais la seule à ne pas l’applaudir lorsqu’il saluait. C’est tout juste si tu ne l’accusais pas de vol d’identité, de supercherie.
De retour dans sa loge, Marc se débarrassait vite du costume du mort, comme on le fait d’un person¬nage qui vous est imposé.
La pièce ayant fait son temps et Marc s’étant re¬¬trouvé au chômage, Paul est redevenu un mort parmi d’autres.

Toujours la même rage et le même sentiment d’im¬¬puissance quand tu penses à lui enterré chez des étrangers. Toujours la même déception face à la robe achetée sans l’avoir essayée. Comment expliquer la poussière rouge et grise qui tombe de l’ourlet ?
Un rouge noirâtre comme du sang séché, un gris à la texture de cendre.

La propriétaire du magasin n’est pas étonnée de te voir revenir avec la robe.
– Vous n’êtes pas la seule dans votre cas. D’autres clientes ont eu la même mésaventure. On n’entre pas dans ma boutique après un passage à la marbrerie funéraire. L’explication est simple : le marbre scié saigne. Ce qu’on prend pour de la poussière rouge est son sang.
Elle ne reprend pas la robe mais te conseille de t’en débarrasser, de préférence dans une benne de chantier.
– Les autres pierres seront libres de l’accepter ou de la rejeter.
– C’est ton prochain roman ? Un sujet en or. Il te reste à l’écrire. Un roman d’amour, cette fois, et surtout pas de poésie. Écris comme on parle.
Du délire, pour Hélène, la robe qui vomit de la poussière et le marbre qui saigne. Seule la tombe à deux places mérite son attention :
– Tu auditionnes les quelques hommes qui t’ont aimée et tu choisis le moins encombrant pour te tenir compagnie là où tu sais. »

Extrait
« Et si ton histoire de robe assortie à ta pierre tombale n’était qu’un subterfuge pour écrire un nouveau roman? Tu t’es toujours servie de ta vie et de celle de tes amis pour imaginer tes livres. La goutte d’eau devient océan, sous la plume. Que d’amis caricaturés, leur vie fouillée, étalée au grand jour, au nom de la littérature! “Du moment qu’ils ne lisent pas, me disais-tu. Les hommes de notre société sont trop occupés à gagner de l’argent, les femmes à Le dépenser.” » p. 55

À propos de l’auteur
KHOURY-GHATA_venus_©Catherine_HelieVénus Khoury-Ghata © Photo Catherine Helie

Née au Liban, Vénus Khoury-Ghata vit à Paris depuis 1972. Romancière et poète, elle est l’auteure d’une œuvre importante que plusieurs prix littéraires ont récompensée. Chez Actes Sud, elle a publié une Anthologie personnelle de poésie (1997) ainsi que quatre romans : La Maestra (1996 ; Babel n°506), Le Moine, l’Ottoman et la Femme du grand argentier (2004 ; Babel n°636), Une maison au bord des larmes (2005 ; Babel n°676) et La Maison aux orties (2006 ; Babel n°873). (Source: Éditions Actes Sud)

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Un invincible été

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En deux mots
Gaya, la fille de Ruth et la petite-fille d’Almah fête ses quinze ans à Sosúa, ce village de République dominicaine où une poignée de juifs ont trouvé refuge durant la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes en 1980 et c’est désormais à la troisième génération de reprendre le flambeau pour faire entrer la petite communauté dans le troisième millénaire.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«On construit de mots la chair du passé»

Aragon

Catherine Bardon met un terme à la saga des Déracinés avec cet invincible été qui couvre la période 1980-2013. L’occasion de retrouver avec plaisir et émotion les rescapés de cet exil forcé et leurs descendants. Et de faire gagner la vie sur l’adversité!

Quoi de mieux qu’une fête de famille pour ouvrir le dernier volet d’une saga entamée en 2018 avec Les Déracinés? À Sosúa, ce village de République dominicaine où une poignée d’hommes et de femmes persécutés par les nazis ont trouvé refuge et tenté de sa construire un avenir, on fête la Quinceañera, c’est-à-dire les quinze ans de Gaya, la fille de Ruth et de Gabriela, son amie d’enfance. Les deux adolescentes ressentent toutefois bien différemment ce rite de passage. La première a l’impression de participer à une mascarade à laquelle elle se soumet pour faire plaisir à ses parents et à sa grand-mère, soucieuse du respect des traditions, pour la seconde c’est l’occasion de fêter joyeusement cette étape qui la fait «devenir femme».
Pour Almah, la patriarche de cette tribu, c’est aussi l’occasion de voir le chemin parcouru. Pour sa fille Ruth tout semble aller pour le mieux. Elle a surmonté le chagrin de la perte de son amie Lizzie en mettant au monde Tomás, le fils conçu avec Domingo qui partage désormais sa vie. Un bonheur simple qu’elle aimerait voir partagé par Arturo, le musicien installé à New York, avec lequel elle aime tant correspondre. Mais quelques mois plus tard, c’est du côté de la tragédie qu’il va basculer. Victime d’un accident de moto, il est hospitalisé avec son passager, son ami Nathan, danseur à la carrière fulgurante, beaucoup plus gravement atteint que lui. À son chevet Ruth va découvrir que les deux hommes formaient un couple depuis longtemps et ne sait comment soulager leur peine. Car Nathan ne dansera plus jamais.
Il faudra un séjour à Sosúa pour qu’un coin de ciel bleu ne déchire son univers très noir et n’ouvre au couple un nouvel horizon.
Gaya, la fille de Ruth, a choisi de quitter la République dominicaine pour aller étudier les baleines à l’université de Wilmington en Caroline du nord. Elle ne sait pas encore que ce ne sera là qu’une première étape d’un exil qui passera notamment par les Galápagos.
Mais n’en dévoilons pas davantage, sinon pour évoquer un autre projet qui à lui seul témoigne du demi-siècle écoulé, l’ouverture du musée juif de Sosúa, voulu par Ruth avec le soutien d’Almah. L’occasion de nouvelles retrouvailles et d’un hommage à toutes ces vies qui, par «leur détermination, leur goût de l’effort, leur âpreté au travail, leurs renoncements, leur dignité magnifique devant l’ineffable, s’étaient faufilés dans les lézardes de l’histoire pour écrire ici une page essentielle, sans laquelle rien d’autre n’aurait pu advenir. Ils étaient des rocs, de la race des vainqueurs, et la présence de chacun ici, aujourd’hui, témoignait de ça: ils étaient victorieux et indestructibles.»
En parcourant le destin de cette communauté de 1980 à 2013 la romancière, comme elle en a désormais pris l’habitude, raconte les grands événements du monde. Elle va nous entraîner à Berlin au moment où s’écroule le mur ou encore à New York lorsque les deux tours du World Trade center s’effondrent. Sans oublier la mutation politique et économique de ce coin des Caraïbes menacé par les tremblements de terre – comme celui d’Haïti à l’ouest de l’île qui poussera Ruth, Domingo et Gaya sur la route en 2010 – et le réchauffement climatique.
Bien plus qu’un hommage à cette communauté et à cette histoire qui aurait sans doute disparu dans les plis de l’Histoire, Catherine Bardon nous offre une formidable leçon de vie. Elle a en quelque sorte mis en scène la citation d’Henry Longfellow proposée en épilogue «… nous aussi pouvons rendre notre vie sublime, et laisser derrière nous, après la mort, des empreintes sur le sable du temps.»

La saga
Les déracinés (2018), L’Américaine (2019), Et la vie reprit son cours (2020), Un invincible été (2021)  
   

Les personnages
LES ROSENHECK :
Wilhelm est né à Vienne en 1906. Ses parents, Jacob et Esther, sont décédés pendant la Shoah. En 1935 il a épousé Almah Kahn (née en 1911). Almah et Wilhelm ont eu un fils, Frederick, en octobre 1936. Ils ont quitté l’Autriche en décembre 1938 et sont arrivés à Sosúa, en République dominicaine, en mars 1940. Leur fille Ruth est née le 8 octobre 1940. Leur fille Sofie, née en décembre 1945, n’a vécu que cinq jours. Wilhelm est mort des suites d’un accident de voiture en juin 1961.
En 1972, Almah a épousé en secondes noces Heinrich Heppner, un ami d’enfance de dix ans son aîné qu’elle a retrouvé en Israël. Elle vit désormais entre Israël et la République dominicaine.
Frederick, le fils d’Almah et Wilhelm, gère l’élevage et la ferme familiale. Il a épousé Ana Maria. Ils ont des jumelles.
Ruth, née en 1940, est le deuxième enfant d’Almah et Wilhelm. Elle fut le premier bébé à voir le jour dans le kibboutz de Sosúa. Après avoir fait ses études de journalisme à New York entre 1961 et 1965, puis une année passée dans un kibboutz en Israël, elle a décidé de vivre à Sosúa où elle a repris le journal créé par son père.

LES SOTERAS :
Arturo Soteras : benjamin d’une riche famille dominicaine d’industriels du tabac de Santiago, il est devenu l’ami de Ruth lors de leurs études à New York où il vit désormais. Il est pianiste et professeur de musique à la Juilliard School.
Domingo Soteras est le frère d’Arturo. Il a épousé Ruth en novembre 1967. Ils ont trois enfants. Gaya, née en 1965 de la liaison de Ruth avec un journaliste américain, Christopher Ferell, mort au début de la guerre du Vietnam. Le premier fils du couple, David, est né en 1968 et le benjamin, Tomás, en 1980.
George Ferell est le grand-père américain de Gaya.

LES GINSBERG :
Myriam est la sœur de Wilhelm. Née en 1913 à Vienne, elle a épousé Aaron Ginsberg, architecte, en mai 1937. Après son mariage, le couple a émigré aux États-Unis. Ils vivent à Brooklyn où Myriam a créé une école de danse. Ils ont un fils, Nathan, né en septembre 1955, qui est danseur étoile dans une compagnie new-yorkaise.

Svenja : Autrichienne d’origine polonaise, psychologue, elle est arrivée à Sosúa en mai 1940 avec son frère Mirawek, juriste. Ils ont quitté Sosúa en juillet 1949 pour s’établir en Israël. Svenja a épousé Eival Reisman, médecin, rencontré dans un kibboutz. Ils vivent à Jérusalem. Mirawek occupe de hautes fonctions dans le gouvernement israélien.

Markus Ulman : né en 1909, il est autrichien. Juriste et comptable, il est arrivé à Sosúa en mars 1941. Il est devenu l’ami de Wilhelm. Il a épousé Marisol, une Dominicaine originaire de Puerto Plata, en mars 1943 et s’est installé définitivement à Sosúa.

Liselotte Kestenbaum : née en 1939, arrivée à Sosúa en décembre 1944 avec ses parents, Lizzie est l’amie d’enfance de Ruth. Ses parents se sont séparés et elle a émigré en 1959 avec sa mère Anneliese aux États-Unis, où elle a mené une vie désordonnée. Elle a rejoint Ruth à Sosúa après une tentative de suicide à New York et a mis fin à ses jours en se noyant en 1979.

Jacobo : c’est le régisseur de la finca des Rosenheck. Sa femme Rosita s’occupe de la maison. Il est le fils de Carmela, une vieille Dominicaine dont Almah a fait la connaissance en mai 1940.

Deborah : fille d’une famille de cultivateurs aisés du Midwest, c’est une amie d’université de Ruth. Elle vit à New York où elle poursuit une brillante carrière de journaliste à la télévision.

La Playlist
Les Déracinés
Igor Borganoff / Dajos Béla: Zigeunerweisen
Czerny: fantaisie à quatre mains
Brahms: danses hongroises
Maria Severa Onofriana: fado
Glen Miller, Billie Holiday, Frank Sinatra, orchestre de Tommy Dorsey, Dizzy Gillespie
Quisqueyanos valientes (hymne national dominicain)
Hatikvah (hymne national israélien)
Luis Alberti y su orquesta: El Desguañangue
Shana Haba’ah B’Yerushalayim, «Next year in Jerusalem »
Anton Karas — Le Troisième Homme — Harry Lime Theme

L’Américaine
Booker T. & The MG’s: Green Onions
The Contours: Do You Love Me
The Ronettes: Be My Baby
Ben E. King: Stand By Me
Roy Orbison: Mean Woman Blues
The Beatles: She Loves You
The Beatles: I Want to Hold Your Hand
The Beatles: Can’t Buy Me Love
Peter, Paul and Mary
The Chiffons, The Miracles
Martha and the Vandellas
Bob Dylan: Only a Pawn in Their Game
Bob Dylan: When the Ship Comes In
Joan Baez: We Shall Overcome
Odetta Holmes: Don’t Think Twice, It’s All Right

Et la vie reprit son cours
Michael Bolton: When a Man Loves a Woman
Dajos Béla: Zigeunerweisen
Scott McKenzie: San Francisco
Pérez Prado: mambo
The Turtles: Happy Together
Beatles: The Fool on the Hill
Cuco Valoy, El Gran Combo de Puerto Rico, Johnny Ventura
Tchaïkovski: Le Lac des cygnes

Un invincible été
Whitney Houston: I Will Always Love You
Mariah Carey: I’ll Be There
Amy Grant: That’s What Love Is For
Michael Bolton: Love Is a Wonderful Thing

Joan Manuel Serrat: Another Day In Paradise
Antonio Machín: El Manisero
Igor Borganoff / Dajos Béla: Zigeunerweisen

Un invincible été
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
352 p., 20,90 €
EAN 9782365695633
Paru le 8/04/2021

Où?
Le roman est situé principalement en République dominicaine. On y voyage aussi aux États-Unis, notamment à New York, Wilmington ou encore Boca Raton ainsi qu’en Israël, à Jérusalem, ainsi qu’aux Galápagos ou encore en Autriche, à Vienne.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le dernier volet de l’inoubliable saga des Déracinés: roman de l’engagement et de la résilience, Un invincible été clôture avec passion une fresque romanesque bouleversante.
Depuis son retour à Sosúa, en République dominicaine, Ruth se bat aux côtés d’Almah pour les siens et pour la mémoire de sa communauté, alors que les touristes commencent à déferler sur l’île.
Gaya, sa fille, affirme son indépendance et part aux États-Unis, où Arturo et Nathan mènent leurs vies d’artistes. Comme sa mère, elle mène son propre combat à l’aune de ses passions.
La tribu Rosenheck-Soteras a fait sienne la maxime de la poétesse Salomé Ureña : « C’est en continuant à nous battre pour créer le pays dont nous rêvons que nous ferons une patrie de la terre qui est sous nos pieds. »
Mais l’histoire, comme toujours, les rattrapera. De l’attentat du World Trade Center au terrible séisme de 2010 en Haïti, en passant par les émeutes en République dominicaine, chacun tracera son chemin, malgré les obstacles et la folie du monde.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 


Bande-annonce du roman «Un invincible été» de Catherine Bardon © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Prologue
Sans un mot, sans un signe, Lizzie s’était dissoute dans l’espace. Ne me restaient d’elle que nos photographies d’enfance, quelques objets fétiches, des souvenirs à la pelle, un lourd fardeau de regrets et une butte face à la mer sur laquelle un grand arbre du voyageur avait emprisonné un peu de son âme dans les plis de son éventail.
Ce fut le jour où je compris que j’étais enceinte que je finis par admettre qu’elle était définitivement partie.
Une disparition pour une nouvelle vie, un malheur pour un bonheur, un regret pour un espoir. Devant cette évidence qui étreignait mon corps, le chagrin relâcha peu à peu son étau.
Je n’avais pas été préparée à endurer l’échec, ni à affronter le malheur. Après la mort de mon père et celle de Christopher, le père de Gaya, c’était la troisième fois que la vie m’infligeait la perte d’un être aimé. J’avais échoué à protéger Lizzie d’elle-même, à me protéger de la souffrance.
J’étais à l’aube de mes quarante ans, la vie palpitait de nouveau en moi et c’était un vertige.
J’avais cru ma famille solidement arrimée et voilà que le destin en décidait autrement.
Je mis longtemps à cicatriser. Tous les miens, Almah, Markus, Heinrich, Arturo, Svenja, et les autres, si loin qu’ils aient été, m’y aidèrent. Domingo, dont j’avais parfois surpris l’œil mélancolique s’attardant à la dérobée sur la porte close, celle de la quatrième chambre qu’il avait voulue pour notre maison, était fou de bonheur.
Pendant ma grossesse, Lizzie occupa souvent mes pensées. Je m’en voulais de n’avoir pas réussi à l’arracher à ses démons, je lui en voulais d’avoir trahi les promesses de notre jeunesse, et, égoïstement, je lui en voulais de m’avoir abandonnée.
Un matin, le bébé me réveilla d’un furieux coup de pied. Mon ventre était distendu, curieusement bosselé, et cela me fit éclater de rire.
Un rire de pur bonheur.
La vie avait repris son cours.

Première Partie
La force de la jeunesse
Quinceañera
Janvier 1980
Ce qui lui plaisait le plus, plus que son absurde robe longue froufrouteuse, plus que sa coiffure aux boucles sophistiquées raides de laque, plus que son diadème, plus que l’énorme pièce montée de choux à la crème commandée par sa mère, c’était que toutes ses amies étaient là. Sur leur trente et un, plus jolies les unes que les autres. Il y avait aussi les garçons, bien sûr, les indispensables cavaliers. Mais par-dessus tout, la présence de son aréopage d’amies, et surtout celle de Gabriela, mettait Gaya en joie.
Pour sa quinceañera, Gaya aurait préféré une fête intime. Sa mère était encombrée par un ventre plus volumineux de jour en jour, Svenja, sa marraine, ne pouvait quitter Israël où Eival luttait contre la tumeur qui colonisait son corps, Nathan qui répétait sans relâche son prochain ballet avait dû décliner l’invitation, Myriam et Aaron viendraient seuls de New York. Mais ses parents avaient tenu à respecter la tradition en faisant les choses en grand.
— Il n’y a qu’une fête des quinze ans, avait déclaré Ruth. Il y aura ça et ton mariage, ma chérie, sans doute les deux plus belles soirées de ta vie. Moi je n’en ai pas eu, à cette époque-là à Sosúa nous ne respections que les traditions juives et allemandes. Alors, fais-moi confiance, nous allons nous rattraper et donner une fête du tonnerre.
— C’est comme le premier bal d’une débutante à Vienne, un moment très spécial, avait ajouté Almah en souriant doucement, et Gaya ne savait pas résister à la fossette de sa grand-mère.
« Le plus bel hôtel de Puerto Plata », avait décidé sans ambages Domingo qui répétait ses pas de valse depuis des semaines et avait commandé un nouveau tuxedo sur mesure pour l’occasion. « J’ai un peu forci, s’excusait-il. Rien n’est trop beau pour ma fille. »
Ils s’y étaient tous mis, la persuadant qu’il n’y avait pas d’échappatoire, et voilà, elle allait devoir les affronter dans cette tenue qui ne lui allait pas du tout. Cette robe qu’elle avait pourtant choisie avec plaisir, une véritable robe de princesse comme dans les contes de fées de son enfance. Pourtant elle la portait maintenant avec résignation et même une pointe de rancune.
*
Gaya redoutait cette cérémonie. Quinze ans. Est-ce qu’on en faisait tout un plat pour les garçons ? On allait lui coller une étiquette sur le front : « Femme, prête à être courtisée, prête à être… consommée. » Absurde ! Elle avait été tentée à maintes reprises de se dérober. Si elle l’avait vraiment voulu, il n’y aurait pas eu de fête. Mais elle aimait trop les siens pour les décevoir. Et puis il fallait rendre les invitations aux fêtes de ses amies et elle ne pouvait être en reste avec Alicia et Elvira, ses cousines. Gaya entrerait dans sa vie de femme par la porte solennelle de la quinceañera. C’était ainsi dans son île. Une obligation familiale, sociale, culturelle, autant que mondaine.
*
Elle était là maintenant, abandonnée aux mains habiles de la maquilleuse qui transformait son visage d’adolescente rebelle en une frimousse de poupée de porcelaine. Gaya se regarda dans la glace. Cette magnifique jeune femme, éblouissante dans sa robe bustier bleu moiré, ces cheveux disciplinés en crans dociles par le fer à friser, ces yeux de biche étirés sur les tempes et ourlés de noir, ces lèvres rehaussées de rouge cerise, c’était elle aussi. Le résultat était tout à fait bluffant. Si on aimait ce genre-là. Elle eut soudain envie de rire. Puis elle ressentit une étrange morsure au creux de son ventre. Elle seule savait toute la duplicité de cette soirée.
Elle sortit de la chambre mise à sa disposition par l’hôtel, telle une actrice de sa loge. Domingo battait la semelle devant la porte, un rien emprunté dans son habit de soirée. C’était l’heure, la reine d’un soir allait faire son entrée en scène. La salle de réception foisonnait de fleurs blanches disposées dans des vases de cristal. Dans un angle, un trio jouait en sourdine. Les portes-fenêtres de la terrasse s’ouvraient sur un vaste jardin. La centaine d’invités était éclatée en petits groupes engagés dans des conversations animées. Les serveurs passaient de l’un à l’autre, les bras chargés de plateaux de coupes de champagne et d’appétissants canapés. Au bras de son père, Gaya s’avança, nerveuse, allure guindée, coups d’œil furtifs à droite et à gauche. Ses yeux croisèrent le regard attendri de sa mère. Quand elle repéra sa grand-mère qui lui adressa un clin d’œil complice, elle esquissa un sourire soulagé. Elle avait retrouvé son inconditionnelle alliée.
*
Après le dîner servi en grande pompe, on alluma solennellement les quinze bougies de la pièce montée, il y eut un toast cérémonieux, puis Gaya ouvrit le bal au bras de Domingo. Les yeux brillants de fierté, il s’en tira très bien. Almah se fit la réflexion que son gendre avait fait des progrès depuis son mariage, même si sa valse était un peu chaloupée pour les standards autrichiens.
Les danseurs s’étaient empressés auprès de Gaya. Son oncle Frederick, Arturo son parrain, Markus, Heinrich, George, son grand-père américain qui n’aurait manqué sa fête pour rien au monde, Aaron son grand-oncle, les frères de son père, tous, ils l’avaient tous fait valser. Jusque-là elle avait tenu le coup. Puis on était passé au be-bop et au merengue, et ça avait été le tour des garçons. Dans les bras de Guillermo, le frère d’une de ses amies âgé de vingt ans, Gaya avait piteusement lorgné du côté de Gabriela qui se frottait avec entrain contre un bellâtre au rythme des tamboras. Elle en avait grimacé de dépit. La jalousie lui mordait le ventre. Elle avait alors surpris sur elle le regard appuyé et soucieux d’Almah. Sa grand-mère adorée savait, Gaya en aurait mis sa main au feu. Avec elle, pas de secret qui tienne. Almah avait cette capacité à deviner les individus et tout particulièrement ceux qu’elle aimait. Gaya lui adressa un misérable sourire. Almah l’encouragea d’un signe de la tête, tandis que Guillermo resserrait son étreinte. Quel lourdaud ! Mais qu’est-ce qu’il croyait ? Gaya, qui n’avait qu’une envie, embrasser les lèvres roses de Gabriela, se résigna à subir son danseur jusqu’à la dernière mesure.
Les flashs du photographe éblouissaient tout le monde. Son frère, David, chahutait avec d’autres petits garçons. Ses copines se déhanchaient et flirtaient. Les adultes potinaient et le champagne coulait à flots. Rien à redire, c’était une belle soirée, vraiment très réussie.
Gaya eut soudain une envie de petite fille, se réfugier dans les bras de son père. Elle le chercha des yeux dans la foule. Ses parents dansaient, étroitement enlacés. Ruth, plantureuse et magnifique dans une longue robe noire largement décolletée dans le dos, avait posé sa tête sur l’épaule de Domingo, un peu raide dans son tuxedo neuf. Serré entre eux, son gros ventre. Il n’y avait pas à dire, ses parents en jetaient. Un doux sourire flottait sur les lèvres de sa mère. Ruth murmura quelque chose à l’oreille de son mari qui embrassa ses cheveux. Ils semblaient plus amoureux que jamais. Gaya sentit son cœur se dilater et une bouffée de reconnaissance l’envahit. Elle était heureuse pour eux et se sentait rattrapée par les ondes bienfaisantes de leur amour. Plus loin, Almah, infatigable, et dont la mauvaise jambe n’était plus qu’un lointain souvenir, valsait avec une grâce exquise au bras d’Heinrich. Ces deux-là connaissaient les pas et eux aussi avaient belle allure, et aussi quelque chose de plus… aristocratique que le reste de l’assistance. Une interrogation traversa l’esprit de Gaya : Almita avait-elle valsé à son propre bal des débutantes à Vienne ? De quelle couleur était sa robe ? Avait-elle un carnet de bal dans lequel s’inscrivaient ses cavaliers ? Sa grand-mère avait bien évoqué ce bal, mais elle ne le lui avait pas raconté en détail. Gaya se promit de l’interroger. Vienne et son bal des débutantes, ça devait avoir une autre allure que Puerto Plata et ses quinceañeras, puis cette pensée s’évapora, tandis que ses yeux se posaient sur son oncle. Frederick fumait un cigare, le bras autour des épaules d’Ana Maria, les inséparables jumelles en tenue de princesse jouaient les mijaurées, roulant des yeux, se mordant les lèvres, sous les regards ébahis de deux prétendants. Son cousin, Nathan le magnifique, comme elle l’appelait en secret, qui lui avait fait la surprise de débarquer in extremis, observait attentivement les danseurs, les yeux plissés, indifférent aux regards admiratifs de la gent féminine ; on lorgnait vers lui, on se poussait du coude, il était la célébrité de la famille, il avait même fait la une de Vanity Fair. Myriam, la sœur de son grand-père Wil, papotait avec son mari en martelant de son pied le sol au rythme de la musique ; on sentait que ça la démangeait furieusement, mais les rhumatismes d’Aaron avaient mis un terme à ses piètres talents de danseur. À les voir, tous réunis pour la fêter, Gaya se dit qu’elle avait de la chance, une chance incroyable même. Elle avait une famille formidable, certes un peu excentrique, un peu de bric et de broc et éparpillée dans le monde, mais vraiment formidable.
On tapota son épaule. Gaya se retourna et sourit franchement. C’était Arturo, son oncle et parrain, Arturo le gringo, comme on le surnommait depuis son installation aux États-Unis. Il avait fait spécialement le voyage depuis New York pour assister à sa fête. Avec Arturo, elle se sentait bien, vraiment bien, comme si une étrange fraternité les liait l’un à l’autre.
— C’est ton grand jour. Tu t’amuses ?
— Franchement ? Non !
— Oh Gaya, quelle rabat-joie tu fais ! Moi je m’amuse. Vraiment. Elle est très réussie ta fête.
Dans ses yeux bruns, elle lut qu’il la comprenait.
— Tiens, on va encore trinquer, décida-t-il en attrapant au vol deux coupes de champagne sur le plateau d’un serveur qui passait devant lui.
— Si je continue comme ça, je vais être ivre morte et ça va jaser !
— Si tu te soucies de ce que les gens pensent de toi, tu seras toujours leur prisonnière ! Lao Tseu, un philosophe chinois.
— Tu as raison, je m’en fiche, approuva Gaya en éclusant sa coupe.
— Allez viens, on danse, avant qu’on nous mette des charangas et des guajiras pour faire plaisir aux vieux, ou pire, le Manisero de ta mère !
Gaya se laissa aller dans les bras d’Arturo et entama avec entrain son meilleur be-bop de la soirée.
*
Almah regardait l’assistance, pensive, un sourire énigmatique flottant sur ses lèvres. Comme les liens familiaux étaient surprenants. Comme ils les reliaient les uns aux autres subtilement et d’étrange façon, trouvant des voies inattendues. Comme chacun avait trouvé sa juste place dans l’échiquier. Comme sa magnifique famille l’émerveillait. Heinrich dansait avec Myriam. Almah laissa échapper un petit rire involontaire en se souvenant qu’autrefois Wil avait vainement essayé de les caser ensemble, pour se débarrasser de son rival. C’était loin, et pourtant c’était hier. Comme le temps a passé, songea-t-elle.
— Toi, je sais à quoi tu penses !
Markus venait de se matérialiser à son côté.
— Vraiment Markus ? Dis-moi !
— Tu peux être fière, tu es l’âme de cette tribu, Almah, tu en es la racine première. Avais-tu imaginé cela en débarquant ici avec ta petite valise il y a presque quarante ans ?
— Eh bien… oui ! Dans mes rêves les plus fous, j’avais secrètement espéré quelque chose qui ressemblerait à ça…
— Eh bien, te voilà comblée ! Si tu savais à quel point cela me rend heureux.
Almah ne répondit pas, c’était inutile. La générosité, la bienveillance de Markus à son égard n’avait jamais, au grand jamais, été prise en défaut, et elle en remerciait le ciel chaque jour, avec un petit pincement au cœur en pensant que Markus n’avait pas eu sa chance.
*
De loin Gaya repéra Gabriela. Affalée sur une banquette, pantelante après un merengue endiablé, elle tentait de s’éventer d’un gracieux mouvement des mains. Gaya traversa la salle en priant de ne pas subir d’abordage. Elle se laissa tomber près de son amie, remarquant la sueur qui perlait sur les ailes de son nez et dans son décolleté. Elle regarda avec tendresse ses joues rouges, ses tempes moites, les petites mèches folles échappées de son chignon que la chaleur collait à sa nuque. Baissant le nez, Gabriela souffla dans son encolure et Gaya en fut troublée. Gabriela releva la tête et, avec un sourire complice, elle lui prit la main et l’entraîna sur la terrasse dans un frou-frou de robes longues. Accoudées côte à côte à la rambarde qui surplombait le jardin, elles restèrent un moment silencieuses, à contempler le ciel piqueté d’innombrables points lumineux, dans la lueur opaline de la lune. Gaya devinait le sourire de son amie dans l’ombre. Gabriela tourna vers elle un visage extatique, son regard brillait.
— Ne bouge pas, je reviens !
Une minute plus tard, elle était de nouveau là, deux coupes dans les mains. Elle en tendit une à Gaya et d’une voix joyeuse, rendue légèrement traînante par l’alcool :
— À nos quinze ans ! À notre vie qui commence !
Elles firent tinter leurs coupes de champagne l’une contre l’autre. Et ce fut à cet instant-là, précisément, que quelque chose éclata dans la tête et dans le cœur de Gaya. Elle comprit qu’elle ne serait jamais comme Gabriela. Ni comme elle, ni comme les autres. Sa vie ne commençait pas aujourd’hui, sa vie qui avait déjà bien sinué pendant ces quinze premières années. Et surtout, elle refusait de se définir à partir de ce ridicule rituel de passage. C’était un refus viscéral, presque un dégoût. Non, sa vie ne commençait pas aujourd’hui, et surtout sa vie ne serait pas régie par les codes des autres. Elle se battrait contre ça, seule contre tous s’il le fallait. C’était vital, sinon elle en crèverait. Sa quinceañera, au lieu de la faire rentrer dans l’ordre, lui intimait d’en sortir. Au lieu de lui montrer la voie, elle lui ouvrait une autre route.
Gaya leva des yeux résignés sur Gabriela, cette amie d’enfance qu’elle avait adorée, et comprit qu’elle venait de pousser une porte qu’elle ne pouvait franchir que seule, et qu’elle devait laisser son amie sur le bord du chemin, derrière elle.
*
Et voilà, Gaya, ma petite sauvageonne, entrait dans le monde des adultes. Comme la mienne, son enfance de liberté avait fait d’elle une fille aventureuse, résistante, endurante et combative. Gaya et son charme d’animal sauvage, sa brusquerie de garçon manqué, ses extravagances de tête brûlée, son regard farouche d’adolescente en colère, ses jambes musclées habituées à courir le campo, ses seins trop ronds, cette poitrine apparue tardivement dont je savais qu’elle l’encombrait inutilement, Gaya et sa détermination qui pouvait virer à l’entêtement, voire à la rébellion, Gaya et ses contradictions que je percevais intuitivement sans qu’elle s’en fût jamais ouverte à moi.
Dans ce pays où une fille est une femme à quinze ans, moi, Ruthie, j’étais devenue une vieille maman. Le bébé cabriolait dans mon ventre rebondi, me rappelant à l’ordre. J’avais l’interdiction de me sentir vieille, pour lui je devais être la plus tonique des mamans. Malgré mes quarante ans.
Je soupirai d’aise en regardant nos invités s’amuser. La fête était réussie et, dès demain, nous allions passer quelques jours bien mérités juste entre nous.

Un sérieux gaillard
Juillet 1980
3,9 kg, 52 centimètres.
Tomás.
De mes trois enfants, c’était le plus costaud, le plus grand et celui dont la naissance avait été la plus aisée, bien qu’il se fût attardé une semaine au-delà du terme au chaud de mon ventre. Alors qu’avec ma quarantaine j’avais redouté un accouchement difficile et, pire, la césarienne quasi automatique dont les Dominicains étaient si coutumiers, par souci d’efficacité, de rapidité, par désinvolture.
« C’est parce que tu es rompue aux maternités ! » avait souligné Domingo que j’avais supplié de tout faire pour m’éviter cet acte chirurgical que je jugeais barbare quand il n’était pas absolument nécessaire. Combien de Dominicaines, telle Ana Maria, ma propre belle-sœur, se voyaient affublées d’une horrible balafre qui courait du nombril au pubis, simplement parce que les médecins ne voulaient par s’embarrasser des longueurs d’un accouchement. Mais j’avais eu droit à la meilleure clinique privée de Puerto Plata et aux soins attentifs de mon mari.
Avec quelques difficultés et force câlineries, j’avais réussi à le convaincre de rester dans l’expectative quant au sexe de notre enfant. Je voulais une surprise, nous avions déjà une fille et un garçon, alors qu’importait de savoir, et jusqu’au dernier moment j’avais tenu bon.
Domingo n’était pas peu fier de son second fils.
Car avec Tomás nous flirtions avec les standards de la famille dominicaine, trois enfants c’était un minimum pour tout chef de famille qui se respectait. Moins que ça, on soupçonnait un empêchement ou une discorde du couple et on vous jetait des regards de commisération.
Côté grands-parents Soteras, on était heureux d’agrandir la tribu familiale, il fallait maintenant trois mains pour compter les petits-enfants.
Almah était déjà folle de ce gros bébé, potelé et rieur. « Ce sera un bon vivant et un sérieux gaillard, j’en mets ma main au feu, pas vrai Tomás ? » s’extasiait-elle en frottant son nez contre celui, minuscule, de son cinquième petit-enfant. Dès le lendemain de sa naissance, elle lui avait noué autour du cou la perle d’ambre qui éloignait le mauvais œil. J’avais approuvé d’un sourire, même si je n’accordais aucun crédit à cette croyance du campo, pas plus que Domingo qui ne s’y était pas opposé, soucieux de ne pas froisser Almah.
Perdue dans les tourments de l’adolescence et absorbée par ses projets d’avenir, Gaya ne prêtait au bébé qu’une attention polie. Je regrettais secrètement qu’elle ne fût pas plus câline, pas du genre à pouponner et que le sort des animaux semblât lui importer plus que celui du nouveau-né. Mais ma fille était ainsi faite et je n’avais pas souvenir, moi non plus, d’avoir traversé l’adolescence comme un long fleuve tranquille.
Quant à David, élevé au milieu d’un trio de filles et d’ordinaire si réservé, il avait du mal à contenir sa joie d’avoir enfin un petit frère. Son unique préoccupation était qu’il grandisse au plus vite pour en faire son compagnon de jeu.
Le seul chez qui je notais comme une légère fêlure, bien qu’il l’eût nié la tête sur le billot, était Frederick. Mais je connaissais mon frère. Mon frère, qui en son temps avait tant espéré un fils, s’était résolu, non sans une once de regret, perceptible bien qu’il l’eût toujours tue, à l’idée de devoir céder la gestion de l’élevage à ses neveux, seule descendance masculine de la famille. Car à seize ans, Alicia et Elvira, ses jumelles, formaient des projets de vie qui les éloignaient radicalement de notre terre rustique, décoration d’intérieur pour l’une, styliste pour l’autre, si possible en Floride, et bien évidemment ensemble.
Nous fêtâmes la naissance de Tomás de façon tout à fait païenne, avec de sérieuses agapes dont la pièce maîtresse fut un cabri rôti tout droit venu des prés salés de Monte Cristi.
« Il va falloir se calmer, commenta Almah, si nous continuons à enchaîner les réunions de famille à cette cadence infernale, mon tour de taille n’y résistera pas ! »

Un choc violent
15 décembre 1980
C’était un pacte tacite : le téléphone pour le tout-venant, les lettres pour les échanges intimes et nourris. Je relisais des bribes de la lettre d’Arturo datée du 9 décembre et reçue le matin même.
… Est-ce qu’on est déjà vieux quand on voit partir les idoles de sa jeunesse ?…
… L’assassinat de Lennon a été un choc violent, pour sa brutalité, son absurdité…
… Avait-il vraiment trahi son message de paix et de fraternité entre les hommes ?
… Le Dakota Building est devenu un lieu de pèlerinage, le trottoir est jonché de fleurs…
… J’ai le sentiment que se referme une période de ma vie, une période heureuse qui a commencé sur le pont d’un bateau en provenance de Saint-Domingue par une rencontre avec une jeune fille qui m’avait surnommé « Vous pleurez mademoiselle »…
… Il est grand temps pour moi de prendre ma vie à bras-le-corps et de lui donner une nouvelle impulsion…
… Je m’encroûte dans mon académie de musique et j’ai l’impression d’y moisir lentement…
… je manque cruellement d’inspiration…
… En même temps, je manque cruellement du courage d’entreprendre qui te caractérise, ma Ruthie…
Comme celle des notes, Arturo possédait la magie des mots. Chacune de ses lettres que je conservais religieusement me plongeait dans un océan d’émotions. Il avait le chic pour ça. Comme à chaque fois, des souvenirs me submergèrent.
Arturo et moi en balade sur les rives du lac George, lors de lointaines vacances dans les Adirondacks. Marilyn Monroe venait de mourir. Arturo m’avait fait tout un sketch, à son habitude il en faisait vraiment des tonnes, se disait même en deuil. À l’époque je m’étais gentiment moquée de lui. Mais aujourd’hui je partageais son émotion et celle de toute une génération sidérée par l’absurdité d’un geste assassin que personne ne comprenait et qui nous privait d’un des musiciens mythiques qui avaient accompagné notre jeunesse. Je nous revoyais au premier concert américain des Beatles avec Nathan, les billets obtenus à prix d’or, Gaya déjà là, minuscule promesse de vie en moi. Je secouai la tête pour chasser ces fantômes. Plus de quinze années avaient passé.
Je sentais dans les mots d’Arturo une sorte de nostalgie douce-amère, comme empreinte de désillusion. Mais aussi, enfouis derrière, sourdaient les prémices d’un nouvel envol qui hésitait encore. Malgré mes encouragements incessants, Arturo n’avait jamais franchi le pas. Il ne se plaignait jamais et prétendait se plaire dans sa fonction de professeur de musique et de révélateur de talents. Mais je savais qu’au fond son ambition était ailleurs et que, dans ses rêves les plus fous, miroitaient les feux de la rampe. Composer et interpréter ses œuvres devant le parterre du Radio City Music Hall, ou quelque chose dans ce genre, voilà ce qui l’aurait comblé.
Il y avait bien eu des embryons, des frémissements avec, par le biais d’un de ses amis, une commande de musique pour une comédie romantique prometteuse qui s’était contentée de faire un flop commercial. Il avait aussi travaillé pour des agences de publicité, mais il n’était pas fier de ces ouvrages besogneux qui consistaient à mettre en musique des maux du marketing et qu’il jugeait indignes de son talent sans oser le dire, de peur de paraître prétentieux. Et pourtant, Arturo était doué. Un musicien inventif, délicat, plein d’imagination. Il y avait quelque chose de magique quand ses doigts déliés couraient sur le clavier. Mais il n’avait pas la pugnacité nécessaire pour émerger dans cet univers ingrat où les relations comptaient au moins autant que le talent, il ne savait pas cultiver ces fausses amitiés, et surtout il n’avait pas suffisamment foi en lui-même. Il lui manquait un élan et j’étais bien en peine de deviner quel pourrait être le tremplin, le déclencheur, qui lui permettrait de naître enfin à ce destin de compositeur-interprète que je pressentais pour lui, et dont je souhaitais de toute mon âme qu’il voie le jour.
Et puis il y avait autre chose. Arturo n’était pas heureux en amour. C’était bien le seul domaine sur lequel il ne se confiait pas à moi. À de vagues allusions, je devinais des liaisons sulfureuses, dominées par le sexe et peu épanouissantes, des emballements généralement éphémères qui le désenchantaient chaque fois un peu plus. J’espérais de tout mon cœur qu’il rencontre l’âme sœur, et sur ce terrain, là aussi il piétinait. Bon joueur, ingénu, il affichait toujours un optimisme de façade qui décourageait de plus amples investigations de ma part. Je savais, car il me l’avait dit un jour, qu’il enviait notre bonheur et notre parfaite entente à Domingo et moi. Je savais aussi qu’il désespérait de jamais rencontrer pareille chance. Et cela me broyait le cœur.
Comme les précédentes, sa lettre alla rejoindre ses semblables dans le petit coffret de caoba où je conservais notre correspondance. Et comme pour les précédentes, je m’attelai avec délices à une réponse. C’était un exercice que j’aimais par-dessus tout. Une feuille de papier vierge, mon vieux stylo-plume de Bakélite. Je les écrivais en secret, un peu comme une adolescente cache sa correspondance amoureuse, car Domingo aurait bien pu se moquer gentiment de moi. Ou pire Gaya, un peu plus férocement. Seule Almah, me semblait-il, aurait pu vraiment me comprendre. J’avais l’impression que ces échanges épistolaires nous reliaient à un monde révolu, celui des longues correspondances littéraires d’autrefois de ces poètes, de ces grands voyageurs que j’aimais lire.
Chaque fois que j’écrivais à Arturo, et ça ne m’arrivait qu’avec lui, je sentais une fièvre s’emparer de moi, un élan me propulser. Et je me disais que, oui, j’aimais écrire, j’aimais choisir le mot juste, l’adjectif lumineux, l’adverbe astucieux, agencer l’ordonnance des termes, utiliser ces signes de ponctuation déconsidérés. Je réfléchissais à chaque phrase, je voulais qu’elle exprime au plus juste ce qui était tapi au fond de moi. Nul doute que j’y mettais bien plus de cœur qu’à la rédaction de mes articles, même les plus excitants. Écrire à Arturo, c’était mettre mon âme à nu, mon cœur noir sur blanc, et je savais qu’en me lisant il en avait l’intuition intime. Car dans le tourbillon de nos vies il y avait la permanence rassurante de notre relation, qui jamais ne s’essoufflait. Je vérifiai avec de douces pressions que la pompe de mon stylo n’était pas grippée et je sortis mon beau vélin, lisse et doux, sur lequel ma plume glissait comme sur de la soie.
Querido Arturo…

Une greffe improbable

Avril 1981
Extrait de La Voix de Sosúa
Nous sommes heureux et fiers d’annoncer la création de la paroisse israélite de Sosúa « Kehilat Bnei Israel ».
La nouvelle paroisse est organisée en une fondation dont tous les pionniers arrivés dès 1940 d’Allemagne et d’Autriche et résidant à Sosúa, leurs familles et leurs descendants sont membres. Elle se chargera désormais du fonctionnement et de l’organisation des services et des fêtes religieuses. Tous les frais de la paroisse, ainsi que l’entretien de la synagogue et du cimetière, seront pris en charge par Productos Sosúa, la prospère coopérative laitière dont la renommée n’est plus à faire et dont les produits sont distribués dans tout le pays. Mazel Tov!
Mon court article était illustré d’une photographie de notre synagogue, magnifique de simplicité sous les rayons d’un soleil rasant de fin de journée, un véritable projecteur qui l’illuminait comme une star. Je n’avais pas voulu en faire trop. Tous ceux qui étaient concernés au premier chef connaissaient la nouvelle. Ils avaient âprement milité, Almah en tête malgré son sens tout relatif de la religion, pour cet aboutissement que nous avions fêté comme il se doit, par un sérieux festin.
Je m’étais donc contenté d’un faire-part de naissance factuel. La nouvelle paroisse était la concrétisation de notre enracinement heureux, une greffe improbable entée dans les cassures de l’Histoire, quand une poignée d’émigrants juifs, arrivés d’Allemagne et d’Autriche début 1940, avaient choisi de rester dans cette terre caraïbe et d’y faire souche.
Une greffe qui, contre toute attente, avait merveilleusement pris.
Même ceux qui, comme moi, étaient éloignés des choses de la religion n’avaient pu rester insensibles à cet accomplissement symbolique. Comme l’avait prophétisé Almah, nous étions bien les premiers maillons d’une nouvelle espèce hautement exotique : Homo dominicano-austriaco-judaicus.

De la bonne graine de capitalistes
Juin 1981
Huit kilomètres entre canneraies et mer turquoise. C’était la distance qui nous séparait de l’aéroport international Gregorio-Luperón de Puerto Plata. Balaguer avait tenu sa promesse de désenclaver notre région. Une route côtière flambant neuve nous reliait désormais au reste du pays. Un long ruban d’asphalte courait de Puerto Plata à Nagua, remplaçant l’ancienne piste poussiéreuse, truffée d’ornières et de nids-de-poule. Et au bord de cette route, le nouvel aéroport d’où l’on pouvait s’envoler pour Miami, New York, Montréal et même l’Europe.
Un Balaguer à moitié aveugle coupa le ruban au son de Quisqueyanos valientes exécuté avec plus d’entrain que de maestria par l’orphéon municipal. Une délégation de Sosúa fut bien sûr invitée et j’en étais. C’était un grand jour et j’en rendis largement compte dans les colonnes de La Voix de Sosúa.
Frederick se frottait les mains et avec lui tous les propriétaires terriens de la région. La tarea allait flamber, comme il le prédisait depuis des années avec ce que j’avais en mon for intérieur baptisé « son petit air de supériorité sans vouloir y toucher » qui m’agaçait tant. On avait suffisamment moqué ses investissements, ils allaient enfin lui donner raison. Les milliers de tareas qu’il avait achetées pour une bouchée de pain dans la région de Río San Juan, de bonnes terres grasses et herbues pour nos vaches laitières, allaient prendre de la valeur. Sans compter notre finca de Sosúa et nos édifices du Batey. Mon frère traversait désormais la vie avec le sourire satisfait de qui se sait conforté dans ses convictions par la tournure des événements.
Depuis l’annonce de l’ouverture du projet, dix-huit mois auparavant, Frederick caressait l’idée de bâtir un grand hôtel en surplomb de la partie est de la baie, à l’emplacement d’anciennes maisons de pionniers : il voulait être prêt à accueillir les touristes qui, à l’en croire, n’allaient pas tarder à affluer par charters entiers. Dans cet objectif, il avait créé une société, Sosúa Properties CXA, dont chaque membre de la famille était actionnaire. Il était sûr que le développement de la région ferait de nous des gens riches, si nous avions le cran d’aller de l’avant, sans rester à la traîne des autres pays et des îles voisines. « Nous devons prendre exemple sur la Martinique et Saint-Martin », s’enflammait-il.
« La famille Rosenheck-Soteras, de la bonne graine de capitalistes », raillait Almah qui ajoutait : « Nous n’avons vraiment pas besoin de ça pour être heureux, pas vrai ? » Et je voyais une lueur fugitive de nostalgie passer dans son regard bleu.
À Puerto Plata aussi les investisseurs s’activaient. Un ambitieux complexe touristique baptisé Playa Dorada – une dizaine d’hôtels de luxe aux normes internationales, restaurants, galerie marchande, parcours de golf – sortait de terre.
Était-ce un bien pour un mal ?
Almah était une des rares à émettre haut et fort des réserves quant au bien-fondé de ces développements. « Nous allons vendre notre âme au diable », clamait-elle à qui voulait l’entendre. Frederick temporisait « Le tourisme n’est pas le diable, loin de là ! Outre des ressources, ce sont aussi des emplois. C’est quand même autrement plus glorieux pour notre pays que les remesas! » Mais Almah craignait de voir son paradis dénaturé, défiguré, et surtout envahi. Elle n’avait pas tort. L’avenir lui donnerait raison en déversant sur nos plages des hordes de touristes en bermuda, bikini et tongs, luisants d’huile solaire, qui viendraient se pavaner sur des transats, achèveraient de saper nos pilotillos en grimpant dessus, pilleraient nos récifs de corail, effraieraient nos lamantins, obligeraient les pêcheurs à naviguer toujours plus au large pour rapporter du poisson, ruinant à jamais le charme bucolique de notre paradis terrestre. Le visage de notre côte en serait à jamais bouleversé. Tout cela nous pendait au nez, mais nous ne suspections pas encore la violence du raz de marée à venir.
Frederick avait raison sur un point essentiel, l’économie du pays, encore considéré comme proche du tiers-monde, avait bien besoin de la manne des devises du tourisme. Comme Domingo et Markus, il y voyait une véritable opportunité de nous sortir du marasme économique dans lequel nous nous enlisions depuis de nombreuses années.
Il fallait reconnaître que notre région, et plus largement notre pays, possédait largement de quoi prétendre au titre d’Éden balnéaire : un climat idéal, un soleil toujours bienveillant, des plages magnifiques, une mer sage, des habitants accueillants. Juste derrière les Canadiens, les premiers Européens à débarquer furent les Allemands. Leur arrivée n’avait rien d’un mystère.

Der Spiegel
Juin 1981
Signe évident que nous sortions de l’ombre, quelques mois après l’inauguration de l’aéroport, je reçus un coup de téléphone d’Allemagne. Un journaliste de l’hebdomadaire Der Spiegel s’invitait chez nous. Notre histoire, ou plutôt celle de Sosúa, l’intéressait. En tant que «confrère» – je notai une nuance très perceptible de condescendance dans ses intonations –, il me contactait pour que je l’aide à planifier son reportage, comme un «fixeur» se plut-il à me préciser, fier de son jargon. Je restai sur la réserve, ne sachant comment ceux que nous appelions entre nous les pionniers réagiraient. Jusque-là, ils s’étaient complu dans la discrétion, ne faisant guère parler d’eux au-delà de nos cercles familiaux respectifs. Le destin de notre colonie n’avait guère fait de vagues, une minuscule anecdote de la Seconde Guerre mondiale qui en comptait d’autrement plus spectaculaires, un fragment d’histoire de la Shoah au dénouement heureux.
J’en parlai à Markus et Almah. Je ne voyais qu’eux pour répondre favorablement à une telle demande et, le cas échéant, convaincre leurs compagnons de la première heure. Nous convoquâmes une réunion du premier cercle, soucieux de savoir comment les anciens allaient prendre cette démarche. Les avis étaient tranchés. Certains avaient la rancune tenace et presque tous récriminaient, qui avec violence, qui avec amertume, qui avec finesse :
— Un Allemand ! Il ne manque pas de toupet.
— On ne les intéressait pas tant que ça, il y a quarante ans.
— Pas question de jouer les curiosités exotiques !
— Je parie qu’il est de mèche avec une agence de tourisme qui va nous en envoyer des troupeaux !
— De toute façon, objectai-je, s’il veut faire un reportage, on ne peut pas l’en empêcher.
— Alors autant l’encadrer pour qu’il n’aille pas raconter n’importe quoi sur nous, répliqua Almah.
— Oh, on les connaît les journalistes ! la coupa Josef Katz qui, se rendant compte trop tard de sa bourde, me lança un œil penaud.
— Lui serrer la vis, Ruthie, tu vas devoir lui serrer la vis ! renchérit Alfred Strauss.
— Et nous n’avons absolument pas à rougir de ce que nous sommes devenus, souligna Markus.
— Bien au contraire ! s’exclama Almah.
— Si ce journaliste a besoin de témoignages, nous nous y collerons Almah et moi, en veillant au grain, décida Markus dont je connaissais l’attention pointilleuse. Et toi, Ruthie, tu serviras de garde-fou. Le moment venu, je te laisserai la vedette, Almah, si tu en es d’accord, je ne tiens pas particulièrement à être sur le devant de la scène. Si tu ne vois pas d’inconvénient à ce que ta femme joue les vedettes, ajouta-t-il en se tournant vers Heinrich.
Celui-ci se contenta d’incliner la tête en signe d’approbation. Cette histoire n’était pas la sienne. Puis se ravisant, il glissa un sourire ironique en direction d’Almah :
— Ce ne sera pas la première fois, et sans doute pas la dernière non plus, n’est-ce pas ma chère ?
— Je ne vois pas du tout à quoi tu fais allusion, mon cher, lui rétorqua Almah avec un clin d’œil. D’accord Markus, faisons comme ça, ajouta-t-elle enthousiaste, si cela convient à tout le monde.
Nous étions tous d’accord. Et je sentais ma mère ravie de l’occasion qui lui était donnée de se raconter et de revivre l’odyssée de sa jeunesse.
*
Accompagnée d’Almah, j’allais accueillir Dieter Müller dans notre nouvel aéroport. Nous le reconnûmes immédiatement, la trentaine, grand, blond, pâle de peau, il portait un gilet de reporter multipoche et un sac de photographe jeté sur l’épaule. « Une caricature d’Aryen doublée d’un journaliste de bande dessinée », me souffla Almah en catimini en enfonçant un coude dans mes côtes. Je retins un éclat de rire.
Dès la première poignée de main, franche, chaleureuse, je pris Dieter en sympathie et je crois bien qu’Almah aussi. Il était bien trop jeune pour avoir connu la guerre, ce qui cloua le bec des râleurs et des revanchards. Son âge et son sincère intérêt à notre endroit balayèrent les réticences que sa démarche avait pu faire naître. Nous lui avions offert l’hospitalité à la finca, qui comptait désormais quatre bungalows pour les amis, comme nous appelions les petites dépendances que nous avions construites au fur et à mesure que la famille s’agrandissait.
Almah entraîna Dieter à cheval à l’assaut des lomas, lui ouvrit les portes de notre cimetière, celles de la synagogue que nous n’utilisions plus que pour les grandes occasions, et celles, plus intimes, de nos albums de photographies. Il y eut des repas joyeux, des expériences culinaires – Dieter découvrit le mangú et la Sachertorte à la mangue, une curiosité métisse de Rosita, parfaite illustration de notre culture hybride –, des chevauchées fantastiques, un bain de nuit, des séances d’observation des étoiles et de longues, très longues conversations.
*
Le dernier soir avant le départ de Dieter, nous nous balancions mollement dans les mecedoras de la terrasse en sirotant un rhum au gingembre.
— D’où vous vient cet intérêt pour notre communauté, Dieter ? Car je sens bien que vous n’avez pas tout dit.
Almah fixait le journaliste avec un regard inquisiteur. Son intuition ne la prenait jamais en défaut. Sous son hâle tout frais, le rouge monta aux joues de Dieter et une ride qui n’était pas de son âge se dessina sur son front. Il était manifestement dérouté d’avoir été percé à jour. Quand il prit la parole, son ton était grave :
— Mon père avait dix-huit ans en 1938. Il a fait partie des Jeunesses. Il a placardé des écriteaux dans les parcs, les tramways et les bains publics. Il a défilé le bras levé, il a peint des étoiles de David sur des vitrines… Il a eu le temps de s’en repentir, bien avant de mourir d’un cancer. Mais c’est une tache indélébile.
Il y eut un silence gêné. Un ange passa. Dieter se racla la gorge et d’un ton plus léger, avec un enthousiasme un peu forcé :
— Il ne faudrait pas croire que c’est pour racheter ce qu’a fait mon père dans sa jeunesse, ou quelque chose de cet ordre-là. Non. Mais depuis toujours j’éprouve à l’endroit des histoires d’émigrés un intérêt sincère. Cette réinvention des vies me bouleverse. C’est quelque chose qui a à voir avec la grandeur de l’homme. Qui plus est la vôtre, dans les conditions que l’on sait.
Il secoua la tête comme pour chasser de vieux démons et son regard s’attarda sur Almah comme s’il attendait une sorte d’absolution. Elle acquiesça. Dieter reprit, comme soulagé :
— Jamais un reportage ne se sera révélé plus aisé et plus plaisant à réaliser. Vraiment, je ne sais pas comment vous remercier pour votre accueil et votre hospitalité. Ce n’était pas une enquête, c’étaient de vraies vacances !
— Nous sommes comme ça, nous les Juifs dominicains ! plaisanta Almah.
— Nous les Dominicains, la corrigeai-je.
— Faites-nous donc un bel article, racontez ce que vous avez vu, ce que vous avez ressenti, et dites-leur bien qu’ils ne nous manquent pas, ajouta Almah.
— N’êtes-vous jamais retournée en Autriche ? demanda Dieter, et je sentis que cette question lui brûlait les lèvres depuis longtemps.
C’était un sujet tabou, un des rares qui existât entre ma mère et moi. Chaque fois que je tentais de la questionner, que j’évoquais l’éventualité d’un voyage dans le pays de son enfance, un voyage que j’aurais tant aimé faire avec elle, elle se refermait comme une huître. À mon grand regret, cela semblait sans appel.
— Non !
Le ton d’Almah était ferme et catégorique. Une fin de non-recevoir. Comme de juste.
— En avez-vous eu l’envie ?
— Non ! réitéra Almah. L’Autriche ne me manque pas. Mon pays, c’est cette île depuis très longtemps. Un pays dans lequel je n’ai jamais cessé d’être en exil, mais un pays hors duquel, n’importe où, je serais en exil.
Almah laissa Dieter méditer sa formule quelques secondes. Il ne pouvait que partiellement en appréhender la signification, ne connaissant pas les morts de ma mère, ni ceux de Vienne, ni ceux qui la liaient à cette île.
— Sacré paradoxe, hein ? le nargua-t-elle. Et je vous assure, mon cher Dieter, que malgré les soubresauts de la politique, malgré la corruption rampante, malgré les problèmes sociaux, nous sommes très bien ici. Infiniment mieux que dans cette vieille Europe qui ne cesse de lécher ses plaies.
— Vous avez raison. Ma génération a été élevée sous la chape de la culpabilité. Nous avons reconsidéré l’histoire en long, en large et en travers.
— Ce qui n’empêche pourtant pas certains de nier l’évidence.
— Vous voulez parler des révisionnistes ? On a affaire à une bande de fanatiques totalement aveuglés et qui plus est limités intellectuellement, pour rester poli.
— De vrais cons, vous voulez dire ? Vous voyez, rien ne change… sourit Almah triomphalement.
Dieter se balança doucement pendant quelques secondes, semblant peser le pour et le contre d’une décision. Il prit une grande respiration et se lança.
— Savez-vous que vous pouvez désormais demander réparation pour tous les biens dont vous avez été spoliés ? Il y a eu des précédents, et même des lois. Je pourrais vous aider, ajouta-t-il avec une ferveur presque enfantine.
— À vrai dire, cela ne m’intéresse pas. C’est une bataille d’arrière-garde, et inutile de surcroît. Vous l’avez constaté, nous vivons au paradis. La page est tournée depuis bien longtemps. Nous ne manquons de rien ici et surtout pas de souvenirs. Alors les biens matériels…
— Tout de même, s’enflamma Dieter, c’est un combat juste et légitime. Ça a valeur de symbole. La preuve : la plupart de ceux qui se sont engagés dans cette voie ont obtenu gain de cause. Et ils ont presque tous choisi de se défaire des biens restitués au profit d’associations ou de musées.
— C’est exactement ce que nous avons fait avec mon second mari, figurez-vous.
Et Almah entreprit de raconter à Dieter l’histoire du tableau de Max Kurzweil. Suspendu à ses lèvres, le journaliste n’en perdait pas une miette. Quand Almah mit le point final à son récit, Dieter avait les yeux qui brillaient.
— Votre histoire, Almah, c’est un véritable roman !
— Toute la vie de ma mère est un véritable roman, c’est ce que je dis toujours, ajoutai-je en guise de conclusion. Et si nous allions nous coucher maintenant ? Il se fait tard et demain vous avez un avion à prendre.
*
Deux mois plus tard, un paquet en provenance d’Allemagne atterrissait dans notre boîte postale, une dizaine d’exemplaires du Spiegel. En couverture, sous le titre « Sosúa, lointaine terre promise des Juifs allemands et autrichiens, le kibboutz des Caraïbes », une vue panoramique de la baie ; en médaillon, un portrait d’Almah rayonnante : « Une pionnière raconte… »
Je me jetai sur les huit pages du dossier, un reportage juste et empreint d’admiration, bien ficelé et fort documenté. Et pour cause : nous avions mis à la disposition de Dieter toutes nos archives. Je distribuai les exemplaires de l’hebdomadaire : trois pour l’école, deux pour notre bibliothèque, un pour les archives du journal et un pour les archives de la Dorsa. J’en gardai un à la maison, un pour Markus et un pour Almah qui s’empressa de le faire disparaître dans sa valise aux souvenirs, comme je devais le découvrir des années plus tard.
J’envoyai un télex à Svenja pour la prévenir de la parution, sûre qu’elle ne manquerait pas d’acheter l’hebdomadaire en Israël, et un autre pour remercier Dieter et lui demander d’en envoyer un exemplaire au Joint à New York.
Si nous avions été plus perspicaces, nous aurions entrevu les conséquences de la publication de l’article. Almah se serait sans doute abstenue de répondre à l’interview. Car Der Spiegel fit des émules. Après la parution du dossier de Dieter, débarquèrent à Sosúa des flots d’Allemands et d’Autrichiens curieux de notre histoire, puis ce fut un magazine américain et un historien autrichien. Nous sortions définitivement de l’ombre.

Modèle
Juin 1982
New York, le 20 juin 1982
Ma Ruthie,
Des nouvelles du front new-yorkais où les premières grosses chaleurs nous promettent un été caniculaire, ce qui me donne un prétexte tout trouvé pour revenir chez nous pendant quelques semaines… »

Extraits
« Anacaona ouvrit la voie. Nathan venait d’entamer un parcours chorégraphique qui allait faire de lui une figure importante de la danse contemporaine. Il imprimerait un style unique et innovant, soutenu par un langage chorégraphique narratif questionnant l’identité, un reflet de l’époque. Avec Arturo, ils vogueraient de succès en succès. «Pas des succès d’estime, mais de bons gros succès commerciaux», comme s’en vanterait Nathan, qui avait gardé quelque chose d’enfantin dans ses rodomontades,
Quelques années plus tard, leur ballet intitulé Terre promise, une ode à l’exil qui retraçait, pour qui savait lire entre les lignes, l’historiographie familiale, serait carrément porté aux nues et ferait de Nathan un des chorégraphes les plus courtisés au monde, consacré en 1998 par un American Dance Festival Award. » p. 146

« Tant de choses étaient advenues, tant de vies s’étaient construites ici, des bonheurs, des drames aussi, cela donnait le vertige. J’oubliais les petites jalousies, les rancœurs, les mesquineries, pour ne garder que les sourires. Avec leur détermination, leur goût de l’effort, leur âpreté au travail, leurs renoncements, leur dignité magnifique devant l’ineffable, ils s’étaient faufilés dans les lézardes de l’histoire pour écrire ici une page de leur vie, la page essentielle, celle sans laquelle rien d’autre n’aurait pu advenir. Ils étaient des rocs, de la race des vainqueurs, et la présence de chacun ici, aujourd’hui, témoignait de ça: ils étaient victorieux et indestructibles.
La synagogue n’avait pu accueillir tout le monde pour le service religieux et les invités piétinaient sur la pelouse en une cohue compacte.
Il y eut des embrassades, des accolades, des rires, des congratulations, des confidences, des séances de photographie, des toasts, des libations, des agapes, des chants, des danses, des gueules de bois, et des larmes, beaucoup de larmes. » p. 165-166

À propos de l’auteur
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Catherine Bardon est une amoureuse de la République dominicaine où elle a vécu de nombreuses années. Elle est l’auteure de guides de voyage et d’un livre de photographies sur ce pays. Son premier roman, Les Déracinés (Les Escales, 2018 ; Pocket, 2019), a rencontré un vif succès. Suivront L’Américaine (2019), Et la vie reprit son cours (2020), et Un invincible été (2021). (Source: Éditions Les Escales)

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Une loge en mer

DESCLOZEAUX_une_loge_en_mer  RL_2021

En deux mots:
L’immeuble étant mis en vente par son propriétaire, sa concierge se voit proposer un hébergement insolite, sur un porte-conteneur. Mais après quelques années de navigation, elle entend résilier son bail. Plus facile à dire qu’à faire, comme le prouve ce roman épistolaire.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«La concierge est en mer»

Renouvelant le genre du roman épistolaire, Magali Desclozeaux nous propose l’échange de lettres entre une ex-concierge qui vogue désormais sur un porte-conteneurs et divers correspondants censés l’aider à résilier son bail. Dépaysant!

Ça ne pouvait guère finir autrement. Un immeuble parisien qui se vide de ses habitants n’a plus besoin de concierge. D’autant qu’il va être transformé en parking. Alors, après avoir entretenu durant quelques mois le bâtiment désert, Ninon Moinot a dû rendre son tablier.
Mais plus surprenant, elle a échangé sa loge de 18 m2 contre un nouvel espace de 12m2: elle vit désormais dans le conteneur n°124328 sur le Ship Flowers l’un de ces immenses cargos qui parcourent les océans, transportant des marchandises d’un continent à l’autre. Dans sa seule valise elle a emporté ses économies – les étrennes accumulées au fil des années – ses sabots d’infirmière aux semelles antidérapantes et son thermos de café.
Elle a accepté la proposition de De Cuïus, le propriétaire de son immeuble, qui ne donne plus signe de vie depuis plusieurs semaines. Ce qui est très contrariant puisqu’elle souhaite résilier son bail. Elle s’adresse aussi à l’administration qui n’a rien changé de ses habitudes ubuesques, à une conseillère qui va s’avérer sénile et, en désespoir de cause, à un jardinier avec lequel elle ne pense que pouvoir relater son expérience avortée de faire pousser une plante sur son porte-conteneur. Ce dernier, Aimé Cosat, va s’avérer être son allié le plus précieux. Outre le fait qu’avec Ninon il voyage par procuration, il ne va pas renoncer à retrouver De Cuïus ou ses héritiers. Complétons la liste des correspondants de la passagère du Ship Flowers avec l’ancienne cuisinière qui, tout comme Ninon, a l’impression de s’être faite «enfumée» en confiant ses biens à la société financière gérée par leur ex-patron. Elle envisage même de la rejoindre sur le Ship Flowers qui pourrait recourir à ses talents. Un projet qui ne se concrétisera pas. D’autant qu’à la suite d’une erreur de manutention son conteneur est débarqué en plein désert.
Et même si tout finira par s’arranger, Ninon Moinot décide qu’après plus de trois années en mer, il est temps de retrouver la terre ferme. «Je n’en peux plus, les os rouillés, les articulations grippées, je peine à aller de l’avant. Rien de grave à ça, je n’ai pas d’issue à mon avenir. J’ai choisi d’embarquer autour du monde. Ça m’a fait rêver. Passée la deuxième année, le rêve a viré. Ça arrive. Il faut savoir perdre. J’ai entamé le dernier tour de piste de la boîte à chaussures. La tournée d’adieu de Lady Shrimp. Dans moins de 77 jours maintenant, je quitterai la scène.»
Un projet que les aléas de la navigation mais plus encore les fils tissés par le commanditaire du bateau vont venir contrarier. De nouvelles surprises et quelques rebondissements l’attendent avant la fin de son Odyssée.
Magali Desclozeaux, en renouvelant le genre du roman épistolaire, joue avec ce temps qui s’étire très différemment sur un porte-conteneur et nous démontre les effets d’un très long confinement. Quand par exemple, il empêche de voir les gens, quand l’attente des informations vire à l’obsession et, lorsqu’elles arrivent, ont déjà été périmées par un nouvel événement. Sans parler des vagabondages de l’esprit, propre à imaginer des choses, à combler les vides. Bien entendu, toute ressemblance avec une situation du même ordre infligée au lecteur ne saurait être que fortuite!

Une loge en mer
Magali Desclozeaux
Éditions du Faubourg
Roman
176 p., 16,90 €
EAN 9782491241490
Paru le 21/01/2021

Où?
Le roman est situé en principalement en pleine mer, de Fos-sur-Mer à Shanghai. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule de 2015 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ainsi donc, je mourrai là où je loge.
Dans une boîte.
Cela s’est imposé à moi alors qu’à l’aube, depuis le minuscule balcon sur lequel donne mon conteneur placé en bout de rangée avec une paroi à pic au-dessus de la mer, je guettais l’apparition du soleil.
Lorsqu’il se lève sur ma gauche et que la nuit précédente, nous avons largué les amarres dans un port greffé au désert, je sais que nous avons mis le cap sur l’Asie.
Et j’aurai beau attendre midi, un soleil à l’aplomb du radar qui coiffe le château et espérer une journée sans brume, jamais je ne parviendrai ne serait-ce qu’à deviner ce qui se trouve à bâbord.
La locataire de l’un des dix mille conteneurs du Ship Flowers entreprend, pour résilier son bail, de contacter son propriétaire domicilié dans un paradis fiscal. C’est le début d’une correspondance au long cours, rassemblée dans ce roman épistolaire

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Toute la Culture 

Lecture d’un extrait du roman par «Les livreurs» © Production Éditions du Faubourg

Les premières pages du livre
La Boucle

en mer Méditerranée, un jour d’hiver*

Chère Madame Noisette,
Il me souvient avoir lu la mention « conseil » sur une plaque en cuivre à votre nom, apposée à gauche de la porte cochère du 6 rue de la Corderie.
Ancienne gardienne de l’immeuble situé au 5 de cette même rue, je vous écris dans l’espoir que vous saurez m’indiquer la marche à suivre.
J’aimerais quitter la mer où je demeure depuis bientôt deux ans et demi or pour cela, il me faut rompre le contrat de pension viagère signé avec Félix De Cuïus.
En échange de ma retraite, il me garantit le gîte sous forme d’un conteneur embarqué sur un porte-conteneurs, avec douche et toilettes au château, et le couvert sous forme d’une collation et de deux repas par jour servis à la table du petit personnel navigant.
Comme vous le voyez, ma situation est simple : je cherche à rendre son gîte et son couvert au De Cuïus afin qu’en retour, il fasse établir le versement de ma retraite non plus sur un compte bancaire à son nom, mais au mien.
Mes courriers envoyés à la boîte postale 3210 à Nassau, Bahamas, étant restés lettre morte, je me permets de vous demander conseil sur ce point : selon vous, quelle est la démarche à suivre pour annuler un contrat de pension viagère signé par deux parties dont l’une ne répond plus ?

Bien cordialement,
Ninon Moinot

Ship Flowers
Conteneur nº 124328
c/o Seamen’s club
allée des Pins
13270 Fos-sur-Mer, France
*Cachet de la poste illisible.

Paris, le 28 janvier 2015

Chère Madame,

À ma connaissance, un contrat viager ne peut être cassé.

Salutations distinguées.
ppe Prune Noisette
[Signature illisible]

en mer de Chine, un jour de printemps*

Chère Madame Noisette,

Merci pour votre réponse dont je reconnais qu’elle m’a fichue à plat.
Ainsi donc, je mourrai là où je loge.
Dans une boîte.
Cela s’est imposé à moi alors qu’à l’aube, depuis le minuscule balcon sur lequel donne mon conteneur placé en bout de rangée avec une paroi à pic au-dessus de la mer, je guettais l’apparition du soleil.
Lorsqu’il se lève sur ma gauche et que la nuit précédente, nous avons largué les amarres dans un port greffé sur le désert, je sais que nous avons mis le cap sur l’Asie.
Et j’aurai beau attendre midi, un soleil à l’aplomb du radar qui coiffe le château et espérer une journée sans brume, jamais je ne parviendrai ne serait-ce qu’à deviner ce qui se trouve à bâbord. Un porte-conteneurs ne fait pas de cabotage et ses occupants ont ainsi toute latitude, comme moi aujourd’hui, pour imaginer un lent déroulé de plages sablonneuses. Il sera long et avant qu’il ne soit interrompu par une nouvelle escale, il faudra compter au moins six jours. Plus qu’il n’en faut pour mourir d’un arrêt du cœur, ce que je me souhaite et qui m’amène à solliciter un ultime conseil.
En cas de décès, j’aimerais être inhumée selon les coutumes du pays au large duquel il adviendra. Comme, par exemple, le bûcher en Inde. À qui dois-je adresser cette requête afin qu’elle soit exaucée ?

Très cordialement,
Ninon Moinot
*Cachet de Xiamen, 6 mai 2015.

Paris, le 21 mai 2015

Chère Madame,
Il suffit de l’indiquer sur un papier libre placé dans votre portefeuille.
Salutations distinguées.
ppe Prune Noisette
[Signature illisible]

en mer Rouge, un jour d’été*

Chère Madame,

En ce qui me concerne, ce sera dans un porte-monnaie à soufflets.
Mon portefeuille qui contenait ma carte senior, mes bons de réduction et mes tickets de métro, inutiles sur un porte-conteneurs, est resté à terre.
Quand on quitte une loge de 18 m2 sous le coup d’un avis d’expulsion pour venir s’établir dans une boîte de 12, mieux vaut partir léger.
J’ai appliqué une méthode simple afin d’y arriver, j’ai imaginé que j’étais payée par l’huissier pour emporter toutes mes affaires à la déchetterie et j’ai fait en sorte que la facture soit salée.
À part mes sabots d’infirmière aux semelles antidérapantes et mon thermos de café, j’ai transigé sur tout le reste et ça a été vite plié.
Résultat : une seule valise dans laquelle n’entrait pas mon sac à malice, le sac de sel à répandre devant la porte cochère de l’immeuble en cas de gelée où je cachais les étrennes offertes au fil des ans par mon petit monde avant qu’il ne soit expulsé lui aussi.
Je l’ai vidé sur les tommettes rouges de ma loge, traînée de cristaux couleur cendre, et sou après sou, j’ai rassemblé mes économies.
Un mince pécule confié à la Poste qui m’a proposé de le placer sur un livret de développement durable qui, en dépit de son appellation, n’est pas un livret mais une carte plastifiée. Lors de mes passages à Fos, si nécessaire, je retire quelques euros que j’échange à la buvette du Seamen’s club qui là aussi, en dépit de son appellation, n’est pas un club mais un foyer d’accueil pour les marins en escale.

Dentifrice, savon, mousse à raser, chips aux oignons, chips à la moutarde, chips au miel, vin blanc maltais ou bières, le tour de l’épicerie du château est vite fait et les prix ronds: de 1 à 3 dollars. Le cantinier n’a pas de caisse et il exige l’appoint.

Mais si je n’ai plus l’usage d’un portefeuille, je suis présente, en revanche, dans celui du De Cuïus.

Lorsque je reçus le contrat de pension viagère à signer, un billet l’accompagnait: «Merci, chère Ninon, grâce à vous, j’achève pleinement de diversifier mon portefeuille,» Me savoir dans son portefeuille me rassura, c’était le signe que j’avais de la valeur.
Et puisque je vaux quelque chose, n’est-ce pas là une marge de manœuvre pour tenter, à défaut de l’annuler, de renégocier mon contrat ? Qu’en pensez-vous ?
Je sais. J’avais dit ne plus vous demander conseil. Veuillez accepter que je me dédise en vous saluant.

Bien à vous
Ninon Moinot »

Extraits
« Qu’importe, cela n’en sera pas moins ma dernière boucle. Je n’en peux plus, les os rouillés, les articulations grippées, je peine à aller de l’avant. Rien de grave à ça, je n’ai pas d’issue à mon avenir. J’ai choisi d’embarquer autour du monde. Ça m’a fait rêver. Passée la deuxième année, le rêve a viré. Ça arrive. Il faut savoir perdre. J’ai entamé le dernier tour de piste de la boîte à chaussures. La tournée d’adieu de Lady Shrimp. Dans moins de 77 jours maintenant, je quitterai la scène. J’espère que ce sera en semaine. La Poste sera ouverte et j’entamerai le millier d’euros déposé sur mon livret de développement durable pour subvenir à mes besoins une fois débarquée à terre. Partir avec un ballot est une chose, revenir avec un ballot et deux fauteuils cabriolets en est une autre. » p. 74

« Île de Malte, Je 16 janvier 2017

Monsieur Maître Carré,

Vous me trouvez bouleversée par votre lettre.
Je m’apprêtais à envoyer un courrier à Aimé Cosat. Vous m’apprenez qu’il est mort.
Il m’avait bien dit prendre des cachets qui l’assommaient, mais de là à comprendre qu’il vivait ses derniers jours, il y a un pas que je ne pouvais franchir.
Débarquée à Malte dans un camp de transit, j’attends mes papiers après avoir déclaré la perte de mon passeport resté sur le lieu de mon ancienne résidence, le Ship Flowers. Je vous envoie le duplicata remis par les autorités. Suffira-t-il à justifier de mon existence?
Monsieur Cosat m’avait confié qu’il était jardinier et habitait dans une chambre de bonne. De lui, j’en sais à peine plus. Sauriez-vous m’éclairer sur ce que vous nommez gratification?

Avec mes remerciements

Ninon Moinot » p. 97

À propos de l’auteur

DESCLOZEAUX_Magali_©Claire_MoliterniMagali Desclozeaux © Photo Claire Moliterni

Magali Desclozeaux est traductrice de l’italien et romancière. Une loge en mer est son troisième roman après Le crapaud (Plon, 1997, sélectionné pour le Goncourt du premier roman) et Un deuil pornographique (Flammarion, 2003). Pour mieux raconter les aventures de Ninon Moinot dans Une loge en mer, elle a embarqué sur un porte-conteneurs à Fos-sur-Mer. (Source: Éditions du Faubourg)

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La beauté du ciel

BIASINI_la-beaute_du_ciel  RL_2021

En deux mots:
Après la profanation de la tombe de sa mère et dans l’attente de mettre au monde un enfant, Sarah Biasini prend la plume et raconte sa vie sans celle que tous s’accordent à appeler Romy Schneider. Au-delà de la douleur de l’absence, elle nous offre une belle photo de famille.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Profanation, procréation, promesse

Sarah Biasini a choisi d’écrire à sa fille pour lui raconter cette grand-mère qu’elle ne connaîtra jamais, pour lui parler de sa famille, et pour mettre fin à quelques rumeurs persistantes.

«Ce qui m’intéressait, c’était de raconter comment une famille se débrouille avec ses morts, comment on en parle à l’intérieur d’une famille. Quand je suis devenue mère, et c’est aussi valable pour les pères, on se pose la question de savoir quel enfant on a été, et comment on va assurer la stabilité et la sensibilité de son enfant. C’était le point de départ du livre». C’est ainsi que Sarah Biasini a expliqué dans l’émission «C à vous» les raisons qui l’ont poussée à écrire La Beauté du ciel. Une entreprise très difficile car, «quand la mort empêche de connaître quelqu’un, on ne cherche pas pour autant ce qu’on ignore. On le laisse en blanc. On tourne autour du sujet, de ce que l’on sait. Si peu soit-il.»
Sarah avait quatre ans quand sa mère est morte. La fillette va grandir auprès de son père, mais aussi et surtout auprès de ses grands-parents paternels. Sans oublier une nourrice à laquelle elle rend un bel hommage. Une famille qui va lui permettre de se construire malgré l’absence d’une mère qu’elle ne peut appeler autrement que «maman». S’il n’est pas occulté, le sujet n’est pas au centre de sa vie.
Et ce n’est qu’en 2017, alors qu’elle est devenue une femme et que sa carrière de comédienne est bien lancée, qu’elle a trouvé l’homme de sa vie, que deux événements vont la pousser aux confidences.
C’est à ce moment que la gendarmerie lui annonce que la tombe de Romy Schneider a été profanée. En se rendant au cimetière de Boissy-sans-Avoir, Sarah va en quelque sorte enterrer sa mère, elle qui n’avait pas assisté pas aux obsèques. À ce choc va suivre une bonne nouvelle, l’annonce de sa grossesse. Deux événements qu’elle va lier en se décidant à écrire.
Les amateurs de spiritisme trouverons déterminante la rencontre, lors d’une tournée à Marseille, où elle jouait une pièce de théâtre, avec une dame censée parler aux morts et qui entreprendra de déchiffrer tous ces signes qui se présentent à elle. «Je marche constamment sur ce fil qui nous lie, tendu mais incassable. La vie que tu m’as donnée, qui me reste. Une vie interrompue il y a trente-huit ans. Une autre qui commence aujourd’hui.» Et c’est à cette vie qu’elle va s’adresser pour lui expliquer dans quelle famille elle va grandir et qui est cette grand-mère qu’elle ne connaîtra jamais, mais dont elle va beaucoup entendre parler, notamment de personnes qui ne l’ont pas connue, mais qui voudront partager leur vérité. Et même si la plupart auront des intentions louables, ils fausseront l’image – la vraie – de cette femme exceptionnelle partie trop vite. Aux témoignages de son entourage, Sarah a voulu ajouter ceux des personnes qui ont fait un bout de chemin avec l’actrice. Elle a parlé à Michel Piccoli, Claude Sautet, Alain Delon, Philippe Noiret. Mais pas pour parler de cinéma. Pour parler de la femme et du souvenir, de la mort et du vide et des moyens de le combler.
Avec pudeur mais aussi avec force Sarah Biasini affiche ses convictions. Comme quand elle affirme haut et fort que rien ne permet d’affirmer que sa mère s’est suicidée. Ou quand elle explique combien elle déteste le film censé raconter sa mère en la filmant lors de Trois jours à Quiberon. Il est vrai que ce portrait d’une femme triste et dépressive fausse complètement l’image d’une mère à la beauté du ciel. Cette même beauté du ciel transmise à sa fille. Car comme lui explique son mari, désormais Sarah ne sera plus la fille de sa mère, mais la mère de sa fille. Pour ma part, c’est cet héritage, cette image que je conserve en refermant le livre.

La beauté du ciel
Sarah Biasini
Éditions Stock
Roman
250 p., 19 €
EAN 9782234090132
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Boissy-sans-Avoir dans les Yvelines, Calvi et la Corse, Marseille et Ramatuelle, un voyage en Bavière, un autre dans l’Eure, en passant par Porcheville. Parmi les autres villes mentionnées, on notera encore Toulouse, Sarlat ou Quiberon.

Quand?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Un matin de mai, le téléphone sonne, je réponds, « Bonjour, gendarmerie de Mantes-la-Jolie, la tombe de votre mère a été profanée dans la nuit. » »
Une femme écrit à sa fille qui vient de naître. Elle lui parle de ses joies, ses peines, ses angoisses, et surtout d’une absence, celle de sa propre mère, Romy Schneider. Car cette mère n’est pas n’importe quelle femme. Il s’agit d’une grande star de cinéma, inoubliable pour tous ceux qui croisent le chemin de sa fille.
Dans un récit fulgurant, hanté par le manque, Sarah Biasini se livre et explore son rapport à sa mère, à la mort, à l’amour. Un texte poétique, rythmé comme le ressac, où reviennent sans cesse ces questions : comment grandir quand on a perdu sa mère à quatre ans? Comment vivre lorsqu’on est habitée par la mort et qu’elle a emporté tant de proches? Comment faire le deuil d’une mère que le monde entier idolâtre? Comment devenir à son tour mère?
La réponse, l’auteure la porte en elle-même, dans son héritage familial, dans l’amour qu’elle voue à ses proches, à ses amis, à ces figures féminines qui l’ont élevée comment autant d’autres mères. Le livre de la vie, envers et contre tout.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Paris-Match (Karelle Fitoussi)
Télé-Loisirs (Claire Picard)
Les Échos (Pierre de Gasquet)
Blog Agathe The Book 

L’actrice Sarah Biasini évoque sa mère Romy Schneider dans « La beauté du ciel », un livre aussi pudique qu’émouvant à paraître le 6 janvier 2021 aux éditions Stock. Elle se souvient notamment de ce jour terrible où il lui faut l’enterrer une seconde fois. © Femme Actuelle

Les premières pages du livre
« Dans trois semaines, tu seras née.
Le médecin a dit: date de conception 20 mai 2017, naissance 20 février 2018. Il a fait ses calculs sur la base des miens, sans oublier la marge d’erreur.
Donc, j’attends.
Ces neuf mois touchent à leur fin, et je touche moi-même, pour quelques fois encore, ce ventre rond.
Il me semble prêt à exploser tant ma peau s’étire sous l’effet des premières contractions, dites « d’entraînement », sans douleur. Tu peux arriver cette nuit, demain, comme dans dix, dans quinze ou dans vingt jours.
En attendant, je t’écris.

Il y a toujours un point de départ à l’histoire que l’on veut raconter. Un événement qui déclenche d’autres événements, petits et grands. Les voici dans l’ordre dans lequel ils me sont apparus pour certains, réapparus pour d’autres.
Le téléphone sonne, dimanche 1er mai 2017, aux environs de 10 heures. Gilles est parti au cinéma des Halles, pour la première séance de la journée, je ne me rappelle plus du film. J’ai hésité puis, finalement, ne l’ai pas accompagné.
Le téléphone continue de sonner, je ne décroche pas, je ne connais pas le numéro qui m’appelle ce matin-là. Un message est laissé mais je finis ce que je suis en train de faire, je ne sais plus quoi, la vaisselle sans doute.
Si, je le sais très bien, il n’y a pas de peut-être, je suis dans la cuisine, il fait beau d’ailleurs, je me souviens des rayons de soleil qui traversent largement l’appartement.
J’écoute enfin la boîte vocale.
« Bonjour, gendarmerie de Mantes-la-Jolie, chef d’escadron D. M., ne vous inquiétez pas (une précaution de ce genre), mais la tombe de votre mère a été profanée dans la nuit. » La fin du message est floue dans ma mémoire. Probablement l’usuel « vous pouvez me joindre à tel numéro », etc.
Je rappelle et tombe directement sur cette capitaine, elle m’a donné son numéro de portable personnel, c’est un jour férié, elle n’est pas censée travailler.
Sa voix, douce et perchée, contraste avec les faits qu’elle m’expose.
Ils s’y sont pris à coups de pied de biche pour desceller la pierre tombale du socle. Puis, les individus en question (j’imagine forcément deux personnes au moins, vu la taille de la pierre) l’ont fait glisser pour laisser une ouverture en biais d’une vingtaine de centimètres. La capitaine me rassure très vite : le cercueil n’a pas été atteint, puisqu’une dalle de béton, placée sous la pierre tombale, le protège. Ils n’ont pas été au-delà de cette dalle, recouverte d’eau, paraît-il, de toute l’humidité accumulée depuis trente-cinq ans. Je lui demande : « Qui a prévenu la gendarmerie ? » Un cycliste du dimanche qui passait par là (étrange de faire une halte dans un cimetière, bon). Toujours au téléphone, je continue de poser des questions : « Dans quel état la tombe a-t-elle été trouvée ? Est-ce qu’il y a beaucoup de dégâts, la pierre a-t-elle été fendue ? » Elle me rassure, non, il n’y a pas eu trop de casse, à part des pots de fleurs déplacés et un ou deux vases tombés au sol. Elle a pris une photo quand elle est arrivée sur les lieux, elle propose de me l’envoyer, j’accepte. Je vois la pierre descellée, l’espace entrouvert, le trou d’un noir vertigineux. Un espace insuffisant pour attraper quelque chose ou tomber dedans, comme s’ils n’avaient pas fini ce qu’ils étaient en train de faire, qu’ils s’étaient arrêtés en cours de route, déçus, repentants ou surpris par un bruit suspect.
Je finis par lui demander ce que je suis censée faire maintenant. Elle m’explique que la police scientifique intervient pour tenter de relever des empreintes et que le marbrier est là pour ressouder la pierre tombale à son socle.
« Est-ce que je dois venir ? »
« Si vous le souhaitez, bien sûr »
Le temps d’une seconde, j’envisage de rester chez moi, de ne pas bouger, de maintenir ce lieu éloigné de mes préoccupations, à distance. Je me reprends aussitôt, regrettant d’avoir hésité. Je lui dis au téléphone de m’attendre, je serai sur place dans deux heures. Elle patientera évidemment. Elle me demande d’être prudente sur la route, je pleure depuis le début de notre conversation.
Assise, accoudée à la table de la cuisine, je pense : encore un événement sordide. Qui peut vouloir faire une chose pareille ?
Je ne sais pas pourquoi je pleure autant. C’est presque trop, j’ai du mal à me calmer. Elle est déjà morte de toute façon. Ça ne peut pas être pire. Mais il faudrait quand même la laisser tranquille une bonne fois pour toutes. Même dans la mort, on vient l’abîmer. « Reposer en paix » ne pourrait pas être plus à propos.
J’essaie de joindre Gilles mais son téléphone ne vibre même pas, il l’a éteint puisqu’il est toujours au cinéma. Je laisse un message : « Rappelle-moi quand tu sors. » J’appelle ensuite mes grands-parents paternels pour les prévenir et emprunter leur voiture. Je suis déjà chez eux quand Gilles me rappelle et me demande de l’attendre, il insiste pour m’accompagner au cimetière. Ce n’est pas ma première envie mais je cède, poussée par le soulagement qu’expriment Monique et Bernard à l’idée que je n’y aille pas seule. Je voudrais partir sur-le-champ. Le soleil est toujours là.
Gilles conduit mais, après une pause dans une station-service pour demander notre chemin, je passe mes nerfs en prenant le volant.
Nous roulons. Il ne se passe pas grand-chose dans mon esprit à part une sidération qui gèle toute pensée. Je me concentre sur la route. Silence dans la voiture. Nous arrivons dans ce petit village perdu des Yvelines. Boissy-sans-Avoir.
Sans-Être non plus. Quel triste nom.
Je peine à retrouver le cimetière, j’y suis allée en tout et pour tout trois fois dans ma vie. Je n’ai nul besoin de ce genre de lieu pour penser aux morts. Pour me guider, je lève la tête et cherche le clocher de l’église. Je passe devant les grilles du cimetière, je vois un attroupement, c’est là. Je fais demi-tour et cherche une place. Je tente un pauvre créneau mais je commence à trembler. Mes bras et mes jambes me lâchent, ne remplissent plus leur fonction. « Descends, je vais garer la voiture », me dit Gilles.
Je sors, le groupe devant le cimetière m’a vue arriver (on ne peut pas dire que la circulation est dense dans le village), ils me reconnaissent. Je vois leurs visages puis leurs corps se tourner vers moi pour m’accueillir. Je m’avance, lentement, j’attends que Gilles me suive. Il voulait m’attendre dans la voiture, j’ai refusé. Il garde néanmoins la bonne distance, celle du Ne te préoccupe pas de moi, fais ce que tu as à faire, je suis là si tu as besoin de moi.
La capitaine, en civil, enceinte, cela me revient maintenant (de son deuxième, elle me le dira plus tard), est assistée d’un policier, lui en uniforme.
Le marbrier est là aussi. L’entreprise de ce tailleur de pierre est familiale, il a repris, avec son frère jumeau, l’activité de leur père à qui l’on avait fait appel en 1982, au décès de ma mère.
Nous sommes, ces jumeaux et moi, la génération suivante, nous reprenons le flambeau. Le maire du village est là aussi, le même qu’il y a trente-cinq ans.
Nous sommes toujours devant la grille du cimetière, Gilles un peu en retrait, derrière moi, respectueux. Je n’arrête pas de tripoter l’anse de mon sac de ma main gauche. Je m’en fais la remarque sur l’instant. Je canalise mon émotion dans cette main qui s’agite, qui a besoin de serrer quelque chose, de se contracter pour se distraire du chagrin.
J’ai la gorge étranglée, heureusement je n’ai rien à dire, je les écoute m’exposer à nouveau les faits. Je me concentre sur la douceur de chacun de ces regards sur moi, gonflés d’empathie et de compassion. Je dois rester digne et contenir le tremblement de mon menton. Il y a quelques minutes, j’ai réussi à sortir de la voiture, je suis maintenant debout, je m’attache au sol qui me porte.
Ils parlent longuement. Nous restons longtemps devant ces grilles, loin du lieu du crime, de l’effraction, pour se préserver, me préserver.
Ils retardent le moment de m’emmener devant la tombe.
Enfin, nous passons la grille. Tout le monde baisse la tête, moi avec eux.
Une centaine de tombes, petit village, petit cimetière. Le bruit des graviers sous nos pas. Qu’est-ce que je fais là ?
À cette heure-ci, j’aurais rejoint Gilles à la sortie du cinéma, nous devrions être en train de déjeuner tranquillement, en terrasse, rue Montorgueil par exemple.
Je lève le regard quelques secondes pour visualiser l’emplacement de la tombe. Cet endroit qui pique les yeux. Que je ne veux pas voir.
Ils ont tout remis en ordre pour mon arrivée, tout a repris sa place, comme au jour de l’enterrement (j’imagine, je n’y étais pas). Je remarque le passage de la police scientifique, il reste des traces de leur produit vert fluorescent sur les côtés de la pierre tombale et sur les vases. J’ai l’impression d’être dans une mauvaise série policière. Les marbriers ont rescellé la pierre. Les fleurs, en bouquets ou en pots, sont indemnes.
La tombe est intacte, tout le monde a fait son travail, maintenant je dois faire le mien. Mon chéquier est dans la poche arrière gauche de mon jean. Je suis prête à payer, à régler mes comptes avec le passé, comme on dit si bien. Je fais mon devoir de fille. Je m’occupe de ma mère, je range sa mort à l’endroit où l’on a dû la laisser.
Je regarde la tombe sans la regarder. Elle me rappelle qu’elle a été vivante mais qu’elle ne l’est plus. Les deux états s’opposent et l’un met l’autre en exergue. Elle était vivante mais elle est morte mais elle était vivante mais elle est morte mais elle était…
Je ne veux pas penser que c’est ma mère, la moitié de qui j’étais à la naissance, une partie de mon histoire, qui est là, sous la terre.
Il y a mon frère aussi là-dessous. Enterrés ensemble.
Les minutes passent. Je pose des questions aux jumeaux marbriers, j’échange encore avec D. M. Je sors mon chéquier, je serre les mains, je remercie avec sincérité. Je dis au revoir, ils me rappelleront.
Ça pique toujours les yeux. Je ne veux pas m’attarder sur les noms gravés dans la pierre. Ça ne m’intéresse pas. La mort ne m’intéresse pas. Je la connais, elle m’est familière. Une partie de mon sang est froide aussi. Avec eux. Je suis un robot.
Je parle d’eux comme d’étrangers. Des êtres éloignés, maintenus à distance.
Je n’ai plus rien à faire dans ce cimetière. Dans un moment de folie, je pourrais m’allonger sur la tombe et caresser la pierre comme si j’avais les cheveux de ma mère entre mes mains. Je ne le ferai pas, je sais me tenir. Je veux repartir vite. Gilles, adossé à un muret, m’attend. Cette fois, c’est lui qui conduira. Je suis trop sonnée et fatiguée de m’être retenue. Il est là.
Au téléphone, D. M. m’a prévenue que des journalistes ont déjà téléphoné à la mairie de Boissy.
Au cimetière, un hélicoptère nous a survolés avec insistance, me semble-t-il, et j’ai eu le réflexe de penser que nous étions observés. Je demande comment ces journalistes ont été prévenus. C’est le cycliste du dimanche qui a cru l’idée bonne. Finalement, pas de retentissement, juste une annonce AFP et quelques radios qui en parlent.
Aujourd’hui, Gilles lit ces pages. Il m’explique que je me trompe, une chaîne d’information en continu l’annonce ce jour-là. Nombre de nos amis ont appelé ce soir de 1er mai pour prendre de mes nouvelles. Pourquoi ne m’en rappelais-je plus ? Parce que ce n’est pas, ou trop, important ?

Je ne peux pas parler d’une mère comme les autres. Irait-on profaner la tombe de n’importe qui ? Ma mère est célèbre. J’aimerais dire que sa notoriété est accessoire mais je mentirais. Je ne vais pas commencer à mentir et encore moins à toi à qui je raconte cette histoire, ma fille de deux ans et demi.

Je n’aime pas dire son nom. Celui auquel elle répondait quand d’autres l’appelaient. Je suis sa fille, on n’appelle pas ses parents par leur nom. On dit ma mère, ou on dit mon père. Un jour, je devais avoir six, sept ans, j’ai appelé mon père par son prénom, comme ça, pour rigoler, jouer à l’adulte. « Daniel ! » (je le trouve beau ce prénom). Je n’ai pas tout de suite compris pourquoi il s’était énervé, pourquoi ça avait l’air de le gêner. Pour sa fille, il ne voulait qu’une seule identité, celle du père.
Si j’écrivais ici le nom de ma mère, j’aurais l’impression de parler de quelqu’un d’autre, d’une étrangère. Son nom d’actrice, de travail, ne lui appartient presque plus et j’ai l’impression qu’à moi, il n’a jamais appartenu. Son nom de jeune fille, toutes les biographies l’ont déjà écrit. Ce n’est pas grave, c’est comme ça, elle était déjà célèbre bien avant que je naisse. L’appeler « ma mère », il n’y a rien de plus beau. Personne à part moi ne peut le faire. Je ne vais pas m’en priver.

Tout le monde peut dire le nom de ma mère. Tout le monde la connaît ou a entendu parler d’elle. Surtout ceux qui ont entre quarante et quatre-vingts ans aujourd’hui. Les moins de vingt ans, ça ne leur dit rien, sauf s’ils ont grandi en regardant les Sissi à la télévision, pendant les vacances de Noël, s’ils ont des parents cinéphiles, amoureux des films de Claude Sautet.
Ma mère est inoubliable. Pour son travail d’actrice, pour les hommes qu’elle a aimés, pour la mort tragique de son premier enfant, son fils David, mon demi-frère, mon frère un point c’est tout. À peine un an avant sa mort à elle.
Personne ne veut oublier ma mère, à part moi. Tout le monde veut y penser, sauf moi. Personne ne pleurera autant que moi si je me mets à y penser.

On me parle d’elle en disant son nom au lieu de dire « ta mère », « votre mère ». Comme si je n’étais pas là, devant eux. Je ne comprends pas ce qu’ils disent. Je ne les écoute déjà plus. De qui parlent-ils ? Son nom ne m’intéresse pas, il n’y a que ma mère qui m’intéresse.
Combien de fois ai-je répondu « non » quand, dans la rue, des gens que je ne connaissais pas me demandaient si j’étais sa fille. Je voulais la paix. Éviter les questions, la gêne, les regards appuyés, disproportionnés, trop proches. Je ne sais pas gérer ces situations. À l’impudeur des inconnus, j’oppose une froideur. Je stoppe net, non ce n’est pas moi. Que répondre à leurs « Je l’aimais tellement ». Je n’arrive pas à partager leur amour pour elle, leur manque d’elle. Mon amour et mon vide me semblent mille fois supérieurs. Je ne suis pas la bonne interlocutrice pour eux. J’en suis désolée.
Parfois je réponds « oui ». Je suis de meilleure humeur, j’entends une douceur, un respect plus grand. Je sens que, même si je parle, le silence suivra.
Tout est toujours affaire de rencontres. Et de distance.
Je reviens à cette journée du 1er mai.

Qui profane les tombes ? Les antisémites ? Les chasseurs de trésors ? Les admirateurs fous ? La chef d’escadron me fait comprendre que les responsables seront difficiles à identifier. Ils vont interroger des habitants au café du village mais elle n’y croit guère. Elle a raison. Mystère. Le reste de ma famille classe rapidement cet événement sans suite, produit d’un ou plusieurs déséquilibrés. Ils ont raison aussi, c’est un épiphénomène, comparé à ce que nous avons vécu. Le pire est déjà derrière nous.

Je suis préoccupée par autre chose. Je ne sais pas si je veux pleurer ou me réjouir de cette journée. Ou les deux à la fois. De retour à la maison, je me demande ce que je vais bien pouvoir faire de cet événement. Une partie de moi comprend très bien la part de hasard là-dedans. Une autre essaie de lui donner un sens. Toujours hébétée, je répète à Gilles : « Qu’est-ce que ça me raconte tout ça ? Qu’est-ce que ce truc veut dire ? Pourquoi c’est arrivé ? Je dois en faire quelque chose. Tout ceci est prétexte à… quoi ? C’est quoi ce truc de dingue ?! »
J’ai besoin d’y réfléchir avec quelqu’un d’autre, qui me connaît depuis plus longtemps, qui elle aussi connaît la mort et a le sang-froid nécessaire pour gérer l’émotion de l’amie, tendre l’oreille. Caroline a entendu la nouvelle de la profanation à la radio, elle m’a suivie une partie de la journée par téléphone.
Avec elle, ce même soir, je pose à haute voix mes questions et nous convenons que tout cela doit me servir à faire mon deuil, un peu plus.
Que veut dire cette expression opaque et ridicule, puisqu’impossible ? D’après mon Petit Robert 2008, deuil vient du latin dolus, douleur. Dolere, souffrir. Faut-il comprendre : Faire sa douleur ? Aller au bout d’elle ? Jusqu’à ce qu’elle se transforme en autre chose ? En quoi ? En quelque chose de supportable ?
« Le travail du deuil est le processus psychique par lequel une personne parvient à se détacher de la personne disparue, à donner du sens à cette perte. » Vient ensuite une citation de Noëlle Châtelet : « Le travail de deuil… Une succession d’actes : désenfouir, déterrer, pour revoir, une dernière fois, contempler le passé, le parcours accompli d’une vie. »
Tiens donc. En théorie, oui, dans la pratique, c’est autre chose.
Pour l’instant, il me semble incroyable de vivre une chose pareille. Je réenterre ma mère, je paie pour son enterrement, et tout cela se déroule, cette fois, dans la plus stricte intimité. Comparé au ramdam de l’époque, ce ne sont pas mes nouveaux amis policiers, élu et marbriers qui jouent les intrus. Au contraire, ils m’accompagnent, ils me tiennent la main. Ce n’est pas donné à tout le monde. Merci, messieurs les profanateurs, ce fut une petite cérémonie pour moi toute seule. Puisque, à l’époque et à raison, je n’y étais pas, à l’enterrement officiel, en même temps que tout le monde. Le reste du monde. On n’y emmène pas les enfants. Un cimetière n’est pas un square pour culottes courtes, il n’y a ni balançoire, ni bac à sable, ni toboggan. Quelle chienlit.
Les jours qui suivent, mon corps vibre, je suis encore estomaquée.
Je n’ai vu personne de la semaine, à l’exception d’une visite à mes grands-parents.
Je n’en parle plus mais je voudrais revivre cette journée. Qui ne ressemble à aucune autre vécue. Ma mère et moi ensemble, comme il y a si longtemps.
Je me revois, dans le bus 32 qui passe devant l’église Saint-Augustin. Je sens chez moi une température élevée, pas de fièvre mais une chaleur qui se diffuse dans le corps.
Je suis dans mes pompes et à côté, je ne sais plus où je suis. Quelque chose se trame là-dessous. Mon centre de gravité en prend un coup. Je suis traversée, par quoi, par qui ?
Septembre 2008

Je suis à Marseille pour jouer Personne ne voit la vidéo, une pièce de Martin Crimp à laquelle je ne comprends rien. Un ami réalisateur m’attend à la sortie du théâtre. Il est accompagné d’une femme que je ne connais pas. Naturellement, et parce que je suis bien élevée, je lui pose des questions, je m’intéresse à elle :
« Que faites-vous dans la vie ? »
Elle : « Je parle aux morts. »
Je le donne en mille, il fallait que ça tombe sur moi. Elle bredouille quand même qu’elle n’a pas l’habitude de le dire comme ça, d’emblée, mais que sans doute, avec moi, elle se sent à l’aise.
Bah voyons…
Si je me rappelle bien, elle m’explique que ce n’est que très récemment qu’elle en a fait son activité principale. Dans les jours qui suivent – je reste très peu de temps à Marseille, elle y habite –, nous convenons d’un rendez-vous. La curiosité l’emporte souvent sur le scepticisme, l’incrédulité. Je ne crois en rien mais je veux y croire quand même. La petite fille qui veut parler à sa mère n’est jamais très loin.
J’arrive chez elle quelques jours plus tard, nous nous retrouvons accoudées au bar de sa cuisine ouverte sur le salon, perchées sur de hauts tabourets.
Avant de commencer, je ne sais plus autour de quelle boisson, elle m’explique comment et dans quelles circonstances elle s’est rendu compte de sa « capacité ». Elle l’a toujours su mais n’en a rien dit. N’en a rien fait. De ces gens qu’elle seule voyait et entendait. Dans les jeunes années de sa fille, elle vivait dans un appartement déjà « habité ».
Une nuit, elle avait dû batailler avec une « présence » pour protéger son enfant.
Elle avait réussi à chasser l’esprit malveillant puis avait fini par déménager. »

Extraits
« Quand la mort empêche de connaître quelqu’un, on ne cherche pas pour autant ce qu’on ignore. On le laisse en blanc. On tourne autour du sujet, de ce que l’on sait. Si peu soit-il. » p. 67

« Je marche constamment sur ce fil qui nous lie, tendu mais incassable. La vie que tu m’as donnée, qui me reste. Une vie interrompue il y a trente-huit ans. Une autre qui commence aujourd’hui. Au milieu, je suis là. » p. 125

À propos de l’auteur

BIASINI_Sarah_©Dominique_jacovides

Sarah Biasini © Photo Dominique Jacovides

Sarah Biasini est née le 21 juillet 1977 à Gassin dans le Var. Enfant du sérail, elle est la fille de l’actrice Romy Schneider et de Daniel Biasini, et la petite-fille de l’actrice allemande Magda Schneider. Son enfance est marquée par le décès précoce de sa mère alors qu’elle est à peine âgée de 5 ans, en mai 1982. La petite fille est élevée par son père et ses grands-parents paternels à Saint-Germain-en-Laye, loin de l’agitation médiatique.
Son bac en poche, elle s’inscrit en fac et entame un cursus en histoire de l’art. Mais, rattrapée par sa fibre artistique, elle s’exile aux États-Unis après l’obtention de sa maîtrise d’histoire de l’art. A Los Angeles, elle suit les cours d’art dramatique de l’institut Lee Strasberg et s’inscrit comme auditrice libre à l’Actors Studio. De retour en France, elle parfait sa formation auprès d’Eva Saint-Paul et de Raymond Acquaviva. En 2004, elle passe le casting d’un téléfilm en costume et la réalisatrice Charlotte Brandström lui offre son premier rôle. A l’écran elle incarne l’héroïne Julie, chevalier de Maupin, et donne la réplique à Pierre Arditi. La série la révèle au grand public et conforte la jeune femme dans son choix de devenir comédienne. L’année suivante, elle fait ses débuts au cinéma dans Mon petit doigt m’a dit… de Pascal Thomas.
Parallèlement, l’actrice fait ses débuts sur les planches en 2005, à l’affiche de la pièce Pieds nus dans le parc de Neil Simon avec Olivier Sitruk. Dès lors, elle enchaîne les pièces, et les tournées et prend goût à la scène; Personne ne voit la vidéo (2007), Qu’est-ce qu’on attend? (2009), Lettre d’une inconnue (2011) ou encore Zéro s’est endormi? (2012). Elle revient avec parcimonie sur le petit écran (Le général du roi, Couleur locale) et au cinéma (Associés contre le crime). Depuis 2014, elle enchaîne les rôles au théâtre; Ring (2015), Je vous écoute (2016) et Un fil à la patte (2017).
Côté vie privée, Sarah Biasini partage la vie du metteur en scène Gil Lefeuvre. Le couple a une fille née en 2018. (Source: gala.fr)

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La dixième muse

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En deux mots:
Après une visite au Père-Lachaise, Florent s’intéresse de plus près à Guillaume Apollinaire. Le poète va l’obséder au point de négliger ses études et sa compagne. Il veut tout savoir de la vie, des amours et des œuvres de cet homme aux neuf muses, plus une.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le frère que je n’ai jamais eu

Pour son second roman, Alexandra Koszelyk a imaginé un jeune homme qui se passionne pour Apollinaire et finit par retrouver dans les vers et la vie du poète toutes ses failles intimes. Une superbe confirmation de son talent!

Philippe, qui sait que Florent traverse une période un peu difficile, lui propose de venir avec lui au cimetière du Père-Lachaise où l’on requiert ses services. Florent accepte de l’accompagner dans ce poumon vert de Paris et, en déambulant entre les tombes, découvre celle de Guillaume Apollinaire. Un nom qui lui rappelle ses cours de français.
Rentré chez lui, il décline l’invitation de Louise, sa compagne, pour une soirée télé et cherche les recueils du poète qu’il n’avait plus ouvert depuis des années. En parcourant Alcools et Lettres à Lou, il est émerveillé. Tout comme l’était Picasso qui a lui aussi pris la direction du cimetière pour accompagner son ami qui, de son vrai nom s’appelait Kostrowitzky (avec des k y z comme Koszelyk), vers sa dernière demeure. Emporté par la grippe espagnole deux jours avant l’armistice, le 9 novembre 1918, le poète laisse le peintre démuni. Il ne refera plus le monde avec lui.
Au réveil, Florent n’a pas oublié ses lectures, même s’il se sent vaseux. Il se décide alors à prendre l’air et s’arrête dans une librairie pour y dénicher une biographie de l’auteur qui désormais l’obsède. Feuilletant Apollinaire et Paris, il va essayer de mettre ses pas dans ceux du poète, se rend au Café de Flore. Mais au moment de partir, il est heurté par une bicyclette et finit à l’hôpital. À son réveil Louise ne comprend pas ce qu’il lui raconte, quelle est cette Marie Laurencin? Quel atelier de peintre évoque-t-il? Tout s’embrouille…
Une vieille dame lui confie une enveloppe, souvenirs d’une «polack» qui a suivi Olga aux obsèques de son fils Guillaume. Puis il rêve de Madeleine Pagès, la maîtresse qu’Apollinaire a suivi à Oran avant de rompre. Florent est désormais habité par cet homme, le frère qu’il n’a jamais eu, et court à la bibliothèque de Beaubourg dès qu’il a une minute pour tout apprendre de lui, de ses amours, de ses œuvres, des lieux qu’il a fréquenté. De sa naissance à sa mort, plus rien de la vie du poète ne lui échappe. Il peut aisément dresser la liste des neuf muses qui l’ont entouré, se son premier amour à cette épouse qui le conduira à sa dernière demeure. Une liste à laquelle viendra s’ajouter Gaia.
Car Alexandra Koszelyk a trouvé La dixième muse, celle qui lie Gui à la nature, celle que nous avons oubliée dans notre folle course au progrès.
Quel plaisir de retrouver ici la plume inventive et les fulgurances de la romancière qui nous avait offert avec À crier dans les ruines, un superbe premier roman. Elle confirme ici tout son talent, jusque et y compris avec un épilogue aussi surprenant que poétique.


Présentation de La muse inspirant le poète, représentant Marie Laurencin aux côtés de Guillaume Apollinaire, par Claire Bernardi, co-commissaire de l’exposition Douanier Rousseau au musée d’Orsay en 2016.

La dixième muse
Alexandra Koszelyk
Éditions Aux Forges de Vulcain
Roman
280 p., 20 €
EAN 9782373051001
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi du côté de Feyzin dans le couloir de la chimie, à Stavelot en Belgique, à Oran en Algérie ainsi qu’à Toulouse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec l’évocation de la vie d’Apollinaire au début du XXe siècle .

Ce qu’en dit l’éditeur
Au cimetière du Père Lachaise, des racines ont engorgé les canalisations. Alors qu’il assiste aux travaux, Florent s’égare dans les allées silencieuses et découvre la tombe de Guillaume Apollinaire. En guise de souvenir, le jeune homme rapporte chez lui un mystérieux morceau de bois. Naît alors dans son cœur une passion dévorante pour le poète de la modernité.
Entre rêveries, égarements et hallucinations vont défiler les muses du poète et les souvenirs d’une divinité oubliée : Florent doit-il accepter sa folie, ou croire en l’inconcevable ?
Dans cet hommage à la poésie et à la nature, Alexandra Koszelyk nous entraîne dans une fable écologique, un conte gothique, une histoire d’amours. Et nous pose cette question : que reste-il de magique dans notre monde ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog passion de lecteur (Olivier Bihl)

Les premières pages du livre
« C’est là, ça serpente, caché de tous, sous nos pieds, à l’image de ces millions de fourmis qui peuplent les forêts, ça monte lentement, en silence, comme ces chants que personne n’entend, les feuilles se gorgent puis éclatent comme un feu d’artifice qui prendrait tout son temps. Fil ténu relié au reste du monde qui monte en cadence jusqu’à l’explosion finale. Bientôt, les feuilles bordent l’allée de leurs verts flamboyants et forment une arche protectrice.
Alors seulement on la voit, on prend conscience de son éclat. Elle, la taiseuse qu’on délaisse ou abandonne, crie ses invisibles appeaux. C’est l’heure de sa revanche, de sa révélation. Il est des naissances qui mettent une vie à se réaliser, il lui aura fallu quelques millénaires pour appréhender qui elle était. Mais elle est bien là. La Nature vibre et apporte aux hommes son abondance. Chaque arbre de chaque rue de chaque pays sur chaque continent porte ses fruits, fier et triomphant, comme ces mères qui offrent leur sein à leur enfant. Ils attendent qu’on cueille leurs fruits juteux, et leurs branches, alourdies de ces réussites, tombent et forment au sol un tapis nourricier. Les hommes se penchent, acclament cette terre, mais maintiennent dans leurs yeux la surprise de ce spectacle en plein hiver.
Moi, je connais la genèse de ce prodige, mais j’en garde jalousement le secret. Peut-être est-il temps maintenant de tout vous expliquer ?

Chapitre I
La main droite crispée, tenant fermement un corps inerte et sans vie, la paume gauche ouverte et tournée vers le ciel, la pietà m’offrait le visage de l’abandon. Abandon de soi, des autres, figure du pardon et de la force, elle portait le Christ avec la douceur d’une mère qui enveloppe de ses bras son enfant mort. Sur ses traits de bronze, son regard désormais sourd aux plaisirs terrestres semblait vivant. L’espace d’un instant, sa poitrine se souleva, je retins mon souffle le temps de comprendre ma méprise : ce n’était qu’une illusion, le prisme d’un rayon de soleil tombé à travers les vitraux de la chapelle.
Une odeur d’encens flottait encore, vestige d’une messe qui avait dû se dérouler quelques jours auparavant ; au sol, l’arc-en-ciel des vitraux formait une marelle imaginaire dont la dernière case s’évanouissait sur l’autel. Le lieu, désert, était propice à la rêverie ou à la prière. Je ne l’aurais jamais découvert si mon ami Philippe ne m’avait pas appelé :
« Tu peux passer me prendre en voiture, Florent ? On a besoin de moi au… Père-Lachaise. »
Au son de sa voix, je le sentis gêné. Des images de l’enterrement de mon père revinrent. Six mois étaient passés depuis sa mort, mais je tenais toujours ma peine dans le creux de mes souffles.
« Ça ne prendra que quelques heures au plus. Avec les fortes pluies de novembre, les racines des arbres ont engorgé les canalisations, les gars ont besoin de mes conseils pour éviter de trop gros dégâts, mais ma voiture refuse de démarrer ce matin. J’ai pensé à toi. Mais ce n’est peut-être pas une bonne idée. »
D’autres images remplacèrent celle du corps sans vie. Des racines souterraines, tout un réseau à museler.
« Ne t’inquiète pas, Phil, je passe dans vingt minutes, le temps de boire un café. »
Je raccrochai. Combien de fois ces derniers mois avais-je vécu cette scène ? Auparavant, jamais Philippe ne m’aurait demandé un service : ce n’était pas dans son caractère. Cependant, mon apathie actuelle le poussait à me materner, et la moindre occasion était un prétexte à me voir. Sa façon à lui de me dire qu’il était toujours présent pour moi.
Le cimetière n’avait rien à voir avec celui où mon père était enterré. Deux pylônes en pierre encadraient un portail démesuré, et, en m’approchant, je pus lire sur celui de droite:
QVI CREDIT IN ME ETIAM SI MORTVVS FVERIT VIVET.
Mes connaissances en latin s’arrêtaient aux deux premières déclinaisons ; je me tournai vers Philippe, qui traduisit, impassible :
« Celui qui croit en moi, même mort, continuera de vivre. »
Je m’arrêtai et relus la maxime pour m’en imprégner, pour que sa musicalité ruisselle en moi et que ses mots deviennent miens. Puis je rejoignis Philippe, qui venait de franchir les portes en fer. Au-delà s’ouvraient de grandes allées pavées bordées d’arbres au tronc large et solide ; je sentis le regard de mon ami posé sur moi, je le rassurai d’un fin sourire. Autour de nous s’étalait un silence d’hiver, et de nos bouches muettes s’évadaient de minuscules nuages sitôt évanouis dès les lèvres passées. Sorti de nulle part, un homme me fit sursauter. Trapu et court sur pattes, il faisait de grands moulinets avec ses bras :
« C’est par là, venez, venez ! »
À sa ceinture, un trousseau de clés : il devait être le gardien du cimetière. Philippe partit de son côté, moi du mien ; il n’avait plus besoin de moi. Mains dans les poches, regard levé vers les tombes, je découvris un dédale d’allées dans lequel j’eus envie de me perdre. À mes côtés flottait l’odeur des sous-bois et des champignons, compagnons d’une promenade durant quelques heures où bientôt le temps n’eut plus cours. Dans quelle allée étais-je ? Quand je tombai pour la troisième fois sur une imposante sépulture baroque dont le sarcophage orné de têtes de mort s’élevait avec démesure dans le ciel, je compris que je tournai en rond.
Comment me repérer ? Le nez pointé vers les nuages, j’aperçus la croix d’une chapelle et m’en approchai. Derrière les arbres émergea une bâtisse austère, dont la porte laissait entrevoir une pièce sombre. La curiosité m’emporta : je m’y engouffrai et arrivai devant la statue de la Vierge tenant le Christ dans ses bras.
Était-ce l’hiver qui s’abattait, le cimetière qui m’entourait de ses murailles, ou bien tout simplement le silence des lieux ? Fasciné, je m’assis quelques instants, face à ce bronze qui criait sa détresse. Frappé par la vie qui en émanait, je me perdis dans la contemplation de ce corps, quand je sentis un frôlement contre ma jambe : une première fois, puis une seconde. Le cœur battant, je me penchai et, avec surprise, découvris le museau d’un chat. Le jaune de ses pupilles se percevait à peine tant son iris était dilaté. Le félin m’interrogeait du regard et, dans le noir brillant de ses yeux, j’aperçus mon reflet, qui avait l’allure d’une ombre. Un rayon de soleil rétrécit sa prunelle, qui prit la forme d’une meurtrière. Je le repoussai d’un geste et sortis retrouver Philippe. Dehors, le froid régnait toujours ; des voix d’hommes remplissaient le vide du cimetière, je m’orientai vers elles.
Le visage penché sur un tronçon d’arbre qui venait d’être coupé, mon ami ne m’entendit pas arriver. Son front était barré par sa ride des mauvais jours. De son doigt, il parcourait le bout de bois et faisait le tour des cercles concentriques en ronchonnant des mots indistincts ; je posai ma main sur son épaule, il mit du temps à réagir : « Je n’ai jamais vu ça, Florent ! Regarde un peu la couleur des cernes sur cette coupe. Normalement, tu devrais avoir une alternance entre le foncé et le clair, car cela indique les saisons, mais regarde ici : il y a une grande trace plus marquée, comme si le cambium avait produit du jeune bois durant plus d’une année. »
Devant ma mine perplexe, il continua :
« En somme, c’est un peu comme si l’été s’était étendu plus d’un an, que l’arbre avait puisé de l’eau pendant plus de douze mois, ou qu’il avait grandi plus que de raison. Les traces claires sont des marques de croissance ; logiquement, elles ne devraient pas être aussi larges.
— Les êtres humains ont bien des poussées de croissance ! Je me souviens avoir grandi de quatorze centimètres en un an, à l’âge de treize ans ; pourquoi les arbres n’en auraient-ils pas ? »
Mon ami leva son sourcil droit, signe de son exaspération à venir :
« L’être humain ne subit pas les saisons comme les arbres, et là, je t’assure que ce que je vois est complètement incroyable, comme si la croissance du végétal s’était emballée sur une longue période, qu’il ne s’était pas mis en dormance. Normalement, cette différence entre le bois du printemps et celui d’été ne peut se voir qu’au microscope, mais là, c’est flagrant. »
Ces histoires de cercles m’ennuyaient, nous étions un matin de novembre dans un cimetière et il me parlait de cambium, un nom que je n’avais jamais croisé, même en cinq ans de latin. Philippe vit mon peu d’intérêt et changea de sujet.
« Ici, il y a environ quatre mille deux cents arbres, c’est le plus grand espace vert de la capitale. Marrant de penser que le poumon de Paris, sa vie, est un cimetière, non ? Quand j’étais étudiant, j’aimais me balader dans ces allées : une fois le portail passé, le bruit de la ville s’amenuisait, je m’évadais. »
Je découvrais un Philippe assez romantique, l’idée m’amusa.
« Tiens, tu vois cet arbre ? C’est un chêne vert, ou plutôt une yeuse. Ses ramures sont d’un vert profond, très sombre. Il a la particularité de garder ses feuilles en hiver. Je me souviens de celui du jardin de mes parents : à neuf ans, j’ai cloué quelques planches sur les branches les plus solides, et j’y ai passé des heures cet été-là. De là-haut, j’étais le roi, j’imaginais de nouveaux mondes, m’inventais une vie inédite. Depuis la plus élevée, je voyais même la mer. C’est à cette époque que j’ai voulu intégrer la marine, mais tu vois, finalement, on ne réalise jamais ses rêves. »
Philippe se tut, son regard tourné vers la cime. J’imaginais mon ami en salopette, à l’assaut du monde.
« Je donnerais cher pour retrouver ces moments de mon enfance. »
Sa nostalgie m’amusait, il parlait comme une personne âgée et emprisonnée dans un corps moins souple et lourd des fardeaux de la vie. J’aurais pu lui dire qu’il n’avait jamais quitté les rives de l’enfance, puisque à plus de trente ans il grimpait toujours aux arbres, mais je m’abstins et choisis plutôt de m’approcher du chêne.
Ai-je voulu prouver à mon ami que notre jeunesse nous ouvrait ses bras si on la titillait, qu’elle restait tapie dans notre ombre, prête à la moindre velléité, à bondir hors de sa cachette ? J’attrapai la première branche, testai sa solidité d’un rapide balancement, puis commençai mon ascension.
*
Derrière moi, le rire de Philippe m’encourageait. Plus je m’élevais, plus j’avais l’impression de rajeunir, de retrouver cet enthousiasme enfantin, je me surpris même à siffloter, chose qui ne m’était pas arrivée depuis longtemps. Les quelques éraflures que je sentis sur mes mains et la dureté de l’écorce ne ralentirent pas ma montée ; au contraire, je continuai, un peu ivre de cet air soudain plus frais qui piquait mon visage. Je m’arrêtai pour souffler sur mes paumes devenues rouges et découvris qu’une ampoule s’y formait déjà, nichée entre la ligne de vie et celle de cœur. Sous mes pieds, le sol avait disparu. Autour et sous moi, seulement des bras de verdure. Pris de vertige, je me raccrochai à une branche.
Depuis quand n’avais-je pas ressenti cette liberté ? Depuis combien de temps montais-je ? Les brindilles m’enveloppaient, formant un agréable carcan végétal. Je passais de l’une à l’autre et accélérais encore mes mouvements, quand, tout à coup, j’eus l’impression que les feuilles se faisaient plus denses, ralentissant ma montée. Phénomène étrange, elles bruissaient comme lors d’une tempête. Je m’arrêtai : j’étais dans un tunnel dont les parois s’animaient. Nulle trace de vent pourtant, le mois de novembre ne réservait aucune surprise, si ce n’était une pluie morne et un ciel gris. En posant ma main à plat sur le tronc, j’eus la curieuse sensation que l’arbre tremblait. Le feuillage frémissait toujours, il en montait une mélodie répétitive dont le sens m’échappait. Le mouvement des feuilles me berça et me donna envie de me reposer un peu. Sur la droite, une branche incurvée m’invita à m’asseoir.
Mon souffle ralentit et mes inspirations devinrent plus longues. Ici, l’air était frais, nimbé d’une brume cotonneuse, le temps n’avait plus la même emprise qu’au sol. Seuls quelques insectes accompagnaient ma retraite éphémère, et ils ne semblaient déroutés ni par le tremblement des feuilles ni par ma présence. Une fourmi aux pattes chatouilleuses grimpa sur ma main, s’arrêtant quelques instants avant de poursuivre sa route végétale. Insignifiants en bas, les insectes étaient les maîtres en haut, et moi, seulement un intrus.
Je restai encore à écouter ce chant d’un monde oublié, quand me parvint l’odeur enivrante des fleurs du frangipanier. Son odeur vanillée et capiteuse me surprit, c’était la première fois qu’un arbre exhalait un tel parfum. Son effluve m’apaisait, me rappelant les goûters de mon enfance, lorsque la voisine préparait ses galettes. Par réflexe, mes yeux se fermèrent et je la vis comme autrefois, penchée sur son four, à surveiller la cuisson, les joues écarlates. À cette pensée, mon ventre grogna.
Je m’adossai au tronc, l’odeur d’amande se fit encore plus forte et m’emporta plus loin dans mes souvenirs d’enfance, effaçant de ses effluves la lisière des jours. De nouveau, j’étais dans la cuisine, mais avec mon père. Le petit déjeuner n’était entrecoupé que par le bruit des couteaux qui glissaient sur les tranches de pain en suivant, sans que nous nous en rendions compte, le tic-tac de l’horloge.
À califourchon sur la branche, je balançais mes pieds dans le vide. J’aurais pu y rester des heures, mais une voix me parvint. D’abord indistincte, elle se fit plus forte : Philippe m’attendait en bas. La réalité et le froid de novembre s’invitèrent dans la ronde de mon enfance et éclatèrent sa bulle.
À regret, j’entamai ma descente. Dans ce sens-là, mes prises n’étaient plus naturelles : le calme de la cime disparut, mon cœur s’emballa, le vertige me saisit. Mes pieds glissèrent sur une branche couverte de mousse et mon visage reçut de plein fouet quelques brindilles. Je me rattrapai de justesse. Je pris le temps de m’arrêter ; en bas, la voix de Philippe était presque inquiète. Comment avais-je pu monter aussi facilement ? La densité de l’arbre m’empêchait de descendre.
« Quelque chose me retient ! » aurais-je eu envie de crier à Philippe, mais je préférai me concentrer sur mes prises. Quand enfin je sautai au sol et ouvris les bras en signe de victoire, Philippe m’accueillit par des bougonnements :
« Mais qu’est-ce que t’as fichu, là-haut ? Tu sais combien de temps tu es resté ? J’ai failli monter ! »
Je me contentai d’un haussement d’épaules et me grattai le menton. Sous mes doigts, je sentis quelque chose de poisseux. Machinalement, j’essuyai ma main contre mon pantalon, avant de m’apercevoir qu’il s’était teinté de rouge. Sang et sève se mélangeaient dans ma paume. Tout ceci ne semblait guère impressionner Philippe, qui continuait de me dévisager. Pour me donner une contenance, je regardai l’heure et émis un cri de surprise. Effectivement, qu’avais-je bien pu faire tout ce temps ?
L’après-midi touchait déjà à sa fin, la brume tout autour faisait ressortir le marbre des tombes. Mon pied heurta quelque chose au sol : un morceau de bois que Philippe venait de couper. Il avait une jolie forme, un cercle parfait au sein duquel y répondaient d’autres, plus petits, comme une mise en abyme. Tandis que je le ramassai, des images de mes vacances surgirent : des poches pleines de coquillages, le temps pluvieux des côtes normandes, la silhouette de mon père au loin sur la plage, les mains derrière le dos.
*
Un chat se faufila entre mes jambes, sa queue en point d’interrogation frôla mes doigts. L’animal ressemblait à celui de la chapelle et un frisson parcourut mon échine. Je le suivis des yeux, il se dirigeait vers la tombe la plus proche, avec l’allure princière que possèdent les félins. Il s’assit devant une sépulture surplombée d’une grande pierre qui, de loin, me sembla être du granit. Des lettres plus foncées indiquaient le nom du mort :
Guillaume Apollinaire de Kostrowitzky
Je m’en approchai. Au fur et à mesure remontèrent des souvenirs du lycée. Apollinaire et ses Poèmes à Lou, les commentaires composés et les explications parfois démentielles du professeur, nos regards en biais avec ma voisine, les petits mots échangés sous la table qui voulaient égaler la prose moderne d’Apollinaire et finissaient au mieux dans les trousses, au pire dans la poubelle. Jamais je ne m’étais demandé ce que devenaient les poètes une fois morts : ils faisaient partie de ces êtres un peu à part, hors du temps, touchant presque au sacré, et surtout immortels. Le chat se frotta contre mes jambes et miaula, sans doute satisfait de m’avoir attiré.
Des images d’une autre tombe se superposèrent. Je faisais face à un trou béant et au cercueil de mon père. Dans ma main, une poignée de terre prête à être jetée. De la poussière avait virevolté puis s’était posée sur mes chaussures. Dans ma bouche, mes dents crissaient, et mes yeux avaient cillé sous la lumière crue du ciel. Au loin, le bruit d’un moteur annonçait la venue d’un autre corbillard.
Dans ce lieu où les tombes ressemblaient à la cité-dortoir de mon enfance – pierres verticales dans lesquelles s’endorment les âmes – j’avais laissé mon père, couché pour l’éternité. Mon regard s’était promené sur quelques sépultures fleuries, le vent faisait danser les pétales et les tiges se pliaient imperceptiblement. La nature montrait ses courbes et arabesques, brisant la monotonie de cet endroit. Sous mes pieds, à l’horizontale, s’entrelaçait un réseau de racines inextricables qui était le reflet de mon esprit : devenir adulte ne m’avait apporté aucune réponse.
J’étais retourné sur la tombe de mon père quelques mois après, à la Toussaint. J’avais avalé les kilomètres, acheté une composition chez le fleuriste. Le pot en plastique se tordait sous la pression de mes doigts tandis qu’un vent marmoréen sifflait entre les tombes alignées.
Les souvenirs du dernier jour, dans la chambre d’hôpital, m’étaient revenus. Sous morphine et inconscient, mon père tordait sa bouche de douleur. Ses yeux s’entrouvraient de temps en temps, mais ne regardaient rien ; son corps aux muscles amoindris et à la peau diaphane laissait passer la lumière. J’avais signalé ma présence en posant gauchement ma main sur la sienne. L’instant avait duré le temps d’un souffle, puis, dans un ultime effort, mon père avait retiré sa main. Sa façon de ne pas me dire adieu.
La nuit, passée dans une chambre d’hôtel aux murs blancs impersonnels, avait été peuplée de mon enfance ; au matin, la sonnerie du téléphone m’avait rappelé à la réalité. Mon père était mort à l’aube. L’annonce avait ralenti les secondes, le temps était devenu lourd, palpable à chaque inspiration. Ma main, qui tenait l’appareil, tremblait de la douleur muette des orphelins.
Son enterrement avait été simple. Dans l’atmosphère écrasante de l’été, les pétales de roses tombaient sur le bois avec le même bruit que ces grosses gouttes d’orage en plein mois d’août. Au loin, j’avais entendu une voix, celle de l’employé du funérarium :
« C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. »
« La terre. »
Il avait passé sa vie à la fuir, préférant être logé dans un complexe en béton face auquel ne s’élevait aucune ligne à l’horizon, barré par un autre géant vertical. Nous habitions près de son travail, anciennement appelé le couloir de la chimie , puis baptisé plus poétiquement la vallée de la chimie. Cette zone était restée la même, tellement polluée que les industries agroalimentaires y étaient interdites. Mon père était à l’image de cet endroit : sec et infertile.
Ses joues, creusées par une acné juvénile mal soignée, me l’avaient toujours rendu vieux, un vieillard droit comme ces hautes cheminées que j’apercevais de la fenêtre de ma chambre. Lieu et homme se confondaient. Inéluctablement, il niait le risque d’habiter près des usines et cessait d’écouter dès qu’on évoquait la catastrophe à la raffinerie de Feyzin.
Comme il rentrait tard, je passais mes soirées avec une voisine qui me gardait pour arrondir ses fins de mois. Elle avait souvent autre chose à faire, comme rester dans le canapé, à regarder les couleurs de la télé, bien plus intéressantes qu’un garçon pâle et silencieux. J’avais très vite compris qu’il ne servait à rien de l’appeler : elle ne venait jamais. J’étais devenu un enfant débrouillard par la force des choses.
Un mercredi, alors qu’un générique criard emplissait le salon, j’avais voulu imiter mon père et avais entrepris de me raser. L’expérience s’était révélée un échec, puisque je m’étais entaillé la main et avais barbouillé l’évier de rouge écarlate. Habitué à ne pas appeler à l’aide, j’avais sorti du placard une boîte de pansements. Tandis que des gerbes d’eau faisaient disparaître le sang, j’avais avisé la meilleure des tailles, puis avais comprimé la plaie. Le coton s’était coloré à son tour.
Le matin même, j’avais lu un article dans le Journal de Mickey : les scientifiques avaient découvert une colle extraordinaire qui permettrait, dans un futur proche, de se passer de pansements. Dans mon esprit de petit garçon, une idée avait germé. J’avais arraché la feuille d’un cahier, et de mon écriture la plus soignée, j’avais écrit au courrier des lecteurs du magazine. En moi grondait l’envie de savoir si cette invention pourrait aussi servir à recoller les cœurs endommagés.
Mais je n’avais jamais reçu de réponse.
*
« Bon, on rentre, Flo ? »
La voix de Philippe devenait impatiente. Le temps de sortir de mes pensées et de regarder une dernière fois cette haute tombe en granit, je saluai le gardien d’un bref hochement de tête puis montai dans ma voiture. J’avais toujours le morceau de bois dans la main et, ne sachant pas trop quoi en faire, je le jetai sur la banquette arrière avant de prendre le volant. Mon ami s’en saisit et le tritura avec ce désir tacite de percer le mystère des cercles. Le moteur toussota un peu, les roues patinèrent sur le sol mouillé. Dans le rétroviseur, je vis un nuage sombre se dessiner autour du gardien qui restait impassible.
À côté de moi, Philippe nettoyait ses lunettes. Sans elles, son regard de myope ne distinguait même plus le tableau de bord et il devenait inaccessible. Le voyage se fit dans un silence monacal, rompu de façon intermittente par le grincement des essuie-glaces sur le pare-brise. Sur le périphérique, un chauffard pressé me fit des appels de phare. Dans le rétroviseur, je découvris des éraflures sur mes joues et mon nez ; ma compagne se moquerait encore de ma maladresse légendaire. J’eus à peine le temps d’y songer, nous étions arrivés devant l’immeuble de Philippe. Tandis qu’il se baissait pour ramasser son sac, sa main se referma sur une boîte de somnifères qui avait dû tomber de ma veste:
«Tu n’as toujours pas arrêté d’en prendre? Ça va faire six mois, maintenant, non?»
Comme un enfant pris en faute, je baissai la tête. J’entendis à peine ma voix:
«J’ai diminué la dose, je n’en prends qu’un demi avant de me coucher. Ça m’aide à dormir, à ne plus me réveiller en sueur, à ne plus faire des cauchemars sans queue ni tête.»
Il eut une moue désabusée puis claqua la porte avant de me faire un bref signe de la main. Je restai quelques minutes à le regarder rentrer, puis quelques autres encore à contempler la rue déserte.
Quand j’arrivai chez moi, des odeurs épicées m’accueillirent, Louise passa la tête dans l’entrebâillement de la cuisine et mima un baiser avant de disparaître. Tirésias, le siamois de ma compagne et vieux matou revêche, se frotta contre mes chaussures. Sans doute sentait-il le chat du cimetière ? Je le laissai m’inspecter et inclinai la tête vers les étagères de la bibliothèque, le manteau toujours fermé.
Les livres étaient classés par maison d’édition, couleur, genre et ordre alphabétique : une maniaquerie dont j’avais le secret et qui m’occupait de nombreuses heures en hiver quand je décidais de les ranger. Je n’étais pas un grand lecteur, ni un lecteur tout court. J’en lisais tout au plus deux durant l’année : un polar en été et, en février, lors des vacances au ski, avachi devant la cheminée en attendant la sacro-sainte raclette, le Goncourt.
C’était Louise l’ogresse : dans son sac, elle avait toujours un roman en cours et sur sa table de chevet trônaient fièrement cinq livres. Louise et sa boulimie d’apprendre. Rien ne lui résistait
Après un doctorat à Toulouse, elle avait intégré une équipe au CNES Paris-Daumesnil avant de la diriger. De la période entièrement dévouée aux études, elle avait conservé l’appétit vorace et continu des grands lecteurs. Elle empilait ses coups de cœur dans le bureau, les prêtait ou les donnait, ce qui faisait la joie de ses amis. De mon côté, je me chargeais de ranger les livres une fois par an : une répartition équilibrée des tâches.
J’attrapai un, puis deux exemplaires d’Apollinaire : Lettres à Lou et Alcools. Je posai un des livres et le morceau de bois rapporté du cimetière sur la petite table du salon, et ne gardai qu’un recueil en main. Sur la première page, je découvris un nom, un prénom et une classe écrits d’une graphie enfantine :
«Le livre est une carte postale temporelle, quand on l’ouvre jaillissent des images d’un temps perdu.»
Je sursautai et me penchai vers elle pour l’embrasser :
«D’où tiens-tu cette phrase? D’un livre de développement personnel?»
Louise se renfrogna un peu, mais je ne lui laissai pas le temps de contre-attaquer:
«Regarde mon visage, belle infirmière, veux-tu bien me soigner?»
Elle se recula un peu, plissa les yeux et partit d’un grand rire qui emplit le salon. Il y a quelques années, c’était ce même éclat joyeux qui m’avait fait tomber amoureux d’elle.
«Mais qu’est-ce que tu racontes? Tu n’as rien sur le visage. Vous, les hommes, vous êtes vraiment des chochottes.»
Je me levai et ne vis que mon air abasourdi dans le miroir.
«Pourtant, tout à l’heure, dans le rétroviseur…»
Elle était déjà repartie. Je tapotai des doigts la couverture de mon livre avant de me rasseoir. Les lettres envoyées à Lou défilèrent devant mes yeux. Chose inhabituelle, Tirésias sauta sur mes genoux et ronronna. Je continuai ma plongée dans ce nouvel univers, le rythme des vers et les frottements du chat contre mon menton me bercèrent. Un raclement de gorge me sortit de ma lecture, je levai la tête. Sur la porte du couloir, un rayon de soleil finissait de pâlir.
« Tu comptes enlever ton manteau et tes chaussures avant de dîner ? »
Quelle heure était-il ? À travers la fenêtre, j’entraperçus la lumière vacillante du réverbère. Sur les carreaux se dessinaient des nuages de vapeur. Je me levai, passai mon doigt sur cette buée et formai un « j’arrive » éphémère.
*
« C’était bien aujourd’hui avec Phil ?
— Comme d’habitude, oui. Mais, au cimetière, il était obnubilé par des cercles sur la coupe d’un arbre, je n’ai pas vraiment compris de quoi il parlait. J’en ai rapporté un morceau, tu peux regarder si ça t’amuse. »
Pour toute réponse, Louise reprit du gratin. De la fourchette, j’aplanis le monticule : avec ses petits morceaux, mon assiette ressemblait à des tranchées de la guerre de 1914-1918.
« Si tu veux, on peut regarder un film ensemble ce soir. Je n’ai pas à bosser sur mon projet.
— Je préfère lire, je crois. »
Je déposai un baiser sur la joue d’une Louise incrédule, débarrassai la table, puis m’enfermai dans le bureau.
*
J’ouvris le recueil Alcools avec la joie inexpliquée d’un enfant en train de faire une bêtise. Je tournais les pages comme on remonte le temps, j’y retrouvais des feuilles annotées, des points d’interrogation ; quelque chose entre ces lignes me fascinait. C’était la première fois que je relisais de la poésie depuis le lycée : les vers m’hypnotisèrent, leur liberté m’étourdit, une originalité incroyable s’étalait là et je n’arrivais pas à m’en détacher. Dehors, la lumière du réverbère accompagnait le rythme anarchique et syncopé des mots, d’où bruissait une nature légendaire :
C’est le tilleul lyrique, un arbre de légende,
D’où, chaque nuit, des lutins fous sortent en bande.
Un mouvement dans la rue attira mon regard. Le lampadaire agrandissait les ombres et rendait sa magie aux ténèbres. Au chaud, derrière ma fenêtre, je me plus à imaginer des lutins sortir de l’arbre avant de retourner à mon bureau, le sourire aux lèvres.
Bientôt l’obscurité me servit de guide, m’enveloppa de ses heures bleues :
Chaque rayon de lune est un rayon de miel
À la lecture de ce vers, une sensation naquit et je fus propulsé des décennies en arrière. Les week-ends s’égrenaient avec la lenteur d’un immense sablier, nous ne recevions jamais personne, aucun appel ne venait rompre le tic-tac de la pendule de la cuisine. Dès le repas terminé, je montais dans ma chambre et m’inventais des histoires. La solitude berçait mes souffles.
Je devais avoir à peine huit ans quand, un dimanche, à table, mon père avait rompu le silence de nos fourchettes :
« Mets tes bottes, je t’emmène découvrir un coin que tu ne connais pas encore. »
Mon père avait décidé qu’il était temps pour moi de grandir, de montrer que j’étais un homme. Cette promenade n’était qu’un prétexte ; j’aurais dû m’en douter, car il n’aimait pas la nature. Dans l’allée qui nous menait à la voiture, mes pieds glissaient dans mes chaussures trop grandes, et mon anorak, devenu trop petit, sentait le parapluie moisi. Mal à l’aise, je faisais tout de même bonne figure face à cette sortie impromptue : souvent, le soir, je m’endormais en souhaitant vivre une journée de complicité avec lui et, ce jour-là, mon vœu s’était réalisé. Certains souhaits peuvent se révéler redoutables quand ils s’accomplissent.
Nous avions garé la voiture à côté d’une barrière, puis nous nous étions engagés sur des sentiers peu balisés. Nous n’avions croisé personne, je ne savais plus trop où j’étais, mais je restais content de partager un moment avec lui. C’était si inhabituel. La lumière rasante donnait de nouveaux contours au chemin, les ombres des arbres s’agrandissaient jusqu’à devenir géantes. Mon père paraissait petit au milieu de la nature.
Soudain, sa voix s’était élevée ; au-dessus de nos têtes, une nuée d’oiseaux s’était envolée.
« Tu es grand, tu dois être capable de t’orienter tout seul et de retrouver ta route. Compte jusqu’à cent, avant de me rejoindre à la voiture », dit-il, en me tournant le dos.
Je fermai les yeux, et commençai à compter. Je l’entendis crier au loin :
« Ne me déçois pas ! »
De ces heures à errer dans la forêt, je gardai à l’âge adulte de vilaines cicatrices. Dans mes cauchemars, je repensais à ces branches qui craquaient sous mes pas, à mes hoquets d’effroi tandis que j’essayais de me repérer. Lorsque j’arrivai enfin à la voiture, sans trop savoir comment, je fis disparaître les traces de pleurs sur mon visage. J’avais peur que mon père entende les battements de mon cœur, mais il n’en fut rien. Il m’accueillit d’un rire franc, assénant que j’étais désormais un homme.
Dans la poche de mon manteau, mon poing ne se desserra pas. Je restai mutique tout le trajet du retour, les yeux levés vers les rayons blafards de la lune. Elle était pleine, d’une blancheur prête à éclater ; je l’aurais aimée dans son croissant pour qu’elle nous recueille, mes angoisses et moi, mais elle était ronde, comme ces futures mères qui se pavanent, le ventre en trésor. De la mienne, je ne connaissais ni les bras en forme de croissant ni la rotondité bienfaisante.
C’est à ce moment-là que je décidai que tout était de sa faute à elle, à cet astre. À huit ans, il était plus simple d’en vouloir à la Lune qu’à son père : elle ne m’avait été d’aucun secours durant cette course d’orientation, sa lumière avait décuplé ma terreur. Je lui tirai la langue et oubliai le véritable coupable de cette expédition. »

À propos de l’auteur
KOSZELYK_Alexandra_©DRAlexandra Koszelyk © Photo DR

Alexandra Koszelyk est née à Caen en 1976. Diplômée à l’Université de Caen Normandie, elle est professeure de Lettres Classiques à Saint-Germain-en-Laye depuis 2011. Elle enseigne, en collège, le français, le latin et le grec ancien. Elle est aussi formatrice Erasmus en Patrimoine et Jardins. Son premier roman, À crier dans les ruines (2019), a été l’un des quatre lauréats des Talents Cultura 2019 et a remporté le Prix de la librairie Saint Pierre à Senlis, de la librairie Mérignac Mondésir, le Prix Infiniment Quiberon, et le Prix Totem des Lycéens. Également finaliste du Prix du jeune mousquetaire, de celui de Palissy, du prix Libraires en Seine et du prix des lycéens de la région Île de France 2020, le format poche a été sélectionné pour le prix du meilleur roman Points. La dixième muse (2021) est son second roman publié Aux Forges de Vulcain. (source: Babelio)

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