Okoalu

SALES_okoalu  RL-automne-2021

En deux mots
En 1959, à la suite d’un crash aérien quatre enfants, deux garçons et deux filles, se retrouvent sur une île perdue du Pacifique. Chacun avec son histoire, ils vont désormais apprendre à vivre ensemble, à se réinventer. Rejoints par des créatures et des esprits, ils vont devoir choisir entre civilisation et sauvagerie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quatre enfants sur une île du Pacifique

Deux garçons et deux filles, rescapés d’un accident d’avion se retrouvent sur une île du Pacifique où ils vont devoir réinventer leur vie. Avec «Okoalu» Véronique Sales nous offre un joli conte philosophique sur l’humanité et ce qui la définit.

Disons-le d’emblée, il n’est pas très aisé d’entrer dans ce roman, car à l’image des protagonistes qui sont totalement désorientés sur l’île où ils viennent d’échouer, Véronique Sales a choisi de rendre par l’écriture cette confusion des sentiments et des impressions. Mais il suffit de se laisser porter par les images, par les pensées qui s’entrechoquent et petit à petit tout devient plus clair. Sur les pas d’Ingvar, douze ans, on va petit à petit déchiffrer ce nouveau monde. Quand le garçon prend conscience de ce qui lui est arrivé, il est seul et se demande où sont passés les autres, ceux qui ont pris l’avion avec lui en Australie en direction de l’Angleterre.
Il y a quelques minutes, son frère Sven, six ans, était pourtant avec lui. Un moment d’inattention aura suffi pour qu’il disparaisse. Pourtant il aurait tant besoin de lui, tant besoin des autres sur ce minuscule confetti perdu dans le Pacifique et sur lequel il va devoir désormais apprendre à vivre. De l’avion et du crash, on ne saura guère plus, car tout le récit se concentre sur la petite communauté, le microcosme rassemblé ici.
Car Ingvar vient d’apercevoir deux filles, celles qui étaient assises quelques sièges plus loin dans l’appareil, les anglaises Glencora et Mildred. Avec Sven, qui finit par réapparaître, ils sont les seuls survivantes.
Les premiers jours passent avec l’assurance que les secours ne vont pas tarder. Alors on s’organise pour trouver à boire et à manger, on organise un peu l’attente.
Seulement voilà, les jours passent sans qu’aucun signe extérieur ne leur parvienne. Il faut alors penser une nouvelle existence, à un nouveau mode de vie qu’ils peuplent de leurs souvenirs, de leurs histoires personnelles. Leur familles respectives et leurs connaissances viennent enrichir leur quotidien en même temps. Ces histoires qui les ont construits et dont les autres vont pouvoir profiter, car les grands – Glencora et Ingvar – ressentent le besoin de guider les petits – Mildred et Sven – vers la civilisation. Des règles dont leur instinct les pousse à s’affranchir, à vivre plus sauvagement.
Le tour de force de Véronique Sales est d’avoir réussi ainsi à effacer la frontière entre le réel et l’imaginaire. Voilà Ingvar, Sven, Mildred et Glencora rejoints par ceux qui sont restés en Suède, en Angleterre, aux Pays-Bas. Mieux, des bruits ou des curieuses traces, des faits un peu mystérieux vont renforcer cette idée qu’ils ne sont plus seuls et que des sauvages les épient, tout autant que les esprits qui les accompagnent.
La hiérarchie qui s’était imposée avec la nécessité de survivre devient de plus en plus pesante et lourde. Pour quelle raison faudrait-il se conformer à des règles? Se soumettre à un chef? Voilà les questions qui vont transformer le roman en un conte philosophique sur la définition de l’humanité, entre l’éducation et la peur, les besoins primaires et l’instinct animal.

Okoalu
Véronique Sales
Éditions Vendémiaire
Roman
276 p, 18 €
EAN 9782363583642
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé sur une île du Pacifique, dans l’archipel des Lau. On y évoque aussi Cairns, la Suède avec Stockholm, Lulea et Lidingö, l’Angleterre et notamment Londres et Newcastle, les Pays-Bas et Niekerk, l’Italie et notamment Rome, Pérouse ou encore Orvieto, sans oublier Townsville.

Quand?
L’action se déroule en 1959 et les années suivantes.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’était un matin du mois d’octobre 1959, à l’aéroport de Cairns ; comme il était très tôt, il faisait froid.
Quatre enfants, issus de deux familles différentes, montent dans un avion qui doit les emmener en Amérique, et de là en Europe où ils retrouveront des parents qui n’ont jamais fait preuve de beaucoup de sollicitude à leur égard. Ils n’arriveront pas à destination. Quand l’appareil sombre dans l’océan Pacifique, ils abordent, seuls rescapés du désastre, dans une île, qu’ils croient déserte, de l’archipel des Lau. Ils y resteront des années, au cours desquelles ils feront l’apprentissage de la solitude, celle de la sauvagerie et, pour finir, celle de la séparation. La survie, le renoncement, le poids de l’histoire individuelle et la possibilité d’y échapper : tels sont les thèmes que ce livre explore, dans une subtile polyphonie où se mêlent souvenirs, contes aborigènes et légendes scandinaves, et où se fait entendre, à chaque page, puissante, inexorable, la voix de la nature.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Le littéraire (Agathe de Lastyns)
La Cause littéraire (Patrick Devaux)
Hebdoscope (Laurent Pfaadt)
Froggy’s delight
La viduité
Blog Un dernier livre avant la fin du monde
Blog littéraire de Pierre Ahnne

Les premières pages du livre
« Un morceau de bois avait attiré son attention. Il s’en approcha précautionneusement, comme de quelque chose de vivant, mais c’était mort, un amas de branches que le vent avait bousculées et qui avait pourri là, chaud, inerte, comme tout autour de lui. L’ombre des palmiers, de ce côté-là, était si épaisse qu’on y voyait à peine, et tout le reste déformé, rutilant, à l’éclat du jour.
Où étaient les autres?
Il s’éloigna un peu de l’océan. Il marchait avec difficulté, avec étonnement aussi, comme s’il avait avancé sur une mousse épaisse qui dans cette ombre paraissait bleue, comme si, en dessous, quelque chose avait subsisté, mouvant, trompeur. Plus loin, derrière les arbres, les feuilles plutôt, gigantesques, d’un vert cru, si luisantes qu’elles paraissaient laquées, qui tenaient lieu de tronc, de frondaisons, de tout ce qui d’ordinaire fait un arbre. Il entendait le bruit d’une eau qui ruisselait. À cette distance, il en ressentait la fraîcheur. Le ciel, et sa clarté, l’effrayaient: sûrement, une fois sorti de la forêt, on était moins à l’abri.
C’est alors qu’il le vit: il se tenait là, tout près, et le regardait. Quand il eut repris son souffle, que la terreur avait suspendu, il fit, sans réfléchir, quelques pas au-devant de lui — tout valait mieux que d’être seul. Et comme il avançait dans l’ombre traversée de lumière, il en discerna mieux les contours, le volume, la masse sombre, hérissée. Le cri des oiseaux, à cet endroit, semblait moins strident. Des rochers affleuraient, lisses, étagés. Le voile des feuilles, agité par le vent, retombait au-dessus du visage noir. C’était un homme, grand, taillé dans le bois une curieuse qualité de bois, imputrescible, rêche au toucher, troués de crevasses et d’entailles. Il avait au cou un collier de coquillages aux formes si compliquées qu’on les aurait dits soufflés dans le verre, à la place des yeux des galets polis, d’un blanc de craie, qui regardaient, sur la tête un curieux chapeau de forme plate.
Sven l’observait avec tant d’attention qu’il en oublia un instant le soleil jaune et blanc, acéré, au point qu’il dut reculer.
Assis dans l’ombre, il l’observait encore. Le temps avait atténué les traits les plus saillants de son caractère. Ses lèvres étaient serrées comme s’il avait été déterminé à ne plus prononcer aucune des incantations que l’on attendait de lui, ses poings fermés, les deux bras ramenés le long du corps; sur son visage, grave et proéminent, un air narquois, ou de désappointement. Sa contenance solennelle, effritée, ne paraissait pas peser bien lourd, à l’échelle de tout ce qui bruissait autour, toute la vie qui s’était accumulée là et bientôt l’emporterait, le lierre, les orchidées sauvages enroulées autour de lui, l’ombre éclaboussée de lumière, le bourdonnement des insectes, le cri des oiseaux, le bruit de l’eau. Il demeurait, au milieu de cette exubérance, hiératique, ses yeux blancs tournés vers la lisière et, au-delà, le large, d’où venait Sven.
Il se releva et se tint tout près du visage pétrifié, appuyant sa paume sur le bois tiède, irrégulier. Un papillon en sortit, orange, énorme.
L’eau l’appelait. Il alla jusqu’à elle: un ruisseau qui roulait sur un fond de sable blanc. Il s’allongea au bord et but autant qu’il put, dans sa main ouverte. Il en passa sur ses cheveux, que la sueur avait collés, sur son visage — il avait tant pleuré. Il décida d’en remonter le cours, parce qu’elle allait sans se soucier de lui, et lui parlait, pourtant, dans la transparence du jour. Il était difficile de progresser par là, au milieu des ronces. Il batailla jusqu’à n’avoir plus de courage — plus rien que l’envie de dormir, d’attendre là la fin du monde, Peut-être, quand on mourait là, se transformait-on en statue de bois dressée sous les étoiles, d’où sortaient, leurs ailes déployées, des papillons chamarrés aux reflets de cinabre?
Il sut que le temps avait passé parce que le soleil avait changé de place. Il était descendu sous la ligne des arbres; on le distinguait à travers, incandescent, à l’horizon.
La bourrasque se leva d’un coup, éparpillant les feuillages à la surface de l’eau. On aurait dit des nénuphars, se bousculant dans le courant et tournoyant, emportés, avant de disparaître.
Il fut surpris par l’averse: des gouttes tièdes, espacées, tambourinantes, légères comme l’est la pluie, pendant les soirées de printemps, au-dessus des étangs, du côté de Boden, et il en fut comblé; cette eau bienfaisante le rendait à la vie — une autre forme de vie, antérieure, magique. Derrière elle avançaient des nuages effilochés.
Où étaient les autres?
Il imagina qu’il les retrouverait s’il continuait à remonter le cours de l’eau. À mesure qu’il avançait, le bruit résonnait plus fort. C’était rassurant, d’une certaine manière; cela avait tout recouvert. Il n’y avait plus, dans l’après-midi miroitante, que Sven et l’eau.
Tout à coup, il se trouva face à une falaise de basalte, si haute qu’elle touchait au ciel, d’où tombait une cataracte. Le vacarme l’étourdit. Il semblait que, derrière lui, ramassée, toute l’étendue des arbres et des fourrés, tout ce qu’il avait traversé, se fût immobilisé en même temps que lui, ayant choisi d’attendre, avec lui, ce qu’il adviendrait, désormais, des mille pensées qui s’emmêlaient à ce moment, ténues, changeantes, dans son esprit, avec la fatigue et l’avidité.
À peine étendu sur le sol il s’endormit, la muraille au-dessus de lui. Plus haut encore, les nuages filaient, blancs, rapides, comme des chevaux échappés. »

À propos de l’auteur
SALES_veronique_©DRVéronique Sales © Photo DR

Véronique Sales a publié plusieurs romans, parmi lesquels Un épisode remarquable dans la vie de Trevor Lessing (Éditions du Rocher, 2004), Le Livre de Pacha (Éditions du Revif, 2010) et Les Islandais (Pierre-Guillaume de Roux, 2011). (Source: Éditions Vendémiaire)

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Sous couverture

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En deux mots:
Après leur rencontre sur un chantier de fouilles archéologiques, les chemins de Myrto et Alexandre se sont séparés. Une décennie plus tard, ils se retrouvent à Paris et constate que leur amour n’a rien perdu de sa force. Mais survivra-t-il aux absences fréquentes d’Alexandre?

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Ulysse des temps modernes

Pour son premier roman, Emmanuelle Collas a imaginé une histoire d’amour contrariée entre une éditrice et un membre des forces spéciales. Et enrichit notre réflexion sur l’Orient, l’islamisme et le terrorisme.

Emmanuelle Collas nous prévient d’emblée: «ce roman est sa propre fiction». Aussi tous ceux qui imagineront voir derrière Myrto un portrait en creux de l’éditrice se lançant dans le roman devront se contenter de cet avertissement. Et après tout qu’importe de savoir ce qui tient de l’autobiographie et ce qui tient de la fiction, on y croit d’emblée.
Myrto et Alexandre se sont connus sur un chantier de fouilles archéologiques, partageant bien davantage que leur passion pour l’Histoire et les civilisations antiques. Mais comme bien des amours de jeunesse, leur idylle n’aura qu’un temps. Myrto partira pour Paris où elle complètera sa formation et partagera sa vie entre la maison d’édition littéraire qu’elle a créée et les cours qu’elle dispense à l’université. Quant à Alexandre, il a tout simplement disparu des radars, laissant très épisodiquement un message sur son compte Facebook.
Quand, après plus de dix ans, il appelle Myrto pour lui proposer de la revoir, la surprise est de taille. Tout comme le plaisir qu’ils ont à se retrouver et à constater combien leurs corps continuent à s’attirer.
Désormais Lou, la fille de Myrto qui vit sous son toit et Eden, leur chien vont devoir faire une place à Alexandre, même si ses séjours sont très éphémères.
Marié deux fois et divorcé deux fois, il reste en effet assez secret, affirmant que ses activités dans l’import-export l’obligent à de fréquents voyages. Une couverture qu’il ne résistera pourtant pas longtemps face à l’incrédulité de Lou et Myrto. Il va être obligé de tomber le masque et avouer qu’il est membre des forces spéciales et qu’il intervient sur à peu près tous les points chauds de la planète: Afghanistan, Turquie, Syrie…
Les missions se succèdent et l’attente devient de plus en plus insupportable pour Myrto qui doit se contenter des courts séjours et des escapades toujours trop brèves avec son homme. Si on peut à juste raison se demander si leur relation n’est pas plus intense parce qu’elle est éphémère, il faut aussi constater que l’actualité est de plus en plus anxiogène, les attentats venant recouvrir la France d’un voile noir.
En imaginant ce couple, Emmanuelle Collas a trouvé une façon très intelligente de nous faire (re)découvrir ces civilisations, de montrer combien les injonctions des islamistes sont totalement éloignées de la culture et des traditions de l’Orient. Mais aussi combien sont fragiles nos défenses face à la barbarie. À l’image de la maison d’édition de Myrto, passeuse d’histoires et de savoir, qui est mise en liquidation judiciaire, le roman nous rappelle quelle énergie il faut déployer pour ne pas laisser l’obscurantisme tout balayer. Un roman fort, ancré dans le réel. Et la découverte d’une romancière qui devrait faire reparler d’elle!

Playlist
Durant tout le roman, Myrto est accompagnée de musique de façon très éclectique. Voici les œuvres et les interprètes citées au fil des chapitres :


Eurythmics


Michael Jackson (Billie Jean)


Queen (Another One Bites the Dust)


Chat Baker


Carmen


Barbara


Bruce Springsteen


AC/DC (shot down in flames),


AC/DC (highway to hell)


Sœur Marie Keyrouz (chants sacrés d’Orient)


Rachmaninov (concerto n°3 interprété par Vladimir Horowitz)


Stabat Mater (Pergolèse)


Chostakovitch (8e symphonie de interprétée par Mravinsky)

Sous couverture
Emmanuelle Collas
Éditions Anne Carrière
Roman
224 p., 18 €
EAN 9782843379963
Paru le 16/10/2020

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi à Gap, Sisteron, dans le Vercors, de Valence à Romans, La Baume-d’Hostun, Sant-Nazaire-en-Royans ou encore en Bretagne du côté de la presqu’île de Crozon. On y évoque aussi beaucoup la Turquie et Istanbul, la Syrie, Alep, Palmyre, Mari, Damas, Mossoul, le Kurdistan ainsi que l’Afghanistan et notamment Kaboul. D’autres voyages nous emmènent en Egypte, au Caire et en Grèce du Péloponnèse à Athènes en passant par les îles des Cyclades.

Quand?
L’action se déroule de 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une nuit d’insomnie, piquée par le souvenir d’un ancien amour, Myrto envoie un message à Alexandre qu’elle n’a pas vu depuis longtemps. Après des semaines de silence, il répond. Dès qu’ils se revoient, leur complicité reprend comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. Leur désir est resté intact. Mais Alexandre est secret, mystérieux, il disparaît du jour au lendemain sans laisser des traces, sauf dans le cœur et la tête de Myrto. Alors le doute s’installe. Qui est-il vraiment ? Un homme d’affaires qui parcourt le monde comme il le prétend ? Un mythomane ? Un homme voyageur ? Un mari qui s’offre une parenthèse dans une vie de couple devenue trop monotone ? Et pourquoi pas un agent secret, plaisante Myrto, tant l’homme semble s’échiner à lui filer entre les doigts. Parfois, la réalité est bien plus surprenante qu’on ne le pense…
Ce roman, aussi sensible que palpitant, nous mène de Paris aux paysages magnifiques du Levant en guerre, et nous relate la passion d’un homme et d’une femme pris, malgré eux, dans la tourmente des conflits qui embrasent le Proche-Orient depuis trente ans.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Livres Hebdo (Cécilia Lacour)
Actualitté (Victor de Sepausy)

Les premières pages du livre
Ce roman est sa propre fiction.
Je salue brièvement toute l’équipe de la librairie, où je viens de participer à une rencontre, et j’attrape un taxi à la volée. Par chance, je n’ai pas trop longtemps patienté sur les trottoirs mouillés. Il fait froid. Je suis fatiguée car la journée a été longue. J’indique au chauffeur le canal Saint-Martin et me cale au fond de la voiture. La route défile, je me laisse conduire. Paris est calme ce soir. Personne dans les rues. Il n’est pas si tard mais il pleut. Nous croisons de temps en temps un taxi. Les cafés sont déserts. Aux abords de la place de la Bastille, je rallume mon téléphone.
Un message s’affiche aussitôt:
Alors, Myrto, on est de nouveau amis?
Je n’en crois pas mes yeux. Mon cœur bat la chamade – comme on l’écrit dans les manuscrits que je reçois. Un sourire illumine mon visage. Je ressens, tout au fond de moi, cette chose qui nous lie.
Il y a deux mois, une nuit d’insomnie, j’ai eu envie de revoir Alexandre. Sur Internet, j’ai trouvé son profil Facebook et lui ai adressé une invitation à être amis comme on jette une bouteille à la mer. Personne ne m’a répondu.
Fébrile, j’explore son profil pour savoir ce qu’il est devenu. Est-il marié ? divorcé ? A-t-il un ou des enfant(s) ? Quelle est sa vie, maintenant ? Sous mes doigts, les jours, les mois, les années défilent, mais je n’apprends pas grand-chose. Hormis cette information, très administrative : il est associé dans une boîte d’import-export, dont le siège social se trouve à Paris. En dehors de ça, l’homme ne s’expose pas. Je le reconnais bien là. Sa vie, il ne l’a jamais criée sur les toits.
En revanche, son univers n’a pas changé. Les photos qu’il a postées me le confirment. La haute montagne le tient toujours – et le ski alpin. L’été, il retrouve la même quête de vitesse et d’adrénaline, en rallye. Malgré les zones d’ombre qui couvrent son existence, il y a toujours eu entre nous un lien, un élan vital, qui nous attache l’un à l’autre. Je pratique Alexandre depuis fort longtemps.
Rencontrés très tôt, nous nous sommes aimés avec passion, puis nos vies ont emprunté des chemins de traverse sans pour autant nous quitter vraiment, nous nous sommes retrouvés et perdus – avec ou sans raison, avec ou sans excuse. Un jour, il apparaît, un autre, je disparais – ou l’inverse. Nous en sommes là, perdus de vue depuis dix ans.
Ce message m’émeut, tellement j’ai regretté de l’avoir perdu et tant j’ai espéré le revoir. Je savais qu’il pouvait réapparaître du jour au lendemain, comme il vient de le faire. C’est sa marque de fabrique.
La première fois, c’était après sept ans de silence. Je me trouvais dans les Alpes quand j’ai reçu son appel. Il m’avait dit simplement :
— Myrto, c’est Alexandre. Juste ne bouge pas – au moins jusqu’à ce soir. J’arrive !
Surprise, je lui avais répondu :
— Non ! Alexandre ! Je rêve. Mais tu es où ?
— Je viens d’arriver à Paris. Et j’ai l’intention d’y rester. Je te cherche depuis trois jours. Alors, maintenant que je t’ai trouvée, tu restes là où tu es, et j’arrive. Je t’emmène dîner ce soir.
Puis il avait raccroché. Je n’avais pas eu le temps d’ajouter un mot. Interloquée, j’avais souri – et c’est tout.
Alexandre réapparaît toujours quand on s’y attend le moins.
En entrant dans le restaurant où, lors de notre bref échange Facebook d’hier soir, Alexandre m’a donné rendez-vous quai d’Orsay, je le reconnais aussitôt. Il n’a pas changé, toujours aussi puissant. Il se lève, me prend dans ses bras, me fait la bise et me dit d’un sourire moqueur :
— Alors, Myrto, nous sommes de nouveau amis…
Encore engoncée dans mon manteau et mes foulards, très émue :
— Oui, Alexandre.
Il continue :
— C’est merveilleux de te revoir.
— Oui, c’est très beau.
Je regarde Alexandre. Je ne peux m’empêcher de fixer ses lèvres sensuelles. Son sourire fugitif lui plisse le coin des yeux alors que pas un de ses traits ne bouge, ni ses paupières aux longs cils, ni même ses prunelles devenues presque noires dans la pénombre du lieu. Son sourire, son regard, la façon dont ses bras fendent l’air me renvoient au passé.
Je travaillais comme volontaire sur un chantier archéologique dans le cadre d’une campagne d’exploration. Le paysage était magnifique mais je m’ennuyais. Fouiller une plâtrière est un boulot ingrat. Sous une chaleur écrasante, on décaissait des mètres cubes de terre. En fin de journée, j’étais épuisée et j’attendais avec impatience le retour au campement.
Quand je descendis du 4 × 4, Alexandre était là. Comme promis. Comment m’avait-il trouvée ? Mystère. Il ne m’avait pas demandé où j’étais ni ce que je faisais dans la région de Gap. Il souriait, sans triomphalisme, comme si me retrouver était une bagatelle. Je n’étais pas à mon avantage. Échevelée, couverte de gypse – drôle d’aspect pour des retrouvailles romantiques ! Il éclata de rire, et moi aussi.
Je négociai le temps d’une douche. Alexandre était arrivé dans une voiture de rallye qui attirait l’œil de mes collègues, ce qui me permit de m’éclipser rapidement.
À l’époque, je ne m’étais pas étonnée de le voir surgir dans ce lieu perdu après son coup de fil de Paris le matin même et alors que nous avions passé sept ans sans nous voir. Mais je me souviens d’avoir été marquée par la facilité avec laquelle nous avions retrouvé le fil de notre conversation lors du dîner – comme aujourd’hui où il commente avec allégresse la carte, avec toujours l’impression qu’on ne s’est jamais quittés. Sans doute était-ce pour nous structurel, dès le début de notre relation. Une sorte d’état d’esprit, une façon d’être-au-monde-ensemble, un truc du genre.
Quand je l’avais rejoint, aussi pimpante que les conditions spartiates dans lesquelles nous vivions me le permettaient, il m’avait adressé un immense sourire et m’avait annoncé qu’on partait à Sisteron pour la soirée.
Alexandre avait mis le moteur en marche et l’avait fait ronfler avec tendresse. Une bulle s’était constituée autour de nous. De nouveau, nous étions seuls au monde. Concentré, Alexandre tenait le volant avec fermeté et précision. Je m’étais laissé conduire en toute confiance. Dans l’oubli de tout. C’était pourtant la première fois que je roulais aussi vite. Alexandre avalait les kilomètres, puisant sa force et son énergie de son automobile. La route défilait. Le paysage dansait autour de nous. La vitesse nous enivrait. On volait sur la route. Pas de contact entre nous mais nous étions ensemble. Dans cette course effrénée et un peu hallucinée, il y avait une part de rêve et de vertige. J’avais laissé glisser ma main sur sa cuisse et l’avais regardé. Il avait tourné les yeux vers moi un court instant puis s’était concentré à nouveau sur la chaussée qui filait sous les roues. Je lui plaisais, je lui avais toujours plu. Je me sentais grisée. J’étais libre, avec lui, pour toute une vie comme nos désirs et nos destinées.
— Myrto, tu rêves? Où es-tu?
— En te voyant en vrai de nouveau devant moi, je me suis laissé surprendre par mes souvenirs…
J’ai envie d’embrasser Alexandre. Je me contente de le dévisager, comme pour voir tout au fond de ses yeux, trouver le chemin jusqu’à lui, savoir enfin qui il est vraiment. Et, peut-être, aller cette fois jusqu’au bout de notre histoire.
La salle est comble. Il y a beaucoup de bruit mais c’est comme si nous étions installés à l’écart, à part, dans un monde où il n’y aurait que lui et moi. La patronne vient le saluer. Bref échange. Manifestement, Alexandre est un habitué. Il me présente. Thiou me sourit d’un air entendu, comme si elle savait qui j’étais, puis s’éloigne.
Je demande à Alexandre ce qu’il devient.
— Je suis arrivé à Paris il y a quelques jours.
— Où étais-tu ?
— Oh, c’est compliqué… Je t’expliquerai. Mais toi, dis-moi, que deviens-tu ?
Je lui raconte, dans le désordre, un peu de ce qu’a été ma vie après que le fil qui nous liait a été rompu. Je ne lui avais alors donné aucune explication. Juste un appel pour lui demander de ne plus jamais m’écrire ni chercher à me revoir. Je n’avais pas envie de lui détailler la situation. Il me fallait sauver ma peau. Curieusement, c’était au moment où les réseaux sociaux rendaient plus facile le lien entre les gens que j’avais décidé de couper toute relation avec lui.
Avec dix ans de retard, je lui raconte l’hostilité de l’homme qui partageait alors ma vie. Cependant je n’arrivais pas à le quitter.
Alexandre écoute, attentif. Je ne sais pas s’il comprend tout mais il fait mine de le faire, et je lui en sais gré. De temps en temps, il me sourit et s’amuse à compter le nombre de fois où nous nous sommes revus, perdus, aimés, retrouvés, attendus, depuis notre première rencontre jusqu’à ce maudit coup de téléphone et ce récent message sur Facebook.
Un silence s’installe entre nous. On n’entend plus que le brouhaha de la salle. Plusieurs minutes s’écoulent sans que ni l’un ni l’autre cherchions à relancer la conversation. Alexandre boit son thé à petites gorgées, ses mains serrent la tasse comme s’il voulait à tout prix en conserver la chaleur, il me sourit en silence. À quoi pense-t-il ? Je le scrute intensément avant de lui prendre les mains. Ses doigts s’entrelacent aux miens.
— Et maintenant, où en es-tu, Myrto ? Tu ne m’as pas répondu…
— Toi non plus !
— C’est pas faux ! Commence, s’il te plaît. Je te suivrai.
— D’accord. Tu sais déjà beaucoup de choses. Le plus important, c’est que j’ai eu un enfant. Lou, que tu as vue une fois, toute petite. Elle a rempli ma vie mais je n’ai pas changé tant que ça, je me suis seulement retrouvée à l’endroit où je m’étais quittée. Et j’ai continué de faire ce à quoi je ne pouvais pas renoncer tant cela a fini par devenir ma seconde nature : j’ai parcouru l’Orient en tous sens. Tu te rappelles peut-être, je me suis spécialisée en histoire ottomane – même si je suis restée une passionnée de l’Antiquité –, je suis donc allée souvent en Turquie, en Syrie et au Kurdistan. Ces voyages m’ont aidée à surmonter les crises de plus en plus fréquentes que je vivais avec le père de Lou. À chaque retour, je me rendais compte que j’aurais préféré vivre seule avec elle plutôt que dans une relation devenue peau de chagrin. Avec le temps, les choses ne se sont pas arrangées, loin de là – c’est une histoire dont je n’ai pas envie de te parler car elle est derrière moi. Pour faire bref, j’ai fini par prendre mes cliques et mes claques, dans la douleur, mais je l’ai fait et je suis partie avec ce qui constitue encore l’essentiel de ma vie, Lou, sans oublier Eden – c’est le chien –, pour réinventer la vie. Enfin, délaissant peu à peu la recherche sur l’histoire ottomane à laquelle je m’étais consacrée jusque-là, j’ai fondé une maison d’édition littéraire qui m’occupe beaucoup. Je t’en parlerai une autre fois. Voilà, c’est simple. Je suis fracassée, j’ai encore besoin de temps pour me reconstruire, mais je suis libre maintenant, absolument.
Alexandre éclate de rire :
— Ça tombe bien ! Moi aussi !
— Ah bon ? Dis-moi.
— Marié deux fois, divorcé deux fois. Et depuis le temps que nous avons quelque chose à faire ensemble, c’est le moment, non ? Tu ne crois pas ?
Je le regarde, bouche bée. C’est trop facile pour être vrai. Pourtant j’ai rêvé de ce moment.
Ne m’embarrassant d’aucun préalable, je réponds avec une petite moue de provocation :
— Pourquoi pas ?
Nous rions ensemble, comme pour ne pas penser à la suite. Puis il finit par dire :
— Aimes-tu toujours danser ?
Oui, Alexandre, il me faut danser et sauter plus haut, plus légère, car je veux échapper au sur-place étrange qui m’a atteinte et qui a annulé la marche du temps. Alexandre, tu entends ? Il me faut vivre d’une autre manière. Librement et sans effort. Oui, j’aime toujours danser.
— Tu te souviens de ce bar à cocktails où tu m’as embarqué, peu de temps après notre première rencontre ?
— Oui, je me rappelle bien…
Difficile de lui révéler, après une si longue séparation, l’empreinte que je garde de cette soirée. Je vais lui faire peur. Car nous avions dansé jusqu’au bout de la nuit. Hanche contre hanche, à pleine peau, au ras du vertige. Le souvenir de cette étreinte est encore ancré en moi.
Alexandre, de sa voix de baryton :
— Myrto, viens, maintenant… Allons nous perdre à nouveau, veux-tu ?
Dehors, la nuit est froide. La pluie s’est transformée en neige fondue. La chaussée est glissante, les trottoirs aussi. Immobile, Alexandre fume. Une rafale de vent me frigorifie. Il jette la cigarette qu’il vient d’allumer et me prend dans ses bras, je me réchauffe contre lui. Le taxi arrive, se gare en double file. Marchant dans son pas, je m’engouffre dans le véhicule.
Malgré le mauvais temps, il y a pas mal d’animation dans Paris et des embouteillages sur les boulevards. Il faut s’armer de patience. Mais je me sens désinvolte ce soir.
— Tu as été merveilleux. Merci.
— Merci à toi. Je suis très heureux de te revoir… Cette fois, nous prendrons le temps.
— Oui, je suis le plus souvent à Paris, même s’il m’arrive parfois de m’absenter. D’ailleurs, je pars bientôt à Istanbul.
Je lui prends la main et la serre dans la mienne. Ses doigts me répondent. Un frisson se propage dans tout mon corps. Alexandre se rapproche de moi et, de son bras gauche, m’enlace. Je pose ma tête sur son épaule. Il porte ma main à sa bouche et presse le bout de mes doigts contre ses lèvres. Je le contemple, doutant presque de sa réalité. J’ai envie de l’embrasser maintenant, mais je crains de briser la magie de cet instant.
Soudain, Alexandre s’excuse et attrape son téléphone qui vibre. Penché sur l’écran, il consulte ses mails ou un texto, je ne sais pas. Son visage se ferme un court instant puis il relève les yeux vers moi, me scrute intensément et retrouve le sourire :
— Ma chère Myrto… Ne m’en veux pas… s’il te plaît… mais nous allons devoir reporter ce verre à plus tard.
Troublée, je le dévisage :
— Tu as un souci ?
— Je dois y aller.
Le ton de sa voix n’appelle aucune question. Bien qu’intriguée, je n’ose pas insister. Alexandre vient d’acquérir un droit au mystère. Rien dans ses yeux ne laisse paraître un quelconque indice, et je renonce pour l’instant à en savoir davantage. Je me rends compte que, chaque fois que je l’ai interrogé sur lui ou sur son travail, il est passé à autre chose. Me voilà le bec dans l’eau. Mais je garde le silence, ce n’est pas le moment de m’obstiner.
Le chauffeur allume la radio. On parle de l’accord entre l’Europe et la Turquie, qui vient d’accepter le retour des migrants n’ayant pas besoin d’une protection internationale. Il est aussi question de l’offensive de l’armée syrienne lancée hier pour reprendre Tadmor-Palmyre aux djihadistes de l’État islamique.
La voiture continue son chemin sur la rive droite. Avec panache, je lui demande de me déposer au prochain feu.
— Tu es sûre ?
— Oui, je me débrouillerai. T’inquiète !
Alexandre fait signe au chauffeur de s’arrêter. Il se tourne vers moi et je crois discerner de la reconnaissance dans ses yeux. Au moment de descendre, je m’apprête à lui poser une ultime question, mais il met un doigt sur mes lèvres scellées :
— Fais attention à toi quand tu seras à Istanbul… À très vite !
Je me tourne vers lui, émue et tendre. Il me domine de toute sa stature. Silencieux. Ses yeux me transpercent. Je dépose sur ses lèvres un baiser. Il y a un léger moment de flottement puis, sans un mot, dans un sourire, j’ouvre la portière et je m’échappe.
L’appel à la prière recouvre la ville. La brume s’est épaissie et la nuit est tombée. Quand je débouche sur l’İstiklâl, l’avenue de l’Indépendance, c’est la cohue. Les lumières me tournent la tête.
J’ai du mal à me frayer un chemin au milieu de la foule qui va en tous sens. Malgré le vacarme, j’adore vivre ici. J’aime Istanbul. Depuis que je l’ai découverte, elle ne m’a jamais quittée. C’est ma maison et, à la fois, elle me transporte ailleurs.
La nuit, le jour, elle n’est, aurait dit Verlaine, chaque fois, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. Cela fait plus de vingt-cinq ans que j’arpente cette ville de long en large. De la rive européenne à la Corne d’Or et jusque, plus loin, aux pentes antiques de Constantinople, Istanbul tout entière me frappe au visage de toute son histoire. Pour moi, tout ici est merveilleux. Je marche dans les rues et – même si depuis janvier les attentats se multiplient – je me sens chez moi.
Tout a commencé près de Taksim, dont Murat Uyurkulak dit : À Istanbul, c’est la vie. Dans les années 1990, je travaillais à l’Institut français des études anatoliennes près du Palais de France. Je venais d’arriver en Turquie avec, dans la tête, toute la fantasmagorie de l’Orient et je ne cessais d’arpenter la Grand-Rue de Galatasaray jusqu’à la ville basse de Galata puis, en remontant, jusqu’à Taksim.
Sur cette place, en juin 2013, a commencé la rébellion contre le pouvoir d’Erdoğan. Gezi Park, nouvel éden, lieu symbolique de liberté, une manifestation pour avoir le droit de manifester. Malheureusement, la place a été reconquise par le pouvoir. Violence d’État. Un air de déjà-vu. Depuis lors, les réfugiés fuyant la guerre en Syrie ont rejoint la Turquie qui, selon Hakan Günday, se voit obèse dans le miroir de l’Orient et décharnée dans celui de l’Occident, ne trouvant pas de vêtements à sa mesure. On ne sait jamais ce qui va arriver. C’est pourquoi ce pays me surprend toujours.
Fascinée par son histoire fracturée, ses contradictions, sa créativité et son avenir incertain, j’aimerais partager mes impressions avec Alexandre. Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis notre dîner. J’avais cru qu’il m’en donnerait dès le lendemain, qu’il me téléphonerait ou m’écrirait et viendrait à l’improviste – on ne sait jamais ! –, qu’on irait dîner à nouveau, qu’on pourrait prolonger la soirée autour d’un verre, qu’il me raccompagnerait et aurait envie de rester avec moi pour repartir seulement au petit matin. J’ai vécu les jours qui ont suivi nos retrouvailles dans l’impatience, incapable de ne rien faire d’autre que de guetter un hypothétique signe de sa part. J’avais eu foi dans le regard qu’il avait eu lorsqu’il avait juste posé un doigt sur mes lèvres avant que je descende du taxi, au coin de la rue de Turbigo et de la rue Réaumur.
Je suis sûre qu’il est déjà venu à Istanbul. Il est si difficile d’échapper à la frénésie de cette ville – sauf si l’on se laisse captiver par l’eau, qui porte des échanges incessants d’une rive à l’autre sur la Corne d’Or, le Bosphore ou la mer de Marmara. Regarder la mer ensemble, comme lors de notre toute première rencontre.
C’étaient les années 1980. Sweet dreams are made of this / Who am I to disagree ? / I travel the world / And the seven seas / Everybody’s looking for something… À l’époque, on écoutait Eurythmics, Enola Gay, Indochine, France Gall et Michel Berger ou Queen. Michael Jackson chantait Billie Jean et Freddie Mercury Another One Bites the Dust. Je venais d’avoir dix-huit ans et d’arriver sur les bords de la Méditerranée. Je séjournais à Cannes chez Michel, un ami. Dès mon arrivée, il m’avait annoncé que des copains venaient de descendre, eux aussi, sur la Côte pour le week-end. Il leur avait proposé de nous rejoindre.
On avait très vite quitté la ville. Destination Le Trayas. La nature sauvage de l’Esterel s’ouvrait à nous. Maquis d’arbousiers, de genêts, de lentisques et de bruyères. Formes déchiquetées de la roche volcanique. Forêt de pins maritimes, de chênes verts ou de chênes-lièges. Michel était au volant. Musique à fond, vitres ouvertes sous le cagnard, on roulait à toute vitesse sur la route en lacets. Ça secouait furieusement. On chantait à tue-tête, riait aux éclats. On s’amusait, l’ambiance était électrique. Certains voulaient aller à la plage, d’autres sur les rochers, j’avoue que je m’en fichais totalement. J’étais en vacances et j’avais juste envie de nager.
Soudain, Michel avait bifurqué dans un chemin de terre défoncé et on s’était arrêtés sur un promontoire dominant la mer. Il n’y avait personne d’autre que notre petit groupe. C’est là que j’avais découvert Alexandre. Il essayait de s’extraire d’une vieille deux-chevaux brinquebalante. Son corps s’était déplié dans la lumière du soleil, il m’avait semblé immense, comme taillé dans du marbre. En esthète, je ne pouvais m’empêcher de l’admirer. Il avait senti mon regard et m’avait fixée droit dans les yeux. Puis quelqu’un s’était adressé à lui et il m’avait tourné le dos pour répondre. J’avais entendu sa voix pour la première fois. Profonde et grave, une voix qu’on ne discute pas. J’en avais eu des frissons. Comme envoûtée, j’étais restée figée là sans pouvoir détourner les yeux. Michel m’avait bousculée, serviette de bain sur l’épaule, avait posé une main sur mon bras :
— Eh ! Myrto ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Allez, viens !
Et avait explosé de rire. Je lui avais emboîté le pas sur le sentier abrupt qui descendait vers une crique en contrebas. Les autres nous suivaient bruyamment. Il faisait très chaud, le soleil tapait fort en ce début d’après-midi. Arrivés en bordure de la paroi, à une dizaine de mètres au-dessus de l’eau, nous avions déposé nos affaires et, sans prendre le temps de nous concerter, baskets aux pieds, tee-shirt ou chemise sur le dos, nous nous étions lancés dans l’ascension, malgré la rocaille et les ronces, du raidillon qui menait au plus haut rocher. Là, sans réfléchir, nous avions sauté.
Je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui je le referais. C’était l’insouciance de la jeunesse. Une fois la tête hors de l’eau, la surface m’avait semblé moins tranquille, le clapotement inhospitalier, les vagues plus sombres et les remous pleins de dangers. Mais je l’avais fait !
J’avais lancé mes chaussures et ma chemise sur les rochers tout proches, puis j’avais quitté l’ombre de la roche, nageant lentement vers le large, portée par la houle. C’est là, dans le scintillement du soleil, qu’il s’était présenté à moi. Je ne l’avais pas senti venir. Il était tout près. Je l’avais laissé s’approcher encore – nos jambes se frôlaient, nos doigts se touchaient presque –, puis je m’étais éloignée de quelques brasses en riant. Il ne me quittait pas des yeux – regard intense. Loin des autres, nous avions continué ce jeu incertain dans une complicité spontanée. Puis nous nous étions arrêtés face à face, les yeux dans les yeux, des gouttelettes accrochées aux cils, nos lèvres mouillées d’eau et de sel. On se souriait sans se quitter du regard. J’aimais déjà sa bouche bien dessinée, son menton volontaire, ses yeux verts, ses cheveux bruns en bataille. Nous étions seuls au monde. Presque nus dans la mer. Sa peau effleurait mes seins. J’avais envie de le prendre dans mes bras et de m’abandonner.
Je loge au Pera Palace, ce qui est pour moi exceptionnel. Je suis invitée pour le lancement du nouveau roman d’un auteur que je vais bientôt publier en France. J’aime bien ce lieu mythique pour son lien avec l’Orient-Express mais pas seulement… J’y ai surtout de très beaux souvenirs avec Lou. La première fois que nous sommes venues ensemble à Istanbul, elle avait tout juste six ans. Nous nous étions installées au bar toutes les deux. Pendant que je répondais à mes mails, elle jouait tranquillement avec des figurines que nous avions achetées à Kadiköy et, de temps en temps, elle m’expliquait les conflits terribles qui opposaient les deux superhéros. Le duo que nous formions n’avait cessé d’intriguer les clients comme le personnel de l’hôtel, au point qu’on nous reconnaissait, chaque fois que nous revenions au fil des années, et ce jusqu’à il y a deux ans, où nous avions donné rendez-vous à des copains dans ce bar. Lou était devenue une jeune femme très lookée : cheveux noirs, carré court, maquillage sombre, piercing à l’arcade sourcilière, elle portait ce soir-là des collants flashy, un short, un tee-shirt Doctor Who sous une chemise blanche et des chaussures à semelles compensées. Mature, elle avait participé activement, à ma grande surprise, à la conversation sur l’étrange soutien de la Turquie aux réseaux djihadistes en Syrie. Je n’avais pas réalisé combien, à force d’échanger sans cesse avec elle sur le monde, alors que je m’étais depuis longtemps enracinée au Proche-Orient dont j’aime les cultures, les terres, les langues, je l’avais embarquée depuis le début de la guerre en Syrie dans mes préoccupations géopolitiques. La différence entre l’Orient et l’Occident, c’est la Turquie. Hakan Günday ne s’y est pas trompé. Et je n’avais pas fini de m’étonner puisque Lou, qui s’exprimait soit en français, soit en anglais, avait basculé tout d’un coup, et sans difficulté, sur le turc ! Bouche bée, je l’avais écoutée défendre son point de vue avec une compréhension du monde hors du commun, et ce sans jamais perdre son sang-froid. Un grand jour, pour moi comme pour elle. J’avoue que j’étais fière. À partir de ce moment-là, elle avait changé de statut à mes yeux. J’avais gagné une amie. Décidément, Istanbul a toujours eu quelque chose à voir avec ma vie.
À Beyoğlu, autrefois Pera, la ville franque, qui fut au XIXe siècle le miroir de Paris, je profite de mon séjour pour rencontrer quelques confrères, mais impossible de me rendre en Asie. Je n’ai que très peu de temps pour la flânerie et les soirées tardives. Je ne cherche pas non plus l’aventure. Je ne fais que ressasser les mots d’Alexandre, me les repasser en boucle et me remémorer nos souvenirs heureux. Le poète Küçük İskender disait juste : À Beyoğlu, chacun peut faire les rêves qu’il souhaite.
Comme je quitte Istanbul en fin de matinée, je me suis levée très tôt pour aller voir la mer avant mon départ. J’ai acheté à un vendeur de rue un simit, pain au sésame qui me rappelle la Grèce et fait office de petit déjeuner. Agitation incessante, trafic et klaxons, les sirènes des bateaux, le cri des mouettes. J’adore cet endroit, même si je regrette le vieux pont flottant et rouillé de Galata qui, lorsqu’il s’ouvrait, scindait la ville en deux – marquant la coupure entre Orient et Occident. Ce n’était pas un pont, c’était un quartier, un centre commercial, un quai, trois ou quatre embarcadères, un gazino, un lieu d’excursion, un réceptacle des paresses, et l’un des derniers villages lacustres construits par les hommes préhistoriques, d’après Sait Faik. Depuis qu’il a été mis au rebut et, avec lui, les embarcadères de bois qui se balançaient au gré de la houle en craquant ou les bistrots au ras de l’eau, rien n’est plus tout à fait pareil. C’est ça, Istanbul. Un monstre immense qui ne cesse de changer et où, heureusement, il y a le Bosphore.
Cet été-là, Michel avait proposé en fin d’après-midi de quitter la crique pour une plage, un peu plus loin. Après une partie de volley, nous nous étions tous écroulés sur le sable. Alexandre s’était posé naturellement à côté de moi, son corps bronzé séchait au soleil. J’avais envie d’y déposer un baiser. Il me parlait tout bas et, si je ne me souviens pas de ce qu’il me racontait, je sais qu’il me faisait rire. Les autres avaient compris qu’il se passait quelque chose, ils n’avaient même pas tenté de nous mettre en boîte. Dans le soleil déclinant, j’avais fini par poser la tête près de lui, les yeux fermés, en écoutant le murmure des vagues sur le sable, et j’imaginais la saveur de sa peau sur le bout de ma langue.
L’Asie est juste en face. Le soleil me rend la vie belle. Sur les quais d’Eminönü, je me rappelle ces visions heureuses. Où est passé Alexandre ?
Je rêve qu’il arrive là, maintenant, sur ce quai, comme autrefois à Sisteron, ou qu’il m’envoie le message que je me languis de recevoir – mais c’est justement parce que je l’attends que je ne le recevrai pas.
Le temps passe. Le téléphone vibre. Un message, enfin:
Myrto, tu es où ?
Non, ce n’est pas possible ! Le cœur battant, je réponds dans la foulée.
Alexandre ! Je suis à Istanbul, comme prévu. Et toi ?
Myrto, fais bien attention. Istanbul n’est pas sûre.
Je sais. Mais bon… Où es-tu ?
Silence. Je m’impatiente. Debout, devant la mer, j’attends. Plus de cinq minutes avant qu’un nouveau message s’affiche. Soudain, une idée surgit dans mon esprit. Et si Alexandre se trouvait lui aussi à Istanbul ?
Appelle-moi dès que tu rentres à Paris. On se voit très vite. Myrto, je t’embrasse fort.
Déçue, je me surprends à sourire. Au moins, une chose est sûre : Alexandre ne change pas. Un taxi m’attend à l’hôtel pour 10 heures.
C’est à Roissy que j’apprends la nouvelle. Attentat-suicide à Istanbul : quatre morts, une trentaine de blessés. Je cherche des informations. Ça s’est passé dans l’İstiklâl sur la rive européenne d’Istanbul. Alexandre avait raison : la ville n’est pas sûre. Je l’appelle du taxi. Ça sonne dans le vide. Je réessaie et écoute son message d’absence, à plusieurs reprises, juste pour entendre sa voix.
Enfin, le téléphone vibre. C’est Lou. Elle vient d’écouter les informations et a eu tellement peur qu’elle a aussitôt cherché à me joindre. Je la rassure mais elle perçoit mon trouble. Je lui raconte cette drôle de coïncidence, ce message d’Alexandre avant de quitter Istanbul, et maintenant ce silence.
Borges a raison : Le rêve fait partie de la réalité. Vivre ou rêver. Depuis mon retour, Alexandre ne s’est toujours pas manifesté, bien qu’il m’ait demandé de le prévenir dès que je serais à Paris. C’est comme s’il ne recevait ni mes textos ni mes messages téléphoniques. Cet homme est une énigme. Insaisissable. Je le traque sur les réseaux sociaux mais ne découvre rien de plus. J’essaie de me souvenir encore pour comprendre – ou peut-être seulement pour attendre.
La nuit était belle quand nous avions quitté le restaurant de Sisteron. Je devais rentrer au campement si je voulais sauver quelques heures de sommeil avant de rejoindre le chantier dès l’aurore. Alexandre m’avait prise dans ses bras. Je m’étais serrée fort contre lui en tremblant, avais soulevé sa chemise. Avide, j’avais retrouvé la mémoire de sa peau et cherché ses lèvres, le souffle court. Le désir inassouvi, en rade depuis sept ans, m’étouffait. Pris lui aussi dans cet élan du corps et de l’émotion, Alexandre m’avait embrassée, ses mains s’efforçant fiévreusement de retirer le haut de ma robe froissée et d’atteindre mes seins. Ce baiser m’avait paru d’une intensité jamais ressentie auparavant. Presque nus dans la pénombre, nous étions comme aveuglés, effrayés de notre propre désir. J’avais plaqué mes hanches contre son ventre, pétri ses fesses, senti son sexe dur et chaud et avais saisi sa main pour la guider sous ma robe. Haletant, gémissant, joignant nos corps, c’était comme si nous retrouvions le moment de notre rencontre au milieu de la mer et que, inconnus l’un à l’autre, nous nous prenions dans les bras pour la première fois – comme si nous faisions l’amour à l’ombre de la forteresse.
Le retour s’était passé rapidement. Fenêtres ouvertes, nous avions roulé, silencieux. Dans un rêve, nous nous étions laissé conduire, insouciants, hors le monde – les clochards célestes.
Alexandre m’avait déposée sur la place déserte à 3 heures du matin. J’avais contemplé son visage et lui avais demandé :
— Que ferons-nous la nuit prochaine ?
Il m’avait souri et m’avait dit:
— Je t’attends. Viens quand tu veux.
Puis il avait allumé la radio pour continuer le voyage. Nous étions début août 1990. Saddam Hussein venait d’envahir le Koweït, toutes les radios ne parlaient que de ça. On s’était regardés : l’Irak, on connaissait, lui comme moi, et on savait que si Saddam s’attaquait à un allié de l’Occident, le Proche-Orient risquait de s’embraser…
La nuit suivante, Alexandre avait disparu.
Longtemps, j’ai imaginé que ce baiser de Sisteron nous avait inscrits à tout jamais dans le temps. Les sentiments de liberté, de vitesse et de désir que j’ai ressentis avec lui cette nuit-là ne m’ont jamais quittée. »

Extrait
« Il faut vraisemblablement compter un mois avant qu’il ne revienne à Paris: après son évacuation par la mer, j’imagine, entre la Syrie et Chypre, on va le faire transiter par une base militaire en Irak ou en Turquie avant qu’il puisse regagner la France. Puis on verra. Sans doute cela lui prendra-t-il du temps de retrouver ses marques. On ne passe pas comme ça de la guerre à Paris. Surtout quand on a perdu des frères d’armes. Je pense à lui tout le temps. Je m’accroche mais, parfois, l’inquiétude et le doute s`insinuent au fond de moi. Ce que m’a dit Alexandre m’est précieux, ce qu’il ne m’a pas dit m’inquiète. J’aimerais qu’il soit là. Je me remémore sa voix, ses mots, ses gestes, même les plus anodins, et revis chacun de nos rendez-vous. Ses bras me manquent. Il me faut chasser ces images de mon esprit sinon l’abattement me terrasse. Tout me semble terriblement triste et ennuyeux. J’en veux alors à quiconque m’envoie un message parce qu’il n’est pas lui, je ne peux voir personne, je n’ai envie de rien. Au moindre bruit, je imagine débarquer à l’improviste et, à chaque notification de mon téléphone, j’espère découvrir qu’il est enfin reconnecté.
Quand je suis dans cet état, il me devient impossible de sortir de mon lit, où les heures passent en compagnie d’Eden au milieu des livres et des manuscrits. Je la caresse en tournant les pages que je ne parviens pas à lire. Elle sent bien que je suis bouleversée. Ses yeux m`interrogent. Je me blottis contre elle, son poil est doux, elle sent le pop-corn, je m’’apaise, elle soupire. Je lui dis que les jours ne finissent jamais, toujours la même lumière du matin, et que la nuit met un temps fou à tomber. Et si Alexandre avait disparu pour de bon? Si je m’étais trompée? S’il était incapable de rentrer? Tout ce qui me paraissait raisonnable devient source d’un doute irrationnel. »

Je me bats pour protéger autant qu’il m’est possible tous ceux qui m’ont fait confiance mais je sais déjà que, si je ne réussis pas, je risque d’y perdre beaucoup et de le payer le restant de ma vie. Non seulement ma situation personnelle serait catastrophique tant j’ai pris de risques pour garantir la pérennité du catalogue, mais j’aurais aussi à faire le deuil d’une grande partie de mes espérances.

Depuis quelques semaines, je m’isole de plus en plus. Quand je sais que la journée sera administrative et fastidieuse plutôt qu’éditoriale, je vais très tôt au bureau. Là je prends le temps d’ouvrir un à un les livres que j’ai publiés, de les feuilleter et d’en relire quelques passages. Pour chacun, je me rappelle à quelle occasion j’ai rencontré l’auteur, comment le livre s’est inventé, les circonstances de sa sortie et, d’un souvenir à l’autre, je parcours ce catalogue bâti au fil des années pour dire quelque chose des espaces littéraires, des terres nouvelles, des formes et des langues, entre littérature et politique. En réalité, peu de gens connaissent la manière dont se construit un catalogue, sorti tout droit d’un désir, d’un rêve ou d’un pari, voire des obsessions et des convictions de l’éditeur. Je contemple la bibliothèque et soupire. Car je sais que, si je n’arrive pas à nous sortir de là, je serai infiniment triste tous ces volumes finiront au pilon.
Mais je dois courir au tribunal pour une réunion avec le juge et l’administrateur, et j’en suis malade d’avance. C’est tellement dur d’être harcelée, maltraitée, déconsidérée, comme si tout ce que j’avais construit n’était rien, absolument rien. Je les entends déjà alors que j’erre dans les couloirs du tribunal de commerce pour retrouver mon chemin. J’ai compris dans ce lieu qu’il me fallait être entourée pour résister à cette terrifiante expérience. Sinon, et c’est encore plus vrai à la campagne, si on se retrouve trop seul, après s’être confié à son chien, à son cheval, à sa vache, à ses chèvres, à ses poules ou à s’être adressé à ses arbres, aux champs, aux fleurs ou à la rivière, on choisit d’en finir. »

À propos de l’auteur
COLLAS_Emmanuelle_©Photo Olivier_DionEmmanuelle Collas © Photo Olivier Dion

Historienne de l’Antiquité, Emmanuelle Collas a passé beaucoup de temps au Proche-Orient sur des chantiers de fouilles archéologiques. En 2005, elle choisit de quitter l’université pour devenir éditeur, d’abord à la tête de Galaade, puis des éditions qui portent son nom. Elle y défend une littérature engagée. Sous couverture est son premier roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Civilizations

BINET_civilizations
  RL_automne-2019   coup_de_coeur

En deux mots:
Les Groenlandais finissent par poser pied en Amérique, suivis d’un certain Christophe Colomb. Mais son expédition va connaître une fin tragique. En revanche, les Amérindiens ont envie d’aller voir d’où venait ce «conquistador». Et voilà que l’Histoire s’écrit dans l’autre sens.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Nos ancêtres les incas

Dans une ébouriffante uchronie, Laurent Binet imagine que les européens n’ont pas colonisé l’Amérique, mais que les Amérindiens se sont installés en Europe. L’occasion de réviser quelques jugements tout en s’amusant.

Après nous avoir régalé avec La septième fonction du langage, sorte de thriller autour de Roland Barthes, Laurent Binet remonte plus loin encore dans le temps et n’hésite pas à réécrire l’histoire dans une savoureuse uchronie. Je ne sais s’il faut d’abord applaudir la virtuosité d’un récit qui entraîne le lecteur dans une épopée formidablement romanesque, l’érudition de l’auteur qui s’appuie sur une solide documentation ou encore l’habileté de la construction qui nous pousse à remettre en cause certains jugements un peu trop hâtifs sur l’Histoire telle qu’elle nous a été enseignée. Toujours est-il qu’on se régale de cette version joyeusement apocryphe qui, pour faire plus vrai, mêle différentes techniques narratives en nous proposant le journal de bord de Christophe Colomb, les minutes d’un procès, une correspondance entre des incas parcourant l’Europe et ceux resté au pays, quelques témoignages et même les articles d’une nouvelle constitution.
Après avoir une bonne fois pour toutes confirmé que Christophe Colomb ne fut pas le premier à poser le pied en Amérique mais les vikings qui, après avoir trouvé le Groenland peu hospitalier ont repris la mer vers le «pays de l’Aurore», avant d’arriver à Cuba puis gagner le continent du côté de Chichen Itza et de pousser jusqu’à Panama. En se mêlant à la population, ils importent les maladies, mais finissent par développer des anticorps.
À la saga de Freydis Eriksdottir succède l’expédition de Colomb et son édifiant journal de bord. Le rêve de gloire va se transformer en déroute et les trois caravelles avec leur poignée d’hommes ne pourront rien contre des autochtones assez malins pour comprendre la menace qui pèse sur eux et s’emparer des navires. Les voilà équipés pour prendre à leur tour le large. En 1531, les Incas envahissent l’Europe et vont bénéficier, pour leur part, de circonstances favorables. Lorsqu’ils débarquent à Lisbonne, un tremblement de terre vient de secouer la ville, entraînant panique et désorganisation. Atahualpa, leur chef, va très vite réussir à s’intégrer parmi les sphères dirigeantes grâce à un sens inné de la ruse et une faculté à décoder la psychologie de ses interlocuteurs. La lecture du Prince de Machiavel achève d’en faire un fin stratège qui va profiter des antagonismes et des appétits des différents monarques pour s’imposer dans cette Europe où les catholiques affrontent les partisans de la réforme. On peut de reste s’interroger à juste titre sur l’humanité de l’inquisition face à ceux qui implorent le dieu soleil.
Laurent Binet s’amuse ainsi à truffer le roman de clins d’œil à l’Histoire officielle qui voudrait que la civilisation soit européenne et les sauvages américains. Ce n’est du reste pas la moindre des vertus du livre: nous offrir des lunettes qui nous permettent de regarder avec un œil neuf l’Europe de Charles Quint et cette politique d’alliances et de trahisons, y compris matrimoniales. Vous l’avez compris, on apprend beaucoup dans ce roman tout en s’y amusant. Mais n’est-ce pas là la marque de fabrique du plus facétieux de nos romanciers?

Civilizations
Laurent Binet
Éditions Grasset
Roman
384 p., 22 €
EAN 9782246813095
Paru le 14/08/2019

Où?
Le roman se déroule du Groenland au «pays de l’Aurore», à Cuba, Chichen Itza, Panama, en Espagne, au Portugal, en France, en Allemagne, en Italie.

Quand?
L’action se situe principalement durant la première moitié du XVIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Vers l’an mille  : la fille d’Erik le Rouge met cap au sud.
1492: Colomb ne découvre pas l’Amérique.
1531: les Incas envahissent l’Europe.
À quelles conditions ce qui a été aurait-il pu ne pas être?
Il a manqué trois choses aux Indiens pour résister aux conquistadors.  Donnez-leur le cheval, le fer, les anticorps, et toute l’histoire du monde est à refaire.
Civilizations est le roman de cette hypothèse : Atahualpa débarque dans l’Europe de Charles Quint. Pour y trouver quoi?
L’Inquisition espagnole, la Réforme de Luther, le capitalisme naissant. Le prodige de l’imprimerie, et ses feuilles qui parlent. Des monarchies exténuées par leurs guerres sans fin, sous la menace constante des Turcs. Une mer infestée de pirates. Un continent déchiré par les querelles religieuses et dynastiques.
Mais surtout, des populations brimées, affamées, au bord du soulèvement, juifs de Tolède, maures de Grenade, paysans allemands: des alliés.
De Cuzco à Aix-la-Chapelle, et jusqu’à la bataille de Lépante, voici le récit de la mondialisation renversée, telle qu’au fond, il s’en fallut d’un rien pour qu’elle l’emporte, et devienne réalité.

Les critiques
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Blog Les Chroniques Acides de Lord Arsenik
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Laurent Binet présente Civilizations © Production Hachette France

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« PREMIÈRE PARTIE
La saga de Freydis Eriksdottir
1. Erik
Il y avait une femme qui s’appelait Aude la Très-Sage, fille de Ketill au nez plat, qui avait été reine. C’était la veuve d’Olaf le Blanc, roi-guerrier d’Irlande. À la mort de son époux, elle était venue dans les Hébrides et jusqu’en Écosse où son fils, Thorstein le Rouge, devint roi à son tour, puis les Scots le trahirent et il périt dans une bataille.
Quand elle connut la mort de son fils, Aude prit la mer avec vingt hommes libres et partit en Islande où elle colonisa les territoires situés entre la rivière du Déjeuner et celle du Saut de Skrauma.
Arrivèrent avec elle beaucoup de nobles hommes qui avaient été faits prisonniers lors d’expéditions vikings à l’ouest et que l’on disait esclaves.
Il y avait un homme nommé Thorvald qui avait quitté la Norvège pour cause de meurtre, avec son fils, Erik le Rouge. C’étaient des fermiers qui cultivaient la terre. Un jour, Eyjolf la Fiente, parent d’un voisin d’Erik, tua des esclaves de ce dernier parce qu’ils avaient provoqué un glissement de terrain. Erik tua Eyjolf la Fiente. Il tua aussi Harfn le Duelliste.
Alors il fut banni.
Il colonisa l’île aux Bœufs. Il prêta ses poutres à son voisin mais quand il vint les réclamer, celui-ci refusa de les rendre. Ils se battirent et d’autres hommes moururent. Il fut banni à nouveau par le thing de Thorsnes.
Il ne pouvait plus rester en Islande et ne pouvait pas rentrer en Norvège. C’est pourquoi il choisit de voguer vers le pays qu’avait aperçu le fils d’Ulf la Corneille, un jour que celui-ci avait été dérouté vers l’ouest. Il baptisa ce pays Groenland, car il dit que les gens auraient fort envie d’y aller si ce pays portait un beau nom.
Il épousa Thjodhild, petite-fille de Thörbjorg Poitrine de Knörr, avec qui il eut plusieurs fils. Mais il eut aussi une fille d’une autre femme. Elle s’appelait Freydis.
2. Freydis
Sur la mère de Freydis, nous ne savons rien. Mais Freydis, comme ses frères, avait hérité de son père Erik le goût des voyages. Aussi embarqua-t-elle sur le bateau que son demi-frère, Leif le Chanceux, avait prêté à Thorfinn Karlsefni pour que celui-ci retrouve le chemin du Vinland.
Ils voyagèrent vers l’ouest. Ils firent étape au Markland, puis ils atteignirent le Vinland, et retrouvèrent le campement que Leif Eriksson avait laissé derrière lui.
Le pays leur parut beau et boisé, les forêts étant à peu de distance de la mer, avec des sables blancs le long des côtes. Il y avait là beaucoup d’îles et de hauts-fonds. Le jour et la nuit étaient de longueur plus égale qu’au Groenland ou en Islande.
Mais il y avait aussi des Skraelings qui ressemblaient à des trolls de petite taille. Ce n’était pas des Unipèdes comme on le leur avait raconté mais ils avaient la peau foncée et aimaient les étoffes de couleur rouge. Les Groenlandais leur échangèrent celles qu’ils possédaient contre des peaux de bête. On commerça. Mais un jour, un taureau mugissant qui appartenait à Karlsefni s’échappa de son enclos et effraya les Skraelings. Alors ils attaquèrent le campement et les hommes de Karlsefni auraient été mis en déroute si Freydis, furieuse de les voir fuir, n’avait ramassé une épée pour se porter au-devant des assaillants. Elle déchira sa chemise et se frappa les seins du plat de l’épée en insultant les Skraelings. Elle était dans une fureur démente et elle maudissait ses compagnons pour leur lâcheté. Alors les Groenlandais eurent honte et firent demi-tour, et les Skraelings, effrayés par la vision de cette créature plantureuse, hors d’elle-même, se débandèrent.
Freydis était enceinte et avait mauvais caractère. Elle se brouilla avec deux frères qui étaient ses associés. Comme elle voulait s’approprier leur bateau qui était plus grand que le sien, elle ordonna à son mari Thorvard de les tuer, ainsi que leurs hommes, ce qui fut fait. Freydis tua leurs femmes avec une hache.
L’hiver avait passé et l’été approchait. Mais Freydis n’osa pas rentrer au Groenland car elle craignait la colère de son frère Leif, quand il saurait qu’elle s’était rendue coupable de meurtre. Cependant, elle sentait que désormais on se défiait d’elle et qu’elle n’était plus la bienvenue au campement. Elle équipa le bateau des deux frères, puis embarqua avec son mari, quelques hommes, du bétail et des chevaux. Ceux de la petite colonie qui restaient au Vinland furent soulagés de son départ. Mais avant de reprendre la mer, elle leur dit : « Moi, Freydis Eriksdottir, je jure que je reviendrai. »
Ils mirent cap au sud.
3. Le sud
Le knörr aux larges flancs cingla le long des côtes. Il y eut une tempête et Freydis pria Thor. Le navire manqua se briser sur les rochers des falaises. À bord, les bêtes prises de terreur ruaient si fort que les hommes étaient sur le point de s’en débarrasser parce qu’ils craignaient qu’elles les fassent chavirer. Mais à la fin, la colère du dieu s’apaisa.
Le voyage dura plus longtemps qu’ils se l’étaient figuré. L’équipage ne trouvait nulle part où aborder car les falaises étaient trop hautes et quand ils découvraient une plage, ils apercevaient des Skraelings menaçants qui brandissaient leurs arcs et leur lançaient des pierres. Il était trop tard pour mettre cap à l’est et Freydis ne voulait pas faire demi-tour. Les hommes pêchaient du poisson pour se nourrir et comme certains burent de l’eau de mer, ils tombèrent malades.
Au milieu des rameurs, entre deux bancs, un jour où nul vent du nord ne leur venait en aide pour gonfler les voiles, Freydis accoucha d’un enfant mort-né qu’elle voulut nommer Erik comme son grand-père, et qu’elle rendit à la mer.
Enfin, ils trouvèrent une crique où accoster.
4. Le Pays de l’Aurore
L’eau y était si peu profonde qu’ils purent rejoindre à pied la plage de sable. Ils avaient emporté toutes sortes de bestiaux. Le pays était beau. Ils n’eurent d’autres soucis que de l’explorer.
Il y avait des prairies et des forêts aux arbres bien espacés. Le gibier y était abondant. Les rivières regorgeaient de poissons. Freydis et ses compagnons décidèrent d’établir un campement près de la côte, à l’abri du vent. Ils ne manquèrent pas de provisions, aussi pensèrent-ils rester là pour y passer l’hiver, car ils devinaient que les hivers devaient être plus doux, ou du moins plus courts que dans leur pays natal. Les plus jeunes étaient nés au Groenland, les autres venaient d’Islande ou de Norvège, comme le père de Freydis.
Mais un jour qu’ils avaient pénétré plus avant à l’intérieur des terres, ils découvrirent un champ cultivé. Il y avait des rangées de plantations bien alignées, comme des épis d’orge jaune dont les grains étaient croquants et juteux. Ainsi surent-ils qu’ils n’étaient pas seuls.
Ils voulurent eux aussi cultiver l’orge croquante mais ils ne savaient pas comment s’y prendre.
Quelques semaines plus tard, des Skraelings surgirent du haut de la colline qui surplombait leur campement. Ils étaient grands et bien bâtis, la peau huileuse, la face peinte de longs traits noirs, ce qui effraya les Groenlandais mais cette fois-ci personne n’osa bouger en présence de Freydis, de peur de passer pour un lâche. Du reste, les Skraelings semblaient moins hostiles que mus par la curiosité. Un des Groenlandais voulut leur donner une petite hache pour les amadouer, mais Freydis le lui interdit, et elle leur offrit à la place un collier de perles et une broche en fer. Les Skraelings parurent grandement apprécier ce dernier cadeau, ils se passèrent l’objet de main en main et se le disputèrent, puis Freydis et ses compagnons comprirent qu’ils souhaitaient les inviter dans leur village. Seule Freydis accepta l’invitation. Son mari et les autres restèrent au campement, non parce qu’ils avaient peur de l’inconnu, mais au contraire parce qu’ils avaient failli mourir précédemment dans une situation semblable. Ils désignèrent Freydis comme leur émissaire et leur déléguée, ce qui la fit rire car elle avait bien compris qu’aucun d’eux n’aurait le courage de l’accompagner. De nouveau, elle les insulta, mais cette fois-ci la honte n’eut aucun effet. Alors elle suivit seule les Skraelings, qui enduisirent sa peau blanche et ses cheveux rouges avec de la graisse d’ours, puis ils s’enfoncèrent avec elle dans des marais, à bord d’une barque creusée dans un tronc. On pouvait facilement tenir à dix dans cette barque, tant les arbres étaient gros dans ce pays. La barque s’éloigna et Freydis disparut avec les Skraelings.
On attendit son retour pendant trois jours et trois nuits, mais personne ne partit à sa recherche. Même son mari Thorvard n’aurait pas osé s’aventurer dans ces marais.
Puis, au quatrième jour, elle revint avec un chef skraeling qui portait des bijoux de couleurs vives autour du cou et aux oreilles. Il avait les cheveux longs mais rasés d’un seul côté, et l’on pouvait difficilement imaginer stature plus remarquable.
Freydis dit à ses compagnons qu’ils étaient ici au Pays de l’Aurore et que ces Skraelings s’appelaient le Peuple de la Première Lumière. Ils livraient une guerre à un autre peuple qui vivait plus à l’ouest et Freydis était d’avis qu’il fallait les aider. Et quand ils lui demandèrent comment elle avait compris leur langage, elle répondit en riant : « Eh bien, peut-être que moi aussi, je suis une völva ? »
Elle appela l’homme qui avait voulu donner sa hache aux Skraelings et, cette fois-ci, la lui fit remettre au sachem qui l’accompagnait (car c’est ainsi qu’ils désignaient leurs chefs). Neuf mois plus tard, elle accoucherait d’une fille qu’elle nommerait Gudrid, comme son ex-belle-sœur, la femme de Karlsefni, veuve de Thorsteinn Eriksson, qu’elle avait toujours détestée (mais ce n’est pas la peine de parler des gens qui n’interviendront pas dans cette saga).
La petite colonie s’installa dans le voisinage du village skraeling et non contents de cohabiter sans incidents, les deux groupes s’entraidèrent. Les Groenlandais enseignèrent aux Skraelings à chercher du fer dans la tourbe et à le travailler pour en faire des haches, des lances ou des pointes de flèche. Ainsi, les Skraelings purent s’armer efficacement pour défaire leurs ennemis. En échange, ils apprirent aux Groenlandais à cultiver l’orge croquante, en enfonçant les graines dans de petits tas de terre, avec des haricots et des courges pour qu’ils s’enroulent autour des grandes tiges. Ainsi pourraient-ils faire des stocks pour l’hiver, quand le gibier viendrait à manquer. Les Groenlandais ne désiraient rien d’autre que de rester dans ce pays. En gage d’amitié, ils offrirent une vache aux Skraelings.
Or, il arriva que des Skraelings tombèrent malade. L’un d’eux fut pris de fièvre et mourut. Puis il n’y eut pas longtemps à attendre pour que les gens meurent les uns après les autres. Alors les Groenlandais prirent peur et voulurent partir mais Freydis s’y opposait. Ses compagnons avaient beau lui dire que tôt ou tard, l’épidémie viendrait jusqu’à eux, elle refusait d’abandonner le village qu’ils avaient construit, faisant valoir qu’ici ils avaient trouvé une terre fertile et que rien ne garantissait qu’ils croiseraient ailleurs des Skraelings amicaux avec qui ils pourraient commercer.
Mais le sachem à la forte carrure fut frappé à son tour par la maladie. En rentrant dans sa maison, qui était un dôme tenu par des poteaux arqués recouverts de bandes d’écorce, il vit des morts inconnus joncher le seuil et comme une gigantesque vague emporter son village et celui des Groenlandais. Et lorsque cette vision se fut dissipée, il se coucha, brûlant de fièvre, et demanda qu’on aille chercher Freydis. Quand celle-ci vint à son chevet, il lui dit à l’oreille quelques mots tout bas, en sorte qu’elle fut seule à les savoir, mais il déclara de manière que tout le monde entende qu’heureux étaient les gens qui étaient chez eux partout sur la terre, et que le don du fer que les voyageurs avaient fait à son peuple ne serait pas oublié. Il lui parla de sa situation à elle, et lui dit qu’elle aurait une très grande destinée, ainsi que son enfant. Puis il s’affaissa. Freydis le veilla toute la nuit mais au matin, il était froid. Alors elle retourna auprès de ses compagnons et dit : « Allons, maintenant, il faut charger le bétail sur le knörr. »

Extrait
« Aucun de nous ne retournera au Groenland. Mon père avait nommé ainsi ce pays qu’il avait découvert pour attirer des Islandais comme vous, afin de renforcer sa colonie. En vérité, la terre n’était pas verte mais blanche, la plus grande partie de l’année. Ce soi-disant pays vert n’était pas accueillant comme ici. Regardez ces oiseaux dans le ciel. Regardez ces fruits dans les arbres. Ici, nous n’avons pas besoin de nous couvrir de peaux de bête ni de faire du feu pour nous réchauffer ou de nous abriter du vent dans des maisons de glace. Nous allons explorer cette terre jusqu’à ce que nous trouvions le meilleur emplacement pour fonder notre propre colonie. Car c’est ici qu’est le véritable Groenland. Ici, nous achèverons l’œuvre d’Erik le Rouge. »

À propos de l’auteur
Laurent Binet est né à Paris le 19 juillet 1972. Il a écrit en 2000 un récit d’inspiration surréaliste, Forces et faiblesses de nos muqueuses (éd. Le Manuscrit). En 2004, il publie La Vie professionnelle de Laurent B. (éd. Little Big Man) qui témoigne de son expérience d’enseignant dans le secondaire à Paris et en région parisienne. En 2010, a paru aux éditions Grasset HHhH (acronyme pour Himmlers Hirn heisst Heydrich, signifiant le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich), qui raconte la véritable histoire de «l’Opération Anthropoïde», au cours de laquelle deux résistants tchécoslovaques furent envoyés par Londres pour assassiner Reinhard Heydrich, chef de la Gestapo et des services secrets nazis. Réflexion sur la fiction romanesque et son articulation problématique à la vérité historique, le livre est remarqué par la presse dès sa sortie en janvier 2010. Il obtient le Prix Goncourt du Premier Roman. Suivront Rien ne se passe comme prévu (2012), La septième fonction du langage (2015) traduit dans une trentaine de langues et Civilizations (2019). Agrégé de Lettres Modernes, Laurent Binet enseigne dans la région parisienne et est chargé de cours à l’Université. Il a participé notamment à la mise en place de la convention ZEP-Sciences Po. Avant d’enseigner en France, il a dispensé des cours de français dans une académie militaire en Slovaquie. Musicien, il a été également chanteur-compositeur du groupe Stalingrad. (Source: Wikipedia)

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