Les Contemplées

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En deux mots
Arrêtée par la police, la narratrice est incarcérée à la Manouba, la prison pour femmes de Tunis. C’est pour elle le début d’un calvaire, les conditions de détention étant très difficiles. Mais c’est aussi la découverte d’un monde où l’humanité et la dignité parviennent à se faire une place dans cette cellule surpeuplée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Derrière les murs de la Manouba

Pauline Hillier a fait partie des Femen. C’est lors d’une action de protestation en 2013 qu’elle a été arrêtée et incarcérée dans la prison de femmes de Tunis, la Manouba. Une expérience qu’elle relate dans ce roman bouleversant.

Quand on se retrouve isolée du monde, dans une cellule surpeuplée et proche de l’insalubrité, alors la moindre petite attention est bonne à prendre. Pour la narratrice, brutalement jetée dans cet univers carcéral, la possibilité de conserver un livre est une bénédiction. Cet exemplaire des Contemplations de Victor Hugo va très vite devenir un viatique lui permettant de ne pas sombrer. Mieux, c’est dans les marges et dans les espaces encore vierges qu’elle pourra prendre des notes, raconter son vécu et rassembler la matière de ce qui deviendra Les Contemplées en hommage à l’auteur des Misérables.
Si ce n’est qu’en toute fin de volume que Pauline Hillier expliquera ce qui l’a conduite dans cette cellule en 2013, on sent bien qu’elle n’a rien oublié de son séjour, des premières minutes à celles de sa libération. Il faut dire que cette expérience ne peut que marquer fortement ceux qui la subissent. La violence y est omniprésente, d’abord assénée par ceux qui sont censés faire respecter la loi, les gardiens et le personnel administratif jusqu’à la directrice qui n’a pas trouvée meilleur moyen pour se hisser au rang de ses collègues masculins que d’être encore plus sévère et plus tyrannique qu’eux. Elle fait de sa «machine carcérale» un concentré d’inhumanité et encourage les gardiennes à la sévérité, pour ne pas dire la brutalité. On comprend alors la détresse de la Française jetée dans une cellule qui répond à ses propres règles, avec des détenues plus ou moins dangereuses et dont elle ne comprend pas la langue. Les policiers l’avaient du reste prévenue, c’est bien l’enfer qui l’attend.
Mais la peur n’est pas la meilleure conseillère. Pour pouvoir tenir, elle se rend bien compte qu’elle doit faire profil bas et essayer de se fondre dans la masse, voire à se trouver des alliées.
Mais c’est presque par hasard qu’elle va trouver le moyen de gagner sa place et même de jouir d’un statut particulier. En prenant la main d’une codétenue et en lui expliquant ses lignes de vie, elle va s’improviser chiromancienne. Ce faisant, elle fait rentrer de l’humanité – voire de la sensualité – dans ce monde où le libre-arbitre et la force font loi. Prendre la main d’une prisonnière n’est alors plus un geste anodin, mais le début d’une histoire. De confidence en confidence, on va voir se déployer les histoires individuelles, découvrir Hafida, Samira, Fazia, Boutheina et les autres. Alors, il n’est plus question de crimes et délits, mais de solidarité et de sororité. Alors on soutient une femme enceinte, on compatit à la tragique histoire de cette femme violée que son père tout comme la police préfère ne pas croire et qui va finir incarcérée, accusée du meurtre de son agresseur. Ou encore de cette autre détenue, coupable de ne pas avoir été en mesure de donner un héritier mâle à son mari. Miroir inversé d’une société qui a érigé le patriarcat en système absolu que le dévoiement de la religion accentue encore, La Manouba devient alors le creuset d’un combat souterrain, d’une humanité qui défie la violence. Alors un carré de chocolat, un bout de savon, un pas de danse, quelques secondes passées sous la douche ou encore quelques pas en plein air deviennent les symboles de la résilience, du refus de l’obscurantisme.
Si le récit de Pauline Hillier est aussi bouleversant, c’est parce qu’il donne à cette tranche d’autobiographie une valeur universelle. En entrant avec elle dans cette prison et en partageant son quotidien, c’est bien contre l’injustice et l’absolu d’un pouvoir dévoyé que l’on s’élève. Avec la force d’un Midnight express féminin, l’ex-militante Femen trouve dans l’écriture le moyen de poursuivre un combat qui, s’il est loin d’être gagné, fera bouger les lignes ou, au moins soutenir ces femmes détenues qui retrouvent ici un visage. Car, comme l’écrivait justement Victor Hugo dans les Contemplations…
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;
Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.

Les Contemplées
Pauline Hillier
Éditions La Manufacture de livres
Roman
204 p., 18,90 euros
EAN 9782358879415
Paru le 8/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans une prison de Tunis. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule en 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’issue d’une manifestation à Tunis, une jeune française est arrêtée et conduite à La Manouba, la prison pour femmes. Entre ces murs, c’est un nouvel ordre du monde qu’elle découvre, des règles qui lui sont dictées dans une langue qu’elle ne comprend pas. Au sein du Pavillon D, cellule qu’elle partage avec vingt-huit codétenues, elle n’a pu garder avec elle qu’un livre, Les Contemplations de Victor Hugo. Des poèmes pour se rattacher à quelque chose, une fenêtre pour s’enfuir. Mais bientôt, dans les marges de ce livre, la jeune femme commence à écrire une autre histoire. Celle des tueuses, des voleuses, des victimes d’erreurs judiciaires qui partagent son quotidien, lui offrent leurs regards, leurs sourires et lui apprennent à rester digne quoi qu’il arrive.
Vibrant d’humanité, Les Contemplées, roman autobiographique enflammé, nous livre l’incroyable portrait d’un groupe de femmes unies face à l’injustice des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le JDD (Karine Lajon)
France Culture (Le cours de l’histoire)
Blog Ju lit les mots
Blog Vagabondage autour de soi
Blog de Christophe Gelé
Blog de Philippe Poisson
Blog Médiapart (Hedy Belhassine)


Pauline Hillier présente son roman Les Contemplées à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Il est vingt heures, le soleil se couche sur Tunis. Dans la voiture, un flic me met en garde : là où je vais ça ne va pas être facile, il va falloir rester sur mes gardes et me méfier de tout le monde. Je ne sais pas où l’on me conduit, personne ne m’a expliqué. Des gens ont parlé en arabe autour de moi toute la journée, des officiers de police ont passé des coups de fil, d’autres m’ont observée gravement pendant de longues minutes avant de pousser de grands soupirs, une avocate a fait un passage éclair, toute en sueur, l’air affolé, une pile de dossiers sous le bras et des lunettes de soleil sur la tête, m’assurant qu’elle ferait tout son possible pour me sortir de là, mais personne ne m’a exposé le programme. Ça a eu l’air de leur sembler évident. Pourtant, plus les heures passent et plus rien pour moi ne l’est. Mon cerveau colle en vrac des images sur les mots que le flic prononce : « Il y a des tueuses. Il faut faire attention. Il ne faut pas leur faire confiance. Elles te dépouilleront, elles te frapperont, ou même pire. Il y a des folles là-bas. » Je serre les dents. Je sais qu’il veut me faire peur. Il guette ma réaction dans le rétroviseur mais j’évite soigneusement son regard. Je ne veux pas lui donner satisfaction. Je joue la fille qui en a vu d’autres, moi qui en ai vu si peu pourtant. Je scrute le paysage par la fenêtre en essayant de recueillir un maximum d’informations. Les rues défilent dans la pénombre. Des automobilistes, des motards et des piétons sont emportés par leurs trajets quotidiens, l’air concentré ou absent. Quelques arbres sans feuilles et recouverts de poussière tremblent au passage des camions. Un chien errant lève la patte contre un tronc puis repart en trottinant. Devant une épicerie une bande de pigeons a pris d’assaut un sac de semoule éventré, un homme sort les bras en l’air pour les chasser. Nous poursuivons notre course. Les passants se font plus rares. Je guette les panneaux pour tenter de localiser l’endroit où nous allons, mais la plupart sont en arabe. Les rues se ressemblent et la ville devient vite un labyrinthe dans lequel le chauffeur semble tourner volontairement en rond pour me perdre. Comme si je n’étais pas déjà assez paumée.
Voilà des heures qu’on me trimballe d’un endroit à l’autre. Mes poignets menottés passent de mains en mains, les mains me traînent de lieu en lieu. On me crie des choses en arabe sans prendre la peine de les traduire. On tire sur ma laisse comme sur celle d’un animal apeuré. La pénombre est partout à présent, elle enveloppe les silhouettes, se répand dans les rues, entre dans la voiture, m’écrase contre le siège en cuir, pénètre ma gorge et mes oreilles, me gagne tout entière. Après des kilomètres de façades, la voiture de police ralentit enfin, passe sous un imposant fronton et s’engouffre dans un couloir sombre. « Bienvenue à la Geôle », me lâche le conducteur dans un rire moqueur. Un frisson me saisit tandis que la voiture s’enfonce dans la gueule béante du monstre. Les portes se referment sur moi en un boucan sinistre, grilles qui s’entrechoquent, gonds rouillés qui grincent, lourdes chaînes qu’on attache. Cette fois ça y est, le système carcéral vient de m’engloutir. Il n’a fait qu’une bouchée de moi. Je déglutis en même temps que lui, une énorme boule dans ma gorge.
Le flic gare la voiture mais je n’ai plus franchement envie d’en sortir. Il descend, ouvre ma portière et m’attrape par le coude. La suite du trajet se fait à pied. Toujours menottée, je suis escortée par deux officiers le long d’un chemin en terre battue. J’en profite pour repérer un peu les lieux. Un imposant mur d’enceinte surplombé de fils barbelés nous coupe du monde. Au bout du chemin, la silhouette lugubre d’un bâtiment en béton se détache. Sur la droite, une cour grillagée enferme plusieurs dizaines d’hommes, jeunes pour la plupart, pieds nus dans la poussière. Ils s’agglutinent le long du grillage pour lorgner la curiosité qui débarque, cherchent mon regard sans toutefois oser m’interpeller. Des gardiens les surveillent de loin d’un œil menaçant, matraque à la ceinture. De l’autre côté sur ma gauche, un groupe patiente en file indienne devant un homme accroupi qui leur distribue de la nourriture. Une louche de bouillie rouge jetée dans un cul de bouteille en plastique, et au suivant. Mon estomac se noue à l’idée de prendre ici mon prochain repas. Mais je n’ai pas le temps d’y penser davantage car les policiers me poussent dans le dos pour que j’accélère le pas. Nous parvenons jusqu’à l’entrée du bâtiment, grimpons les trois marches en ciment du perron puis pénétrons à l’intérieur. Un halo verdâtre enveloppe la pièce. Verts les murs, vert le sol, verts les meubles, verts les gens, vert l’air qu’on respire. Je deviens verte moi aussi, sitôt entrée, saisie à la gorge par une puissante odeur d’égouts et de corps sales. Un épais comptoir de bois traverse le hall principal. Massif, on le croirait taillé d’un seul bloc, tout comme l’homme au guichet avec lequel mon escorte entame la discussion. Ce père fouettard doit bien faire dans les cent kilos. Derrière lui les longues étagères en bois sont vides, si ce n’est l’épaisse couche de poussière ocre qui recouvre les planches. Le seul objet que je remarque est un énorme registre. On me place dos au mur et on m’ordonne de ne pas bouger. Le temps passe. Des gardiens, en pantalon noir et chemise beige, matraques, menottes et clés à la ceinture, déambulent d’un couloir à l’autre. Ils sont gras, suants et effrayants. La seule femme de la bande ne détonne pas, bien que sa démarche boiteuse et son regard bigleux lui donnent un côté cartoon assez comique. Elle s’approche de moi, caresse une mèche de mes cheveux, et m’assène un gros sourire dégueulasse encore plus glaçant qu’un mauvais regard, avant que des détenus l’interpellent du fond du couloir. Elle repart en claudiquant comme une oie, les pieds en dedans et le pas saccadé. Je me penche discrètement pour essayer de voir les cellules, à gauche, puis à droite, sans parvenir à distinguer grand-chose hormis des enfilades de barreaux à la peinture écaillée. À intervalles réguliers des colonnes de détenus passent devant moi. Ils ont des mines patibulaires : menaçantes, hébétées ou brisées de fatigue. Ils sont sales, débraillés, pieds nus et beaucoup d’entre eux ont des cicatrices ou des plaies récentes sur le visage. Il y a des adolescents aussi. Slumdogs misérables qui passent et repassent une serpillière ou un balai à la main. Ils servent de larbins aux gardiens qui les sifflent et leur gueulent des ordres. Ils obéissent, tête penchée, comme de pauvres petits forçats. Sur le sol je remarque à plusieurs endroits des taches de sang frais. Des scénarios sordides me passent par la tête. Je me concentre pour ne pas paniquer et pour parer à toutes les éventualités. Au milieu de ma gueule déconfite deux pupilles s’allument, noires et brillantes. Mes poings se serrent, mes muscles se tendent, pour la première fois de ma vie je me prépare à me battre. Mes mains sont prêtes à taper n’importe où, n’importe comment, à s’agiter dans les airs, à se balancer de gauche à droite, comme elles le pourront. J’ai la sensation assez nouvelle de devoir défendre ma peau. Je ne sais pas du tout comment m’y prendre mais je taperai dans le tas s’il le faut. Pourtant pour l’heure il n’y a guère que mes pensées angoissées et quelques mouches opiniâtres qui m’assaillent. Est-ce que je perds déjà la boule ? Prisonnière depuis quelques heures et déjà en roue libre. La vraie bagarre a en fait lieu à l’intérieur de mon crâne, la peur et la raison se livrent un terrible round. Au loin j’entends des voix de femmes qui appellent. De temps en temps un gardien répond à leurs demandes, ici de l’eau, là du feu. Je suis terrorisée à l’idée de me retrouver en cellule avec elles. Je les imagine aussi effrayantes que leurs alter ego masculins. Je ne veux pas passer la nuit avec elles. Je préférerais encore être mise à l’isolement. Je veux parler à un avocat, à l’ambassade, à quelqu’un qui pourrait répondre à mes questions, m’expliquer ce qui m’arrive. Je suis tombée au fond d’un puits mais aucune mission sauvetage ne semble se mettre en branle pour me tirer de là.
Même les deux flics qui m’ont accompagnée me faussent compagnie. La paperasse remplie ils prennent congé du tenancier sans même me jeter un regard. Ils redescendent l’allée centrale, remontent dans leur voiture, repassent sous le fronton, roulent dans les rues de la ville, arrivent au commissariat, garent leur voiture, montent les escaliers, dévissent leur casquette, se recoiffent avec leurs mains, retirent leur uniforme, remettent au clou leurs menottes, allument une cigarette et rentrent à la maison. Je voudrais qu’ils m’emmènent. À la maison. Je voudrais être sur le canapé lovée entre leurs femmes et eux pendant que le repas mijote. À la maison. Je voudrais enfiler leur pyjama et me coucher dans leur lit douillet. À la maison. Je voudrais être n’importe où mais pas ici. Je ne veux pas rester. Je me sens comme une enfant abandonnée un premier jour d’école. Une école de film d’horreur. Le bureau du maître en face de moi est énorme, son cahier d’appel démesuré, et moi toute petite, de plus en plus petite, et déjà mise au coin. Mais au pied du mur il n’y a pas de trou de souris par lequel m’enfuir. L’ogresse boiteuse revient vers moi. Elle attrape mes poignets sans ménagement et les libère de leurs menottes. Puis ses doigts de géante se referment autour de mon biceps et elle me tire vers elle. Ça y est, elle m’emporte dans son antre pour me dévorer. Je panique, les battements de mon cœur s’accélèrent, mon ventre se tord, je suis à deux doigts de crier à l’aide. Mais finalement rien ne se passe, à peine quelques mètres plus loin elle dégaine son trousseau de clefs, ouvre une grille et me pousse à l’intérieur. Je découvre mon auberge pour la nuit. Elle est déjà pleine à craquer. Ici je ne sais pas si c’est bon signe. Dès que je pénètre dans la pièce les mises en garde menaçantes du flic remontent à la surface : « Des tueuses. Des folles. Te dépouilleront. Te frapperont. Ou même pire. » C’est quoi pire ? Elles ne peuvent quand même pas me tuer ? Elles n’ont pas le droit. Et de qui dois-je me méfier au juste ? Des gardiennes ? Des détenues ? Des jeunes ? Des vieilles ? De celles qui sourient ou de celles qui restent dans leur coin ? De celles qui ont l’air sûres d’elles ou des discrètes ? Je les dévisage une à une pour tenter de repérer les tueuses, les psychopathes, les violeuses, les mangeuses de bébés. Mille horreurs me passent par la tête. Des images confuses sur la prison me reviennent en mémoire. J’essaye de me souvenir, ça pourrait servir. Je me remémore ce film, l’histoire d’une Américaine emprisonnée à tort pour trafic de drogues. Est-ce qu’on la frappait et la dépouillait ? Est-ce qu’on la violait ? Est-ce que de vieilles détenues la tripotaient sous la douche ? Je ne me souviens plus. Je suis épuisée. Je voudrais dormir mais que m’arrivera-t-il si je ferme les yeux ? Alors je reste à l’affût, le doigt sur la détente. Quelque chose s’est enclenché à l’intérieur de moi. Couteau aux dents, je suis prête à l’affrontement. À l’intérieur de mon crâne un petit coach s’agite. Il fait les cent pas et essaye de se montrer rassurant : « Ça va aller ma grande, tu sais te battre. S’il faut te défendre tu le feras, tu en es capable. Ne montre pas que tu as peur. Elles ne sont pas plus fortes que toi. Tu sais comment frapper. Aux endroits stratégiques, tu te souviens ? Mais si ! On avait fait un cours de self-défense. Tu vas te souvenir, fais un effort ça va revenir. Le nez, oui c’est bien ! Par en dessous voilà. Et le menton ? Par au-dessus bravo ! Des coups nets et précis pour leur montrer que tu sais y faire. Tiens-toi prête. Elles vont voir à qui elles ont affaire. Tu n’as pas peur d’elles, tu n’as peur de rien ! » Je m’accroupis en vitesse contre le premier mur que je trouve histoire de me faire oublier. Le petit coach dans ma tête continue son speech « C’est un genre de Koh-Lanta tu vois. Sans plage ni cocotiers d’accord, mais l’objectif est le même : boire, manger, faire les bonnes alliances, gagner des épreuves de survie et des jeux de conforts, vivre quoi. Tout va se jouer très vite, il faut mettre en place ta stratégie ». Je suis tellement absorbée dans ces pensées survivalistes que je ne prête pas attention à l’autre petit coach, le raisonnable, celui qui pense que le flic a sûrement dit ça pour me faire peur, celui qui passe sa main fraîche sur mon front brûlant pour me calmer et qui chuchote à mon oreille « ne tombe pas dans la parano, respire profondément, essaye de dormir un peu ». Je l’entends mais je ne l’écoute plus depuis longtemps. Les pensionnaires ont pourtant l’air plus misérable que dangereux. Leurs visages sont fermés mais elles n’ont pas de balafres sur les joues. Leurs vêtements sont sales et froissés, leurs cheveux emmêlés, et toutes semblent exténuées. La boiteuse bigleuse me jette une bouteille d’eau, une couverture et un tapis de sol puis referme la grille. La pièce doit faire dans les vingt mètres carrés. C’est une boîte vide et nue, refermée par un mur de barreaux. Où que je sois dans la pièce je peux voir et être vue par le gardien au comptoir ce qui me rassure beaucoup. Je suppose qu’il me protégera en cas d’attaque. Ou plutôt j’espère, que la violence ne viendra pas de lui, d’eux tous qui rôdent dans les couloirs et me reluquent à chacun de leur passage, l’œil lubrique et affamé.
Nous sommes une bonne trentaine dans la cellule, des vieilles, des jeunes et même un bébé d’à peine un an qui titube en chaussettes sur les tapis. La puanteur y est insoutenable. Un mélange de pisse, de merde, de sueur et de crasse. Dans ce pot-pourri je ne parviens même plus à identifier la nature et l’origine des effluves. Je ne saurais dire si l’odeur de pisse qui me pique le nez vient des toilettes à ma gauche, de la paillasse sous moi, des jupes de la petite vieille qui tremblote à ma droite, ou du pyjama souillé du bébé. Pauvre petit gosse. Est-ce qu’il se souviendra de sa détention juvénile ? Est-ce que ces visages désolés imprégneront sa mémoire ? Est-ce qu’il sait qu’il est enfermé ? Est-ce qu’il comprend que tout ça n’est pas normal ? Combien sont-elles dans cette pièce qui, comme lui, n’ont rien à faire là ?
J’ai pu voir lors de mon passage au commissariat comme on jetait sans façon les prévenues en prison. Je n’avais pourtant rien d’une criminelle. Mais pourquoi se fatiguer ? En attendant de savoir, allez hop tout le monde au cachot. Même les vieilles, même les adolescentes, même les mères, même les petits gosses en pyjama. Alors on les souille les pyjamas. Dans cette saleté ambiante à quoi bon se retenir ? D’ailleurs je me souillerais bien moi aussi. Qu’est-ce que ça changerait ? Je refuse d’aller aux toilettes, des latrines sommaires dans un coin de la pièce, à peine dissimulées par un muret à mi-hauteur et sans autre système d’évacuation qu’un broc en plastique. J’ai peur de ce que j’y verrais, peur des cafards, peur des merdes, peur des cafards sur les merdes. Mais leur odeur est partout sur moi, sur ma peau, sur mes cheveux, dans mes vêtements et dans ma bouche. Je ferme ma veste jusqu’en haut et coince mes mains dans mes manches, je rentre à l’intérieur de moi-même comme un escargot dans sa coquille puis je me roule en boule sur mon tapis et remonte mon coude sous ma joue. La nuit est tombée, il fait frais à présent. Une vieille sanglote en secouant la tête et en déclamant des vers misérables. Est-ce qu’elle prie ? Est-ce qu’elle se lamente sur ce qui lui est arrivé ? Je voudrais la consoler. Non, ça n’est pas vrai, je voudrais qu’elle arrête de pleurer, je voudrais qu’elle se taise, je voudrais qu’elles la ferment toutes, je voudrais le silence, je voudrais qu’elles dorment, je voudrais être la seule éveillée dans la pièce, je voudrais la vision rassurante d’une masse ronflante et inoffensive. Je me méfie surtout des plus jeunes et ne les quitte pas des yeux. Elles ont formé un petit cercle et font tourner des cigarettes, en en allumant toujours une avant que l’autre ne s’éteigne, de sorte que le feu ne se perde jamais. Elles ne m’ont adressé la parole que pour m’en demander. Elles se moquent pas mal du reste, de qui je suis, de comment je vais. Elles seraient curieuses à la rigueur de savoir ce qui m’a conduite dans ce trou, mais elles sont trop fourbues de froid et de tristesse pour trouver, en français, les mots pour m’interroger. J’observe leurs mains aux ongles sales attraper la cigarette, la porter à leur bouche et la passer à leur voisine. Quels tours de passe-passe ces mains ont-elles joué ? Quels sont leurs talents cachés ? Savent-elles voler, frapper ou tuer ? Savent-elles crocheter les serrures? Faire disparaître des cadavres ? Qui sont ces femmes dont je partage la chambre et la peine ? »

Extraits
« En tailleur sur mon lit, je me lance pour commencer un petit inventaire des objets en ma possession. Des pantoufles, une chemise à fleurs, un pantalon XXL, deux culottes, un soutien-gorge déchiré sans baleines, une brosse à dents, une assiette, un stylo et un livre de voyage. J’étale tous mes biens devant moi, comme après une séance de shopping. Ça n’est pas Byzance, mais c’est mon trésor. Je comprends toutefois que quelques objets fondamentaux vont vite me faire défaut, comme des couverts, du papier toilette, du savon ou du dentifrice. J’ai pu observer ce matin que mes codétenues étaient bien équipées, brosses à cheveux, gel douche, shampoing, serviettes de toilettes, vêtements propres, c’est qu’il doit bien y avoir des solutions pour se procurer du matériel. » p. 40

« Toutes voulaient que je vienne m’asseoir près d’elles sur un seau, au pied d’une couchette ou en haut d’un lit superposé, pour une séance particulière, souvent généreusement rémunérée en cigarettes, morceaux de chocolat ou poignées de «glibettes», des graines de tournesol blanches et délicieusement salées, que les détenues achètent par sachets avec leurs coupons de cantine et grignotent à n’importe quelle heure de la journée. À tous les étages, les rideaux se tiraient pour assister au spectacle. La moindre de mes déclarations provoquait des cris, des rires, des interpellations bruyantes à travers la pièce ou des youyous. Si la Cabrane n’avait pas mis un terme aux festivités, je crois qu’elles auraient duré toute la nuit. » p. 53

« La Cabrane ne m’a plus adressé la parole depuis notre partie de dominos pourtant dans les jours qui suivent je vois mon quotidien s’améliorer comme par magie. Dès le lendemain matin, je comprends que le vent a tourné. » p. 85

« Je suis autorisée à aller pour la première fois à la promenade, un véritable événement dans un quotidien d’enfermement. La cour carrelée de cinquante mètres carrés n’est pas franchement propice à la randonnée mais j’en profite pour faire quelques longueurs entre les lignes de linge qui sèche. J’ai vraiment besoin de me dégourdir les jambes. Après des jours de confinement dans des pièces exiguës, allongée sur ma couchette la plupart du temps, les effets de l’immobilisme commencent à se faire sentir. Mes muscles sont ankylosés comme après un long voyage en train. La récréation ne dure qu’une dizaine de minutes mais chacune d’entre elles est savourée jusqu’à la dernière seconde. Rassérénée d’avoir pu prendre un peu l’air, revoir le ciel et sentir le vent sur ma peau, je supporte mieux le reste de la journée. Je l’occupe comme je peux, entre tâches quotidiennes, lecture et bavardages. Les filles me racontent leurs vies, me montrent des photos de leurs enfants, m’informent sur l’avancement de leur procès. Elles poursuivent mon éducation aussi, sur les mœurs de la prison, ses codes, son vocabulaire, ses lignes rouges et ses zones grises. Elles me racontent les couleurs de leurs campagnes, les odeurs de leurs jardins, le goût de leur cuisine, me vantent les beautés de leurs régions, des tapis de Kairouan aux poteries de Nabeul. Elles m’imprègnent de leur culture, me parlent leur langue et me l’apprennent. En immersion dans cet univers je fais rapidement des progrès et parviens de mieux en mieux à communiquer. Je glisse d’un bout à l’autre de la cellule, me faufile entre les lits, et deviens peu à peu louve parmi les louves, membre adoptée du pack. » p. 88

« À présent, mes vingt-sept codétenues ne me rendent plus visite qu’en des apparitions fugaces de fantômes. Certains jours je crois apercevoir la silhouette cambrée de Souad qui traverse la rue, le visage radieux d’Hafida derrière une poussette, le sourire éclatant de Fuite en terrasse d’un café, ou les mains tannées de Boutheina dans le métro, égrenant un chapelet. Dès que je les touche elles disparaissent, comme des bulles de savon. La nuit, les fantômes envahissent mes rêves. Je ferme les yeux et je suis de retour à la Manouba, mais mes camarades m’en veulent et refusent de m’adresser la parole. D’autres fois elles prennent les traits de nourrissons hurlant dans des petits berceaux de fer alignés dans une cave, ou de membres de ma famille (ma mère et ma sœur la plupart du temps) tambourinant contre une porte dont je n’ai pas la clé. Cependant, abstraction faite de ces visions éphémères dont je ne parle à personne, je me targue de m’être réconciliée avec cette période marquante de mon passé, et de l’avoir, comme on dit, « digérée »». p. 168

« J’ai écrit ce livre, pour que tout ne disparaisse pas à jamais sous la poussière. Le temps de quelques pages j’ai voulu faire exister celles qui avaient été injustement oubliées. Ce roman d’adieu est pour elles. Aux femmes de la Manouba. À toutes les prisonnières. Aux rejetées. Aux rebues. Aux innocentes. Aux coupables. À mes sœurs du Pavillon D, pour qui je n’ai pas eu le temps d’apprendre à dire au revoir. Besslama. » p. 180

À propos de l’auteur
HILLIER_Pauline_©Vincent_LoisonPauline Hillier © Photo Vincent Loison

Pauline Hillier est née en Vendée et écrit depuis l’adolescence. Après des études de gestion culturelle à Bordeaux et une expatriation à Barcelone, elle écrit son premier roman, À vivre couché, paru en 2014 aux éditions Onlit. Membre du mouvement international FEMEN de 2012 à 2018, elle participe à de nombreuses actions, en France comme à l’étranger. En 2013 elle est arrêtée à Tunis suite à une manifestation pour la libération d’une militante tunisienne. Son roman Les Contemplées lui a été inspiré par son séjour en prison. (Source: La manufacture de livres)

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Ma fille, née derrière les barreaux

Laurie Cohen raconte le combat d’une femme incarcérée pour meurtre alors qu’elle est enceinte. Une plongée dans l’univers carcéral accompagnée d’une touchante histoire d’amour, mais aussi un cri de révolte. Fort émouvant.

«Je m’appelle Marianne. Je suis née dans une petite région lointaine de l’Ouest américain, mais j’ai grandi dans une ferme aux alentours de Vichy, et finalement j’ai été mutée à Paris, et comme je ne supporte pas la ville, j’ai pris une maison à Gif-sur-Yvette. Mes parents adoraient la campagne française. Ils sont morts tous les deux. D’un accident de voiture.» C’est depuis sa cellule de prison que Marianne adresse cette lettre à un inconnu. La jeune femme qui vient d’être incarcérée clame son innocence, mais personne ne l’écoute. Elle doit désormais s’adapter au milieu carcéral et à ses codétenues, «une rousse et une Black aux cheveux frisés et une petite métisse avec un air enfantin.» Entre indifférence, sororité et animosité, elle cherche ses marques. Avant de s’effondrer, victime d’un malaise. Le médecin va alors lui annoncer qu’elle est enceinte et qu’elle peut choisir de garder l’enfant, mais qu’il lui sera retiré au bout de 18 mois. Oubliant cette terrible échéance, elle entend conserver cette graine infime qui répand la vie dans son corps, ce cœur qui doucement se met à battre. «J’aime l’inventer. L’imaginer. Chaque jour, il grandit, évolue, se forme. Envie de croire que l’univers m’a donné ce bébé pour trouver la paix. Qu’il me l’a offert pour me rendre plus sereine, me donner la force de me battre. Tout recommencer.» Si l’on oublie une bagarre avec une codétenue qui voulait la rouer de coups et lui faire perdre le fruit de ses entrailles, c’est assez sereinement qu’elle a attendu l’échéance, entre les promenades, les soins, l’atelier et la bibliothèque où elle peut emprunter des ouvrages de puériculture, mais aussi Gatsby le Magnifique ou Le joueur d’échecs de Stefan Zweig.
Transférée dans le quartier des mères, elle va donner naissance à une petite fille. «Je vois ses petits yeux cobalt et ses mains minuscules. Elle gémit doucement. J’ai tout oublié. Le personnel. La prison. Ma vie de merde. Il n’y a plus qu’elle. Ce petit bout d’amour. Je glisse à son oreille :
— Je suis là, mon cœur, c’est maman.
Et sa main attrape mon pouce.»
Avec beaucoup de sensibilité et un sens aigu de la formule – La prison est un dédale existentiel. La sérénade de la condition humaine – Laurie Cohen raconte le quotidien de la mère incarcérée. Entre la peur de ne plus voir sa fille, l’insoutenable attente du procès et le dossier de demande de sortie avec bracelet électronique, on est saisi par le manque d’humanité d’une justice qui par définition est aveugle. Un premier roman parfaitement maîtrisé et qui, sans jamais tomber dans le pathos, souligne les lacunes d’un système, voire ses contradictions.

Hors des murs
Laurie Cohen
Éditions Plon
Roman
352 p., 18 €
EAN 9782259306324
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé principalement dans une maison d’arrêt en France, sans plus de précision. En revanche, on y évoque Paris, Vichy et Gif-sur-Yvette ainsi que des voyages à l’étranger, à New York, dans le New Jersey et dans l’Ouest américain ainsi qu’en Thaïlande et à Tokyo.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Guetter la forêt déserte chaque matin. Et le ciel qui passe du bleu délavé au rose lavande. L’âme qui s’apaise. Avoir l’enfant contre mon ventre et ne plus penser à rien. Oublier les murs gris.»
On pense toujours que ça nʼarrive quʼaux autres. Mais tout peut basculer en une fraction de seconde. Un jour cʼest le bonheur parfait et le lendemain tout sʼécroule. Marianne menait une vie tranquille avec son mari David, loin du bruit de la ville, dans la forêt. Aujourd’hui, elle se retrouve menottée, dépossédée, enfermée. Elle clame son innocence mais personne ne lʼécoute. Criminelle aux yeux de tous. Dans cette prison, elle attend son jugement, celui qui scellera son destin.
Alors que le procès tarde à arriver, le médecin lui annonce quʼelle est enceinte. Marianne doit décider : interrompre sa grossesse ou mettre au monde en prison le bébé de celui qu’elle aimait et qui n’est plus. Les âmes tourmentées qu’elle rencontrera entre ces murs et au-delà l’aideront à tenir… mais jusqu’à quand ?
Laurie Cohen décrit avec force et sensibilité le quotidien dans une prison pour femmes, sans manichéisme aucun. Un premier roman sur le pouvoir de la maternité dans un contexte extrême et sans pitié.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Cité Radio (Guillaume Colombat s’entretient avec Laurie Cohen)
Afrique Économie (Nadège Koffi s’entretient avec Laurie Cohen)

Les premières pages du livre
« Quand j’ai traversé la cour de la maison d’arrêt, j’ai guetté le ciel. Ce trou de bleu entre les murs de pierre. Les barbelés tordus. Le silence. Le vent. Une brise légère qui faisait clapoter les tee-shirts suspendus à quelques fenêtres brisées. Les silhouettes perdues, derrière les barreaux, qui déambulaient, me dévisageaient. Un matin de mai. Le soleil sur mes joues. Comme pour la dernière fois.

Des barbelés militaires à lames, partout. Ça me rappelait les champs interminables et les vaches immobiles dans la brume.

Et puis, j’ai traversé ce long couloir. On m’a ordonné de me déshabiller. On m’a fouillée intégralement. De la tête aux pieds. Nue. Une femme en uniforme. Froide. Distante. Un robot. L’humiliation profonde.

La surveillante m’a demandé de lui donner mes affaires une par une pour les palper. Elle a même inspecté le fond de mes chaussures et m’a dit d’ébouriffer mes cheveux.

Ses questions banales, sans doute pour me mettre à l’aise, auxquelles j’étais incapable de répondre.

À la fin, on m’a octroyé des vêtements abandonnés, repêchés au Secours catholique. Je me sens désormais comme étrangère à moi-même.

On m’a installée dans une geôle de trois mètres carrés, à côté du greffe. J’attends. Je ne peux pas m’asseoir. J’ai les jambes molles. Ils vérifient mon titre de détention. Bientôt, on va m’attribuer un numéro d’écrou.

Détention provisoire. Un mandat de dépôt d’un an. C’est ce qui est écrit sur ma fiche. Pourtant, selon mon avocat, je pourrais écoper de douze. Douze ans alors que je suis innocente.

Les conversations alentour se brouillent. J’ai la nausée. Silhouettes nébuleuses. Coupée du monde. Je n’existe plus. Je vais me fondre à l’entité d’un groupe. Adhérer, obéir, suivre. Une énorme fourmilière. À l’abri de tous les regards.

L’agent du greffe relève mon identité : nom, prénom, date de naissance. Son collègue rédige la fiche. Un numéro d’écrou par ordre d’arrivée : 392 657. Je déteste le 7. Ils enregistrent la date et l’heure de l’écrou. Je tends mon index gauche. Une empreinte. La mémoire d’un ordinateur. Mon nom figure désormais dans le grand registre à côté du greffe. On vérifie tout : durée des mandats, fin des peines, demandes de mises en liberté…

Il faut renoncer à toutes ses affaires. Noter cinq numéros et oublier l’existence de son téléphone portable. Et se séparer de l’écharpe bleue à carreaux de Charlène, de la montre de Mathilde, du collier d’Olivier.

En échange, on me remet un euro pour appeler mon avocat, un imprimé de demande d’accès au téléphone, et un bon de cantine pour acheter quelques aliments, magazines et produits d’hygiène au sein de l’établissement.

Je répète constamment :

— Je suis innocente !

Mais on ignore mes mots.

On me demande plutôt si j’ai un régime alimentaire. Ça me rappelle quand on prend l’avion.

Dans ma notice individuelle, le magistrat ne prescrit aucun examen psychiatrique ou médical d’urgence.

Visite à l’infirmerie. Une prise de sang. Cinq tubes remplis et étiquetés.

L’odeur de la Javel afflue à mes narines. Quelqu’un a gratté le sol pour effacer les traces de saleté. Bientôt, je rejoindrai ma cellule.

Envie de fumer une clope. Embraser le bâtonnet blanc. Me poser devant une fenêtre un jour de pluie. Regarder l’eau qui décampe dans les rigoles et s’engouffre dans le fond des bouches d’égout. La pluie qui ruisselle sur les trottoirs, purge le ciel et le bitume. De temps en temps, les halos des phares qui balayent les routes et rasent les flaques d’eau. Le silence. Ça m’apaise.

Je ne sais plus pourquoi je suis là. Mal au cœur. La nausée. Oublier. Le clic de la gâchette. La balle qui perfore férocement son corps. Le sang opaque qui ruisselle dans la boue. Je cours. Sans m’arrêter. Du sang partout. Se souvenir.

J’aimerais revenir en arrière. Effleurer sa joue. L’embrasser. Mordre ses lèvres avec avidité. Humer longuement son odeur. Poser ma tête sur sa poitrine pour écouter battre son cœur. Qu’il me serre fort. À m’étouffer. Ses doigts entre mes cheveux. Un réflexe.

Je voudrais lui dire de me prendre. Sentir son corps et ce tressaillement inépuisable. Une marée bouillonnante.

J’attends de rejoindre ma cellule. Je ne sais pas combien de temps je vais passer ici. On m’a dit un an de provisoire avec prolongations possibles.

Mon avocat garantit que, dans ce genre de cas, le procès se fait souvent après deux ans.

On te rafle du temps sur terre. Et parfois même, tu crèves entre ces murs. Tu crèves comme un chien, et tout le monde te zappe.

Je venais de planter des tomates dans le jardin. On aurait pu faire des salades avec de la mozzarella et du gaspacho pour les soirs d’été. Lucie a une recette originale avec du jaune d’œuf, et beaucoup de basilic.

Ici, le vert s’efface derrière le gris.

L’odeur des arbres se fond dans la pisse et la Javel.

Vivre barricadé. Croupir dans une cellule.

J’ai toujours eu peur du quotidien. La routine bien huilée.

Être dans une cage, en dehors du monde.

Un froid polaire. J’entends la ronde des surveillantes. Leurs rires. J’ai peur. Je tremble. Des images déferlent.

Un coup de feu. Une bête abattue. Son sourire. Son regard. Sa voix.

Pas de lumière dans ma cellule, mais des ombres qui déambulent sous la porte.

Des murs cireux et écaillés.

Le lit est dur, métallique, avec un sommier et un matelas usés. Je me relève. Je souffle sur mes mains, puis sur mes doigts de pied.

Les coups de feu. Le corps abattu. Son profil dans la pénombre. Et moi, qui ne bouge pas. Tout à coup, ce silence. Juste le vent. Le vent dans les arbres, et la pluie.

Des bavures de sang dans la boue. L’eau qui estompe les traces.

Moi qui ne bouge pas, encore.

On me remet une trousse de toilette avec le nécessaire d’hygiène corporelle : rouleau de papier WC, savonnette, shampoing, brosse à dents, tube de dentifrice, serviette de toilette et gant, crème à raser et rasoirs jetables.

Dans un large cabas en plastique, on m’a glissé des « cadeaux » : vaisselle, draps, serviettes, couverture…

Impersonnel. On devient un numéro. Une bagnarde parmi les autres.

On nous le rappelle en permanence, qu’on n’est rien, qu’on appartient désormais à l’État.

Les habits, l’hygiène, la nourriture… Le moindre détail est régulé.

Prendre ma première douche en prison. De fines cloisons qui laissent entrevoir le corps de chacune.

Tout le monde me regarde.

Elles m’inspectent de la tête aux pieds.

Derrière l’une des cloisons, une fille aux cheveux roses a un corps qui me semble parfait. Deux seins pointus. Des fesses rebondies. Un ventre plat. L’eau coule le long de sa chair. Des perles d’eau scintillent sur sa peau blanche, dans la lueur blafarde des néons.

Quand j’ai terminé, on m’escorte. Je vagabonde entre les couloirs déserts, en passant des grilles et des sas. Entre mes bras, je porte des draps, quelques feuilles et un stylo. Écrire.

Écrire quoi ?

La surveillante ouvre ma cellule avec une clef. Douze mètres carrés. Mes colocataires sont absentes. Trois lits vides, le calme. Presque aucune clarté.

Elle scelle la porte. Immobile. Je débusque un lit métallique, une table, une chaise, une vieille ampoule vissée au plafond dont les fils se dispersent, un lavabo, des WC, un bidet, et une fenêtre donnant sur une grande cour, trois étages plus bas.

Les murs sont constellés de photographies d’étrangers et de gravures de noms, d’insultes, de dessins abstraits ou enfantins. Un étrange musée. Des souvenirs pour passer le temps, pour exister.

À travers l’œilleton, la surveillante m’épie. Le moindre mouvement. La moindre parole. Révolue, l’intimité.

Ma bague de fiançailles miroite dans la faible lueur du jour. Un solitaire. Le seul bijou qu’on m’ait autorisée à garder. On m’a dérobé le reste. Dans une grande valise noire. Entreposée au-dessus d’une étagère colossale, enveloppée de poussière.

David avait demandé ma main en plein Times Square, à New York, l’été dernier. Il faisait si chaud que j’avais le cou et les cuisses trempés sous mon minishort en denim. Il s’était mis à genoux et une foule nous avait encerclés – les images s’étaient imprimées dans la lentille d’un cameraman. Autour de nous, des centaines d’immenses écrans lumineux nous inondaient de publicités inutiles. J’avais hurlé de joie et de surprise. Après une balade au milieu des théâtres, music-halls, salles de spectacle et mégastores, on avait fini la soirée en sous-vêtements sur un rooftop, dans une piscine éclairée, une tequila à la main.

Le reste du voyage, on l’avait passé à voir des expositions artistiques et des boutiques vintage à Soho, à faire des traversées en bateau pour aller à Brooklyn ou au New Jersey, à prendre des photos du haut de Top of the Rock, à manger des glaces dans des barques de Central Park, et des soupes de nouilles dans Chinatown.

Perdre la notion du temps. Chaque seconde est une éternité.

J’ai entendu des bribes de paroles entre surveillantes. Une femme s’est pendue. Comme elle n’avait pas de famille, ses documents personnels ont été remis aux archives départementales. Une autre a avalé des lames de rasoir. Et sa colocataire s’est tailladé les veines. Elle a filé aux urgences.

Échapper à la folie.

J’ai tout donné. La sensation de me fondre dans le décor. Être un courant d’air. Glacé, insignifiant.

On a le droit d’aménager sa cellule.

Je conteste. S’accommoder, c’est accepter.

On m’a cité le règlement intérieur et les interdictions avant d’entrer : obstruer l’œilleton, étendre le linge, déposer des objets sur la fenêtre, allumer un feu, transformer les installations électriques…

Des barreaux. Un espace dans une quasi-pénombre. On ne distingue plus trop le ciel.

Il me manque, le ciel.

Je m’allonge sur mon lit. Abrupt. Ça heurte le dos. Position fœtale. Les yeux fermés. Les larmes qui coulent sans bruit. Le noir. Ne plus rien voir. Fuir. Vers l’inconscient.

J’ai pu garder sa chemise. La chemise de David. Elle garde encore un peu de son odeur. Je la serre contre moi. Comme si c’était lui.

Sous mon oreiller, j’ai aussi glissé la seule photo qu’il restait dans ma poche ce jour-là, ce baiser échangé de nous deux sous la neige en combinaisons de ski fluorescentes, un matin de février à Valmorel.

Ce jour-là, on avait pris la plus haute remontée mécanique, et arrivés en haut on ne voyait plus rien. Une nappe de brouillard. On a suivi un moniteur de ski en chasse-neige pour redescendre et, quand on a atteint le téléphérique, David a réalisé qu’il avait perdu son pass de ski à cause de sa poche grande ouverte. On a fouillé dans la neige et nos mains se sont gelées.

On a soufflé dessus pour effacer la douleur et le froid. Et puis, finalement, le mec qui gérait le téléphérique nous a laissés passer.

Dans la cabine, juste lui et moi, on en a profité pour s’embrasser. Il a même ouvert un peu ma combinaison pour effleurer mes seins sous ma polaire. J’ai encore le souvenir de ses mains glacées.

Et, sur mes lèvres, le parfum du chocolat chaud qu’on avait bu d’une traite en bas des pistes chez le fameux Jimbo Lolo.

Sur le sol en pierre, il y avait un mélange d’eau, de boue, de givre et de neige écrasée. En se levant pour aller aux toilettes, David a failli glisser. Il a attrapé la main d’une serveuse pour ne pas tomber, puis il m’a regardée avec gêne. Et, à cet instant, je me suis demandé si le rouge de ses joues était dû au froid ou à la honte.

On ne peut pas ouvrir la porte de notre cellule comme bon nous semble. On doit attendre les heures de promenade, et les activités. C’est quelqu’un d’autre qui décide du timing. En attendant, on parle aux murs. Certaines deviennent folles. Voilà ce qu’on est, en prison : des putains d’assistés. Chaque fois que j’ai la gorge serrée, je repense aux champs de blé à l’aube, imbibés d’or.

De temps à autre, j’entends même les oiseaux. Je les entends vraiment.

J’aimais broyer des fruits pour en faire des confitures. Des prunes dans un petit bol avec un pilon. Un peu d’eau au fond de la casserole et du sucre roux pour caraméliser. J’attendais que ça chauffe, puis j’incorporais les fruits. En tournant la spatule, je lâchais rarement le feu des yeux. Épier les flammes. Les petites bleues qui dégringolaient au hasard. Écouter le crépitement, les fruits qui fondent, sentir l’arôme sucré des prunes qui se mélangent au caramel. Patience. Ce qui me faisait tenir, c’était d’imaginer le goût des fruits sur ma langue, et les exclamations de joie de mes invités. De mettre un peu de bonheur dans ces pots en verre que j’entassais dans le placard.

La portière qui claque. Les champs déserts. L’averse. Les lueurs blafardes. La plainte aiguë de la sirène. Mon corps qui racle, de droite à gauche. Mes mains menottées. Mon regard apathique. Les marées de nuages. La route goudronnée. Puis les murs ratatinés et les fenêtres étriquées.

Je déchire le plastique qui recouvre mon « kit sanitaire » et déplie les draps blancs qui puent la lessive bon marché.

Je les étale, aux quatre coins du matelas, qui me semble ridiculement petit. Puis, je fais pareil pour l’unique oreiller qu’on m’a donné.

Ensuite, je pose la brosse à dents sur une petite étagère à côté du lit, le gel douche, le shampoing, le rouleau de papier WC.

En même temps, je pleure. Des petites larmes salées qui s’échappent de mes yeux. Je ne peux pas le croire. Je vais rester ici. À l’extérieur du monde. Dehors, tout va se métamorphoser. Les gens, la rue, les quartiers, les pancartes, les journaux, le climat, les espèces animales, les maladies, les vaccins, les livres, les films, et peut-être même les planètes dans l’univers. Et moi, je serai à côté. Décalée.

Je me brosse les dents. L’eau coule. Je passe une éponge sur mon visage et je m’allonge.

La cellule est vide.

Ma main glisse sur ma poitrine, effleure les contours de mes seins, puis mon ventre, mon nombril, et elle continue de déraper vers mes jambes, dans mon pantalon, les cuisses, et mon sexe, sous ma culotte. Mon sexe humide. Mes doigts s’agitent. Je respire fort. Je pense à lui. Ses lèvres sur mon cou. Sa main droite qui saisit mes cheveux et tire d’un coup vif, entraînant ma tête vers l’arrière. Sa main gauche qui agrippe la mienne, et la bloque, sur les barreaux du lit, et la vigueur de ses assauts, sauvages, intuitifs, sans la moindre hésitation.

Comment vais-je tenir des années sans sentir un homme, sans la frénésie des mains sur mon corps, la dureté d’un sexe heurtant ma chair, l’ébranlement et l’exaltation d’un instant ?

Comment pourrais-je encore me sentir femme, ici ?

Je me relâche. Un soupir. La sueur entre mes jambes et sur mon front. Mais le vide demeure. Et son corps ne réchauffe plus le lit, ne calme plus mes angoisses. Je suis seule.

Avant, la nuit, il m’étreignait fort, tout contre lui, ma tête contre son torse, comme une enfant. Il effleurait mes cheveux, embrassait doucement mon front, mes joues, ma nuque. Je m’endormais au rythme des battements de son cœur, étouffée par la chaleur de ses bras.

À travers les barreaux dans les ténèbres, la ligne évasive d’une lune ronde, pleine, argentée.

Elle me surveille.

À l’extérieur de la cellule, la lumière s’allume. Un bruit de porte qui claque. Les tintements d’un trousseau de clefs. Je sursaute. Ma main émerge immédiatement de mon pantalon. Des bruits de pas. Le silence.

Jamais tranquille, même quelques secondes.

S’évader. Je m’endors. Tout s’efface.

À mon réveil, mes codétenues sont rentrées. Une rousse et une Black aux cheveux frisés, en face de moi. Et, au-dessus de mon lit, une petite métisse avec un air enfantin.

Celle aux cheveux frisés demande mon prénom, puis me raconte des bribes de son quotidien ici. Elle me dit qu’elle s’appelle Moka et qu’elle attend toujours son procès depuis deux ans.

Je ne sais plus si elle me parle à moi, ou si elle récite pour elle-même, épuisée.

Elle me raconte, quand elle travaille à l’atelier. C’est son meilleur moment de la journée. Ça l’empêche de penser. Et elle se sent utile.

Elle fabrique des berlingots et des coussinets de soie, garnis de billes parfumées. Et songe à toutes ces personnes qui logent les petits sacs au fond des armoires. Tout à coup, une odeur délicieuse embaume leur intérieur, suggérant parfois le lilas, l’hibiscus, la lavande, la rose ou le coquelicot. Elle adore les couleurs vives. Ça lui prodigue un peu de baume au cœur. Ça évoque l’Orient, elle qui vient de l’île de Karabane, au Sénégal.

Elle déploie habilement l’étoffe, coupe un morceau de tissu avec le matériel approprié, en relevant les mesures au millimètre près, puis elle plonge sa main dans les billes qui roulent délicatement entre ses doigts, et en sélectionne dix, pas une de plus, qu’elle étale au creux du tissu. Enfin, elle rabat le tout comme une petite hotte, coupe un morceau de ruban, et le noue au sommet du triangle.

Quand on l’aperçoit, on n’imaginerait pas tant de douceur. Elle a des épaules carrées et un regard impénétrable.

Sa mémoire défile comme un diaporama : bancs de sable, cocotiers, marécages, mangroves, et bunuk, un vin de palme. Son père était pêcheur en pirogue. Il utilisait des nasses ou des filets. Et sa mère cueillait des huîtres sur les racines des palétuviers à la saison sèche. Ils parlaient le wolof, et le diola.

Je ne réponds rien. Je l’écoute. Je souris. La deuxième détenue, Sibylle, femme d’une trentaine d’années, les cheveux roux en bataille, de grands yeux bleus, se réveille et s’étire en bâillant. Elle déloge un carnet et un crayon, cachés sous ses couvertures, et tourne énergiquement les pages pour retrouver un croquis, d’une femme nue, qu’elle reprend tranquillement. Son trait est vif, assuré, professionnel. Elle fait abstraction de tout le reste, même des barreaux. Son procès est cette semaine, après un an et demi de provisoire.

Comme Moka, elle a sa routine. Elle ne lutte plus contre rien.

Poupon, ma troisième codétenue, ma voisine du dessus, qu’on surnomme ainsi, parce qu’elle est petite, les joues très rondes, et qu’elle ressemble à une poupée de porcelaine, s’approche de moi. Elle a la peau tannée et les cheveux frisés, des yeux marron immenses qui dévorent son visage.

Elle me tend un dessin avec un arbre, une maison, quatre bonshommes et un soleil. Ça me fait sourire. Un vrai sourire que je n’avais pas eu depuis longtemps. Je tente de lui parler mais elle ne répond pas, peut-être intimidée ou muette. Elle se contente de hocher la tête.

On a enfermé mon corps, mais pas ma pensée. Qui vagabonde, inépuisable.

Envie de hurler mon innocence au monde entier.

On ne peut pas sortir comme on veut. Alors, on attend les heures de sortie.

Parfois, on rêve de retourner en cellule, pour s’isoler, et rêver. Ne plus se confronter au regard, à la vie des autres, à l’image des murs immenses et des barbelés. La cellule devient une échappatoire.

On effectue une promenade quotidienne d’une heure à l’air libre. On en profite pour avaler plusieurs litres d’oxygène, étudier le moindre centimètre carré du ciel, les nuages, l’herbe et les quelques arbres alentour.

Des micros, des haut-parleurs, des écrans et des caméras qui vont de droite à gauche et de haut en bas encerclent la cour goudronnée. Pourtant, la tension est tellement palpable par moments qu’on peut assister à de nombreuses scènes de violence.

Alors, il faut fuir, se mettre à l’écart et rester impassible.

Quand je les regarde, j’ai l’impression d’être au milieu d’une cage de fauves. Pendant les heures de promenade, tout devient permis.

Menaces, violences, trafics de stupéfiants, jets de projectiles, racket. L’explosion de toutes les frustrations.

On est toujours en attente, comme dans un village isolé en haute montagne, du petit événement qui troublera la journée.

Toujours le lever du soleil, le crépuscule et une nouvelle routine, mais pas d’avenir.

Pas d’objectif. La seule chose qui compte, c’est tenir. Survivre.

La tempête. L’orage. Ses chaussures pleines de boue. Et les coups de feu.

J’aimerais m’envoler. Transportée. Légère. Abandonner. Oublier.

Je sais qu’autour de la prison, un peu plus loin, on peut sillonner de profondes vallées, des champs, des prairies parsemées de boutons d’or, de marguerites.

Là-bas, des perdrix construisent des nids, des faons courent entre les chênes, des canards dérivent sur les lacs, des libellules vrombissent entre les roseaux, et des écureuils se cachent dans l’écorce des arbres.

Les herbes poussent dans le sens qu’elles désirent. L’eau peut creuser des trous.

Ici, le gazon est taillé parfaitement, aussi droit que les murs qui ornent son périmètre.

Retour en cellule. Personne. J’ai acheté une soupe de nouilles en cantine. Le système d’épicerie en détention. On garde un peu de crédit sur une carte, d’un compte relié à l’extérieur. On remplit un bon avec la liste des articles, puis on se fait livrer quelques jours plus tard. Et quand on travaille dans les ateliers, ou que l’on fait le ménage, ça nous rétribue. Les sommes sont ridicules, mais ça permet de conserver un minimum d’autonomie.

Les minuscules pâtes se noient dans le bol en plastique. Posée sur mon lit, tournée vers la fenêtre, je déguste tranquillement. Le bouillon chaud coule dans ma gorge. Coriandre, piment doux, curry, coco. Je ferme les yeux un instant.

Cinq ans plus tôt, en Thaïlande. La jungle. Le vert à perte de vue. Les serpents colorés enroulés au sommet des troncs. Les radeaux de bambou qui descendent sur la rivière Kwai Noi. On dérive. Le courant nous emporte. Au hasard des chemins sauvages. Mon visage brûle au soleil. Mes joues sont rouges. Mais je suis bien.

Je savonne mes couverts au-dessus du lavabo. Dans le miroir, mon visage blême et des cernes creusent mes yeux. La prison ancre déjà de nouvelles rides.

La détention, c’est blessant. Ça blesse de plein de façons possibles, et c’est réel.

Ce n’est pas juste une attente très longue, c’est douloureux. Les gens n’imaginent pas.

L’entendre, ce n’est pas comme le vivre.

L’enfermement est physique, mais aussi mental.

Je me sens dégradée.

Frustration d’autonomie. De relations sociales. Privation de liberté.

Je ne m’imaginais pas si courageuse. Je ne pensais pas survivre.

Ici, personne n’a une histoire simple.

Ici, l’humain se révèle.

Certaines personnes font des conneries parce qu’elles se cherchent, comme des ados.

Je suis prise de nausées. Je vacille. Je m’assois sur mon lit. La tête entre mes mains. Je tremble. J’ai froid. Chaud. Je ne sais plus. La bouche sèche. Des bruits de pas.

Je me lève. Le décor se trouble un peu puis tout devient flou. J’approche de la porte. Je frappe quelques coups.

— S’il vous plaît ! Ouvrez ! Ouvrez !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je me sens mal…

Silence.

La chaleur me monte à la tête. Un vertige. Ça bourdonne dans mes oreilles. Les lignes des murs se confondent. J’ai l’impression de mourir. Et puis tout devient brusquement noir.

Quand je me réveille, je suis à l’UCSA, l’unité de consultation et soins ambulatoires de la prison. C’est comme un hôpital miniature et des portes qui mènent vers chaque unité : dentiste, kiné, ophtalmo… Des tons pastel sur les murs, entre l’orange et l’ocre.

Dans le cabinet, l’infirmière s’approche :

— Bonjour, pouvez-vous tendre votre bras et serrer le poing ?

Je m’exécute.

Une infirmière évalue ma tension en compressant le brassard sur mon poignet et en pressant plusieurs fois la petite pompe. Lorsqu’elle relâche la pression, l’aiguille sur le baromètre s’affole et je sens d’un seul coup l’afflux de sang après une brève coupure.

— Pourquoi suis-je ici ?
— Vous avez perdu connaissance, et votre tension est basse. Nous devons faire des tests pour vérifier votre état de santé.
— C’est grave ?
— Je ne sais pas.

Sans me regarder, elle range tout son matériel et prend des notes sur un petit carnet, qu’elle range ensuite dans sa blouse, puis se lève et quitte ma chambre.

Un robot. Sans émotions. Elle a probablement lu ma fiche.

Je bâille. J’ai la gorge sèche. Soif. L’infirmière revient, avec un dossier en main.

Elle fronce les sourcils, contrariée.

— Nous avons les résultats de vos examens sanguins.
— Et alors ?

Un instant de silence.

— Vous êtes enceinte.
— QUOI ?
— De sept semaines.
— Je…

Je bloque. Je ne sais pas quoi répondre. Je la fixe droit dans les yeux.

Un vertige.

— Désirez-vous le garder ?
— Je…

Aucun son ne sort de ma bouche. J’essaye d’enregistrer l’information. De réaliser l’impact du mot qu’elle vient de prononcer. Je repasse en boucle la phrase dans ma tête. Enceinte. Sept semaines.

Elle me regarde, agacée. Elle perd patience.

— Je vous laisse réfléchir. Reposez-vous.

Elle repart, froide, impassible.

J’entends le bruit de ses pas. Ses pas au loin. Et puis plus rien.

Moi, je fixe toujours le mur. Enceinte.

Sept semaines.

On dit qu’on le sait déjà, qu’on a un pressentiment.

C’est une sorte de sixième sens féminin.

Je n’ai rien ressenti, et mon ventre est encore tout plat.

Rien.

Ou alors… ? Non.

Je ne sais pas.

Pourquoi maintenant ? Pourquoi là ?

Sans lui. Dans un endroit sinistre. Fichée criminelle.

J’ai besoin de temps.

Je prends une carafe d’eau. Je me sers un verre.

Je m’hydrate.

Et la pensée m’effleure que j’hydrate le bébé en même temps.

Ce petit amas de cellules qui grandit doucement tout au fond de mon ventre. Moi je stagne, et lui il prend forme.

Son petit cœur, son corps, son cerveau, ses organes un par un, ses membres, et même ses pensées.

Tout cela va bientôt se concrétiser.

Être mère.

Dans ma vie d’avant je n’étais pas sûre de le vouloir vraiment. Un jour j’en avais envie, et l’autre non.

Là, tout de suite, j’ai peur. J’ignore tout de lui. Ou d’elle. Ce qu’il est. Ce qu’il va devenir. Et, en fait, je n’y crois pas vraiment. Ce n’est pas possible. Il faut que je le voie. Est-ce que je peux être mère ? Être à la hauteur ? Quelle vie pourrais-je lui offrir ? Dehors, il n’y a personne pour l’accueillir.

Est-ce qu’il aurait voulu le garder ? Le garder, l’aimer, l’instruire.

Au fond de moi, je sais.

— Alors, vous faites quoi ? demande encore l’infirmière.

Le silence. Il faut donner une réponse.

— Je le garde.
— Vous êtes sûre ?

Droit dans les yeux. Sans ciller. Sans trembler.

— Oui.

Elle repart. Elle ne répond rien. Elle doit probablement penser que c’est irresponsable. Garder un enfant en prison. Ça n’a pas de sens. C’est égoïste.

Lorsque j’étais petite, ma mère me disait que la grossesse était le moment le plus important dans la vie d’une femme. À vrai dire, elle disait même que c’était cet instant qui faisait de nous une femme en tant que telle. Une femme qui peut concevoir. Une mère. Ça engendrait de grandes responsabilités, et un sentiment de fierté. Le don incroyable de porter un enfant dans son ventre et de l’aider à venir au monde.

Et moi, j’avais peur.

Mais parfois j’idéalisais. Un foyer épanoui. Des enfants qui hurlaient au réveil en sautant sur notre lit. La joie qui débordait dans un rayon de soleil à l’aurore.

Je le ferai seule.

Je serai maman.

Je regarde un tableau accroché sur le mur. Une prairie et quelques fleurs. Un cheval qui galope.

Je me souviens d’Ivoire, un gris tacheté avec une belle crinière dans l’étable de Lucien. Lorsque je l’approchais, il s’agitait. Il m’attendait. Il hennissait et frottait sa tête contre ma joue, doucement. Lucien ouvrait la barrière. Je restais un temps à caresser sa croupe, ses hanches, son encolure, puis Lucien m’aidait à monter.

Je partais en pleine nature. Ivoire était sauvage, libre. Instinctif. Il frappait la terre avec vigueur, et je ressentais en lui la joie, la rage même, de retrouver la terre et la forêt.

Le médecin a un sourire doux. Je l’aime bien. Il s’approche de moi, suivi de l’infirmière, toujours impassible. Il se pose sur une chaise à proximité de la mienne :

— Votre tension est basse.
— C’est-à-dire ?
— Ne vous inquiétez pas. Probablement la fatigue. Ouvrez votre chemise, je vais examiner votre poitrine.

Il approche doucement ses mains et palpe avec sa paume le contour de mes seins.

Ça me fait tout drôle qu’un homme me touche. J’admire ses traits. Son visage est creusé de légères rides. Je regarde ses sourcils harmonieux, sa bouche. J’ai chaud. Entre les jambes. Dans mon corps. Une pulsion. Sa blouse. J’imagine. Que j’ouvre les boutons de sa chemise. Qu’il m’embrasse en harponnant mes lèvres, fait tomber son pantalon et me prend, sans autre précaution, jambes béantes, faisant chanceler le lit.

— Vous pesez combien ?
— Cinquante kilos.
— Votre âge ?
— Trente-quatre ans.
— Vous fumez ?
— De temps en temps.
— Il faudra arrêter.
— D’accord.
— Avez-vous des antécédents médicaux ?
— Non.
— Avez-vous toujours une menstruation normale ?
— Non, je n’ai pas eu mes règles ce mois-ci. Sauf une petite tache de sang.
— OK. Dans quelques semaines, nous ferons une première échographie, si vous êtes d’accord.
— Oui.
— Ces clichés permettront de déterminer le développement futur de votre enfant et son terme approximatif. Mais aussi de détecter une éventuelle anomalie.
— Une anomalie ?
— Une malformation, ou maladie génétique…
— Il n’aura rien de tout ça.
— On ne peut pas savoir.
— Moi, je sais.
— D’accord. On peut faire des tests.
— Quels tests ?
— Des tests sanguins, comme l’HT 21, pour dépister la trisomie 21.
— N’importe quoi !
— C’est recommandé. C’est votre première grossesse ?
— Oui.

Il me regarde. Il doit penser que c’est original d’avoir une première grossesse en prison. Mais je n’ai rien programmé. Enfant, on imagine à quoi ressemblera notre vie. Et dans la réalité c’est très différent.

— Je vais vous faire un examen vaginal.
— C’est obligé ?
— Oui. C’est important. Posez vos jambes en hauteur, sur ceci.

Il me désigne deux bordures en fer de chaque côté du lit.

Je m’exécute, dévoilant mon intimité. Malgré la gêne, cela fait monter encore mon excitation.

Il met des gants, approche sa main, écarte les lèvres de mon vagin pour l’inspecter en détail.

Je sens que je mouille. C’est ridicule mais incontrôlable.

Il prend ensuite une spatule et fait des prélèvements internes, puis remplit deux flacons distincts, et il rabat ma robe de chambre.

Il pose le matériel sur un chariot, ôte les gants et relève la tête.

— OK, tout est parfait. Pouvez-vous vous lever ?

Je m’exécute.

Le sol est froid.

— Penchez votre corps lentement vers l’avant.

Je me penche. Le médecin inspecte alors ma colonne vertébrale.

— Merci. Relevez-vous doucement je vais regarder également vos jambes pour détecter d’éventuelles varices ou œdèmes.

Passé cette étape, il remplit un dossier, rapidement, avec un trait maladroit, au stylo bleu. Puis se lève et me sourit gentiment :

— Ne vous inquiétez pas, on prendra soin de vous et du bébé. On se revoit dans quelques semaines, d’accord ? On va vous donner des conseils pour les nausées et autres désagréments. Vous allez avoir souvent envie d’uriner, les seins qui vont gonfler et picoter, une aréole autour du mamelon plus foncée, des lignes bleues et roses sous la peau, envie de grignoter… Tout cela est parfaitement normal. Je transmets aussi les papiers nécessaires à votre sécurité sociale.
— Merci.

Le médecin me fait un clin d’œil et part. »

Extraits
« Mais pour moi il existe déjà. Cette graine infime qui répand la vie dans mon corps. Et ce cœur qui doucement se met à battre.
J’aime l’inventer. L’imaginer.
Chaque jour, il grandit, évolue, se forme.
Envie de croire que l’univers m’a donné ce bébé pour trouver la paix. Qu’il me l’a offert pour me rendre plus sereine, me donner la force de me battre. Tout recommencer. » p. 66

« Cher Inconnu,
Je ne sais pas quoi te dire. Peut-être parce qu’on ne se connaît pas. Mais c’est le principe quand on fait connaissance, non? Je m’appelle Marianne. Je suis née dans une petite région lointaine de l’Ouest américain, mais j’ai grandi dans une ferme aux alentours de Vichy, et finalement j’ai été mutée à Paris, et comme je ne supporte pas la ville, j’ai pris une maison à Gif-sur-Yvette.
Mes parents adoraient la campagne française. Ils sont morts tous les deux. D’un accident de voiture. Je n’ai jamais passé mon permis, du coup. J’ai particulièrement peur des routes de montagne et des petits chemins sans aucune lumière. D’ailleurs je n’aime pas le noir. Ça fait ressortir en moi des névroses les plus profondes. Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça. » p. 77-78

« La prison est un dédale existentiel. La sérénade de la condition humaine. » p. 102

« Ici, tout n’est que misère: cris, pleurs, folie, maladies, cauchemars, tentations, racisme, trahisons, insultes, coups, provocations, conflits, humiliations, maux de tête, abandons, oublis, fouilles, poussées suicidaires, illusions, menottes, colères, infantilisations, jugements. » p. 122

« Je vois ses petits yeux cobalt et ses mains minuscules. Elle gémit doucement. J’ai tout oublié. Le personnel. La prison. Ma vie de merde. Il n’y a plus qu’elle. Ce petit bout d’amour. Je glisse à son oreille:
— Je suis là, mon cœur, c’est maman.
Et sa main attrape mon pouce.
On continue de s’occuper de moi mais je ne me rends plus compte de rien. Je fixe ma fille. Un volcan de tendresse. » p. 163

« Je m’assois de nouveau sur mon lit et la fixe, tétanisée. Je réalise la responsabilité qui m’engage désormais vis-à-vis de ce petit être. Ma responsabilité de l’accompagner à chaque étape au fil des mois et des années, de prendre soin d’elle, sans l’étouffer, ni l’oublier. Les premiers mois sont les plus sensibles. Ses organes, son corps. Tout est fragile, infime.
Vais-je être à la hauteur?
Vivre en permanence dans l’angoisse? » p. 175

À propos de l’auteur
COHEN_laurie_DRLaurie Cohen © Photo DR

Laurie Cohen est écrivaine, photographe et cinéaste. Elle est entrée en littérature par la poésie et a remporté plusieurs prix, dont le prix du Lion’s Club d’Enghien-Les-Bains à l’âge de quatorze ans. Elle a écrit une trentaine d’albums jeunesse et un roman Young adult (finaliste du Prix Izzo des lycéens en 2014). Elle continue en parallèle de l’écriture son activité cinématographique, elle a notamment réalisé un court-métrage, Coulisses, en 2016 (sélectionné au festival de Cannes). Hors des murs est son premier roman. (Source: Éditions Plon)

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