L’automne est la dernière saison

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En deux mots
Leyla accompagne son mari à l’aéroport. Elle n’a pas voulu le suivre au Canada et entend se consacrer au journalisme. Rodja, qu’elle a rencontrée à l’université, a aussi choisi de partir. Elle s’inscrit en doctorat à Toulouse. Shabaneh, quant à elle, veut travailler et se marier. Trois jeunes filles iraniennes à la croisée de leur destin.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois iraniennes face à leur destin

Leyla, Rodja et Shabaneh se sont rencontrées à l’université de Téhéran. En racontant leurs parcours respectifs, Nasim Marashi brosse le portrait saisissant de la jeune génération dans l’Iran d’aujourd’hui.

L’un part, l’autre reste. Misagh quitte l’Iran et laisse sa femme Leyla triste et désemparée. Car elle a choisi de rester en Iran, avec sa famille et ses amis. Elle entend poursuivre sa carrière de journaliste, de faire partager ses goûts culturels. Mais elle doit désormais faire sans son tendre amour. Eux qui étaient si proches, qui avaient les mêmes aspirations, sont désormais séparés par des milliers de kilomètres.
Pour tenter d’atténuer sa peine, Leyla peut compter sur ses amies Rodja et Shabaneh, même si le trio qu’elles formaient à l’université de Téhéran ne se voit plus aussi fréquemment. Car depuis, leurs professions respectives et leurs nouvelles connaissances occupent une place non négligeable dans leurs vies. Shabaneh travaille dans un bureau d’architectes où sa personnalité n’a pas tardé à susciter l’intérêt de son collègue Arsalan. Il ne rêve désormais que d’une chose, l’épouser. Mais elle se demande si elle l’aime vraiment et ne veut pas précipiter les choses. Elle veut aussi rester aux côtés de Mahan son frère handicapé. Arsalan se fait alors de plus en plus pressant. Il va bien falloir trancher la question.
Pour Rodja, le choix est fait. Pour elle, il n’est pas question de moisir en Iran. Toute son énergie est désormais consacrée à monter son dossier afin d’obtenir un visa pour la France et s’inscrire en doctorat à l’université de Toulouse. Mais son parcours dans les administrations est loin d’être gagné.
En suivant le parcours de ces trois iraniennes, en revenant sur leur passé et leurs familles respectives, Nasim Marashi brosse un portrait saisissant de la jeunesse iranienne d’aujourd’hui. Rodja voit toutes ces jeunes filles à la croisée des chemins comme des monstres: «On n’est plus du même monde que nos mères mais on n’est pas encore de celui de nos filles. Notre cœur penche vers le passé et notre esprit vers le futur. Le corps et l’esprit nous tirent chacun de son côté, on est écartelées. Si nous n’étions pas ces monstres, à l’heure qu’il est, on serait chacune chez soi à s’occuper de nos enfants. (…) On ne serait pas en train de poursuivre des chimères.»
Si dans ce roman il n’est pas directement question du régime des mollahs et de la répression qui frappe la population depuis bien trop longtemps (il a été publié en 2015 dans sa langue originale), on sent bien la chape de plomb qui pèse sur les habitants, à commencer par ce choix binaire que tous sont appelés à faire, partir – quand on peut – ou rester. Choix cornélien, car il est souvent définitif. Il peut aussi entraîner pour les familles des conséquences imprévisibles, voire dramatiques. Les peurs et les espoirs, les contraintes et les rêves sont parfaitement concentrés derrière les visages de Leyla, Rodja et Shabaneh. Ce qui explique sans doute le succès du livre en Iran, mais place aussi la romancière dans une situation délicate. Car comme c’est le cas dans le roman, les menaces et les intimidations des gouvernants se font de plus en plus précises. La lutte continue…

L’automne est la dernière saison
Nasim Marashi
Éditions Zulma
Roman
Traduit du persan (Iran) par Christophe Balaÿ
272 p., 22 €
EAN 9791038701564
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Iran, à Téhéran. On y évoque aussi le Canada et la France, notamment Toulouse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans le brouhaha des rues agitées de Téhéran, Leyla, Shabaneh et Rodja sont à l’heure des choix. Trois jeunes femmes diplômées, tiraillées entre les traditions, leur modernité et leurs désirs.
Leyla rêve de journalisme ou de devenir libraire. Son mari, pourtant aimant et attentionné, a émigré sans elle. A-t-elle eu raison de ne pas le suivre et de rester ? Shabaneh est courtisée par son collègue, qui voit en elle une épouse parfaite. Comment démêler si elle l’aime, si elle peut se résoudre à abandonner son frère handicapé, alors qu’elle en est l’unique protection ? Rodja, la plus ambitieuse, travaille dans un cabinet d’architectes, et s’est inscrite en doctorat à Toulouse – il ne manque plus que son visa, passeport pour la liberté. Vraiment ?
La solution est-elle toujours de partir ?
En un été et un automne, elles vont devoir décider. D’espoirs en incertitudes, de compromis en déconvenues, elles affrontent leurs contradictions entre rires et larmes, soudées par un lien indéfectible mais qui soudain vacille, tant leurs rêves sont différents. L’automne est la dernière saison est une magnifique histoire d’amour et d’amitié, sensible et bouleversante, profondément ancrée dans la société iranienne d’aujourd’hui, et pourtant prodigieusement universelle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« ÉTÉ
Leyla
Je te cherchais, je courais. Sur le carrelage blanc glacial du hall de l’aéroport. Dans un silence de mille ans.
À chaque foulée, ma respiration haletante bourdonnait à mes oreilles, de plus en plus fort, emplissant ma gorge d’amertume. Les vols internationaux étaient à l’autre bout. Ce n’était pas l’aéroport Imam Khomeini.
Non, plutôt Mehrabad. La zone d’embarquement ne cessait de s’éloigner, j’ai pourtant fini par atteindre la porte. Tu avais le dos tourné, mais je t’ai reconnu aussitôt.
Tu portais ta veste bleu foncé. Tu attendais tranquillement, ta valise à la main. La lumière était d’un blanc aveuglant. Je ne voyais que cette lumière et toi, un point bleu indigo au milieu de tout ce blanc. Je t’ai appelé. Mais tu t’es éloigné. Comme si tu flottais au-dessus
du sol. J’ai couru, tendu la main vers toi, attrapé la tienne. Ta main est restée dans la mienne, l’avion a décollé.
Je suis encore sur le bord des rêves. Dans cet entre-deux douloureux, entre veille et sommeil, où toutes les cellules de mon corps sont comme piégées dans un bâillement
sans fin. Je me force à ouvrir grand les yeux pour mettre un terme à ce supplice. J’aperçois le placard à moitié ouvert, la lampe éteinte sur la table de nuit, jonchée de verres sales, un réveil cassé, quelques livres.
Tes livres. Je passe la main sur le drap à côté de moi.
Tu n’es pas là. Il n’y a personne. Où suis-je? J’ai quel âge? Quel jour sommes-nous? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je me sens mal. J’ai un goût amer dans la bouche, mon cœur bat la chamade. J’ai soif. Il
faut que je me souvienne. Je dégage mon bras gauche sur lequel j’étais allongée. La montre en acier a laissé sa marque imprimée sur mon poignet en sueur. Onze heures cinq. Si tard ? Je ferme les yeux, j’ai la tête prise
dans un étau. Je pense à hier, à avant-hier. Ça me revient. Nous sommes dimanche et j’ai rendez-vous pour un boulot. Je repousse la couverture.
Quand j’avais décroché le téléphone, il avait dit : «Bonjour Leyla, ici Amir Salehi. C’est Saghar qui m’a donné votre numéro.»
Ils s’apprêtaient à lancer un nouveau journal. Avec trois pages culturelles quotidiennes. La première partait sous presse à midi. Les deux autres dans la soirée. « Si vous en avez le temps, et bien sûr l’envie, passez
donc me voir au bureau dimanche après-midi.»
Du temps, j’en ai. Autant qu’il veut. Ces quatre
derniers mois, je n’ai rien eu d’autre que du temps, du temps à perdre, du temps gâché, inutile, qui n’enlève ni n’ajoute rien à ma vie. Je ne m’entendais pas bien avec le rédacteur en chef du magazine où je travaillais.
Quatre mois plus tôt, il était venu se poster devant mon bureau. «Tes articles m’appartiennent, j’en fais ce que je veux.» J’ai rassemblé mes affaires. « Tu t’imagines qu’on ne peut pas changer un seul mot de ce que tu écris?» J’ai fourré mes livres et mes stylos dans mon sac.
«C’est la dernière fois que je t’entends protester.» J’ai mis mon sac à l’épaule: « C’est la dernière fois, en effet.» Et je suis partie. Il ne comprenait pas que ses corrections avaient détruit mon article. Depuis que j’ai démissionné, je me réveille tous les matins, je suis le mouvement du soleil d’est en ouest, jusqu’à ce que la nuit tombe. Puis je m’endors. Je ne me souviens de rien d’autre. Parfois, je vois Rodja ou Shabaneh. Elles me rejoignent ici ou on sort manger un morceau, puis je reviens à la maison. Une fois papa est passé me prendre pour m’emmener à Ahwaz. J’ai revu maman et toute la famille. Pendant trois ou quatre jours. Je ne me souviens plus. J’ai du temps pour bosser. Autant qu’il veut. Mais l’envie? Je ne sais pas trop. Sans doute
que j’en ai envie. J’aimais ce que je faisais auparavant. Tu le sais bien. On riait beaucoup au boulot. Je m’en souviens. Mais à présent, qu’ai-je envie de faire, sinon rester allongée à compter les jours? Je ne sais pas.
— Je vais te présenter à la Société des Pétroles, avait dit papa. Je te trouverai un job dans ta spécialité. Avec un bon salaire. Tu te construiras un avenir. Tu vivras plus près de nous.
Je n’ai aucune envie de retourner vivre à Ahwaz. Mieux vaut ne pas regarder en arrière. Lors de mon dernier séjour, j’ai réalisé que c’était impossible.
À Ahwaz, il fait chaud. La chaleur monte du sol et vous écrase la poitrine. Combien de fois peut-on faire l’aller-retour jusqu’à la mer, à vingt minutes à pied ? Et combien de temps peut-on rester assis à lire un magazine sous un climatiseur, en respirant ce bon air chargé
de poussière? Combien de fois peut-on arpenter les allées du bazar Kyan, à rire et marchander avec les femmes arabes le prix des dattes ou du poisson ?
Pendant ces quelques jours, Ahwaz m’a semblé plus petite. Bien plus petite que dans mon enfance. Je pouvais traverser n’importe quelle rue en deux enjambées.
L’avenue Chaar Shir donnait directement sur
la place Nakhl, et celle-ci s’engouffrait dans Seyed Khalaf. Les cours étaient petites et les tranchées datant de la guerre minuscules comme des boîtes d’allumettes.
J’observais tout cela, et les images de mon enfance s’en trouvaient bousculées, rendant mes souvenirs confus.
Même la nuit, je n’arrivais pas à me détendre. Je n’avais qu’une envie, retrouver mon chez-moi. Mon lit. Notre lit.
— Viens bosser dans ma boîte. Ils recrutent. On sera à nouveau ensemble. Ce sera sympa, m’a dit Shabaneh. Ce ne sera pas sympa, j’en suis sûre. Je serai assise derrière un bureau toute la journée, à griffonner des chiffres sur du papier, sur des plans, sur un écran. Les
quatre se mélangeront aux deux, les deux aux cinq, et tous ces nombres s’aligneront les uns derrière les autres pour me ronger le cerveau. Avec des moins et des virgules. Zéro, virgule, trois. Zéro, virgule, huit. Le diamètre de l’arbre multiplié par la hauteur de la pale, la longueur du piston diminuée de celle du cylindre.
Tout cela me rendra folle. Shabaneh recroquevillée en elle-même, Rodja la tête plongée dans son écran, comme à la fac. Personne ne m’adressera la parole. Je serai toute seule dans un bureau déprimant.
— On fait nos valises et on part, a dit Rodja. Tu as juste le test de langue à passer. Je m’occupe de l’inscription à la fac et du visa. Pourquoi veux-tu rester ici?
— Si j’avais voulu partir, je serais partie avec Misagh.
— Quelle tête de mule! Arrête de te faire du mal, Leyla.
Je ne veux pas partir. Pourquoi personne ne
comprend-il ce que je dis? Et maintenant, même si je le voulais, je n’en aurais plus la force. Je n’ai pas l’énergie de Rodja, ni la tienne. Je sais ce que signifie partir, je l’ai observé de près. Dans ma propre maison, tous les formulaires que tu remplissais s’empilaient comme les degrés d’une échelle qui t’éloignait inexorablement de moi. Ça n’a pas été une période facile. Tu accumulais
des lettres et des documents par centaines. Que tu faisais traduire, tamponner et signer pour le rendez-vous à l’ambassade… Le rendez-vous à l’ambassade?!
On est dimanche. Rodja a rendez-vous de bonne heure à l’ambassade. Je lui avais promis de la réveiller. Comment ai-je pu oublier?
« La personne que vous cherchez à joindre n’est pas…»
Elle doit déjà être en route pour l’ambassade, voilà pourquoi son téléphone est éteint. Rodja n’est pas du genre à rater un rendez-vous. Elle est forte, comme toi.

J’ai la tête qui tourne. Il faut que je me fasse un thé et que je mange quelque chose. Je sors de la chambre, l’appartement est un chaos. Le cendrier déborde de mégots. Tu détestais cela, tu passais ton temps à les vider pour que l’appartement ne pue pas comme un dortoir de cité U, c’est ce que tu disais. Le plan de travail de la cuisine est jonché de serviettes en papier et d’assiettes sales où sont figés des reliefs de nourriture.
La table en verre est maculée de traces de doigts, les journaux de la veille, de l’avant-veille et de la semaine dernière s’entassent sans avoir été lus. Mon manteau traîne sur le canapé. Je me réfugie dans la chambre pour
me cacher sous les couvertures. Ceci n’est pas ma maison. Cette journée est en train de m’échapper, il faut que je la rattrape et que cet endroit redevienne ma maison. Si je retrouve du travail, si je vais mieux, de mieux en mieux, je pourrai prendre soin de la maison
à nouveau. Je réorganiserai tout. Je changerai les ampoules. Je ferai restaurer le canapé rouge. Il est sale, les ressorts sont défoncés, il a besoin d’un bon nettoyage et de nouveaux boutons blancs, comme à l’origine. Tu ne l’aimais pas. Ce rouge te sortait par les yeux. Dès le départ, tu m’avais dit que je finirais par m’en lasser. Le jour même où nous l’avons acheté. Toi et moi, avec Rodja et Shabaneh, nous avions séché le cours de midi
à la fac. Maman n’était pas encore arrivée à Téhéran. Nous avions écumé les boutiques d’ameublement pour ne pas avoir à retraverser toute la ville avec elle. Rodja avait suggéré: «Allons à Yaftabad », mais je n’avais pas envie de faire tout ce trajet. Elle a eu beau ajouter : «Juste une fois», je savais bien qu’on sillonnerait la ville cent fois pour quatre morceaux de bois recouverts de tissu. Toi, tu étais d’avis de la laisser faire à son idée.
Comme d’habitude, Shabaneh nous observait sans rien dire. Alors que nous passions par Djahan Koudak, j’ai aperçu dans la vitrine d’un grand magasin ce canapé rouge, avec ses boutons blancs et ses grosses fleurs, je suis tombée en extase. Tu t’es esclaffé:
— Un canapé rouge?! Je ne te donne même pas trois jours pour en avoir marre. En revanche, celui-là, le beige et marron, est magnifique… Rodja a fait la grimace.
— Mais vous avez quel âge? Si vous n’achetez pas du rouge maintenant, vous ne le ferez jamais. Vous aurez le temps, quand vous serez vieux, pour les teintes marronnasses, avec vos petits-enfants sur les genoux !
Moi, j’aimais bien ce rouge. Je ne m’en lasserais pas, j’en étais sûre. Je me suis tournée vers Shabaneh, l’éternelle indécise.
— Les deux sont bien. On n’irait pas voir aussi à Yaftabad ?
Aucune envie de courir jusque là-bas. C’était ce canapé que je voulais, aussi cher et criard soit-il. Il mettrait un peu de gaîté chez nous, et aussi entre nous.
J’ai téléphoné à papa.
— Peu importe le prix ! Tu vas t’asseoir dessus
pendant des années, choisis la couleur qui te plaît. Prends tout ce que tu veux.
Je l’ai acheté. Tu n’étais pas mécontent. Tu passais la main sur les fleurs, le tissu était si doux.

Quand maman est arrivée, nous sommes allés choisir les rideaux, marron, pour que la décoration de l’appartement soit à la fois à ton goût et au mien. Sept ans après, ils ont pris un coup de vieux. Il faudrait que je les change. Quand j’aurai retrouvé du boulot et que ça ira mieux, je verrai quelle couleur se marie bien avec le rouge et je remplacerai les rideaux. Je me ferai un chez-moi tout mignon tout beau. Dès que j’irai mieux. J’ai envie d’un thé. Je traverse la pièce jusqu’à la cuisine en essayant de ne pas regarder autour de moi.
La bouilloire est couverte de taches multicolores. À son poids, je me rends compte que j’ai encore oublié d’acheter du détartrant. Je la remplis d’eau et je la pose sur la gazinière, maculée de jaune craquelé, de graisse rouge, de grains de riz séchés et de macaronis couverts de sauce. J’observe sur la poignée du réfrigérateur des traces de doigts sales, les étagères sont couvertes de
miettes, il y a des sacs en plastique vides, et cette tache de yaourt qui me dégoûte, jaune et craquelée comme la terre du désert. De l’évier remontent les remugles d’une vaisselle sale qui date de plusieurs jours. Il faudra que je demande à Molouk Khanom de venir faire le ménage.
Voilà des mois que je dois l’appeler, mais je ne me sens pas la force de passer une journée entière à l’entendre pérorer sur sa malheureuse fille qui a divorcé ou sur la belle-sœur paralysée dont elle a la charge depuis plus de vingt ans. Ah ! Si maman était là ! Elle apporterait un rayon de bonheur dans cette maison. Elle ferait venir Molouk Khanom, remplirait le congélateur, une bonne odeur de cuisine se répandrait dans l’atmosphère. Elle viendrait s’asseoir à côté de moi pour papoter sans fin : ma tante maternelle qui a acheté une nouvelle voiture, ma tante paternelle qui n’a pas pris de nouvelles de grand-père depuis des lustres! Elle me parlerait de papa
qui se languit de Samira et de moi et réclame tous les soirs ses deux filles en rentrant du cabinet médical. Il aimerait tant les avoir à sa table. Elle me donnerait des nouvelles de sa cousine et des jumeaux, quels nouveaux
mots le fils de Samira vient d’apprendre en persan et comme il les prononce bien. Je m’installerais en face d’elle sur le canapé, je boirais un thé fraîchement infusé en mangeant une orange, j’écouterais sa voix résonner dans la maison en faisant juste des petits hum hum de temps en temps.
Je verse l’eau bouillante dans un verre. Des filets bruns forment des volutes dans l’eau. Je retire le sachet. Les nuages se mélangent, mon thé est prêt. Depuis que tu n’es plus là, j’ai remisé sans regret la théière sur l’étagère la plus haute. Je ne prends plus que du thé en
sachet. J’ai besoin de thé pour être en forme. Et je dois être en forme pour aller au travail. Je retrouve enfin le métier que j’ai toujours aimé et qui me rendait heureuse. Je vais devoir apprendre à l’aimer de nouveau.
Pourquoi pas? Ces jours-ci, rien ne m’amuse plus. Pourquoi? C’est sans doute parce que je ne fais rien. J’ai besoin de m’investir dans quelque chose qui m’occupe et me divertisse. Qui me fasse passer le temps. Qui me distraie de tout le reste. Sinon mes idées noires prennent le dessus. Je me laisse aller dans le canapé rouge, je peux rester ainsi pendant des heures sans m’ennuyer.

Juste à laisser les idées galoper dans ma tête. Je pense à moi, à toi, à Samira, à la vie de Shabaneh avec Mahan. Je me demande comment on a pu en arriver là, où nous nous sommes trompés, à quel moment de notre histoire et sous quelle pression nos fondations ont commencé à se fissurer sans que nous sachions pourquoi, si bien qu’au premier coup de vent, nous nous sommes effondrés sur nous-mêmes sans pouvoir nous relever. Même si nous en avions été capables, cela n’aurait jamais plus été comme avant. La faute à quel ingénieur, qui n’a pas su calculer correctement nos forces, qui nous a fourni une structure susceptible de s’écrouler à tout moment? Penser à cette vie dénuée d’humour, vide de désirs me brise en mille morceaux, comme cette vilaine tache de yaourt sur le plan de travail de la cuisine. Mais si j’ai un boulot, ça m’empêchera de penser: je travaillerai jusqu’à l’épuisement, puis je prendrai ma fatigue dans mes bras et je m’enfoncerai doucement dans le sommeil. Rodja me demande: « Pourquoi es-tu si dure avec toi-même? Toi, tu n’as pas besoin de bosser.»
Pourquoi ne comprend-elle pas que c’est ma seule consolation dans cette fichue vie? La seule. En partant, tu ne m’as rien laissé d’autre. Désormais il faut que je sois heureuse. Je ne dois pas l’oublier. Je me prends la tête dans les mains et j’essaie de me souvenir ce que c’était d’avoir un fou rire.
— Allons, Leyli, viens! Ne traîne pas comme ça. On est en retard.
— Je t’en prie, attends. Juste une seconde. Je te tenais par la main en riant aux éclats. J’étais pliée en deux au bord du trottoir tant je riais. Je n’arrivais plus à respirer, j’avais mal au ventre, je m’en souviens encore. Tu me tirais par le bras. On était en retard. Qu’est-ce qui nous faisait rire comme ça ? Je ne
me rappelle plus. Je me souviens seulement qu’on était avenue Enghelab. On sortait du cinéma Bahman, on venait de voir un film minable au Fajr Film Festival et on retournait à la fac. On cherchait un taxi sur l’avenue
Kargar, on se faufilait parmi les marchands de CD, les stands de samoussa ou de galettes koloutcheh de Fouman, les petits bouquinistes et les vendeurs de fripes. Il fallait jouer des coudes dans cette foule.
Tu portais la chemise blanche que Samira t’avait envoyée. Un type a foncé sur nous, tête baissée. Tu m’as lâché le bras pour le laisser passer. J’ai à nouveau éclaté de rire. L’homme m’a regardée. Tu as eu une seconde d’hésitation. Quand l’homme a relevé la tête,
il était trop tard. Il t’a heurté en pleine poitrine, renversant sur ta chemise blanche son verre de jus de grenade.
Durant tout le temps que nous avons vécu ensemble, cette tache n’est jamais partie, j’ai essayé le bicarbonate, le vinaigre, la Javel et même le détachant Rafouneh la dernière fois, avant de la mettre dans ta valise. «Ne la porte qu’à la maison, quand il n’y a personne d’autre», t’ai-je dit.
J’avale mon thé froid d’une seule gorgée. Le bruit me surprend. Est-ce à cause du silence qui règne dans l’appartement que le son se réverbère si fort dans ma tête? Ou bien est-ce mes oreilles qui ont perdu l’habitude d’écouter? Je me suis accoutumée à ce silence, à ce vide. À rester prisonnière derrière le double vitrage des fenêtres. Je n’ai même plus envie de faire de la musique.
Depuis combien de temps n’ai-je pas joué au piano ? Quatre mois? Huit ? Je ne sais plus. J’ouvre la main, écarte les doigts, je les replie pour les ouvrir à nouveau. Je les étire au maximum. La douleur remonte jusqu’au
poignet. Ils ont perdu toute leur souplesse et leur légèreté. Ils sont devenus courts et laids, les articulations raides et gonflées, ça me fait mal au moindre mouvement.
Ces doigts douloureux, aux ongles longs et mal taillés, accrochent sur les touches du clavier. Je ne peux plus jouer le passage de la valse en la mineur que tu aimais tant.
Tu étais venu t’asseoir près de moi sur le tabouret du piano.
— J’aime bien que tu aies les ongles courts et sans vernis.
— C’est à cause du piano.
Je t’avais appris à tenir le mi mineur grave à l’octave sur chaque temps quand je jouais Chopin.
— C’est ce jour-là que je suis tombé amoureux de toi, m’as-tu dit. Le jour où dans l’amphi de la fac, tu t’es mise au piano et que tu as joué, je crois, un morceau de Chopin. Tu savais que je te regardais?
— Vraiment? Tu me regardais? Je pensais que c’était moi qui étais tombée amoureuse la première. Le jour de la grève. Tu étais assis tout en haut des marches devant le syndicat étudiant, avec ton béret de velours, tu avais l’air tellement sûr de toi.
— J’aime toujours observer tes doigts qui dansent sur le clavier quand tu joues, indifférente à ce qui t’entoure.
Quand je m’exerçais, je sentais ta présence, à la porte du salon. Comment jouer maintenant que tu n’es plus là pour me regarder? Tu n’es plus là et mes doigts ne savent plus danser. Ils sont raides, j’ai tout oublié de Chopin. Il faut que je rattrape tout ça ! Quand j’aurai repris le boulot, et que j’aurai retrouvé un rythme, je ferai accorder le piano. Je reprendrai mes exercices pour que mes doigts redeviennent comme avant ton départ.
Il faut que je ressorte mes partitions. Pourquoi tout avance si lentement aujourd’hui? Il est à peine une heure. J’allume mon ordinateur portable avec l’espoir d’y trouver le seul message qui n’y est jamais. «Important, important, important !»; «Trois méthodes efficaces pour prévenir le cancer du sein »; « Une top model iranienne à New York ». J’efface tout. Je referme ma boîte mail pour ouvrir mon blog. Mon post d’hier a onze commentaires. J’y parlais de cette
nouvelle proposition de job, de Salehi, du journal et de toutes ces belles perspectives, de choses très simples en somme. On me répond : « Félicitations!» «Quand est-ce qu’on fête ça ?» « Bravo ! Tu écris à nouveau !» «Viens consulter notre page.» Etc. J’aime bien le fait de ne pas voir mes lecteurs. Quand j’ai envie de dire quelque chose, je peux l’écrire de loin et rester cachée pour lire les réactions, à mon propre rythme, de loin.
Je n’ai pas envie que quelqu’un s’assoie en face de moi et me fixe en attendant une réponse. C’est pour ça que j’aime les journaux. J’aime bien être assise dans la salle de rédaction à écrire, et le lendemain, me poster derrière le gros platane en face du kiosque à journaux pour voir combien de personnes s’arrêtent sur le titre de mon article. Le téléphone sonne. C’est Rodja, elle a fini à l’ambassade.
— C’est quand ton rendez-vous?
— À quatre heures et demie. J’étais réveillée aux aurores mais j’ai complètement oublié de te réveiller.
Tu étais à l’heure? Elle y était, oui.
— Allons déjeuner. Il n’est qu’une heure et demie, j’ai tout mon temps.
Rodja insiste:
— Tu me rejoins? Je n’ai pas envie d’aller bosser tout de suite. Déjeunons d’abord. Ensuite, j’irai au bureau, et toi au journal.
Je traîne des pieds. Je ne sais pas trop.
— Comment ça, tu ne sais pas trop ? Allez, viens.
Je n’ai pas de voiture. On se retrouve à deux heures et quart, à l’angle de Niloufar et d’Apadana. On trouvera bien un endroit. Tu viens, hein ? Si tu ne dis rien, c’est que tu es d’accord. Si je ne dis rien, cela signifie-t-il que je suis d’accord ?
Non, certainement pas! Quand je suis d’accord, je ne reste pas silencieuse. Je ris. J’ouvre la bouche pour dire oui, je suis d’accord. Mais le silence… sûrement pas!
Peut-être étais-je restée silencieuse ce jour-là aussi, tu en avais conclu que j’étais d’accord. J’étais là sans rien dire, occupée à faire tes valises. Je n’étais pas d’accord pour que tu partes. Je n’ai rien dit, et toi, tu es parti sans moi. Tu as d’abord rendu visite à tes parents. Tu t’es sans doute amusé à taquiner ta mère en lui demandant de ne pas s’en faire pour toi. Tu as certainement aussi embrassé tes tantes venues te dire au revoir, en leur promettant de revenir bientôt. J’ai rouvert deux ou trois fois tes valises pour m’assurer qu’on n’avait rien oublié, je les ai refermées, en silence. Toi, tu faisais le tour de la ville pour dire adieu à tes copains en leur faisant
promettre de ne pas me laisser seule et de prendre soin de moi en ton absence. Moi, je ne disais rien, je vérifiais ta valise une dernière fois, toi, tu bavardais avec les uns et les autres, plein d’espoir, souriant à ceux que
tu abandonnais. J’ai bouclé le cadenas de ta valise. Tu as ouvert la porte de l’appartement et tu es entré. Je ne disais rien, mais j’étais loin d’être d’accord. J’étais persuadée que tu ne partirais pas. Je m’attendais à ce que tu entres dans la chambre, que tu m’embrasses et que tu dises : «J’ai changé d’avis. Je n’irai nulle part si tu n’es pas d’accord.» J’espérais que tu dirais : «Non, je ne vais pas te laisser toute seule. Où irais-je sans toi ?» J’étais convaincue que tu ne partirais pas. Même quand tu as appelé le taxi pour l’aéroport Imam Khomeini. Je suis restée dans l’entrée. Tu t’es changé, j’ai détourné les yeux. Tu as enfilé une chemise et un pull neufs. Je les avais posés sur le lit après avoir retiré les étiquettes. Je les avais achetés moi-même, je voulais être certaine que tu serais le passager le plus élégant de l’avion : une chemise à rayures lilas, un pull gris et un jean foncé. Ta veste bleu ciel était sur le lit. Tu as ouvert ton sac à dos pour y mettre les habits que tu venais d’ôter.
— Je t’ai mis des habits neufs dans la valise. Pas la peine de prendre ceux-là.
— D’accord ! as-tu répondu sans un regard.
Tu as attrapé tes chaussettes. Je suis allée m’asseoir sur le canapé au salon avec mon livre. Je ne voulais pas pleurer. Tu n’allais pas partir. J’en étais sûre. Tu ne partirais pas sans moi. Tu voulais juste me faire peur. J’ai
entendu les roulettes de ta valise. Tu étais devant la porte et je t’ai regardé par-dessus mon livre. Tu portais ta veste bleu foncé. Tu as posé ton sac par terre, tu as enfilé tes chaussures que tu as lacées très lentement.
Quand tu as regardé vers moi, j’ai baissé les yeux.
— Viens dans mes bras.
Je n’ai pas bougé. Je suis entrée dans notre chambre et j’ai fermé la porte. Tes habits étaient encore sur le lit, derniers éclats de ta présence dans la maison en ton absence. Je suis restée là à écouter, la porte d’entrée s’est
ouverte et refermée, le bruit des roulettes s’est éloigné. Il ne fallait pas que je pleure. Tu allais revenir. J’en étais sûre. Tu ne pouvais pas vivre heureux sans moi. Tu rentrerais très vite. Peut-être même de l’aéroport. Peut-être demain ou après-demain. »

Extrait
« On est des sortes de monstres, Shabaneh. On n’est plus du même monde que nos mères mais on n’est pas encore de celui de nos filles. Notre cœur penche vers le passé et notre esprit vers le futur. Le corps et l’esprit nous tirent chacun de son côté, on est écartelées. Si nous n’étions pas ces monstres, à l’heure qu’il est, on serait chacune chez soi à s’occuper de nos enfants. On leur consacrerait tout notre amour, nos projets, notre avenir, comme toutes les femmes ont toujours fait à travers l’histoire. On ne serait pas en train de poursuivre des chimères. Leyla aurait courbé l’échine comme les autres pour suivre son mari. Moi, je m’emmerderais pas avec l’argent, les emprunts, le boulot… Je resterais ici bien tranquille à mener ma petite vie. Toi, tu aurais un mari, des enfants, tu serais heureuse. Au lieu de servir de mère à Mahan, tu aurais tes propres enfants. » p. 217

À propos de l’auteur

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Nasim Marashi © Photo Florence Brochoire

Née en 1984, Nasim Marashi est romancière, scénariste et journaliste iranienne. Publié en 2015, son premier roman L’automne est la dernière saison a remporté le prix Jalal Al Ahmad, l’un des prix les plus prestigieux en Iran. Best-seller en quelques années, il atteint son 50e tirage et a été traduit en italien et en anglais. Son second roman connaît aussi un grand succès, traduit en turc et en kurde. (Source: Éditions Zulma)

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Saint Jacques

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En deux mots
Au décès de sa mère, Paloma hérite d’une maison dans les Cévennes et d’un cahier qui va faire le lumière sur un secret de famille. Arrivée sur place, elle revoit ses plans et décide de ne pas vendre, mais de rénover la bâtisse. Les rencontres qu’elle va alors faire vont bousculer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Paloma dans les Cévennes

Avec Saint Jacques on retrouve l’ouverture aux autres et l’humanité dont Bénédicte Belpois avait fait montre avec Suiza. Ce portrait de femme, qui part s’installer dans les Cévennes après un héritage, est bouleversant.

Ce n’est pas de gaîté de cœur que Paloma prend la direction de Sète. Elle se rend aux obsèques de sa mère et va retrouver sa sœur avec laquelle est n’entretient plus guère de relations, sinon conflictuelles. Elle fait contre mauvaise fortune bon cœur et n’a qu’une hâte, retourner à Paris où l’attend sa fille Pimpon et son travail. Elle est donc très surprise lorsque le notaire lui annonce qu’elle hérite d’une maison dans les Cévennes, sa sœur conservant pour sa part l’appartement de Sète.
Mais Paloma n’est pas au bout de ses surprises. Un cahier – à n’ouvrir qu’une fois sur place – accompagne cette première annonce. Ce qu’elle y découvre va la laisser pantoise: cette maison appartenait à son père biologique. Michel, le père qui l’a élevée, ayant juré de garder le secret sur ses origines.
Dans cette montagne délaissée où ne vivent plus qu’une poignée d’habitants, elle s’imagine vendre au plus vite son bien, avant de revenir sur son choix initial et la garder. «J’avais pris mes décisions dans l’urgence, je me doutais que si je gardais un peu de raison, j’aurais fait marche arrière. Je m’étais jetée dans un tourbillon de démarches administratives pour pouvoir oublier la petite voix en moi qui me susurrait que j’étais folle.» Elle se met alors en disponibilité de l’hôpital où elle travaille et décide de s’installer en tant qu’infirmière libérale, achète une voiture et vend son appartement. «Pimpon avait été d’accord sur tout. Elle resterait à Paris pour ses études, je ne pouvais pas l’embarquer totalement dans ma folie, elle viendrait seulement aux vacances.»
La seconde partie du roman nous raconte la nouvelle vie de Paloma dans un environnement peu accueillant. Pourtant, à l’image de Rose sa voisine, la distance et la méfiance vont faire place à l’entraide et à la solidarité. Même Jacques, l’entrepreneur appelé sur place pour établir un devis de réfection de la toiture, va finir par trouver du charme à cette femme aussi courageuse qu’inconsciente. Car jamais, avec ses maigres revenus, elle ne pourra payer les travaux. Car il faut tout refaire, déposer les lauzes, une partie de la charpente, et refaire toute la toiture. Après un repas arrosé, il accepte toutefois de sa lancer dans cette réfection avec Jo, le jeune employé qui va ainsi pouvoir montrer son savoir-faire.
Comme dans Suiza, Bénédicte Belpois raconte avec talent cette histoire simple mais touchante, faisant de ce microcosme un concentré d’humanité. Les liens se créent et se renforcent au fil des pages. Et même si le drame n’est jamais loin, ces moments de bonheurs simples, cette envie de partage fait un bien fou.

(Signalons que ce beau roman paraît en mai dans sa version poche chez Folio)

Saint Jacques
Bénédicte Belpois
Éditions Gallimard
Roman
160 p., 14 €
EAN 9782072932304
Paru le 8/04/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, puis à Sète, Alès et dans les Cévennes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À la mort de sa mère, Paloma hérite d’une maison abandonnée, chargée de secrets au pied des montagnes cévenoles. Tout d’abord décidée à s’en débarrasser, elle choisit sur un coup de tête de s’installer dans la vieille demeure et de la restaurer. La rencontre de Jacques, un entrepreneur de la région, son attachement naissant pour lui, réveillent chez cette femme qui n’attendait pourtant plus rien de l’existence bien des fragilités et des espoirs.
Ode à la nature et à l’amour, Saint Jacques s’inscrit dans la lignée de Suiza, le premier roman de Bénédicte Belpois, paru en 2019 aux Éditions Gallimard. Avec une simplicité et une sincérité à nulles autres pareilles, l’auteure nous offre une galerie de personnages abîmés par la vie mais terriblement touchants.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RTS (Jean-Marie Félix – entretien avec Bénédicte Belpois)
Maze (Emma Poesy)
L’Est Républicain (Catherine Chaillet)
Blog Les lectures de Cannetille
Blog Loupbouquin
Blog Le domaine de Squirelito
Blog Les livres de Joëlle

Les premières pages du livre
« Françoise m’a appelée, je ne me souvenais plus qu’elle avait mon numéro. Elle a dit simplement: «Maman est morte.» Elle voulait que je vienne, au moins ça. Elle s’occupait de tout, mais il y avait le notaire, je ne pouvais pas y échapper. J’ai raccroché. Je me suis répété : « Camille est morte » plusieurs fois. Cela ne changeait rien, ça ne me faisait pas mal comme cela aurait dû. Elle était morte depuis longtemps pour moi.
J’ai réveillé Pimpon, je me suis assise sur le bord de son lit et j’ai annoncé abruptement comme Françoise : « Camille est morte », sans même lui dire bonjour. Elle m’a pris la main, encore à moitié endormie et m’a juste demandé : « Qu’est-ce que tu vas faire ? »
Je ne savais pas vraiment. Il fallait que j’y aille, bien sûr, pas moyen de déroger. Je devais prendre quelques jours de congé et descendre m’occuper de tout ça, nous le savions toutes les deux.
«Je ne peux pas venir, maman, mes partiels commencent demain.
— Ça ira, ne t’inquiète pas, chérie.»
J’ai appelé ma surveillante. Pour une fois, elle a été compréhensive, le décès d’une mère tout de même, c’était un motif sérieux d’absence, pas une gastro-entérite. En reposant le combiné je me suis demandé qui allait s’y coller à ma place : le service était plein et nous étions en sous-effectif chronique.

J’ai choisi un train pour le lendemain. Celui qui arrivait juste avant la cérémonie, pour ne pas perdre trop de temps. Le voyage a été rapide, mon voisin monté à Valence étant plutôt bavard, à la manière des gens du Sud avec cette façon enfantine de réfléchir tout haut et d’en faire profiter l’entourage. Au début, on s’agace, puis on écoute malgré soi. Impossible de ne pas prendre part, un tant soit peu, au monologue théâtral. J’ai donc ri comme mes voisins, de son accent et de ses reparties, j’ai remis à plus tard l’introspection.
Françoise m’attendait à la gare. L’enterrement était pour l’après-midi, elle m’a proposé d’aller manger vite fait quelque part, « entre sœurs ». Elle n’avait pas changé, elle affichait toujours ce regard supérieur et cet air méprisant quand elle posait les yeux sur moi. Je me sentais sa cadette, alors que j’étais son aînée de dix ans. J’ai décliné l’invitation, je ne voulais pas me retrouver en face d’elle, je n’avais rien à lui dire. Je préférais aller à mon hôtel, me reposer un peu. J’avais négocié de tout faire dans le même après-midi, pour pouvoir remonter dès le lendemain à Paris, je ne voulais pas moisir ici. Françoise a eu une moue agacée. « Tu pourrais faire un effort, maman n’est plus là maintenant. »
Juste un sandwich alors, et un verre de vin rouge pour m’anesthésier. Il m’aurait fallu un whisky, ou plutôt deux, pour que Françoise m’apparaisse inoffensive.
Il y avait un bar pas loin du funérarium, le patron faisait des croque-monsieur, j’en ai commandé un, puis un autre. Ce n’est pas que j’avais tellement faim, c’était pour avoir un alibi : mâcher m’empêchait de parler. J’ai lu dans les yeux de Françoise : tu ne vas pas en bouffer deux, tout de même ? Ça ne te coupe pas un peu l’appétit, la mort de maman ? Mais je savais aussi que je n’étais pas tout à fait objective, que je réglais des comptes dont elle n’était pas ma débitrice. J’ai eu, une fraction de seconde, une culpabilité immense de ne pas pouvoir poser ma main sur la sienne, de ne pas lui sourire. Elle a tenté de remuer l’enfance, quand nous jouions ensemble, je l’ai arrêtée net. Nous étions là pour enterrer notre mère, pas pour exhumer le passé. Elle a baissé la tête dans sa salade light et ne l’a plus relevée.
Au café, j’ai quand même eu droit au « Tu es dure, Palo ». Elle avait raison, j’étais dure avant de te connaître, Jacques, je n’avais de douceur que pour ma fille. Mon cœur était aride comme le désert de Gobi.

Au funérarium, je n’ai pas voulu voir ma mère. Je gardais d’elle un souvenir précis, une photo où elle posait avec mon père, dans sa jeunesse. Elle y était magnifique, blonde, mince, des yeux clairs, la coiffure un peu gaufrée de l’époque, une robe simple, blanche, très classe, une broche en or qui ressemblait à un scorpion. Elle avait ce sourire énigmatique, un peu triste, à la Mona Lisa. Je ne voulais pas sortir de cette image immobile où le temps s’était arrêté sur sa beauté, je ne voulais pas la voir vieille et morte.
Pour la cérémonie, il y avait quelques amis à elle, que je ne connaissais pas, j’ai été soulagée. Une femme est venue lire un petit texte sur « sa vie, son œuvre », et je me suis étonnée d’apprendre des choses. Elle avait eu une existence, bien sûr, en dehors de moi, et c’était comme si, naïvement, je le découvrais. Françoise a lu, elle aussi, son éloge funéraire. J’ai été surprise. C’était un beau texte, loin d’être cucul la praline. Elle décrivait toute la tendresse qu’elle avait eue pour Camille malgré sa dureté et la constance de son amour filial au-delà des difficultés. Elle avait résisté, alors que j’avais déserté. Quand elle est revenue s’asseoir, je me suis fendue d’un « tu as été parfaite ». J’ai même réussi à éviter le « comme toujours ». Moi aussi, j’ai dû la surprendre. Ses joues se sont teintées de rose.
À peine le temps de serrer quelques mains racornies, de boire le verre de l’amitié, et Françoise m’a embarquée dans sa belle Volvo pour aller chez le notaire.
Je m’attendais à voir un vieux croûton, avec des lunettes demi-lune. Mais c’était un homme plutôt jeune, dynamique, sérieux. On avait envie de lui faire confiance et il n’avait pas de problèmes de vue.
Camille m’avait laissé une lettre. Mes orteils se sont recroquevillés dans mes sandales, j’avais supposé qu’elle écrirait quelque chose, un truc terrible comme à son habitude où j’en prendrais plein la figure. Elle savait écrire, surtout pour me démonter : un mélange raffiné de douceur et de méchanceté. De quoi rendre schizophrène n’importe qui. À la fin, ses lettres, je ne les lisais plus, je mettais trop de temps pour m’en remettre. Je les rangeais dans une boîte en haut de mon armoire.
Pendant que le notaire parlait, je me demandais ce que j’allais en faire, maintenant, si j’allais avoir le courage de les lire un jour.

« Pour être tout à fait exact, plutôt qu’une lettre, votre mère vous a laissé un cahier. Elle a souhaité que vous l’ayez. Mais elle a demandé une faveur, une sorte de condition si vous voulez : que vous lisiez ce cahier dans les Cévennes, quand vous irez voir la maison qu’elle vous lègue.
— Une maison ? Dans les Cévennes ?… »
J’ai éclaté de rire.
« C’est une blague ? » J’ai tourné la tête vers Françoise : « Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?! »
Françoise était aussi incrédule que moi, et plutôt vexée : depuis le temps qu’elle vivait avec Camille, celle-ci ne lui avait jamais parlé de cette maison. Le notaire m’a tendu une enveloppe, un gros trousseau de clefs, et une photo, celle d’une maison noire, avec des fenêtres fermées de lourds volets de bois.
« Votre mère avait prévu votre surprise, mais elle m’a dit que vous trouveriez les réponses à vos questions dans ce cahier.
— Et pour moi ? a demandé Françoise, a-t-elle laissé quelque chose ?
— Elle vous a laissé l’appartement dans lequel vous viviez avec elle, c’est un bel héritage. »
Françoise a baissé la tête. Elle était jalouse. Elle aurait voulu son cahier, elle imaginait qu’elle y aurait trouvé notre mère, tendre et gorgée de cette reconnaissance après laquelle elle courait en vain depuis tant d’années.
« Pourquoi veux-tu qu’elle t’en laisse un ? C’est à moi qu’elle doit expliquer les choses. C’est devant moi qu’elle doit se justifier de te léguer son immense appartement de Sète, alors que je n’ai que cette baraque au milieu de nulle part. »
Le notaire a continué pour apaiser la tension qui devenait palpable : la maison cévenole n’avait que très peu de valeur en l’état, certes, mais avec un peu de travaux de rénovation, je pouvais espérer la vendre un bon prix : la région avait un fort pouvoir touristique, les Anglais et les Néerlandais raffolaient de ce genre de bien, authentique, au sein d’un des rares parcs naturels habités. Je pouvais en tirer trois cent mille euros facilement, grâce aux nombreuses pièces, à la multitude de dépendances, aux trois hectares de châtaigniers en terrasse, adossés à la grosse bâtisse.
Il y avait aussi de l’argent sur des assurances-vie à mon nom, elle me laissait un certain pécule, consciente de la différence entre la valeur mobilière de ses biens.
« Et pour les meubles, la vaisselle ? a demandé Françoise.
— Tu prends tout. Je ne veux rien. Que des photos, et encore, seulement celles où je suis dessus. Tu peux les scanner ? Je te laisse les originaux.
— Tu ne veux pas un petit quelque chose d’elle ? Je ne sais pas, un meuble, un tableau…
— Je ne veux rien. Tu t’es occupée d’elle, c’est normal que cela te revienne. »
J’ai signé les papiers, je me moquais de tout, je voulais juste en finir. Je voulais partir, rentrer chez moi, aller me rouler en boule dans mon lit.
Françoise a proposé d’aller boire un café. Elle faisait durer, elle savait bien que c’était sûrement la dernière fois que je lui parlais. Camille morte, je ne voyais pas vraiment ce qui allait nous obliger à nous revoir, à l’avenir.
J’ai dit oui pour le café. J’aurais dû décliner.
« Tu ne veux pas essayer de l’appeler maman à présent ? Chaque fois que tu l’appelles Camille, j’ai l’impression que tu parles d’une étrangère. C’est ta mère, tout de même.
— C’est elle qui a toujours voulu que je l’appelle Camille et pas Maman, tu le sais bien. Elle trouvait que c’était plus flatteur, qu’elle avait un joli prénom qui valait la peine qu’on le prononce. Elle disait aussi que vu notre peu de différence d’âge nous pouvions passer pour deux sœurs. »
Françoise a tenté à nouveau de convoquer le passé et de me faire la morale, je lui ai demandé de se taire. Elle a explosé d’une fureur contenue depuis mon arrivée : Camille avait raison, j’étais mauvaise, je ne me préoccupais que de ma petite personne, j’étais insensible, perverse. Elle pleurait des larmes de crocodile, et reniflait après chaque phrase.
« Françoise, c’est exactement ce que je voulais éviter. Les reproches et les pleurs. Je paye les cafés et je m’en vais. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour Camille. »
Je l’ai laissée là, j’ai jeté un billet sur le comptoir et je suis sortie sans me retourner. J’ai marché vite, couru presque, de peur qu’elle ne me poursuive, en m’agonissant d’injures. J’ai marché sans voir la ville, jusqu’à la mer. Une femme se promenait sur la plage avec une petite fille, toutes deux habillées d’une robe légère qui frissonnait au vent. Un jeune chien jappait devant elles. À distance respectueuse se promenaient des goélands au cou immaculé, aux pattes palmées jaune d’or. Je me suis surprise à rester rêveuse et émerveillée, à songer à Sorolla au lieu de penser à ma mère. Le ressac avait chassé en partie mes sombres pensées, alors je me suis rassurée avec des phrases convenues du genre : la vie continue, c’est normal de perdre ses parents, etc. J’avais peur d’être réellement méchante, au fond. Aussi méchante que ma mère.
Sur le chemin de l’hôtel je me suis acheté à manger, des gâteaux, du saucisson, du pâté, du pain et deux bouteilles de vin rouge, du Languedoc premier prix. Des courses pour trois personnes, de gras et de sucre pour apaiser mon âme malmenée et résister à une soirée en solitaire dans une chambre minable, à converser avec les morts et les souvenirs.
J’ai appelé Pimpon, pour savoir comment s’étaient passés ses examens.
«Formidablement bien. J’ai cartonné, je crois.
— Je n’étais pas inquiète, ma chérie, tu réussis toujours tout.
— Et toi, m’man?»
J’ai expliqué mon soulagement, proportionnel à mon incrédulité devant le don de cette maison que je ne connaissais pas, dans cet endroit perdu qui ne me rappelait aucun souvenir.
«Camille m’a laissé un cahier, que je dois lire là-bas.
— Vas-y, mais tu vas résister? Tu ne vas pas l’ouvrir avant? Heureusement que c’est pas moi, j’aurais commencé à le lire dans les escaliers du notaire.
— Je crois que j’ai peur de ce que je vais y trouver.
— Tu es sûre que tu veux la vendre cette maison? Elle est peut-être bien.
— Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse d’une maison dans les Cévennes, Pimpon? Je n’ai même pas fini de payer l’appartement, tu me vois entretenir une maison de campagne? Il y a trois hectares autour, tu m’imagines en paysanne à sarcler mes tomates?
— Cool, m’man. Tu dis toujours que tu n’as pas le temps de prendre des vacances. Je suis en plein partiels, j’en ai encore pour toute la semaine, je n’ai pas besoin de toi. Prends un bus, va voir cette baraque, passe deux jours là-bas et après tu décides. Là-bas, ce n’est pas Sète et ce n’est pas vraiment ta mère.»

Si j’avais su à ce moment-là, Jacques, que c’était toi, au fond, qui m’attendait là-haut, j’y serais montée le soir même dans cette montagne lointaine, pour gagner un peu de temps, puisque chaque minute nous était comptée. Je t’en prie, mon amour, ouvre les yeux, parle-moi, ne me laisse pas avec la pendule d’argent, celle de l’autre Jacques, qui ronronne au salon et qui nous attend.

J’ai bu mon languedoc devant les informations régionales, en noir et blanc : la télé datait du Neandertal. J’avais fait des économies drastiques sur le prix de la chambre, et je crois que j’avais choisi sans le savoir un hôtel de passe. J’entendais des allées et venues régulières, des râles suggestifs, dignes de films pornos, mais exclusivement masculins, me semblait-il. Les prostituées ne faisaient plus semblant.
Moi, si j’avais été à leur place, j’aurais poussé des cris de plaisir magnifiques pour que le client soit content. Sans rire, j’aurais dû faire prostituée, je suis sûre que j’aurais été à la hauteur. Je savais aussi que c’était l’effet du vin cette idée saugrenue : les clients en question, je les fantasmais toujours beaux, pleins de charme. Je leur aurais arraché du plaisir. Il aurait suffi de les caresser un peu, à travers leur pantalon, de les rassurer, de leur sourire. Leur laver le sexe, doucement, dans le petit lavabo minable de la chambre.
Puis je réalisais que les vrais clients, ils devaient être bedonnants, avec des poils sur les épaules, des ongles de pied mycosiques et des petites jambes d’alcooliques. Je pensais à mes patients de chirurgie digestive et vasculaire et tout à coup j’avais nettement moins envie de leur caresser le sexe. Je m’en suis voulu de penser à des idioties pareilles, alors que j’aurais dû penser à ma mère. Elle est apparue enfin, lorsque le soir est tombé, à cause des martinets qui trissaient dans la rue, du calme relatif de la ville, de la solitude et de la première bouteille de vin. Son poème préféré, le songe d’Athalie, me revenait en mémoire, chaque fois que je pensais à elle : Tremble, fille digne de moi, le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.
J’ai été infiniment triste, d’un seul coup. Elle n’était plus là, nous ne pourrions plus jamais nous haïr, ni nous aimer. Mais ma tristesse n’avait d’égal que mon soulagement. Je ne me sentais pas coupable. Simplement délivrée d’une part d’angoisse, comme si, enfin, l’œil de Sauron avait détourné son regard destructeur de moi. Je pleurais gentiment le nez dans mon languedoc, dans une chambre au papier peint jauni, je me sentais seule au monde. Je croyais l’être.
Et puis j’ai pensé à ma fille. La météo régionale annonçait pour le lendemain un soleil radieux sur toute la côte. Pimpon avait raison, il fallait quand même que j’aille la voir avant de la vendre, cette maison que me laissait Camille comme une punition.
Je me demandais pourquoi les Cévennes. J’aurais été moins étonnée si elle m’avait laissé un bien en Espagne : j’avais quelque chose à voir avec ce pays. Je me souvenais de la volonté de Camille que j’apprenne l’espagnol. Elle avait remué ciel et terre pour que je puisse prendre cette langue en sixième, en lieu et place du traditionnel anglais. Elle s’était enfermée avec le proviseur plus d’une demi-heure dans son bureau, j’attendais dehors assise sur une chaise, les jambes battant dans le vide. Elle était ressortie victorieuse, fière et droite.
« Tu feras espagnol première langue. Ne me déçois pas, sois bonne, que je ne me sois pas donné tout ce mal pour rien. »
Il y avait aussi mon prénom. Paloma. J’avais demandé plusieurs fois à Camille pourquoi ce prénom original, elle m’avait dit que c’était en référence à une chanson de Mireille Mathieu, un truc sirupeux qu’elle avait beaucoup aimé. Je savais que ce n’était pas la vérité : Camille détestait la musique quand elle n’était pas classique, et je ne l’avais jamais entendue ne serait-ce que siffloter un air à la mode.
On m’a toujours appelée Palo. Sauf toi, Jacques. Tu as dit que tu voulais prendre le temps de m’appeler en entier, parce que Paloma c’était un nom de vierge, de colombe, alors que Palo ça faisait tenancière de bar crasseux. Grâce à toi, j’ai retrouvé une certaine virginité.

Mais j’avais beau fouiller le passé, les Cévennes, de près ou de loin, cela ne me disait absolument rien.
J’ai tâté le cahier à travers la grosse enveloppe de papier kraft. Je voulais savoir, mais j’avais peur. Alors que sa dépouille reposait sagement au fond de son caveau, cette crainte sournoise et insidieuse que j’avais toujours ressentie aux côtés de Camille m’empêchait d’ouvrir l’enveloppe. Je supposais que cette lecture interdite me porterait malheur.
J’ai eu l’envie subite d’aller voir cette maison, pour en finir une bonne fois pour toutes, lire ce que me réservait de cruauté ce cahier. J’ai regardé le trajet sur Internet. Il y avait bien un bus pour Alès, mais ensuite je ne trouvais rien pour monter au village. Bien sûr, j’aurais pu faire du stop, mais je n’avais pas envie de poireauter sur le bord d’une départementale déserte avec ma pauvre valise. Bagdad Café n’était qu’un film, ces choses-là n’arrivent pas dans la vraie vie.
Sur un coup de tête, j’ai enfilé mon jean, et je suis allée à la gare pour louer une voiture et annuler mes billets de retour.

La soirée loin de ma fille a été longue, j’ai continué de pleurer sur mon malheur comme une pauvre petite Cosette alcoolique. Le sommeil ne m’a surprise que tard dans la nuit.
Je me suis réveillée à cinq heures, comme d’habitude. Mon corps ne savait pas que je ne travaillais pas. J’ai bu un café à la machine de l’accueil, atrocement mauvais, trop noir, trop fort, trop court. J’ai fumé une cigarette sur le devant de la porte, dans le petit matin. L’aube venait doucement, j’entendais les cris des goélands, et vu le raffut qu’ils faisaient, il devait y avoir un retour de pêche sur le port. Les éboueurs entrechoquaient les conteneurs en un vacarme du diable, j’ai eu droit à un bref signe de main sympathique au passage du camion. Ils avaient dû me prendre pour la femme de ménage et c’était sûrement une marque de fraternité, entre gens qui travaillent quand les autres dorment encore, et qui sont payés une misère. La solidarité de l’infortune.
J’ai pris une douche qui m’a rendue à la vie, j’ai jeté mes affaires dans mon sac et j’ai fui Sète, cette ville félonne qui n’avait même pas été capable d’enterrer son Brassens sur la plage, alors qu’il l’en avait si bien suppliée.

Je n’avais pas à réfléchir, la voix synthétique du GPS me disait où aller. L’A9, la sortie de Lunel, puis des départementales désertes. Sommières qui sommeillait. J’aurais aimé que la voix désincarnée, de temps à autre, me dise : tu roules bien, ou bravo, ou quelque chose dans le genre, pour m’encourager.
Tout à coup, le soleil s’est levé. J’ai ouvert la fenêtre, et une bouffée d’odeurs méditerranéennes est entrée dans l’habitacle : toutes les herbes de Provence sont venues parfumer ma voiture. Tu vois, Jacques, à force de les acheter en pot, sèches et broyées, on finit par oublier que ce sont de vraies plantes qui doivent bien pousser quelque part. C’était une bonne odeur de vacances, qui m’a mise en joie, tout à coup. Je me suis souvenue de papa qui conduisait en bras de chemise, le coude à la portière. De l’arrêt dans cette bourgade au bord du Rhône, où nous avions pu prendre le petit déjeuner après avoir roulé toute la nuit. Quand j’avais ouvert les yeux, nous étions sur un parking, papa m’avait caressé l’épaule et il m’avait dit : « Viens, ma chérie, on va se payer un vrai petit déjeuner. » Il y avait les coteaux couverts de vignes, roses dans l’aube naissante et un immense panneau Chapoutier. Le Rhône était grand comme la mer, presque à hauteur de la route, un long fleuve étale, d’un beau bleu pâle. Nous nous étions assis en terrasse, comme des habitués, et le serveur avait demandé ce que voulait la petite famille. Les parents avaient commandé des cafés noirs et Françoise et moi des chocolats onctueux, dans lesquels nous avions trempé des croissants, croustillants et brillants de beurre. Les meilleurs de ma vie et un des rares souvenirs heureux de mon enfance.
Là, c’était la même joie. L’air s’engouffrait dans la voiture, c’était à nouveau les vacances, je me moquais de Paris, du boulot, du testament, soudain je me sentais libre. Camille aurait été surprise de me voir si heureuse, j’étais sûre qu’elle avait pensé me punir avec cet héritage. J’ai hurlé : « Merci, Maman » par la fenêtre. Maman.
J’ai roulé doucement, traversé Anduze endormie, Saint-Jean qui s’éveillait, et je suis entrée dans la Vallée-Française. Le Gardon coulait limpide au fond de sa gorge, je l’apercevais par endroits. Au bord de la rivière, j’ai appelé Pimpon pour lui expliquer ma folie. Elle m’a comprise. »

Extrait
« J’avais pris mes décisions dans l’urgence, je me doutais que si je gardais un peu de raison, j’aurais fait marche arrière. Je m’étais jetée dans un tourbillon de démarches administratives pour pouvoir oublier la petite voix en moi qui me susurrait que j’étais folle. Disponibilité de l’hôpital, installation en tant qu’infirmière libérale, achat d’une voiture, vente de l’appartement. Pimpon avait été d’accord sur tout. Elle resterait à Paris pour ses études, je ne pouvais pas l’embarquer totalement dans ma folie, elle viendrait seulement aux vacances. Sans le savoir, elle était le cœur de la plus forte de mes angoisses: comment allais-je vivre sans elle? Mon Olympe, que je continuais à appeler du Pimpon de l’enfance, alors qu’elle était déjà une jeune femme. Bien sûr, je savais qu’un jour elle partirait, qu’il me faudrait trouver une solution pour combler le vide affectif qu’elle laisserait, mais je repoussais toujours cette éventualité. » p. 42-43

À propos de l’auteur
BELPOIS_Benedicte_©DR_RTSBénédicte Belpois © Photo DR – RTS

Bénédicte Belpois vit à Besançon où elle exerce la profession de sage-femme. Elle a passé son enfance en Algérie. C’est lors d’un long séjour en Espagne qu’elle a commencé à écrire Suiza, son premier roman paru en 2019. En 2021, elle récidive avec Saint Jacques. (Source: Babelio)

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L’hymne à la joie

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En deux mots
Depuis son bureau de l’Office des fraudes à Bruxelles, Sigmund Oropa peut jeter un œil avisé sur le ballet des fonctionnaires et constater que les affaires s’accumulent. Si sa vie s’est enlisée dans le conformisme, il n’est pas trop tard pour la bousculer, surtout après retrouvé son amour de jeunesse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’amoureux transi lanceur d’alerte

Dans son troisième roman, «L’hymne à la joie», Aram Kebabdjian dresse le portrait d’un haut-fonctionnaire européen qui retrouve son amour de jeunesse et remet en question sa vie bien rangée. Jusqu’à provoquer un scandale politique.

À mi-vie, Sigmund Oropa peut se retourner et se dire qu’il a réussi sa vie. Après des études de droit, il a d’abord occupé un poste de magistrat en Italie puis a gagné ses galons de noblesse en intégrant le tribunal de l’Union européenne et fait désormais partie des hauts-fonctionnaires européens à l’office des fraudes où il est notamment en charge du dossier sensible des aides aux réfugiés. Marié à Ruth, il mène une vie tranquille du côté de Bruxelles. Seulement voilà, il peut aussi considérer le verre à moitié vide et se dire que ses beaux idéaux de jeunesse – racheter les errements de son père acoquiné avec un homme aux pouvoirs troubles et se battre pour plus de justice – se sont dissous dans une technostructure trop envahissante pour être encore efficace. Que sa vie sentimentale aurait pu être autrement plus épicée s’il s’était battu pour rester avec la pétillante Angèle, son premier amour. Qu’il aurait pu prendre des initiatives courageuses au lieu de refuser les avances des lobbys et se dire qu’ainsi sa conduite restait irréprochable.
Le moment de bascule a lieu un dimanche à la table familiale, alors que Ruth trône «au milieu de sa descendance comme une Assomption dans un musée de province». Il a envie de respirer, quitte la table et va chercher un peu de quiétude au Palais des Beaux-Arts. Dans la galerie de l’école flamande, il reconnaît Angèle avec laquelle il venait régulièrement admirer et commenter les œuvres d’art. Une rencontre qui va non seulement faire refluer les souvenirs de leur rencontre sur les bancs de la fac du droit de Paris, leur brève histoire d’amour, leurs après-midi au Louvre et leurs journées de militants. Car Angèle de Grossoult «était la dernière-née d’une lignée d’avocats. (Des gens qu’elle méprisait ouvertement.) Elle aspirait à autre chose. Elle avait l’âme militante. Elle luttait pour faire valoir les droits des plus démunis, elle avait aussi récemment endossé la cause antiraciste». Aujourd’hui, elle s’occupait d’Arcadia, une grosse ONG qui organisait l’accueil des réfugiés et bénéficiait pour cela des subsides de l’Union européenne.
En redécouvrant son amour de jeunesse, Sigmund va aussi repenser son rôle, chercher à comprendre où vont les flux financiers et tenter d’alerter sur les ratés du système. Une réflexion qui va la conduire à Salonique où des milliers de personnes sont censés profiter des millions déboursés pour leur venir en aide.
Aram Kebabdjian a habilement construit son roman qui, sous couvert de la quête existentielle d’un homme, démonte un système (les pages sur les normes européennes sont un régal kafkaïen) et ses dérives. Je vous laisse découvrir ce qu’il adviendra du lanceur d’alerte et de son combat, non sans souligner qu’après Jean-Philippe Toussaint et sa Clé USB, ce nouveau voyage dans les hautes sphères administratives bruxelloises a quelque chose d’aussi fascinant que de terrifiant.

Bonus
Aram Kebabdjian nous fait découvrir le Bozar, le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles où Sigmund retrouve Angèle. Lui a longuement regardé Roi Boit et elle La fillette à l’oiseau mort.

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L’hymne à la joie
Aram Kebabdjian
Éditions du Faubourg
Roman
250 p., 18 €
EAN 9782491241735
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé en Belgique, à Bruxelles puis en Grèce, à Salonique et environs. Mais on y voyage aussi beaucoup, sans oublier les évocations d’anciens séjours, notamment en Italie, de la Sicile, notamment à Catane et Palerme, jusqu’à Milan, en Crète, à Paris, à Syracuse, à Porto, à Coimbra, à Londres. Au Danemark, à Madrid

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Il commanda deux cafés et puis de quoi manger. Il fuma surtout. Une seule chose le tracassait vraiment: était-il encore quelqu’un? Était-il d’aucune façon déterminant dans la géopolitique du monde actuel? Lui, Sigmund Oropa, ce chevalier insignifiant, parqué dans son placard de l’Office des fraudes de l’Union, à rédiger des rapports non contraignants sur de supposés détournements de fonds communautaires? Il contempla la cime des arbres. Le ciel, les oisillons qui voltigeaient. Les acacias, les orangers, tout embaumait. En un sens, la situation n’était pas si désespérée. Il sentait qu’il avait eu raison de tenir tête à Angèle.»
Avec un humour délicat, Aram Kebabdjian dresse ici le portrait d’un fonctionnaire international, tiraillé entre ses vieux démons et son idéal de justice. Un conte philosophique et une plongée radieuse dans le cynisme de notre époque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Livres Hebdo (Sean Rose)

Bande-annonce du roman © Production Éditions du Faubourg

Les premières pages du livre
« L’office
Il faut imaginer un matin de mars, froid et dégoûtant. L’immense immeuble de l’Office des fraudes de l’Union recouvert de miroirs sales. Vers dix heures, dix heures dix, Sigmund Oropa pénétra dans un dédale de couloirs, légèrement en pente. Il franchit un portillon, traversa un sas, tourna à droite, marcha quelques mètres encore. Il colla son badge contre une paroi, puis il poussa une porte coupe-feu. Sans accélérer, presque en apesanteur, il descendit l’escalier jusqu’au deuxième sous-sol de l’Office.
En bas, il faisait face à la porte à double battant de la salle Altiero-Spinelli. Son costume était bleu, sa serviette noire. Une chaleur à étouffer. Un bruit absorbait jusqu’aux formes et aux couleurs. Des murs uniformément gris. Oropa venait d’atteindre le cœur froid de la machine. Il replia ses lunettes, passa la main dans ses cheveux. Dix ou vingt personnes l’attendaient en rond autour d’une table.
— Mes bien chers collègues…
Sigmund s’assit au plus près, sortit ses papiers en silence. Ses traits étaient encore fins, son visage noble. Mais il était essoufflé par sa marche forcée.
— Les chiffres viennent de tomber.
Au bout de la salle, Domenico Sforza trônait sur son fauteuil de directeur de l’Office des fraudes, une institution chargée de débusquer les entorses au budget communautaire. Il pivotait de droite à gauche, avec son œil inerte. Replié sur lui-même comme un mètre articulé, il paraissait flotter dans ses vêtements tant il était osseux.
— Nos services ont permis le recouvrement de six cents millions l’an dernier. Un succès… un immense succès… Et c’est grâce à vous, mes bien chers amis. Grâce à votre zèle et votre ardeur.
Le juge Oropa sentait monter une forme d’agacement, de rage même. La première fois qu’il avait participé à ce rendez-vous mensuel des cadres de l’Office, Sigmund avait cru assister à une réunion de copropriété. Cette fois-ci, fatigué par une mauvaise nuit, il songeait aux péchés qui lui avaient valu d’être nommé ici. Trente ans de carrière, trente ans d’efforts, de sacrifices, trente ans d’ambitions, de rêves et de luttes pour voir cette mascarade. Mais il changea vite d’idée.
— Monsieur le Directeur, Monsieur le Vice-directeur, mes chers collègues…
À droite du chef, Myrte Kahlsen, la numéro trois du service, venait d’allumer son micro. Oropa se redressa, il releva le menton. Entre les murs infiniment gris des bureaux où s’exposaient les vingt-sept portraits aériens de capitales dorées à la feuille, Myrte apparaissait comme la plus brillante des citadelles. Une sorte de repère étoilé, une douce et tendre balade qui réconfortait.
— Je voulais faire le point avec vous sur l’affaire des fraudes aux caméras.
— Très bien.
En temps normal, l’accent de Myrte était indécelable — un froissement, une caresse, une vague délicate qui roule et qui tape sur le sable rouge de ses lèvres. À travers le micro, il se métamorphosait en quelque chose de solide et de sucré.
— Le mois dernier, nous avons organisé une visite dans une caserne de sapeurs-pompiers. Aux alentours de Marseille. La région avait sollicité des fonds structurels pour lutter contre les départs d’incendies en forêt. Le projet consistait à équiper les arbres sur les collines de caméras, pour réagir en temps et en heure. La région a touché l’argent, le département a touché l’argent, la municipalité a touché l’argent… (Myrte se raclait la gorge.) Les caméras n’ont toujours pas été installées. Les arbres brûlent… la forêt brûle… les maisons brûlent… Tout peut brûler… Nous avons adressé aux autorités une note de recommandation… qui n’a pas trouvé d’écho.
— Pas pour l’heure, madame Kahlsen… Pas pour l’heure… Ne soyez pas impatiente.
La voix du chef, à travers le micro, avait fait le tour de la pièce, avant de revenir s’abattre sur ses subordonnés. Il semblait écartelé entre son timbre et son image. Ses cheveux étaient grisâtres, ils luisaient.
— Je suis sûr que les autorités françaises ne manqueront pas d’apporter une réponse adaptée à ce problème, s’empressa-t-il d’ajouter.
Il n’y eut aucune autre réaction dans l’assistance. Jörg Wallraff, le responsable de la communication, était recroquevillé dans son coin. Il réagissait à peine (on aurait dit un marsupial, ou un lémurien assoupi). Dadelsen, un collègue sans intérêt, ricanait doucement. Les autres semblaient attendre la fin de la réunion pour aller manger. C’était cette mollesse, ce manque d’engagement qui irritait le plus le juge Oropa. L’Union mourait d’être si attentiste. Il hocha la tête avec gravité en direction de Myrte. (Pour qu’elle se sente un peu moins seule.) Un jour, il faudrait bien que quelqu’un agisse et que tout cela change.
Mercandier, l’un des cadres de l’Office, alluma son micro d’un air las. Il allait évoquer la fraude aux autoroutes calabraises — une affaire de route fantôme financée par l’Union. Son principal mérite consistait à mesurer dans les cinq ou six cents mètres — autant dire que c’était l’autoroute la plus courte jamais construite au monde. Les travaux avaient été stoppés avant la fin du premier mois et jamais aucune voiture n’avait roulé dessus. Or, les fonds communautaires (des dizaines et des dizaines de millions en tout) avaient continué à affluer, comme si les travaux suivaient leur cours. Une fraude caractérisée, dont les tentacules de la Pieuvre tiraient les ficelles. Mais c’est à peine si Mercandier articulait les mots qu’il prononçait. On aurait dit qu’il n’était pas totalement tiré de la sieste que cette réunion venait d’interrompre.
— Nos services vont rédiger une recommandation de recouvrement… qui sera communiquée aux autorités idoines… qui prendront les mesures qui s’imposent.
Fin de l’intervention, petit déclic à la racine du micro. Jörg remuait sa jambe droite. Sforza baissait le nez. Oropa n’en croyait pas ses yeux. L’affaire était classée. Stop, fini. Il n’y avait plus rien à dire. Produire des rapports, éditer des recommandations, rappeler les bonnes pratiques, attendre le recouvrement financier, disait le chef. « Surtout pas de discipline. Nous ne sommes pas là pour ça. »
— Et on appelle cela « zèle et ardeur » ! se dit le juge Oropa. Bande de pleutres ! Pas un pour rattraper l’autre.
— Hum ! Hum…
Un petit bruit sec, infime, comme le froissement d’une feuille, ou le mouvement d’un rongeur dans une cuisine. Oropa reconnut finalement le souffle de Jörg à travers le système d’amplification, son insignifiance et sa timidité. Le porte-parole avait sans doute quelque chose à dire : il bégayait, craquetait, se passait un mouchoir sur la bouche et sur le front.
— Je voulais juste vous avertir que nous allions mettre en place un stand, pour les journées portes ouvertes de la Commission, les 2 et 3 mai. Et je compte sur votre présence.
Formidable. Respiration d’aise. Le responsable de la communication n’avait rien de plus à déclarer.
— Nous imaginons un jeu interactif pour présenter nos travaux au public. L’an dernier, nous avons remporté un beau succès avec notre « roue de la Fortune »… (Jörg avait un sourire espiègle.) Cette année… il est question que nous présentions une grande peluche bleue… une peluche géante… à côté de laquelle les enfants pourront venir se faire photographier.
La vanité du responsable de la communication allait jusqu’à s’écraser sous le respectable « nous » de l’institution, partout où il était question d’initiatives dont lui seul était à l’origine.
— Par ailleurs… nous voulions vous avertir… que la semaine prochaine… l’un d’entre nous devra aller présenter nos services sur BX FM…
— Ah ! Très bien !
Oropa ne comprenait pas le sens que recouvrait cette phrase. Quelle était son implication ultime. Il regardait simplement autour de lui. Et tout lui paraissait statique.
— BX FM est une chaîne de radio locale, qui traite principalement d’informations communautaires…
— Oui, bien sûr, ce qu’ils font est formidable.
Ce n’est qu’en voyant Jörg tourner la tête dans sa direction que le juge se rendit compte qu’il était en train de se passer quelque chose. Il le fixa droit dans les yeux, deux ou trois secondes. Puis Sforza en fit de même. Et Dadelsen et Mercandier. Comme s’il s’était agi d’un piège.
— Mais tu sais Sigmund… ajouta Sforza, il s’agit simplement de rappeler que l’Union, en période de crise, a besoin d’utiliser efficacement ses fonds… et que l’Office contribue à renforcer la confiance des citoyens dans le projet communautaire. Ni plus ni moins.
Oropa aurait pu se débattre, refuser, nier, s’insurger comme une bête sauvage : « Ne comptez pas sur moi… Je préfère mourir que de participer à votre manège. » Mais Sforza ne lui en laissa pas l’occasion. Il continuait à parler. Il continuait à le flatter, lui passer la pommade, lui tresser des lauriers.
À cette minute, Sigmund se serait bien vu grimper au sommet des Alpes, ou plonger dans la Méditerranée, coucher dans les foins, se baigner dans le Danube, danser en Bulgarie et boire un verre de țuică sur les rives de la mer Noire. Mais pas là, jeté en pâture à ce peuple de nuls. C’est alors qu’il entendit les applaudissements et vit les visages, graduellement, tourner dans sa direction. Le juge cligna des yeux, il hésita. C’était la première fois qu’on l’invitait à prendre la parole de façon aussi solennelle dans ses nouvelles fonctions. (On aurait tout de même pu l’en avertir.)
Le juge dut se lever, enclencher son micro. Aucune idée de ce qu’il allait pouvoir dire. Il commença par quelques remarques d’ordre général (fierté d’être ici, volonté de donner le meilleur de lui-même). Sa voix lui paraissait calme et posée. Ce qui, en un sens, l’encourageait à aller de l’avant. Belle manière de dire enfin les choses telles qu’elles étaient. (À cet instant, Oropa se sentait même presque rageur.)
— Je voudrais… Je voudrais vous parler d’une affaire… épineuse… et capitale… Je voudrais vous parler du scandale des camps…
La proposition ne manquait pas d’audace. C’était son dossier, celui qu’on avait mis entre ses mains, une ou deux semaines après son arrivée. De fait, Oropa cherchait à se mettre au travail. Le scandale des camps de déplacés, chez les Transalpins, chez les Hellènes, partout ailleurs — des camps dans un état de saleté inimaginable — lui apparaissait dans toute sa crudité. Il se disait souvent que cette mission était faite pour lui et cela le galvanisait. (À dix ans, il rêvait déjà de faire œuvre de justice. S’insurger, remettre le monde en ordre.) C’était dans ses cordes. Il avait toujours fait de la lutte contre la corruption et le crime organisé la priorité des priorités.
Mais, dans les yeux du chef, à cette minute, le juge observa la curiosité se muer en appréhension. La salle était surchauffée. Oropa sentit l’humidité rouler dans son dos. Il but une gorgée d’eau. La fortune l’avait fait naître dans un milieu corrompu. Les plaies de la mauvaise conscience avaient été ses premières décorations. Il cherchait ses mots. À treize ans, il avait appris que son grand-père maternel, avant d’être banquier, avait été ministre des Finances de l’administration nazie en Ukraine pendant la guerre. À quatorze, il comprit que le père de son père avait atteint les sommets de la finance transalpine en gravissant un à un les échelons de la pyramide fasciste. Sa carrière à lui n’avait été qu’une suite de malentendus. Alors, face à l’auditoire, avec ce petit bruit d’amplification qui lui cassait la tête, Oropa sentit ses forces vitales se replier. Il tapota une dernière fois sur le micro, puis il se rassit, comme une bête dans sa coquille.

Özdul
Le premier appel téléphonique survint peu de temps après cette réunion. On le cueillait au bon, ou au mauvais moment. Le juge décrocha le téléphone, attendit quelques instants. Une voix — une voix de femme —, un fort accent — hellène, peut-être ottoman —, une tessiture assez grave, un ton insistant. Elle articulait quelques phrases maladroites. Oropa y décela quelque chose comme une menace voilée — ou une dénonciation menaçante.
— Je sais des choses… disait-elle. Je sais beaucoup de choses…
Mais l’appel s’interrompit presque aussitôt après, sans raison apparente.

Dans un premier temps, le juge chercha à se mettre au travail. Il ouvrit un dossier, classa quelques papiers. Il fixa même la date de deux rendez-vous pour la semaine suivante. Mais, « des choses… beaucoup de choses… », l’information grésillait toujours au fond de son oreille.
Au fil de la matinée, à mesure qu’il se débattait pour se mettre en mouvement, Oropa sentit monter en lui les signes de l’affolement. Il imagina le regard d’une fureteuse, d’un rat, d’une intrigante, qui allait lui dérouler la litanie des histoires honteuses, pour quelques billets de banque. Ou les questions partiales d’une journaliste, venue là pour faire éclore les sales ragots et satisfaire ses ambitions professionnelles. Le fait est que si tout ou presque était brillant dans le parcours du juge, son histoire familiale était bien moins reluisante.
Chez les Oropa, on confectionnait les chapeaux de père en fils depuis des générations. Des hauts-de-forme, des chapeaux melons et autres feutres, vendus à Milan ou à Florence. Leur fortune était sortie des eaux, vers la fin du XIXe siècle. Comme l’exigeaient les lois de l’évolution, une fois le capital familial consolidé, le patriarche avait donné au plus doué de ses enfants les moyens de ses ambitions. Vittorio, le grand-père de Sigmund, s’était ainsi élancé du tronc stable de la chapellerie jusqu’aux cimes les plus hautes de la finance. Il avait grimpé quatre à quatre les échelons du marchepied fasciste, acheté une Lancia Aurelia et fait construire une villa géante pour organiser des cocktails clinquants où se retrouvait l’élite milanaise. »

Extraits
« Dans la vie, tout finissait par sortir de terre. Tous les scandales, tous les pots-de-vin, les trafics, les meurtres ciblés, toutes ces vieilles histoires, dont il héritait malgré lui, allaient lui péter à la figure. Et le tableau avait de quoi faire peur.
Pour le dire vite, Salvatore, son père, dès la fin des années soixante, s’était associé à un homme au pouvoir trouble, qui dirigeait une officine des moins recommandables. On y faisait par exemple transiter les capitaux de l’organisation mafieuse vers les caisses de la banque du Saint-Siège, d’où ils se disséminaient dans l’économie mondiale pour revenir blancs comme neige en Italie. On finançait aussi les dictatures, on noyautait les corps de l’État, on soutenait les criminels de guerre en fuite, on faisait la loi dans les grands organes de presse, mais plus que toute autre chose, on préparait l’arrivée d’un pouvoir fort dans la péninsule, et pour ce faire, la méthode consistait à multiplier les crimes et les attentats. Sans doute le père de Sigmund avait-il aussi participé à tout cela. Sans doute était-il coupable. Mais Sigmund, lui, n’y était pour rien. Il n’avait rien fait, il n’y était pour rien. C’est du moins ce que voulait croire le juge. Et il se servit un autre verre.
À dix-sept ans, pour s’affirmer, pour dissiper sa honte aussi, Sigmund avait décidé de s’inscrire à la faculté de droit. Faire œuvre de justice et réparer. (Il croyait encore en sa chance.) Révolutionnaire, communiste, bientôt socialiste, dans les faits, sa formation universitaire ne permit pas au jeune Sigmund de rompre avec son milieu. On aurait même pu dire qu’elle complexifia les relations qu’il entretenait avec lui. » p. 20-21

« Sigmund et Angèle avaient fait connaissance à Paris, trente ans plus tôt. Sigmund était inscrit en troisième cycle de droit communautaire. Il prenait goût au théâtre et nourrissait sa francophilie grâce aux matchs de l’AS Saint-Étienne. Angèle s’était installée à côté de lui, sur les bancs de la faculté. Sigmund l’avait à peine regardée — et c’était elle qui avait engagé la conversation. Belle, un peu frondeuse aussi. Elle souriait en se moquant gentiment de lui. Mais elle lui avait proposé d’aller boire un café presque aussitôt. Angèle de Grossoult était la dernière-née d’une lignée d’avocats. (Des gens qu’elle méprisait ouvertement.) Elle aspirait à autre chose. Elle avait l’âme militante. Elle luttait pour faire valoir les droits des plus démunis, elle avait aussi récemment endossé la cause antiraciste. Sigmund l’’écoutait d’une oreille distraite. Ils s’étaient revus. Au bout de quelques semaines, ils s’étaient mis à sortir ensemble. Au bout de quelques mois, ils étaient inséparables. Sigmund était d’une beauté sauvage, devait-elle dire plus tard, d’autant plus électrisante qu’il semblait ne pas vouloir en prendre conscience. Ils partageaient un goût immodéré pour la peinture classique et passaient des heures au Louvre. Puis ils s’installaient en terrasse et regardaient les gens passer. On traversait Paris, de long en large. Le dimanche, au sortir du lit, on allait parier sur les chevaux à Vincennes. Angèle lui avoua un jour, allongée sur un lit, en train de caresser sa belle chevelure, que ce qu’elle préférait en lui, c’était ses airs de mauvais garçon, son aisance et puis bien sûr son charme italien, son flegme germanique, son humour, sa vivacité d’esprit et son charisme. Bref, Angèle s’était totalement éprise de ce fils de voyou. Et elle lui avait insufflé, petit à petit, le démon du militantisme (le virus de la justice et l’ouverture au monde). Elle l’avait dompté et raffiné. Elle en avait fait son œuvre d’art, son petit Caravage (là où il préférait les gueules cassées de Steen ou de Van Ostade). On les voyait assis à la sortie des bouches de métro ou devant les marchés aux légumes, distribuant de petits tracts floqués d’une main jaune. Sigmund s’enflammait. Il avait le verbe. Dans de grands concerts aux portes de la ville, au corps à corps, ils dansaient pour se battre contre le fascisme. Un petit groupe n’avait pas tardé à se constituer autour d’eux. La présence galvanisante de Sigmund y était pour beaucoup. Son charme était sans limites. Son art de la rhétorique et son énergie détonnaient dans ce petit milieu de militants et Sigmund s’investissait de plus en plus. Il était de toutes les réunions, prenait la parole, lançait des projets, organisait des meetings, défilait dans la rue. » p. 46-47

« À l’Union, dans le désordre, vous trouviez des milliers de casiers et de boîtes aux lettres, la technologie de pointe des lecteurs de badges et de reconnaissance faciale (ISO 14443-A), une enfilade de fenêtres et de portes en verre (norme EN ISO 717-1), des milliers de serrures neuves (norme EN 1303 2006), des centaines d’hectares de moquette bleu outremer (RAL 5002), du lambris en sapin vernissé (EN 14915, code douane SH8 44091018), des cloisons en papier mâché (EN 520), des couloirs gris agate (RAL 7038), des néons verts (EN 61995-2/A1, EN 62504 et EN 62722-1), des régies pleines de téléviseurs, des salles de réunion et des salles de presse (norme 31 080) ; vous trouviez des forêts de ficus et d’arums (EN 234/68), des toilettes aux chasses automatiques (conformes au document Do27170/02, relatif à l’établissement des critères pour l’attribution du label écologique aux toilettes à chasse d’eau et urinoirs), des ascenseurs aux parois vitrées (EN 81-21 et EN 81-50), des cantines, des chaises (ISO TC 136), des bancs, de faux plafonds (NF DTU 58.1), des lampes de bureau, des ampoules basse consommation (directive 2009/125), des postes téléphoniques, des bibliothèques blanches, des porte-documents de couleur et des rapports, des centaines de milliers de rapports. » p. 85-86

« — C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de travailler avec l’Arcadia, société bien implantée dans le facility management. Pour nous aider à faire face à la situation… et mettre en place une politique adaptée.
Lui qui n’avait jamais rien voulu voir, lui qui, une heure auparavant, aurait pu tout quitter pour s’installer ici et vivre heureux, assistait au basculement généralisé de son être. Ce qu’il avait vu, ce qu’il avait entendu, fait ou ignoré, ces semaines passées, tout changeait de perspective. Les documents qu’il avait lus, les doutes qui avaient été les siens. Tout se réactivait à cette minute. L’argent n’arrivait pas là où il devait arriver parce qu’il était détourné à la source. Là était le vrai problème. Détourné par les agents communautaires, par les différents ministères, par la mairie ou par des ONG. Par tout le monde. (On se servait généreusement.) Le juge commençait vraiment à comprendre ce qui se passait. Aussi surprenant que cela pût paraître, ces vies de rien, ces vies désolées, ces vies de fuyards étaient devenues encore plus lucratives que la revente d’armes et tous les trafics réunis. C’était la nouvelle poule aux œufs d’or des crapules associées. L’Arcadia voulait ce marché. Angèle elle-même n’était pas là par hasard. Non. Il le voyait bien. Elle hochait la tête, elle flattait son hôte, en souriant. Ses boucles, ses yeux, sa poitrine, ses mains le long du visage, ses lèvres et tout son corps — tout en elle respirait la duplicité. » p. 123

Extrait audio
« Au matin du 4 mai, quatre ou cinq cents personnes étaient réunies dans la grande salle du Zappéion, à Athènes. Oropa avait été invité en qualité d’auditeur libre. Les débats du douzième sommet de l’Union consacré aux questions migratoires s’éternisaient. Pas une parole forte, pas une idée juste. Il se leva donc. Il traversa la salle, se dirigea vers le micro et se mit à parler.
— Mes chères consœurs, mes chers confrères (le silence se fit presque aussitôt), j’aime l’Union. Plus que tout au monde, dit-il. J’en ai fait le centre de ma vie et le foyer de mes espérances.
Les visages se tournaient vers le juge. Cet homme paraissait habité, presque exalté. Sa prise de parole n’était pas prévue. Seulement en sa qualité d’ancien juge de l’Union, Oropa était à l’abri de toute forme de rappel à l’ordre.
Le ton du juge, plein d’emphase, grésillait dans le micro.
— Que les choses aient si mal tourné remplit mon cœur de regrets.
Quelques rangées devant, le juge voyait les corps, les costumes. Angèle était peut-être là quelque part. (Ce qu’il ressentit était plus fort que tout.) Il parla longtemps et bien. Mais à la fin (« Millions d’êtres, soyez tous embrassés d’une commune étreinte ! Au monde entier ce baiser ! », ces quelques vers de l’Hymne à la joie de Schiller lui servirent d’épilogue), sous des applaudissements clairsemés, malgré la virulence, malgré l’ardeur, on aurait dit que tout s’était laissé absorber, prendre par l’épaisseur des murs, dans la brique, dans le stuc, glacer par la feuille d’or de ce théâtre grandiloquent. L’ordre du jour reprenait ses droits. » p. 207-208

À propos de l’auteur
KEBABDJIAN_Aram_©DRAram Kebabdjian © Photo DR

Romancier, dramaturge et photographe, Aram Kebabdjian est l’auteur de trois romans: Les Désœuvrés (Seuil, 2015) couronné par le Grand Prix SGDL du premier roman 2015), une satire cruelle de l’art contemporain, Le Songe d’Anton Sorrus, (Seuil, 2017) et de L’Hymne à la joie (2021). Il a aussi signé des recueils de nouvelles, de philosophie et de théâtre. Associé au plasticien Stéfane Perraud, il imagine depuis 2015 des installations narratives et expose au Lieu Unique à Nantes à l’été 2021 Demi-Vie, sur l’imaginaire de l’âge nucléaire. Avec Jeanne Candel et Florent Hubert, il écrit Tarquin, un opéra-théâtre créé en 2018 au Nouveau Théâtre de Montreuil. (Source: Éditions du Faubourg / AOC)

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Le rapport chinois

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Sélectionné pour le Prix Stanislas 2021

En deux mots
Tugdual Laugier est embauché comme consultant chez Michard & Associés, une société qui a édicté le secret comme règle primordiale et au sein de laquelle il passe son temps à attendre. Après trois ans, on va lui commande une étude sur les perspectives de développement d’un client chinois. Ce rapport de plus de mille pages va lui valoir des félicitations et… causer sa perte.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le voyage en Absurdie de Tugdual Laugier

Pierre Darkanian réussit une entrée remarquée en littérature. Si l’on rit – jaune – dans Le rapport chinois, c’est que les tribulations d’un jeune cadre dressent un portrait féroce du capitalisme sauvage.

C’est après une batterie de tests assez bizarres que Tugdual Laugier a été recruté par un tout aussi bizarre cabinet conseil. Même s’il trouve les règles de fonctionnement de Michard & Associés aussi strictes qu’incompréhensibles, il accepte de s’y plier, car la rémunération est aussi attractive que la perspective de missions intéressantes. La suite ressemble plus à un chemin de croix qu’à une ascension fulgurante.
Pendant trois ans, il ne se verra confier aucune mission, passant de l’attente patiente au découragement. Il joue avec sa cravate et avec ses crayons de papier et peut mettre se permettre de tester ses flatulences. Après tout, ce métier ce n’est que du vent! Mais pourquoi chercherait-il un nouvel emploi? Il gagne bien sa vie, peut offrir une vie agréable à Mathilde, sa compagne et se voit même affublé d’une évaluation élogieuse!
Arrive alors le jour de la mise à l’épreuve. On lui demande de rédiger un rapport sur les perspectives de développement d’un client chinois sur le marché français. S’il ne sait pas trop par quel bout prendre cette mission, il va tout de même finir par rédiger un rapport de plus de mille pages, aidé par Mathilde qui va lui susurrer l’idée qui enthousiasmera ses clients. La mini-viennoiserie à la française peut partir à l’assaut du monde! Pour le reste, Wikipédia et internet, des listes de menus de restaurants chinois ou encore l’assortiment d’une boulangerie feront l’affaire.
Ce que Tugdual ignore, c’est que les activités du cabinet sont sous surveillance, la section financière soupçonnant des transactions illicites et un trafic de drogue à grande échelle. C’est pourquoi la commissaire Fratelli va élaborer un plan basé sur la collaboration du rédacteur du rapport chinois.
On l’aura compris, c’est le capitalisme sauvage dans toute sa splendeur que cette satire habilement construite dénonce au fil des pages. On y retrouve d’ailleurs des allusions à la crise des subprimes et à l’Affaire Madoff, aux sociétés offshore bien cloisonnées, aux travaux fictifs et aux rémunérations délirantes. Mais comment démanteler un monde qui ne repose sur rien?
Si ce voyage en Absurdie n’était pas aussi drôle, il en deviendrait presque inquiétant. Gageons que vous n’oublierez pas de sitôt Tugdual Laugier, mégalo autant que malhonnête. Il vient prendre place aux côtés de Ignatius J. Reilly, l’odieux personnage principal de La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole, dans la galerie des paranos inoubliables, des imbéciles qui se prennent pour des génies et qui – comme le laisse suggérer la couverture du livre – finissent toujours par chuter.

Le rapport chinois
Pierre Darkanian
Éditions Anne Carrière
Premier roman
304 p.,19 €
EAN 9782380821543
Paru le 20/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une rumeur circule dans les cercles de pouvoir. Elle concerne un épais dossier intitulé Le Rapport Chinois. On dit que sa lecture rend fou. Pour certains, ce rapport à quelque chose à voir avec les cartels de la drogue. Pour d’autres il s’agit du manifeste d’un complot mondial. Quelques-uns en parlent comme d’un texte visionnaire.
On s’accorde en tout cas sur l’identité de son rédacteur: Tugdual Laugier. Mais là-aussi le mystère reste entier… Est-ce le nom d’un imposteur surdoué, d’un prophète ou d’un parfait imbécile ?
Quand la société des Hommes devient une farce, la vérité a besoin d’un bouffon. Le premier roman de Pierre Darkanian est une corde tendue par-dessus l’absurdité du monde moderne. On y danse, trébuche et se redresse derrière Tugdual, aussi inoubliable que Falstaff ou Ignatius Reilly, d’un abime à l’autre, d’un rire féroce vers une troublante mélancolie.
Avec Le Rapport chinois, Pierre Darkanian offre à la littéraire française sa Conjuration des imbéciles. C’est son premier roman.

Les critiques
Babelio
Goodbook.fr
Lecteurs.com
Actualitté
Transfuge (Éric Naulleau)
Marie France (Valérie Rodrigue)

Les premières pages du livre
« Pour intégrer le cabinet Michard & Associés, Tugdual Laugier avait dû passer deux tests de recrutement que le chasseur de têtes avait respectivement intitulés « test productif » et « test d’aptitudes ». Le premier consistait à rédiger en une semaine un mémoire d’une trentaine de pages, sur le thème du « rouleau ». Il s’agissait d’un exercice classique conçu par les recruteurs afin de jauger le comportement du candidat dans une situation de stress. Sans aucune information complémentaire, mais sans se laisser déconcerter, Tugdual avait planché sur le rouleau à pâtisserie, le rouleau de scotch, le rouleau compresseur, les rouleaux du Pacifique, les rouleaux de printemps, le rouleau de peinture, le rouleau à gazon, et il parvint même à trouver une problématique commune à tous ces rouleaux, à savoir la question du déroulé, et surtout à se passionner pour son travail. Fier de son ouvrage, Tugdual remit, dans les délais impartis, un mémoire de cent cinquante feuillets entre les mains du chasseur de têtes qui l’adressa à son tour aux recruteurs de Michard & Associés, non sans avoir pris soin de le féliciter pour son « très beau boulot » bien qu’il ne l’eût pas lu. Tugdual n’en entendit plus jamais parler.
Pour le test d’aptitudes, Tugdual fut convoqué dans un centre d’affaires du 16e arrondissement de Paris où, lui avait dit le chasseur de têtes, son futur employeur avait réservé une salle afin de lui « faire passer toute une batterie de tests ». À 8 heures, Tugdual fut installé par une hôtesse d’accueil dans une pièce qui ne disposait que d’une chaise et d’un bureau sur lequel l’attendaient une machine à café, un plateau-repas, un crayon et une liste de huit questions auxquelles il convenait de répondre par oui ou par non :
1. Êtes-vous mauvais perdant aux jeux de société ?
2. La vie est-elle pour vous une balade en barque ?
3. Êtes-vous prêt à tout pour arriver à vos fins ?
4. Êtes-vous perfectionniste ?
5. Souhaitez-vous toujours être premier dans tout ce que vous faites ?
6. La vie appartient-elle à ceux qui se lèvent tôt ?
7. L’argent contribue-t-il au bonheur ?
8. Pouvez-vous vous contenter du correct ?
Tugdual avait répondu oui-non-oui-oui-oui-oui-oui-non. À 8 h 15, il avait posé son stylo, craignant d’être espionné et mésestimé s’il y accordait davantage de temps, et il patienta jusqu’à ce qu’on voulût bien lui apporter d’autres formulaires. On ne lui apporta rien. Seul dans la petite pièce qu’il ne quitta que pour se soulager, il resta toute la journée à se demander ce que l’on attendait de lui. À 12 h 15, il attaqua le plateau-repas préparé à son intention et jugea la nourriture délicieuse. Il lui sembla d’abord préférable de ne pas ouvrir la petite bouteille de vin avant de supposer que, puisqu’elle lui était offerte, il était sans doute plus convenable de la boire, d’autant que la tranche de camembert et la mini-baguette étaient si tendres qu’il eût été dommage de se priver de vin. Assis au bureau, et faute d’alternative, Tugdual consacra l’après-midi à la digestion de son plateau-repas – auquel il repensa plusieurs fois par la suite dans un sourire radieux – et agrémenta son oisiveté de quelques tasses de café. À 20 heures, l’hôtesse ouvrit la porte pour lui indiquer qu’il pouvait y aller, sans que Tugdual sût si sa sortie correspondait à la fin du test ou à la fermeture du centre d’affaires.
Trois jours plus tard, le chasseur de têtes le rappela, et bien que Tugdual eût juré qu’il ne mettrait jamais les pieds dans un cabinet géré par de pareils illuminés, le bilan des tests et les conditions de recrutement lui firent reconsidérer la chose : ses résultats avaient suscité l’admiration des associés du cabinet Michard, qui offraient de le recruter à un salaire mensuel de sept mille euros. Les illuminés se révélaient être de sacrées pointures.
Tugdual Laugier commença sa carrière chez Michard & Associés par un séminaire dans un centre d’affaires des Champs-Élysées, cette fois, où il fut reçu par un homme et une femme d’une trentaine d’années. Il était encore si peu habitué à leur jargon professionnel qu’il ne comprit pas si ses interlocuteurs faisaient ou non partie du cabinet et il n’osa pas leur poser la question. Le duo se relaya pendant deux jours pour expliquer au seul Tugdual Laugier que le cabinet Michard & Associés était le plus prestigieux au monde. Tugdual n’avait pas été recruté par hasard, et s’il avait été choisi parmi des centaines d’autres candidats, c’est que le cabinet Michard avait vu en lui un talent en puissance, un peu comme un diamant brut qui ne demandait qu’à être poli. Tugdual se félicita d’être un diamant brut qui ne demandait qu’à être poli et il songea qu’il avait beaucoup de mérite d’avoir été choisi parmi des centaines d’autres candidats. Les intervenants présentèrent succinctement le cabinet Michard, une belle boutique, reconnue dans le milieu des affaires, notamment auprès d’une clientèle d’investisseurs asiatiques qui appréciaient son modèle de conseil fondé sur le design thinking et l’impertinence constructive – en totale rupture avec les stratégies de conseil classiques –, ainsi que sa capacité à apporter des réponses innovantes aux problématiques rencontrées par ses clients dans un contexte économique en perpétuelle mutation. Tugdual nota sur son bloc design thinking et impertinence constructive. Les trois valeurs phares du cabinet Michard étaient excellence, implication et confidentialité, et Tugdual nota sur son bloc excellence, implication et confidentialité, et les souligna. Les intervenants insistèrent surtout sur la confidentialité, que Tugdual souligna d’un trait supplémentaire, parce que le prestige du cabinet tenait en premier lieu à sa politique d’absolue confidentialité qui, parmi les trois valeurs phares du cabinet, était celle qu’il fallait placer au sommet de la hiérarchie car la moindre entorse à celle-ci eût privé le cabinet de toute crédibilité aux yeux de ses clients et du milieu des affaires. Et Tugdual finit par encadrer le mot confidentialité tout en fronçant les sourcils et en hochant la tête en direction de ses interlocuteurs pour leur signifier que le message était bien passé.
« Personne ne doit savoir pour qui travaille le cabinet, disait la jeune femme.
— Personne », répétait systématiquement l’homme à sa suite.
En pratique, la politique de confidentialité du cabinet contraignait les consultants à respecter le protocole : n’ayant pas accès au réseau informatique du cabinet, ils devaient demander à l’associé en charge du dossier l’autorisation d’accéder à la partie du réseau susceptible de les intéresser et ne devaient jamais mentionner le nom de leurs clients ni à l’extérieur du cabinet, ni dans leurs rapports, ni même devant leurs collègues. Ce point étonna particulièrement Tugdual : il était formellement interdit aux consultants, sous peine de licenciement immédiat et de poursuites disciplinaires, de parler entre eux de leurs rapports, et on les dissuadait même, pour ne pas tenter le diable, de nouer entre eux des contacts autres que professionnels. S’il voulait se faire des amis, il n’avait qu’à s’inscrire au club de rugby de son quartier, et tout le monde rit d’un air entendu – huhuhu – comme on le faisait au boulot quand un supérieur ou un ancien lançait une boutade. La femme ne rit pas mais arbora un sourire très professionnel et Tugdual se fit la remarque qu’elle était drôlement jolie et se demanda si elle était en couple avec l’intervenant parce que, si tel était le cas, il avait bien de la chance de se payer un morceau pareil. Lui, à la maison, même si Mathilde était jolie aussi dans son genre – visage d’enfant sage, discrète fossette, charmantes pommettes –, ce n’était pas un morceau à proprement parler et il fallait bien reconnaître qu’il aurait été fier de se promener au bras d’un morceau comme celui-là, avec sa taille de guêpe, son regard d’acier et sa chevelure soyeuse, et il aurait pris un immense plaisir à voir les jaloux baver d’envie sur son passage. L’homme poursuivit avec une anecdote à propos des dîners en ville au cours desquels il restait toujours vague sur ses activités professionnelles malgré les questions appuyées de ses amis. Et la femme ajouta que c’était tant mieux parce que les conversations professionnelles n’intéressaient personne. Et de nouveau, tout le monde rit – huhuhu –, sauf la femme qui se contenta de sourire, et Tugdual regretta d’avoir fait huhuhu plutôt que de s’être contenté de sourire lui aussi. C’était la raison pour laquelle chacun des consultants nouvellement recrutés suivait seul le programme d’intégration.
« Les amis sont des amis et les collègues sont des collègues, dit la femme.
— Si vous êtes aussi grassement rémunéré, c’est parce que vous avez des contraintes », précisa utilement l’homme.
Et il était indéniable que Tugdual Laugier était particulièrement bien payé, largement mieux que chez la concurrence. Sept mille euros par mois pour un premier job, c’était inespéré.
L’élaboration des rapports devait, elle aussi, respecter des règles de confidentialité très strictes. Les deux intervenants firent défiler de nombreuses slides sur un grand écran blanc où il était question de noms de code, de références cryptées, d’excellence et de formatage interne. Puis on aborda la facturation : il s’agissait là du nerf de la guerre puisque c’était le moyen pour le cabinet de gagner de l’argent – l’inter¬venant disait « gagner sa croûte » – et de s’assurer que tous les consultants fussent occupés équitablement, ni trop ni trop peu. À la fin de la semaine, les consultants accédaient au logiciel de facturation et indiquaient sur quels dossiers ils avaient planché afin que le cabinet pût émettre les factures à l’adresse des clients. Les consultants devaient préciser les références du dossier ainsi que le nom de l’associé en charge, chaque dossier étant rattaché à un associé particulier. Si, comme ça pouvait arriver au début, ils n’avaient rien eu à faire de la semaine, les consultants remplissaient la mention travail personnel, permettant ainsi aux associés d’identifier les consultants disponibles et de leur affecter de nouveaux dossiers.
« Mais, rassurez-vous, ajouta l’homme, vous ne resterez pas longtemps les bras croisés », et tout le monde rit – huhuhu – même si Tugdual se contenta d’abord de sourire avant de s’apercevoir que, cette fois, la femme riait aussi.
L’attention de Tugdual Laugier avait rapidement été mise à mal par la complexité des informations à retenir, si bien qu’elle s’était progressivement recentrée sur la corbeille et le choix de la mini-viennoiserie qui accompagnerait sa tasse de café. Les yeux fixés sur les slides et le cœur submergé d’une délicieuse ivresse, il s’interrogeait sur le modèle réduit de chausson aux pommes, bien meilleur que son homologue de taille adulte. En tout cas, si le prestige d’un cabinet de conseil se mesurait à la qualité des petits déjeuners qu’il offrait à ses nouvelles recrues, Michard & Associés était un sacré cabinet ! Une grande tasse de café, un verre de jus d’orange et des tout petits croissants et pains au chocolat. Quelle chance d’avoir été recruté ici ! Avec le salaire qu’il percevrait, il devrait travailler dur, mais on travaillait mieux avec beaucoup d’argent sur son compte en banque et des croissants dans l’estomac. Et quel ne fut pas son émerveillement lorsqu’il découvrit, à son retour de déjeuner, que la corbeille en osier avait été réapprovisionnée ! Et en chouquettes s’il vous plaît ! Derechef, et bien qu’il eût déjà fait bonne chère à la Maison de l’Alsace des Champs-Élysées, il tendit la main vers la corbeille, et réitéra le mouvement toute l’après-midi durant. Au loin, et derrière le voile invisible qui avait recouvert ses pupilles inertes, Tugdual entendait la voix monocorde de l’intervenante, fort jolie décidément, qui disait que le cabinet Michard & Associés était salué par ses clients pour son aptitude unique à dénouer des problématiques complexes, grâce à son savoir-faire, à l’expérience du terrain, à la rigueur de ses équipes et à l’inspiration créative de ses associés, capables d’opérer à la frontière d’espaces critiques, et exigeant néanmoins des réponses simples, qui ne pouvaient se résoudre qu’à la lumière d’une analyse exhaustive et sans cesse renouvelée par des professionnels dont les recommandations, toujours soumises à une validation empirique, découlaient d’un raisonnement logique et d’un fort ancrage dans la réalité des faits, et aboutissaient à des solutions aux antipodes du panel des alternatives habituellement proposées aux clients, dont la diversité (fonds d’investissement, institutionnels, organisations privées, publiques, parapubliques, fondations ou structures associatives) requérait un talent d’adaptation et de perpétuelle remise en cause, propre aux équipes du cabinet dont le cœur de métier consistait à répondre aux besoins des clients et à améliorer leurs performances selon leurs aspirations et les défis stratégiques imposés par leur environnement contextuel, que seule une vision protéiforme et adaptative permettait de relever (innovation organisationnelle ou technologique, démarche précursive dans l’implémentation des ERP, structuring performatif des ratios de gestion, optimisation des process internes, re-thinking des outils CRM, accompagnement en phase critique), le tout sans faire courir aux clients le moindre risque opérationnel et en respectant leur identité sociétale, et Tugdual se demandait s’il aurait droit à des mini-croissants et des chouquettes tous les jours de la semaine ou s’il s’agissait d’un privilège réservé aux consultants en formation, ce qui eût été bien dommage parce qu’ils étaient bons. Drôlement bons, même.
À l’issue de la formation, au cours de laquelle l’homme répéta parfois certains mots prononcés par sa collègue, que Tugdual se sentit obligé de prendre en note (confidentialité… collègues = collègues… facturation = gagner croûte… erp ??? crm ????), l’intervenante se tut. Avec son sourire très professionnel, elle attendit que Tugdual terminât d’avaler sa chouquette pour lui demander s’il avait des questions. Tugdual en avait bien quelques-unes mais elles concernaient principalement les mini-viennoiseries (y en aurait-il tous les matins à son bureau ?), les tickets-restaurant (seraient-ils à huit euros ou neuf soixante ?), le bloc-notes et le crayon à papier estampillés au nom du cabinet qu’il avait trouvés sur la table (pouvait-il les garder à l’issue du séminaire de formation ?), les vacances (pourrait-il poser trois semaines en août ?) et l’intervenante elle-même (était-elle célibataire ?). Dans les limites auto-perçues de son intelligence, deux signaux coutumiers se déclenchèrent en même temps qu’une légère angoisse : le premier lui confirmait qu’il n’avait rien compris, le second lui enjoignait de ne surtout pas poser de question.
« Tout est limpide, répondit Tugdual, qui aurait donné la même réponse à l’issue d’une conférence sur la combustion des alcanes.
— Alors dans ce cas…, enchaîna l’intervenant en ouvrant les bras comme pour lui donner l’accolade mais sans en concrétiser l’esquisse.
— … bienvenue chez Michard & Associés ! compléta la femme dans un nouveau sourire qui fit songer à Tugdual qu’il aurait payé cher pour la voir toute nue.
— Bienvenue dans notre grande famille », ajouta enfin l’homme en lui tendant une poignée de main ferme, et tout le monde rit – huhuhu – sauf la femme.
Tugdual les remercia et leur proposa d’échanger leurs numéros, ce qui était la façon la plus discrète d’obtenir celui de la jeune femme. Après tout, ils venaient de passer deux jours ensemble, ce qui créait des liens.
« Pourquoi pas ? » répondit la femme, que l’imagination de Tugdual n’arrivait plus à rhabiller.
Mais personne ne prit le numéro de qui que ce fût. Et Tugdual pensa que c’était tout de même une drôle de grande famille qu’il rejoignait s’il ne devait parler à personne. En tout cas, il les avait trouvés épatants. Vraiment très professionnels. Un peu gauchement, il les salua de nouveau avant de prendre congé.
Il ne les avait jamais revus.
Le lendemain, Tugdual Laugier franchit enfin les portes du cabinet Michard & Associés, qui occupait deux niveaux d’un immeuble du 8e arrondissement, dont la façade principale faisait face à la Seine. L’agent d’accueil lui remit un badge magnétique permettant d’accéder en ascenseur au septième étage et à son bureau, le numéro 703. Le dernier étage, où étaient regroupés l’ensemble des associés du bureau de Paris, était strictement interdit aux simples consultants, sauf autorisation exceptionnelle. Les deux intervenants avaient longuement insisté sur ce point lors du séminaire.
Muni de son badge, Tugdual se rendit seul au septième et regretta qu’une secrétaire ne lui fît pas au moins faire la visite des lieux. Certes, il ne devait nouer de relations extraprofessionnelles avec personne, mais la plus élémentaire politesse ne commandait-elle pas de le présenter à ses collègues ? N’allaient-ils pas au moins se saluer le matin dans les couloirs, et échanger quelques mots de temps à autre à la machine à café ? Il se fit alors la réflexion qu’en dehors des deux intervenants en charge du séminaire de formation, et dont il n’était d’ailleurs pas certain qu’ils en fissent partie, Tugdual n’avait encore croisé aucun représentant du cabinet. Michard en faisait tout de même un peu trop sur le chapitre de la confidentialité. En dehors du logo qui s’affichait ici et là, le couloir était sombre et desservait huit bureaux d’une quinzaine de mètres carrés que des cloisons en pvc opaques séparaient les uns des autres dans une atmosphère infiniment déprimante. Pour l’instant, il ne dirait rien, mais il fallait compter sur lui pour faire remonter le cahier des doléances dès qu’il aurait trouvé ses marques au sein du cabinet.
Tugdual prit place au sein du bureau 703 où une table, un ordinateur, trois crayons à l’effigie du cabinet, un bloc, une corbeille, une horloge et une vue sur la cour tenaient lieu d’accessoires et de décor. Toute la journée, il resta à sa table, sans trop oser s’aventurer dans le couloir, l’esprit papillonnant de la cour à la page d’accueil de son écran d’ordinateur et les globes oculaires tournant bientôt au rythme des aiguilles qui lui faisaient face. Dans le couloir, le silence était religieux et, de ses quelques allers-retours à la machine à café, il conclut que la plupart des bureaux voisins étaient inoccupés, et que les rares consultants qu’il croisait étaient de fieffés malotrus, à répondre inlassablement à ses salutations chaleureuses par un drôle de rictus. Comme lors de son test d’aptitudes, Tugdual attendit sagement qu’on voulût bien lui donner du travail.
Il attendit trois ans.
L’état d’esprit de Tugdual Laugier avait beaucoup évolué au cours de ces trois années. D’abord inquiet de ne pas être à la hauteur des missions qui lui seraient confiées, il avait cherché à se renseigner sur la nature de celles-ci tout en redoutant qu’on lui en confiât. S’il obtenait de ses collègues quelques secondes d’attention, ils lui répondaient en termes vagues et sibyllins, évoquant du bout des lèvres des dossiers dont le niveau de confidentialité était tel qu’ils ne pouvaient lui en révéler davantage, avant de délaisser Tugdual à l’orée d’une conversation dont on lui refusait le plaisir. D’ailleurs, hormis un drôle d’échalas à lunettes qu’il croisait au fond du couloir depuis son arrivée, la plupart des collègues entrevus durant ces trois années étaient restés quelques mois et avaient tous disparu un beau matin sans crier gare. Il n’y avait ni pot d’accueil ni pot de départ, et Tugdual éprouvait un inavouable sentiment d’envie lorsqu’il voyait sa fiancée préparer une galette pour tirer les rois avec ses propres collègues.
Il avait pensé se former tout seul en étudiant les rapports qu’il glanerait dans les tiroirs de son bureau, oubliés par ses prédécesseurs, ou dans ceux de ses voisins. Les tiroirs de son bureau, cependant, étaient vides et la pièce ne comportait pas d’autre ornement que l’horloge, ni armoire ni étagère d’aucune sorte, et les bureaux de ses collègues ne comportaient pas plus de rangements que le sien, ce qui n’avait rien d’illogique puisqu’il n’y avait rien à classer.
« Rien ne traîne dans les bureaux, lui avait dit son collègue du fond du couloir. Les projets de rapports ne sortent pas du réseau interne ultraconfidentiel, et les rapports définitifs sont conservés aux Archives. »
À la machine à café, les collègues paraissaient toujours pressés, méfiants, et se contentaient la plupart du temps de le saluer de leur rictus revêche. Parfois, sans pour autant se risquer à une conversation, l’échalas à visage émacié et aux yeux de taupe brisait la torpeur par un « Ça bosse, aujourd’hui ! ». Apparemment, ça bossait. Tugdual observait alors son collègue sans oser crier lui aussi que ça bossait alors que ça ne bossait pas mais espérant, par son sourire entendu, que son collègue comprît que ça bossait aussi chez Laugier. Et puis, à force d’entendre son collègue s’écrier « Ça bosse ! », Tugdual avait craint que sa réserve fût interprétée pour ce qu’elle signifiait (qu’il ne bossait pas) et que les bruits de couloir colportassent bientôt la vérité. À son tour, il s’était donc mis à lancer des « Ça bosse ! » à tout bout de champ, dès le matin dans le couloir qui menait à la machine à café, en attendant son café, en retournant à son bureau, en refermant la porte, en allant aux toilettes, en quittant son bureau… « Ça bosse chez Laugier ! »
De temps en temps, un associé du cabinet débarquait dans le couloir en sifflotant (« didididi-dadadada ») et chantonnant à propos d’un certain « Relot » qui avait bien mérité son café (« C’est pour qui le bon café ? C’est pour ce bon vieux Relot, toujours premier au boulot ! »). Tugdual ne l’avait encore jamais croisé, mais il reconnaissait la voix. « Voilà le drôle d’oiseau », se disait-il dès que le sifflement retentissait dans le couloir. Tugdual l’entendait s’étonner que les bureaux fussent vides, alors qu’il ne passait jamais la tête dans le sien, puis sermonner les collègues qu’il trouvait à la machine à café, leur reprochant d’être toujours en pause, à papoter, alors que ce bon vieux Relot turbinait jour et nuit à s’en esquinter la santé. Il citait Jean Jaurès et Jules Ferry, vantait les vertus de l’école républicaine, qui lui avait permis de gravir les échelons, leur parlait de la Chine où il faisait très froid l’hiver, très chaud l’été, où il avait habité quatre ans à bouffer du clébard avec des baguettes, avertissait que les Chinois étaient partout, sa femme, sa secrétaire, ses clients – tout le monde était chinois ! Avant de remonter au huitième étage, il les pressait de retourner bosser s’ils voulaient un jour devenir associé comme lui, et ne manquait jamais de leur rappeler que le secret de la réussite tenait en trois mots : boulot, boulot, boulot. Puis il repartait comme il était venu, en sifflotant (« didididi-dadadada »), et chaque fois Tugdual refrénait l’ardent désir de le croiser de peur de se voir reprocher, comme ses collègues, de traîner dans le couloir plutôt que d’être à son bureau. La voix pouvait retentir trois fois dans la matinée puis elle se taisait pendant des mois. Vraiment, quel drôle d’oiseau !
Puisqu’il fallait bien s’occuper, Tugdual avait dû trouver des activités qu’il pût exercer dans le huis clos de son bureau feutré, et avait développé pour l’ordre une approche obsessionnelle qui le conduisait plusieurs fois par jour à « ranger tout ce fatras », là où tout autre que lui aurait vu une pièce inoccupée. Dès que l’un des trois crayons à papier venait à manquer dans son pot, il prenait l’air renfrogné, repérait le fuyard de son œil de faucon, s’en saisissait d’un mouvement sec et lui adressait solennellement les avertissements d’usage : « Si je te reprends encore une fois à faire l’école buissonnière, je te brise les os, vilain garnement ! » Et lorsque le crayon – pourtant averti ! – tentait une nouvelle fois de se faire la belle, Tugdual Laugier, dans un cérémonial parfaitement établi, interpellait le récidiviste au milieu de sa cavale, s’emparait de l’une de ses extrémités, le levait au ciel pour l’exposer à la foule, en saisissait l’autre extrémité et brisait le mutin en deux, avant d’en présenter les morceaux démembrés aux crayons survivants pour leur faire passer l’envie d’imiter leur petit camarade. S’étant rapidement retrouvé avec des dizaines de morceaux de crayon sans mine, dépourvu de taille-crayon et ne sachant comment réclamer de nouvelles fournitures aux services généraux, Tugdual avait dû se résoudre à acheter lui-même de nouveaux crayons, de peur de se voir privé de l’un de ses principaux passe-temps. Il avait ainsi fait l’acquisition – sur ses deniers personnels – d’un sachet de cent crayons à papier sur lesquels il avait régné en despote une année durant avant de se résoudre à l’acquisition de cent nouveaux petits opprimés que, dans un souci de justice, il avait cette fois numérotés afin de ne pas faire subir aux primo¬délinquants le même sort qu’aux récidivistes. L’institution judiciaire était bientôt devenue une mécanique implacable où les crayons fidèles étaient récompensés par un usage quotidien et des entortillements capillaires, les récalcitrants placés en quarantaine, tandis que les délinquants notoires étaient mis hors d’état de nuire. « L’État français ferait bien de s’en inspirer ! songeait-il. Ça nous éviterait la chienlit ! »
Le déjeuner était devenu l’épicentre de sa journée de travail. À 11 heures, la grande agitation débutait. Il appelait les brasseries des alentours pour s’enquérir du menu du jour, questionnait les serveurs sur les accompagnements proposés, se renseignait sur les tables disponibles, jouait aux indécis, raccrochait, contrarié, rappelait aussitôt ayant changé d’avis, réservait pour 11 h 45, prétextait une urgence pour annuler, et réservait de nouveau pour midi. Il se mettait l’eau à la bouche en visionnant des émissions de cuisine dont raffole Internet, s’imaginait les plats, se réjouissait à l’idée de l’avocat-¬crevettes, espérait se laisser suffisamment de place pour les profiteroles au chocolat, et à 11 h 30, n’y tenant plus, il enfilait son imperméable – jamais sa veste, qu’il laissait consciencieusement sur le dossier de son fauteuil pour faire croire qu’il était encore là – et s’évadait au grand jour. Dans l’ascenseur, il considérait son reflet dans le miroir, rentrait le ventre, creusait les joues et se désolait de constater que sa silhouette replète, son visage poupin et ses cheveux courts et drus ne correspondaient pas du tout à l’image qu’il se faisait de lui-même, beaucoup plus proche de celle des acteurs américains, regard profond, mèches rebelles et voix rauque. Dès qu’il posait le pied dans le hall, l’image fantasmée reprenait ses droits sur celle du miroir et, d’un pas assuré, débordant d’importance, il saluait les agents d’accueil avant de rejoindre la rue dans un trottinement folâtre qui trahissait la béatitude de l’âme. Il passait au kiosque à journaux, échangeait sur la politique avec le marchand – qui n’y comprenait rien, le bougre ! – et, gai comme un pinson, poussait très en avance les portes de la brasserie sur laquelle il avait jeté son dévolu. Enfin attablé, unique client d’une salle encore vide, immensément satisfait de se voir le seul oisif au milieu du ballet des serveurs dressant les tables autour de la sienne, Tugdual examinait le menu qu’il connaissait par cœur, hésitait, opinait du chef, et finissait par choisir le plat du jour. Commençait alors le suprême plaisir de l’attente, réconfortante de certitudes. Là-bas, dans la cuisine, un chef et deux commis œuvraient, dans un commun effort, à la confection de son entrée. Quand elle arrivait, le guilleret Tugdual se nouait une serviette épaisse à carreaux rouge et blanc autour du cou, se frottait le ventre, remerciait la vie de l’avoir doté d’un si joyeux appétit et, en trois généreuses bouchées, engloutissait son mets dans un absolu contentement. Il marquait une pause entre le hors d’œuvre et le plat pour laisser la clientèle d’affaires s’installer aux tables environnantes et saluer ses voisins d’un hochement de tête qu’on ne lui rendait pas. D’un claquement de doigts d’habitué, le pionnier Tugdual poursuivait son aventure en solitaire, s’évitant les désagréments d’une cuisine bondée, d’un chef débordé ou d’une carte incomplète, dégustant ses rognons pendant que ses commensaux espéraient encore leur salade. Il se faisait ensuite volontairement rattraper pour mieux profiter du dessert. Comblé, il laissait traîner l’oreille là où la conversation lui seyait, lançant des commentaires comme on lance des hameçons. « Bonne chance pour sortir de l’euro ! » glissait-il, tout en connivence, à deux voisins en pleine querelle économique ; « Vivement la retraite ! », hilare, à trois jeunes hommes de son âge dénigrant leur travail ; « Ce que femme veut… », complice, à un mari malmené par son épouse… Parfois, l’interlocuteur acquiesçait, saluait le trait d’esprit d’un haussement de sourcils bienveillant qu’il regrettait aussitôt, Tugdual l’ayant interprété comme une invitation à participer à la discussion. Le trublion Laugier multipliait alors les boutades, approuvait les opinions des uns, nuançait celles des autres, recadrait le débat, se désintéressait totalement de son assiette, retournait même sa chaise pour se rapprocher de la table voisine, s’y installait parfois, et monopolisait bientôt la parole au grand dam des clients trop polis pour faire taire l’importun. Mais le plus souvent, son bon mot, son invective, sa fulgurance mourait dans une indifférence gênée ou dans l’hypocrisie d’un plissement de lèvres bien élevé. Peu lui importait, il avait le ventre plein. Ô qu’il était bon le temps du déjeuner. Qu’elles étaient revigorantes et saines ces heures pleines durant lesquelles Tugdual Laugier ne s’en voulait pas de n’avoir rien à faire.
À son retour, il profitait de la solitude de son bureau pour digérer dans un calme méphitique le menu trop copieux, comblant la vacuité de ses après-midi par de distrayantes flatulences. Avachi dans son fauteuil, le fumet des rognons encore en bouche, baigné dans la familière puanteur de ses entrailles, il s’étonnait qu’une telle odeur pût paraître si agréable à ses narines alors qu’elle eût été insoutenable à celles de tout autre. Dieu qu’il s’en donnait à cœur joie ! Quel curieux plaisir, vraiment, que la pétarade !
Cette singulière activité en annonçait inévitablement une autre, tout aussi réjouissante. Largement mis à contribution, son intestin sonnait l’alerte d’un délestage imminent, pareil au sémaphore signalant un récif. Tugdual se précipitait dans le couloir et rejoignait en courant les toilettes, muni d’un peu de lecture. La peau du derrière rafraîchie par le thermo¬plastique de l’abattant, il savourait cette parenthèse enchantée où l’être humain en revient à sa condition de tuyau de chair, muni du Monde, du Figaro ou de tout autre journal qu’il avait pu récupérer sur la table basse du hall de l’immeuble. Longtemps après les dernières éclaboussures, il refermait son journal, se relevait avec la mine fataliste qu’il affichait au réveil et, avant de s’essuyer le derrière, jetait un œil attentif à sa production du jour. Était-elle ferme comme l’entrecôte qu’il avait dévorée au déjeuner ou mollassonne comme son tiramisu ? Était-ce une pièce unique et massive ou un chapelet de petites crottes ? Son œuvre, qu’elle fût imposante ou figurative, le rendait si fier qu’il rechignait à tirer la chasse. N’était-ce pas une part de lui-même, après tout, qui flottait là, au pied du trône ? N’était-ce pas la seule matière qu’un homme pût véritablement engendrer ? Quel dommage en tout cas qu’il fût l’unique expert à profiter de la vue d’un si bel étron ! Enfin, dans un bruit de cataracte, survenait l’anéantissement de sa production ultime que Tugdual veillait à faire disparaître dans la tuyauterie de l’immeuble, usant du balai s’il en était besoin, afin qu’il n’en demeurât aucune trace pour la postérité.
Parfois, sa défécation paisible était perturbée par une cacophonie de talons venant du plafond, comme si, à l’étage supérieur, un hurluberlu s’essayait aux claquettes – clap, clap, clap ! Puis le tintamarre s’interrompait brusquement, et ne lui parvenait plus alors qu’un chuintement étouffé qui lui rappelait quelque chose mais qui mourait avant de lui révéler ses mystères – « didididi-dadadada »…
Lorsque le silence de son bureau devenait pesant et que son intestin ne lui permettait plus de le rompre à sa guise, Tugdual s’assurait discrètement que les alentours fussent vides pour se lancer dans un concerto. Après des exercices de vocalises (« A-E-I-O-U »), il annonçait avec le ton compassé des animateurs de France Musique l’intermède qui suivrait.
« Concerto en la mineur de Vivaldi, par l’orchestre philharmonique de Vienne, dans une interprétation toute personnelle du maestro Tugdual Laugier… »
De cette performance musicale, seul Tugdual percevait l’absolue majesté : trompette gutturale, cymbale sur joues, flûte à pincement de nez, guitare sur dents, percussion sur côtes, tambour de fesses ! Le petit concert achevé, ému aux larmes, il adressait à une foule imaginaire une gracieuse révérence. Si un collègue s’était trompé de porte à ce moment précis, il serait tombé nez à nez avec ce grand dadais de Tugdual, un mètre quatre-vingt-huit, pas encore gros mais en passe de le devenir, envoyant des baisers, la main sur le cœur, à son public de crayons à papier, chef d’orchestre sans orchestre, violoncelliste sans archet, génie sans idée.
Il avait également trouvé en sa cravate un fidèle compagnon de jeu, la roulant, la déroulant autant qu’il le pouvait, la dénouant parfois pour en faire un garrot, pour en faire un lasso, qui Rambo, qui Zorro. II se l’enfonçait aussi dans la bouche, comme un rouleau de printemps qu’il gobait en ouvrant grand la mâchoire (« Rô-rô-rô ! »), et la retirait en toute hâte pour s’éviter la douloureuse épitaphe « Ci-gît Tugdual Laugier, mort à 25 ans, étouffé par sa cravate ». Le jeu de la cravate lui inspira d’autres défis comme celui de se fourrer dans la bouche le plus grand nombre de bûchettes de sucre, défi auquel il se prépara toute une semaine, chapardant consciencieusement chaque matin cinq ou six sachets à la machine à café, redoutant de se faire pincer s’il en subtilisait davantage. En fin de semaine, il établit un record que l’on ne battrait pas de sitôt : trente-cinq bûchettes dans la bouche, oui monsieur !
Au dîner, Mathilde lui demandait comment s’était passée sa journée. Tugdual prenait l’air affecté de ceux qui taisent courageusement des secrets trop lourds à porter pour le commun des mortels. Il eût été soulagé de pouvoir partager avec elle ses inquiétudes et son spleen, mais il craignait que l’adoration de Mathilde, qu’il s’imaginait briller d’un éclat pur et limpide, ne se teintât d’opaline. Alors, Tugdual s’emportait à décrire un labeur interminable, jonglant entre les appels téléphoniques et les sollicitations internes, donnant les impulsions décisives, rayant à grands traits les notes des subalternes, corrigeant avec tact celles des supérieurs, se nourrissant à peine d’un sandwich en triangle au milieu du raffut ! Compte tenu de son salaire, naturellement, il n’avait pas à se plaindre, mais le diktat de la rentabilité allait finir par lui esquinter la santé.
« Et je gagnerais plus chez Rothschild, crois-moi ! »
Et Mathilde le croyait.
« Chéri, tu gagnerais plus chez Rochild », acquiesçait-elle d’ailleurs lorsque les responsabilités de son fiancé lui paraissaient trop lourdes.
Et Dieu qu’elles étaient lourdes ! Pestant, maugréant, tapant du poing sur la table, Tugdual fustigeait les travers du capitalisme aveugle et dissipait dans un redoublement d’indignations les réminiscences honteuses de ses après-midi : bûchettes de sucre, avalements de cravate, concerts gutturaux – pouet, pouet, pouet, la trompette… Impensable d’avouer à Mathilde qu’il n’avait encore vu ni rapport ni associé et que ses seuls subalternes étaient une centaine de crayons à papier ! Mathilde devait continuer de croire qu’il bossait comme un cheval, ce dont Tugdual n’était pas loin d’être lui-même convaincu. Il est en effet une vérité éternelle que l’être humain, naturellement réfractaire à l’effort, le devient d’autant plus qu’il n’y est plus confronté. Ainsi, dès que Tugdual se voyait contraint de rédiger un courrier au syndic, l’affaire prenait désormais des proportions internationales. Mathilde devait se montrer aux petits soins, le soulager entièrement des tâches ménagères – Tugdual ne pouvant être partout à la fois – et écouter attentivement les projets de courrier dont il lui faisait lecture. Il n’était plus question de parler d’autre chose aux dîners que de la désignation de son interlocuteur (« Chère Madame, Cher Monsieur… Madame, Monsieur… Madame ou Monsieur le Président… Madame la Présidente, Monsieur le Président… »), de la phrase d’accroche (« En ma qualité de propriétaire, je me permets de vous contacter… Je me permets de vous contacter en ma qualité de propriétaire… C’est en ma qualité de propriétaire que je me permets de vous contacter… »), du ton du courrier (respectueux ? directif ? poli ? insolent ? résolu ?) et, plus fondamental encore, de la formule de politesse qui classait les rédacteurs en castes : les gens du monde (« Je vous prie de croire en l’assurance de toute ma considération respectueuse »), les intellectuels (« Je vous prie de croire en l’absolue sincérité de mes hommages spirituels »), les obséquieux (« Je vous prie d’agréer l’hommage de mon indicible et respectueux dévouement »), les hypocrites (« Je vous prie de croire, Monsieur le Président du syndic, que je vous compte parmi mes amis les plus fidèles »), les sans-manières (« Bien cordialement »)… Chez Michard, Tugdual arpentait le couloir en soufflant, plein de componction, d’un pas pressé et lourd, de son bureau à l’imprimante, de l’imprimante à son bureau.
« Ça bosse, chez Laugier ! »
Ah oui, ça bossait ! Le courrier au syndic comptait bientôt dix pages où Tugdual multipliait les réclamations, dénonçait des exactions intolérables, critiquait la mairie d’arrondissement, accusait la Ville de Paris, en appelait à l’État, à la cedh ! Ce n’était plus un courrier, c’était un mémoire, un opuscule, un brûlot !
« Ça bosse, chez Laugier ! »
Lorsque le courrier – qu’il avait intitulé mémoire ampliatif – était enfin achevé, chaque mot était si bien pesé qu’on n’y comprenait plus rien. Mathilde était chargée d’aller le porter en toute hâte au bureau de poste afin qu’il fût relevé dès le samedi matin, son fiancé n’ayant pas eu une minute pour le faire poster par une assistante. Et si Mathilde s’étonnait d’avoir à se précipiter pour un courrier qui n’avait rien d’urgent, Tugdual lui rappelait que sa mission n’était rien comparée à la sienne, qui l’avait retardé dangereusement dans son travail.
Il avait rencontré Mathilde lors d’une soirée étudiante. Bien que n’ayant jamais connu un grand succès dans ce type d’événements, ni n’importe où ailleurs, Tugdual ne doutait pas de son charme et avait, ce soir-là, opté pour une nouvelle stratégie de séduction, les précédentes n’ayant pas toujours porté leurs fruits. Plutôt qu’essayer d’attirer la danseuse la plus convoitée de la piste par des mouvements de bassin et d’irrésistibles œillades, Tugdual s’était dirigé vers Mathilde qui se tenait dans un coin, à l’écart d’un groupe de jeunes filles dont le cercle de discussion s’était refermé devant elle comme les portes d’une forteresse. Tugdual, lion superbe et généreux, l’avait abordée avec des mots qu’il ne cesserait de lui rappeler les années suivantes :
« Comment se fait-il que la plus jolie fille de la soirée n’ait pas de cavalier ? »
Bien qu’un peu inquiète à l’idée que ce grand dadais pût se moquer d’elle, Mathilde avait levé vers lui ses pommettes roses et un sourire d’encouragement. Il l’avait rassurée, l’avait fait danser, elle qu’on invitait si peu, lui avait raconté sa vie – travail acharné et aventures d’un soir –, dépeint ses ambitieux projets et s’était même laissé aller à lui confesser qu’il aspirait désormais à vivre une belle histoire plutôt qu’à collectionner les conquêtes. Mathilde l’avait laissé la raccompagner jusqu’à la porte de sa chambre et avait apprécié qu’il n’insistât pas pour passer la nuit avec elle. « Tu es différente de toutes celles que j’ai eues », lui avait-il chuchoté avec ce même regard de don Juan touché au cœur. Le lendemain, il lui avait envoyé un sms. « La belle Mathilde m’accorderait-elle une heure de son temps ? » Elle la lui avait accordée. Rapidement, Tugdual avait élaboré pour eux une feuille de route avec des projets à réaliser, des étapes à franchir, des objectifs à atteindre. Dans sa chambre d’étudiant, il avait relié entre elles trois pages blanches avec du scotch. Il avait tiré un trait sur toute la largeur, entrecoupé de petites barres verticales. Le grand trait horizontal représentait le reste de leur vie et les barres verticales chacune des cinquante prochaines années. C’est ainsi que Mathilde, les yeux ronds d’étonnement au-dessus de ses pommettes roses, avait découvert que Tugdual gagnerait deux mille euros net dans deux ans, qu’ils achèteraient un appartement dans trois, que Tugdual gagnerait quatre mille euros dans quatre, qu’ils se marieraient cette même année, qu’elle aurait son premier enfant dans cinq, son second dans sept – mais qu’une marge de sécurité lui laissait encore le loisir de le reporter l’année suivante. Venaient ensuite l’acquisition du second appartement, définitif celui-ci, l’inscription des enfants à Henri-IV, l’investissement locatif dans un petit studio qui leur servirait de pied-à-terre pour leurs vieux jours, la résidence secondaire…
« Dans la vie, disait-il, il faut une feuille de route, sinon on ne sait pas où l’on va. Je suis le capitaine, qui donne le cap, et tu es mon fidèle matelot. »
Et si Mathilde ne répondait pas, Tugdual insistait :
« Pas vrai, chérie ?
— Vrai. »
D’ailleurs, il ne prenait jamais une décision sans consulter Mathilde, qui l’approuvait toujours : « J’ai bien fait d’acheter du pain ce matin. Pas vrai, chérie ? – Vrai, chéri » ; « C’est une sacrée affaire que j’ai faite là, vrai ou faux ? – Vrai, chéri » ; « Ce n’est pas avec des empotés pareils qu’on va redresser la France ! J’ai tort ou j’ai raison ? – Tu as raison, chéri. » Bien que se sentant parfois trimballée comme une valise, Mathilde éprouvait un amour reconnaissant envers Tugdual : pour la première fois quelqu’un l’incluait dans ses plans. De son côté, l’amour de Tugdual pour Mathilde était sincère mais maladroit. Il n’osait lui avouer que les petits plaisirs de la vie n’étaient pour lui des plaisirs qu’en ce qu’il avait hâte de les raconter le soir même à Mathilde (il ferait beau ce week-end, il avait une faim de loup, il avait acheté vingt-quatre rouleaux de papier-toilette au prix de douze) et se persuadait que celle-ci ne se contenterait pas de si peu. Non, Mathilde attendait de lui ce que toutes les femmes devaient attendre d’un mari : protection, assurance et prestance. Sans quoi, à la moindre déconvenue, les bonnes femmes filaient à l’anglaise pour trouver mieux ailleurs sans qu’il y eût rien d’inconvenant à ça : n’importe qui changerait d’employeur contre un meilleur salaire. Tugdual vivait ainsi chez lui dans une quête d’admiration qui se déclinait sous toutes les formes du quotidien, de sa façon de boire le café le matin (à gorgées franches et bruyantes) jusqu’à sa manière de pousser le caddie au supermarché (sifflotant, bras écartés, sans embardée). Il devait se surpasser en tout pour éblouir Mathilde.
Tugdual avait décrété qu’ils iraient déjeuner tous les dimanches chez la mère de Mathilde et avait fait passer son diktat pour une exigence de sa fiancée, qui n’y tenait pourtant pas.
« N’insiste pas, Mathilde, je la connais, ta mère ! Les habitudes sont les habitudes ! »
Et si Mathilde contestait, Tugdual couvrait sa voix jusqu’à ce qu’elle l’approuvât.
« Vrai, chéri.
— À la bonne heure. Alors, allons-y, sinon ma belle-doche va encore nous faire une crise. Et pareil pour mon beauf. J’ai tort ou j’ai raison ?
— Tu as raison, chéri. »
En l’absence du père, décédé lorsque Mathilde était enfant, Tugdual s’était érigé en chef de famille, dont les membres avaient vu l’arrivée comme une bénédiction pour Mathilde qui manquait terriblement de confiance en elle, mais ils commençaient à se lasser de le voir régenter leur propre vie. Il avait fait du bout de table, autrefois assigné au père, sa place habituelle, sa fiancée se tenant à sa droite, sa mère et son beau-frère à sa gauche. Gaspard, de deux ans le cadet de Mathilde, plutôt introverti et fervent catholique, se faisait accueillir à son retour de la messe par quelque boutade que Tugdual se gardait de renouveler : « Allons donc, voilà la grenouille de bénitier ! Dis donc, j’espère que tu ne pries pas pour les chômeurs parce que là-haut, Il n’a pas l’air de t’écouter » ; « Alors, saint Gaspard, je sais que les voies du Seigneur sont impénétrables mais Il ne se fait pas beaucoup entendre du côté de la Terre promise où on se bat en Son nom depuis deux mille ans ! » Sur ce, Tugdual tournait sa bouille satisfaite et goguenarde vers Mathilde ou vers sa belle-mère : on ne faisait pas gober à Tugdual Laugier ces sornettes de cureton ! Parfois, Mathilde lui chuchotait de ne pas vexer son frère et Tugdual répondait tout haut pour que son « beauf » l’entendît :
« Il ne va pas se vexer, l’enfant de chœur : Dieu est plein de miséricorde. Pas vrai ? »
Et comme Gaspard ne répondait toujours pas, Tugdual, en pater familias bienveillant, venait lui adresser une accolade virile.
Gaspard s’irritait de la fulgurante familiarité avec laquelle le traitait le nouveau venu. Si Mathilde était heureuse avec cet individu plutôt qu’un autre, il en était ravi pour elle, mais pourquoi diable ce Tugdual Laugier s’évertuait-il à multiplier les marques d’intimité à son égard ? Chiquenaudes, boutades et conseils… Au déjeuner, Tugdual avait décrété qu’il convenait de parler affaires – autrement dit, des siennes – et puisque les femmes n’y connaissaient rien, il ne s’adressait qu’à Gaspard, qui s’y intéressait encore moins.
«Tu verras, le monde des affaires est un monde de requins», l’avait prévenu Tugdual après trois mois chez Michard qu’il avait occupés à s’enfoncer des bûchettes dans la bouche et à péter comme un goret ulcéreux.
La famille de Mathilde, bien élevée et trop peu habituée aux rapports sociaux pour s’en priver totalement, l’écoutait religieusement évoquer ses lourdes responsabilités, ainsi que son salaire qui dépassait – et de loin ! – ses ambitions les plus folles. D’ailleurs, il avait apporté pour l’occasion la feuille de route qui trônait habituellement dans l’entrée. C’était inscrit là, noir sur blanc, au-dessus du trait représentant son vingt-sixième anniversaire : «2 000 € net/mois». Gaspard n’avait qu’à vérifier par lui-même s’il ne le croyait pas. Il n’était pas question de fanfaronner en révélant combien il gagnait aujourd’hui – ça n’était pas son genre – mais il n’avait pas à se plaindre. »

À propos de l’auteur
DARKANIAN_Pierre_© Céline_NieszawerPierre Darkanian © Photo Céline Nieszawer

Avec Le Rapport chinois, Pierre Darkanian offre à la littéraire française sa Conjuration des imbéciles. C’est son premier roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Ce matin-là

JOSSE_ce_matin-la  RL_hiver_2021

En deux mots
Clara s’apprête à partir enseigner à l’étranger au moment où son père est victime d’un AVC. Ses plans sont alors chamboulés. Elle reste et trouve une autre voie, conseillère clientèle dans une banque. Un travail dans lequel elle va s’investir jusqu’au burnout. Désormais c’est elle qui doit se relever.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Clara va-t-elle pouvoir s’en sortir ?

Dans son nouveau roman Gaëlle Josse raconte le burnout d’une cadre commerciale et les jours qui suivent cette épreuve. Et confirme son talent à rendre avec acuité l’évolution psychologique de ses personnages.

Ce matin-là la voiture de Clara Legendre a refusé de démarrer. Une panne somme toute ordinaire, mais pour cette animatrice commerciale d’une banque, c’est le facteur de stress qui la fait craquer. Elle s’effondre en pleurs dans son appartement. Ella touché le fond. Le docteur Cardoso va diagnostiquer un burnout, lui prescrire des antidépresseurs et quinze jours d’arrêt de travail.
Alors Clara se laisse aller. Thomas, son compagnon, ne la reconnaît plus, lui qui était tombé sous le charme de cette personne dynamique, élégante, ambitieuse. Peut-être vaut-il mieux désormais ne plus se voir.
Sa mère, quant à elle, ne comprend pas son mutisme. Elle aurait pu la prévenir, venir passer quelques jours auprès de ses parents, au côté de ce père dont elle a sauvé la vie une dizaine d’années plus tôt, alors qu’il était victime d’un AVC.
En fait, «elle ne veut pas parler, expliquer, ni à lui ni à d’autres, elle voudrait qu’on l’oublie, qu’on la laisse tranquille, au fond de son terrier.» Surtout pas à son frère cadet Christophe, photographe culinaire, qui forme avec Élise, web designer, le couple de bobos parisiens type, avec leurs enfants Garance et Hugo. Elle se recroqueville sur elle-même et le médecin du travail lui confirme après plus d’un mois d’arrêt-maladie qu’elle est inapte à reprendre son travail. «Le monde danse autour d’elle; il joue sa chanson et elle, ne joue plus, ne danse plus. Elle se sent derrière une vitre, à chercher ses gestes, à chercher ses pas, à se demander si un jour elle vivra à nouveau.»
Peut-être que le coup de fil de Cécile, son amie d’enfance qui l’invite à passer quelques jours chez elle, à la campagne, lui permettra de sortir de sa léthargie? Partager, échanger, dire les choses, voilà en tout cas une première étape vers la lumière.
Gaëlle Josse dit avec beaucoup de justesse les craintes, les hésitations, la peine à sortir de cette dépression, de ce mal qui vous ronge et vous empêche d’avancer. Le chemin qu’emprunte Clara est semé d’embûches, mais commencer à y cheminer est déjà une victoire. En se rappelant son père après son AVC, et combien cet épisode a changé sa vie, elle comprend aussi que rien n’est inéluctable, que certains choix ne sont pas définitifs.
Depuis Une femme en contre-jour, son précédent roman, on sait combien la romancière est habile à sonder les âmes et à rendre compte des cheminements psychologiques de ses personnages. Elle parvient même ici à instiller un peu de poésie dans un univers sombre. Comme le souligne son père: «Allez, ma fille, ta vie t’attend, file!»

Signalons que Gaëlle Josse sera l’une des invitées de La Grande Librairie ce mercredi 5 mai.

Ce matin-là
Gaëlle Josse
Éditions Noir sur blanc / Notabilia
Roman
224 p., 17 €
EAN 9782882506696
Paru le 16/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, dans un endroit qui n’est pas précisé, mais que l’on imagine en région parisienne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, tout lâche pour Clara, jeune femme compétente, efficace, investie dans la société de crédit qui l’emploie. Elle ne retournera pas travailler. Amis, amours, famille, collègues, tout se délite. Des semaines, des mois de solitude, de vide, s’ouvrent devant elle.
Pour relancer le cours de sa vie, il lui faudra des ruptures, de l’amitié, et aussi remonter à la source vive de l’enfance.
Ce matin-là, c’est une mosaïque qui se dévoile, l’histoire simple d’une vie qui a perdu son unité, son allant, son élan, et qui cherche comment être enfin à sa juste place.
Qui ne s’est senti, un jour, tenté d’abandonner la course?
Une histoire minuscule et universelle, qui interroge chacun de nous sur nos choix, nos désirs, et sur la façon dont il nous faut parfois réinventer nos vies pour pouvoir continuer.
Gaëlle Josse saisit ici avec la plus grande acuité de fragiles instants sur le fil de l’existence, au plus près des sensations et des émotions d’une vie qui pourrait aussi être la nôtre.

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Web TV Culture présente Ce matin-là de Gaëlle Josse © Production Web TV Culture


Gaëlle Josse présente son roman Ce matin-là © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Ce 2 juillet 2006, au soir
The End s’affiche en noir et blanc sur l’écran de la télévision, en majuscules fixes et tremblotantes, pendant que la musique du générique enveloppe la pièce d’un envol symphonique, cordes, trompettes et cavalcade. Clara passe le dimanche soir chez ses parents, une habitude. Ils dînent, regardent un film, puis elle va. Ils aiment les classiques, les westerns parfois, les vrais, Rio Bravo et les jambes d’Angie Dickinson, La Charge héroïque, La Prisonnière du désert, L’Homme qui tua Liberty Valance. Comme dans une flamboyante, une rassurante pureté originelle, le Bien et le Mal, le Destin et la Justice s’affrontent sans masque sur fond de Monument Valley et de désert Mojave, dans les hennissements des chevaux et le sifflement des balles. On y boit du whisky dans des verres sales et du café amer dans des quarts en métal cabossé, accompagné par la mélancolie de l’harmonica autour du feu de camp. L’amour triomphe avec pudeur des flèches et des serpents à sonnettes ; le héros mutique au regard lourd et aux vêtements déchirés va noyer sa mélancolie au son d’un piano bastringue dans les dessous volantés d’une entraîneuse de saloon aux jambes fuselées, avant de reprendre la route de son errance sans fin sur les chemins poussiéreux de l’Ouest.

Il est tard, la chaleur s’attarde dans le jardin, on a laissé les portes-fenêtres ouvertes, les roses ont déjà offert une nouvelle floraison. La mère est debout, elle s’affaire, tourne, range, nettoie, brique, lustre. Le plateau de la table basse brille de nouveau, télécommande posée à angle droit sur les journaux de la semaine, coussins des fauteuils retapés, regonflés, vierges de la moindre trace de corps.
Clara s’apprête à se lever du canapé et à rassembler ses affaires. Son père s’est déjà retiré, une fatigue qui l’a pris d’un coup, il veut aller dormir maintenant. Bonne nuit, ma chérie, rentre bien, ne tarde pas. À dimanche prochain.

Un bruit. Lourd, sourd, mat. Un écroulement. Toutes deux elles ont sursauté, elles se sont regardées. D’un bond elles sont à la salle de bains. Il est à terre, nu, inconscient. Clara voit sa mère, bouche ouverte, yeux agrandis. Elle entend son cri. Elle se penche, tente de comprendre s’il s’agit d’un malaise, s’il s’est assommé en tombant, s’il respire, si. Aussitôt, l’appel au 18, expliquer, du mieux possible. Attendre les secours. Sa mère est incapable de faire un pas, de dire un mot. Soudée, vissée, figée sur place. Clara contourne le corps pour étendre sur lui sa robe de chambre. Le corps de son père. Celui qui ne doit pas être vu. Elle tente de détourner le regard du torse maigre à la peau fine et fripée, d’ignorer les bras flasques, le ventre gonflé, le sexe racorni lové au milieu des poils blancs, les cuisses marbrées du pourpre bleuté de vaisseaux capillaires éclatés. Elle ne l’a jamais vu ainsi. Elle prend sa main, lui demande s’il peut presser la sienne, comme elle l’a appris en secourisme. Rien. Un gémissement. Il vit. Les pompiers sont là, leur sirène les a précédés. Va ouvrir, maman. Mais non. Elle n’ira pas, elle ne peut pas. Clara enjambe son père et court à la porte. Oui, c’est ici, entrez. En quelques secondes, la civière est à la porte de la salle de bains. Le corps est embarqué, une couverture de survie métallisée, crissante, sanglée sur sa poitrine. Maman, je l’accompagne, tu peux me donner sa carte Vitale, un pyjama propre ? Maman, s’il te plaît. MAMAN ! Sa mère n’a pas bougé. Elle n’a pas cillé. Elle regarde sa fille comme une inconnue. Ses traits sont arrêtés dans une expression de surprise, d’horreur et d’incompréhension mêlées. Clara l’attrape par un bras, lui tend sa veste, ses chaussures. Viens. Je ne te laisse pas là. Viens maintenant. Dépêche-toi, on y va. Elle lui enfile son vêtement, lui fait lever un pied après l’autre, emboîte ses chaussures à l’extrémité des chevilles, passe la bride de son sac à main à son épaule, elle court à leur chambre chercher le portefeuille de son père, vérifie la présence des papiers indispensables.

Et puis les couloirs blancs, les blouses bleues, les blouses vertes, les visages dissimulés par le masque et la charlotte, les pas perdus et le mauvais café du distributeur. Sa mère est restée assise là où Clara l’a installée. La chaleur, sur un siège en plastique moulé blanc sale, soudé à plusieurs autres par une barre d’acier. Tant de monde. Tous âges. L’attente. Guetter un signe, repérer les infirmières, l’interne de service, rester prête à bondir pour savoir. Premières réponses. AVC foudroyant. On ne peut rien dire sur les possibles séquelles. Il faudra du temps, sûrement beaucoup de temps, mais pour l’heure le pronostic vital n’est plus engagé. On le garde en réanimation pour le moment. Non, pas de visites. On vous dira quand il sera transféré dans un autre service. L’interne est calme, courtois, on lit la fatigue dans ses yeux cernés d’ocre, sur son visage creusé par les ombres des néons. Clara déteste cette expression, cette histoire de pronostic vital, engagé ou non, vaguement technique et totalement abstraite, celle qu’on entend à longueur de temps aux informations, cette expression qui n’ose parler ni de la vie ni de la mort. Elle comprend que son père vivra. Plus ou moins. On lui laisse l’apercevoir à travers le box vitré, elle fait un geste de la main à la forme allongée sous un drap jaune pâle, raccordée aux tuyaux et aux moniteurs, elle est certaine qu’il l’a vue.

Ce soulagement, qu’il soit encore là, encore présent dans le cercle des vivants, même du bout des doigts, parce que les doigts on peut les serrer, les serrer fort et ne pas les lâcher, et aussitôt ces questions qu’elle essaie de tenir à distance, des images qu’elle tente de chasser, de vilains frelons. Le père de cet ami de lycée, l’année de terminale, rescapé d’une semblable attaque, la moitié du corps, du visage, inerte, la parole impossible, des graviers dans la bouche. Son regard insoutenable de désespoir. L’aveu de son fils, le soir des résultats du bac, entre shots de vodka et sono rugissante. Tu sais, pour lui, je crois qu’il aurait mieux valu que ça s’arrête. Il ne peut ni boire, ni manger, ni se laver seul, ni pisser, ni le reste. Tu imagines ? Non, elle préfère ne pas imaginer. Elle retourne dans la salle d’attente informer sa mère. Elle ne sait plus s’il faut se réjouir de la vie. Elle veut parier que oui. Sa mère n’a toujours pas bougé, le regard arrêté sur un point mystérieux, perdu dans des lointains connus d’elle seule. Sur le chemin du retour, dans la voiture, dans la nuit, Clara entend sa voix. Tu crois que c’est vraiment grave, pour ton père ?

L’impression que l’on vient de tirer avec brutalité un rideau opaque sur son avenir, qu’il lui reste à se débattre dans une pièce obscure et qu’il faut l’accepter, parce que c’est là que la vie la demande. Elle pense à son billet d’avion, à son départ prévu dans une semaine. À sa joie, à son impatience. À la fête de départ qu’elle vient de donner. À ce travail qui l’attend sur un autre continent, enseigner le français à l’étranger. À ce qui ne sera pas, maintenant. À ses vingt ans. À la vie. À Christophe, son frère, que sa mère vient d’appeler, et qui viendra plus tard, beaucoup plus tard. Je fais ce que je peux, maman. Je descendrai vous voir dès que possible. Et Clara qui pense que non, il ne fait pas ce qu’il peut. Ça la met en colère, mais ça ne l’étonne pas. Elle veut l’appeler à son tour, et elle se retient. À quoi bon ? Il a fait son choix. Une rage sourde, mauvaise, monte en elle et elle s’efforce de la contenir. Elle aussi, en un instant, entre deux feux rouges et deux ronds-points, elle vient de faire son choix.

Elle va rester. Rendre son billet d’avion. Expliquer son désistement brutal. Trouver du travail ou reprendre des études près de chez eux. Ravaler sa déception. Serrer les dents. La bombe à fragmentation a éclaté entre ses doigts, dans la douceur de ce soir de juillet parmi les roses, c’est ainsi.
Dans son ancienne chambre d’enfant où elle reste pour cette nuit, dans le lit étroit avec sa couverture en épais coton blanc qu’elle dispute aux peluches d’ours, de singes et de zèbres mêlées, elle ferme les yeux. En elle, désormais, il y a le cri de sa mère, le regard de sa mère, et ce corps nu, démuni, vulnérable, fragile comme celui d’un trop vieil enfant.
Douze ans plus tard, ce 8 octobre 2018
Ce matin-là, à sept heures trente, au jour montant, la voiture de Clara n’a pas démarré. Rien à faire. Rien. Rien de rien. Ni tourner et retourner la clé de contact, ni taper du plat de la main sur le volant, ni enfoncer l’accélérateur d’un pied rageur. Ni soupirer, excédée, en proférant injures et menaces à l’encontre de l’assemblage immobile de métal, d’aluminium, de chrome et de plastique. Une bête morte. Échouée. Inutile.
Elle va être en retard. Mentalement, elle fait défiler sa journée à venir, les rendez-vous, les réunions, les messages à envoyer, les appels à passer, les décisions à prendre. Ferme les yeux. Prend une longue inspiration. Ouvre les yeux. Elle est seule maintenant sur le parking de l’immeuble, posée sur sa case délimitée par des traits de peinture blanche à moitié effacés. Le jour s’est levé, il s’est faufilé en dévoilant les contours des oliviers en pot qui marquent l’entrée de la résidence, en révélant la haie de bambous qui semble suspendre son frémissement. Rien ne bouge.

La jeune femme s’agite dans l’habitacle, un poisson qui manquerait d’eau dans son aquarium. Elle descend, claque la portière, l’ouvre de nouveau, se rassied au volant, murmure une supplication, démarre, mais démarre s’il te plaît, tente encore de faire bouger la bête, de lui transmettre souffle, énergie, mouvement.
Il est huit heures passées, il fait grand jour. Fébrile, énervée, Clara sort son téléphone de son sac. Les bons réflexes, le cerveau en ordre de marche. Prévenir le bureau. Appeler le garage. Décommander les premiers rendez-vous. Annuler. Annuler. Appeler Thomas, aussi, il saura quoi faire, lui. Impossible. Sa main retombe. Un instant blanc, un instant vide. Elle ressort de la voiture, se retourne, s’arrête, indécise. Une danse muette.

Elle titube, regagne le hall de son immeuble, la démarche saccadée, mécanique, un pied devant l’autre, à grand-peine, avec son sac, son manteau, son écharpe, la sacoche de l’ordinateur. Elle remonte les quelques marches descendues en courant une demi-heure plus tôt. Appelle l’ascenseur. Qu’il arrive, vite, plus vite. Premier. Deuxième. Troisième gauche. Elle ouvre sa porte et pénètre dans le cocon qu’elle vient de quitter. Odeur légère encore de sommeil, de gel douche et de pain grillé.
Le murmure d’un affaissement. Elle se laisse glisser le long de la porte d’entrée, le dos qui épouse le bois verni, jusqu’au sol, les clés de voiture sont tombées d’un côté, le sac à main, le manteau de l’autre, tout en vrac. Elle a perdu une chaussure, un escarpin noir, autoritaire et inutile, qui émerge au milieu de l’amoncellement. Elle replie les genoux contre son front, les bras en couronne, comme font les enfants, et tout son corps est secoué de sanglots, de spasmes, de hoquets, une série de mouvements, de bruits incohérents, saccadés, sur lesquels elle n’a aucune prise, comme si son corps vivait une vie autonome, hors contrôle, qu’il lui appartient seulement de subir. Cela dure un temps infini, un temps dont elle n’a aucune idée.

Lorsqu’elle reprend son souffle, c’est avec lenteur, c’est pour chercher dans son sac des mouchoirs en papier, et elle a froid, maintenant. Elle claque des dents dans son tailleur gris clair, dans son chemisier blanc. Elle tremble. Un épuisement qui lui vient, qui la plaque au sol. Puis elle se débarrasse de sa seconde chaussure et tente de se mettre debout, et cela aussi lui prend un temps infini. Le miroir de l’entrée, celui qui lui sert chaque matin à contrôler son reflet, lui renvoie son visage.
Ses yeux sont gonflés, barbouillés de noir, son rouge à lèvres a débordé, son regard cherche en vain la jeune femme déterminée qui aurait dû se trouver là, la combattante, les jambes fermes, les cuisses musclées sous la jupe crayon, le pied cambré et l’allure nette, déterminée, celle qui arpente les couloirs de l’agence à grands pas pressés, toujours affairée, efficace, projetée dans une tâche précise, dans le but qu’elle s’est assigné et qui mobilise toute son énergie, toute sa volonté.
Elle la cherche et ne trouve qu’un clown mal débarbouillé, le regard perdu, des larmes qui descendent en rayures brillantes sur les joues, le sillage d’un escargot sur une feuille. Elle est pieds nus et elle a filé son collant, la peau blanche, si blanche, apparaît sous les échelles de nylon noir, elle frissonne et peine à retrouver sa respiration, elle ne comprend pas ce qui lui arrive, elle ne comprend pas cette soudaine débâcle qui la jette à terre, cette force qui l’immobilise en rendant toute lutte inutile. Elle voudrait parler à Thomas, lui dire ce qui se passe, ce qu’elle ne comprend pas, mais c’est au-dessus de ses forces. Au bord du jour, une certitude, une seule, gagne du terrain et s’accroche : aujourd’hui, elle n’ira pas travailler.
À l’appel de son nom, elle se lève, quitte la salle d’attente, avec les enfants fiévreux que leurs mères tentent d’occuper avec un jeu sur leur téléphone, avec ce jeune couple, main dans la main, qui parle à voix basse, avec la dame âgée qui tient son enveloppe de radios bien à plat sur ses genoux. Elle laisse la moquette bleu foncé, avec ses affiches de golfeurs en plein élan, savante torsion du buste et bras levés, avec ses photos des Antilles, avec la table basse avec ses magazines cornés et défraîchis, les nouvelles d’il y a un siècle, les actrices, les princesses, mariées et démariées dix fois depuis, avec le présentoir débordant de dépliants d’information et d’incitation aux dépistages les plus variés. Une musique relaxante, ou voulue telle, harpe et bruit d’océan, Lettre à Élise et Marche turque, réglée à très faible volume, installe en boucle une toile de fond sonore.

Elle entre dans le cabinet et le docteur Cardoso, Éric Cardoso, ancien interne des hôpitaux, comme le précisent ses en-têtes d’ordonnance, referme la porte sur elle. Le docteur Cardoso et sa voix douce, si basse qu’il faut tendre l’oreille pour l’entendre, ses lunettes sans monture, aux branches fixées sur les verres épais, et ses chemises bleu ciel. Tenue d’invisibilité de gentil fantôme, flottant entre son bureau et sa table d’examen. Clara l’avait surnommé l’homme des neiges, elle s’attendait chaque fois à le voir disparaître dans le blanc du mur, s’y incruster et s’y fondre, dans une absence génétiquement programmée. Mais non, il est là, il consulte son ordinateur, j’ai les résultats de vos bilans précédents, tout allait bien, Mademoiselle Legendre. Qu’est-ce qui vous amène aujourd’hui ?
Trop tard pour s’enfuir, il va falloir parler, elle panique, elle ne sait pas par quoi commencer. Que s’est-il passé d’ailleurs ? Elle dit son absence hier au bureau, elle vient mendier le certificat d’absence, l’arrêt de travail qu’il lui faut produire. Il faut expliquer, un peu. Et tout lâche. Le barrage qui rompt, une fois encore. Digues submergées, elle s’accroche aux quelques mots qui flottent sur l’eau, un radeau pour ne pas sombrer. En face, il écoute, prend des notes, entoure quelque chose de plusieurs cercles, en souligne un autre, laisse le flot se tarir. Il retient quelques mots de ce torrent, comme de petites embarcations prises dans les rapides, des mots comme trop, pas assez, résultats, chiffres, objectifs, intenables, pression, tensions, menaces, angoisse, méfiance, angoisse, dimanche soir, plus faim, sommeil impossible, séries télé, oublier. Il pose ses lunettes, la fixe de ses yeux pâles sans cils, se penche vers elle et lui demande depuis quand ?

Elle raconte, dit qu’elle ne peut plus. Que c’est la première fois qu’elle s’écroule comme ça. Avant, elle aimait bien ce qu’elle faisait. Plus maintenant, de l’abattage, les primes qui sautent au moindre prétexte, la défiance, la concurrence entre collègues, et puis, tenez, ces rendez-vous absurdes, le 2 janvier à huit heures trente, et pareil le jour de mon retour de vacances. Et les deux fois, la boss qui arrive à neuf heures, grand sourire, rouge à lèvres, en disant qu’elle avait oublié, que ce n’était pas si urgent, finalement. Pour un peu, elle aurait apporté les croissants. J’avais écourté mes vacances pour préparer mon bilan. Rien pu avaler la dernière semaine.
Pour hier, elle ne comprend pas. Rien de particulier, seulement cette voiture qui ne voulait rien savoir. Elle doit passer au garage ce soir, elle appréhende ça, aussi, le montant au bas de la facture.
Le fleuve des larmes menace de reprendre son cours, elle essaie de sourire, baisse la tête. Elle se sent comme une enfant, comme toujours quand elle franchit cette porte, à tenter de comprendre les explications simplifiées sans avoir l’air idiote, à acquiescer, à déballer ses faiblesses, ses angoisses, ses hontes, à déballer… »

Extraits
« Non, elle ne veut pas parler, expliquer, ni à lui ni à d’autres, elle voudrait qu’on l’oublie, qu’on la laisse tranquille, au fond de son terrier.
Surtout pas Christophe. Sept ans de plus qu’elle, pas grand-chose comme points communs. Il fait un métier tendance, photographe culinaire, il peut vous expliquer pendant des heures comment on s’y prend pour photographier des tartes au citron meringuées, des sushis ou de la crème glacée. Élise, sa femme, exerce aussi un métier tendance, web designer, elle crée des sites Internet et les habille de jolies couleurs, et leurs enfants ont aussi des prénoms tendance, Garance et Hugo. » p. 50

« Elle raconte, une fois de plus, le trop-plein de demandes, la brutalité des injonctions, les objectifs impossibles à atteindre, les phrases qui blessent lâchées dans les couloirs, hors témoins, les faux sourires pendant les réunions, les contrôles à tout moment, la froideur des mails, leurs contenus glaçants à l’écran, le téléphone de fonction qui vous poursuit le soir encore, et aussi pendant les vacances, les rivalités entretenues ou provoquées, la défiance qui s’installe, le toujours plus et le jamais assez. Elle parle du temps impossible à dilater, à suspendre, l’aiguille de la montre qui court trop vite, en retard, en retard, comme le lapin d’Alice, et les tâches, les rendez-vous qui s’accumulent, les contrôles qui se multiplient. Elle parle du mépris envers les clients qu’il faut pressurer et elle dit qu’elle ne peut plus. Elle raconte les week-ends englués dans l’insomnie ou le trop de sommeil, les dimanches soir qui commencent de plus en plus tôt, au réveil parfois. Elle parle des kilos perdus et de l’impossibilité de se nourrir. Cette impression qu’elle a de rejouer la même scène, d’un médecin à l’autre, et elle se demande si ça va être comme ça, sa vie, raconter son histoire, et la raconter encore, pour qu’on soit bien sûr qu’elle va mal. » p. 59

« Le monde danse autour d’elle; il joue sa chanson et elle, ne joue plus, ne danse plus. Elle se sent derrière une vitre, à chercher ses gestes, à chercher ses pas, à se demander si un jour elle vivra à nouveau. Elle se lève, avec lenteur, regarde le banc comme si elle y avait oublié quelque chose, et elle va. » p. 83

« Je ne demande rien, maman, j’essaie simplement d’arrêter de me brutaliser, je fais ce que je peux. Elle voudrait ajouter que la vie court vite, qu’elle court sur les corps et les visages, qu’elle laboure les cœurs et les âmes, que le temps nous met des gifles jour après jour et que les larmes et les souvenirs creusent d’invisibles rivières, qu’il faut courir vers son désir sans regret et sourire à ce qui nous porte et nous réjouit. Elle n’arrive pas à dire tout ça, elle se contente de poser sa main sur le bras de sa mère. Je vais bien, maman. Les vaguelettes vont et viennent d’une tempe à l’autre. Les lèvres commencent à articuler quelque chose, puis renoncent. Allez, à table, vous deux. » p. 212

À propos de l’auteur
JOSSE_Gaelle_©Louise_OlignyGaëlle Josse © Photo Louise Oligny

Venue à l’écriture par la poésie, Gaëlle Josse publie son premier roman, Les heures silencieuses, en 2011 aux éditions Autrement, suivi de Nos vies désaccordées en 2012 et de Noces de neige en 2013. Ces trois titres ont remporté plusieurs récompenses, dont le prix Alain-Fournier et le prix national de l’Audio lecture en 2013 pour Nos vies désaccordées. Le dernier gardien d’Ellis Island a été un grand succès et a remporté, entre autres récompenses, le prix de Littérature de l’Union européenne. L’Ombre de nos nuits a remporté le prix Page des Libraires. Une longue impatience a remporté le Prix du public du Salon de Genève, le prix Simenon et le prix Exbrayat. Une femme en contre-jour a reçu le prix des lecteurs Terres de Paroles 2020. Gaëlle Josse est diplômée en droit, en journalisme et en psychologie clinique. Après quelques années passées en Nouvelle-Calédonie, elle travaille aujourd’hui à Paris et vit en région parisienne. Plusieurs de ses romans ont été traduits, ils sont étudiés dans de nombreux lycées. (Source: Éditions Noir sur Blanc)

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Ce monde est tellement Beau

LAPAQUE_ce_monde_est_tellement-beau  RL_hiver_2021

En deux mots
La femme de Lazare a décidé de retourner chez sa mère, le temps de souffler. Pour le prof d’histoire-géo, c’est l’occasion de retrouver les collègues et amis, mais aussi de faire connaissance avec sa voisine Lucie. Des échanges qui vont lui ouvrir bien des perspectives et faire voir le monde avec un œil neuf.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Combattre toujours la laideur de l’Immonde

Sébastien Lapaque a trouvé auprès des amis et d’une voisine qui s’intéresse aux moineaux la recette pour regarder le monde différemment. Alors même que son couple part à vau-l’eau, il va trouver des raisons de s’enthousiasmer.

La vie de Lazare va basculer un jour de février. Béatrice, avec laquelle il partage sa vie depuis une quinzaine d’années, est partie quelques jours chez ses parents à La Rochelle. Seul, il regarde sa vie et le monde et comprend combien les valeurs sont faussées, combien nous vivons dans un Immonde. «Un monde qui n’en est plus un, un monde dont le visage est une absence de visage.»
En revenant de «ses emplettes» avec des œufs et des herbes pour préparer une belle omelette, il va croiser sa voisine et lui proposer de partager son repas. Mais Lucie va décliner l’invitation. Comme il va le raconter à son ami et confident Walter, ce n’est que le lendemain qu’ils feront plus ample connaissance. Qu’elle le suivra chez lui et s’endormira sur son canapé, non sans lui avoir révélé sa passion pour les moineaux, une espèce animale qui meurt en silence.
À la suite de ce premier échange, il va tomber dans «l’obsession amoureuse», même si ses camarades de poker, spécialistes des libellules ukrainiennes et des présentatrices de télévision lui ont bien expliqué combien ka chose était risquée.
À la question de Béatrice – Et maintenant? – il ne voit guère qu’une réponse, la séparation. Même s’il ne veut pas en prendre l’initiative. Car les années de vie commune semblent avoir figé une relation que ni la conseillère conjugale, ni l’acupuncture, ni même la procréation médicalement assistée n’ont pu empêcher de sombrer. Il faut dire que le travail de sape des beaux-parents aura été constant et payant.
Désormais, son nouvel horizon s’appelle Lucie. Converser avec elle lui permet de découvrir un autre monde, mais aussi de développer sa théorie de l’Immonde. «En rompant tout lien avec la réalité, l’univers sans regard qui s’était substitué à celui de la nature imposait aux individus de vivre sous le régime de la meute. Créé par l’artifice du commerce et du capitalisme, il se définissait par la rencontre de la technique, du collectif et de l’abstrait. Cette doublure qui enserrait la réalité pour la rendre inaccessible, c’était l’Immonde.»
Sébastien Lapaque passe alors ses journées au crible de sa théorie. Du football aux crises politiques, de l’éducation à la religion en passant par les questions environnementales, sans oublier l’amour, il nous propose une vision du monde différente. Ce monde est aussi tellement beau avec la musique de Bach, avec une partie de rugby épique, avec un livre de Shakespeare, un verre de romanée-conti et de nouveaux amis et même avec une promenade entre les tombes du cimetière Montparnasse avec Lucie. Cette femme qui a entraîné Lazare dans une lumière qu’il ne connaissait pas et qui, avec des accents à la Bernanos, a le pouvoir d’entrainer le lecteur vers la beauté.
«Othello, les oiseaux, son ton, son rire frais comme un ruisseau de printemps, son refus des assignations à résidence, son âme blottie en elle comme un petit enfant contre le sein de sa mère. J’ignorais ce qu’elle attendait de la vie, mais je savais ce qu’elle avait fait de moi.»

Ce monde est tellement beau
Sébastien Lapaque
Éditions Actes Sud
Roman
336 p., 21,80 €
EAN 9782330143800
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et aux environs. Les protagonistes viennent de où vont à Chartres, La Rochelle, à Bordeaux et Arcachon, en Lozère, à Brest et en Bretagne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les froides vacances de février vident Paris. Lazare sait-il seulement que l’absence de sa femme, Béatrice, en visite chez ses parents rochelais, cache un virage plus radical dans sa vie? Cet homme ordinaire a apprivoisé ses désillusions sans toutefois complètement renoncer à un peu de grandeur. Dans cette solitude qui ressemble d’abord à une permission, bientôt propice aux constats les plus glaçants de la lucidité, le voilà qui trouve un chemin inattendu vers la mer. Une version de lui-même qui saura «se glisser à l’intérieur des choses pour connaître leur douceur».
Sous notre blafard ciel contemporain, dans ce monde qui a vendu son âme au ricanement, Lazare aperçoit peu à peu la forme de sa propre résistance à cette dégringolade spirituelle – à travers la météorologie des visages amis, derrière le nom des nuages ou malgré la disparition des moineaux.
C’est un roman sur la camaraderie qui élargit le cœur, qui chevauche les idées heureuses et les profonds chagrins, où Sébastien Lapaque transcende la mélancolie et l’acuité du diagnostic pour nous offrir une épiphanie tendre et lumineuse. Avec lui c’est une forme d’envol que le lecteur tutoie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Le réveil culturel – Tewfik Hakem)
Tendance-Ouest (Podcast Des bouquins dans les poches)


Sébastien Lapaque parle de son roman Ce monde est tellement beau © Production Actes Sud

Les premières pages du livre
« C’était un dimanche de février
Ce monde est tellement beau, cependant. Ses merveilles méritent d’être chantées par une voix profonde, ignorée, une voix forte et claire, pure et fraîche comme un ruisseau de printemps. La voix du cœur, oubliée. C’est cet accent singulier que je me suis obstiné à chercher au cours d’un épisode tourmenté du milieu de ma vie. Je tenais mon existence pour un relevé de comptes et il m’est apparu qu’elle pouvait devenir tout un poème. Au terme d’un long après-midi de l’âme, je me suis rappelé que la beauté du monde était une grâce. Elle fait tellement peu de bruit, elle coûte si peu cher : on s’en moque la plupart du temps. Les gens importants, les avantageux dont les grimaces s’affichent sur les écrans, les publicités colorées et la couverture des magazines, affectent l’extase et rient sans la remarquer. De quoi rient-ils ? D’eux-mêmes ou des autres ? On cherche une réponse. Les guerres, les famines, les tremblements de terre. Tout provoque la rigolade. Le monde entier est devenu un gigantesque éclat de rire. Étrange, ce hennissement sec et mécanique, sans liens véritables avec la vie. C’est un rire triste. À bien l’écouter, on entend qu’il sonne faux.
Ainsi la beauté du monde, cette faveur qui n’appelle pas le rire, mais l’émerveillement, est-elle devenue inaccessible aux riches de la terre. Ils aiment les privilèges, ce qu’il y a de plus cher ; elle est donnée, à portée de la main, capable instantanément de réenchanter l’univers. Ils veulent vivre cachés ; elle est placée en pleine lumière. Il suffit d’ouvrir les yeux pour la re¬¬trouver. Il y a cette nature délicate, que plus personne ne songe à contempler. Ces deux mésanges aux ailes bleues, que j’aperçois par la fenêtre tandis que j’écris ces lignes, la perfection du ciel d’hiver lorsqu’il est sans nuages ; un rayon de soleil suffit à rendre son bleu lumineux ; le froid de la nature, dans les premiers jours de février et le lent balancement des platanes, de part et d’autre du boulevard, quand le vent siffle en glissant au ras des trottoirs.
Ce monde est tellement beau. Il y a dans l’air cette froidure piquante, aiguë comme l’espérance, qui laisse deviner que tout peut toujours être réinventé ; une teinte rose sous les nuages dans un ciel fluorescent ; la paix de certains soirs, quand la nuit vient sur le monde ; l’étoile qui brille dans le ciel du matin, quand le jour se lève et que tout va refleurir ; le pressentiment qui tremble dans la mi-journée, à l’heure de la chaleur et de la faim, quand il faut redoubler de joie pour continuer sa route ; et toutes ces choses très simples : la glace fissurée sur l’étang gelé, un train qui file dans la campagne, les longs traits blancs dessinés dans le ciel par les avions long-courriers, l’asphalte mouillé après la pluie, la poussière de la route soulevée par le vent, le murmure de la mer. Tout passe, hélas, et nous passons sans ralentir. J’ai heureusement appris à glisser un carnet dans ma poche, à prendre des notes et à capter les détails. Beauté mon beau souci, a dit un poète. Ce monde n’est pas seulement beau dans les choses visibles. Il est beau dans celles qui sont invisibles. Après bien des rebuffades, de longues années de sotte indifférence et d’ignorance fort peu docte, j’ai appris à l’aimer au-delà de l’image. J’ai découvert sa beauté dans l’enfance, dans la vieillesse, dans la musique, dans l’humilité, dans le secret, dans la présence et dans l’attente. J’ai compris que ce monde était beau dans la douleur et dans le deuil, beau dans le passage du temps et dans les adieux sans espoir de retour. Tellement beau.
Il y a l’émotion que provoquent les retrouvailles avec des sen¬timents oubliés ; la part nouvelle que l’on peut donner à la tendresse ; la force des gestes de partage ; et la possibilité, jamais démentie, de la pitié, cette inclination fulgurante face au pauvre malheur des hommes, cet éclair d’amour dans le regard du riche, capable d’aplanir les routes, d’anéantir les contradictions, de faire cohabiter le loup et l’agneau, le léopard et le chevreau, le veau et le lionceau, d’abolir l’art de la guerre pour faire cohabiter les hommes en paix, sans troubles, chacun sous sa vigne et sous son figuier.

Tout à l’heure, je me suis promené sur le boulevard. Des fa¬¬milles entières dormaient dans des cartons, le malheur venu du monde entier avait échoué à nos portes.
“Monsieur, s’il vous plaît, une pièce pour manger.”
Lève les yeux, imbécile, regarde cette main qui se tend. Redeviens un homme.
Ce monde est tellement beau. La route a été longue pour m’en souvenir. Si j’avais su qu’il me suffisait de me tourner vers le ciel, de compter le nombre des étoiles et de donner à chacune son nom, je n’aurais pas attendu si longtemps pour le dire. J’ai appris à le faire en Bretagne, à l’occasion d’un séjour qui a révolutionné ma vie. Dans les grandes villes, les étoiles sont souvent dissimulées par une brume noirâtre, mais elles ne sont pas éteintes derrière l’épaisse chape de pollution. Vers minuit, au mois de février, on reconnaît le pentagone du Cocher, les trois feux alignés d’Orion, le W de Cassiopée. Les constellations n’ont pas bougé depuis l’époque où Ulysse, installé à la poupe de son navire, les scrutait dans l’antique et primitive nuit grecque. Et nous avons besoin d’ordinateurs pour être heureux. Mon Dieu, rendez-nous des caravelles, rendez-nous des navigations aventureuses et des océans sans limites !
Ce monde est tellement beau par ses couleurs sans nombre. Tellement beau par ses brusques orages et par ses soudaines éclaircies. Il est beau vu du ciel, en avion, et beau sous les mers, en plongée. Il est beau sous la neige et beau sous la pluie, beau les soirs d’or et les matins gris. Il est beau à la campagne, quand le ciel est violet au-dessus de la ligne d’horizon, beau en plein cœur du désert, où l’ombre est tiède sous les pierres, beau en haute montagne. Il est beau à l’embouchure des fleuves, beau en haut des falaises, beau dans les îles lointaines. Il est beau au coin de la rue, dans les plis sinueux des vieilles capitales. Il est beau où il y a du calcaire et beau où il y a du granit. Sa splendeur est sans limites. La route est longue, cependant, avant de pouvoir chanter à voix haute un alléluia. Une vie d’efforts n’y suffit pas toujours.
Voilà ce que je sais, maintenant, longtemps après tout ce qui s’est passé en 2014, une année commune qui commença un mercredi. Je ne vais pas raconter simplement pour que l’on sache. Je vais raconter pour me souvenir, faire revivre ceux que j’ai aimés et ceux qui sont partis, maintenant que je ne crois plus tout à fait à la mort.

Avant de retrouver les mots pour célébrer la splendeur du monde, je veux dire sans pudeur la laideur de cette terre vaste et sans lumière. Je songe d’ailleurs à un mot plus fort. Dégueulasserie. Le dictionnaire de synonymes et de mots de sens voisin posé devant moi propose saleté, honte, abjection, confusion, turpitude, indécence, infamie, vidure, vilenie ou rouerie. Et des images : boue, fange, ordure, gadoue, pourriture. Mais c’est dégueulasserie que je veux dire. Dégueulasse cette nouvelle lue dans le journal : “Trois personnes tuées à l’arme blanche à l’occasion du Mardi gras.” Dégueulasse encore la réaction du ministre de l’Intérieur : “Cet acte meurtrier a non seulement arraché leur vie à des innocents mais endeuillé les festivités.” Dégueulasses les images diffusées du soir au matin et du matin au soir sur toutes chaînes d’information du monde : “Un attentat suicide a fait 65 morts”, “L’artillerie a répliqué à des tirs de roquettes”, “Le gouvernement va licencier 15 000 fonctionnaires”, “À Wall Street, le S & P 500 a terminé l’année en hausse de 29 %”, “Grâce au marché asiatique, on vendra bientôt 100 millions de voitures neuves chaque année dans le monde”, “Le PDG de Google a annoncé que tout le monde posséderait bientôt un smartphone”. Dégueulasses les nouvelles entendues à la radio. Dégueulasses les choses vues dans la rue, au cœur des grandes villes, la profusion des uns, la misère des autres, et dégueulasses les choses entendues dans le secret des cabinets ministériels et les conseils d’administration des entreprises multinationales.
“Croyez-vous que cette guerre puisse être une bonne chose ?
— Pour nous ?
— Oui.
— Peut-être.
— Et cette épidémie ?
— On verra.”
Car sur ce monde tellement beau s’en est glissé un autre, un monde injuste, atroce, agité, capricieux, narcissique, infernal, cruel, infantile, cupide, un monde criblé par l’angoisse et par le malheur, un monde qui n’en est plus tout à fait un, un monde malade de l’avoir, un monde qui mérite un autre nom : l’Immonde.
Je me souviens parfaitement quel jour et dans quelles circonstances ces pensées me sont venues, sans que j’y songe vraiment, ni même que je le veuille, et de quelle manière ce mot atroce s’est imposé dans mon esprit, lorsque ses sept lettres se sont allumées une à une en capitales de feu au tréfonds de moi : l’immonde.

J’étais dans ma salle de bains. Après avoir pris une douche et m’être longuement savonné, j’étais en train de me raser. Je me vois encore dans le miroir, torse nu, la tignasse en bataille, les joues couvertes de mousse blanche. J’avais été saisi par une espèce de stupeur. L’homme qui se rase est un être songeur. Car que faire en se rasant à moins que l’on ne songe ? Le reste de la journée, le temps manque. Mais le matin, dans la salle de bains, la pensée vagabonde. Nous étions au milieu du mois de février, un dimanche, les vacances d’hiver avaient débuté la veille. Je n’ai pas d’enfants, hélas, mais j’enseigne l’histoire-géographie dans un lycée parisien, à proximité de la porte de Vanves. J’étais moi aussi en congé. Que faire pendant deux semaines ? Je ne sais pas skier, je ne possède pas de résidence au bord de l’eau et l’état de santé de mon compte en banque était un peu incertain. Je n’avais aucun projet, aucune idée pour occuper ce temps vide. Une collègue du lycée m’avait invité dans sa maison de l’île d’Yeu, mais la paresse m’avait retenu à Paris. Monter dans un train, puis dans un bus, puis dans un bateau était une affaire compliquée. Un autre collègue m’avait convié à une partie de poker dans la semaine, mais j’avais trop peu d’argent pour en perdre. C’était dommage car j’avais gardé le sens des combinaisons et le goût des cartes depuis l’époque lointaine où je jouais à la belote avec mon grand-père.
La veille, profitant d’un solde important de jours de congé, Béatrice avait pris le train à la gare Montparnasse pour retrouver ses parents, qui vivaient à La Rochelle. À l’époque, elle était contrôleuse de gestion dans une entreprise de travaux publics. Son truc à elle, c’était la flexibilité et la rentabilité. Diplômée d’une prestigieuse école de commerce, parlant l’anglais et l’allemand, elle gagnait confortablement sa vie, son patron l’adorait. Il la couvrait d’éloges et augmentait régulièrement son salaire. C’était intimidant d’être l’homme d’une telle femme. Je dis l’homme, et non le mari, car nous n’étions pas mariés, même si j’appelais toujours Béatrice “ma femme”, sans donner davantage de détails. C’était une affaire confuse dans mon esprit.
Car si nous n’étions pas mariés, nous avions prévu de le faire, les parents de Béatrice étaient au courant et même réjouis par cette perspective. Son père était un haut fonctionnaire à la retraite, un mariage dans les règles faisait partie de la panoplie sociale qu’il était censé affectionner. Je dis censé, parce que tout était devenu étrange, instable et insaisissable, dans les attachements de la bourgeoisie française, au début du XXIe siècle. La fraction supérieure de la classe moyenne – ou inférieure de l’élite, comme on voudra – donnait l’impression de ne plus vouloir ce qu’elle était censée vouloir et de ne plus croire ce qu’elle était censée croire. En vérité, c’était peut-être par ce courant d’indifférence que nous nous étions laissé entraîner, avec Béatrice. Après avoir fêté notre mariage à venir dans un restaurant du quartier des Invalides, nous n’avions entrepris aucune démarche auprès de l’état civil. Aucun de nous n’aurait pu dire pourquoi nous n’avions pas daigné nous donner cette peine. Ce n’était pas tant de papiers à remplir. Je n’avais rien contre les fêtes et Béatrice non plus. Un passage devant M. le maire ne m’aurait pas déplu. L’église, pourquoi pas ? Je trouvais du charme à la nef néo-mauresque de Saint-Pierre de Montrouge où nous nous serions promis fidélité, elle en robe blanche, moi en habit, même si cette église était lourde, comme tout ce que l’on avait construit à Paris sous Napoléon III.
Avec Béatrice, nous habitions dans le 14e arrondissement, à proximité de la porte d’Orléans, au premier étage d’un immeuble de pierre chauffé au gaz de ville, dans une rue dont le nom ne disait jamais rien à personne. Cela n’avait aucune importance. Lorsqu’on nous demandait où nous résidions, je répondais : “Alésia.” J’avais alors le goût des phrases courtes et des effets simples. J’ai bien changé depuis ce temps-là. J’aime me glisser à l’intérieur des choses pour connaître leur douceur.
Béatrice travaillait dans le 13e, près de la porte d’Ivry, en plein quartier chinois. Ça tombait bien, j’adorais les raviolis aux crevettes cuits à la vapeur servis dans des petits paniers en bambou. Lorsque je déjeunais avec elle dans le restaurant où nous avions nos habitudes, j’en commandais. Pour se rendre à son travail, Béatrice prenait le bus place d’Alésia et descendait à la station Patay-Tolbiac. Depuis qu’une ligne avait été ouverte sur le boulevard des Maréchaux, elle aurait pu utiliser le tramway, mais Béatrice n’aimait pas changer ses habitudes. Je me moque, mais je suis aussi maniaque qu’elle. À l’époque, je me rendais au lycée à pied, toujours par le boulevard Brune, et ni la pluie ni la neige n’auraient pu me faire changer d’itinéraire.
C’est le nom du boulevard Brune qui me faisait rêver. Il faut avoir été enfant dans la France de Valéry Giscard d’Estaing, avoir humé son parfum sucré et connu la télévision en noir et blanc, pour savoir mon ravissement. Les rêveurs comprendront. Lorsque nous participions à des jeux avec tirage au sort, c’était au bureau de poste de Paris-Brune que nous envoyions nos bulletins découpés dans des journaux ou sur des boîtes de corn-flakes. J’habitais en province, avec mes parents, et ce mot de Paris-Brune m’émerveillait. D’abord parce qu’il était associé dans mon esprit à une distribution des prix sans fin. Et sans doute parce que je l’entendais Paris-Brume et que je me figurais une espèce de palais enchanté étincelant dans les ténèbres. Au 105 du boulevard, le bâtiment de la Poste existe toujours, mais il a perdu de sa splendeur depuis que les Télégraphes et les Téléphones sont partis voir ailleurs. La façade est souvent décorée de calicots proclamant “Non aux suppressions d’emplois”, “Maintien des horaires de travail”, “Le service public, je l’aime, je le crie”.

Béatrice et moi n’avions pas d’enfants, mais nous logions dans un trois-pièces depuis notre installation ensemble, en 2003. Je ne peux pas l’oublier, c’était l’année de la canicule. Tout l’été, des affiches de la mairie de Paris nous avaient suppliés de prendre soin de nos voisins âgés. Heureusement, notre immeuble n’était habité que par des familles et par des étudiants, invisible peuple du quatrième étage qui vivait dans les chambres mansardées sous les toits. J’aimais bien notre appartement. Il y avait des tomettes sang de bœuf dans la cuisine, du parquet chêne blond brossé et vitrifié dans le salon et dans les chambres. Certains de nos amis déploraient que nous disposions seulement d’une place de parking extérieur avec un marquage au sol et non pas d’un box, mais cela n’importait guère, puisque nous ne possédions pas de voiture. Les gens pratiques sont fatigants, ils passent leur temps à vous faire des remarques saugrenues. Je ne me sentais pas à l’étroit. C’était grand chez nous, peut-être même trop, lorsque j’étais seul, je m’y perdais presque. En attendant l’enfant qui n’est jamais venu, nous aurions pu nous contenter d’un appartement de deux pièces. C’est Anne-Marie, la sœur aînée de Béatrice, qui avait insisté pour un trois-pièces. À l’époque où nous cherchions un logement, Anne-Marie nous suivait partout. Longtemps après toutes ces histoires, les rapports qu’entretenait Béatrice avec sa sœur continuent de me laisser perplexe. Elle ne lui accordait guère de valeur humaine ni de crédit intellectuel. À certains signes, il me semblait même qu’elle la méprisait. Mais Anne-Marie la subjuguait. C’est pourtant une fille assez furieuse, dans son genre. Dans les semaines qui avaient précédé notre installation avec Béatrice, on ne pouvait rien faire sans elle. Comme si la possibilité de notre harmonie la contrariait. Quand nous entrions dans une agence immobilière et que nous murmurions “Deux pièces”, elle s’écriait, “Non ! Trois”. “Quand on s’installe en couple, avait-elle expliqué à Béatrice, il faut chacun sa chambre, pour pouvoir s’isoler. Sinon, ça ne marche pas.”
Elle avait des phrases comme ça, Anne-Marie, et des calculs étranges. À l’entendre, il fallait compter vingt-cinq mètres carrés d’espace vital par personne, y compris pour le bébé à venir, sinon on étouffait au bout de trois mois. Moi, ça m’avait paru bizarre, ces évaluations et cette façon de penser à s’isoler au moment où on s’installait en couple. Et cet espace vital pour le bébé. Mais bon, j’avais cédé. Et le samedi 5 avril 2003, premier jour des vacances de Pâques, nous avions emménagé dans un trois-pièces de soixante-quinze mètres carrés – pas un mètre carré de plus, pas un de moins, nous n’avions pas fourni de copie du bail à Anne-Marie, mais elle avait semblé ravie – situé dans un immeuble au calme, avec salon-séjour, cuisine équipée, deux chambres, une salle de bains et un WC, ainsi que nous l’avait expliqué la dame de l’agence à qui j’avais trouvé des airs de ressemblance avec l’actrice d’une série alors en vogue, mais sans doute avais-je rêvé. Mon esprit bouillonnait, mon trouble était manifeste. J’avais vingt-neuf ans, c’était la première fois que je m’installais pour vivre en couple. Béatrice, elle, avait déjà une petite expérience de la vie conjugale. Lorsqu’elle était étudiante dans le Val-d’Oise, elle avait vécu avec un Danois, puis avec un Américain. Ses parents lui avaient acheté de la vaisselle et du linge de maison. Ils y croyaient. Mais le Viking de Béatrice était rentré dans le Jutland et son Mohican avait retrouvé le Connecticut. “Juste au moment où j’allais arrêter de prendre la pilule”, m’avait-elle expliqué pour souligner son désarroi. Plus tard, Béatrice s’était amourachée d’un analyste concepteur de systèmes d’information. C’était l’époque où elle achevait son troisième cycle de gestion financière. Elle avait eu son diplôme, elle était entrée dans la vie active. Il l’avait plaquée peu de temps après. Béatrice avait hésité à rentrer à La Rochelle. Là-bas, elle aurait peut-être épousé un camarade d’enfance. Qui sait. Je reste persuadé qu’elle a toujours regretté de ne pas l’avoir fait. C’était chez elle, La Rochelle. Dès qu’elle en avait l’occasion, elle sautait dans le train pour revoir son port, ses tours, ses falaises.

C’est ainsi que le deuxième jour des vacances d’hiver, quand m’est venue la révélation de l’Immonde, j’étais seul chez moi. La veille, j’avais regardé un film en noir et blanc plein de jeunes gens réinventant les jeux de l’amour et du hasard dans le Saint-Germain-des-Prés de l’après-guerre. C’était mon ami Walter qui m’avait prêté le DVD. Walter habite à Versailles, en bas de la rue de la Paroisse, près de la grille qui donne accès au parc du château. Walter est un garçon rond, qui ne s’en fait pas.
En consultant un calendrier, je pourrais dater avec précision le jour de l’Immonde, le jour où j’ai eu la révélation de l’Immonde. Je l’ai dit, c’était un dimanche. J’étais descendu pour acheter le journal et prendre mon petit-déjeuner à la brasserie Le Bouquet d’Alésia. Le ciel était couvert, mais il ne pleuvait pas et la température était clémente. C’était un dimanche de février, une journée à la fois douce et triste.
Est-ce que la lourde chape de gris au-dessus de Paris avait un rapport avec la révélation qui me fut faite ce jour-là ? Je voudrais m’en souvenir. C’est un jour important, le jour où tout a commencé à changer en moi. J’allais avoir quarante ans et les écailles me tombaient des yeux. Comme si j’avais découvert quelque chose qui m’avait été longtemps caché. Comme si le fonctionnement du monde moderne, qui dissimule si habilement son secret, m’était soudain apparu comme une évidence.
Ce rire de l’Immonde, ce hennissement diabolique dont on ne pouvait pas baisser le son. Ces ricanements sur tous les écrans, où le flot de larmes amères des uns provoquait un raz-de-marée de rire des autres. C’était la clef. Il fallait partir de ce rire et remonter à sa source, comme les géographes grecs ont jadis remonté le Nil depuis Alexandrie. Au bout du voyage attendait quelque chose de terrifiant, mais il était impossible de se défiler, puisque le coup de pistolet qui annonçait le départ avait retenti. L’Immonde ! À distance, il m’arrive de me demander si les choses n’avaient pas commencé à s’agiter dans mon esprit longtemps avant cette révélation, sans faire de bruit. Au lycée, je m’étais rapproché de collègues rangés dans la catégorie des intellectuels, ils étaient six ou sept, peut-être dix, pas plus. Les autres s’intéressaient davantage à leur crédit immobilier et à leur forfait de téléphonie mobile qu’aux idées générales. Après une longue période de paresse intellectuelle, ma curiosité s’était ranimée, comme l’appétit revient aux anorexiques. Je m’intéressais à la vie des hommes en société, à ses contrariétés et à ses progrès. Quelque chose s’était-il produit au tréfonds de moi-même, longtemps avant ce mois de février ? Ne pouvant pas répondre à cette question, je m’en tiens au dimanche de l’Immonde, au jour et à l’heure où le gloussement des ricaneurs m’est devenu insupportable.
À cet instant, j’ai compris que j’allais faire quelque chose, même si je ne savais pas encore quoi. C’était plus fort que moi. C’était de l’ordre du pressentiment physique et même de l’excitation sexuelle. Dans la rue, j’avais les tempes brûlantes et des picotements dans les mains. Pour un peu, j’aurais crié. Je n’avais pas pris de petit-déjeuner. C’est une liberté que je m’accordais lorsque Béatrice n’était pas à la maison. Et quelle liberté. Lorsque nous étions ensemble, cette infraction était impossible. Béatrice répétait que je mangeais mal, elle s’efforçait de me préparer des repas sains et équilibrés dont elle trouvait le secret dans des magazines. Depuis que mes analyses de sang avaient révélé que j’avais du cholestérol, elle m’avait interdit les œufs, alors que j’adorais les omelettes aux fines herbes. Je ne sais pas cuisiner, c’est le seul plat qui est à ma portée. Le matin, Béatrice me forçait à boire du thé, à avaler un bol de céréales et à croquer une pomme en m’appelant “Mon bébé”. Et moi je rêvais d’un grand café crème et d’une tartine beurrée au comptoir de la brasserie Le Bouquet d’Alésia. Je devais profiter des absences de ma femme pour assouvir cela.
Le dimanche de l’Immonde, je triomphais à l’idée de pouvoir commander un grand crème et une tartine beurrée pour mon petit-déjeuner et puis de me confectionner une omelette aux fines herbes pour le déjeuner. Chez le kiosquier, j’avais acheté le journal, et, comme d’habitude, j’avais d’abord regardé les résultats sportifs. Un athlète avait battu un record du monde. La veille, au parc des Princes, Paris avait encore gagné, mais Paris gagnait tout le temps. Mon excitation était telle que je n’arrivais pas à me concentrer. Il était neuf heures. Je devais avoir une tête effrayante, des yeux de criminel. J’étais descendu dans la rue comme on descend dans la foule pour tirer un coup de pistolet au hasard. L’Immonde ! J’avais hâte d’en parler à Walter. Ce garçon avait des théories sur tout. Pour une fois, le concept était le mien. Ce dimanche de février, j’avais trouvé la clef qui allait ouvrir tous les coffres-forts.
Mais il y a une chose que j’ignorais alors, en marche vers une étoile que je ne connaissais pas. Après avoir eu la révélation de l’Immonde, le surgissement, inattendu, dans mon existence privée de couleurs, de luminescences joyeuses et d’éclairs fraternels allait me permettre de me libérer de ses maléfices. Après avoir rompu avec le confort intellectuel de l’habitude, libéré, j’allais me mettre en route vers le Mystère des Mystères, dans un grand combat de tous les instants contre moi-même.

Une omelette de douze œufs
Dans le sac en plastique que je tenais à la main lorsque je suis rentré chez moi, le dimanche de l’Immonde, je soupesais avec jubilation la boîte de douze œufs frais achetée chez l’épicier. Une omelette de douze œufs. “Ça me rappelle l’Occupation”, aurait dit mon grand-père qui possédait un humour d’un type un peu particulier. Il n’avait pourtant pas fauté pendant les années terribles, papy. Il avait seize ans en 1940, j’ai conservé chez moi ses cahiers de lycéen dans les marges desquels il traçait de jolies petites croix de Lorraine à l’encre de Chine. Je ne dis pas que c’était un héros. Juste un Français de bon sens agacé par tout ce vert-de-gris, ces avis en allemand placardés sur les murs de sa ville, ces soldats qui beuglaient en boche.
“Je n’avais rien contre les Fridolins. Mais ils s’étaient installés chez nous sans que personne ne les ait invités”, m’expliquait-il des années plus tard. Un ami lui avait confectionné un laissez-passer. D’une germanophobie de bon goût, il en avait profité pour donner des coups de main aux réseaux de Résistance de l’Ouest et aux maquis de Bretagne. Il lisait Goethe et Heine, papy. Ein guter Mensch, in seinem dunklen Drange, ist sich des rechten Weges wohl bewusst. Parler allemand était l’obsession de sa génération. Leurs aînés s’étaient arrêtés à la Rhénanie. Eux juraient qu’ils iraient jusqu’au bout. À Berlin ! Papy me récitait la Lorelei. Ça lui avait peut-être servi pour amadouer l’occupant. Comme dans les films, certains eurent la chance de tomber entre les mains de nazis lettrés. Car en 1944, mon grand-père avait eu chaud. Mais je ne crois pas que ce furent ses lettres germaniques qui le sauvèrent. Plutôt la tournure des événements militaires. Au moment où il avait été arrêté par la Gestapo, le front allemand était enfoncé en Normandie et le dernier train partait pour l’Est.
Longtemps après, quand il évoquait ce temps-là, papy ne me parlait jamais de la frousse qu’il avait eue dans sa cellule. Enfermé avec un camarade de lycée, ils crurent pourtant qu’ils allaient y passer. Ils avaient même eu droit à la visite de l’aumônier. C’est ma mère qui m’a raconté toutes ces histoires. Car papy n’en disait jamais un mot. Lorsqu’on évoquait l’Occupation devant lui, il faisait mine d’en rire. Il se remémorait les omelettes géantes qu’il se confectionnait à la campagne, parce que le cochon avait été tué, les lapins transformés en civet, les vaches confisquées et qu’il n’y avait plus que cela à manger. “Une poule pond un œuf par jour. Six poules assurent donc une omelette de douze œufs tous les deux jours”, se souvenait-il.
Une omelette de douze œufs… C’est de lui que me venait ce goût. Heureusement que Béatrice n’était pas là. Pas à cause de l’Occupation, elle s’en moquait complètement. Comme moi, elle était née trente ans après la Libération, c’était comme si cette époque n’avait jamais existé. Je n’ai jamais su dans quel camp avait bricolé sa famille, à mon avis du côté des froussards, comme la plupart des Français, quelque chose leur en était resté, dans cette façon qu’ils avaient de négliger leur pays, de jurer que c’était mieux chez le voisin, un jour l’Allemagne, un autre l’Angleterre.
Je ne parlais jamais de cela avec Béatrice, elle était absolument indifférente à l’histoire de France. Ce qui l’inquiétait, c’était mon cholestérol. J’en avais, et du mauvais, par-dessus le marché. Je n’ai jamais su ce qui distinguait le bon du mauvais, mais le mien avait fait grimacer un médecin du cabinet de la place d’Alésia. Après avoir consulté mes analyses à travers les verres grossissants de ses lunettes demi-lunes, il avait sorti une brochure de son tiroir et m’avait conseillé de la lire attentivement. Après cela, il m’avait demandé ma carte Vitale et vingt-trois euros.
J’avais payé, j’avais quitté le cabinet médical et j’avais lu la brochure du docteur en buvant un express et en mangeant un croissant sur le comptoir du Bouquet d’Alésia. Le café, ça doit encore aller, mais il ne me semble pas que les croissants soient recommandés à ceux qui ont du mauvais cholestérol. À en croire les rédacteurs de la brochure, je devais me mettre au poisson cru, aux viandes maigres, aux graisses saines et au quinoa. Finies les omelettes de douze œufs frais. Au cas où je n’aurais pas pris les avertissements de l’Académie de médecine au sérieux, une dernière page détaillait les risques encourus : infarctus, accidents vasculaires, impuissance.
À l’époque je n’y avais pas pensé, mais j’y songeais, cependant que tout m’apparaissait dans une lumière neuve. L’impuissance, c’était une intimidation caractéristique de l’Immonde. Après avoir été excités comme des rats de laboratoire par la généralisation de la pornographie, nous étions menacés d’impuissance au cas où nous tenterions de nous soustraire aux commandements du Nouvel Ordre hygiéniste. C’était la même chose sur les paquets de cigarettes. “Fumer fait bander mou”, qu’on nous prévenait. Et cela n’empêchait pas de nous en vendre. Les boîtes d’œufs n’étaient pas encore bardées d’avertissements annonçant : “Les œufs tuent”, “Le jaune bouche les artères”, “Les omelettes provoquent des maladies cardiovasculaires”, “Les œufs au plat déclenchent le cancer des testicules”… J’y pensais ce matin en achetant mes œufs. J’avais également trouvé une botte de fines herbes pour arranger l’omelette à mon goût. Ça ne tuait personne, la ciboulette ? Allez savoir !
J’avais hésité devant le rayon où étaient présentées les bouteilles de vin, mais j’avais finalement opté pour une bouteille d’eau gazeuse fortement minéralisée, au rayon voisin, car je voulais garder l’esprit clair, enregistrer tout ce que j’entendais et tout ce que je voyais, bien réfléchir à ce qui était en train de se passer, ce dimanche de l’Immonde. À la brasserie, j’avais abandonné le journal sur le comptoir. C’était toujours la même histoire : le Premier ministre britannique expliquait le dynamisme de son pays par une intelligente politique de défiscalisation, un syndicat patronal réclamait une loi de modernisation de l’économie, la situation de la Grèce inquiétait les marchés financiers, le patron indien d’une écurie de formule 1 allait être jugé pour corruption, le vent allait souffler sur la moitié nord de la France et serait tempétueux sur la Manche, les constructeurs français d’automobiles misaient sur l’innovation pour reprendre pied sur le segment stratégique du haut de gamme, trois personnes avaient été tuées à l’arme blanche à Toulouse, deux autres à Grenoble, et une journaliste politique qui avait été la maîtresse du président de la République était en train d’écrire un chef-d’œuvre du mentir-vrai grâce auquel on allait connaître les secrets d’alcôve.
“La vérité ? Ça serait bien la première fois, s’était amusé le patron du Bouquet d’Alésia en me voyant lire l’article. J’achèterai ce livre à sa sortie.
— Tu perdras ton temps et ton argent, lui avais-je répondu.
— On ne sait jamais, on a parfois de bonnes surprises. J’aimerais bien savoir si c’est vrai, cette histoire de souterrain secret permettant de quitter l’Élysée la nuit.”
Un souterrain secret ! Et pourquoi pas des trolls avec des hallebardes, des nains avec des haches, des elfes avec des arcs longs et des gobelins avec des masses d’arme pour accompagner nuitamment le président de la République jusqu’au chevet de sa Belle au bois dormant ? Et des baguettes de fée, et des anneaux elfiques, et des pouvoirs magiques. La sous-culture des jeux vidéo faisait des ravages. »

Extraits
« Moi, je buvais toujours mon premier verre, à routes petites gorgées. À plusieurs reprises, j’y avais rajouté de la glace, à tel point qu’à la fin, il contenait davantage d’eau que de whisky. Ces histoires de quarante bâtons, de libellule ukrainienne, de présentatrice de télévision qui vous croquaient tout cru avaient pour moi quelque chose de totalement irréel. Pourtant, j’avais bien aimé lorsque Augustin avait expliqué à Frédéric qu’il ne fallait surtout pas tomber dans l’obsession amoureuse. Car c’était très exactement ce qui était en train de m’arriver avec Lucie. » p. 62

« — Tu appelles cela l’Immonde?
— Oui, l’Immonde. Le monde dans lequel nous vivons. Un monde qui n’en est plus un, un monde dont le visage est une absence de visage. »

« En buvant mon thé par petites gorgées, je songeais à formuler une théorie de l’Immonde. Il était à la fois obsédant et factice. En rompant tout lien avec la réalité, l’univers sans regard qui s’était substitué à celui de La nature imposait aux individus de vivre sous le régime de la meute. Créé par l’artifice da commerce et du capitalisme, il se définissait par la rencontre de la technique, du collectif et de l’abstrait. Cette doublure qui enserrait la réalité pour la rendre inaccessible, c’était l’Immonde. » p. 104

« Les yeux de Lucie dans les miens, mes yeux pris par les siens. Contre mon gré l’attrait de tes beaux yeux: il existait en français un vers qui disait cela quelque part. Le regard de l’un était devenu celui de l’autre. Désormais, c’était moi qui regardais. Je ne pouvais pas mentir ou me mentir. Au secret du monde et de la vie, j’avais longtemps été inattentif. Lucie m’avait entraîné dans une lumière que je ne connaissais pas. Othello, les oiseaux, son ton, son rire frais comme un ruisseau de printemps, son refus des assignations à résidence, son âme blottie en elle comme un petit enfant contre le sein de sa mère. J’ignorais ce qu’elle attendait de la vie, mais je savais ce qu’elle avait fait de moi. » p. 314

À propos de l’auteur
LAPAQUE_sebastien_DRSébastien Lapaque © Photo DR

Esprit libre d’une érudition gourmande et pyrotechnique, Sébastien Lapaque est une voix unique dans notre paysage littéraire. Il est écrivain, critique au Figaro Littéraire et chroniqueur à la Revue du Vin de France. Auteur de quatre romans parus chez Actes Sud (dont La Convergence des Alizés, 2012, et Théorie de la carte postale, 2014), il a également publié des essais, des chroniques et deux tomes d’un contre-journal (Au hasard et souvent, 2010, et Autrement et encore, 2013). Depuis Chez Marcel Lapierre (Stock, 2004) et Le Petit Lapaque des vins de copains (Actes Sud, 2006 et 2009), il a imposé sur le vin un discours non conformiste mêlant l’agriculture, la littérature, l’histoire et l’écologie et une qualification singulière de naturaliste.
Plus récemment, il publie Sermon de Saint Thomas d’Aquin aux enfants et aux robots (Stock, 2018). (Source: Éditions Actes Sud)

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Le souffle

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En deux mots
Irène a changé de ville et d’emploi. Elle est désormais «Interfaceuse» pour mener à bien un projet industriel, rassembler les productions d’indigo et de pastel. À l’attrait de la nouveauté va toutefois très vite se heurter la sensibilité des collègues et avec la charge de travail augmente, la pression va devenir intenable.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le blues de la cadre supérieure

Dans un percutant premier roman, Lou Dimay raconte l’horreur économique. La pression mise sur une cadre supérieure pour réussir un projet industriel sous le regard croisé de ses supérieurs et de ses collaborateurs.

Irène a quitté sa ville pour un nouvel emploi. En arrivant à Guède, elle trouve un petit hôtel, mais pourra très vite le quitter pour un logement que lui a proposé Jihane, lorsqu’elle s’est rendue compte qu’elle était nouvelle dans la région.
Côté travail, il y a tout à faire. Son poste d’«interfaceuse» vient d’être créé, dans le but de rassembler les productions d’indigo et de pastel, jusque-là en concurrence. «Notre rôle est de les connecter, de les mettre en synergie pour construire de nouvelles procédures, inventives mais rentables, pour que les teintes produites se diversifient en réponse à la demande du marché.» Projet ambitieux dans lequel elle s’investit totalement sous l’œil de Romuald qui a tracé sa route et avec l’aide de Colombe qui avait un temps lorgné son poste de direction. L’équipe se compose en outre de Camille, Julie, Angèle et Frank. Après les premiers tâtonnements, les problèmes de communication, le projet semble avancer, les rôles bien répartis. Mais la charge de travail devient de plus en plus lourde: «Pause méridienne raccourcie, Sandwich avalé rapidement. Ventres alimentés devant les écrans bleus. Abattre le travail, nourrir les machines, rédaction de conventions, préparation de guides financiers, rapports d’activité intermédiaires, lettres officielles, travaux à superviser, avenants…» Une pression qui transforme les relations, crispe les hiérarchies et pousse au crime. La jalousie vient se mêler à la tension, le sexisme à la rivalité, l’envie à la vengeance.
Lou Dimay raconte dans ce petit conte cruel la vie de l’entreprise qui, sous couvert de performance et de grands projets, met les cadres sous pression et les pousse à bout. Quand quelqu’un réussit, alors cette personne est mise en lumière. Mais toute lumière déploie sa part d’ombre. Une ombre propice aux tractations secrètes et aux coups bas. Le tout s’achevant dans un bain… d’indigo. Les Bleus à l’âme se Fondant au bleu de la grande cuve.
Ce fulgurant récit de la violence économique gagnerait à être distribué dans toutes les écoles de commerce!
Seul petit bémol, l’emploi de l’écriture inclusive qui entrave la lisibilité du texte.

Le souffle
Lou Dimay
Éditions Blast
Roman
96 p., 11 €
EAN 9782956773542
Paru le 15/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Guède, une ville imaginaire dont le nom vient de la plante également nommée le pastel des teinturiers

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mon activité professionnelle se répand dans tous les espaces, empiète sur mon sommeil. La masse de travail assomme, le quotidien en accéléré. La fatigue m’entame et engourdit mon indignation et ma vigilance.
C’est à Guède, dans les replis de l’indigo et du pastel, qu’Irène perd le souffle. Dans l’entreprise qui l’embauche, la verticalité l’assomme. À mesure qu’elle incorpore les directives qu’elle reçoit et dont elle est relai, elle assiste à son propre effacement. Quelque chose dysfonctionne au bureau : la hiérarchie, les objectifs de la boîte, les rapports de pouvoir entre services et personnes, le sexisme décomplexé. Le climat propice à l’emprise exacerbe l’absurdité et la violence du travail. Les bureaux, comme les cuves où macèrent les couleurs, deviennent un étau. C’est à Guède qu’Irène étouffe et lutte pour retrouver sa voix face au contrôle, mais cela aurait pu être partout ailleurs.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Blog les maux dits

Les premières pages du livre
« J’arrive dans cette ville. Guède.
Le voyage s’est déroulé dans un état de flottement qui me quitte soudain. C’est l’automne. Les nuages filent au-dessus de ma tête. La lumière est dorée à cinq heures de l’après-midi, le ciel se dégage. L’air est plus frais que celui de mon ancienne rue, le soleil frappe aux yeux, chauffe les paupières fermées. Les paysages sont larges, les arbres paraissent plus grands, ils ne se tassent pas dans un périmètre restreint, ils respirent. Les couleurs sont vives, le vent me relie.
Je suis partie, peut-être que je fuis. J’ai refermé les volets et la porte sur mon étouffement, en entassant ce qui me reste dans une petite valise. J’ai accepté ce travail, malgré tant d’hésitations. je change de rivages et laisse si peu derrière moi. Je me suis détachée de ce qui me retenait encore, ma peau frémit.
Il pleut. Mille petites morts, et un corps qui se souvient de tout, qui parle plus fort que la voix ne porte. Quatre heures cyanosée sans inspirer avant ma première goulée d’air, j’ai survécu à ma naissance, Combien de fois faudra-t-il mourir avant d’être en vie?
La place centrale est vide à cette heure, grise et morne de pavés ternes. Même la pluie n’arrive pas à les faire briller. Je fais mes premiers pas sous les arbres qui bruissent, indifférents à ce qui se passe au sol. À ma droite, les commerces ont des rideaux métalliques tirés d’où aucune lumière ne filtre. À gauche, le cimetière occupe un pan entier de l’esplanade, au loin les bruits d’une bêche dans la ville minérale. Je traverse par une allée en graviers jusqu’à la bâtisse qui se dresse devant moi.
Je suis prête à me réinventer pour retrouver la surface, à endosser un élan d’où qu’il vienne et il faut bien que je travaille. Rester là-bas, c’était m’éteindre ou voir ma peau se tanner jusqu’au cuir. Je pars et cède, habitée par la marée, tente de m’en imprégner. Ballotée par mes hésitations sur le poste, j’ai traversé la France pour rejoindre cet emploi aux bras tendus. Avec un tel marché et une telle précarité, je pèse mon privilège devant l’occasion, me convaincs que la chance m’épaule et que je parviendrai à convenir aux exigences. Au téléphone, j’ai compris que l’on attend de moi des initiatives et de la créativité. J’y vois des défis et de la nouveauté, ils appellent cela «innovation».
Mes pas crissent devant une fontaine surplombée par un homme nu, riant, triomphant, asséché. Je trébuche sur une pierre et manque de m’effondrer. D’un regard circulaire, je rattrape mon chemin et ravale le débordement. Je pose ma valise un instant, le temps de me reconstituer entre la devanture du barbier et celle de la boulangerie. Mon hôtel se serre entre deux établissements de commerce. Bleus. Vente d’habits et de chaussures de sécurité d’un côté. Pompes funèbres et fleuriste de l’autre. C’est l’adresse que l’on m’a indiquée. Je sens la transpiration. Un frisson glacé me parcourt le bras, jusqu’au cou. »

Extrait
« Je reprends un service central. Récemment instauré, il développe l’interfaçage entre deux procédés gérés jusque-là séparément. Depuis des années, les productions d’indigo et de pastel sont en concurrence à Guède. Notre rôle est de les connecter, de les mettre en synergie pour construire de nouvelles procédures, inventives mais rentables, pour que les teintes produites se diversifient en réponse à la demande du marché. L’entreprise se positionne à la fois comme le lieu de l’innovation, de l’invention et de la production massive, capitalisant des dizaines d’années d’activités artisanales et ancestrales de la ville et la région. Je cherche une dynamique croisée entre des membres disparates… » p. 19.

À propos de l’auteur
Autrice, enseignante et chercheuse, Lou Dimay a trouvé dans l’écriture les conditions de la survie, l’activation d’autres possibles et la vitalité de la révolte face aux violences ordinaires et aux rapports de domination de «l’ordre social». Elle s’ancre dans l’expérience ordinaire, l’éphémère, les silences, les voix, les dits, non-dits et indicibles, le langage des corps et la texture des êtres. Elle explore les formes de l’écriture et de la parole qui déprotègent et reconnaissent la fragilité en même temps qu’elles s’inscrivent dans le désir et la puissance collective. Premier roman: Le Souffle. (Source: Éditions Blast)

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Le mal-épris

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots
Quand une nouvelle voisine s’installe près de chez lui, Paul a envie de lui plaire. Avec Mylène, il se dit que la vie pourrait être belle. Mais elle va fuir à peine conquise. Alors, il se rabat sur sa collègue Angélique, mère-célibataire en mal d’amour.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Toutes les femmes de Paul n’ont pas de Chance

Le premier roman de Bénédicte Soymier s’attaque aux violences conjugales en racontant le parcours de Paul qui espère chasser ses démons en trouvant l’amour. Sa nouvelle voisine et sa collègue veulent aussi y croire.

Paul est sans doute ce qu’on appelle un célibataire endurci. Il est moche, ne sait pas s’habiller et s’irrite des remarques désobligeantes des clients et des collègues de la poste où il remplit consciencieusement son travail. S’il n’aime guère être dérangé dans ses habitudes, il va finalement trouver que le départ de ses voisins a du bon. La nouvelle propriétaire est belle comme un cœur et va vite devenir pour lui une obsession. Il s’achète un nouveau carnet, un stylo Mont-Blanc et note toutes les informations qu’il peut recueillir sur Mylène. Professeur des écoles, elle enseigne à une classe de CE2, monte à cheval et part tous les week-ends. Et son humeur un peu maussade au début semble plus joyeuse au fil des jours. Il échafaude un scénario pour l’aborder. L’occasion va se présenter lorsqu’elle laisse tomber son courrier dans le hall. Il se précipite et l’aide avant de l’inviter à prendre un verre. «Elle accepte. Il jubile, ravi et léger, soudainement détendu; il se fait désinvolte et l’invite dans la cuisine où les verres se remplissent et les rires se répandent. Il raconte la Poste, les collègues et les clients capricieux, les demandes insolites et les idioties, elle rit. Elle rit et lui est heureux. Il a tant rêvé cet instant, des nuits entières, conscient de la vanité de son espoir, et voici qu’ils discutent, assis dans sa cuisine comme des amis de longue date.»
Elle reste tard. Accepte un dernier verre. Lâche prise. Elle est déjà sous son emprise, mais s’imagine pouvoir résister. Elle ne dira non qu’à moitié le jour où il l’embrasse, elle ne se donnera aussi qu’à moitié. Mais au réveil, elle se rend compte que leur amitié n’aura été qu’une illusion. Désormais, elle évite Paul et, après une altercation dans le hall de l’immeuble cherchera à se consoler dans les bras d’un autre.
Paul va du reste lui aussi essayer d’oublier Mylène en se tournant vers sa collègue Angélique avec laquelle il entame le même jeu de séduction, avec laquelle il va assouvir son besoin de sexe. C’est rapide et brutal. C’est un nouvel échec. «Angélique est belle les cheveux emmêlés, pâle et froissée, assise sur son canapé. Elle serre les genoux et lisse son chemisier. Paul ramasse sa détresse, un regard en pleine face; la tristesse qu’il remarque, elle est pour lui. Lui, l’arrogant et le vulgaire. La bête. Il sent la bile à son palais. Tout ça, c’est de la faute de Mylène. Non. Même pas. C’est de la sienne. Il se dégoûte.»
Alors il essaie de s’amender, de ne plus s’énerver chaque fois qu’un homme jette un regard sur elle, évalue ses seins et ses fesses. Alors, il lui propose de l’emmener un week-end en bord de mer, il va même lui offrir de s’installer chez lui avec son fils. Mais sa jalousie, aussi maladive qu’infondée, le pousse à commettre à nouveau l’irréparable. Il cogne, il frappe, il meurtrit.
«Elle pourrait partir, elle qui vient de s’installer, la tête emplie d’espoir, partir comme le conseille l’article parcouru dans Elle ou Marie Claire. Elle pourrait remplir ses cartons et ses sacs. Elle pourrait, mais elle ne peut pas, parce qu’elle croit à l’amour, à la rédemption et aux choses qui changent. Elle se tait. Ferme les yeux.»
Bénédicte Soymier est infirmière. Elle pose ici un diagnostic qui a dû se nourrir des histoires entendues, de témoignages, de récits de femmes désespérées. Un homme violent peut-il changer? Loin de tout manichéisme, elle creuse ce lien entre deux personnes, aussi solide que fragile. Jusqu’où faut-il aller avant qu’il se rompe? Et une fois rompu se sent-on mieux pour autant? En creusant jusqu’au racines de la violence conjugale, elle réussit un roman fort, qui touche au cœur.

Le mal-épris
Bénédicte Soymier
Éditions Calmann-Lévy
Premier roman
330 p., 18,50 €
EAN 9782702180778
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, sans être géographiquement précisé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Ça lui ronge les tripes et le cerveau, plus fort que sa volonté – une hargne qui l’habite, une violence qui déferle tel un vent d’orage, puissante et incontrôlable. Il voudrait lâcher mais ne pense qu’à frapper.»
Paul est amer. Son travail est ennuyeux, il vit seul et envie la beauté des autres. Nourrie de ses blessures, sa rancune gonfle, se mue en rage. Contre le sort, contre l’amour, contre les femmes.
Par dépit, il jette son dévolu sur l’une de ses collègues. Angélique est vulnérable. Elle élève seule son petit garçon, tire le diable par la queue et traîne le souvenir d’une adolescence douloureuse.
Paul s’engouffre bientôt dans ses failles. Jusqu’au jour où tout bascule. Il explose.
Une radiographie percutante de la violence, à travers l’histoire d’un homme pris dans sa spirale et d’une femme qui tente d’y échapper.

68 premières fois
Blog Joellebooks

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Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
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Blog Lire & Vous
Blog Christlbouquine
Blog L’Apostrophée (entretien avec Bénédicte Soymier)


Bénédicte Soymier présente son roman Le mal-épris © Production éditions Calmann-Lévy

Les premières pages du livre
« Paul n’est pas beau.
Petit, maigre, le cheveu terne et rare, le nez long, il présente un physique ingrat que n’arrangent pas des tenues démodées, portées étriquées, du pantalon de velours côtelé, toujours beige ou gris, aux chemises de fin coton d’Égypte plaquées sur son torse. Le dos droit et les épaules tendues, il affiche une raideur malingre malgré des foulées allongées, l’allure cocasse, et des gestes si maniérés qu’il en est agaçant. Il est sec, c’est son aspect, sec et austère comme il aime le paraître ; ça le protège. Paul est souvent mal à l’aise. Ni hautain ni pédant, juste mal à l’aise.
Il sourit peu, gêné par des dents mal plantées, une incisive penchée vers l’autre et cette canine mal soignée lorsqu’il avait dix ans, dont l’émail maintenant jauni tire sur l’ocre, entre le brun et le cognac. Sourire illumine pourtant son regard, le plus beau du monde, d’un bleu limpide presque gris, parsemé de paillettes d’or, vif et brillant, dont il module l’effet selon l’inspiration. Il en joue, plisse ou déplisse l’œil en mesure, rodé et appliqué, il compose et parvient à séduire lorsque la chance s’invite. Alors il ramasse. Il cueille, récolte et se goinfre des miettes laissées par eux, les beaux, ceux qu’il déteste ; ces beaux qui obtiennent avant lui, sans effort ou mérite, parce que leurs corps sont longs et leurs traits harmonieux, parce qu’ils ont des fossettes et des mèches travaillées, du vent, du rien, de l’apparence sans véritable fond. C’est injuste et douloureux, chaque jour, chaque heure, cette laideur portée en fardeau, la peau, une silhouette, des pieds à la figure, incongrue, elle pique et modèle l’humeur et les certitudes. Évidemment, Paul, la souffrance n’appartient qu’aux moches ! Comment imaginer qu’il puisse en être autrement lorsque le quotidien résonne des rires et des insultes ? T’as vu l’autre avec sa face de raie, cette sale gueule, va te cacher, va crever, avec ta tronche, y a qu’ça à faire, hé, le minable… L’épreuve des cours d’école, de la rue, des transports – des coups ramassés dans l’ego jusqu’à croire en ces mots.
La blessure est profonde.
Paul encaisse.
Et se brise.
***
Paul travaille à la Poste. Il gère l’agence d’une commune de sept mille habitants, connaît sa tâche et l’exécute avec zèle. La répétition le rassure ; le bureau vers la grande vitrine, ses crayons à droite, les imprimés à gauche. Le bon employé s’applique, soucieux du client, apprécié de ses collègues et décrit comme serviable. Il s’efforce d’être aimable, du mieux qu’il peut, salue, discute, évoque la pluie et le beau temps puis ravale sa colère face aux regards qui le heurtent, ces airs condescendants et les chuchotements, il est laid, mal habillé. Il entend. Se tait. Les déteste. L’exaspération monte et des plaques apparaissent sur ses bras et ses cuisses, il frotte, se gratte, s’agite, la tension le submerge, les gens l’ennuient. Ils se plaignent. De la météo, des impôts, des salaires, du coût de la vie, du travail et des patrons. Des plaintes, encore et toujours. Ils râlent. La vie les écorche, disent-ils, mais lui, que la vie lui fait-elle ? Pour peu, il irait s’installer sur une île déserte, loin de ces cons et des vacheries de l’existence. Parfois même, il voudrait que tout s’arrête. Ne plus rien entendre. Ne plus rien voir. S’il avait du courage… mais ce n’est pas si facile. Alors il tient, s’adapte et reste. Il rentre chez lui, rue des Glycines, et se console dans le luxe d’un confort auquel il consacre son temps, un cocon, meublé avec soin, où il a préféré la qualité du bois massif aux kits bon marché, sans lésiner sur la dépense, et opté pour des matières nobles. Il est en vogue : du beau, du riche, du moderne.

Son appartement, un trois pièces au quatrième et dernier étage, se situe dans une petite résidence de standing entourée d’un parc et de nombreuses allées en gravier blanc. Les lieux sont calmes et, depuis dix ans, Paul s’y sent bien. Il connaît ses voisins, ne les côtoie pas, mais les apprécie. Tant que chacun reste chez soi, tout va bien.
En face vivent un jeune couple et leurs jumeaux âgés de quelques mois. Ils sont bruyants, le soir, quand se mêlent aux pleurs les jappements du teckel ; ça marche, ça court, ça crie, les portes claquent. Ils sont à cran, mais Paul sourit dans son refuge, heureux de percevoir la vie parce que, même s’il est un vieux garçon de quarante-cinq ans qui affectionne l’ordre et le silence, Paul aime le concept de la famille ; ce remue-ménage, les éclats et les sanglots, les rires aussi qui tintent à ses oreilles comme ceux d’Émilie ou de Rachel, ses sœurs, lorsqu’elles étaient petites, quand les parents les laissaient seuls, le père au bistrot, la mère « on ne sait où ». Quand il gérait leur quotidien, leur subsistance et l’essentiel, mouchait la morve et nettoyait les culs, lui, l’aîné de la fratrie – deux sœurs, un frère –, responsabilisé trop tôt. Il s’en souvient sans s’attarder, à quoi bon ? Le pathos, les plaintes et les reproches ne riment à rien, ne réparent pas et ne rendent pas. N’a plus de sens que son présent, les visites de ses « petits », comme il les appelle encore, même si les corps sont grands, chacun marqué de traces, par la crasse et la misère, et cette loyauté à la con, ce silence imposé, perfide et délétère, qu’ils n’ont jamais rompu. Ils se souviennent mais tous se taisent. Paul les reçoit, le soir ou le week-end, avec ou sans enfants, pour un repas ou un café, quelques heures partagées auxquelles il tient plus que tout.
***
Depuis quelques jours, le jeune couple s’agite.
Paul s’en inquiète. Ça n’augure rien de bon. Des cartons sortent de l’appartement, ficelés ou scotchés solidement, suivis d’un bric-à-brac entassé dans des caisses en plastique. Il n’ose demander mais sent qu’ils déménagent, probablement pour un logement plus spacieux, une maisonnette peut-être, à la campagne, la ville, ce n’est pas bon pour les enfants, avec toute cette pollution, il comprend. Il aurait fait de même. Très certainement.
***
Sur le balcon trône une large pancarte blanche sur laquelle les mots À vendre se détachent en rouge vif ; le couple est parti, leurs sacs et leurs cartons chargés dans un camion, les enfants sous le bras, laissant l’espace à l’incertitude – une angoisse pour Paul. Il guette par le judas les visiteurs, de potentiels acheteurs, leurs regards hésitants, leurs pas indécis, et imagine leur histoire : un divorce, une mutation, la vieillesse ou un deuil, des scénarios qu’il compose, attribuant à chacun une note, comme si son avis avait une quelconque importance. Un couple d’une cinquantaine d’années a d’ailleurs retenu son attention et l’emporte haut la main. La femme semble discrète et le mari… discret. Parfait !
Il espère.
Peut-être liera-t-il connaissance, ces gens ont l’air charmant, et sa sœur Émilie répète à l’envi qu’une vie se nourrit de rencontres – Facile, tu sors de ta caverne ; comme si c’était suffisant, comme s’il pouvait soudainement devenir jovial et engageant.
Ne plus se méfier.
Peut-être essayera-t-il.
Mais ce n’est pas le couple qui emménage, c’est une femme seule, jeune, blonde au visage délicat et au sourire faible. Ses yeux sont rouges et gonflés. Paul s’imagine qu’elle est malheureuse, son amant l’aura quittée ou peut-être est-ce elle, lassée de le savoir marié. Il raconte et regarde. Ses traits tirés, sa fatigue, ses gestes lents presque résignés, elle s’installe et lui se délecte.
Les beaux ont aussi leurs déboires.
Il entend.
Chaque soir, elle pleure derrière leur mur mitoyen, au milieu des cartons qu’elle ne se décide pas à ouvrir, encore en transit, comme si elle pouvait remballer et partir ; une erreur à réparer, on rembobine, on rentre. Elle s’effondre dans le silence de cet appartement qu’elle n’a pas vraiment choisi, juste une bonne affaire dans un quartier calme proche de ses activités, loin de celui qu’elle évite, le moral en berne. Elle pleure sur sa vie, sur son chagrin, sur le fiasco ; elle tente de rebondir et mollit en quelques secondes. Elle aimait ce type.

Paul écoute, l’oreille collée à la cloison.
Des larmes de crocodile.
Elle est trop belle.
Il écoute et s’agace. Ces beaux n’affrontent rien ; insouciants et gâtés, ils pleurent sur leur injuste facilité à appréhender l’existence, pauvres nantis, suffisants et orgueilleux, des fourbes et des menteurs. Ça lui fait mal au bide, ces jérémiades, quand lui revient en tête ce à quoi il fait face. Lui doit se battre. Prouver qu’il a de la valeur, qu’il est sensible et humain derrière les apparences.
Lui.
Qu’il les déteste !
Cette nouvelle voisine pourtant l’interpelle. Bien que jolie, elle semble différente, ni arrogante ni insensible, presque touchante. Il en viendrait à la plaindre quand, le soir, les portes se tirent et les volets se ferment sur leurs solitudes. Il s’attendrit, même s’il peste ou qu’il se moque, bousculant ses certitudes, il s’énerve, cette fille l’intrigue. Mylène, elle se nomme, il a regardé sur la petite étiquette collée sous sa sonnette. Il fallait qu’il sache. Elle lui plaît, Mylène. Beaucoup. Elle est si raffinée et délicate, le geste posé, la grâce innée, belle, si belle. Ses mains sont fines – il les regarde lorsqu’elle insère la clé dans la serrure, l’exquis réseau de ses veines, sa peau qui rosit, la tension de ses doigts crispés sur le verrou ; ils sont magnifiques. Et ses cheveux, si blonds, si longs, si lisses et soyeux. Et ses jambes élancées, légèrement irisées par le lait hydratant dont elle doit s’enduire. Parfumées sans doute. À la vanille ou à la rose. Il imagine, inspire, expire. Devine. Peut-être du jasmin. Il rêve, l’œil au judas, la main enroulée sur son sexe.
Chaque soir, chaque jour.
Il l’attend. Et se sermonne, ce n’est pas son genre d’être là, derrière une porte, à observer une femme, si belle soit-elle, en imaginant son odeur et sa peau, pas son genre de rêver à rencontrer l’amour dans un monde qui n’est pas le sien, il se sent con et honteux d’être con. Ça le retourne, cette envie d’un regard, qu’elle le voie, lui, le beau caché sous un mauvais costume, un clown pathétique qui voudrait bien sourire. Avec un peu de chance. Ou de patience. Il rêve. Espère. Et puis se ratatine, il sait bien que l’on rentre dans des cases, la communauté nous y colle : la catégorie sociale, la catégorie professionnelle, la catégorie physique, les maigres, les gros, les moches, les Kevin et les Brenda ; lui est coincé. Il en pleurerait.
Mylène est trop belle. Sensible et attachante. Il perd pied et ne peut résister. Il faut qu’il la voie et qu’il sache ce qu’elle fait, il note chaque événement de son emploi du temps. Elle quitte son appartement à huit heures, à l’exception du mercredi et du week-end, et se rend sur le petit parking de la propriété où elle gare sa Twingo rouge. Elle part pour l’école primaire d’un village proche, à sept kilomètres, où elle enseigne à des élèves de CE2 depuis trois ans. Elle rentre à dix-sept heures précises, ouvre sa boîte aux lettres, d’où elle extirpe le courrier, monte les deux étages à pied, elle ne prend jamais l’ascenseur, puis s’enferme dans son appartement jusqu’au lendemain. Le mercredi, elle va faire ses courses à la supérette du coin, le matin. L’après-midi, elle se rend aux écuries Saint-Louis, où elle monte à cheval. Tous les week-ends, elle part. Elle ferme ses volets et quitte la résidence, pour une destination qu’il ignore, jusqu’au dimanche soir. Elle revient toujours vers vingt heures.
Paul s’est acheté un petit carnet bleu sur lequel il consigne ses départs, ses retours, ses rencontres, les mots qu’elle échange avec la voisine du dessus ou le locataire du dessous, ses tenues, ses coiffures. Il écrit ce qu’il aime et ce qu’il déteste, comme ses chaussures noires fermées par une boucle aux talons bien trop hauts pour une femme respectable. Il note, découpe, dessine et décore, et prend quelques photos avec son portable quand la lumière le lui permet et que l’angle le cache. Il les colle avec une colle de grande qualité pour ne pas qu’elle tache et transperce le papier. Il hait les marques jaunes que peuvent laisser les bavures d’un travail bâclé. Lui, il faut que ce soit léché, sans fautes ou ratures, tracé à la règle et séché à son souffle. Une œuvre d’art. D’ailleurs il n’a pas lésiné pour l’achat du carnet. Il l’a choisi dans une grande papeterie, un truc ultra-doux, à la reliure dorée et au grain épais, du 100 g, le minimum pour un rendu soigné, presque professionnel, blanc de blanc. Son stylo est un Mont-Blanc, l’encre est noire. Une folie qu’il s’est offerte exprès.

Paul aimerait lui parler.
Il réfléchit.
Il la connaît par cœur, colle et consigne, l’observe et la piste, s’arrange pour croiser son chemin, au supermarché, aux réunions de copropriétaires, sur le parking, en ville. Il lui sourit, l’approche, la regarde, mais ne dit rien, conscient de l’insistance de sa présence. Il ne se reconnaît plus, mesure l’incongruité de ses actes, se chapitre in petto et recommence inlassablement.
Il est obsédé.
Obsédé par Mylène.

Il a oublié le parfum de l’amour, les frissons et l’envie, il ne sait plus, ni dans son corps, ni dans sa tête, ça lui échappe, mais il devine – la boule serrée sous son sternum, gonflée ou dégonflée au rythme des rencontres, la moiteur de ses paumes, les doigts gourds, frottés sur ses cuisses, et son cœur qui palpite, pressions, rétractions, le pouls heurté, au cou et aux poignets, qui file sous les tissus et pulse jusqu’aux oreilles.
Paul a la trouille.
Mais c’est plus fort que tout, n’est-ce pas, Paul ?
Chaque soir, il se hâte pour un instant précis, dans le grand hall de la résidence, il s’arrange et ne le manque jamais, cet instant commun où elle et lui ouvrent leurs boîtes aux lettres en même temps, proches de quelques centimètres, les peaux côte à côte. Il contemple ses mains et hume ses cheveux, envahi d’elle jusqu’aux synapses, assiégé et vaincu, il inspire pour se remplir et se gave jusqu’à l’excès. Il l’aime, sans aucun doute, même si vite, abreuvé à son odeur, et dépassé, il se sait fou et imagine les mots qu’il pourrait prononcer, l’échange qu’il envisage, mais la voilà qui part ; elle rentre chez elle et lui reste penaud.
Il FAUT qu’il lui parle.
***
Mylène a changé. Ses yeux ne sont plus rouges et son teint, si pâle aux premiers jours, a joliment rosi. Elle ne pleure plus, à quoi bon, elle et lui, c’est fini, elle a tourné la page. Elle sort et rencontre ses amies, hésitante puis enhardie, elle rit et elle oublie, les disputes, les rancœurs et cette faute qui n’était à personne. L’amour s’est tiré. Point. Envolé. Disloqué. Elle accepte.
Paul remarque qu’elle sourit davantage, aux voisins, aux enfants, elle bavarde et musarde au soleil, ses robes sont courtes et colorées, ses cheveux détachés. Dans son appartement, il l’entend chanter à tue-tête et rire aux éclats, croit la savoir danser et la devine, libre et sensuelle. Guérie.
Il ne pense qu’à elle et voudrait l’aborder. L’écouter ne parler qu’à lui seul. Il veut accrocher son regard et gagner un sourire, peut-être la retenir, juste une minute. Il espère un hasard, mais les jours s’accumulent, puis les semaines ; le carnet se remplit. Le destin le boude, il désespère mais soigne sa mise au cas où. Il a même fait quelques courses, un nouveau pantalon qu’une vendeuse lui a recommandé et un tee-shirt floqué d’une marque. Il lui semble être un autre, plus moderne, plus actuel. Il devrait plaire.
***
Les soirs se ressemblent ; pourtant ce soir-là, plus humide que la veille, plus sombre et plus maussade, le hasard s’accorde aux envies. C’est vif et immédiat – un espace à saisir. Vite, Paul, ne pas rater l’aubaine. Mylène laisse, devant sa porte, échapper son courrier. Il y voit un signe et se précipite, exalté, les mains tendues et le geste un peu brusque, son corps déjà plié vers le sol. Il la frôle. Les évènements s’enchaînent en un millième de seconde, sans un mot ; il était prêt. Il respire son parfum, proche, presque à la toucher, et la contemple les yeux ronds, encore surpris par sa chance.
L’extase. Le Graal.
Il plane.

Ridicule. Grotesque. Risible.

Ahuri et surtout maniéré, Paul lui restitue les lettres une à une et plaisante sur son métier de postier. S’il savait comme elle éprouve de la pitié, comme elle retient son rire. S’il savait comme elle le trouve pathétique avec son jean trop large et son blouson étriqué, qu’il tire pour couvrir le bas de ses reins. Il sue et doit coller, mais elle sourit, un peu par gentillesse, un peu par compassion. Elle a bien vu qu’il l’observait depuis son balcon ou sur le parking, pauvre mec, rigide et désespérément laid – un beauf qui cache sa calvitie par une raie basse et un rabat de cheveux. Elle sait qu’il la suit et prend des photos. Les premiers jours, elle s’en est inquiétée, mais les échanges avec la voisine du troisième l’ont convaincue : il n’est qu’un type seul et inoffensif.
Alors, elle grimace bêtement pour ne pas le blesser. Elle retient son soupir parce qu’il a l’air gentil et attend qu’il s’éclipse.
Lui reste.
La voix de Mylène le pénètre, chaleureuse et douce – un remerciement léger suivi d’un silence. Impossible de partir. Pas maintenant. Pas tout de suite. Son esprit bafouille. Que lui dire ? Comment la retenir ? Il se sent bête à se balancer d’un pied sur l’autre en chiffonnant son propre courrier. Les mots coincent. Il est trop con. S’énerve. Elle le regarde, un peu contrite, l’air bienveillant – cet air qu’ils ont tous, cet air qu’il déteste. Il n’est pas si benêt, il doit se ressaisir. Se redresse et, par quelques mots vagues, évoque la pluie de la journée. C’est affligeant, mais elle acquiesce et sourit à nouveau. Paul se sent encouragé.

— Nous sommes voisins depuis trois mois, permettez-moi de vous offrir un verre de vin… ou autre chose… J’habite en face… enfin, vous le savez… si vous le voulez bien…

L’audace de l’homme la stupéfie. Mylène est prise de court, elle hésite puis accepte – un petit oui timide dont elle ne revient pas. Elle ne sait pas dire non, quelle tarte ! Trop discrète, toujours accommodante, elle se laisse faire, pour ne pas fâcher ou ne pas vexer, elle consent et s’adapte, même avec ce gars dont elle ne connaît pas le nom, un voisin moche et collant qu’elle préférerait éviter. Elle a accepté et peste de se voir si sotte quand elle voudrait prétendre à plus de détermination. L’épisode la contrarie. Elle partagera le verre, discutera par politesse puis se carapatera rapidement.
Résignée, elle le suit, sourire plaqué sur les lèvres, aussi raide et potiche qu’une miss France en gala. Il lui trouve belle allure et se sent gauche. Ses mains sont moites, il est fébrile et ses pas sont chancelants – toujours ce corps traître, sans charme ni élégance, toujours cette carcasse qu’il traîne comme un boulet – regarde-moi, Mylène, regarde-moi au-delà de mon apparence. Si elle pouvait l’entendre. Mais il se tait. Comme chaque fois. Il glisse la clé dans la serrure et l’invite à entrer.

Elle est surprise par l’harmonie des lieux, les nuances chaudes de la décoration qui allient le brun du bois aux camaïeux beiges des toiles de riz fixées aux murs, les bibelots fins, l’agencement des meubles, les épais tapis de laine sèche. Elle avait imaginé du plastique et du mélaminé, des napperons au crochet et des puzzles mille pièces encadrés, des horreurs et du mauvais goût, un décor à son image, rêche et vilain. Elle rougit de son a priori, elle qui se pensait tolérante et ouverte. Elle cherche à s’amender, le complimente sur ce sublime intérieur, caresse les surfaces et s’extasie avec emphase, puis prend place dans le magnifique canapé en veau chocolat.
Paul n’en revient pas qu’elle soit chez lui, ses reins, ses fesses posées sur le cuir fin. Il s’affaire. S’affole. Une bonne bouteille. Trouver une bonne bouteille. Il cherche, déplace, déniche enfin un corton-charlemagne de 2011 – un grand cru qu’il réservait pour une belle occasion.
N’est-ce pas une belle occasion ?
Il sert le vin, dispose quelques amuse-gueule dans un ramequin de terre cuite et s’assoit face à elle. Elle a croisé les jambes. Il se grise de son genou posé sur sa cuisse, ses mains abandonnées, ses lèvres qui s’entrouvrent et se ferment, ses cheveux, son cou, sa poitrine. Il descend puis remonte. Sa cuisse, son genou et sa taille, sa bouche à nouveau. Elle bouge. Soupire. Sans qu’il comprenne que ce regard la heurte – un regard, comme tant d’autres, qui convoite et insulte. Regarde-moi dans les yeux, au-delà de mes courbes et de ma chair, regarde-moi derrière ce que tu vois. Les hommes l’éreintent, sauf peut-être Antoine, mais elle et lui, c’est fini. Elle se sent triste et pense à partir, mais se retient puisque Paul se détourne. Elle va boire.

Paul lui demande si elle se plaît dans la résidence, si elle aime son métier, lui offre un second verre, l’interroge sur Orléans dont elle dit être originaire, sur sa famille qui habite le centre de la France, lui sert un troisième verre, réapprovisionne le bol de cacahuètes, la questionne sur ses goûts culinaires et lui propose un plat de spaghettis « carbonara » sur le pouce.
Elle accepte. Il jubile, ravi et léger, soudainement détendu ; il se fait désinvolte et l’invite dans la cuisine où les verres se remplissent et les rires se répandent. Il raconte la Poste, les collègues et les clients capricieux, les demandes insolites et les idioties, elle rit. Elle rit et lui est heureux. Il a tant rêvé cet instant, des nuits entières, conscient de la vanité de son espoir, et voici qu’ils discutent, assis dans sa cuisine comme des amis de longue date.
Elle reste tard. Accepte un dernier verre. Lâche prise.
Elle est morose. Et parle.
Elle s’est séparée de son compagnon six mois auparavant. Les routes divergent, les intérêts s’éloignent sans que l’on en prenne immédiatement la mesure, insidieusement, jusqu’à la rupture, évidente dans l’incertitude. On se raccroche à l’espoir, cet effort qui fracasse, mais on se heurte, les mots vifs et le silence amer. On casse plus qu’on ne préserve, le reproche virulent, chaque jour davantage, à ne plus tolérer un regard ni entendre une excuse. C’est moche et aigre, ça balaie les souvenirs, même ceux qu’on chérissait. Elle a beaucoup pleuré mais a compris, c’est inutile de chercher à ranimer ce qui n’existe plus. Alors, ils ont vendu l’appartement et compté les cuillères. Lui a gardé le chat qu’elle avait adopté. Mais pourquoi raconte-t-elle cela, c’est sans intérêt. Elle essuie une larme. Elle aimait bien ce chat. Il faudra qu’elle songe à en prendre un. Un gros félin tigré plein de poils longs et soyeux à caler contre soi et caresser des heures. À moins qu’elle ne choisisse un chien, un de ces toutous à mamie qu’elle pourra cajoler. Elle hésite, pourtant à trente ans elle estime qu’il ne sert à rien de douter. D’ailleurs, elle ne veut plus.
Paul l’écoute et se tait. Peut-être dit-il juste qu’il aime les chats, lui aussi, et qu’il est heureux qu’elle se soit installée ici, dans sa résidence. Il n’évoque rien de son histoire et des chagrins d’amour dont il sait qu’on ne guérit jamais vraiment. Lui est resté sur le carreau.

L’amour s’appelait Léa.
D’une année plus âgée, elle était l’amie de sa sœur, le verbe haut, impertinente et railleuse, le corps sec vêtu de froufrous que ses pas agitaient, souvent, puisqu’elle ne cessait de bouger, plus nerveuse qu’impatiente. Elle l’avait séduit vite, d’un simple regard, aidée à cet âge des bourgeons de son torse, et même si elle se moquait de lui, de sa taille ou de son air benêt, il était pris, envoûté jusqu’à l’os, à la merci de jeux dont il ne maîtrisait pas les règles. Elle l’avait déniaisé, éduqué, transformé. Elle l’avait entraîné dans le tourbillon d’une vie dont il n’avait pas soupçonné l’existence, se laissant avaler tout entier, sans méfiance, nourri par l’intensité des premières fois, les hormones bouillonnantes, le cœur plein, rassuré d’exister au moins quelques instants, là, dans sa bouche, dans ses cuisses, au creux de ses bras, caressé et aimé. Il croyait aux promesses d’un avenir à deux, imaginant un foyer où il serait sauf. Quel idiot ! Il n’a pas écouté les rires perchés, ni vu les mains qui le chassaient, les réponses évasives, les regards fuyants. Il rêvait et elle s’est envolée. Hop ! Partie, Léa, du jour au lendemain, dans les gros bras musclés du garagiste en bas de la rue, petite frappe notoire, collectionneur de grosses cylindrées et de jolies midinettes.
Paul a pleuré.
Des mois.
Des mois et des mois. Le cœur fracassé et l’envie d’en finir. Il n’a pas compris la rupture, les mensonges, le sexe sans amour et le besoin d’un autre. Il a pleuré sa misère et oublié ses rêves, a redressé l’échine, même pour de faux – de l’apparence, de l’apparat –, et a gonflé sa rage. Il a fermé son cœur et aimé sans amour, des rondes et des maigres, des femmes pas très jolies auxquelles il a menti. Il leur a pris leur corps, néanmoins appliqué, cherchant dans l’étreinte celle qu’il ne trouverait plus, trahi et amer de n’être plus qu’un homme dénué d’affect.
De ça, il n’est pas fier, et si depuis il entretient l’hygiène d’un coup de temps en temps rencontré sur un site, plus jamais il ne ment ni ne promet ce qu’il ne tiendrait pas. Il pense se préserver.
Les femmes sont cruelles, n’est-ce pas, Paul ?
***
Mylène enraye la mécanique.
Elle occupe son esprit, ses jours, ses nuits, à chaque coin de rue, à son travail, il la voit dans la tasse de son café, dans les reflets de son miroir. Elle l’épuise et le mine par l’attente qu’elle suscite, son regard, un sourire, ces instants qu’il espère auprès des boîtes aux lettres. Il se sait ridicule, s’en agace, mais se présente chaque soir, à l’heure des fins d’après-midi, et l’invite pour ce verre devenu habitude. Aucun ne sait pourquoi, le rituel s’est imposé. Elle monte avec lui l’escalier, ôte ses chaussures, son manteau et s’affale sur le canapé creusé de son empreinte laissée la veille. Ils boivent, mangent et discutent. Rient aussi. Elle dit se sentir seule, même avec ses amies, c’est pas comme avec lui ; avec lui, elle se sent bien, écoutée, elle se sent bichonnée, se pose enfin, c’est sympathique, sain et sans ambiguïté.
Ce n’est pas que ça l’emballe, Paul, l’idée de « soirées sympathiques », ça le blesse et l’emmerde même. Il a évidemment conscience de ne pas ressembler à Brad Pitt, mais franchement comment peut-elle imaginer qu’il reste de marbre ? Il fait bonne figure et se raisonne, être son ami est sans doute une étape.
Il ne se décourage pas. Est heureux. Il a rangé son carnet.
En quelques semaines, elle impose le tutoiement, déplace la fleur en pot d’une étagère, la remplace par une autre, plus à son goût, acquise au marché. Elle ajoute des coussins en patchwork sur le canapé et pose quelques galets dans les récipients d’étain du meuble de l’entrée. Il se laisse envahir, envisageant l’idée qu’elle est un peu chez elle. Sa présence se marque d’un chandail oublié, de son parfum sur la laine, des rires qui résonnent. Ils partagent leur journée, les anecdotes, les blessures, s’amusent de bons mots. Elle le bouscule un peu.
Elle se sent bien.
Le week-end, elle ne quitte plus la résidence pour se rendre chez sa sœur. Ils se promènent le long du canal, bavardent sur le monde ou regardent un film. Parfois, c’est elle qui l’invite dans le désordre de ses cartons toujours fermés.
Paul ne sait que penser.
Elle semble en transit, toujours pressée de vivre, rire et partir, elle virevolte et s’éreinte, l’entraîne dans sa course, ne se posant qu’un instant avant de fuir sans jamais se livrer. Il redoute qu’elle s’envole, ses paquets sous le bras, ses rideaux et bibelots toujours emballés. Elle reste une énigme dont il voudrait percer les mystères, ces pleurs qu’il perçoit parfois derrière les cloisons, les cernes qu’elle camoufle, les rires trop vifs. Il crève de ne pas la saisir.

Mylène ressent un changement et s’inquiète. Il est l’ami qui la dévore des yeux, dont la main s’attarde sur son épaule ou sa taille, qui s’approche et se colle à elle.

L’envie taraude Paul. Frôler ses cheveux. Effleurer sa peau. Butiner son cou. Baiser ses lèvres. S’y fondre. Il fixe cette marque délicate au coin de sa bouche – une petite ride d’expression qui se creuse dans ses rires et se meurt dans ses mots, rêve d’en suivre le contour. L’embrasser. Mais il se retient, lui si près, presque à la toucher, au bord de l’élan. Elle a dû en voir, des blaireaux, de beaux mâles qui se croient tout permis, les mains baladeuses, la plaisanterie douteuse. Il n’est pas de ceux-là, lui, il se veut plus subtil. Il l’entoure, la rassure et pense la retenir.
S’use. Se frustre. Meurt.
***
Les soirées se suivent, semblables, chacun dans son fauteuil ou côte à côte sur le grand canapé : un verre, des gâteaux et un repas pris sans chichis. Il cuisine, elle apporte des plats achetés, chinois ou végétariens ; ils partagent.
De bons amis. Des potes. Des échanges informels pour deux âmes seules, en attendant. En attendant : mieux. Autre chose. L’amour. Mylène aimerait espacer leurs rencontres. Elle l’envisage, va le lui dire, il ne faudrait pas qu’il se fasse des idées. Quand même. On ne sait jamais. Elle va botter en touche, prétexter une migraine ou un rendez-vous, mais elle renonce lorsqu’elle le voit l’attendre, souriant et plein d’espoir, pétri de cette gentillesse dont elle se repaît. Elle est ambiguë, le sait, se sermonne puis recommence, chaque soir, comblée par cette attention. L’ego se regonfle. Alors, elle compose avec des gestes calculés, un peu mais pas trop, juste assez pour nourrir le désir sans le satisfaire. Elle minaude et panse ses propres blessures.
***
Lorsque Mylène rentre ce soir-là, à dix-sept heures, Paul ne l’attend pas auprès des boîtes aux lettres. Il est chez lui et reçoit Émilie, sa sœur, venue à l’improviste, le cœur malmené par une nouvelle rupture. Elle cumule, Émilie. Les foireux, les alcooleux, les violenteux, les peureux, les péteux. Elle les ramasse à la pelle, s’imagine les amender puis s’émiette dans l’échec. Paul écoute, colmate et rafistole jusqu’à la fois prochaine, inquiet de ces échecs, trop nombreux, trop semblables – des répétitions d’histoires avec des abrutis comme il les déteste, des moitiés de mecs, des cons qui négligent ou maltraitent les femmes comme sa sœur, gentilles au grand cœur. Ça lui hérisse le poil, tous ces chagrins, lui dont les amours ne sont pas plus reluisantes. À croire que tous les coups merdiques sont pour leur pomme. Ils les collectionnent, elle et lui, les histoires à deux balles, l’absence de sentiments, les excuses et les départs, ils les empilent et s’en font une carapace, lui surtout, parce que, elle, ce n’est pas encore gagné.
Il sort les mouchoirs de leur boîte et les tend par poignées, il aimerait qu’elle s’arrête, de parler, de pleurer, qu’elle se décide enfin à virer tous ces pauvres types. Il se sent si peu légitime, c’est presque cocasse de l’entendre donner des conseils avec emphase et conviction, fort d’une expérience qu’il ne possède pas. Il donne le change autour d’un verre de chardonnay, la main dans la sienne, l’air contrit, essuyant des torrents de larmes et la morve du nez.

On pourrait rire de les voir ainsi mais c’est toute leur histoire qui s’écrit.

En bas de l’escalier, Mylène s’étonne de ne pas voir Paul.
Elle attend. S’irrite de son retard. S’inquiète.
Il aurait pu la prévenir, laisser un mot, envoyer un message.
Elle se passe la main dans les cheveux et souffle, agacée, seule dans ce grand hall, soudain abandonnée. C’est comme chaque fois, comme avec Antoine, quand il partait quelques jours, sans portable, sans réseau, avec ses potes ou peut-être une maîtresse, et qu’elle restait là, comme une conne, à ne plus savoir quoi faire, ni soumise ni dépendante, mais conne quand même, juste à attendre. Elle souffle et songerait presque à pleurer, mais ne veut plus, ces mecs sont des connards, des moins que rien, des menteurs, des bouffons. Elle, elle va s’émanciper. Profiter et broyer. Mais la colère, elle le sait, c’est n’importe quoi.

À l’étage, sous la porte, la lumière filtre accompagnée de voix lointaines, à peine étouffées, des sanglots semble-t-il, ou des raclements de gorge, une voix de femme et celle de Paul. Le salaud ! Il est chez lui. Porte close avec une autre. Mylène frappe. Paul s’excuse. Il n’est pas disponible. Pas ce soir. Pas maintenant. Demain. « S’il te plaît. »
Mylène se tortille et regarde à l’intérieur, tentant de voir cette autre, dans le canapé ou la cuisine, assise à SA place, cette voix sans visage, peut-être plus belle, plus sympa, cette autre qui accapare Paul.
Il a une visite ? Une femme ? C’était prévu ?

— Demain… On se verra demain…

La porte se referme.
On hallucine ! Cet homme n’est pas un apollon, et pourtant, petit, pratiquement chauve, fagoté étriqué, le geste raide et l’air revêche, il attire. Mylène s’irrite de se voir congédiée, piquée par la rivalité de cette femme dont elle ignore le nom, comme si elle pouvait envisager l’idée d’une relation avec Paul, lui tellement quelconque.
Et si gentil, aimable, souriant, prévenant…
Elle claque sa porte.
***
Il faut afficher un air de rien, un petit air qui va nourrir le doute et titiller l’ego – une indifférence feinte, ajustée à l’instant. Paul mesure l’aubaine lorsque Mylène l’aborde le lendemain.

« C’était qui, hier soir ?… Oh, tu restes encore secret ! »
« Tu as déjà été amoureux ? »
« Tu préfères les blondes ou les brunes ?… Ah, peu importe ! »
« Tu aimes les femmes aux cheveux longs ?… Aux cheveux courts aussi ! »
« Et mes cheveux à moi, comment les trouves-tu ? »
« Tu craques pour les taches de rousseur ?… Oui, comme les miennes ! »
« Comment trouves-tu mon nouveau parfum ?… Tu aimes ? »
« Au jasmin ou à la rose, le lait pour le corps ? »
« Comment s’appelle-t-elle ?… Oui, ton amoureuse ! »
« C’est ton amoureuse qui est venue l’autre soir ?… Tu ne veux toujours pas me le dire ! Mais pourquoi ? »

Paul module l’effet de ses yeux bleus, légèrement de trois quarts, tel un héros de série Z, la pose étudiée, emplie de mystère – grotesque, mais efficace. Il rirait de lui-même à se voir ainsi, se retient d’ailleurs, prêt à tout pour amoindrir les tensions de sa frustration. Il a mal au cœur, aux bourses et au crâne, ce n’est pas romantique, mais là, en l’état, le romantisme devient une lointaine abstraction. C’est une histoire d’envie, de chaleur et de fluides, une idée qui court-circuite les sentiments.
***
Ce jeudi soir est fatigué, l’instant intime, le calme apparent. Assis sur le canapé, proches, les coudes s’effleurant furtivement avant de s’éloigner puis de revenir, Paul et Mylène échangent quelques banalités, tel un soir ordinaire. Il a tamisé la lumière et posé un vinyle sur la platine. Mollement, elle boude, un peu, de n’avoir obtenu ses réponses, et sourit faiblement, soulignant le pli délicat du coin de sa bouche. Aimanté, Paul ne voit que lui. Ce sillon le retourne, plus que l’avant-veille ou même qu’hier, il cogne son cœur et serre son ventre, il heurte à l’intérieur. La douleur est vive et le submerge. Il est un homme à l’élan palpitant, un vrai et pas un mec de pacotille, ni invisible ni à jeter ou délaisser ; son corps se tend, son sang bouillonne. Il n’en peut plus. Sa main s’échappe. Cible verrouillée. Geste intrépide. Il la touche. Enfin. Ses doigts tracent le sillon ; Paul inspire et se contient. Il bride son impatience se voulant délicat, dessine, à peine un effleurement, puis une caresse, sur sa joue et ses lèvres, son cou, ses lèvres de nouveau, chaudes et douces, légèrement entrouvertes. Il la regarde et s’approche. Il pense avoir cessé de vivre.

— Paul… Je ne sais pas si…

Le silence.
Des secondes figées sur l’idée d’un gâchis.
Il sait. Il sait qu’il meurt de ne pas l’embrasser, qu’il crève depuis des mois à jouer cette comédie, le bon ami, pauvre type, brave et fidèle, un toutou qui écoute et console, broyé par cette retenue avalée puis dégueulée dans sa solitude.
Il sait. Tant pis. Tant mieux. Peu importe. Il ne sait même plus. Sa bouche n’est plus la sienne, pas plus que ses bras qui l’étreignent, elle si belle qui plie et s’ajuste. Leurs genoux s’effleurent, leurs flancs s’arriment. Il ose. Elle accepte.

Jamais il n’oubliera cette nuit.
Sa peau d’albâtre douce et satinée, la sublime courbe de ses hanches, ses seins ronds, son sexe épilé, son goût, son odeur. La perfection. Tout était parfait. Il l’a dévorée, léchée, avalée, s’est nourri de son souffle, qu’il a cru sincère, heureux et impatient. Il l’a prise, l’a volée, consentante à demi. Demi-mot, demi-soupir, demi-jouissance. Il a contenu son plaisir pour le sien, si timide, un petit bien-être à peine perceptible, un soupir ou un gémissement, ses yeux clos, sa bouche entrouverte. Il l’a possédée un instant, profondément et intensément, a joui fort. Comme jamais.
Jamais il n’oubliera cette nuit.
Elle a remonté le drap sur son corps.
Le silence.
La gêne.
Il voulait l’étreindre, la tenir contre lui comme un amoureux, la tête sur son épaule, les mains dans ses cheveux. Il voulait parler mais ne savait quoi dire. Se taire, c’était mieux. Inconfortable, mais mieux. Ça évitait l’impair.
Jamais il n’oubliera cette nuit.
Il s’est fourvoyé.
***
Il l’entend se lever et feint de dormir. Elle s’échappe en silence, vêtements et chaussures à la main, regagne son appartement. Elle se douche et s’habille. Il écoute, la devine, entend ses sanglots.

Ses gestes sont lents, empêtrés dans la lourdeur de l’instant – l’amertume aux lèvres, le poids sur les viscères. Il n’est pas sot, notre Paul, il perçoit la bavure.
Lui aussi se douche et s’habille.
Devient un automate.
Il endure la journée. Bonjour du matin, bonjour du jour, les collègues, les clients, il supporte. Sur ses rétines, la nuit défile. Les heures ne comptent pas, le corps est autonome – manger, pisser, sourire, on recommence, les mains brassent, les pieds entraînent, droite, gauche, on bifurque, on évite et on repart. Rien n’a de sens. De goût. D’odeur. Tout est dedans, en lui, même s’il secoue la tête – fermer les yeux, c’est pire –, ça l’envahit.
Il survit, comment, il l’ignore, peu importe, voici le soir, bonsoir, bonsoir, les portes de l’agence se referment, le volet coulisse et lui s’enfuit. Il se hâte – rue, parking, voiture, et il est déjà là, au point stratégique de l’immeuble, au pied de l’escalier, à droite de l’ascenseur, là où il avait l’habitude de l’attendre. Où il l’attend encore.
Dans son ventre, les spasmes pincent les viscères diffusant une douleur jusqu’à sa gorge qui se serre, inondée d’une bile amère et visqueuse qu’il faudra ravaler. Il se sait pathétique et se hait, mais reste planté là, comme un con, auprès des boîtes aux lettres. Il prend son courrier et déchire les enveloppes dont il ne lit pas le contenu, il s’en fout, chiffonne et regarde sa montre. Dix-sept heures trente. Déchiffonne. Rechiffonne. Merde.
Juste la voir. Lui parler. S’expliquer. Reprendre la vie où elle s’est arrêtée.
Il s’impatiente, prend peur, se réprimande. Elle va venir. Elle va forcément venir. Elle ne peut que venir. Elle DOIT venir.
Dix-huit heures.
Dix-huit heures trente.

Pâle et comme maintenue par un tuteur des fesses au cou, la tête fixe, Mylène s’avance enfin dans le hall. Elle est si belle ; son cœur, son âme. Sa déraison. Il lui sourit et se heurte à la pierre de son visage, lisse et solide, ose une bise qu’elle ne rend pas, tente un salut à peine audible. Ça s’étouffe alors dans sa gorge, les mots, le sourire et l’envie. Ne restent que la honte, les joues rouges et la sueur de son corps traître devenu soudain celui d’un animal en rut, une chair chaude et dégueulasse qui n’a pas su restreindre ses appétits quand elle aurait pu se satisfaire d’une belle amitié. Paul se ratatine comme un fruit sec, plissé, replié sur sa carcasse malingre, les mains agitées de tremblements, les jambes vacillantes. Regarde, regarde Mylène, rien n’a changé.

— J’ai mis du vin au frais et…

Elle se détourne. Pas ce soir. Elle est fatiguée. Elle a du travail et préfère rester seule. Il s’efface. Se rend. Il reviendra plus tard.
Paul n’est plus beau.

Il attend.
Demain, après-demain.
Elle l’évite.
Il attend.
Dépérit.
C’est profondément injuste, et incompréhensible, et révoltant, cette vie qui se poursuit dans le tourbillon des évitements. Bien sûr, Paul saisit la gêne, mais quand même, ce n’était qu’une partie de jambes en l’air entre adultes consentants, pas de quoi rompre une amitié. L’esquive le mine, là, chaque soir, près des boîtes aux lettres, à l’heure habituelle, lorsqu’elle le salue d’un geste désinvolte, les mots contenus. Pressée, toujours pressée. Il reste silencieux puis monte à son appartement dont il redoute les ombres : sa présence, son parfum, le chandail sur la chaise. Il entend ses rires, ferme les yeux et inspire, elle n’est plus là. Il range les galets, jette la fleur et les coussins en patchwork, garde le gilet imprégné de son odeur.
Lui, le laid, le chauve, le sec, a succombé au brasillement de la beauté. Pauvre imbécile. Il savait.
Dans son verre, il verse le vin préféré de Mylène et boit à son chagrin. Il n’attendra plus.
***
Mylène rythme son existence seule.
Paul n’est qu’un voisin qu’elle salue brièvement, lourd et balourd, un homme sans intérêt, tout juste un interlude qu’elle préfère oublier. Elle arrange son quotidien et relève son courrier le matin, s’absente de nouveau le week-end, ne le regarde plus, ne sourit pas, devient une ombre qui glisse d’un couloir à un autre ; vite sur le parking, vite dans l’escalier, elle s’échappe.

Dans son carnet bleu, il consigne le vide décoré des photos floues volées depuis son balcon. L’aigreur consume ses boyaux, jour et nuit, l’eczéma picore son visage, son cou, ses bras, sort en plaques et démange. Ça l’agace. Toujours ce corps ! Ce foutu corps, qui n’a pas grandi, qui s’est dégarni, fendu, marqué, qui desquame et rougit, s’empâte. Ce nez trop long, ce menton arrondi, ce crâne bosselé et ces yeux d’un bleu de mer sale. Il gratte. S’énerve.
Chez lui.
Au travail.
Qu’ont-ils tous à l’asticoter ?
Les clients sont des malotrus geignards qui l’exaspèrent, ses collègues, des insatisfaits. Lui ne vit plus, mais survit, le palpitant en charpie. Piétiné, l’amour-propre. Piétinée, sa gentillesse. Comme il enrage ! Mais qu’ils se taisent, tous ! Qu’ils la ferment !
Il vend des timbres, affranchit des enveloppes, remet des colis et tamponne. Il frappe le papier avec l’encre, plein de colère, comme il frapperait la table de son poing pour que tout cesse. Ces pensées dans sa tête, cette nuit qui revient en boucle, son parfum, sa peau, ses cheveux. Son sexe dans lequel il se glisse. Il frappe pour libérer le fiel qui le ronge peu à peu. Mylène. Sa chère Mylène.
***
Le chagrin s’étiole avec le temps, dit-on.
Ha, ha, ha ! Paul rit. Jaune, vert, aux couleurs de l’arc-en-ciel. C’est con, ces phrases toutes faites qu’on sert à toutes les sauces. Lui voudrait qu’on l’oublie, même s’il ne mange plus ou trop peu et inquiète Émilie, qui tente de le distraire. Il s’emporte. Qu’on lui foute la paix ! Ce ne sont pas deux mois qui vont effacer l’affaire. Sa tête s’accroche, son cœur aussi, comme à une idée fixe, de l’aube à la nuit ; une idée dont il entretient sciemment le mal pour ne pas oublier. Ne jamais recommencer. Éviter le beau. Le fuir. Le vomir. Il souffre. Mais souffrir, c’est être encore vivant et lui ne veut pas mourir.
***
Depuis sa fenêtre, le balcon ou par le judas, Paul regarde l’homme qui s’invite chez Mylène. Grand, brun, athlétique – beau, évidemment, il reste la nuit et parfois le week-end. Paul les entend glousser sur le palier – des sons dégueulasses étouffés dans leurs gorges qui piquent le creux des reins et dressent le dard, malgré la rage. Paul s’apaise contre la porte, enroulant des feuilles de papier absorbant dans ses mains crispées. Que c’est laid ! Il se hait, bouffé d’une jalousie que la jouissance n’étanche pas. Elle ne file pas, cette saloperie, collée à sa chair, insérée dans ses pores, jusqu’aux ramifications profondes. Des veines aux synapses, elle se propage, s’accroît et consume. Il crève à chaque nouvel assaut, voudrait ne plus voir, ne plus entendre, mais regarde à nouveau, leurs corps collés, leurs chuchotements infâmes et leurs rires coupables, recommence, encore et encore, l’ego rabougri comme une plante desséchée. Mylène sourit et ce n’est plus à lui.

Elle a jeté ses cartons. Paul les découvre un soir en rentrant de la poste, pliés sur le pas de la porte. Elle a accroché des rideaux aux fenêtres et fixé des jardinières au balcon. Le brun rôde. Paul l’entend qui perce et qui cloue au travers des cloisons. Les pieds des meubles raclent les parquets. On déplace, on agence, on s’installe.
La bile remonte à ses lèvres. La garce l’a remplacé si vite, sensible à une beauté qu’il n’a pas, malgré leur complicité, le vin et les soirées. Elle le repousse, elle, la coquille vide dénuée d’affects, la vile femelle qui l’a utilisé pour occuper son temps et séduit pour asseoir son charme. Il la déteste.
Essaie.

Elle ne lui parle plus, sinon quelques mots échangés sur le pas de leurs portes lorsqu’ils se croisent, bonjour, bonsoir, le temps est si triste, la pluie va tomber. Parfois elle l’ignore, parfois non. Parfois, il espère reprendre leurs habitudes, mais Mylène n’ose peut-être pas, retenue par l’autre, le brun. Ils pourraient être amis.
***
Cet après-midi, en rentrant de l’agence, Paul croit qu’elle l’attend.
Est-ce dû au soleil qui ravive les belles humeurs ou à la douceur de l’air ?
Mylène est dans le hall, attentive au contenu de son sac, elle semble fouiller ou fait semblant. Il est surpris et, lorsque chargé d’un épais sac rempli de ses courses il heurte sa silhouette, il bafouille des excuses, l’air idiot.
Il s’approche et ébauche un sourire timide qui s’étire peu à peu dans la joie profonde de cette entrevue, illuminant ses traits jusqu’à le rendre beau. Il tend la main – un geste bête, alors qu’elle amorce un recul. Elle recule, Paul ! Il ne voit pas, cet imbécile, qu’elle le fuit. Elle voudrait rester polie, ne pas le blesser, mais sa main lui répugne, comme si le souvenir de sa peau, de son odeur, de son souffle dans l’effort des corps qui se possèdent la frappait d’un écœurement irrépressible. Paul réalise. Encaisse. S’agace. Explose. L’affront pourrait l’abattre, mais son sang bouillonne d’une rage soudaine. Son corps se propulse seul, d’un bond, sur ce bras qu’il saisit et contraint à plier. Il serre, Paul, fort, très fort. Il écrase leur histoire, ses mensonges, son indifférence, il broie sa peine et pénètre la chair tendre, marque et abîme. Il voudrait détendre ses doigts mais n’y parvient pas, trop crispé, poussé par ces mots qu’il espère et qu’elle ne prononce pas. Ça lui ronge les tripes et le cerveau, plus fort que sa volonté – une hargne qui l’habite, une violence qui déferle tel un vent d’orage, puissante et incontrôlable. Il voudrait lâcher mais ne pense qu’à frapper. Alors il lutte, serre le bras pour que son poing ne lui échappe pas et contient sa violence, ce mal qu’il n’a jamais ressenti, lui si doux, terrassé par lui-même, cette horreur qui l’envahit, celle de ces hommes faibles imbibés jusqu’à l’os qui cognent et brutalisent dans l’inégalité des forces et la lâcheté des menaces.
C’était son père. Pas lui.
Pas lui. Pas lui. Pas lui.
Mylène le supplie, tentant de desserrer l’emprise. Se tortille. Elle s’effraie de la bascule. De ce regard devenu fou.

— Paul… s’il te plaît… Paul…

Sa voix le heurte. Il déraille.
Pas lui. Ce n’est pas lui.
Les souvenirs se fracassent sur ses mains, la contraction de ses muscles, le mal, ce mal qui le traverse. Comment peut-il ? Pas lui. Ses doigts s’ouvrent dans l’instant, brûlés, brûlants, vite se dérober, ses bras retombent. Il s’affaisse, vrillé en lui-même, il glisse au sol contre le mur. Forme molle, sombre et pliée. Sa tête s’incline, ses yeux se ferment. Il est colère, il est chagrin. Il est épuisé.

— Je te déteste tant…

Mylène. Sa Mylène. Silencieuse.
Du bout des doigts, elle effleure son épaule.
C’est fini. Ses pas dans le couloir, la porte qui se referme.
Elle est partie.

Paul oublie l’heure ; nuit, jour, il s’en fout, il voudrait disparaître. Fuir. Ne plus la voir. Respirer. Il faut qu’il respire. C’est ça, de l’air. Beaucoup d’air. Il doit marcher, frapper le sol de ses pieds, éjecter sa rage dans le bitume qui blessera ses talons.
Il avance. Des heures, des siècles. Il erre dans la ville, d’un trottoir à une rue, d’une rue à un trottoir, trace pour ne plus penser et ne pense qu’à elle. Sa peau, ses lèvres, le sillon au coin de sa bouche, sa Twingo rouge, ses chaussures abandonnées le soir venu, les coussins en patchwork qu’il a balancés. Elle est partout, cette salope, elle l’a contaminé. Il marche jusqu’à la nuit tombée, enivré d’alcools consommés à la hâte dans les bistrots de son parcours. Il en a payé, des tournées. La consolation des lâches. Son père serait fier, un mec, ça boit, ça rote et ça se gratte les couilles devant la télé. Une claque ou deux à sa femme pour dégourdir les deltoïdes les soirs de match. Ou les soirs tout court. C’est facile.

Paul, pauvre Paul, employé des Postes.
Paul n’est pas beau.
Paul est un loser.
Paul est un con entiché d’un fruit pourri.
Qu’espérait-il ?

Il se couche nauséeux, le lit tangue dans les relents de bière arrosée de vodka. Il aimerait trouver le sommeil, s’y couler, fermer les écoutilles et s’effacer. Sa vie est un naufrage. Il en pleurerait. Alors il verrouille ses paupières, les traits crispés, presque douloureux. Il va survivre comme il l’a toujours fait. Verrouiller.
Les larmes sourdent de ses yeux clos et s’échappent en vagues irrépressibles, des sillons d’eau qui dévalent ses joues et inondent son cou et son torse. Elles s’écoulent en averse dans les hoquets et les râles. Le chagrin. Le vrai. Paul pleure sa misère, son histoire et sa vie. Il vide le trop-plein de malheur, lave à grande eau, s’épuise. S’endort.
***
Paul jette le carnet bleu. Il déchire les pages et gribouille les photos, décolle les rubans, plie les stickers, efface les poèmes. Il détruit des semaines et des mois, son premier regard, son premier sourire, ne veut rien garder. La colle résiste, mais il insiste, déterminé et précis. Mylène is dead.
Il s’arrange pour ne pas la croiser et s’oblige à ne plus l’épier. Il souffre. C’est comme un fer chaud posé sur sa chair, la douleur irradie, se propage et tranche le souffle. Il est en apnée ; depuis deux semaines, il ne respire plus. Il balance le gilet dont l’odeur le torture, ne veut plus le sentir enroulé dans ses draps, sur son corps tiraillé par une jouissance qu’il n’atteint pas. Il boit du vin rouge et ne prend plus de blanc, bannit le pouilly et le saint-véran. Il déplace les meubles et change les fauteuils, le canapé aussi. Le week-end, il s’évade chez Émilie ou Rachel, son autre sœur, et même chez Maxime, son frère avec lequel l’entente est tout juste courtoise. Il veille à ne pas rester seul, pas trop longtemps, pas trop souvent. Il se résigne. Il guérit.

Mais, Paul, ce n’est qu’en surface !
Il serre les dents, il souffre, il voudrait mourir.

Quand le mal se décidera-t-il à refluer ?

Émilie le reçoit. Tracassée par son apathie et sa mine chiffonnée, elle l’invite chaque week-end, lui concocte ses plats préférés, le conduit chez Rachel où les rires des enfants lui recolorent les joues et lui dessinent un sourire. Paul. Son Paulo. Celui qui a pris les coups à leur place dans la maison du malheur, quand leurs exubérances enfantines déclenchaient les foudres paternelles. Il ramassait les raclées comme on fait un baiser, s’imposant devant eux, les bras tendus, le corps en avant, lui, l’aîné, le responsable. Il assurait leur subsistance en travaillant le week-end au black chez l’épicier d’à côté ; il portait les sacs et les cartons, pliait sous le poids mais ne lâchait pas. Il palliait les manquements de ceux pour qui le rôle de parents consistait à couler dans l’alcool les allocs et les primes. Il en a pris, des torgnoles, Paul. Émilie n’oublie pas. Elle voudrait tant faire. Le consoler, lui offrir du bonheur. Pulvériser cette Mylène qui englue ses neurones et éteint ses yeux bleus. Elle est brave, Émilie, une bonne fille un peu simple, pas très futée mais gentille. Elle ne supporte pas la situation et s’évertue à le secouer. Des Mylène, y en a d’autres, et des bien plus belles du dedans, et des bien plus authentiques, des filles vraies qui l’aimeront pour lui, pas pour de l’artifice gonflé dans les salles de gym. « Tourne la page, Paul. » Elle s’énerve, crie et tape ses casseroles. Elle l’insulte, le traite de couille molle ; faut qu’il bouge, qu’il comprenne, qu’il oublie. Elle recommence encore et encore, il écoute et promet, pour la rassurer. Oui, oui, les lambeaux de son cœur se recollent peu à peu, se déchirent encore parfois, surtout le soir après le travail, à cette heure fatidique des anciens rendez-vous, puis se colmatent à nouveau. Émilie s’apaise.

Quand la douleur ne sera-t-elle qu’un souvenir ?

Paul devient un artiste, sans leçon, sans coach, un véritable comédien qui se fond dans un rôle. Œil qui pétille, sourire. Clap. Profil, sourire. Clap. Le film tourne, il joue, il est un autre, heureux et agréable, du matin jusqu’au soir, au fond, le cœur en berne, bien caché sous la surface. Qu’on le laisse ! Surtout qu’on le laisse ! Il ne veut rien raconter, rien exprimer. Il vend, tamponne, sourit, vend, tamponne, sourit. Personne ne le voit. Il ne voit personne. C’est facile.
Chaque soir, ses pas gravissent l’escalier jusqu’au palier silencieux ; les portes sont closes, chacun chez soi, Mylène avec son type, lui seul. Il regarde malgré lui, espère malgré tout. Il regarde et ralentit le pas, au cas où, mais la porte est fermée et il rentre chez lui, allume, retire sa veste, traîne les pieds et investit son vide.
Il dîne, la télé en sourdine, puis sort le carnet rouge dont il a fait l’acquisition la semaine dernière. Un beau carnet, comme le précédent, soigné et coûteux. Il a commencé à le remplir et poursuit son travail, appliqué, comme toujours, de l’encre bleue, un Waterman, quelques paillettes, des couleurs aux craies d’art. Il croque et consigne les anecdotes de la journée.
Et raconte Angélique.
La belle Angélique.

Extraits
« Elle accepte. Il jubile, ravi et léger, soudainement détendu; il se fait désinvolte et l’invite dans la cuisine où les verres se remplissent et les rires se répandent. Il raconte la Poste, les collègues et les clients capricieux, les demandes insolites et les idioties, elle rit. Elle rit et lui est heureux. Il a tant rêvé cet instant, des nuits entières, conscient de la vanité de son espoir, et voici qu’ils discutent, assis dans sa cuisine comme des amis de longue date.
Elle reste tard. Accepte un dernier verre. Lâche prise. » p. 31

« Angélique est belle les cheveux emmêlés, pâle et froissée, assise sur son canapé. Elle serre les genoux et lisse son chemisier. Paul ramasse sa détresse, un regard en pleine face ; la tristesse qu’il remarque, elle est pour lui. Lui, l’arrogant et le vulgaire. La bête. Il sent la bile à son palais. Tout ça, c’est de la faute de Mylène. Non. Même pas. C’est de la sienne.
Il se dégoûte. » p. 83

« Elle pourrait partir, elle qui vient de s’installer, la tête emplie d’espoir, partir comme le conseille l’article parcouru dans Elle ou Marie Claire. Elle pourrait remplir ses cartons et ses sacs. Elle pourrait, mais elle ne peut pas, parce qu’elle croit à l’amour, à la rédemption et aux choses qui changent.
Elle se tait.
Ferme les yeux. » p. 131

À propos de l’auteur
SOYMIER_benedicte_DR_©Johann_CourBénédicte Soymier © Photo DR 7 Johann Cour

Infirmière, Bénédicte Soymier exerce dans le Doubs (25). Lectrice éclectique, passionnée de littérature, elle partage ses avis de lecture sur son blog «Au fil des livres». Le mal-épris est son premier roman. (Source: Babelio)

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Tue-l’amour

DABOUSSY_tue-lamour  Logo_premier_roman  RL_2021

En deux mots:
Jojo a trouvé la femme de sa vie. Avec Adèle, ils ont acheté un appartement, sont pacsés et voient la vie en rose. Jusqu’au jour où Adèle s’en va. Le revoici sur le marché, à la recherche de la nouvelle âme sœur. Christelle, Maëlys, Clémentine, Maroussia, Maria, Victoria et les autres vont croiser la route du séducteur.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le séducteur indécis

Dans un premier roman aussi joyeux que désespérant, Louis Daboussy met en scène un jeune homme bien décidé à construire une vraie histoire d’amour. Même avec Tinder, la chose n’est pas facile…

La grande chose dans la vie de Jojo, c’est l’amour. Dans son adolescence, il définissait la chose de façon assez triviale puisqu’il s’agissait pour lui d’accumuler les conquêtes. Une sorte de collection censée prouver qu’il savait aimer. Mais les amours éphémères sont-elles dignes de figurer au rang des vraies passions? À 36 ans, sa «grande histoire» avec Adèle est derrière lui. Pourtant il semblait avoir toutes les cartes en mains: appartement acheté ensemble, PACS, chat, la totale. «Moi, j’étais partant pour la formule all inclusive, conscient des sacrifices que ça pouvait représenter, mais serein, sûr de mon choix. Adèle a refusé l’obstacle. La séparation classique, juste avant le grand saut. Je ne m’y attendais pas, ç’a été dur, le monde s’est écroulé, et puis bon, je me suis remis en selle, pour filer la métaphore hippique. Et si on prend un peu de hauteur, on peut considérer que ça fait en gros cinq ans que je cherche la nouvelle femme de ma vie, celle avec laquelle je pourrai refonder le Grand Projet familial.»
À la déprime qui a suivi cette période, il a trouvé une double-réponse: la solitude et la psy. Une double-réponse doublement insatisfaisante même si, au moment où s’ouvre le roman, la seconde va tenter de remédier à la première en lui proposant de rencontrer l’une de ses patientes, qui «pourrait correspondre».
Las, le bilan de leur rencontre est totalement négatif. Même si physiquement, Christelle a tout pour lui plaire, Jojo se rend très vite compte qu’il n’ont rien à se dire, sinon constater que leurs mondes respectifs sont à l’opposé l’un de l’autre. Quelques années plus tôt, il serait sans doute passé outre pour ajouter une femme à son tableau de chasse, mais cette fois, il renonce. Retour à la case départ. Doublé d’un gros doute sur les capacités de sa psy à vraiment le comprendre.
Il va alors chercher son bonheur sur Tinder et Bumble, les applications de rencontres en ligne et multiplier les rencontres. L’occasion pour le lecteur de profiter d’un guide assez complet des restaurants parisiens sympa, car Jojo parcourt la capitale d’est en ouest et du nord au sud. Après Sarah, l’organisatrice de dîners mondains, avec laquelle cela n’a pas vraiment «matché», il a jeté sur dévolu sur Elsa, mais elle travaille le dimanche, ce qui le l’arrange pas vraiment. Il est ensuite tombé sur Maëlys une sage-femme bretonne, mais son «ignorance de la parentalité limitait les terrains de discussion communs». J’oubliai Clémentine, juive comme Sarah, Maroussia, la copine de copines de bureau ou encore Maria, la vieille copine qu’il part rejoindre à Cuba ou encore les 20 ans de Morgane. Disons aussi un mot de Victoria, «entrepreneuse, successfull, badass, dynamique, féminine», un Everest quasi inaccessible. Et pourtant «tout s’est passé facilement, on a enchainé sur un club à la mode à l’époque. Victoria et moi nous sommes retrouvés à danser collés serrés, jambes entrecroisées, balancement du bassin sur de la musique tropicale, comme si on avait été au Papagayo Club et à nous embrasser goulûment comme deux adolescents sans surmoi au milieu du dance floor, sous les hourras des copains.» Là encore, un feu de paille. Il a une brève liaison avec Magda la Polonaise, il se change les idées à Arles où il tombe sur une galeriste et prof d’histoire de l’art, une vraie parisienne. Mais elle ne fera pas davantage l’affaire que Raya ou Juliette. Lui vient alors l’idée de retrouver Adèle. Mais on ne réécrit pas l’histoire…
Dans cette galerie de personnages féminins, il faut bien reconnaître que c’est l’homme, le séducteur, qui est le plus à plaindre. S’il a élaboré des techniques de drague et d’approche assez efficaces, il ne parvient pas à construire une relation. Mal de l’époque? Louis Daboussy réussit en tout cas un très joli panorama des relations amoureuses au seuil du XXIe siècle. Avec optimisme et beaucoup d’humour malgré les échecs successifs, son style a lui aussi de quoi séduire. Vif et direct, il vous entraine dans sa quête effrénée d’un bonheur qui semble de plus en plus difficile à atteindre.

Tue-l’amour
Louis Daboussy
Éditions Léo Scheer
Premier roman
192 p., 17 €
EAN 9782756113395
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais on y voyage aussi à Roubaix et à Arles, à Rome et Milan, en Belgique, à Copenhague, à Cuba.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jojo enchaine les «dates» et les déconvenues, dans une suite de chapitres désopilants. Et si aujourd’hui, l’amour ne durait plus que trois semaines?
Depuis que Jojo s’est fait larguer, il n’a qu’une peur: finir sa vie seul. Tel un Don Juan bobo impossible à satisfaire, il multiplie les rencontres pour conjurer le sort, et se lance dans une série de dates boiteuses, lamentables, grotesques, qui sont l’occasion de déboulonner les règles du jeu de la séduction dans le monde post-Tinder. Avec sa veine caustique, tendre et idéaliste, Tue-l’amour est une réflexion sur l’amour et les conditions de son éclosion. La quête de Jojo est un apprentissage, qui le conduit à tuer une certaine idée du couple, pour lui permettre de s’épanouir. Ceci étant plus facile à dire qu’à faire…

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« J’adore la vie
J’ai commencé à me dire que les choses devenaient compliquées le jour où ma psy a essayé de m’arranger un coup avec une autre patiente.
Il faut dire que c’est une psy assez hétérodoxe, tendance coach, comportementaliste, un peu New Age et vaguement asiatisante. Il lui arrive par exemple de parler de «mémoire cellulaire» ou de «biorésonance». En général, quand c’est comme ça, j’opine du chef en faisant semblant de comprendre, et j’attends que ça passe pour enchaîner sur mes petites histoires.
Je la vois à peu près une fois par mois, ce qui n’est pas non plus très classique par rapport au rythme hebdomadaire d’usage. J’aime à penser que ça veut peut-être dire que je ne vais pas si mal, mais j’en doute. Si on regarde les choses dans l’autre sens, on peut au contraire considérer que je ne m’y rends pas assez souvent, et que la situation est traitée avec une grande légèreté. Elle parle beaucoup pendant les séances, on est davantage dans un échange que dans une analyse conventionnelle. En somme, elle se sent affranchie de l’étiquette traditionnelle, et compose son petit protocole de façon tout à fait libérale. Même si là, je dois dire qu’elle m’a surpris en s’improvisant marieuse.
Je l’apprécie et lui fais globalement confiance. Je la vois depuis plusieurs années, et j’ai souvent mis entre ses mains des décisions stratégiques, notamment concernant ma pathétique mais mouvementée vie sentimentale. Étant donné l’échec évident de ce chantier, je pourrais interroger sa clairvoyance, voire remettre carrément en cause la foi que j’accorde à ses conclusions. Mais le pire, c’est que je ne pense même pas me tromper en considérant que ses conseils sont souvent pertinents. La cause de l’échec est sans doute ailleurs, et si je savais où, je n’en serais probablement pas arrivé à envisager que cette combine pût laisser présager quoi que ce soit de positif.
Dominique, c’est ainsi qu’elle souhaite qu’on l’appelle, était sûrement arrivée à un stade de pitié assez avancé à mon égard pour penser à moi quand cette patiente, Christelle, lui a fait part de sa difficulté à « rencontrer quelqu’un ». Elle lui a touché deux mots de mon cas, de ma vie, mon œuvre, ma virilité partiellement déconstruite, et Christelle lui a répondu : « Banco, Dominique, tu peux filer mon 06 à Jojo. »
Au demeurant, malgré mes névroses avérées me conduisant à emprunter un chemin qu’il est raisonnable de qualifier de sinueux vers l’amour et la stabilité, je suis ce qu’il convient d’appeler un bon parti. J’ai 36 ans, ce qui n’est plus tout jeune, mais encore bankable, j’ai un travail à responsabilités bien rémunéré dans un univers culturel valorisant, et je peux revendiquer une formation académique relativement prestigieuse. Je corresponds physiquement à un type de mâle latin qui ne plaît certes pas à tout le monde, mais qui fonctionne Dieu merci auprès d’un pourcentage de femmes assez honnête – l’androgyne gracile vit de beaux jours ces temps-ci, mais les fils spirituels de Burt Reynolds et Georges Moustaki n’abandonnent pas le combat si vite.
Par ailleurs, ma sensibilité manifeste rend cette testostérone épanouie soluble dans la modernité. Je suis un mâle cisgenre, blanc, dominant, mais qui fait de son mieux pour remettre cette position en question et lutter contre la perpétuation de ses mécanismes de domination. J’embrasse les principes féministes, et je m’efforce de les appliquer autant que je le peux, même si la déconstruction du genre est parfois une entreprise vaste et retorse. J’ai des bouclettes qui me donnent un air vaguement romantique, de bonnes manières et une culture générale très honorable. Je parle italien couramment, et j’ai acquis un savoir-faire culinaire qui me permet de briller en différentes occasions. Ma dernière histoire sérieuse est assez lointaine, donc je devrais en théorie être affectivement stable et disponible, mais pas trop non plus, ce qui m’affranchit d’un éventuel procès en insensibilité ou en inconstance. De plus, j’ai « fait un travail sur moi » qui me propulse dans une maturité certaine. Je suis un produit assez compétitif sur le cruel marché des trentenaires.
Quand Dominique m’a parlé de Christelle, j’ai tout de suite su que c’était un plan foireux. Il y avait un petit quelque chose dans sa voix qui n’y croyait pas. Elle me vendait le dossier du bout des doigts, sans se mouiller. Je l’ai quand même écoutée, mû par un mélange de curiosité, de désespoir et de restes de confiance en son jugement.
Nom, prénom, je trouve une photo de Christelle sur internet, le tout pendant la séance.
Je dois avouer qu’elle était quand même pas mal, blonde un peu froide, «commune», diraient certains, ce qui peut me plaire dans l’idée: c’est toujours exotique, ce genre de fille, pour un gars qui, même s’il a grandi à Paris rive droite, se traîne une irrémédiable tronche de plagiste grec.
Mais il n’y avait pas besoin d’avoir un doctorat en anthropologie pour percevoir que Christelle et moi ne fonctionnions pas selon les mêmes codes – la coiffure, le peu qu’on pouvait voir de son style vestimentaire, la pause, ces micro-détails qui révèlent en un coup d’œil l’univers culturel d’une personne, et qui me font tout de suite comprendre que je n’aurai pas envie de la présenter à ma mère.
Il faut sans doute préciser que je corresponds de très près à ce que la presse du début des années 2000 a défini comme un « bobo ». J’ai grandi dans un milieu aisé, à Paris, je suis de gauche, je gagne bien ma vie, j’apprécie les activités culturelles. Avec ce que ça implique de conformisme social et, il faut bien le dire, de racisme de classe. Autant de travers qui me poussent à considérer avec une moue perplexe les éléments relatifs à Christelle que je trouve sur les réseaux sociaux.

Peut-être que le fait que Christelle eût monté une boîte de déco de mariages y était pour quelque chose. Des mariages, vraiment? Dominique m’a lancé, du haut de sa stature de thérapeute, un regard qui sous-entendait que j’étais bêtement snob, elle a allégué que Christelle faisait de très belles choses, « très artistiques », et a essayé de faire valoir son côté entrepreneuse. Ouais, enfin, elle fait des mariages. Et d’ailleurs, elle n’est même pas wedding-planneuse, elle bosse pour des wedding-planners. Mais c’est une femme libre et profonde, elle se construit à mains nues une maison sur le terrain familial dans l’Oise… J’ai protesté encore un peu, et puis j’ai fini par prendre son numéro en me disant que je pouvais toujours y aller par acquit de conscience, et pour le rocambolesque.
J’ai laissé passer l’après-midi pour me faire un tout petit peu désirer, puisque Dominique lui avait écrit pendant notre séance pour l’avertir que son numéro de GSM avait été dûment communiqué au jeune homme, et j’ai écrit à Christelle, sur le coup de 19 heures, un message lui proposant d’aller boire des verres et rire ensemble de la situation un peu atypique, quand même n’est-ce pas quelle histoire sacrée Dominique.
À vrai dire, au stade où j’en étais de mes errances affectives, j’avais à peu près tout vu, et j’envisageais donc ce genre de blind date avec un flegme déconcertant. Si je me mets à la place d’un citoyen de l’amour « normal », à savoir en couple, je reconnais que l’idée d’aller boire un verre avec quelqu’un, à l’aveugle, sans l’avoir rencontré au préalable, en se basant uniquement sur des recommandations amicales, ou a fortiori paramédicales, peut sembler tout à fait barbare. En d’autres temps, j’aurais pensé la même chose. Pour mon premier rendez-vous du genre, j’étais dévoré par le trac, fébrile, à la limite du malaise. Désormais, je fais ça avec le même naturel qu’un VRP qui frapperait à la millième porte de ses itinéraires sentimentaux.

Christelle habitait à Convention, évidemment. Pour ceux qui ne seraient pas familiers des sous-textes topographiques parisiens, Convention, c’est le quartier anonyme petit-bourgeois par excellence, excentré, ennuyeux, à part de bonnes fromageries, vraiment rien d’intéressant. Alors que moi, bien sûr, je vivais dans le 10e, le temple des branchés de gauche plus ou moins jeunes. Je lui ai donc donné rendez-vous à mi-chemin, dans le 6e, vers Saint-Germain-des-Prés, dans un bar à vin un peu bordélique et joyeux, pour faire en sorte que l’ambiance d’un mardi soir de début décembre ne plombe pas une situation déjà mal engagée.
Je suis arrivé cinq minutes en avance pour pouvoir choisir une place stratégique, où l’on serait à l’aise. Je fais toujours ça. Je me fatigue moi-même en m’observant participer à ce protocole sans y croire pour un sou. Ça fait longtemps que je date, je suis un peu las de mettre de l’enthousiasme dans ces rencontres qui sont, d’un point de vue statistique, rarement excitantes. Surtout ce soir-là, où je savais pertinemment que ça ne mènerait à rien. Je me demandais ce que je pouvais bien foutre là, même s’il était évident que je n’avais rien de mieux à faire, et j’essayais de me convaincre que c’est toujours drôle de vivre des expériences.
Quand elle est arrivée, je me suis d’abord dit qu’elle était quand même assez sexy, Christelle. Un petit air de Marion Maréchal, fantasme partagé par l’ensemble de l’échiquier politique, mais probablement encore plus par son aile gauche. Avec quelque chose de Laura Smet aussi, mais pas le côté drogue, l’autre. Vraiment pas mal dans le genre blonde middle-class de banlieue, avec un chouette effet mise en pli dans la chevelure. Assez grande, élancée, athlétique, elle avait misé sur un haut blanc moulant et décolleté qui produisait l’effet escompté sur sa poitrine altière, et donnait envie de garder ses chakras ouverts sans trop penser à ces histoires d’événementiel ou à ce look de coiffeuse qui a réussi.
J’ai tiqué un peu en apprenant son âge: Dominique m’avait dit qu’elle avait « la petite trentaine », elle m’en a annoncé 36. C’est au demeurant assez cruel et profondément injuste, mais quand on est soi-même un homme célibataire de 36 ans, on a tendance à viser des femmes un peu plus jeunes. Disons, idéalement, entre 28 et 32 en ce qui me concerne : pas trop jeunes, pour qu’on puisse avoir les mêmes envies de fonder une famille, mais dans un créneau où l’urgence ne se fait pas trop sentir.
Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : avoir le même âge que moi n’est pas un handicap insurmontable, j’ai d’ailleurs eu de belles histoires avec des femmes plus âgées, j’y reviendrai, mais c’est un handicap quand même. Je suis sans aucun doute également influencé par les millénaires de patriarcat qui ont forgé l’association entre jeunesse et désirabilité chez la femme. Mais d’une part, je fais ce que je peux, on ne remet pas en question toute une construction mentale ancestrale en un claquement de doigts, et d’autre part, je crois que ce n’est pas de ça qu’il est question ici. C’est peut-être même encore plus primitif : je suis lamentablement orienté par l’idée de la mère parfaite pour mon futur foyer. Et pour être parfaite, cette mère doit avoir envie d’être mère, mais pas trop non plus. L’urgence est un tue-l’amour radical.
Cette mise au point étant faite, j’ai intégré l’info des 36 ans de Christelle pour ce qu’elle est face à la lente marche vers une égalité réelle, j’ai rejeté un coup d’œil à son décolleté sur lequel l’âge n’avait, je dois dire, pas beaucoup d’emprise, et j’ai commencé ce date sans grand entrain, mais sereinement. »

Extraits
« J’ai 36 ans. Je me suis séparé a 30 ans de celle avec qui j’ai vécu ma « grande histoire ». Appartement acheté ensemble, PACS, chat, la totale. Moi, j’étais partant pour la formule all inclusive, conscient des sacrifices que ça pouvait représenter, mais serein, sûr de mon choix. Adèle a refusé l’obstacle. La séparation classique, juste avant le grand saut. Je ne m’y attendais pas, ç’a été dur, le monde s’est écroulé, et puis bon, je me suis remis en selle, pour filer la métaphore hippique. Et si on prend un peu de hauteur, on peut considérer que ça fait en gros cinq ans que je cherche la nouvelle femme de ma vie, celle avec laquelle je pourrai refonder le Grand Projet familial.
J’ai toujours été ce qu’on appelle, de façon parfois un peu sommaire, un fêtard, un hédoniste, avec en plus un chromosome de branleur sophistiqué et narcissique, et il est vrai que j’ai un goût certain pour la séduction. »

« Le comptoir était mal fichu, inconfortable et proéminent, il y avait des gens que je connaissais, qui me saluaient de loin, j’avais tellement chaud, mon Dieu.
Maëlys s’est pointée, elle avait laissé son ciré rouge qui lui allait si bien ; pourtant, il drachait sacrement, c’est fait pour ça, les cirés. Et elle s’était un peu sapée, j’avais dû Iui dire que c’était un truc hype, et ça avait dû l’impressionner. Elle a enlevé sa veste en jean trempée par l’averse, et là, j’ai vu qu’elle avait sorti le dos nu des grands soirs, façon cocktail. Dès qu’elle a tourné vers la salle pour que tout le monde puisse voir que, oui, j’étais venu avec un date et que, oui, elle était drôlement endimanchée. Je n’ai pas précisé que Maëlys était sage-femme et rennaise. J’ai au demeurant un grand respect pour les sages-femmes, mais mon ignorance de la parentalité limitait les terrains de discussion communs, j’aurais dû tester un truc éthique un peu prise de tête sur la GPA, je suis con, je n’y ai pas pensé sur le coup. J’ai par ailleurs une affection sincère pour les Bretons, mais je suis déjà passé à Rennes. »

« Victoria était entrepreneuse, successfull, badass, dynamique, féminine, tout ce qui me plaisait. Elle s’était séparée de son mec, et le fait qu’elle soit potentiellement sur le marché avait défrayé la chronique de notre petit monde. Je me disais qu’il y aurait un moment où je pourrais tenter quelque chose. Mais elle paraissait inaccessible, auréolée de son statut de Graal des éternels collégiens qu’étaient mes copains à son contact.
Quand il y a eu cette fête chez ma pote, la petite sœur de Victoria, et son mec, qui est aussi un de mes meilleurs potes, j’y suis donc allé sans nourrir trop d’espoir sur ce front. Et j’ai été surpris quand j’ai senti que Victoria me regardait avec un petit air. Tout s’est passé facilement, on a enchainé sur un club à la mode à l’époque. Victoria et moi nous sommes retrouvés à danser colles serrés, jambes entrecroisées, balancement du bassin sur de la musique tropicale, comme si on avait été au Papagayo Club et à nous embrasser goulûment comme deux adolescents sans surmoi au milieu du dance floor, sous les hourras des copains. »

À propos de l’auteur
DABOUSSY_Louis_©DRLouis Daboussy © Photo DR

Louis Daboussy est né et vit à Paris. Il a 38 ans. Après avoir fait Sciences Po, il a été critique gastronomique pour le guide Fooding, dirigé la rédaction du magazine Konbini, puis a récemment monté une société de production de podcasts, Paradiso, spécialisée dans les documentaires, la fiction et les programmes jeunesse. Tue-l’amour est son premier roman. (Source: Éditions Léo Scheer)

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Sauf que c’étaient des enfants

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En deux mots:
Huit jeunes collégiens sont accusés de viol en réunion et mis en garde à vue. Dans l’établissement scolaire, c’est le choc puis le temps des questions. Fatima a-t-elle dit la vérité? Alors que s’engage la procédure judiciaire, les masques tombent.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Fatima et les huit garçons

Pour son second roman Gabrielle Tuloup analyse un fait divers, l’inculpation de huit collégiens pour viol en réunion. Et fait de «Sauf que c’étaient des enfants» un drame finement ciselé.

Gabrielle Tuloup nous avait impressionnés dès son premier roman, La Nuit introuvable dans lequel un fils retrouvait sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer et qui, avant de sombrer, lui avait laissé une confession épistolaire émouvante qui allait modifier son jugement et sa vie. Pour son second roman, changement d’atmosphère complet, même si là aussi il est question de remise en cause, de jugement trop rapide et de vies qui basculent.
Nous sommes dans un collège de banlieue au moment où, pour les besoins d’une enquête judiciaire, la police demande au principal l’autorisation de consulter les photos des élèves. Devant la gravité de l’affaire – il s’agit d’un viol en réunion – l’homme obtempère. Fatima, la victime, reconnait l’un de ses agresseurs, puis un autre… Au total se sont ainsi huit élèves de l’établissement qui auraient participé à ce fait divers sordide. Et qu’il va falloir mettre en garde à vue, parce que, avec le soutien de sa mère, la jeune fille a porté plainte.
Le principal négocie une façon discrète d’appréhender les suspects: les surveillants iront chercher les élèves dans leur classe et ils seront alors remis aux policiers en civil qui les attendent.
Si les choses se passent sans heurts apparents, on imagine l’onde de choc ainsi créée.
Au plus proche des différents acteurs impliqués dans ce drame, le personnel de l’établissement, du principal aux surveillants, en passant par les enseignants et les élèves, Gabrielle Tuloup décrit cette atmosphère de plus en plus pesante, ces rumeurs qui enflent, cette suspicion qui se généralise.
Il y a ceux qui minimisent, ceux qui font de la victime la première coupable, ceux qui ne veulent pas se prononcer et ceux qui jugent immédiatement les huit élèves. Et puis, il y a ceux qui, après la sidération, sont touchés en plein cœur comme Emma, prof de français. Cette affaire va raviver des souvenirs, remettre à vif une plaie qui n’était pas vraiment cicatrisée. «Ça lui explose au visage. Ils ont fait ça. Ses mômes ont fait ça. Elle l’entend de nouveau, nettement, le rire collectif. Ils savaient donc, les copains. Et Nadir qui frimait, les yeux brillants, les épaules sorties. Nadir qui, d’habitude, s’arrête toujours au bon moment. Qu’on n’aille pas lui expliquer que ce sont des gosses, qu’ils ne se rendent pas compte. Leur foutue présomption d’innocence, ils peuvent se la garder.» Elle va avoir beaucoup de mal à retrouver les élèves au terme de leur garde à vue. Car bien entendu, le temps judiciaire n’a rien à voir avec celui des médias et des réseaux sociaux. Dans l’attente du procès la présomption d’innocence devrait pourtant prévaloir.
C’est aussi ce que les parents des adolescents incriminés espèrent. Vœu pieux! En quelques jours tout va voler en éclats. La défense s’organise, le clan se resserre : «Cher Juge, je connais bien ces huit garçons, je les connais depuis longtemps et je peux vous garantir que ces jeunes hommes sont innocent. Ils sont comme des frères pour moi et m’imaginer les voir faire une tel chose m’est aussi insupportable qu’incrédible. Je suis contre le fais que ces jeunes soit pénaliser or que certains ne l’on pas toucher. ni même parler. De plus cette jeune elle a déjà une réputation car il y a des rumeurs sur cette personne et ce jour-là je ne doute pas qu’elle était consentante. Je compte sur vous pour prononcer la sentence la plus juste en espérant avoir un jugement clément pour mes amis. Merci d’avance.»
Si ce roman s’inscrit dans la lignée des romans qui, après #metoo, traitent des violences faites aux femmes – on pense à Karine Tuil et Les choses humaines, à Mazarine Pingeot et Se taire ou encore au tout récent Le Consentement de Vanessa Springora – il est avant tout la chronique d’une dérive ordinaire, un témoignage qui n’oublie aucune des pièces du dossier. On y retrouve du reste les rapports de l’assistante sociale, les bulletins scolaires annotés ou encore un compte-rendu de la réunion de l’association SOS victimes.
On y voit le courage qu’il faut pour briser le silence, pour oser porter plainte. On y voit aussi le long chemin que parcourent les victimes jusqu’à dire les choses. Grâce à la belle construction du roman, on bascule alors de l’histoire de Fatima à celle d’Emma. Et l’on comprend que le combat est loin d’être terminé. Loin de tout manichéisme, Gabrielle Tuloup réussit ici un roman délicat et solidement documenté, un réquisitoire contre les à priori et jugements péremptoires, une réflexion sur la vie ordinaire dans un collège. Utile, forcément utile.

Sauf que c’étaient des enfants
Gabrielle Tuloup
Éditions Philippe Rey
Roman
176 p., 16 €
EAN 9782848767840
Paru le 2/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Stains en banlieue parisienne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, la police entre dans un collège de Stains. Huit élèves, huit garçons, sont suspectés de viol en réunion sur une fille de la cité voisine, Fatima. Leur interpellation fait exploser le quotidien de chacun des adultes qui entourent les enfants. En quoi sont-ils, eux aussi, responsables ? Il y a les parents, le principal, les surveillants, et une professeure de français, Emma, dont la réaction extrêmement vive surprend tout le monde. Tandis que l’événement ravive en elle des souvenirs douloureux, Emma s’interroge : face à ce qu’a subi Fatima, a-t-elle seulement le droit de se sentir victime ? Car il est des zones grises où la violence ne dit pas toujours son nom… Avec beaucoup de justesse, Gabrielle Tuloup aborde la question de l’abus sexuel dans notre société. Le lecteur, immergé dans l’intimité de personnages confrontés à la notion de consentement et aux lois du silence, suit leur émouvante quête de réparation.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Au revoir les enfants
Mardi 27 janvier 2015
Le réel ne prend pas de gants. Il ne frappe pas à la porte du bureau de Ludovic Lusnel. C’est la sonnerie du téléphone qui s’en charge. Le principal a l’habitude de travailler avec la police. Mais pas comme ça.
Son établissement présente bien. La façade de briques ordonnées, en vis-à-vis des cités, exhibe fièrement les principes républicains. Lusnel a enseigné dix ans dans le 93 avant de prendre de nouvelles responsabilités. Il était professeur d’histoire, il connaît la nécessité des devises, leur limite. Homme sensible, mais factuel, il a rangé son violoncelle et acheté des cravates de couleur. Voilà quatre ans qu’il est principal au collège André-Breton de Stains. Les manuels lui ont appris la Terreur et les révolutions, alors il fait en sorte que la vie soit organisée, maîtrisable. Il s’en ira sûrement à la fin de l’année, il a demandé sa mutation. Ce sera plus reposant.
Lusnel dit souvent que c’est son collège, son équipe, ses élèves. Ce n’est pas juste. Rien ne lui appartient, bien sûr, mais parfois tout lui incombe. Parfois le réel débarque, sans préavis, deux sonneries de téléphone :
« Allô ?
– Capitaine Marnin, brigade de protection de la famille. »
On l’informe de la visite d’une jeune fille d’un établissement voisin. Elle vient reconnaître des coupables, il doit préparer les trombinoscopes des classes. Il demande quels sont les faits. On lui répond « agression sexuelle ». Il ne réalise pas tout de suite. Il range la paperasse accumulée à côté de l’ordinateur, dit à la secrétaire de réunir les brochures contenant les photos des enfants par niveau, de la sixième à la troisième, et fixe son esprit le plus longtemps possible sur l’organisation du planning du début d’année, les prochains conseils de classe, le brevet blanc…
Fatima arrive accompagnée de deux policiers. Très calme. Elle a porté plainte quatre jours plus tôt. Une adolescente comme les autres, avec des baskets et un sweat comme les autres, pas l’air plus victime que les autres. Elle tourne les pages en passant un à un les visages alignés. « Lui oui », « lui non ». C’est froid, implacable. Lusnel pense que c’est terrible, cette utilisation des trombis. Un livret de bouilles d’enfants, tantôt souriants, tantôt boudeurs, le regard vif ou défiant, chemise à col boutonné ou survêtement, transformé en outil de reconnaissance de supposés criminels.
Elle en est à sept. Sept élèves. Là, il réalise. La jeune fille assise devant lui dit avoir été abusée par sept élèves de son établissement. Quand elle se saisit du dossier des cinquième, il considère la capitaine avec incrédulité. Elle ferme les paupières un peu plus longuement pour lui signifier de laisser faire. Ce n’est pas fini. Fatima reconnaît formellement huit garçons du collège André-Breton pour viol en réunion, dont un élève de cinquième.
« Merci Fatima, est-ce qu’il y a quelque chose que tu voudrais ajouter ? »
Non de la tête.
« Mon collègue va te raccompagner chez toi, je dois discuter avec M. Lusnel. »
La jeune fille se lève, impassible, comme lors du trajet aller. Marnin avait elle-même appelé pour convenir du rendez-vous la veille. Elle était passée prendre Fatima au pied de son immeuble à 13 h 30. La silhouette lui avait semblé toute petite sous la hauteur écrasante de la tour. Elle avait arrêté la Clio à son niveau et s’était penchée pour lui ouvrir la porte, à l’avant, à côté d’elle.
« Ça va ?
– Ça va. »
Marnin a l’habitude, elle a appris à cloisonner, pourtant elle n’avait pu s’empêcher de se mettre à la place de la jeune fille. Elle s’imaginait entrer dans le collège, prendre le risque de croiser ses bourreaux au détour d’un couloir, reconnaître un éclat de voix, un rire peut-être. Elle avait voulu la rassurer.
« On va directement dans le bureau du principal. Tu ne verras personne. »
Fatima n’avait pas paru inquiète. Elle mâchait bruyamment son chewing-gum et pianotait sur son nouveau téléphone, l’ancien ayant été confisqué pour les besoins de l’enquête. On ne peut jamais savoir ce qui se passe sous les mèches de cheveux lissés, derrière les cils courbés au mascara noir, passé et repassé plusieurs fois pour plus d’effet, comme dans les publicités. Et si elle pleurait ? s’était demandé la capitaine. Mais Fatima n’avait pas pleuré. Elle avait quitté la pièce sans se retourner.
Marnin doit maintenant expliquer à Lusnel la suite des événements. Elle lui laisse le temps de reprendre sa respiration et de réajuster le nœud de sa cravate.
« Les faits n’ont pas eu lieu au collège, mais dans la cité d’en face. »
Lusnel est soulagé. Évidemment. Comme s’il valait mieux que cela arrive dans les escaliers d’une tour plutôt que dans les toilettes de son école, nettoyées deux fois par jour.
« On a de la chance qu’elle ait porté plainte. C’est rare dans ce genre de cas. Les filles subissent des intimidations si violentes qu’elles se taisent.
– Mais, interrompt Lusnel, on est sûr de ce qu’elle avance ? »
Il s’en veut à l’instant même d’avoir posé la question. Marnin poursuit sans relever :
« C’est grâce à la mère. C’est elle qui a poussé Fatima à faire une déposition. Elle a repéré les griffures et les bleus quand sa fille est rentrée.
– Et les élèves qu’elle a identifiés, ils sont tous coupables ?
– On le saura bientôt. Comme les faits sont récents, on va pouvoir lancer les analyses d’ADN. Ça simplifie beaucoup les choses pour la suite. »
Elle marque un temps puis ajoute, comme pour elle-même : « Cette femme, la mère, elle est bien courageuse. Il va falloir les protéger toutes les deux maintenant. »
Le principal approuve. Il connaît les mécanismes d’intimidation des bandes entre elles, la capitaine ne lui apprend rien.
« Je vous donne toutes les informations parce que, si menaces il y a, elles proviendront vraisemblablement de chez vous. » Marnin a insisté sur les derniers mots. Le principal réprouve cette assimilation de sa personne à son établissement, mais il s’abstient de tout commentaire.
« Soyez vigilant et faites-nous remonter les informations, si vous entendez des bruits de couloir ou autres. Vous m’indiquerez aussi le bureau de votre CPE, il faut que je la rencontre. Nous aurons besoin d’elle. »
Elle lui parle de l’organisation concrète des opérations, de « coup de filet », d’interpellation simultanée, bref : d’organisation. C’est son rayon. Marnin lui offre l’asile de l’action, il s’y réfugie aussitôt.
On ne se rend pas compte tant que l’affaire reste à la télévision ou dans les journaux. C’est toujours ailleurs, plus loin, on n’y peut rien et c’est comme ça. Cette fois c’est différent, les coupables viennent de « chez lui », comme il se l’est aimablement vu rappeler. Les doigts de Fatima, sans trembler, se sont posés sur des visages qu’il croise tous les jours, dont il a la responsabilité. Ces portraits figés, sous lesquels ne manque plus qu’un numéro de matricule, ne disent rien des grimaces et tics de langage, des centimètres pris pendant l’été, des voix qui ont mué. Il a noté, un à un, les noms des élèves désignés, en même temps que le policier, dans le cahier qui lui sert de journal de bord. La liste dressée le long de la marge laisse un vide angoissant sur tout le reste de la page. L’impuissance le mortifie. La voix ferme de la capitaine le rappelle à l’ordre.
« Il est important pour nous d’arrêter tous les suspects en même temps. »
Le principal comprend tout de suite : les policiers ne vont pas agir dehors, ils viendront les prendre dans les classes. L’idée lui est insupportable.
Des images remontent de loin. Ludovic était en troisième quand le film Au revoir les enfants de Louis Malle est sorti. Il habitait le village d’Avon, là où les faits avaient eu lieu. Son professeur d’histoire leur avait raconté le courage de ce prêtre qui avait caché des adolescents juifs dans son collège durant la guerre. Elle avait demandé aux élèves de se mettre en quête de personnes ayant rencontré le résistant. Il interrogea les voisins, recueillit des témoignages. Au mois de décembre, enfin, la classe alla voir le film au cinéma. Ludovic avait beau connaître l’issue, il espérait quand même. Il est devenu professeur à son tour. On ne choisit pas d’être éducateur si on n’espère par réécrire la fin. Pourtant, dans la salle obscure, ses doigts s’étaient crispés au bout des accoudoirs : les officiers étaient entrés dans l’établissement. Ils avaient fait sortir les élèves, les avaient alignés dos au mur. Ils les avaient arrachés. À leurs amis, à la vie. Jamais il ne s’est remis de ces images. L’école devait être un abri, un asile.
La capitaine en face de lui insiste, ils doivent fixer le jour où la brigade pourrait intervenir. Ça n’a rien à voir, bien sûr, sauf que c’est son collège et que ce sont des enfants. Alors il la supplie « qu’on ne les prenne pas dans les classes, s’il vous plaît.
– Impossible. »
Il faut éviter la destruction de preuves. Tout peut se révéler utile, des messages ont pu être échangés… Les arcanes sordides du crime lui sont distillés par petites touches odieuses. L’air de rien. Pour eux c’est le quotidien. Mais la mention de possibles vidéos filmées avec les téléphones l’achève. Il pense à Pauline, sa fille. Alors il prend son calendrier et convient avec la capitaine que l’intervention aura lieu une semaine plus tard, le lundi 2 février. »

Extraits
« Ça lui explose au visage. Ils ont fait ça. Ses mômes ont fait ça. Elle l’entend de nouveau, nettement, le rire collectif. Ils savaient donc, les copains. Et Nadir qui frimait, les yeux brillants, les épaules sorties. Nadir qui, d’habitude, s’arrête toujours au bon moment. Qu’on n’aille pas lui expliquer que ce sont des gosses, qu’ils ne se rendent pas compte. Leur foutue présomption d’innocence, ils peuvent se la garder. »

(Courier adressé au juge, fautes d’orthographe comprises)
« Cher Juge, je connais bien ces huit garçons, je les connais depuis longtemps et je peux vous garantir que ces jeunes hommes sont innocent. Ils sont comme des frères pour moi et m’imaginer les voir faire une tel chose m’est aussi insupportable qu’incrédible. Je suis contre le fais que ces jeunes soit pénaliser or que certains ne l’on pas toucher. ni même parler. De plus cette jeune elle a déjà une réputation car il y a des rumeurs sur cette personne et ce jour-là je ne doute pas qu’elle était consentante. Je compte sur vous pour prononcer la sentence la plus juste en espérant avoir un jugement clément pour mes amis. Merci d’avance. »

À propos de l’auteur
Née en 1985, Gabrielle Tuloup a grandi entre Paris et Saint-Malo. Championne de France de slam en 2010, elle est professeure agrégée de lettres et enseigne en Seine-Saint-Denis. En 2018, elle est lauréate du Festival du premier roman de Chambéry pour La nuit introuvable. (Source : Éditions Philippe Rey)

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