J’ai tout dans ma tête

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En deux mots
Une comédienne est chargée d’adapter Eugène Onéguine de Pouchkine pour le théâtre. Un projet enthousiasmant d’autant qu’elle est pressentie pour le rôle de Tatiana. Les réunions préparatoires s’enchaînent alors que son père de 96 ans, atteint d’Alzheimer, sombre petit à petit.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’artiste-peintre, la comédienne et l’amour

Rachel Arditi nous offre un premier roman plein de sensibilité sur les affres d’une comédienne qui se bat pour son père atteint d’Alzheimer et pour sa carrière de comédienne et crée des passerelles entre son quotidien et la vie rêvée.

Commençons par le côté autobiographique de ce roman, histoire d’en finir d’emblée. Oui, Rachel Arditi, comme la narratrice, est comédienne et oui, son père était, comme celui du roman, artiste-peintre. Et oui, elle est arrivée à l’écriture par l’adaptation de romans pour la scène. Il n’est par conséquent pas erroné de trouver au fil des pages de ce savoureux roman, du vécu. Mais c’est bien de ce terreau que se nourrissent tous les romanciers, consciemment ou non.
La scène d’ouverture, qui donne bien le ton du roman, retrace le dialogue forcément un peu surréaliste entre la narratrice et son père qui entend fuir son Ehpad de Nogent-sur-Marne et va solliciter pour cela l’aide de sa fille. Âgé de 96 ans et atteint d’Alzheimer – son état va empirer tout au long du livre – son esprit vagabonde. Alors sa fille joue le jeu. Les encouragements qu’elle prodigue à ce vieil homme étant tout à la fois une marque d’affection et une thérapie permettant à son cerveau de rester en éveil.
De retour à son appartement situé du côté de Montmartre, elle rencontre Betsy, une fille espiègle qu’elle croise régulièrement et qui l’entraîne aussi sur la voie onirique. Un autre moyen de ne pas s’épancher sur sa carrière de comédienne un peu à l’arrêt. «Me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.»
L’éclair va arriver après une rencontre avec son amie Victoire qui lui propose d’adapter Eugène Onéguine pour le théâtre. Un projet d’autant plus enthousiasmant pour elle, qu’elle entrevoit la possibilité d’endosser le rôle de Tatiana, l’amoureuse éconduite par le dandy qui donne son titre au roman.
Le récit va alors alterner entre le travail d’adaptation, les bonnes et les moins bonnes nouvelles autour du financement du projet, du casting et des trouvailles pour la mise en scène et les visites à Nogent.
En jouant sur les temporalités, l’imaginaire des protagonistes qui, de manière plus ou moins voulue, choisissent de rêver leur vie plutôt que de la vivre, Rachel Arditi tisse un fil entre eux. Alors le théâtre se retrouve dans la peinture, la jeune fille d’aujourd’hui se retrouve aux côtés de Pouchkine et Betsy embarque avec elle le vieil homme au crépuscule de sa vie.
L’humour et la vivacité de la plume de la primo-romancière entraînent le lecteur dans ce tourbillon plein de poésie qui permet d’affronter les difficultés qui jalonnent une vie d’artiste. Ajoutons qu’en prenant la plume, Rachel Arditi a trouvé le moyen de ne plus dépendre de personne pour mener à bien son projet, contrairement à la comédienne de son livre, soumise aux caprices et aux humeurs des autres. Gageons que ce premier roman, sur lequel souffle un vent de fraîcheur, sera bientôt suivi d’un autre. On l’attend déjà avec impatience!

J’ai tout dans ma tête
Rachel Arditi
Éditions Flammarion
Premier roman
240 p., 19 €
EAN 9782080291035
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et à Nogent-sur-Marne. On y évoque aussi des séjours en Provence, à Aix et Marseille ainsi qu’en montagne, du côté de l’Izoard.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il est peintre et sa fille est comédienne. Certains esprits attendris les qualifient de doux rêveurs. Mais ce qu’ils partagent, c’est plutôt un net penchant à éviter tout contact trop brutal avec la réalité. Esquives, subterfuges et mises à distance, tout est permis pour ne pas se heurter au réel. Pour lui, l’affaire est désormais conclue puisque la réalité s’est confondue avec la fiction qu’il se raconte, assez joyeusement d’ailleurs, depuis sa maison de retraite où il croit dur comme fer que des Japonais vont lui acheter une fortune l’une de ses plus fameuses toiles. Pour elle, néanmoins, la vie est encore longue… Alors quand elle reçoit un appel de son amie Victoire, metteuse en scène, qui lui propose de travailler sur l’adaptation d’un roman de Pouchkine, elle se prend à rêver d’incarner le rôle de Tatiana. Entre deux visites à son père, elle va chercher à ce que, pour une fois, la réalité se plie à son désir.
Rachel Arditi signe un premier roman malicieux et élégant sur un père et une fille occupés à réenchanter le monde.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lecteurs.com – Entretien avec Rachel Arditi (Nicolas Zwirn)
Benzine mag (Alain Marciano)
L’Œil d’Olivier
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Blog Sur la route de Jostein
Blog la bulle de Manou

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
— Bien, ma biche. Je pars.
Je ne devrais plus m’étonner de cette entrée en matière dans les conversations avec mon père. Ça fait des années qu’il martèle en boucle son départ imminent. S’échapper de cette maison de retraite où il réside à Nogent-sur-Marne est devenu son obsession. Et après tout, à son âge, 96 ans, quoi de plus naturel ? On s’approche globalement de la fin. Mais la vérité est que depuis le début, j’ai décidé de croire à son projet d’évasion, d’entrer dans son jeu. Non pas pour le protéger d’une réalité qu’il ignore – cette impossible fugue –, mais avant tout parce que moi-même j’aime les rêves et que j’ai envie de découvrir jusqu’où sa fiction le mènera. Je suis avide de la suite, comme quand on lit un bon livre. Voilà pourquoi lorsque, pour la cent quatorze millième fois, il m’a invectivée ce jour-là de sa voix martiale, j’ai répondu avec une authentique curiosité :
— Tu pars ?
— Absolument. Je raccroche et je pars. À Marseille. Je ne reste pas une seconde de plus. Quand est-ce que tu viens me voir ?
— Eh bien… disons demain ?
— Demain ? Formidable. Monstrueusement formidable. Je serai là ma bichette. Et je t’attendrai avec une impatience fébrile.
Mon père n’économise jamais son enthousiasme. Il a, à vivre, une ardeur de géant.

Chapitre 2
Au moment de me mettre en route le lendemain, j’hésite. Mon père vient de me laisser un nouveau message, dans lequel il chuchote sur un ton de secret-défense :
— Bien, ma biche. Lorsque tu viendras tout à l’heure, mets donc dans ta voiture un de ces sacs en toile épaisse, qui se terminent en haut par un cordon pour les fermer, et que les marins utilisaient autrefois pour y mettre des vêtements, des objets, des vivres, enfin, etc. Tu mets ça dans ta voiture. Mais surtout, tu ne le dis à personne ! Voilà ! Je t’expliquerai.
Mon père ne parle pas. Il écrit tout haut. J’ouvre le grand placard de l’entrée pour voir si par hasard ne s’y trouve pas un de ces fameux sacs de marin, mais non. Je ne possède pas un tel sac. Je me mets en route, sous un soleil radieux.
Contrairement à d’autres maisons de retraite que j’ai visitées, la « Maison des Artistes » ne sent pas l’urine. En revanche, une puissante odeur de réfectoire se répand dans toute l’enceinte, bien que la cantine se trouve au sous-sol du bâtiment. C’est une spacieuse bâtisse du XIXe siècle. Sur la longueur d’une des façades, une grande véranda relie en une galerie l’aile ouest à l’aile est de la maison, remplie d’œuvres des résidents du passé. Quand je la traverse, je suis toujours saisie d’angoisse. Je ne sais pas pourquoi. Quelque chose me renvoie à moi-même, sans doute, dans le contraste singulier entre cet habitacle de verre moderne et les vieilleries qui le peuplent.
L’accueil se fait par l’extrémité ouest de la véranda. À chaque heure du jour on entend le sifflement de quatre perruches – trois bleues, une jaune – installées dans une vaste cage au cœur de ce couloir. Dans l’aile est du château – car c’en est un – il y a un salon de musique où ne filtre aucune lumière naturelle, mais qu’illumine une fresque originale de Raoul Dufy, et qui est destiné à recevoir de petits récitals. Une cinquantaine de chaises ont été installées en face d’une estrade sur laquelle trône un piano à queue. La plupart du temps, ce sont plutôt des rencontres ou des conférences qui s’y donnent, ces moments d’échanges intergénérationnels proposés par la structure administrative à ses pensionnaires, afin de continuer à meubler leurs existences à défaut de réellement les remplir. Pendant ces rencontres, il n’est pas rare de voir un tas de têtes tombées sur les épaules qui les soutiennent, et si l’on s’approche, on observe sur les visages aux yeux fermés de larges béances d’où s’échappe le son tranquille ou ronflant de leur somnolence. Sur l’estrade, le conférencier venu faire l’éloge du « Jeu d’acteur, cette vie rêvée », ou encore s’interroger sur « Artiste ou artisan ? Les matériaux de l’art contemporain » – bref, des thèmes minutieusement choisis pour leur caractère passionnant – s’endort à son tour, ou profite de cette sieste inopinée pour se limer un ongle, tweeter son ennui sur les réseaux sociaux, ou rêver. Ce qui n’est pas toujours dissemblable. Le salon de musique ouvre sur un espace qu’on appelle « le café ». C’est un hall de passage pourvu d’un bar, où résidents et visiteurs peuvent commander à boire – principalement un thé – ou à manger – principalement un biscuit. Sec, de préférence. Dans ce café se trouvent les ascenseurs menant à la salle à manger. Là, sur le seuil des cages métalliques, l’odeur de cantine vous saisit à la gorge et vous sclérose, et l’on comprend alors pourquoi les résidents, au fil des jours, perdent le goût de vivre.
Tout à fait à l’opposé de cet espace social, l’aile est se compose d’une grande salle de réception qui reste toujours vide, d’un couloir sombre distribuant les chambres du rez-de-chaussée, ainsi que, tout au bout, d’un salon de coiffure ouvert « tous les jeudis de dix heures à midi, sur rendez-vous », comme l’indique très modestement – quoique avec beaucoup d’honnêteté – une plaque métallique accrochée sur la porte. Entre le couloir sombre et le salon d’accueil se trouve, presque clandestine, une minuscule pièce inondée de lumière, qui vole au parc sa vue splendide. Un unique fauteuil et un piano droit meublent la pièce. C’est le bureau de Thérèse Deligny, une vieille pianiste énergique à la voix de crécelle et aux doigts tordus d’arthrose, qui maquille outrageusement ses yeux d’un bleu curaçao. Plus bas, ses lèvres, sillonnées de ridules verticales, ne parviennent pas à retenir le rouge qu’elle y applique généreusement, si bien que le baume migre vers le nez et le menton en de petites effilochures poignantes. Les cheveux, couleur acajou, mais dont les teintures ratées depuis de nombreuses années échouent à masquer le triomphe du temps, tombent gras, raréfiés bien qu’encore longs, sur un cou disparu qui maintient pour toujours les épaules en hauteur, conférant à leur propriétaire, lorsqu’elle se met à jouer, une certaine ressemblance avec Petrucciani.
— Elle massacre Chopin.
Cinglant comme à son habitude, mon père ne peut s’empêcher cependant d’assister aux longues heures d’entraînement de Thérèse qui écrase sur le clavier Nocturnes de Chopin et Partitas de Bach en une pâte homogène dont on ressort avec une indigestion. Il ne peut s’en empêcher car Thérèse possède une qualité qui la lui fait tenir en haute estime :
— Elle est une descendante de Louis XIV. Ou de Louis XVI. Un Capulet en tout cas. Ou un Capet. À moins que ce ne soit un Bourbon ? Enfin de qui que ce soit…
De qui que ce soit, cette descendance constitue un privilège précieux aux yeux de mon père, qui aime les rois et les royaumes.
Une certaine quiétude règne dans cette demeure de mort. Devant elle, le parc, immense et vallonné, se déploie à travers arbres et statues en un assemblage de verts, de gris et de fleurs multicolores, pour aboutir en contrebas à – que l’on devine sans la voir – l’autoroute A4.
— Entre, ma minouche, me dit-il quand je m’apprête à passer la porte. Et referme derrière toi.
Il est allongé sur son lit avec ses chaussures, visiblement plongé dans de riches pensées intérieures – sa spécialité, comme la suite ne va pas tarder à le démontrer.
— Tu m’as apporté ce que je t’ai demandé ? ajoute-t il en se redressant.
Je réponds que non, je ne possède hélas pas de gros sacs de toile de marin. J’attends qu’il me réprimande, mais pas du tout. Il est déjà passé à l’étape supérieure, et se met maintenant à me détailler son plan d’évasion sur un ton de ministre.
— Voilà. C’est très simple, je ne resterai pas ici. Cet endroit n’a strictement aucun intérêt. Je pense que tu t’en es rendu compte. Donc ça ne m’intéresse pas. Ici, je suis une coquille vide, je ne peux rien faire. Et il faut bien comprendre qu’ici, il y a de très vieilles personnes. Très vieilles. À côté d’elles, moi, je suis extraordinairement valide. Aïe ! Ah la vache !
Un faux mouvement interrompt sa démonstration, il saisit son épaule droite avec sa main gauche en grimaçant, puis reprend sans se troubler.
— Ma tendinite. Où en étais-je ?
— Tu veux partir d’ici.
— Ah oui. Voilà. Alors je veux retourner chez moi. À Paris naturellement. Rue… Rue… enfin Rue Machin-Chouette. Bien. Alors évidemment, à mon âge, il me faut une aide. Idéalement, quelqu’un pour ma toilette et quelqu’un pour mes repas. Parfait. Il me faut donc de l’argent. J’ai téléphoné à ma banque, il paraît qu’il n’y a plus rien sur mon compte. Bien. Alors j’ai eu une idée, ce sont les Japonais.
— Les Japonais ?
Depuis que je suis enfant, mon père ne cesse d’élaborer des stratégies toutes plus fumeuses les unes que les autres, dans le but de vendre sa peinture. C’est fascinant cette foi toujours renouvelée, cet espoir jamais tari de concrétiser une vente juteuse qui le mettrait à l’abri du besoin pour le restant de ses jours – même si ce restant sera assez modeste désormais. Parfois, comme lorsqu’il formule son désir d’aller à Marseille, l’espoir suffit, il nourrit le projet fou, le fait advenir. Il a l’espoir performatif.
Marseille, il y est né. Il a toujours manifesté une joie d’enfant à l’évocation de sa ville. Son nom contient la mer, le soleil, et sa liberté. C’est là que sous l’Occupation il a peint Le Crépuscule, son chef-d’œuvre. Depuis, Marseille est devenue sa zone libre et restera pour toujours cette entaille bénie dans une monstrueuse nuit de bombes. La ville a fondé un homme capable d’escroquer la mort.
Quels qu’aient été l’époque de sa vie, le destinataire fantasmé, ou la forme même du processus, tous ses coups fumants ont eu pour but secret de trouver un richissime acheteur pour Le Crépuscule.
Il y a eu dans le passé, entre autres, la Fondation Maeght, la Banque Rotschild, Bill Gates, mais aussi une bande de Russes totalement obscurs qui l’avaient fait venir à Moscou avec trente tableaux qu’ils n’ont jamais payés et dont mon père ne retrouva jamais la trace ; il y a eu jusqu’à la reine d’Angleterre, à qui il avait envoyé comme aux autres une photo du tableau sacré accompagnée d’une lettre manuscrite, lapidaire, proposant d’acquérir ladite toile pour une somme considérable. « Majesté, vous conviendrez avec moi que cette toile vaut tous les chefs-d’œuvre de votre collection particulière. Je vous la cède volontiers pour un million de dollars. » La lettre était restée sans réponse. Ce qui ne l’avait d’ailleurs pas plus découragé que sa douleur à l’épaule, à l’instant. Et maintenant, les Japonais.
— Les Japonais, oui. Les Japonais, comme tu sais, ont beaucoup d’argent.
— Ah bon ?
— Naturellement. Mais ce qu’ils ont surtout, c’est qu’ils se foutent absolument de la loi du marché. La cote, si tu préfères.
Ça y est, on est en plein conseil de guerre.
— Ah oui ?
— Absolument. Les Japonais n’achètent pas de la peinture dans le but de faire une plus-value, ça ne les intéresse pas du tout. Non, ils veulent garder. Ils aiment véritablement les œuvres et ils veulent les garder. Et ça, c’est formidable.
Je n’ai jamais bien compris d’où mon père tenait ces sortes de savoirs anthropologiques à propos des uns et des autres. Une intuition très sûre le caractérise, certes, mais est-ce suffisant pour affirmer que les Japonais investissent dans des œuvres par amour de l’art, voire, par amour du prochain, et peut-être même par amour pour mon père ?
— Et donc ? dis-je.
— Eh bien, il leur suffit d’aimer.
— Parce qu’ils aimeront, ils paieront des milliards ?
— Je le suppose. C’est en tout cas mon pari. Qu’est-ce que tu en penses ?
La vérité est qu’il ne peut pas concevoir que sa peinture ne soit pas reconnue à proportion de la foi qu’il engage dans son travail. Or quel prix peut-on donner à une chose que l’on aime, si ce n’est le même que celui par lequel le cœur l’approuve et qui est par nature inestimable ? Au fond, je me suis toujours demandé si le fait de se séparer d’un tableau (à plus forte raison du Crépuscule) ne lui coûtait pas affectivement si cher qu’il se mettait en mesure de saborder ses propres plans, en imaginant des stratagèmes complètement foireux et déconnectés des réalités du marché afin que la vente convoitée ne puisse jamais advenir. Du coup fumant au coup fumeux, on n’est jamais très loin. Les peintres ont-ils tous de la difficulté à se séparer de leurs œuvres ? Mon père aurait-il dû lui aussi savoir se vendre ? Les êtres humains ne sont pourtant pas des valeurs marchandes. Ou peut-être que si ?
Mon père me fixe de ses yeux ronds et hypnotiques, la tête légèrement inclinée sur le côté, comme on le fait quand on attend avec ardeur la réponse de son interlocuteur. Je n’avais jamais remarqué qu’il ressemblait à un opossum.
— Pardon… Quoi ? Tu m’as dit quoi ?
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— De ?
— Des Japonais.
— Ah ! Les Japonais. Je pense que c’est une très bonne idée. Ça vaut le coup.
— Oui. C’est aussi mon avis. Parce que tu comprends, les Japonais…
Cette fois je n’écoute plus les paroles. Juste la musique de sa chanson, qu’il poursuit comme pour lui-même. Sa voix est restée aussi intacte que ses rêves.
La visite prend fin. Je quitte mon père au son du piano que Thérèse, confinée dans son petit salon, offre au monde. Je m’apprête à sortir de la chambre quand mon père me fait distraitement une ultime recommandation, tout en initiant un minutieux décrottage de son nez.
— Ferme bien derrière toi, ma minouchette, sinon la vieille toquée va venir me persécuter.
— Qui est la vieille toquée ?
— Je ne peux pas te dire. C’est une vieille toquée qui veut toujours entrer dans ma chambre. Elle me persécute. C’est vrai que je suis encore assez beau, mais ça ne m’intéresse pas. Comme dans la fable.
— La fable ?
— « Maître Corbeau, commence-t il avec emphase, tenait en son bec, un fromage.
« Maître Renard… »
— Ah ! la fable… dis-je en comprenant soudain le sens de l’allusion sans toutefois en saisir la pertinence.
— « lui tint à peu près ce langage. Hé ! Bonjour monsieur du Corbeau, que vous êtes joli, que vous me semblez beau!»
— Oui oui je conn… !
— « Sans mentir, reprend-il à mon adresse, si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
— Oui, j’avais comp…
— « À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie, et pour montrer sa beeeelle voix,
« Il ouvre un laaaarge bec, laisse tomber sa proie. »
— Hum…
— « Le Renard s’en saisit et dit : “Mon bon monsieur, apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.” »
Rien n’arrête plus sa voix de stentor. Pour un peu il se mettrait debout sur son lit et se parerait d’une cape et d’une épée, pour lui faire comprendre, à ce corbeau narcissique, qu’on ne gagne rien à vénérer sa propre image.
— « Le corbeau, honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. »
Et hop, il catapulte une petite boulette molle sur le sol.
— Voilà, conclut-il. Ce qui signifie en gros qu’il continuera à être le connard qu’il n’a jamais cessé d’être. Dit comme ça, c’est ça que ça veut dire.
— Hum. Mais quel rapport avec la vieille toquée ? dis-je, pas tout à fait certaine de ne pas avoir basculé dans un cauchemar.
— La vieille toquée ? C’est qui ça ?
Une chose que je n’ai pas dite à propos de mon père : il est complètement érotomane. Érotomane, et – ou peut-être devrais-je dire : mais – atteint d’Alzheimer.
Je sors de la chambre et m’immobilise un moment dans le couloir pour écouter Thérèse, concentrée sur la 6e Partita. Ma préférée avec la 2e. Je m’approche tout doucement du petit salon. Thérèse plaque solennellement les arpèges de la Toccata, qui vous donnent immédiatement l’impression que quelqu’un vous explique avec beaucoup de sérieux une chose très grave et très complexe, comme par exemple le monde. De temps en temps une ou deux notes apportent une lumière particulière, un éclairage réconfortant, mais enfin, globalement, l’ensemble s’impose assez bien comme caverne. J’observe Thérèse, toute petite à son piano, et en voyant son cou rentré et ses épaules en hauteur, je me dis qu’il existe probablement un moment dans l’existence où l’on est certain d’en être sorti. De la caverne, j’entends.

Chapitre 3
Après avoir haï jusqu’à l’angoisse le dimanche – parce qu’il désigne dans une conciliation impossible la fin et le début – je me suis mise à aimer ce jour avec la tendresse résignée qui nous fait apprivoiser, dans certaines circonstances, l’idée de la lutte perdue.
Je me lève, vais chercher du café à la cuisine et me poste à la fenêtre pour observer la rue. J’ai toujours adoré ce spectacle. J’habite un petit appartement au pied de la butte Montmartre, au cinquième étage sans ascenseur. Quand j’épie les gens depuis chez moi, il me faut rectifier la perspective pour ne pas saisir qu’un amas de têtes. Je dois regarder plus loin dans la rue pour contempler un tableau entier, ce qui a pour effet de ralentir le rythme de la scène. Quelques personnes marchent avec indifférence, certaines traînant leurs cabas garnis de courses, d’autres simplement vêtues d’un jogging et de baskets, tenant dans la main un journal, un sac en papier rempli de croissants, ou un enfant absorbé par sa vie intérieure. On se croirait dans un tableau de Balthus. Sirotant à petites gorgées mon café brûlant, j’essaye d’imaginer la vie de ces gens. Lesquels d’entre eux sont-ils comme moi devenus des ombres ? Certainement pas Betsy, que je vois brusquement fendre le bitume sur une trottinette à la vitesse de l’éclair. C’est une petite fille que je croise régulièrement dans le quartier. La première fois c’était sur le chemin de son école. Elle s’avançait vers moi de ce pas qui consiste en un rebond alterné sur un pied puis sur l’autre, et qui, à chaque personne qui l’a expérimenté, donne l’impression magique d’aller soudain plus vite et plus haut sans produire d’autre effort que ludique, chaque enjambée appelant la suivante dans un mouvement que rien n’arrête. Comme si se déplacer ne suffisait pas, comme s’il fallait, en plus, que ce soit un jeu. En la voyant avancer de ce petit pas de géante, je m’étais fait le constat qu’on ne voyait jamais d’adulte se propulser ainsi dans les airs comme le faisait Betsy. Aucun adulte dans les rues ou dans les couloirs du métro ne se sert de cette extraordinaire ressource du corps pour se déplacer. Il y aurait bien quelque chose d’un peu grotesque à le faire mais pas plus que dans la posture de suricate dont la trottinette ou l’hoverboard nous affublent. Pourquoi se priver d’une telle sensation d’apesanteur ? Ce mystère m’avait emplie de perplexité et à mesure que je voyais Betsy s’avancer j’en avais conclu que chez les adultes c’est l’idée même du jeu qui a cessé. Les adultes ne jouent plus. J’en avais eu un pincement au cœur, sentant peut-être souterrainement que cette démission devrait bientôt me concerner – jouer la comédie m’était devenu difficile. Arrivée à sa hauteur, je m’étais rendu compte que Betsy chantait cette chanson que j’adore de Ray Ventura – car elle illustre bien comment la tragédie prend parfois l’allure d’une farce –, « Tout va très bien, madame la marquise ». Se plantant en face de moi, elle avait entonné le couplet : « Allô allô James ! Quelles nouvelles ? Que trouverai-je à mon retour ? » La question méritait d’être posée. Mais un retour était-il seulement possible ? La regardant s’éloigner, j’avais remarqué qu’un drôle de sticker ornait son cartable : « Kiss me », proposait-il. J’avais continué ma route.
Je regarde Betsy disparaître sur sa petite fusée terrestre et m’éloigne de la fenêtre. Mon père est-il en train de devenir une ombre ? C’est la question qui me vient tandis que je me ressers un peu de café. Lui comme moi vivons dans cette saison intermédiaire, celle de l’oubli.
Je retourne dans mon lit, et roule mon corps en tas, la posture que j’ai récemment adoptée dans l’existence. Le tas. En boule sur le matelas, je me sens pareille à une petite motte que rien ne bouscule et dont rien ne résulte. Un tas qu’il serait possible de trouver à une place ou une autre, indifféremment. Pas mort. Ou pas complètement. Mais dépourvu de contours comme de direction, cette volonté qui m’a quittée. Longtemps j’ai été un petit soldat. J’ai vécu dans une frénésie de travail qui n’était ponctuée d’aucun silence, d’aucune virgule, d’aucun temps mort. Et me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.
Bercée par le murmure de mon appartement, je me rendors. J’ai toujours rêvé. Enfant je passais de longues heures à imaginer une jeune femme aimée de loin, pleine de mystère, et qui prenait des poses alanguies en observant le monde avec la retenue amusée de celle qui connaît ses avantages. La jeune femme ne se mêlait jamais aux autres, la distance avec le reste du monde la maintenait dans cette image chérie, le regard dans le vague, baissé pour moitié vers le sol, un demi-sourire sur les lèvres témoignant d’une vie intérieure si riche qu’aucun mot ne pouvait mieux la traduire que l’étrangeté de son attitude. Cette vision m’accompagnait partout et à chaque seconde. Le jour, la nuit, en classe, à table, la marquise était dans mes pensées. Je n’entendais plus ma mère qui me demandait de me dépêcher le matin, j’ignorais les questions de la maîtresse sur un problème de conjugaison, on me disait rêveuse. D’autres jugeaient que j’étais particulière, que j’avais quelque chose. Certains encore, comme Junior, mon voisin du dessous, m’appelaient simplement la snob. « Ça va la snob ? » disait-il quand il passait dans la cour de l’immeuble où j’étais en train de rêver. Ça ne me blessait pas, je n’étais pas snob. Simplement je me sentais à part. La jeune femme de mes visions, c’était celle que je voulais être, l’élue, qui flottait au-dessus des autres. Et je m’étonnais que ces autres puissent penser que j’éprouve à leur encontre du dédain quand ils prenaient au contraire place dans mes jeux imaginaires comme les garants d’un monde rêvé que j’avais construit, et où j’occupais une place élective. Cette marquise de mes pensées veille toujours sur ma vie intérieure à la façon d’une narratrice dont j’attends depuis qu’elle me dise quoi faire et où aller.

Le soleil me réveille en chauffant mon visage. Je reste un moment à adorer cette sensation, comme ces chats qui restent des heures immobiles au soleil et ne concèdent qu’un seul mouvement : celui qui leur permet de suivre sa course indolente. Enfin le petit tas que je suis se lève. Après m’être dissoute un moment dans un bain chaud plein de mousse, j’échoue paresseusement dans la cuisine, où je me prépare un œuf à la coque et des mouillettes. Puis je décide de consulter mes mails.
Au milieu de nombreux spams, l’un d’eux provient de mon agent. Une chose que je n’ai pas dite à propos de moi : je suis actrice. Pendant des années, lorsqu’on me demandait quel était mon métier dans la vie, je ne parvenais à dire ni actrice, ni comédienne. Longtemps j’ai répondu de manière très évasive que « je jouais la comédie », sans bien savoir si c’était un métier ou une attitude.
« Regarde et dis-moi si dispo pour tournage les 7, 9, 16 et 23 avril. Casting prévu demain ou mardi. Ci-joint le texte à apprendre. Xxx » Il s’agit non pas d’un texte mais de quatre scènes à apprendre. Ses messages ne s’encombrent jamais de tellement de politesse, ni de savoir si je vais bien – si par hasard je ne suis pas morte par exemple ou, à défaut, devenue un petit tas – ou tout simplement si le projet m’intéresse. Je relis les jours du tournage, constate sans surprise ni regret que deux d’entre eux coïncident avec ma tournée des Heures sombres du chameau volant – pièce inconnue au répertoire mais dont les critiques ont unanimement jugé « qu’elle interrogeait le monde contemporain avec beaucoup d’acuité » – et réponds à la hâte que ce ne sera pas possible.
Puis j’entame une petite visite des réseaux sociaux. Il n’y a rien de plus angoissant que cette expansion à l’infini, surtout pour moi, qui ai toujours appréhendé le monde comme une forme à apprivoiser. J’avais pris conscience de ça vers 5 ou 6 ans, un jour que je faisais un puzzle avec ma mère. Je peinais à trouver la bonne pièce pour un certain emplacement, et elle s’échauffait discrètement à mes côtés en voyant que je testais systématiquement des pièces qui n’étaient pas adaptées puisqu’elles contenaient un bord, alors que l’emplacement se situait au centre. Tout à coup prise d’agacement – ou de panique à l’idée que son enfant était peut-être demeurée –, elle a saisi une pièce parmi celles qui pouvaient rentrer et me l’a tendue avec force : « C’est ce genre de formes là que tu dois essayer ! » J’ai pris la pièce, l’ai observée, puis j’ai répondu d’un ton d’évidence : « Ah ! les éléphants ? » Et en effet, ces pièces-là avaient une forme d’éléphant – assez sommaire j’en conviens.
J’ai toujours eu l’impression que les choses contenaient un sens caché, une énigme qu’il fallait percer. Internet a été un outil providentiel dans mon existence. Le monde réel, tangible étant incompréhensible (puisque j’y voyais partout des éléphants), j’ai pensé que je trouverais toutes les réponses aux questions que je me posais dans ce territoire virtuel et mystérieux qui s’était ouvert. Très vite, j’ai pris l’habitude de taper des mots clés de façon compulsive dans Google. Tout dans ma vie était susceptible de me conduire à la barre de recherche et il me semblait que c’était toute ma vie, son sens, que j’allais y déceler. Cette quête sans fin ni objet m’a peu à peu donné le sentiment que je m’étais dissoute dans une masse virtuelle. J’ai parfois l’étrange impression qu’Internet m’a remplacée.
Quand les réseaux sociaux sont apparus, j’ai espéré trouver une issue concrète à ce sentiment. J’allais me mettre en scène devant le monde entier et le monde entier pourrait enfin constater ma singularité. Hélas, j’ai très vite été saisie d’un ennui vertigineux. J’ai cette fois eu l’impression de devenir un yaourt dans un hypermarché, à devoir me vendre. L’acheteur, face à une masse aussi vaine qu’insipide, voit immédiatement son jugement entravé, la vente échoue.
Je passe pourtant des heures dans cette caverne, à m’extasier sur les uns ou les autres que je ne connais pas, à l’instar de cet incroyable youtubeur que je prends un plaisir inexplicable à regarder jouer à Animal Crossing – ce jeu qui reproduit à l’infini le modèle de société dans lequel on vit. Je n’ai jamais pu dire qui était le plus fou des deux. Lui qui s’imagine en concombre de mer devant des millions de gens, ou moi qui le regarde. Au moins, lui, il est devenu la nouvelle coqueluche du cinéma d’auteur, les producteurs ayant compris que le nombre de ses abonnés présageait du nombre d’entrées en salle.
Je n’ai jamais su me vendre. Pas plus que m’inventer une vie. J’aimerais bien jouer cette comédie moi aussi, mais quelque chose résiste. Les autres en revanche m’apparaissent toujours flamboyants. Leurs joies, leurs peines, leurs outrages, sont partagés avec une telle évidence, le nombre de leurs followers semble croître à l’échelle si bien ficelée de leur récit qu’il m’est impossible de ne pas croire à l’invention de leur réussite. En comparaison de cette vie fièrement brandie, j’ai le sentiment que je ne vis rien, ni bonheur ni blessure, rien qui me scandalise ou m’amuse. Je suis fade. Derrière mes écrans, je n’ai plus ni corps ni discernement, et par conséquent rien à dire non plus. Quand j’ajoute un « j’aime », ce n’est pas par conviction, mais plutôt parce que ne pas le faire me donne le sentiment d’être plus creuse encore. Je like pour exister, pour ne pas signer ma complète disparition.
Je m’étais crue spéciale, les réseaux virtuels m’ont appris que je n’étais pas plus spéciale que tous les autres qui sentent en eux une identique particularité et ne voient en moi qu’une autre parmi les autres.
Je m’apprête à refermer mon ordinateur lorsqu’un nouveau mail m’arrive. Le petit tas que je suis frémit légèrement lorsque je lis le nom de son expéditrice, Victoire. Il y a un mois que je ne l’ai pas vue. La dernière fois, c’est quand elle est venue à la dernière représentation d’une pièce dans laquelle je jouais et que la production, faute de public, avait dû arrêter. « Mais quel gâchis ! » avait-elle dit. Avant d’ajouter : « Il faut qu’on te trouve un rôle à ta mesure. »

Extraits
« Ce soir, je suis gonflée. De toute façon Ophélie ma vue. Et elle s’avance vers moi. Ses escarpins Louboutin fendent le salon, puis la grande entrée de son appartement haussmannien. Sur son pantalon en cuir noir elle porte un débardeur beige qui fait trembler ses seins. Ophélie arbore sa féminité comme un cow-boy parade avec son holster. Elle m’impressionne. Comme m’impressionnent tous ceux qui comme elle ont l’arrogance de leur classe et cette certitude de posséder une place dans le monde. Elle fait partie de ces bulldozers qui traversent la vie sans jamais regarder sur les côtés. Elle compte parmi les winners, les rapides, les puissants, capables de comprendre et d’embrasser le monde d’un seul coup d’œil et d’en conclure, toujours, qu’ils avaient donc raison.
Ophélie possède toutes les réponses à des questions que de toute façon elle ne se pose pas. » p. 93

« GRILLE D’ÉTÉ DE FRANCE CULTURE
«Les rencontres insolites de Richard Gaitet» Jeu et enjeux de l’adaptation
— Au fond l’adaptation, c’est une clé. Elle doit ouvrir un ou plusieurs des aspects du texte. Ici principalement: le rôle en grand de Tatiana, sa métamorphose. Si la clé fonctionne, elle ouvre le texte dans toutes ses dimensions, et même, le transcende. Le texte alors se renouvelle, déploie ses propres possibilités, s’alimente, se régénère. Et c’est là que quelque chose de magique se produit: le texte s’ouvre à la rêverie, il devient vivant et a envie de s’exprimer encore et encore sur lui-même. Générateur de son propre discours, il n’a qu’une hâte: se raconter, se confier, et plus rien n’existe que ce vaste champ où le lecteur aime flâner et se perdre, rencontrant, dans sa végétation et ses recoins, mille vérités sur lui-même.
— Vous êtes en train de donner une définition de la littérature.
— Oui, Richard. Peut-être. » p. 167

À propos de l’auteur
ARDITI_Rachel_©_Celine_NieszawerRachel Arditi © Photo Céline Nieszawer

Rachel Arditi naît à Paris dans une famille d’artistes. Après une formation de pianiste à l’École Normale de Musique de Paris, puis une maîtrise de lettres modernes à Paris VII, Rachel Arditi devient comédienne.
Au théâtre, elle joue sous la direction de Pauline Bureau, Julie Brochen, Léna Breban, Adrien de Van… Elle tourne régulièrement pour le cinéma et la télévision (notamment avec Mia Hansen-Love, Marina de Van, Patrice Leconte…). En 2017, avec Justine Heynemann, elle adapte Les petites reines de Clémentine Beauvais. Le spectacle est nommé aux Molières.
D’autres collaborations suivent avec la même metteuse en scène : l’adaptation de Songe à la douceur de Clémentine Beauvais (créé en janvier 2022 au Théâtre Paris-Villette), et deux créations — Lenny, au théâtre du Rond-Point, spectacle sur Léonard Bernstein, et Comment nous ne sommes pas devenues célèbres, une création originale écrite à quatre mains sur l’histoire des Slits, premier groupe punk féminin né à Londres en 1976, et qui verra le jour au printemps 2023.
Ces multiples expérimentations autour des textes la conduisent peu à peu vers la littérature. J’ai tout dans ma tête (2023) est son premier roman.

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L’Affaire Margot

LEMOINE_laffaire_margot  RL_hiver_2021  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

En deux mots
Margot est la fille du ministre de la culture et d’Anouk Louve, comédienne célèbre. Mais son père s’affiche avec une autre femme. Une double-vie qui va être révélée après les confidences de Margot à un journaliste et qui va avoir de bien funestes conséquences.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La fille cachée, le ministre et la comédienne

Ce premier roman venu des États-Unis est une double (bonne) surprise. Pour l’histoire de la fille cachée du ministre de la culture et d’une comédienne et pour la découverte d’une primo-romancière au talent indéniable.

Margot vit à Paris avec sa mère, comédienne et metteure en scène. Cette dernière entretient une liaison avec son père qui a été nommé ministre de la culture et qui s’affiche officiellement avec une autre femme, riche et célèbre. Une double-vie et un lourd secret pour l’adolescente qui s’estime sacrifiée par cette raison d’État et par la carrière professionnelle de sa mère, pavée de gloire, alors qu’elle doit rester dans l’ombre. Margot entend dès lors prendre ses distances et choisit d’appeler désormais sa génitrice par son prénom, Anouk, plus que par maman.
Un jour, alors qu’elles prennent un verre à une terrasse non loin du jardin du Luxembourg, le regard d’Anouk croise celui de la femme qui partage officiellement la vie de son amant. Après quelques secondes de sidération, elle choisit de fuir avec sa fille. Mais cette silhouette va désormais obséder Margot qui, le jour de ses dix-sept ans, forme le vœu qu’elle disparaisse et que son père choisisse leur foyer.
Lors d’une soirée de première, autour des petits fours elle fait la connaissance de David. Elle va sympathiser avec ce journaliste jusqu’à finir par lui révéler son secret. Car elle imagine que si la vérité venait à s’étaler à la une des journaux, elle pourrait voir son vœu se réaliser. Ce jour fatidique arrive: «Le ministre de la Culture entretient une liaison avec l’actrice Anouk Louve! L’homme politique, marié à Claire Lapierre, mène une double vie.» À la déflagration de l’annonce suit un communiqué niant les faits avant que, huit jours plus tard, le ministre reconnaisse sa liaison et sa paternité. Quant à Margot, elle doit se contenter d’un long silence. Et de questions qui resteront sans réponses. Car après quelques semaines, son père est retrouvé mort.
«Parfois, je m’assieds par terre dans ma chambre et je ferme les yeux pour imaginer ce qui se serait passé si je n’avais pas rencontré David. Si je n’avais pas ouvert la bouche. J’aurais dû savoir que ça pouvait le tuer. (…) Quand je pense à ce que j’ai fait, je n’ai qu’une seule idée en tête: tout effacer.»
La seconde partie du roman, tout aussi passionnante, nous montre comment Margot va essayer de se reconstruire après ce choc. Par l’écriture. Un peu comme l’avait fait Mazarine Pingeot, la fille de François Mitterrand, en publiant Bouche cousue, en 2005. Cette fois, ce n’est pas Margot qui prend la plume, mais elle se confie à Brigitte, la compagne de David qui prête sa plume pour la rédaction de livres. En décidant de livrer sa vérité, elle veut se libérer de son lourd passé, mais aussi explorer toutes les zones d’ombre, savoir qui était son père, quelles relations il entretenait vraiment avec sa mère et avec Claire Lapierre. Ce qui l’oblige à son tour à élaborer une stratégie du secret pour ne pas heurter sa meilleure amie Juliette, pour ne pas dévoiler son projet à sa mère. Au fil des jours, elle ne va plus vivre que pour David et Brigitte, ses nouvelles boussoles. Fascinée et attirée comme un papillon vers la lumière.
Sanaë Lemoine retrace avec beaucoup de finesse cette période charnière de la vie d’une adolescente en passe de s’émanciper. Et de comprendre combien, il est important de choisir par soi-même plutôt que de se laisser guider par les autres. Et d’écrire soi-même son histoire.

Playlist du roman


Diana King

Sade By your side

L’Affaire Margot
Sanaë Lemoine
Éditions Eyrolles
Premier roman
Traduit de l’anglais par Manu Causse
368 p., 19 €
EAN 9782212575002
Paru le 1/04/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi la Dordogne, Bruxelles et Londres, Le Vésinet, Saint-Germain-en-Laye, Saint-Tropez et la Bourgogne et la Normandie, Strasbourg, Chamonix, Nîmes et la Jordanie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Août à Paris, sa chaleur écrasante. Margot Louve vient d’avoir 17 ans. Elle est brillante et tous les possibles s’ouvriront à elle bientôt. Mais pour le moment, sa vie lui paraît étriquée. Pire, elle se sent invisible. Dans l’ombre d’une mère, actrice de théâtre en vue cultivant avec elle une distance délibérée et qu’elle rêverait de pouvoir appeler Maman. Fille d’un père dont on ne parle pas, parce qu’il a une autre vie, légitime celle-là. Alors Margot décide de faire craquer les coutures de son monde, de prendre la lumière à son tour. À ce journaliste puissant et respecté qui semble s’intéresser à elle vraiment, elle révèle le secret de sa famille.
L’Affaire Margot est un roman d’apprentissage sensible sur le passage à l’âge adulte. Il explore les détours que prend l’amour entre une mère et sa fille.

Les critiques
Babelio 
Madame Figaro (Jean-Sébastien Stehli) 
Blog Debutiful (en anglais – entretien avec l’auteur) 

Les premières pages du livre
« C’est sur les planches que ma mère devenait pleinement elle-même. Je voyais la transformation se produire en quelques instants, une intimité croissante qui se construisait avec le public. Au milieu d’une scène, elle ôtait son chemisier avec une désinvolture toute masculine, comme on enlève ses chaussettes. Puis elle empoignait ses boucles rousses et les soulevait pour dégager son cou élancé. Ses coudes écartés mettaient en valeur la ligne de ses épaules. Elle se transformait à sa guise, devenait qui elle voulait. Dans ses seule-en-scène, elle se confiait à son auditoire comme à des amis de longue date. Je sentais son effet sur eux à les voir se pencher en avant sur leur siège, yeux écarquillés, comme pour se pénétrer de sa présence. Elle conservait cette aisance et cette simplicité dans la vie de tous les jours. Avec les inconnus, elle se montrait toujours joyeuse et aimable. Elle était éblouissante. En d’autres termes: une vraie actrice.
Elle avait commencé le théâtre à l’adolescence, mais c’était un premier rôle au milieu des années quatre-vingt-dix, alors que j’avais à peine cinq ans, qui devait vraiment lancer sa carrière et lui permettre de créer ses seule-en-scène.
La pièce s’appelait Mère, une œuvre courte et puissante, quatre-vingts minutes sans entracte, avec une distribution réduite : un homme, son épouse – qu’elle incarnait –, leurs trois jeunes enfants et le père de l’homme. Ça se terminait par une longue scène au cours de laquelle la mère tuait ses enfants dans une baignoire. Au début de l’intrigue, on ne l’imaginait pas capable d’une telle violence, malgré le malaise diffus qui émaillait les instants de légèreté et de tendresse. J’étais trop jeune pour qu’on m’explique que ma mère jouait une infanticide. Pourtant, je le savais bien : même sortie du théâtre, elle aimait rester dans ses personnages. À la maison, elle était pour moi une inconnue. J’aurais voulu qu’elle retourne là d’où elle venait, qu’elle se réabsorbe en elle-même. Elle me semblait à l’envers, comme si tout ce qu’elle portait en elle se retrouvait affiché à l’extérieur, collé sur sa peau, à la vue de tous. Je l’aurais préférée à l’endroit, une mère au sens classique du terme.
Je voulais être fière d’elle, et pourtant, la plupart du temps, elle m’exaspérait. Tout ce que les autres admiraient chez elle me paraissait exagéré et théâtral.
C’est ça, le théâtre, répondait Mathilde quand je me plaignais.
Mais je voudrais être émue, avais-je répliqué. L’applaudir debout comme les autres.
Tu crois vraiment qu’une lycéenne peut être émue par sa mère ?
Une gentille lycéenne, oui.
Tu n’es pas une gentille fille, et c’est pour ça qu’on t’aime, disait Théo.
Théo et Mathilde étaient les meilleurs amis de ma mère. Mathilde était une costumière de théâtre réputée, spécialisée en broderie. Elle retouchait mes vêtements et me taillait des robes pour les grands événements. Elle avait travaillé sur les costumes de Mère. Théo, son mari, était danseur. Ma mère, qui avait suivi une formation de danse classique dans sa jeunesse, s’était sentie une affinité immédiate avec lui.
Avec moi, ma mère cultivait une distance délibérée. J’ai le souvenir d’avoir passé de longs moments à frapper à la porte de sa chambre. Maman, répétais-je, pensant qu’elle ne m’avait pas entendue. Un jour, je suis passée à Anouk, dans l’espoir qu’elle réagisse à son prénom. Avec le temps, il m’est devenu de plus en plus difficile de l’appeler maman. La douceur de ce mot ne cadrait pas avec la distance que je ressentais en sa présence. Anouk, en revanche, se terminait abruptement, comme le bord d’une falaise, et quand je criais son nom, j’avais l’impression de la pousser dans le vide.
Sa chambre était plus petite que la mienne, avec une porte en bois léger qui laissait au niveau du plancher un jour aussi haut que l’un de mes orteils. Je me souviens de sa voix de l’autre côté, qui répétait encore et encore la même réplique: J’aurais dû te tirer de ce gouffre obscur pour te couvrir de baisers. J’attendais qu’elle m’ouvre.
Lorsque nous étions seules, elle me regardait d’un air sérieux et disait : Il faut qu’on coupe le cordon. Recevoir trop d’affection, c’est le pire des handicaps.
Dans ces moments-là, le fossé entre nous semblait immense, comme si nous venions de pays étrangers, chacune parlant sa propre langue. Une mère, ce n’est pas une amie, comme elle aimait le proclamer pour justifier nos différences. Et c’est vrai, on ne se racontait pas de secrets dans le métro, on ne marchait pas ensemble bras dessus, bras dessous. Ceux qui ne nous connaissaient pas bien nous croyaient semblables – ils pensaient que je deviendrais comédienne à mon tour. Ils s’imaginaient que c’est le genre de métier qu’on hérite de ses parents, comme un écrivain engendre un écrivain. Mais je n’avais pas la moitié de sa grâce, ma voix ne possédait ni la musicalité ni le charme de la sienne et, dans la rue, je n’attirais pas comme elle les regards des hommes. Elle, de son côté, ne voyait pas l’intérêt de me transformer en une copie d’elle-même. Elle ne m’avait pas appris à danser ni à jouer la comédie. Elle prenait grand soin de sa peau et de ses dents, mais elle ne m’avait jamais poussée à l’imiter dans ce domaine. En secret, je parcourais sa garde-robe, je
touchais les tissus soyeux, si différents des matières synthétiques que je portais. Plus que tout, je lui en voulais parce que c’était à moi qu’incombait la tâche de faire attention, de surveiller la moindre de mes paroles. Avec le temps, j’avais développé une expression impassible que les gens prenaient à tort pour de la timidité ou de l’indifférence.
Et pourtant, même quand elle me repoussait, je l’aimais sans réserve. Je m’éveillais chaque matin au bruit de ses pas dans la cuisine, du parquet qui grinçait quand elle allait remplir la bouilloire au robinet. Je savais tous les sacrifices qu’elle avait faits pour moi. La maternité l’avait empêchée de s’accomplir pleinement. Parfois, je décelais dans son corps longiligne et fier la trace d’une version plus jeune d’elle-même, une vulnérabilité qui miroitait un instant à la surface, et qui me faisait m’interroger – aurions-nous été amies si nous avions eu le même âge ?
Je me posais la question car nous vivions comme des colocataires. On n’est que nous deux dans cet appartement, répétait-elle avec une affection forcée. Elle se décrivait comme une mère célibataire, sous-entendant qu’elle m’avait élevée
seule, mais ce n’était pas tout à fait vrai : j’avais un père, et il venait nous voir.
Des amis à elle restaient souvent dormir à la maison, en général des comédiens avec qui elle travaillait. Avec leurs vêtements qui empestaient le tabac froid, ils claironnaient dans tout l’appartement leurs avis et conseils sur la meilleure façon de m’élever. Nous avons eu une chatte pendant deux ans, une grosse bête à longs poils orangés, héritée d’une amie partie pour l’étranger. Elle ne s’est jamais habituée à nous, refusait qu’on la cajole, et ne venait vers moi que lorsque je pleurais ; elle se frottait à mes jambes quand elle sentait ma détresse. Un été, elle s’est enfuie par la fenêtre de la cuisine et on ne l’a jamais revue.
À l’époque où je suis entrée au lycée, nous avions habité dans trois appartements différents, chacun plus petit que le précédent à mesure que nous nous rapprochions du centre de Paris et de la Rive gauche. Les copains d’Anouk ne comprenaient pas qu’elle tienne tant à vivre dans ce quartier huppé, à deux pas du jardin du Luxembourg. Ils se demandaient comment elle arrivait à payer le loyer toute seule. Ils mettaient ce besoin incompréhensible sur le compte de ses parents bourgeois. Tu retournes à tes origines, tu ne peux pas t’en empêcher, la taquinaient-ils. Mais
ça n’avait rien à voir, je le savais. Elle aimait mon père, et c’était un quartier qu’il appréciait. C’est là, pas loin de notre rue que, par un après-midi de fin juin, l’autre vie de mon père allait entrer en collision avec la nôtre, faisant voler l’arrangement en éclats.
Je venais de passer l’oral du bac de français. J’arborais la même tenue depuis le printemps : un jean noir, que les lavages successifs avaient fait virer au gris, et un débardeur bleu. J’aimais que la bretelle blanche de mon soutien-gorge dépasse. Anouk, à cinquante-sept ans, était magnifique. Hanches minces et ventre plat, un léger creux autour du nombril, des épaules anguleuses. Elle était tout en longueur et élégance, sauf ses pieds, seule partie disgracieuse de son corps, aux oignons enflammés et aux ongles racornis, qu’elle recouvrait de vernis en permanence comme pour détourner l’attention. Nous faisions la même pointure. Elle pouvait enfiler un jean moulant au plus chaud de l’été sans rencontrer la moindre résistance. J’avais toujours su que ma mère était belle, ne serait-ce que grâce aux compliments que lui faisaient les amis comme les parfaits inconnus, mais depuis quelques mois, je commençais à comprendre qu’elle était d’une beauté rare. Souvent, le visage des gens se déforme et semble se dissoudre avec l’âge, mais le sien devenait au contraire mieux dessiné, comme si les os prenaient leur juste place avec
la maturité.
Nous étions attablées côte à côte à la terrasse d’un café, face à des immeubles couleur sable aux balcons étroits en fer forgé. Au bout de la rue, on voyait le Luxembourg, ses grilles aux pointes dorées, et la végétation luxuriante derrière. C’était la fin de l’après-midi, l’heure la plus chaude de la journée, et la réverbération du soleil sur les façades claires transformait le trottoir sous nos pieds en une vraie fournaise. Anouk prenait le soleil, chapeau de paille sur la tête, vêtue d’un haut sans manches. Je lui ai dit de se couvrir les épaules – elles viraient déjà au rose. Ma mère était d’un naturel volubile. J’avais rarement besoin de relancer la conversation. Ce jour-là, elle me parlait de la pièce qu’elle mettait en scène avec un ami moins expérimenté. Elle maîtrisait toutes les étapes de la création d’un spectacle, depuis l’écriture jusqu’à la fabrication des décors. Malgré son absence totale d’organisation dans la vie quotidienne, c’était une metteuse en scène hors pair. Mais les acteurs, eux, étaient novices. Tout en parlant, elle a fait craquer sa nuque. Ce bruit, concrétisation fugace des rouages de son corps, m’a fait frissonner. Elle m’a expliqué qu’elle tenait absolument à connaître les dialogues par cœur. Chaque réplique soufflée aux comédiens, chaque correction de texte, était une façon de gagner leur respect.
Quel âge ont-ils? ai-je demandé.
Ils ne sont pas beaucoup plus vieux que toi. Ils sortent juste du Conservatoire. À la pause déjeuner, ils prennent une heure. Tu imagines, une heure pour manger un sandwich Aucun d’eux ne reste au théâtre pour répéter. Ils n’ont pas ta discipline.
Le compliment m’a fait sourire.
À l’exception de quelques familles qui passaient près de nous en direction du jardin, la rue était calme. J’ai ouvert l’emballage du spéculoos qui accompagnait mon café avant de me raviser. Je ne voulais pas prendre de poids avant l’été. Anouk n’avait pas terminé son citron pressé. La pulpe était remontée à la surface, formant une couche épaisse. Elle le prenait toujours sans sucre.
Au beau milieu d’une phrase, elle s’est tue et a blêmi.
J’ai demandé : Qu’est-ce qui se passe ?
Elle fixait une femme qui faisait des allers et retours sur le trottoir d’en face, téléphone à l’oreille. Je n’avais pas le souvenir de l’avoir jamais vue. Elle devait être de l’âge de ma mère. Vêtue d’une veste beige et d’une jupe assortie, avec des collants clairs et des escarpins noirs, elle ne ressemblait pas à quelqu’un qu’Anouk aurait pu connaître. Ses cheveux courts et foncés étaient coiffés avec élégance. Elle portait une fine écharpe à motif fleuri qui flottait dans le vent. Nous entendions sa voix mélodieuse, ponctuée de petits rires et soulignée par le cliquetis de ses talons sur le bitume.
Tu la connais?
Anouk m’a fait signe de me taire et a baissé la tête comme pour dissimuler son visage. D’un geste brusque, elle a tiré un billet de dix euros de son portefeuille et l’a posé sur la table.
Voulait-elle que nous partions? Elle semblait hésiter, assise au bord de la chaise.
Mais tu n’as pas fini ton verre ! J’ai montré le citron pressé, qui laissait des ronds d’humidité sur la petite table.
En général, le visage d’Anouk exprimait son état émotionnel. Ses sourcils se dressaient comme des flèches, sa bouche s’arrondissait, le volume de sa voix augmentait. Elle était tout feu tout flamme. Je ne l’avais jamais vue reculer devant un obstacle. Et pourtant, elle restait là, immobile, lèvres pincées, comme si seule cette attitude pouvait contenir ses émotions. Que se passait-il? Pourquoi son corps s’était-il fermé d’un coup? Elle a jeté un coup d’œil furtif à l’inconnue et je l’ai vue tressaillir. Devant cette réaction, j’ai senti mes poils se hérisser, et moi aussi, j’ai eu un mouvement de recul.
Partons, a-t‑elle lancé.
Elle a regardé l’autre une dernière fois avant de saisir son sac à main. Au moment où je me suis levée, j’ai vu la femme disparaître au coin de la rue. Nous avons coupé par le Luxembourg. Nous marchions vite et en silence. Nous avons contourné la fontaine devant laquelle se reposaient quelques touristes. Mes pieds et mes sandalettes ont vite été recouverts de la poussière blanche du gravier. Nous ne nous sommes arrêtées qu’une fois, au passage piéton de la place Edmond-Rostand,
pour attendre au feu. J’essayais de me souvenir du visage de la femme, mais tout ce qui me revenait, c’était sa tenue, le tailleur beige et les escarpins, sa façon de bouger la main tout en parlant, et l’effet électrisant qu’elle avait eu sur Anouk. Sans la réaction de ma mère, j’aurais trouvé l’inconnue banale, à supposer même que je lui aie prêté attention. Mais en y repensant, je me rendais compte que son attitude, sa façon d’occuper tout l’espace par sa conversation téléphonique, était celle d’une femme importante, une femme d’un autre monde.
À la maison, Anouk m’a révélé que celle que nous avions vue dans la rue n’était autre que Madame Lapierre, la femme de mon père.
Autant que je m’en souvienne, j’avais toujours su qu’elle existait mais je ne l’avais jamais vue en chair et en os, pas plus qu’en photo d’ailleurs. Je savais qu’elle avait deux fils plus âgés que moi, mes demi-frères en quelque sorte. Dans les journaux, j’évitais de lire les articles qui parlaient de mon père. Au moment où sa carrière politique a décollé, j’ai fait semblant de ne plus m’intéresser qu’à la rubrique Culture. Anouk, elle, lisait le journal de la première à la dernière page quand je ne la regardais pas.
J’ai su tout de suite que c’était elle, a dit Anouk, qui tournait en rond dans le salon. Et elle a ajouté d’une voix ténue qu’elle se doutait que leurs chemins se croiseraient un jour ou l’autre, avec notre emménagement dans le quartier. C’était plus ou moins inévitable, et elle se préparait à cette éventualité, mais n’était-ce pas étrange qu’elle ait ainsi détecté sa présence, comme un radar? Elle savait que mon père adorait le jardin du Luxembourg. Il était logique que sa femme partage ses goûts en la matière, elle qui faisait claquer ses escarpins à boucle Roger Vivier sur le trottoir. Les mêmes que Deneuve dans Belle de jour. Avec un sentiment de malaise, je me suis souvenue qu’Anouk s’en était récemment acheté une paire dans une friperie.
Tu crois qu’elle nous a reconnues? ai-je demandé.
Elle n’a pas idée de qui nous sommes.
J’ai détourné le regard. En un instant, l’enchantement s’est dissipé et j’ai vu la situation telle qu’elle était. Contrairement à Madame Lapierre et à ses fils qui pouvaient se targuer de partager la vie publique de mon père et qui avaient un droit de regard sur lui, nous étions des moins-que-rien, des invisibles. J’ai eu la sensation qu’on m’arrachait quelque chose, une partie de moi-même. Je me retrouvais exposée si brutalement que je frissonnais malgré la chaleur qui régnait dans l’appartement. Aucune image publique ne nous reliait à mon père. Si Madame Lapierre me croisait dans la rue, elle ne saurait pas qui je suis. Je l’imaginais me frôler en passant, dans un frou-frou de soie, sans un regard. J’avais de lui des images bien précises: dans notre salon, assis dans le canapé de cuir avec Anouk ; devant l’évier en train d’essuyer la vaisselle ; attablé dans la cuisine avec son journal. Il me suffisait de les évoquer pour éprouver le sentiment d’avoir une vraie famille. J’étais sa seule fille, la cadette de ses enfants. Il était mon père. Mais Madame Lapierre avait brouillé ces images, comme une intruse venue s’emparer de nos biens sous nos yeux. J’ai compris que nous nous trouvions du mauvais côté de la double vie de mon père. J’ai regardé Anouk qui, au moins, avait cessé de faire les cent pas dans le salon.
Tu t’attendais à ça?
Je ne m’attendais à rien, a-t‑elle répondu sèchement avant d’aller s’enfermer dans sa chambre.
Je suis restée seule dans la cuisine. J’entendais nos voisins préparer le dîner. L’autre vie de mon père venait de pénétrer dans notre existence à la façon de ces bruits domestiques qui circulaient dans notre immeuble, d’un appartement à l’autre. Sauf que tout avait changé chez nous, comme si on avait déplacé les meubles, et je me suis dirigée, désorientée, vers ma chambre, d’un pas hésitant. J’ai refermé la porte derrière moi. J’ai passé des heures sur Internet à chercher des photos. J’ai agrandi le visage de Madame Lapierre pour savoir si elle avait plus de rides qu’Anouk et si ses bras étaient gros et flasques sous sa veste de tailleur. Je traquais ses défauts, des raisons de la trouver moins belle. Je scrutais les images, persuadée que j’y trouverais les raisons pour lesquelles il restait avec elle.
Jusque-là, j’avais résisté à la tentation de mener ces recherches. Anouk considérait que si je ne savais rien d’eux, le secret serait plus facile à accepter. Maintenant que la femme de Papa était entrée dans notre vie, je rattrapais le temps perdu et j’examinais des dizaines de clichés d’elle avec un appétit insatiable que je ne me connaissais pas. J’avais tant à découvrir. Madame Lapierre avait été très jolie, avec des joues pleines et de longs cheveux lisses, des sourcils noirs au-dessus d’yeux en amande et un grain de beauté à la commissure des lèvres que je n’avais pas remarqué à distance. Avec les années, son style s’était fait plus strict – vestes à épaulettes et jupes étroites qui s’arrêtaient au genou. Elle venait d’une famille littéraire célèbre. Son père, Alain Robert, était écrivain, membre de l’Académie française, un «immortel» comme on dit. Son visage ridé et halé et ses yeux bleus pétillants ornaient régulièrement les affiches dans le métro, car il écrivait sans cesse un nouveau livre sur le piteux état de la littérature et de la politique en France. Pas étonnant que sa fille ait épousé un jeune politicien prometteur, qui deviendrait un jour ministre de la Culture – mon père.
Plus jeune, j’avais souvent eu cette pensée étrange : si Anouk mourrait, Madame Lapierre m’adopterait-elle? Irais-je vivre avec elle et mon père? Je projetais sur cette femme ma vision idéalisée d’une mère : elle serait tendre, chaleureuse et douce. Anouk m’avait appris à la considérer avec mépris et à ne jamais prononcer son nom chez nous, mais secrètement elle me captivait. J’imaginais comment elle s’occuperait de moi – elle me tiendrait la main, prendrait ma température si je tombais malade, m’accompagnerait à l’école chaque matin. Elle aurait sur le visage cet air compatissant qui signifierait la pauvre petite a perdu sa mère.
Et si moi je mourais, qu’arriverait-il à Anouk?
Plus je lisais d’articles sur Madame Lapierre, plus je voyais mon intuition confirmée – c’était une femme discrète qui ne faisait pas étalage de ses origines. Oui, elle portait des vêtements luxueux, mais elle n’était pas du genre à livrer des détails croustillants sur sa vie à longueur d’interviews. Quand elle parlait de ses fils, elle faisait preuve d’une affectueuse simplicité. Elle décrivait l’appartement dans lequel mon père et elle avaient vécu avant la naissance de leur progéniture, et évoquait les étés de son enfance chez ses grands-parents en Dordogne. Sur une photo, on la voyait tenir les deux garçons dans ses bras, et son sourire résumait à lui seul un bonheur tranquille.
Cette nuit-là j’ai fait pour la première fois un rêve, qui deviendrait récurrent. Nous nous baignions, Anouk et moi, dans une piscine. Il n’y avait pas de fond, et elle voulait sortir.
Je dois sortir de là, ne cessait-elle de me répéter, mais elle ne parvenait pas à se hisser sur le rebord à la force des bras. Je lui proposais de monter sur mes épaules. Elle y posait un pied, puis l’autre, et sortait de l’eau. Moi, je me noyais.

Je me souviens des dernières semaines d’août avec une étonnante précision. Nos repas, la musique que nous écoutions, la chaleur des trottoirs sous mes sandales, le silence de la ville endormie. Tous nos amis étaient partis en vacances.
Avec la chaleur, la pollution était plus prononcée. L’air stagnait dans les rues, une poussière âcre nous piquait le nez. Je me promenais en plissant les yeux, parce que j’oubliais toujours mes lunettes de soleil. À la maison, le ventilateur ne faisait que brasser un air moite. Nous en étions réduites à éponger notre transpiration avec des serviettes de toilette. Cet inconfort physique nous rendait irritables. Je me demandais comment faisaient les gens sous les tropiques pour être si patients les uns envers les autres.
Nous habitions un appartement en duplex. Le second niveau était un grenier mansardé aux poutres apparentes. C’est là que se trouvaient nos deux chambres, séparées par une vaste salle de bains à faïence noire et blanche, avec une baignoire à pattes de lion et un miroir ancien. J’aimais contempler mon reflet flou sur la surface au tain piqué. Les mois d’hiver, où Anouk chauffait peu par souci d’économie, je m’imaginais que notre appartement était un sanatorium dans les Alpes, et moi une patiente atteinte de tuberculose.
En me juchant sur son lit, je pouvais voir par la lucarne tout le quartier qui s’étendait entre le Luxembourg et la place Monge. Nous appelions cette zone notre terrain vague, parce que nous nous trouvions à un quart d’heure de marche de toutes les stations de métro. Nous nous déplacions à pied, au contraire de mon père, qui venait toujours nous voir en voiture.
Une chanteuse américaine aux longues tresses noires était morte très jeune le mois précédent, et sa voix grave passait en boucle à la radio. Elle nous réconfortait, même si nous ne comprenions pas toujours les paroles.
Ma meilleure amie, Juliette, était partie jusqu’en septembre, si bien que je passais mon été pratiquement seule, avec l’impression que les semaines se fondaient les unes dans les autres. Nous nous parlions par téléphone, nous nous racontions nos journées dans des mails interminables aux tournures ampoulées.
Elle me parlait de sa grand-mère, qui souffrait d’un cancer, et de son grand-père qui s’éclipsait chaque matin pour appeler sa maîtresse depuis le tabac du village où il achetait son journal. Juliette savait qui était mon père, mais elle ne l’avait jamais croisé. Je n’ai pourtant pas trouvé le courage de lui mentionner que nous avions aperçu Madame Lapierre. À la place, je décrivais les films que j’allais voir toute seule, les après-midi passés près de la fontaine au Luxembourg à guetter un garçon plus âgé, un étudiant aux cheveux bouclés.
Je rêvais secrètement qu’il me remarque, mais j’étais bien trop jeune pour lui.
Au lycée, nous vivions sous l’emprise d’une hiérarchie sociale établie des années plus tôt : rares étaient celles qui avaient le droit de sortir avec qui bon leur semblait. Juliette et moi ne faisions pas partie de cette caste-là. Ce n’était pas une question
d’apparence, car même les filles dont la beauté avait soudain éclos restaient à la porte du club, toujours aussi impopulaires, comme si rien n’avait changé. Je me demandais si j’étais laide. J’étais consciente de ne pas avoir la beauté d’Anouk, mais j’aurais aimé savoir si j’étais tout à fait banale ou si j’avais hérité d’un peu de son éclat. Contrairement à ce que j’écrivais à Juliette, cet été-là, je ne passais pas mes après-midi à attendre au Luxembourg que le garçon me remarque ; en fait, je n’y mettais pratiquement pas les pieds, même si c’était un havre de paix maintenant que la ville s’était vidée de ses habitants. Je redoutais de croiser de nouveau Madame Lapierre, et j’évitais de m’y rendre et de pénétrer en général dans le vie arrondissement. J’imaginais que, si elle m’apercevait, quelque chose sur mon visage pourrait lui
révéler qui j’étais. Et si jamais je la croisais avec mon père? Je restais donc à la maison, à lire et à m’éventer avec les journaux, à collectionner les coupures de presse au sujet de cette femme et de ses fils. Je les rangeais dans un classeur que j’avais intitulé Les autres. J’espérais qu’Anouk me parlerait de nouveau d’elle, mais il semblait qu’elle avait volontairement effacé de sa mémoire l’incident du café. Ça me rendait folle de la voir agir au quotidien comme si la rencontre avec Madame Lapierre n’avait jamais eu lieu.
Le matin de mon dix-septième anniversaire, je me suis réveillée en sursaut. J’avais l’impression que c’était une date importante – plus qu’un an avant ma majorité, plus qu’un an de lycée! Je me suis étirée sous mon drap. Nous n’avions rien de prévu de particulier et la journée s’annonçait vide et morne, semblable à toutes les autres de l’été.
Anouk et moi ne fêtions pas vraiment nos anniversaires. Pour le sien, je lui offrais un petit cadeau et je prenais soin de lui souhaiter Joyeux anniversaire dès le matin, pour en être débarrassée. Les célébrations me mettent mal à l’aise, peut-être parce que ma mère ne m’a pas appris à les apprécier. J’ai erré un moment dans l’appartement. Je savais qu’Anouk était déjà levée. J’avais vu sa tasse dans l’évier et la baignoire était encore humide. Je l’entendais répéter des répliques dans sa chambre, mais c’était le jour de mon anniversaire et j’avais besoin qu’elle fasse attention à moi. J’ai frappé à sa porte et je l’ai appelée, fort. Elle n’a pas répondu. Un sentiment étrange et sombre m’a envahie d’un seul coup. Elle a fini par ouvrir la porte brusquement et j’ai reculé, surprise. Sa peau était éclatante. En cet instant, je l’ai détestée pour ne pas m’avoir appris à prendre soin de la mienne. Elle ne me prêtait même pas ses crèmes de beauté.
Tu sais que je travaille, a-t‑elle lancé d’une voix tranchante, mais moins en colère que je ne l’aurais cru. Qu’est-ce que tu veux ?
Que tu fasses moins de bruit, ai-je répondu. J’essaie de lire.
Elle est restée silencieuse un instant, la main sur la porte.
Puis elle s’est détendue et a souri. C’est ton anniversaire, a-t‑elle dit comme si elle venait juste de se le rappeler. Bon anniversaire, ma chérie. Je vais te faire un chocolat chaud. Avec cette chaleur, j’aurais préféré un bol de céréales, mais c’était la seule attention qu’elle daignait m’accorder pour mon anniversaire. Elle le préparait avec du lait entier, une cuillère de crème épaisse et du chocolat noir. Elle a posé le bol sur la table devant moi. Un an de plus, a-t‑elle commenté en me regardant manger. J’ai trempé ma tartine beurrée. Des yeux de beurre salé fondu se sont formés à la surface du liquide. Qu’est-ce que tu veux comme cadeau? J’ai reposé ma tartine et je me suis essuyé les doigts. J’ai fait mine de réfléchir à la question quelques instants, mais j’avais déjà la réponse en tête.
Je veux que Madame Lapierre sache qui nous sommes. Puis qu’il la quitte pour venir vivre avec nous.
J’avais parlé calmement, tentant de paraître détachée, comme si je n’y attachais pas beaucoup d’importance. Elle a levé les yeux au ciel. Tu demandes toujours la lune. Ton père ne viendrait jamais vivre avec nous.
Mais peut-être que si elle connaissait notre existence, elle le quitterait, et il serait obligé de s’installer ici !
Je suis sûre qu’elle est au courant.
Tu m’as dit qu’elle ne savait pas qui nous étions.
Elle ne sait peut-être pas qui nous sommes, spécifiquement, mais c’est une femme intelligente. Je me garderais bien de la prendre pour une imbécile.
Anouk a ri nerveusement et a passé la main dans ses cheveux.
J’ai scruté son visage.
Tu espérais qu’on tombe sur elle un jour ou l’autre.
Elle est au courant, a répété Anouk comme si elle ne m’avait pas entendue.
Comment peux-tu en être si sûre ?
La conviction dans sa voix m’ébranlait. En général, je lui faisais confiance, mais j’avais l’impression qu’elle tirait cette conclusion de l’après-midi où nous avions brièvement vu Madame Lapierre, et qu’elle avait interprété cet incident fortuit
bien avant aujourd’hui.
Appuyée au plan de travail, Anouk me regardait. De toute façon, qu’est-ce
qui te fait croire qu’elle voudrait le quitter?
J’ai pris une gorgée de chocolat. Le liquide a coulé dans ma gorge, chaud et épais. La tartine détrempée avait la consistance du papier mâché.
Et qu’est-ce qui te fait croire que moi, j’aurais envie de vivre avec lui? a-t‑elle
continué.
Elle a quitté la cuisine pour le salon, s’est installée dans son fauteuil. Je l’observais du coin de l’œil. Elle a posé les pieds sur le masseur, un cadeau de mon père. Elle l’a allumé et la machine s’est mise à ronronner doucement, provoquant de petites secousses dans ses jambes. Elle l’avait réglée au minimum.
Je disais ça comme ça, ai-je marmonné. Je me suis rendu compte que j’avais l’air sur la défensive.
Laisse-moi te dire une chose. Ton père et Madame Lapierre ne couchent plus ensemble depuis des années. Ils font chambre à part. C’est un mariage de convenance. Une relation platonique.
Comment le sais-tu?
Quoi ?
Qu’ils ne couchent plus ensemble ?
Anouk a lâché son rire théâtral et augmenté la vitesse de massage.
Tu as raison, Margot, a-t‑elle repris d’une voix plus douce.
On ne sait rien de leur relation. On ne connaît jamais vraiment l’intimité des autres. Je sais qu’ils prennent leurs repas ensemble et qu’ils lavent leurs vêtements dans la même machine. Elle a fermé les yeux. Elle portait une chemise ample qui lui couvrait les cuisses, mais quand elle a levé les pieds de l’appareil, j’ai aperçu les ombres obscures à l’entrejambe.
Ce que tu ne vois pas, c’est que ton père n’aime pas le changement. Il serait incapable d’assumer ses responsabilités si nous débarquions dans sa vie au grand jour.
C’est absurde ! J’ai repoussé brusquement mon bol de chocolat chaud, l’appétit coupé. Je cherchais les mots pour lui montrer qu’elle avait tort, mais je ne les ai pas trouvés.
Je t’en prie, ne me regarde pas avec ces yeux. Tu ne vas pas pleurer, quand même? Il t’a vraiment trop gâtée, tu fonds en larmes à la moindre frustration. Anouk me parlait comme si je n’étais pas sa fille. J’ai senti le rouge monter le long de mon cou, jusqu’à mes joues.
Comment tu peux être aussi cruelle? Le jour de mon anniversaire.
Ne sois pas si théâtrale.
Je voudrais juste qu’on vive ensemble tous les trois.
Tu veux toujours avoir le dernier mot. Et je suppose que tu aimerais vivre avec elle, aussi? Anouk évitait de prononcer son nom, Madame Lapierre ou Claire. Parfois, elle l’appelait juste «la dame».
Elle a éteint le masseur. Un matin, tu descendras et je ne serai plus là. À ce moment-là, tu pourras l’avoir rien que pour toi. Mais ne va pas t’imaginer qu’il s’installera ici. Tu prendras tes petits déjeuners toute seule et il viendra te voir quand ça l’arrangera.
Rien ne me terrifiait plus que l’idée de voir ma mère disparaître. En même temps, ses mots me rendaient fiévreuse. Si elle m’abandonnait, j’aurais enfin quelque chose de concret à lui reprocher, quelque chose d’autre que le sentiment de tristesse diffuse qui m’accompagnait en permanence. Je me suis creusé la tête pour trouver une insulte appropriée.
Oui, j’irais peut-être vivre avec eux. Je suis sûre que c’est une bien meilleure mère que toi. Tu n’as jamais été une bonne mère.
Une bonne mère? Ça existe, ça?
À l’école, les autres se moquaient de moi parce que j’étais sale.
Tu as toujours accordé trop d’importance à l’opinion d’autrui.
Tu oubliais de me laver.
Il ne faut pas se fier aux souvenirs d’enfance.
Tu ne m’as pas parlé pendant des mois.
Elle m’a tourné le dos. Je n’en étais pas sûre, mais j’avais le vague souvenir de silences pesants, quand j’avais six ou sept ans, comme si ma présence l’avait profondément gênée. Mes mots ont dû l’atteindre, parce qu’elle a dit: Qu’est-ce
que tu veux, à la fin? Comment ai-je pu élever une fille qui se plaint de tout, qui n’est jamais contente de ce qu’elle a, qui ne voit pas la chance qu’elle a?
Les yeux brillants, elle s’est avancée vers moi. Elle a dit: Je t’ai nourrie. Avec ça. Elle se frappait la poitrine, montrant les petits seins sous son chemisier transparent. J’ai repensé à son mamelon gauche ombiliqué, et je me suis demandé comment elle avait pu m’allaiter avec celui-là s’il était déjà comme ça à l’époque.
Je suis restée silencieuse. J’avais honte, bien sûr, mais aucune envie de reconnaître mes torts. Je ne voyais pas comment m’excuser.
J’avais juste tenté de lui dire que mon père me manquait et que je voulais le voir plus souvent.
Nous nous sommes regardées en chiens de faïence pendant quelques instants. Puis elle est revenue dans la cuisine et s’est assise en face de moi. Elle a touché ma main, et j’ai senti comme un éclair à la fois de terreur et de douce chaleur remonter le long de mon bras.
Quand Anouk m’envoyait en colonie de vacances, où les autres ne savaient rien de ma vie, je racontais que mon père vivait avec nous. Devant un bol de chocolat chaud, tandis que nous trempions nos tartines jusqu’à ce qu’elles deviennent toutes molles, je lui inventais une profession, différente à chaque fois pour mes nouveaux camarades. Une fois, c’était un professeur qui laissait toujours traîner des papiers derrière lui dans notre appartement. Une autre fois, un homme d’affaires qui sillonnait le monde. Ou encore un chômeur, un fainéant incapable d’entretenir sa famille.
Tu n’as pas envie de passer tes vieux jours avec lui? ai-je demandé.
Elle a secoué la tête. Tu recommences avec tes contes de fées. Personne n’est heureux, dans l’intimité.
C’est faux. Regarde-toi, tu as toujours l’air heureuse. C’est ta façon de voir les choses.
Elle a lâché ma main. Ses yeux brillaient. »

Extraits
« Nous étions si nombreux, nous les enfants de ces doubles vies, à rêver de l’autre camp. Cette nuit-là, comme toutes les nuits depuis que nous avions croisé Madame Lapierre, je me suis réveillée le corps baigné d’une sueur glacée, avec un besoin impérieux de basculer de l’autre côté, de faire entrer en collision les deux sphères de nos vies. Je suis restée paralysée par l’envie de faire exploser cette routine – un désir fort, sauvage et excitant, qui pulsait en moi. »

« Sans un mot, elle m’a tendu le journal dont la une était barrée du titre suivant:
Le ministre de la Culture entretient une liaison avec l’actrice Anouk Louve! L’homme politique, marié à Claire Lapierre, mène une double vie.
Je m’étais préparée à voir nos noms dans la presse, mais ça m’a quand même fait bizarre. Une vague de panique s’est emparée de moi, et je n’ai pas eu un gros effort à faire pour paraître surprise. J’ai effleuré l’article du bout des doigts. Ils savent qui on est, a dit Anouk d’une voix plate. Je m’étais attendue à un éclat de sa part, et son calme m’a surprise. Qu’est-ce que tu veux dire? La presse. Ils sont au courant pour ton père. » p. 96

« C’est vrai. Parfois, je m’assieds par terre dans ma chambre et je ferme les yeux pour imaginer ce qui se serait passé si je n’avais pas rencontré David. Si je n’avais pas ouvert la bouche. J’aurais dû savoir que ça pouvait le tuer. Je pense aux fois où il venait chez nous, je peux presque le voir dans l’appartement. Mais les souvenirs s’estompent un peu plus chaque jour et bientôt il ne me restera rien. Je n’ai jamais été séparée de lui aussi longtemps. Anouk a déjà donné ses vêtements, et on a jeté tout ce qu’il gardait au réfrigérateur. Quand je pense à ce que j’ai fait, je n’ai qu’une seule idée en tête: tout effacer.
Margot, il est mort à cause d’un problème de santé. Tu ne pouvais pas savoir qu’il avait une défaillance cardiaque. Peut-être que tu ne veux pas l’entendre, mais il avait un travail très accaparant, avec des horaires à rallonge. Il n’avait pas choisi la facilité. Tu as lu les articles ? Le témoignage de Madame Lapierre: il ne dormait pas plus de trois heures par nuit, c’était un véritable bourreau de travail. » p. 183

« La cuisine, c’est du mouvement, des gestes qui se répètent. Comme une danse, Très intuitive en général – on n’a pas besoin de réfléchir à ce qu’on fait. C’est pour ça qu’il faut prêter attention aux gestes des cuisiniers, rester juste à côté d’eux. Pour s’imprégner de leur danse.
J’ai des amies qui se vantent de ne pas savoir cuisiner, a-t-elle continué en se servant de salade. Elle a plié chaque feuille en carré avant de la porter à sa bouche. Pour elles, une femme en Cuisine, c’est le symbole absolu de l’exploitation féminine. Pour moi, ça n’a rien à voir. Je le vois comme un signe d’éducation. Ça veut dire que je suis meilleure que mes parents. Ma mère me traitait de grosse, mais elle ne m’a pas donné les outils pour bien me nourrir. Qu’est-ce que je pouvais faire, à part m’affamer volontairement? » p. 275

« Eh bien, j’étais curieuse de toi et de ton Père. Tu sais, j’avais à peine un peu plus que ton âge quand l’affaire Mazarine a éclaté. Ça me fascinait. Beaucoup de gens étaient au courant de l’existence de cette fille cachée. Son père était l’homme le plus important de France, et il était en train de mourir. Il avait une fille et une maîtresse plus jeune que lui, depuis des années. C’est devenu comme une obsession pour moi. J’ai lu tous les articles et tous les livres sur Mitterrand et Mazarine. Mais ton histoire était différente, voilà ce qui m’a intriguée. C’est Mitterrand qui à décidé de ne plus cacher sa fille. Ton père n’était pas président. Certains disent même que Claire Lapierre était plus influente que lui. S’ils n’avaient pas été mariés, le public se serait sans doute moins intéressé à l’affaire. Même chose si ta mère n’avait pas été Anouk Louve. » p. 325

À propos de l’auteur
LEMOINE_sanae_gieves_andersonSanaë Lemoine © Photo Gieves Anderson

Sanaë Lemoine est née à Paris d’une mère japonaise et d’un père français. Elle a été élevée en France et en Australie et vit aujourd’hui à New York. Après une maîtrise en fiction à l’Université de Columbia, elle y a enseigné avant d’être consultante au Writing Center. Puis elle a travaillé à Phaidon Press comme rédactrice de recettes de cuisine et a publié des livres de recettes chez Martha Stewart Books. Son premier roman, L’affaire Margot, a connu un vif succès aux États-Unis avant d’être traduit dans différents pays. (Source: sanaelemoine.com)

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Mademoiselle, à la folie!

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En deux mots:
Catherine est une grande comédienne qui vit assistée de Mina, sa confidente et de Jean, son amant. Tous deux vont constater que la raison de Mademoiselle commence à vaciller…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Mademoiselle, à la folie !
Pascale Lécosse
Éditions de la Martinière
Roman
128 p., 14 €
EAN : 9782732484532
Paru en août 2017

Où?
Le roman se déroule en France, principalement sur l’île Saint-Louis à Paris.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
— Qu’est-ce que j’ai, Mina ?
— Demande-moi plutôt ce que tu n’as pas.
— Je veux dire, qu’est-ce qui cloche chez moi ?
— Je n’ai rien remarqué.
— Si, dis-moi. Pourquoi est-ce que je n’ai envie de rien ?
— Sans doute, parce que tu as tout.
— Certains jours, je confonds les visages, pourquoi ?
— Parce que tout le monde se ressemble.
Catherine danse au sommet de sa vie. Fantasque et admirée, elle a embrassé les acteurs les plus séduisants, joué dans les plus grands films. Elle aime les autres éperdument et distraitement. Jean, son amant éternel, ministre dûment marié. Mina, son assistante, sa confidente, sa meilleure amie. Mina qui ne lui passe rien, Mina qui lui permet tout.
Pourtant, un jour, les coupes de champagne à onze heures du matin, les coups de tête irrésistibles : même Catherine n’y comprend plus rien. Tout va trop vite, tout s’embrouille. Mina fera tout pour protéger Catherine de la maladie qui ne dit pas son nom.
Car Mademoiselle veut jouer son rôle jusqu’au bout. Un peu, beaucoup, à la folie.

Ce que j’en pense
La formule peut sembler éculée, mais ce court roman se lit effectivement dune traite, car le lecteur est d’emblée emporté par le ton du récit, confié à cette «Mademoiselle» dont la carrière au théâtre et au cinéma a été éblouissante. On peut, par exemple, imaginer Catherine Delcour sous les traits de Danielle Darrieux dont la carrière fut également très riche, tant au cinéma qu’au théâtre. Pour le reste, Pascale Lécosse imagine sa diva vivant sur l’île Saint-Louis avec Mina, son assistante et confidente et ayant une liaison avec Jean, un homme politique qui lui offre à la fois son affection et sa liberté. La vie passe, le trio se croise et s’épie, tour à tour joyeux, lucide, tendre, puis jaloux, voire cruel.
Si pour Catherine il n’est pas question de quitter la scène, les petits oublis et les pannes de mémoire se multiplient. On sent alors petit à petit sa vie filer vers cet inexorable drame annoncé dès le titre du livre…
L’auteur mène de main de maître ce bel exercice qui ne fait jamais basculer le récit dans un drame sordide. On pourra même lui reprocher de s’être arrêtée trop tôt et de ne n’avoir semé que de petits cailloux ici et là, le long d’un parcours insouciant qui va mener vers une fin redoutée.
Oui, il faut prendre garde à la douceur des choses!

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Les autres critiques
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Pascale Lécosse présente Mademoiselle, à la folie! © Production ed. de la Martinière

Les premières pages du livre
« Je m’appelle Catherine, Catherine Delcour. J’aurai quarante-huit ans dans quelques mois, je suis plus vieille que ma mère ne l’était quand elle s’est tuée dans un accident de la route – elle venait d’avoir quarante ans. J’habite un grand appartement sur l’île Saint-Louis, où je vis depuis… Depuis je ne sais plus quand. J’ai aussi une maison à la campagne, mais c’est à Paris que j’aime être, dans mon quartier, où les touristes ne me connaissent pas et où les commerçants restent discrets. Quand je désire quelque chose ou quelqu’un, il m’arrive, pour l’obtenir, d’implorer un dieu que j’oublie aussitôt après. Je ne crois pas au destin, ce que je veux, je le prends. J’ai depuis toujours le goût de l’effort, du travail, sans lesquels le talent ne suffit pas. L’échec me fait horreur et je suis loin de penser, comme certains, que c’est un mal nécessaire. C’est un mal, point. Que je me suis efforcée d’éviter tout au long de ma vie. Je n’ai pas peur du temps qui passe mais du temps perdu. Quant à la maladie, le meilleur remède que j’ai trouvé pour la combattre, c’est de rester en bonne santé. Je ne me ressers jamais d’un plat, j’ai renoncé au fromage, au pain, et je finis rarement mon verre de vin. Je fais du sport, raisonnablement, je travaille ma respiration et ma mémoire. Je fais l’amour régulièrement et bien. Je dors huit heures d’affilée, quel que soit le fuseau horaire qui m’abrite. Je ne fume pas, je ne me drogue pas, je bois du champagne chaque jour. Je canalise mes énergies vers ce et ceux qui m’élèvent, je fuis la médiocrité. Mon fonds de commerce, c’est moi et j’en prends le plus grand soin. »

Extrait
« J’adore l’effervescence des tournages, et tout l’argent que je gagne n’a rien à voir avec ça. J’ouvre mon carnet, je note que demain, 8 septembre, une journaliste que je connais viendra à seize heures. Elle est très agréable, très professionnelle, elle travaille pour un magazine féminin, un hebdomadaire… Elle s’appelle… Je referme mon carnet.
Mina saura.
Elle se souvient de tout. »

À propos de l’auteur
Après avoir travaillé dans la publicité et écrit pour le théâtre Pascale Lécosse publie Mademoiselle, à la folie! son premier roman.

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Focus Littérature

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