Chroniques d’une station-service

LABRUFFE_chroniques_dune-station_service

  RL_automne-2019

Prix de la Maison Rouge 2019

En deux mots:
Derrière le comptoir et devant les pompes à essence d’une station-service de la banlieue parisienne, c’est le spectacle du monde qui attend l’employé-narrateur. Il va nous le raconter en courtes séquences. Une galerie de personnages qui reflètent l’état de la société.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Si vous voulez faire le plein…

…d’histoires cocasses, philosophiques, économiques, sentimentales, alors rendez-vous dans la station-service de la banlieue parisienne où travaille le narrateur du premier roman de Alexandre Labruffe.

Quoi de plus banal et de plus ennuyeux que le travail dans une station-service? Comme le dit le narrateur de ce roman très original, la plupart des automobilistes ignorent jusqu’à l’existence de l’employé qui n’est plus pompiste. Mais à bien y regarder, cet endroit offre un point d’observation privilégié sur le monde, à condition d’élaborer une stratégie pour tromper la routine et l’ennui. Car, que l’on soit riche ou pauvre, en déplacement professionnel ou pour touriste, que l’on soit seul au volant ou en famille, tous se retrouvent un jour à devoir faire le plein ou effectuer un achat de dernière minute et laissent transparaître un bout de leur vie derrière les pompes à essence.
Le jeune homme que met en scène Alexandre Labruffe aime autant l’odeur de l’essence que son poste situé en banlieue parisienne, près de Pantin. Il se voit comme une «vigie sociétale» qui voit passer le monde devant lui «partir ou arriver, excité ou épuisé». La galerie de personnages qui défile là nous donne en effet de quoi nous divertir ou nous faire réfléchir sur des sujets aussi variés que la famille, la politique, l’environnement, les médias ou encore les relations hommes-femmes.
Plus pu moins sérieuses, les notations sur le Coca zéro, le plus produit qu’il vend le plus, sur les films de série B ou de science-fiction qu’il passe en boucle sur son écran ou encore sur les manies des habitués vont le rapprocher de son mentor, lui qui aurait aimé être Baudrillard.
Les mini-chroniques, qui sont autant de choses vues, vont prendre un tour plus intime quand apparaît la jeune femme asiatique: «Cette femme est un mirage. Elle vient probablement d’une autre galaxie. Tous les mardis à la même heure, vers 18 heures, habillée invariablement de talons hauts, de collants (noir ou chair) et d’une jupe à pois (ce qui renforce son innocence et son éclat), elle achète un paquet de chips à l’oignon et repart. Tétanisé, je la regarde pénétrer dans le magasin. Je retiens mon souffle. Tout se contracte, se fige. Le temps. La station. L’espace. Mon cœur.» Que les lecteurs à la recherche d’un plan de drague infaillible passent leur chemin… À moins qu’ils cherchent la confirmation que pour peu que la volonté soit là, il est possible que des miracles se réalisent. Mais je vous laisse découvrir les charmes de la relation qui va se nouer avec Seiza pour en venir aux autres relations de notre employé-sociologue, Ray, Jean Pol, Nietzland et les autres. Cet ami qui divorce sans vouloir quitter sa femme, ce patron qui voit d’un mauvais œil ses initiatives artistiques – transformer la station en galerie d’art – ou encore cette Cassandre qu’il retrouve dans son lit. Un vrai régal de «choses vues», avec un œil pétillant de malice.

Chroniques d’une station-service
Alexandre Labruffe
Éditions Verticales / Gallimard
Premier roman
144 p., 15 €
EAN 9782072828379
Paru le 22/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, en banlieue parisienne, du côté de Pantin. On y évoque aussi Joinville-le-Pont et des vacances à Malte ainsi qu’une virée vers la forêt des Landes.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je me dis que si la station-service explosait par accident, si je mourais sur mon lieu de travail et qu’un archéologue découvrait, dans cent ans, sur les ruines de son chantier, les morceaux de mon squelette d’athlète, mon crâne atypique, ma gourmette en or, à moitié calcinée, agrégée de pétrole et d’acier, il me déclarerait trésor national et je serais exposé au musée des Arts premiers.»
Pour tromper l’ennui de son héros pompiste, Alexandre Labruffe multiplie les intrigues minimalistes, les fausses pistes accidentelles et les quiproquos
érotiques. Comme s’il lui fallait sonder l’épicentre de la banalité contemporaine – un commerce en panne de sens, sinon d’essence – avant d’en extraire les matières premières d’une imagination déjantée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
lelittéraire.com (Jean-Paul Gavard-Perret)
Livres Hebdo (Alexiane Guchereau)
Voir.ca 
Kroniques.com 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« 1
Dans le brouillard, comme un phare, à peine visible : le néon HORIZON bleu déglingué du hangar qui clignote devant moi.
2
C’est la nuit. Un client ivre, au comptoir, titube, éructe :
— Où on va, merde? Où sont les poètes, putain?
Que répondre? Que dire? Il a raison. Où sont passés les poètes? Deux clients qui cherchent leur bonheur au rayon FRAÎCHEUR lui jettent un coup d’œil suspicieux. L’homme hurle :
— Barbara! Reviens! Au secours!
Alors qu’ils étaient en train de saisir un sandwich au poulet, les deux autres clients se figent. L’homme ivre me paie son plein et sa bière, en marmonnant je ne sais quoi. Je l’observe partir. Via les écrans de vidéosurveillance : sa démarche de flamant rose claudicant. Chuintement des portes automatiques. Il zigzague jusqu’à sa voiture, qui se trouve à la pompe nº 5.
Le chiffre 5, en Chine, c’est le chiffre du Wu, du rien, du vide. À l’origine et à la fin de toute chose. C’est le chiffre du non-agir, du non-être, du pompiste.
3
Il démarre et part en trombe. Sa Land Rover disparaît dans la nuit américaine qui enveloppe la banlieue de Paris.
4
Je fume une cigarette dehors. Sans client. Libéré. Léger. Enfin désœuvré. Il est minuit. J’aperçois, malgré tout, dans la brume, la forme d’un 35 tonnes. Un camion garé sur le parking poids lourd, au fond de la station-service.
Brusquement : un meuglement. C’est une vache. Une vache meugle dans la nuit. Puissance étrange et poétique de ce meuglement dans la ouate. Je m’immobilise. À l’affût. Des volutes de nuages bas se déplacent lentement, se posent sur le toit de la station. Un autre troupeau de moutons de brume caresse la pompe nº3, recouvre les halos des lumières, des néons, des réverbères, engloutit le tout.
La station n’est plus qu’un souvenir, enfoui dans le brouillard.
Passé quelques minutes, deux vaches meuglent à nouveau. Cela provient du 35 tonnes qui les convoie. Le bruit des voitures filant à toute allure sur le périphérique : étouffé. Un souffle. La fumée de ma cigarette, à mes lèvres, suspendue. Nouveau meuglement. Je me dis que c’est déchirant une vache qui meugle dans la nuit, que c’est comme une bouteille à la mer. J’ai presque envie de pleurer. Je souris. J’exhale un nuage de fumée. Je suis trop sentimental.
5
Aujourd’hui, c’est un jour comme un autre. Il est 17 heures. Je ne fais rien de particulier. Sur le téléviseur installé derrière le comptoir, j’ai mis Mad Max, la version de 1979, que je regarde en boucle depuis ma prise de fonction, essayant d’en extraire sa quintessence, ses enseignements métaphysiques, philosophiques, religieux.
Un client boit un café, absorbé lui aussi par le film. Le soleil se couche. Un rayon lèche l’écran. Une Renault Espace se gare devant la pompe no 2. Je suis disposé de telle façon que je peux regarder et la télé et l’entrée, les gens qui débarquent.
Musique Max Decides On Vengeance.
Une famille sort de l’Espace. Deux enfants, un couple. Ils semblent heureux, rentrent dans la station. La femme achète une bouteille de Coca Zéro tandis que le père accompagne les enfants aux toilettes. Elle dicte, en chuchotant, quelque chose à son téléphone. Envoie ce qu’elle vient de chuchoter. Range son portable à la hâte. Le père et un des enfants reviennent. Elle paie. L’autre enfant surgit en courant. Ils s’en vont.
À la télé, Mad Max : «I’m gonna blow him away!»
Je me dis que la Renault Espace, c’est une certaine idée érodée de la famille.
Une voiture utilitaire se range devant la pompe no 1. Un homme obèse en sort, au téléphone, il entre, prend une canette de Coca Zéro, vient me payer et repart, toujours sur son portable. M’a-t-il seulement vu ?
Rares sont les clients qui me voient ou me parlent. Je suis transparent pour la plupart des gens. Certains se demandent sans doute pourquoi j’existe encore, pourquoi je n’ai pas été remplacé par un automate. Des fois, je me le demande aussi.
Max : «They say people don’t believe in heroes anymore.»
6
Lieu de consommation anonyme, la station-service est le tremplin de tous les instincts.
Ce que je vends le plus: le Coca Zéro.

Le Coca Zéro. Les chewing-gums. Les chips. Les magazines érotiques ou d’automobiles. Les cartes de France. Les sandwichs. L’alcool. Les barres chocolatées (Mars en tête). Et évidemment l’essence.
Une certaine idée du monde en fait : un monde totalement junkie, dont je serais le principal dealer.
6 bis
Je pense à la cocazéroïsation de l’humanité.
7
Combien de barils ai-je vendus depuis mon embauche?
7 bis
Combien de litres y a-t-il dans un baril? Combien je vends de litres par jour? Depuis combien de temps je travaille ici? Disons qu’à raison de 25 litres par client, de 100 clients par jour, en moyenne, depuis 182 jours – vu qu’un baril, c’est 159 litres –, j’ai écoulé au total 455 000 litres, soit exactement 2 861 barils.
8
Je représente le socle de la société moderne. Je suis au sommet de la pyramide de la mobilité en quelque sorte: le rouage essentiel de la mondialisation. (Sans moi, la mondialisation n’est rien.)
Mais mon sommet est fragile. À l’heure du déclin de la production, j’ai parfois l’impression d’appartenir déjà à la préhistoire.
Je me dis que si la station-service explosait par accident, si je mourais sur mon lieu de travail et qu’un archéologue découvrait, dans cent ans, sur les ruines de son chantier, les morceaux de mon squelette d’athlète, mon crâne atypique, ma gourmette en or, à moitié calcinée, agrégée de pétrole et d’acier, il me déclarerait trésor national et je serais exposé au musée des Arts premiers.
Je cherche mon paquet de cigarettes Red Apple.
Cette sensation d’appartenir au passé se renforce. Comme si j’étais un vestige, le dernier dinosaure du monde carbone, la dernière sentinelle d’une époque (pétrochimique) bientôt révolue. Le dernier gardien du phare d’un siècle (le XXe) qui roulait sur l’or: noir.
La fin programmée de l’énergie fossile me mettra au chômage, dans cent cinquante ans exactement.
9
Bien que située en périphérie urbaine, entre un hôtel et un HLM à l’abandon, ma station-service est au centre du monde. Lieu de ravitaillement, de passage, de transit. Début ou fin de route : je suis à la croisée des chemins (à l’orée des possibles ?) que j’observe, la plupart du temps, avec la nonchalance d’un zombie mélancolique. Parfois, avec le sérieux d’un anthropologue hypocondriaque.
Depuis mon poste d’observation, vigie sociétale, je le vois (le monde) passer devant moi, partir ou arriver, excité ou épuisé.
Vortex de trajectoires qu’elle aspire et expulse, trou noir de chemins différents et variés, multiples et indéchiffrables, la station-service est la clef de voûte de la routo-sphère. Sa cheville ouvrière. »

Extrait
« Alors que je suis en train de décrocher les cadres, en équilibre précaire sur un escabeau, une jeune femme asiatique arrive à vélo et se parque devant la vitrine de la capsule. C’est mon moment de grâce. Mon épiphanie hebdomadaire, extrême-orientale. Cette femme est un mirage. Elle vient probablement d’une autre galaxie. Tous les mardis à la même heure, vers 18 heures, habillée invariablement de talons hauts, de collants (noir ou chair) et d’une jupe à pois (ce qui renforce son innocence et son éclat), elle achète un paquet de chips à l’oignon et repart. Tétanisé, je la regarde pénétrer dans le magasin. Je retiens mon souffle. Tout se contracte, se fige. Le temps. La station. L’espace. Mon cœur. » p. 26

À propos de l’auteur
Né à Bordeaux en 1974, Alexandre Labruffe s’est vite réfugié dans les Landes. Après avoir fui la forêt, travaillé dans des usines et des Alliances françaises en Chine puis en Corée du Sud, il collabore désormais à divers projets artistiques et cinématographiques. Chroniques d’une station-service est son premier roman. (Source : Éditions Verticales)

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Pays provisoire

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En deux mots:
Une modiste originaire de Savoie installe sa boutique à Saint-Pétersbourg au début du XXe siècle. Mais en 1917, elle est contrainte de fuir et entreprend un périlleux voyage alors que la guerre fait rage.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:
Le fabuleux destin d’Amélie Servoz

La Révolution russe et la Première Guerre mondiale vues par les yeux d’une jeune modiste installée à Saint-Pétersbourg. Un excellent premier roman.

Une page oubliée de notre histoire, la découverte de quelques archives et l’imagination de la romancière : il n’en fallait pas davantage pour réussir une belle entrée en littérature. Fanny Tonnelier s’est intéressée à la colonie française qui a émigré vers la Russie des tsars au tournant du XXe siècle. Appréciés d’une cour et d’une noblesse qui avait à cœur de s’exprimer dans la langue de Molière, ces francophones (des Suisses romands ont aussi fait le voyage, notamment comme précepteurs) ont fort souvent réussi, comme le rappelle notamment Paul Gerbod dans son Livre D’une révolution, l’autre: les Français en Russie de 1789 à 1917 : «nombreux sont les commerçants et artisans (modistes, pâtissiers, marchands de vins ou d’articles de Paris) ainsi que les industriels, les ingénieurs et les dirigeants d’entreprises ainsi que les hommes engagés dans le développement économique de la Russie et les agents bancaires à réussir leur intégration. Les professeurs de français, par exemple, ont des appointements de 1500 roubles par an (soit environ 4000 francs-or).
Pour Amélie Servoz aussi, les affaires sont florissantes. Originaire de Savoie, la modiste a pu faire ses preuves dans une boutique parisienne avant d’être repérée par la dame qui lui offrira de reprendre sa boutique de Saint-Pétersbourg. Depuis près de sept ans qu’elle es tinstalée en Russie, elle a su conquérir une clientèle aussi riche que fidèle et ses chapeaux font la mode sur les bords de la Néva.
Mais nous sommes en 1917 et la grande Histoire vient rattrapper la modeste modiste. La Révolution bolchévique s’étend et la ville est en proie à des troubles qui vont laisser des traces. Son magasin est saccagé et elle est sommé de prendre fait et cause pour ceux qui prônent l’union des prolétaires de tous les pays.
Elle va bien tenter de continuer son activité en transférant son atelier à son domicile, mais va devoir se rendre compte que c’est peine perdue et que sa vie est en danger.
Il faut fuir un pays en ébullition, mais aussi traverser une Europe en proie à la plus meurtrière des guerres.
Après des démarches administratives délicates, un peu de chance et d’entregent, elle fuit avec son amie Joséphine «un pays devenu inhospitalier, où régnaient la peur, l’angoisse, le stress et la faim.» Je vous laisse découvrir les péripéties d’un voyage mouvementé en y ajoutant simplement que le bien et le mal s’y côtoient, que quelques rencontres vont s’avérer riches d’enseignements et qu’il va dès lors devenir très difficile de ne pas être pris dans ce tourbillon d’émotions.
On sent que Fanny Tonnelier s’est solidement documentée pour nous raconter ce périple et qu’elle a pris du plaisir en écrivant la fabuleux destin d’Amélie. Un plaisir très contagieux tant les descriptions sont réussies, tant le rythme est enlevé. Voilà qui donnerait sans doute un grand film en costumes. Chapeau !

Pays provisoire
Fanny Tonnelier
Alma éditeur
Roman
256 p., 18 €
EAN : 9782362792458
Paru le 4 janvier 2018

Où?
Le roman se déroule en Russie, à Saint-Pétersbourg, puis à Paris et en Savoie ainsi qu’en Finlande, Suède, Irlande et Angleterre.

Quand?
L’action se situe en 1917, avec des retours en arrière au tournant du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Amélie Servoz, jeune modiste d’origine savoyarde, n’a pas froid aux yeux. En 1910, elle rallie Saint-Pétersbourg avec, pour seul viatique, un guide de la Russie chiné en librairie et l’invitation d’une compatriote à reprendre sa boutique de chapeaux. Sept ans plus tard, la déliquescence de l’Empire l’oblige à fuir. Son retour, imprévisible et périlleux, lui fera traverser quatre pays, découvrir les bas-côtés de la guerre et rencontrer Friedrich…
Fanny Tonnelier campe avec verve et finesse tout un monde de seconds rôles où les nationalités se mêlent; changeant à volonté et avec dextérité la focale, elle raconte aussi bien le détail des gestes et des métiers que l’ample vacarme d’une Révolution naissante. Elle s’est inspirée d’un pan d’histoire méconnu: au début du XXe siècle, de nombreuses Françaises partirent travailler en Russie.

Les critiques
Babelio 
Livreshebdo (Cécilia Lacour)
Blog T Livres T Arts 
Blog Bricabook 
Blog Cultur’Elle (Caroline Doudet)
Blog Les lectures du mouton (Virginie Vertigo)
Blog Le Goût des livres

Les premières pages du livre
« Cette nuit-là, Amélie ne se coucha pas. Elle laissa les épais rideaux ouverts, enñla sa robe de chambre et s’installa dans son fauteuil face àla nuit claire de juillet. Elle était triste, cafardeuse, et n’arrivait pas à dormir.
Elle ne recevait plus de courriers de ses parents depuis six mois et s’inquiétait pour eux. Son père, malgré son âge, avait été rappelé sous les drapeaux pour être ambulancier. Était-il encore en vie? C’était la première fois qu’elle se posait aussi franchement la question. Et puis la ville qu’elle avait découverte sept ans plus tôt n’était plus la même. C’était encore la période des nuits blanches, d’habitude pleines de gaieté et de rires. Mais depuis quelques semaines, les rues étaient désertes, sans le bruit familier des tramways, et les activités s’arrêtaient les unes après les autres. Manifestations, meetings politiques, défilés étaient le lot quotidien des habitants qui se terraient chez eux. Les denrées de base manquaient cruellement et le peuple avait faim. Les journaux ne paraissaient plus et les rumeurs allaient bon train, ampliñant l’inquiétude et la peur. Les nouvelles du front étaient mauvaises, les armées disloquées. Le ressentiment était général pour tout ce qui représentait l’État et l’ordre. Les gens étaient à bout, souhaitant presque qu’il y ait un choc, d’où qu’il vienne. Révolte populaire? Coup d’État? Il y avait matière à devenir pessimiste et Amélie l’était.
Soudain, dans l’après-midi, elle entendit un grondement sourd, comme les prémices d’un orage, et vit au loin une marée d’hommes et de femmes hérissée de fusils, de gourdins, de drapeaux rouges s’approchant menaçante vers la Douma. Bouleversée, Amélie avait l’impression de revivre les journées de février qui lui avaient longtemps donné des cauchemars.
En se penchant par la fenêtre, elle découvrit une foule disparate : des ouvriers, des femmes laborieuses, des étudiants, des soldats : tous avançaient presque mécaniquement, martelant le sol de leurs pieds comme pour se donner le courage d’avancer ; ils avaient l’air épuisé, sûrement affamés, soutenus par la vodka et les slogans répétés des meneurs qui avançaient fièrement devant. Certains brandissaient des armes, d’autres les portaient contre la poitrine; des voitures volées avec des mitrailleuses fixées sur les capots les encadraient. Il y avait même des canons tirés par des volontaires; tout cet armement présageait mal de l’avenir : qu’allaient-ils en faire?
Affolée, Amélie referrna la fenêtre et sursauta quand un coup de feu éclata, suivi d’une fusillade désordonnée qui déclencha la panique. Elle vit alors que des petits groupes s’étaient postés à chaque coin de rue, voulant prendre le dessus sur la police. Les tirs s’arrêtèrent puis reprirent au milieu des gens terrorisés. Des cosaques attendaient les ordres pour intervenir, jaugeant la situation pour éventuellement faire volte-face plutôt que de se faire tuer. »

À propos de l’auteur
Fanny Tonnelier, née en 1948, vit à Cunault près d’Angers. Pays provisoire est son premier roman. (Source : Éditions Alma)

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