Fuir L’Eden

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Prix Louis-Guilloux
Prix des Lecteurs de la Maison du Livre

En deux mots
Adam survit dans la banlieue de Londres aux côtés d’un père alcoolique et violent et de sa petite sœur. Sa mère a disparu et il vit de petits boulots, jusqu’à ce qu’il trouve une place de lecteur chez une vieille dame aveugle. C’est elle qui l’encourage à retrouver la jeune fille croisée sur un quai de gare et dont il est immédiatement tombé amoureux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Adam et Ève, version banlieue londonienne

Olivier Dorchamps nous régale à nouveau avec son second roman. L’auteur de Ceux que je suis nous entraîne cette fois dans la banlieue de Londres où un jeune homme tente de fuir la misère sociale et un père violent. Un parcours semé d’embûches et de belles rencontres.

Adam, le narrateur du second roman d’Olivier Dorchamps – qui nous avait ému avec Ceux que je suis –, va avoir dix-huit ans. Pour l’heure, il vit avec «L’autre», le nom qu’il donne à son père de trente-sept ans qui, à force de frapper son épouse, a réussi à la faire fuir sans qu’elle ne donne plus aucune nouvelle, et sa sœur Lauren. Ils habitent dans un appartement de la banlieue londonienne faisant partie d’un complexe pompeusement baptisé l’Eden et qui est aujourd’hui classé. Composé de deux bâtiments, « une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. (…) L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. » Dans cette cité cosmopolite, représentante du style brutaliste, qui a oubliée d’être rénovée, chacun essaie de s’en sortir comme il peut. Avec des trafics en tout genre ou un petit boulot.
Ce matin-là, à la gare de Clapham Junction – le plus gros nœud ferroviaire de Londres – la chance sourit à Adam. Au bord des voies, il croise le regard d’une jeune fille blonde et imagine qu’elle va se suicider. Il se précipite et ne parvient qu’à la faire fuir après avoir lâché son sac. Son copain polonais Pav, qui ne comprend pas vraiment pourquoi il a envie de la retrouver, va pourtant l’aider en découvrant le nom de la propriétaire: Eva Czerwinski.
Un tour par l’épicerie puis la paroisse polonaise et le tour est joué. Mais arrivés devant le domicile de la jeune fille, ils trouvent porte close. Avec les clés retrouvées dans le sac, ils s’introduisent chez elle et déposent le sac. Adam a le réflexe de laisser un message sur le téléphone et espère l’appel d’Eva.
C’est Claire, la vieille dame aveugle chez qui il travaille comme lecteur – un emploi mieux payé qu’au supermarché où il avait été embauché adolescent – qui l’encourage à ne pas baisser les bras, maintenant qu’il sait que son amour est la fille d’un couple d’architectes et qu’il n’a guère de chances d’intégrer son monde. Pourtant, le miracle se produit. Eva l’appelle et lui fixe un premier rendez-vous.
N’en disons pas davantage, de peur d’en dire trop. Soulignons plutôt qu’Olivier Dorchamps a parfaitement su rendre l’atmosphère à la fois très lourde de ce quartier et de cet embryon de famille et l’envie d’Adam de s’en extirper au plus vite avec Lauren. L’histoire d’Adam et Eva prend alors des allures de Roméo et Juliette, rebondissements et drame à la clé.
Le romancier qui vit à Londres réussit à faire d’Adam un héros touchant et tellement attachant que l’on veut voir réussir et ce d’autant plus que cela semble quasiment impossible. Si Fuir l’Eden se lit comme un thriller haletant, c’est aussi parce que le style est enlevé, l’humour délicat venant contrebalancer la brutalité domestique. Mais ce roman de la misère sociale est aussi un formidable chant d’amour et de liberté. Autant dire que l’on se réjouit déjà du troisième roman en gestation, s’il est comme celui-ci percutant, enlevé, magnifique!

Fuir l’Eden
Olivier Dorchamps
Éditions Finitude
Roman
272 p., 19 €
EAN 9782363391599
Paru le 5/02/2023

(version poche)
Éditions Pocket
240 p., 7,70 €
EAN 9782266328708
Paru le 02/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Grande-Bretagne, principalement dans la banlieue londonienne. On y fait aussi une escapade à Brighton.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.»
Adam a dix-sept ans et vient de tomber amoureux, là, sur le quai de la gare de Clapham Junction, à deux pas de cet immeuble de la banlieue de Londres où la vie est devenue si sombre. Cette fille aux yeux clairs est comme une promesse, celle d’un ailleurs, d’une vie de l’autre côté de la voie ferrée, du bon côté. Mais comment apprendre à aimer quand depuis son enfance on a connu plus de coups que de caresses? Comment choisir les mots, comment choisir les gestes?
Mais avant tout, il faut la retrouver…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Agence Livre PACA
Blog Joellebooks
Blog À bride abattue
Blog Mlle Maeve
Blog La marmotte à lunettes


Olivier Dorchamps présente Fuir l’Eden © Production Librairie Mollat


Philippe Chauveau présente Fuir L’Eden d’Olivier Dorchamps © Production WebTVCulture

Les premières pages du livre
« 1
Je vis du côté moche des voies ferrées ; pas le quartier rupin avec ses petits restos, ses boulangeries coquettes, ses boutiques bio et ses cafés qui servent des cappuccinos au lait de soja à des blondes en pantalon de yoga. Non. Tu passes sous le pont ferroviaire, au-delà de la gare routière et son rempart de bus qui crache une ombre vermeille le long du goudron flingué et, un peu plus loin, derrière le bosquet et les capotes usagées, la barre d’immeubles au fond de l’impasse, c’est chez moi. Au bout du monde. C’est ça, juste en face de la vieille bicoque victorienne transformée en mosquée. J’habite au treizième étage avec ma sœur Lauren et l’autre. Eden Tower, mais tout le monde ici dit l’Eden.
Les mecs ne manquent pas d’humour parce que c’est loin de ressembler au paradis. Il y a un panneau derrière les grilles, côté rue pour les passants, avec un croquis et les dimensions du bâtiment. Sous les tags, on peut lire sa chronologie jusqu’à l’année où il a été classé, il y a vingt ans, sans doute pour remercier l’architecte d’avoir si bien embrigadé la misère. Après, plus rien. Ça lui fait une belle jambe cette reconnaissance. Il est mort depuis belle lurette d’après le panneau.

Classé, ça ne veut pas dire que c’est beau, ni même entretenu, juste qu’on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la vision artistique de l’architecte, qui n’en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière. C’est formulé comme ça – la vision artistique, pas le cimetière – dans la circulaire qui met les nouveaux arrivants au parfum et encombre nos boîtes aux lettres chaque année. On se marre parce que tout le monde sait que ceux qui pondent ce genre de littérature ne fouleront jamais le sol de l’Eden. Ils se bornent à nous rappeler la chance que nous avons de vivre dans un monument historique, puis nous assènent leur traditionnelle série de « ne pas » paternalistes : ne pas laisser pendre de linge aux fenêtres (qui ferment à peine), ne pas repeindre les volets (qui ouvrent à peine), ne pas mettre de fleurs aux balcons (qui tiennent à peine), ne pas accrocher de vélos aux lampadaires (qui n’éclairent plus le chemin de personne depuis longtemps).
Ne pas.
Ne pas.
Ne pas.
Chaque année ils déboulonnent le panneau, devenu illisible, pour le remplacer par un autre tout neuf. Deux jours plus tard, il est de nouveau couvert de tags. De temps en temps, avec Ben et Pav, on observe les touristes s’aventurer jusqu’aux barreaux qui nous encerclent. Ils arpentent la rue, nez en l’air, et se tordent le cou, appareil photo ou téléphone brandi pour canarder notre immeuble sous tous les angles. Il est tellement gigantesque qu’il déborde toujours du cadre. Gamins, on s’amusait à contrarier leurs efforts. Pas méchamment, pour rigoler. On n’avait pas grand-chose à faire : juste s’approcher nonchalamment de la limite et patienter. Ils ne pouvaient refréner un mouvement de recul en nous apercevant. On polluait leurs photos. Souvent ils s’énervaient et gesticulaient pour nous chasser. Pour aller où ? Parfois ils attendaient qu’on se lasse. Nous aussi. Débutait alors un long bras de fer de l’ennui. Les perdants, nous la plupart du temps, détalaient par dépit. Aujourd’hui on les mate pendant qu’ils se ridiculisent, allongés sur l’asphalte, téléphone à la main. Ils se contorsionnent comme s’ils allaient crever d’une overdose puis repartent, ravis, avec dans leur poche un bout de notre ciel gris derrière le béton gris.

L’Eden se compose de deux bâtiments : une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. On dirait une fusée prête à décoller. D’ailleurs on l’a surnommée Cap Canaveral entre nous. L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. Les passerelles qui le relient à Cap Canaveral paraissent frêles en comparaison. On jurerait qu’elles vont s’effondrer et nous propulser vers la lune dans un nuage de poussière.

« Eden Tower est l’un des plus beaux exemples de Brutalisme au monde, une architecture typique des années cinquante à soixante-dix qui privilégie le béton et les matières brutes et se caractérise par l’absence totale d’ornements. Ce courant architectural imagine des cités composées de cellules d’habitat, empilées à répétition sur plusieurs niveaux. Il s’est particulièrement illustré dans notre pays. Depuis 2012, toutes les constructions brutalistes de Grande-Bretagne font l’objet d’un classement auprès du Fonds Mondial pour les Monuments (WMF), qui assure la protection des bâtiments les plus précieux de la planète. »
C’est ce que dit le panneau.

2
Le texto de Ben m’a réveillé super tôt ce matin. Ma tête bourdonnait. Je ne sais pas pourquoi. La vie. Tu as beau retourner les choses dans tous les sens, il y a toujours un truc à l’envers, comme quand tu tiens un livre devant un miroir. Sauf qu’un bouquin tu peux le relire si tu as du temps à tuer. Ce sera toujours un peu différent. La vie quand c’est foutu, c’est foutu.

Ben a presque fini son tableau à Banksy Tunnel. Il nous a envoyé les premières photos hier, à Pav et moi. C’est canon, pourtant je n’ai aucune envie de bouger. Je bullerais bien jusqu’à ce soir en glissant d’une connerie à l’autre sur mon téléphone. Les week-ends servent à ça après tout. Encore une ou deux vidéos et je me lève. Il est à peine neuf heures du mat. S’il envoie un autre texto, je sors du lit. J’adore son travail, ce n’est pas la question – Ben a un talent dingue -mais j’ai joué à Fortnite toute la nuit et je suis naze. Il me faut un Red Bull d’urgence, histoire de me remettre les yeux en face des trous.

Je bande sans raison sous la couette, les yeux égarés dans les fissures qui rampent sur le plafond. L’Eden se lézarde de partout. Ils ont même tendu un filet le long d’une partie de la façade pour contenir les éboulis après la pétition de certains touristes. Ils exigeaient que l’extérieur du bâtiment soit restauré et les grilles repeintes. Pour leurs photos. L’intérieur pouvait attendre. Notre chambre est un cube blanchâtre, comme les trois pièces de l’appartement ; des cubes blanchâtres vides de nos vies et remplis des saloperies qu’on nous vend.
J’hésite à me masturber. Lauren est déjà dans la cuisine et prépare le thé. Je jette un coup d’œil à mon site porno préféré. Un samedi matin ordinaire. Je me caresse. Pav appelle ça l’instinct de survie, cette gaule incontrôlable au réveil, morning glory. À mon avis il confond avec les personnes qui ont frôlé la mort. J’ai lu ça sur Internet après les attentats de je ne sais plus où, je ne sais plus quand. Apparemment, les gens qui en réchappent sont pris d’une furieuse envie de baiser ; une espèce de chant du cygne du survivant, un élan de reproduction pour que perdure l’espèce. Mes chants du cygne à moi avortent en général dans un Kleenex.

J’ai besoin de prendre une douche. Pour aller à la salle de bains, il faut passer devant le salon, la télé qui beugle, l’odeur de rance de l’autre et son ivresse pâteuse des lendemains de cuite. Hier soir il a picolé au pub avec ceux du chantier, comme tous les vendredis. Il cuve sûrement sa misère à présent, avachi sur le canapé, dans le scintillement bleuté d’une émission de téléréalité. Je n’ai pas trop envie de voir sa gueule.
J’attrape la boîte de Kleenex.

Je traverse le couloir à pas de loup, referme doucement la porte de la salle de bains et jette mon orgasme d’adolescent aux chiottes. Celui-ci se désagrège dans un tourbillon de chasse d’eau. Ça pue la bière fraîchement pissée ici. Il y en a partout. L’autre a encore visé à côté cette nuit, s’il a même pris la peine de viser. J’étale une serviette, la sienne, sur le carrelage pour absorber son souvenir et grimpe dans la baignoire. L’accumulation jaunâtre de calcaire, au fond, me râpe les pieds. L’eau est glacée, comme toujours les samedis matin. Les footeux de l’Eden rentrent de l’entraînement et vident la chaudière centrale à coups de douches interminables. Je me savonne en vitesse sous un filet d’eau polaire, puis m’essuie en sautillant pour me réchauffer. Serviette autour de la taille, plus ou moins sec, je vérifie mes yeux, mes cheveux, ma peau dans le miroir. J’ai l’air de quoi avec mon air buté, mon nez dévié et mes sourcils protubérants qui écrasent des yeux délavés ? J’éclate deux points noirs puis me frotte les dents rapidos avec un peu de dentifrice sur l’index avant de me réfugier de nouveau dans notre chambre.

Mon téléphone vibre. Deuxième message de Ben : « À quelle heure tu déboules ? On est à l’entrée de Banksy Tunnel. On aura fini dans un peu plus d’une heure. Vous venez ensemble, Pav et toi ? »
Je flaire mon T-shirt de la veille, mes chaussettes ; ça ira. Je les enfile, j’attrape mon pantalon de survêt qui traîne au pied du lit, mes baskets cachées sous le sommier et m’habille. J’ai le temps, Banksy Tunnel se trouve seulement à onze minutes de l’Eden en train, pourtant je me dépêche. Je veux décamper d’ici au plus vite.

Tu ne connais pas Banksy Tunnel ? Cherche sur Internet, tu verras. C’est un long passage piétonnier sous les voies ferrées de la gare de Waterloo, en plein centre de Londres. Pendant longtemps, les sans-abri s’y sont réfugiés, entre les junkies et la police qui faisait régulièrement des descentes. En hiver, les ambulances ramassaient les overdoses et les cadavres frigorifiés sous leurs couvertures de cartons d’emballage. Banksy et d’autres artistes ont recouvert les parois et le plafond de leur génie et, en quelques années, c’est devenu la cathédrale mondiale du Street Art. Ben m’a raconté tout l’historique il y a deux ans. Il y passe sa vie. Ses potes tagueurs et lui refont l’accrochage de leur petit musée souterrain chaque semaine ou presque. C’est pour ça qu’il vaut mieux se grouiller pour voir son œuvre avant qu’un autre artiste ne la recouvre de la sienne. Les mecs sont doués, il faut dire. Enfin, les mecs, il y a plein de filles aussi, tout aussi douées, si ce n’est pas plus. Une, surtout, que Ben aime bien. Elle a un nom de duchesse dont je ne me souviens jamais. Ils ont passé la journée d’hier à bosser sur un tableau commun. Les premières photos sont grandioses. Ben m’impressionne depuis l’enfance. Il sait ce qu’il veut, il avance. Moi ? Non. Je n’ai pas vraiment d’idée. Je m’efforce de ne pas reculer.

On l’appelle Ben mais en réalité, son nom c’est Tadalesh, « celui qui a de la chance » en somalien. Quand il a échoué à Londres avec ses sœurs et ses parents, il avait huit ans et ne baragouinait pas un mot d’anglais. Un jour, Pav et moi dévorions un pot de Ben & Jerry’s, appuyés contre le muret qui délimite le bout de gazon pelé devant l’Eden, quand Tadalesh et sa mère sont passés près de nous. Il la suivait comme un caneton. Elle s’est arrêtée pour tchatcher avec une autre Somalienne et le gosse s’est approché du muret. Classique. « C’est quoi ton nom ? » Il ne comprenait rien et nous a dévisagés, l’air béat. Pav lui a tendu sa cuillère. Tadalesh l’a léchée avec délectation. On s’est marrés. Des années plus tard, il nous a avoué que c’était la première fois qu’il goûtait de la glace. Sa mère l’a chopé par le bras, a hurlé trois mots dans leur drôle de langue, puis l’a traîné de nouveau à sa suite. Elle n’avait pas l’air commode. Depuis elle s’est adoucie à force de nous côtoyer. Il faut dire que Pav et moi sommes sans doute les moins voyous de l’Eden. Enfin, surtout moi. Ce jour-là, Pav a juste eu le temps de crier « Hey ! Ben & Jerry ! On t’revoit bientôt ? » C’est comme ça que Tadalesh est devenu Ben ; à cause d’un pot de crème glacée piqué le matin même au supermarché. Il a eu du bol que ce ne soit pas de la Häagen-Dazs.

J’attrape mon sweat à capuche et fourre les livres de Claire dans mon sac à dos. J’entends ma sœur plaisanter au téléphone avec une copine. J’entrouvre la porte de la cuisine et mime un « à ce soir » accompagné d’un clin d’œil. C’est nul, ce clin d’œil, surtout que Lauren a quatorze ans. La semaine, pendant les vacances, on passe notre temps à jouer à Fortnite quand l’autre est au boulot. Je me suis acheté une console, un casque et un écran d’occasion avec le fric que me donne Claire tous les mois. J’ai posé un cadenas sur la porte de notre chambre au cas où l’autre se croirait autorisé d’y traîner ses guêtres.

Fortnite, c’est énorme ! Au début du jeu, tu es parachuté dans un monde virtuel où tu dois débusquer quatre-vingt-dix-neuf autres joueurs, les dégommer et leur piquer leurs armes pour exterminer ceux qui restent. Tu ne peux pas te planquer parce qu’une tempête repousse tout le monde jusqu’à une zone où les survivants sont obligés de se massacrer. C’est géant ! Je choisis toujours la skin, le personnage si tu veux, d’un mec musclé, tatoué en général, avec les cheveux très courts et la tête bien carrée comme moi. Je me sens invincible. Si je me fais buter, je continue de suivre celui ou celle qui m’a troué la peau à l’écran, pour m’améliorer et copier son jeu dans la partie suivante. J’y retourne et je bousille tout ce qui bouge avec encore plus d’efficacité. J’ai montré la technique à Lauren. Elle se débrouille plutôt bien. Je la soupçonne de s’entraîner en cachette. Elle a un double de la clef de notre chambre, évidemment.

Le week-end je rejoins mes potes le matin. L’après-midi, je fais la lecture à Claire. Ça m’évite de croiser l’autre. On doit se dire dix phrases par mois, et encore. Toujours autour du fric et des courses que je me tape pour qu’on ait de quoi bouffer. Je rapporte souvent des mandarines. Lauren en raffole. L’autre déteste enlever la dentelle autour des quartiers. J’en achète régulièrement. Pour l’emmerder.

Je passe devant la télé qui braille tout ce qu’elle peut. Il est encore torché d’hier soir, à moitié clamsé dans son fauteuil et ne me calcule même pas. Tant mieux. J’ouvre la fenêtre du salon pour laisser un peu s’échapper la puanteur.
— Tu crois que j’vois pas ton p’tit manège? marmonne-t-il tout à coup.
— Ta gueule. J’ai autre chose à foutre que d’écouter tes délires de pochtron.
— Tu vas où ?
— Qu’est-ce t’en as à secouer ?
— Tu vas où ?! répète-t-il en balançant péniblement une canette de bière vide qui s’affaisse à un mètre du fauteuil.
— T’occupe, fous-moi la paix !
— Me rapporte pas encore tes putains de mandarines !
— T’as qu’à te bouger le cul si tu veux autre chose, connard !

L’autre serine constamment que je ferais mieux de trouver du boulot sur les chantiers plutôt que de traîner avec mes potes. Dans quelques mois j’aurai dix-huit ans et je pourrai enfin lui dire d’aller se faire foutre quand il ressasse qu’à mon âge il gagnait déjà sa croûte. Il n’a aucune leçon à me donner. Je bosse depuis mes treize ans, comme la loi anglaise l’autorise ; douze heures par semaine durant l’année scolaire, vingt-cinq pendant les vacances. J’ai commencé par le supermarché en bas de l’Eden. Une copine caissière de ma mère m’y avait dégoté un job, peu après mon treizième anniversaire. Ça valait mieux que de traîner dans le quartier avec le deal ou la seringue pour horizon. J’ai fait entrer Pav et Ben quand des places se sont libérées. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ! Au bout de deux ans, j’en ai eu ma claque d’aligner des paquets de pâtes à l’infini pour des prunes. J’ai répondu à la petite annonce de Claire sans me faire trop d’illusions. C’était mieux payé, c’est tout ce que je voyais. Ça me rapprochait du moment où je me casserais de l’Eden.
Et puis aussi, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui parce que Mister Ferguson est un mec bien, mais je flippais à l’idée de finir comme lui, chef de rayon pour le reste de ma vie. En fin de journée, il nous filait un tas d’invendables qu’il faisait passer en pertes et profits, même s’il n’était pas dupe et savait bien qu’on les endommageait exprès pour ne pas avoir à les payer. Il nous a raconté un jour que lui aussi a grandi à l’Eden. Peut-être qu’un Mister Ferguson a eu pitié de lui dans sa jeunesse. Je ne sais pas, mais je ne voulais ni de sa pitié, ni d’une existence comme la sienne de ce côté-ci des voies ferrées.

Les premières séances chez Claire n’ont pas été une sinécure. J’ai failli jeter l’éponge à plusieurs reprises. Elle n’aurait jamais accepté, alors je me suis accroché. Au bout d’un moment, je n’ai plus pu m’en passer. Et pas que pour l’argent. L’autre continue de s’imaginer qu’à mes heures perdues je déballe des pots de moutarde sous un néon capricieux. Je ne lui ai jamais parlé de Claire. Je ne préfère pas. S’il savait, il me racketterait tout ce que j’économise et le claquerait sur un site de casino en ligne. Il aboierait que je perds mon temps chez elle, alors que c’est lui qui s’embourbe dans une vie de chien. Claire est persuadée que j’ai des capacités, alors hors de question de planter le lycée, même si c’est un repaire de pourritures. Évidemment pour l’autre, tout ça c’est du pipeau. Il n’est pas resté longtemps à l’école.

L’autre, c’est mon père. Il a trente-sept ans. Il en avait tout juste vingt quand je suis né.
Ma mère ? Dix-sept.

3
Je quitte l’appart et claque la porte, exprès pour le faire sursauter, puis sprinte le long de la passerelle jusqu’à Cap Canaveral. Il surgit sur le palier et braille dans mon dos ses insultes habituelles. Les ascenseurs mettent toujours une plombe à monter. Ils sont en panne une semaine sur deux et puent la pisse. Arrivé en bas, je pousse la porte en verre qu’une batte de base-ball a réduite en flocons la semaine dernière.
L’ombre de l’Eden écrase le jardin. Chaque année elle prolonge l’hiver de quelques jours. Les arbres verdissent timidement. Les jonquilles luttent pour percer le gazon gercé par la neige. J’ouvre le portail en acier dans un grincement de rouille. Le bouquet de fleurs a finalement fané. Ça doit bien faire dix jours qu’il est accroché là. Tout le monde à l’Eden connaissait la victime, un gosse de quatorze ans, quinze peut-être ; pas beaucoup plus vieux que Lauren. Une bande rivale lui a perforé les reins et le foie au cran d’arrêt. On ne sait pas pourquoi. Il y a rarement une raison. Un regard, un mot de travers. La mère du gamin a tout vu depuis sa fenêtre. Elle s’est ruée hors de chez elle en hurlant. Le môme est mort dans l’ambulance. Après ça, la police a interrogé chaque habitant. Personne n’a mouchardé. Trop peur des représailles.
La grille se referme dans un clic métallique.

Je remonte l’impasse sans me presser. J’ai prévenu Ben que j’étais en route. J’entame le décompte dans ma tête, comme d’habitude. Je longe les autres barres d’immeubles nanifiées par l’Eden. Ça fait des années qu’on nous promet de rénover le quartier. Il a été sérieusement amoché pendant la Deuxième Guerre Mondiale m’a expliqué Claire, comme la plupart de Londres. Elle s’y connaît en Histoire. Je retiens mieux ses anecdotes que tout ce qu’on m’enfonce dans le crâne au lycée : Churchill, Darwin, Newton, Shakespeare. À quoi il me sert, Shakespeare, dans ma vie ? Ça agace Claire quand je réagis comme ça. « Si tu te plongeais davantage dans Shakespeare, tu te poserais moins de questions inutiles et tu irais à l’essentiel. » Ça veut dire quoi ? Elle parle toujours par énigmes. Avant de la rencontrer, je n’avais même jamais ouvert un bouquin. Maintenant, je lis tout ce qu’elle me met entre les mains.

En 1945, il ne restait rien ici. Les Allemands avaient entièrement réarrangé les rues à grand renfort de bombes. Ils visaient la gare de Clapham Junction pour bloquer les trains, mais leurs avions manquaient de précision, alors toute cette destruction s’est abattue sur nos têtes, enfin, celles des habitants de l’époque. La paix revenue, on a reconstruit comme on a pu, en posant des tours dans les trous de la guerre. On y a parqué les Irlandais, les Jamaïcains, les Indiens, les Pakistanais quand on en a eu besoin, puis les Ghanéens, les Nigérians, les Chypriotes et enfin les Polonais, les Lituaniens, les Somaliens, les Chinois, les Afghans et les autres. Une vraie tour de Babel ! Nous sommes les seuls Anglais de l’Eden. Et encore, l’autre est écossais. Pav dit souvent, pour plaisanter, que c’est la faute au politiquement correct. Il fallait un quota de British et c’est tombé sur nous. Il y a aussi des Kurdes qui tiennent l’épicerie derrière le barbier turc et un café algérien vient d’ouvrir en face de la mosquée et du centre d’études islamiques.

L’autre répète à qui veut l’entendre que c’est là que pousse la graine de terroriste, mais c’est lui le terroriste. Ma mère ne nous aurait jamais quittés s’il ne l’avait pas tabassée. La télé hurlait pour couvrir ses cris, mais les murs sont si fins que, même amortis par son ventre, les coups résonnaient dans tout l’Eden. Il ne frappait jamais le visage. Trop visible. Elle s’effondrait en faisant trembler la cloison de notre chambre. Il ne la finissait au pied que les soirs où il était sobre, en semaine. Il appelait ça ses moments de tendresse, en ricanant, le lendemain matin.
Souvent il la violait. Au bout de plusieurs minutes, elle se relevait, se traînait jusqu’à la salle de bains et laissait longuement couler l’eau dans le lavabo. Aujourd’hui encore, lorsque le siphon rote les trop-pleins d’eau stagnante, son fantôme revient me hanter. Elle entrouvrait la porte de notre chambre, vérifiait que Lauren et moi dormions ou faisions semblant, puis regagnait sagement la cuisine pour terminer sa vaisselle. Un soir, après son passage à la salle de bains, je m’étais faufilé derrière elle en silence. L’autre cuvait son crime, cul nu, sur la moquette. Elle me tournait le dos, brisée devant l’évier et la fenêtre entrouverte, le regard ancré sur la voie ferrée qui serpente au pied de l’Eden.

Le matin, elle nous accompagnait jusqu’à l’école, de l’autre côté du pont ferroviaire, et tirait sur sa blouse pour camoufler les bleus. Elle rejoignait ensuite son boulot de caissière à une heure et demie de transport de l’Eden. Elle ne pouvait pas risquer de manquer son train et nous déposait en avance devant les grilles de l’école avant de repartir immédiatement en direction de la gare. Lauren courait vers ses camarades de maternelle et son verre de lait quotidien tandis qu’au travers des barreaux, je fixais l’ombre de ma mère s’engloutir dans la masse brune des négligeables.

Soixante et onze, soixante-douze, soixante-treize, l’épicier kurde me salue, comme chaque matin et, comme chaque matin, je désigne du doigt une canette de Red Bull. Il me rend la monnaie en me souhaitant une bonne journée, main sur le cœur comme si le cœur y pouvait quoi que ce soit. Je réponds d’un hochement de la tête pour ne pas perdre mon compte. Quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-dix-huit. J’ouvre la canette. Une gorgée. Deux. Il y a sept cent cinquante-trois pas jusqu’aux portillons de Clapham Junction.
Tous les jours, je prends le même chemin que ma mère et nous empruntions, ensemble, jusqu’à l’école. Je me fais croire qu’en les comptant, mes pas s’imbriquent parfaitement dans les siens, qu’à huit ans de distance ils talonnent l’ombre de son dernier trajet comme si elle n’avait que huit secondes d’avance sur moi. Je m’arrête toujours devant la vitrine du barbier turc, au pas quatre cent vingt-deux. Au pied de la devanture, une empreinte s’est prise dans le macadam ; un clebs, sans doute, ou un renard comme on en voit souvent arpenter les ruelles de Londres à la nuit tombée. Il a posé la patte sur une plaque de goudron frais, et signé ainsi le trottoir pour l’éternité. Je voudrais que cette empreinte soit celle de ma mère. J’aurais alors la certitude qu’elle s’est tenue à cet endroit il y a huit ans et que, si le temps nous offrait un répit, son parfum y flotterait encore et je tendrais la main pour la glisser dans la sienne.

Un jour, la direction de la chaîne de supermarchés mit en place deux caisses automatiques dans le magasin où elle travaillait. Pour tester l’idée auprès de la clientèle, avait-on rassuré les employées qui s’inquiétaient pour leur avenir. Elles s’excusèrent d’avoir posé la question, réflexe de pauvre, et attendirent, confiantes, le verdict. Le succès fut tel que, trois mois plus tard, on décida de remplacer deux tiers du personnel par des machines coréennes. Ces salauds proposèrent à ma mère un contrat d’intérim dans un charmant quartier verdoyant du nord-ouest de Londres – « à trente minutes à peine de votre lieu de travail actuel » – c’est-à-dire à quatre heures aller-retour de l’Eden. Elle possédait l’orgueil des humbles et n’aurait jamais quémandé le moindre traitement de faveur ni que sa situation reçoive davantage de considération que celle de ses collègues. Elle accepta le poste jusqu’à ce que la clientèle écranophile du nouveau magasin opte, elle aussi, pour l’automatisation. Les habituées avaient massivement coché la case « gain de temps » sur le questionnaire qu’on exhiba en guise de justification. L’une d’elles avait même pris soin de commenter qu’elle serait soulagée de ne plus avoir à répondre au bonjour machinal des caissières, sans réfléchir que, bientôt, des machines la traiteraient avec autant d’humanité qu’un sachet de salade, sans s’encombrer du moindre bonjour humain. Et elle ne trouverait rien à redire.
Même quand c’est la dernière des connes, la cliente a toujours raison.

Aux employées, on suggéra une place, presqu’au même taux horaire, encore un peu plus loin géographiquement, ce qui, pour ma mère, aurait représenté près de cinq heures de transport quotidien. Elle déclina l’offre en s’excusant et ne reçut aucune indemnité, comme spécifié dans son contrat d’intérim qui venait de débuter. C’est aussi ce que précisait la lettre qu’elle avait timidement tendue à l’autre. On exigeait cependant qu’elle travaille jusqu’à la fin du mois car les nouvelles machines ne seraient installées qu’après cette date. Forts du succès mondial de leur procédé, les Coréens accusaient un léger retard de livraison. L’autre lut la lettre à voix haute. Il ne devait pas s’inquiéter, elle trouverait autre chose, plus près de l’Eden. Il s’était énervé. « Parce que tu crois qu’on roule sur l’or peut-être ?! »
La direction décida d’affecter ma mère à l’équipe du soir. Pendant les trois dernières semaines de son contrat, elle finit à vingt-deux heures et rentra à l’Eden à minuit passé, éreintée. L’autre était déjà couché. Il ne la touchait plus. Pourtant un soir, j’ignore pourquoi, il la frappa comme jamais auparavant.

Le lendemain matin, j’avais serré sa main un peu plus fort que d’habitude devant l’école, puis avais rebroussé chemin jusqu’à la gare sans qu’elle s’en aperçoive. J’avais neuf ans. Je m’étais faufilé sous les portillons et avais grimpé les escaliers derrière elle. Caché en retrait d’un pilier, j’avais attendu son train dans l’ombre avant de regagner l’école en courant.

Souvent, je lui demandais pourquoi elle travaillait si loin alors qu’un supermarché de la même enseigne, celui de Mister Ferguson, jouxtait l’Eden. « La vie ne fonctionne pas comme ça », répondait-elle avant de se pencher sur moi, de me caresser les cheveux et de chuchoter, « le choix n’existe qu’au-delà des rails ».

4
La gare de Clapham Junction dresse devant moi son orgueil de briques rouges. Du haut de sa colline, les rails en contrebas, elle se donne des airs de forteresse médiévale, la vanité victorienne en plus. C’est le plus gros nœud ferroviaire de Londres. Vingt-quatre voies s’y croisent dans un dédale d’aiguillages, de feux clignotants, de quais, de ponts et desservent en quelques minutes les deux principales gares du centre, Victoria et Waterloo, ainsi que l’aéroport de Gatwick et les principales villes du sud-ouest de l’Angleterre, Brighton, Southampton, Exeter – la côte à moins d’une heure de l’Eden. Je n’ai jamais vu la mer.

Le grouillement, ici, est permanent. L’entrée du haut, celle qu’empruntent les costumes gris et les tailleurs bleu marine, force les voyageurs à grimper la colline jusqu’au grand hall avant de les faire redescendre vers les voies par une série de passerelles et d’escaliers. L’autre accès, celui d’en bas, le nôtre, chemine sous les rails. Il aboutit dans un souterrain humide et mal éclairé d’où germe une série d’escaliers menant aux quais. Celui-ci se remplit de couleurs aux premières et dernières heures du jour : des bleus de travail, des pantalons cargo kaki, orange, des salopettes marron, des vestes fluo, des uniformes rouges, verts ou bleus. Souvent un logo criard, dans le dos, rappelle à qui ils appartiennent. Et puis des blouses, des blouses, des blouses – blanches, roses, bleu ciel, vertes, rayées ou vichy – toutes avec un badge sur la poitrine.
Un matin que je jouais avec son badge dans la cuisine, ma mère me l’avait repris des mains et épinglé sur son uniforme. Elle avait soupiré à voix basse, « à quoi bon de toute façon ? ». Quand je lui avais naïvement demandé pourquoi, du haut de mes six ans, elle m’avait confié que les clientes n’adressaient la parole aux caissières que pour demander un sac supplémentaire ou leur reprocher de quitter leur poste pour aller aux toilettes. Connaître leur nom leur importait peu. Je n’avais pas encore appris à lire et m’étais écrié, « Tant mieux, il n’y a que moi qui ai le droit de t’appeler Maman ! Lauren aussi quand elle saura parler ». Elle avait ri de bon cœur et m’avait embrassé avant d’ajouter, « Promets-moi que, quand tu seras grand, personne ne sera invisible à tes yeux. C’est pire que le mépris. Pire que les coups ».

J’hésite à sauter les portillons comme d’habitude. Tapi dans la pénombre, le contrôleur me fixe, prêt à bondir. Je hausse les épaules et claque ma carte de transport sur le capteur. La gare est toujours un peu vide en milieu de matinée. Encore plus en période de vacances scolaires quand les costards et les tailleurs bleu marine emmènent leur famille au soleil.

Une fille m’effleure de son parfum. Je me retourne. Elle m’a déjà dépassé dans le souterrain. Sa longue jupe flotte sur un brouillard de poussière. Ses cheveux, presque blonds, cascadent en boucles sur ses épaules nues. Elle porte des sandales trop légères pour un mois de mai. J’aperçois ses pieds fins, aux orteils bien détachés, aux petits ongles vernis comme un soir de juillet. Ils avalent calmement chaque marche jusqu’au vaste quai à demi désert.

Voie neuf, une dizaine de voyageurs attend le train pour Waterloo. Je termine mon Red Bull et balance la canette. Une dame s’énerve toute seule car je n’ai pas utilisé la poubelle de recyclage. Elle meurt d’envie de me faire la réflexion mais lâche l’affaire quand je soutiens son regard. On nous a fait un cours sur l’écologie au lycée l’an dernier. Bien sûr que je connais la môme suédoise qui insulte tout ce qui bouge avec sa gueule de fin du monde, c’est juste qu’à l’Eden, on n’est pas nombreux à bouffer bio ou rouler électrique. C’est un truc de riches ça. On recycle, oui si on veut, quand personne n’a foutu le feu aux conteneurs pour se distraire.

La fille longe le quai réservé à l’express de l’aéroport, puis s’arrête brusquement, presque chancelante. Elle se retourne, le visage voilé par l’ombre du grillage anti-pigeons. Un pas sur le côté. La lumière la révèle. Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, oui, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.

Le chuintement de l’express se rapproche et fend l’air à vive allure. Je m’adosse contre un pilier, à l’écart, et laisse la douceur printanière m’envahir. Les haut-parleurs aboient l’ordre de s’éloigner de la bordure du quai. Le crissement métallique des essieux absorbe d’abord le frémissement des arbres, les querelles joyeuses des moineaux puis recouvre de sa plainte le reste des bruits du monde dans une légère odeur de brûlé.

J’avance d’un pas. La fille me considère, surprise, presque inquiète. Elle a compris. Moi aussi. Un autre pas. Avec la fragilité d’une funambule, elle s’approche des voies et défie mon regard. Trop près du bord. Enlisés dans leur indifférence, le nez sur leur téléphone, les autres voyageurs ne remarquent rien. Le souffle sec de l’express fouette les premiers mètres du quai dans un vrombissement qui fait tressaillir mes semelles. Une impression de déjà-vu me happe soudainement.
De nouveau la fille chancelle et se précipite vers le train.

5
Après l’école, une voisine nous récupérait, le temps que ma mère accoure de l’autre bout de Londres pour nous donner le bain et préparer notre dîner. Ma naissance avait bouleversé ses dix-sept ans, bien sûr, mais la tendresse l’emportait toujours sur la fatigue et elle ne manquait jamais de nous couvrir de baisers lorsque la voisine nous restituait. L’autre, lui, rentrait tard de ses chantiers. Parfois sobre.
Un soir, elle n’est pas venue. Lauren avait six ans. Moi, trois de plus. La voisine avait tenté de joindre ma mère plusieurs fois, en vain. L’autre a sonné à la porte, le regard rouge, l’haleine fatiguée d’alcool, une enveloppe décachetée à la main. Il a remercié brusquement la voisine dont les yeux mouraient d’indiscrétion et nous a ramenés chez nous. Il venait de trouver le mot que ma mère avait abandonné dans la cuisine le matin même. Elle nous quittait ; nous, l’autre, l’Eden. Pour un homme et pour un pays : l’Espagne. Il a parcouru les lignes plusieurs fois à voix basse, en répétant qu’il n’avait rien vu venir. Entre ses doigts, un petit objet scintillait dans la lumière tremblante du plafonnier. L’autre n’en détachait pas les yeux. Soudain il s’est mis à chialer, à tousser comme un jour de rhume des foins. Lauren s’est approchée et a bredouillé « atchoum Papa ». Il a levé la tête. Nous existions. Il a chialé de plus belle avant de s’en prendre à Lauren qui réclamait Maman et de me coller une beigne au moment où j’ai voulu la protéger. Il a enfoncé la lettre dans sa poche, abandonné le petit objet devant lui, puis nous a plantés tous les deux dans la cuisine avant de foutre le camp au pub. Je me retenais de pleurer, pour Lauren, pour qu’elle ne se noie pas dans tout ce chagrin, et puis aussi parce que l’autre me répétait depuis toujours que je ne serais jamais un homme si je passais mon temps à chougner comme ça. Je ne l’avais d’ailleurs jamais vu pleurer jusqu’alors. Sur la table, l’alliance de ma mère avait cessé de scintiller.

Souvent je tape son nom sur Internet à la recherche d’une existence virtuelle. Jamais elle ne s’est façonné de vie heureuse sur les réseaux sociaux ici ; elle trouvait à peine le temps d’être triste. Je sais que la traquer ne sert à rien car disparaître est un droit. Je me suis renseigné. N’importe quel adulte est libre de plaquer sa vie pourrie pour en recommencer une autre ailleurs, sans qu’on vienne l’emmerder. Et même si on le retrouve, on n’a pas le droit de prévenir sa famille sans son autorisation. La loi permet aux gens qui le souhaitent de ne plus exister. Elle n’a rien prévu pour leurs gosses. J’espère qu’un jour – à Lauren, je dis même que j’en suis sûr – ma mère partagera son bonheur en ligne. Peut-être qu’elle l’a déjà fait sous un autre nom. Je ne sais pas. Je lui ai inventé de nouveaux enfants avec l’homme qui nous l’a volée. Nous nous ressemblons un peu, eux et nous.

J’ai acheté un ordinateur en même temps que ma console de jeux dans une boutique d’occase. De recel en réalité. Je le partage avec Lauren, le temps de gagner assez pour lui en offrir un à elle. En fond d’écran, j’ai choisi un paysage de Benidorm. L’autre ressasse que notre mère s’est installée là-bas, avec son maquereau comme il l’appelle. Elle a dû le mentionner dans sa lettre. Je ne sais pas, je ne l’ai jamais lue. Il l’a brûlée, avec toutes les photos d’elle.
Les tours en Espagne sont beaucoup plus belles que l’Eden. Elles rappellent les couleurs du coucher de soleil et oscillent dans une chaleur permanente, le long d’une grande plage toute jaune avec ma mère et sa nouvelle vie, sûrement, en bikini quelque part dessus. Le reste nous l’avons inventé, Lauren et moi. Enfin, surtout moi au début parce que Lauren était trop petite. Ma solitude mémorisait les noms et les images sur la carte d’Espagne que je gardais sous mon oreiller. Le soir, je les racontais à ma sœur pour la voir sourire. Avant de nous coucher, nous guettions les avions par la fenêtre, persuadés que l’un d’entre eux nous la ramènerait, qu’elle pousserait la porte de l’appartement pour venir nous chercher. Elle constaterait qu’ici, rien n’a changé. »

Extrait
« Comme je disais, c’est elle qui a déniché la petite annonce de Claire au supermarché. Quelqu’un l’avait punaisée au panneau Love your Community, dans un recoin mal éclairé, près de la porte de sortie. Ça disait, « Dame aveugle cherche personne pour lui faire la lecture deux heures et demie, trois fois par semaine», suivi d’un numéro de téléphone. Karolina a ajouté, «si tu veux pas une vie de ce côté-ci des rails, je te conseille de téléphoner». C’était mieux payé que d’ouvrir des cartons chez Mister Ferguson.
Alors j’ai appelé. » p. 63

À propos de l’auteur

Portrait d'Olivier Dorchamps, Paris, 20 mars 2019

Olivier Dorchamps © Photo DR

Olivier Dorchamps est franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris et vit à Londres d’où il a choisi d’écrire en français. Il pratique l’humour, l’amitié et la boxe régulièrement. (Source: Éditions Finitude)

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Dans la cour

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En deux mots
Barnabé n’a pas trois ans quand il perd sa mère. Un drame qui va entraîner son père dans une spirale infernale. Il meurt quatre ans plus tard, laissant à son fils la lourde tâche de se construire un avenir. Les copains et la musique vont l’aider à s’en sortir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Comment Barnabé a survécu à la mort de ses parents

Dans ce premier roman initiatique, Jérôme Rebotier raconte la vie de Barnabé qui a perdu sa mère et son père alors qu’il n’était qu’un enfant. Une double et douloureuse épreuve qu’il va falloir surmonter.

À la rentrée 1986, Barnabé entre en classe de Seconde. Il se réjouit de retrouver ses camarades de classe, Émile, Antoine, Jean-Albert, Hercule les autres. En quelques lignes, on découvre que cette petite bande est d’abord là pour s’amuser plutôt que pour apprendre. Le fait que sur son formulaire, à la case «parents» Barnabé note «décédés» y est peut-être pour quelque chose.
Dès le chapitre suivant, qui nous ramène en 1977, on comprend que ce corps d’homme ramené vers le rivage que des promeneurs découvrent sur la côte bretonne est celui de son père. Déjà défiguré, il ne comportait pas de traces de coups. L’enquête va conclure à un accident. Plus tard, on comprendra qu’en fait il n’avait plus envie de vivre.
Car tout le roman est construit sur ce principe des allers-retours entre la vie «d’avant», celle où Barnabé n’était pas encore orphelin, et cette année 1986 qui marque sa nouvelle vie. Il découvre sa chambre à l’internat et pense y découvrir un terrain de jeu avec des limites qu’il est bien décidé à franchir. Il faut dire qu’il revient de loin. Un double drame que l’auteur va tenter de conjurer en commençant par un conte en quatre parties disséminées le long du livre et intitulé Les cerises et le goudron (je vous conseille de relire ce conte in extenso une fois votre lecture terminée. Il est très éclairant).
On découvrira dans quelles circonstances le petit garçon perdra sa mère en 1973, mais on comprendra surtout très vite que c’est en 1977 que son existence a basculé.
«On m’avait tué à l’instant. L’enfant en moi était mort, enfoui quelque part loin de la raison. La naïveté laissait place à l’ignorance et à la peur. Je m’évanouissais presque, je ne savais plus qui j’étais. Mon esprit se réfugiait là-bas, très loin. Je savais que ma mère m’observait et je voulais la rejoindre. Le volcan bouillonnait de plus en plus. Fort.»
Alors, c’est en semant de petits cailloux sur sa route qu’il va finir par trouver un chemin. En 1978, il se réfugie dans l’imaginaire, s’imagine le capitaine d’un vaisseau en mission pour sauver le monde, en 1980 il se rêve en sportif en érigeant son propre Roland Garros. «Je suis devenu adulte immature dans un corps trop petit. Je ne dois pas en parler, on ne doit pas savoir, il paraît que ce n’est pas bien d’être différent. On m’a appris que l’on n’aime pas les gens différents, on les rejette. Alors c’est mon secret.» Finalement, c’est grâce à la musique qu’il va trouver sa voie. La musique qu’il écoute – l’auteur a eu la bonne idée de publier la playlist du roman – et la musique qu’il fait avec ses copains. Si le groupe qu’il va former avec ses amis n’est pas très brillant – leur premier concert va virer à la catastrophe – il a enfin trouvé un équilibre.
On serait tenté d’y voir un aspect autobiographique, venant d’un compositeur de musique de films, mais c’est d’abord dans la musicalité de l’écriture que Jérôme Rebotier se dévoile. Son roman est agencé comme un album, à la fois sombre et lumineux, désespéré et ouvert au monde. Alors quand retentit la cloche qui marque la fin de l’année scolaire, on se dit que pour Barnabé tout est possible. Et que peut-être le romancier nous offrira une suite.

Playlist du roman

Dans la cour
Jérôme Rebotier
Éditions Héliopoles
Premier roman
210 p., 17 €
EAN 9782379850868
Paru le 9/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et en région parisienne. On y évoque aussi La Baule et Le Pouliquen ainsi que Viroflay.

Quand?
L’action se déroule entre 1973 et 1986.

Ce qu’en dit l’éditeur
1986. Barnabé Voisin a 15 ans. Passionné de musique, il retrouve sa bande de copains, Hercule, Émile, Antoine, John, Kadour et Jean-Albert. Ces inséparables amis s’apprêtent à vivre toutes leurs premières fois¬ : leur groupe de rock, les manifs, les clopes en douce, les filles… Mais lorsque les profs interrogent Barnabé sur ses parents, il écrit machinalement : «Décédés».
Alternant le récit à la première personne d’un jeune lycéen et celui d’un adulte interrogeant la mort prématurée de ses parents, Jérôme Rebotier nous entraîne dans un roman personnel, drôle et émouvant, où le parcours initiatique d’un adolescent et sa joie de vivre l’emportent sur les fractures originelles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
Les cerises et le goudron
Première partie

Une petite maison.
Des cerises.
Je suis en train de déjeuner.
Une toute petite pièce et, sous l’assiette de cerises, une table.
Dans le mur une petite brèche d’où suinte une coulée de goudron.

Je suis soudainement assis dans l’autre sens. Je mange mes cerises comme si de rien n’était.
Le goudron coule lentement sur le sol et le niveau commence à monter.
Je m’observe de très près.

Je mange mes cerises comme si de rien n’était.
Le goudron coule lentement, sur le sol, et le niveau commence à monter.
Je m’observe de très près.

Je recule en me laissant là, affairé à mes cerises.
Je recule encore, je passe la porte et je m’éloigne.

Je recule toujours, longtemps, très longtemps, laissant la maison, moi, mes cerises et le goudron rapetisser jusqu’à n’être plus qu’une petite étoile dans la nuit sombre.

D’ici je ne vois plus le goudron.
Là-bas, je mange mes cerises comme si de rien n’était, je le sais.

…Noir…

1986
La rentrée
Ils sont déjà tous réunis dans la cour au moment où je passe la grande porte du lycée. Teints bronzés et langues déliées. Les restes de l’été sur leurs visages. Émile, Antoine et ses yeux bleus, Jean-Albert, Hercule et puis les autres. En demi-cercle. Les anecdotes fusent. Cette complicité immédiate, l’humour renouvelé par les vacances.
Émile a pris une demi-tête, plus une demi-tête de cheveux dressés dans toutes les directions, et s’est enveloppé d’un imperméable noir qui lui tombe au ras du mi-mollet, une vieille paire de Doc aux pieds joints comme un cornet de glace.
— T’as mis les doigts dans la prise ce matin? lui lance Jean-Albert en plissant la bouche et les yeux d’un air approbateur.
— Poss poss, lui répond Émile en l’imitant.
Antoine acquiesce en souriant et Hercule enchaîne :
— Tu n’aurais pas croisé Vladimir par hasard?
Si, si, il est avec Marcelo.
Un rire aux éclats. Nous sommes les seuls à pouvoir comprendre.
Je les regarde avec le plaisir des retrouvailles tout en leur tapant dans la main. Jean-Albert porte un pantalon beige taille soixante-six qui laisse apparaître la moitié de son caleçon à motif papier peint, Hercule ne manque pas son « Mon Barnabé ça me fait tellement plaisir de te revoir vivant! » en me prenant les épaules dans ses mains, et Émile me glisse un «Alors comme ça t’as changé de nom pendant les vacances?» suivi du petit plissement œil bouche qui demande mon approbation. Je lui réponds:
— C’est quoi ce délire encore ? tout en me faisant la réflexion que quelques minutes seulement de remarques entre copains suffisent à réinventer nos vies.
— Va voir sur le tableau! me répond Antoine souriant.
— Qui est avec qui ? je lui demande.
— J’te dis d’aller voir sur le tableau, il répète.
Je me dirige vers le parloir et je cherche mon nom. D’abord je ne me trouve pas et puis si, en relisant plusieurs fois les listes des classes, je comprends enfin la blague… Bernard Moisin (2de 4), ils m’ont appelé Bernard Moisin au lieu de Barnabé Voisin, les salauds! La voix d’Émile s’approche de moi avec son petit rire moqueur :
— Ça va Bernard? T’as pas un peu moisi en vacances ? Je me retourne:
— Et toi tu t’es déguisé en Robert Smith?
La sonnerie retentit à quelques mètres de nous. Nos tympans claquent et s’envolent. Nous reprenons nos marques. Les élèves se rassemblent par classes devant les numéros notés à la craie blanche sur le sol de la cour. Moi je passe la porte du bureau du conseiller d’éducation et je lance à la secrétaire, qui, tête baissée, attentive, remplit ses formulaires, et sans attendre qu’elle me fasse signe :
— Bonjour madame, je suis pas sur la liste, je vais où ? Elle lève les yeux et pousse un soupir en m’apercevant.
— Ah non! Vous! vous n’allez pas commencer dès le premier jour ! Débrouillez-vous!
— Bah d’accord! Je vais dans la classe de mon choix alors ?
— Ne dites pas n’importe quoi, Voisin! Laissez-moi travailler! Par pitié!
Je me dis un instant que je ne pensais pas qu’à son âge elle ait besoin que je ressente de la pitié pour elle. Bref! Je m’imagine en cardinal, abaissant la main sur ses épaules avec un air condescendant et je l’absous de ses péchés. Je souris pour moi.
— Qu’avez-vous à sourire comme ça? On dirait un nigaud! Allez! filez rejoindre votre classe!
Je sors dans la cour qui s’est vidée entre-temps et bien évidemment je ne sais pas où sont passés les copains de 2de 4. J’en profite pour faire une petite dizaine de pompes sous l’arcade, je fais ça dès que j’ai deux minutes, il paraît que ça maintient en forme, les pompes. De toute façon je suis en retard. Puis je sens la présence de ce type, certainement nouveau pion qui s’approche de moi pour me dire que ce n’est pas le moment de faire le mariole tout seul. Je lui dis: «OK». Je me relève et je prends l’escalier central, J’arpente les couloirs en regardant à travers les portes vitrées des classes. J’en profite pour faire deux ou trois clins d’œil aux copains puis j’aperçois enfin Jean-Albert et Antoine assis au fond d’une salle dans laquelle une vieille prof, complètement babos et portant fièrement une chemise en cuir bordeaux, agite les bras dans toutes les directions. Je toque trois coups bien francs suivis d’un léger silence, puis j’ouvre la porte, je passe la tête, et je dis d’une petite voix: «Bonjour madame, je suis Bernard, Bernard Moisin.» Éclats de rires… je connais une bonne partie des élèves, et Voisin est un nom qu’on n’oublie pas. La vieille babos semble désemparée, vérifie sa liste sur un vieux carnet puis se redresse en reprenant confiance et s’adresse à la classe: «S’il vous plaît ne vous moquez pas de votre camarade, il a peut-être une bonne raison d’être en retard.» Elle me regarde par-dessus ses lunettes :
— Quelle est la raison de votre retard, jeune homme ?
— J’étais dans le bureau du CPE car ils ont fait une faute à mon nom, ils ont écrit Bernard sans h alors que moi c’est Bernhard avec un h, car je viens d’Alsace. Du coup, je me suis mis à faire quelques pompes et j’ai pas entendu la sonnerie.
Rires.
— (À la classe) Arrêtez de rire stupidement comme ça! Je ne comprends rien à vos histoires de pompes, asseyez-vous je suis madame Dubien, votre professeur de français et comme vous vous en doutez votre professeur principal. D’abord on dit «Je n’ai pas» et pas «J’ai pas»! Tenez! Voici quelques fiches à remplir. Je vous préviens, nous allons passer toute l’année ensemble alors mieux vaut bien nous entendre. Et si vous avez des doutes, demandez à votre voisin ! (Rires)
— Merci beaucoup madame!
Je prends les fiches et je vais m’asseoir derrière Jean-Albert et Antoine. On se met à se raconter nos vacances pendant que la babos nous distribue un polycopié avec le nom des autres profs. Je commence à remplir mes fiches et comme d’habitude je note machinalement «décédés» à la case Parents.
«On a Ramirez en espagnol, ça va être encore une bonne rigolade!» je dis à Jean-Albert.
Dubien nous distribue l’emploi du temps, nous demande d’ouvrir nos livres page 40 et le cours se déroule tranquillement jusqu’à la prochaine sonnerie. »

Extrait
« On m’avait tué à l’instant. L’enfant en moi était mort, enfoui quelque part loin de la raison. La naïveté laissait place à l’ignorance et à la peur. Je m’évanouissais presque, je ne savais plus qui j’étais. Mon esprit se réfugiait là-bas, très loin. Je savais que ma mère m’observait et je voulais la rejoindre. Le volcan bouillonnait de plus en plus. Fort. Je ne sais plus si je me mis à pleurer, je ne crois pas. J’étais devant le fait. Je n’avais pas vraiment le choix. Non, je ne pleurais pas, je devais être fort. Je deviendrais le capitaine de mon vaisseau et je mènerais ma vie tout seul. Je m’imaginais portant un casque et une cape de super-héros, délivrant tous ceux que j’aimais. Je rêvais que mon père s’écroulait et roulait dans la pente d’un jardin, je peinais à le rattraper, mais je le sauvais. Avec de la volonté et de l’imagination, j’y arrivais.
Les mois passent et je regarde le ciel par la fenêtre, plusieurs années de suite réunies en un instant. J’ai perdu la notion du temps. Je suis devenu adulte immature dans un corps trop petit. Je ne dois pas en parler, on ne doit pas savoir, il paraît que ce n’est pas bien d’être différent. On m’a appris que l’on n’aime pas les gens différents, on les rejette. Alors c’est mon secret. Je grandis presque comme ces autres, en me sentant quelquefois gênant, un peu de trop, et autour de moi, ceux qui savent font presque comme si de rien n’était, ceux qui l’apprennent me prennent en pitié. Je déteste la pitié! Ceux qui ont pitié vous rabaissent sans le savoir, ceux qui ont pitié vous regardent d’en haut avec cet œil ou cet air attendri qui leur donne de l’importance. Piédestal. Podium. Je préfère qu’on m’écoute. Rien qu’un peu. Raconter, partager, et qu’on observe et adopte mon étrangeté. » p. 57-58

À propos de l’auteur
REBOTIER_jerome_DRJérôme Rebotier © Photo DR

Jérôme Rebotier est compositeur de musiques de films. Dans la cour est son premier roman. (Source: Éditions Héliopoles)

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Madjik ou l’incertitude

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En deux mots

Ils sillonnent les rues de Paris à toute vitesse. Madjik, Lo et Diesel sont livreurs à vélo, pris dans un tourbillon qui rend leur vie précaire, risquée, imprévisible. Un accident va faire basculer leur insouciance.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’accident qui devait arriver

Dans son nouveau roman Julien Cabocel met en scène trois livreurs à vélo. Leurs courses dans Paris sont à l’image de leur vie, précaire, risquée, imprévisible. Une fable sur la violence économique menée à cent à l’heure.

Déjà dans Bazaar, son premier roman, Julien Cabocel nous entraînait dans un road-trip infernal. Cette fois, c’est à vélo qu’il sillonne les rues de Paris. À toute vitesse. Derrière Diesel, le narrateur, et ses amis Lo et Madjik. Un trio qui se retrouve exténué après une journée éreintante. Car les livreurs savent que leurs gains dépendent de leur agilité, de leur vitesse, des notes que leurs clients leur confèrent. Et des risques qu’ils prennent. Au fil des chapitres, on va découvrir comment chacun d’eux en est arrivé là.
Madjik, qui avait vu son père retourner à Brazzaville alors qu’il n’avait que huit ans et n’a plus jamais donné de nouvelles depuis, a choisi de quitter le lycée sans son bac techno «avec l’envie furieuse d’en découdre, de cracher à la face du monde ce qu’il avait dans le ventre. Son surnom venait de cette époque, lorsqu’il traînait dans Paris pour se découvrir.»
Lo, quant à lui, a longtemps rêvé du Tour de France, d’une carrière de cycliste professionnel. Il s’est entraîné d’arrache-pied et a réussi de grandes performances. Mais n’a jamais réussi à accrocher la bonne caravane, n’est pas devenu le champion espéré. Alors, «pour ne pas abandonner tout à fait, il livrait des sushis et des burgers dans des boîtes en polystyrène.»
Édouard, ou plutôt Diesel, est à la fois acteur et témoin de cette histoire. C’est d’abord avec son smartphone qu’il rend compte de leurs exploits respectifs. Des films qu’il réalise d’abord pour sa petite sœur restée dans la maison familiale de Châtellerault, espérant que «l’énergie incroyable de ses errances illumine son quotidien». Encouragé par les collègues, il a poursuivi et amélioré sa technique. Complétons la galerie des personnages avec Bassem, réfugié syrien qui a trouvé un emploi à l’aéroport. C’est là qu’il va croiser Kristell, qui rentre à Paris après un voyage d’affaires. Elle sait que son père l’attend, même si elle préfèrerait se reposer. Les hasards de leurs emplois du temps respectifs vont conduire ces acteurs à se rencontrer. À part Madjik qui lui doit combattre sur un lit d’hôpital, victime d’un grave accident. «Une camionnette blanche. Un coup de freins dans la rue d’Odessa. Pas un cri, il est trop tard pour crier. Un bruit sourd, c’est tout. La tête de Madjik sur le bitume. Une fraction de seconde, il y a ce bruit qui résonne. Puis tout se fige.»
En épousant le rythme effréné des cyclistes, Julien Cabocel montre la fragilité de ces existences. En leur faisant croire qu’ils sont libres, leurs employeurs exploiteurs ne font que cacher leur violence économique. Mais l’énergie que dégage ce roman de la précarité, qui se lit d’une traite, évite l’écueil du manifeste politique. Il suffit de prendre la roue de Madjik, Lo ou Diesel pour se rendre compte des enjeux. Un tourbillon, un vent de folie.

Playlist du roman


Brand New Day Esther Phillips © Production Robert Burton


A part of this Asaf Avidan © Production Asaf Avidan

Madjik ou l’incertitude
Julien Cabocel
Éditions Grasset
Roman
178 p., 18 €
EAN 9782246830573
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris que les livreurs sillonnent dans tous les sens. On y évoque aussi Argenson et Châtellerault et des vacances à Saint-Jean-de-Monts.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Livreurs à vélo, Diesel, Madjik et Lo sillonnent la ville à un rythme effréné, prêts à tout risquer pour quelques points sur l’appli, quelques courses supplémentaires, quelques euros gagnés. L’un a failli devenir cycliste professionnel, l’autre est un étudiant en rupture de ban, le troisième a le flow dans le sang… Trois surnoms, trois copains qui tentent de conjurer leur précarité en jouant chaque jour un peu plus avec la vitesse, tandis que se tisse entre eux une amitié improbable et profonde.
Leurs courses inlassables dessinent un étrange ballet urbain où d’autres personnages évoluent selon leur propre urgence. Kristell, quadragénaire empêtrée entre ses sentiments amoureux et l’ombre pesante de son père, descend d’avion et passe commande sur l’appli avant de sauter dans un taxi pour rejoindre la ville. A l’aéroport, son chemin croise celui d’un autre éclopé, Bassem, homme de ménage écrasé par la désolation laissée au pays. Lui attrape le RER où un individu inquiétant le ramène aux souvenirs qui le hantent.
Tous tournent, tournent et tournent à travers la ville. Si différents soient-ils, tous sont fragiles, partagent une profonde incertitude sur eux-mêmes et sur le monde comme il va. Tous étouffent et aspirent à se libérer. La mécanique de la cité toujours plus folle va-t-elle les rapprocher ou les broyer ?
Une ronde urbaine pleine d’humanité qui nous entraîne dans un vertige étourdissant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Christophe Gelé


Julien Cabocel nous offre la bande-annonce de son roman Madjik ou l’incertitude © Production Julien Cabocel

Les premières pages du livre
« Un surnom. Voilà à peu près tout ce que l’on sait les uns des autres. Et la plupart du temps, c’est largement suffisant pour ce que nous avons à nous dire en attendant devant les restaurants. Dans un surnom, on met ce que l’on veut de soi, tout ce qu’on voudrait être, et tant pis si rouler pour livrer des sandwichs n’a rien à y voir.
Pour tenir sur un vélo, il n’y a rien à faire, personne à être en particulier. Il suffit d’avancer. Si tu arrêtes de pédaler, tu tombes, c’est aussi simple que cela. Tu le sais depuis la première fois où ton guidon s’est mis à trembler et qu’il t’a fallu répondre à la seule vraie question qui te sera jamais posée: continuer à pédaler ou accepter de tomber ?
Et nous en étions là, tous autant que nous étions, avec nos surnoms qui ne voulaient peut-être rien dire, Madjik, Lo et moi, Diesel.
On tombait.

Malgré la fatigue et nos jambes tétanisées à l’idée de tourner encore, nous avons quitté la terrasse rouge et blanc du Falstaff. Comme des insectes éblouis, happés par la valse des phares, nous sommes remontés en selle.
À nous trois, nous n’avions même pas cent ans et nous roulions côte à côte dans une ville deux fois millénaire. Je ne sais plus lequel d’entre nous a lancé ces mots mais ils ont filé dans l’air luisant et nous sommes partis à leur poursuite avec des hurlements de Sioux. L’un après l’autre, nous avons gueulé comme des gamins, comme on crache à la face du temps, comme on lui fait un doigt d’honneur que seule la jeunesse peut faire parce que ce sont ses étincelles qui enflamment l’avenir et que son feu n’a pas encore le goût des cendres. Rien que la vie qui nous appartient. Et le rire de Madjik. Et les façades qui tremblaient au loin.
Mains dans les poches, dans le miroir de cet instant, nous étions les Quatre Fantastiques, les Sept Mercenaires, les Gardiens de la Galaxie, une Chevauchée Fabuleuse, trois livreurs à vélo qui roulions sans commande, sans personne à délivrer qu’eux-mêmes, comme on renverse le monde, pour le plaisir, pour rien.
À Saint-Paul, dans un ballet qui nous échappait, nous avons quitté la voie de bus et nous sommes retrouvés à rouler sur toute la largeur de la rue. Aucune des voitures qui derrière nous commençaient à s’impatienter ne pouvait nous doubler. Ça gueulait, ça klaxonnait. Les insultes fusaient des vitres baissées et des casques aux visières relevées mais pas un de nous ne se décalait. Nous étions intouchables et nos yeux brillaient bien plus fort que la haie d’honneur des réverbères devant nous.
Dans le bouche-à-bouche de nos roues sur l’asphalte, la ville asphyxiée reprenait son souffle. À croire que je n’avais pas avalé tous ces kilomètres depuis que je pédalais dans Paris pour rien. À croire qu’on y pouvait bel et bien quelque chose.
Nous avons tenu jusqu’à la tour Saint-Jacques, avant le boulevard Sébastopol vers lequel les camionnettes, les voitures et les scooters se sont rués comme des affamés dans un bruit d’ogre qui veut dévorer la ville et nous bouffer avec.
Qu’est-ce que c’était bon.
J’en ai lâché mon vélo sur le trottoir d’une rue piétonne qui mène à Beaubourg. Les bras en l’air, en sautillant tel un boxeur qui vient d’arracher le dernier round (poids léger contre métaux lourds), j’ai hurlé à la vie comme si j’avais gagné la partie, prêt à faire face pour les siècles des siècles, et pour des siècles encore, vivant. Et Lo, descendu lui aussi de son cadre pour répondre dans un sourire triomphant aux insultes qui reprenaient de plus belle à notre hauteur quand Madjik, dans un rire éblouissant, leur lançait des baisers !
Et il y en avait eu, des instants comme celui-ci, presque trop beaux pour y croire. Comme la fois où Lo avait tourné sur des Champs-Élysées déserts dans ce qui ressemblait au final d’un Tour de France dont il avait dû rêver tant de fois. Nous avions parlementé un moment pour qu’il puisse rejoindre la ligne de départ d’un « alleycat » inattendu. Dans un sourire railleur, les organisateurs de ces courses improvisées qui incendiaient la ville certains soirs avaient fini par accepter. C’était l’aristocratie de la livraison à vélo, ces types aux t-shirts unis, aux lunettes profilées, aux bermudas de toile. Employés de véritables messageries, ils n’étaient pas tenus de se déguiser pour rouler, n’avaient pas même à payer leur sac à dos d’une caution qu’ils ne récupéreraient jamais. Non, ils utilisaient des vélos à pignon fixe avec lesquels ils se défiaient régulièrement dans ces compétitions nocturnes où tous les coups étaient permis. Tandis que Lo se faisait digérer par la masse des participants, Madjik et moi avions rejoint le rond-point des Champs-Élysées. Les coureurs avaient d’abord remonté l’avenue dans un peloton compact qui comptait bien profiter de l’occasion pour asseoir sa réputation et confirmer une bonne fois pour toutes sa supériorité sur les livreurs low-cost dans notre genre. Mais très vite Lo s’était retrouvé en tête et tous les autres s’étaient lancés à sa poursuite depuis les rues voisines. D’un coup d’œil, il les avait vus s’approcher et avait accéléré encore, donnant tout pour s’échapper de leur horde écumante mais aussi de lui-même, sans doute, de ce qui dans le fond de sa gorge avait quand même le goût d’une défaite. Lui qui n’était pas devenu le champion espéré et qui, pour ne pas abandonner tout à fait, livrait des sushis et des burgers dans des boîtes en polystyrène. Nous nous déchaînions à chacun de ses passages, hurlions à nous casser la voix, à faire vaciller Paris, emportés par notre fierté de voir avec quelle majesté il les distanciait tous. Jusqu’au bout, il avait tenu et avec ce qu’il nous restait de cordes vocales, nous l’avions acclamé puis porté aux nues sur nos épaules tandis que les derniers passaient encore la ligne. Son regard à cet instant, là-haut, au-dessus de nous, au-dessus de tous, valait toutes les médailles, toutes les victoires qu’il n’avait pas remportées. Il ressemblait au champion qu’il aurait dû être, et redevenir pour un instant au moins ce vainqueur magnifique valait toutes les récompenses, vraiment, effaçait tout le reste.
Quand les flics étaient apparus à leur tour pour nous courir après, le peloton s’était dispersé, chacun saluant brièvement Lo d’un geste amer ou beau joueur pour sa victoire. Nous avions détalé derrière eux comme des gamins que nous étions, des enfants qui croyaient encore, ou faisaient semblant de croire, plutôt, à l’imparfait de leurs jeux, de leur job, de leur vie : « Alors moi j’étais l’Indien et toi t’étais le cow-boy. » Imparfait, c’était le mot adéquat, le temps le plus juste. Que les enfants l’aient choisi pour donner vie à leurs rêveries était bien la preuve de leur sagesse. Et toutes les publicités au présent, à l’avenir, tous les storytellers et leur monde idéal pouvaient bien ravaler leurs histoires à tourner en rond. Nous ne serions jamais que des enfants dans le monde imparfait de leurs jeux qui ne croient pas tout ce qu’on leur raconte mais font semblant d’y croire – ce qui n’est pas la même chose. On sait que la roue est voilée, que la chaîne va finir par dérailler, ce n’est pas parce qu’on accepte de pédaler qu’on ne s’en rend pas compte, surtout pas.

Avec Paris, Madjik et Lo tiennent le premier rôle de mes vidéos – des images brutes de nos exploits que je poste de temps en temps sur ma chaîne. Il arrive que j’y apparaisse aussi dans un selfie bancal, un œil sur la route, l’autre sur mon portable. On m’y découvre essoufflé, la masse de mes boucles noires aplatie par le casque d’où jaillit toujours une mèche rebelle, le col de ma chemisette hawaïenne dépassant de mon blouson bicolore. J’en envoie parfois le lien à ma sœur avec l’idée de lui montrer la ville, ce qu’il y a de lumineux malgré tout dans la vie que je me suis choisie. J’espère que l’énergie incroyable de nos errances illumine son quotidien, entre le collège George Sand où j’ai été élève moi aussi et la zone commerciale d’Argenson où se trouve la concession automobile de mon père – elle va bientôt y faire son stage de troisième, m’a-t-elle annoncé dans un SMS ponctué d’un smiley au sourire triste. Pour l’avoir vécue avant elle, je connais sa vie dans le centre-ville de Châtellerault ou devant le journal télévisé, chaque soir à 20 heures, dans le salon du pavillon familial, si propre, si parfaitement rangé, si identique à celui des voisins, des voisins des voisins. À travers ces images de nos prouesses, j’essaie de lui dire que même dans les ruines, même sur les cendres, elle a le droit de danser. Oui, il est encore permis de rire, de faire les cons sans raison et même si cela devient de plus en plus incongru, elle n’y est pour rien. Elle a le droit de s’amuser, de faire des rêves improbables, des rêves d’avenir sans que la planète fasse peser tout le poids de sa survie sur ses épaules de jeune fille. Je me charge de ça. Elle peut danser, faire tourner ses longs cheveux d’or sur la nuit, embrasser le bleu de l’air, et rire, même trop, même fort, et aimer surtout.
À chaque fois que je reçois une de ses lettres, invariablement garnie d’un billet de dix euros soigneusement plié – une page pleine qu’elle entame toujours par mon prénom, « Édouard », enluminé de boucles tracées au feutre mauve –, je m’en veux d’être parti, de ne pas avoir tenu plus longtemps mon rôle de grand frère. J’ai envie de la serrer dans mes bras, de croire qu’il nous reste encore tout un bout d’enfance à partager. Nous nous connaissons si peu finalement même si les fous rires sans raison au beau milieu d’un repas morose sont un ciment d’une solidité inaltérable. Comme les engueulades affreuses des parents dans lesquelles nous craignions d’être engloutis l’un et l’autre ou ces vacances d’été dans le jardin de nos grands-parents, à Saint-Jean-de-Monts, dans l’ombre de la grande maison bâtie pour durer toujours et qui avait passé plus vite encore que l’enfance.

Extraits
« Madjik a grandi place des Fêtes dans le XIXe arrondissement et ce n’était pas franchement la fête. Son père, employé de sécurité dans la galerie marchande Bercy 2, est reparti vivre à Brazzaville d’où il n’a plus jamais donné de nouvelles. Madjik avait huit ans. «Personne ne te doit rien, mon fils. Ce que tu veux, c’est à toi d’aller le prendre», c’est la seule leçon que son père lui ait prodiguée avant de partir, les seuls mots que sa mère lui a répétés à chaque fois qu’il demandait quelque chose.
Pour savoir ce qu’il voulait vraiment, à seize ans, il a quitté le lycée Diderot, en haut du XIXe, comme on sort d’un piège, sans le bac techno mais avec l’envie furieuse d’en découdre, de cracher à la face du monde ce qu’il avait dans le ventre. Son surnom venait de cette époque, lorsqu’il traînait dans Paris pour se découvrir. » p. 53

« Une camionnette blanche. Un coup de freins dans la rue d’Odessa. Pas un cri, il est trop tard pour crier. Un bruit sourd, c’est tout. La tête de Madjik sur le bitume. Une fraction de seconde, il y a ce bruit qui résonne. Puis tout se fige. La ville retient son souffle. Sur le trottoir d’en face, quelqu’un porte la main à ses lèvres.
Ce qu’il reste du choc dans le silence résiste encore un instant puis tout redémarre.
En beaucoup trop bruyant.
En trop fort.
Trop rapide.
Tout le monde s’affole. On court jusqu’à lui. Ça klaxonne. «Écartez-vous! Laissez-le respirer!» La ville reprend son chaos. L’odeur âcre du caoutchouc que le coup de freins a brûlé flotte dans l’air.
Moi, je ne bouge pas. Madjik est allongé là et sans savoir pourquoi je reste immobile, je pense au plat qui a dû se renverser dans son emballage de papier. » p. 82-83

À propos de l’auteur
CABOCEL_julien_©_stephane_remaelJulien Cabocel © Photo Stéphane Remael

Julien Cabocel est né en 1970. Après des études de lettres, il se consacre à la chanson en tant qu’auteur, compositeur et interprète. Après Bazaar (2018), son premier roman, il a publié Madjik ou l’incertitude (2023). (Source: Éditions Grasset)

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Langue morte

MATHIS_langue_morte  RL_Hiver_2022

En deux mots
Thierry revient devant l’endroit où il a passé son enfance et se souvient. De la vie de famille, de la bande de copains, de l’école et du collège. De ses apprentissages qui vont le mener à l’âge d’homme. Un parcours difficile pour un avenir incertain.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Mon chemin vers l’âge d’homme

Changement de registre pour Hector Mathis qui, avec Langue morte, nous offre un roman d’apprentissage de très belle facture. Le parcours de Thierry est tour à tour joyeux et grave, attendrissant et désespérant.

«La mémoire est un singulier petit arrangement» écrit Hector Mathis dans les premières lignes de son troisième roman. Lui qui nous avait tour à tour proposé de suivre deux fracassés de la vie, Sitam et la môme Capu, dans K.O. puis de les retrouver un peu plus tard avec Carnaval revient cette fois explorer les terres de l’enfance. Des terres sélectives puisque n’émergent de là que les souvenirs vivaces, ceux qui ont marqué Thierry, le narrateur, et l’ont construit. Tout commence devant le 4 d’une rue dont on ne saura rien, sinon qu’elle est située dans une zone pavillonnaire où chacun tient à sa maison comme à la prunelle de ses yeux. C’est là qu’il grandit, là qu’il ressent ses premières émotions. Quand le grand-père meurt. Quand il s’ennuie à l’école, sauf à la récré où les élèves de Marie-Curie fourbissent leurs armes contre ceux d’Edmond-Rostand. Et vice-versa. Quand les seins en obus de la directrice viennent frôler les trois élèves qui ont eu l’outrecuidance de résister à la nouvelle maîtresse. Quand, après un examen bizarre, il se retrouve propulsé une classe plus haut et que ses nouveaux camarades de classe sont bien plus costauds que jusqu’alors. Quand il découvre avec émerveillement le théâtre en assistant à une représentation du Double de Dostoïevski. Quand il passe des vacances chez sa grand-mère dans le Gard où qu’il affronte les vagues en Catalogne. Quand il essaie de comprendre ce que signifient ces deux avions venant s’écraser dans les tours jumelles de New York et dont tout le monde parle. Quand l’oncle Horace arrive décharné, l’esprit un peu dérangé et va tout casser chez l’ami qui l’héberge.
De la primaire au collège, puis à la fac, Hector Mathis raconte avec malice et un brin de nostalgie ces années qui ont fait de lui l’homme qu’il est devenu. Avec la révélation d’une vocation. «Mon petit bazar intérieur prenait enfin tout son sens. Alors qu’il demeurait jusqu’alors balbutiant, se glissant dans des croquis, des esquisses maladroites, de petits poèmes chétifs et inaboutis. Voilà que maintenant j’avais ma raison d’être. Mon vice. Ma confirmation. La véritable. Pas celle des professeurs, des amis ou de qui que ce soit d’extérieur. Ma confirmation à moi. J’étais bien soulagé, désormais. Je savais quoi faire.»
Mais pour y parvenir, il passera encore par bien des épreuves, manque de basculer dans la délinquance, côtoie la drogue et la violence. Et la mort. Mais découvre aussi le sexe et l’amour.
Servi par des phrases courtes – quelquefois de quelques mots à peine – qui donnent au roman cette musique particulière, syncopée, les étapes de cette formation sont ponctuées d’émotions fortes et contradictoires. Sur les pas de Thomas, on est tour à tour amusé et triste, en colère ou ému. De la langue morte à une langue très vivante!

Langue morte
Hector Mathis
Éditions Buchet-Chastel
Roman
224 pages 17,90 €
EAN 9782283034729
Paru le 06/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, en venant d’Afrique pour un itinéraire passant par Bordeaux puis la région parisienne, à Sartrouville, Saint-Cyr, Romainville, Champigny, Villiers, Chennevières ou Le Perreux, à Viroflay, Malakoff, Mantes, Meudon et Boulogne, sans oublier Paris. On y évoque aussi des vacances dans le Gard et sur la côte catalane, en Espagne.

Quand?
L’action se déroule des dernières années du XXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Avec ce troisième roman, Hector Mathis nous entraine dans les souvenirs d’enfance et d’adolescence d’un homme. Seul et désemparé, ce dernier se retrouve devant l’immeuble de son enfance et dans la ville qui l’a vu grandir. Aux travers de ses pas, le passé ressurgit entre sa vie de famille, ses amis, ses voisins, les personnages qui ont croisé sa route, sa découverte du théâtre et de la littérature jusqu’à sa fuite pour mieux se sauver. De la grisâtre banlieue à l’Autriche, en passant par Paris, le Gard, l’Allemagne et l’Italie, le narrateur sera confronté au désœuvrement, à la souffrance et à la colère mais découvrira aussi l’amour, la musique et l’amitié. Ces obsédants souvenirs de jeunesse le conduiront jusqu’au petit matin sans pour autant en éprouver de la nostalgie. Son passé, qui surgit dans le présent en une nuit, ressuscite devant nos yeux à l’aube d’une époque nouvelle.
Langue Morte est un nouveau roman d’Hector Mathis qui dépeint avec une tendresse acide la difficulté de grandir dans un monde désenchanté, gris, où les rapports humains ne connaissent ni empathie, ni complaisance. Loin de K.O. ou Carnaval, ses précédents romans, Langue Morte offre au lecteur un roman sur la vie doté d’une écriture poétique et musicale avec une percutante ironie, qui exprime les contrastes entre les grandes villes et leurs banlieues et surtout le monde actuel occidental.
Hector Mathis joue ici avec les mots tel un musicien avec les notes pour procurer une émotion grinçante toute en finesse.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
France Info Culture (Laurence Houot)
We Culte (Serge Bressan)
20 Minutes
Blog Les Plaisirs de Marc Page (Willy Lefèvre)
Blog La constellation livresque de Cassiopée

Les premières pages du livre
« Les gens trichent, se réécrivent, se trompent eux-mêmes. La mémoire est un singulier petit arrangement. Une béquille à vivre. Je suis à la recherche, moi aussi ! La merveilleuse ! Et malgré moi… Creuser les années, c’est pas rien. Faut de l’adresse, du doigté, des connivences avec le temps ! Les lieux ne mentent pas, eux. Ils sont gorgés de souvenirs. À leur contact vole en éclats ce présent dérisoire. Temps vide. Temps mort. Inoccupé. Toute ma mémoire dans les lieux. Externalisée. Suffit que je m’y rende pour que ça reparte. Le manège se déclenche de nouveau ! J’ai des bouffées d’enfance, des remontées sucrées, je suis aligné, enfin, pour une demi-seconde, vertical, pris dans les constellations invisibles, dans le maillage du monde. Ici rien n’est logique. Je suis dans un drôle de rêve. Un songe pâteux… Place d’Alsace, j’y arrive. Me voilà sur le bitume détrempé. Bien en face du numéro quatre. Au milieu des pauvres éclairages de Noël. Maigres guirlandes. À peine chaudes. Un peu tristes. Je contemple l’étrange bloc en pain de mie. Morceau de plâtre. Coupé en cinq à la peinture. Histoire de faire comme des habitations. De délimiter un chez-soi. Fausses maisons. Cocons poreux. Collision de foyers, de salons, d’intimités. Carrés de pelouse ensauvagée. Enfin autrefois… Le ciel est froid, la nuit basse. Elle lèche la chaussée, me colle aux talons. Quelques ampoules résistent. Le numéro quatre s’allume, devient pavé de lumière. On y débarrasse la table, on y lave les couverts, téloche allumée. J’ai l’enfance expulsée, là, d’un coup ! Ça me prend dans la poitrine. Je la sens qui se désincarne. Qui se désincarne et qui me gifle par la même occasion. Elle ne m’appartient plus. Tout comme le quatre n’est plus chez moi. Il se remplit des souvenirs des autres. Il en est inondé. Merde, voilà que l’air se charge, le ciel est lourd, il est épais. Je le sens tout de suite. Ça me prend les os. Le temps ça m’a toujours détraqué. À la moindre variation. Que l’atmosphère tourne un peu et voilà que je frisais le malaise… Pour à peine un degré, de l’humidité en trop… C’était une honte d’être à ce point-là souffrant ! Des migraines de bigleux, qui m’éclataient les tempes ! De la diarrhée brûlante, à cause de la chaleur. La fièvre en permanence. Tous les vaisseaux froissés. Rouge fané. Ma mère, elle me faisait boire des grands litres de flotte, j’en pouvais plus. Je m’enfilais des packs d’eau à la chaîne, je tenais pas sur mes pattes. Il coulait en continu, le robinet, pour remplir les bouteilles. Mon père, il m’épongeait, lui. Sa serviette, il me la passait sur le front. J’étais si petit qu’elle m’emportait les guibolles, sur le passage. Je grelottais pour un rien. Ça me poursuivait jusqu’à l’otite, parfois. Je m’en tapais même des doubles, certains soirs ! Je perdais des litrons de sang sur l’oreiller. J’avais le conduit plein de pus. Je me dégoûtais tout en chocottes. Ça se perçait toujours la nuit. Je redescendais la tronche enflée, mon petit coulis noir le long du cou, qui me dégringolait de l’oreille, qu’était tout sec et bien collé… Le fond de l’air, c’est sournois. C’est devenu ma hantise. J’étais tributaire de son plus infime caprice… On me laissait baigner dans ma sueur, le temps que je me requinque. J’avais le loisir de les voir défiler dans le salon, comme ça. Ça n’arrêtait pas ! À commencer par mon père. Mi-clébard mi-reptile. L’immense front qu’il avait ! Il en finissait pas de s’étendre, son front, de se bomber comme un astre. Moi je restais bien méfiant. Je savais prédire les orages. Il avait le sourcil épais. Perché jusqu’au crâne. Toujours sur le point de me foudroyer. Immédiatement le reste suivait. Les lèvres disparaissaient, fondaient en quelques secondes, laissaient paraître la féroce dentition. Paupière retroussée, déjà tremblante de colère. La rétine folle ! Brutalement tirée de son sommeil… D’une minute à l’autre il pouvait me sauter au visage et me le becter intégralement ! Il avait jamais besoin. De la puissante mâchoire surgissait une voix grave. Envoûtante à souhait… À la manière des premiers orgues du monde. La rhapsodie montait de beaucoup plus bas, grimpait des intestins pour résonner dans les côtes. Ça me gonflait le cœur, ces kilos de barbaque vibrante en échos. J’en suais plus encore, je finissais flaque. Elle suffisait, sa voix… Et puis en un clin d’œil son âme changeait de logique. Soudain farceuse. De la malice plein la bouche et du plaisir à la mâcher. Gentil menton. Quelque chose de tendre. D’intelligent. Morceau de sa mère calqué au poil ! Bel héritage. Ça le rendait doux. Parfaitement délicat. Des orgues grondait une mélodie nouvelle. Déployant mille moqueries. Théâtre et chansonnettes. Il me racontait le ciel et la merde ! Passait de la Grèce à l’anarchisme ! Se mettait parfois même à chanter ! Dans ma migraine, j’hallucinais… Ça me dilatait la pupille ! « Les gooooélands meurent au printemps ! Sont noyés dans la mer Égée ! » Des airs de cirque et la langue acrobate. Toujours un clown au ventre. Enfin… Ensuite il retrouvait son calme. Moi la santé. Il s’asseyait sur le canapé, ne parlait plus. Absorbé en lui-même des orteils au museau… Et moi je pouvais enfin me lever de ma chaise. Je ne passais jamais trop près de lui. Ne m’asseyais pas à côté. Mais je cherchais toujours à le voir, à l’entendre, à le deviner. Quand j’étais pas souffrant, je longeais les accoudoirs. Je trimballais mon impétigo prudemment. J’en avais plein le cuir chevelu. Je m’en arrachais des noisettes bien grasses. Je les triturais du doigt, c’était mon plaisir, planqué dans les meubles, slalomeur discret. J’épousais chaque pied de table en me décortiquant les croûtes. Le premier souvenir, le précis, je m’en rappelle. Je me faufilais dans le bazar, justement. D’un coup je me suis senti soulevé, la nuque et le thorax, tout dans une seule poignée ! Mon frangin tout pareil ! On nous a fait remonter la rampe, survoler ces escaliers qui bectaient toute la place, qui n’en finissaient pas, qui dépliaient la baraque en accordéon jusqu’aux tuiles, pour la rendre furieusement étroite. On s’est retrouvés projetés dans les draps ! C’était le daron ! On s’est fait malaxer comme il faut. À même la couette, joue dans le matelas. Ça m’a donné de suffocants fous rires ! Le frangin luttait, lui. Désirait parvenir à le mettre en difficulté, mon père. Rien qu’un petit peu. C’était un téméraire, bagarreur à souhait, déterminé toujours. Ses quelques années de plus, elles se comptaient en trentaines de centimètres. Il faisait le double de ma taille. Un long muscle explosif, c’était ça qu’il était. Peau de bronze tendue sur paquet de nerfs. Des cheveux noirs et tout resserrés dans l’asphyxie. Boucles dures. Comme le regard. De la ruse en pagaille, qui lui faisait danser le visage… Ma mère, elle est intervenue. Elle intervenait toujours : « Attention, ton p’tit frère, Jérémie ! » Elle était belle, ma mère. Petit ballet de grâce et d’inquiétude. Sereine dans les pires instants. Anxieuse tout le reste du temps. Beauté vive, sans fourberie, qui ne cherchait pas à plaire. Le nez joueur. L’âme câline. Jeune à jamais. Foncièrement gentille, ma mère. Mais contrariante. Terriblement contrariante. Déjà trempée d’affolement. Nous baignant dans la précaution à outrance, mon frère et moi. Mettant du drame dans de l’anodin. Tout chez elle m’irritait. C’était pourtant mon plus grand réconfort… Elle avait dû s’occuper d’elle très vite et de son cadet aussi. À neuf ans elle était comme sa mère, au cadet. Elle l’habillait, le faisait grailler, l’emmenait chez la nourrice. Ma mère veillait sur les petits depuis toujours. Voilà de quoi la rendre intranquille… Tout de même dans le fond c’était une enthousiaste. On aurait chié sur les murs qu’elle aurait trouvé ça formidable ! Elle y aurait vu une réponse à Lascaux. Des estampes, des prouesses ! On n’était qu’un tourbillon de lumière, pour elle, mon frangin et moi. Un heureux motif pour se causer du tracas… C’est d’ailleurs pour ça qu’elle passait sa vie dans le rangement. Pour nous arranger le foyer. Toujours dans le linge qu’on savait jamais où faire sécher. Qui faisait des voiles à travers les étages. Qui se gonflait grâce aux courants d’air. Maigre rafiot… On s’est arrêté de chahuter pour pas l’inquiéter de trop. Mon père, il terminait chaque bagarre par un coup de pied au cul. Ça nous faisait dévaler jusqu’au salon. On finissait débraillés, le froc de travers, le bras hors la manche. En bas ma mère elle attendait, histoire de nous rhabiller comme il faut.
J’ai souvenir d’atterrir là-dedans. La vie au quatre avait déjà commencé. Je me suis retrouvé avec eux trois. À décrypter l’existence. Livré au paquet de sensations. J’ai grandi dans les aboiements, surtout. Mille clébards hurleurs à tous les balcons ! Dix mille autres dans les jardins. Chaque repas dans le boucan, le concerto des salives. Et des télévisions… Un pied dans le réel, l’autre dans un recoin de mon esprit. Le monde sur deux niveaux. Griffonnant sans cesse. Des milliers de dessins à la suite. Obsession ! Des chimères et des mondes. Un tas de forêts flottantes, éclaboussant des ciels en délire. Je ne faisais que ça, replié dans un coin. Et j’écoutais tout. Discussions, bruits, chuchotements. L’assaillant tintamarre. Des bataillons de grabuge. Partout du bruit qui me canardait la tête. Les sinueux secrets des parents. Les échos de la grisâtre. L’étrange musique de la nuit. Le moteur de la bagnole du père. Le vent que s’enfilaient les volets. Les tonnes de bouteilles qui roulaient sur le parquet d’à côté. La voisine du six, au bout de l’enfer, s’égosillant, étouffée de sanglots rageurs. Hurlant contre ses gosses, les suppliant de la pardonner la seconde d’après. Toutes les nuits des pleurs qui déchiraient mes rideaux d’enfant. Mon père tambourinait le mur en lui criant de cesser de gémir. Alors elle se mettait à nous insulter, la rampante. Surtout quand elle avait ramené un type chez elle. Alcoolique, lui aussi. Beurrés tous les deux, ils ne se sentaient plus pisser. Il lui en fallait pas plus, au soûlard. Il enjambait le cadavre beuglant, moi terrifié, se refroquait à la hâte, j’en tremblais, dégringolait dans le verre brisé, mes poings crispés, voisine traînante, proférait de la sanglante menace tout du long. L’interminable périple, jusqu’à notre pauvre portail. Il enfilait son manteau, mon père, dévalait les escaliers sur les dents pendant que ma mère l’implorait de se calmer : « Je t’en supplie, Alain, n’y va pas ! » Mon frère aussi, voulait descendre ! On le laissait pas. Puis il claquait la porte, mon père, ça faisait trembler toute la maison. Jusqu’à mon lit. Ensuite y avait souvent les flics. Et plus rien… Parfois mon frangin qui me chuchotait quelque chose. Parfois juste le petit son aigu pendant des heures. Le dissonant… C’était un petit son bien singulier. Un petit son qui me terrifiait l’âme. Qui me tyrannisait. C’était le son du vide. Le son de la mort… Toujours le même. Je savais, moi, rien qu’au petit son, qu’après c’était immense et sans odeur. Pas de ciel. Pas d’ensuite. Rien. Pas une image, pas une parole. Le néant. Le retour aux froides ténèbres qui engloutissent les bruits, les couleurs, les parfums… Le cruel noyau vide… J’en avais la révélation chaque soir. Dans une drôle de sonate…

Le voisinage, c’était rien que des croque-poussière. Tout étourdis d’être propriétaires… Assez vite à cran lorsqu’il était question de leur baraque. Ça leur faisait tellement drôle d’avoir quelque chose ! Ils avaient pas l’habitude, ils s’y accrochaient rudement de peur de le perdre. C’était bien inconfortable, pour eux… Dans le quartier ça charbonnait sec. Logique… Chacun se levait très tôt. Pour rembourser le crédit. Puis aussi pour s’assouvir l’addiction. Tous drogués, d’une manière ou d’une autre. Au pognon, à la nouveauté, aux courses, au chichon… J’ai jamais été à l’aise avec l’addiction, moi. Elle m’effraie complètement… Un peu plus loin y avait les retraités. Y en avait peu. Des anciens de l’EDF qui pensaient se mettre au vert. Qui crevaient dans des petits pavillons de pénombre. Qui s’étaient bricolé des papiers peints de tristesse. Le corps usé… Sphincters en miettes… Ils agonisaient dans le pet. À l’abri des regards… C’est pas des rideaux qu’ils tiraient, c’était des voilages. Enfin, qu’ils tiraient… Qu’ils avaient dû tirer un jour. Jamais je les avais vues autrement que voilées, leurs fenêtres. On se trouvait déjà dans le songe, chez eux. Dans la demi-mort. Sa lumière grise, boiteuse… Les intérieurs sont des pièges. Pour ça que je me sens bien uniquement dehors. C’est d’abord le frangin qui m’y a tiré par le bras. Ensemble on se jetait sur le bitume. Portés par le vent fruité. Bientôt gâtés par les gaz d’échappements. Toujours au milieu des moteurs. De ce régiment de bagnoles qui tournaient même à l’arrêt. Dans le ronron crachant, les hoquets de diesel, la fumée qui tapait le trottoir. Des stations-service toutes les trois rues. Depuis toujours je connais le prix de l’essence ! On a traversé la rouille. Crapahuté dans la ville à toute heure, ramassé les bonbecs à l’étalage, escaladé les grilles du stade, écumé les encombrants. Jamais chez nous. La rue pour se nourrir de promesses. Dès le matin sur le pont. « T’inquiète pas », qu’il me répétait tout le temps. Juste après je me retrouvais à courir parce qu’on voulait nous botter le cul. Y a eu mille raisons. Je me souviens plus de toutes. Chaque fois on est repartis à travers les parkings, les ivrognes et les chiens. Dans le tag et la fissure. Remuer des cailloux sur un terrain vague. Frotter nos semelles pour soulever des paquets de poussière. Nous perdre dedans. Goûter le plein air jusqu’à l’ivresse !
On croisait des paquets de gamins. Des fratries à n’en plus finir. Plus l’époque est rude, plus c’est miséreux et plus ça fait des gosses, les croque-poussière. C’est un truc de désespéré de faire des gosses. C’est pas du tout ce qu’on pense… Le soir on voyait toujours passer le même cortège de trisos. Ils traversaient la ville en se tenant la main. Pour retrouver le centre dans lequel ils créchaient tous. Ça poussait de grands cris, ça riait décousu. C’était eux qui sonnaient le crépuscule… Le frangin m’a fait connaître tout ça. Il m’a dévoilé l’aventure. Je le trouvais formidable, moi ! Plein d’allure et de distinction. Goinfré d’audace et d’insolence ! Héroïque ! Même ses petites cochonneries je les trouvais nobles. Puis je me marrais fort, avec lui. Je passais mon temps à me tenir les côtes. Être voyou, ça me paraissait bien préférable à ce que j’étais, en somme. Ce fut ma première admiration, le frangin…

Toute activité humaine est un caprice. On n’agit jamais que pour tromper la souffrance ou l’ennui… Moi j’ai eu l’âme fugueuse. Je me suis mis à griffonner recroquevillé, sans lumière, sur papier, dans les coins, dans les marges, à l’envers, partout. Souvent dans le passage. Dans l’escalier, à cheval sur trois marches. Étalé dans le salon. Au milieu du bazar. Encadré par le lambris. Assemblage de meubles dépareillés, rien à faire ensemble, heureuse brocante. Harmonieuse finalement… Mes parents n’avaient pas plus d’argent que les autres mais ils avaient plus de goût. La beauté, je sais ce que c’est. Ils m’en ont donné le désir. Je l’ai traquée partout. Dans l’hiver. Dans le printemps. La grisâtre en fleurs. Toutes les fenêtres ouvertes et la musique à pleine puissance. Jazz pétant. Mon père, il aimait les cuivres. Prunus et tilleuls jusque dans la chambre. Les branches chatouillaient l’oreiller. Mon père au milieu des oiseaux. Ma mère qu’était devenue parfum !…
Quand venait le mois d’avril, je goûtais la lévitation. Je me levais du lit d’un bond et je courais aux fenêtres pour faire entrer l’horizon. Une touffe de lilas dans le visage. Première gâterie ! Elle m’envahissait les narines, l’odeur, pour ensuite accompagner mes pas, me faire sautillant, d’une brave humeur. Ce que j’adorais ça ! Ces noyaux de jour… Concentrés de lumière et de promesses. Pulpe à l’état brut ! Juteuse et prolongée. Irradiant le cœur et les os et les fleurs. Voilà ce que j’appelais le matin ! Parfois j’étais le seul réveillé. Il était si tôt que je pouvais entendre la petite musique de l’aube. Avant que le monde ne soit souillé. Avant que le monde gémisse de nous accueillir. Tout le reste de la journée je vivais à la seconde. Le midi, je retrouvais le père en pleine salade. Il coupait de juteuses tomates, épluchait de lumineux concombres avec ma mère. « Tu viens m’aider, Caroline ? Juste une minute… » Et dès qu’elle s’approchait il lui bécotait le cou. Il était de bonne humeur, mon père, avec ses tourterelles. Il avait le cœur léger… J’avais mon petit paradis en somme… Ainsi s’est prolongé mon embryon de caractère. Ma gentille personnalité. Mi-colérique mi-trou du cul. Timide hurleur. Écorché discret. Inachevé permanent. Un petit bourgeon… À la moindre contrariété je me reluquais l’intérieur pour y pêcher une chanson. Mon grand refuge c’était l’autre plan. Le degré cinq, l’entre-monde, intérieur et vibrant. Un Dieu partiel, voilà ce que j’étais. Dieu infirme, Dieu rêvé, à cheval sur deux vies, vulnérable dans une seule. Tout petit Dieu, un peu faible, un peu risible, un peu moche, mais vorace…

Dehors tout est lourd. Silence d’angoisse… La grisâtre se barricade. Y a que moi dehors, je suis un revenant… Peut-être y en a-t-il d’autres… Des centaines de crapauds me viennent de la forêt, colonisent les égouts, surgissent des plaques ou s’y jettent. Y a du batracien plein le caniveau, ça grouille de pustules et de venin. En levant la tête, je retrouve mes fameux pylônes. Départs de câbles sans fin, découpant le ciel en portées. Il s’est peut-être écoulé dix minutes. Ou bien deux jours. Cette nuit pourrait ne jamais finir, je n’en serais pas étonné. Je ne sais pas bien ce que je fais ici, moi. Au quatre la lumière de mon ancienne piaule s’allume. Un chat s’étale sur le lit superposé. Le gosse grimpe et lui tire la queue pour le virer de là. Chez les enfants on peut se payer le luxe d’observer la dégueulasserie pas encore déguisée, pas domptée, complètement ivre et dansante. La mesquinerie, l’égoïsme, l’envie. Nature. Sur un plateau. Voilà ce que personne ne dira. On évoquera le cœur et l’innocence. Moi je vois de la bile et de la cruauté. La banlieue pour ça c’est une leçon ! Ça vous forge une prudence comme il faut à l’égard des hommes. Parce que j’évoque les gamins, mais faut voir les parents. Jamais ils ne sont sortis de la grisâtre. Tout voyage est une infidélité. Sont devenus tout ce qu’ils voulaient pas. Passés à côté du moindre instant. À côté de leurs gosses. À côté d’eux-mêmes. On ne fait que s’éloigner de notre profonde nature. Voilà la grande souffrance. Les parents se vengent sur leurs enfants de ne pas l’avoir retrouvée grâce à eux. Ils les convertissent à leur propre douleur. Et tout recommence comme ça, malgré eux. Car personne n’y peut rien. C’est la loi de ces lieux froissés. Banlieue gelée. Où personne ne se tient droit. Les gens n’y sont que verglas. L’humanité se trouve là. Sa nature éminemment criminelle. Prête à tuer comme à enfanter. Vérolés, sidaïques, viande à scoliose en tout genre. À la caisse, quoi qu’il arrive ! Le front petit, le plafond bas, qui baigne dans le râtelier. Débordants de désirs impossibles. L’âme nauséeuse. C’est mon bagage ! Je trimballe encore ma grisâtre où que j’aille. Je m’en détache pas. Jamais à ma place. Guignol ! Je connais que le voisinage de la mort. Déjà à l’école… Papi est mort en octobre, l’année de mes six ans. Je dessinais dans un coin, comme toujours. Ma mère nous a appelés, mon frère et moi. Tout de suite le son de sa voix m’a alerté. Sa tonalité inédite. Je me suis interrompu. Mon frangin aussi. Quand on est arrivés en bas de l’escalier, j’ai trouvé que rien n’était comme d’habitude, que tout était plus aigu. Dangereuse fréquence. Familière… Je pouvais pas l’expliquer. Y avait l’air qui tombait, comme sur une ville un orage. Ça m’a engourdi le crâne, je me suis senti lourd. J’ai cru repartir dans mes malaises. Je me voyais déjà grelotter sur ma chaise, me faire remplir la carafe à ras bord. Ma mère, elle avait des larmes qu’éclataient pas, qui faisaient que menacer. Ça lui gonflait dans l’œil, ça perlait sur ses cils. C’est mon père qu’a mis fin à l’attente. « Votre grand-père est mort », il a dit. Dans l’estomac j’ai senti la foudre. Ça m’a d’abord filé la nausée. La mort, j’en avais jamais eu que le sentiment jusqu’alors. Jamais j’en avais eu dans le ventre. Pourtant je comprenais bien. Comme un vieux sentiment qu’est là depuis toujours. Je savais la mort. Au fond de moi. Partout. Dans les autres. Dans les chats, les oiseaux… Ça l’a immédiatement révolté, mon frère. Il s’est secoué les os dans une danse inutile. À briser la lampe. À retourner le salon entier. Il agitait ses tibias dans les meubles, les couverts et les murs. Le pugilat s’est terminé en farce. Mon père l’a attrapé pour le contenir, lui a bloqué les bras. « Arrête-toi, Jérémie… » Il a hurlé, le frangin. Il s’égosillait dans le tragique. Le temps que je me décolle de sa colère on est venu me réconforter. Enfin, ma mère. À six ans, les mômes, on les réconforte. Moi je pensais au petit son aigu que j’entendais la nuit dans ma chambre. Ça m’a rendu bien triste, d’un coup. J’ai pleuré comme tout le monde. Mais pour un tas de confuses raisons… Sur mon père ça coulait bien lentement. Pendant qu’on me consolait je le regardais lui. Sa figure immobile. Ses airs de cadavre à venir. Je l’ai vu mort, lui aussi…

Le lendemain il a fallu retourner à l’école. Même malades on nous foutait à l’école. L’école ça se loupait pas. Le frangin, lui, c’était le collège. Moi la primaire. J’étais pas mécontent d’y aller. On faisait un bout de chemin ensemble, ensuite il bifurquait. Ça me plaisait bien de faire le chemin à pied. C’est une petite liberté qui paraît énorme quand on est gosse, de pouvoir traverser la ville seul. J’écoutais le vent, les conversations. Celles des retraités, des chômeurs, des parents qui déposaient leurs mômes à la grille. On y parlait de pain, de circulation, de pognon puis de météo. Rien n’a changé depuis. Ça traîne sa caisse à outils, son cabas, son clébard. Et ça râle ! Et ça cause ! Et ça fait des mots fléchés. Ça se défoule ! Et ça boit. Et ça trouve que Machine a pas de raison d’être hospitalisée parce que le surmenage, tu comprends, c’est pour les gens qui travaillent, mais elle, elle ne fout rien ! Alors ! Dis donc ! Non mais ! Franchement ! Et puis quoi ! Et puis l’autre, son bonhomme ! Lui qu’est là ! Lui qu’en chie. Lui qu’est con. Qu’on se demande. Ce qu’il pense, cet abruti. Puis ce qui lui est passé par la tête pour se foutre avec une emmerdeuse pareille ! Parce que faut le faire, quand même ! S’enticher d’une cinglée dans son genre ! Et l’épouser, en plus !… Jolie amitié qu’on lui fait là, au petit mari. Sont tous pleins d’attention. Pleins d’amour et d’alcool. Ils bafouillent des projets. Rêvent à des laideurs hors de portée. Ils ont des goûts à la hauteur de leurs moyens. C’était déjà le cas à l’époque. Et moi je pensais qu’autre part ce serait quand même plus digne. Bah non… La pauvreté des causeries c’est la même partout. En banlieue ou ailleurs. Beaux quartiers, cultivés, érudits, bouffis d’encyclopédies. HLM suffocants, illettrés, prétendument dans le vrai, les deux pieds dans le réel. Connerie ! Le même vide pour commenter le vide et tromper le temps qui ne s’écoule pas. Je ne crois pas ce que j’entends, moi. Je crois surtout que les gens ne pensent jamais ce qu’ils disent. Ils jouent à dire. Jouent à être. Ne sont pas grand-chose en dehors de ce petit rôle qu’ils reprennent tous les jours avec plus ou moins de force. Ils ne pensent pas. Y a très peu de gens qui pensent. On ne sait pas bien pourquoi, d’ailleurs. Question de nature. Sont nés comme ça, c’est tout.
Ce matin-là c’était bien étrange. Pas léger comme d’habitude. Je les écoutais pas les croque-poussière, je les entendais à peine, leurs bavardages. La mort nous collait au cul… Il était tout fermé, le frangin. En colère comme jamais. On n’a même pas causé de Papi, finalement. On avait pourtant que ça en tête. Sur le trottoir, j’arrêtais pas de me remémorer la veille. Je me répétais ce qu’on m’avait dit, je me demandais ce qu’on me disait pas. Ça me travaillait beaucoup, cette affaire. Je me suis représenté la chambre et au milieu le corps du grand-père, étendu de tout son long. Paraît qu’il était mort dans son sommeil. Et sa carcasse, alors ? Qu’est-ce qu’elle était devenue, sa carcasse ? Est-ce qu’elle s’était évaporée dans les draps ? Peut-être qu’elle avait coulé pour finir en ruisseau. C’était pas clair… J’ai rien osé demander. Hier ma mère elle était triste, c’est certain. Mais j’ai senti autre chose qu’accompagnait le chagrin. Peut-être bien qu’au fond elle était soulagée… Je savais pas l’expliquer. Ça m’a troublé jusqu’à l’école…
Arrivé à la grille, j’ai accéléré le pas. Je l’ai retrouvée comme je l’avais laissée la veille, la classe. Avec ses élèves, son instit fatiguée, cheveux cassés, mâchoire sèche. Ses interminables radiateurs en fonte. Ses murs mollement roses, pâles et sans vigueur, tapissés de petits reliefs inassumés. Ça faisait comme du papier toilette monté tout autour de nous. Soufflé sur béton. On étudiait là-dedans. Une pauvre salle dénuée d’ambition. Les seules choses qui m’exaltaient c’étaient les fenêtres et le tableau noir, au-dessus de l’estrade. De l’ardoise et du bois, un peu de matière, enfin ! Quand le soleil caressait les planches je me croyais au théâtre…

Au début, l’école, j’aimais bien, ensuite j’ai trouvé ça con. Fallait se mettre en rang tout le temps. Pour un oui, pour un non, pour un rien. On entrait en classe. En rang. On descendait dans la cour. En rang. Toujours un nouveau dégueulasse au bras. Des qui reniflent, qu’ont les mains moites, la merde au cul… On n’apprenait rien. Ou bien des bêtises. À composer un petit déjeuner. À recycler les emballages. Et personne ne savait lire. Parfois même on formait des petits groupes de discussion aux quatre coins de la salle. On y causait de grammaire, on se corrigeait nous-mêmes, c’était encore plus faux. Comme si on allait l’inventer, la grammaire, à partir de rien ! Comme si de l’illettrisme allait surgir la langue ! Y en avait même qui parlaient pas. Ou qu’en injures, ou mal… Encore aujourd’hui je les identifie au phrasé, ceux de ma génération : ils écrivent comme ils voient.
On commençait toujours par citoyenneté. De la morale à toutes les sauces. Morale de caniveau. À apprendre par cœur. À réciter pour éviter les emmerdes. Toujours personne ne savait lire. Chacun sur sa petite chaise, dans son couloir, avec son nez qui coule ou son impétigo. Ensuite on passait à l’histoire de France. Sans chronologie. Fractionnée. Des allers-retours, des bonds de mille ans. Des trous de huit siècles. Et sans jamais comprendre les liens de quoi que ce soit. Puis le français, de nouveau… On changeait de cahier à toute vitesse, enfin, pour ceux qu’étaient sérieux. Les autres, ils couchaient tout sur la même feuille et un peu sur la table. Ou ils écrivaient pas… Surtout fallait pas terminer avant. C’était mal vu. La curiosité aussi c’était mal vu. Le débat c’était bienvenu. On nous demandait de nous exprimer. Le plus possible. Et sur tout. On connaissait rien mais fallait avoir un avis. Ça s’envoyait des cartouches d’encre et puis des cochonneries, au lieu de ça. Fallait les voir, toutes ces tronches inachevées, taillées dans de la pulpe, ravagées de boutons ou bien dissymétriques… Toute cette étrange galerie, se revendiquer des droits, se cracher de la bonne réponse, se remuer la figure et se jeter des ciseaux pour se raboter la joue… Je me suis mis à divaguer, moi. J’avais des images de Papi qui me tambourinaient le crâne. Je revoyais ma mère pleurer, au milieu du salon. « Mathématiques ! » braillait l’institutrice. C’était reparti ! Une petite formule de temps à autre. Histoire de nous distraire. De nous relancer un peu. À l’économie, le savoir ! Rationné ! »

Extrait
« Mon petit bazar intérieur prenait enfin tout son sens. Alors qu’il demeurait jusqu’alors balbutiant, se glissant dans des croquis, des esquisses maladroites, de petits poèmes chétifs et inaboutis. Voilà que maintenant j’avais ma raison d’être. Mon vice. Ma confirmation. La véritable. Pas celle des professeurs, des amis ou de qui que ce soit d’extérieur. Ma confirmation à moi. J’étais bien soulagé, désormais. Je savais quoi faire. » p. 146

À propos de l’auteur
Hector Mathis le 2 octobre 2018 à Paris.Hector Mathis © Photo DR

Hector Mathis est né en 1993. Il a grandi dans les environs de Paris, entre la littérature et les copains de banlieue. Il est actuellement responsable des relations culturelles de la Maison Zola / Musée Dreyfus. (Source: Éditions Buchet-Chastel)

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Belladone

BOUGEL_belladone  RL_hiver_2021

En deux mots
La dernière semaine de classe de CM2 va être pour le narrateur l’occasion de revenir sur sa vie. Son père a perdu son emploi et se console avec l’alcool et la belladone, sa mère tente de faire vivre sa petite famille et la fratrie fait contre mauvaise fortune bon cœur. On peut toujours nourrir quelques rêves…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ma dernière semaine au CM2

Dans son nouveau roman Hervé Bougel retombe en enfance. Son narrateur est à une période charnière de sa vie, il va entrer au collège et essayer de s’imaginer un avenir, même si de la fenêtre de son HLM de Voiron les perspectives ne sont pas très gaies.

Nous sommes en juin, juste avant les vacances scolaires. En cette fin des années 1960, le narrateur va quitter le CM2 pour entrer en sixième. Une perspective qui le réjouit plutôt, car il n’aime guère son instituteur, même si ce changement s’accompagne aussi de craintes. Sera-t-il à la hauteur? Conservera-t-il sa bande de copains? Et son père sera-t-il encore là pour l’accompagner? Autant de questions qui le hantent et l’angoissent, car jusqu’à présent les choses se sont plutôt mal passées. Sa famille a quitté Tullins pour s’installer au troisième étage d’un immeuble de Voiron, au pied des Alpes, car son père avait déniché un travail dans une usine à papier. Mais encore une fois ça n’a pas duré: «Il ne travaille pas, il ne travaille plus. Au fil des journées, il reste assis dans son fauteuil, face à la télévision qu’il n’allume pas. Il ne lit pas, à part son journal, Le Dauphine libéré, qu’il m’envoie acheter au bureau de tabac». Souvent aussi, une bouteille fait partie de la liste des courses. Car l’alcool est devenu le compagnon d’infortune de son père, l’alcool qui lui a fait perdre non seulement son travail, mais aussi sa dignité. Aux oreilles de son fils, le témoignage de son ami fait mal. Très mal: «Ton père, je l’ai vu remonter l’avenue Jules-Ravat un soir, il faisait froid. Il ne tenait plus sur ses jambes tellement il était soûl. Mon père à moi, il dit que c’est malheureux, que c’est un pauvre type, comme un clochard, quoi! Il paraît qu’au travail, ses copains l’ont assis dans une poubelle, un jour où il avait trop picolé, c’est pour ça qu’on l’a foutu à la porte de l’usine. Ton père, alors, c’est le Roi des Ordures.»
Et quand il joint de la belladone à son traitement, alors la peur gagne toute la famille. «Nous savons simplement que tout peut basculer, à tout instant. Notre ordinaire est fragile, suspendu. Les cris dans la nuit, les disputes, les coups échangés dans la salle à manger. Le marteau qu’il brandit un soir, l’écran de télévision fracassé: Regarde ce que j’en fais de ta saloperie de télé!
La peur, à tout instant, la peur même au sommet de la joie, quand elle survient. La peur incessante, celle qui poigne le cœur. La peur qui enserre, la peur qui réduit, la peur qui diminue la vie. La peur qui harcèle. La peur qui tord le ventre et monte à la tête.»
Hervé Bougel a parfaitement su trouver les mots, à hauteur d’enfant, pour dire ce quotidien difficile. Sa mère qui fait des repassages, sa sœur qui joue à des jeux de fille et son frère aîné qui rêve d’être champion cycliste tout en déversant sa morgue sur le petit dernier ne laissent guère de place aux rêves. Fort heureusement, il y a les copains et même une fille qui pourrait l’aimer…
Dans cette France où l’on mange le poulet aux olives en regardant La séquence du spectateur, il demeure un fragile espoir de vie meilleure. L’espoir fait vivre!

Belladone
Hervé Bougel
Éditions Buchet-Chastel
Roman
144 p., 14,50 €
EAN 9782283033111
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Voiron, en venant de Tullins.

Quand?
L’action se déroule à la fin des années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est le début de l’été et la toute fin des années 60, dans une ville morne des Alpes. Une montagne surplombe l’agglomération. À son sommet, une énorme statue de la Vierge veille sur la vallée.
Un petit garçon observe sa famille et s’interroge: son père avale régulièrement tous ses cachets de Belladone ; sa mère est autoritaire, son frère aîné est une véritable brute et sa petite sœur est réduite au silence.
Comment s’échapper de cet univers étouffant? Par où fuir? Dans ce court roman noir écrit au cordeau, Hervé Bougel agite des ombres et explore les chemins de l’enfance.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
France Bleu Isère (Michèle Caron)
RCF (Le livre de la semaine)
Blog Encres vagabondes (Dominique Baillon-Lalande)
Blog trouble bibliomane
Blog Froggy’s delight
Le regard libre (Anaïs Sierro)
Blog Le fond du tiroir (Patrice Vigne)

Les premières pages du livre
« Dimanche 24 juin
Le dimanche à midi, c’est poulet aux olives. Mon père, un torchon accroché à l’un des passants de sa ceinture, touille les morceaux de volaille mêlés aux herbes parfumées qui remontent dans les bulles de la cuisson, du fond de la marmite.
Le dimanche à midi, c’est poulet aux olives et purée, maison.

Ce matin, ma sœur Brigitte et moi avons joué à la lisière du petit bois avec les Chabert, Sylvie et son frère Bernard. Le petit bois est planté tout près des immeubles: quelques troncs, une haute haie bien taillée. Ici, Losserand, le concierge des HLM, vient déposer, poussant sa brouette puis à fourche pleine, des paquets de feuilles mortes, des amas d’herbe coupée. C’est un lieu peuplé de chats sauvages. Ils tuent des oiseaux, des souris qu’ils chassent cavalant sur les poutres. Des chats cracheurs: si l’on approche, de la griffe ils nous menacent, hargneux. Nous retrouvons des ailes déchirées, des plumes, des petits os brisés.
– Pas question d’aller vous amuser là-bas! Je l’ai déjà dit! Les chats vous crèveraient les yeux! commande notre mère.

Sylvie et Bernard Chabert sont venus tôt, sans doute leurs parents les ont-ils fichus dehors – avoir la paix. Il fait doux, l’été s’installe. Dans la cuisine, notre mère s’affaire, couteau pointu en main. Mon père dort encore dans la chambre où jamais nous ne pénétrons. Sur la table de formica jaune gît le poulet, croupion béant, tête tranchée.
– Le trou du cul de la poule, le trou du cul de la poule! crie Brigitte, excitée.
De ses doigts déjà noirs, elle palpe la bête roide. Notre mère l’écarte, d’une main à l’épaule.
Dans le petit hall de l’entrée, les Chabert patientent. Bernard danse d’un pied sur l’autre. Sylvie est sage, les mains croisées dans le dos, grosse et laide, boudinée dans une robe bleue. Des lunettes aux verres épais, sertis d’une lourde monture, ravinent les ailes de son nez en trompette. Son frère a le visage mince, le menton pointu souligné d’une profonde fossette, un épi émerge de son crâne, ses yeux sont gros, ronds, verts. Je connais mal Chabert, nous ne fréquentons pas la même école, je suis au Colombier, l’école des garçons, lui est à Saint-Joseph, chez les curés.
– Chabert! Le catho! La gueule de grenouille!
On lui parle comme ça, dans le quartier.
Brigitte a organisé cette matinée de jeu. J’ai suivi sans en avoir vraiment envie, je sais que je vais m’ennuyer. Tous les quatre, nous quittons l’appartement. Short et chemisette bleue pour moi, robe rouge et bob jaune vissé sur le crâne pour Brigitte.
– Prenez garde au soleil, il est dangereux! crie notre mère du fond de la cuisine.

Les filles veulent jouer à l’école. Ma sœur a découpé dans le catalogue Vert-baudet des images de mannequins. Elle les a rangées dans une vieille boîte à chaussures qu’elle serre sous son bras.
À même l’herbe rase, elle aligne sa classe de papier.
– Ouvrez vos cahiers! Silence!
Avec Chabert, nous grimpons aux premières branches d’un arbre, un énorme poirier qui pousse en solitaire, déjà orné de fruits verts.
J’écarte les feuilles vives. J’aperçois les fenêtres ouvertes de la cuisine. Notre mère doit procéder à la découpe du poulet. D’un geste de bouchère, tout à l’heure, elle a arraché les tripes, ramassées en paquet dans sa main. Écœuré, je me suis détourné. Puis elle a réservé le cœur et le foie. Prendre garde, surtout, à ne pas crever le fiel. Enfin, le sciage des pattes, jaunes et dures, les griffes, l’ergot.
– Des mollets de coq! Comme les tiens! a ricané Lucien, mon frère aîné, qui passait là en cuissard, préparant ses bidons avant de s’en aller à son entraînement de cycliste.

Au pied du poirier, les filles discutent, grondent les enfants de papier, distribuent bons points et réprimandes. Sylvie Chabert corrige les cahiers d’un stylo de bois. Brigitte dirige la classe.
– Entrez en rang par deux! Et tenez-vous tranquilles! Sinon, je vais donner des baffes!
Bernard Chabert espère que les jeux des filles rejoindront ses projets de garçon.
– Eh! Si on faisait des opérations?
– T’es qu’un obsédé, grince Sylvie, tu ne penses qu’à ça.
Calé contre l’une des premières fourches de l’arbre, je n’ai pas envie de descendre. Un rai de lumière passe l’entrelacs des branches, s’attarde et s’échappe. Ça sent le neuf, le vert, le chaud, l’été nouveau, bien né.
– On pourrait les bombarder de poires pas mûres, glisse Chabert, ça nous ferait rigoler un peu.
– Si c’est pour avoir de la bagarre…
– Si la grosse Claude était ici, reprend Chabert, sa grande bouche en travers, on se paierait une bonne tranche de rigolade!
Du coin des lèvres, il souffle dans ses cheveux. Ça volette sur son crâne.
C’était un autre dimanche, au début du printemps. Nous nous étions trouvés, la grosse Claude et moi, à l’orée du petit bois. J’ai profité de l’instant où elle escaladait un tas d’herbe à brûler pour passer très vite les mains sous sa jupe bleue et descendre sa culotte jusqu’à ses genoux. J’ai vu son gros derrière rose et mou.
– Toi alors! T’es gonflé!
Que faire ensuite? J’ai rougi. J’ai eu peur qu’elle n’aille répéter tout ça à Franck, son frère, un gars du collège. Il m’a semblé pourtant que ça ne lui déplaisait pas de se faire baisser la culotte. Elle riait, dodue, les fossettes allumées.
– Faut pas te gêner!
– Sylvie, elle fait sa maligne, poursuit Chabert, mais je l’ai déjà vue à poil. Je la surveille par le trou de la serrure, dans sa chambre. Elle a du poil au cul.
À l’appel des filles, nous quittons notre cache dans l’ombre. Glissades le long du fût, pieds au sol. Nous participons, de mauvaise grâce et genoux pliés, à la dînette qui suit la classe de papier rangée dans son préau de carton.
Sylvie a rempli d’eau la gourde de métal rouge avec un bouchon jaune, celle que notre mère a achetée l’été dernier pour la colonie de Brigitte à Méaudre, dans le Vercors. Ma sœur prépare un café d’eau sale dans des tasses de plastique décorées de grosses fleurs orange et brunes. Elle trie des pierres plates, des gâteaux.
– Ils sont trop cuits! J’en ai marre, moi, avec ces mômes toujours dans mes pattes!
– Elle est cinglée, murmure Chabert, une lueur inquiète dans ses yeux verts.

Le poulet aux olives doit être prêt. Nous abandonnons les Chabert devant la porte vitrée de leur immeuble.
– À cet après-midi!
Tendue, Brigitte avance à grands pas.
– C’est l’heure de La Séquence du spectateur, il faut se dépêcher.
Nous longeons le mur du lycée, une haute masse de pierres blanches sur laquelle des élèves ont tracé à la peinture noire un immense Vive l’anarchie. Un cèdre colossal émerge de la cour, il écrase de son envergure les fenêtres étroites des classes. Notre immeuble, le rouge, est en face.
C’est rapport à la couleur des volets que nous désignons les HLM. Le rouge, c’est le nôtre, il y a aussi le vert, celui d’en bas, le jaune de l’autre côté de notre avenue Édouard-Herriot, puis, plus éloigné, le bleu, c’est déjà ailleurs.
Brigitte touche mon bras:
– Sylvie Chabert demande si tu veux bien l’aimer.
Je ne réponds pas. Ça me gêne, cette Sylvie soudain amoureuse. Je n’ai pas, moi, très envie de l’aimer. Si grosse, si vilaine, ses fortes lunettes sur son nez épais. Puis, les poils évoqués par son frère m’écœurent, découragent par avance le sentiment.
Nous sommes à nouveau invités l’après-midi. Il faudra poursuivre les jeux, rendre les devoirs, finir les gâteaux de pierre.
Je n’ai pas très envie, non, d’aimer Sylvie Chabert, mais comment refuser d’aimer qui vous le demande? D’autres, à l’école, Rinaldi, Couttaz, le grand Colomban, sauraient bien y faire. Je préfère mon ignorance, je préfère me taire.

La télévision n’est pas allumée, mon père n’est pas levé, Brigitte fait la gueule. Les lèvres pincées, elle se niche dans un fauteuil, face à l’écran verdâtre.
– Pourquoi il est couché à midi?
– Il est malade… me répond ma mère, le torchon toujours noué à la hanche. Il est couché à cause de ses médicaments…
Elle essuie ses mains.
– Ses médicaments l’ont rendu malade? Je peux regarder la télé avec Brigitte?
– On va bientôt manger, j’ai à faire à la cuisine…
Je la talonne. Elle pose de biais, dans un tintement, le couvercle de fonte noire sur la gamelle. Une vapeur odorante s’échappe, des gouttelettes d’eau constellent les carreaux blancs, derrière la cuisinière.
– Qu’est-ce qu’on mange?
– Des briques à la sauce caillou… Je n’ai pas eu le temps de préparer la purée, alors ce sera du riz… Le riz, c’est plus vite fait… Sors de mes jambes! Va retrouver ta sœur de l’autre côté!
– C’est Sylvie Chabert, elle veut m’aimer.
– Sylvie Chabert? Celle de ce matin? Ah tu es gâté! Tu ne vas pas embrasser une fille qui perd ses dents, hein? Ton père, il a fait le con, il a avalé tous ses cachets… De la belladone, tout un tube…
Protégeant ses mains du torchon, elle empoigne les anses de la cocotte.
– Et Lucien, il est où? Il n’est pas rentré?
– Il est encore au vélo, avec Michel Rolland…
Lucien court en cadets. Mince, sec, il gicle dans les bosses, comme il aime à dire.
Lui et Michel Rolland sont apprentis soudeurs chez les frères Motta, des Italiens du bas de la ville. Des ritals, dit mon père, des macaronis. Le samedi en fin d’après-midi, mon frère tend à notre mère l’enveloppe de sa paie. Elle la déchire et en extrait un billet qu’elle lui tend du bout des doigts: Pour ta semaine, précise-t-elle. Les Motta parrainent le club cycliste de Voiron. »

Extrait
« Nous savons simplement que tout peut basculer, à tout instant. Notre ordinaire est fragile, suspendu. Les cris dans la nuit, les disputes, les coups échangés dans la salle à manger. Le marteau qu’il brandit un soir, l’écran de télévision fracassé: Regarde ce que j’en fais de ta saloperie de télé!
La peur, à tout instant, la peur même au sommet de la joie, quand elle survient. La peur incessante, celle qui poigne le cœur. La peur qui enserre, la peur qui réduit, la peur qui diminue la vie. La peur qui harcèle. La peur qui tord le ventre et monte à la tête. » p. 45

À propos de l’auteur
Hervé Bougel est né en 1958. À 16 ans, il quitte l’école et exerce différentes professions, jusqu’à devenir, en 1997, éditeur de poésie. Il vit à Bordeaux. (Source: Éditions Buchet-Chastel)

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Fief

LOPEZ_fief

  68_premieres_fois_logo_2019  Logo_premier_roman
Sélectionné par les « 68 premières fois »
Prix du Livre Inter 2018

En deux mots:
Jonas est désœuvré. Dans sa petite ville de banlieue, il zone avec des potes, joue aux cartes, fume de la weed, mate les filles et s’entraîne à la boxe. Il lui arrive même de faire une dictée. L’avenir est incertain, aussi flou qu’après une cuite.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Jonas n’a plus rien dans le ventre

Pour son premier roman, David Lopez s’est glissé dans la peau d’un jeune sans perspectives autres que la drogue, la boxe, les filles, l’alcool et les virées avec les copains. Un univers livré avec ses mots qui subliment le tragique.

Jonas retrouve ses copains Ixe, Untel, Poto, Habid et Lahuiss pour une partie de cartes. À moins que ce ne soit d’abord pour fumer joint sur joint et, aléatoirement, se saouler. Car depuis qu’il a quitté le système scolaire, tout son univers tourne autour de ces rendez-vous avec des potes tout aussi désœuvrés que lui. Dans leur petite ville, pas assez urbaine pour une banlieue et pas assez verte pour être la campagne, il ne se passe rien ou presque. Alors, ils passent le temps à se regarder le nombril, à imaginer de quoi occuper la journée qui vient. Inutile de faire des plans à long terme, si ce n’est pour imaginer un débouché à l’herbe qu’ils ont planté dans le jardin. Une ébauche de trafic que Lahuiss relativise: «on peut considérer que c’est une manière comme une autre de cultiver son jardin.» Et le voilà parti dans une exégèse du Candide de Voltaire, première belle surprise de ce roman que je ne résiste pas à vous livrer in extenso, car ce passage vous permettra aussi de vous faire une idée du style de David Lopez: «Les gars, j’vais vous la faire courte, mais Candide c’est l’histoire d’un p’tit bourge qui a grandi dans un château avec un maître qui lui apprend la philosophie et tout l’bordel t’as vu, avec comme idée principale que, en gros, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Du coup Candide t’as vu il est bien, il fait sa vie tranquillement, sauf qu’un jour il va pécho la fille du baron chez qui il vit tu vois, Cunégonde elle s’appelle. Bah ouais, on est au dix-huitième siècle ma gueule. Du coup là aussi sec il se fait tèj à coups de pompes dans l’cul et il se retrouve à la rue comme un clandé. De là le mec il va tout lui arriver : il se retrouve à faire la guerre avec des Bulgares, il va au Paraguay, carrément l’autre il découvre l’Eldorado enfin bref, le type j’te raconte même pas les galères qui lui arrivent. Ah ouais j’te jure, le gars il bute des mecs, y a un tremblement de terre, son maître il se fait pendre, il manque de crever en se faisant arnaquer par un médecin, il se fait chourave ses lovés par un prêtre, carrément, un merdier j’te jure c’est à peine croyable. J’vous dis ça en vrac, j’me rappelle pas forcément le bon ordre hein, je l’ai lu y a longtemps t’as vu. Bien plus tard donc il retrouve sa meuf, Cunégonde, sauf qu’elle a morflé vénère t’sais, parce qu’elle a eu la lèpre ou je sais plus quoi mais voilà quoi elle a une gueule toute fripée la meuf on dirait un cookie, mais t’as vu Candide c’est un bon gars alors il la renie pas. Et puis il retrouve son maître aussi, qu’est pas mort en fait, on sait pas pourquoi. Et à la fin, le mec, après avoir eu toutes les galères possibles, il se fait un potager t’as vu, et à ses yeux y a plus que ça qui compte, le reste il s’en bat les couilles. Il tire sur sa clope. Et la dernière phrase du livre c’est quand le maître en gros il arrive et il dit que la vie est bien faite parce que si Candide il avait pas vécu tout ça, alors il serait pas là aujourd’hui à faire pousser des radis, et Candide il dit c’est bien vrai tu vois, mais le plus important, c’est de cultiver son jardin.»
De la philosophie, on passe au boudoir avec la belle Wanda et la description d’une relation sexuelle comme un combat de boxe durant lequel il s’agit d’utiliser une bonne technique pour marquer des points. La boxe, la vraie, nous attend au chapitre suivant.
Construit en séquences, le roman se poursuit en effet avec le sport, cet autre point fort qui rythme la vie de Jonas et de son père. Alors que ce dernier joue au foot – et a conservé quelques beaux restes en tant qu’attaquant de pointe – son fils, comme dit, boxe. Et plutôt bien. Même si on se doute que l’alcool et la drogue ne font pas forcément bon ménage avec un physique endurant et une concentration de tous les instants. En attendant le prochain grand combat, il fait plutôt bonne figure sur le ring.
«Je prends le ring comme un terrain de jeu. C’est le meilleur moyen pour moi de conjurer ma peur. Je me sens comme un torero qui risque sa vie à la moindre passe. Prendre le parti de s’en amuser, c’est ma manière de renoncer à la peur. Sauf que le type en face n’est pas là pour jouer. Il n’est pas là pour me laisser jouer. Je ne peux jouer que contre les faibles. Pour progresser il faut se mettre en danger. Souffrir. Surmonter. Pour ça je dois me faire violence. Ça commence par oublier le jeu. Accepter la peur. Alors je me concentre. Je ne nie plus le danger. Il est là face à moi, c’est lui ou moi.»
Tour à tour drôle – la séance de dictée est un autre grand moment –sensible et sensuel – l’après-midi au bord de la piscine fait penser au film avec Delon et Romy Schneider – le roman devient dur et grave, à l’imager de ces boulettes de shit qui collent et dont on a tant de peine à se débarrasser. Bien vite le ciel bleu se couvre de nuages…

Fief
David Lopez
Éditions du Seuil
Roman
256 p., 17,50 €
EAN 9782021362152
Paru le 17/08/2017

Où?
Le roman se déroule en France, dans une petite ville «entre la banlieue et la campagne».

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quelque part entre la banlieue et la campagne, là où leurs parents ont eux-mêmes grandi, Jonas et ses amis tuent le temps. Ils fument, ils jouent aux cartes, ils font pousser de l’herbe dans le jardin, et quand ils sortent, c’est pour constater ce qui les éloigne des autres.
Dans cet univers à cheval entre deux mondes, où tout semble voué à la répétition du même, leur fief, c’est le langage, son usage et son accès, qu’il soit porté par Lahuiss quand il interprète le Candide de Voltaire et explique aux autres comment parler aux filles pour les séduire, par Poto quand il rappe ou invective ses amis, par Ixe et ses sublimes fautes d’orthographe. Ce qui est en jeu, c’est la montée progressive d’une poésie de l’existence dans un monde sans horizon.
Au fil de ce roman écrit au cordeau, une gravité se dégage, une beauté qu’on extirpe du tragique ordinaire, à travers une voix neuve, celle de l’auteur de Fief.

68 premières fois
Sélection anniversaire: le choix de Julie Estève

Julie ESTEVE
Julie Estève est née en 1979 à Paris. Après Moro-sphinx, son premier roman (2016) très remarqué par la presse, elle a publié Simple. (Photo: Editions Stock © Philippe Matsas)

«J’ai choisi Fief, le premier roman de David Lopez car il propose une expérience littéraire radicale, une langue qui suit à la trace une bande de potes coincés dans un territoire, entre les villes et la campagne. Les phrases sentent le shit, la loose, la flemme. C’est une langue qui dit tout de l’ennui et de l’amitié, de la périphérie, des clivages de classe, de la honte. Jonas, le héros, boxe. Voit une fille des beaux quartiers mais rien n’explose jamais, tout est intérieur, presque triste. C’est le ratage à tous les étages, pourtant persiste, lancinant, le besoin de rêver. Pour raconter ça, on plonge dans un style hyper rythmé, drôle, tendre. Je me rappelle une scène hilarante. L’un des personnages suggère une dictée – une dictée ça change des cartes et des joints. Ce fut un vrai fou-rire, et c’est si rare les fous rires en littérature.»

Les autres critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV (Laurence Houot)
BibliObs (Élisabeth Philippe)
Le Temps (Antoine Menusier)
Bondyblog (Jimmy Saint-Louis)
Blog Littérature & Culture 
Blog L’Or des livres 


À l’occasion des Correspondances de Manosque, David Lopez présente Fief © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Pablo
C’est un nuage qui m’accueille. Quand j’ouvre la porte je vois couler sous le plafonnier cette nappe brune, épaisse, et puis eux, qui baignent dedans. Ixe, ça ne le dérange pas qu’on fume chez lui, du moment qu’ on ne fume pas de clopes. Je le regarde, entre lui et moi c’est presque opaque. Il plane dans le brouillard. On est bien reçus chez toi, je dis. Je n’ai pas le temps d’ajouter quoi que ce soit que déjà il me pose sa question rituelle. Tu veux rouler ? Je dis oui.
La disposition de la pièce n’a jamais changé, alors je me mets sur le petit tabouret inconfortable, celui sur lequel je m’assois toujours, près de la table basse. Ixe est à son bureau, à gauche de l’entrée, à côté de son lit toujours bien fait, à croire qu’il n’y dort jamais. Pourtant il ne sort pas beaucoup. Il attend qu’on vienne. Il est à la sortie de la ville, il y a un pré derrière, et la forêt plus loin. C’est calme. Cette maisonnette, il l’appelle sa grotte. Il se serait bien vu homme des cavernes comme il dit souvent.
Il est pas joli ton œil, me dit Poto, installé au fond de la pièce. Il mélange déjà les cartes. D’abord je ne dis rien, je pense juste au fait que je n’aime pas ce plafonnier, cette lumière sèche, et puis je soupire, et je dis les gars, vous étiez là, vous avez vu, alors y a rien à dire de plus. Ça s’est pas joué à grand-chose il fait, et moi je lui réponds qu’on ne joue pas. Sucré, qui vient s’asseoir à côté de lui, ajoute qu’il vaut mieux y aller mollo sur le réconfort.
Chez Ixe il y a toujours de la musique. Ça ne dérange pas Poto, qui passe son temps à décortiquer les rimes des chanteurs qu’on écoute. Il demande à Ixe de remettre en arrière, parce qu’il a cru entendre une rime multisyllabique, il dit. Écoutez les gars, la rime en -a-i-eu là, vous avez grillé ou pas, et moi je réponds non, j’étais pas attentif. Sucré confirme, alors que Ixe, penché sur son bureau, ne dit rien. Il s’apprête à couper une plaquette. Elle est posée sur une planche à découper, couteau de boucher à côté. T’as besoin d’un truc toi Jonas ? il me demande. Je dis ouais, fais-moi un vingt-cinq comme d’habitude, et je dois hurler pour qu’il me comprenne. Pour couper un morceau comme celui-ci, c’est chacun sa technique. Les plus précautionneux chauffent la lame. Mon autre pote qui vend du shit, Untel il s’appelle, il met carrément la plaquette au micro-ondes. Ixe, lui, il utilise un sèche-cheveux.
Des feuilles du shit une clope. Ixe pose ça sur la table, devant moi, parce qu’il trouve que je mets du temps à m’activer. Ça, c’est d’la frappe il dit, y a pas besoin d’en mettre beaucoup. Il dit toujours ça, parce qu’il me connaît. Il ne veut pas que je m’éteigne trop vite. Je le regarde du coin de mon œil blessé, il a les yeux rouges, il n’est pas tout neuf. Je lui fais la remarque et ça le fait rire en même temps qu’il se frotte les orbites. Je comprends mieux pourquoi il me dit de ne pas trop charger.
Bon on joue ou quoi ? Il est chaud Poto. Attends je roule, et puis laisse-moi fumer un peu avant, que je me mette en condition. Hé Ixe vas-y baisse la musique j’ai mal à la tête. Poto annonce qu’il va me mettre une branlée aux cartes et sur le coup ça me fait bizarre d’entendre sa voix aussi distinctement. Je rigole en tapotant ma cigarette contre l’ongle de mon pouce. Je fais ça pour bien tasser mon marocco, ce morceau de clope qui va servir de filtre. C’est plus confortable, plus doux à fumer qu’avec un toncar, qui filtre que dalle d’ailleurs, vu que ce n’est qu’un bout de carton roulé sur lui-même. Quand j’étais petit, je disais que les fumeurs de marocco c’était des fragiles. Ce n’était pas concevable, pour moi, qu’on veuille adoucir la chose. Aujourd’hui ça n’est plus si festif. Passer du toncar au marocco, c’est un peu gagner en maturité.
C’est quoi le pilon, je demande à Ixe. Il me dit c’est du comme t’aimes, du noir qui colle. Je dis ah ouais, et puis j’y mets un petit coup de flamme, furtif, avant de le porter à mon nez. Il fleure bon celui-ci. D’ordinaire le shit on l’effrite, on le chauffe et on en fait des miettes. Celui-ci ce n’est pas possible, il est trop collant. Du coup j’en fais une boulette que je pique au bout d’un critérium qui traîne là et j’y mets le feu. Quand c’est du bon ça fait des bulles. Ça dure trois secondes. Mêlé au tabac, le shit se met à fondre, il imprègne chaque brin, ils ne se mélangent plus, ils fusionnent. Comme si à force de battre un jeu de cartes on finissait par n’en avoir plus qu’une. C’est doux sur les doigts. Ça sent bon. Poto dit que ce n’est pas bien de cramer le pilon comme ça, parce que la combustion c’est ce qui libère le principe actif. Il ajoute que ça vaut aussi pour Ixe avec son sèche-cheveux à la con. Je lui dis t’inquiète il va te mettre une tarte celui-là, et là il me répond que c’est lui qui va me mettre une tarte si je ne me dépêche pas. Poto il est toujours impatient. Agité. Ce soir il n’insulte pas trop, ça va.
Je mélange longtemps. Ça me prend toujours un temps fou de rouler. Un joint roulé à l’arrache je trouve ça vulgaire. Comme du bon vin dans un gobelet. On me fait souvent la remarque, et je réponds toujours la même chose, vous êtes des sagouins, vous ne respectez rien. Poto bat tellement les cartes depuis cinq minutes qu’il y a des chances qu’il les ait remises dans l’ordre. Il annonce qu’il va sortir un 8, et retourne la première carte du paquet. C’est un roi de carreau. Ixe annonce une dame, et c’est un 2. Sucré ne joue pas. Je dis roi, et je touche celui de pique. C’est un signe, je dis, que je vais vous en mettre plein la gueule.
J’ai léché, j’ai roulé. Je tasse le joint en le tapotant sur l’ongle de mon pouce. Poto me regarde attentivement, ça le fait toujours rire de voir le soin que j’apporte à la chose. En tenant le spliff dans ma main gauche je prends mon feu que j’allume avec la tête en bas, et la flamme revient sur la partie métallique qui entoure la tête du briquet. Ça chauffe le métal. J’y pose mon joint debout, ça chauffe le marocco. Le tabac qu’il contient se ramollit et en refroidissant se constitue en une sorte d’amalgame homogène, ça empêche la fuite de brins qui se déposent sur les lèvres ou sur la langue. Je porte alors le joint à ma bouche, l’allume, tire la première taffe, puis me redresse sur mon tabouret. J’ai roulé un fumigène. Grosse fumée blanche, Habemus papam. Sucré m’interroge du menton. J’suis bon les gars.
Je n’ai pas écouté Ixe, j’en ai mis beaucoup. La deuxième taffe, je la contiens dans mes poumons et je coupe ma respiration. Diaphragme tendu, si je relâche trop vite c’est la quinte de toux. Je la connais celle-là. Grimace. Oh cette gueule que tu tires me dit Ixe, ferme-la je réponds, avec la voix tamisée parce que ça commence à faire un moment que je n’ai pas expiré. La toux c’est quand même bénéfique à l’effet du cannabis, ça ouvre des veines capillaires dans la gorge, et ça fonce direct au cerveau. C’est comme entrer par la porte de derrière en marchant sur un tapis rouge.
Je propose qu’on commence à jouer parce que y en a marre. Sucré dit vas-y j’avoue, et Poto dit wesh comment ça, c’est toi qu’on attend depuis tout à l’heure, mais Ixe nous dit que Miskine va arriver, alors on va l’attendre. Ah bon il vient lui ? Hey mais vous êtes relous là dit Poto après avoir posé les cartes. Un 4 ! Non, c’était un 8. À moi, un 7 ! Un 7. T’as d’la chatte il dit. »

Extraits
« Cyril, c’est un maçon. Du coup, il a des mains de maçon. Et ces mains-là je n’aime pas les prendre dans la gueule. C’est un poids super-lourd, il fait plus de cent litrons le bonhomme. C’est le genre de boxeur qui sait très bien faire le peu qu’il sait faire. Il se sert beaucoup de son jab et profite de sa grande taille pour nous maintenir à distance. Moi j’ai capté la cadence de son jab, alors je le chasse et je contre. Il est plus grand et plus fort, mais je suis trop rapide pour lui. Après, ce n’est jamais une partie de plaisir non plus. Sa frappe est sèche, il fait mal. Parfois je le chambre en disant qu’il doit sa puissance au fait d’être un gros lard, et lui il répond qu’en fait j’ai peur de lui, parce que parfois je décline ses invitations à en découdre. Et souvent c’est vrai. »

« Farid a quarante-quatre ans, en paraît trente-trois, se comporte comme s’il en avait dix-sept. Il a toujours des plans. J’ai entendu dire que c’était un sacré voyou en son temps. Je ne connais pas sa vie, ce que je sais de lui, avant toute chose, c’est que c’est un putain de gaucher. Ils sont relous à boxer les gauchers, ils sont à l’envers. C’est perturbant. Eux, ils sont habitués. Dans une salle de boxe, il y a dix droitiers pour un gaucher. Limite, même eux ça doit les emmerder de tomber contre un gaucher. Farid il n’est pas bien grand, il boxe recroquevillé, les mains hautes contre le visage, il fait des petits pas. Quand il attaque on dirait un bernard-l’ermite qui sort de sa coquille. Moi je le maintiens à distance, il n’arrive pas à s’approcher, ça le rend fou. Mais quand il y arrive il cogne sec. Lui et moi on s’en met des bonnes. »

« Il redit à Romain qu’il peut lui avoir du matériel de jardinage, et ça me fait rire cette manière qu’a Untel d’avoir toujours des trucs en stock. Quand il propose des paires de basket je comprends, mais la dernière fois il avait des guitares électriques le mec. Et là il parle d’un taille-haie qu’il n’arrive pas à refourguer, et il en vante les mérites auprès de Romain qui se croirait aux prises avec un vendeur d’une enseigne de jardinage. »

« Les gars, j’vais vous la faire courte, mais Candide c’est l’histoire d’un p’tit bourge qui a grandi dans un château avec un maître qui lui apprend la philosophie et tout l’bordel t’as vu, avec comme idée principale que, en gros, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Du coup Candide t’as vu il est bien, il fait sa vie tranquillement, sauf qu’un jour il va pécho la fille du baron chez qui il vit tu vois, Cunégonde elle s’appelle. Bah ouais, on est au dix-huitième siècle ma gueule. Du coup là aussi sec il se fait tèj à coups de pompes dans l’cul et il se retrouve à la rue comme un clandé. De là le mec il va tout lui arriver : il se retrouve à faire la guerre avec des Bulgares, il va au Paraguay, carrément l’autre il découvre l’Eldorado enfin bref, le type j’te raconte même pas les galères qui lui arrivent. Ah ouais j’te jure, le gars il bute des mecs, y a un tremblement de terre, son maître il se fait pendre, il manque de crever en se faisant arnaquer par un médecin, il se fait chourave ses lovés par un prêtre, carrément, un merdier j’te jure c’est à peine croyable. J’vous dis ça en vrac, j’me rappelle pas forcément le bon ordre hein, je l’ai lu y a longtemps t’as vu. Bien plus tard donc il retrouve sa meuf, Cunégonde, sauf qu’elle a morflé vénère t’sais, parce qu’elle a eu la lèpre ou je sais plus quoi mais voilà quoi elle a une gueule toute fripée la meuf on dirait un cookie, mais t’as vu Candide c’est un bon gars alors il la renie pas. Et puis il retrouve son maître aussi, qu’est pas mort en fait, on sait pas pourquoi. Et à la fin, le mec, après avoir eu toutes les galères possibles, il se fait un potager t’as vu, et à ses yeux y a plus que ça qui compte, le reste il s’en bat les couilles. Il tire sur sa clope. Et la dernière phrase du livre c’est quand le maître en gros il arrive et il dit que la vie est bien faite parce que si Candide il avait pas vécu tout ça, alors il serait pas là aujourd’hui à faire pousser des radis, et Candide il dit c’est bien vrai tu vois, mais le plus important, c’est de cultiver son jardin. » p. 52-53

« Mon père a déjà posé le ballon sur le point de penalty. Celui qui voudrait le tirer à sa place devrait lui passer sur le corps. Trois pas d’élan. C’est peu. Coup de sifflet de l’arbitre, il s’élance, frappe de l’intérieur du pied pour la loger en pleine lucarne. Imparable. Les rouges exultent et viennent entourer mon père qui lève un poing rageur dans les airs. Le vieux Jacques, qui s’était approché de moi pour le penalty, me tape sur l’épaule, ah il a nettoyé la lunette ton paternel, l’air de dire que s’il y avait une araignée qui avait fait sa toile dans le coin entre le poteau et la transversale, bah là il n’y en aurait plus. Je note, un tir, un but, une célébration genre tu t’es cru à la Coupe du monde. » p. 70-71

« Seuls Lahuiss et moi avons regardé sa copie. J’arrive à repérer exactement les moments où il a copié. Lahuiss non plus il n’est pas dupe, mais je l’entends annoncer quatorze fautes, ce qui consacre Poto comme le cancre en chef avec seize fautes, alors que c’est celui d’entre nous qui écrit le plus. Ixe est le premier à se jeter sur l’aubaine, j’t’ai niqué ta race, et il arrive à esquiver le moment où Habib demande à voir sa feuille en disant que Lahuiss ne peut pas s’être trompé dans la correction. Moi-même je rigole en chambrant Poto et lui il me dit qu’est-ce t’as toi le premier de la classe, vas-y t’es un traître. Pendant ce temps je me penche vers Ixe, pointe sa feuille du doigt et lui dis mec, la douleur c’est tale, t’es sérieux là ? Il rigole en me disant que je suis un bâtard parce qu’à cause de moi il a fait une faute à nécessité.
Quatrième joint de la soirée. Je suis resté seul avec Lahuiss du côté de la table basse. Je lui demande, c’est qui déjà qui a écrit ce que tu nous as dicté ? Il répond Céline. C’est pas mal, je dis. Ah, ça te parle à toi?, parce que ça n’a pas l’air de parler à grand monde ici, il dit d’un ton laconique. Il cendre trois fois sans avoir tiré sur sa clope. Je réfléchis un instant, je rallume mon joint. Et c’est quoi son livre le plus connu je demande, il me répond que ça s’appelle Voyage au bout de la nuit, et je répète le titre à voix basse. » p. 98

« Son corps, c’est la baguette du chef d’orchestre. Je joue ma partition mais je me laisse guider. Faut choper la mesure. Quand elle commence à donner des coups de bassin, c’est qu’on peut monter d’un palier. Son pubis m’appelle. La jointure entre mon index et mon majeur, je la pose juste au-dessus du capuchon, et avec mes deux doigts j’écarte délicatement les lèvres. La pointe de mon majeur glisse, de bas en haut, constatant le flux. Elle est trempée. C’est l’instant que je préfère. Cette première phalange qu’on pose d’abord, puis qu’on fait glisser en petits cercles, dehors. C’est si court. La nécessité de la mission l’emporte vite sur la contemplation. Imbiber le clitoris, le préparer à l’assaut. Je porte mes doigts à ma bouche et j’y dépose un beau morceau de salive que j’applique un peu partout sur son sexe, et vu qu’elle mouille déjà avec abondance, c’est bien irrigué. Ça l’excite quand je fais ça. Ça me rappelle Lahuiss qui était venu s’entraîner à la salle, comme ça pour voir. Il avait galéré à retirer l’une de ses bagues et il avait fini par cracher sur son doigt. Le petit Victor pensait qu’avec du savon ça marcherait mieux. Il était perplexe, avec sur la gueule un air de se demander comment Lahuiss avait pu avoir l’idée de faire ça. J’ai rigolé quand Lahuiss lui a dit qu’il comprendrait plus tard. » p. 103

« Je prends le ring comme un terrain de jeu. C’est le meilleur moyen pour moi de conjurer ma peur. Je me sens comme un torero qui risque sa vie à la moindre passe. Prendre le parti de s’en amuser, c’est ma manière de renoncer à la peur. Sauf que le type en face n’est pas là pour jouer. Il n’est pas là pour me laisser jouer. Je ne peux jouer que contre les faibles. Pour progresser il faut se mettre en danger. Souffrir. Surmonter. Pour ça je dois me faire violence. Ça commence par oublier le jeu. Accepter la peur. Alors je me concentre. Je ne nie plus le danger. Il est là face à moi, c’est lui ou moi. J’ouvre les yeux et je le vois partir ce foutu jab. Esquive latérale, uppercut en sortie de garde, Sucré l’encaisse. Bah voilà, il dit en montant les mains. Il ne me laisse pas le temps de m’installer, il hausse le rythme, envoie ses directs. Je les esquive chasse et bloque tous. Et je remise. Ça rentre. Voilà Jonas, c’est ça, hurle le vieux. Je reste en face, je garde mes jambes pour Virgil. J’ai pris le centre du ring et c’est Sucré qui me tourne autour. Ça se voit sur sa gueule qu’il est concentré lui aussi. Il a compris que j’étais de retour. Même s’il me connaît assez pour savoir que je suis en surrégime. Mon cœur palpite, j’ai la bouche grande ouverte pour aller chercher de l’air, et mes mains ne reviennent déjà plus au visage. Il balance son jab à répétition, comme lui a demandé monsieur Pierrot. J’en ai marre, je veux qu’il arrête. Alors j’outrepasse les consignes. Après avoir triplé mon jab en avançant j’ai forcé Sucré à reculer jusqu’aux cordes, et là je lui balance une droite au visage qu’il bloque avec ses deux mains en les remontant, ce dont je profite pour avancer mon pied gauche jusque sous son coude droit et lui envoyer un crochet au foie de toutes mes forces. La seule fois de ma vie où j’ai voulu arrêter la boxe c’était après avoir reçu un coup comme celui-ci. Sucré met un genou à terre. Il est pris d’un haut-le-cœur qui donne l’impression qu’il va vomir. » p. 115

« Le matin, le joint largement entamé est posé dans le cendrier, sur la table de chevet. Il reste quelques lattes à tirer. Au moment où je le porte à ma bouche il y a de la cendre qui tombe sur la couette. Je souffle et je mets quelques coups avec la main pour les disperser, ça laisse des traces noires sur le tissu. Je rallume le joint, tire les trois quatre taffes qui restent, et ne me rendors pas toujours.
Au réveil, j’ai souvent un livre posé sur le ventre. Dès que je ne comprends plus rien à ce que je lis, j’éteins la lumière. C’est toujours les mêmes livres. Un Barjavel, ou Robinson Crusoé. J’aime tout ce qui relate une vie où les règles de la société n’ont plus cours, et où ce qui était nécessaire devient superflu. Chez Barjavel ce sont souvent des récits post-apocalyptiques, où le monde est à réinventer. Il a cette façon de toujours mettre l’amour au centre, comme principe de réactivation du monde, comme si son absence avait précipité la fin des temps. Comme s’il fallait mourir pour pouvoir revenir à l’essentiel. Chez Crusoé aussi on retrouve ça. Cet homme qui parvient à faire société à lui seul, et à donner au travail son sens primitif, celui de survivre. Et bien souvent je m’imagine avoir le même destin, un destin qui me permettrait de me rencontrer moi-même, sans les autres, qui ne constituent plus qu’un miroir déformant. Seul sur une île je n’aurais personne à qui me comparer. Et je pourrais travailler à ma survie, pour ne plus avoir à me demander si je vis bien. Heureusement j’en ai trouvé qui me ressemblent. On se soutient dans cet exil. Tous solitaires, ensemble. Tous à vouloir sortir du rang pour se retrouver enfin seuls, et tenter de comprendre ce qu’on est censés faire avec ça. » p. 121-122

« Le taux de putassium il dit, c’est l’indice qui te permet d’évaluer la faisabilité d’un rapport sexuel. C’est au-delà du genre comme truc, toi aussi t’as un taux de putassium, moi aussi, les mecs les meufs les castors, tout ce que tu veux. Ça englobe à la fois ce que tu projettes comme aura sexuelle, mais aussi ton attitude vis-à-vis de ça. Ce qui m’intéresse ce sont les gens qui savent ce qu’ils veulent. Et je suis pas le genre à partir du principe que pute c’est un gros mot tu vois. Pour moi la pute ultime c’est la personne qui est au sommet de l’égoïsme, et cette personne-là elle fait ce qu’elle veut, j’ai pas de problème avec ça. Après, c’est comme tout, ça dépend de comment on fait les choses. Il tire une latte sur sa clope. Et comment tu détermines ça je demande. Il dit mec, c’est un ensemble de choses, faut avoir l’œil, être observateur, savoir capter les signaux quoi. Et puis faut pas se prendre pour de la merde. Tu vois moi, dès que je suis arrivé, j’ai repéré celles qui veulent à tout prix choper ce soir, donc je les évite, et puis il y a celles qui t’ont déjà mis le grappin dessus, qui t’ont repéré tu sais, celles-là je les mets de côté, au cas où, et puis enfin il y a celles qui sont en mode tu me toucheras pas ce soir tellement j’suis bonne, et là on commence à parler. » p. 170-171-172

« L’eau je n’aime pas y entrer, mais je n’aime pas en sortir non plus. J’ai toute une batterie de mouvements qui peuvent me permettre de tuer une après-midi sans problème. Je commence par le dauphin. C’est axé sur l’ondulation. La seule chose qui me ramène à la surface, c’est mon asphyxie quand elle me rappelle que je n’ai pas de branchies et que je ne suis donc pas un poisson. Ça me frustre alors je me lance des défis, comme faire l’aller-retour sous l’eau. La piscine n’est pas grande, j’en fais deux. Et quand je n’ai plus de souffle, je fais la planche. Du moins j’essaie. J’ai usé des dizaines d’heures dans des piscines à essayer de la faire. Impossible, le principe m’échappe. Je coule tout le temps. Ce qui me plaît dans l’idée de faire la planche, c’est la possibilité d’être efficace en étant immobile. Dans l’eau, dès que je ne bouge plus, je coule. Comme dans le ring. Alors que dans la vie je ne vais que là où j’ai pied. La différence, c’est que dans l’eau je sais quels sont les mouvements à effectuer pour ne pas me noyer. »

« J’ai récupéré de l’énergie, alors je pars sur des saltos. J’ai une technique à base de bras en croix et de soufflage par le nez pour tourner très vite. Je tourne jusqu’à me donner le tournis, quand j’ai assez d’air, en avant comme en arrière. Avoir le tournis sous l’eau c’est génial, on ne sait plus où est la surface, parce qu’on ne peut pas tomber par terre. En soufflant par le nez je peux faire ce que je veux sous l’eau, mais je dois faire gaffe en remontant, parce que souvent c’est un coup à se retrouver avec un gros filet de morve en travers de la joue.
Enfin, fatigué de mes cabrioles, je me vide les poumons pour aller me coller au fond de la piscine. Sans air dans les poumons, on devient une enclume. Je me mets là où j’ai pied, penché vers l’avant. Je souffle doucement, à un rythme régulier. Quand je sens que je commence à couler, je donne une légère impulsion avec la pointe de mes pieds, et alors je descends vers le fond de la piscine avec le mouvement de balancier d’une feuille de chêne qui tombe de son arbre en automne. Arrivé au fond, face contre terre, j’ai encore assez d’air en réserve. Je place mes mains sous mon menton, et je reste là.
Wanda s’est approchée. Elle s’est assise au bord, les jambes dans l’eau, comme moi tout à l’heure. Elle n’a pas spécialement cherché à déterminer l’axe du soleil, elle a marché tout droit depuis le transat. La partie droite de son visage est ombragée. Je suis dans la piscine, debout, l’eau m’arrive au torse, juste sous les aisselles. Elle s’amuse à m’envoyer de l’eau du bout de son pied, et je la préviens qu’elle n’est pas vraiment en position de jouer à ça avec moi. Elle dit qu’elle devrait avoir le droit de m’embêter sans que ça lui retombe dessus, et je réponds que c’est un point qui se discute. Elle continue, alors d’un revers de la main je lui en envoie un peu sur les cuisses, et elle hurle de manière tout à fait disproportionnée. Va te faire foutre elle dit, et elle rit. Elle tend les jambes et d’un geste vif je passe ma tête entre les deux, puis elle les referme pour enserrer mon cou entre ses mollets, accompagnant son geste de bruitages pour faire comme si c’était violent comme action. D’ici je vois mieux sa poitrine. Ses seins ont une manière bien à eux d’être rebondis comme un joli cul. » p. 200-201

À propos de l’auteur
David Lopez a trente ans. Fief est son premier roman. (Source: Éditions du Seuil)

Page Wikipédia de l’auteur 

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Mikado d’enfance

ROZIER_mikado_denfance
  RL_automne-2019

Sélectionné pour le prix Hors Concours 2019.

En deux mots:
La cinquantaine passée, Gilles se souvient de son année scolaire 1974-1975 et de cet événement qui l’a profondément marqué. Il a été exclu de son collège pour un courrier antisémite adressé à un professeur. L’occasion de revenir sur son enfance et son parcours.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

«Vieux Juif, tu seras puni par le IIIe Reich»

Gilles aurait bien aimé dire qu’il n’y était pour rien, mais aujourd’hui, quarante ans après les faits, il revient sur ce courrier antisémite et nous livre un roman sensible et, sans doute, la clé de sa vocation.

Quatre enfants au milieu des années soixante-dix. De Gaulle est mort, la parenthèse Pompidou vient de s’achever et le nouveau président Valery Giscard d’Estaing entend moderniser sa fonction et la France «qui n’a pas de pétrole, mais des idées».
Nous sommes à Vizille, dans la «grise vallée de la Romanche», où la moitié de la population travaille à l’usine de Jarrie, propriété d’Ugine-Kuhlmann. C’est aussi le cas du père de Gilles, le narrateur, qui est ingénieur dans cette entreprise qui fabrique de la soude et du chlore, dont les émanations empestent l’atmosphère.
La famille s’est installée à sept kilomètres, à Champ-sur-Drac, dans la cité ouvrière. Sur la photo de classe de la cinquième 2 de l’année scolaire 1975-1975 du collège de Vizille, il est au premier rang. Derrière lui, Vincent et Pierre sont les deux seuls garçons «parmi une série de filles longues comme des tiges de marguerites». Il aimerait se rapprocher de ses camarades de classe, parce que son statut social, mais aussi le fait qu’il ait un an d’avance le marginalisent quelque peu. Sans oublier le fait qu’il préfère les poupées au rugby et faire de la pâtisserie avec son amie Pascale. Aussi quand l’occasion se présente d’aider Vincent et Pierre, il ne va pas hésiter. Ayant retrouvé les adresses des professeurs dans l’annuaire, il va transmettre celle de son prof d’anglais auxquels ils destinent ce message: «Vieux Juif, tu seras puni par le IIIe Reich». Bien que Gilles ne l’ait pas vu, il va se retrouver quelques jours plus tard en conseil de discipline et sera exclu du collège. Sanction traumatisante, notamment pour sa mère qui aura ce cri du cœur: «Comment voulez-vous que mon fils soit antisémite alors que mon père est mort à Auschwitz ?»
Gilles ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive. Et quarante ans plus tard, il continue à s’interroger: «J’avais cheminé dans la vie, presque toujours avec la sensation que je n’étais pas maître de mon destin, comme si j’avais pris place à l’avant d’une locomotive et qu’à l’approche d’un aiguillage, j’ignorais si la machine emprunterait les rails de droite ou ceux de gauche. Et le chemin de fer n’avait cessé de proposer de nouveaux aiguillages, de sorte que quarante ans plus tard j’étais incapable de reconstituer le trajet, la suite de hasards, de rencontres, de fuites, d’injonctions, de tentatives d’échappement et de décisions qui m’avaient amené à vouer ma vie au yiddish, à l’hébreu, aux langues juives. Etait-ce vraiment lévénement qui avait tout déclenché, comme le coup de sifflet d’un chef de gare, me lançant dans cette course folle, cette vie étourdie?»
On serait tenté de répondre par l’affirmative et d’absoudre le garçon. Mais au-delà de «l’anecdote», ce qui donne la force à ce roman, c’est bien ce questionnement qui n’a jamais cessé et l’idée sous-jacente que celui qui trouve n’a pas vraiment cherché. Gilles Rozier continue donc de chercher et nous avec lui les fondements de cette culture juive et ceux de son identité. C’est à la fois pudique et profond. C’est une belle découverte de cette rentrée.

Signalons pour les parisiens et ceux qui seront dans la capitale le jeudi 12 septembre, le lancement de Mikado d’enfance, avec présentation des éditions de l’Antilope, à la Librairie L’écume des pages, 174, boulevard Saint-Germain, Paris VIe à 19 h.

Mikado d’enfance
Gilles Rozier
Éditions l’antilope
Roman
192 p., 18 €
EAN 9791095360964
Paru le 22/08/2019

Ce qu’en dit l’éditeur
Quarante ans après les faits, le narrateur revient sur un épisode traumatisant de son enfance: l’exclusion de son collège, pour avoir adressé, avec deux camarades, une lettre antisémite à son professeur d’anglais.
Quelques années plus tard, le narrateur, fils d’une mère juive et d’un père catholique, deviendra spécialiste de culture juive. Que s’est-il passé entre ces deux moments de son histoire?
Le narrateur tente de décortiquer l’imbrication des conflits politiques des années 1970 et des malaises familiaux. Il retrouve cette question tragique que sa mère a posée devant le conseil de discipline: «Comment voulez-vous que mon fils soit antisémite alors que mon père est mort à Auschwitz?»
Gilles Rozier continue de creuser l’identité juive et ses enjeux, au plus profond de l’intime.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Regards (Henri Raczymov)
Culture Juives (Michèle Lévy)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« L’ardoise tenue par cette adolescente blonde indique « année scolaire 1974-1975 », mais sans la précision, l’on comprendrait au premier coup d’œil que la photo a été prise dans les années 1970. La professeure de mathématiques exhibe une coiffure à la Mireille Darc dans Le téléphone rose, version brune. Les cols de chemise sont pointus, les pantalons évasés, « pat’ d’éph » comme on disait.
Il est assis au premier rang, le deuxième à partir de la gauche. Il a les cheveux longs mais sans outrance, une coiffure beaucoup moins exubérante que celle de ses camarades, on devine qu’il n’ose pas l’excès de ces années où pourtant presque tout est permis. Il est habillé de bleu, pantalon de toile bleue, chemise ciel, blouson bleu. La couleur dictée par sa mère. « Un enfant aux yeux bleus porte du bleu. » Il est assis au premier rang parce qu’il est petit. Il a un an d’avance. Bon élève, donc. Son corps n’est pas encore passé à la moulinette de l’adolescence alors le photographe ne l’a pas placé à côté de Vincent et de Pierre, le blond et le brun debout au dernier rang, les deux seuls garçons sur la ligne de crête parmi une série de filles longues comme des tiges de marguerites : Pascale, Christine, Ghislaine, Éva, Josiane, Marylène. Peut-être est-il devant, collé à la prof de maths, parce qu’il est bon élève, un peu fayot même, il a toujours aimé l’école, il adorait le maître en primaire, et à présent les professeurs du collège. En classe, il est souvent le premier à répondre. Sur son visage, un sourire à peine esquissé. De la tristesse dans son regard. On me le dit encore : j’ai une tristesse dans la pupille dont je ne parviens pas à me départir. Car lui, c’est moi. Enfin pas tout à fait. Un moi à plus de quarante ans de distance, un collégien dont je ne me souviens guère, un garçon encore niché auquel je n’ai plus vraiment accès. Il s’est perdu dans le lointain pays de l’enfance, dans l’épais brouillard des années passées. Elles se sont agglomérées les unes aux autres et ont laissé une masse de souvenirs et d’oublis, série de flashs aspirés par une matière noire, un flou dans lequel il faut sans cesse poser des balises afin qu’il ne se transforme définitivement en chaos.
J’ai un souvenir très vif de la mort du général de Gaulle en 1970. Je me souviens du visage de mon père quand il a appris la nouvelle à la radio. Il perdait son père spirituel, celui qui accompagnait sa vie depuis l’enfance. Je ne comprenais pas très bien comment la mort d’un chef d’État pouvait tant l’affecter et je me suis tu, me contentant d’observer.
Je me souviens du slogan clamé sur toutes les ondes après la première crise pétrolière, celle de 1973. La France s’est lancée dans la chasse au « gaspi » et les spots annonçaient : « En France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées. »
En 1978, mon père nous promettait l’exil au Québec si l’Union de la gauche remportait les élections législatives. J’ai commencé à m’imaginer sur un traîneau tiré par des chiens, dans des forêts bien plus denses que nos forêts des Alpes et des étendues de neige bien plus immenses que les nôtres.
1979. La gauche n’était pas passée mais nous sommes quand même partis. Dans le Pas-de-Calais. Mon père y était muté. Il a fallu recommencer une vie, se faire des nouveaux amis. C’était peut-être mieux ainsi.
1975, rien. Le rien du journal de Louis XVI en date du 14 juillet 1789. Rien dans l’histoire de France, rien dans ma vie, seulement cette classe de cinquième 2 au collège de Vizille, un bourg traversé l’hiver par les skieurs de l’Europe entière en route vers l’Alpe d’Huez.
Vizille ensommeillée en aval de la grise vallée de la Romanche dont les rares habitants ne voient le soleil que quelques heures par jour en été, jamais en hiver. Vizille, son château édifié par le connétable de Lesdiguières, son collège flambant neuf construit sur le modèle d’Édouard-Pailleron à Paris. En 1973, l’incendie du collège Édouard-Pailleron avait fait vingt morts.
Il s’était passé quelque chose en 1975, mais je l’avais éjecté de ma mémoire, placé dans un recoin de mon cerveau.
Juin 1975 : avis d’un psychologue scolaire auquel je n’ai eu accès que quarante ans plus tard. « Il faut aider cet enfant à reconstruire sa confiance dans les adultes, qui a été ébranlée… »
L’enfant aux yeux bleus, lui, moi, était né dans une famille bourgeoise. Il était bon élève, je l’ai déjà dit. Je le répète parce que c’est important. C’est bien, d’être bon élève, mais dans une famille bourgeoise, cela semble normal. Son père était ingénieur. Plus que cela : directeur de l’usine locale, propriété d’Ugine-Kuhlmann, l’usine de Jarrie, lusine, qui employait la moitié de la région et donc, la moitié des pères d’élèves du collège, plus de la moitié, à fabriquer du chlore et de la soude à partir de sel. Ses colonnes à distiller émettaient une infime fumerolle qui virevoltait quelques secondes avant de s’évanouir. Une nuisance à peine perceptible, en apparence. Mais ces vapeurs si discrètes à l’œil diffusaient une forte odeur de chlore. Mon père décrivait ce gaz comme très volatile et particulièrement odorant. Pour excuser son activité professionnelle, il disait que quelques particules suffisaient à parfumer des kilomètres cubes d’atmosphère. Les visiteurs, pris à la gorge par cette odeur âcre, utilisaient le verbe « empester ». Ce n’était pas mon vocabulaire car j’aimais cette senteur et je l’aime toujours. Quand je débouche une bouteille d’eau de Javel, c’est le parfum de mon enfance qui s’en échappe.
Je ne comprenais pas pourquoi lusine s’appelait Ugine-Kuhlmann et non Usine Kuhlmann. »

Extrait
« J’avais cheminé dans la vie, presque toujours avec la sensation que je n’étais pas maître de mon destin, comme si j’avais pris place à l’avant d’une locomotive et qu’à l’approche d’un aiguillage, j’ignorais si la machine emprunterait les rails de droite ou ceux de gauche. Et le chemin de fer n’avait cessé de proposer de nouveaux aiguillages, de sorte que quarante ans plus tard j’étais incapable de reconstituer le trajet, la suite de hasards, de rencontres, de fuites, d’injonctions, de tentatives d’échappement et de décisions qui m’avaient amené à vouer ma vie au yiddish, à l’hébreu, aux langues juives. Etait-ce vraiment lévénement qui avait tout déclenché, comme le coup de sifflet d’un chef de gare, me lançant dans cette course folle, cette vie étourdie? » p. 30

À propos de l’auteur
Traducteur de l’hébreu et du yiddish, écrivain et éditeur, Gilles Rozier est né à Grenoble en 1963. Directeur de la maison de la culture yiddish de 1994 à 2014, il a cofondé, en 2016, les éditions de l’Antilope. Il est l’auteur de six romans, dont Un amour sans résistance qui sera adapté au théâtre en octobre 2019, dans une mise en scène de Gabriel Debray. (Source: Éditions de l’Antilope)

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