Les tourmentés

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Prix Talents Cultura 2022
Sélection Prix des Inrockuptibles 2022, catégorie premiers romans

En deux mots
Max retrouve Skender, un ancien frère d’armes en voie de clochardisation. Sa patronne lui propose un contrat à trois millions, en échange d’une partie de chasse très spéciale, car c’est lui qui sera le gibier. Il relève le défi et commence à s’entraîner pour ce rendez-vous très risqué.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Partie de chasse à l’homme

Pour écrire son premier roman, Lucas Belvaux a transformé un début de scénario en un suspense haletant. Cette chasse à l’homme très particulière est sans conteste l’une des belles surprises de cette rentrée.

Skender est un ancien légionnaire. Hanté par ses démons, il a été rejeté par sa femme erre dans la rue, proche de la clochardisation. Une situation qui l’empêche aussi de s’approcher de ses fils Jordi et Dylan, rongé par la honte.
Mais quand Max, un ancien frère d’armes, le retrouve et vient à son secours, tout change. En montant dans la limousine de son ami chauffeur, Skender se voit proposer par «Madame», la riche veuve qui emploie Max, une partie de chasse très particulière puisque c’est lui qui sera le gibier. Cette chasse à l’homme qui se déroulera dans un vaste domaine situé en Roumanie, lui permettra d’empocher trois millions. Cette somme lui permettrait d’offrir à sa famille confort et sécurité. Il accepte le marché d’autant que le premier million lui est versé à titre d’acompte.
Max est chargé de suivre Skender et de préparer la chasse, de lui assurer jusqu’au voyage en Roumanie une vie confortable, de l’aider dans sa préparation sportive. Avec un nouveau toit, une voiture de luxe et une garde-robe entièrement renouvelée, Skender peut se rapprocher de Manon et expliquer à son ex-femme qu’il pourra désormais lui verser une pension alimentaire.
Mieux encore, il part dans les Corbières pour trouver une propriété à leur offrir. Et il entend aller vite, car il ne sait s’il reviendra vivant de son périple roumain.
Lucas Belvaux a choisi le roman choral pour détailler ce suspense, offrant tour à tour la parole aux différents protagonistes. Madame, Max et Skender sont les seuls à connaître les clauses du contrat et les enjeux. C’est donc avec davantage de gravité qu’ils commentent leurs préparatifs. Manon quant à elle a du mal à croire au revirement de son ex-mari et à ce qui ressemble à une fortune miraculeuse. Mais au fil des jours sa carapace de méfiance et de douloureux souvenirs va se fissurer. Avec l’insouciance de leurs jeunes années, Dylan et Jordi vivent un conte de fées et s’enthousiasment jour après jour de leurs cadeaux, de la chaude présence de leur père à leurs côtés. Sans se douter une seconde que leur bonheur pourrait être bien éphémère.
Avec un sens certain de l’intrigue, Lucas Belvaux fait monter la tension, chapitre après chapitre. Madame ira-t-elle au bout de son projet? Max restera-t-il toujours son loyal serviteur? Skender va-t-il préférer la fuite au respect de sa part de contrat? Et si oui, réussira-t-il à sauver sa peau face à des chasseurs expérimentés et des chiens bien entraînés?
Des questions existentielles qui permettent au romancier de mettre en scène une large palette d’émotions et d’entraîner avec lui le lecteur, avide de connaître le dénouement de ce drame. Sans conteste, Lucas Belvaux entre en littérature par la grande porte!

Les tourmentés
Lucas Belvaux
Alma Éditeur
Premier roman
348 p., 20 €
EAN 9782362796081
Paru le19/08/2022

Où?
Le roman est situé dans un endroit qui n’est pas précisément situé. On y évoque aussi Paris, une maison dans les Corbières et un vaste domaine en Roumanie, non loin de Cluj.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dix ans que les deux hommes s’étaient perdus de vue et puis, d’un coup, ils se retrouvaient au détour d’une rue, face à face. Le hasard, paraît-il, fait bien les choses. S’il s’agissait de lui, il aurait mieux fait ce jour-là de se mêler de ce qui le regardait, mais il n’y était pour rien. Skender le comprendrait bientôt, ce n’est pas le hasard qui avait mis Max et Madame sur son chemin. Il le comprendrait bientôt.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le carnet et les instants (Laura Delaye)
L’intime Festival
RTBF (Christine Pinchart)
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Lucas Belvaux présente son premier roman Les Tourmentés © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 1

La vie. La mort. La même chose.
L’une et l’autre liées. Imbriquées. Solidaires.
Je connais les deux. Je vis. J’ai vécu.

J’ai vu mourir des hommes et, je dois l’avouer, j’en ai tué. Des hommes, oui. De sang-froid. Presque. En toute connaissance de cause en tout cas. J’étais soldat. Au début, j’étais soldat. Plus que ça, même. La quintessence. Légionnaire. Képi blanc. L’élite depuis le 30 avril 1863 à Camerone, Mexique. Admiré par tous ceux qui se battent quelque part dans le monde. Légionnaire. Respect !

Mercenaire, ensuite. Soldat de fortune. Contractant comme on dit aujourd’hui. Blackwater. En Irak, un peu. Pas que. Ailleurs. Avant. Pas que des bons souvenirs. Pas que des mauvais, non plus. La vie, quoi. Et la mort, aussi. Oui. Plus que pour le commun des mortels. Une partie du boulot. Tuer. Se faire tuer. Ou pas. Sans foi. Sans passion. Sans raison, non plus, sinon le salaire. L’argent. La guerre pour nourrir ceux qu’on aime. Un métier comme un autre. On mourait sans gémir. On tuait sans frémir. Comme ça. Ni chaud ni froid. On en parlait le soir en jouant aux cartes, en buvant de la bière. Pas normal, ça. Ça laisse des traces. Pas tout de suite. Après. Longtemps après. Quand ceux qu’on a tués viennent nous parler la nuit. Les spectres. Ceux qui marchent en traînant leurs boyaux, la tête sous le bras, ou qui la cherchent sous nos lits et la réclament. C’est leur vengeance. Ils y ont droit. Normal. Et nos nuits durent plus longtemps que leur agonie.

Alors l’alcool, les cachets, les suées, les cris, les réveils en sursaut, le silence autour, car c’est la paix ici, personne ne meurt sous le tir d’un sniper ou du souffle d’une bombe, personne ne pleure, sauf ta femme parce que tu l’as réveillée en hurlant, que tu l’as frappée dans ton sommeil en repoussant tes fantômes, qu’elle a mal, qu’elle a peur que tu la tues de tes poings sans même t’en rendre compte et elle va dormir avec les garçons, jusqu’au jour où elle te demande d’aller vivre ailleurs et tu retournes chez ta mère parce que tu n’as que là où aller, que les copains t’ont déjà hébergé et que, de toute façon, eux aussi, on les a mis dehors.

Chez ma mère, c’est loin parce que je suis d’ailleurs. À l’est d’ici. D’un pays qui n’existe plus. Autodétruit par ses folies. Chez ma mère, je suis un enfant à qui on reproche tout ce qu’il est, tout ce qu’il a été, tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il n’a pas fait pour en arriver là. Chez ma mère, je suis plein de honte et de larmes, de rancœurs et de haine. De moi. Des autres. Du monde. Plein de haine pour elle qui m’a fait ce que je suis. Alors je m’en vais. Sans adieu. Sans remords. Je m’en vais pour ne pas la tuer.

Je reviens là où je ne suis rien, où je n’ai rien. Sans emploi ni maison. Sans raison d’être. Sans vergogne.

Je vis.

Ça veut dire que je bois, que je pisse, que je chie, que je dors, que je mange (parfois), que j’insulte les passants. Je n’ai ni chaud, ni froid, ni faim, ni peur. Je suis un légionnaire. Je me tiens droit.

Je vais regarder mes enfants sortir de l’école, caché, qu’ils ne me voient pas. Pas comme je suis. Moi, je les vois de loin, main dans la main. Le plus grand protégeant le plus jeune. Fier. Brutal à l’occasion. Je le sais, on me l’a reproché déjà.

Puis, je repars d’où je viens, dans mon bois en périphérie de la ville, là où d’autres comme moi viennent dormir et boire. Boire jusqu’à se battre. Boire jusqu’à mourir.

La mort encore. Ma vie.

Parfois, au matin, je décide de repartir à zéro. Je me lave, mes affaires, mon corps, arrête de boire pendant trois jours et m’en vais sonner chez ma femme et mes garçons. Les bons jours, elle me laisse les embrasser, jouer au ballon quelques heures. L’occasion de s’en libérer un moment, d’aller voir une amie ou un film, de faire des courses ou d’autres choses qui ne me regardent pas. Quelques heures d’espoir où je me trouve beau, désirable, capable de la rendre heureuse et de les rendre fiers, eux, contents d’avoir un père à la maison, comme les autres. Mais non, ils ne sont pas tant à avoir leur père à la maison et déjà elle me demande de partir.

Les bons jours, ça se passe comme ça. Les autres, je reste planqué pendant des heures, pas trop loin, pour les apercevoir quelques secondes, ou alors elle me chasse parce que ma vue leur fait mal et que, la dernière fois, ils ont eu le cafard pendant des jours.

Ma vie.

Je pourrais crever là sans que ça change quoi que ce soit. Et que je continue de vivre ne change rien non plus.

Ma vie. Ma mort. La même chose.

Je m’appelle Skender.

2
Je m’appelle Max.

Je conduis une Mercedes noire aux vitres teintées. C’est mon métier. Il n’y en pas de sot.
C’est une limousine, silencieuse, automatique. Un cocon où il fait frais l’été et chaud l’hiver. Un écrin voluptueux. Ce qui se fait de plus proche du tapis volant. J’aime cette voiture. J’aime la conduire, la laver, la lustrer. J’aime voir le soleil s’y réfléchir. J’aime ses formes, son odeur. J’aime qu’elle soit lourde et protectrice, puissante et docile.
Depuis huit jours, je n’en suis pas sorti. Ou alors à peine, pour acheter de quoi manger, ou chasser un chien qui projetait de pisser sur mes jantes.
Pour le moment, je roule au pas, une centaine de mètres derrière celui que je n’ai pas quitté des yeux depuis une semaine, depuis que je l’ai retrouvé six ans après l’avoir perdu de vue.

Maintenant que je sais tout de ses habitudes, de ce qu’il est devenu, de comment il vit et où, je vais pouvoir l’aborder, l’inviter à monter dans la voiture, lui rappeler le passé, la Légion, l’Irak, l’amitié. Je sais qu’il n’a rien oublié. Comme moi. Parce que ces moments-là ne s’oublient pas, qu’on les porte en soi pour toujours, qu’on vive avec ou qu’on en meure.

Moi, j’ai refusé de mourir ou d’être survivant. Je n’ai pas bu jusqu’à oublier qui j’étais avant même d’oublier ce que j’avais fait. Non, je refuse d’oublier qui je suis et d’où je viens.

Chaque matin, je me regarde dans le miroir et je vois un nègre, à la généalogie peuplée d’esclaves qui un jour se sont dressés et libérés de leurs chaînes. C’est leur sang qui coule dans mes veines. Leurs souffrances sont les miennes. Mon histoire est la leur. Je suis leur sanctuaire, leur nécropole. Je les porte en moi, je n’ai pas le droit de vivre comme un chien. Comme lui, là, qui marche cent mètres devant, ou les autres comme lui, qui ne pensent qu’à ce qu’ils vont pouvoir manger ou pas, au froid qui vient qui les trouvera sans rien pour se couvrir, qui parcourront la ville, en horde ou solitaire, à la recherche de quelques miettes de chaleur et d’alcool, puis qui mourront comme meurent les chiens, seuls sur un trottoir, enjambés par les indifférents, des heures durant, avant que quelqu’un comprenne, qu’on les ramasse. Ils mourront anonymes. Sans passé. Sans avenir. Oubliés qu’ils étaient avant même de mourir. Morts sans nom dont personne n’aura à faire le deuil. Cadavres sans postérité. Chair sans sève, dans laquelle plus rien ne coule qui fait la vie. Plus de rouge. Plus de rose chez les blancs. Plus de ces reflets cuivrés qui brillent sur les peaux comme la mienne. Gris et froids pour le reste du temps qu’il leur reste à être, à refroidir, pourrir et disparaître.

Je ne laisserai pas Skender mourir comme ça. Je lui offrirai la mort qu’il mérite.

Il aurait dû mourir à la guerre, il aurait mieux valu. Mieux vaut mourir d’une flamme en plein cœur, au milieu de ses camarades qui n’oublieront jamais. Et mieux vaut la chair crépitant dans les flammes que cette indifférence, ce froid, ce vide, ce rien. Mieux valent la souffrance et les cris, le dernier sursaut de ce qui est encore une vie. Vivre jusqu’à l’ultime instant. Le vivre. Et je ne parle pas de gloire, d’engagement, d’honneur ou de devoir. Rien ne compte à cet instant. Je ne parle que de la dernière goutte de lumière. La dernière étincelle qu’il ne faut pas gâcher.

Je l’ai privé de cette mort-là. Il m’en a été reconnaissant. L’est-il encore ?

Je suis à sa hauteur, j’ouvre la porte. Il me voit, me reconnaît. Il sourit. Il monte. Il trouve que j’ai une chouette bagnole. Je lui dis tout de suite que ce n’est pas la mienne, qu’elle appartient à ma patronne. Entre camarades, on ne se ment pas. On ne se fait pas passer pour ce qu’on n’est pas. Nous savons, lui et moi, qui nous sommes. On s’est vus au feu. Là où la vérité éclate. La vérité d’un homme.

Ça l’amuse que j’aie une patronne. Que j’obéisse à une femme. Il ne l’aurait pas cru. Ça ne le choque pas, ça le surprend, c’est tout.

Il me demande si je ne crains pas qu’il empuantisse la voiture, mais non, je ne le crains pas. Ça se traite. Il y a des produits pour ça. De toute façon, il ne sent pas, je le savais avant de le faire monter. Je savais qu’il s’était lavé. Je ne lui dis pas. Ce n’est pas le moment. Pas encore.

Je l’emmène déjeuner. Il me remercie. Il sait que je sais. Il a compris. Pas dupe.

Il choisit un couscous. Nostalgie de légionnaire ! On rit. On mange. On parle. Du passé d’abord. Il faut bien renouer. Retisser les fils qui nous lient, retrouver ce qu’on a en commun. Pas tout. Pas tout de suite. D’abord ce qui fait rire, ce qui réchauffe. Ce qui fait le plaisir des retrouvailles. Ça dure. On étire. On ne voudrait parler que de ça. Pas du reste, non. Pas des morts, en tout cas. Et pourtant il faut bien, même si je ne sais pas pourquoi, et lui non plus, il faut en passer par là. Parler de ceux qu’on a aimés et qui ne sont plus. Pas de ceux qu’on a tués, non, pas ceux-là, même si on parle du combat, de l’action, du tir. Mais pas de ces morts-là. Nous savons qu’on n’oubliera jamais leur corps dans la visée, secoué par l’impact, le spasme, la silhouette affaissée, le tas de tissus et de chair mêlée, le sang qui s’écoule en ruisseau. De ça nous ne parlerons pas. Des autres, seulement.

Voilà, c’est fait. On a fait court, finalement. Je n’aurais pas cru.

Le passé purgé, il faut bien parler du présent. Je sais qu’il n’en a pas envie alors je commence. On n’a pas beaucoup changé. Les cheveux plus longs pour lui, plus gris pour les deux. Mais à part ça ?

— Pareils !

J’entends l’ironie dans sa voix. Il n’a pas grand-chose d’autre à offrir. Il sourit encore. Il ne dit rien, ça permet de ne pas mentir.

Je continue. Je me raconte. Il faut bien donner un peu. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.

Comment définir ce que je suis. Chauffeur ? Oui, pas que. Bodyguard. Majordome. Cuisinier. Homme à tout faire, aussi, mais pas larbin. Pas ça. Jamais. Pas gigolo, non plus. Madame n’a pas besoin de ça. Pas de besoins de ce côté-là. Du tout. Elle est encore jeune pourtant. Et si quelques rides au coin des yeux rappellent qu’elle n’est plus une jeune fille, sa voix est claire, ses cheveux brillent et sa peau renvoie la lumière aussi blanche qu’elle y est arrivée. Aussi pâle que je suis noir. Mais ça ne compte pas. Pour elle, ça ne compte pas. Enfin, je crois. Non, je sais. Je sens ces choses-là. Madame n’a rien à faire de la couleur des peaux.

Elle est riche et veuve. Je suis à son service vingt-quatre heures sur vingt-quatre, même si je suis libre d’aller et venir, comme je veux, quand je veux. Je ne le fais jamais, c’est auprès d’elle que je suis bien, mais je ne vis pas avec elle. Je vis à ses côtés et ça me suffit. J’aime voir les films qu’elle voit, écouter la musique qu’elle écoute, lire les livres qu’elle lit. Car, je lis des livres, maintenant. Grâce à elle. J’ai appris à ses côtés. Je lui apprends des choses aussi.

C’est une vie calme, sans inquiétude. Je me lève à cinq heures, je profite de la salle de sport, puis je me douche, je fais le ménage silencieux, le repassage, les vitres, du rangement jusqu’à l’heure du petit-déjeuner que nous prenons ensemble tête à tête. Je la coache pendant qu’elle fait son sport, on va courir. Ensuite, chacun reprend ce qu’il a à faire jusqu’au repas que je prépare, léger souvent mais pas toujours. Il lui prend parfois des envies de gras, de bœuf et de porc, de sucres, de crème, de gâteaux. Ces jours-là, je me fais pâtissier, rôtisseur et nous mangeons sans retenue aucune. L’après-midi, elle marche dans la forêt, tous les sens aux aguets à la recherche d’un cerf, d’un chevreuil, d’une martre ou d’un renard. Elle repère leurs traces dans la boue, leurs coulées dans les feuilles, les arbres marqués par leurs passages. Madame adore la nature, les animaux et la chasse. C’est sa passion.

On a repris un café. Je savais qu’il n’avait pas envie que la parenthèse se ferme. Il m’écoutait, souriait, commentait d’un mot. Il tardait à me raconter sa vie. Il ne savait pas que j’en connaissais à peu près tout. Il s’est amusé du hasard qui nous avait fait nous retrouver. Il a bien fallu lui dire que le hasard n’y était pour rien. Que je l’avais cherché. Que ça n’avait pas été bien difficile. Qu’il m’avait suffi de retrouver sa famille et de l’attendre.

Je ne lui ai pas dit que je l’épiais depuis plus d’une semaine. Que je connaissais sa cabane cachée dans les fourrés. Que je l’avais vu se laver à l’eau des fontaines Wallace, faire la queue aux maraudes des Restos du Cœur, à celles des Secours catholique ou populaire, c’est lui qui m’a raconté, sans honte ni regret. Si, un regret, un seul, qui le tuait lentement comme un poison. Il ne pouvait donner à ses enfants ce que tout père leur doit.

Il ne m’a rien demandé, bien sûr.

On avait parlé du passé, raconté nos présents, mais comment envisager le futur avec quelqu’un qui n’en a pas ?

Pourtant, j’étais là pour ça.

Je l’ai emmené chez le coiffeur. Puis dans une boutique acheter des vêtements, des pompes qui ressemblaient à quelque chose. Je devais le rendre présentable, parce que, même s’il était aussi digne que possible, il ressemblait quand même très précisément à ce qu’il était, un clochard. Et il n’était pas question que je présente un clochard à Madame.

Je ne lui ai pas dit en quoi consistait le boulot. Ça devait rester entre eux. Ça ne regardait qu’eux. Une histoire entre adultes libres, consentants et exceptionnels. Je ne suis qu’un intermédiaire et je le resterai.

On est arrivés avant la fin du jour. Madame nous attendait. Son sourire m’a ravi comme il me ravit à chaque fois. Il était franc, direct, ouvert, brillant. Le sourire d’un enfant heureux capable d’oublier sa peine en un instant et de vivre pleinement une joie nouvelle.

Elle l’accueillit. Je les laissai.

3
— Asseyez-vous.

Je ne sais pas où, tant il y a de fauteuils, de canapés, de poufs, de coussins. Tant ils sont larges et profonds. Elle m’en désigne un d’un geste, face aux baies vitrées. Derrière, le terrain descend en pente douce, puis plus forte, vers une vallée. La propriété n’a pas de limites visibles. Il doit y avoir des clôtures plus loin, hors du regard, là où la prairie plonge. Je ne sais pas. J’imagine.

Deux chiens jouent, libres. Je ne m’y frotterais pas, je sais ce que Max a pu leur apprendre. De ce côté-là, « Madame » ne risque rien.

— Voulez-vous boire quelque chose ?

Elle est cordiale, simple, sympathique. Jolie aussi. Objectivement. Bien faite. Musclée. Souple. À mon goût, en tous cas. Quand je goûtais encore ce genre de chose.

— Du thé ? Du café ? Une bière ?

Rester lucide, surtout. Maître de moi. Je sais que je ne suis pas là sans raison. On n’en est qu’aux préliminaires, la coutume, comme dans la brousse.

Un café. C’est bien, c’est sobre. Modeste.

Elle va glisser une capsule dans un percolateur.

Dehors, je vois Max lancer une balle aux chiens. Un berger allemand et un Saint-Hubert. De belles bêtes, fidèles, intelligentes, courageuses, féroces même, à l’occasion, qui vous égorgent n’importe quel bestiau d’un coup de mâchoire. N’importe quel homme aussi, pourvu qu’on leur demande. La truffe qu’ils viennent frotter sur la main de leur maître en quête d’une caresse est celle qu’ils plongeront dans le sang encore chaud de ce qu’ils auront dépecé. Homme ou bête. On ne peut pas leur reprocher. Ce qu’ils font, ils le font sans malice et sans haine. On les a créés pour ça, croisés, sélectionnés depuis des générations pour leurs qualités de mordant, de force, de vitesse, d’odorat, d’obéissance. Pour le goût qu’ils ont à satisfaire un maître.

On ne peut rien reprocher à un chien. On ne peut pas lui en vouloir. On ne peut pas le juger.

On peut l’abattre, c’est tout.

— Du lait, du sucre ?

Rien du tout, merci. Je l’aime noir et âcre. Brûlant. Je ne sais pas très bien ce que je fais là. J’attends sans savoir ce que j’attends. Une proposition de travail sans doute. Pas très légal, probablement. On propose rarement un travail normal à un gars comme moi. Dans ces conditions-là. Je n’ai pas le profil d’un jardinier. Pas les compétences non plus. Max le sait.

— Max m’a dit beaucoup de bien de vous.

Je pourrais en dire autant de lui. Plus même. Je ne dirai jamais assez ce que je lui dois.

On s’est connus à Aubagne au 1er régiment étranger en 96. J’arrivais de Sarajevo où je m’étais battu pendant trois ans. Ici, la vie était douce, même pour un soldat. Max était mon sergent. C’est lui qui m’a appris à parler français. Il a fait de moi un légionnaire, aussi. On a fait l’Afrique ensemble, le Congo, la Côte d’Ivoire, d’autres coins pourris, l’Afghanistan. J’ai quitté l’armée. Je n’aurais pas dû. Je n’étais pas fait pour le bâtiment. Pas fait pour ce genre de vie. Ce n’était la faute de personne.

Civil, on m’a proposé de mettre mes compétences en explosifs à contribution sur un coup sans problème. Il ne faut jamais faire confiance à un type qui pense qu’un coup est sans problème. Un coup sans problème, c’est un coup mal préparé. Des risques sous-évalués.

J’ai pris cinq ans, j’en ai fait trois. Je suis sorti sans argent, sans boulot, avec un casier. C’est Max qui m’a tiré d’affaires. Déjà.

Il avait quitté la Légion l’année d’avant. Il louait ses compétences à des dictateurs ou à ceux qui voulaient les renverser. Le plus souvent, on allait former des gars, on sécurisait des mines d’or ou de diamants dans des pays pas regardants. On se battait parfois contre des guérilleros en guenilles, défoncés, exploités par des seigneurs de guerre planqués à Londres ou à Paris, à Bruxelles. On faisait ce qu’on était payés pour faire quelques semaines, ou quelques mois, puis on rentrait claquer l’argent. Puis on repartait.

Après, ça a été la guerre d’Irak. Une autre paire de manches. Moche. On ne savait jamais contre qui on se battait. Un vieux. Une femme. Un gosse. N’importe qui, n’importe quoi pouvait vous péter à la gueule. Un frigo sur un tas d’ordures. Une carcasse de voiture. Un bout de mur. Même un chien crevé. Ça ne rigolait plus. On tirait sur tout ce qui bougeait, uniquement parce que ça bougeait. Et parfois sur ce qui ne bougeait pas, justement parce que ça ne bougeait pas. C’était l’Irak. C’était la merde. Si Max n’avait pas été là, j’y serais encore, couché sous un mètre de sable à Bassora.

— Vous avez des enfants, je crois.

Max lui en avait dit plus que ce que je pensais.

Est-ce qu’il lui avait dit que je n’avais pas été capable de les élever ? De les nourrir ? De leur apprendre la vie ? Que je n’avais pas su faire ça. Que personne ne me l’avait appris. Que je n’étais pas capable de subvenir à leurs besoins élémentaires. Que c’était à leur mère qu’ils devaient tout.

Lui avait-il dit qu’ils étaient la dernière chose qui me reliait à la vie et que je serais prêt à mourir pour eux ?

— Il paraît, oui, que les parents sont prêts à mourir pour leurs enfants. Je ne sais pas. Je n’en ai pas eu. Et je ne suis pas sûre que ma mère serait prête à mourir pour moi.

Elle sourit en le disant. Cynisme, amertume. Elle n’est plus là. Elle est ailleurs. Quelque part où personne n’est admis. Au cimetière des souffrances anciennes où chaque tombe recèle une plaie mal fermée, suintante, une blessure qui ne guérira jamais et qui fait mal encore. Une douleur d’enfants. Silencieuse. Jamais dite. De celles qui font les mots qui résonnent toute une vie, qui font souffrir si longtemps qu’on en oublie qu’on souffre.

Celles qui font haïr.

— Ce sont des mots ou vous seriez réellement prêt à mourir pour eux ? Parce que c’est un peu facile, non ? On dit ça parce qu’on sait qu’il faudrait des circonstances exceptionnelles… Qu’il y a très peu de chance que ça arrive.

— Non. On le sait. On le sent.

— Si je vous proposais de mourir pour vos enfants, là, tout de suite, vous accepteriez ?

Max est toujours avec les chiens qui lui font la fête. Heureux comme seuls les chiens peuvent l’être. Les chiens et les enfants. Que ne reste-t-on enfant ? Que ne sommes-nous chiens ?

4
Les chiens ne se lassent jamais de ramener un bâton. De courir après le gibier non plus. Ils aiment ça. Traquer. Chasser.

Comme Madame. Elle a chassé tous les gibiers, du plus petit au plus gros, au plus dangereux, à courre, à l’affût, à l’approche, en battue. Au fusil, à l’arc.

Elle se fout des trophées, il n’y en a pas sur les murs. Elle aime l’action. Chercher sa proie, la traquer, la trouver, la voir surgir, sentir le froid descendre le long du dos pendant que l’arme monte à la joue et que son œil aligne le guidon, le cran de mire et la cible.

Elle en aime les bruits. Celui de la meute, ses aboiements, les pattes qui s’enfoncent dans l’humus, son odeur mouillée. Le cinglement des branches. Les sabots dans la boue. Les galops. Les cris, les appels, l’écho des détonations au loin qui résonnent et rebondissent entre les arbres. Et le silence aussi, celui de l’affût, qui annonce que le jour ne sera plus très long à venir, que la brume va bleuir, puis dorer dans les premiers rayons du soleil. Le premier chant d’oiseau. La première risée à la surface de l’eau. Les premiers bruits subtils que n’entendent que ceux qui n’en font pas. L’attente. Le souffle qu’on retient. Le temps qui s’étire. Les muscles brûlant de froid. Les sens explorant des dimensions inconnues, pénétrant des taillis impénétrables, les futaies, les fourrés.

Puis le premier tir. Les battements d’ailes affolés. La première nuée. Tuée.

Tuer ? Je ne sais pas. C’est difficile d’imaginer qu’on puisse aimer tuer. Ça existe, je le sais, j’ai vu des hommes qui aimaient ça. Et c’est toujours un malaise, même à la guerre. D’ailleurs, ils s’en défendent. Je n’en ai pas croisé qui le revendiquaient, qui pouvaient affronter le regard de ceux qui les avaient vus jouir de ce qu’ils avaient fait. Pourtant ils l’avaient fait. Ils avaient pris plaisir à tuer. Ils en avaient connu l’extase. Elle se voyait dans leurs yeux encore flous. On l’entendait dans leur souffle trop court. Mais pas elle, non. Elle aime chasser, c’est tout. C’est sa façon d’aimer la vie. Je l’ai vue affronter la charge d’un lion sans trembler, encaisser le recul des fusils à gros calibre, endurer le froid, le vent et la pluie jusqu’à ce qu’un ours apparaisse et se dresse. Elle a tiré des sangliers. Servi des cerfs à la dague. Elle les a suspendus à des branches, saignés, vidés de leurs entrailles, dépouillés, débités. Mangés.

Madame a chassé tous les gibiers.

5
— Si je vous proposais de mourir pour vos enfants, là, tout de suite, vous accepteriez ?

— Oui. Mais ça n’arrivera pas.

Il me répond comme si c’était une parole en l’air, une blague, une façon de parler. Il peut. J’ai fait ce qu’il fallait pour. J’y ai mis toute la légèreté dont je suis capable. Dans ma voix, dans mon sourire. Dans la désinvolture du corps. Une façon d’engager la conversation, d’en proposer le thème. Une ouverture, comme à l’opéra ou aux échecs. Aux échecs plutôt.

Je pousse mon avantage. J’avance un pion.

— Pourquoi ça n’arriverait pas ?
— Parce qu’il faut une raison aux choses et je ne vois pas ce qu’on y gagnerait. Ni vous, ni moi.

Il fonce tête baissée. Bravement. Et pourtant il a peur. Il ne sait pas de quoi, mais il a peur. Il a peur justement parce qu’il ne sait ni de quoi ni pourquoi. Il fait tout pour ne pas le montrer, bien sûr. Pour maîtriser son corps. Ses mouvements qui pourraient le trahir. Et il y arrive assez bien. Pourtant je vois. J’entends. Et je sais. Je sais de quoi.

Il a peur de moi.

Il se tient raide, droit. Trop raide et trop droit. Barricadé derrière ses muscles. Terré dedans. Recroquevillé. Pauvre petit bonhomme en train de se rendre compte que tout ça ne le protège pas. Plus. Pas de moi en tout cas.

Il a peur.

Pas de mes quarante-huit kilos, pas de mon corps qu’il pourrait briser d’un seul geste. Ni de cette violence en lui qui rendrait ça possible. Ou de son désir, de la faiblesse que ça implique à ses yeux. Non, c’est ailleurs que ça se passe. Parce qu’il est comme moi, sans désir. Pas pour les mêmes raisons, sans doute, mais comme moi. Je le sais. Je ne vois pas dans ses yeux ce qu’il y a dans ceux des autres, dans leur regard, qu’il soit direct ou en biais. Non, rien de commun avec ceux-là. Il n’a pas peur de ma « féminité ». Il n’est pas de ces hommes qui n’assument ni leurs pulsions, ni leurs besoins, ni les mots qui vont avec. Crus. Brutaux. Qui disent féminité pour dire cul, seins, bouche, sexe. Chaque mot plus ou moins investi selon les goûts de chacun et qu’aucun ne dit, incapables qu’ils sont de les nommer et d’en prononcer les mots.

Tu n’as rien à foutre de ma « féminité », toi. Tu n’as pas peur parce que je suis une femme. Tu as peur parce que je suis riche. Tu as peur de l’argent. De son pouvoir. De ce qu’il peut te faire. Et te faire faire à toi qui n’en as pas.

Ça pourrait s’arrêter là. Ça devrait. Je devrais arrêter là. Maintenant. Tout de suite. Pour ça. Parce qu’il a peur et qu’il ne devrait pas. Que ce n’est pas à la hauteur de ce que Max m’a annoncé. Et pourtant si. Les machines n’ont pas peur, les hommes, oui. Quels qu’ils soient. À un moment ou à un autre. Tôt ou tard. Et moi, c’est un homme que je cherche. Un homme prêt à mourir.

— Moi, je sais ce que vous pourriez y gagner.

Il ne demande pas quoi. Il a compris. Il sait. Alors il ne dit rien. Il réfléchit. Il compte. Il essaye d’évaluer combien vaut sa vie. Combien vaut sa peau. Les chiffres tournent. Il ne sait pas. Rien. Ni combien il vaut, ni combien je peux mettre. Combien je veux mettre.

Je le laisse se perdre dans le labyrinthe où il est entré et j’attends.

6
Je vois Max, là-bas. Le bâton qu’il lance et relance. Les chiens.

Il sait de quoi nous parlons. Il savait tout à l’heure quand on mangeait ensemble. Quand on a ri. Quand j’essayais le costume ou que je sommeillais dans la voiture, bercé par le ronflement doux du moteur. Quand je trouvais belle la campagne que je n’avais pas vue depuis longtemps. Oui, il savait quand je le remerciais pour tout ça. Il savait vers quoi il m’emmenait.

Je vois les nuages. Le soleil, en dessous, qui descend. Le ciel qui jaunit. Les arbres qui bougent dans le vent et je flotte. Tout est liquide autour. Les murs. Le sol. Madame qui dérive lentement. Comme une huile dans l’eau. Je ne vois plus ses yeux. Plus ses traits. Elle disparaît. Elle s’efface. Se dilue.

Moi aussi. Je suis sans contours. Sans peau ni rien entre le monde et moi qui me protège. Rien qui me tient.

Max, que m’as-tu fait ?

Toujours j’ai su ce que j’avais à faire. Toujours je me suis tenu droit. Toujours j’ai su faire face. À tout. Pourtant, en une seconde, je me suis écroulé. Liquéfié. Fondu dans un monde sans bords, sans limites, sans repères, où le chaud et le froid n’existent plus. Un monde sans douleur. Sans corps.

Mort, déjà ?

Tout comme.

Et Madame ne dit rien. Elle attend. Comme Max attend. Les pieds sur terre. Elle attend un mot, un oui ou non. Un chiffre, un prix. Elle n’a rien d’autre à faire qu’attendre en regardant Max qui attend en regardant les chiens qui courent, qui sautent, qui jappent, qui jouent.

Je flotte.

Mourir pour mes enfants ? Où ? Quand ? Comment ?

— Combien ?

7
Nous y sommes.

Il comprend vite.

Ça vaut quoi la vie d’un homme ? D’un homme comme lui. Un homme sans rien. Clochard. Va-nu-pieds. Un homme que personne n’attend et n’attendra plus jamais. Ça vaut combien une vie qui ne vaut plus la peine d’être vécue ? Une vie d’invisible, sans amour, à la lisière du monde. La vie d’une ombre.

Lui, là, à combien il l’estime sa vie ?

— Trois millions.

C’est beaucoup quand on sait d’où il vient.

— Non. C’est pas beaucoup.

Il a raison. Ou pas. La vie n’a d’autre prix que celui qu’on lui donne. Ce n’est pas sa vie qu’il estime, c’est ma fortune.

Ou mon envie. Mon envie de tuer un homme.

Est-ce que je peux mettre trois millions ? Oui, plus même, mais je ne lui dis pas. Pas encore. Ce n’est pas la question. Si je suis prête à lui donner trois millions, sa vie les vaut. Si je considère que non, alors elle vaut moins. Il y a quelques heures, elle ne valait rien du tout. C’est aussi simple que ça.

Non, il n’est pas d’accord. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Il a failli mourir pour beaucoup moins, c’est vrai. Pour rien, même. Il l’avait accepté. Il était prêt. Mais aujourd’hui, ça ne se joue pas qu’entre lui et moi. Si de mon point de vue, ou du sien même, sa vie ne vaut plus grand-chose, pour ses fils, elle est inestimable.

J’entends l’argument. Je l’entends d’autant mieux que c’est moi qui me suis servie d’eux comme appât.

Si on peut considérer que la vie d’un homme comme lui ne vaut rien, ça ne nous dit pas ce que vaut la vie d’un père pour ses enfants.

— Trois millions.

— Et pourquoi pas deux ? Ou quatre ? Ou cinq ? Ou dix ?

Parce que deux garçons, ça fera deux orphelins. Donc, deux millions. Un pour chacun. Le troisième pour leur mère. Pour les élever.

— Trois millions.

Cette discussion ne m’intéresse plus. Elle est obscène. Comme s’il se vendait, que je l’achetais Il n’est pas question de ça. Pas d’argent. Il est question de vie et de mort.

Je n’ai pas envie de marchander. Passons à autre chose. Vite.

— D’accord. Trois millions.

8
Elle me tend la main. Cordiale. Souriante. On tope. Comme si elle m’achetait une voiture d’occasion. Elle appelle Max qui répond au téléphone, là-bas, au bout de cette pelouse qui n’en finit pas. Je le vois se mettre en route escorté par les chiens.

Je voudrais m’allonger, dormir un peu. Je voudrais voir mes fils, les serrer dans mes bras. Je voudrais être un autre. Pouvoir pleurer. Revenir en arrière, pêcher dans la Neretva, jouer au foot sur la place du village, rêver d’être grand, de sauter du haut du pont de Mostar et tomber comme on vole, quelques secondes avant de pénétrer la rivière, de briser sa surface comme une pierre et sentir l’eau me saisir tout entier, muscle après muscle. Rêver de voler. Je voudrais refaire la route, tourner à gauche le jour où j’ai choisi de partir à droite avec les autres pour prendre les armes. Avoir été lâche plutôt que brave, m’être enfui avant d’être un héros, avoir choisi l’exil plutôt qu’y être obligé. Ne pas être ici. Reposer sous la terre de Sarajevo ou le sable d’Irak et n’avoir jamais vendu ma mort. La vivre en homme, pas en esclave.

— Du champagne, ça vous va ? J’ai plus fort si vous voulez.
— Du champagne, c’est très bien.

Oui, j’étais prêt à mourir pour rien. Une patrie. Une famille. Et j’ai failli mourir pour pas grand-chose. Mais jamais sans me battre, sans faire payer le prix du sang. Comme un légionnaire.

Max nous rejoint. Il attend que Madame lui dise ce que j’ai décidé. Madame, oui, car il me fuit. Il fuit mes yeux qui cherchent son regard, quelque chose à quoi me raccrocher, un peu de la chaleur d’un ami, même s’il m’a vendu. C’est sa main que je voudrais serrer. Sa voix que je voudrais entendre. Max, dis quelque chose. Parle-moi. Mais Max n’a qu’un seul maître. Un seul chef. Il a toujours été comme ça. »

À propos de l’auteur
BELVEAUX_Lucas_©DRLucas Belvaux © Photo DR

Lucas Belvaux est né à l’automne 1961 à Namur, en Belgique. Une enfance à la campagne, puis il s’installe à Paris pour devenir acteur. Après quelque mois de cours de théâtre, il décroche son premier rôle au cinéma avec Yves Boisset (Allons z’enfants). Il tournera ensuite avec Claude Chabrol, Jacques Rivette, Olivier Assayas, Marco Ferreri, Chantal Akerman, notamment.
En 1991, il réalise son premier film, Parfois trop d’amour, mais c’est avec Pour rire! en 1996, qu’il est reconnu comme metteur en scène. Suivront la trilogie : Un couple épatant, Cavale, Après la vie, couronné par le prix Louis-Delluc en 2003. Il a depuis réalisé Rapt, 38 témoins, Pas son genre, Chez nous et, dernièrement, Des hommes, adapté du roman de Laurent Mauvignier. Les Tourmentés est son premier roman.

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Rien ne t’appartient

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Prix des Libraires de Nancy – Le Point 2021

En deux mots
Emmanuel, le mari de Tara vient de mourir. Un deuil qui est l’occasion de retracer son parcours dans ce pays lointain, lorsqu’elle s’appelait Vijaya, lorsqu’elle rêvait à une carrière de danseuse et qui connaîtra sévices et brimades dans le pensionnat qui l’accueillera après la mort de ses parents, opposants politiques. Jusqu’au jour où un tsunami vient tout balayer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La fille gâchée

C’est à un nouveau tsunami émotionnel que nous convie Nathacha Appanah avec Rien ne t’appartient. Un court roman, un superbe portrait de femme et des drames en cascade.

Emmanuel est mort. Le mari de Tara la laisse seule et désemparée. Quand Eli, son beau-fils, vient lui rendre visite, il découvre «la femme que son père a épousée il y a plus de quinze ans, cette femme beaucoup plus jeune que lui, ramenée d’un pays ravagé et qui ne parle pas beaucoup, une femme en sous-vêtements, le corps maigre, la peau tannée, une femme qui perd la tête, qui oublie de se laver, qui a transformé un bel appartement en taudis, une femme qui a l’air d’avoir cent ans et qui n’arrive même pas à se lever du canapé.» Même si ce deuil n’est pas le seul auquel elle a dû faire face, même si cette épreuve n’est pas la pire qu’elle ait endurée, elle n’y arrive plus. Car toucher un objet, ranger quelque chose, c’est retrouver des traces de leur histoire, de son histoire. Une histoire terrible, insupportable.
En fait, Tara est une survivante, comme on va le découvrir au fil des pages. Tout avait pourtant si bien commencé dans ce pays qui n’est jamais nommé – sans doute le Sri Lanka – et qui ressemble à un paradis sur terre.
Ses parents, un père professeur engagé en politique et une mère aimante, l’ont baptisée Vijaya (Victoire) et entendent lui construire un bel avenir. En grandissant, elle se passionne pour le bharatanatyan, la danse traditionnelle, elle adore les senteurs de la cuisine d’Aya qui, comme le jardin qui l’entoure éveille ses sens. Au milieu de ce bonheur et de cette soif de connaissances, l’armée va débarquer et tuer ses parents ainsi qu’Aya. L’orpheline est alors conduite dans un refuge qui a tout d’une prison. «Ici rien ne t’appartient» lui explique-t-on avant de lui enlever jusqu’à son nom. Désormais elle s’appellera Avril puisqu’elle est né durant ce mois et sa vie de «fille gâchée» s’apparentera à de l’esclavage.
Jusqu’à ce jour où une catastrophe majeure, un tsunami, déferle sur le pays. Un drame qui paradoxalement sera sa planche de salut. C’est dans le chaos généralisé qu’elle va pouvoir se construire un avenir.
Nathacha Appanah, comme dans ses précédents romans, Le ciel par-dessus le toit, Tropique de la violence ou encore En attendant demain se refuse à sombrer dans le désespoir. Une petite lumière, une rencontre, un chemin qui se dessine permettent de surmonter la douleur. Avec ce monologue puissant elle secoue la noirceur, elle transcende la douleur. De sa magnifique écriture pleine de sensualité, la mauricienne prouve combien les mots sont des alliés importants, que grâce à eux, il est toujours possible de construire, de reconstruire. Et de faire tomber les masques. Je fais de Rien ne t’appartient l’un de mes favoris pour les Prix littéraires de l’automne.

Rien ne t’appartient
Nathacha Appanah
Éditions Gallimard
Roman
160 p., 16,90 €
EAN 9782072952227
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé principalement dans un pays jamais nommé, mais qui ressemble au Sri Lanka.

Quand?
L’action se déroule tout au long de la vie de Vijaya, Avril, Tara jusqu’à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Elle ne se contente plus d’habiter mes rêves, cette fille. Elle pousse en moi, contre mes flancs, elle veut sortir et je sens que, bientôt, je n’aurai plus la force de la retenir tant elle me hante, tant elle est puissante. C’est elle qui envoie le garçon, c’est elle qui me fait oublier les mots, les événements, c’est elle qui me fait danser nue.»
Il n’y a pas que le chagrin et la solitude qui viennent tourmenter Tara depuis la mort de son mari. En elle, quelque chose se lève et gronde comme une vague. C’est la résurgence d’une histoire qu’elle croyait étouffée, c’est la réapparition de celle qu’elle avait été, avant. Une fille avec un autre prénom, qui aimait rire et danser, qui croyait en l’éternelle enfance jusqu’à ce qu’elle soit rattrapée par les démons de son pays.
À travers le destin de Tara, Nathacha Appanah nous offre une immersion sensuelle et implacable dans un monde où il faut aller au bout de soi-même pour préserver son intégrité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
France TV Info (Laurence Houot)
lelitteraire.com (Jean-Paul Gavard-Perret)
Libération (Claire Devarrieux)
La lettre du libraire
A Voir A Lire (Cécile Peronnet)
Blog Sur la route de Jostein
Blog L’Or des livres
Blog Mélie et les livres
Page Wikipédia du roman


Nathacha Appanah présente Rien ne t’appartient © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Tara
Le garçon est ici. Il est assis au bord du fauteuil, le dos plat, le corps penché vers l’avant comme s’il s’apprêtait à se lever. Son visage est tourné vers moi et, pendant quelques instants, il y a des ombres qui glissent sur ses traits taillés au couteau, je ne sais pas d’où elles viennent ni ce qu’elles signifient. Je ne dis rien, je ne bouge pas, je ferme les yeux mais mon ventre vibre doucement et la peau dans le creux de ma gorge se met à battre. C’est cette peur sournoise que le garçon provoque chaque fois qu’il apparaît, c’est son silence, c’est sa figure de pierre, c’est sa manière de me regarder, c’est sa capacité à me faire vaciller, perdre pied, c’est parce qu’avant même de le voir j’ai deviné sa présence.
Quand il est là, l’air se modifie, c’est un changement de climat aussi brusque que silencieux, il se trouble et se charge d’une odeur ferreuse et par vagues, ça souffle sur ma nuque, le long de mes bras, sur mon front, mes joues, mon visage. Je transpire, ma bouche s’assèche. Je pourrais me recroqueviller dans un coin, bras serrés autour des genoux, tête rentrée, et attendre que ça passe mais j’ai cette étrange impression d’avoir vécu cent fois ce moment-là. Je ne sais pas quand, je ne sais pas où, pourtant je reconnais cette brise humide sur ma peau, cette odeur métallique, ce sentiment d’avoir glissé hors du temps et pourtant cent fois l’issue m’a échappé. Il me vient alors une impatience comme lorsque je cherche désespérément un mot exact ou le nom de quelqu’un, c’est sur ma langue, c’est à portée de main, au bout de mes doigts, c’est si proche. Alors, malgré la peur qui vient et mon esprit qui flanche, j’abandonne ce que je suis en train de faire et je me mets à le chercher.
Il ne faut pas croire que le garçon se cache ou se dérobe, non, il semble simplement avoir trouvé un endroit où il attend que je le découvre. Une fois, il était au fond de la salle de cinéma, debout, et la lumière de la sortie de secours lui faisait un halo rouge sur la tête. Une autre fois, il était assis sur un banc dans le jardin public et, si ce n’était son visage tourné vers moi, on aurait pu croire qu’il venait là regarder les passants, les canards et la manière dont les branches des arbres se penchent au-dessus de l’eau mais jamais ne la touchent. Il y a une semaine, je l’ai vu qui se tenait sous la pluie, de l’autre côté de la rue. Sa peau avait un aspect ciré, et même transie de peur, j’avais eu le désir troublant d’embrasser sa bouche brillante et mouillée.
Aujourd’hui, quand je rouvre les yeux, il est toujours là, dans ce fauteuil où je m’installe pour lire le soir. C’est la première fois qu’il vient chez moi, je ne me demande pas comment il a fait, s’il a profité d’une porte mal verrouillée, s’il est passé par le balcon, ce n’est pas important, je sais qu’il est tel un animal souple, à se glisser ici, à ramper là, à apparaître sans bruit et à disparaître à sa guise. S’il lui venait l’envie de s’appuyer sur le dossier du fauteuil, de tendre le bras gauche, il pourrait effleurer les tranches de la rangée de livres et prendre dans sa paume le galet noir en forme d’œuf, si lisse et parfait qu’il paraît artificiel. Je l’ai ramassé il y a des années sur la plage de…
La plage de…
Je ne me souviens pas du nom. Ça commence par un « s », je la vois, cette longue bande de sable où les lendemains de tempête, la mer dépose des morceaux de bois flotté. J’essaie de me concentrer, j’imagine la rue principale qui mène à cette plage, la partie haute qui est pavée, les commerces endormis l’hiver et ouverts jusqu’à minuit l’été. Dans ma tête, je fais des allers-retours dans cette rue, j’essaie de tromper ma mémoire, de lui faire croire que je veux me souvenir d’autre chose, c’est ainsi que les choses fonctionnent. Il faut savoir se gruger soi-même. Tant de détails me reviennent avec netteté, la frise d’un magasin de chaussures, l’odeur sucrée des crêpes, la fumée bleue du poulet qui grille sur une plaque improvisée, la poisse des doigts qui tiennent le cornet de glace, le grondement des vagues la nuit, le sel qui paillette le duvet des bras et le bombé des joues, mais pas le nom de cette plage. Quand le garçon est là, il y a un mur entre certains mots et moi, entre certains événements et moi, je tente désespérément de les atteindre mais c’est comme s’ils n’existaient plus. Quand le garçon est là, je deviens une femme qui balbutie, qui cherche, qui tâtonne, qui bégaie, ma langue est lourde, j’émets des sons tel un petit enfant, sa, se, si.
Le tremblement qui avait commencé dans mon ventre se répand en moi. Je me couvre le visage de mes mains, les ramène en poings serrés sur ma bouche et soudain je pense à Eli qui doit arriver dans moins d’une heure. J’oublie le galet, la plage, je regarde à nouveau le garçon qui n’a pas bougé d’un iota.
Il porte un pantalon de toile et une chemise à manches courtes avec une poche à l’avant. Au revers de cette poche, il y a l’agrafe argentée d’un stylo. Ses habits sont trop larges pour lui, empesés, d’un autre temps, comme s’il les avait empruntés à son grand-père. Aux pieds, il a des chaussures vernies qu’il porte sans chaussettes, tel un dandy, mais qui sont, elles aussi, trop grandes. De là où je me tiens, il m’apparaît maigre et sec, peut-être est-ce l’effet de ses vêtements amples. Son visage est celui d’un jeune homme – ses traits sont bien dessinés, fermement ancrés, ses sourcils épais, ses cheveux noirs et abondants mais plus je l’observe, plus j’ai le sentiment qu’il est ancien, qu’il vient de très loin, qu’il a traversé le temps, les époques, les mémoires.
Sa bouche bouge légèrement, peut-être qu’il mâchonne l’intérieur de ses joues, je connais quelqu’un qui fait ça, comment s’appelle-t-il déjà ? On a travaillé dans le même bureau pendant quelques mois, il avait un long cou et aimait jouer au solitaire à l’heure du déjeuner… Son prénom commence par un « d ». Da, de, di.
Le garçon continue de me regarder d’une manière intense qui n’est ni hostile ni amicale. Je me demande s’il lit dans mes pensées, s’il m’entend lutter pour retrouver le nom de cette fichue plage, de ce type au long cou, si ça l’amuse d’être dans ma tête, si c’est une satisfaction pour lui de me voir ainsi, tremblante et confuse. Je cherche une réponse sur son visage, dans la manière dont il est assis, dans son immobilité, dans son attente. Est-ce possible que plus je le regarde, plus il me semble familier, comme s’il se fondait peu à peu dans le décor de ce salon, comme s’il prenait les couleurs du crépuscule. Est-ce possible que ce ne soit pas de lui que j’ai peur mais de ce qui va surgir, tout à l’heure, ce soir, cette nuit ?
Quelque chose le long de ma colonne se réveille quand le garçon est là, de minuscules décharges électriques qui vont et viennent sur mon dos, et ça aussi, j’ai l’impression que c’est ancien, que j’ai déjà éprouvé cela. Mon esprit se comporte d’étrange manière, il m’échappe, puis me revient. Je voudrais lui demander ce qu’il fait là, ce qu’il me veut, pourquoi il me poursuit comme ça, pourquoi il ne dit rien, comment il apparaît et disparaît, je voudrais lui dire de partir. Je voudrais aussi lui demander son nom.
Je regarde dehors, vers le balcon et les plantes éreintées par trois semaines de pluie. Cette nuit, il fera beau, a dit l’animateur à la radio avant de se reprendre. Cette nuit, il ne pleuvra pas. Sur la place que j’aperçois, les arbres sont rabougris. En vérité, tout est comme ça après trois semaines de pluie incessante, battante, bruyante parfois. Même les gens ont pris un aspect chétif, craintif, le dos courbé dans l’expectative d’une saucée. Tout glisse, écrasé ou balayé. Rien ne reste. Seule l’eau est vive, elle bouillonne dans les caniveaux, elle enfle, elle inonde, elle dévale, elle remonte d’on ne sait où, des nappes phréatiques, du centre même de la terre, devenue source jaillissante plutôt que noyau en fusion.
Le gris perle du soir a débordé du dehors et s’infiltre ici. Il y a tant de choses à faire avant qu’Eli n’arrive : me doucher, me changer, me préparer à sa venue. Il m’a dit au téléphone ce matin, Je dois te parler, est-ce que je peux passer ce soir ?
Je sais que c’est important. Eli est le genre à dire ce qu’il a à dire au téléphone, c’est son objet préféré, cette chose qu’il peut décrocher et raccrocher à loisir, qu’il utilise comme bouclier ou comme excuse, un appel remplace une visite, des mots distraits en lieu et place d’un moment ensemble. Je passe le seuil du salon, j’appuie sur l’interrupteur, le gris se carapate et j’ai le souffle coupé par l’état de la pièce. Il y a des tasses et des assiettes sales sur la table basse, des sacs en plastique qui traînent, des vêtements et des couvertures sur le canapé. Par terre, des livres, des magazines, des papiers, une plante renversée, de la boue. Dans ma tête ça enfle et ça se recroqueville. Toutes mes pensées prennent l’eau, deviennent inutiles et imbibées, et puis, non, elles refont surface, elles sont encore là. Quand je vois ce salon, mon esprit se tend et j’ai honte. Cela me ressemble si peu, j’aime que chaque chose soit à sa place. J’aime chaque objet de cette maison, jamais je ne les laisserais à l’abandon ainsi, on dirait une pièce squattée. J’imagine clairement le choc que ça ferait à Eli s’il voyait ça. Je me demande quand tout a commencé, est-ce le jour où le ciel s’est ouvert sur nos têtes, est-ce le jour où j’ai vu le garçon pour la première fois, est-ce le jour où Emmanuel est mort ?
J’imagine Eli ici, la bouche ouverte, les mains sur les hanches, une habitude dont il n’arrive pas à se défaire. À quoi pensera-t-il ? Certainement à Emmanuel, son père, cet homme merveilleux qui m’a épousée il y a plus de quinze ans et qui est mort il y a trois mois ? À cet événement qui m’a rendue veuve, qui l’a rendu orphelin mais qui ne nous a rien donné à nous deux. On aurait pu croire que la disparition de cet homme si bon nous aurait liés comme jamais de son vivant nous l’avons été. L’amour, le respect, l’admiration que nous avions pour Emmanuel, ces sentiments sans objet soudain, auraient pu se rejoindre, se transformer en une affection par ricochet, un lien qui ne se nomme pas exactement mais qui vit en sa mémoire, en son souvenir. Pourtant, non. Eli est resté loin, débarrassé de tout devoir filial, libéré de moi enfin et, devant ce salon sens dessus dessous, me vient cette pensée insupportable que, ce soir, il me verra comme un fardeau que son père lui aura laissé.
Je regarde l’heure, 18 h 07, j’oublie le garçon dans le fauteuil, je soupèse la situation comme si je m’attaquais à un problème de mathématiques. Je respire un grand coup, si je ne me presse pas, si je réfléchis calmement, je le résoudrai. Autrefois, quelqu’un m’avait expliqué comment aborder les mathématiques, c’était dans une alcôve, ça sentait l’eau de Cologne… C’est un souvenir à facettes qui remonte, il clignote, il bouge, c’est flou, je ne veux pas de lui, pas maintenant. Il me faut rester concentrée. J’ai une petite heure, non, disons quarante minutes, avant qu’Eli ne vienne et je sais comment agir : sacs-poubelle, lave-vaisselle, chiffon, aspirateur, serpillière, air frais. Je sens mon cerveau travailler, gagner en force et en souplesse. Je fais un pas vers la fenêtre et mon reflet me renvoie une femme à la tenue négligée mais je me détourne vite – je m’occuperai de cela plus tard. 18 h 10. Je dis haut et fort, Tu ne peux pas rester ici. Je m’adresse au garçon sans le regarder directement. Ce soir, je parle aussi aux murs, aux livres, aux choses inanimées dans ce salon, à ces souvenirs qui m’entraînent loin d’ici et à cette partie de moi-même qui se lève. Quelque chose bouge au coin de mon œil, est-ce lui, est-ce qu’il va se mettre debout, est-ce qu’il va me parler, est-ce qu’il va me toucher, pourvu qu’il ne me touche pas, je vais m’effondrer si sa peau vient effleurer la mienne. Je le regarde dans les yeux et ça gonfle dans ma tête, la pensée d’Eli glisse et m’échappe. J’essaie de m’accrocher à Emmanuel, lui seul pouvait me maintenir debout, me garder intacte et préservée de ma vie d’avant, mais il n’existe plus
Cette couverture roulée sur le canapé qui rappelle un chat endormi ces assiettes où il y a encore des restes de nourriture les tasses les verres les papiers les magazines les vêtements par terre – ça me fait l’effet de pièces de puzzle mal assorties. Je les vois en gris telle une vieille photo, je ne les comprends pas, à quoi bon s’y intéresser, ça ne me concerne pas. Je me tourne vers le garçon assis dans le fauteuil. Il y a des livres et des magazines autour de lui mais je sais qu’il n’a pas marché dessus ou d’un coup de chaussures vernies, écartés de son chemin. Il est assis pieds serrés genoux serrés, les avant-bras sur les accoudoirs. Je l’imagine arriver ici tel un danseur de ballet, virevoltant dans le seul bruissement de ses vêtements amples, évitant les livres les magazines les piles de papiers, posant d’abord un bras sur l’accoudoir du fauteuil, le corps soulevé et tenu par ce seul bras, puis, dans un mouvement fluide, effectuer un arc de cercle avec les jambes et descendre doucement dans le fauteuil. Quand ses fesses se posent, il exécute quelques ciseaux avec les jambes puis les ramène vers lui serrées collées et enfin il laisse ses pieds toucher délicatement le sol. Je souris au garçon danseur parce que moi aussi j’aime danser.
Les bras pliés devant ma poitrine, paumes apparentes, index et pouce de chaque main se rejoignant pour former un œil en amande, les autres doigts tendus, les pieds et genoux ouverts. Tât, je tends un bras vers la droite en frappant le pied droit. Taï, je tends l’autre bras vers la gauche en frappant le pied gauche. Taam, je ramène les deux bras. Dîth, bras droit devant. Taï, bras gauche devant. Taam, les paumes à nouveau devant mes seins. Encore un peu plus vite. tât taï taam dîth taï taam. J’ai déjà dansé sur ces syllabes je ne sais pas d’où elles viennent ni ce qu’elles signifient mais devant le garçon, elles sortent de ma bouche, c’est du miel. tât taï taam dîth taï taam. J’ai le souvenir d’une pression ferme sur ma tête pour que je continue à danser bas, que je garde les jambes pliées, ouvertes en losange. D’un doigt seulement on redresse mes coudes pour que mes bras restent à hauteur de mes épaules, d’un autre on relève mon menton. tât taï taam dîth taï taam.
Il y a quelque chose de moins raide dans la posture du garçon peut-être ai-je déjà dansé pour lui, peut-être est-ce ce qu’il attend de moi ? La cadence s’accélère, j’ai chaud, je voudrais me déshabiller et danser nue avec seulement des grelots à mes chevilles mais je ne les ai pas. Où sont-ils ? Je dois les avoir aux pieds quand je danse ! Je me baisse je rampe sur le tapis je soulève les magazines ils doivent être sous le canapé mais je ne peux y glisser que ma main il faut soulever ce meuble il est si lourd à quoi ça sert d’être une adulte quand on n’est pas fichu de soulever quoi que ce soit. Mon visage est plaqué sur l’assise. Il y a une odeur familière ici que je renifle profondément ça me rappelle quelque chose ça me rappelle quelqu’un qui était là, qui aimait être là, quelqu’un que j’ai essayé de soulever aussi et d’un coup d’un seul je me souviens, Emmanuel
Mon esprit se tend à nouveau. Je devrais commencer par débarrasser le canapé, arranger les coussins, jeter un plaid dessus, ce sera la première chose qu’Eli remarquera, lui qui est si sentimental, qui aime croire que les objets acquièrent une aura mystérieuse, humaine presque parfois, par la manière dont ils arrivent en notre possession, par la force des années ou parce qu’un événement particulier leur est lié. Il est attaché aux choses, une feuille séchée, un caillou, un vieux jouet, un livre jauni, un tee-shirt décoloré, un collier en bois cassé qui appartenait à sa mère, ce canapé. C’est sur ce canapé que son père est mort, il y a trois mois, et capturé dans les fibres des coussins, il y a encore, je le sens, son parfum. Ce n’est pas véritablement son parfum quand il était vivant mais quelque chose qui reste de lui, qui me serre le cœur, qui me ramène à son absence et à tout ce qui s’écroule depuis sa mort. Ces notes de vétiver, une touche de citron mais aussi un relent poudré, un peu rance.
C’est moi qui l’ai trouvé sur ce canapé. Il avait pris l’habitude de venir lire dans le salon. Il se réveillait avant l’aube cette dernière année, il disait qu’il avait de moins en moins besoin de sommeil avec l’âge alors que moi, c’était l’inverse. J’ai toujours eu l’impression qu’en fermant les yeux la nuit je menais une autre vie, je devenais une autre et que jamais mon corps et mon esprit ne se reposaient. Je pouvais dormir jusqu’en milieu de matinée et encore, jamais je ne me sentais reposée.
J’enfouis ma tête entre les coussins, mon esprit est serré tel un poing autour d’une image, celle de son dos large et rond et ses genoux pliés m’offrant à voir la plante de ses pieds. Ce matin-là, j’ai fait du café, j’ai grillé du pain, j’ai vidé le lave-vaisselle, il était déjà 11 heures et je me disais qu’il allait se réveiller avec l’odeur du café et des toasts, le bruit des couverts qu’on pose sur la table. Il n’avait pas bougé et je me suis approchée de lui. Je voudrais me concentrer sur cette minute où je le regarde dormir, oui je suis persuadée qu’il dort, je dis son nom doucement, je pose ma main sur sa hanche, puis je la fais remonter jusqu’aux épaules et jusque dans ses cheveux que je caresse, c’est un duvet si doux, et je me souviens encore de cette sensation sous mes doigts, mon esprit qui est alerte et tendu me le rappelle, me le fait sentir à nouveau. Je chuchote, Emmanuel. Il ne bouge pas. Je touche son front et je me rends compte qu’il est si froid ce front-là et c’est à ce moment que je me mets à le secouer, à hurler son nom et d’autres choses encore. C’est à ce moment que j’ai essayé de le soulever, j’avais dans la tête l’image d’êtres humains qui portent d’autres êtres humains, qui courent, qui tentent de se sauver ou de sauver celui ou celle qu’ils portent, ils font ça comme si ce n’était rien et je pensais que j’étais assez forte pour le porter, le descendre dans les escaliers, sortir dans la rue et demander de l’aide. Mais je n’ai réussi qu’à le faire tomber, à le tirer sur quelques mètres. Ma tête dans les coussins, ma tête à essayer de garder son odeur, ma tête à essayer de ne pas flancher, ma tête qui voudrait que cette minute, avant que ma main ne touche son front froid, cette minute-là s’étire, enfle et devienne une bulle dans laquelle je mènerai le reste de ma vie. Juste cette belle et innocente minute. »

Extraits
« Je ferme les yeux, j’imagine ce qu’Eli voit: la femme que son père a épousée il y a plus de quinze ans, cette femme beaucoup plus jeune que lui, ramenée d’un pays ravagé et qui ne parle pas beaucoup, une femme en sous-vêtements, le corps maigre, la peau tannée, une femme qui perd la tête, qui oublie de se laver, qui a transformé un bel appartement en taudis, une femme qui a l’air d’avoir cent ans et qui n’arrive même pas à se lever du canapé. Si je pouvais invoquer un peu de courage, je lui dirais que je suis encore celle qui aime profondément son père, celle dont il aime les sandwichs, celle qui l’appelle à l’aube le jour de son anniversaire, celle qui n’a jamais voulu remplacer sa mère, celle qui reste éveillée quand il voyage en avion, celle qui a tenté de porter son père à bout de bras, celle qui comprend combien est grande et pesante l’absence d’Emmanuel.
Mes bras n’ont aucune force, aucune utilité, je me fais l’effet d’un animal malade qui essaie de se mettre debout. Eli s’approche alors. Sa main droite enserre mon poignet, il passe un bras derrière moi, sa main gauche vient entourer mon coude gauche et il me relève. Je le regarde et certaines choses étant immuables, je sais que nous pensons tous les deux à la personne qui n’est plus. Eli me soutient fermement, il est si grand qu’il peut certainement voir le dessus de ma tête, je me laisse aller sur lui, je respire l’odeur de la cigarette sur son tee-shirt. Sans rien dire, il se penche et m’aide à remettre ma jupe. Avait-il un jour imaginé prendre soin de son père, se voyait-il faire les courses, venir le week-end pour du menu bricolage, l’emmener à des rendez-vous, ce genre de choses sans relent, sans drame, sans détresse? » p. 32-33

« Quand enfin Rada se tourne vers moi, c’est une vie virevoltante qui commence.
Elle revêt un sari de danse, sort des claves, des clochettes et sur le côté ouest de la véranda, nous commençons le cours par une séance de yoga pour s’échauffer et étirer nos muscles. Puis nous enchaînons avec les adavus, les différentes postures des jambes, des pieds, des bras, des mains, du cou. tât taï taam dîth taï taam. C’est la partie la plus ardue et la plus fastidieuse parce que Rada ne lâche jamais rien. Les adavus sont les lettres de l’alphabet, répète-t-elle, comment tu pourrais lire sans les apprendre toutes, comment tu pourrais danser la bharatanatyam sans maîtriser les adavus? Comment tu pourrais monter sur scène un jour ? Elle appuie sur mes épaules pour que mes genoux restent fléchis, elle remonte mes coudes quand ceux-ci s’affaissent et d’un doigt elle tapote mon menton pour que je le relève, afin que ma nuque soit longue, ma posture élégante. Sous sa voix répétant les syllabes, sous les claquements des claves, j’enchaîne les postures tant qu’elle le demande. » p. 65

« Pendant longtemps, je suis persuadée que la vie est ainsi, découpée en plusieurs bouchées, divisée en plusieurs gorgées. Les bougainvilliers et les hibiscus, les iris d’eau, l’écho de ma voix dans le puits, les fleurs de frangipaniers, le rire de mes parents, la lune qui ensorcelle ma mère, les bananiers et les palmiers, le coassement des grenouilles et le chant des oiseaux, les fourmis en file indienne, les devoirs et les leçons à n’en plus finir, les crêpes fines d’Aya que j’engloutis alors qu’elles sont encore brûlantes, les noix de coco qui tombent lourdement au sol, le nid d’abeilles à l’arrière de la maison, les nuages noirs qui naissent toujours au-dessus du bois et la pluie que j’attends parce que j’aime entendre les premières gouttes sur le toit, la voix de mon père qui ne vacille pas à la radio, les claves de Rada, tât taï taam dîth taï taam. Pendant longtemps je crois que ceux que j’aime et ce qui m’entoure sont éternels. » p. 70-71

« Quand il est là, le garçon me porte là où il n’y a ni violence ni coffre ni bûcher ni peur. Je ne sais pas nommer ce que nous faisons, l’amour le sexe la fièvre l’union le cœur la nourriture l’eau être avoir nos corps étalés comme une mappemonde du doigt de la bouche explorer, mais tandis que nous faisons un et tout cela mon esprit s’apaise et j’imagine des lumières se rallumer çà et là pour tracer un chemin. Tandis que nous faisons un et tout cela je suis vivante et je ne pense plus à retourner chez moi. Je veux être ici et maintenant.
Il m’arrive de danser pour lui sous le grésillement de l’ampoule. tât taï taam dîth taï taam. Je suis le dieu et son élue, je suis à la fois toutes les adoratrices et les rejetées, je suis la forêt et le désert, la fleur qui éclôt et la nuit qui dure. » p. 96

« Pour l’instant, ce rien ne t’appartient ici ne concerne que mon sac et ce qu’il contient. Je ne sais pas encore que ces mots englobent la robe que je porte, ma peau, mon corps, mes pensées, ma sueur, mon passé, mon présent, mon avenir, mes rêves et mon nom. » p. 108

À propos de l’auteur
APPANAH_Nathacha_©Francesca_MantovaniNathacha Appanah © Photo Francesca Mantovani

Nathacha Appanah est née le 24 mai 1973 à Mahébourg ; elle passe les cinq premières années de son enfance dans le Nord de l’île Maurice, à Piton. Elle descend d’une famille d’engagés indiens de la fin du XIXe siècle, les Pathareddy-Appanah.
Après de premiers essais littéraires à l’île Maurice, elle vient s’installer en France fin 1998, à Grenoble, puis à Lyon, où elle termine sa formation dans le domaine du journalisme et de l’édition. C’est alors qu’elle écrit son premier roman, Les Rochers de Poudre d’Or, précisément sur l’histoire des engagés indiens, qui lui vaut le prix RFO du Livre 2003.
Son second roman, Blue Bay Palace, est contemporain: elle y décrit l’histoire d’une passion amoureuse et tragique d’une jeune indienne à l’égard d’un homme qui n’est pas de sa caste. Suivront La Noce d’Anna (2005), Le dernier frère (2007), En attendant demain (2015), Tropique de la violence (2016) et Le ciel par-dessus le toit
(2019).
Ce qui relie tous ces récits, ce sont des personnages volontaires, têtus, impliqués dans la vie comme s’il s’agissait toujours de la survie. Les récits de Nathacha Appanah sont simples comme des destinées, et leurs héros ne renoncent jamais à consumer leur malheur jusqu’au bout. L’écriture, comme chez d’autres écrivains mauriciens de sa génération, est sobre, sans recours aux exotismes, une belle écriture française d’aujourd’hui. Quant aux sujets, ils évoquent certes l’Inde, Maurice, ou la femme: mais on ne saurait confondre Nathacha Appanah avec une virago des promotions identitaires. (Source: Lehman college)

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Vers le soleil

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En deux mots
Comédien désargenté, Sacha se voit proposer un rôle inhabituel, jouer le rôle d’un oncle pour une petite fille malade. En quelques années, il va prouver son talent, mais surtout s’attacher à sa «nièce». Lorsqu’ils sont en vacances en Toscane, il apprend que sa mère fait partie des disparues de la catastrophe de Gênes…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Tu es le soleil de ma vie»

Julien Sandrel nous revient avec un quatrième roman en quatre ans. «Vers le soleil» est tout aussi réussi que les précédents et démontre avec beaucoup d’émotions à la clé qu’on choisit sa famille!

Depuis le succès de son premier roman La chambre des merveilles, paru en 2018, Julien Sandrel nous offre tous les ans un nouveau livre. Avec La vie qui m’attendait et Les étincelles, il a à chaque fois exploré un univers différent, mais il a aussi à chaque fois trouvé le scénario bluffant, la situation qui entraine le lecteur à partager de fortes émotions en suivant des personnages qu’il n’a plus envie de lâcher.
Disons-le d’emblée, Vers le soleil ne déroge pas à la règle. Toujours fort générateur d’émotions, il ajoute même cette fois une tension digne du meilleur des polars.
Cela commence par une rencontre à la terrasse d’un café parisien. Sacha, le narrateur, aimerait oublier ses petits boulots et percer enfin comme comédien. Mais pour l’instant, il fait surtout de la figuration, comme dans ce Malade imaginaire où il a un petit rôle. Très vite, il n’écoute plus ses partenaires, car il est subjugué par une femme attablée un peu plus loin. Et si sa tentative d’approche est plutôt maladroite, il parvient tout de même à laisser son numéro de téléphone à Tess, la belle inconnue.
Contre toute attente, elle va le rappeler pour… lui proposer un rôle. Les médecins lui ont conseillé d’entourer sa fille malade de figures paternelles, elle qui est née prématurément et sans père. D’abord incrédule, Sacha va accepter et s’inventer un rôle de tonton. Et cette fois, il a un premier rôle qu’il remplit à merveille.
Au fil des ans, il est de plus en plus présent et va finir par accepter de partir avec sa nièce en vacances en Toscane. Tess les rejoindra après une visite à Gênes chez son amie Francesca. Nous sommes le 14 août 2018 et Francesca vit avec son fils au pied du Pont Morandi.
Alors que Sacha passe un bon moment avec sa nièce au parc aquatique, une longue portion du pont s’effondre, écrasant la maison de Francesca, qui parviendra à fuir. Les autres occupants sont portés disparus et ne répondent plus au téléphone.
Sacha ne veut pas affoler Sienna et décide de ne rien lui dire. Mais ce dilemme n’est rien à côté de ce que lui apprend Francesca sur Tess. Victime de violences conjugales, elle a fui son pays et changé d’identité, Sophie Moore devenant Tess Moreau, après que Tom, son compagnon, ait été arrêté avant qu’il ne mette ses menaces de mort à exécution.
«Sacha, tu sais que je suis une incorrigible optimiste, alors ce que Je pense intimement, c’est que Tess ne mourra pas. Mais je suis aussi une pragmatique. J’ai appris à envisager le pire. Sacha, si Tess mourait, non seulement tu n’aurais aucun droit sur Sienna, mais la police remonterait la piste Sophie Moore, tôt ou tard. Les parents de Tess découvriraient l’existence de Sienna, et deviendraient ses tuteurs officiels. À moins que…
Mon Dieu. J’ai compris ce qu’elle s’apprête à dire. Je formule moi-même la suite, d’une voix blanche.
— À moins que Tom ne comprenne que Sienna est sa fille, et n’en demande la garde.»
En prenant la route pour Capalbio et le Jardin des Tarots de Niki de Saint-Phalle avec Sienna, on imagine tout à la fois le flot d’émotions et la difficulté à continuer à faire comme si de rien n’était. D’autant que l’étau se resserre. Comme le lui apprend sa logeuse, Sienna est désormais recherchée par la police. Alors qu’à Gênes, il n’y a aucun signe de vie des victimes, Sacha doit prendre la fuite. Parviendra-t-on à sauver Livio et Tess? Sacha réussira-t-il à échapper à la police? Quand faudra-t-il dire la vérité à Sienna? Comment la parenté de Sophie Moore va-t-elle réagir? Tels sont désormais les enjeux de ce roman que Julien Sandrel mène tambour battant, comme à son habitude.
Entre les mots d’enfant et les combats des adultes, entre l’envie d’un cocon protecteur pour la petite fille et les drames qui ont frappé sa mère, le romancier choisit d’aller, envers et contre tout, Vers le soleil.

Vers le soleil
Julien Sandrel
Éditions Calmann-Lévy
Roman
268 p., 18,50 €
EAN 9782702166376
Paru le 24/02/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, en Grande-Bretagne, notamment à Durham, Cambridge et Douvres, puis en Espagne, à Madrid. Le circuit des vacances passe par l’Auvergne et Saint-Nectaire, puis par la Provence et Marseille, Aix-en-Provence, Sanary, Hyères et Saint-Raphaël avant de gagner l’Italie, à Gênes, à San Casciano, Capalbio, Grosetto, Sienne, Venise, puis sur la route allant vers la Slovénie.

Quand?
L’action se déroule principalement en août 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
IL N’EST RIEN POUR ELLE, MAIS ELLE N’A PLUS QUE LUI…UN BIJOU D’ÉMOTION
14 août 2018. Tess part vers la Toscane, où elle doit rejoindre pour les vacances sa fille Sienna et l’oncle de celle-ci, Sacha. Mais alors qu’elle fait étape chez sa meilleure amie à Gênes, un effroyable grondement ébranle la maison, et tout s’écroule au-dessus d’elle. Une longue portion du pont de Gênes vient de s’effondrer, enfouissant toute la zone. Tess est portée disparue.
Lorsque Sacha apprend la catastrophe, c’est tout leur univers commun qui vole en éclats. Tous leurs mensonges aussi. Car Sacha n’est pas vraiment l’oncle de cette petite fille de neuf ans : il est un acteur, engagé pour jouer ce rôle particulier quelques jours par mois, depuis trois ans. Un rôle qu’il n’a même plus l’impression
de jouer tant il s’est attaché à Sienna et à sa mère. Alors que de dangereux secrets refont surface, Sacha sait qu’il n’a que quelques heures pour décider ce qu’il veut faire si Tess ne sort pas vivante des décombres : perdre pour toujours cette enfant avec laquelle il n’a aucun lien légal… ou écouter son cœur et s’enfuir avec elle pour de bon ?
En attendant, il décide de cacher la vérité à la petite fille, et de la protéger coûte que coûte.

Les autres critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Carobookine
Blog J’adore la lecture

Les premières pages du livre
« Le pont de Gênes, également appelé pont Morandi, est un édifice à haubans mis en service en 1967, afin de permettre à l’autoroute A10 – dite « autoroute des fleurs » – de franchir le val Polcevera, entre les quartiers de Sampierdarena et Cornigliano.
Le 14 août 2018 à 11 h 36, une longue portion du pont de Gênes s’est effondrée.
Le bilan définitif de la catastrophe, établi cinq jours plus tard, fait état de quarante-trois morts et seize blessés.

SACHA
Trois ans auparavant
Je m’appelle Sacha.
J’ai trente ans, j’habite à Paris, je suis comédien, et c’est en référence à Guitry que ma mère m’a nommé ainsi. Voilà pour ma biographie légèrement enjolivée, la version curriculum vitae.
Dans la vraie vie, j’habite une chambre de bonne Porte de La Chapelle, mon prénom résulte de l’adoration de feu ma génitrice pour Sacha Distel, j’essaie d’être acteur mais finis le plus souvent figurant.
Alors puisqu’il faut bien manger et que je ne suis pas allé très loin dans les études, j’exerce tout un tas d’activités : dès lors qu’on ne me demande pas de tuer quelqu’un, je suis assez peu regardant. J’ai été, en vrac, et dans le désordre : baby-sitter, jardinier, guide touristique improvisé pour touristes chinois, serveur, livreur, distributeur de prospectus, promeneur de chiens, participant à des sondages rémunérés (jusqu’à ce que les instituts s’en aperçoivent), homme de ménage, téléconseiller. On m’a même déjà payé pour faire la queue à la place de quelqu’un – oui, ça existe vraiment. Je pourrais essayer de me stabiliser, prendre un job et le garder, mais cela signifierait la fin de mes rêves de théâtre, et je ne suis pas prêt à y renoncer.
Je n’ai jamais connu mon père, et ma mère est morte quand j’avais quatorze ans. D’une overdose, dans la chambre d’hôtel d’un comédien un peu connu qu’elle aimait trop, au point de laisser son fils unique dîner seul, se coucher seul, se débrouiller seul. Je crois qu’on peut dire que je suis un vieux routier de la solitude. J’ai appris dans la douleur à quel point se lier à quelqu’un pouvait rendre malheureux, alors je ne m’attache pas. Je ne me sens bien que dans l’éphémère.
C’est sans doute pour cela que je voue une passion aux représentations fugaces de présents fantasmés : le théâtre bien sûr, mais aussi les haïkus, ces courts poèmes japonais qui visent à dire et célébrer l’évanescence des choses. On est parfois surpris quand je récite un haïku, ça ne colle pas avec ce que je dégage, apparemment : avec mon mètre quatre-vingt-cinq et mon allure sportive, on s’attend plutôt à m’entendre parler de boxe ou de football – les gens sont pétris de préjugés.
*
Lorsque je l’aperçois pour la première fois, je suis dans un café, au cœur du Xe arrondissement de Paris. Elle est en grande conversation avec une amie, à quelques mètres de moi. Sa grâce, son port de tête de danseuse, sa peau diaphane, ses grands yeux clairs mélancoliques, tout en elle aimante mon regard.
Je sors d’une représentation du Malade imaginaire, dans lequel je tiens le rôle ô combien gratifiant d’un apothicaire muet, je suis avec un groupe de collègues comédiens, mais je ne les écoute que distraitement, car j’observe cette inconnue du coin de l’œil. Quand son amie l’embrasse et quitte le bar, elle reste seule, quelques instants. J’hésite. Je n’aborde jamais une femme de cette façon. Éphémère n’est pas synonyme d’inconséquent, et je n’aime pas l’idée que l’on puisse me prendre pour un dragueur. Mais je ne peux pas faire autrement. Quelque chose en elle m’attire irrésistiblement. Si je n’y vais pas, je le regretterai.
Je prends une grande inspiration, et mon courage à deux mains. Un frisson parcourt mon corps, lorsque je m’élance vers elle. Je l’aborde, lui propose un verre, qu’elle refuse poliment. Je propose une verveine, elle refuse en souriant. Je propose de l’épouser, elle refuse en éclatant de rire. Sa beauté est encore plus évidente, à cette distance réduite. Elle me fixe étrangement, je prends ses œillades pour des encouragements… jusqu’au moment où elle m’assène « vous avez du noir, là », en désignant une coulure le long de ma joue droite. Et merde, j’avais oublié que j’étais encore maquillé. Je saisis l’occasion pour entamer une vraie conversation, elle continue de sourire, mais soudain son visage se crispe. Elle me lance un « je dois y aller, désolée… », rassemble ses affaires, dépose de la monnaie sur la table, se dirige vers la sortie. Comme si un mécanisme d’autodéfense venait de se mettre en branle, lui intimant l’ordre de fuir, sur-le-champ.
Je ne peux pas la laisser partir comme ça. J’attrape une serviette en papier, y note mon numéro de téléphone et improvise un pseudo-haïku :
Sacha – avec ou sans mascara
J’anime vos soirées, vos bar-mitsva,
votre vie.
(Rayer les mentions inutiles.)
Je cours dans la rue, lui tends la missive. Elle me regarde comme si j’étais un extraterrestre. Elle rit de nouveau, se saisit du bout de papier, puis s’éloigne.
À cet instant, je pense sincèrement ne jamais la revoir.
Pourtant, quelques semaines plus tard, je reçois un coup de fil inattendu. Elle me propose un rendez-vous, et ajoute un mystérieux : « Ce que j’ai à vous demander n’est pas banal. »
Que peut donc avoir à me dire cette belle inconnue ? Ayant une imagination fertile, je me prends à envisager différents scénarios – la plupart sexuels, il faut bien l’avouer… Ma curiosité est en tout cas aiguisée.
Il est prévu que nous nous retrouvions dans le même café, au bord du canal Saint-Martin. La fébrilité avant un rendez-vous amoureux n’est pas l’apanage des femmes, contrairement à ce que nous ont inculqué des siècles d’histoires de princesses-qui-mettent-des-plombes-à-se-pomponner et de princes-séduisants-sans-effort-ni-artifice. J’essaie différentes tenues… mais je décide d’opter pour la sobriété : jean brut et T-shirt blanc fluide. Je conserve une barbe de trois jours – qui me donne un air plus adulte –, et je coiffe-décoiffe ma chevelure noire aux boucles difficilement domptables.
En sortant du métro République, je prépare mes répliques – chassez l’acteur, il revient au galop. J’hésite à tenter la carte de l’humour, et puis je me dis que ça a plutôt fonctionné lors de notre première rencontre, alors pourquoi pas ? Juste avant d’entrer dans le bar, j’extrais de mon sac à dos de survie professionnelle de quoi ajouter une petite touche personnelle à mon look. Je sais bien qu’en me déguisant, je gagne en assurance : je me sens plus sûr de moi dans un costume de comédien.
J’ouvre la porte, et l’aperçois tout de suite. Aussi lumineuse que dans mon souvenir. Et elle… il lui est impossible de me rater.
— J’ai pensé que sans la coulure noire sur le visage vous risquiez de ne pas me reconnaître. Bonjour, mademoiselle. Je ne sais même pas comment vous vous appelez.
Elle observe en souriant ma joue barbouillée, ma presque révérence. Elle est surprise, amusée, c’est visible. Mais elle bride ses réactions. Elle se lève pour m’accueillir, et me tend la main. Mode formel, donc. J’ai tout à coup un peu honte de ce maquillage noir qui me barre le visage. Je me rends compte que, loin de briser la glace, cette approche clownesque a peut-être créé une distance entre nous. Quel con.
— Je m’appelle Tess. Vous, c’est Sacha, c’est bien ça ?
J’acquiesce pour la forme, tout en sortant un mouchoir et un démaquillant.
— Tess, vous avez un léger accent…
— Je suis anglaise, mais je vis en France depuis longtemps.
Elle parle un français parfait. Le seul indice de son origine étrangère, c’est sa manière de prononcer, quasiment à l’identique, les sons « en » et « on ».
Elle continue, imperturbable.
— Sacha, je vais aller droit au but. Vous m’avez dit être comédien, et vous avez mentionné le nom du théâtre dans lequel vous jouiez le soir de notre rencontre. J’ai fait une recherche sur vous sur le web… et comment dire ? J’ai remarqué que votre carrière d’acteur comporte… quelques périodes creuses. Ne le prenez pas mal… mais je me suis dit que vous cherchiez peut-être un complément de revenu.
— Je ne le prends pas mal, mais comme entrée en matière vous avouerez qu’on a connu plus sympathique qu’une analyse critique de CV…
— Pardon, je ne voulais pas… Pardon, vraiment.
Elle baisse les yeux. Semble désolée. Sincèrement. Maladroite, désolée, désuète aussi dans sa façon de se tenir, dans ses gestes, dans ses mots. Un certain charme nineties, accentué par cette pince de collégienne qui orne sa chevelure dorée. Elle m’attire, sans que je puisse vraiment me l’expliquer.
Je lui souris, l’encourage à poursuivre, tout en finissant de me démaquiller.
— Sacha, j’ai un travail à vous proposer. Rémunéré, bien sûr.
Elle plante ses yeux dans les miens. J’y décèle une ombre, troublante, singulière, qui s’estompe vite. C’est étrange, cette sensation, alors même que son regard est très bleu. L’espace d’un instant, j’ai cette image de romance bas de gamme qui me traverse : ses yeux sont pareils à des lacs. Ça a l’air idiot dit comme ça, mais ils en ont la couleur et la profondeur, à la fois translucide et opaque, attirante et inquiétante. Elle prend une grande inspiration, puis se lance.
— Sacha, j’aimerais que vous soyez le père de ma fille.
Je la regarde avec des yeux ronds. Et un sourire mi-amusé, mi-lubrique. Elle se rend compte de l’absurdité des mots qu’elle vient de prononcer, et éclate de rire.
— Je suis maladroite, ça n’est pas ce que je voulais dire !
Elle continue de glousser quelques secondes. Lorsqu’elle rit, des petites rides apparaissent au coin de ses yeux, allongeant son regard. Quel âge a-t-elle ? Je dirais vingt-sept, vingt-huit ans, soit deux ou trois ans de moins que moi. Elle s’éclaircit la voix, boit une gorgée d’eau, se reprend.
— J’ai une fille de six ans. Elle s’appelle Sienna. C’est une enfant… particulière. Elle traverse une passe difficile. Je travaille beaucoup, elle est souvent seule, j’ai essayé de l’inscrire à des activités, au centre de loisirs, mais elle n’y est pas heureuse. La psychologue scolaire m’a conseillé de l’entourer d’autres adultes, d’autres figures d’autorité. Or, je suis assez solitaire…
Je ne comprends pas bien en quoi cela me concerne, mais elle n’a pas fini.
— J’ai vu un reportage, il y a quelques jours. À propos d’un comédien, au Japon, qui endosse des rôles… dans la vraie vie. Une sorte d’acteur pour clients privés, qui, selon la demande, peut jouer un meilleur ami, un mari, un proche éploré lors de funérailles. Le reportage suivait des clients de cet homme, qui expliquaient à quel point son intervention les aidait à combler des failles, dans leur vie. Son entreprise a beaucoup de succès, apparemment. Mais je n’ai pas trouvé d’équivalent en France.
Elle marque une pause. Dirige ses yeux azur vers les miens. Je crois avoir compris ce qu’elle me demande. Pure folie.
— Sacha, je voudrais donner à ma fille une image de son père, ainsi qu’une présence masculine à laquelle elle puisse se raccrocher. J’aimerais vous proposer de jouer ce rôle auprès d’elle. Vous pourriez prétendre être un proche du père de Sienna, quelqu’un qui l’aurait bien connu dans sa jeunesse, et qui ne l’aurait plus revu depuis. Vous seriez libre d’inventer la vie rêvée de ce père, et de la lui raconter. Il s’agirait de quelques après-midi par mois, pas plus.
Et merde, sous ses apparences de normalité, cette femme est une cinglée. OK, j’aime les filles originales, mais celle-ci est un cran au-dessus. On est bien loin du rendez-vous galant que j’espérais.
— Vous plaisantez, je suppose ? Et le père de votre fille, où est-il ?
La question est cruciale. Sensible aussi, étant donné la fébrilité que je décode soudain, à travers les mouvements de ses mains.
— C’était un homme d’un soir. J’étais jeune, j’avais trop bu. Je ne connais même pas son nom. Je ne sais rien de lui, je ne l’ai jamais revu, n’ai jamais cherché à le revoir. J’élève ma fille seule, depuis toujours.
Je réfléchis quelques instants. Elle reste calme, silencieuse. Crispée, aussi.
— Pardon Tess, mais vous n’avez pas de famille ? Pas d’amis ? Ou bien vous ne pourriez pas simplement lui dire la vérité, à votre fille ? Qu’elle ne connaîtra jamais son père, mais qu’il faut avancer quand même ? Moi je n’ai jamais connu le mien, et ma mère est morte quand j’avais quatorze ans. Eh bien j’avance, malgré tout. Pas très vite, pas très loin, mais je fais de mon mieux.
— Je n’ai personne sur qui compter, au quotidien. Vous trouvez peut-être cela pathétique, mais c’est comme ça. Et je suis désolée pour vos parents.
— Vous ne pouviez pas savoir.
J’observe son visage, son regard. Cherchant à y déceler ses motivations profondes. Elle ne me dit pas tout, c’est évident. Une image me traverse. Ma mère, ses hommes d’un soir, sa solitude, ses espoirs déçus. Je secoue la tête, ma mère n’a rien à faire là. Et puis cette fille n’a pas l’air d’une droguée.
Je devrais prendre mes jambes à mon cou, me tirer vite et loin. Mais, je ne sais pas pourquoi, je reste scotché à ma chaise. À poursuivre cette discussion surréaliste. Peut-être parce que la douleur que je pressens derrière la demande de cette inconnue m’émeut plus que je ne veux bien me l’avouer. Il y a en elle des cicatrices auxquelles je ne peux rester insensible. Comme un écho de ma propre histoire. Je suis bien placé pour savoir que l’on a parfois besoin d’un peu d’aide pour pouvoir regarder l’avenir en face. Cette jeune femme a un sacré culot, un sacré courage de venir me demander ça. De quoi protège-t-elle sa fille ? Que cherche-t-elle exactement, par cette demande désespérée ?
— Sacha, je vois bien ce que vous pensez. Vous me croyez folle, et vous avez sûrement un peu raison. Nous n’avons pas parlé argent, mais je peux vous proposer cinq cents euros par mois. Pour une après-midi par semaine.
Ah oui, quand même. Pour moi qui jongle entre mes allocations d’intermittent et mes petits boulots, c’est loin d’être négligeable.
— Si je fais deux après-midi par semaine, vous montez à mille balles ?
— N’exagérez pas.
Elle sourit. Moi aussi.
— Tess, vous ne me connaissez pas. Qu’est-ce qui vous fait penser que je serai à la hauteur de ce que vous espérez ? Que je ne suis pas un criminel sans foi ni loi, ou un pédophile ?
— Disons que c’est une intuition, un alignement de planètes. Le reportage japonais est arrivé peu après notre rencontre. Et j’avais gardé votre petit mot, puisqu’on n’est jamais à l’abri d’une organisation de bar-mitsva intempestive…
Elle accompagne cette dernière phrase d’un demi-sourire, et baisse les yeux.
— Bien évidemment, je serai présente à vos côtés lors des premiers rendez-vous. J’aime ma fille plus que tout. Je ne prendrais jamais aucun risque.
Nourrissant plus d’ambition de séduction de cette jeune femme que de rêves de parentalité, je dois avouer que l’argument « je serai présente à vos côtés » fait mouche. Et puis je ne peux pas me permettre de cracher sur une telle somme. Au fond, que me propose-t-elle ? Cinq cents euros mensuels pour me transformer en conteur, et passer une après-midi par semaine avec elle et sa fille. On a connu pire.
Je dois être un peu dingue moi aussi, car ce job incongru m’excite beaucoup. Je ne sais pas dans quoi je m’embarque, mais j’ai envie d’accepter.
— Sacha ? Qu’en pensez-vous ?
J’en pense que j’ai déjà plein d’idées concernant la vie rêvée de ce père…
— Si – et je dis bien si – j’étais d’accord, ce serait à une condition : rester entièrement libre. Pouvoir mettre fin à ces séances quand bon me semble. Ne vous inquiétez pas, si cela devait arriver, je ne partirais pas comme un voleur, sans explication ni au revoir auprès de votre fille.
— Votre demande me semble légitime, et plutôt saine à vrai dire. Vous verrez, Sienna est une petite fille merveilleuse. Et je ne dis pas ça parce que c’est ma fille. Vous vous en rendrez vite compte.
Elle se lève, me tend la main. Je prends sa paume dans la mienne, et la garde un peu plus longtemps que nécessaire. Je crois déceler une légère rougeur sur son visage. Sur le mien aussi – et je sais qu’elle n’est pas seulement due au démaquillant.
Un dernier silence. Une dernière hésitation, de part et d’autre.
— Alors à bientôt, Sacha ?
— À bientôt, Tess. »

Extrait
« Sacha, tu sais que je suis une incorrigible optimiste, alors ce que Je pense intimement, c’est que Tess ne mourra pas. Mais je suis aussi une pragmatique. J’ai appris à envisager le pire. Sacha, si Tess mourait, non seulement tu n’aurais aucun droit sur Sienna, mais la police remonterait la piste Sophie Moore, tôt ou tard. Les parents de Tess découvriraient l’existence de Sienna, et deviendraient ses tuteurs officiels. À moins que…
Mon Dieu. J’ai compris ce qu’elle s’apprête à dire. Je formule moi-même la suite, d’une voix blanche.
— À moins que Tom ne comprenne que Sienna est sa fille, et n’en demande la garde. » p. 94

À propos de l’auteur
SANDREL_Julien_©p_LourmandJulien Sandrel © Photo P. Lourmand

Julien Sandrel a 39 ans. La Chambre des Merveilles (Prix Méditerranée des lycéens 2019, Prix 2019 des lecteurs U), son premier roman, a connu un succès phénoménal en librairie. Vendu dans vingt-six pays, il est en cours d’adaptation au cinéma. Suivront La vie qui m’attendait (2019), Les étincelles (2020) et Vers le soleil (2021), (Source: Éditions Calmann-Lévy)

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La fièvre

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En deux mots:
Un homme qui s’effondre en pleine rue, un bateau mis en quarantaine, une épidémie dont on ne connaît pas l’origine va frapper des milliers de personnes, provoquant un vaste mouvement de panique. Cela se passait en 1878 sur les bords du Mississipi.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Les ravages de l’épidémie

C’est avant la pandémie que Sébastien Spitzer s’est mis à l’écriture de La fièvre, qui raconte l’épidémie qui a frappé le Sud des États-Unis en 1878. Le parallèle avec la pandémie de 2020 est saisissant et prouve une fois de plus la capacité des romanciers à saisir l’air du temps.

Si Sébastien Spitzer n’aime rien tant que varier les plaisirs et les époques, il sait aussi plonger dans l’Histoire pour se rapprocher des thématiques très actuelles. Ces rêves qu’on piétine, son premier roman couronné de plusieurs prix, dressait un portrait saisissant de Magda Goebbels et posait tout à la fois la question du mal, de la maternité et du devoir de mémoire. Le cœur battant du monde, en retraçant la rencontre entre Karl Marx et Friedrich Engels dans un Londres qui s’industrialisait à grande vitesse, était aussi une réflexion sur l’éthique et le capitalisme. Avec ce troisième roman, il nous entraine aux États-Unis au sortir de la Guerre de Sécession. Les chapitres initiaux vont nous présenter un esclave affranchi rattrapé par des membres du Ku Klux Klan et pendu en raison de sa couleur de peau, Emmy une jeune fille qui fête ses treize un jour de fête nationale et qui espère le plus beau des cadeaux, que son père qui vient de sortir de prison regagne le domicile familial. Mais à bord du Natchez qui vient d’accoster au ponton, elle ne peut l’apercevoir. Enfin, l’auteur nous invite à Mansion House, l’un des bordels les mieux soignés de Memphis où les douze pensionnaires jouissent d’un peu de liberté mais restent sous la surveillance attentive d’Anne Scott, la tenancière française de cette maison des bords du Mississipi. Ce matin, au réveil, alors qu’elle entend fêter le 4 juillet par un bal costumé, ses plans sont contrariés par la découverte d’un client mal en point. Et les premiers soins qu’elle prodigue ne semblent guère le soulager.
Puis nous faisons la connaissance de Keathing, le patron du Memphis Daily, qui entend profiter de la fête nationale pour imprimer son plus gros tirage. Il espère que dans l’attente du feu d’artifice on passera le temps à lire son édition du 4 juillet 1878.
C’est alors que deux drames se produisent quasi simultanément. Emmy constate une agitation inhabituelle autour du Natchez censé transporter son père. Les passagers sont sommés de regagner le navire tandis qu’un homme est évacué sur une civière. C’est alors que le malade de Mansion House est pris de folie. Il se précipite tout nu vers la rivière avant de s’écrouler en pleine rue. Deux cadavres et un même diagnostic: la fièvre.
Pour les autorités, la nouvelle ne pouvait tomber à pire moment, car la récolte de coton s’annonce exceptionnelle. Et alors que l’on tergiverse, des nouvelles alarmantes de la Nouvelle Orléans font état d’une épidémie et de morts par dizaines. Keathing ne peut plus reculer la parution de son article. Il doit informer la population. En fait, il va provoquer un vaste mouvement de panique aux conséquences économiques et humaines aussi imprévisibles que terribles.
Si le parallèle avec la pandémie qui a frappé le monde en 2020 est facile à faire, c’est bien davantage la manière de réagir face à ce drame qui est au cœur du roman. Qui va rester en ville et qui va fuir? Qui des sœurs dans leur couvent ou des prostituées dans leur bordel vont se montrer les plus courageuses et les plus solidaires? Comment va réagir le sympathisant du Ku Klux Klan face à la détresse de la communauté noire, plus durement frappée par ce mal insidieux? Qui va se dresser face aux pillards qui entendent profiter du chaos? Les situations de crise ont le pouvoir de révéler certaines personnes, de faire basculer leur destin. C’est ce que montre avec force la plume inspirée de Sébastien Spitzer.

SPITZER_yellow-fever1878Les sœurs de la charité étaient-elles aussi charitables que l’imagerie populaire le laisse entende? © Public Library of America

SPITZER_Martyrs_Park_MemphisLe «Parc des martyrs» de Memphis, dédié aux victimes de l’épidémie. © Tennessee Historical Commission

Pour ceux qui habitent Mulhouse et la région, signalons que Sébastien Spitzer participera à une conférence-rencontre le mercredi 14 Octobre 2020 à 20h à la Librairie 47° Nord. Inscriptions par mail ou par téléphone:
librairie@47degresnord.com 03 89 36 80 00

La fièvre
Sébastien Spitzer
Éditions Albin Michel
Roman
320 p., 19,90 €
EAN 9782226441638
Paru le 19/08/2020

Où?
Le roman se déroule aux États-Unis, principalement à Memphis mais aussi tout au long du Mississipi jusqu’à la Nouvelle Orléans. On y évoque aussi New York.

Quand?
L’action se situe en 1878.

Ce qu’en dit l’éditeur
Memphis, juillet 1878. En pleine rue, pris d’un mal fulgurant, un homme s’écroule et meurt. Il est la première victime d’une étrange maladie, qui va faire des milliers de morts en quelques jours.
Anne Cook tient la maison close la plus luxueuse de la ville et l’homme qui vient de mourir sortait de son établissement. Keathing dirige le journal local. Raciste, proche du Ku Klux Klan, il découvre la fièvre qui sème la terreur et le chaos dans Memphis. Raphael T. Brown est un ancien esclave, qui se bat depuis des années pour que ses habitants reconnaissent son statut d’homme libre. Quand les premiers pillards débarquent, c’est lui qui, le premier, va prendre les armes et défendre cette ville qui ne voulait pas de lui.
Trois personnages exceptionnels. Trois destins révélés par une même tragédie.
Dans ce roman inspiré d’une histoire vraie, Sébastien Spitzer, prix Stanislas pour Ces rêves qu’on piétine, sonde l’âme humaine aux prises avec des circonstances extraordinaires. Par-delà le bien et le mal, il interroge les fondements de la morale et du racisme, dévoilant de surprenants héros autant que d’insoupçonnables lâches.

Les critiques
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Sébastien Spitzer parle de son roman La Fièvre © Production Albin Michel

INCIPIT (Les premières pages du livre)
– Par pitié, laissez-moi !
Il est face contre terre, comprimé par un homme à genoux sur sa nuque. Sa pommette et son front tassent le sable du sentier. Un filet de sang dégoutte sous lui comme la poisse. Combien sont-ils ? Quatre ? Cinq ? Tous portent des toges blanches.
L’un d’eux pèse sur son dos et lui déboîte les bras, coudes aux reins, pognes au dos.
– Ahhh ! Pour l’amour de Dieu, je vous en prie. J’ai rien fait.
Un autre lui lie les chevilles si fort qu’il entrave ses artères. Son pouls bute contre le chanvre. Il a la bouche dans le sable et son cri s’y enterre parmi la bave et ce branle-bas d’effroi qui coagule. Un homme rôde en retrait, chasseur tapi dans l’ombre. C’est lui le chef de ces mauvais génies en toge qui hantent les campagnes depuis des mois maintenant, semant les cadavres, éparpillant le drame et ravivant l’idée que naître noir est une malédiction.
Quand on est né esclave, mourir est un fait comme un autre, une douleur de plus, un mauvais jour de trop. Son père l’a vécu dans sa chair. Il est mort aux champs, épuisé de fatigue. Son grand-père succomba d’une balle dans la nuque. Il avait soixante ans et souffrait de partout. Mais pas lui. Plus maintenant. Il a été affranchi. Il est devenu libre. Un homme parmi les hommes. Il a le droit de vivre et de rêver sa vie sans penser à la mort. Il s’y est habitué depuis la fin de la guerre, la victoire de Lincoln et les lois votées pour libérer les Noirs, faire taire les fouets des maîtres, les coups des contremaîtres. Libres enfin ! Quel miracle ! Il s’est mis à rêver de lundis, de l’école pour ses enfants, d’un emploi dans le commerce, de dimanches en prières et de semaines qui se ressemblent.
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
Le pire des refrains s’est accroché à ses lèvres.
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
Les toges blanches le relèvent. Leurs visages sont cachés. La lune cruelle éclaire la scène d’un crime en cours.
Il voit son ombre au sol, pas plus noire que leurs ombres. Ils sont cinq contre lui. Cinq juges de mauvaise foi. Cinq silhouettes masquées et un nom murmuré :
– Keathing, viens m’aider !
Son instinct prend le pouvoir. Serrer les dents. Faire le dos rond. Attendre. Se taire. Pleurer un peu, puisque ça dure. Pleurer, ça fait du bien, c’est souffrir en silence. Tenir. Tenir bon.
Très jeune, avant la guerre, son père lui avait appris à cousiner la douleur, à débecter ses rages. Il lui avait dit que s’il s’abandonnait à cette douleur comme à ces rages, il ne ferait qu’attiser le drame noir.
Rien n’y fait.
Le mauvais sort s’acharne. Seul un chien se dévoile. Tel quel. Plein de crocs enfoncés dans le muscle de sa cuisse. Il souffre. Aveuglément face à cet animal, avec des yeux de nuit noire et une haleine sauvage. Le chien cesse de grogner et lève mollement la patte sur le poteau devant. Il marque son territoire de quelques gouttes d’urine pendant que l’ancien esclave implore ses bourreaux blancs :
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
En vain.
L’un d’eux serre sa trachée pour qu’il ouvre la bouche. Il fourre deux doigts dedans. Il enfonce un chiffon plein de flotte dans sa gueule. Lui tente de résister, secoue un peu le tronc et attire le chien. Il n’entend même plus ses grognements furieux. Il a pris le même muscle et mord.
– Faut pas traîner, murmure une voix.
Soudain, tout s’atrophie. La bête a lâché prise. Une chouette froisse l’air. Un coassement annonce l’accouplement de crapauds. Son cœur bat si fort qu’il pourrait exploser. Combien de temps encore ? Combien de temps avant de mourir ?
Une corde fend l’air et cogne contre un poteau. Les nœuds de chanvre crissent sur un rondin de bois. Il compte plusieurs brassées.
– Tu vas trop loin ! dit celui qu’il a pris pour leur chef. On devait simplement lui faire peur. Pas ça !
« Ça », c’est le mot qui l’achève. « Ça », c’est l’idée qui gomme tous les « pourquoi », les « par pitié ».
– T’es pas obligé de rester là.
Une main le pousse devant. Une autre le maintient droit, debout, calé contre ce poteau transformé en potence, comme un mât d’injustice dressé devant une lune bien blanche, bien complice.
Les hommes et le chien-loup s’activent dans son dos. Comme sa jambe se dérobe, il s’adosse au poteau, jette un dernier regard vers la grande ville au loin, la vallée qui serpente et les champs qui se déclinent, noir sur noir, jusqu’au bout de l’horizon. Il les connaît par cœur, chaque pousse, chaque travée. Cette vie est un boyau d’enfer, une fosse de Babel. Il y avait cru pourtant à ces lois, à ces mots. Il ne peut plus se défendre quand ils lui passent la corde au cou, et prie.
– Notre Père qui êtes aux cieux, que Votre nom soit sanctifié. Que Votre règne arrive.
Comme il n’a plus de prise, mais juste la honte de grommeler des mots qui finissent en charpie, il se résigne. Il ferme lentement les yeux. Il prend la mesure de l’instant qui le sépare de l’éternité.
– Amen.
Une pulsation cardiaque. Encore une. Un autre battement. Le dernier ? Sa vie à rebours sature sa mémoire. Toutes ces images passées surgissent en tornade. Il voudrait effacer la douleur qui l’empêche de se remémorer le visage de cette fille, dans la cabane d’en face. Elle préférait sourire au lieu de lui répondre. Elle avait de fines hanches et des épaules si droites que tout son corps semblait en équilibre en dessous, comme le fléau d’une balance. Elle avait le front suave. Un sourire à mille dents. Des yeux bruns, grands et vifs, qui guettaient la gaieté. Il aurait pu l’aimer. Lui faire plein d’enfants. Il tremble de regret. Elle serait devenue sa nouvelle femme et ils auraient élevé une tripotée de gosses. Si seulement il avait traversé la rue entre elle et lui.
Il sent le nœud qui serre. Il va finir sa vie au bout de cette fourche fruste, dans ce cercle formé par un bout de chanvre torsadé, les pieds ballottant vaguement, scruté par les corbeaux et ses cinq bourreaux. Le rituel est en cours. Il n’y a plus rien à faire.
La corde crisse et serre. Un papier sort d’une poche. Pendant que sa langue cogne contre le bout de tissu, des mots chargés d’absurde encrassent la nuit. Ils récitent :
– Au nom des Chevaliers Immortels protecteurs de la race,
Au nom du Grand Cyclope garant de notre avenir,
Au nom de la Cause perdue et de ses humiliés,
L’Empire de l’Invisible et le Soleil Invincible t’ont condamné à mort.
La suite s’est perdue au fond de son âme.
Demain, quand Memphis s’éveillera, la ville découvrira son corps bien vertical, bien aligné. Des gens passeront devant lui et feront des commentaires, gênés ou amusés. De longues heures s’écouleront avant que l’un d’eux estime que c’en était assez, qu’on en avait assez vu des Noirs suppliciés.
On fera une prière et on citera son nom. On chantera, un peu, à voix ténue et triste, comme on chante à chaque fois pour ceux qu’on a punis parce qu’ils avaient le tort de croire que même noir on pouvait être libre. On le mettra en terre et on parlera de lui au passé, comme des autres. C’est comme ça ! C’est le Sud.
Emmy dort encore. Rabougrie dans son lit. Ses bras adolescents agrippent le balluchon qui lui sert d’oreiller. Des soubresauts remontent le long de son échine, parfois jusqu’aux épaules, bifurquent vers son visage et impriment à sa bouche d’étranges balbutiements. Elle fait des bruits de succion, bave et grogne puis replonge dans son rêve.
Le jour s’est pointé charriant les bruits de la ville. Des rires. Des pas. Le couinement d’un essieu. Les sabots d’une mule butant sur un caillou qui éclate sous ses fers.
Une brise trimbale l’odeur d’une poudre lointaine, de celles dont on faisait les balles, autrefois, pendant la guerre, quand des Bleus tuaient des Gris par centaines de milliers. Emmy était presque là, dans le ventre de sa mère. Elle attendait que la paix soit signée pour montrer le bout de son nez.
Une explosion retentit.
– Papa ? demande-t-elle en sursaut, fouillant les coins de la pièce et tombant sur sa mère qui s’approche, lentement, de sa démarche peu sûre.
– T’as encore fait une crise, ma fille chérie ?
Emmy tarde à répondre, le temps de faire le tri entre ses attentes et ses rêves, le vrai et ce qu’elle voudrait.
– Non. Pas cette fois. Je ne crois pas, en tout cas. J’ai pas mal aux épaules, dit-elle en s’étirant. Ni à la nuque. Non, maman. C’était pas une crise nerveuse. Je crois que c’était plutôt une sorte de cauchemar. Je suis en retard ?
Sa mère lève le nez et estime l’heure du jour.
– Non. Pas encore. Je n’ai pas entendu la cloche du débarcadère.
Le visage de sa mère est teinté de brun sale. Ses yeux opalescents fixent toujours leur néant, mais elle sent et entend bien mieux que les voyants. Elle le saurait déjà si son père était là. Ses sens ne la trompent pas.
Emmy frotte ses paupières comme pour chasser ses mauvais songes. Mais des images s’accrochent. Le visage d’un homme.
Un paquet de bonbons dans un sachet de papier, bombé, comme rempli d’air. Emmy tendait les mains vers le cadeau de son père. Elle allait s’en saisir, mais il a éclaté comme une de ces baudruches que les gosses du quartier gonflent et font exploser lors de chaque carnaval. Et puis tout s’évanouit. Les bonbons et son père, ses attentes bernées. Depuis le temps qu’elle attend. Elle a tout un stock d’espoirs déçus à cause de lui. Sa tête en est farcie, et parfois elle se dit que ces crises étranges, ces spasmes épileptiques sont dus à ce trop-plein de dépits, à ces désillusions qui pourrissent au fond d’elle. Comme si elle les refoulait. C’est son père. C’est comme ça. Il a toujours été celui qui trompe son monde.
Dans les rues de Memphis, la grande fête s’annonce. Une partie de la ville va bientôt célébrer le jour de l’Indépendance. La pétarade commence. Des tas de déflagrations accompagnent les rires des gamins extasiés.
Emmy se penche par la lucarne. Les commerces sont fermés. Deux hommes endimanchés longent le trottoir d’en face. Un autre les salue. Emmy cherche les enfants et, en tendant le cou, voit une femme qui rabat un pan de sa longue jupe avant de traverser. Elle est jeune. Ses cheveux brun-roux tombent en guirlandes d’anglaises. Ses bottines sont couvertes de poussière et ses talons de bois battent les trottoirs de guingois, parfois mités, souvent branlants.
Au carrefour de Madison, en plissant les yeux pour contrer le soleil, elle distingue des fumerolles, des panaches d’explosifs et une bande de gamins accroupis dans un coin autour d’une allumette qui s’approche d’une mèche. Le feu prend. La mèche crépite et fume et les enfants éclatent plus vite que l’explosion, laissant dans leur sillage des crépitements de rire.
– Cessez ! lancent des vieilles barbes aux fenêtres.
Emmy se retourne.
– T’es sûre qu’il n’est pas arrivé ?
Sa mère lui tend la robe qu’elle avait mise de côté. Toujours au même endroit, sur la chaise près de leur lit. Elle l’aide à s’habiller.
– Tu es tout énervée, ma fille. Calme-toi ! Tu sais bien qu’avec lui…
– Cette fois j’y crois, maman. Je suis sûre qu’il va venir.
Emmy palpe la lettre dans sa poche. C’est sa seule lettre de lui. La première en treize ans. Elle ne l’a jamais vu ni même entendu. Mais ces mots sont de lui. Billy Evans. Il écrit qu’il viendra par le vapeur le jour de son anniversaire.
Elle n’a qu’une vague idée de lui, forgée année après année, comme les pièces d’un puzzle. Elle se l’est représenté par la grâce des mots, des souvenirs semés chez les uns et les autres. D’abord ceux de sa mère qui répète souvent qu’il était grand et beau. Parfois, elle ajoute qu’il était pareil au fleuve, obstiné, impétueux, comme s’il avait quelque chose à prouver au monde, une revanche à prendre sur les obstacles dressés en travers de sa route…
« Qui pourrait redresser ce que Dieu a fait courbe, ma fille ? Hein ? Dis-moi ? Qui a ce pouvoir-là ? On n’oblige pas les étoiles à suivre un chemin de balises. Ton père est né comme ça, avec ses courbures. Toutes les jetées cherchant à l’orienter, toutes les digues visant à le contraindre, les pieux, le rabotage sont restés sans effet. »
Ensuite, elle se taisait, gardant le reste pour elle. Emmy a dû puiser à d’autres sources pour savoir. Chez des voisins. Chez des gens de passage. Dans la rue. Dans les champs. N’importe où. L’image de son père a gagné en nuances. Tous disaient qu’il était beau, certes, mais qu’il avait surtout la beauté des escrocs, de quoi désarmer les doutes, et une faconde à rouler les sceptiques. Emmy serrait les poings, souvent. Elle voulait les faire taire, tous ceux qui s’acharnaient sur les mauvais côtés de son père. D’autres présentaient les choses autrement. Pour eux, son père avait un don. Il était plus habile que le caméléon et plus malin qu’un comédien de la côte.
« Ton père ! Ah ça, ton père ! C’était quelqu’un, celui-là ! Billy avait le don de soumettre les esprits le temps d’y glisser une idée un peu folle, son idée, et de l’y faire germer. Si bien que les autres, y croyaient qu’ils avaient une idée bien à eux, un beau projet, comme celui de l’hôtel, et y se mettaient à l’œuvre. Il avait ce don-là. On peut dire qu’il savait provoquer l’ambition. Il semait la confiance. Après, pour la récolte… c’était une autre affaire. »
C’est ainsi que sur Main Street, dans le quartier commerçant, surgirent des fondations. Un hôtel allait naître. Le charpentier œuvrait. Le maçon s’activait. Un étage fut dressé puis le chantier cessa. Il fallait de l’argent et le compte n’y était pas. Le promoteur s’efforçait de convaincre les banquiers que l’argent arriverait, qu’il avait une idée et que, la guerre finie, il ferait des bénéfices. Quand il se retourna, Billy n’était plus là. Il avait disparu, avec quelques dollars, une avance pour l’idée de ce projet farfelu. Le promoteur paya, fut ruiné et finit par grossir les rangs de ceux qui maudissaient le nom de son père.
« Billy ! Quel numéro ! Billy ! Billy Evans ! Mais Dieu qu’il était beau. Et cette beauté-là, elle n’était pas volée. Normal qu’il ait pris la plus belle de Memphis. Ta mère, Emmy. Ton père était si beau. »
Les yeux vert printemps. Des dents plein la bouche. Et le reste, Emmy le jette dans l’eau du fleuve avec les grandes gueules de ces alligators qui se repaissent du mal et ruminent tout le bon. Pourvu qu’ils s’en étouffent, qu’ils finissent ventre en l’air.
Billy.
Son père.
Imaginé par elle et condamné par eux. Plus malin que tous les autres. Puni de penser plus vite. Condamné à se taire. Purgeant une peine au loin, parce qu’il s’était fait prendre, une fois de plus, une fois de trop. Emmy mit des années à comprendre le vrai sens des mots « peine de prison ».
Elle se disait qu’elle aussi était condamnée, à la même peine que lui. La peine de ne pas le voir. Elle s’était persuadée qu’ils étaient tristes ensemble, tous les deux, loin l’un de l’autre. Pas besoin de se voir pour s’aimer. Sa mère le lui prouve chaque jour. Elle l’aime aveuglément.
Dans quelques heures, les rues de Memphis seront toutes noires de monde. Il y aura des couleurs accrochées aux fenêtres. Des fanions rouges, blancs, bleus. Des essaims d’inconnus échappés des hameaux situés en amont du grand fleuve ou de plus loin encore. Il y aura une fanfare, comme chaque année. Les anciens soldats noirs porteront l’uniforme des Zouaves avec leur gilet rouge et joueront de longues heures, en remontant Main Street jusqu’à l’embarcadère, comme tous les 4 Juillet depuis la fin de la guerre.
Emmy est impatiente. Le jour de l’Indépendance est aussi celui de son anniversaire. Elle a treize ans.
Elle voit la moue de sa bouche, qui ravale sa phrase pour ne pas briser le sort. Tout est dans le silence de sa mère et ses sourcils relevés en accent circonflexe comme une paire de mains jointes qui pointeraient vers le ciel. Elle espère. Sa mère prie pour qu’il vienne. Billy. Il n’était pas si mauvais. Il l’a vraiment aimée. Et elle, elle l’adorait. Son beau génie de père, chevalier d’industrie comme disent les pédants, ceux qui se payent de mots et crèvent la gueule ouverte de n’avoir rien osé. Son père a écrit qu’il allait revenir pour les sortir de là, de cette misère de peau, de cette cabane d’esclaves.
– Tu sais maman, j’ai réfléchi.
– Oui ma fille.
– En attendant qu’il achète une ferme, il pourrait dormir là. Je lui laisserais ma place.
– Ah oui ! Et tu dormiras où ?
– J’ai réfléchi. Je dormirai dehors. Et si la ferme est trop chère, il pourra toujours assembler quelques planches pour agrandir notre cabane.
– La nôtre ?
– Oui. La terre est assez dure du côté de la clôture. Je l’ai tâtée du pied hier. Elle est sèche et tassée. Y a pas de trace d’humidité. J’ai bien regardé sur le côté. Il y a assez de terrain pour soutenir des cloisons et un plancher épais.
– Et qui va payer ça ?
Le tintement de la cloche tombe opportunément.
– Vite ! Vite ! Je suis sûre que c’est papa !
Emmy agite ses longs bras. Elle est tout élancée comme le tronc de l’orme devant. Sa chevelure est un houppier. Pas le temps de se coiffer. Elle se met à quatre pattes pour dénicher ses souliers.
Une autre sonnerie retentit. Plus longue. Ça vient de l’embarcadère.
– Tant pis. J’ai pas le temps, dit-elle en sortant pieds nus.
Elle enjambe la clôture, traverse Madison et remonte vers le fleuve. Sa jupe enveloppe ses jambes et virevolte sous elle telle une méduse folle. Elle court comme les enfants, sans se soucier des regards en coin des femmes et des hommes sur ses longues cuisses fuselées. Elle court à perdre haleine, fixant les cheminées du bateau qui approche avec ses deux gaillards, l’un à la proue, l’autre à la poupe, et sa grande gueule béante comme celle d’un poisson-chat. Emmy ne cille même pas, de peur que si elle lâche sa cible des yeux elle fasse demi-tour, ou pire, disparaisse.
Ses pieds nus frappent le sable. Son cœur choque sa poitrine. Ses mains vont chercher loin devant comme si elle pouvait raccourcir la distance qui la sépare du quai. Elle a la bouche ouverte et le ventre vide depuis la veille. Légère ! Si légère ! C’est son anniversaire et son père va venir pour elle.
Des mouettes rasent le fleuve. Elles sont remontées de l’embouchure, en aval, à des centaines de miles. Il y a foule près du quai. Des dizaines de dos d’hommes et de femmes s’agglutinent.
Sur le pont du Natchez, le capitaine sonne trois coups secs. C’est le signal donné au machiniste en salle. Les deux cheminées crachent ce qui leur reste de fumée. La roue à aubes ralentit puis se cale en trouvant le point mort. L’équipage remonte les coursives. Il y a beaucoup de courant. Depuis la crue de juin, il a encore gagné et contrarie l’accostage.
Le visage barbouillé du mécanicien surgit d’un hublot de bâbord. Le navire vire lentement. Il a dépassé le pont. Sa proue pointe vers l’aval. Un sifflement retentit. Soudain, sa roue repart, mais à rebours cette fois, plus puissante, plus vaillante. Ses larges tambours brassent des mètres cubes d’eau, frappant de toutes leurs forces comme pour régler leurs comptes avec ce maudit fleuve. Les tambours cognent si fort que des éclats de racines valdinguent alentour.
Emmy en a déjà vu, des approches mal finir. L’an dernier, un triple pont bien plus gros que le Natchez a fini par le fond.
En haut de la passerelle, un matelot pivote et jette devant lui la glène de cordage. Un badaud sur le quai s’en empare et la noue. La passerelle se déploie. C’est bon ! Tout va bien. La foule s’avance. Emmy cherche sur le pont, parmi les passagers, le visage inconnu de son père, comme l’aimant cherche la paille. Elle guette l’évidence, armée de tous les indices qu’elle amasse depuis des années. Grand. Blond. Yeux clairs. Aujourd’hui la trentaine. Pourvu qu’il tienne parole. »

À propos de l’auteur
SPITZER_Sebastien_©Astrid-di-CrollalanzaSébastien Spitzer © Photo Astrid di Crollalanza

Sébastien Spitzer est traducteur et journaliste. Son premier roman Ces rêves qu’on piétine a reçu un formidable accueil critique et public. Il a été le lauréat de nombreux prix (prix Stanislas, Talents Cultura, Roblès). Avec Le Cœur battant du monde, il fut finaliste du Goncourt des Lycéens 2020. (Source: Éditions Albin Michel)

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L’été en poche (8): Oublier Klara

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En 2 mots:
Iouri revient à Mourmansk 23 ans après, au chevet d’un père mal-aimé qui va mourir. L’occasion d’en apprendre davantage sur Klara, la mère qui a été arrêtée alors qu’il n’était qu’en enfant et qu’il ne plus jamais revue. Commence alors une exploration sur trois générations, pleine de bruit et de fureur.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Oublier Klara
Isabelle Autissier
Le livre de Poche
Roman
312 p., 20 €
EAN 9782253934400
Paru le 10/06/2020

Les premières lignes
« IOURI
Retour à Mourmansk
C’était l’heure sublime.
Iouri n’avait pas demandé une place au hublot, mais l’avion était loin d’être plein et il s’y était glissé. Il savait qu’il serait incapable de lire ou de se concentrer sur quoi que ce soit. Mieux valait regarder le paysage qui agissait comme une hypnose apaisante. Huit mille mètres sous lui s’étendait un blanc sans fin, à peine tranché, çà et là, d’une route sombre, dont on ne pouvait dire où elle conduisait. Les lacs gelés renvoyaient un éclat bleuté, la forêt alignait ses troncs bruns qui n’avaient pas retenu la neige. Ailleurs, blanc, blanc, blanc.
Alors que le soleil tangentait l’horizon, le rose et le pourpre s’imposèrent. La neige semblait flamber. La couleur du ciel allait du jaune orangé à l’ouest au noir à l’est. Il aurait voulu être dans le poste de pilotage pour embrasser l’ensemble de ce lavis et savourer ces minutes. Ses souvenirs d’un tel panorama dataient de près de trente ans, sur un chalutier de fer, quelque part loin au nord. Depuis, l’éclairage urbain lui avait toujours masqué l’arrivée de la nuit. Il sentait que ce spectacle était fait pour lui seul, pour l’aider à retisser les liens avec ce passé qu’il s’apprêtait à affronter.
La gloire des couleurs ne dura que quelques minutes, puis tout sombra dans le sépia, et enfin le noir prit possession de l’espace. Seule une lueur, sur la gauche de l’appareil, signalait leur destination.
– Mesdames et messieurs, nous allons prochainement atterrir à Mourmansk, veuillez regagner vos sièges…
En entendant l’annonce standardisée de l’hôtesse, Iouri perçut ce vieux serrement au niveau du plexus qu’il n’avait plus éprouvé depuis longtemps. Voilà. On y était. Plus d’échappatoire. Depuis qu’il avait pris la décision de revenir, quelques jours plus tôt, il avait évité de penser aux conséquences. En route, il s’était appliqué à se laisser bercer par l’irréalité de ces voyages longs-courriers : foules d’aéroports, queues, cafés insipides, films à la chaîne qui vous laissent comateux et rendent indistinctes les heures du jour ou de la nuit. Il avait toujours comparé la position du voyageur intercontinental à une régression fœtale. Ce qui, aujourd’hui, s’appliquait parfaitement à son cas.
En sortant de l’aéroport, il repéra le coin des « brouettes », les taxis clandestins, grâce aux hommes emmitouflés qui hélaient discrètement les voyageurs. Il avait largement de quoi se payer un vrai taxi mais eut pitié de ces types qui faisaient le planton dans la nuit, espérant quelques roubles.
– Business, Sir ? S’enquit le chauffeur.
Il avait dû repérer la qualité de la valise. La conversation était un passage obligé dans une brouette et un peu de sympathie pouvait rapporter un pourboire. Iouri répondit en russe.
– Oui, inspection de la sécurité de la Route du Nord.
Pourquoi mentait-il ? Parce qu’il était trop long ou trop douloureux d’expliquer qu’il arrivait d’Ithaca, État de New York, pour assister, vraisemblablement, à la mort de son père. Il aurait fallu raconter qu’il n’avait pas mis les pieds en Russie depuis 1994, vingt-trois ans auparavant, et qu’il s’en était enfui en se jurant que c’était pour toujours.
La vieille Mercedes taillait la route, ses phares perçant à peine une purée de microcristaux de glace. Ils quittèrent la forêt, la neige devint noire. La poussière de charbon ! Iouri avait oublié que Mourmansk baignait dans son nuage de polluants, dont celui-ci n’était que le plus visible.
La ville surgit, déserte à cette heure. Il nota le nouveau pont sur la baie de Kola et le quartier neuf qui scintillait sur la berge opposée. Le chauffeur le déposa à l’hôtel Gubernskiy, non sans lui avoir laissé son portable pour une autre fois ou s’il cherchait un endroit pour s’amuser un peu.
Un passeport américain, même avec un patronyme dénonçant l’origine russe, faisait encore son petit effet à Mourmansk. On s’empressa de lui ouvrir une chambre fleurant le désinfectant, mais confortable : lit XXL, écran géant. Avec son couvre-pieds à fleurs et son tableau de chasse au cerf, il aurait pu se croire dans un recoin du Wisconsin ou de l’Alabama.
Il dîna rapidement dans une salle à manger d’un kitsch à pleurer où ne traînaient que trois hommes d’affaires silencieux, et s’abattit dans le grand fauteuil en simili-cuir de sa chambre. Il était temps de sortir de la léthargie du voyage.

L’avis de… Gilles Martin-Chauffier (Paris-Match)
« Isabelle Autissier fait de ce roman un chemin de croix à mi-chemin entre Soljenitsyne et Robinson Crusoé. Un vrai roman d’aventures. Rien d’une lecture d’été pour le bord de mer. Juste un grand livre. »

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Isabelle Autissier présente Oublier Klara. © Production Hachette France

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Sauf que c’étaient des enfants

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En deux mots:
Huit jeunes collégiens sont accusés de viol en réunion et mis en garde à vue. Dans l’établissement scolaire, c’est le choc puis le temps des questions. Fatima a-t-elle dit la vérité? Alors que s’engage la procédure judiciaire, les masques tombent.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Fatima et les huit garçons

Pour son second roman Gabrielle Tuloup analyse un fait divers, l’inculpation de huit collégiens pour viol en réunion. Et fait de «Sauf que c’étaient des enfants» un drame finement ciselé.

Gabrielle Tuloup nous avait impressionnés dès son premier roman, La Nuit introuvable dans lequel un fils retrouvait sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer et qui, avant de sombrer, lui avait laissé une confession épistolaire émouvante qui allait modifier son jugement et sa vie. Pour son second roman, changement d’atmosphère complet, même si là aussi il est question de remise en cause, de jugement trop rapide et de vies qui basculent.
Nous sommes dans un collège de banlieue au moment où, pour les besoins d’une enquête judiciaire, la police demande au principal l’autorisation de consulter les photos des élèves. Devant la gravité de l’affaire – il s’agit d’un viol en réunion – l’homme obtempère. Fatima, la victime, reconnait l’un de ses agresseurs, puis un autre… Au total se sont ainsi huit élèves de l’établissement qui auraient participé à ce fait divers sordide. Et qu’il va falloir mettre en garde à vue, parce que, avec le soutien de sa mère, la jeune fille a porté plainte.
Le principal négocie une façon discrète d’appréhender les suspects: les surveillants iront chercher les élèves dans leur classe et ils seront alors remis aux policiers en civil qui les attendent.
Si les choses se passent sans heurts apparents, on imagine l’onde de choc ainsi créée.
Au plus proche des différents acteurs impliqués dans ce drame, le personnel de l’établissement, du principal aux surveillants, en passant par les enseignants et les élèves, Gabrielle Tuloup décrit cette atmosphère de plus en plus pesante, ces rumeurs qui enflent, cette suspicion qui se généralise.
Il y a ceux qui minimisent, ceux qui font de la victime la première coupable, ceux qui ne veulent pas se prononcer et ceux qui jugent immédiatement les huit élèves. Et puis, il y a ceux qui, après la sidération, sont touchés en plein cœur comme Emma, prof de français. Cette affaire va raviver des souvenirs, remettre à vif une plaie qui n’était pas vraiment cicatrisée. «Ça lui explose au visage. Ils ont fait ça. Ses mômes ont fait ça. Elle l’entend de nouveau, nettement, le rire collectif. Ils savaient donc, les copains. Et Nadir qui frimait, les yeux brillants, les épaules sorties. Nadir qui, d’habitude, s’arrête toujours au bon moment. Qu’on n’aille pas lui expliquer que ce sont des gosses, qu’ils ne se rendent pas compte. Leur foutue présomption d’innocence, ils peuvent se la garder.» Elle va avoir beaucoup de mal à retrouver les élèves au terme de leur garde à vue. Car bien entendu, le temps judiciaire n’a rien à voir avec celui des médias et des réseaux sociaux. Dans l’attente du procès la présomption d’innocence devrait pourtant prévaloir.
C’est aussi ce que les parents des adolescents incriminés espèrent. Vœu pieux! En quelques jours tout va voler en éclats. La défense s’organise, le clan se resserre : «Cher Juge, je connais bien ces huit garçons, je les connais depuis longtemps et je peux vous garantir que ces jeunes hommes sont innocent. Ils sont comme des frères pour moi et m’imaginer les voir faire une tel chose m’est aussi insupportable qu’incrédible. Je suis contre le fais que ces jeunes soit pénaliser or que certains ne l’on pas toucher. ni même parler. De plus cette jeune elle a déjà une réputation car il y a des rumeurs sur cette personne et ce jour-là je ne doute pas qu’elle était consentante. Je compte sur vous pour prononcer la sentence la plus juste en espérant avoir un jugement clément pour mes amis. Merci d’avance.»
Si ce roman s’inscrit dans la lignée des romans qui, après #metoo, traitent des violences faites aux femmes – on pense à Karine Tuil et Les choses humaines, à Mazarine Pingeot et Se taire ou encore au tout récent Le Consentement de Vanessa Springora – il est avant tout la chronique d’une dérive ordinaire, un témoignage qui n’oublie aucune des pièces du dossier. On y retrouve du reste les rapports de l’assistante sociale, les bulletins scolaires annotés ou encore un compte-rendu de la réunion de l’association SOS victimes.
On y voit le courage qu’il faut pour briser le silence, pour oser porter plainte. On y voit aussi le long chemin que parcourent les victimes jusqu’à dire les choses. Grâce à la belle construction du roman, on bascule alors de l’histoire de Fatima à celle d’Emma. Et l’on comprend que le combat est loin d’être terminé. Loin de tout manichéisme, Gabrielle Tuloup réussit ici un roman délicat et solidement documenté, un réquisitoire contre les à priori et jugements péremptoires, une réflexion sur la vie ordinaire dans un collège. Utile, forcément utile.

Sauf que c’étaient des enfants
Gabrielle Tuloup
Éditions Philippe Rey
Roman
176 p., 16 €
EAN 9782848767840
Paru le 2/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Stains en banlieue parisienne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, la police entre dans un collège de Stains. Huit élèves, huit garçons, sont suspectés de viol en réunion sur une fille de la cité voisine, Fatima. Leur interpellation fait exploser le quotidien de chacun des adultes qui entourent les enfants. En quoi sont-ils, eux aussi, responsables ? Il y a les parents, le principal, les surveillants, et une professeure de français, Emma, dont la réaction extrêmement vive surprend tout le monde. Tandis que l’événement ravive en elle des souvenirs douloureux, Emma s’interroge : face à ce qu’a subi Fatima, a-t-elle seulement le droit de se sentir victime ? Car il est des zones grises où la violence ne dit pas toujours son nom… Avec beaucoup de justesse, Gabrielle Tuloup aborde la question de l’abus sexuel dans notre société. Le lecteur, immergé dans l’intimité de personnages confrontés à la notion de consentement et aux lois du silence, suit leur émouvante quête de réparation.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Au revoir les enfants
Mardi 27 janvier 2015
Le réel ne prend pas de gants. Il ne frappe pas à la porte du bureau de Ludovic Lusnel. C’est la sonnerie du téléphone qui s’en charge. Le principal a l’habitude de travailler avec la police. Mais pas comme ça.
Son établissement présente bien. La façade de briques ordonnées, en vis-à-vis des cités, exhibe fièrement les principes républicains. Lusnel a enseigné dix ans dans le 93 avant de prendre de nouvelles responsabilités. Il était professeur d’histoire, il connaît la nécessité des devises, leur limite. Homme sensible, mais factuel, il a rangé son violoncelle et acheté des cravates de couleur. Voilà quatre ans qu’il est principal au collège André-Breton de Stains. Les manuels lui ont appris la Terreur et les révolutions, alors il fait en sorte que la vie soit organisée, maîtrisable. Il s’en ira sûrement à la fin de l’année, il a demandé sa mutation. Ce sera plus reposant.
Lusnel dit souvent que c’est son collège, son équipe, ses élèves. Ce n’est pas juste. Rien ne lui appartient, bien sûr, mais parfois tout lui incombe. Parfois le réel débarque, sans préavis, deux sonneries de téléphone :
« Allô ?
– Capitaine Marnin, brigade de protection de la famille. »
On l’informe de la visite d’une jeune fille d’un établissement voisin. Elle vient reconnaître des coupables, il doit préparer les trombinoscopes des classes. Il demande quels sont les faits. On lui répond « agression sexuelle ». Il ne réalise pas tout de suite. Il range la paperasse accumulée à côté de l’ordinateur, dit à la secrétaire de réunir les brochures contenant les photos des enfants par niveau, de la sixième à la troisième, et fixe son esprit le plus longtemps possible sur l’organisation du planning du début d’année, les prochains conseils de classe, le brevet blanc…
Fatima arrive accompagnée de deux policiers. Très calme. Elle a porté plainte quatre jours plus tôt. Une adolescente comme les autres, avec des baskets et un sweat comme les autres, pas l’air plus victime que les autres. Elle tourne les pages en passant un à un les visages alignés. « Lui oui », « lui non ». C’est froid, implacable. Lusnel pense que c’est terrible, cette utilisation des trombis. Un livret de bouilles d’enfants, tantôt souriants, tantôt boudeurs, le regard vif ou défiant, chemise à col boutonné ou survêtement, transformé en outil de reconnaissance de supposés criminels.
Elle en est à sept. Sept élèves. Là, il réalise. La jeune fille assise devant lui dit avoir été abusée par sept élèves de son établissement. Quand elle se saisit du dossier des cinquième, il considère la capitaine avec incrédulité. Elle ferme les paupières un peu plus longuement pour lui signifier de laisser faire. Ce n’est pas fini. Fatima reconnaît formellement huit garçons du collège André-Breton pour viol en réunion, dont un élève de cinquième.
« Merci Fatima, est-ce qu’il y a quelque chose que tu voudrais ajouter ? »
Non de la tête.
« Mon collègue va te raccompagner chez toi, je dois discuter avec M. Lusnel. »
La jeune fille se lève, impassible, comme lors du trajet aller. Marnin avait elle-même appelé pour convenir du rendez-vous la veille. Elle était passée prendre Fatima au pied de son immeuble à 13 h 30. La silhouette lui avait semblé toute petite sous la hauteur écrasante de la tour. Elle avait arrêté la Clio à son niveau et s’était penchée pour lui ouvrir la porte, à l’avant, à côté d’elle.
« Ça va ?
– Ça va. »
Marnin a l’habitude, elle a appris à cloisonner, pourtant elle n’avait pu s’empêcher de se mettre à la place de la jeune fille. Elle s’imaginait entrer dans le collège, prendre le risque de croiser ses bourreaux au détour d’un couloir, reconnaître un éclat de voix, un rire peut-être. Elle avait voulu la rassurer.
« On va directement dans le bureau du principal. Tu ne verras personne. »
Fatima n’avait pas paru inquiète. Elle mâchait bruyamment son chewing-gum et pianotait sur son nouveau téléphone, l’ancien ayant été confisqué pour les besoins de l’enquête. On ne peut jamais savoir ce qui se passe sous les mèches de cheveux lissés, derrière les cils courbés au mascara noir, passé et repassé plusieurs fois pour plus d’effet, comme dans les publicités. Et si elle pleurait ? s’était demandé la capitaine. Mais Fatima n’avait pas pleuré. Elle avait quitté la pièce sans se retourner.
Marnin doit maintenant expliquer à Lusnel la suite des événements. Elle lui laisse le temps de reprendre sa respiration et de réajuster le nœud de sa cravate.
« Les faits n’ont pas eu lieu au collège, mais dans la cité d’en face. »
Lusnel est soulagé. Évidemment. Comme s’il valait mieux que cela arrive dans les escaliers d’une tour plutôt que dans les toilettes de son école, nettoyées deux fois par jour.
« On a de la chance qu’elle ait porté plainte. C’est rare dans ce genre de cas. Les filles subissent des intimidations si violentes qu’elles se taisent.
– Mais, interrompt Lusnel, on est sûr de ce qu’elle avance ? »
Il s’en veut à l’instant même d’avoir posé la question. Marnin poursuit sans relever :
« C’est grâce à la mère. C’est elle qui a poussé Fatima à faire une déposition. Elle a repéré les griffures et les bleus quand sa fille est rentrée.
– Et les élèves qu’elle a identifiés, ils sont tous coupables ?
– On le saura bientôt. Comme les faits sont récents, on va pouvoir lancer les analyses d’ADN. Ça simplifie beaucoup les choses pour la suite. »
Elle marque un temps puis ajoute, comme pour elle-même : « Cette femme, la mère, elle est bien courageuse. Il va falloir les protéger toutes les deux maintenant. »
Le principal approuve. Il connaît les mécanismes d’intimidation des bandes entre elles, la capitaine ne lui apprend rien.
« Je vous donne toutes les informations parce que, si menaces il y a, elles proviendront vraisemblablement de chez vous. » Marnin a insisté sur les derniers mots. Le principal réprouve cette assimilation de sa personne à son établissement, mais il s’abstient de tout commentaire.
« Soyez vigilant et faites-nous remonter les informations, si vous entendez des bruits de couloir ou autres. Vous m’indiquerez aussi le bureau de votre CPE, il faut que je la rencontre. Nous aurons besoin d’elle. »
Elle lui parle de l’organisation concrète des opérations, de « coup de filet », d’interpellation simultanée, bref : d’organisation. C’est son rayon. Marnin lui offre l’asile de l’action, il s’y réfugie aussitôt.
On ne se rend pas compte tant que l’affaire reste à la télévision ou dans les journaux. C’est toujours ailleurs, plus loin, on n’y peut rien et c’est comme ça. Cette fois c’est différent, les coupables viennent de « chez lui », comme il se l’est aimablement vu rappeler. Les doigts de Fatima, sans trembler, se sont posés sur des visages qu’il croise tous les jours, dont il a la responsabilité. Ces portraits figés, sous lesquels ne manque plus qu’un numéro de matricule, ne disent rien des grimaces et tics de langage, des centimètres pris pendant l’été, des voix qui ont mué. Il a noté, un à un, les noms des élèves désignés, en même temps que le policier, dans le cahier qui lui sert de journal de bord. La liste dressée le long de la marge laisse un vide angoissant sur tout le reste de la page. L’impuissance le mortifie. La voix ferme de la capitaine le rappelle à l’ordre.
« Il est important pour nous d’arrêter tous les suspects en même temps. »
Le principal comprend tout de suite : les policiers ne vont pas agir dehors, ils viendront les prendre dans les classes. L’idée lui est insupportable.
Des images remontent de loin. Ludovic était en troisième quand le film Au revoir les enfants de Louis Malle est sorti. Il habitait le village d’Avon, là où les faits avaient eu lieu. Son professeur d’histoire leur avait raconté le courage de ce prêtre qui avait caché des adolescents juifs dans son collège durant la guerre. Elle avait demandé aux élèves de se mettre en quête de personnes ayant rencontré le résistant. Il interrogea les voisins, recueillit des témoignages. Au mois de décembre, enfin, la classe alla voir le film au cinéma. Ludovic avait beau connaître l’issue, il espérait quand même. Il est devenu professeur à son tour. On ne choisit pas d’être éducateur si on n’espère par réécrire la fin. Pourtant, dans la salle obscure, ses doigts s’étaient crispés au bout des accoudoirs : les officiers étaient entrés dans l’établissement. Ils avaient fait sortir les élèves, les avaient alignés dos au mur. Ils les avaient arrachés. À leurs amis, à la vie. Jamais il ne s’est remis de ces images. L’école devait être un abri, un asile.
La capitaine en face de lui insiste, ils doivent fixer le jour où la brigade pourrait intervenir. Ça n’a rien à voir, bien sûr, sauf que c’est son collège et que ce sont des enfants. Alors il la supplie « qu’on ne les prenne pas dans les classes, s’il vous plaît.
– Impossible. »
Il faut éviter la destruction de preuves. Tout peut se révéler utile, des messages ont pu être échangés… Les arcanes sordides du crime lui sont distillés par petites touches odieuses. L’air de rien. Pour eux c’est le quotidien. Mais la mention de possibles vidéos filmées avec les téléphones l’achève. Il pense à Pauline, sa fille. Alors il prend son calendrier et convient avec la capitaine que l’intervention aura lieu une semaine plus tard, le lundi 2 février. »

Extraits
« Ça lui explose au visage. Ils ont fait ça. Ses mômes ont fait ça. Elle l’entend de nouveau, nettement, le rire collectif. Ils savaient donc, les copains. Et Nadir qui frimait, les yeux brillants, les épaules sorties. Nadir qui, d’habitude, s’arrête toujours au bon moment. Qu’on n’aille pas lui expliquer que ce sont des gosses, qu’ils ne se rendent pas compte. Leur foutue présomption d’innocence, ils peuvent se la garder. »

(Courier adressé au juge, fautes d’orthographe comprises)
« Cher Juge, je connais bien ces huit garçons, je les connais depuis longtemps et je peux vous garantir que ces jeunes hommes sont innocent. Ils sont comme des frères pour moi et m’imaginer les voir faire une tel chose m’est aussi insupportable qu’incrédible. Je suis contre le fais que ces jeunes soit pénaliser or que certains ne l’on pas toucher. ni même parler. De plus cette jeune elle a déjà une réputation car il y a des rumeurs sur cette personne et ce jour-là je ne doute pas qu’elle était consentante. Je compte sur vous pour prononcer la sentence la plus juste en espérant avoir un jugement clément pour mes amis. Merci d’avance. »

À propos de l’auteur
Née en 1985, Gabrielle Tuloup a grandi entre Paris et Saint-Malo. Championne de France de slam en 2010, elle est professeure agrégée de lettres et enseigne en Seine-Saint-Denis. En 2018, elle est lauréate du Festival du premier roman de Chambéry pour La nuit introuvable. (Source : Éditions Philippe Rey)

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Oublier Klara

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En deux mots:
Iouri revient à Mourmansk 23 ans après, au chevet d’un père mal-aimé qui va mourir. L’occasion d’en apprendre davantage sur Klara, la mère qui a été arrêtée alors qu’il n’était qu’en enfant et qu’il ne plus jamais revue. Commence alors une exploration sur trois générations, pleine de bruit et de fureur.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Les oiseaux de Mourmansk

Isabelle Autissier construit, roman après roman, une œuvre forte et attachante. Après «Soudain, seuls» voici l’enquête menée à Mourmansk par Iouri, de retour en Russie après 23 ans pour tenter de retrouver sa mère Klara.

On avait quitté Isabelle Autissier avec «Soudain, seuls», ce combat glaçant et émouvant pour la survie mené par Louise et Ludovic, échoués sur l’île australe de Stromness. Un excellent roman – dont on se réjouit de voir l’adaptation cinématographique – comme l’est ce nouvel opus qui nous mène cette fois à Mourmansk. C’est là, au nord du cercle polaire arctique, que Iouri débarque un jour de 2017. Il a fait le voyage d’Ithaca, État de New York, «pour assister, vraisemblablement, à la mort de son père.» même s’il était parti 23 ans plus tôt, en se jurant de ne pas revenir et de couper les ponts avec ce père qui le maltraitait.
Sans doute pressent-il qu’en retrouvant la ville de son enfance, il pourrait faire ressurgir quelques souvenirs, reconstituer une partie du passé de sa famille et par conséquent le sien. Une intuition confirmée par Irina, sa belle-mère, qui l’accueille avec ces mots: «Heureusement que tu es là. J’ai prié pour cela. Tu dois le voir. Il faut qu’il te parle. Il a des choses à te dire. Vas-y vite avant…»
Arrivé à l’hôpital où son père est alité, il constate qu’il est déjà trop tard, avant de se rendre compte que Rubin respire encore, qu’il aimerait évoquer avec lui la vie de sa mère Klara.
S’il a tant à dire, c’est parce que jusqu’à présent le sujet était tabou, qu’il ne fallait même pas évoquer son nom, de peur de perdre une liberté déjà restreinte et de protéger la famille.
La construction du roman, qui visite tour à tour les trois générations, nous permet de comparer tout à la fois les régimes politiques, le poids de l’Histoire et les personnages de la famille: «une grand-mère énergique et sensible jusqu’à l’imprudence; un grand-père aimant, mais faible et veule; un père tenu de se battre dont la brutalité avait dévoré la vie; une mère inexistante qui s’était dévolue aux objets, puisque les êtres la décevaient. Et au final lui, Iouri, dont l’enfance avait été imprégnée de ces espoirs, de ces combats, de ces renoncements. Un destin identique à celui de millions de familles tourmentées par les soubresauts de l’Histoire, qui cachaient un cadavre dans le placard, croyant ainsi se faciliter la vie.»
Le cadavre en question, c’est la condamnation de Klara à 25 ans de camp pour espionnage et propagande contre le pouvoir soviétique. Avec Anton, elle était arrivée à Mourmansk avec leur bébé pour assurer la victoire du régime communiste en mettant leurs compétences de géologues au service de la recherche de minerai radioactif. «Ils bénéficiaient de bons de nourriture et surtout de charbon. Aussi, le soir, les visiteurs étaient nombreux, autant pour se tenir au chaud que pour profiter de l’ambiance. Car Rubin décrivait sa mère comme une optimiste invétérée, une femme énergique, aimant s’entourer, régner sur un aréopage d’amis.»
Un bonheur fugace pour le petit garçon qui se retrouve bientôt séparé de sa mère, en proie à un père de plus en plus irascible, de plus en plus violent et qui ne voit d’autre carrière pour son fils que la sienne, celle de marin-pêcheur.
Mais Iouri veut étudier, s’intéresse à l’ornithologie et surtout, sacrilège suprême aux yeux de son géniteur, éprouve une inclinaison très forte pour les hommes. Pour donner le change, il suivra le parcours traditionnel des pionniers, rencontrera Luka avec lequel il a ses premiers émois amoureux, et montera à bord du chalutier confié à son père en tant que mousse. Une expérience aussi traumatisante que formatrice et qui s’achèvera de façon dramatique.
Après la chute de l’URSS et le retour de prisonniers des camps, un nouvel espoir de revoir Klara naît.
Mais le nouveau régime charrie aussi avec lui lenteurs administratives et jugements arbitraires. Isabelle Autissier montre fort bien que la peur ne s’envole pas d’un jour à l’autre et que l’économie de marché provoque aussi de grands bouleversements, surtout dans ces régions reculées. Un roman fort, à hauteur d’hommes qui tisse des liens entre les générations et qui démontre combien il est difficile de s’évader, de vouloir fuir un destin ancré dans les gènes.

Oublier Klara
Isabelle Autissier
Éditions Stock
Roman
320 p., 20 €
EAN 9782234083134
Paru le 02/05/2019

Où?
Le roman se déroule principalement à Mourmansk, au Nord du Cercle polaire, autour de la baie de Kola, des plages de Tchernovko. On y évoque aussi Stalingrad (aujourd’hui Volgograd) et les environs de Perm, de l’île de Sipaeïevna et de la péninsule Yamal, ainsi qu’Ithaca, aux États-Unis.

Quand?
L’action se situe de 2017 à 2018, avec des retours en arrière jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, à l’époque de l’URSS.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mourmansk, au Nord du cercle polaire. Sur son lit d’hôpital, Rubin se sait condamné. Seule une énigme le maintient en vie: alors qu’il n’était qu’un enfant, Klara, sa mère, chercheuse scientifique à l’époque de Staline, a été arrêtée sous ses yeux. Qu’est-elle devenue? L’absence de Klara, la blessure ressentie enfant ont fait de lui un homme rude. Avec lui-même. Avec son fils Iouri. Le père devient patron de chalutier, mutique. Le fils aura les oiseaux pour compagnon et la fuite pour horizon. Iouri s’exile en Amérique, tournant la page d’une enfance meurtrie.
Mais à l’appel de son père, Iouri, désormais adulte, répond présent: ne pas oublier Klara! Lutter contre l’Histoire, lutter contre un silence. Quel est le secret de Klara? Peut-on conjurer le passé?
Dans son enquête, Iouri découvrira une vérité essentielle qui unit leurs destins. Oublier Klara est une magnifique aventure humaine, traversé par une nature sauvage.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Paris-Match (Gilles Martin-Chauffier)
La Vie (Marie Chaudet – entretien avec Isabelle Autissier)
France Bleu – Les livres (Sophie Thomas)
France Culture (Caroline Broué)
Blog Culur’Elle (Caroline Doudet)
Blog Miscellanées


Isabelle Autissier présente son roman Oublier Klara, une grande fresque familiale sur trois générations en Sibérie. © Production Hachette livres

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« IOURI
Retour à Mourmansk
C’était l’heure sublime.
Iouri n’avait pas demandé une place au hublot, mais l’avion était loin d’être plein et il s’y était glissé. Il savait qu’il serait incapable de lire ou de se concentrer sur quoi que ce soit. Mieux valait regarder le paysage qui agissait comme une hypnose apaisante. Huit mille mètres sous lui s’étendait un blanc sans fin, à peine tranché, çà et là, d’une route sombre, dont on ne pouvait dire où elle conduisait. Les lacs gelés renvoyaient un éclat bleuté, la forêt alignait ses troncs bruns qui n’avaient pas retenu la neige. Ailleurs, blanc, blanc, blanc.
Alors que le soleil tangentait l’horizon, le rose et le pourpre s’imposèrent. La neige semblait flamber. La couleur du ciel allait du jaune orangé à l’ouest au noir à l’est. Il aurait voulu être dans le poste de pilotage pour embrasser l’ensemble de ce lavis et savourer ces minutes. Ses souvenirs d’un tel panorama dataient de près de trente ans, sur un chalutier de fer, quelque part loin au nord. Depuis, l’éclairage urbain lui avait toujours masqué l’arrivée de la nuit. Il sentait que ce spectacle était fait pour lui seul, pour l’aider à retisser les liens avec ce passé qu’il s’apprêtait à affronter.
La gloire des couleurs ne dura que quelques minutes, puis tout sombra dans le sépia, et enfin le noir prit possession de l’espace. Seule une lueur, sur la gauche de l’appareil, signalait leur destination.
– Mesdames et messieurs, nous allons prochainement atterrir à Mourmansk, veuillez regagner vos sièges…
En entendant l’annonce standardisée de l’hôtesse, Iouri perçut ce vieux serrement au niveau du plexus qu’il n’avait plus éprouvé depuis longtemps. Voilà. On y était. Plus d’échappatoire. Depuis qu’il avait pris la décision de revenir, quelques jours plus tôt, il avait évité de penser aux conséquences. En route, il s’était appliqué à se laisser bercer par l’irréalité de ces voyages longs-courriers : foules d’aéroports, queues, cafés insipides, films à la chaîne qui vous laissent comateux et rendent indistinctes les heures du jour ou de la nuit. Il avait toujours comparé la position du voyageur intercontinental à une régression fœtale. Ce qui, aujourd’hui, s’appliquait parfaitement à son cas.
En sortant de l’aéroport, il repéra le coin des « brouettes », les taxis clandestins, grâce aux hommes emmitouflés qui hélaient discrètement les voyageurs. Il avait largement de quoi se payer un vrai taxi mais eut pitié de ces types qui faisaient le planton dans la nuit, espérant quelques roubles.
– Business, Sir ? S’enquit le chauffeur.
Il avait dû repérer la qualité de la valise. La conversation était un passage obligé dans une brouette et un peu de sympathie pouvait rapporter un pourboire. Iouri répondit en russe.
– Oui, inspection de la sécurité de la Route du Nord.
Pourquoi mentait-il ? Parce qu’il était trop long ou trop douloureux d’expliquer qu’il arrivait d’Ithaca, État de New York, pour assister, vraisemblablement, à la mort de son père. Il aurait fallu raconter qu’il n’avait pas mis les pieds en Russie depuis 1994, vingt-trois ans auparavant, et qu’il s’en était enfui en se jurant que c’était pour toujours.
La vieille Mercedes taillait la route, ses phares perçant à peine une purée de microcristaux de glace. Ils quittèrent la forêt, la neige devint noire. La poussière de charbon ! Iouri avait oublié que Mourmansk baignait dans son nuage de polluants, dont celui-ci n’était que le plus visible.
La ville surgit, déserte à cette heure. Il nota le nouveau pont sur la baie de Kola et le quartier neuf qui scintillait sur la berge opposée. Le chauffeur le déposa à l’hôtel Gubernskiy, non sans lui avoir laissé son portable pour une autre fois ou s’il cherchait un endroit pour s’amuser un peu.
Un passeport américain, même avec un patronyme dénonçant l’origine russe, faisait encore son petit effet à Mourmansk. On s’empressa de lui ouvrir une chambre fleurant le désinfectant, mais confortable : lit XXL, écran géant. Avec son couvre-pieds à fleurs et son tableau de chasse au cerf, il aurait pu se croire dans un recoin du Wisconsin ou de l’Alabama.
Il dîna rapidement dans une salle à manger d’un kitsch à pleurer où ne traînaient que trois hommes d’affaires silencieux, et s’abattit dans le grand fauteuil en simili-cuir de sa chambre. Il était temps de sortir de la léthargie du voyage.
*
Parmi les centaines de mails qui encombraient tous les jours sa boîte de l’université, celui rédigé en russe avait attiré son attention. D’ordinaire, c’est l’anglais qui est utilisé pour les échanges scientifiques :
« Monsieur, j’espère ne pas me tromper d’adresse mail. Vous ne me connaissez pas, je suis Anatoli Grigoriévitch Soutine, j’habite dans le même immeuble que votre père à Mourmansk. C’est sa voisine d’en face, que vous connaissez bien, Irina Ivanovna, qui m’a chargé de vous retrouver. Sachant seulement que vous viviez aux États-Unis et étiez vraisemblablement ornithologue, j’avoue que j’ai eu quelque peine à vous localiser. Ce sont vos publications scientifiques qui m’ont mis sur la piste. Irina vous fait savoir que votre père est hospitalisé pour un cancer du foie, visiblement en phase terminale. Elle ajoute qu’il mentionne souvent votre nom et semble impatient de vous revoir. Si vous le souhaitez, je peux lui faire passer un message en retour. Elle est devenue plutôt sourde et entend mal au téléphone.
Meilleures salutations. »
Iouri était resté longtemps immobile devant l’écran. Il était tard et le laboratoire silencieux. Il ferma les yeux et revit comme hier la carrure de boxeur, les yeux bleu-gris et la grande bouche au sourire goguenard avec la lippe jaunie de nicotine : son père. Pourquoi, après ce qui s’était passé, pouvait-il être impatient de le revoir ? Le remords n’avait jamais été un mot de son vocabulaire. L’approche de la mort transforme-t-elle un homme à ce point ?
Il s’aperçut qu’il agitait nerveusement la jambe, un tic qu’il ne connaissait plus depuis son arrivée aux États-Unis. Il lui rappelait cette impuissance qui l’assaillait quand il devait supporter les colères paternelles. S’opposer ne servait qu’à allonger le sermon et pousser son père dans des octaves supplémentaires de rage froide.
Il éteignit l’ordinateur. Son esprit vagabondait déjà à des milliers de kilomètres. Quand il sortit, le campus enténébré sentait l’automne. Un vent soutenu chuintait dans les arbres et il lui fallut vingt bonnes minutes pour rentrer chez lui à vélo. Dans l’espoir de maîtriser l’émotion qui le gagnait, il essaya de se concentrer sur la route mal éclairée, où il dérapait sur les amas de feuilles mortes. Il essayait de ne pas penser à ce message, mais savait déjà qu’à l’arrivée il allait pianoter sur son clavier pour chercher un billet d’avion.
Que craignait-il aujourd’hui d’un homme malade ?
À quarante-six ans, il avait passé exactement autant de temps en URSS qu’aux États-Unis, mais sa vraie patrie était ici, en Amérique. Pas seulement grâce au changement de passeport, mais surtout à cause de cette université, de ses recherches qui le passionnaient, de Stephan qu’il pouvait aimer sans honte, alors qu’il entendait des horreurs sur la traque des couples homosexuels en Russie ; bref, de toute cette existence qu’il s’était construite, librement. Rien ne lui ferait déserter ce pays qui avait accueilli un thésard impécunieux et lui avait ouvert une voie royale.
À chaque esclandre avec son père, quand il tentait de décrire la vie qu’il rêvait de mener, il s’entendait répliquer qu’il n’était qu’un imbécile qui n’arriverait à rien. Aujourd’hui, il était arrivé : professeur dans la meilleure université de sa spécialité, avec un salaire confortable, une belle maison, un chalet à la montagne et tout ce qui sied au way of life américain. C’est lui qui avait eu raison. Tout ce qu’il entendait sur la vie en Russie, à travers les confidences de quelques expatriés de fraîche date, confortait ses choix.
Iouri resta de longues heures, toutes lumières éteintes. Il employait cette méthode quand il butait sur des questions professionnelles ou sur une publication délicate. Son esprit vagabondait au gré des lueurs des réverbères qui se frayaient un chemin entre les branches de la haie. Cette immobilité aiguisait sa concentration. Les soirs de vent, comme celui-là, la lumière dansait dans la pièce sombre. L’effet en était hypnotique et ravivait les souvenirs. Il s’apercevait de l’ardeur avec laquelle il avait renié les vingt-trois premières années de sa vie. Jamais il n’avait voulu prendre ou envoyer de nouvelles. Au début, il craignait un chantage affectif de sa mère, ou les moqueries de son père, ensuite ce fut par facilité. La vie d’avant ne devait pas contaminer celle d’aujourd’hui, risquant de lui provoquer des angoisses ou des remords. Le mail de cet Anatoli venait contrarier sa ligne de conduite. C’était sans doute le signe que le temps était venu. Un homme peut-il refuser de répondre à l’appel d’un père malade ? N’y avait-il pas une paix à sceller ? Une main tendue qu’il se reprocherait de ne pas avoir saisie quand arriverait, à son tour, la fin de sa vie? »

Extraits
« Pendant quelques secondes, Iouri crut que son père était parti. Il n’avait jamais anticipé cette impression d’accablement, ce sentiment d’impuissance qui le saisit et le laissa pantois. Ce n’était pas prosaïquement l’idée qu’il avait fait tout ce chemin pour rien, ni la perspective de ne jamais savoir ce que son père désirait lui dire à propos de sa grand-mère. C’était plus brutal et plus simple à la fois : la mort d’un père, le sentiment d’un rendez-vous irrémédiablement manqué. Il aurait voulu, à toute force, lui parler encore. Juste parler, même pour ne rien dire d’important. Il était trop tard.
Il resta pétrifié un moment, puis se raisonna. Son père occupait une chambre de soins. Aucune infirmière ne lui avait rien signalé. Le tuyau jaunâtre qui descendait d’un portant pour pénétrer dans son nez indiquait sans conteste qu’il était encore nourri par sonde. En regardant mieux, il vit la couverture se soulever légèrement au niveau de la poitrine. Rubin respirait. »

« Klara et Anton étaient arrivés avec Rubin bébé à Mourmansk, peu après la fin de la guerre, dès qu’un laboratoire s’était réinstallé. Tous les deux étaient géologues. Klara, plus brillante, occupait un poste de directrice de département et Anton de chercheur. Rubin évoqua une vie privilégiée. La faculté logeait ses professeurs dans une grande bâtisse collective, démolie depuis, mais où, en tant que responsables, ils jouissaient de deux pièces: une chambre et une cuisine.
Ils bénéficiaient également de bons de nourriture et surtout de charbon. Aussi, le soir, les visiteurs étaient nombreux, autant pour se tenir au chaud que pour profiter de l’ambiance. Car Rubin décrivait sa mère comme une optimiste invétérée, une femme énergique, aimant s’entourer, régner sur un aréopage d’amis. »

« Il en savait assez pour se représenter les personnages de sa légende familiale: une grand-mère énergique et sensible jusqu’à l’imprudence; un grand-père aimant, mais faible et veule; un père tenu de se battre dont la brutalité avait dévoré la vie; une mère inexistante qui s’était dévolue aux objets, puisque les êtres la décevaient. Et au final lui, Iouri, dont l’enfance avait été imprégnée de ces espoirs, de ces combats, de ces renoncements. Un destin identique à celui de millions de familles tourmentées par les soubresauts de l’Histoire, qui cachaient un cadavre dans le placard, croyant ainsi se faciliter la vie. »

« Iouri se sentit soulagé. A son retour de Russie, il avait trainé son malaise, cauchemardé parfois d’une Klara décharnée derrière une grille de goulag, de son père le jaugeant dans la cuisine, de Serikov, surtout, qu’il voyait resurgir comme un pantin démantibulé et qui le poursuivait. Des scènes lui traversaient la mémoire, jusque dans la journée, le rendant irritable. Il avait fallu plusieurs semaines pour rendre de nouveau étanche la frontière entre sa vie d’avant et celle d’aujourd’hui. »

À propos de l’auteur
Isabelle Autissier est la première femme à avoir accompli un tour du monde à la voile en solitaire. Elle est l’auteur de romans, de contes et d’essais. Elle préside la fondation WWF France. Son dernier roman, Soudain, seuls, a été un véritable succès. Il s’est vendu dans dix pays, et est en cours d’adaptation cinématographique. (Source : Éditions Stock)

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La petite fille qui avait avalé un nuage grand comme la Tour Eiffel

La petite fille qui avait avalé un nuage grand comme la Tour Eiffel
Romain Puértolas
Le Dilettante
Roman
256 p., 19 €
ISBN: 9782842638122
Paru en octobre 2014
Le livre de poche
ISBN : 9782253098676
Version poche parue en février 2016

Où?
L’action se situe dans la banlieue parisienne, à Orly ainsi qu’au Maroc, notamment à Marrakech.

Quand?
L’action se situe de nos jours, après que Conchita Wurst ait gagné le Grand Prix Eurovision de la chanson.

Ce qu’en dit l’éditeur
Si tout a commencé, pour Romain Puértolas, par l’ambulation à succès, chahutée et planétaire, d’une armoire bien complète de son Fakir, tout va continuer avec la geste aérienne d’une donzelle hors norme : Providence Dupois, debout dès l’aube, flair de reine, six orteils au pied droit, factrice de profession et mère par instinct. Coincée en aérogare par la nuageuse colère d’un volcan islandais, Providence ne peut aller quérir-guérir au Maroc l’enfant malade qu’elle a adoptée : Zahera, fillette aux poumons embrumés (toujours des nuages) par la mucoviscidose. Elle tempête, trépigne et songe à l’enfant qu’elle a découverte, petite boule de charmants prodiges, lors d’une hospitalisation au Maroc. Quand soudain les dieux suscitent un génie : le maître 90, dit aussi Hué, pour qui vole qui veut, suffit d’ouvrir les bras, l’envol se prend comme un élan : hop ! Et Providence de voler, cap Maroc ! Mais si, en définitive, tout cela n’était que chimère à réacteurs, un conte odoriférant, une rêverie en altitude… Qui sait ? « le monde est un enfant qui veut voler, avant de savoir marcher » nous glisse l’artiste : dont acte, rêvons, volons, rêvons que nous volons. Lisons.

Ce que j’en pense
***
Que tous ceux qui se ont aimé L’extraordinaire aventure du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea se réjouissent. Romain Puértolas n’a pas dérogé à sa manière de raconter des histoires, ni même à celle de leur donner un titre à rallonge. Mais cette fois, le nuage grand comme la Tour Eiffel est la métaphore d’une saloperie de maladie : « Avaler un nuage, c’était Providence qui avait trouvé cette expression pour parler de sa maladie, la mucoviscidose. C’était bien trouvé. Ce que la petite fille ressentait au fond de ses poumons, c’était un peu ça, une douleur vaporeuse et sournoise qui l’étouffait légèrement mais sûrement, comme si elle avait avalé, un jour, par inattention, un gros cumulonimbus et qu’il était resté, depuis, coincé en elle. »
La petite fille s’appelle Zahera. Elle est marocaine et attend sa mère adoptive, Providence Dupois, bien décidée à la guérir. Le problème, c’est qu’aucun avion ne décolle. Un volcan islandais clouant au sol toute l’aviation civile.
Mais Providence n’est pas genre à se laisser abattre. A trente-cinq ans et sept mois, la factrice – qui préfère dire facteur – va trouver le moyen de rejoindre l’autre rive de la Méditerranée : s’envoler !
Bien entendu, il faut avoir du courage et un peu d’inconscience, voire de crédulité pour croire à la réussite d’un tel projet. Mais les quelques personnes qu’elle va croiser vont la conforter et l’encourager. Sans doute parce qu’elles sont aussi bien frappées. Maître Hué, sorte de Marabout parisien, un groupe de Tibétains installés à Versailles ou encore un aiguilleur du ciel, Léo Machin – dont c’est bien le nom – lui donneront chacun à sa manière la motivation nécessaire à ce périple salvateur.
Gai et joyeusement entraînant, ce conte vous fera tour à tour sourire, parviendra sans doute à vous émouvoir et, pour peu que vous ayez gardé votre âme d’enfant, vous fera passer un excellent moment !

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Extrait
« Parce que la vie, c’était un peu comme la mayonnaise. Faite de choses simples, comme des jaunes d’œuf et de l’huile, et qu’il ne fallait surtout pas brusquer mais qu’un effort régulier transformait en le plus savoureux des mélanges. Cela l’aidait à calmer ses nerfs et cette hâte innée qui la dévorait. Alors oui, Providence était persuadée qu’en améliorant sa recette de la mayonnaise, c’était sa vie qu’elle améliorerait. »

A propos de l’auteur
Romain Puértolas est né le premier jour de l’hiver 1975 à Montpellier. Conscient de la brièveté de la vie, il décide de vivre plusieurs vies en une seule. Tour à tour professeur de langues, traducteur-interprète, compositeur, DJ-turntabliste, nettoyeur de machines à sous, steward dans une dizaine de compagnies aériennes puis lieutenant de police, il déménage 31 fois en 38 ans. L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea, son premier roman, revêtu d’une couverture du plus beau jaune citron, a paru en septembre 2013 (après une longue série de manuscrits refusés). Il a été traduit en 35 langues, a remporté le Grand Prix Jules Verne 2014 et le prix Audiolib 2014 pour la version audio lue par Dominique Pinon. L’auteur travaille en ce moment à son adaptation cinématographique. Son deuxième roman, La petite fille qui avait avalé un nuage grand comme la tour Eiffel, est aux couleurs du ciel quand il est bleu. Détail d’importance, car « Happyculteur », ou heureux chronique par nature, comme il se définit, Romain Puértolas s’est mis en tête de dessiner un magnifique arc-en-ciel sur les étagères de ses lecteurs. (Source : Editions Le Dilettante)

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