Une légère victoire

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En deux mots
Nour renverse et tue accidentellement une jeune femme. La victime était la fille de Yarol, un repris de justice qui finit de purger sa longue peine. Tous deux ont du mal à se remettre de ce drame. C’est alors que Yarol propose à Nour de venir le voir en prison.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une rencontre et deux vies qui basculent

Le troisième roman d’Odile d’Oultremont raconte la rencontre d’une jeune femme et d’un homme qui purge une longue peine de prison. Il lui a proposé de la rencontrer après avoir appris que c’était elle qui venait de tuer accidentellement sa fille. Un rendez-vous fort en émotions.

Nour Delsaux est assistante de rédaction dans un quotidien. Yarol Ponthus est en prison depuis près d’un quart de siècle. Constance Rodriguez est orpheline et dépressive. Un jour ordinaire, plombé par une météo tristounette, Nour renverse Constance, la fille de Yarol. Elle meurt sur le coup.
Quand le prisonnier apprend la mort de sa fille, c’est sa seule raison de vivre qui s’effondre. Lui qui redoutait le jour où, après avoir purgé sa peine, il retrouverait la société des hommes, n’a désormais plus aucune envie de sortir. En prison, il a désormais ses habitudes, son coin de potager et Zoltan, avec qui il partage sa cellule. Et les obsèques de Constance, auxquelles il a été autorisé d’assister, n’ont fait que le traumatiser davantage.
Le moral de Nour n’est guère meilleur. Elle se sent coupable, comme Yarol, elle a tué. «Elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle».
Quand elle reçoit le courrier de Yarol l’invitant à lui rendre visite en prison, elle ne comprend pas sa démarche. Mais quand Jeff, son compagnon, lui intime l’ordre de ne pas y aller, elle décide tout à la fois de se séparer de cet homme si intransigeant et si peu à l’écoute et d’accepter la rencontre. Même si elle ne comprend pas vraiment ce qui motive cette demande.
Comme dans ses deux précédents romans, Les Déraisons et Baïkonour, Odile d’Oultremont s’attache aux rencontres improbables, aux échanges inattendus. Entre l’assistante de rédaction et le taulard, le choc est extrême. S’il ne s’agit pas ici d’un vertige amoureux, le sentiment qui unit ces deux parfaits inconnus est tout aussi fort. Ils sont rongés par la culpabilité. La romancière montre avec beaucoup de sensibilité combien leur confrontation va les pousser à envisager différemment les choses, en tentant de se mettre à la place de l’autre. Une remise en cause qui va entraîner le lecteur à se positionner. Et ce n’est pas là la moindre des vertus de ce roman qui une fois encore confirme tout le talent d’Odile d’Oultremont.

Une légère victoire
Odile d’Oultremont
Éditions Julliard
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782260055716
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ains qu’à Saint-Remy, dans la banlieue.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«C’est ahurissant à quel point une phrase, une seule, constituée des mêmes mots, en tous points pareils, a suffi à rendre à Nour son monde entier et à faire éclore en Ponthus les prémices d’une vérité dont aucun parent ne voudrait.»
Chacun à sa manière, Nour Delsaux et Yarol Ponthus sous-vivent. L’une est enfermée dans une existence où elle se satisfait de petits arrangements avec elle-même, l’autre est écroué depuis un quart de siècle dans une cellule de huit mètres carrés. En février 2020, dans d’étranges circonstances, la trajectoire de l’un percute celle de l’autre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Douce est la nuit sur Paris. Nour marche en léger retrait de cet homme qu’elle appelle Jeff, diminutif de Jean-François. Il la tient par la main. Entre eux, une distance égale à deux bras tendus. Les cheveux blonds de la jeune femme, brossés de part et d’autre d’une raie centrale, forment comme les ailes d’un goéland. L’application que Nour déploie à trotter sur ses talons trop fins, à la même cadence rapide que son amoureux, le sien depuis vingt et un mois, est séduisante. Sous ses pieds, le trottoir est humide, elle est attentive aux fêlures dans la pierre, aux trous par endroits. Jeff avance vite, elle sautille derrière, la démarche imposée par ses foutues échasses est chancelante mais il fallait être bien habillée ce soir, élégante sans en faire trop, dans sa tête, elle répète ses gammes : Bonsoir Monsieur, bonsoir Madame, votre fils est une merveille, j’ai une chance folle, c’est absolument délicieux, la truite saumonée est divine, quel honneur pour moi de dîner à votre table, allez-y, s’il vous plaît, je vous en prie, contez-moi votre vie passionnante…
Un instant, Nour s’est égarée.
— Ça va ma chérie ?
Jeff se retourne vers elle, l’instant d’un sourire, il est tendu, un dîner chez ses parents, c’est quelque chose, un moment important, une fièvre toujours, au contraire de ceux passés chez la mère de Nour, qui ne suscitent ni affres ni embrasement.
Le grand boulevard bordé de noyers anciens est à deux voies. Il charrie le bruit des voitures qui s’y croisent dans un léger fracas, ça claque en douceur et, tout autour, la ville se prépare à dormir. Le large trottoir n’en finit pas de couler sous ses pas, on dirait une rivière juste avant la débâcle. Au numéro 258, la porte en bois vernis s’ouvre, tractée par le poignet gracieux de Maurice, soixante-sept ans dans la vie et vingt-cinq en fonction dans cette imposante demeure en pierres de France. La façade grise, fraîchement ravalée, s’étire sur 12 mètres au moins. « Le Château », comme elle ironise parfois. Jeff embrasse Maurice, Nour le remercie, les manteaux sont ôtés et posés au vestiaire. Devant eux, le hall est vaste, au sol des carreaux de marbre blanc et noir dessinent un gigantesque échiquier, on dirait l’entrée d’un palace londonien. Dans un coin, deux fauteuils laqués dorés, tapissés d’un tissu à fleurs rose, trônent sur un carré de laine bouclée couleur poudre. À chacune de ses visites, Nour se demande qui peut bien s’asseoir là. Pour faire quoi ? Une pause avant de monter l’escalier central, magistral, placé comme une invitation à grimper à l’échelle sociale ?
— Tu es magnifique, souffle Jeff.
— Toi aussi, répond Nour.
Sur le moment, elle n’a pas d’autre idée.
Il doit y avoir une quarantaine de marches. Personne, c’est certain, n’a jamais compté. La robe noire de Nour est courte mais pas trop, son décolleté affirmé mais pas vulgaire, elle a enfilé des bas légers, la mi-saison regorge d’interrogations essentielles de ce genre, trench ou manteau, collants ou jambes nues, cachemire ou fil de coton. Nour, en réalité, s’en contrefout, la problématique affleure trois fois l’an, uniquement lorsqu’il s’agit de venir ici et de dîner avec ces gens.
Depuis trois ans, le père de Jeff est ministre de l’Industrie et son épouse, la mère de Jeff, femme-de-ministre-de-l’Industrie.
— Dans la famille, ça a globalement rendu tout le monde assez con.
C’est ainsi que Jeff avait décrit la situation à Nour une semaine après leur rencontre.

Et ça lui avait plu, la façon décontractée dont cet homme engageant, un grand brun sacrément baisable, avait qualifié ce fait exceptionnel, avec humour et sans esbroufe. La réalité, par la suite, avait été plus ambiguë.
Rapidement, Nour avait compris que la nature de son poste d’assistante de rédaction au journal Le Monde suscitait une sorte de malaise, à la fois parce qu’elle travaillait dans un média réputé de centre gauche alors que le ministre Tanguy Éluard appartenait à une majorité de droite ; mais aussi parce que sa position au sein du journal, insignifiante en réalité, sans aucun pouvoir ni ambition d’en avoir, faisait d’elle une espionne dans la place, certes, mais de bien modeste facture. Ce qui, compte tenu de l’éminent statut du ministre, semblait désobligeant.
Durant les premiers mois de leur histoire, Jeff avait semblé rejeter l’idée qu’il puisse y avoir, même inconsciemment, deux camps au sein de son entourage proche. Et puis un jour, au retour d’un voyage d’affaires en Angola, Nour l’avait surpris qui murmurait au téléphone avec son père, dans une discrétion relative. Alors, sans détour, elle avait éclaté de rire, le ridicule de la situation s’était emparé d’elle, l’avait enlacée comme une étole gigantesque, elle n’avait rien pu faire d’autre que se gausser. Comme si elle avait l’intention de les trahir, le ministre et son fils, quoi qu’ils aient pu conspirer tous les deux ! C’était si mal la connaître, si mal l’apprécier surtout ! Plutôt que de reprocher à Jeff sa soudaine et ridicule paranoïa, elle avait choisi d’en rire, elle était tellement gênée pour lui qu’il puisse penser qu’il fallait se protéger d’elle, au point de chuchoter grossièrement derrière un rideau comme au temps des vaudevilles et de la guillotine. Ça n’avait fait marrer qu’elle. À compter de ce jour, peu à peu, Jeff s’était mis à revêtir une étrange armure de fils de ministre, de plus en plus épaisse, une sorte de cape censée le préserver d’agressions extérieures dont il ne fut jamais capable de déterminer la nature précise.
Alors, imperceptiblement, leur vie avait continué, leur amour aussi, mais d’une façon un peu différente, comme s’ils partageaient désormais la même pitance mais qu’ils s’abreuvaient à deux sources discordantes.
— Bonsoir, ma jolie.
Tanguy Éluard procède ainsi lorsqu’il ne se souvient plus du prénom de Nour, en lui attribuant un inoffensif sobriquet coquin qu’il attribuerait à n’importe quelle minette de passage.
— Bonjour, Tanguy.

À dessein, elle se retient de l’appeler Monsieur le ministre en retour, bien qu’il ne lui ait jamais donné l’autorisation de procéder d’une autre manière, dès lors il affiche un air brièvement contrit, la désapprobation se lit clairement dans ses yeux, mais que peut-il maintenant qu’elle a osé ? Il se tourne vers son fils, lui expédie une étreinte couplée d’un sourire forcé afin d’évacuer son courroux. Jeff a entendu, il est secrètement navré pour son père, pourtant, à Nour, il ne reprochera rien. À quoi bon tenter d’éduquer quelqu’un qui se refuse à l’être ? Au bout de quelques longues minutes à gober des olives dénoyautées en faisant un bref point sur l’état mental et physique de chacun, Madame la ministre qui, dans l’intimité, se prénomme Agathe, invite les convives à passer à table. Elle le fait d’un geste délicat, ses mains aux longs ongles bardés d’un vernis rubis brassent un air pleutre de salon mondain, constitué d’invisibles compromis en tout genre. Agathe est la reine des angles arrondis qu’elle polit avec énergie dans le sillon de son mari hâbleur. Nour la considère avec compassion, pour rien au monde elle n’aimerait être à sa place, quelle sorte de femme fait encore ce choix-là, celui de l’ombre perpétuelle avec, pour seul salut, les rires forcés d’une blague au formol et de la tarte fine au dessert. Parfois, Nour ose des questions plus personnelles à la mère de Jeff, un audacieux « comment allez-vous, chère Agathe ? » Mais la maîtresse de maison, bien que reconnaissante, botte en touche car parler d’elle n’est pas une option, et ses réponses – « bien, bien, Tanguy travaille beaucoup » ou « il a une vie à cent à l’heure, mais on ne va pas se plaindre » – sont l’aveu sans cesse répété d’une seconde place acquise pour l’éternité.

Ensuite, le dîner se déroule entre soufflé de homard et tournedos à la crème, tout ce qu’elle déteste, ces menus de l’an quarante que plus personne ne propose ailleurs que dans ces endroits où les traditions sont maintenues sous des cloches en porcelaine, assorties de privilèges dont quelques rares personnes se sustentent encore.
— Un tournedos à la crème, putain… D’écrevisses en plus. Un terre-mer.
Deux jours plus tard, avachie dans un canapé trop mou à siroter un café serré, Nour décrit le reste de la soirée, un supplice, à Rosalie, son amie journaliste rencontrée à la fac, engagée ensuite à Libé au service Culture, il y a cinq ans, pendant que Nour remplit encore des formulaires de déduction fiscale pour les déjeuners de son patron.
— J’ai été promue.
— Non ?
Nour ne s’étonne que pour la forme. Rosa est une travailleuse acharnée, elle l’a toujours été, l’exact opposé d’elle-même, et sa promotion n’a rien d’une surprise.
— Je m’occupe des portraits de quatrième de couv. Avec Sébastien. On est deux.
De joie, Nour pousse un cri d’Indien.
— Tu devrais écrire un papier sur mon beau-père. Une belle photo au gros grain en noir et blanc avec un titre un peu choc…
— « La crème de la crème » !
Rosa se marre et Nour se redresse pour ne pas avaler de travers.
— Tu réalises que le mec n’a pas arrêté de parler de prise de risque politique et de louer l’importance d’avoir confiance en les gens, de faire confiance ? Et, à côté de ça, il a passé son temps à se sentir agressé par tout, les opinions des autres, sa putain de sauce aux crustacés, la fumée de ma clope, le bruit des voitures.
Lasse, Nour relate sa conversation de l’avant-veille avec le ministre. Elle lui a raconté avoir acheté une automatique, silencieuse et propre, Éluard soupirant aussitôt, c’est le genre de considération qui l’assomme, du politiquement correct à l’emporte-pièce, ces gens qui se croient écolos parce qu’ils conduisent une hybride… Ses mots fatigués ont rebondi sur sa lèvre inférieure ourlée comme un tuyau avant de tomber dans un mépris saisissant. Dans un premier temps, Nour s’est rebiffée, vous pouvez pas dire ça, même Jeff a osé une plainte contre son père, que ce dernier a ignorée en changeant de sujet, ajoutant au mépris l’indifférence. Et voilà qu’il était déjà l’heure de s’en aller. Nour ignore si elle se sent plus frustrée à l’idée de ne pas avoir assez tenu tête au ministre ou de constater une fois de plus qu’il n’est rien d’autre qu’un autosatisfait usé aux idées politiques réchauffées au silex.
— C’était joyeux comme un parking souterrain, deux heures assise sur une chaise en velours à écouter le roi tenir un crachoir tellement éculé…
Rosa se marre, elle aime le reportage des soirées de son amie au Château. Officiellement, Nour a l’interdiction de raconter ce qu’il s’y passe, à ses amis, à ses collègues, c’est une proscription de principe, instaurée par Jeff quelque temps auparavant, pour éviter les malentendus, à laquelle elle a accepté de souscrire pour la paix de son ménage. La vérité, c’est qu’elle n’en fait rien, le récit bien trop excitant à mettre en mots agit aussi comme une catharsis, pour rien au monde elle ne se priverait de répandre les aberrations narcissiques d’un serviteur de l’État.
— Parfois je me demande : pourquoi tu restes avec Jeff ?
— Jeff n’a rien à voir avec son père. Nour dit ça en haussant les épaules. Il ne fait pas de politique et il n’en fera jamais. Et puis, accessoirement, je l’aime.
Rosalie sourit.
— C’est vrai qu’il est sympa.

La nouvelle n’est pas encore arrivée jusqu’à lui. Alors Yarol Ponthus procède comme d’habitude. Il orchestre sa toilette matinale comme une fourmi à l’ouvrage, l’espace est exigu, il connaît parfaitement sa partition. Sa routine, artisanale, fabriquée comme il peut, avec les moyens du bord ; un pain de savon jaunâtre pour le corps et du shampoing, la marque discount de chez Carrefour, toujours le même, depuis vingt-quatre ans. Il examine la surface de ses dents ambrées dans le miroir fendu puis se place sous le jet de la douche délimitée par deux murets en angle droit dans le coin de sa cellule. Huit mètres carrés rien qu’à lui. Un lit, un bureau, une armoire et un petit frigo sont disposés le long d’un mur, un écran de télévision est fixé en hauteur, à droite de la fenêtre. Au sol, deux paires de chaussures sont alignées à côté d’un réchaud en fonte. Un quart de siècle qu’il habite dans cette espèce de misère, une tanière, à peine plus d’un profond creux dans le mur, alors, pour éviter frustrations et déconvenues, il a appris autant que possible à tenir à l’écart les éléments du réel.
Lui, ce qu’il aime, c’est la philosophie. Avec elle, il n’y a rien de palpable ni d’artificiel, que des idées. Des citations de Nietzsche – « L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur » – et de Schopenhauer – « Ni aimer, ni haïr : voilà la moitié de toute sagesse. Ne rien dire et ne rien croire : voilà l’autre » – sont méthodiquement punaisées sur les murs de son cachot, vibrant de promesses impossibles ; il connaît ces deux phrases par cœur et tant d’autres dans le même genre, purgations de pacotille qu’un quotidien de quasi-inaction invite à considérer doublement. Il enfile un survêtement sous l’épaisse lumière d’un néon malade, qui clignote souvent, faute d’un entretien régulier. Ses chairs à moitié nues sont aussi blanches que l’écume, le soleil pénètre à peine dans ces mitards aux fenêtres étroites qu’assombrissent de solides barreaux et, aux carreaux des vitres, une poussière impérissable.
Dans le bâtiment C, entièrement dédié aux détenus en fin de peine, à qui l’on accorde un régime pénitentiaire allégé accompagné d’un programme progressif de réinsertion, la journée débute comme la précédente et toutes celles d’avant. En captivité, se brosser les dents est une activité dont l’intérêt premier est d’éprouver. Yarol se sent à la manœuvre et il aime ça. Il polit sa plaque dentaire et ce simple geste est l’irréfutable preuve qu’il existe encore, son corps et son esprit s’échinant à prendre soin l’un de l’autre.
Dans le couloir, les autres s’adonnent à leurs singeries habituelles, il entend les voix qui jaillissent fort et des rires familiers. Sa porte est ouverte de 7 heures du matin à 7 heures du soir sur l’univers du couloir, une trentaine de mètres de part et d’autre, jalonnés de cellules comme la sienne, chacune occupée par un individu seul. À 7 heures 30, les auxiliaires, ces prisonniers qui prétendent au service général, s’occupent de l’entretien du bâtiment, des cantines, ou récurent les coursives à la flotte javellisée, mi-fiers, mi-foutraques, voyant en leur affectation l’occasion de faire s’écouler le temps. Au même moment, un groupe d’internés se rend aux ateliers de services techniques où les hommes réparent le matériel carcéral en échange d’un salaire quasi nul.
Quoi qu’il fasse, ici, Yarol est respecté, c’est l’apanage d’un vieux comme lui, que la plupart d’ailleurs surnomment « Boss ». Il a passé plus d’années à l’ombre que dehors, ça en dit long sur ce qu’il a fait. Son ancienneté dans l’établissement lui assure, depuis lors, la déférence de la hiérarchie et des taulards, et son bon comportement le respect de l’administration. Même Quentin Bompieux, le directeur, lui voue une certaine admiration. Lorsqu’on lui parle de Yarol, il le décrit comme l’ADN de la prison. Arrivé il y a seize ans, après deux fois quatre années dans un quartier de haute sécurité situé dans le nord de la France, un bahut pour DPS, « détenus particulièrement surveillés », Yarol a été muté en 2006 à Saint-Rémy, près de Paris, quelques semaines avant l’arrivée du directeur. Il incarne en quelque sorte les archives de la genèse de Bompieux, la mémoire de ses aurores professionnelles. De cette époque, à part eux deux, il ne reste plus personne. Les autres ont été transférés, libérés ou sont morts. Bompieux est bien incapable de décrire ce qui, par ailleurs, le touche chez Yarol. Est-ce sa faculté à considérer les crimes qu’il a commis comme une part indéfectible de lui-même, en assumant sa responsabilité pleine et entière ? En contrepartie de ces vies ôtées, Yarol a décidé de posséder ses homicides, comme un bien meuble, de les faire siens, afin d’en contrôler les causes mais aussi les conséquences. À sa façon, Yarol est un sage qui s’est aventuré jusqu’au point le plus avancé de l’ignominie pour le devenir.
À l’extérieur, il n’a gardé aucun lien. Ni famille, ni ami. Les êtres humains qu’il côtoie sont reclus ou gardiens. Parfois, il demande à rencontrer un psy et, depuis peu, la date de sa libération approchant – dans six mois –, il a des rendez-vous réguliers avec une conseillère d’insertion et de probation, Mme Lacey, une grosse dame invariablement vêtue d’un pantalon beige et d’un polo bleu marine. Elle est affable et sympathique mais Yarol la trouve assez vilaine avec ses cheveux courts aubergine et ses lunettes rouges. Le drame, pense-t-il souvent, c’est qu’il ne sait plus à quoi ressemblent les femmes. Bien sûr, il en voit à la télé, allumée toute la journée, mais l’image ne dispense en rien le parfum d’un corps, la musique d’une voix ou l’enchantement d’un geste.
Lacey plaisante souvent. Elle aime à répéter : « je suis celle qui dit oui », alors qu’au même moment elle révoque un nombre impressionnant d’espoirs auxquels Yarol s’était accroché naïvement, espérant entrevoir dans le scénario de sa libération des fragments de consolation. En réalité, elle est celle qui dit non à presque tout, en concluant d’un air faussement désolé : « J’aide à la réinsertion, pas au carnaval de Rio. » Et ça lui fait une belle jambe à Yarol, cet humour à la con.
Ça fait un an, sur les bons conseils de la dame, que Yarol prépare un CAP agricole qu’il terminera dehors – il a choisi cette filière parce que, depuis quelques années, il s’occupe du potager de la prison, un terrain maigrelet de 10 mètres carrés planté au beau milieu de la cour. En promenade, les captifs marchent autour et forment une procession étrange, un genre d’incantation aux tomates et aux carottes de Yarol, des légumes qu’il bichonne comme s’ils étaient ses mômes. Avec le temps, il a appris à tailler les plants, prélever les boutures et arroser à leur juste mesure. Il aime regarder pousser les fraises et les piments, il lui arrive de choisir les semences et de procéder à quelques aménagements. Il ne s’agit pas vraiment d’une passion, mais occuper ses mains à travailler la terre, c’est autant d’heures à ne penser à rien. De là à étudier l’agriculture…
Optimiser sa réinsertion, c’est aussi choisir une voie pour augmenter ses chances de trouver un travail à la sortie et de s’autonomiser financièrement. Il a entendu cette phrase des centaines de fois mais elle n’imprime rien en lui. Le retour à la liberté, la grande magie supposée d’un nouveau contact à la vie, très peu pour lui. Yarol a le sentiment d’un exil, d’un glissement. De la perspective de quitter ces murs devrait jaillir l’exaltation d’une renaissance mais c’est au contraire une grande anxiété qu’il ressent. Une frayeur, en tous points pareille à celle qu’il a si puissamment éprouvée à la mort de son père, ce père qu’il n’a pourtant jamais connu, une trouille infinie, dont il parlera longuement aux jurés d’assises vingt-six ans plus tard, lorsqu’il sera condamné à une peine de vingt-cinq années incompressibles, J’ai pris sa mort dans la gueule et à partir de ce moment-là, j’ai eu peur tout le temps.

Il ose l’avouer à Lacey parfois. Sa future libération conditionnelle le terrifie. Enfermés depuis ce qui lui semble être mille ans, son corps et son esprit plus encore ont tous deux oublié que la part la plus intéressante de chacun réside dans ce qu’on ne peut pas prévoir. De sa sortie auraient pu advenir de nombreuses opportunités ; au lieu de ça, il est convaincu que le monde hostile ne lui réservera qu’une place de figurant ou de banni, une arrière-position dont personne ne voudrait.
— Dehors, il y a Constance.
Toujours, Lacey insiste sur cet aspect-là, délicat, indomptable, presque sauvage mais fondamental, de sa nouvelle vie. Yarol ignore quoi faire de cette information. Elle lui apparaît comme une furie tourbillonnante qui s’enroule autour de lui et à mesure qu’il y songe, il se sent contraint de tout lâcher d’un coup, ses doutes autant que ses certitudes, au profit d’un espace vierge, peuplé de vides et de silences, grand comme un désert et au milieu duquel se trouve Constance, qui l’observe, impavide. Il espère un sourire ou une main tendue mais, sur le visage de sa fille, il n’y a rien qu’un regard fixe et dans ses mains libres de la poussière de sable.
Comment espérer qu’elle soit heureuse de le revoir après tant d’années de crimes et de délits ? Et pourtant, elle est là. Dehors. Réelle.
Elle a quitté sa douche, ses longs cheveux essorés sont rassemblés à la droite de son doux visage, presque enfantin. Nour a trente et un ans, elle en paraît dix de moins.
Jeff travaille sur le coin de la table de la cuisine, il consulte des rapports d’activité d’entreprises que ses clients envisagent de racheter. Les fusions-acquisitions, c’est sa spécialité. Au début, il avait hésité à devenir pénaliste ou à faire du droit social, mais des événements dont il n’a jamais spécifié la teneur se sont chargés de modifier ses plans initiaux ; Nour le regrette souvent, elle aurait aimé partager la vie d’un idéaliste qui se consacre à de justes causes. Elle aurait aimé, dans un autre registre, ne pas se retrouver dans cette situation où juger le choix de carrière des autres ne se fonde sur aucune crédibilité quand on a, comme elle, terminé l’école de journalisme de Lille avec mention mais que, par une sorte de lâcheté paralysante déguisée en paresse, on se contente depuis des années d’un poste largement sous-qualifié. Elle s’approche de Jeff et l’embrasse dans le cou, lui confie un baiser appuyé, elle veut sentir l’odeur de sa peau mêlée à celle de ses cheveux bruns, là où il fait tiède encore alors que la chaleur de la nuit tarde à s’échapper.
— Je vais au cimetière, tu viens avec moi ?
— Je dois ? renâcle-t-il.
D’un geste, elle se détache de lui, quitte la cuisine et ravale en silence une offense contre laquelle elle se pensait prémunie.
— Pardon, chérie, j’ai du boulot.
Il a dit ça sans même lever les yeux. Il faudrait du courage à Nour pour lui répondre que, oui, elle aura du mal à pardonner ce genre de déconsidération, mais en ce matin du dixième anniversaire de la mort de son père, elle veut éviter d’inciser plus encore dans sa peine et, plutôt que de diriger vers Jeff sa colère froide, elle choisit de discipliner sa respiration et avale la couleuvre sans un mot en retour.

Le soleil sec de ce neuvième jour du mois de février cogne sur le coude de Nour, plié en deux et posé sur le rebord de la vitre. On est dimanche, Waze indique le cimetière à seize minutes. À sa droite, sur le siège passager, se trouve un bouquet composé de roses et de quelques renoncules. Les fleurs sont pour son père, enfin pour ce qu’il reste de son père, une dépouille rangée dans un caveau, enfermée ad vitam, qui attend on ne sait quoi, peut-être que d’autres qu’il a aimés au temps de sa vie d’ardeur lui fassent, parfois, l’honneur d’une visite. Le feu est rouge, Nour patiente au volant de sa nouvelle Dacia hybride, bijou de modernité, aussi agile que silencieuse dont ses jeunes collègues, journalistes pour la plupart, tous épris de justice sociale et d’écologie, lui ont fait l’éloge des mois durant. Toute bonne action mérite sa juste punition. Elle aurait pu penser à cette connerie d’expression, elle aurait surtout dû garder sa Polo diesel. On commence citoyen écolo et on termine assassin.
Le feu passe au vert. De sa main gauche, elle tient le volant, de l’autre, elle fait glisser l’élastique de ses cheveux jusqu’à le tenir dans sa paume, Liquid Sunshine de Biga Ranx à fond dans l’habitacle. »

Extrait
« Il faut bien s’acquitter du quotidien. En réalité, elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle, malgré les mises en garde de ceux et celles qui n’ont cessé de lui répéter qu’il fallait qu’elle se repose. Mais de quoi? D’avoir été le vecteur accidentel de l’expression de la malchance? Ou d’être un monstre? » p. 66

À propos de l’auteur
OULTREMONT_odile_©Charlotte_Krebs

Odile d’Oultremont © Photo Charlotte Krebs

Odile d’Oultremont est scénariste, réalisatrice et romancière. Après deux romans très remarqués, Les Déraisons, prix de la Closerie des Lilas, et Baïkonour, prix du Roman qui fait du bien, elle publie Une légère victoire en 2023. Odile d’Oultremont vit à Bruxelles. (Source: Éditions Julliard)

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Ceci n’est pas un fait divers

BESSON_ceci_nest_pas_un_fait_divers  RL_2023  coup_de_coeur

En deux mots
Quand le narrateur apprend que son père a tué sa mère, il file prendre le TGV pour rejoindre sa sœur de 11 ans dans la maison familiale de Blanquefort pour tenter de la réconforter, elle qui est seule témoin d’un féminicide brutal. Comment son père a-t-il pu donner dix-sept coups de couteau à se femme avant de prendre la fuite ?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Papa vient de tuer maman»

Après l’accident de train Paris-Briançon, Philippe Besson continue d’explorer la société française à l’aune de ces faits divers. Son nouveau roman raconte le désarroi de deux enfants face à un féminicide. Habilement construit, il éclaire tout à la fois les failles du système et la violence d’un tel traumatisme.

C’est à Paris que le narrateur apprend la bouche de sa petite sœur Léa, 13 ans, qui a assisté au drame et a trouvé le courage d’appeler son frère: «Papa vient de tuer maman.» Un choc qu’il lui faut rapidement digérer pour venir au secours de l’adolescente désormais seule aux côtés du cadavre. Leur père a pris la fuite sans un mot pour sa fille qu’il a aperçu une fois le crime commis.
Dans le TGV qui le conduit à Blanquefort, berceau de la famille, il prévient les gendarmes et s’assure de la sécurité de Léa qu’il préfère ne pas assaillir de toutes les questions qui trottent dans sa tête.
Arrivé sur place, il prend rapidement conscience de l’horreur de la situation en voyant les badauds se rassembler autour de la scène du crime et en apprenant que sa mère s’était fait saigner de dix-sept coups de couteau. Après avoir reconnu le corps à la morgue, accompagné sa sœur chez les gendarmes pour son interrogatoire, elle qui reste le seul témoin du drame, il retrouve son grand-père maternel qui, après avoir perdu son épouse, perd sa fille unique.
Si pendant le dîner, ils prennent tous bien soin de ne pas évoquer le drame, chacun des protagonistes doit maintenant se confronter aux questions, comment cela a-t-il pu se produire et pourquoi? Comment n’a-t-on pas vu venir la chose? Qu’aurait-t-il fallu faire ? Ce sentiment de culpabilité va d’abord perturber le narrateur, parti à l’opéra de Paris cinq ans plus tôt pour y intégrer le corps de ballet, vivre sa passion pour la danse, mais aussi laisser ses parents se disputer et sa petite sœur assister impuissante à ces tensions croissantes.
Tout en retraçant le parcours de Cécile Morand, la fille du buraliste, et de son mari, persuadé que son épouse était désormais sa chose, celle sur laquelle il pouvait passer toutes ses colères et toutes ses frustrations, Philippe Besson nous propose – comme le titre du roman le suggère – de ne pas nous attarder aux gros titres de la presse. Sur les pas des enquêteurs et aux côtés de la famille, l’enquête qui se déroule va apporter son lot de révélations. Sur les silences et les dysfonctionnements de la machine judiciaire, mais aussi sur le quotidien de deux enfants qui doivent désormais vivre avec l’image d’une mère lardée de coups de couteau, d’un père qu’ils ne veulent plus voir, d’un grand-père qui tente de les secourir de son mieux. En le lisant, on voit s’incarner tout un jargon. On saisit la violence d’un féminicide, on appréhende la rouerie du pervers narcissique, on comprend la difficulté de traiter le choc post-traumatique.
Tout aussi réussi que Paris-Briançon, ce roman s’inscrit dans le droit fil de Sa préférée de Sarah Jollien-Fardel, l’une des révélations de l’an passé, qui racontait aussi l’emprise d’un mari violent sur son épouse. On lui souhaite la même réussite !

Ceci n’est pas un fait divers
Philippe Besson
Éditions Julliard
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782260055372
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Blanquefort, en Gironde. On y évoque aussi Paris, Bordeaux et une escapade à la dune du Pyla.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Papa vient de tuer maman.» Passée la sidération, deux enfants brisés vont devoir se débattre avec le chagrin, la colère, la culpabilité. Et réapprendre à vivre.
Léa, treize ans, et son frère, dix-neuf ans, ont grandi à Blanquefort, en Gironde. L’aîné a quitté le foyer familial à quatorze ans pour aller étudier la danse à Paris. Lorsqu’il reçoit un appel affolé de sa sœur lui annonçant que leur mère a succombé sous ses yeux aux coups de leur père, il pare au plus pressé: appeler la police et sauter dans un TGV pour retrouver Léa. En chemin, surgit le remords d’être parti depuis cinq ans, laissant sa cadette seule avec leurs parents, un couple aux relations tourmentées. Une fois sur place, il est confronté à l’effroyable réalité: le pavillon familial encerclé par les gendarmes, le corps sans vie de la défunte gisant sur le sol de la cuisine; son père fugitif, recherché pour meurtre; sa sœur, mutique, enfermée dans son traumatisme.
Le jeune homme remonte le cours du temps pour tenter de comprendre l’origine d’un tel acte. Il se remémore son père, instable et maladivement jaloux, piégé dans une vision étriquée de la masculinité, et sa mère, épouse effacée masquant la terreur que lui inspire son mari, toujours arrangeante pour ne jamais le froisser. Peu à peu, le puzzle prend forme. Tous les signes avant-coureurs de la tragédie étaient là, mais personne n’a rien vu, rien fait pour l’empêcher. Le fils brisé doit, dès lors, se débattre avec la culpabilité et le ressentiment. Tout en étant investi d’une nouvelle responsabilité: protéger Léa. Ainsi s’engage un long combat pour inventer un avenir possible.
Philippe Besson s’empare d’un sujet de société qui ne cesse d’assombrir l’actualité: le féminicide. En romancier du sensible, il y apporte un éclairage singulier, adoptant le point de vue des enfants des mères tuées par leur conjoint, dont on ne parle que trop rarement. Avec pudeur et sobriété, ce roman, inspiré de faits réels, raconte la difficulté de vivre l’après, pour ces victimes invisibles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)

Les premières pages du livre
« Au téléphone, d’abord, elle n’a pas réussi à parler.
Elle avait pourtant trouvé la force de composer mon numéro, trouvé aussi la patience d’écouter la sonnerie retentir quatre fois dans son oreille, puisque j’étais occupé à je ne sais quoi à ce moment-là et que j’ai décroché à la dernière extrémité. Finalement, elle m’avait entendu crier son prénom dans une sorte de précipitation car j’étais tracassé à l’idée d’avoir manqué l’appel mais au moment de s’exprimer, aucun son n’est sorti, aucun, comme si soudain elle était devenue muette et, en réalité, c’était ça, exactement : elle était devenue muette, sous la violence du choc.
Moi, je ne savais rien du choc. Je savais juste que ma petite sœur m’appelait, ce qu’elle ne faisait qu’en de très rares occasions – on ne se parlait pas beaucoup, et généralement c’était en tête à tête, lorsque je rentrais le week-end – et si j’étais un peu surpris, je n’étais pas vraiment inquiet. L’inquiétude a déboulé quand j’ai entendu son souffle, son souffle seulement, dans le téléphone, sa respiration, la respiration de quelqu’un qui suffoque ; voilà, ça ressemblait à une suffocation. Alors, j’ai recommencé à m’exclamer, j’ai dit : « Léa ? Léa c’est toi ? » Et pas de réponse.
J’aurais pu penser : elle me fait une blague, ou elle a appuyé sur la touche correspondant à mon contact par inadvertance et elle ignore que je l’entends, ce sont des choses qui arrivent, mais je n’ai pas pensé ça. J’aurais pu imaginer qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre au bout du fil, une personne qui lui aurait subtilisé son portable, ou qui téléphonerait à sa place parce qu’elle en serait empêchée, mais je ne l’ai pas imaginé : j’étais certain que c’était bien elle. Ce souffle, même court, même déformé, était le sien, ça ne faisait aucun doute. Je ne pouvais pas me tromper. Ça avait à voir avec l’intimité. C’est même la preuve de l’intimité, ce genre de certitude.
Comme elle ne disait toujours rien, j’ai insisté, avec de la douceur cette fois-ci, en gommant toute angoisse, en n’y mettant aucune exaspération non plus, à croire que j’avais deviné qu’il fallait être gentil, et elle a enfin pu s’exprimer. Elle a murmuré : « Il s’est passé quelque chose. »
Je me souviens très bien de la sensation de glace le long de mon échine, j’étais assis sur le tabouret devant la petite table de cuisine de mon studio et je me suis aussitôt redressé sous l’effet du froid. J’ignore pourquoi ce souvenir est si précis quand tant d’autres, demeurés flous, ont exigé des efforts considérables pour que je parvienne à les reconstituer – il faudrait que j’en demande l’explication à ma psy –, je suppose que certains instants décisifs sont inoubliables, et parfois on sait, tandis qu’ils se produisent, qu’ils sont, en effet, décisifs.
Je n’ai pas demandé : « Il s’est passé quoi ? » J’en aurais eu largement le temps puisque, avant de poursuivre, Léa a laissé s’écouler plusieurs secondes, au moins une dizaine ; les secondes qui lui étaient nécessaires pour reprendre le dessus et réussir à nommer l’innommable. Je devais soupçonner que ça ne servait à rien de formuler une telle question car ma petite sœur allait parler désormais, malgré sa voix anémiée, malgré son souffle resserré. Elle était l’unique détentrice d’une vérité et elle allait la révéler, ça lui appartenait, elle avait téléphoné dans ce seul but, me choisir s’était imposé comme une évidence, elle avait été paralysée au tout début, puis en proie à une vive émotion mais elle en était capable, elle dirait ce qu’elle avait à dire.
Et c’est ce qu’elle a fait.
Elle a dit : « Papa vient de tuer maman. »

Léa avait treize ans, moi dix-neuf.
On n’était pas taillés pour une calamité de cette nature, de cette ampleur.
Personne ne l’est. Évidemment.
Sauf que nous, ça nous est tombé dessus.

D’autres que moi auraient hurlé un « quoi ? qu’est-ce que tu racontes ? », demandé qu’on répète pour s’assurer d’avoir compris – en fait ceux qui demandent qu’on répète ont compris, simplement ils obéissent à un réflexe pavlovien, ils n’y croient pas, ils ne peuvent pas y croire, ou ils sont dans une forme de déni – moi je n’ai pas
hurlé, pas protesté.
En revanche, j’ai ânonné un « comment ? », exigé des éclaircissements, cherché à connaître les circonstances exactes, la façon dont les choses s’étaient produites. C’est cela qui est venu. Ça ne pouvait pas demeurer aussi général, aussi colossal, il fallait des détails, du concret, du substantiel, du tangible, il fallait des frontières, des lisières.
Léa n’a pas répondu.
J’ai mesuré, trop tard, qu’on ne devait pas poser ce genre de questions à une gamine de treize ans, encore moins à la fille de la victime.
Alors, j’ai réduit mes exigences, baissé d’un ton et émis l’hypothèse qui m’a paru la moins effroyable, celle en laquelle je plaçais un dernier espoir, sans y croire pourtant: « Il n’a pas fait exprès ? »
Elle s’est contentée du strict minimum: «Si.»
Un «si» calme, définitif.
Qui nous envoyait droit en enfer.
Là, je me suis tu à mon tour.
Abasourdi, assommé par la nouvelle, écrasé par elle. Il faut le reconnaître : c’était tellement énorme et tellement inattendu. Encore aujourd’hui, quand il m’arrive de convoquer les mots murmurés par Léa pour les réentendre dans ma tête, où d’ailleurs ils me parviennent avec une acuité confondante et une facilité désarmante, je continue d’être stupéfié et démoli. Je reste ébloui qu’ils aient été prononcés un jour.

Ensuite, j’ai été dévasté, je crois. Oui, c’est un abattement qui s’est produit, juste après. Ma mère était morte. Ma mère, qui comptait tant, que j’aimais – le vilain mot, d’ailleurs je ne l’avais jamais prononcé, idiot que j’étais – et dont j’allais être privé pour toujours, alors que j’entrais tout juste dans l’âge adulte (cette nouvelle allait m’y précipiter, comme on jette une friture dans de l’huile bouillante – cette image déroutera sans doute, elle est cependant la plus juste). Le chagrin m’a envahi. Il n’a pas provoqué de sanglots, ni même de larmes – la stupeur, ça stoppe les épanchements – mais il s’agissait bien de chagrin. Il s’agissait bien d’affliction, de désolation, appelez ça comme vous voulez.
J’ai aussi éprouvé un sentiment d’horreur. Ma mère avait succombé à une mort violente. On croit toujours que la mort de ses parents surviendra tardivement, calmement, et quand on aura eu le temps de s’y préparer. On redoute la maladie. On écarte l’hypothèse de l’accident ; par manque d’imagination, ou par superstition. On n’envisage jamais le meurtre. Jamais l’exécution. Ça n’arrive que dans les films, ou dans les journaux à scandale.
Puis a surgi l’indignation. Ma mère venait de perdre la vie alors qu’elle se trouvait sans défense, ou en tout cas qu’il lui était impossible d’avoir le dessus. Elle était une femme menue quand mon père était une force de la nature. Face à lui, elle n’avait pas la moindre chance de s’en sortir. Qui plus est, l’apprendre par téléphone rendait le tout encore plus irréel et ahurissant. J’étais perdu. Absolument perdu. (C’était ma faute aussi : je m’étais beaucoup éloigné et depuis longtemps, je devrai en reparler.)
Quand je raconte, on pourrait croire que cet enchaînement d’émotions a duré longtemps. Mais non, à peine une poignée de secondes.
C’est extraordinaire, tous les états qu’on peut traverser en une poignée de secondes.

La respiration de ma petite sœur dans le combiné a tout renvoyé au second plan : il y avait des urgences à gérer et j’étais celui qui pouvait, qui devait les gérer. N’est-ce pas aussi pour cela qu’elle m’avait appelé ?
« Tu es où, là?
— Dans la cuisine.
— Seule?
— Avec maman. »
Elle a dit « maman » comme si notre mère était encore en vie, encore une personne vivante, comme si rien n’avait changé. J’ai dû réprimer un sanglot. Puis j’ai visualisé la scène. J’ignorais toujours les circonstances, mais il n’était pas difficile d’imaginer le cadavre au sol, du sang autour. Quand je dis : « pas difficile », qu’on ne se méprenne pas. Évidemment, c’était horrible. Et même insoutenable. Mais ça relevait de la déduction, du raisonnement, d’autant que je connaissais parfaitement la topographie des lieux. J’ai donc vu Léa près du cadavre de notre mère. Qu’on me permette de m’arrêter sur cette étrangeté. La scène, je ne l’ai jamais vue pour de bon. C’est pourtant elle qui continue de me hanter. « Et papa? Il est toujours là?
— Non. Il a foutu le camp, je ne sais pas où. »
De nouveau, j’ai imaginé (c’était ma façon de corriger mon éloignement, mon absence, ma défection à l’instant le plus considérable). Il avait reculé d’abord, sans doute un peu hagard, avant de décamper comme un trouillard, un lâche. Peut-être n’avait-il même pas claqué la porte en sortant. Dans l’allée devant la maison, il avait tangué tel un homme ivre. J’ai immédiatement effacé cette image. Parce qu’elle atténuait la portée de son geste. « Tu es absolument sûre que maman est…?
— Oui. » Je ne nourrissais guère d’espérance mais, quand on n’a jamais été en présence d’un cadavre auparavant, on peut se tromper, non? Les coups portés (s’il s’agissait bien de coups) auraient pu ne pas être fatals. Sauf que le « oui » a été net lui aussi. Léa avait beau être bouleversée, son intelligence était intacte. (J’apprendrais qu’elle avait pris son pouls, encore une vision insoutenable.) Et, dans cette tempête, les faits établis, les vérités simples constituaient, pour elle, une boussole. J’ai conscience de ne pas avoir terminé ma question, de ne pas avoir prononcé le terme fatidique (de cela aussi, je suis certain). Après coup, je me suis demandé si j’avais buté sur la réalité, à la façon d’un cheval qui renonce devant l’obstacle, si j’avais manqué de courage.
Ou si j’avais souhaité ne pas rajouter de la violence. Je crois maintenant que Léa m’a coupé. Que c’est elle qui a choisi de me protéger.
« Toi, tu n’as rien?
— Non.» Il ne s’en était pas pris à elle (j’ai failli ajouter «Dieu merci», sauf qu’il n’y avait aucun dieu à remercier et s’il en existait un, il était plutôt à blâmer). Il serait temps plus tard de déterminer si mon père l’avait menacée, s’il avait tenté quelque chose – ce qui ajouterait encore à l’effroyable – mais ce qui importait, c’est qu’elle fût saine et sauve. Ce serait l’unique bonne nouvelle de cette journée d’apocalypse.
« Ne reste pas dans la cuisine, s’il te plaît. Monte dans ta chambre, ferme-la à clé et n’en sors pas. »
Il était fondamental de la mettre à l’abri, et surtout de la préserver du spectacle terrible qui s’offrait à elle. Si, moi, j’étais déjà en proie à l’effarement et à la panique, alors dans quel état pouvait-elle se trouver ? D’autant qu’elle avait peut-être même assisté à la mise à mort, mais cela, je n’ai pas osé le lui demander. On en parlerait les yeux dans les yeux. « Ou va chez Mme Bergeon, si tu préfères. » J’improvisais. Rester dans la maison, même porte close, pouvait sembler rassurant, mais se révéler dangereux, si notre père revenait. Se réfugier chez la voisine offrait davantage de sécurité. À moins que le meurtrier – c’est ainsi qu’il devait être désigné, n’est-ce pas ? – ne rôde encore dans les parages.
Elle a dit : « Je préfère ma chambre. » Un univers rassurant pour elle, un cocon, un endroit où il ne pouvait rien lui arriver. Cela étant, dans une cuisine non plus, il n’est pas censé arriver quoi que ce soit. Dans une cuisine non plus, on n’est pas censé se faire tuer. J’ai répondu : « Comme tu voudras. » J’ai poursuivi : « Je préviens la police. Ils seront là rapidement. Et moi, je prends le premier train. » Elle a dit : « D’accord. » J’ai ajouté : « Je te rappelle quand je serai dans le TGV. Je ne te laisse pas, hein. Je ne te laisse pas. » Elle a redit : « D’accord. »
Après avoir raccroché, je suis resté assis sur le tabouret. Je devais pourtant m’occuper des gendarmes, de mon billet, mais je n’ai pas pu m’empêcher de chercher dans ma mémoire la dernière fois que j’avais vu ma mère en vie. C’était trois semaines plus tôt. Elle m’avait raccompagné au train. J’ai essayé de me rappeler ses derniers mots et je n’y suis pas arrivé. C’étaient sans doute des mots tout bêtes. Quelque chose comme : « Tu as vérifié que tu n’as pas oublié tes clés ? » J’ai tenté de reconstituer la toute dernière image. Dans mon souvenir, elle se tenait sur le quai, levait la main dans ma direction pour me dire au revoir. J’avais dû lui répondre avec le même signe de la main, mais je n’en étais pas certain. Mon imprécision, ce flottement m’ont mortifié.
J’ai senti que je ne devais pas me redresser tout de suite. J’avais besoin de recouvrer mes esprits pour ne pas être victime d’un éblouissement et chuter. Comme après une prise de sang. Et j’avais besoin de penser, de sortir de l’indépassable folie de la brève conversation avec ma sœur, de reprendre une forme de contrôle. J’ai alors prononcé les mots à voix haute et en les détachant : mon père vient de tuer ma mère.
C’est ça qui s’est imposé: prononcer les mots à voix haute, avec l’intention d’établir leur consistance, leur matérialité, de leur conférer un sens ; avec l’espoir irrationnel de mettre également leur teneur à distance, au moins un peu.
Cependant, c’est un résultat très différent que j’ai obtenu. Devant la table minuscule, je me suis rendu compte que, si j’étais choqué, je n’étais peut-être pas complètement surpris. J’ai pensé : ça devait arriver. Ou plutôt : ça pouvait arriver. Pourtant, jamais, auparavant, je n’avais formé cette prédiction. Jamais. Alors quoi? Alors elle devait être tapie dans mon inconscient et voilà qu’elle surgissait. Trop tard.
Mais non. J’ai chassé l’idée. Ce n’était pas le moment d’être rattrapé par des trucs pareils. »

Extraits
« Cécile Morand. Née au milieu des années 1970. Si aussitôt vous visualisez l’imagerie de l’époque, les pantalons pattes d’eph, les fleurs dans les cheveux, la paix et l’amour, le retour à la nature, les combats féministes, les luttes ouvrières, Pompidou bouffi de cortisone, vous vous fourrez le doigt dans l’œil. Bien sûr que c’était ça, mais pas à Blanquefort, Gironde, sept mille habitants à ce moment-là. Cécile Morand était avant tout la fille du buraliste. Et ça suffisait pour la définir, ça la résumait, ça résumait son monde. » p. 51-52

« La réalité, c’est qu’on cherche rarement à savoir qui étaient nos parents avant qu’ils ne deviennent nos parents. On dispose d’informations, bien sûr. On connaît approximativement leur parcours, on sait ce que faisaient leurs propres parents puisqu’on les fréquente en général, on possède des repères, des balises, mais souvent on n’a pas cherché à en apprendre davantage, comme si ça ne nous regardait pas, comme si ça leur appartenait à eux seulement, ou comme si ça ne nous intéressait pas, le passé des autres c’est tellement ennuyeux quand soi-même on est dans l’âge tendre ou l’âge bête. Il arrive que certains se montrent curieux, posent des questions, ça n’a pas été mon cas, je ne les ai jamais interrogés sur leur jeunesse. J’imagine que c’était aussi un effet de notre pudeur, du mutisme imposé au sujet des sentiments, on n’allait pas se livrer à des confessions, du déballage. » p. 58

« j’ai appris qu’il faut plonger dans les profondeurs pour comprendre ce qui se passe à la surface. J’ai compris aussi que l’invisible est plus parlant que le visible. Et que des bribes ne deviennent des indices que si on les relie à quelque chose d’autre, ou entre elles. » p. 65

À propos de l’auteur
BESSON_Philippe_DRPhilippe Besson © Photo DR

Auteur de premier plan, Philippe Besson a publié aux éditions Julliard une vingtaine de romans, dont En l’absence des hommes, prix Emmanuel-Roblès, Son frère, adapté au cinéma par Patrice Chéreau, L’Arrière-saison, La Maison atlantique, Un personnage de roman, Arrête avec tes mensonges, prix Maison de la Presse, en cours d’adaptation au cinéma avec Guillaume de Tonquédec et Victor Belmondo, sous la direction d’Olivier Peyon, Le Dernier Enfant et Paris-Briançon. (Source: Éditions Julliard)

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Vivre vite

GIRAUD-vivre-vite

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En deux mots
Le 22 juin 1999 Claude meurt d’un accident de moto. Vingt ans plus tard sa veuve vend la maison qu’ils ont acheté la veille du drame et qu’il n’a jamais habité. L’occasion de laisser affluer les souvenirs et de passer en revue les circonstances qui ont mené au drame et de formuler toutes les hypothèses.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Vivre vite, mourir jeune»

Dans ce roman bouleversant, couronné par le Prix Goncourt 2022, Brigitte Giraud revient sur ce jour de 1999 qui a coûté la vie à son mari Claude. Une exploration jusqu’à l’obsession qui est d’abord une superbe déclaration d’amour.

À la veille de l’attribution du Prix Goncourt, Marianne Payot faisait des rumeurs qui donnaient Brigitte Giraud et Giuliano da Empoli au coude à coude. Pour une fois la rumeur était fondée puisque c’est finalement Brigitte Giraud qui l’a emporté! La romancière, qui a fêté lundi ses 56 ans, mérite amplement ce prix. Son roman se lit d’une traite, un peu comme l’histoire qu’il raconte: «Accident. Déménagement. Obsèques. L’accélération la plus folle de mon existence.»
C’est au moment de signer la vente de la maison achetée avec son mari Claude que les souvenirs reviennent. Cet accident de moto qui a coûté la vie à son compagnon le 22 juin 1999. Ce jour où il a fallu emménager avec son fils et sans lui et où toute sa rage s’exprimait à coup de masse, pour faire place nette. Détruire des pans de mur, c’était aussi exprimer toute sa souffrance. Au fil des mois et des travaux, l’apaisement est venu. Mais beaucoup de questions sont restées sans réponse.
Alors «on rebrousse chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre l’origine de chaque geste, chaque décision. On rembobine cent fois. On devient le spécialiste du cause à effet. On traque, on dissèque, on autopsie. On veut tout savoir de la nature humaine, des ressorts intimes et collectifs qui font que ce qui arrive, arrive.»
C’est, pour reprendre la belle formule de Jérôme Garcin, l’heure de «conjuguer son passé au conditionnel», avec des «si». Si son frère n’avait pas laissé là cette moto Honda 900 CBR – dont la puissance avait fait peur au fabricant qui ne l’autorisait que sur circuit au Japon – l’accident n’aurait jamais eu lieu. Un premier «si» suivi de nombreux autres, chapitre après chapitre, et qui concernent leurs emplois de temps respectifs, la météo, la technologie. Pour tenter de surmonter «ces lames de fond, qu’on n’a pas vues venir, qui enflent et viennent vous engloutir», pour conjurer la détresse et le manque, l’absence et les remords. Le tout symbolisé par cette maison qui ouvre et referme ce roman bouleversant qui se pare d’une autre qualité, celui de retracer une époque où les smartphones n’existaient pas.
Brigitte Giraud, qui n’est que la treizième femme couronnée par l’Académie Goncourt, réussit à combiner le noir du deuil et l’écriture blanche. Elle redonne vie à celui qui hante ses jours. Et fait d’un deuil une éblouissante déclaration d’amour. Claude peut alors rejoindre les ombres et sa veuve entrer dans la lumière.

Vivre vite
Brigitte Giraud
Éditions Flammarion
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782080207340
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Lyon et Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, remontant jusqu’en 1999.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai été aimantée par cette double mission impossible. Acheter la maison et retrouver les armes cachées. C’était inespéré et je n’ai pas flairé l’engrenage qui allait faire basculer notre existence.
Parce que la maison est au cœur de ce qui a provoqué l’accident.»
En un récit tendu qui agit comme un véritable compte à rebours, Brigitte Giraud tente de comprendre ce qui a conduit à l’accident de moto qui a coûté la vie à son mari le 22 juin 1999. Vingt ans après, elle fait pour ainsi dire le tour du propriétaire et sonde une dernière fois les questions restées sans réponse. Hasard, destin, coïncidences ? Elle revient sur ces journées qui s’étaient emballées en une suite de dérèglements imprévisibles jusqu’à produire l’inéluctable. À ce point électrisé par la perspective du déménagement, à ce point pressé de commencer les travaux de rénovation, le couple en avait oublié que vivre était dangereux.
Brigitte Giraud mène l’enquête et met en scène la vie de Claude, et la leur, miraculeusement ranimées.

Les critiques
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Lecteurs.com
France TV Culture (Laurence Houot)
Benzine mag (Greg Bod)
20 minutes (Marceline Bodier)
En Attendant Nadeau (Robert Czarny)
RTS (Sylvie Tanette)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Les lectures de Cannetille
Blog Les lectures d’Antigone
Blog Lili au fil des pages


Brigitte Giraud s’entretient avec Sylvie Tanette à propos de son roman Vivre vite © Production Maison de la Poésie – Scène littéraire

Les premières pages du livre
« Après avoir résisté pendant de longs mois, après avoir ignoré jour après jour les assauts des promoteurs qui me pressaient de leur céder les lieux, j’ai fini par rendre les armes.
Aujourd’hui j’ai signé la vente de la maison.
Quand je dis la maison, je veux dire la maison que j’ai achetée avec Claude il y a vingt ans, et dans laquelle il n’a jamais vécu.
À cause de l’accident. À cause de ce jour de juin où il a accéléré sur une moto qui n’était pas la sienne sur un boulevard de la ville. Inspiré par Lou Reed, peut-être, qui avait écrit : Vivre vite, mourir jeune, des choses comme ça, dans le livre que Claude lisait alors, que j’ai retrouvé posé sur le parquet au pied du lit. Et que j’ai commencé à feuilleter la nuit qui a suivi. Jouer au méchant. Tout saloper.
J’ai vendu mon âme, et peut-être la sienne.
Le promoteur a déjà acheté plusieurs parcelles dont celle du voisin sur laquelle il projette de construire un immeuble qui viendra dominer le jardin, qui viendra plonger sur mon intimité du haut de ses quatre étages, et aussi masquer le soleil. C’en est fini du silence et de la lumière. La nature qui m’entoure se changera en béton et le paysage disparaîtra. De l’autre côté, il est prévu que le chemin devienne une route, qui empiétera chez moi, pour favoriser l’accès au quartier à vocation désormais résidentielle. Le chant des oiseaux sera recouvert par des bruits de moteurs. Des bulldozers viendront raser ce qui était encore vivant.

Quand nous avons acheté, Claude et moi, cette année 1999 où les francs se convertissaient en euros et où le moindre calcul nous obligeait à une règle de trois infantilisante, le plan d’occupation des sols (ou POS) indiquait que nous étions en zone verte, autrement dit, que le secteur n’était pas constructible. Le propriétaire de la maison voisine nous informait qu’il était interdit de couper un arbre, sous peine de devoir le remplacer. Chaque once de nature était sacrée. C’est pour cela que ce lieu nous avait séduits, on pourrait y vivre caché, à la lisière de la ville. Il y avait un cerisier devant les fenêtres, un érable qu’une tempête a déraciné l’année où je suis retournée en Algérie, et un cèdre de l’Atlas, dont j’ai appris récemment que la résine était utilisée pour embaumer les momies.
D’autres arbres ont été plantés, par moi, ou ont poussé seuls, comme le figuier qui s’est invité contre le mur du fond, chacun raconte une histoire. Mais Claude n’a rien vu de cela. Il a juste eu le temps de visiter en poussant des sifflements d’enthousiasme, de constater l’ampleur des travaux à envisager, et de repérer l’endroit où il pourrait garer sa moto. Il a eu le temps de mesurer les surfaces, de se projeter dans l’espace en dessinant quelques gestes dans les airs, de signer chez le notaire, d’ironiser dans le bureau du Crédit mutuel au moment de répartir le pourcentage de l’assurance du prêt sur nos deux têtes. Les lieux avaient un fort potentiel, comme on dit dans le jargon immobilier. Cette affaire de rénovation nous électrisait. On pourrait écouter la musique fort sans gêner ce voisin qui comptait les arbres et dont le vaste terrain s’étendait derrière une haie naturelle. On pourrait poser nos valises pour une vie entière et faire des plans sur la comète, à gogo.

J’ai emménagé seule avec notre fils, au cœur d’un enchaînement chronologique assez brutal. Signature de l’acte de vente. Accident. Déménagement. Obsèques.
L’accélération la plus folle de mon existence. L’impression d’un tour de grand huit, cheveux au vent, avec la nacelle qui se détache.
J’écris depuis ce décor lointain où j’ai atterri, et d’où je perçois le monde comme un film un peu flou qui a longtemps été tourné sans moi.

La maison était devenue le témoin de ma vie sans Claude. Une carcasse qu’il m’avait fallu apprendre à habiter. Et dans laquelle j’avais abattu des cloisons avec de grands coups de masse à la hauteur de ma colère. C’était une maison un peu bancale, avec son terrain à défricher que nous avions espéré transformer en jardin. Au lieu de rénover, j’avais eu l’impression de défoncer, de saccager, de déclarer la guerre à ce qui me résistait, le plâtre, la pierre, le bois, des matières que je pouvais martyriser sans que personne me jette en prison. C’était ma vengeance minuscule face au destin, mettre des coups de pied dans la tôle d’une porte battante, des coups de cisaille dans une toile de jute crasseuse, casser des vitres en poussant des cris.
Tout en tentant de préserver un cocon au cœur du chaos, pour que notre fils y dorme à l’abri. Un petit terrier aux couleurs vives, avec des couettes et des oreillers de plume, des dessins accrochés malgré tout au-dessus du lit, et de la moquette épaisse, un rempart contre la peur et les fantômes de la nuit.

Au fil des ans, j’ai fini par apprivoiser cette maison que j’avais prise en grippe. Après avoir habité les lieux en somnambule, après avoir confondu le matin et le soir, j’ai cessé de me cogner aux murs et j’ai commencé à les repeindre. J’ai arrêté de massacrer les cloisons et les faux plafonds, de considérer chaque mètre carré comme une puissance ennemie. J’ai calmé ma furie et j’ai accepté d’enfiler le costume d’une personne fréquentable. Il me fallait revenir au marché des vivants. Celui qui disait que j’étais veuve, je le passais au lance-flammes. Sidérée de chagrin oui, veuve non.

Mais il me fallait encore venir à bout des mauvaises herbes qui envahissaient le jardin. Pendant des mois, j’ai arraché tout ce qui me passait sous la main, en des gestes répétitifs et inquiétants, j’ai appris le nom du chiendent officinal, de l’ortie brûlante ou du pourpier, que j’ai fait flamber dans des brasiers clandestins à la nuit tombée (on n’avait pas le droit de faire du feu à cause des particules fines). J’ai éradiqué les plantes invasives comme l’ambroisie et le lierre qui rampait dans l’ombre et, à force de traquer les indésirables, j’ai éclairci la parcelle de terrain en même temps que je chassais les ombres sous mon crâne.
Petit à petit, je me suis mise à habiter bourgeoisement les lieux, comme l’enjoignait l’une des clauses du contrat d’assurance que j’avais souscrit pour nous protéger en cas d’incendie, de dégâts des eaux ou de cambriolage (un malheur n’en a jamais empêché un autre, selon la fameuse loi de Murphy qui ne m’avait pas échappé). Je devenais moins enragée et je parvenais à dessiner les plans des deux niveaux, tels que nous les avions imaginés, Claude et moi. Je savais exactement ce qu’il aurait aimé, les matériaux auxquels il avait songé, je consultais les pages que nous avions cornées dans le catalogue Lapeyre. J’avais fini par retrouver mes esprits puis par rencontrer les artisans qui viendraient couler une dalle, changer une poutre ou carreler un sol abîmé. Qui viendraient refaire la salle de bains ou installer le chauffage central. Peut-être qu’un jour j’aurais à nouveau envie de prendre un bain.

Il m’est arrivé d’éprouver du plaisir en choisissant une couleur, en harmonisant une peinture avec le bois d’une porte. Il m’est arrivé de trouver belle la façon dont la lumière rasante entrait dans
la cuisine juste avant le repas du soir.
Mais je ne comprenais pas à qui s’adressait cette lumière. Je préférais les jours de pluie, qui au moins ne prétendaient pas me divertir de ma tristesse. J’avais décidé que la maison serait ce qui me relierait à Claude. Ce qui donnerait un cadre à cette vie nouvelle que notre fils et moi n’avions pas choisie. Il s’agissait encore de notre fils alors qu’il faudrait apprendre à dire mon fils. Comme il me faudrait finir par dire je à la place de ce nous qui m’avait portée. Ce je qui m’écorchera, qui dira cette solitude que je n’ai pas voulue, cette entorse à la vérité.
J’ai maintenu l’idée de créer le petit studio d’enregistrement, dont Claude avait envie depuis longtemps. Une pièce insonorisée où il avait espéré pouvoir s’isoler pour travailler. Et qui aurait contenu les instruments qu’il possédait, une basse, une guitare, et le synthétiseur qu’il venait juste d’acquérir (un Sequential Circuit Six-Tracks, pardon de le mentionner, mais cela a son importance), sur lequel il pianotait avec un casque sur les oreilles. »

Extraits
« Quand aucune catastrophe ne survient, on avance sans se retourner, on fixe la ligne d’horizon, droit devant. Quand un drame surgit, on rebrousse chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre l’origine de chaque geste, chaque décision. On rembobine cent fois. On devient le spécialiste du cause à effet. On traque, on dissèque, on autopsie. On veut tout savoir de la nature humaine, des ressorts intimes et collectifs qui font que ce qui arrive, arrive. Sociologue, flic ou écrivain, on ne sait plus, on délire, on veut comprendre comment on devient un chiffre. » p. 23

« Il n’y a pas d’ordre, ni chronologique ni méthodologique, à l’enchaînement des événements. Seulement des vagues qui se profilent depuis l’horizon, bien visibles sur leurs lignes de crête, le plus souvent inoffensives parce que prévisibles, vaguelettes ou rouleaux peu importe, et puis il y a ces lames de fond, qu’on n’a pas vues venir, qui enflent et viennent vous engloutir quand vous avez le dos tourné. »

« Il n’y a rien à comprendre, chacun joue son rôle. Chacun bien à sa place dans la ville, en toute légitimité : le médecin, le notaire, l’instituteur, le pompier, le policier, le bibliothécaire, le banquier, le curé. Ça s’appelle une société. Tout est si bien huilé. Ça fonctionne, ça dysfonctionne, pour le meilleur et pour le pire. » p. 193

À propos de l’auteur
GIRAUD_Brigitte_DRBrigitte Giraud © Photo DR

Brigitte Giraud est l’autrice de dix romans, parmi lesquels À présent (Stock, mention spéciale du prix Wepler 2001), L’amour est très surestimé (Stock, bourse Goncourt de la nouvelle 2007), Une année étrangère (Stock, prix Jean-Giono 2009), Un loup pour l’homme et Jour de courage (Flammarion, 2017 et 2019). (Source: Éditions Flammarion)

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Sa préférée

JOLLIEN-FARDEL_sa_preferee

  RL_ete_2022  Logo_premier_roman coup_de_coeur

En lice pour le Prix Goncourt 2022
Finaliste du prix du Roman Fnac 2022

En deux mots
Emma, Jeanne et leur mère Claire vivent dans la peur. Leur père et mari les bat régulièrement sous l’œil indifférent des habitants de leur village valaisan. Jeanne va chercher son salut dans la fuite, sa sœur dans la mort. Peut-on construire une vie sur la colère?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma sœur, ma mère et… mon père

Sarah Jollien-Fardel est l’une des grandes découvertes de cette rentrée. Autour d’un père d’une violence extrême vis-à-vis de sa femme et de ses deux filles, elle construit un roman qui ne laissera personne indifférent.

Dans ce village de montagne des Alpes valaisannes, la vie d’Emma, de sa sœur Jeanne et de leur mère est un enfer. Un enfer qui a un nom, Louis. Quand ce chauffeur routier n’est pas sur les routes, il fait régner la terreur sur sa famille. Une violence qui surgit pour une broutille. Alors les coups pleuvent. Jeanne, la narratrice, a appris à anticiper et son intuition lui permet d’être davantage épargnée. Jusqu’à ce jour où elle tient tête à son père. Ses blessures nécessiteront de faire venir le médecin. Mais au lieu de signaler l’agression, ce dernier se contentera de soigner la fillette. Une lâcheté dont il n’est pas seul coupable. Dans le village, on sait, mais on se tait.
Jeanne va réussir à fuir en s’inscrivant au cours de formation des institutrices qui vont l’éloigner durant cinq années. Sa sœur aînée va trouver un emploi de serveuse chez un cafetier qui l’héberge également. En découvrant sa petite chambre, Jeanne va aussi apprendre que sa sœur a aussi régulièrement été victime de violences sexuelles. La préférée de son père, va n’en souffrir que davantage.
Emma aura essayé de s’en sortir, de trouver un gentil mari. Mais sa réputation de trainée aura raison de son projet. La vie lui deviendra insupportable et la seule issue qu’elle trouvera sera le suicide. Un drame suivi d’un scandale lors des obsèques. «Ma mémoire, pourtant intransigeante et impeccable, a effacé le monologue que j’ai vomi au visage de mon père. Une tante que je connais à peine, sœur de ma mère, m’entraîne alors que je hurle, ça je me le rappelle: « Tu l’as violée, tu l’as tuée. » Mes adieux à ma sœur se sont terminés au sommet de ces marches en pierre.»
Alors, il faut apprendre à vivre avec cette absence. C’est à Lausanne qu’elle va découvrir qu’une autre vie est possible. En nageant dans le Léman, elle découvre son corps. Dans les bras de Charlotte, la grande bourgeoise affranchie, elle va vivre une première expérience sexuelle. Mais c’est avec Marine, l’assistante sociale au grand cœur, qu’elle découvre la mécanique du cœur. Mais alors qu’elle semble avoir trouvé un nouvel équilibre, un nouveau choc, une nouvelle mort va la fragiliser à nouveau.
Sarah Jollien-Fardel réussit avec une écriture classique et limpide, aux mots soigneusement choisis, à dire la souffrance et la violence qui marquent à vie. Elle montre aussi combien il est difficile de se débarrasser d’un tel traumatisme. Jeanne va essayer, cherche l’appui d’un psy, de ses ami(e)s. Le retour en Valais lui permettra-t-elle de trouver l’apaisement? C’est tout l’enjeu de ce roman impitoyable entièrement construit sur une «destructrice intranquillité».
S’il n’y a rien d’autobiographique dans cette violence familiale, la colère qui porte tout le livre est bien réelle. Sarah Jollien-Fardel, qui a grandi dans un village valaisan, où les hommes et la religion dictaient leur loi. Elle aussi a ressenti le besoin de quitter cette contrée aux traditions pesantes pour vivre à Lausanne. Et comme Jeanne, elle est aujourd’hui de retour sur ses terres natales. Après avoir tenu plusieurs blogs et tenté sa chance avec son roman auprès de nombreux éditeurs, elle a participé à une rencontre avec Robert Seethaler, qui était accompagné de son éditrice Sabine Wespieser. Deux rencontres qui vont s’avérer déterminantes. Et la belle histoire ne s’arrête pas là, car Sa préférée est notamment en lice pour le Prix Goncourt !

Sa préférée
Sarah Jollien-Fardel
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782848054568
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en Suisse, dans un village du Valais qui n’est pas nommé ainsi qu’à Conthey et Sion, puis à Lausanne. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1980-1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans ce village haut perché des montagnes valaisannes, tout se sait, et personne ne dit rien. Jeanne, la narratrice, apprend tôt à esquiver la brutalité perverse de son père. Si sa mère et sa sœur se résignent aux coups et à la déferlante des mots orduriers, elle lui tient tête. Un jour, pour une réponse péremptoire prononcée avec l’assurance de ses huit ans, il la tabasse. Convaincue que le médecin du village, appelé à son chevet, va mettre fin au cauchemar, elle est sidérée par son silence.
Dès lors, la haine de son père et le dégoût face à tant de lâcheté vont servir de viatique à Jeanne. À l’École normale d’instituteurs de Sion, elle vit cinq années de répit. Mais le suicide de sa sœur agit comme une insoutenable réplique de la violence fondatrice.
Réfugiée à Lausanne, la jeune femme, que le moindre bruit fait toujours sursauter, trouve enfin une forme d’apaisement. Le plaisir de nager dans le lac Léman est le seul qu’elle s’accorde. Habitée par sa rage d’oublier et de vivre, elle se laisse pourtant approcher par un cercle d’êtres bienveillants que sa sauvagerie n’effraie pas, s’essayant même à une vie amoureuse.
Dans une langue âpre, syncopée, Sarah Jollien-Fardel dit avec force le prix à payer pour cette émancipation à marche forcée. Car le passé inlassablement s’invite.
Sa préférée est un roman puissant sur l’appartenance à une terre natale, où Jeanne n’aura de cesse de revenir, aimantée par son amour pour sa mère et la culpabilité de n’avoir su la protéger de son destin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Feya Dervitsiotis)
La lettre du libraire
Femina.ch (Isabelle Falconnier)
La Cause littéraire (Stéphane Bret)
Blog Aline-a-lu (Aline Sirba)


Sarah Jollien-Fardel présente son premier roman Sa préférée © Production Lire à Lausanne

Les premières pages du livre
« Tout à coup il a un fusil dans les mains. La minute d’avant, je le jure, on mangeait des pommes de terre. Presque en silence. Ma sœur jacassait. Comme souvent. Mon père disait «Elle peut pas la boucler, cette gamine». Mais elle continuait ses babillages. Elle était naïve, joyeuse, un peu sotte, drôle et gentille. Elle apprenait tout avec lenteur à l’école. Elle ne sentait pas lorsque le souffle de mon père changeait, quand son regard annonçait qu’on allait prendre une bonne volée. Elle parlait sans fin. Moi, je vivais sur mes gardes, je n’étais jamais tranquille, j’avais la trouille collée au corps en permanence. Je voyais la faiblesse de ma mère, la stupidité et la cruauté de mon père. Je voyais l’innocence de ma sœur aînée. Je voyais tout. Et je savais que je n’étais pas de la même trempe qu’eux. Ma faiblesse à moi, c’était l’orgueil. Un orgueil qui m’a tenue vaillante et debout. Il m’a perdue aussi. J’étais une enfant. Je comprenais sans savoir.
C’étaient invariablement les mêmes scènes. Il rentrait après sa journée sur les routes. Il empestait l’alcool. S’il s’asseyait au salon dans le canapé en cuir décrépit, s’il s’endormait, on savait alors que nous serions, toutes les trois, en paix pour quelques heures. S’il posait son corps massif sur une chaise de la cuisine, s’il prenait un couteau pour ouvrir des noix ou pour trancher un morceau de ces fromages qu’il faisait vieillir dans la cave au sol terreux, on n’y couperait pas. C’était d’une banalité désolante. Un scénario usé jusqu’à la corde, où chacun jouait le rôle qui lui était prédestiné. Personne n’avait le recul du spectateur. Nous étions tous les quatre embarqués dans la même valse, où chacun posait les pieds au bon endroit. Nous n’avions ni la conscience, ni l’imprudence de risquer un autre pas.
Ça pouvait être la viande filandreuse du ragoût, un clou de girofle de trop, une feuille de laurier trop dure, une carotte trop cuite, des oignons coupés trop gros. Ça pouvait être la pluie ou la chaleur étouffante de la cabine de son camion. Ça pouvait être rien. Et ça démarrait. Les cris, la peur, la vulgarité des mots, un verre contre un mur, une claque sur le visage de ma sœur ou de ma mère. Je courais sous la table, je fixais le mouvement des pieds dans cette danse familiale trop connue. Parfois, ma mère tombait devant moi, lovée en boule sur le sol. Ses yeux criaient la peur, ses yeux criaient «Pars», je détalais sous mon lit. Regarder, observer. Jauger. Rester ou courir. Mais jamais, jamais boucher mes oreilles. Ma sœur, elle, plaquait ses mains sur les siennes. Moi, je voulais entendre. Déceler un bruit qui indiquerait que, cette fois, c’était plus grave. Écouter les mots, chaque mot : sale pute, traînée, je t’ai sortie de ta merde, t’as vu comme t’es moche, pauvre conne, je vais te tuer. Derrière les mots, la haine, la misère, la honte. Et la peur. Les mots étaient importants. Je devais les écouter tous. Et leur intonation aussi. A force de scènes, j’avais réussi à distinguer s’il était trop aviné ou trop fatigué pour aller jusqu’au bout, jusqu’aux coups. S’il allait s’épuiser ou s’il avait la force de pousser ma mère contre un mur ou un meuble et de la frapper.
Je sentais aussi le miel bon marché qu’il ajoutait aux tremolos. Ceux-ci étaient terribles. Et je ne sais pas pourquoi, ni comment, ma mère et ma sœur pouvaient être endormies par cette fausse douceur. Croire qu’ils n’étaient pas, eux aussi, un prélude à sa haine. Elles croyaient, elles espéraient surtout que, ce soir-là̀, nous passerions outre. Peut-être c’était pire encore de savoir. J’avais l’impression d’être sa complice. J’anticipais en prétextant des devoirs à finir pour m’éloigner. Ou je débarrassais à toute vitesse la table, afin qu’elle soit libérée des objets qu’il pourrait nous balancer à travers la figure. Le pire, c’étaient les bouteilles. Il les faisait valdinguer contre les murs, il fallait se courber pour éviter leur trajectoire. Je craignais le poids de la carafe en émail dans laquelle maman préparait le sirop. J’avais réussi à voler un pot en plastique dans un grand magasin. Nous faisions les courses, elle et moi. A la racine des cheveux, ma mère avait la tempe cousue à cause d’un éclat d’une satanée bouteille, une mauvaise chute, avait-elle dit au docteur. Ses cheveux, je les trouvais merveilleux. Lisses et épais. Pas comme les miens. J’adorais les caresser, je me blottissais contre elle lorsqu’elle tricotait ou lisait. J’entortillais une de ses mèches aux reflets caramel autour de mon index. Ma chevelure n’avait pas de nuances, elle était foncée, terne, trop raide. Emmêlée, jamais brillante. Parfois, le nez contre ses cheveux, je respirais leur odeur en fermant les yeux. Elle me disait timidement d’arrêter. Elle était gênée que je puisse la trouver belle.
Au centre commercial, j’avais usé de manigances pour qu’elle achète ce pot en plastique à neuf francs nonante qui ne nous blesserait pas s’il le balançait sur nous. C’était trop cher, car il contrôlait chaque franc dépensé. Elle avait refusé. Deux jours plus tard, alors qu’elle m’avait envoyée chercher du beurre et de la polenta, j’avais réussi à voler et à planquer le pichet dans mon sac à dos d’écolière. Je transpirais, j’avais le cœur en pagaille à la caisse, mais j’avais réussi. Quand je l’ai posé sur la table en bois, griffée par la violence de mon père, bien droite, je l’ai regardée dans les yeux. «Tu l’as payé comment ?» J’avais prévu la combine, m’étais arrêtée en route, l’avais sali avec de la terre, rayé avec un petit caillou, puis rincé au bassin du village. «C’est la mère de Sophie qui le jetait, je lui ai dit que j’en cherchais un pour faire de la peinture, alors elle me l’a donné.» Ce moment où vous dites un mensonge. Cet instant suspendu, une fraction de seconde. Ça bascule dans un sens ou dans l’autre. Je savais manier le regard, le tenir sans faillir, l’enrober d’innocence. J’écartais bien les yeux et étirais mes lèvres dans un faux sourire fermé. Ça marchait toujours.
Comme ma mère et ma sœur se ressemblaient physiquement, mais aussi par leurs réactions, avec le temps, j’ai pensé que, si je n’étais pas comme elles, je devais forcément être comme lui. Sinon, comment expliquer qu’il baissait les yeux lorsque je le fixais sans broncher, qu’il ne me frappait jamais autrement qu’en me tirant les cheveux. Ni gifle, ni m’attraper par les épaules comme il faisait avec elles en les secouant comme des pruniers. Une seule fois, il a franchi le pas.
J’étais assise à la table de la cuisine. C’était un dimanche en fin de journée. Il était parti, comme tous les dimanches après le repas. On ne savait pas ce qu’il faisait de ses après-midi dominicaux. Ça m’intriguait, ces heures loin de la maison. Il allait où, avec qui ? J’interrogeais ma mère, elle se dérobait par une banalité ou une autre question : «On est pas bien, toutes les trois ?» Je le fuyais, mais, en même temps, tout tournait autour de lui. Puisqu’il avait le pouvoir terroriste de moduler l’air et l’ambiance, j’étais en permanence obsédée par lui. Ma mère cuisinait un coujenaze. Une recette humble de chez nous. Des pommes de terre et des haricots, qu’il fallait cuire à petit feu jusqu’à ce que l’eau s’évapore entièrement. Tout se mélangeait alors sans former une purée. Les haricots devenaient tendres, les patates fondantes. Ma mère cuisinait avec un rien. Parce qu’elle n’avait rien, elle grappillait des centimes où elle pouvait. Mais jamais la mitraille qu’elle trouvait dans les poches des pantalons de mon père avant de les laver. Rien n’était gratuit avec lui. Il l’avait giflée pour cinq centimes laissés délibérément sur la table. La chair des poulets était raclée, les os recuits pour un bouillon. Il lui arrivait souvent de demander un crédit à la gérante du petit commerce villageois. Mon père achetait un cochon par an. «C’est bon pour les truies», il disait.
Ce dimanche, dans la cuisine crépusculaire, je dessinais un tigre ou, plutôt le buste d’un tigre bonard et pas dangereux pour un sou. Une bouille tachetée, une casquette jaune et rouge, un pull bleu. J’avais plié les feuilles en deux, puis agrafé le long de la pliure. Dans ce livret bricolé avec ma maladresse enfantine, une histoire imaginaire dont je n’ai pas gardé de souvenir précis. Je ne me rappelle que l’exaltation de disposer un mot après un autre. Ce n’était même pas compliqué. C’était être loin de cette maison. J’avais adoré ces heures, les jours précédents, à plat ventre sur mon lit, quand les phrases s’étaient nouées d’elles-mêmes, jusqu’au point final. Une émotion ardente qui ressuscite à chaque fois que j’y pense. Ces mots connus de tous, arrangés à ma sauce, accolés à un adjectif plutôt qu’à un autre, formaient ce truc qui n’existerait pas sans moi. Ce n’était pas de la fierté́, c’était une joie solitaire avec un pouvoir magique immense : m’extirper de ma vie.
Il regarde par-dessus mon épaule alors que je peau- fine ce félin de gosse. Je n’avais aucun don pour le dessin, mais il fallait bien une couverture pour mon livre ! Je ne sais pas ce qui l’a attendri. Mon laisser- aller innocent – courbée, bras à l’équerre en train de colorier – ou alors l’odeur du repas, ou l’ambiance de la maisonnée, ou cette vision idéalisée de la famille au moment où il a pénétré dans la cuisine et qu’il nous a vues, ma mère et moi. A moins que ce ne fût-ce qu’il avait vécu durant son après-midi. Je ne sais pas, mais il a posé sa main large et calleuse sur mon crâne. Je me suis raidie d’un coup, sur la défensive.
«Tu fais quoi ?
– Ben, tu vois bien.
– Arrête de faire la maligne avec moi.»
Il retire sa main.
Je savais qu’il ne fallait jamais se risquer à le provoquer, mais, cette félicité-là, il ne la gâcherait pas. Ni le bonheur dense de fignoler cette historiette que je voulais montrer à ma maîtresse dès le lendemain.
Avec un ton hautain, aussi péremptoire que je pouvais l’adopter du haut de mes huit ans, j’ai osé :
«Un tigre, cher ami.»
2. J’avais entendu cette expression – «cher ami» – en sortant de la messe, dans la bouche du docteur Fauchère, à qui on ajoutait, avec déférence, l’article défini. «Le» docteur Fauchère était le médecin de notre village montagnard, l’un des rares universitaires à cette époque. Ce matin-là, Gaudin, le boucher, lui faisait des courbettes sur l’esplanade de l’église. Le docteur Fauchère avait ponctué la conversation d’un «merci, cher ami». Qu’est-ce que ça sonnait bien dans sa bouche ! Le sourire chaleureux, juste ce qu’il fallait entre la politesse et la retenue. Je trouvais que ce «cher ami» donnait un air important à celui qui le prononçait et signifiait clairement à son interlocuteur qu’il n’était pas du même rang. En douceur, avec subtilité. Alors j’ai osé crânement, «cher ami». Mon père était inculte, mais il avait l’instinct des méchants et des animaux. Comme Micky, le chat d’Emma, ma sœur, qui ne traînait jamais dans ses pieds, détalait sitôt que la Peugeot 404 bleu ciel de mon père apparaissait dans la cour en terre devant la maison. Je ne lui avais jamais laissé entrevoir mon mépris ni ma haine muette. Mais ce «cher ami» signait le premier tir de notre combat, qui ne se terminerait même pas avec la mort.
J’aurais pu anticiper, j’avais toujours les sens en éveil, la peur comme boussole. En une seconde, il a empoigné ma tête et m’a soulevée. La chaise est tombée. Mes oreilles étaient emprisonnées par ses paluches d’ogre. Je voyais ma mère épouvantée, en face de moi. Il m’a lâchée, je suis tombée. Je pensais que c’était fini. Juste un mouvement d’humeur. Il m’a tirée par l’avant-bras. Depuis la cuisine jusqu’à ma chambre. Je me cognais au montant des portes, contre les murs. J’ai entendu ma mère hurler son prénom. Je crois que c’était la première fois que je l’entendais de sa bouche : «Louis, non, Louis, laisse-la, elle est petite.» Louis a fermé la porte de la chambre, je n’ai pas eu le temps de me relever, mon épaule me faisait mal. J’étais au sol et il me frappait les fesses, le dos. Il m’a retournée, a serré ses mains en étau autour de mon cou. Il avait le visage rouge et déformé, les yeux exorbités et déments. Et un sourire. C’était immonde. A voir et à ressentir. Si je ne connaissais pas encore la manière dont les traits se métamorphosent sous la puissance de la jouissance, ou du pouvoir sur l’autre, j’ai vu la bestialité d’un homme, un père, le mien. Au-dessus de moi, il avait relâché l’étreinte de ses mains de géant, les balançait partout sur mon corps maigrichon. Ma tête, mon torse, mes bras. Au lieu de me protéger, sidérée, je le regardais les yeux écarquillés à me faire mal aux paupières.
Ma mère a fait valdinguer une poêle sur son crâne presque entièrement déplumé. De surprise, il a cessé net. S’est levé, lui a balancé une gifle monumentale qui l’a projetée contre le mur. Je tremblais, j’avais uriné sans m’en rendre compte. Je ne pleurais pas, j’ai vomi, me suis évanouie. Je me souviens des murmures, de la caresse chaude d’une lavette sur mon front, de la lumière tamisée. Quand j’entrouvre les yeux, ma mère, et derrière elle, «le» docteur Fauchère. C’était notre Sauveur. Il allait nous sortir de notre trou pestilentiel. J’en étais certaine. Il avait le regard doux, il n’était pas comme les autres, je sentais bien qu’il était instruit et, de fait, son intelligence, pensais-je, nous libérerait.
«Alors, Jeanne, tu as joué les cascadeuses ?»
Il me taquine, ça ne peut pas être autrement. Qu’est- ce qui est pire ? Être un salopard ignare ou un homme subtil, mais suffisamment lâche pour ne pas voir qu’une gamine de huit ans a été rossée ? Avant de le mépriser définitivement, j’ai tenté la franchise, il se pouvait que je n’aie pas l’air si cabossé.
«C’est mon père.
– Ton papa ? Tu veux voir ton papa ? Mais il n’est pas là, ton papa.
– Non-non-non-non.» C’est une prière, non-non-non-non, j’élève le ton, mais ma voix est fluette : «C’est pas vrai. C’est mon père qui m’a tapée.»
Il passe la main sur mon front : «Ça va passer, il faut la surveiller cette nuit.» Des murmures encore, et surtout la trahison de cet homme que je vénérais, pas plus tard que ce matin. J’épiais ses expressions lorsque nous allions à son cabinet ou à la messe du dimanche. Je m’étais inventé un personnage de bienveillance, de supériorité et de bonté́. Je ne voyais ni hypocrisie ni suffisance. Il avait, sous mes yeux, maintes fois démontré – par un sourire malin, un regard, un froncement de sourcils ou par la façon de bouger sa tête face à un patient – son éducation plus sophistiquée et supérieure à beaucoup dans notre village rustaud. Et moi, gamine orgueilleuse, je m’étais empressée de singer ce bon vieux docteur Fauchère. Ce «cher ami» me valait une dérouillée monumentale, une épaule démise, des bleus, des courbatures.»

Extraits
« Dans ce bled, réputé loin à la ronde pour son manque solidarité et son inclination à la méchanceté, ils étaient venus en masse se repaître de notre misère publique. Ma colère, compagne éternelle, éventrait mon estomac. J’aurais dû ne pas faillir en public. Je n’ai pas pu. Sitôt sur le parvis de l’église, endolorie, j’explose. C’est laid, ça entache la solennité du moment Ma mémoire, pourtant intransigeante et impeccable, a effacé le monologue que j’ai vomi au visage de mon père. Une tante que je connais à peine, sœur de ma mère, m’entraîne alors que je hurle, ça je me le rappelle: «Tu l’as violée, tu l’as tuée.»
Mes adieux à ma sœur se sont terminés au sommet de ces marches en pierre. On m’a emmenée de force à l’internat. Je sautais comme un cabri, j’éructais, je bavais, le mari de ma tante m’a giflée: «Elle fait une crise de nerfs, appelle un docteur.» Une cousine m’a chaperonnée pour la nuit. J’émergeais, me rendormais, me réveillais en pleurant. Des cauchemars sombres, mon père qui m’étrangle. Je manque d’air, j’entends des cris, des «J’appelle la police» de la surveillante de l’internat Il est là, complètement ivre: «Je vais te tuer, sale garce!» Je ne réagis pas, sonnée par les médicaments. » p. 54

« J’aurais tout donné pour me nourrir de réminiscences heureuses. Repenser, la joie au cœur, à cette gommette coccinelle qui avait ensoleillé le visage de maman, à l’écureuil qu’Emma et moi avions essayé de capturer, en vain, durant un après-midi entier, à Paul endormi contre mon dos, à mon corps plongé dans l’eau vivace du lac Léman alors que le ciel est prêt à imploser de rouges, aux baisers sur le front, au temps arrêté devant un coucher de soleil ahurissant à Querceto avec Marine, à cet inconnu qui dit merci avec un sourire, à l’eau turquoise du lac de Moiry, aux errances sur les bisses, aux terrasses, aux soirées, à Nina Simone ou à L’Homme qui plantait des arbres, que j’avais relu mille fois. À la place, infuser dans les limbes de mon chaos. Demeurer dans cette destructrice intranquillité. Je ne m’en arracherai pas. » p. 195-196

À propos de l’auteur
JOLLIEN-FARDEL-sarah©marie_pierre_cravediSarah Jollien-Fardel © Photo Marie-pierre Cravedi

Née en 1971, Sarah Jollien-Fardel a grandi dans un village du district d’Hérens, en Valais. Elle a vécu plusieurs années à Lausanne, avant de se réinstaller dans son canton d’origine avec son mari et ses deux fils. Devenue journaliste à plus de trente ans, elle a écrit pour bon nombre de titres. Elle est aujourd’hui rédactrice en chef du magazine de libraires Aimer lire. Les lieux qu’elle connaît et chérit sont les points cardinaux de son premier roman. (Source: Sabine Wespieser Éditeur)

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Ce que nous désirons le plus

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En deux mots
Caroline Laurent raconte comment elle s’est sentie trahie après les révélations de Camille Kouchner à propos d’Evelyne Pisier avec laquelle elle avait écrit Et soudain, la liberté, son premier succès. Un choc si violent qu’il va la paralyser de longs mois, incapable d’écrire. Avant de se persuader que c’est en disant les choses qu’elle pourra s’en sortir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand la vie vole en éclats

Avec ce bouleversant témoignage Caroline Laurent raconte le choc subi par les révélations de Camille Kouchner et les mois qui ont suivi. Un livre précieux, manuel de survie pour temps difficiles et engagement fort en faveur de la chose écrite.

Après le somptueux Rivage de la colère, on imaginait Caroline Laurent tracer son sillon de romancière à succès. Un parcours entamé avec Et soudain, la liberté, paru en 2017, un roman écrit «à quatre mains et deux âmes» avec Evelyne Pisier et qui connaîtra un très grand succès. Quand nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois au printemps 2020, elle me parlait avec enthousiasme de ses projets, de son souhait d’indépendance avec la création de sa propre structure, mais aussi du manuscrit de son prochain roman auquel elle avait hâte de s’atteler après sa tournée des librairies et manifestations. Mais tout va basculer en début d’année 2021 quand le nom d’Evelyne Pisier va réapparaître. Cette femme libre avait un autre visage. Dans le livre-choc de Camille Kouchner, La Familia grande, on apprend qu’elle savait tout des violences sexuelles, de l’inceste dont se rendait coupable son mari Olivier Duhamel et qu’elle préférera garder le silence.
C’est précisément le 4 janvier 2021 que Caroline Laurent découvre cette autre vérité en lisant un article dans la presse. Une date qui restera à jamais gravée dans sa mémoire. La romancière aurait pu l’appeler «le jour de la déflagration», ce sera «le jour de la catastrophe». Le choc la laissera exsangue et emportera son don le plus précieux. Elle n’a plus les mots. Elle est incapable d’écrire. A-t-elle été trompée? Où se cache la vérité?
Durant toutes les conversations que les deux femmes ont partagées, jamais il n’a été question de ce lourd secret, même pas une allusion. Evelyne protégeait son mari. Cette Familia Grande, dont elle faisait désormais un peu partie, laissait derrière elle un champ de ruines. À la sidération, à la trahison, à l’incompréhension, il allait désormais falloir faire front. Essayer de comprendre, essayer de dire tout en ayant l’impression d’être dissociée de ce qu’elle avait écrit. Comment avait-t-elle pu ne rien voir, ne rien sentir. Ni victime, ni coupable, mais responsable. Mais comment peut-on être complice de ce qu’on ignore?
Elle comprend alors combien Deborah Levy a raison lorsqu’elle écrit dans Le coût de la vie que quand «La vie vole en éclats. On essaie de se ressaisir et de recoller les morceaux. Et puis on comprend que ce n’est pas possible.» Avec ces mots, ceux d’Annie Ernaux, de Joan Didion et de quelques autres, elle va forger cette conviction que ce n’est que par l’écriture qu’elle parviendra à trier le bon grain de l’ivraie, l’autrice va chercher sinon la vérité du moins sa vérité. Elle commence par re-explorer la relation qu’elle avait avec la vieille dame de 75 ans et finira par entendre de la bouche de son amie Zelda les mots qui la feront avancer: «Elle t’aimait. Elle t’aimait vraiment.»
Voilà son engagement d’alors qui prend tout son sens. Et si s’était à refaire…
Puis elle apprend la patience et l’éloignement, alors que la meute des journalistes la sollicite. Elle veut prendre de la distance, ce qui n’est guère aisé en période de confinement. Et comprend après un échange avec son ami comédien, combien Ariane Mnouchkine pouvait être de bon conseil. En voyant qu’il ne trouvait pas son personnage, elle lui a conseillé de «changer d’erreur».
Alors Caroline change d’erreur. Elle comprend que son livre ne doit pas chercher où et comment elle est fautive, car de toute manière, elle referait tout de la même manière, mais chercher à transcender le mal, à construire sur sa douleur.
Elle nous offre alors les plus belles phrases sur l’acte d’écrire: «Il y a de l’érotisme dans l’écriture, un érotisme naturel, onaniste. On cherche le mot juste, la caresse souveraine. Désirer est le mouvement subaquatique de l’écriture, c’est son anticipation et sa rétrospective – l’infini ressac du texte.»
En cherchant les lignes de fuite de son histoire familiale, en parcourant les chemins escarpés des îles Féroé – vivre à l’écart du monde est une joie – en trouvant dans la solitude une force insoupçonnée, elle nous propose une manière de panser ses blessures, de repartir de l’avant. Un témoignage bouleversant qui est aussi un chemin vers la lumière.

Ce que nous désirons le plus
Caroline Laurent
Éditions Les Escales
Roman
208 p., 00,00 €
EAN 9782365695824
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi un séjour aux îles Féroé

Quand?
L’action se déroule de janvier 2021 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Que désires-tu ?
Écrire est la réponse que je donne à une question qu’on ne me pose pas.
Un jour une amie meurt, et en mourant au monde elle me fait naître à moi-même. Ce qui nous unit: un livre. Son dernier roman, mon premier roman, enlacés dans un seul volume. Une si belle histoire.
Cinq ans plus tard, le sol se dérobe sous mes pieds à la lecture d’un autre livre, qui brise le silence d’une famille incestueuse. Mon cœur se fige; je ne respire plus. Ces êtres que j’aimais, et qui m’aimaient, n’étaient donc pas ceux que je croyais?
Je n’étais pas la victime de ce drame. Pourtant une douleur inconnue creusait un trou en moi.
Pendant un an, j’ai lutté contre le chagrin et la folie. Je pensais avoir tout perdu: ma joie, mes repères, ma confiance, mon désir. Écrire était impossible. C’était oublier les consolations profondes. La beauté du monde. Le corps en mouvement. L’élan des femmes qui écrivent: Deborah Levy, Annie Ernaux, Joan Didion… Alors s’accrocher vaille que vaille. Un matin, l’écriture reviendra.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Caroline Laurent présente son nouveau livre Ce que nous désirons le plus © Production Librairie Mollat 

Les premières pages du livre

« C’est un livre que j’écrirai les cheveux détachés.
Comme les pleureuses de l’Antiquité, comme Méduse et les pécheresses. Le geste avant les phrases : défaire le chignon qui blesse ma nuque, jeter l’élastique sur le bureau, et d’un mouvement net, libérer ma chevelure. Libérer est un mot important, je ne vous apprends rien.
Nous devons tous nous libérer de quelque chose ou de quelqu’un. Nous croyons que c’est à tel amour, à tel souvenir, qu’il faut tourner le dos. Et le piège se referme. Car ce n’est pas à cet amour, à ce souvenir, qu’il convient de renoncer, mais au deuil lui-même. Faire le deuil du deuil nous tue avant de nous sauver – sans doute parce qu’abandonner notre chagrin nous coûte davantage que de nous y livrer.
Durant des mois, je me suis accrochée à mon chagrin. À mes lianes de chagrin. Il me semblait avoir tout perdu, repères, socle et horizon. Le feu lui-même m’avait lâchée : je ne savais plus écrire.
À la faveur d’une crise profonde, que je qualifiais volontiers de catastrophe, j’avais perdu les mots et le sens. Je les avais perdus parce que j’avais perdu mon corps, on écrit avec son corps ou on n’écrit pas, moi, j’avais perdu mon corps, et ma tête aussi.
Un jour que j’étais seule dans mon appartement, l’envie m’a prise d’ouvrir un vieux dictionnaire. Les yeux fermés, j’ai inspiré le parfum ancien de poivre et de colle, puis j’ai approché mes lèvres du papier. Je voulais que mon palais connaisse l’encre
du monde.
De la pointe de ma langue, j’ai goûté la folie. Elle m’a paru bonne et piquante.
Cette petite a le goût des mots, disait-on de moi enfant. Aujourd’hui je sais que ce sont les mots qui ont le goût des humains. Ils nous dévorent.
Ils nous rendent fous. Folium en latin – pluriel folia – signifie la feuille. La feuille de l’arbre bien sûr, et par extension celle de papier, le feuillet. Au XVe siècle, folia, ou follia, s’est mis à désigner une danse populaire caractérisée par une énergie débridée. Souvenir de l’Antiquité peut-être, quand sur le Forum ou dans les rues d’Herculanum on entendait des hommes crier, éperdus de désir : « Folia ! » Folia,
nom de femme. Ainsi la définissait le Gaffiot. Je n’imaginais pas de Folia laides. Folia était le nom d’une beauté sauvage, indomptable, et je voyais d’ici, pressant amoureusement les hanches, les longs cheveux noirs roulés en torsade. La folie convoquait donc la danse, l’écriture et la femme.
Le décor était planté.
Pendant un an, moi la danseuse, l’écrivaine et la femme, j’ai lutté pour ne pas devenir folle. Je ne parle pas de psychiatrie, mais de cette ligne très mince, très banale, qui vous transforme lorsque vous la franchissez en étranger du dedans. J’avais libéré de moi une créature informe comme de la lampe se libère le mauvais génie. Cette créature se dressait sur mon chemin où que j’aille, où que je fuie. Je ne la détestais pas pour autant. Je crois surtout que je ne savais pas quoi penser d’elle. La seule manière de l’approcher, c’était de l’écrire.
Mais l’écriture me trahissait, l’écriture ne m’aimait plus.
L’évidence brûlait.
J’avais devant moi de beaux jours de souffrance.
Les fantômes portent la trace de leurs histoires effilochées et c’est pour cela qu’ils reviennent. Ils attendent d’en découdre, c’est-à-dire de voir leur histoire reprisée par ceux qui leur survivent.

I
Résurrection des fantômes
L’histoire aurait commencé ainsi: J’avais une amie, et je l’ai perdue deux fois. Ce que le cancer n’avait pas fait, le secret s’en chargerait.

(J’aimais les secrets, avant. Je les aimais comme les nuits chaudes d’été quand on va, pieds nus dans le sable, marier la mer et l’ivresse. Aujourd’hui je ne sais plus. Le monde a changé de langue, de regard et de peau. Je ne sais plus comment m’y mouvoir. J’ai désappris à nager, moi qui avais choisi de vivre dans l’eau.)

Une trahison. Une amitié folle piétinée de la pire des façons, une tombe creusée dans la tombe. Oui, l’histoire aurait pu être celle-là. Je l’ai longtemps cru moi-même, m’arrimant à cette idée comme aux deux seules certitudes de ma vie : Un jour nous mourons. Et la mer existe.
Après la mort, il n’y a rien.
Après la mer, il y a encore la mer.

J’avais cédé aux sirènes, je m’étais trompée. L’histoire n’était pas celle de mon amie deux fois perdue, mais un champ beaucoup plus vaste et inquiétant, qui ne m’apparaîtrait qu’au terme d’un très long voyage dans le tissu serré de l’écriture.

Le lundi 4 janvier 2021, ma vie a basculé. Le lundi 4 janvier 2021, je suis tombée dans un trou. Graver la date est nécessaire pour donner à cet événement un corps et un tombeau. Tout ce qui suivrait me paraîtrait tellement irréel.

Ce lundi 4 janvier 2021, j’ai planté ma langue tout au fond d’une bouche d’ombre. Après la mort, il n’y a rien ? Illusion. Ceux que nous aimons peuvent mourir encore après leur mort. La fin n’est donc jamais sûre, jamais définitive. J’aurais dû le savoir, moi la lectrice d’Ovide. Eurydice meurt deux fois sous le regard d’Orphée. Les Métamorphoses ne m’avaient rien appris.

Aujourd’hui je veux qu’on me réponde, je veux qu’on me dise. Où va l’amour quand la mort frappe ?

Jusqu’à ce lundi 4 janvier 2021, mon amie disparue n’était pas morte pour moi ; elle avait trouvé une forme d’éternité dans un livre que nous avions écrit, d’abord ensemble, puis moi sans elle. La nuit infinie ne nous avait pas séparées. J’étais devenue un tout petit morceau d’elle, comme elle avait emporté un tout petit morceau de moi, loin sous les limbes. La fiction avait aboli la mort.

Avec les révélations, le sol s’était ouvert en deux. Autour de moi avait commencé à grouiller une terre noire et gluante. C’était une terre pleine de doigts.

Les fantômes m’appelaient.

Le roman qui nous unissait, mon amie et moi, ce roman commencé à quatre mains et achevé à deux âmes (la formule me venait d’une délicate libraire du Mans et m’avait immédiatement saisie par sa justesse), débutait ainsi :

« On me prendra pour une folle, une exaltée, une sale ambitieuse, une fille fragile. On me dira : ‘‘Tu ne peux pas faire ça’’, ‘‘Ça ne s’est jamais vu’’, ou seulement, d’une voix teintée d’inquiétude : ‘‘Tu es sûre de toi ?’’ Bien sûr que non, je ne le suis pas. Comment pourrais-je l’être ? Tout est allé si vite. Je n’ai rien maîtrisé ; plus exactement, je n’ai rien voulu maîtriser. »

Je ne voulais rien maîtriser ? J’allais être servie.

« 16 septembre 2016. Ce devait être un rendez-vous professionnel, un simple rendez-vous, comme j’en ai si souvent. Rencontrer un auteur que je veux publier, partager l’urgence brûlante, formidable, que son texte a suscitée en moi. Puis donner des indications précises : creuser ici, resserrer là, incarner, restructurer, approfondir, épurer. Certains éditeurs sont des contemplatifs. Jardin zen et râteau miniature. J’appartenais à l’autre famille, celle des éditeurs garagistes, heureux de plonger leurs mains dans le ventre des moteurs, de les sortir tachées d’huile et de cambouis, d’y retourner voir avec la caisse à outils. Mais là, ce n’était pas n’importe quel texte, et encore moins n’importe quel auteur. »

L’auteur (à l’époque je ne disais pas encore autrice, j’ignorais que le mot circulait depuis le Moyen Âge, avant son bannissement par les rois de l’Académie française – au nom de quoi en effet, de qui, les femmes écriraient-elles ?), l’auteur en question, disais-je, était liée à des grands noms de notre histoire nationale, politique, artistique, intellectuelle. Son texte affichait un rêve de liberté qui rejoignait des aspirations intimes qu’à ce moment-là je ne me formulais pas.

« Sur mon bureau encombré de documents et de stylos était posé le manuscrit annoté. Pour une fois, ce n’étaient ni le style ni la construction qui avaient retenu mon attention mais bien la femme que j’avais vue derrière. »

J’avais vu cette femme, oui, j’avais vu la femme courageuse, éclatante, qui allait m’ouvrir les portes de la mémoire, de l’engagement et de l’indépendance. Celle qui serait mon modèle, et à travers ma plume, le possible modèle de nombreuses lectrices et lecteurs.

« Certaines rencontres nous précèdent, suspendues au fil de nos vies ; elles sont, j’hésite à écrire le mot, car ni elle ni moi ne croyions plus en Dieu, inscrites quelque part. Notre moment était venu, celui d’une transmission dont le souvenir me porterait toujours vers la joie, et d’une amitié aussi brève que puissante, totale, qui se foutait bien que quarante-sept ans nous séparent. »

Je relis ces lignes et ma gorge se serre. Comme j’aurais aimé que son souvenir me porte toujours vers la joie. Comme j’aurais aimé que le roman continue à épouser la réalité. Comme j’y ai cru.

Après le décès de mon amie, je m’étais réchauffée à l’idée du destin. Ce fameux « doigt de Dieu » qui selon Sartre se pose sur votre front, vous désignant comme l’élue. C’était un poids autant qu’un privilège. Soit. Je ferais mon possible pour ne pas décevoir. J’essaierais d’être à la hauteur de cette élection. Certains parleraient de moi comme d’une amie prodigieuse. Une si belle histoire, n’est-ce pas ? Devant un système dont je ne possédais ni les clefs ni les codes, j’allais pécher par candeur et arrogance. J’étais assoiffée de romanesque. J’avais vingt-huit ans.
Dans un livre, une femme de soixante-quinze ans revit son enfance, sa jeunesse, son désir de liberté.
Dans un livre, une femme me noue à la plus belle des promesses, qui est aussi la plus rassurante : l’amitié.
Dans un livre, une femme me pousse à rêver et à écrire sur elle, quitte à écrire n’importe quoi. C’est la liberté du romancier, elle est au-dessus des lois – dit-on.
Dans un livre, une femme s’éteint brusquement et me donne l’écriture en héritage. Vertige : elle meurt au monde en me faisant naître à moi-même.
Dans un livre, je pleure cette femme.
Dans un livre, je remercie un homme, son mari ; comme elle il me fait confiance, comme elle il croit en moi ; par sa tendresse il prolonge l’amitié folle qui nous liait toutes les deux. Il prend sa place. Il triomphe de la mort.

Dans un livre
— un autre,
Une femme
— une autre,
Prend un jour la parole
Et s’élève
Pour que cesse la fiction.

Au point de jonction du monde et des enfers, le réel montait la garde. Le réel a un visage, celui d’un mari, d’un père, d’un beau-père, d’un ami, d’un mentor, d’un menteur. Le réel a des pulsions, des secrets, un rapport désaxé au pouvoir. (Le pouvoir, ce n’est pas seulement l’argent, les postes de prestige, les diplômes, les cercles mondains, les étiquettes, le pouvoir, c’est le contrôle du discours.) Il arrive que le pouvoir soit renversé. Le réel croyait se cacher dans le langage ; voilà que le langage lui arrache son masque. Un matin, le soleil plonge dans la nuit.

Littérature, mère des naufrages. Parce qu’elle fait corps avec le langage, la littérature fait corps avec la tempête. Un mot peut dire une chose et son contraire. Tout est toujours à interpréter, à entendre – c’est bien cela, il nous faut tendre vers quelque chose ou quelqu’un pour espérer le comprendre. Tout est donc malentendu. Nous passons nos vies à nous lire les uns les autres, à passer au tamis de notre propre histoire l’histoire des autres. Nous sommes de fragiles lecteurs. Et moi, une fragile écrivaine.
Il y a cinq ans, j’écrivais avec des yeux clairs au bout des doigts, dix petits soleils, les mots baignés de fiction lorsqu’ils filaient sur la page.
Aujourd’hui j’écris dans la nuit.
Le réel n’est rien d’autre. Nuit noire. Trou noir. Écoutez ce bruit sec. Quand on racle l’os, c’est qu’il ne reste plus d’illusions.
Aujourd’hui j’écris aveugle, mais plus aveuglée.
J’écris avec mon squelette.
J’écris avec ce que j’ai perdu.

« On ne part pas. » Combien de fois ai-je tourné ce vers de Rimbaud dans ma tête ? On ne part pas. Qu’on passe une saison en enfer ou non, le mauvais sang est là, tapi en nous. Il saura où nous trouver. Fuir les autres ? Très bien. Mais se fuir soi ? Je commençais à le comprendre, nos stratégies de contournement, si élaborées soient-elles, nourrissent toujours nos futures défaites. Dans le fond, c’est peut-être ce que nous recherchons : que quelque chose en nous se défasse. L’écriture est une voie tortueuse pour accéder à ce délitement, conscient ou pas. C’est comme si elle nous précédait, comme si elle savait de nous des choses que nous-même ignorons. Qu’on la dise romanesque, autobiographique, intime ou engagée, la littérature nous attend déjà du mauvais côté. Celui où nous tomberons. Elle nous échappe en nous faisant advenir à nous-même, nous pousse à écrire ce que jamais on ne dirait, sans doute pour assouvir notre désir de connaître, de nous connaître (cette pompeuse libido sciendi détaillée par saint Augustin et Pascal, qui forme avec le désir de la chair et le désir du pouvoir l’une des trois concupiscences humaines). L’écriture s’impose. Révélateur chimique de nos vies, développateur argentique – nos fantômes en noir et blanc.
Dans cette métamorphose silencieuse, le lecteur agit comme un solvant. Sous son regard froid ou brûlant, la phrase trouve ses contours, sa profondeur, à moins qu’elle ne se désintègre totalement. En ce sens, la littérature ne saurait être un loisir ni un divertissement. Comment le pourrait-elle ? La littérature est toujours plus sérieuse qu’on ne le pense puisqu’elle met en jeu ce qui fait de nous des mortels, des égarés, des êtres humains – c’est-à-dire des monstres.
« On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête.
En l’espace d’un battement de cœur.
Ou de l’absence d’un battement de cœur. »

Les mots de Joan Didion pulsaient dans mes veines. Combien de temps faut-il au monde pour s’écrouler ? L’année qui s’ouvrait serait-elle pour moi aussi celle de la pensée magique (non, tout cela n’est pas arrivé, non, cela n’est pas possible) ? Avant même que le livre brisant le silence ne paraisse en librairie le jeudi 7 janvier – chronologie, mon garde-fou –, j’ai su que ce lundi allait tuer quelque chose en moi.

Le 4 janvier 2021, au terme d’une journée interminable, pétrie d’attente, d’angoisse et de malaise, j’apprenais dans la presse que le mari de mon amie disparue, devenu depuis un proche, j’allais dire, un père, était accusé d’un crime.

Il faut nommer le crime, mais comment nommer l’innommable ? Inceste n’est pas un mot. Inceste est un au-delà du langage, un au-delà de la pensée. Inceste est tout à la fois l’inconcevable et l’indicible. Pourtant ce qu’on ne peut dire existe et ce qu’on ne peut concevoir advient, puisque cela détruit. Les ruines sont des preuves.

Mon amie disparue, cette femme libre et indépendante que j’avais érigée en inspiratrice, ne m’avait jamais confié ce drame, pas même de façon allusive. Par son silence, elle avait protégé son mari.

Soudain, la liberté n’avait plus du tout le même visage. Je ne voyais plus qu’une adolescence pulvérisée, un désordre poisseux, une unité éclatée, partout des cratères d’obus. Saisissant pour la première fois l’enfer qui se cachait derrière cette famille complexe, je me sentais happée par la spirale : les murs qui avaient emprisonné les victimes s’effondraient puis se relevaient pour encercler ceux que j’avais crus libres.

Quelque chose en moi avait explosé. Une déflagration.
J’avais fixé avec étonnement deux formes rouges à mes pieds.
C’étaient mes poumons.
Au départ, il m’a semblé que la meilleure façon de restituer la catastrophe consisterait à raconter point par point la journée du 4 janvier. J’ai fait machine arrière. Au fil des détails ma plume s’encrassait, je veux dire par là qu’elle devenait sale, douteuse – journalistique. Sans doute servait-elle à un public abstrait ce que celui-ci réclamait : de l’affect et du drama. Je ne veux pas de drama.

Consigner des instantanés me paraît plus juste, parce que plus proche de ce que j’ai vécu. Ces éclats sont à l’image de ma mémoire fragmentée. Ils me poursuivent comme une douloureuse empreinte – la marque d’une mâchoire humaine sur ma peau.

De quoi ai-je le chagrin de me souvenir ?

De ces échardes, de ces silences :

Je me souviens du message de mon éditeur au réveil le lundi. Quelque chose n’allait pas. Un « problème », des « nuages sombres » concernant « notre ami commun » (se méfier des mots banals, usés jusqu’à la corde, que l’inquiétude recharge brusquement en électricité).
Je me souviens que la veille, dans une boutique de Saint-Émilion, ma mère m’offrait un bracelet pour prolonger Noël et fêter un prix littéraire qui venait de m’être décerné. Il s’agissait d’un cuir sang combiné à une chaînette de pierres rouges, de l’agate, symbole d’équilibre et d’harmonie.
Je me souviens du soleil blanc sur la campagne, des reflets bleus lancés par le cèdre. Sur la branche nue du lilas des Indes, une mésange semblait peinte à l’aquarelle.
Je me souviens du thé en vrac au petit déjeuner, « Soleil vert d’Asie », mélange du Yunnan aux notes d’agrumes, qui avait le goût étrange du savon.
Je me souviens de l’attente, ce moment suspendu entre deux états de conscience, l’avant, l’après, l’antichambre de la douleur, moratoire du cœur et de l’esprit.
Je me souviens d’avoir pensé : Je sais que je vais apprendre quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Et juste après : Tout peut être détruit, tout peut être sauvé.
Je me souviens du regard inquiet de ma mère.
Je me souviens de la citation de Diderot dans la chambre jaune, ma grotte d’adolescente aux murs tatoués d’aphorismes : « Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire son procès, c’est le définir. »
Je me souviens d’un coup de téléphone, de mon ventre qui cogne et d’une voix qui me répète : « Protège-toi. »
Je me souviens des rideaux aux fenêtres de ma chambre, la dentelle ajourée, les motifs d’un autre âge, on appelle ça des « rideaux bonne femme », pourquoi cette expression ? J’aurais dû voir le monde, je ne voyais plus que la fenêtre.
Quelques jours plus tôt, je me souviens que je regardais La vie est belle de Frank Capra, touchée par la dédicace finale de l’ange gardien à George, le héros : « Cher George, rappelle-toi qu’un homme qui a des amis n’est pas un raté. »
Je me souviens du téléphone qui vibre vers 17 heures.
L’impensable.
Je me souviens de l’article de journal, de la photo officielle de mon ami, du mot accolé à la photo. Tout éclate. »

À propos de l’auteur
LAURENT_Caroline_©Philippe_MatsasCaroline Laurent © Photo DR

Caroline Laurent est franco-mauricienne. Après le succès de son livre co-écrit avec Évelyne Pisier, Et soudain, la liberté (Les Escales, 2017 ; Pocket, 2018 ; Prix Marguerite Duras ; Grand Prix des Lycéennes de ELLE ; Prix Première Plume), traduit dans de nombreux pays, elle a publié Rivage de la colère (lauréat d’une dizaine de prix, dont le Prix Maison de la Presse 2020 ; le Prix du Roman Métis des Lecteurs et des Lycéens, le Prix Louis-Guilloux et le Prix Bourdarie de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer), roman adapté en bande dessinée aux éditions Phileas. Caroline Laurent a fondé son agence littéraire indépendante en 2021 ; elle donne des ateliers d’écriture en prison et collabore avec l’école Les Mots. Elle est depuis octobre 2019 membre de la commission Vie Littéraire du CNL.

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Blizzard

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En deux mots
En plein blizzard Bess sort de son abri avec un enfant qu’elle perd de vue après quelques secondes d’inattention. Commence alors une course contre la mort pour survivre et retrouver l’enfant, à la fois pour elle et pour la poignée d’habitants de ce coin d’Alaska partis à se recherche. Au long de ce récit haletant, on va découvrir leurs parcours respectifs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Vous avez dit blizzard?

Marie Vingtras a construit son premier roman sur un intenable suspense, la course d’une femme et d’une poignée d’habitants pour tenter de retrouver un enfant qui s’est perdu dans le blizzard.

Dès les premières lignes de ce dramatique suspense, on est happé par l’urgence qui va pousser une poignée de personnes à affronter un terrible blizzard. Car Bess, malgré le froid et le vent, et sortie avec le petit Thomas, l’enfant que lui a confié Benedict, sans doute l’homme le plus aguerri dans ce coin de l’Alaska. Mais aussi l’homme qui n’accepterait pas de voir Bess revenir seule de son intrépide sortie dans le ventre du diable. Mais pour l’heure, il va laisser sa colère froide au chaud pour affronter à son tour le blizzard en compagnie de son ami Cole. Car désormais chaque minute compte.
Marie Vingtras passe de l’un à l’autre des personnages en courts chapitres qui nous permettent de découvrir ce microcosme et les raisons qui les ont poussés à s’installer dans cet environnement, cette «terre de désolation qui suinte le malheur». On peut ainsi, au fil des monologues qui s’enchainent, reconstruire le puzzle. D’abord en apprenant ce que font ici les deux personnages dont nous n’avons pas encore parlé, Freeman qui après le Vietnam a sillonné toute l’Amérique dans son van pour atterrir là: «C’était surtout le seul Noir à la ronde et il paraissait aussi incongru que Bess, quand elle est arrivée avec sa mini-jupe en velours et ses santiags blanches». Et Clifford le taiseux misanthrope et violent. Ensuite en découvrant les failles de Bess et Benedict, l’origine de leur relation et de la présence de Thomas, le neveu de Benedict.
Et alors que le temps se gâte encore dans cette blancheur qu’on croit éternelle, c’est bien la noirceur des âmes qui émerge et va nous entraîner vers un final époustouflant où se mêlent les deux grands thèmes du roman, la culpabilité et la paternité.
Marie Vingtras, que l’on sent nourrie de littérature américaine, de nature writing, réussit avec Blizzard une entrée remarquée en littérature.

Blizzard
Marie Vingtras
Éditions de l’Olivier
Premier roman
192 p., 17 €
EAN 9782823617054
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé principalement en Alaska.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le blizzard fait rage en Alaska.
Au cœur de la tempête, un jeune garçon disparaît. Il n’aura fallu que quelques secondes, le temps de refaire ses lacets, pour que Bess lâche la main de l’enfant et le perde de vue. Elle se lance à sa recherche, suivie de près par les rares habitants de ce bout du monde. Une course effrénée contre la mort s’engage alors, où la destinée de chacun, face aux éléments, se dévoile.
Avec ce huis clos en pleine nature, Marie Vingtras, d’une écriture incisive, s’attache à l’intimité de ses personnages et, tout en finesse, révèle les tourments de leur âme.

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A l’occasion des Correspondances de Manosque 2021, Marie Vingtras présente Blizzard © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Bess
Je l’ai perdu. J’ai lâché sa main pour refaire mes lacets et je l’ai perdu. Je sentais mon pied flotter dans ma chaussure, je n’allais pas tarder à déchausser et ce n’était pas le moment de tomber. Saleté de lacets. J’aurais pourtant juré que j’avais fait un double nœud avant de sortir. Si Benedict était là, il me dirait que je ne suis pas suffisamment attentive, il me signifierait encore que je ne fais pas les choses comme il faut, à sa manière. Il n’y a qu’une seule manière de faire, à l’entendre. C’est drôle. Des manières de faire, il y en a autant que d’individus sur terre, mais ça doit le rassurer de penser qu’il sait. Peu importe, j’ai lâché sa main combien de temps ? Une minute ? Peut-être deux ? Quand je me suis relevée, il n’était plus là. J’ai tendu les bras autour de moi pour essayer de le toucher, je l’ai appelé, j’ai crié autant que j’ai pu, mais seul le souffle du vent m’a répondu. J’avais déjà de la neige plein la bouche et la tête qui tournait. Je l’ai perdu et je ne pourrai jamais rentrer. Il ne comprendrait pas, il n’a pas toutes les cartes en main pour savoir ce qui se joue. S’il avait posé les bonnes questions, si j’avais donné les vraies réponses, jamais il ne me l’aurait confié. Il a préféré se taire, entretenir l’illusion, prétendre que j’étais capable de faire ce qu’il me demandait. Au lieu de cela, dans cette terre de désolation qui suinte le malheur, je vais ajouter à sa peine, apporter ma touche personnelle au tableau. Il faut croire que c’est plus fort que moi.

Benedict
Rétrospectivement, je crois que j’ai senti que quelque chose ne tournait pas rond. C’est un peu comme lorsque vous avez la sensation qu’un insecte vous chatouille l’oreille. Vous faites un geste pour vous en débarrasser, mais en réalité c’est une alarme, votre alarme interne, réglée au strict minimum. Pas assez forte pour vous faire bondir, mais juste assez pour vous empêcher de dormir tranquillement. Je dormais justement et je me suis réveillé en sursaut. Était-ce un pressentiment ou bien le courant d’air froid qui venait d’en bas ? Je ne sais pas. J’étais tellement fatigué d’avoir passé les derniers jours dans l’excitation, à relever les pièges, à ranger le matériel et à nous préparer avant que n’arrive le mauvais temps. J’ai toujours aimé les tempêtes, et surtout le moment juste avant, quand il faut tout protéger, boucher les interstices, rentrer assez de bois pour tenir quelques jours et se faire un espace clos, le plus hermétique possible. Et puis, quand la tempête est là, se claquemurer avec la cibi qui grésille, une tasse de café brûlant pour se réchauffer les mains et le feu dans la cheminée qui se rebelle à cause de la neige qui tombe dans le conduit et du vent qui s’y engouffre. J’entends la maison qui craque et qui gémit comme un petit vieux. Parfois, j’ai l’impression qu’elle me parle, comme elle a peut-être parlé à mes parents et à mes grands-parents avant eux, de génération en génération, jusqu’au premier Mayer qui a décidé de s’installer ici, en terre hostile, et de prétendre qu’il serait plus fort que la nature. La maison est encore debout et je suis bien au chaud à l’intérieur, protégé par ses murs, comme un diamant dans son écrin. Sauf que je suis tout seul. Quand je suis descendu de l’étage, la porte était grande ouverte et la neige s’était déjà engouffrée par paquets. Ça m’a énervé. J’ai crié : « Bon Dieu, Bess, tu peux pas fermer cette foutue porte ? On va tous crever de froid par ta faute ! », mais elle n’a pas répondu. C’est seulement à ce moment-là que j’ai vu que les bottes du petit n’étaient pas là et que leurs vestes n’étaient plus accrochées au porte-manteau. J’ai compris qu’elle était sortie avec lui, alors que même une fille aussi spéciale qu’elle aurait dû savoir qu’on ne sort pas dehors en plein blizzard.

Cole
Si le Seigneur m’entend, je jure solennellement que je boirai plus une goutte d’alcool. J’ai tellement mal à la tête avec le truc que ce salopard m’a fait boire. Appeler ça de l’eau-de-vie, c’est vraiment se foutre de la gueule du monde. Je sens plus ma gorge et j’ai le bide en vrac. C’est à vous donner l’envie de virer bonne sœur, même si j’ai pas l’attirail pour ça. Je sortais à peine des toilettes à cause de la courante que l’alcool m’avait causée quand ça a tambouriné de tous les diables à la porte. C’est pas un temps à mettre un bon chrétien dehors, alors je me suis reboutonné comme j’ai pu et j’ai attrapé mon fusil. On sait jamais ce qui peut courir les bois. J’ai crié : « C’est qui ? », un truc auquel un ours pourrait pas répondre, mais il y avait trop de vent dehors pour que je puisse entendre quoi que ce soit. Les coups ont redoublé. Ma foi, j’avais pas le choix. J’ai tourné le verrou, entrouvert la porte avec mon pied et j’ai visé l’entrebâillement au cas où. « Tire pas, Cole ! C’est moi ! » qu’il a crié. J’ai reconnu la grosse voix grave de Benedict. Il était couvert de neige, ça lui faisait comme des épaulettes de général de pacotille et il avait déjà le bout des cils tout blanc, avec des gouttes de givre comme des décorations de strip-teaseuses. Enfin je dis ça parce que j’en ai vu une en photo dans un magazine qui traînait chez Clifford. La fille avait des petites gouttes rouges au bout de ses faux cils, ça lui faisait un regard bizarre, comme une poupée. Il paraît qu’il y a des types qui aiment ça. Benedict m’a poussé d’un coup pour refermer la porte derrière lui. Il a même pas enlevé son couvre-chef. Il s’est appuyé contre le mur, a passé sa main sur son visage et puis il a dit, comme s’il avait vu passer un revenant : « Bess et le petit sont partis. Ils sont dehors. » C’était tellement crétin comme idée que j’ai rigolé. « Me fais pas rire, Benedict, elle est pourrie ta blague », je lui ai dit. « Tu crois que je serais sorti avec ce temps, juste pour te faire marcher ? » qu’il m’a répondu. J’ai vu rien qu’à sa tête qu’il était sérieux et bon sang, si c’était vrai, alors on avait du souci à se faire. Il a tout juste dix ans, le môme, et l’autre, elle a pas deux sous de jugeote. Je lui ai demandé : « Qu’est-ce qu’on fait alors ? » et il m’a répondu un truc qui m’a pas fait plaisir : « Qu’est-ce que tu crois ? On va les chercher. » Ça, c’était pire que la bibine de Clifford et j’ai eu comme une envie d’en reprendre une lampée.

Freeman
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit avec ce temps. Le vent souffle tellement fort autour de la maison que je ne sais pas comment elle tient encore debout. J’ai l’impression que les murs sont pris dans un étau entre la poussée des rafales et la neige qui s’accumule. Dieu sait comment je vais réussir à en sortir quand tout sera fini. Lors de la première tempête que j’ai vécue ici, je suis resté bloqué deux jours. Il y avait bien cinq pieds de neige devant la porte et je ne pouvais pas ouvrir les volets des fenêtres que j’avais stupidement fermés, une erreur de débutant, m’avait dit Benedict. J’ai dû grimper jusqu’au grenier, à mon âge, et redescendre par la lucarne avec une corde. L’opération n’a pas tout à fait marché comme je le souhaitais. Je me suis déboîté l’épaule dans la chute et il a quand même fallu que je m’occupe de pelleter la neige avec mon bras valide avant de pouvoir trouver de quoi bloquer l’autre bras. Ce coup-ci, j’ai essayé de déblayer le plus possible tout autour de la maison en espérant que ce soit suffisant. C’est quelque chose qui ne s’invente pas, savoir survivre. Là d’où je viens, on n’a pas à se poser de questions pour savoir si la neige vous empêchera de sortir. Il n’y a pas de neige, pas le moindre flocon, et si j’avais le choix, je préférerais cent fois être là-bas plutôt que dans ce pays à supporter mes rhumatismes. Le froid, l’humidité, ce n’est pas bon pour ma vieille carcasse. Ce serait un comble d’avoir survécu à tout ce que j’ai connu pour mourir maintenant, moisi comme une vieille branche pourrie. Qu’est-ce que je fais là alors ? Je suppose que s’Il a voulu que nos routes se croisent et que je m’enterre au bout du monde, c’est qu’il y avait une bonne raison à cela. Il sait que je suis un pécheur, mais si mon Dieu de miséricorde a un plan pour moi, j’attendrai jusqu’à ce que la lumière soit faite. Je suis gelé, mais j’attendrai puisqu’il le faut. Et, pour être tout à fait honnête, je n’ai pas vraiment d’autre choix.

Bess
Je ne vois rien. La neige s’envole du sol en tourbillons et lorsque je lève les yeux vers le ciel c’est une vraie purée de pois. L’air est incolore, comme si toutes les couleurs existantes avaient disparu, comme si le monde entier s’était dilué dans un verre d’eau. Je regrette de ne pas avoir fait plus attention quand Benedict essayait de décrire le fonctionnement des blizzards au petit. J’aurais peut-être su ce qu’il fallait faire, à part ne pas sortir bien sûr, mais ça, il est trop tard pour le regretter. Je tourne le dos au vent, appuyée sur ce que je suppose être un rocher. À moins que ce ne soit un ours qui hiberne, ce qui réglerait mon problème. Je ne parviens pas à réfléchir à la conduite à tenir, mais je vais me transformer en bonhomme de neige si je ne bouge pas. Je ne suis pas complètement idiote, je sais dans quel pétrin je me suis fourrée. Il faut que je bouge, que je trouve le gosse ou que je retourne à la maison chercher Benedict, même s’il pourrait avoir envie de me décoller les oreilles à grands coups de baffes si je reviens seule. Je ne peux pas rentrer, je ne peux pas lui expliquer, ce serait trop d’un seul coup. Il est solide, mais il y a des choses qui sont trop dures à entendre. De toute façon, je ne peux pas laisser le petit tout seul. Puisque je ne sais même pas dans quelle direction aller, je vais marcher droit devant moi, c’est ce qu’il a dû faire. C’est bête parfois un gamin, ça fait des trucs sans réfléchir, à l’instinct, même un petit génie comme lui. Alors si je ne réfléchis pas, moi, j’avance tout droit. C’est sûrement ce qu’il y a de mieux à faire.

Benedict
Cole met un temps fou à se préparer, il traîne les pieds. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir. Qui aurait envie de sortir avec ce temps ? Vivre ici c’est déjà dur quand il ne neige pas, mais en pleine tempête, c’est comme être dans le ventre du diable, d’après Freeman. Lui, je ne suis pas allé le chercher. Il est trop vieux et il ne voit pas bien loin. Je ne sais même pas ce qu’il est venu faire ici. J’avoue que j’ai bien ri quand il est arrivé il y a deux ans avec son van et son matériel flambant neuf. On aurait cru un jeune retraité en goguette, mais un retraité seul, dans un coin isolé, pas vraiment ce que vous vendent les formulaires. C’était surtout le seul Noir à la ronde et il paraissait aussi incongru au milieu du paysage qu’elle, quand elle est arrivée avec sa mini-jupe en velours et ses santiags blanches. Il n’avait pas tout à fait le profil d’un type qui serait venu se frotter à la nature sauvage, même s’il est bien plus en forme pour son âge que ne le seront jamais Clifford ou Cole à force de passer leurs soirées à boire. Je croyais qu’il ne tiendrait pas l’hiver avec ses mitaines et son bonnet, ce n’était pas vraiment l’équipement adéquat. Il est toujours resté évasif sur ce qu’il faisait avant d’arriver ici, si ce n’est qu’il avait été militaire dans sa jeunesse. Ça pouvait expliquer qu’il ait su comment tenir malgré le climat. On ne l’a pas aidé la première année. Les gens ont beau être solidaires dans le Nord, ils ne vont pas non plus tout risquer pour un inconnu. Une fois, je l’ai aidé à changer la courroie de sa motoneige. Il l’avait rachetée à Clifford, ce vieil escroc. Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas acheter d’occasion par ici. Si leur propriétaire s’en est débarrassé, c’est qu’il y a une bonne raison à cela. Elle tombait tellement souvent en panne que Freeman a fini par éplucher tout le manuel que Clifford avait daigné lui donner. Ce n’était pas un grand sacrifice de sa part, il ne l’avait jamais sorti de son emballage, à se demander s’il sait seulement lire. Freeman a intégralement démonté la machine et, après l’avoir bricolée, elle marchait mieux que la mienne, ce qui n’était pas difficile. J’ai bien vu que Clifford était vexé qu’il ait réussi à la remettre à neuf alors qu’il n’y était jamais arrivé. Il avait cru lui jouer un mauvais tour en lui vendant une épave et il s’était retrouvé comme un idiot. Je me suis dit que Freeman avait de la ressource pour un vieil homme. Quand il s’est démis l’épaule, il est arrivé sans se plaindre et il m’a demandé si je pouvais l’emmener voir un médecin parce qu’il n’arriverait pas à conduire tout seul. Je ne vais pas mentir, ça ne m’arrangeait pas de faire cinquante miles jusqu’au dispensaire, mais je l’ai emmené quand même. S’il avait survécu à son premier hiver ici, c’est que la nature ne le rejetait pas. Peut-être que, d’une certaine façon, elle le tolérait. On ne peut pas en dire autant de Bess, ni du petit. Un jour, elle m’a dit que leur présence ici était un non-sens. C’était sa manière à elle d’exprimer ce que tout le monde pensait tout bas : ils n’avaient rien à faire là. Je ne sais pas si la nature les a absorbés ou si elle va les recracher, morts ou vivants. Tout ce que je sais, c’est que c’est de ma faute. Je n’aurais jamais dû les ramener. Même si j’avais promis à sa mère que je prendrais le petit avec moi, je n’aurais pas dû le faire. Je n’en serais pas là aujourd’hui, à chercher un gosse et une fille au milieu de la neige, au milieu de nulle part.

Cole
Une chose est sûre, j’avais pas envie d’y aller. Il faut vraiment être dingue, je me suis dit. En plus – mais ça, je l’ai évidemment pas dit à Benedict – ils sont peut-être déjà morts de froid ou d’une mauvaise chute, ou alors ils ont fait une sale rencontre. L’hiver a été long, il y a des animaux qui ont autant les crocs que moi. J’ai quand même prévenu Clifford avec la cibi et il m’a dit que c’était pas son affaire et qu’il avait pas l’intention de sortir avec ce temps. Ça m’a pas vraiment étonné, même si je pensais qu’il aurait quand même bien aimé retrouver la fille, à défaut du gamin. J’ai traîné autant que j’ai pu. J’ai cherché mes chaussettes les plus chaudes et aussi les petites fines en soie que sur les conseils du vieux Magnus j’enfile d’abord, même si elles sont tellement reprisées qu’elles ne tiennent plus que par l’opération du Saint-Esprit. Je savais bien qu’on allait se retrouver plus gelés que des Esquimaux. Benedict m’attendait, appuyé contre le chambranle de la porte. Il avait l’air d’avoir pris dix ans d’un coup. C’est sûr que les savoir dehors, c’était le pire truc qui puisse arriver, il était bien placé pour le savoir. Des types emportés au printemps par les rivières en crue, écrasés par l’arbre qu’ils étaient en train de tailler, ou retrouvés raides comme des bouts de bois dans des fossés, il en avait vu plus que son compte quand il était petit et que la scierie tournait encore. Mais un gosse et une bonne femme perdus dans le blizzard, autant que je m’en souvienne, c’était pas encore arrivé. Et Benedict savait bien pourquoi. Parce que ça n’a pas de sens, et qu’ici tout a un sens, parce que chaque geste vous coûte un effort et que Dame Nature, elle vous fait jamais de cadeaux. C’est ça le deal. Vous voulez vivre ici ? Profiter de l’air pur, du gibier, du poisson ? Être libre de vos actes, ne rendre de comptes à personne et peut-être ne croiser aucun être humain pendant des semaines ? Libre à vous. Mais le jour où vous vous retrouverez nez à nez avec un kodiak ou que votre motoneige ne voudra plus démarrer alors que vous êtes à des miles de votre piaule, il faudra accepter l’idée que personne vous viendra en aide, à part vous-même. C’est pas un truc que cette satanée bonne femme peut comprendre. J’ai fini par trouver les chaussettes. J’ai pris une vingtaine de cartouches pour le fusil. Benedict avait pris le sien et j’allais ouvrir la porte quand je me suis souvenu de la gnole de Clifford. Ça, c’était bien un truc à prendre pour une expédition aussi dingue. Sûr que j’en sentirais à peine les effets dans ce grand bazar. »

À propos de l’auteur
VINGTRAS_Marie_©Patrice_NormandMarie Vingtras © Photo Patrice Normand

Marie Vingtras est née à Rennes en 1972. Blizzard est son premier roman. (Source: Éditions de l’Olivier)

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Le parfum des cendres

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En deux mots
Alice se propose de rédiger une thèse sur les pratiques funéraires et va pour cela suivre des thanatopracteurs. Sa rencontre avec Sylvain, qui «sent les morts», va l’intriguer avant de changer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

De l’odeur de la mort à un hymne à la vie

Dans Le parfum des cendres Marie Mangez confronte une thésarde et un thanatopracteur. Une rencontre surprenante pour un roman qui ne l’est pas moins.

On devrait toujours choisir avec soin ses sujets de thèse, car ils vont occuper une grande partie de vos études supérieures. Le choix d’Alice Lanier, doctorante en anthropologie, va la confronter à un univers resté par la force des choses très secret, la thanatopraxie.
En décidant de partager le quotidien de Sylvain Bragonard qui depuis neuf ans prépare les corps des morts avant leur inhumation, elle va aller de surprise en surprise. Mais pour explorer ce monde, il lui aura fallu déployer des trésors de patience. Car Sylvain est un taiseux, fermé sur lui-même et réfugié dans son travail. C’est une question en apparence anodine qui va libérer la parole du jeune homme. En se rendant au domicile d’un vieil homme décédé Alice lui demande ce qu’il sent. « Le vieux papier et la bergamote ». Une réponse qu’il explicite et permet à la jeune femme de comprendre les qualités olfactives exceptionnelles de son « objet d’études ». Au fil du récit, celui que sa sœur Aude appelle sa grenouille, en référence au personnage imaginé par Patrick Süsskind dans Le Parfum, va tenter de sortir de la prison dans laquelle il vit désormais comme dans un bocal. « Entre lui et le monde s’élevait cette paroi épaisse et transparente qui l’entourait tout entier, pas d’échappatoire, une prison de verre sans oxygène où l’on ne pouvait respirer ? Il ne pouvait pas. Impossible. Il aurait suffi d’un mot, pourtant, un mot pour leur expliquer ce qu’il vivait depuis toutes ces années; mais ce mot-là, comme les autres, restait enfermé à l’intérieur du bocal. Il ne pouvait que regarder à travers la baie vitrée, regarder les autres vivre alors que lui était mort, asphyxié, mort sans rémission. »
Au fil du récit, on va découvrir les causes de ce traumatisme, voir peu à peu Sylvain retrouver le goût (jamais expression n’aura été plus juste) de ses premières amours, faire de la confiture de piments, se replonger dans les défis de la composition des parfums et se rapprocher des siens et d’Alice.
Il y a dans ce roman l’originalité du choix de la profession du personnage principal, mais il y a bien davantage. La mort omniprésente et la façon d’affronter un deuil, les rêves de jeunesse et la façon dont on les oublie un jour… ou pas, la difficulté de dire sa peine, d’exprimer ses sentiments et cette exploration sensuelle des odeurs et des parfums que le style de la romancière sublime au point que le lecteur se prend lui aussi à « sentir les choses ».
Ajoutez-y une dose d’humour et de poésie et vous obtiendrez d’emblée la confirmation d’un joli talent!

Le parfum des cendres
Marie Mangez
Éditions Finitude
Premier roman
240 p., 18,50 €
EAN 9782363391506
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé en France.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les parfums sont toute la vie de Sylvain Bragonard. Il a le don de cerner n’importe quelle personnalité grâce à de simples senteurs, qu’elles soient vives ou délicates, subtiles ou entêtantes. Tout le monde y passe, même les morts dont il s’occupe tous les jours dans son métier ¬d’embaumeur.
Cette manière insolite de dresser des portraits stupéfie Alice, une jeune thésarde qui s’intéresse à son étrange profession. Pour elle, Sylvain lui-même est une véritable énigme: bourru, taiseux, il semble plus à l’aise avec les morts qu’avec les vivants. Elle sent qu’il cache quelque chose et cette curieuse impénitente veut percer le mystère.
Doucement, elle va l’apprivoiser, partager avec lui sa passion pour la musique, et comprendre ce qu’il cache depuis quinze ans.

Les critiques
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Marie Mangez présente son roman Le parfum des cendres © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Bernadette était allongée, paupières fermées, les bras sagement étendus le long du corps. Au cœur de ses joues sillonnées de rides, légèrement affaissées, on distinguait le creux des fossettes, centres névralgiques d’un visage encore animé par des années de sourire. Visage arborant désormais une expression sereine – Bernadette attendait que l’on s’occupe d’elle, remettant placidement son enveloppe charnelle aux soins d’autres mains que les siennes.
Sylvain la contempla avec tendresse. D’un mouvement délicat, le pinceau alla caresser les lèvres de la vieille femme, une caresse minutieuse et colorante. Rouge grenat. Teinte identique à celle du tailleur que la famille avait préparé pour elle.
Ça lui allait bien, cette couleur au parfum de groseille. Sylvain écarquilla les narines, son regard glissa le long de la petite bouche ronde et encore charnue, séductrice, encadrée de plis amers que venaient contrebalancer, un peu plus loin, les deux fossettes rieuses. Et puis, au bout de ses doigts déformés par l’arthrose, ultime coquetterie, une dentelle de vernis écaillé… Groseille, oui. C’était bien ça. Cette fragrance piquante et fruitée. Une bille écarlate qui éclate en jus acide, très acide sous ses dehors pimpants, pas du genre à enrober le palais de douceur sucrée, la groseille, plutôt du genre à le picoter délicieusement – avec, de temps à autre, l’éclair d’amertume des minuscules grains qui cèdent sous la dent…
Il reporta son attention sur le pinceau. Une touche de plus, là. À la commissure. Une touche de plus et Bernadette retrouverait pleinement son arôme de groseille…
« … Et ça vous dérange pas, les odeurs ? »
Sylvain se retourna, irrité. Elle le regardait tranquillement, visage neutre et sourire interrogatif aux lèvres, avec son petit carnet de fouille-merde sur lequel elle grattait sans discontinuer.
« Quoi, les odeurs ? » demanda-t-il sèchement.
Elle ne se démonta pas, son sourire s’adoucit encore, de même que s’arrondirent les inflexions de sa voix, calmement pédagogue :
« Ben, vous savez, des fois, avec les débuts de la décomposition… ça dégage quand même une odeur un peu… putride… Vous la supportez sans problème ? »
Il haussa les épaules et se contenta de lâcher :
« Faut croire que oui. »
Elle hocha la tête, retourna de plus belle à son carnet et lui à son cadavre, non sans mauvaise humeur.
Deuxième jour d’« observation ».
Putain, ça allait être long.

Il avait reçu son appel la semaine précédente, une certaine – c’était quoi son nom déjà ?… ah oui, Alice Kekchose – demandait à pouvoir « observer quotidiennement sa pratique pendant quelques semaines », dans le cadre « d’une thèse sur les thanatopracteurs » (sic) – tu parles d’un sujet – d’ailleurs, curieusement, elle n’avait pas dit « sur la thanatopraxie », mais « sur les thanatopracteurs », Sylvain se demandait à quoi tenait exactement la nuance. En attendant, il avait dit OK – il n’avait jamais su dire non de toute façon, c’est toujours ce qui avait causé sa perte, d’ailleurs.
Et elle avait donc débarqué la veille, était restée plantée à côté de lui pendant toute la journée, avec ses questions intempestives et le frottement désagréable de son crayon sur le papier à grain épais de son carnet bon marché. Ô joie.

Pour l’instant il se contentait de serrer les dents et attendre que ça passe. Mais cette observation, décidément, était indécente : une intrusion malvenue dans son espace intime.
Il faut dire qu’il n’avait pas l’habitude. L’essentiel de son travail s’effectuait en solitaire – ou plutôt, en tête à tête avec les défunts, instant privilégié durant lequel se tissait entre lui et le mort ce lien fragile et éphémère, cette connivence précieuse que la présence d’un vivant venait inévitablement troubler.
Sylvain ne s’entendait pas avec les vivants. Il ne pouvait établir avec eux la même complicité, ressentir à leur égard la même affection qu’envers ces dépouilles vaguement nauséabondes étalées sur la table de préparation. Un fossé le séparait d’eux : le fossé entre la mort et la vie. Ce que ressentaient les macchabées, il le comprenait, et eux semblaient le comprendre aussi, bien mieux qu’aucun vivant. Leur monde à eux, le monde des vivants, Sylvain Bragonard l’avait quitté, sur la route de Grasse, le 21 juillet il y a quinze ans.
2

L’ouverture de la housse, c’était toujours un moment spécial. On ne savait jamais exactement à quoi s’attendre. Instant Kinder Surprise.
Cette fois-ci, à l’intérieur du Kinder, c’était un lot en pièces détachées.
Alice ne put s’empêcher de réprimer un haut-le-cœur. Manque d’habitude. Elle en avait vu d’autres, pourtant, depuis plus de six mois qu’elle accompagnait les thanatopracteurs, mais là, c’était hard. Le bas, pas de souci, mais alors le haut… Sylvain, lui, ne cilla pas. Il se contenta d’observer le crâne pulvérisé et de commenter sobrement :
« Va y avoir du boulot. »
Ce qui ne semblait pas pour lui déplaire.
Deux semaines qu’Alice le suivait quotidiennement. C’était son cinquième thanatopracteur : avant lui, elle avait eu un jeune type boute-en-train expert en blagues gores, une sympathique trentenaire biberonnée à Six Feet Under, un aîné plus grave type majordome discret et minutieux, et puis Farida, ce sacré bout de femme charismatique, au brushing toujours parfait et aux ongles toujours soigneusement manucurés. Et maintenant, ce Sylvain Bragonard. Cinq personnalités différentes, avec leurs méthodes propres, leurs enthousiasmes, et leur attention qui ne s’attardait pas sur les mêmes détails.
Lui, pourtant, n’était pas tout à fait comme les quatre autres. Elle l’avait constaté dès le premier jour. La façon dont il regardait et maniait les corps… Y’avait un truc.

Elle le scruta. Pas vieux – la trentaine ? – des mains fines, délicates, un visage fermé qui ne montrait des signes d’épanouissement que lorsqu’il se plongeait dans la préparation des défunts. Du reste, pas spécialement porté sur la communication.
Elle sentait bien que sa présence lui courait sérieusement sur le haricot. Pas besoin d’un doctorat en intelligence sociale pour interpréter l’expression de ses pupilles dès qu’elle s’avisait d’émettre le moindre son… Elle se faisait donc la plus discrète possible, retranchée dans un coin de la pièce, évitant généralement d’ouvrir la bouche, histoire de ne pas perturber monsieur. Elle avait également remarqué que le bruit même de son crayon paraissait l’irriter ; et, en conséquence, s’abstenait de prendre des notes, s’efforçant de garder en mémoire tout ce qui pouvait être utile, afin d’en noircir son carnet sitôt sortie du funérarium et libérée de cette compagnie légèrement taciturne.
Parfois, malgré tout, elle tentait de tirer quelque chose de cette peu active cavité buccale.
« À votre avis, lui, comment il est…
— Accident. »
Il ouvrit d’un geste sec, précis, la mallette noire contenant une partie de ses instruments, sans jeter un regard à Alice. Puis précisa après quelques secondes :
« Voiture. Ou moto. »
Alice était toujours quelque peu impressionnée par l’assurance avec laquelle ces professionnels se montraient capables, d’un simple coup d’œil, de déterminer les raisons qui avaient amené ces corps inertes sous la pointe de leur bistouri. Sylvain Bragonard, à ce titre, ne faisait pas exception.
Il commença à déshabiller le mort. Le jean déchiré, le T-shirt ensanglanté pour lequel il fallait déployer des trésors de technicité afin de l’extirper par la tête (ou ce qu’il en restait). Sylvain ne découpait jamais les vêtements, si complexe que fût l’opération. Ses mouvements étaient rapides mais doux, presque tendres ; à la précision chirurgicale s’ajoutait un on-ne-sait-quoi de délicatement attentionné, comme si ce qu’il manipulait n’était pas une masse de chairs et de fluides inanimée, mais un être vivant sensible dont il convenait de respecter à la fois les plaisirs et la pudeur.
Et surtout, une fois le corps entièrement dénudé, il prenait toujours quelques instants pour l’examiner sous toutes les coutures – jusqu’ici rien d’extraordinaire – et pour… Alice ne trouvait pas le terme exact. Difficile à décrire. Tiens, c’est ça, voilà qu’il le refaisait maintenant… comme à chaque fois… Le regard intense qui enrobe la dépouille, non pas dans ses détails anatomiques mais dans une forme de totalité, et ces narines dilatées, tendues vers leur cible… Ce corps, il le humait, oui, voilà ! C’était ça. Précisément. Il humait le défunt. Dans une inspiration profonde, comme si sa vie en dépendait. Quelques secondes en suspension, durant lesquelles le reste du monde semblait ne plus exister.
Alice savait qu’il ne fallait absolument pas le troubler à cet instant-là. Elle se contentait d’observer en silence ce réflexe incongru, qu’elle n’avait remarqué chez aucun autre embaumeur de sa connaissance, et dont le sens lui échappait.

Les produits utilisés pour la désinfection du corps dégageaient une odeur chimique passablement désagréable – quoique, jugeait Alice, toujours moins pénible que les émanations naturelles du cadavre. Les mains gantées de Bragonard se promenaient à présent sur les membres du défunt, les caressaient, les frottaient et les malaxaient pour les assouplir. Rien que la procédure classique ; mais ici, il semblait que ses gestes visaient réellement à ranimer les chairs glacées, à leur insuffler, par ce contact, un peu de la vie qui coulait dans les veines de l’embaumeur. Elle ne savait dire exactement à quoi tenait cette différence infime : peut-être à l’intensité avec laquelle Sylvain Bragonard effectuait ces actes routiniers, l’expression étrange qui flottait sur ses traits – pas de la simple concentration, non, c’était définitivement autre chose – ou encore le frémissement de ses doigts minces sur la peau grise du mort…
Celui-ci, de ce qu’on pouvait en juger, contrairement à la majorité des défunts qui atterrissaient sur la table mortuaire, paraissait jeune. Très jeune. Vingt ans ? Alice n’osait pas demander à Sylvain son pronostic sur la question. Un échange de trois mots par session, c’était le maximum qu’elle pouvait espérer – au-delà, les réserves de patience verbale du thanatopracteur atteignaient très manifestement leurs limites.
Avec les autres, la conversation s’était révélée bien plus fluide et naturelle. Une succession de petites discussions informelles, techniques ou plus personnelles, qui s’égrenaient tout au long de la journée, pendant les soins eux-mêmes ou bien, davantage encore, durant les longs trajets en fourgon d’un funérarium à un autre, d’une maison endeuillée à une autre : c’était généralement lors de ces voyages entre deux morts que les langues se déliaient le plus, que le dialogue dérivait insensiblement vers le tout et le rien – ce rien riche de sens qu’Alice recueillait aussi précieusement que le reste – et qu’une forme d’intimité se tissait avec cette thésarde un peu obscure, dont on ne savait pas très bien au fond ce qu’elle cherchait, mais qui les accompagnait quotidiennement depuis des semaines.

Avec Sylvain Bragonard, toutefois, l’intérieur du fourgon, la plupart du temps, ne résonnait que de l’écho du silence. Alice avait bien essayé de lui tirer les vers du nez – c’était son boulot, et elle était habituellement assez douée en la matière – mais le nez en question était toujours resté résolument fermé, gardant pour lui ses potentiels parasites. Tout ce qu’elle avait pu en extirper se résumait à des réponses laconiques, quelques rares commentaires un tantinet borborygmiques, et le minimum syndical de la cordialité.
Pourtant, il ne s’était jusqu’à présent jamais opposé à sa présence (si désagréable cette dernière semblât-elle être à ses yeux) et continuait scrupuleusement à l’informer de ses déplacements professionnels afin qu’elle puisse se joindre à lui. Alice en déduisait qu’il était pris en sandwich entre une tranche de misanthropie en haut, et en bas une autre tranche, plus fine, de désir de contact humain. Restait juste à exploiter au maximum la saveur de la tranche du bas.
Pour ça : essayer d’arranger un entretien. C’était son objectif à court terme. Elle n’en avait pas ressenti le besoin avec les autres, les informations glanées ici ou là au gré des journées passées ensemble lui fournissant largement assez de matière. Mais si lui n’ouvrait pas la bouche sur son lieu de travail, peut-être fallait-il l’emmener sur un autre terrain. Ça se tentait, du moins.
L’opération, cette fois, dura presque dix heures : il y avait du pain sur la planche – en l’occurrence, une tête entière à faire passer du statut de sauce bolognaise à celui de visage humain. La famille avait fourni avec le corps une photo du jeune homme pour aider à la reconstitution, mais Sylvain n’y avait jeté qu’un œil distrait, paraissant agir au feeling bien plus qu’en suivant un rigoureux protocole de copie.
Le résultat, constata Alice, n’en fut pas moins bluffant d’exactitude. Ou plutôt, à y regarder de plus près, moins exact que proprement vivant… Ce qui, à la fin de la journée, se trouvait allongé sous leurs yeux n’était pas une poupée de cire figée ; c’était un garçon endormi, un peu abîmé, mais sous les paupières duquel la vie semblait continuer de battre – et de se battre. Alice en était troublée. Elle ne pouvait détacher son regard de ce corps presque vibrant quoiqu’immobile, le voyant déjà se relever d’un bond sur ses jambes, ciao les gars merci pour le ravalement de façade, j’vais m’faire un p’tit kebab…
Sylvain affichait un air satisfait. Ses traits avaient rarement paru aussi détendus. Il s’était montré intensément concentré durant toute la journée, plus encore que d’habitude, ne levant même pas la tête lorsqu’Alice, au bord de l’inanition, avait fini par sortir s’acheter un sandwich et demandé, au passage, s’il souhaitait qu’elle lui ramène quelque chose. (D’ordinaire, c’était lui qui, entre deux préparations de corps, la plantait là en marmonnant qu’il allait manger et revenait dans vingt minutes.) Et à présent, planait sur son visage la sérénité du boulot accompli.

Il désinfectait et rangeait ses instruments un à un dans les lourdes mallettes noires lorsqu’elle se jeta à l’eau. Une brèche temporaire s’était ouverte dans sa nervosité habituelle : c’était maintenant ou jamais.
« Au fait, à l’occasion… si vous avez le temps… on pourrait discuter un peu ? Ça serait très utile pour mon travail… en complément de l’observation directe, vous voyez. »
Il se retourna, sourcils froncés.
« Discuter de…? »
De vos organes génitaux et des modalités d’élevage du lapin nain, faillit-elle répondre, mais se retint – réflexe professionnel.
« Ben, de votre parcours, de votre perception du métier de thanatopracteur… ce genre de chose… »
Elle accompagna ses propos d’un sourire engageant :
« On pourrait, par exemple, aller se poser dans un café après le travail, si ça vous dit ?
— Un café ?…
Visiblement, non, ça ne lui disait pas. Il la fixait comme si elle lui avait proposé de partir en Sibérie à dos de chameau.
« Ou bien, je sais pas, n’importe quel endroit qui vous semblerait approprié pour discuter… »
Silence.
« Va pour le café, finit-il par marmonner de mauvaise grâce, mais pas longtemps, hein. »
C’était pas gagné, mais toute perche était bonne à saisir : petit pas pour Alice, grand pas pour Sylvain Bragonard et son humanité. »

Extrait
« Comment leur dire qu’il vivait désormais dans un bocal, autrement dit qu’il ne vivait plus, qu’entre lui et le monde s’élevait cette paroi épaisse et transparente qui l’entourait tout entier, pas d’échappatoire, une prison de verre sans oxygène où l’on ne pouvait respirer?
Il ne pouvait pas.
Impossible.
Il aurait suffi d’un mot, pourtant, un mot pour leur expliquer ce qu’il vivait depuis toutes ces années; mais ce mot-là, comme les autres, restait enfermé à l’intérieur du bocal. Il ne pouvait que regarder à travers la baie vitrée, regarder les autres vivre alors que lui était mort, asphyxié, mort sans rémission. » p. 61

À propos de l’auteur
MANGEZ_Marie_©DRMarie Mangez © Photo DR

Marie Mangez vit à Paris où elle s’efforce de plancher sur sa thèse en anthropologie qui la mène régulièrement sur les rives du Bosphore. Le Parfum des cendres est son premier roman (Source: Éditions Finitude)

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Parle tout bas

FOTTORINO_parle_tout_bas  RL-automne-2021

En lice pour le Prix Goncourt et pour le Prix Femina

En deux mots
Une sortie à vélo qui tourne mal. La narratrice est violée dans un bois par un homme qui disparait, laissant sa victime hébétée. Sa plainte sera classée sans suite, jusqu’au jour où dans une autre affaire, on retrouve le suspect.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Le désespoir n’a jamais empêché personne d’être heureux»

Dans ce court et fort roman, Elsa Fottorino raconte le viol dont elle a été victime à 19 ans et comment, bien des années plus tard, la justice a arrêté le coupable. Des détails de la procédure au cheminement intérieur de la jeune femme, on suit ce difficile parcours.

Une sortie à bicyclette va devenir une histoire une «horreur banale». Alors étudiante en classe préparatoire, la narratrice vient passer le week-end dans sa famille et, pour se changer les idées, enfourche le vélo blanc préparé par son père pour une sortie dans les environs. En entrant dans le bois, elle ne voit pas l’homme qui l’a repérée, qui va l’arrêter et la violer là, près «d’un mur couvert de lichen et de givre». Une agression qui la laisse d’abord incapable de réagir. «J’ai attendu qu’il ne revienne pas. Cela paraît insensé. Attendre ce non retour. Il m’avait dit «tu bouges pas», j’ai pas bougé, c’est tout. Il est parti et j’étais libre. J’ai tardé à réaliser. J’étais sûrement captive d’autre chose. Ou alors, j’avais déclaré forfait. J’ai pensé qu’ils reviendraient à plusieurs. Je ne sais pas pourquoi. Toutes sortes de pensées irrationnelles m’ont étreinte à ce moment-là. Puis plus de pensées du tout.» Ce sont plutôt ses jambes que sa tête qui vont réagir et l’entrainer loin de ce bois. Secouée, elle reprend peu à peu ses esprits et va porter plainte. Mais avant, elle s’est lavée, détruisant ainsi toute trace d’ADN. «Le onze février 2005 n’a vécu dans aucune mémoire, sinon celle de l’administration, un courrier du tribunal de grande instance de Versailles qui indiquait le classement sans suite de mon affaire.» Ce qui aurait pu signifier la fin de cette horreur banale n’est pourtant qu’un épisode de plus dans une histoire qui va resurgir douze ans plus tard. Comme les enquêteurs le lui avaient expliqué, il arrive que l’on puisse confondre les criminels s’ils récidivent. C’est ce qui s’est passé avec l’arrestation d’un suspect qui a le profil du violeur. La justice va dès lors rassembler tous les dossiers pour un procès durant lequel elle va pouvoir se porter partie civile. Mais ne préfèrerait-elle pas ne pas remuer ce passé? N’avoir pas à se confronter avec une histoire dont elle et ses proches ont déjà beaucoup souffert, surtout quand on est la «fille de». Et puis n’a-t-elle pas réussi à se reconstruire dans des yeux qui «avaient bu le soleil». Une voix sombre et régulière écoutant une voix qui se limitait «à ceux qui étaient tout près. Ceux qui voulaient bien m’entendre parler tout bas.»
Avec des mots choisis, dans un style classique et sans fioritures, Elsa Fottorino raconte les différentes étapes qu’elle traversé, de la sidération à la mémoire traumatique, de l’enquête et des démarches, du procès à la reconstruction. Émouvant autant qu’édifiant, ce roman élargit aussi le cadre des livres parus autour de la question du viol, comme Se taire de Mazarine Pingeot ou Les choses humaines de Karine Tuil, pour ne pas parler des récits de Vanessa Springora ou Camille Kouchner, en donnant toute sa place à la littérature. Voilà sa force, voilà qui explique que «le désespoir n’a jamais empêché personne d’être heureux».

Parle tout bas
Elsa Fottorino
Éditions du Mercure de France
Roman
160 p., 15 €
EAN 9782715257375
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et banlieue, à Auteuil et Versailles, Nanterre ainsi qu’à La Rochelle et environs.

Quand?
L’action se déroule de 2005 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne pouvais plus échapper à mon histoire, sa vérité que j’avais trop longtemps différée. J’avais attendu non pas le bon moment, mais que ce ne soit plus le moment. Peine perdue. La mienne était toujours là, silencieuse, sans aucune douleur, elle exigeait d’être dite. J’ai espéré un déclenchement involontaire qui viendrait de cette peur surmontée d’elle-même. La peur n’est pas partie mais les mots sont revenus.
En 2005, la narratrice a dix-neuf ans quand elle est victime d’un viol dans une forêt. Plainte, enquête, dépositions, interrogatoires : faute d’indices probants et de piste tangible, l’affaire est classée sans suite. Douze ans après les faits, à la faveur d’autres enquêtes, un suspect est identifié : cette fois, il y aura bien un procès.
Depuis, la narratrice a continué à vivre et à aimer : elle est mère d’une petite fille et attend un deuxième enfant.
Aujourd’hui, en se penchant sur son passé, elle comprend qu’elle tient enfin la possibilité de dépasser cette histoire et d’être en paix avec elle-même
Elsa Fottorino livre ici un roman sobre et bouleversant, intime et universel, qui dit sans fard le quotidien des victimes et la complexité de leurs sentiments.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Gang Flow (Anne-Sandrine di Girolamo)
Blog Le tourneur de pages


Elsa Fottorino présente son roman Parle tout bas © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Je vais vous parler de l’horreur. L’horreur banale, anonyme, qui nous cueille sur le sentier de l’ordinaire et nous rend à lui sans laisser de traces. Parfois elle ne rend rien. Je fais partie de celles qui ont eu de la chance, celles qui ont été remises à leur place initiale sans que personne ne constate l’effraction. Sinon peut-être un léger décalage par rapport à la position d’origine, un déséquilibre tout juste perceptible provoqué par ce déplacement. Mais rien qui indiquerait de rupture avec une version précédente de soi. J’ai conservé mes airs trompeurs de fille à papa, j’ai laissé sans trop m’en préoccuper régner ce malentendu et j’ai continué à imiter encore longtemps cette image-là, accessoire, de moi-même. Et qui devait me rendre par contagion, à mon tour, accessoire.

Certaines ne se remettent jamais. Je le sais car je les ai entendues à la radio ou à la télévision dire: «De cela, on ne peut pas guérir.»

J’ai encore en tête la phrase de l’avocate générale dans son réquisitoire : « un meurtre de l’âme ». C’est en cherchant les coupures de presse que je suis tombée sur cette phrase. Elle m’a paru juste mais je ne suis pas sûre de bien la comprendre.

Je n’ai mal nulle part. Aucun symptôme. Je peux même tout raconter comme ça, d’une traite, sans émotion. Pourtant, j’ai bien eu peur un jour, dans la gangue de la forêt, au milieu des pierres, des injures et du bois mouillé.

On disait que j’allais bien. Je le disais à mon tour pour ne pas décevoir. Et aussi, je crois, parce que c’était vrai.
De toute façon, je ne me sentais pas malade. Peut-être l’étais-je, mais alors tel un malade qui s’ignore. À un certain stade, les maladies de l’esprit sont impossibles à défaire. J’y avais échappé.
À moins que l’absence de symptômes ne soit l’œuvre d’un mal insidieux et clandestin. Avec ces choses-là, on peut tout renverser en son contraire. Même les mots. Il y a ceux que l’on enroule, vélo, volé, lové ; ceux que l’on conjure, peur, pure et repu ; les prénoms qui se retournent en paysages, Mila, Mali, Lima.
Mais le seul qui puisse décrire ça ne permet aucun travestissement. On ne peut en faire l’économie. Ses quatre lettres échouent à former d’autres combinaisons. Au mieux, on peut l’amputer d’un caractère. Cela donne : vil. Ou vol. Ou loi.

Aujourd’hui, je ne peux pas le dire dans sa totalité. L’écrire encore moins. C’est devenu pour moi, l’innommable. Peut-être la seule anomalie qui en découle.

Je vais bien, donc. Puis, il y a appel.
C’est un vingt-deux mars vers dix heures du matin, le deuxième matin du printemps. J’approche ma main, je coupe le son. Inconnu. Je passe mon tour. Inconnu, pas pour moi. J’ai toujours entendu, les inconnus c’est « non ». Encore faut-il savoir le dire. Quand on ne peut pas, il existe d’autres moyens. Le chemin le plus simple vers le « non » n’est pas toujours le mot lui-même.
Dans les récits fantasmés des parents, il est parfois question de bonbons. D’un inconnu à bonbons. On installe cette peur-là dans l’esprit des enfants. Les parents aussi ont leurs contes maléfiques.
L’inconnu insiste. Je l’expédie sur ma messagerie, pas ma voix, une boîte vocale automatique, je prends toutes sortes de précautions. Je pense à un démarcheur. Et puis je ne pense plus à rien. Il n’y a rien à penser d’ailleurs. Des matins comme ça. Des saisons intermédiaires où rien ne vient. On attend quelque chose. Le retour du printemps par exemple. Toujours très attendu. On le guette, il finit par nous prendre de court. Répondeur. Une femme. Capitaine Lepic. Dix-septième arrondissement. Une convocation à récupérer. La cour d’assises de Pontoise. Le mois d’avril. Je ne connais pas de capitaine Lepic ni de Pontoise. Sans raison, j’ai cherché « Pontoise » et j’ai lu « au confluent de la Viosne et de l’Oise ». J’imagine une petite ville replète. Sa gare, ses ruelles, ses commerces. Les places pavées et l’église de Pontoise. Les jurés, les assesseurs, la présidente, l’avocat général, les onze autres filles. Certaines ont changé de nom. Certaines n’étaient plus joignables pendant des années. On m’a dit « il n’y a plus que vous ». J’ai cru que c’était vrai. Que j’étais seule. J’ai cru aux fantômes. Et puis le nom des onze autres est apparu. En toutes lettres sur le papier. Celui de Tiphaine Bonin, je l’ai tout de suite reconnu. Je l’avais déjà entendu au cours de mes multiples auditions avec le capitaine Mentalo. J’en parlerai plus tard si j’en ai le courage.
Onze, c’est beaucoup. Douze avec moi. Une douzaine. Chiffre plein. C’est nous. La petite marchandise de la cour d’assises. Plus facile à conditionner.

Je tente une sortie de l’hiver. Avenue Trudaine dans un sens, square d’Anvers, lycée Jacques-Decour, place Ventura. Escale au magasin de jouets. Je suis la seule cliente de la boutique. L’heure des enfants n’est pas encore arrivée. Pourquoi pas un tambour. Je l’attrape des deux mains. Elles tremblent et je suis certaine que si je parle, ma voix se mettra à trembler elle aussi. Les tremblements gagnent le reste de mon corps, des secousses à retardement qui traversent la décennie pour bouleverser mes gestes alors que quatorze ans plus tôt, dans la forêt, j’avais été d’une immobilité souveraine. Une femme-tronc.
« Tout va bien madame ? » Je paye le tambour, la vendeuse le glisse dans un sac un peu gros. Avenue Trudaine dans l’autre sens, changement de trottoir. Côté impair. Je n’avais pas prêté attention plus tôt au Sacré-Cœur à découvert au travers des branches nues. La basilique paraît, sous ce ciel brouillé, plus blanche que grise. C’est grâce au travertin, cette roche qui prend de l’éclat avec l’âge, que la pluie ne s’infiltre pas. On distingue quelques bourgeons sur les platanes. La sève montée dans les arbres peut provoquer des dérangements d’ordre sexuel chez certains hommes, il paraît. Ce sont des policiers qui l’ont dit à une amie de quinze ans dans les années quatre-vingt.
Je m’arrête devant la vitrine d’un magasin de vêtements. Pour anticiper l’après. Quand ma silhouette aura retrouvé sa forme naturelle. Je n’entre pas à cause de mon sac un peu gros. J’ai toujours été maladroite. Avec mon ventre j’ai besoin de place pour circuler. Un enfant est sur le point d’apparaître. C’est un garçon. Quand on m’a annoncé son sexe, j’ai songé « un garçon, c’est bien. Il sera en sécurité», c’est venu tout seul, je n’ai pas pu l’empêcher. Il paraît que ce n’est pas bien d’avoir ce genre de pensées, il faudrait ne pas se préoccuper du sexe, un garçon, une fille, cela ne fait pas de différence, exit le rose d’un côté, le bleu de l’autre, il n’est pas né, j’ai déjà tout faux. Sauf sur un point. Pour lui, il est préférable que je ne me rende pas à ce procès. Cette réflexion m’a traversée comme un éclair devant cette vitrine. Je n’irai pas. Je suis rentrée d’un pas plus léger avec ma pensée comme un ballon au bout d’un fil.

Le soir, la douleur est là. Tout en longueur, étirée dans ma jambe. Arrivée juste avant la nuit, à pas de velours. Impossible de trouver le sommeil. J’ai d’abord envisagé un problème de position. Je fais quelques pas pour vérifier que je peux encore marcher. J’éprouve une sensation étrange. Comme si ma jambe se dérobait dans le sol. Mais je parviens à gagner la pièce voisine. Beaucoup de choses que je peux faire : rappeler la dame du répondeur, fixer un rendez-vous, attendre le jour du rendez-vous, laisser la confusion s’installer un peu partout, dans mon corps, mon esprit surtout, mon appartement, se répandre dans le regard immense de ma fille, commander un taxi avec la trace obsédante de ce regard.

Cette zone du dos m’est fragile depuis l’enfance. Mon kinésithérapeute me fait souvent observer que je me tiens légèrement voûtée. Un jour, d’un geste, il a redressé mes épaules et souligné de sa voix douce, « c’est rassurant pour un enfant d’avoir une maman alignée ». Ce mot, « alignée », m’est resté.
Depuis, quand je me tiens face à ma fille, je m’applique à détacher des unités de conscience dans la région dorsale. C’est comme enfiler un déguisement. Par un simple roulement d’épaules, je me glisse dans un personnage auquel je m’efforce de correspondre, avec plus ou moins de succès. Toujours est-il que cette douleur en embuscade aurait dû m’alerter.

Je n’ai pas pris la peine de me maquiller ce matin. Habitude que je perds en avançant dans l’âge, alors que cela devrait être le contraire. Il est surtout question d’éliminer tous les gestes superflus. Comme me tenir debout devant un miroir. Adieu les miroirs et les yeux cernés. J’ai entendu : « Ça ira mieux quand le bébé sera sorti. » Il faudrait que les gens arrêtent de donner leur avis. Pouvoir leur dire « ce que vous pensez ne m’intéresse pas ». Oui, ça c’est bien. Ce n’est pas pour les filles dociles comme moi. Trop bien élevée. Tout ce qu’on imagine d’une fille docile. Tout sauf cette phrase dans sa bouche.

Je présente ma carte d’identité aux deux sentinelles en uniforme qui se tiennent devant l’entrée du commissariat du dix-septième arrondissement. Les gars jettent un rapide coup d’œil et s’écartent pour me laisser passer. L’homme derrière la vitre de l’accueil passe un coup de fil pour m’annoncer. J’identifie tout de suite la femme du répondeur lorsqu’elle apparaît. Échange cordial et formel, la plupart des policiers que j’ai croisés possèdent un talent singulier pour maquiller leurs émotions avec les traits de l’indifférence sans paraître malpolis pour autant. Ils connaissent les principes de la distance raisonnable. Comme les médecins.
Certains sont parfois très dégradés. Sûrement qu’ils n’ont pas réussi à la tenir, la distance. Comme ce psycho-criminologue qui m’auditionnait quatre ans plus tôt dans la salle exiguë du commissariat de la rue Chauchat, juste derrière l’hôtel Drouot. C’est moi qui lui avais donné rendez-vous ici. Pour des raisons pratiques. Je l’avais rejoint à l’heure de ma pause déjeuner. L’entrée se faisait dans un demi sous-sol, on descendait quelques marches et on tombait sous la lumière jaune de l’accueil. On m’avait dirigée vers une petite pièce rectangulaire, avec une fenêtre au vitrage opaque qui semblait donner sur un bloc de béton surélevé, un interstice entre deux immeubles. Un homme de taille moyenne m’attendait. Jean, chemise sombre, yeux creusés. Couperose, tabac. Et un regard qui ne s’étonne plus de rien, ni de la violence, ni de ses auteurs. J’ai retenu cette phrase d’un expert psychiatre : « On a besoin que le coupable porte le visage du mal quand il porte celui de l’ordinaire. » On peut tout imaginer derrière un visage. Même l’impensable. Dans leur métier, ils savent ça. Il faut pouvoir le supporter.
Ma perception s’était à son tour déplacée dans un monde défini par de nouveaux axiomes, dictés en grande partie par la crainte et les soupçons. Les policiers évoluaient-ils eux aussi dans ce royaume du danger imminent ?
Je m’étais assise sur une chaise noire en PVC au dossier molletonné – détail insignifiant qui a survécu pour une raison que j’ignore – et j’avais répondu sans plus de formalités aux questions d’usage. D’abord, mes coordonnées. Ça commençait toujours pareil. Nom, âge, adresse, profession. Puis, il m’avait tendu plusieurs planches de photos. Encore des inconnus. Tellement de photos offertes à mon jugement cette dernière décennie. Je savais tout de suite. Au premier coup d’œil. Il n’y était pas. Jamais. Je secouais la tête par la négative avec un certain fatalisme et je rendais le document. Cela se finissait toujours ainsi. Comme cela avait commencé, d’ailleurs. Par le fatalisme. Quand je me suis engagée sur le mauvais chemin parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire.
« Vous êtes sûre de n’avoir rien remarqué ? » « Sûre. » J’ai relevé la tête. « J’aurais dû remarquer quelque chose ? » « Je ne peux rien vous dire. » « Vous avez une piste sérieuse ? » Il refusait de me donner une réponse précise, je n’obtenais jamais rien de concret, les enquêteurs avaient sûrement peur de donner de l’espoir mais la peur et l’espoir n’ont jamais fait bon ménage, c’était soit l’un, soit l’autre, il fallait choisir. J’ai dit que je n’espérais rien. Il a seulement répondu ces paroles sibyllines : « Très bien. » J’avais peur surtout. Du dénouement. Mon amie de quinze ans dans les années quatre-vingt m’a dit ça aussi. Qu’elle n’aurait pas supporté non plus un dénouement.
Il prit ma déposition en répétant ce qu’il écrivait à voix haute, tous le faisaient, je m’étais habituée avec le temps à ce procédé, la traduction de mes pensées à l’oral dans un langage télégraphique pour éviter toute ambiguïté, tout contresens, comme si la pauvreté du style devait faire émerger une certaine vérité. Avant de me voir franchir la porte, il me lança comme dans un film : « Vous vous en êtes bien sortie. » Que voulait-il dire au juste ? Que j’aurais pu être morte ? Comme d’autres peut-être. Ou que je m’étais bien remise. J’avais un travail et je me tenais encore debout, un miracle.

Le capitaine Lepic est déjà en haut des marches. J’ai cherché quelques instants plus tôt à la retenir mais elle n’a pas entendu ma voix. Ah. La voilà qui redescend du premier étage. « Les escaliers, je ne peux plus. » Elle se dirige vers l’ascenseur, je me traîne à sa suite. « J’ai connu ça moi aussi. Mais quand le bébé s’est retourné, plus de douleur, plus rien. » Je lui souris comme je peux. Il me reste quelques réserves de courtoisie pour les cas d’urgence. Elle tape un code qui met l’ascenseur en branle, il fait un bruit de carlingue épouvantable, j’ai l’impression de partir pour la mission Apollo, on est sacrément secouées là-dedans, je comprends pourquoi elle lui préférait l’escalier. Je la suis jusqu’à son bureau, pareil à tous les autres bureaux des commissariats que j’avais fréquentés pour des raisons semblables, l’obscurité, les néons, les dossiers débordant des étagères malgré le semblant d’ordre. Elle me remet un papier sorti du télécopieur, cela fait longtemps que je n’ai pas vu pareille machine, mais dans les administrations publiques, peu de choses me surprennent encore. Ces endroits ont pour moi rejoint l’univers de la fiction. Il doit exister sur le seuil un protocole de déformation invisible qui affecte les gestes, les êtres, les raisonnements et les objets. Tout ce que je peux dire, faire, penser dans ces lieux me paraît toujours irréel.

Elle me tend la convocation. La plupart des caractères sont effacés. Sûrement à cause de sa machine hors d’âge.
L’AN DEUX MILLE DIX-NEUF ET LE …
À LA DEMANDE DU PROCUREUR GÉNÉRAL

Monsieur le Procureur de la République près le tribunal de Grande instance de Pa… élisant domicile…
M. …, Huissier de justice, Audiencier près la Cour… donne citation à Mme F
à comparaître en personne en votre qualité de témoin à l’audience de cour d’Assises qui se tiendra devant…, Nouvelle Cité Judiciaire…
Je relis tout haut : « en personne en votre qualité de témoin ».

« Vous pouvez encore changer d’avis.
— Changer d’avis ? De toute façon, je ne pourrai pas me déplacer.
— Rassurez-vous, j’ai déjà prévenu le greffe. Ne tardez pas à les contacter. »
Elle saisit le document de mes mains. « Voyez ici, vous avez toutes les coordonnées. » Ces informations sont illisibles. Elle repasse tout à l’encre bleue et me rend le papier.
« Si vous décidez de vous constituer partie civile, faites-le vite. Le greffe a insisté, réfléchissez-y bien. Il ne reste plus beaucoup de temps. » J’ai déjà entendu cette phrase, rangée dans un vieux dossier de la mémoire. Prononcée par la juge d’instruction du tribunal de Pontoise. Et voilà que Pontoise refait surface sur la plaine du Vexin. J’avais oublié Pontoise, comme tant d’autres choses. Puis c’est revenu, la pente légère pour monter vers le centre, puis redescendre vers le tribunal. Nouvelle cité judiciaire, 3, rue Victor-Hugo, c’est écrit sur le document. Les immenses parois vitrées du tribunal. Les collines au-dehors. Je n’avais pas dû emprunter le chemin le plus court. Je m’étais arrêtée dans une boulangerie, sur la place de l’église. J’avais acheté un palmier. Et je l’avais mangé dans le train du retour. Le temps nuageux. Le paysage à travers le train, c’était le brouillard harmonique, les sons, les couleurs mélangés. Et cette question en forme de ville revenue me hanter. À cause du mot « témoin ». Qu’on aurait pu remplacer par « rien ». « En qualité de rien. » Autant le dire. Ma voix perdue vers les étages, remontée dans les spirales en colimaçon des commissariats. Remontée vers le silence. Mon silence, comme une entente secrète avec celui qui le réclame. L’accusé dans son box. Cette idée-là m’est insoutenable. Facile à chasser. À portée d’un coup de téléphone.

Pendant le trajet du retour, je parcours le document. Il mentionne mon ancienne adresse. Avenue de Clichy. Ils n’ont trouvé personne de ce nom-là, dans l’ancien relais de poste au troisième étage de l’immeuble sur cour. C’est pour cela qu’il a atterri au commissariat du dix-septième arrondissement. Si j’avais changé de numéro, il aurait pu ne jamais me parvenir. Et je n’aurais rien su du procès.

Les chefs d’accusation, je savais que je les lirais. Que je ne pourrais pas m’en empêcher. Ils sont énumérés tout en bas de la page, en lettres capitales. Je m’arrête sur le dernier: «DÉTENTION ARBITRAIRE SUIVIE D’UNE LIBÉRATION AVANT LE 7e JOUR». Je vois: une voiture blanche de type Clio qui sillonne la banlieue et un bras qui rafle les gamines sur le trottoir des vacances. Pour moi, c’est ça cette phrase. »

Extraits
« Le onze février 2005 n’a vécu dans aucune mémoire, sinon celle de l’administration, un courrier du tribunal de grande instance de Versailles qui indiquait le classement sans suite de mon affaire. La date était surlignée en caractères gras au milieu de la page. C’est là que j’ai réalisé l’ampleur de l’amnésie. Il n’y a pas eu d’après, pas de gestes, de mots ni d’intentions. Tout était resté à l’identique. La vie et ce qui la composait dans les moindres détails. Les jours étaient les mêmes, à s’y méprendre. » p. 45-46

« J’ai attendu qu’il ne revienne pas. Cela paraît insensé. Attendre ce non-retour. Il m’avait dit «tu bouges pas», j’ai pas bougé, c’est tout. Il est parti et j’étais libre. J’ai tardé à réaliser. J’étais sûrement captive d’autre chose. Ou alors, j’avais déclaré forfait. J’ai pensé qu’ils reviendraient à plusieurs. Je ne sais pas pourquoi. Toutes sortes de pensées irrationnelles m’ont étreinte à ce moment-là. Puis plus de pensées du tout. Pousser un cri de délivrance, ou du moins remettre humblement mon corps en mouvement pour dire ma gratitude d’être en vie; cela je ne l’ai pas fait. Le soulagement n’est pas arrivé tout de suite. Est-il jamais venu? Je suis restée figée quelque part dans la saison, «à l’arrêt». L’émotion m’a quittée pour se perdre ailleurs, là-haut, dans le ciel blanc. Mon corps, en partie dénudé, restait immobile et n’éprouvait pas le froid. J’ai vaguement pensé à la stupeur mais je crois que l’état de stupeur doit être plus superficiel et plus bref dans le temps. À moins que ce ne soit la stupeur et la peur additionnés. » p. 58

« Il s’allongea dans l’herbe. Ses yeux avaient bu le soleil. Ils me regardaient. Je lui disais de jolies choses que souvent il me faisait répéter. La portée de ma voix se limitait à ceux qui étaient tout près. Ceux qui voulaient bien m’entendre parler tout bas. C’était ainsi depuis l’enfance. On s’habituait à cet état, légèrement en dehors. Il me dit un jour que ma voix était comme de la porcelaine fêlée, qu’il y passerait bien un coup de polish. » p. 111

« À force, on finit par vivre comme tout le monde, Même si on garde nos petits récits intimes et secrets. Chacun invente ses propres remèdes. Par exemple, Schubert, quintette à deux violoncelles, avènement du possible. De retour chez moi, je l’écoutais en boucle. Sur le trajet, c’était une obsession. Il fallait que je l’entende à nouveau. La grâce des pizzicatos déposés sur une mélodie presque trop belle à entendre qu’elle en devenait douloureuse. La Jeune Fille et la Mort, aussi. Les ciels déchirés de bonté. Il existe cet élan dans la musique de Schubert. Qui donne le sentiment, venu des lointains, non pas que la vie m’appartient, mais que moi je lui appartiens à nouveau, qu’elle me reprend. Comme quand on aime pour la première fois. On regarde les autres et on se dit: «Ils ne savent pas.» On a envie de leur communiquer cette beauté-là. Cette chance, encore devant soi, de connaître. » p. 124

À propos de l’auteur
FOTTORINO_Elsa_©DRElsa Fottorino © Photo DR

Elsa Fottorino est née en 1985. Journaliste spécialisée en musique classique, elle est rédactrice en chef du magazine Pianiste. Elle est l’auteure de trois romans, notamment Mes petites morts et Nous partirons. (Source: Éditions du Mercure de France)

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Dahlia

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En deux mots
Lettie se souvient de ses années de collège, du « club des cinq » qu’elle formait avec ses copines, mais surtout de sa copine Dahlia et du terrible secret qu’elle lui avait confié. En retraçant cet épisode de son adolescence, elle essaie de comprendre dans quel terrible engrenage elle s’était alors fourrée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le poids d’un secret impossible à garder

Dans son nouveau roman Delphine Bertholon continue à creuser le monde de l’adolescence autour d’une narratrice qui retrace un épisode traumatisant de ses années de collège.

Lettie se souvient de ses années de collège dans le sud de la France au début des années 1990. À quatorze ans, cet âge où son corps se transforme, où sa personnalité s’affirme, elle vit avec sa mère dans un mobile home installé dans un camping du bord de mer et cherche à s’intégrer à la bande de filles plus délurées, aux formes et aux fringues plus marquées, quitte à délaisser ses amies «bien rangées», plus sages et plus lisses. Car Lettie ne veut plus être une enfant. Ses tentatives d’approche sont couronnées de succès et elle fait très vite partie du «club des cinq», même si son intérêt se porte aussi sur une fille restée en dehors de la bande, mais qui l’intrigue. Il faut dire que Dahlia est assez mystérieuse, ce qui la rend aussi attrayante à ses yeux. Leur amitié va s’ancrer au fil des jours, les confidences se faire plus intimes. Jusqu’à ce moment où Dahlia explique a Lettie qu’elle a été abusée par son père.
Comment vivre avec un tel secret? Quand bien même l’adolescente a promis de n’en parler à personne, elle ne peut s’empêcher de confier la chose à sa mère. Quand Dahlia est convoquée chez le principal du collège, elle comprend que la machine policière puis judiciaire s’est mise en route. À son tour, Lettie va devoir s’expliquer. Mais que peut-elle dire? Elle attend anxieuse la suite des opérations. Et comme Dahlia ne réapparaît plus, elle doit s’en tenir aux articles sibyllins des journaux. Dahlia a été prise en charge par les services sociaux, son père est incarcéré et sa mère crie à l’innocence de son mari. Une mère qui vient aussi dire son fait à Lettie, qui ne sait dès lors plus très bien qui croire.
Après Twist (2008) et Grâce (2012), Delphine Bertholon poursuit son exploration de l’adolescence, avec toujours autant de justesse de finesse dans l’analyse. En choisissant une narratrice désormais adulte et mère, elle prend le recul nécessaire à ce sujet sensible et confirme livre après livre qu’elle occupe désormais une place de choix parmi les romancières qui n’hésitent pas à s’emparer des sujets de société. Sa réflexion sur ce sujet brûlant complète la vision proposée sous un angle différent par Karine Tuil avec Les choses humaines, Mazarine Pingeot avec Se Taire ou encore Marcia Burnier avec Les orageuses. Plus proche dans la thématique et dans le traitement, ajoutons Sauf que c’étaient des enfants de Gabrielle Tuloup.
La romancière de Cœur-Naufrage est décidément comme le bon vin, elle se bonifie avec l’âge et nous offre ici son meilleur roman. En attendant le prochain!

Dahlia
Delphine Bertholon
Éditions Flammarion
Roman
240 p., 21 €
EAN 9782081520158
Paru le 17/03/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le sud de la France.

Quand?
L’action se déroule de 1989 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Début des années 1990, dans le sud de la France. Lettie, quatorze ans, vit avec sa mère dans un mobile home et brûle secrètement d’être quelqu’un d’autre. Quand survient Dahlia, une fille un peu étrange, une ardente amitié se noue entre ces adolescentes que tout semble opposer. Dahlia a deux jeunes frères, des parents généreux, et Lettie voit dans le père de son amie l’homme idéal, celui qui lui a toujours manqué. Chacune envie l’autre ; qui sa tranquillité, qui sa famille joyeuse.
Mais le jour où Dahlia lui confie un secret inavouable, Lettie ne parvient pas à le garder. La famille de son amie vole en éclats. Au milieu du chaos, le doute : et si Dahlia avait menti ?
Delphine Bertholon explore le lien ambigu entre adolescence et vérité, et les frontières floues qui nous séparent du passé.

Les autres critiques
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Les premières pages du livre
« ÉTINCELLE
La première fois que je m’aperçus de l’existence de Dahlia, c’était au début de mon année de troisième, au retour des vacances de la Toussaint. Je venais d’avoir quatorze ans le 2 novembre. Je suis née le jour des Morts et c’était l’une des choses que ma mère aimait répéter, par jeu ; devenue adulte, je le répète à mon tour. J’ai fini par aimer, je crois, cette façon d’oxymore, comme si cela me donnait une touche d’originalité. Dahlia était dans ma classe depuis la rentrée, mais je ne l’avais pas remarquée jusqu’alors. Elle était encore ce que je fus longtemps : une invisible.

Mes deux premières années de collège, j’avais été une enfant sage, lisse et discrète, qui gardait ses amitiés d’école primaire. Je ne me mêlais guère aux autres élèves, ces nouveaux que je ne connaissais pas, plus citadins, plus branchés, qui me semblaient tous tellement plus vieux, plus mûrs, plus tout en fait, alors que nous avions sensiblement le même âge. Mais cet été-là, une métamorphose s’était opérée – l’été 1989, qui avait séparé la cinquième de la quatrième. J’avais quitté la cinquième en petite fille modèle, obéissante et plate ; j’intégrai la quatrième en jeune fille dérangée, méchante malgré moi, répudiant sans pitié mes copines de toujours (les abandonnant, me retournant contre elles, les oblitérant, et j’ai encore honte aujourd’hui de simplement l’évoquer) pour frayer avec cette bande que j’avais tant crainte – elles étaient belles, avaient des fesses, des nichons, une grande gueule, des Tampax dans leur sac. Elles avaient pour certaines de bonnes notes, d’autres étaient des cancres, mais la synergie ne s’opérait pas au niveau scolaire ; elle s’incarnait ailleurs, dans cette apparente liberté, les teintures capillaires intrépides, les tenues racoleuses, les cuites secrètes, le regard des garçons, les clopes, la masturbation dont elles parlaient avec un sans-gêne époustouflant – qui m’époustoufle toujours, trente ans plus tard. Si je crois comprendre pourquoi j’avais voulu me rapprocher d’elles, je ne sais pas vraiment comment j’y étais parvenue. Mon corps avait changé, c’est vrai, mais j’étais toujours attifée de la même manière absurde, mélange de fripes et de supermarché. Quelque chose dans mon regard, mon attitude, s’était modifié, sans que j’en sois tout à fait consciente. Ce fut un glissement progressif, de moi à elles, puis d’elles à moi, comme un apprivoisement, imperceptible au début, puis soudain radical : un beau jour, je me retrouvai avec la « bande », à descendre le bar parental dans la villa d’Aydée, à échanger mes fringues avec Marie, à essayer le chapeau de cow-boy dont Lydia ne se séparait jamais. J’étais « fifille à sa maman » et soudain, j’étais devenue « populaire ». Pour les garçons du collège, je faisais maintenant partie de la constellation, mais entrer dans le cercle des étoiles avait rendu ma vie très compliquée et cela explique peut-être en partie ma découverte de Dahlia – même tardive.

Ma mère m’avait déposée tôt ce matin-là, le jour de la rentrée des vacances de la Toussaint, avant d’aller au travail. Le TER était en grève et elle embauchait à sept heures. Elle était – est toujours – infirmière à domicile.
— Je suis désolée, minette. Le père Delabre, tu le connais. Avec lui, c’est maintenant ou tout de suite.
Je haussai les épaules d’un air entendu, mi-compatissant, mi-moqueur.
— Le Délabré…
Elle sourit, mais il y avait dans ce sourire une pointe de reproche. Je m’extirpai de l’habitacle de la voiture minuscule. Elle lança :
— Tu sais, hein ?
— Je sais, acquiesçai-je avant de claquer la portière, de sentir le froid cercler mes chevilles nues, comme des fers.
Tu sais ?/Je sais. C’était un truc entre nous, un rituel pour dire « je t’aime » sans le dire. Ma mère et moi étions, comme notre voiture, deux choses minuscules dans un monde à notre image. Même pour les mots, nous étions du genre anorexique. Sauf, bien sûr, quand elle était grise. De ce point de vue, je lui ressemble beaucoup : de taiseuse à fontaine, si le vin coule à flots. Une histoire de lâcher-prise, j’imagine.

L’odeur des pins était forte, mêlée à celle de l’asphalte mouillé, sève, fleurs et métal. Il faisait encore nuit. Les grilles du collège étaient closes, la lune ronde dans un ciel noir, vertigineux, abysse inversé. Je m’assis sur un haut muret, balançai mes jambes dans le vide. Mes baskets blanches semblaient phosphorescentes dans l’obscurité. Je suivais le mouvement de mes pieds comme s’il s’était agi de rayons laser, hypnotisée, somnolente. Elle me surprit, noir sur noir, surgie de nulle part, recrachée par la nuit devant mes baskets.
— Salut.
Jump scare – je manquai choir de mon muret. Je levai les yeux et la distinguai enfin, silhouette fine et sombre, façon Giacometti. J’avalai ma salive.
— Salut.
Elle dansait d’un pied sur l’autre. Elle avait froid, ou était mal à l’aise, ou les deux. J’eus l’impression que l’odeur des pins se faisait plus forte, résinant mes narines, que l’âcreté de l’asphalte s’encavait dans ma gorge. Elle ouvrit de nouveau la bouche :
— Je peux m’asseoir ?
Je hochai la tête et, dans le mouvement, revis la lueur pâle de mes baskets blanches. Je les avais extirpées de haute lutte à l’économie maternelle, des Reebok montantes. J’en rêvais depuis des années – les baskets des danseuses, des starlettes de clips. À quatorze ans, je possédais enfin quelque chose que j’avais réellement désiré. Elle dut remarquer mon manège, car elle déclara :
— Elles sont cool, tes chaussures.
Cette phrase me mit en rage (Putain, avais-je pensé, ce ne sont pas des « chaussures », d’où tu sors, merde, sérieux ?) tout en me plongeant dans un profond ravissement. Et puis, elle sentait bon, cette fille. Elle sentait – je cherchai un moment, finis par trouver – la tarte tropézienne. Crème, brioche, fleur d’oranger. Elle n’avait pas du tout l’odeur de son physique, sans fantaisie ni gourmandise. Elle se hissa à côté de moi dans un bruissement d’étoffe. Tels deux oiseaux perchés (ara/corbeau – ou, plus vraisemblablement, mésange/moineau), nous regardions en silence la grille du collège qui s’ouvrirait bientôt, avalerait les gosses, les cris, les espoirs et les chagrins. La fille balançait elle aussi ses pieds dans le vide, chaussés de croquenots noirs, style Doc Martens mais sans marque, sûrement même pas en cuir. J’eus brusquement honte, comme si après avoir répudié mes amies d’enfance (Melody, surtout), j’étais en plus devenue une sale bourge.
Nous vîmes arriver les dames de service. Elles semblaient étrangement différentes sans leurs uniformes et leurs charlottes en papier ; plus humaines, en fait. Les dames de service sont donc celles qui arrivent en premier, avais-je songé, et cette pensée avait enkysté ma honte. Invisibles, elles aussi.
— Tu t’appelles Lettie, c’est ça ?
Je hochai la tête.
— Laetitia… Mais tout le monde dit Lettie. Sauf ma mère.
— Elle dit quoi, ta mère ?
— Minette.
— C’est mignon.
— Ouais, je suppose. Si on veut.
Le silence retomba. Je ne connaissais pas, moi, son prénom. Des semaines dans la même classe, mais je n’en avais pas la moindre idée. En fixant de nouveau la grille qui, peu à peu, s’illuminait d’aurore, je songeais qu’elle avait une tête à s’appeler Samia. Ou Bianca. Ou Izabel. Elle avait le teint mat, olivâtre, d’un Sud plus au sud que le nôtre, mais je n’aurais su déterminer lequel. L’ironie voulait qu’en réalité, comme je l’appris plus tard, elle débarquait du Havre.
— Dahlia, déclara-t-elle.
— Quoi ?
— Dahlia. C’est mon nom.
Elle sauta du muret : la grille venait de s’ouvrir. Sans un mot de plus, sans se retourner, elle marcha jusqu’à l’entrée. Elle salua le gardien, première à pénétrer l’enceinte de ce pauvre royaume. Au loin, les autres arrivaient par grappes, déversés par les cars.
2
J’ai commencé à écrire après avoir vu la flèche de Notre-Dame s’effondrer dans les flammes. Je ne suis pas certaine du lien entre cette histoire et l’incendie, mais il y en a forcément un. Peut-être est-ce simplement la notion de chute. De destruction. Quoi qu’il en soit, le récit que j’avais dans le ventre, lové depuis l’adolescence quelque part dans les entrailles, est ressorti là, devant la télévision. Le soir du 15 avril 2019, ma mère, elle aussi derrière son écran à l’autre bout du pays, m’avait téléphoné. Il y avait dans sa voix tremblante, troublée, un mélange de détresse et d’excitation.
— C’est fou, complètement fou ! On dirait du cinéma, sauf que c’est la vérité. Ça me fait presque comme le 11 septembre, tu vois ? Enfin, non, quand même pas. Mais tu vois, quoi. Le côté, je ne sais pas… Irréel ?
J’ai acquiescé en silence, l’iPhone scellé à l’oreille, oreille collante de sueur et qui, déjà, me faisait mal. J’ai cherché en vain mes écouteurs. On dirait du cinéma, sauf que. Quelques jours plus tôt, alors que je zappais de chaîne en chaîne à la recherche d’un programme susceptible de m’aider à trouver le sommeil, j’étais tombée sur la rediffusion d’une émission consacrée à l’affaire Guzzo. Je l’avais déjà vue il y a bien longtemps : à l’époque, la production avait tenté de nous interviewer, ma mère et moi. Nous avions évidemment décliné, mais j’ai éteint la télévision comme si la télécommande venait de s’enflammer. Alors, j’ai eu envie de lui parler de Dahlia. Mais nous ne l’avions pas évoquée depuis si longtemps (« N’en parlons plus, minette. Ne parlons plus JAMAIS de tout ça, tu veux bien ? ») que les mots sont restés coincés dans ma gorge, comme les larmes derrière mes paupières. À quoi bon ?
Il n’empêche : ce même soir, j’ai allumé mon ordinateur et j’ai commencé à écrire. Mina, ma fille de trois ans, venait de partir en voyage avec son père. Nous n’avions jamais été séparées plus de quelques jours et le passé s’est engouffré par la béance qu’elle avait laissée derrière elle. Les choses se mélangeaient dans ma tête, de la même manière qu’elles s’étaient mélangées à l’époque, et la fange qui m’envahissait devait trouver un moyen de se déverser.

Nous étions derrière les buissons, Aydée, Lydia, Marie et moi. Michelle manquait, elle avait la grippe ; nous étions le Club des cinq avec un membre en moins. Aydée alluma une clope et, me soufflant la fumée au visage, entra dans le vif du sujet (j’imaginai alors leurs conversations sans moi, leurs médisances, et mon crâne me parut rétrécir comme si mes tempes devenaient des serre-joints).
— Alors comme ça, Lettie, tu traînes avec Guzzo ?
Je haussai les épaules.
— Elle est gentille.
Aydée renversa la tête, nuque en arrière, partit dans un fou rire certes fabriqué, mais très bien exécuté. Aydée était forte pour ce genre de choses (et quand elle m’agaçait, en mon for intérieur, c’est ainsi que je la surnommais – La Comédienne).
— Elle est… gentille ?!
— Je ne traîne pas avec elle. Juste, je lui parle. On n’a plus le droit de parler aux gens ?
Cette tirade me demanda un effort surhumain. Au procès, avant mon témoignage, j’avais fait une attaque de panique dans le couloir. Mais ce matin-là, dans la cour du collège, j’étais déjà une sorte d’avocate – sans bien savoir qui je défendais, de Dahlia ou de moi. Il faisait froid en cette fin novembre, mais je sentais la sueur glisser le long de mon dos sous le tee-shirt noir, le pull irlandais et le blouson en jean. J’avais envie de tout arracher, de me mettre à poil, de me rouler dans la boue. Face à ces six yeux, ces multiples bras et jambes, enchevêtrés, arachnide bigarrée, j’avais l’impression d’être en feu. Marie enchaîna :
— Tu fais bien ce que tu veux, hein, c’est la démocratie. Mais c’est pas super pour ton image, quoi. Tu sais comment les mecs l’appellent ?
Je savais, oui. Ortie Gazoil. Ils avaient, pour une fois, fait preuve d’imagination, avec ce jeu de mots issu de son prénom fleuri et de la sonorité particulière de son patronyme. Et si je n’avais pas saisi à quel point c’était méchant de leur part, j’aurais trouvé le surnom plutôt chouette : ça faisait héroïne de BD trash, genre Fluide glacial. Je hochai la tête mais, entre mes dents, je chuchotai, rageuse :
— Les mecs sont des cons.
Cette allégation provoqua chez les filles des sourires de teneurs différentes. J’aurais pu les baptiser en fleurs, elles aussi. Aydée, le lys, peau diaphane et corps de liane. Marie, la dionée, plante carnivore en forme de lèvres, mauvaise langue et bouche charnue glossée de rouge. Michelle l’absente, edelweiss, inaccessible, faussement douce, résistante. Et Lydia, coquelicot, fleur dont, gamine, je faisais des poupées, robes écarlates ceinturées d’un brin d’herbe, tête couronnée de boucles noires.
Et moi ?
Moi aussi, je me sentais ortie. Une ortie déguisée en rose blanche.

Dahlia, ce même soir, m’invita chez elle pour la première fois. En dernière heure, elle me fit passer un mot.
Tu veux venir à la maison ? Ma mère fait des gâteaux. Mon père te ramènera.
Je scrutai Marie, Aydée, Lydia. Elles étaient toutes penchées sur leur exercice de maths – sauf Lydia, qui était nulle en maths, nulle en tout, qui voulait juste devenir gymnaste olympique et regardait par la fenêtre, visiblement hypnotisée par une longue chiure de mouette qui (depuis des jours) barrait la vitre de la salle 202. Elles ne faisaient pas attention à moi, alors je répondis :
OK. On se retrouve à l’arrêt du car ?
Lydia et Aydée rentraient à pied. Marie, comme moi, allait à la gare prendre le TER. Aucune des populaires ne prenait le car, à l’inverse de Dahlia. Je pliai en quatre le morceau de papier, fière de ma stratégie.
Ni vue ni connue.

À l’aube des années 1990, Dahlia et moi sommes dans le sud de la France. Il y fait souvent beau, mais il y a beaucoup de vent, un vent parfois si intense qu’il porte sur les nerfs, vous donne l’impression de sombrer dans la folie. Il y a la Méditerranée, plus ou moins proche. En face de chez Aydée, près de chez Lydia, un peu en retrait pour les autres, loin de chez Dahlia. Aujourd’hui, j’habite à Paris et je veux en partir ; retourner chez moi, près de ma mère. Je ressens chaque jour cette ville comme une punition mais, pour parvenir à la quitter, je cherche peut-être à me libérer de quelque chose, qui n’est pas seulement ma conscience (« Tu n’as rien fait de mal, minette, rien »), mais aussi de ma peur – ma peur de vivre, tout bêtement.
Je devrais sans doute décrire Dahlia, mais c’est difficile. Son visage, sa démarche, son allure sont pourtant gravés en moi avec une précision photographique. Je pourrais dire, peut-être, qu’elle ne ressemblait pas à son prénom. Dahlia était sèche et brune, toute en angles et vêtue de noir. Étrangement, je ne saurais dire si elle était jolie ou pas, je crois que je ne me suis jamais posé la question en ces termes. À l’inverse des populaires, Dahlia était, point final. Précisément, rien chez elle n’était en représentation. C’est ironique, avec le recul. Mais à l’époque, c’était ce que je ressentais, et cela me faisait du bien : puisqu’elle était, je pouvais être. Je pouvais cesser de jouer le rôle de quelqu’un d’autre, mettre l’étoile en veilleuse, comme la flamme d’une bougie sous un éteignoir. Avec elle, je pouvais rester fumée.

La maison des Guzzo était vétuste et bordélique. Vue de l’extérieur, elle semblait crasseuse, mais ce n’était pas le cas ; au contraire. Chez moi aussi c’était modeste, mais si minuscule qu’il fallait ranger au fur et à mesure, sinon on ne pouvait pas vivre : on se retrouvait rapidement ensevelies sous le linge sale, enterrées vivantes dans une boîte trop petite, trop pleine. J’étais d’ailleurs préposée aux tâches ménagères et presque maniaque, comme si l’ordre était un gage de stabilité. Et puis, c’était juste maman et moi. La caravane, maman et moi. Chez les Guzzo, il n’y avait pas non plus une once de poussière sur les plinthes, pas une trace de calcaire sur les robinets, mais ils étaient cinq là-dedans, et pas n’importe quels « cinq ». Je n’ai jamais, depuis, rencontré un endroit si vétuste, si bordélique et si propre. Il fallait, chez eux, se déchausser. Pourtant, Dahlia avait deux petits frères, des jumeaux, monstres hirsutes – Gianni et Angelo. À l’époque, ils avaient six ans ; maintenant que j’ai moi-même un enfant, je me demande comment faisait Francesca, leur mère, pour garder cette maison à ce point sous contrôle, du moins en apparence.
Cette fin d’après-midi, chez les Guzzo, j’avais eu un pressentiment. Bien entendu, sur le moment, je n’avais rien analysé ; c’était une impression tout à fait instinctive, qui n’avait pas pénétré les fibres profondes d’un cerveau en formation. J’avais été fascinée par ce bazar organisé, par la douceur de Francesca, par l’énergie des jumeaux, par cette vie qui suintait par tous les pores, comme si cette maison était une peau, une peau souple, à la fois tendre et tendue. J’avais mangé les gâteaux avec bonne humeur, mais j’avais remarqué que Dahlia – comme moi taiseuse – devenait franchement mutique dans cet environnement qui, pourtant, lui était familier. Ce que je compris sans le comprendre, c’est que dans cette maison, les hommes prenaient trop de place. Même des hommes d’un mètre dix.
Comme convenu, son père me raccompagna en rentrant du travail, car Francesca n’avait pas le permis de conduire. M. Guzzo était, lui, chauffeur routier. Francesca était une authentique « mère au foyer » et peut-être était-ce la raison pour laquelle la maison vétuste était tellement impeccable. Mais cela tenait surtout à son tempérament.
C’est idiot, cette histoire de propreté. Ça doit paraître idiot. Mais quand tout s’est déclenché, au lieu d’être un point positif, ce fut un facteur aggravant. Le dévouement, la discrétion et la messe du dimanche, allons, messieurs-dames les jurés, seriez-vous dupes ? Ne cherchait-on pas à cacher la pourriture derrière les portes closes ? Rien n’est logique dans cette histoire mais à l’époque, le tempérament de Francesca servit l’accusation.

M. Guzzo, au volant de sa Citroën CX gris métallisé, tentait de faire la conversation. Il avait un fort accent italien, c’était charmant. M. Guzzo était charmant, de A à Z, le prototype du « mec bien ». Il avait des boucles brunes, des épaules carrées, un menton volontaire et un regard d’épagneul – le regard d’une créature trop tendre pour ce monde.
— Alors ça va, l’école ?
— Oui, merci.
— Je suis content que Dahlia se soit fait une amie. Elle ne se lie pas facilement alors c’était dur, le déménagement.
Je hochai la tête, tentai un sourire.
— Elle m’a dit.
Les lignes pâles de la route défilaient le long du pare-brise, aussi hypnotiques dans la nuit que mes Reebok montantes. Pauvre M. Guzzo, je n’étais pas une bonne cliente. Je crois pourtant qu’il m’a appréciée tout de suite, sans doute parce que je lui rappelais sa fille. Ça le rassurait qu’on ne dise rien, ni l’une ni l’autre. Nous étions, simplement, des adolescentes. J’avais un peu honte qu’il découvre où j’habitais. Son foyer était certes modeste, mais c’était quand même mieux qu’un camping. Étrangement, quand Dahlia m’avait proposé de venir chez elle, je n’avais pas pensé à cela : que son père, du même coup, saurait pour chez moi. Ce sentiment était d’autant plus curieux que je ne m’en étais jamais cachée. Même les filles de la bande savaient où je vivais et, de temps à autre, m’appelaient « la bohémienne ». Le malaise que j’éprouvais à l’idée que M. Guzzo sache la vérité tenait sans doute au fait que je ne pratiquais pas les pères, jamais. Le concept même de père m’était étranger. Et ce père-là ressemblait beaucoup à celui dont j’avais rêvé petite ; celui que je m’étais inventé, faute d’informations.
Après quinze minutes de route, nous dépassâmes la gare TER, tout éclairée de jaune. Le long des quais, des ombres patientaient, projetées sur les rails. Il n’était pas si tard, à peine dix-neuf heures trente.
— On est presque arrivés, murmurai-je.
Je lui signalai bientôt le panneau coloré, illuminé par la lumière des phares : il figurait un bouquet de pins parasols d’un vert irréel au-dessus duquel sautait allègrement un poisson argenté, tout aussi irréel avec son immense œil rond, malicieux, comme sur le point de vous faire une bonne blague. J’agitai la main devant le visage de M. Guzzo.
— Vous pouvez me laisser là.
Il ralentit et tourna vers moi ses grands yeux d’épagneul.
— Tu habites le camping ? demanda-t-il, un peu surpris.
— On a un mobile home à l’année, acquiesçai-je. Mais on est bien, vous savez. On a le confort moderne et tout…
— Oh, je m’en doute ! s’empressa-t-il de dire, pétrifié à l’idée de m’avoir vexée. C’est un joli coin, et vous êtes plus près de la mer que nous. Quoi, cinq minutes en voiture ?
Je souris.
— J’y vais à pied, parfois. Quand j’ai le courage. Pour descendre c’est facile, moins pour remonter.
Il freina pour de bon, puis manœuvra pour se ranger sur le bas-côté. Ses phares éclairaient jusqu’à la guérite d’accueil, à demi masquée par les arbres tordus. Il semblait contrarié.
— Tu ne veux pas que je te laisse au bout du chemin ? Ou plus loin ?
— C’est gentil, dis-je en posant la main sur la poignée, mais j’ai l’habitude. Ça ne craint rien, par ici. Je suis chez moi dans trente secondes.
Il écarta les bras d’un geste résigné.
— Alors…
— Merci de m’avoir ramenée.
— De rien. J’ai été ravi de te rencontrer, Lettie.
— Moi aussi, m’sieur. Bonne soirée.
Je claquai la portière, puis balançai mon sac à dos sur mon épaule droite. Je pris le sentier qui menait à l’entrée du camping. Comme je n’entendais pas la Citroën redémarrer, je me retournai. M. Guzzo attendait visiblement de me voir passer la barrière blanche après laquelle, censément, je serai en sécurité. Je lui fis un petit signe de la main avant de disparaître. J’avais songé, je me souviens, elle a du bol, Dahlia. C’est vraiment un chic type.
— Mais dans la salle de bains, par exemple, t’as jamais peur de te tromper de serviette ?
— Pourquoi j’aurais peur de ça ?
— Ben, je sais pas… Si tu prends la serviette de ton père sans faire exprès, et qu’il y a du sperme dessus… Tu pourrais tomber enceinte, non ?
J’étais chez Melody, ma meilleure amie à l’école primaire. Nous avions alors une dizaine d’années et Melody me dévisageait, les yeux écarquillés, au milieu des formes géométriques orange qui ornaient le papier peint de sa chambre.
— D’abord, a-t-elle finalement répliqué, je crois pas qu’on tombe enceinte comme ça. Et après, je vois pas pourquoi mon père mettrait du « sperme » sur les serviettes, c’est dégoûtant. Pourquoi tu dis des trucs pareils, qu’est-ce qui va pas chez toi ?!
Melody était en colère. Je ne l’avais jamais vue ainsi et je me sentais honteuse d’en avoir parlé. »

À propos de l’auteur
BERTHOLON_Delphine_©DR-sudouestDelphine Bertholon © Photo DR – Sudouest

Delphine Bertholon (1976) naît et grandit à Lyon, à deux pas de la maison des Frères Lumière. Dès qu’elle sait lire, elle engloutit les 49 volumes de Fantômette. Dès qu’elle sait écrire, elle entreprend la rédaction de nouvelles, métissage improbable entre Star Wars et La Petite Maison dans la prairie.
Au collège, elle hérite d’une machine à écrire: l’affaire devient sérieuse et son père, moqueur, lui promet un collier en diamants si elle passe un jour sur le plateau d’Apostrophes.
A dix-huit ans, elle entre en hypokhâgne, découvre Henri Michaux, se prend d’amour pour la littérature américaine avec Bret Easton Ellis, tombe dans Twin Peaks, la série de David Lynch. Elle pousse l’effort jusqu’à la khâgne puis, trop dilettante pour intégrer Normale, termine ses licence et maîtrise de Lettres Modernes à Lyon III. Abandonnant finalement l’idée d’enseigner, elle monte à Paris rejoindre des amis, partis tenter leur chance comme réalisateurs. A leurs côtés, elle devient scénariste, tout en poursuivant son travail littéraire. Après moult petits boulots alimentaires, elle intègre finalement en 2007 la maison Lattès avec Cabine Commune, son premier roman. Suivront Twist, L’effet Larsen, Grâce, Le soleil à mes pieds, Les corps inutiles, Cœur-Naufrage et Dahlia. Elle est également l’auteur de deux romans pour la jeunesse, l’un aux éditions Rageot, Ma vie en noir et blanc (2016), et Celle qui marche la nuit (Albin Michel Jeunesse, 2019). (Source: lesincos.com)

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Les Héroïques

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En deux mots
Wanda a 68 ans et ses jours sont comptés. Sur son lit d’hôpital, elle se souvient de la Pologne de son enfance et raconte ces années qui, en transformant le pays, l’ont également libérée. Mais pour faire quoi de cette vie?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le dernier voyage de Wanda

Dans son second roman Paulina Dalmayer fait revivre sa Pologne natale. Retraçant les années qui ont transformé le pays à travers le regard d’une femme qui se bat avec un cancer, elle dit tout des contradictions qui accompagnent cette mutation à marche forcée.

À 68 ans, Wanda se bat avec un cancer et des métastases sournoises. Pour s’évader, elle se met dans un état second, se voit alitée depuis le plafond de sa chambre.
Alors elle oublie son mari Edward, député européen après avoir été journaliste, qui se console de son infortune avec l’alcool, alors elle oublie ses deux grandes filles Gabriela et Marta qui la snobent un peu, alors elle oublie sa carrière de médecin et prof à l’école de médecine. Elle se rappelle la Pologne d’où elle vient, revoit la Pologne de son enfance. Et plus précisément ses souvenirs marquants, comme ce jour où elle est rentrée chez elle avec son frère Wladek et qu’elle a retrouvé sa mère morte. Une mère qui avait survécu à la guerre, aux nazis et aux soviétiques, une mère qui restera un mystère pour sa fille. «Sans m’avouer que quelqu’un était fou dans notre lignée, je subodorais qu’une souche contaminée dès son origine, une phrase insensée, délirante, sinon monstrueuse, se promenait dans notre génome. Parmi ces millions d’êtres humains qui avaient résisté tant bien que mal à la machine de guerre, pourquoi semblions-nous avoir souffert davantage que les autres? N’avions-nous pas trop aimé notre souffrance?»
Car après tout, elle a plutôt vécu de belles années, celles qui ont vu le régime communiste s’effilocher avant de disparaître, les années soixante et le concert des Rolling Stones où elle a rencontré son futur mari, les années quatre-vingt avec le mouvement Solidarnosc, les années deux mille avec l’ouverture à l’Europe et le développement économique. Non, décidément, elle ne fait pas partie des Héroïques. Elle n’aura pas eu à se battre. Pas davantage qu’Edward. Avec ironie, elle explique que «quand je le vois chaque matin s’acharner contre sa tranche de bacon collée à la poêle, je suis forcée de constater que, s’il le voulait, il pourrait éradiquer à lui tout seul les nationalistes russes, ukrainiens et, tant qu’à faire, libérer la Crimée. Sans doute croit-il que d’autres s’en chargeront, pendant qu’il est occupé à remplir des tâches autrement plus importantes.»
Elle se souvient de leur rencontre, de leurs rêves et de leurs ambitions, de son engagement au sein d’une troupe de théâtre ou encore de sa passion pour les littérature et spiritualité indiennes.
Mais, au soir de sa vie, c’est d’abord un sentiment de culpabilité qui prédomine. Quand elle repense à Konrad, son ancien élève et amant, qui vient la soigner. Quand elle revoit sa fille avec les veines tailladées avec une lame de rasoir. «Konrad était plus que mon chant du cygne. Il était le regard d’un homme qui me donnait une existence autre que celle d’une mère ou d’une épouse. Dans mon enivrement, je m’étais convaincue que mes filles en profitaient à leur manière. N’aimaient-elles pas se montrer à côté de cette mère qui enfilait un jean et des escarpins à talons? Toujours ouverte à leurs amis, la maison grouillait d’ados qui raffolaient de pizzas congelées. Non parce qu’elles étaient bonnes, mais parce qu’elles étaient jugées indignes de la table familiale par leurs mères dévouées. Autant dire que mon pathologique manque de temps, d’investissement et de patience, produisait l’effet que ne parvenaient pas à obtenir les femmes héroïques d’abnégation que je croisais aux réunions de parents d’élèves. Enfin, en apparence. Car leurs enfants avaient beau les détester, ils ne cherchaient pas à se suicider.» Alors maintenant qu’elles ont fait leur vie, pourquoi ne ferait-elle pas à son tour un dernier voyage, une dernière folie?
Paulina Dalmayer, qui est née en 1974 et a grandi en Pologne, rend parfaitement cette frénésie, d’abord mêlée de crainte, qui a gagné le pays avec l’effondrement du bloc communiste et la remise en cause de l’Église, malgré ou à cause de leur pape polonais. D’une écriture vive et ironique, teintée d’humour, elle regarde le monde d’avant s’effacer, laissant place à un nouveau monde riche d’autant d’espoirs que de contradictions. Un monde qu’il est difficile d’appréhender tant il est mouvant, tant il va vite. Elle dit aussi avec délicatesse combien il est difficile de s’y sentir parfaitement bien.

Les Héroïques
Paulina Dalmayer
Éditions Grasset
Roman
240 p., 19 €
EAN 9782246820147
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est principalement situé en Ukraine et Pologne, à Wroclaw, à Lvov, à Opole, à Cracovie, à Brzuchowicep, à Brzezinka, à Zakopane, à Lubiaz. La France, avec Paris et Strasbourg, y est aussi présente ainsi que Israël et Tel Aviv et les États-Unis, avec New York. On y évoque aussi l’Iran, à Chiraz-Persépolis, l’Inde et Bénarès en passant par Francfort, sans oublier une escapade à Prague.

Quand?
L’action se déroule des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quelques jours de la vie d’une femme, Wanda. Les derniers, et les plus intenses, peut-être?
A 70 ans, Wanda est l’audace incarnée. Atteinte d’un cancer généralisé, elle sait sa fin imminente. Son état se dégrade à vue d’œil, mais dans cette course contre la montre, pas question de se laisser abattre, encore moins d’avoir peur. Plutôt aller de l’avant, aujourd’hui comme hier, en ces temps de sa jeunesse que Wanda se remémore: le concert des Rolling Stones à Varsovie, en avril 1967, où elle rencontre Edward qu’elle épousera et dont la brillante carrière accompagnera les paradoxes de l’Histoire polonaise contemporaine ; son engagement dans une troupe de théâtre expérimental; sa passion pour Konrad, son étudiant devenu amant après la chute du mur; et bien sûr ses deux filles, insaisissables et lointaines.
Face aux assauts du siècle, à sa violence, aux renoncements idéologiques, Wanda et ses proches ont toujours cultivé l’ironie et tenté de préserver ce qu’il restait de beauté. Héroïques à leur façon et nourris d’utopies, ils ont su rester libres. C’est à cette liberté que Wanda n’entend pas renoncer. Elle décide de s’évader de l’hôpital où elle était soignée, convaincue qu’il existe des lieux autrement plus recommandables pour trépasser. Et si son histoire commençait là où on la croit achevée? Et si, jusqu’au bout, il était possible de relancer les dés?
Une fabuleuse leçon de cran, d’intelligence et de vie, portée par une langue vibrante et réjouissante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
Ernestmag
RFI (Littérature sans frontières – Catherine Fruchon-Toussaint)
Le blog littéraire de Paméla Ramos
Blog Temps de lecture 

Les premières pages du livre
« Cent. Quatre-vingt-dix-neuf. Quatre-vingt-dix-huit. Quatre-vingt-dix-sept. Quatre-vingt-seize. Quatre-vingt-quinze. Quatre-vingt-quatorze. Soixante-huit. Soixante-huit… Comment se fait-il qu’à soixante-huit ans, mon corps refuse de m’obéir ? Je compte à rebours, comme c’est recommandé, en expirant très lentement. Parfois je parviens jusqu’à quatre-vingt-dix, avant de sombrer. Que faire pour résister ? Je me laisse fléchir, perds complètement le fil, dors profondément. Enfin, je n’en sais trop rien. Parfois, l’impression troublante de me promener dans mes propres vaisseaux sanguins m’accompagne jusqu’au réveil. Égarée dans l’artère plantaire médiale de mon pied gauche, je peine à remonter vers l’artère tibiale et le haut de mon corps. Par où suis-je sortie pour me retrouver soudain en lévitation sous le plafond ? Mystère. Je plane au-dessus de mon effigie que je sais pourtant être ma chair vivante. Je l’observe d’en haut, fébrile, toute en moiteur, parcourue de légers tressaillements. Embarrassée à l’idée d’être surprise à flotter ainsi dans l’air, je me précipite – ou plutôt, comment dire ? –, je me hâte de descendre, de revenir en moi. C’est par le patch de morphine que je me réintègre. Ensuite, tout se passe de manière ordinaire. J’ouvre les yeux, fixe le lustre, et sens l’odeur des œufs brouillés au bacon qu’Edward carbonise dans la cuisine en écoutant les informations sur Radio Zet. Prise de nausées, je manque de temps pour reconstituer le voyage entre le moi d’ici-bas, immobilisé par la lourde couette d’hiver, et cet autre moi, libre de se balader à travers mon système sanguin ou de le quitter, de s’envoler vers un monde conjectural, spéculatif, sinon chimérique. Ai-je été empêchée de me déplacer au-delà du plafond ou n’ai-je simplement pas gardé en mémoire la suite de mon odyssée ?
*
Gabriela, ma fille aux mains d’enfant rongées par l’essence de térébenthine, dirait « trip », imaginant que je ne connais pas le mot. Elle me croit dépassée, fossilisée même, dans un préjugé formaliste contre tous ces anglicismes qui nous racontent le meilleur des mondes depuis la chute du Mur. Je ne lui en veux pas. Que l’on me montre un enfant qui sache discerner un être humain derrière la figure parentale ! Ma présumée méconnaissance de la novlangue n’est d’ailleurs qu’un détail, parmi les anachronismes que m’attribuent l’une ou l’autre de mes filles. Car, selon Marta, la cadette, ma démission de la faculté de médecine aurait été motivée par mon incapacité à nouer le dialogue avec les étudiants. Je l’ai entendue dérouler toute une analyse érudite et habile à ce sujet, au téléphone avec son père. Au bout de quarante ans de vie commune, Edward a la nonchalance de mener les conversations téléphoniques le haut-parleur enclenché. Quant à Marta, pas une seconde elle n’a imaginé que je puisse être lasse. En vérité, l’année où Konrad venait en cours aura sans doute été la dernière où j’ai eu le sentiment d’avoir transmis un savoir. C’était il y a vingt ans. Depuis, rien. Que des imbéciles qui m’ont demandé s’ils devaient prendre des notes quand j’ai introduit Kant dans un cours sur le syndrome néphrotique. Au moins se doutaient-ils qu’il ne s’agissait pas de l’inventeur d’un quelconque vaccin. À présent, alors que mon cancer se généralise, je ne les juge pas aussi sévèrement. Avec ou sans Kant, on a peur, on a mal, et généralement cela suffit pour qu’on ne se préoccupe pas de questions qui relèvent de philosophie pratique. « Que dois-je faire ? »
Je n’en sais fichtrement rien.

Il fait jour. J’ai toujours des nausées et une grande envie de vin blanc. Un blanc sec et bien frappé. Après-demain, Edward repartira à Strasbourg. Et si je n’attendais pas son départ pour commencer à picoler du blanc au petit déjeuner ? Il n’en serait pas choqué. Le risque étant qu’il se serve un verre de whisky pour accompagner ses œufs au bacon. En fait, je tolère mal les commentaires d’Edward, surtout quand il me signale sur un ton de nigauderie bienveillante que j’ai ronflé. « Délicieusement », précise-t-il. J’ai délicieusement ronflé. L’apparition de mes premières métastases osseuses a transformé Edward en un benêt exalté à court de superlatifs flatteurs. Jamais de mon vivant, enfin, du temps d’avant le cancer, je n’ai été aussi « délicieuse ». Espèce de baratineur ! Fauché chaque soir par un sommeil d’ivrogne, Edward n’est que le témoin factice de mes nuits. Sobre, il ne supporterait pas que je ronfle. Et puis, je ne ronfle pas. Peut-être que je gémis. Je serais prête à l’admettre. Mais le but de mes exercices de respiration n’est ni de ronfler ni de gémir. Je compte à rebours pour me détendre, harmoniser ma respiration, ralentir tout processus vital en moi. Sans résultat. Il se pourrait que les méthodes de respiration orientales ne soient pas adaptées au tempérament polonais. Au lieu de m’apaiser, je me laisse happer par les miasmes du passé. Les promenades opiacées à travers mon système sanguin me ramènent invariablement à la maison, au jour précis, et dont je me souviens très bien, contrairement à ce que je m’efforce de nier. Le plafond ne m’arrête pas.
*
Nous sommes un vendredi. Je rentre de Wroclaw, où j’étudie, par le train de dix-huit heures. Prévenu, Wladek, mon frère, vient me chercher à vélo à la gare, et nous rejoignons la maison dans des rafales de fous rires, moi assise sur le porte-bagages et lui tenant le guidon. Il vient de réussir l’examen d’entrée à l’École d’Agriculture, dans la filière de l’ingénierie forestière. Je suis fière de lui.
« Tu vas porter des galons et une salopette tyrolienne ! Un soir, en faisant ta ronde, tu tomberas sur une belle gretchen perdue dans l’obscurité avec son panier rempli de fraises des bois… »
Wladek ne fait pas de commentaires. Après avoir dépassé la sucrerie, il bifurque brusquement à droite au lieu de continuer vers notre rue, située aux confins du village et bordant la forêt. Nous longeons un champ de colza en fleur, puis le ruisseau, ce qui nous fait arriver de l’autre côté de notre jardin, auquel une porte en ferraille envahie d’herbes folles permet d’accéder à l’insu du voisinage. Brouillée avec la plupart de ses compagnons d’infortune arrivés comme elle et notre père dans des wagons à bestiaux pour habiter les maisons d’où étaient chassés les Allemands, notre mère l’utilise parfois, voulant s’éviter les vains échanges de politesses. Il faut préciser que notre mère est devenue misanthrope quand les Soviétiques ont réquisitionné la propriété familiale près de Lvov, autant dire depuis toujours à nos yeux, puisque nous sommes nés après la guerre. Enfants, Wladek et moi empruntions ce passage discret, quand l’un ou l’autre avait une mauvaise note. Autopunition que nous nous infligions, convaincus de ne pas être tout à fait dignes de la porte principale. Un système d’autodéfense aussi, qui nous donnait l’impression de nous faire plus petits, sinon invisibles, et ainsi d’échapper à la torture des sarcasmes et reproches dont notre mère nous accablait. Je ne me souviens pas d’avoir franchi la porte de derrière depuis que je suis partie étudier. Non que les méchancetés de ma mère m’aient paru moins blessantes. Au contraire, je paye mon indépendance au prix d’une vie frugale, faite d’incessants renoncements et affronts, je ne trouve donc plus aucune excuse à ma mère. J’ai arrêté de me sentir coupable. Ainsi je me suis disputée avec elle quand elle m’a traitée de « cocotte » en me voyant allumer une cigarette. Prise au dépourvu et piquée au vif, j’ai coupé court en affirmant préférer finir « cocotte » plutôt que « reine des vipères ». Elle s’est enfermée dans sa chambre pendant le reste de mon séjour, feignant une migraine. Je suis donc étonnée que Wladek nous oblige à emprunter la petite porte maudite.
« Avoue, tu as fait une connerie… », je le taquine.
Il ne réagit pas. Le ruisseau sent la vase, l’air du soir s’alourdit annonçant un orage, un soleil étalé dans le ciel tel un œuf au plat raté jette des ombres filiformes sur le jardin. Wladek, en gentleman, me fait passer devant lui, résolu à traîner le vélo, mon sac et un filet de pain sec destiné à nos lapins. Je m’approche de la maison d’un pas élastique, appelle notre chienne, d’habitude occupée à dévaster le potager. Elle me répond par un aboiement étouffé, étrange. À un mètre de l’enclos où mon frère avait installé les cages des lapins, j’aperçois les pieds nus de notre mère, dont le reste du corps doit reposer à l’abri de la lumière, sous un auvent en bois, qui nous sert à stocker des bûches. Contrairement à ses mains, les pieds de notre mère ont gardé une élégance d’avant-guerre. Leur peau paraît bien nourrie, douce, renfermant une sorte de mystère comme ceux des statuettes de la Vierge. Je fixe ces pieds absurdes et m’avance au ralenti, alertée par l’idée qu’ils n’ont pas à être exposés à cet endroit-là, ni à cette hauteur-là. Wladek m’attrape l’avant-bras. Je sursaute. Il me serre plus fort. D’un bref coup d’œil, je balaye les cages ouvertes, un lit, un drap blanc, un autel de fleurs fanées, une nuée de mouches à viande, repues et malgré tout affairées. Allongée sur son lit, dans une fine robe à rayures pastel, notre mère, morte, tient entre ses mains un lapin, mort lui aussi. Arrangés avec soin, ses cheveux sont parés de plumes qui forment une coiffe dont la blancheur neigeuse a quelque chose de parodique et d’effrayant à la fois. Son visage, qu’elle lavait matin et soir avec des flocons d’avoine trempés dans une eau à peine tiède, semble en parfait état, on dirait un masque. Enfin, disposées tout autour de son corps, des anémones, des cattleyas, des marguerites, des grappes de guimauves, choisies probablement en raison de leur tonalité pâle, diffusent une odeur sucrée, difficilement supportable. À moins qu’il ne s’agisse des effluves, plus redoutables, de la décomposition. Tétanisée par l’excentricité baroque de la scène, j’avance vers le lit, me couvrant la bouche et le nez d’une main. Je me sers de l’autre pour soulever la robe de notre mère. Elle a des taches violacées sur le dos et les jambes. La marque verdâtre sur l’abdomen me permet de faire remonter approximativement son décès à un ou deux jours. C’est la première fois que j’applique les connaissances acquises au cours de mes études de médecine.

Je me tourne vers Wladek. L’expression d’une colère contenue lui déforme la bouche. Poings serrés, il se tient bien droit, concentré, tendu.
« Trouves-tu normal qu’une femme torde le cou à un lapin ? L’as-tu déjà vue faire ? C’était insupportable ! Abject ! Elle aurait pu demander de l’aide à quelqu’un, à un homme, un voisin… Mais elle était trop fière pour ça. Et puis, elle avait moi, un lapin à elle, un lapin, comprends-tu, Wanda, un lapin, un larbin… »
Wladek se met à trembler. Je jurerais qu’il tombe dans la forme la plus évidente d’amok, cette rage incontrôlable dont les descriptions me fascinent chez Kipling, si je ne savais que mon frère est incapable de commettre la moindre violence. D’un coup, il commence à singer notre mère dans un accès terrifiant d’hystérie :
« Alors, Wladek, tu es un homme maintenant… Comment ça ? Monsieur l’ingénieur ne veut pas se salir les mains ? Regarde mes mains à moi ! Sais-tu que ces mains jouaient du piano, qu’elles tournaient les pages des livres, qu’elles ne servaient à rien d’autre autrefois ? Ça te dégoûte ? Ta mère qui tue des lapins ? Qui lave, qui essuie, qui épluche les pommes de terre, qui nettoie les cabinets ? Ta mère devenue ouvrière pour que vous puissiez, toi et ta sœur, entrer à l’université ? Ah ! Tu n’es tout de même pas naïf au point de croire qu’avec une mère d’origine bourgeoise, ils t’auraient laissé étudier, non ? Si j’avais repris un travail dans l’enseignement, vous auriez été disqualifiés d’entrée de jeu ! Mais maintenant monsieur l’ingénieur répugne à tuer une pauvre bête… Tue-le, ce lapin, sinon je lui tranche la gorge ! T’entends ? Je lui coupe sa petite tête avec une hache ! Une hache ! »
Wladek s’effondre sur les genoux. Sa tignasse couleur miel, héritée de notre père, son corps parfaitement racé, étiré et sportif, bouge au rythme des contractions qui lui parcourent le corps.
« Je me suis enfui dans la forêt et quand je suis rentré hier soir, elle était là, dans l’enclos, étalée par terre. Elle a dû faire une attaque… je ne sais pas… une crise cardiaque… Cette folle a fait une crise, elle s’est rompue… son cœur a éclaté. »
Je ne sais quoi faire. Le visage couvert de morve, Wladek me jette un regard perdu. Je lui administre une claque pour le réveiller.
« Debout ! Aide-moi à la mettre par terre. »
Il obtempère. Nous débarrassons le lit des fleurs et du lapin mort, puis nous déplumons littéralement notre mère pour la débarrasser de sa « couronne ». Je la saisis par les chevilles, Wladek par les épaules. J’ordonne alors qu’on la remette avec le lit dans la chambre, à sa place. Puis, je tâte le mur derrière la gazinière, là où notre mère cache ses cigarettes, croyant échapper à la curiosité de ses deux enfants. J’en allume une et tends le paquet à Wladek qui refuse mon offre.
« Je sais que tu ne l’as pas étranglée. Mais, avant que j’aille chez Goldberg, il faut que je sache si tu ne l’as pas empoisonnée. Je dois être sûre de ce que j’avance. Et tu devras le confirmer plus tard, peut-être devant la milice. Tu comprends ? »
Wladek me dévisage avec étonnement, comme s’il était banal de laisser le cadavre de sa propre mère dans le jardin.
« La milice ? Wanda, je n’ai rien fait de mal… »

Je saute sur le vélo et pédale à toute allure vers l’autre bout du village pour frapper chez Goldberg. Notre mère ne consulte que lui depuis toujours, bien qu’il ne soit pas un excellent médecin. Mais Goldberg, le seul Juif qui s’était donné le mal de survivre à la guerre pour prendre un train à bestiaux vers la Pologne et y supporter en silence l’animosité de ses nouveaux voisins, connaît notre mère du temps où leur principale préoccupation se limitait à réserver une bonne place au théâtre de Lvov. Elle va chez lui parce qu’il est la dernière personne sur Terre, sans compter sa sœur, notre tante, à se souvenir d’elle telle qu’elle aurait voulu rester. Selon Goldberg, ma mère enseignait le polonais et l’anglais au lycée de jeunes filles, lisait la presse littéraire avec avidité et s’habillait avec goût. Les vingt dernières années passées à trier les betteraves et tuer les lapins lui échappent tel un malentendu sans gravité. Dès qu’il m’aperçoit, il comprend que c’est fini. Que la vraie vie, celle d’avant 1939, ne ressuscitera plus lors des visites de madame Bilikowska. Comme s’il découvrait brusquement que le thé polonais qu’il boit depuis un quart de siècle est dégueulasse, en tout cas sans comparaison avec le thé anglais d’avant, qu’il n’a pas goûté un vrai café depuis l’invasion des Soviétiques, que ni les bus ni le courrier n’arrivent jamais à l’heure, que les téléphones publics ne fonctionnent pas, que la presse fournit des informations sans intérêt sinon falsifiées, que ses voisins tolèrent sa présence parce que son concurrent, le Dr Bierski, prend plus cher et ne dispose jamais de places libres. Goldberg a usé jusqu’à la corde tous les filons lui permettant de faire abstraction de la réalité, et désormais, il n’a d’autre choix que de la regarder en face. Je n’ai pas à recourir à quelque ruse diabolique pour le convaincre de l’état de choc de Wladek, lequel l’a empêché d’alerter plus tôt un médecin. Le soir même, Goldberg signe l’acte de décès de notre mère, puis demande à rester seul avec elle. Derrière la porte, nous entendons ses sanglots. Le lendemain de l’enterrement, il prend l’avion à destination de Tel Aviv. Quant à Wladek, il fait un séjour de deux semaines à l’hôpital pour cause d’épuisement nerveux. »

Extraits
« Sans m’avouer que quelqu’un était fou dans notre lignée, je subodorais qu’une souche contaminée dès son origine, une phrase insensée, délirante, sinon monstrueuse, se promenait dans notre génome. Parmi ces millions d’êtres humains qui avaient résisté tant bien que mal à la machine de guerre, pourquoi semblions-nous avoir souffert davantage que les autres? N’avions-nous pas trop aimé notre souffrance? Lequel de ces êtres figurant sur Les tirages argentiques en sépia s’étiolait-il avec délice dans la mélancolie? Un de ces trois bambins alignés sur un sofa, en caftans brodés et petits bonnets de dentelle? Ou plutôt cette jeune femme serrée dans un corset sous sa robe élaborée, poitrine pigeonnante, les hanches et les fesses projetées en arrière, saisie en profil perdu, silhouette cambrée, un sourire de tristesse sur les lèvres? » p. 51

« Edward est un homme qui ne s’est jamais battu. Pourtant, quand je le vois chaque matin s’acharner contre sa tranche de bacon collée à la poêle, je suis forcée de constater que, s’il le voulait, il pourrait éradiquer à lui tout seul les nationalistes russes, ukrainiens et, tant qu’à faire, libérer la Crimée. Sans doute croit-il que d’autres s’en chargeront, pendant qu’il est occupé à remplir des tâches autrement plus importantes. C’est l’héroïsme des gens ordinaires, dont Edward a fait la preuve insigne en s’investissant corps et âme dans la culture industrielle de champignons de Paris, au moment où les chars soviétiques stationnaient à la frontière du pays et où les ouvriers des chantiers navals de Gdansk se dépensaient à combattre le régime oppresseur. » p. 70

« Konrad était plus que mon chant du cygne. Il était le regard d’un homme qui me donnait une existence autre que celle d’une mère ou d’une épouse. Dans mon enivrement, je m’étais convaincue que mes filles en profitaient à leur manière. N’aimaient-elles pas se montrer à côté de cette mère qui enfilait un jean et des escarpins à talons? Toujours ouverte à leurs amis, la maison grouillait d’ados qui raffolaient de pizzas congelées. Non parce qu’elles étaient bonnes, mais parce qu’elles étaient jugées indignes de la table familiale par leurs mères dévouées. Autant dire que mon pathologique manque de temps, d’investissement et de patience, produisait l’effet que ne parvenaient pas à obtenir les femmes héroïques d’abnégation que je croisais aux réunions de parents d’élèves. Enfin, en apparence. Car leurs enfants avaient beau les détester, ils ne cherchaient pas à se suicider. p. 149

À propos de l’auteur
DALMAYER_Paulina_©Jean-Francois_PagaPaulina Dalmayer © Photo Jean-François Paga

Paulina Dalmayer est née en Pologne en 1974 où elle grandit. Après des études et une thèse de doctorat en France, elle change radicalement de cap: s’envole pour l’Afghanistan en 2010 et y passe deux années, interrompues par un séjour en Libye. Correspondante depuis Kaboul pour plusieurs titres de la presse polonaise, elle tire de son expérience de journaliste son premier roman Aime la guerre! (Fayard 2013, Livre de Poche 2015). En 2015 paraît son livre-enquête sur l’euthanasie en Europe, Je vous tiendrai la main. Euthanasie travaux pratiques (Plein Jour). Les Héroïques est son deuxième roman. (Source: Éditions Grasset)

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