En deux mots
La vie de Fabien bascule le jour où ses parents décident de quitter Sarcelles pour «le paradis sur terre», Raqqah en Syrie. Si leurs illusions vont très vite se dissiper, ils sont désormais pris au piège et doivent lutter pour leur survie.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Papa et maman m’emmènent en Syrie
En racontant le drame d’un petit garçon que ses parents entrainent en Syrie, Rachid Benzine réussit un roman choc. Un récit émouvant qui pose la question du sort de milliers de personnes aujourd’hui piégées.
Fabien est un petit garçon de Sarcelles qui a trouvé en son enseignant de CE2, monsieur Tannier, un allié pour sa grande passion à côté du football, la poésie. Mais le jour où il devait déclamer ses vers devant ses camarades de classe, ses parents lui ont annoncé qu’ils partaient en voyage.
Au terme d’une longue route, il s’est retrouvé au paradis sur terre s’il devait en croire sa mère, à Raqqah en Syrie. Où très vite ce paradis prend des airs d’enfer. Sa mère pore désormais un niqab. En sortant de l’école, «on sait jamais qui est qui. Pour retrouver maman dans le paquet c’était difficile. Elles se ressemblent toutes. Alors fallait que j’attende que maman m’appelle sinon je ne savais jamais avec qui repartir à la fin des cours.» Son père est un combattant, et même s’il est discret, il sent bien que ses certitudes des premiers jours vacillent. En tentant bien que mal à répondre aux questions de son fils, il lâche: «Heureusement qu’on t’a mon petit Fabien pour éviter de perdre complètement la tête.»
Car même s’il a encore le football, on entend lui expliquer que la seule poésie qui vaille est celle qui chante la gloire du califat. Et son père comprend que derrière la candeur de l’enfance, son fils pose les bonnes questions: «Je me demande comment ils ont pu venir à Raqqah en connaissant rien de l’arabe et presque rien de la religion. Sûrement pour apprendre. Mais en fait ils apprenaient pas grand-chose. À eux aussi les Daesh ils leur faisaient répéter des phrases qu’ils devaient connaître par cœur pour faire bonne figure quand ils étaient avec tous les autres barbus et avec les femmes en niqab.» Quand ils se rendent compte de leur erreur, il est trop tard. Ils sont désormais prisonniers, sont obligés de se déplacer en fonction du conflit. Jusqu’à ce jour où son père ne revient pas. Où sa mère est remariée avant que son second mari ne meure lui aussi. Arrive alors un troisième homme, violent, qui va mettre sa mère enceinte avant qu’elle n’obtienne le divorce. Une spirale infernale qui finira dans un camp, dans le Kurdistan syrien, où ils se retrouvent des milliers. Dans cette enclave, véritable cour de miracles, on trouve des dizaines de nationalités. «S’il n’y avait pas mes poèmes, je crois que maman serait déjà morte. Et Selim aussi. Je l’aime mon frère. Quand il n’a pas mal au ventre à cause de la maladie ou parce qu’il n’a pas assez à manger, Selim est le plus gai des compagnons. (…) Je crois que Selim et mes poèmes c’est le meilleur médicament pour soigner tous les malheurs de maman. Parce qu’en vrai on n’a pas souvent de bonnes raisons de rigoler dans le camp.»
Rachid Benzine s’est solidement documenté pour nous offrir ce court mais percutant roman. L’islamologue est en contact avec des réfugiés et partage avec eux un drame qui semble inextricable. La France, encore traumatisée par les attentats qui ont frappé son sol, préfère détourner le regard et laisse ses ressortissants dans ses camps où les conditions de vie sont horriblement difficiles. Même les enfants, victimes collatérales de l’aveuglement de leurs parents, ne sont pas secourus. A travers ces lignes se pose la question de La décision comme le fait Karine Tuil à sa manière. Dans le pays des Droits de l’homme, le principe de précaution – que l’on appellera ici aussi la peur – a pris le pas sur toute considération humanitaire. Outre la colère, on peut légitimement aussi se demander si cette inaction n’est pas une bombe à retardement. Et voilà comment on bascule du conte tragique à la réflexion politique. Sans manichéisme, mais avec des enjeux majeurs. Après Dans les yeux du ciel et Ainsi parlait ma mère, Rachid Benzine donne ici une nouvelle preuve de son formidable talent d’écrivain.
Voyage au pays de l’enfance
Rachid Benzine
Éditions du Seuil
Roman
84 p., 13 €
EAN 9782021495591
Paru le 7/01/2022
Où?
Le roman est situé d’abord en région parisienne, à Sarcelles puis en Syrie, à Raqqah et enfin dans un camp de prisonniers au Kurdistan syrien.
Quand?
L’action se déroule durant les quatre dernières années.
Ce qu’en dit l’éditeur
«Trois mois. D’après maman, ça fait précisément trois mois aujourd’hui qu’on est enterrés dans ce fichu camp. Et ça fait presque quatre ans que j’ai quitté l’école Jacques-Prévert de Sarcelles.» R. B.
Fabien est un petit garçon heureux qui aime, le football, la poésie et ses copains, jusqu’au jour où ses parents rejoignent la Syrie. Ce roman poignant et d’une grande humanité raconte le cauchemar éveillé d’un enfant lucide, courageux et aimant qui va affronter l’horreur.
Les premières pages du livre
« Trois mois. D’après maman, ça fait précisément trois mois aujourd’hui qu’on est enterrés dans ce fichu camp. Et ça fait presque quatre ans que j’ai quitté l’école Jacques-Prévert de Sarcelles.
Moi, ce que j’aime, c’est la poésie. Mon maître de CE2, monsieur Tannier, il m’encourageait toujours. Il me disait : « Fabien, tu seras un grand poète. Tu as tout pour réussir. Tes résultats scolaires sont excellents et tu as un imaginaire si créatif… » Je sais pas si c’est vrai mais en tout cas monsieur Tannier il y croyait dur comme fer. Et je me souviens très bien du jour où il m’a demandé de bien réviser les poésies que j’ai écrites pour les dire le lendemain à toute la classe. Mon jour de gloire en somme.
Mais ce jour de gloire n’est jamais venu. Parce que le lendemain matin, au moment d’aller à l’école, papa m’a dit : « Aujourd’hui, tu ne vas pas en classe. On part en voyage. » C’est pas que l’idée d’un voyage me déplaisait. Mais c’était le jour où je devais dire mes poèmes. J’ai supplié papa et maman de partir une autre fois. Pendant les vacances scolaires. Les voyages, je vais pas vous mentir, moi j’aime ça. C’est plein de surprises. On voit des choses magnifiques. On apprend beaucoup et on se fait des nouveaux copains. Mais le jour de la poésie… C’était une trahison. Rien n’y a fait. Ni papa ni maman ne m’ont écouté. J’ai caché mes affaires qu’ils avaient préparées pour partir. Mais dans un petit appartement de Sarcelles, y a pas beaucoup d’endroits pour cacher des affaires. Alors ils les ont vite retrouvées. J’ai insisté. Ça a fini par énerver papa. Il m’a traité de kâfir, de « mécréant ». Il m’a dit que j’allais finir en enfer si je refusais de venir. Ça m’a toujours fait peur l’enfer. Une fois, j’ai même dit à maman qu’Allah il était méchant. Parce que quand je fais des bêtises, mes parents ils me punissent mais Allah, si tu fais des bêtises, il te fait brûler en enfer. Et tu souffres beaucoup. Et pour toujours. Alors, j’ai pleuré, j’ai aidé mes parents à charger les bagages dans le taxi, j’ai pris mes poésies et on est partis.
Un drôle de voyage. Et très long. Il a fallu qu’on se cache dans une voiture. Pas seulement moi mais papa et maman aussi. Les gens parlaient arabe ou des langues bizarres. Même papa et maman ne savaient pas toujours quelle langue c’était. Enfin, ils étaient pas sûrs. Mais je crois qu’ils voulaient peut-être pas que je sache. Papa m’a toujours dit que j’étais trop curieux. C’est pas ma faute… J’ai envie de savoir, de comprendre. Allah il a rien contre ça. Je lui ai dit une fois à papa. Il avait l’air furieux. Mais il ne m’a pas grondé.
Et puis on est arrivés en Syrie. Là, ils m’ont dit où on était. Ça s’appelait Raqqah. Papa et maman, ils étaient très excités. Je les avais jamais vus aussi heureux. Ils m’ont dit que c’était le paradis ici. Moi je croyais que le paradis c’était dans le ciel, quand on est mort. Papa s’est habillé avec des vêtements très larges et un turban. Maman a mis un niqab. Tout noir. On voyait que ses yeux. Pour rire, elle me disait que c’était pour me surveiller comme depuis la meurtrière d’un château.
Et puis moi j’ai dû dire que je m’appelais Farid. Fini Fabien. Bonjour Farid. Parce que ça faisait plus sérieux à Raqqah. Mes parents m’ont eu avant de se convertir à l’islam. Alors je m’appelais Fabien, tout simplement. Et pourquoi ils faisaient pas tout ça déjà avant, eux, le turban, le niqab ? Mes parents m’ont dit que c’était parce qu’à Sarcelles on faisait semblant d’être comme les autres. De s’habiller comme eux. D’être amis avec eux. Mais moi j’ai jamais fait semblant. Mes copains c’est vraiment mes copains. Et monsieur Tannier, mon maître d’école, je l’aime vraiment beaucoup. Et tous les autres aussi.
Papa et maman m’ont dit que j’avais une chance extraordinaire de vivre dans l’État islamique. Que tout était fait pour les musulmans et que plus jamais on aurait affaire aux kouffâr. Que c’était une bénédiction d’Allah. Alors j’ai pleuré en me cachant. Parce que moi je voulais lire mes poésies à monsieur Tannier. Et je voulais voir mes copains et mes copines de Sarcelles. M’en fous qu’ils soient kouffâr, moi. Mon copain Ariel il est juif. Il m’a jamais embêté parce que j’étais musulman.
À Raqqah, papa disait souvent : « Regarde tous ces gens qu’Allah a appelés. Ils viennent du monde entier pour Sa gloire. Tu te rends compte de la chance que tu as de faire partie des élus d’Allah ? Si tu étudies bien, tu seras peut-être un jour un grand imam. » « Et peut-être même le calife », a ajouté maman en éclatant de rire. Papa a fait la tête un court instant et puis il a rigolé lui aussi. On était vraiment heureux à ce moment-là.
Pendant des mois ça s’est bien passé. Enfin pas trop mal. Parce que j’ai vite compris que les musulmans du califat c’était pas les mêmes qu’à la maison. Toujours à faire la gueule pour un rien. À rire comme des ânes pour un rien. À parler très fort. À gueuler pour tout. Et surtout pour rien. À faire des reproches pour pas grand-chose. Et côté religion, c’était pas plus joyeux. Rien de ce que je pensais, disais et faisais n’était jamais comme il fallait. C’était compliqué de s’y retrouver. Et puis il était plus question de défendre le peuple qui souffrait de Bachar el-Assad comme m’avaient dit papa et maman. Maintenant, on nous expliquait qu’il fallait combattre le monde entier. »
Extraits
« C’est chez les lionceaux du califat que, très vite, j’ai connu l’islam bien mieux que papa et maman. Ils étaient fiers de moi. Je me demande comment ils ont pu venir à Raqqah en connaissant rien de l’arabe et presque rien de la religion. Sûrement pour apprendre. Mais en fait ils apprenaient pas grand-chose. À eux aussi les Daesh ils leur faisaient répéter des phrases qu’ils devaient connaître par cœur pour faire bonne figure quand ils étaient avec tous les autres barbus et avec les femmes en niqab. Moi je les appelle les corbeaux. On sait jamais qui est qui. Pour retrouver maman dans le paquet c’était difficile. Elles se ressemblent toutes. Alors fallait que j’attende que maman m’appelle sinon je ne savais jamais avec qui repartir à la fin des cours. Pour les corbeaux, j’ai pas dit à maman que je les appelais comme ça. Elle se serait fâchée grave. J’ai osé le dire une fois à papa. Je m’attendais à prendre une beigne mais ça l’a fait rire. Il m’a même dit: «Heureusement qu’on t’a mon petit Fabien pour éviter de perdre complètement la tête.» J’ai pas compris ce qu’il voulait dire mais il m’a serré contre lui et ça m’a fait du bien. Et c’est la seule fois où il m’a de nouveau appelé Fabien. » p. 24-25
« S’il n’y avait pas mes poèmes, je crois que maman serait déjà morte. Et Selim aussi. Je l’aime mon frère. Quand il n’a pas mal au ventre à cause de la maladie ou parce qu’il n’a pas assez à manger, Selim est le plus gai des compagnons. Une petite boule d’amour qui sourit alors tout le temps. Comme si on n’était pas dans toute cette merde. Lui il s’en fout. Il sourit au monde, à maman, à la vie. Il s’accroche à moi. Il me tord l’oreille et il rit de toutes ses petites forces. Je crois que Selim et mes poèmes c’est le meilleur médicament pour soigner tous les malheurs de maman. Parce qu’en vrai on n’a pas souvent de bonnes raisons de rigoler dans le camp. » p. 58
Enseignant, islamologue et chercheur associé au Fonds Ricœur, Rachid Benzine tente de penser dans ses travaux un islam à la hauteur de notre temps. Auteur d’un livre de référence, Les Nouveaux Penseurs de l’islam (Albin Michel), il a publié Le Coran expliqué aux jeunes (Seuil) et, en dialogue avec Delphine Horvilleur, Des mille et une façons d’être juif ou musulman, qui ont tous connu un grand succès. Il es taussi l’auteur de Dans les yeux du ciel et Ainsi parlait ma mère. (Source: Éditions du Seuil)
En deux mots
Bérénice se rend en Turquie, à la frontière syrienne pour négocier l’achat d’antiquités pillées sur les sites en guerre. Asim de son côté, en voulant sauver sa sœur Taym des djihadistes va causer sa mort. Contraint à l’exil, il va croiser le chemin de Bérénice. Leurs vies vont alors basculer.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
L’archéologue, le fossoyeur et la petite fille
Dans un premier roman étonnant de maîtrise Julie Ruocco nous entraîne en Turquie où Bérénice fait du trafic d’antiquités et où Asim a trouvé refuge après avoir vu les siens mourir. Leur rencontre va bouleverser leurs vies.
C’est à l’enterrement de son père que Bérénice a rencontré «L’Assyrien» qui s’est présenté comme un ami du défunt. Nazar, c’est ainsi qu’il s’appelle, lui a expliqué qu’il l’avait été soutenu à son arrivée en France et a proposé à la jeune orpheline de lui trouver un travail. Il devait sans doute savoir qu’elle avait fait des études d’archéologie et qu’elle serait parfaite pour accomplir les missions qu’il allait lui confier, à savoir se rendre à la frontière turco-syrienne et y négocier l’achat d’antiquités provenant des sites conquis par l’État islamique comme Palmyre. Des pillages qui pouvaient aussi s’apparenter à un sauvetage de pièces vouées à la destruction. De retour à Kilis pour une nouvelle transaction, elle va cette fois se trouver confrontée à une situation inédite. À travers un trou du grillage, on lui confie une petite fille. «Bérénice était en train de faire ce que l’on appelle une immense connerie et elle le savait. Elle avait planté le contact suisse devant le camp de réfugiés et était revenue dans la ville en stop avec, dans les bras, une enfant dont elle ne connaissait même pas le nom.»
Mais avant de revenir à Bérénice Julie Ruocco choisit de nous mener de l’autre côté de la frontière où les djihadistes gagnent tous les jours davantage de terrain, semant la terreur et la mort. Asim, qui a vu une grande partie de sa famille mourir choisit de faire fuir sa sœur Taym. Son plan consiste à organiser un mariage fictif afin de permettre au cortège, qui sera aussi composé de candidats à l’exil, puisse franchir plus facilement les barrages. Un plan qui va échouer dans le sang et coûter sa tête à la mariée. Asim la retrouvera décapitée et balancée dans une fosse commune. Dès lors, il ne va pas uniquement vouloir offrir une sépulture digne à sa sœur, mais à tous ceux qui sont tombés. Le pompier se transforme en fossoyeur et même au-delà, en gardien de la mémoire des disparus. La clé USB contenant les récits de vie recueillis par Taym ne le quittera plus. Et quand il sera contraint de fuir et de gagner la Turquie où il pourra profiter de l’assistance de son oncle, il restera hanté par toutes ces vies effacées.
On l’aura compris, Julie Ruocco va faire se rencontrer les deux récits menés en parallèle. Je vous laisse découvrir dans quelles circonstances Bérénice croisera le chemin d’Asim. J’ajoute simplement qu’à partir de ce moment leurs vies, déjà passablement bouleversées, vont prendre une direction inattendue, leurs aspirations trouver un but commun. «Sans doute le monde existe parce que les générations se sont succédé pour le raconter. Je crois que des vies peuvent être libérées du néant parce que quelqu’un les aura entendues. Je crois à la fraternité des mots et des peuples qui se lèvent et chantent alors que tout se tait autour d’eux. Il y a des hommes et des femmes qui se sont tenus droits dans la tempête avant d’être engloutis. Et il faudra bien que quelqu’un le raconte.»
Avec un vrai sens de la narration et une plume sensible qui fait jaillir de la poésie dans les pires moments, on ne peut qu’être impressionnés par ce premier roman bouleversant. D’une puissance peu commune, il montre tout à la fois le côté le plus sombre des hommes et leur face la plus lumineuse. Trouver de la beauté dans le chaos, de l’espoir au milieu des morts qui s’accumulent, n’est-ce pas une belle définition de l’humanité? Après Antoine Wauters et son tout aussi bouleversant Mahmoud ou la montée des eaux, cette rentrée est décidément forte en émotions sur des thématiques très actuelles.
Furies
Julie Ruocco
Éditions Actes Sud
Premier roman
288 p., 20€
EAN 9782330153854
Paru le 18/08/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi à Thessalonique, en Turquie, notamment à Kilis et En Syrie. On y évoque aussi Palmyre
Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.
Ce qu’en dit l’éditeur
Les destins d’une jeune archéologue, dévoyée en trafiquante d’antiquités, et d’un pompier syrien, devenu fossoyeur, se heurtent à l’ expérience de la guerre. Entre ce qu’elle déterre et ce qu’il ensevelit, il y a l’histoire d’un peuple qui se lève et qui a cru dans sa révolution. Variation contemporaine des Oresties, un premier roman au verbe poétique et puissant, qui aborde avec intelligence les désenchantements de l’histoire et «le courage des renaissances». Un hommage salutaire aux femmes qui ont fait les révolutions arabes.
Les premières pages du livre « Coïncidences
“On vit dans un monde de coïncidences. Un homme et une balle qui se rencontrent, c’est une coïncidence.”
Elle ne savait pas pourquoi, mais les mots d’Aragon tournaient en boucle dans sa tête et elle ne pouvait rien y faire. Cela faisait pourtant longtemps qu’elle n’avait pas relu Aurélien. Elle fixait les grappes d’air qui s’agglutinaient à la surface de son café bouillant. On aurait dit des œufs ¬d’insecte en train d’éclore.
— Bérénice ? Tu m’écoutes ?
Ses yeux se levèrent vers son interlocuteur, un homme d’une cinquantaine d’années. Malgré l’ampleur de son embonpoint, ses grandes boucles serrées en essaims blancs et son teint sombre lui donnaient des allures de pâtre grec. Il plantait sur elle un regard sévère.
— Si tu n’es pas prête, on arrête tout et je trouve une autre fille. C’est un coup trop dangereux pour envoyer quelqu’un qui plane.
C’était comme si les mots avaient percé sa bulle et que la rumeur de la terrasse se déversait lentement en elle. Elle était de nouveau à Paris, en plein cœur du Ve arrondissement. Les vapeurs des percolateurs et de café lui donnaient chaud. Elle eut un mouvement d’épaules pour se délasser, presque un geste de somnambule, avant de lui répondre :
— Je t’ai déjà dit que je pouvais m’en occuper. Et puis, toi et moi, on sait pertinemment que tu ne retrouveras pas de sitôt une autre nièce pour faire ce travail.
Il avait été piqué mais pas convaincu. Il continuait de la regarder avec ce mélange de contrariété et de suspicion qui caractérisait les hommes de son âge. Des hommes sûrs de leur autorité dans un monde qui leur échappait chaque jour un peu plus.
— La dernière fois, j’ai bien réussi à en faire passer plus que prévu. Tu as déjà oublié la marge que tu as pu te faire grâce à moi, tonton ?
Le tonton détourna la tête, le visage un peu de biais comme si, avec sa voix douce et sèche, elle venait de lâcher une grossièreté et qu’il cherchait à s’assurer que personne ne l’avait entendue. Bérénice l’observait toujours. Il lui apparaissait maintenant qu’il avait les yeux trop enflés, la paupière un peu trop grasse pour jouer au vénérable berger. Il avait plutôt l’air d’un amant égaré ou d’un souteneur avec trop de scrupules. Autour d’eux, d’autres couples dépareillés occupaient les tables cirées. Des clients adultères en face de filles sans âge, des faux mécènes en face de vrais paumés et, bien sûr, des directeurs de thèse en pleine séance de mystification devant des étudiants désespérés. Elle pensa avec un brin d’ironie qu’en les voyant, un passant aurait pu hésiter entre ces trois catégories. Et il n’aurait peut-être pas eu tort. Son père lui répétait tout le temps qu’il suffisait d’un rien pour faire un destin, et que tous demeuraient interchangeables.
— Méfie-toi petite, dans ce genre de carrière, on est bonne jusqu’à la prochaine. C’est fini l’époque des Malraux et des Apollinaire. Aujourd’hui si tu te plantes tu y restes, et crois-moi, il suffit de pas grand-chose, d’une coïncidence même.
Elle ne cilla pas.
— Eh bien, on verra tout ça le jour de la ¬prochaine.
Il l’observait boire son café à petites gorgées amères, ses grandes prunelles mates toujours fixées sur lui. Depuis le début, il n’avait pas aimé son regard. Ce n’étaient pas des yeux de femme, ni de jeune homme d’ailleurs. Leur lueur était trop vague pour refléter quoi que ce soit. C’étaient des yeux de chat ou de vieillard rieur, avec toute leur lumière tournée vers l’intérieur. Des yeux impossibles à lire. Les voir plantés dans le visage d’une fille, même brune et banale comme elle, ça lui avait toujours mis un doute. Ou peut-être qu’il devenait trop vieux, tout simplement. Il eut un soupir las et fit glisser une enveloppe sur la table.
— Tiens, ce sont les informations qui concernent ce que tu dois identifier et nous ramener. Pour ce qui est de la logistique et des papiers, tu sais à qui tu dois t’adresser.
Bérénice reposa sa tasse en hochant la tête. Puis, elle attrapa l’enveloppe et se pencha sur lui pour le saluer. Il savait bien que ce signe d’affection était de trop entre eux. Pourtant, il accepta sans broncher son baiser sur la joue. Bérénice n’y manquait jamais. C’était sa façon à elle de dire qu’elle n’oubliait pas leur première rencontre. Cette fois où il était venu l’embrasser avec son odeur de pluie fanée et son imperméable trop étroit. Oui, il devait bien pleuvoir ce jour-là. C’était le jour où elle avait enterré son père. Et elle ne savait pas encore qu’elle venait de faire la connaissance de “l’Assyrien”.
Il s’était présenté comme un ancien ami de son père et peut-être qu’il n’avait pas menti. Elle se souvenait vaguement d’avoir entendu l’histoire de l’arrivée en France, de l’aide qu’il avait reçue d’un camarade, d’un presque frère qu’il ne lui avait jamais présenté.
Elle était seule devant le cercueil. Nazar, parce que c’était son nom, lui avait dit les mots d’usage. Il l’avait serrée dans ses bras. Deux fois. Une lorsqu’il était arrivé au funérarium, la seconde avant de la quitter. C’est là qu’il avait sous-entendu que si elle cherchait du travail, il pourrait l’aider, qu’elle était de la famille après tout et qu’il se doutait bien qu’avec des études d’archéologie, ça ne devait pas être facile. Lui connaissait des gens que ça pouvait intéresser. En y repensant, c’était bien le genre de boulot qu’on ne pouvait entreprendre qu’en famille…
Elle ouvrit la porte de la petite galerie d’art. Le carillon résonna dans la salle. Bérénice avait toujours trouvé que ce bruit était anachronique pour un temple du moderne. Mais elle n’eut pas vraiment le loisir d’admirer les toiles ou les sculptures. Des claquements de talons, solennels d’abord, puis précipités, l’entraînèrent dans l’arrière-salle. Elle eut tout juste le temps d’apercevoir un tailleur bleu avec une jupe un peu courte pour la saison. L’arc des jambes était anguleux. Toujours aussi maigre, pensa Bérénice.
— Bonjour, Olga.
La voix de son interlocutrice claqua dans l’air :
— Je t’ai déjà dit de ne pas venir en pleine après-midi.
— Je ne savais pas que l’on en était à ce genre de précautions…
Olga Petrovna leva les yeux au ciel avec des airs d’héroïne tragique. Sa grand-mère était venue de Pologne. Pour nourrir ses enfants, elle avait arpenté tous les hôtels particuliers de la capitale en se faisant passer pour une duchesse russe dans l’espoir de revendre à bon prix des bijoux contrefaits. Sa fille avait perdu le faux accent mais avait gardé les réseaux d’acheteurs. Olga, c’était déjà la troisième génération, celle qui avait investi dans l’art contemporain en achetant très cher une réputation de respectable initiée. Une vitrine parfaite pour qui voulait protéger des activités d’un autre genre.
— C’est tout le drame de notre situation ! Il nous faut faire le travail des justes avec des précautions de criminels.
En plus du carnet d’adresses bien rempli, Olga avait hérité d’un goût prononcé pour la mise en scène. Bérénice sortit l’enveloppe de sa poche :
— Et as-tu pris toutes les “précautions” nécessaires pour le prochain vol ?
L’expression de Mme Petrovna hésitait entre l’horreur et l’indignation.
— Tu peux provoquer, mais sache que ce sont sur les petits vols d’aujourd’hui que se bâtissent les grandes collections de demain !
— Je ne parlais pas de la transaction, mais du voyage en avion.
La quadragénaire rougit un peu. Il y eut un instant de flottement pendant lequel elle chercha un dossier sur le bureau encombré. Elle le tendit à Bérénice avec empressement.
— Voilà, en plus du passeport nous avons ajouté quelques livres turques, au cas où tu devrais rester là-bas plus longtemps.
Bérénice ne répondit rien et se saisit de la liasse. Elle était presque sortie lorsqu’elle entendit jeter par-dessus son épaule :
— Ne t’y attarde pas trop, il paraît que la situation empire tous les jours…
Le carillon tinta de nouveau quand elle franchit la porte. Elle n’avait pas peur. Avec le temps ces allers-retours étaient devenus une vague habitude. Elle rentrerait ce soir dans sa chambre sous les toits, elle mémoriserait le contenu de l’enveloppe, les objets précieux qui y étaient détaillés, et demain, elle prendrait l’avion pour aller les chercher. En pensée, elle retraçait déjà tous les fils possibles de leurs origines. Elle imaginait des destins d’argent et de pierre qui enjambaient les siècles, traversaient les hasards du temps et de l’histoire. Des bijoux millénaires qui n’avaient plus nulle part où se poser et laissaient leur or couler dans les veines des trafics d’antiquités et le ventre des marchés noirs. Elle se souvenait qu’étudiante, elle s’émouvait de ces héritages dispersés, sacrifiés par l’avidité des vivants. Plus maintenant.
Bérénice avait ouvert l’enveloppe. C’était une série de photographies imprimées sur du papier froissé. Tout un tas de joailleries antiques : des émaux d’Égypte, des grenats de Mossoul, des broches verrotées, mais aussi des lapis-lazulis sumériens et des ceintures d’or et de cuivre de la période hellénistique. Bérénice y recensa même une tiare martelée et des ferrets granulés d’or avec, en vrac, des restes d’ornements d’Ebla, de Mari. Parmi les trésors des receleurs, elle remarqua une parure qui lui sembla réellement authentique et facile à revendre. Des colliers et des boucles d’oreilles datant certainement de l’époque de Dioclétien. Ils devaient avoir été retrouvés quelque part dans une des nécropoles qui entouraient Palmyre. Son cœur se serra. “Palmyre”. Rien que le mot lui était douloureux.
Elle était à l’hôpital lorsqu’elle avait regardé, hébétée, les images qui défilaient sur les chaînes d’information. Des vidéos en haute résolution d’une destruction sauvage et cette impression d’engloutissement absolu qui s’était emparée d’elle alors qu’elle était assise près de son père endormi. Des drapeaux noirs flottaient sur Palmyre. Bérénice n’avait suivi que très distraitement la montée de cette marée. Pendant tous ces mois, sa principale préoccupation avait été de veiller son père. Mais aujourd’hui, l’orage qui grondait avait éclaté. C’était comme si quelque chose s’était réveillé dans les entrailles du désert et venait réclamer aux hommes sa part de néant et de folie. Elle était restée figée. Ce n’était pas seulement une ville qui tombait, des cohortes fanatiques se dressaient du fond des âges pour en finir avec la civilisation, pour anéantir tout ce en quoi elle et son père croyaient. Les scènes tournaient en boucle. Elle ne savait même plus à quel moment il avait cessé de respirer. Elle se rappelait juste l’après-midi il y a très, très longtemps, où il lui avait dit qu’il l’emmènerait au pied du temple de Baal. Vers la fin, elle pensait que, lorsqu’il divaguait, l’esprit de son père allait rejoindre les temples. Il partait revisiter ses mausolées, murmurait ses chansons anciennes dans les vents chauds. Au milieu des vapeurs d’antiseptiques, cette image l’apaisait.
À la télévision, les masses continuaient de s’abattre sur les statues, les pierres étaient défigurées à coups de pic. Bérénice avait la sensation que c’était le corps de son père qui était supplicié. Dans chacune des colonnes, dans chaque arc réduit en poussière, c’était son corps à lui qu’on dépeçait, là, devant ses yeux, et elle était impuissante. Toutes les histoires qu’il lui avait racontées, tout ce qu’il n’avait pas eu le temps de lui dire et tout ce en quoi elle espérait était dynamité, renversé, piétiné. Son père était mort, Palmyre tombée. Elle était seule au monde, prisonnière de ruines qui n’existaient plus.
D’abord, elle n’avait pas réagi, c’était comme rater une marche dans le noir ou rêver que l’on se réveille. On essaie de se reprendre, sauf qu’à cet instant, la chute n’a pas de fin. On ne saisit pas, on n’entend plus rien. Les noms et les parfums vous parviennent comme à travers une brume. Blanc. C’était la couleur de son deuil. Celui d’un homme qu’elle avait aimé sans le connaître. Celui d’un pays qu’il avait toujours porté en lui comme une blessure. Était-il kurde, turc, ou syrien ? Son père ne lui avait jamais rien dit et il était mort avant qu’elle puisse le lui demander vraiment. Qui était-il, ce passionné d’art et d’histoire qui avait si bien tu la sienne ? Un simple immigré ? Un amoureux des Lumières et de la littérature française ? À la fin, il était devenu professeur de français. Remplaçant. C’était sa fierté, lui qui récitait les alexandrins avec un accent improbable.
Par amour pour Racine et le théâtre, il avait nommé sa fille d’après l’une de ses pièces. Par amour pour elle et par superstition aussi, il n’avait pas choisi une véritable tragédie : Titus et Bérénice. Aucun assassinat et pas de vengeance, simplement l’histoire d’un départ ou peut-être celle d’un retour. Celui de la reine de Palestine. “Bérénice”. Cette façon qu’il avait de l’appeler en ourlant le r. Un peu comme une promesse, un peu comme une menace.
— Son destin est de quitter Rome pour retourner là-bas, disait son père.
— C’est où, “là-bas” ?
Il ne lui avait jamais répondu et elle s’était sentie bête. Bête et ingrate, parce qu’elle osait lui poser la question de l’exil alors qu’il s’était battu pour lui offrir “la plus belle République après Rome”. Petite, il l’avait bercée avec des chants dont elle ignorait la langue, lui avait narré des mythes inconnus. Il l’avait élevée seul, lui inculquant la pudeur des filles et l’esprit d’un garçon timide, nourrie d’amour et assoiffée d’histoire. Se doutait-il que c’étaient ses silences qui l’avaient jetée à l’assaut du temps et des chantiers d’archéologie ? Accoucher le passé, voler des choses au néant, voilà ce qu’elle faisait de mieux. Combien de fois avait-elle envié ces bijoux déterrés du sable ? Elle aurait voulu qu’on se penche sur elle avec la même délicatesse, qu’on dissipe les secrets du passé et remonte le fil de son histoire.
Alors, quand l’Assyrien était venu à elle pour lui demander de ramener les débris de Palmyre, de Mossoul, elle avait accepté. Oui, elle lécherait les miettes, elle gratterait ce qu’il restait avec les ongles et ramènerait ce qui pouvait encore être sauvé. Tant pis si elle se rendait complice du massacre, tant pis si elle devait racheter les dépouilles aux bourreaux et négocier le prix du sang. Tout cela n’avait plus d’importance.
Dans le fond, elle aurait fait une très mauvaise archéologue. C’est ce que Bérénice pensait dans l’avion qui l’amenait en Turquie. Sans qu’elle les convoque, ses souvenirs d’étudiante non diplômée remontaient à la surface. Pour ses professeurs, elle manquait de passion ou, au contraire, souffrait d’une vision trop romantique du métier. Une vision naïve, un peu mythologique aussi.
— Les ruines n’ont pas toute une philosophie enfouie, ce sont parfois juste la trace d’un passé révolu et qui persiste, l’avait prévenue une enseignante.
Bérénice ne l’avait pas vraiment écoutée, trop pressée de se confronter aux ouvrages des hommes et du temps mêlés. Elle-même ne s’expliquait pas son appétit pour l’effondrement et ce qui y survivait. Le passé avait son secret, cette fécondité des cimetières qui réensemençait un présent forcément orphelin. Elle était hantée par les gloires révolues, les défaites enterrées. L’image même du néant, sa puissance fantomatique s’entremêlait sans cesse à sa réalité. Bérénice était avide de chaque trace ou témoignage décalé d’un monde à rebours de la mort. Sa tendresse pour ces récits anonymes n’avait pas de limites, comme si les existences jetées en pâture au temps pouvaient remplacer les manques de la sienne, les silences d’une famille éteinte, sans mémoire. Bérénice chérissait tout ce qui portait la marque de l’histoire parce qu’elle n’en avait pas, du moins c’est ce qu’elle croyait.
Au début du semestre, sa plume recopiait avec fébrilité les mots des professeurs. Elle notait les bonnes phrases, les expressions qu’elle voulait retenir comme des prières : “lire le sol comme un livre”, “faire l’autopsie du temps”. Toutes ces promesses kitschs qui impressionnaient tant les gamines précaires et qui lui avaient laissé un goût d’inachevé. Elle s’en voulait d’y avoir cru avec tant de docilité. Au fil des semaines, elle avait vu ses espoirs s’effriter sous ses doigts impatients. Elle restait évasive lorsque son père lui posait des questions sur ses travaux. Elle n’osait pas lui parler du manque de financement, des cafés qui s’étiraient en débats interminables, de l’inertie administrative, de la morgue des conférenciers et de leurs sectes d’élus. Elle ne voulait pas entailler sa fierté, diminuer les sacrifices qu’il avait faits pour lui permettre d’intégrer cette école. Elle était pourtant loin d’être la dernière. Au contraire, elle faisait son possible pour plier sa nature rêveuse aux exercices d’archives, de taxinomie ou de frise temporelle. Malgré cela, Bérénice gardait toujours en elle l’instinct de la dévastation, le désir aussi un peu profane de révéler l’invisible. Elle savait s’approprier des images, des formes et des couleurs qui n’existaient plus et qui pourtant continuaient de lui apparaître dans toute leur singularité. Mais plus que tout elle avait soif de terrain et ne manquait jamais une occasion de participer aux fouilles, comme cette fois où elle avait signé pour un chantier d’été dans les environs de Thessalonique. Des amies avaient essayé de la mettre en garde :
— Méfie-toi, il n’y a presque pas de filles dans ce séminaire.
C’est seulement sur place qu’elle avait compris ce que cela impliquait. Un kilomètre carré de poussière réservé aux protégés des grands pontes de l’école. Elle n’y était pas la bienvenue. Le chantier avait ses propres règles, sa hiérarchie. Il y avait les laborieux et les étudiants étrangers qui creusaient pendant que les héritiers parlaient ambition et avancement. Les rares filles présentes avaient le droit de moins transpirer au soleil à condition d’endurer avec le sourire les remarques suffisantes des responsables. Bérénice, bien sûr, creusait. Le protocole ne s’arrêtait pas là. Dès qu’un étudiant, à bout de sueur, approchait d’une zone intéressante, d’un début de vestige, il était prié d’en référer aux chargés de chantier, lesquels appelaient le professeur. Ce dernier leur faisait l’insigne honneur de se déplacer pour frétiller triomphalement du pinceau excavateur. C’était le jeu, ça et taper des pieds sur la terre battue pour faire fuir les serpents qui infestaient la zone. Bérénice s’en était accommodée. »
Extraits
« Bérénice était en train de faire ce que l’on appelle une immense connerie et elle le savait. Elle avait planté le contact suisse devant le camp de réfugiés et était revenue dans la ville en stop avec, dans les bras, une enfant dont elle ne connaissait même pas le nom. Encore une fois, ça s’était produit. Elle avait répondu à l’appel du vent et du soleil, comme ce jour-là avec la Furie. Toutes ses certitudes s’entrechoquaient dans une panique amère. Elle réfléchissait. Elle pensait à sa vie, au rapport qu’il devait bien y avoir entre cette existence qui s’était dépliée passivement en elle et ce violent sursaut. Depuis son enfance, elle était hantée par une passion de l’absolu et de l’invisible. À présent, cette passion l’avait menée des chantiers de Thessalonique à la frontière de la guerre. Sur ses genoux, la respiration de la petite s’accélérait à mesure qu’elles approchaient de la ville. Bérénice sentait son corps transpirant se recroqueviller dans les virages. Elle s’insultait intérieurement. Elle n’était qu’une trafiquante, une voleuse. D’abord les ruines et maintenant l’enfant. Bérénice savait qu’elle outrepassait toutes les règles. Elle échangeait les destins, modifiait des trajectoires à défaut d’en avoir une. » p. 87
« La peur, avait-elle écrit, est obscurité et solitude. Elle est un manque absolu de repères qui nous isole, nous prive de notre force. Le ressort de notre lutte n’est pas l’annihilation de l’adversaire, mais la revendication forcenée de rester des humains, avec notre nom et notre histoire.” Il n’était jamais question de Dieu ou de drapeau dans ses notes, seulement des hommes. En parlant avec les survivants des prisons, elle avait compris que même les bourreaux suivaient des protocoles, ils avaient leur méthode et leur signature. Les pratiques de l’ombre étaient rationalisées : pour chaque victime, il devait y avoir une identité et une famille à contacter. Nommer l’horreur, chiffrer un massacre, c’était déjà lutter contre l’écrasement de la pensée, surmonter le fantasme et, peut-être, s’y préparer.
Bérénice retrouvait beaucoup de traces d’entretiens avec d’anciens prisonniers du régime. “Éclairer les contours du monstre, délimiter son empire mouvant pour le priver de l’ombre qui le nourrit”, c’est ce que cette femme avait écrit en anglais au-dessus d’une série de retranscriptions. Une sorte de défi ou de prière. Elle connaissait l’histoire, les mécanismes des massacres, les rumeurs qui entretenaient la mémoire de la peur. Elle savait que contre l’instinct du désespoir, il fallait la clarté brute des faits, qu’il fallait chiffrer l’horreur pour lutter contre le silence et l’oubli. L’endormissement des consciences, la paralysie des forces prenaient leur source dans l’impossibilité de la parole, dans l’effacement des preuves et l’impunité des bourreaux ordinaires. C’était contre tout cela que la sœur d’Asim avait décidé de se battre.
Son travail titanesque n’appelait jamais la vengeance, seulement la justice et la mémoire. Parfois, à la résurrection des ombres succédait une écriture brisée. Bérénice ouvrait des articles inachevés, des fichiers incomplets. La parole se raréfiait, se désarticulait par à-coups. À ces endroits, on ne lisait plus que des tirets amers :
« 21 août 2013_utilisation d’arme chimique dans la Ghouta_ silence de la communauté internationale_ pas d’intervention. » »p. 178-179
« Il fallait bien dérober le feu là où il avait été allumé, là où il pouvait encore éclairer, purifier le cœur des hommes. Ramener au jour ce qui avait été enterré dans le secret des cimetières, voilà ce qu’elle devait faire et elle devait le faire aux côtés des cultures qu’on condamnait à force d’indifférence. C’est à travers l’enfant qu’elle avait compris tout cela et puis, Bérénice avait croisé le courage de femmes capables de danser au milieu des ruines et ça, c’était planté au fond d’elle. Jamais elle ne s’était sentie aussi forte, jamais elle n’avait été aussi démunie. Dans sa poche, la clé de Taym pesait plus lourd que toutes les pierres de chantier, plus lourd que la terre des siècles qu’il fallait déblayer. À présent, Bérénice savait qu’elle avait trouvé une mémoire universelle, un écrin d’horreur et d’espoir : le trésor de la Furie.
— Sans doute le monde existe parce que les générations se sont succédé pour le raconter. Je crois que des vies peuvent être libérées du néant parce que quelqu’un les aura entendues. Je crois à la fraternité des mots et des peuples qui se lèvent et chantent alors que tout se tait autour d’eux. Il y a des hommes et des femmes qui se sont tenus droits dans la tempête avant d’être engloutis. Et il faudra bien que quelqu’un le raconte.
— Pourquoi toi ?
C’était la première fois que Bérénice croisait réellement son regard :
— Peut-être parce que pendant longtemps je n’ai rien écouté, j’ai refusé de les voir, de les entendre, Aujourd’hui, je ne souhaite pas parler à leur place, je veux simplement parler d’eux. Je veux parler, pas parce que je suis la seule à connaître la vérité, mais parce qu’après ça, j’aspire au silence. » p. 213
Âgée de vingt-huit ans, Julie Ruocco, ancienne étudiante en lettres et diplômée en relations internationales, a travaillé au Parlement européen pendant cinq ans. Passionnée par les cultures numériques, elle a publié un ouvrage de philosophie esthétique : Et si jouer était un art ? Notre subjectivité esthétique à l’épreuve du jeu vidéo (L’Harmattan, 2016). Furies est son premier roman. (Source: Éditions Actes Sud)
Écoutez nos défaites
Laurent Gaudé
Actes Sud
Roman
288 p., 20 €
EAN : 9782330066499
Paru en août 2016
Où?
Le roman se déroule sur plusieurs théâtres d’opération, à la suite d’Hannibal vers Rome depuis Sagonte, après le franchissement du détroit de Gibraltar, la traversée de Pyrénées puis des Alpes, à travers la Toscane puis vers Rome, Capoue, Cannes et le retour à Carthage. Aux États-Unis, de New York aux États du Sud, passant notamment par Charleston, West Point, Molina del Rey, Chapultepec, Shiloh. En Afghanistan et Pakistan, Irak, Syrie et Lybie, avec Abbottabad, Kawergosk, Bagdad, Erbil, Syrte, Misrata, Falloujah, Tripoli, Palmyre, Hatra, Nimroud. Un autre épisode se déroule en Éthiopie, à Addis Abeba, Adoua, Walwal, Maichew. Enfin les étapes contemporaines passent par Paris, Zurich et Genève, Le Caire, Alexandrie, Jérusalem, Vienne. Khartoum, Beyrouth et Bath sont d’autres étapes dans ce roman qui évoque aussi Mycènes et Troie.
Quand?
De la guerre de Troie aux exactions de l’Etat islamique, le roman couvre de grandes périodes de notre histoire jusqu’à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un agent des services de renseignements français gagné par une grande lassitude est chargé de retrouver à Beyrouth un ancien membre des commandos d’élite américains soupçonné de divers trafics. Il croise le chemin d’une archéologue irakienne qui tente de sauver les trésors des musées des villes bombardées. Les lointaines épopées de héros du passé scandent leurs parcours – le général Grant écrasant les Confédérés, Hannibal marchant sur Rome, Hailé Sélassié se dressant contre l’envahisseur fasciste… Un roman inquiet et mélancolique qui constate l’inanité de toute conquête et proclame que seules l’humanité et la beauté valent la peine qu’on meure pour elles.
«Écoutez nos défaites est un livre sur le temps. Celui des quatre époques qui s’entremêlent et construisent le récit : la guerre entre Hannibal et Rome, la guerre de Sécession, la deuxième guerre italo-éthiopienne et enfin l’époque contemporaine. Mais c’est aussi un livre qui essaie de saisir ce continuum qui nous traverse, nous lie aux époques précédentes, dans une sorte de mystérieuse verticalité. Un peu comme le font ces objets archéologiques qui traversent les siècles, surgissent parfois à nos yeux, au gré d’une fouille, nous regardent avec le silence profond des âges et disparaissent à nouveau, vendus, détruits ou engloutis pour quelques siècles encore.
Dans Écoutez nos défaites, chacun espère la victoire. Les généraux réfléchissent, construisent des stratégies, s’agitent, envoient leurs hommes à l’assaut, connaissent des revers, des débâcles, se reprennent et parviennent parfois à vaincre. Mais qu’est-ce que vaincre ? Battre son ennemi ou lui survivre ? Est-ce qu’au fond Hannibal n’a pas vaincu Scipion ? N’est-ce pas lui qui est devenu mythe ? Qu’est-ce que vaincre lorsque la partie ne se joue pas uniquement sur le champ de bataille ? Hannibal, Grant et Hailé Sélassié ne meurent pas au milieu de leurs troupes. Ils survivent à la guerre, traversent cette épreuve et vieillissent. Et avec le temps, l’écho lointain des batailles, si terrifiant au moment où ils les vécurent, devient peut-être le bruit de leur gloire passée ou en tout cas le souvenir d’instants où ils furent vivants comme jamais. Car ce qui vient après la bataille, que l’on ait gagné ou perdu, c’est l’abdication intime, cette défaite que nous connaissons tous, face au temps.
Et si, dès lors, la défaite n’avait rien à voir avec l’échec ? Et s’il ne s’agissait pas de réussir ou de rater sa vie mais d’apprendre à perdre, d’accepter cette fatalité ? Nous tomberons tous. Le pari n’est pas d’échapper à cette chute mais plutôt de la vivre pleinement, librement.
Les deux personnages principaux d’Écoutez nos défaites, Assem, l’agent des services français, et Mariam, l’archéologue irakienne, sont dans cette quête. Ils sont aux endroits où le monde se convulse. Et si la défaite ne peut être évitée, du moins son approche est-elle l’occasion pour eux de s’affranchir. Quitter l’obéissance et remettre des mots sur le monde. Assumer la liberté de vivre dans la sensualité et le combat. C’est cet affranchissement commun qui rend leur rencontre possible et va les unir dans cette traversée d’un monde en feu, où ils seront peut-être défaits mais sans jamais cesser d’être souverains.» L. G.
Ce que j’en pense ****
Après L’insouciance de Karine Tuil qui déjà nous offrait une réflexion sur les conflits actuels et sur le choc que peut représenter pour un combattant le passage du champ de bataille au luxe insolent étalé dans les grandes métropoles occidentales, voilà un roman tout aussi fort, éblouissant et déstabilisant sur cette amnésie coupable qui semble nous habiter encore aujourd’hui.
Comment croire au progrès, comment comprendre qu’au fil des ans l’homme n’a rien appris des conflits passés, comment peut-on commettre aujourd’hui encore des actes aussi barbares que ceux perpétrés par l’armée islamique, s’attaquant non seulement aux populations, mais aussi aux monuments historiques, aux vestiges culturels millénaires.
En ouvrant son roman sur la rencontre à Zurich dans un grand hôtel entre un baroudeur et une archéologue, Laurent Gaudé livre la clé de son propos. L’amour éphémère, la liaison qui sera sans lendemain entre Assem et Mariam est symbolique des combats qu’ils livrent chacun à leur manière et qui ne finiront jamais.
Après l’Afghanistan, la Lybie, Assem doit partir à Beyrouth sur les traces d’un Américain, tête brûlée qui se livre à des trafics variés. Mariam, après Alexandrie et Bagdad où elle a œuvré pour la restitution des objets volés et la réouverture du musée, prend la direction de la Syrie afin de tenter de sauver ce qui peut l’être de la folie destructrice de daesh. Mais leur combat n’est-il pas perdu d’avance ?
C’est pour répondre à cette interrogation que l’auteur convoque quelques combats emblématiques de notre Histoire. Celui d’Hannibal contre Rome, celui d’Ulysse Grant durant la Guerre de Sécession, celui de Hailé Sélassié contre le colonisateur italien. Durant tout le roman, le lecteur est invité à les suivre sur le terrain et à partager ce déferlement de violence. Jusqu’à ce point qui donne raison à Gertrude Stein quand elle explique que «La guerre n’est jamais fatale, mais elle est toujours perdue.»
Avec maestria, l’auteur fait s’entrecroiser les récits, parvient à les mettre en résonnance et nous démontre – sans jamais porter de jugement – qu’on ne sort jamais indemne de telles campagnes. Car au conflit ouvert succède le conflit intérieur. À la justification morale d’un engagement succède l’horreur et la barbarie. En nous montrant que personne, à aucun moment, ne peut sortir indemne d’un tel déferlement de violence, que le temps ne fait rien à l’affaire, l’auteur de La Mort du Roi Tsongor et du Soleil des Scorta nous place en témoins privilégiés des tourments du monde. En empilant les strates de ses différents récits, il parvient aisément à nous éclairer sur l’erreur de jugement majeure que nous faisons en retraçant ces «épopées». Il suffit de changer de point de vue, d’écouter les défaites, pour comprendre la lucidité d’un Jean Jaurès. Non, «on ne fait pas la guerre pour se débarrasser de la guerre.»
Ce roman est un viatique pour notre début de XXIe siècle.
Extrait
« Alors, Ferruccio, le fou de la place des Tilleuls, rit de moi car lui seul a compris que quelque chose était né qui m’emmènerait bien au-delà des terres où la France m’envoie depuis dix ans, tuant ou protégeant des hommes sans que j’aie jamais pu dire si nous gagnions ou perdions car il faut toujours recommencer, il y a toujours de nouveaux terrains d’action et de nouveaux ennemis à abattre, toujours de nouvelles zones d’influence à maintenir ou de nouveaux points stratégiques à contrôler, t Ferruccio rit parce qu’il sait, lui, que lorsque l’obscurité tombe, lorsque le dernier adversaire est battu, le pire commence, car c’est le moment où il faut accepter de retourner à ses propres tics et à ses tourments. » (p. 18-19)
À propos de l’auteur
Romancier, nouvelliste et dramaturge né en 1972, Laurent Gaudé a reçu en 2003 le prix Goncourt pour son roman Le Soleil des Scorta. Son œuvre, traduite dans le monde entier, est publiée par Actes Sud. (Source : Éditions Actes Sud)