En deux mots
La narratrice de ce premier roman, pensionnaire dans une institution religieuse, vient de fêter ses treize ans et d’avoir ses règles. À la transformation de son corps va succéder une furieuse envie de vouloir tout connaître de la sexualité.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Sa seule obsession, c’est le sexe
Avec ce premier roman qui raconte comment une fille de treize ans part avec avidité à la découverte de la sexualité, Joy Majdalani réussit une entrée remarquée en littérature. Et nous offre un chant de liberté.
La narratrice de ce premier roman a treize ans. Pour elle, comme pour bon nombre de ses copines du Pensionnat Notre Dame de l’Annonciation, il n’y a désormais qu’un seul sujet de conversation qui vaille la peine, le sexe et ses mystères.
Une obsession que l’on peut analyser de trois manières complémentaires et qui donnent à ce parcours initiatique toute sa densité. Si la jeune fille est tant travaillée par ce sujet, c’est d’abord pour des causes physiologiques. Les bouleversements anatomiques qui surviennent avec la puberté donnent l’occasion à toutes les pensionnaires de se pencher sur leur corps et celui de leurs copines de classe, de voir les seins «à la fermeté intrigante» pousser, les hanches s’arrondir, la pilosité gagner du terrain. C’est ce «caractère sexuel secondaire» qui va du reste effrayer le plus la narratrice qui, tout au long du roman, va traquer tous les poils. Le moindre d’entre eux devenant le symbole de la disgrâce. Cette exploration ne va du reste pas s’arrêter au sexe féminin. Il faut désormais essayer de comprendre comment fonctionnent les garçons, quel est ce mystère qui fait raidir leur membre. Après les caresses et cette étape initiatique que constitue un baiser avec la langue, il va falloir pousser plus avant le côté tactile, offrir ses seins à la main d’un garçon en échange de la caresse de ce qu’elles prennent déjà comme une transgression d’appeler une bite.
La seconde lecture est celle du roman de formation. Au fil des pages, l’enfance s’éloigne, la naïveté – quand ce n’est pas l’ignorance – et remplacée par une inextinguible soif de savoir, de connaître. Et de franchir très vite les étapes, quitte à se fourvoyer: «Nous prenions le viol pour une libération forcée. Nous imaginions le beau chevalier blond qui abattrait d’un coup d’épée les portes scellées pour nous arracher aux bras étouffants de nos mères.» Fort heureusement, ces vœux restent pieux et tiennent davantage du fantasme que de la réalité.
Ce qui nous amène au troisième niveau de lecture, sociologique. Car l’irruption du désir est aussi marquée par de nouvelles alliances, par la construction d’un réseau, d’une bande de copines, les «Dangereuses», qui vont rivaliser pour s’octroyer la place la plus enviée, quitte à mentir, quitte à trahir. C’est ainsi que Bruna va endosser un faux profil sur internet pour piéger sa copine. Mais, elle ne lui en tiendra pas vraiment rigueur, car «les histoires d’amour torrides qu’elle me rapportait tous les lundis alimentaient mes grandes théories sur ce qui plaisait ou non.»
Il en ira de même avec la belle Ingrid, celle qu’il fallait à tout prix côtoyer pour avoir droit au statut de fille intéressante. Car la «suceuse» pouvait partager son expérience, raconter «ce qu’il fallait faire une fois qu’on nous avait enfoncé l’objet dans la bouche, la position de la langue, des dents, le degré de succion qu’il fallait administrer.» Et si en fin de compte «son tutoriel expéditif ne m’apprit rien et ne fit que me frustrer davantage», elle aura apporté une pierre de plus à la construction d’une sexualité plus libre.
Car Joy Majdalani, derrière ce récit construit avec l’avidité qui caractérise cet âge des grandes mutations, montre une voie vers l’émancipation. Faisant fi des préceptes religieux et des diktats familiaux, il s’agit de s’armer pour s’offrir un meilleur futur. Un premier roman très réussi!
Le goût des garçons
Joy Majdalani
Éditions Grasset
Premier roman
176 p., 14,90 €
EAN 9782246828310
Paru le 5/01/2022
Où?
Le roman est situé au Liban, principalement à Beyrouth.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Elles sont «de bonne famille». «Bien élevées.» Collégiennes à Notre Dame de l’Annonciation. Elles pourraient aussi bien être dans n’importe quelle institution d’une autre religion ou un très bon collège de la République. Elles ont treize ans, elles sont insoupçonnables. Elles n’ont que le désir en tête.
La narratrice, qui a treize ans, rêve des garçons, de leur sexe, de faire l’amour avec eux. Toutes en parlent. Il y a bien sûr la peur, que les religieuses du collège s’empressent d’entretenir en brandissant des images sanglantes de fœtus avortés, mais la peur ! Elle ajoute à la curiosité. La narratrice s’allie à la terrible Bruna. Rivale et confidente, elle sait dénicher sur Internet des garçons avec qui s’adonner à des conversations téléphoniques interdites. Bruna lui tend un piège, où elle tombe avec naïveté. Que faire ? Se rapprocher des plus belles de la classe, les Dangereuses ? Ces transgressives savent quoi faire de leur corps.… Les fâcheux peuvent bien la traiter de putain, il lui faut goûter, goûter au garçon.
Légendes, ragots, ignorances, peurs, élans, embûches, alliances, traîtrises, téléphone, Internet, tout tourne autour des garçons et de leur corps mystérieux dans un mélange de fantasmes et de romantisme. Cru et délicat, dévoilant les candeurs comme les cruautés, voici un premier roman d’une véracité implacable qui marquera.
Les premières pages du livre
« Le corps des filles
Je vous parle de ces filles qui m’ont donné le goût des garçons.
Au fond de notre classe de 5e, près du radiateur, des fenêtres, somnolent les Dangereuses : Soumaya, Ingrid et leur bande. L’uniforme du collège Notre-Dame de l’Annonciation enveloppe les fesses et les seins neufs. L’affreuse jupe portefeuille retroussée jusqu’au-dessus des genoux, une provocation quotidienne lancée à la surveillante : un apprentissage de désobéissance civile – une organisation souterraine, en maquis, la force du nombre en recours contre ce cerbère aux portes du collège, mesurant la longueur du tissu sur les cuisses et qui tous les jours peut punir deux ou trois déviantes, pas plus. Les autres sont laissées libres alors que leurs sœurs-martyres sont cloîtrées à l’Aumônerie, attendant que leurs parents viennent les récupérer.
Au centre de la classe, le fief des insignifiantes. Chaussettes hautes bordées de dentelle, lunettes orange ou vertes, peu sexuelles, duvets de moustache, sous-pulls en flanelle portés sous la chemise, imposés par une mère inquiète, de celles qui préparent des goûters à la symétrie militaire, qui ne laissent au vice aucun espace où fleurir. On reconnaît leurs filles à la lenteur qu’elles mettent à quitter cette zone de transit qu’on appelle l’âge ingrat, se laissant couver dans cet entre-deux, tandis que leurs nez, pressés de rejoindre l’âge adulte, se contorsionnent en déformations bizarres, qui préfigurent, au milieu d’un visage poupin, les grandes métamorphoses à venir.
Deux afflictions contraires, mais d’une gravité comparable, peuvent s’abattre sur ces infortunées.
Certaines portent encore sur leurs panses le gras de leur jeune âge. Elles sont dodues comme les bébés ou les vieilles, d’androgynes boules qui se laissent rouler jusqu’à l’orée de l’adolescence. D’autres sont toutes d’ossements et de cartilages. Le spectre de l’enfance maintient sa poigne sur leurs petits corps secs, empêche la chair d’abonder.
Aucune, ou presque, n’échappe à la malédiction qui accable uniformément les habitantes de nos contrées. Un foisonnement pileux qui ne connaît pas de frontière, occupant ici un dos, là le pourtour d’un mamelon, s’élançant à la conquête d’un cou vierge de baisers mais déjà marqué par une féminine barbe. Un duvet presque invisible, mais perceptible au toucher.
Nos livres de SVT nous avaient appris qu’à la puberté les garçons et les filles développaient chacun une pilosité propre à son sexe : les caractères sexuels secondaires. Nous avions retenu cette information sans froncer nos monosourcils. Certaines d’entre nous cultivaient la moustache depuis l’école maternelle. Parmi tous les obstacles hérissés entre moi et la sexualité, les poils étaient le plus insurmontable. Ma peau, pour être présentée à ces absents garçons, nécessiterait une mue presque intégrale. Désespérant d’obtenir l’aide d’un adulte, je cherchai un remède sur l’ordinateur familial. Un site français m’informa que je souffrais d’hirsutisme. L’annonce de cette pathologie rare me terrassa. Je ne remis pas en doute ce diagnostic qui s’abattait sur moi et moi seule, malgré l’abondance pilaire de mes congénères, en tout point semblable à la mienne.
Aucun élan solidaire ne venait adoucir le poids de ce malheur que nous avions en partage. Nous restions chacune persuadée de devoir souffrir en silence un calvaire honteux qui nous était propre. Nous nous consolions un peu lorsque nous découvrions chez d’autres une monstruosité qui nous était épargnée. La vue de mes poils de cou avait provoqué la grande hilarité de Bruna, mon amie. Quelques mois plus tôt, alors que je me changeais, après une journée à la plage, dans la même cabine que la douce Rim, j’avais repéré entre ses seins une touffe translucide. Je le lui fis remarquer avec une horreur affectée et cruelle, si bien que la belle, non accoutumée à ces brimades, finit par en pleurer.
La découverte que j’avais faite ce jour-là était rendue plus délectable par le statut particulier dont jouissait Rim.
Il s’en trouvait trois ou quatre par classe, des miraculées comme elle : assez peu pour pouvoir toutes les énumérer. Le récit de leur béatitude faisait le tour de notre collège et de ceux avoisinant. Un brassage génétique immémorial avait conféré à leur teint, à leurs yeux, à leur chevelure, la clarté du nord. Peu importait leur joliesse véritable, leur blondeur les investissait de certains droits inaliénables sur le cœur des adultes, d’abord, qui les choyaient avec plus d’entrain, et sur ceux des hommes, plus tard. Ce qu’on appelait alors blondeur était loin de se résumer à la couleur jaunâtre des cheveux. Il s’agissait d’une qualité diffuse qui éclairait les complexions, qui se définissait surtout par contraste avec nos camaïeux de bruns. Il suffisait parfois de l’éclat d’un œil bleu.
De nombreuses filles bêtement châtains avaient injustement joui des privilèges de la blondeur avant qu’une poussée d’hormones ne vienne, vers treize ou quatorze ans, révéler une chevelure plus sombre. Leur vie durant, elles tenteront de raviver cette gloire révolue, répétant à qui voudra bien l’entendre qu’elles étaient nées blondes.
Parmi les nombreuses bénédictions de la blondeur, une peau glabre nous faisait le plus envie. Jamais les blondes n’auront à s’encombrer des techniques épilatoires qui seront notre lot quotidien. On racontait que si d’aventure des poils s’essayaient à envahir leurs corps ou leurs visages, la blondeur les rendrait invisibles, même en plein soleil. Les néons des vestiaires féminins avaient pourtant suffi. À leur lumière m’apparut le duvet qui frémissait sur le torse de Rim.
Blonde, ses poils avaient poussé avant ses seins.
La génétique n’expliquait pas seule la variété de nos pelages. Un facteur environnemental déterminant venait soulager de rares chanceuses. Elles avaient des mères clémentes qui les autorisaient à recourir à l’épilation. Leur mansuétude nous faisait miroiter un monde où nous pourrions nous aussi bénéficier des artifices de la féminité, où nous aurions une mainmise sur nos destins et le pouvoir de corriger les défauts dont la biologie nous avait accablées. Nous les brandissions en exemple pour faire flancher nos propres mères. Nous menions des campagnes : tous les soirs, nous arguions, marchandions, pleurions. Les bandes de cire nous restaient interdites.
Chaque mère y allait de son style individuel. Au sujet de l’éducation des jeunes filles, chacune avait échafaudé un système de croyances contre lequel nous ne pouvions rien. Des années d’observations sociales minutieuses et une amertume tenace envers leur propre mère leur avaient servi de laboratoire. Elles en avaient tiré un manifesto éducatif qui stipulait en termes très précis quand et comment autoriser les filles à porter des talons, s’épiler, ou sortir sans supervision. Persuadées d’avoir raison, elles s’appliquaient dans la réalisation de leur grand œuvre maternel en observant du coin de l’œil les autres mères se fourvoyer.
Certaines, trop laxistes, précipitaient leurs filles hors de l’enfance. Leurs fillettes de douze ans avaient du vernis à ongles, du fard à paupières, les cheveux décolorés. On condamnait la vulgarité de ces inconscientes, qui, pour s’amuser, affublaient leurs toutes jeunes filles de tenues de madame. À l’inverse, d’autres n’inculquaient à leur progéniture aucun souci du paraître. Elles traînaient de grandes filles de dix-sept ou dix-huit ans aux sourcils broussailleux, aux cheveux coupés court, perdues pour l’amour. Ces pauvresses seront toujours étrangères aux rudiments de la coquetterie, condamnées par leurs mères à des vies de solitude ou de grande religiosité. Tout est dans la mesure, répétaient nos mères, imbues de leur sagesse. Chaque chose en son temps.
Attendre patiemment que son temps vienne.
Et puis un jour de printemps, le week-end de Pâques, par exemple, accompagner sa mère chez le coiffeur. S’ennuyer sur un canapé, entortillée entre les manteaux et les sacs à main des clientes, lire un magazine tandis que, la tête renversée et les yeux fermés, votre mère se soumet aux gestes professionnels de celui qui la shampouine et de celle qui lui vernit les ongles. Jalouse, vous ne daignez pas lever la tête lorsque les habituées qui passent par là s’exclament Mais c’est ta fille!, vous félicitent d’avoir tant grandi, vous demandent quelle école vous fréquentez.
Soudain, un mot lâché en arabe, avec indolence, comme à contrecœur, vous arrache à votre lecture.
Dommage… soupire l’esthéticienne, courbée sur son ouvrage. Dans le salon de beauté, les dames de bonne famille parlent français, seule l’esthéticienne s’autorise l’arabe. Comme ce premier mot a produit un certain effet sur l’assistance, la pythie marque une courte pause avant de reprendre de plus belle.
Quel dommage ! Votre pauvre fille, Madame…, implore-t-elle, les yeux toujours rivés sur la manucure de votre mère. Elle a de si jolis yeux, ils le seraient encore plus si vous l’autorisiez à débroussailler ces vilains sourcils qui lui obstruent la vue… et cette affreuse moustache !
Vous vous précipitez, incrédule, auprès de votre mère et de cette bienfaitrice insoupçonnée. Vous êtes si étourdie de trouver une partisane à votre cause perdue que vous en oubliez de vous vexer. Oui, vos sourcils sont monstrueux, voilà des mois que vous vous évertuez à le répéter. Il se trouve enfin une adulte pour corroborer vos dires et tenter d’infléchir l’interdit maternel. Vous saisissez l’occasion, initiant un de ces caprices publics honnis de votre mère et qui vous valent d’habitude de sévères réprimandes. L’enjeu est trop important, vous prenez le risque. Votre mère, ligotée par la cape en caoutchouc du coiffeur, contrainte de ne bouger ni la tête, ni les mains, est neutralisée : elle ne peut que vous adresser de furieux regards en biais.
Allez Madame, c’est jour de fête ! renchérit l’esthéticienne. Ma nièce a le même âge que votre fille et je lui épile les sourcils depuis des années déjà.
Vous savez que ce dernier argument jouera en votre défaveur. Votre mère puise sa détermination dans un dégoût profond pour les pratiques du petit peuple.
L’esthéticienne se fend d’un sourire racoleur : Pour vous, je le ferais gratuitement…
Mais voyons, ce n’est pas une question d’argent ! s’ébroue la mère. Comme vous n’interrompez pas vos suppliques, elle se résigne enfin à mettre un terme à l’esclandre public. Vous vous installez pour la première fois sur le divan de l’esthéticienne. Alors que vous savourez la brûlure de la cire, vous découvrez en vous une singulière tristesse. Vous aviez négocié sans trop y croire : la résolution de votre mère vous semblait un fort imprenable. Il aura suffi de quelques mots doucereux pour le faire tomber.
*
N’attendez pas de ces quelques gouttes de cire qu’elles vous hissent au rang des Dangereuses de la classe. Elles ont pour elles ce qu’il faut d’insolence et une beauté hormonale, presque accidentelle. L’effort appliqué que vous mettrez à les rejoindre est la raison pour laquelle vous ne serez jamais des leurs. Je ne saurai jamais ce qui distingue Soumaya et Ingrid du reste des filles, mais j’ai consacré ma vie à leur étude. Leurs cuisses blanches sous leurs jupes, leurs décolletés obscènes dès qu’elles ouvraient les deux boutons supérieurs de notre uniforme à carreaux m’avaient propulsée dans une quête effrénée. Il fallait leur ressembler, car elles seules goûteraient un jour la vie dans ce qu’elle a de plus intense, goûteraient l’amour dans ce qu’il a de plus éperdu. Il fallait leur ressembler : il y allait des garçons. »
Extraits
« Les histoires d’amour torrides qu’elle me rapportait tous les lundis alimentaient mes grandes théories sur ce qui plaisait ou non. Jamais, je ne la soupçonnais de mentir. Quelquefois, j’attribuais son succès à la lourdeur adipeuse de ses seins. Ils n’avaient pas la fermeté intrigante de ceux d’Ingrid ou Soumaya, ils étaient pétris de la même graisse flasque qui recouvrait hier ses joues et son ventre. Cela semblait suffire. » p. 29
« Nous prenions le viol pour une libération forcée. Nous imaginions le beau chevalier blond qui abattrait d’un coup d’épée les portes scellées pour nous arracher aux bras étouffants de nos mères. Enlacées contre ses hanches, nous irions vers le nord.
Avoir connu l’épaisseur des nuits archaïques. Se savoir vouée à l’ombre, espérer tenir un jour des braises dans le creux de ses mains, N’avoir, pour soi, que deux certitudes. D’abord, celle de sa propre inadéquation à l’amour. Car je m’étais vue de près, et on ne pouvait pas vraiment dire que j’étais de ces douces qui inspirent le désir. Le revers de ce désespoir fondamental, c’est un optimisme absolu et messianique. Mon salut ne viendra qu’une seule fois et il durera toujours. Il suffirait du premier pour m’extirper des ténèbres. » p. 45
« Je restais enfermée avec elle dans la cabine des toilettes, dans la proximité de la suceuse, comme pour m’imprégner du stupre qu’elle charriait. Je ne la délivrerais de sa peur que lorsqu’elle m’aurait livré les informations que je brûlais d’obtenir. Je demandais ma rançon: qu’elle me dise ce qu’il fallait faire une fois qu’on nous avait enfoncé l’objet dans la bouche, la position de la langue, des dents, le degré de succion qu’il fallait administrer. Son tutoriel expéditif ne m’apprit rien, ne fit que me frustrer davantage. » p. 81
Joy Majdalani est née à Beyrouth en 1992 et vit à Paris depuis 2010. En 2018, elle publie On the rocks, son premier texte, dans la revue Le Courage. Le Goût des garçons est son premier roman. (Source: Éditions Grasset)
En deux mots:
Voilà des décennies que le machisme ordinaire fait des ravages, avec en point d’orgue, la suite des affaires #MeToo. Désormais, les relations hommes-femmes ressemblent à une guerre de tranchées. Alors, le temps est venu de demander conseil à Casanova pour retrouver une générosité complice, à égalité.
Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Savoir aimer
Un essai revigorant et riche pour bien commencer 2022. Avec David Medioni, qui veut redonner ses lettres de noblesse à la séduction, je vous souhaite la plus belle des années 2022, sous le signe de la générosité, de la fraternité et de l’égalité.
«Et si, au fond, la séduction et l’érotisme tels que nous les entendons n’étaient rien d’autre qu’une générosité complice où l’on donne autant que l’on reçoit, où l’on partage et où l’on ouvre l’ensemble de ses sens? Pour ressentir ensemble.» C’est la thèse défendue par David Medioni qui, après Être en train, nous offre cet essai qui fait le constat d’un dérangement des relations entre hommes et femmes qui soit se joue sur le rôle agressif, chacun des sexes défendant son pré carré et s’arc-boutant sur ses conquêtes, soit sur un nouvel ordre amoureux qui donne aux femmes, après #MeToo, le rôle de juge des règles autorisées en matière de séduction. Ce qui pour l’hétérosexuel commun est plutôt paralysant. Et ne parlons pas de la crise sanitaire venue compliquer encore davantage les choses.
Le constat ne date pourtant pas d’hier. Déjà, il y a des décennies on vilipendait Romain Gary lorsqu’il affirmait que «le drame des hommes et des femmes, en dehors des situations d’amour, en dehors des situations d’attachement profond, est une sorte d’absence de fraternité. Tout cela est dû à des siècles et des siècles de préjugés qui font que l’homme doit conserver son image virile et supérieure, la femme son image féminine, douce et soumise et que finalement, l’égalité dans l’explication franche, ouverte et libre (y compris dans les questions sexuelles) est un tabou.»
En critiquant cette «intoxication, cette infection virile» qui n’a que très peu de rapports authentiques avec la virilité ou ce qu’elle est réellement, le romancier était dans le vrai. On ne l’a pas écouté. Alors David Medioni, qui cherche à «tracer les lignes d’une masculinité pour le XXIe siècle a l’idée de partir pour Venise afin d’y rencontrer un maître en matière de séduction, le grand Casanova. Et le miracle se produit, assis dans une trattoria, il peut deviser avec l’auteur d’Histoire de ma vie, manuel inspirant pour tout séducteur et lui exposer son projet, «réinventer l’homme, pris dans un étau entre la performance patriarcale qui incombe – qu’on le veuille ou non – à chacun des hommes, et le nécessaire accueil des femmes dans l’égalité, C’est maintenant. Ou jamais.»
Après un instant de sidération devant l’état des relations entre hommes et femmes aujourd’hui, le Vénitien ne tarde pas à reprendre la main et à donner raison à son interlocuteur, fervent amateur du badinage et même de l’amour galant. Car il s’agit bien plus d’avancer ensemble, de se découvrir dans un respect mutuel que de conquérir. La séduction n’est pas une bataille, mais un subtil besoin de découvrir l’autre, quitte à se découvrir soi-même. Reste la délicate question de la sexualité. Que David et son interlocuteur cernent, notamment avec les femmes et les réflexions de Belinda Cannone Belinda, Amandine Dhée, Anne Dufourmantelle ou encore Delphine Horvilleur (voir à ce propos la bibliographie éclairante ci-dessous).
«Recentrons nous. Ce que j’avançais était qu’en plus de se transformer en érotisme au moment où elle entre dans le champ charnel, la séduction mute aussi en une curiosité complice et égalitaire des deux êtres humains concernés. Toujours entre deux partenaires de jeux. C’est ainsi que la sexualité érotique, faite de séduction, de complicité et d’égalité, est peut-être le plus grand champ des possibles qui soit et, par la même occasion, un terreau fertile d’élaboration d’un nouvel ordre social où l’homme et la femme, suite aux jeux qu’ils ont explorés et auxquels ils ont gagné ensemble, trônent désormais sur le pied d’égalité le plus parfait.»
Joli programme pour 2022!
Je vous souhaite à tous qui me faites l’honneur de me lire, de pouvoir partager la même émotion que Maria Casarès s’adressant à Albert Camus: «nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus, nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre, nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, te rends-tu compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné?»
Bibliographie proposée par l’auteur
Breton André, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1937. Camus Albert, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008.
Camus Albert, Casarès Maria, Correspondance (1944-1959), Paris, Gallimard, 2017.
Cannone Belinda, Petit éloge du désir, Paris, Gallimard, 2013.
Cannone Belinda, S’émerveiller, Paris, Stock, 2017.
Cannone Belinda, Le Nouveau Nom de l’amour, Paris, Stock, 2020.
Casanova Jacques, Histoire de ma vie, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2015.
Char René, La Parole en archipel, Paris, Gallimard, 1962.
De Luca Erri, Impossible, Paris, Gallimard, 2020.
Dhée Amandine, À mains nues, Bègles, Le Castor Astral, 2020.
Dufourmantelle Anne, Blind date. Sexe et philosophie, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
Dufourmantelle Anne, Éloge du risque, Paris, Payot et Rivages, 2011.
Dufourmantelle Anne, Puissance de la douceur, Paris, Payot et Rivages, 2013.
Emmanuelle Camille, Sexpowerment. Quand le sexe libère la femme et l’homme, Paris, Anne Carrière, 2016.
Flem Lydia, Casanova, l’homme qui aimait vraiment les femmes, Paris, Seuil, 2011.
Horvilleur Delphine, En tenue d’Ève. Féminin, pudeur et judaïsme, Paris, Grasset, 2013.
Kundera Milan, L’Insoutenable Légèreté de l’être, Paris, Gallimard, 1984.
Le Tellier Hervé, Assez parlé d’amour, Paris, JC Lattès, 2009.
Lipovetsky Gilles, Plaire et toucher. Essai sur la société de séduction, Paris, Gallimard, 2017.
Marcuse Herbert, Éros et civilisation, Paris, Minuit, 1955.
Mitterrand François, Lettres à Anne (1962-1995), Paris, Gallimard, 2016.
Nin Anaïs, La Séduction du Minotaure, Paris, Stock, 1958.
Nin Anaïs, Vénus Erotica, Paris, Le Livre de Poche, 1978.
Page Martin, Au-delà de la pénétration, Paris, Le Nouvel Attila, 2019.
Pépin Charles, La Rencontre. Une philosophie, Paris, Allary, 2021.
Sapienza Goliarda, L’Art de la joie, Paris, Viviane Hamy, 2005.
Sollers Philippe, Casanova l’admirable, Paris, Plon, 1998.
Thomas Chantal, Casanova. Un voyage libertin, Paris, Denoël, 1985,
Zeldin Théodore, De la conversation. Comment parler peut changer votre vie, Paris, Fayard, 2013.
Toute l’œuvre de Romain Gary, publiée chez Gallimard.
Éloge de la séduction
David Medioni
Éditions de L’Aube
Essai
160 p., 17 €
EAN 9782815943840
Paru le 3/12/2022
Ce qu’en dit l’éditeur
« Je vous écris de chez ces hommes qui se sont mis à douter, à s’interroger et à se dire qu’un changement était souhaitable. Je vous écris de chez ces hommes qui s’étonnèrent qu’aucun d’entre eux ne vienne prendre la parole et porter une voix aux côtés des femmes qui révélaient alors ce qu’elles avaient subi ou subissaient encore. Je vous écris de chez ces hommes qui exprimèrent alors la volonté et l’envie de se battre ensemble, femmes et hommes. Pour inventer du nouveau. […] Par où commencer ce que l’on pourrait appeler un chemin de désir, une construction intime, voire la création d’un “mâle” ? »
Dans ce vif essai, David Medioni déconstruit la virilité, brosse les contours d’une séduction égalitaire entre les sexes et rêve de générosité.
Les premières pages du livre
« Introduction Lettre d’un homme un peu perdu
Je suis un homme hétérosexuel de 41 ans. Je vous écris de chez les lourds, les porcs, les connards, les dragueurs, les manspreaders, les harceleurs, les lâches, les qui « ne rappellent pas après une nuit de sexe », les qui ne se « rendent même pas compte que leur conception du monde est profondément machiste et genrée », les mariés qui cachent leurs alliances, les visionneurs de YouPorn, les peine-à-jouir, les deux minutes douche comprise, les qui « s’endorment après l’amour », les « qui se barrent au milieu de la nuit », les qui « ont fait des listes de leurs nanas avec les copains », les qui ne voient pas bien pourquoi c’est choquant de tenir la porte à une femme ou de lui proposer de porter sa valise, les qui ne trouvent pas choquant de dire « Mademoiselle » à une femme qui n’est pas mariée, les qui ont enterré leur vie de garçon avec une strip-teaseuse… Je vous écris de chez les hommes. De chez ces collabos du patriarcat qui oppresse les femmes. De chez ces hommes dont il ne faut plus « lire les livres », « regarder les films », « écouter les chansons », et qu’il conviendrait de « détester », voire « d’éliminer ».
Ça ne fait pas rêver. Et pourtant, convenons-en, si la barque est aussi chargée, c’est bien que quelque chose cloche. Profondément, intensément, structurellement. Un portrait ne peut pas être aussi négatif sans être basé sur des faits tangibles, sur un ras-le-bol, sur une souffrance intense, sur une forme de sentiment d’impuissance face au mur du patriarcat tellement consubstantiel à notre société que l’on ne le voit plus. Ce portrait, celui que certaines font des hommes, est légitime, nécessaire, mérité parfois, indispensable pour réinventer nos rapports. Pour qu’ils soient plus égalitaires, plus universels. Et pourtant, faut-il qu’il soit aussi violent, aussi peu nuancé, aussi à charge ?
Je vous écris aussi de chez les hommes qui ont ressenti un profond sentiment de sidération devant l’ampleur de la libération de la parole qu’a été le mouvement #MeToo. Dans cette sidération, il y avait à la fois le sentiment d’avoir peut-être été un jour le « porc » en étant un peu trop insistant dans la drague ; il y avait aussi le sentiment d’avoir été sourd, aveugle, et d’avoir profité allègrement et inconsciemment d’un privilège uniquement basé sur le sexe. Il y avait également l’interrogation de savoir si nos mères, nos femmes, nos sœurs, nos filles étaient elles aussi victimes de tout ce que #MeToo révélait. Je vous écris de chez ces hommes qui se sont mis à douter, à s’interroger et à se dire qu’un changement était souhaitable. Je vous écris de chez ces hommes qui s’étonnèrent qu’aucun d’entre eux ne vienne prendre la parole et porter une voix aux côtés des femmes qui révélaient alors ce qu’elles avaient subi ou subissaient encore. Je vous écris de chez ces hommes qui exprimèrent alors la volonté et l’envie de se battre ensemble, femmes et hommes. Pour inventer du nouveau. Je vous écris de chez ces hommes qui pensent qu’il faut encourager les colleuses d’affiches qui rappellent le massacre dont sont victimes les femmes, et qu’il convient aussi de ne plus jamais taire cette violence et lutter contre ceux qui voudraient le faire.
Je vous écris de chez ces hommes qui ont sincèrement cru que la déflagration serait telle qu’elle nous amènerait – collectivement – à construire de concert. Mais ce ne fut pas le cas. Les hommes ne furent globalement pas au rendez-vous. Se terrant dans le silence, se demandant comment agir, ou pis, critiquant la façon dont la parole s’exprimait. Puis, les fronts se divisèrent. Pour ou contre le « droit d’importuner ». Tu ne peux pas parler, toi, « actrice bourgeoise » tu es « has-been », tu marques un but contre ton camp. Tu en as bien profité de l’époque, alors ne « viens pas maintenant salir notre combat et ce pourquoi nous nous battons ». Et toi, l’homme, tu restes un ennemi. Tu continues de nous oppresser, de ne pas comprendre, de nous payer 25 % de moins à compétences égales. Tu continues de ne pas vouloir que nous puissions accéder à la même visibilité dans l’espace public. Tu nous infliges des Polanski, des Darmanin, des « Ligue du LOL », etc. Tu nous agaces avec ton male gaze ou tes porte-parole « masculinistes » qui viennent nous expliquer que nous sommes en train de vous « castrer ».
Je vous écris de chez les hommes qui ont vu ce débat passer d’un mouvement de société puissant, joyeux, nécessaire, indispensable, salutaire – pour les hommes comme pour les femmes – à une guerre de tranchées. Celle des féministes pro-sexe contre les autres, celles des intersectionnelles essentialistes contre les universalistes et celle, surtout, des femmes contre les hommes, alors tous mis dans le même sac.
C’est ainsi que nous en sommes arrivés à voir un homme barbu demander à un animateur télé qui lui donnait du « Monsieur » : « qui vous dit que je suis un homme ? ». C’est ainsi que l’on en est venu à lire des chroniques intitulées, dans des médias sérieux, « L’hétérosexualité est dangereuse1 », à voir émerger des « lieux de débats ou des médias qui s’affirment non mixtes », ouverts seulement aux femmes. C’est ainsi que lors d’un débat nauséabond sur la possibilité ou non d’adopter ou d’avoir des enfants pour un couple de lesbiennes on a pu entendre les propos suivants : « j’aimerais que l’on revienne sur la question de la référence paternelle. On peut arrêter deux minutes avec ça ? J’aimerais que l’on m’explique pourquoi il faut avoir une référence paternelle. Vous voulez faire sortir un peu des études sur le rôle des pères dans la société dans le monde entier ? Moi, j’attends hein, parce que personnellement, en tant que femme, ne pas avoir de mari m’expose plutôt à ne pas être violée, à ne pas être tuée, à ne pas être tabassée, et ça évite que mes enfants le soient aussi. » Ces mots sont terribles, caricaturaux certainement. Certes, ils viennent contredire des propos lamentables sur le fait que sans père, un enfant ne pourrait pas grandir normalement – les exemples inverses sont légion et ce n’est pas exactement le débat ici –, mais en les écoutant et en les réécoutant, une chose frappe : pourquoi ce ton guerrier, martial, péremptoire et définitif ?
Des mots et une tonalité qui font désormais partie de tout un discours militant qui n’a qu’un seul objectif : faire émerger un affrontement. Sinon, pourquoi n’est-il pas rare d’entendre des appels à l’élimination des hommes ? Pourquoi n’est-il pas rare de lire que l’imaginaire des hommes aurait conquis l’esprit des femmes ? »
Extraits
« Esprit de séduction et esprit critique, voilà deux outils que Casanova possède et qui nous seront certainement utiles pour interroger tous les dogmatismes d’aujourd’hui. Ils seront aussi un moyen pour tracer les lignes d’une masculinité pour le XXIe siècle, qui peut peut-être s’inspirer de la masculinité «casanovienne». Loin des schémas de la virilité de vestiaire, mais aussi loin des caricatures de l’homme comme ennemi. «Il faut réinventer l’amour», scandait Rimbaud. En le paraphrasant, disons qu’aujourd’hui, il faut réinventer l’homme, pris dans un étau entre la performance patriarcale qui incombe – qu’on le veuille ou non – à chacun des hommes, et le nécessaire accueil des femmes dans l’égalité, C’est maintenant. Ou jamais.
Et en général, pour se réinventer, il faut revenir aux racines. Non pas aux racines romaines, mais aux racines vénitiennes. Aux racines qui viennent du passé mais tendent clairement vers l’avenir.
Entre donc ici Casanova, avec ton cortège de mots, de sens, d’aventures. » p. 29
« le drame des hommes et des femmes, en dehors des situations d’amour, en dehors des situations d’attachement profond, est une sorte d’absence de fraternité. Tout cela est dû à des siècles et des siècles de préjugés qui font que l’homme doit conserver son image virile et supérieure, la femme son image féminine, douce et soumise et que finalement, l’égalité dans l’explication franche, ouverte et libre (y compris dans les questions sexuelles) est un tabou. Au moment de la parution du livre, Romain Gary est vilipendé. On l’accuse même de porter atteinte à la virilité des hommes et de vouloir mettre à mal l’ordre social. Chancel lui en parle. Il précise encore sa pensée. “Je ne critique pas l’homme, je critique deux mille ans de civilisation qui font peser sur l’homme une hypothèse de fausse virilité qui pèse sur la société et qui est catastrophique. Cette intoxication, cette infection virile, n’a que très peu de rapports authentiques avec la virilité ou ce qu’elle est réellement. » p. 44-45
« Recentrons nous. Ce que j’avançais était qu’en plus de se transformer en érotisme au moment où elle entre dans le champ charnel, la séduction mute aussi en une curiosité complice et égalitaire des deux êtres humains concernés. Toujours entre deux partenaires de jeux. C’est ainsi que la sexualité érotique, faite de séduction, de complicité et d’égalité, est peut-être le plus grand champ des possibles qui soit et, par la même occasion, un terreau fertile d’élaboration d’un nouvel ordre social où l’homme et la femme, suite aux jeux qu’ils ont explorés et auxquels ils ont gagné ensemble, trônent désormais sur le pied d’égalité le plus parfait. » p. 90
« Ovidie, si elle fait le procès de nos constructions érotiques et sexuelles, invite également chacune et chacun à l’interrogation et surtout à l’invention. Ainsi, elle rappelle aux hommes qu’il ne convient pas de « baiser tout seul », mais elle demande aussi aux femmes de s’interroger sur la façon dont leurs fantasmes sont construits. Surtout, ce qui est passionnant dans tous ces ouvrages, c’est qu’ils ne sont jamais normatifs et, au contraire, ouvrent un grand éventail de possibilités et de discussions. En liberté et en égalité. Dans une curiosité complice et égalitaire. Dans une forme de réhabilitation de l’idée même de générosité. Et si, au fond, la séduction et l’érotisme tels que nous les entendons n’étaient rien d’autre qu’une générosité complice où l’on donne autant que l’on reçoit, où l’on partage et où l’on ouvre l’ensemble de ses sens? Pour ressentir ensemble. Plus globalement, ce que viennent souligner avec intelligence et humour ces ouvrages, c’est que cette libération salutaire des mots doit entraîner une nouvelle donne. Une nouvelle donne dans les mœurs de nos sociétés encore plombées par des siècles de patriarcat. » p. 100-101
« Je les imagine toujours s’écrire des mots d’amour. Comme ceux d’une irradiante certitude de Maria Casarès à Albert Camus: « nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus, nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre, nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, te rends-tu compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné? ». Camus et Casarès qui, eux aussi, choisissent la vie, la séduction, l’amour en parallèle. En addition. » p. 146
David Medioni est journaliste, fondateur et rédacteur en chef d’Ernest, qui lui a permis de rassembler ses deux passions, les livres et le journalisme. Celle des livres qu’il a cultivé très tôt en étant vendeur pendant ses études à la librairie la Griffe Noire. Après avoir bourlingué 13 ans durant dans les médias. À CB News, d’abord où il a rencontré Christian Blachas et appris son métier. Blachas lui a transmis deux mantras: «Ton sujet a l’air intéressant, mais c’est quoi ton titre?», et aussi: «Tu as vu qui aujourd’hui? Tu as des infos?». Le dernier mantra est plus festif: «Il y a toujours une bonne raison de faire un pot». David a également été rédacteur en chef d’Arrêt Sur images.net où il a aiguisé son sens de l’enquête, mais aussi l’approche économique du fonctionnement d’un média en ligne sur abonnement. (Source: Éditions de l’Aube / Ernest)
En deux mots
Étienne Choulier rencontre Stefán Meinhof à la Sorbonne. Ensemble, ils veulent tout simplement réussir à trouver une nouvelle idée dans leur discipline, la linguistique, pour passer à la postérité. Pour cela, ils vont s’isoler à Fontan dans les Alpes-Maritimes où ils espèrent trouver leur théorème. Ils ignorent alors qu’une Seconde guerre mondiale les attend.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Deux linguistes à la recherche de la gloire
Humour, érudition et belles trouvailles linguistiques. Laurent Nunez signe avec Le mode avion un roman autour de l’émulation et de la rivalité de deux linguistes bien décidés à passer à la postérité.
C’est une statue érigée devant la pharmacie de sa grand-mère à Fontan, petit village des Alpes-Maritimes, qui va finir par intriguer le narrateur. Elle représente Étienne Choulier, «homme de sciences qui a honoré Fontan de sa présence, de 1937 à 1955».
L’envie d’en savoir davantage sur cet illustre inconnu va lui permettre de découvrir qu’il s’agissait d’un linguiste et qu’il avait débarqué dans le village accompagné d’un confrère, Stefán Meinhof.
Les deux hommes s’étaient rencontrés à la Sorbonne et s’étaient trouvés un but commun, faire une grande découverte. Est-ce à la suite d’échecs successifs qu’ils finirent par quitter la capitale? L’histoire ne le dit pas. En revanche, les villageois se souviennent les avoir vus brûler leur bibliothèque un soir d’hiver et danser autour des flammes. À compter de ce jour, in les prit pour des fous, eux qui décidèrent d’arrêter de chercher dans les livres et de se concentrer sur eux-mêmes.
Le miracle va se produire après un énième voyage au bistrot, par une nuit noire, le 13 avril 1939. Ivre et blessé, Choulier se précipite vers son mas pour y griffonner les bases de son premier théorème avant de s’enfoncer dans le sommeil. À son réveil, il a besoin de trouver auprès de son compagnon la confirmation de sa découverte basée sur la manière de donner l’heure et plus précisément «la demande de précision chrono-linguistique». Une fois rassuré par Stefán Meinhof, il part pour Paris où il écume avec fébrilité les bibliothèques dans l’espoir de ne rien trouver qui ressemble de près ou de loin à sa découverte. Il veut avoir cette garantie avant d’adresser son article aux revues. Pendant ce temps à Fontan l’attente est aussi anxieuse que studieuse, car il fallait se montrer à la hauteur de ce complice.
C’est à la faveur de la guerre et de l’isolement de leur mas que Meinhof fera à son tour une découverte que l’on appellera «l’appel d’air linguistico-sexuel» et dont je vous laisse découvrir l’énoncé.
C’est que Laurent Nunez a construit son roman en trois parties et qu’après «les gestes barrières» et «le confinement» vient «la propagation». Et cette propagation est toute entière construite sur une petite théorie qui donne à ce roman tout son sel «il faut cacher jusqu’à la fin, jusqu’à la toute fin, le véritable centre de votre histoire». De ce point du vue, ce roman est sans doute ce qui se fait de mieux en la matière.
Ajoutons qu’à sa construction époustouflante, on admirera tout autant le style joyeusement érudit et la réflexion sur l’émulation scientifique et la paternité des découvertes. Voilà qui rapproche Laurent Nunez de Cyril Gely qui, avec Le Prix nous avait proposé il y a deux ans un tout aussi somptueux roman sur ce même thème. Là où la tension dramatique primait chez Gely, c’est ici le côté joyeuse fable qui l’emporte… et nous emporte!
Le mode avion
Laurent Nunez
Éditions Actes Sud
Roman
224 p., 17 €
EAN 9782330153878
Paru le 18/08/2021
Où?
Le roman est situé en France, d’abord à Paris puis dans les Alpes-Maritimes, à Fontan. On y évoque aussi Sostel, Menton et la vallée de la Roya.
Quand?
L’action se déroule autour de la Seconde Guerre mondiale, des années 30 à 50.
Ce qu’en dit l’éditeur
L’épopée tragicomique d’Étienne Choulier et de Stefán Meinhof – soit la vie et l’œuvre de deux linguistes anachorètes guettant l’éclair de génie et se jalousant jusqu’à un duel funeste. Deux aventuriers modernes de la langue française, qui se font la promesse d’en révéler les trésors insoupçonnés, et d’offrir à la postérité de nouvelles théories du langage, aussi inattendues qu’inoubliables.
Choulier et Meinhof étaient de jeunes professeurs de grammaire, discrets, charmants, ambitieux et doués : mais par-delà le goût de l’apprentissage, la volupté de l’étude, la passion de la transmission, tous ces beaux et nobles sentiments dont leurs proches les félicitaient – et qu’ils ne ressentaient vraisemblablement pas –, ils auraient aimé découvrir quelque chose, apposer leurs deux noms sur un nouveau continent mental, déterrer un trésor philologique, construire un beau système philosophique, présenter au monde, enfin!, une théorie incroyablement neuve. L. N.
Les premières pages du livre
« 1. La statue sur le rond-point
J’ai ma petite théorie sur les statues. Plus elles sont imposantes et moins elles en imposent. Plus leur volume est remarquable et moins on les remarque. Et puis qui prendrait du plaisir à contempler ce qui l’écrase ? En passant devant ces colosses qui n’offrent que de l’ombre, notre regard frôle le marbre ou glisse sur le bronze. Nos épaules se haussent.
On les voit mais on s’en fout.
Je l’ai vérifié cent fois à Paris, dans tous les parcs, sur toutes les places ; mais c’est pareil à Fontan. Près de la pharmacie que tenait ma grand-mère, sur un de ces ronds-points inutiles et fleuris, se dresse ainsi une énorme statue noire. À mon avis, elle fait bien cinq ou six mètres. Comptez deux mètres de plus pour le piédestal. Je l’ignorais pendant presque vingt ans, mais elle représente Étienne Choulier, “homme de sciences qui a honoré Fontan de sa présence, de 1937 à 1955”, s’il faut croire la plaque commémorative. En tout cas – comme ma théorie le prévoyait –, cela faisait des années que Choulier, gros comme une montgolfière, me regardait passer, fier, voire hautain, mais le regard calme, froid, disons même triste. (Je parle de lui, et un peu de moi.) La moustache anglaise, le nez très droit, les épaules basses. (Je parle de lui seul.) Il y a quinze jours, pour la première fois de ma vie, je l’ai regardé avec attention : son buste est penché démesurément. On dirait que sa jambe droite, en avant, lui sert d’appui. Sa jambe gauche, plus libre, a le talon levé : l’impression donnée est qu’il court ou qu’il se précipite, d’autant qu’il tient du bout des doigts une liasse de papiers. J’ai traversé la route pour voir cela de plus près ; et le vieux Pascal m’a surpris dans mes rêveries. “Tu t’intéresses à Choulier maintenant ? Je dis toujours que c’est le patron du village ! C’est en tout cas notre saint à nous, les intellos, grâce aux deux théorèmes qu’il a trouvés quand il vivait au mas Chinon.” Comme il a été mon instituteur (il y a longtemps), Pascal cherche toujours à m’impressionner… Pour moi, le mas Chinon n’a jamais été qu’un gros tas de ruines près de l’étang d’Escande, à la sortie du village… C’est là qu’un été, adolescent, j’ai embrassé une fille pour la première fois. Et quelqu’un d’important vivait donc parmi ces débris ? Pascal sourit en hochant la tête. “Personne n’a fait attention à Choulier lorsqu’il s’est installé chez nous ; c’était lui-même un ours. Mais quand ses trouvailles ont été validées par l’Académie, et avec tout ce qu’il y a eu dans les journaux, à la télé, tu te doutes bien qu’une partie de sa gloire est retombée sur le village.” Je comprends mieux : le mas s’écroulait, alors on a élevé une statue. Pascal me dit qu’ensuite le maire a même créé une bourse Choulier, pour récompenser les meilleurs élèves de Fontan. Je ne l’ai jamais eue, ni aucun de mes amis. Mais je ne suis pas rancunier (enfin un peu, comme tout le monde), et comme je suis au chômage, que cette statue trône devant la pharmacie de ma grand-mère, et que j’ai remarqué qu’on ne la remarquait pas, j’ai décidé d’enquêter sur ce fameux Étienne Choulier.
Vous allez voir: j’ai très bien fait.
2. Les deux linguistes
Première surprise : Étienne Choulier n’était pas venu seul à Fontan, dans ce vieux mas Chinon à présent démoli. Il y avait avec lui Stefán Meinhof, même si très peu de gens ont entendu parler de ce dernier. Les deux hommes s’étaient rencontrés en janvier ou février 1935, à la cantine de la Sorbonne. Je ne vais pas jouer aux romanciers et décrire ce qu’il y avait au menu, et les sauces et le goût de chaque plat, mais voici ce que j’ai appris grâce à mes recherches en bibliothèque, et grâce aux petites vieilles du village, souvent plus bavardes que les livres.
À l’époque, Choulier avait trente ans : brun, trapu, barbu, et toujours les mâchoires serrées. Ses collègues assurent qu’il vous regardait toujours droit dans les yeux, mais comme si vous n’étiez pas là. Ils savaient dès lors peu de choses sur lui. Né dans le Jura. Grands-parents ? Agriculteurs. Parents ? Instituteurs. Enfant sage, adolescent timide et dégingandé, étudiant ivre de poésie romantique. Et puis soudain : plus jeune agrégé de grammaire. Il y a des arbustes tordus ridiculement qui d’un coup crèvent le ciel. Du reste : pas marié, pas d’enfants. Pas vantard – je l’ai déjà dit ? Le professeur Choulier enseignait donc la grammaire à des étudiants chevelus, très sûrs d’eux, et bavards. Comment le leur reprocher ? Ils croyaient déjà tout savoir de la grammaire française, puisqu’ils parlaient tous parfaitement français… Très vite, Choulier avait renoncé à les sermonner et à les contredire : il se contentait de faire l’appel et de donner quelques exercices, qu’il corrigeait ensuite d’une voix morne, s’interrompant dès que la sonnerie retentissait – même en plein milieu d’une phrase. Le pluriel des verbes réfléchis ; la déshérence du subjonctif passé ; la féminisation des noms de métier : ses cours l’ennuyaient presque autant que ses étudiants.
Il aimait pourtant les agacer, les voir douter. Il avait pris l’habitude de leur parler très franchement, dès la première heure de cours : “Je serai votre professeur cette année, mais je crois que je ne peux rien faire pour vous. Absolument rien. Si vous réussissez dans vos études, ce sera soit par l’intelligence soit par l’effort. Par l’intelligence : et il faudra dès lors remercier votre cerveau et ses neurones, et donc juste la génétique, et donc juste vos parents. Par l’effort : et là il faudra juste vous remercier vous-mêmes. C’est injuste mais c’est ainsi : soit l’inné, soit l’acquis. Moi, je ne crois pas avoir ma place dans l’équation. Je ne peux absolument rien pour vous. Je ne changerai assurément rien dans vos destinées. J’attends pourtant de vous tous du calme, et beaucoup d’assiduité. Oui, il faudra venir et m’écouter toute l’année, et puis même faire ce que je vous demanderai. Ne me demandez pas pourquoi.” Dans l’amphithéâtre, les étudiants se tordaient de rire, refusant de voir la grande vérité dans la petite blague.
D’après la plupart des témoignages, Choulier était d’un naturel calme, bon vivant, à la fois craintif et poli. Très poli. Imaginez un moine sans bure. Peu coquet : il devait avoir trois chemises et deux pantalons. Frileux aussi : il avait toujours un foulard autour du cou. C’était un professeur très peu impliqué, c’est-à-dire qu’il parlait beaucoup mais qu’il ne s’exprimait guère. Comme il ne voulait la place de personne, et qu’il refusait les heures supplémentaires que l’administration voulait lui confier, les autres professeurs l’appréciaient et recherchaient sa compagnie ; mais ils le trouvaient également bizarre. Disons : saugrenu. Il était le genre de type, quand vous lui demandiez l’heure, à vous répondre impassiblement : “Il est la mort moins le quart, mais j’avance.”
Souvent, le midi, il posait son plateau de cantine très doucement, sur une des grandes tables réservées aux professeurs. Il s’asseyait dans le même silence, sans un regard pour personne ; puis il mettait les mains sur la tête. Il soupirait, marmonnant deux ou trois fois : “Je suis malade…” Et toujours – toujours ! – il y avait quelqu’un pour lui demander ce qu’il avait, pour essayer de l’aider, ce pauvre homme qui semblait si triste et si mal. Et toujours – toujours ! – Choulier relevait la tête, expliquant dans un demi-sourire : “C’est incurable hélas. J’ai une très grave maladie, horrible de nos jours : je vois le langage.” Il partait enfin dans un gros éclat de rire, qui faisait trembler son corps et avec lui tout le banc des professeurs. Et voilà, c’était tout ; mais cela lui suffisait à toujours rire un peu plus, et aux autres professeurs à toujours un peu moins le considérer.
Un jour toutefois, tandis qu’il achevait encore une fois cette blague qu’il devait par conséquent prendre très au sérieux, tandis qu’il murmurait : “Je vois le langage”, et qu’il riait déjà de lui-même comme de la tête de ses camarades de table, celui qui avait été le plus jeune agrégé de France sentit une main toucher son épaule. Un homme en costume brun était derrière lui, ni peiné ni souriant, qui lui souffla juste : “Idem.” Et comme Choulier ne semblait pas comprendre, ni ses collègues alentour, alors l’homme resté debout, après s’être mordu les lèvres, se pencha un peu pour être plus explicite : “Idem pour moi.” Le visage de Choulier demeurait perplexe, et l’autre avait donc été obligé d’ajouter : “Idem : même maladie”, tout en hochant la tête lentement, longuement, logiquement.
Choulier ne finit pas son repas ce midi-là.
Choulier venait de rencontrer Meinhof.
3. Les répétiteurs
Idem : et en effet, ces deux-là comprirent vite qu’ils se ressemblaient beaucoup. L’un avait trente ans, l’autre en avait vingt-cinq : ils n’avaient peut-être pas le même âge mais ils éprouvaient déjà, devant les êtres et la vie, exactement le même ennui. Tous deux n’attendaient de l’existence ni l’amour ni la gloire, ni même la richesse, ni même le plaisir – ni même l’absence complète de déplaisir. Ils cherchaient autre chose : et si j’ai encore un peu de mal à les comprendre, à cerner leurs personnalités, je crois qu’ils voulaient quelque chose de très simple et de très compliqué à la fois. Ils voulaient trouver.
Tous deux étaient de jeunes professeurs de grammaire, discrets, charmants, ambitieux et doués : mais par-delà le goût de l’apprentissage, la volupté de l’étude, la passion de la transmission, tous ces beaux et nobles sentiments dont leurs proches les félicitaient – et qu’ils ne ressentaient vraisemblablement pas –, ils auraient aimé découvrir quelque chose, apposer leurs deux noms sur un nouveau continent mental, déterrer un trésor philologique, construire un beau système philosophique, présenter au monde, enfin !, une théorie incroyablement neuve »
Extrait
« Et voilà : sans livres, sans collègues, sans élèves, sans amours ni amis, sans contraintes et sans horaires, sans radio ni téléphone, sans même de boîte aux lettres, sans donc rien de ce qui aurait pu les empêcher de réfléchir autant qu’ils voulaient, Choulier et Meinhof crurent qu’ils allaient enfin réfléchir autant qu’ils le voulaient. Il n’y avait plus rien, absolument plus rien autour d’eux ! – rien que le silence pour entendre le langage… Le ciel lui-même, durant ces premiers mois de 1939, avait perdu ses longs nuages. Tout était bleu par-dessus les montagnes. Tout était vide. Et puis l’air piquait terriblement les narines, le vent mordait les visages et les cous, les écharpes demeuraient inutiles, les bonnets et les gants paraissaient vains : l’hiver ici n’a rien de l’hiver parisien. C’est une saison terriblement pure, c’est-à-dire terriblement morte, où tout semble figé dans le gel et l’ennui. Les gens hibernent alors tout autant que les animaux. Dieu lui-même semble frileux : la nuit tombe si tôt qu’on se demande certains soirs s’il a vraiment fait jour. »
Laurent Nunez a été professeur de lettres, critique littéraire, rédacteur en chef du Magazine littéraire. Il est désormais éditeur et écrivain. On lui doit des ouvrages passionnants sur le pouvoir de la littérature, comme Les Récidivistes (Rivages poche, 2008), L’Énigme des premières phrases (Grasset, 2017), et Il nous faudrait des mots nouveaux (Les éditions du Cerf, 2018). (Source: Éditions Actes Sud)
En deux mots
Cécile Caprile retrouve sa Suisse natale et son amant pour une escapade qui va la mener d’abord quelques années plus tôt avec la découverte d’un corps dans les Alpes puis jusqu’aux années d’Occupation. Une promenade nostalgique entre espionnage et rumeurs, entre mystère et relations troubles.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Les secrets du cadavre dans la crevasse
Thierry Dancourt a exhumé les pages troubles de l’Occupation et un fait divers dans les Alpes suisses pour construire un roman tout de nostalgie et de mystère. Modianesque en diable!
Dans Jeux de dame, l’héroïne s’appelait Solange Dorval et fumait des State Express 555. Dans les années 1960, elle circulait en coupé Volvo P1800 beige. Il est aisé de faire le parallèle avec Cécile Caprile, l’héroïne de Silence radio, le nouveau roman de Thierry Dancourt. Nous sommes toujours à la même époque, même si nous remonterons par la suite jusqu’aux années troubles de l’Occupation. Cécile fume cette fois des Du Maurier, avale de l’Alka-Seltzer comme si elle prenait un verre de soda et voyage beaucoup en train. Quand on fait sa connaissance, elle est à Genève, dans l’attente de regagner Paris, où elle vit désormais. Elle connaît bien la ville du bout du lac Léman pour y avoir grandi et fait des études dans un établissement privé. Il lui arrive du reste, comme cette fois, de croiser certains membres de la bande dont elle faisait partie. Elle a ensuite travaillé pour Radio Lausanne, participé à un projet de pièce radiophonique et fait la connaissance de son futur amant. En suivant son mari à Paris, elle a conservé sa double-vie et revient régulièrement en Suisse pour retrouver Franck. Cette fois, les amoureux vont passer quelques jours à Vals, dans les Grisons, la station réputée pour son eau minérale Valser.
L’ambiance est parfaitement adaptée au paysage, avec ses zones d’ombre et ses mystères, ce silence dans un endroit où ne semblent vivre que le gardien – autre homme étrange – et Richard, l’ami de Franck.
C’est dans ce décor de neige qu’ils vont apprendre la découverte d’un «corps gisant au fond d’une crevasse, conservé quasiment intact par le glacier». L’article de journal précise que la gendarmerie de Chamonix qu’il s’agit de «l’un des deux alpinistes disparus sur le versant sud de l’aiguille du Tour il y a une dizaine d’années. Certaines fractures constatées laissent supposer que, avant de chuter dans la crevasse, l’homme a glissé le long de la pente sur une centaine de mètres.» Une découverte qui va secouer Franck, puisqu’il n’a guère de doute sur l’identité de cet homme, et le pousser à partir. Voilà Cécile isolée avec Richard. Voilà aussi pour Thierry Dancourt l’occasion d’un second bond en arrière. Car l’accident des années cinquante trouve sa source dans les années quarante, à l’époque trouble de l’Occupation. C’est avec un sens aigu de la tension dramatique que l’auteur va livrer les indices, reconstruire l’histoire. À la manière d’un Modiano qui aurait croisé John Le Carré, il nous offre tout à la fois un formidable thriller, une difficile quête aux souvenirs et une formidable réflexion sur la duplicité et les jeux de rôles que les circonstances nous font quelquefois endosser, presque à notre insu. C’est subtil et servi par un style classique, parfaitement au service de l’intrigue.
Silence radio
Thierry Dancourt
Éditions de la Table Ronde
Roman
240 p., 18,50 €
EAN: 9791037108616
Paru le 8/04/2021
Où?
Le roman est situé en en Suisse, en Suisse, à Genève et environs, puis à Lausanne et dans les Grisons, à Vals en venant de Coire. On y passe aussi par Montreux, Vevey, Champex, Martigny du côté suisse et par Cluses et Annemasse du côté français. Une partie du roman se déroule aussi à Paris et on y évoque Rothau et le camp du Struthof ainsi qu’un séjour à Ménétréol-sur-Sauldre.
Quand?
L’action se déroule de 1942 aux années 1960.
Ce qu’en dit l’éditeur
1960. Cécile vit à Paris, mais son amant vit en Suisse. C’est là-bas qu’elle l’a rencontré, quand tous deux travaillaient pour Radio Lausanne, et là-bas qu’elle continue de le retrouver. De chambres d’hôtel en gares de province, elle fume ses Du Maurier, avale de l’Alka-Seltzer comme de l’eau en écoutant les silences de Franck, qui se ferme comme une huître dès que l’on évoque le passé. Leur séjour dans une station thermale désaffectée avec Richard, un vieil ami, n’échappe pas à la règle : au bout de quelques jours, Franck s’absente, laissant un mot des plus vague. Richard ne sait pas plus que Cécile quand il reviendra, ni pourquoi il est parti. Malgré tout, il croit pouvoir éclairer Cécile sur l’histoire de Franck. Il faut remonter au temps de la guerre, traverser de nouveau la frontière, vers le Paris occupé. Dans la station déserte, guidée par la voix de Richard, Cécile entreprend ce voyage à rebours, du silence enneigé des montagnes suisses à celui, plus inquiétant, d’une radio qui n’émet plus.
Les premières pages du livre
« — Qu’est-ce que je vous sers, madame Caprile ?
— Un Alka-Seltzer.
— Votre café en même temps ou ensuite ?
— Ensuite, je vous prie.
Le San Remo est un restaurant italien qui, l’après-midi, fait salon de thé, et on peut alors y prendre une boisson chaude avec des petits gâteaux, des « pièces sèches », comme on les appelle. Habillant les murs, de hautes glaces, des trumeaux, des décors en stuc, des panneaux en bois peint représentant, dans les tons bleus, des scènes champêtres et des personnages du folklore, par exemple Arlequin. Des banquettes recouvertes de velours bordeaux. Une moquette épaisse, aux motifs géométriques, sur laquelle on a l’impression de rebondir. Au bout de la salle, la paroi vitrée donne rue des Eaux-Vives, où tombe, limpide, fluide, une lumière printanière. De l’autre côté – le San Remo forme l’angle –, l’avenue Pictet-de-Rochemont file en direction de la route de Chêne, qui conduit à Chêne-Bougeries.
Cécile Caprile est attablée non loin de la desserte des pièces sèches. À ses pieds, le sac de voyage dans lequel elle a rangé quelques affaires de montagne, des vêtements chauds. Elle consulte la carte, hésite, se demande si au lieu des sablés aux amandes auxquels elle est, dit Franck, « abonnée », elle ne goûterait pas plutôt à leur nouveauté : le délice meringué.
— Cécile, quelle surprise…
Elle redresse la tête. S’approchant d’un pas vif, une femme d’une trentaine d’années vêtue d’un tailleur gris chiné, un manteau de demi-saison pendant à son bras, un journal à la main.
— Rosy…
Cécile se lève, et les deux jeunes femmes s’embrassent. Rosy s’écarte, prend du recul :
— Montre-moi comme tu es élégante, ma chérie.
Lentement, elle détaille Cécile de la tête aux pieds – polo, pantalon corsaire serré à la taille, souliers vernis noirs –, puis :
— Je peux m’asseoir cinq minutes ?
Elle suspend son manteau au dossier de la chaise, pose le journal sur la table.
— Mais naturellement, Rosy.
Installée en face de Cécile, elle déboutonne la veste de son tailleur :
— Quelles températures nous avons, mon Dieu, pour un début d’avril. Alors, ma belle, te voilà de retour parmi nous ?
— Non, Rosy, pas exactement. Tu sais, mes parents habitent toujours là, je viens leur rendre visite tous les deux ou trois mois.
— Oui, tu me l’avais dit la dernière fois. Il y a combien de temps ? Bien quatre ans, non ?
— Environ. Et d’ailleurs ici même, au San Remo.
— Tout juste. Tu es une habituée ?
— C’est… sur le chemin… entre leur domicile et la gare…
Le garçon dépose sur la table un verre d’eau et une soucoupe contenant une pastille d’Alka-Seltzer.
— Avec le café, lui demande Cécile, pourrez-vous m’apporter votre nouveauté ?
— Le délice meringué ?
— Le délice meringué.
Se tournant vers son amie :
— Pièce sèche, Rosy ? Boisson humide ?
— Allez, je me laisse tenter… Discrète entorse à mon régime… personne n’en saura rien…
Elle déplie la carte, la parcourt en la tapotant de l’index. Cécile la regarde. Rosy et son allure, sa mentalité de petite-bourgeoise des bords du lac… Mais elle-même, Cécile, quelle est son allure, quelle est sa mentalité ? Ne fait-elle pas partie, comme les autres, de cette petite bourgeoisie des bords du lac ? Ou n’en ferait-elle pas partie, sans toutes ces complications ? Et que lit-on d’une vie sur un visage ? Que saisit-on de celle de Cécile, en quelque sorte divisée – ou multipliée – par deux depuis si longtemps ?
— Pour moi ce sera un macaron au chocolat et un thé noir.
Le serveur prend son calepin, humecte un doigt pour aller à la page suivante et se met à écrire. Une graphie appliquée, ample, stylisée.
— Tu l’as vu noter ma commande ? observe Rosy après son départ. Des pleins et des déliés, presque.
— Oui, il a toujours fait ça. Le service est long, long… Et pour peu qu’il ait à s’occuper de plusieurs clients… Un jour que je le remarquais, il m’a répondu qu’une commande joliment notée est le gage d’une commande correctement exécutée.
— Diable.
Cécile laisse tomber dans son verre le comprimé effervescent. Il tournoie sur lui-même, mû par sa propre disparition.
— Mal de tête, ma chérie ?
— Comme chaque fois que je suis de passage à Genève.
Rosy termine le craquelin qu’elle a demandé à la suite de son macaron. Des deux mains, elle rassemble les miettes sur la nappe et les met dans son assiette.
— Erika Classis…
C’est parti, se dit Cécile : comme il y a quatre ans, comme elle s’y attendait, et le craignait, Rosy va passer en revue les membres de « la petite bande », un à un.
— Erika Classis est toujours à Vevey…
Mathilde Francillon, toujours dans ses pensées, ses rêves irréalisés, « et du reste irréalisables » ; Fernand Duvanel, toujours à « chercher quelque chose sous les jupes des femmes, à quoi s’attend-il ? » ; Robert Bouvier, consacrant toujours plus de temps à son Riva qu’à sa famille ; Véra Vernier, toujours « aussi fantaisiste que son mari, notaire » ; Claude Courvoisier, secrètement amoureux d’elle depuis quinze ans ; Hubert Givray, amoureux d’un peu tout le monde ; Barbara Doll, si en retrait en toutes circonstances, « Barbara Doll existe-t-elle ? » ; Paule Diesbach, enfin, égale à elle-même, tellement vache à lait.
— Soupe, Rosy.
— Comment ?
— Soupe au lait.
— Oui, bien sûr… En tout cas Paule n’a pas changé d’un iota depuis le lycée, pas évolué.
Le lycée Pérel-Bollens, établissement privé réputé, situé à Florissant, où elles se sont connues, où s’est formée la petite bande. Certains de ses membres continuent à se fréquenter, ou bien se suivent de loin en loin, brouilles et embrouilles, rivalités et inimitiés ayant éloigné les uns, rapproché les autres. Cécile ne l’écoute plus que d’une oreille flottante. Tous ces gens… Depuis son installation à Paris, tous ces gens ne sont plus que des noms, quelques-uns même pas des noms.
— Ils réclament tous de tes nouvelles. C’est vrai que tu as bien coupé les ponts, Cécile. Tu ne revois plus personne… Tu sais quoi ? Quand je pousse le bouton du poste, le samedi soir, je pense systématiquement à toi.
— Tu n’as pas encore cédé aux sirènes de la télévision, tu restes fidèle à la radio…
— Eh oui, ma belle. Les temps changent, paraît-il, mais Rosy Bell, non. Et puis je suis fidèle, de manière générale, je ne t’apprends rien…
Elle tire de son sac à main une boîte de fond de teint, jette un coup d’œil dans le miroir ovale, « un peu déformant sur les côtés, chaque fois je sursaute ». D’un geste qui doit lui être familier, elle porte ensuite les mains à ses boucles d’oreilles, comme pour s’assurer qu’elles sont toujours là.
— Enfin, reprend-elle, ce n’est plus vraiment comme par le passé, Les Ondes de l’angoisse. Moins de créations originales, beaucoup d’adaptations anglo-saxonnes…
— Les moyens vont au petit écran.
— De fumée. Fumée d’opium… opium du peuple… Qui a dit ça ? Je ne sais plus.
— Karl Marx.
— Quoi qu’il en soit, les rares soirs où il m’est arrivé de tomber sur un spectacle de cirque à la télévision, j’ai eu l’impression que des dizaines de personnes et d’animaux débarquaient soudain dans mon salon.
Les yeux de Cécile obliquent vers La Tribune de Genève posée sur le coin de la table, s’efforcent d’en déchiffrer les titres à l’envers.
— Toute une affaire, ma chérie, cette Tribune de Genève, un vrai cauchemar. Figure-toi qu’au moment de régler je m’aperçois que je n’ai pas assez. Et combien crois-tu qu’il me manquait ? Tiens-toi bien : cinq centimes. Le type du kiosque n’a rien voulu entendre, tu connais les commerçants.
Rosy a demandé de l’argent à une autre cliente, laquelle a pris la chose de haut, avant de lui répondre n’avoir sur elle que des billets ; elle s’est alors adressée à un jeune homme qui sortait d’une cabine téléphonique.
— Entre nous, tu me vois, obligée de mendier quelques pièces dans la rue ? Si une de mes connaissances était passée à cet instant… Mais bon, ce jeune – charmant au demeurant – a bien voulu me dépanner, heureusement.
Cécile fixe la trace de rouge à lèvres aux contours nets qui s’est imprimée sur la tasse de Rosy, empreinte fossile, mais colorée, d’un petit animal rampant des temps anciens.
— Quelle histoire, dis donc. Quelle aventure.
— Ah, Cécile, tu n’as pas changé, toujours prompte à te moquer de ta vieille camarade.
— Allons, Rosy, allons… Quoi de neuf, sinon ?
— Oh, la vie palpitante d’une femme au foyer. Foyer qui s’est peu à peu transformé en champ de ruines… et de mines… Mon mari et moi, éternels ennemis jurés… Dieu merci ses affaires l’emmènent loin, tu connais ça comme moi, avec Georges. Le commerce à l’international…
— Oui. De plus en plus loin, de plus en plus souvent.
— Tu sais, ma belle, nous t’avons toutes un peu enviée. Ton travail à la radio, cette foule de gens intéressants que tu auras eu l’occasion de côtoyer, ces écrivains, ces artistes… Avoir pu ainsi connaître autre chose, changer d’horizon… Alors que nous autres, les filles de Pérel-Bollens… Enfin, on ne rejoue pas la partie, n’est-ce pas, c’est impossible de rejouer la partie…
Elle finit son thé :
— Bien. Sur ce, je vais y aller. Ton train pour Paris est à quelle heure ?
— Seize heures trente-huit.
— C’est dommage de ne plus se voir, soupire Rosy en se levant. Tu ne trouves pas ? Fais-nous signe, le prochain coup.
— Promis.
Cécile allume une cigarette et regarde son amie traverser la salle du San Remo, pousser la porte à tambour puis s’engager avenue Pictet-de-Rochemont, son manteau sous le bras, de cette démarche dansante, légèrement désaxée, légèrement apprêtée, frôlant le déséquilibre, parfois la chute, qu’elle affichait déjà à Pérel-Bollens et dans les allées du club de natation qu’elles fréquentaient presque toutes. Elle s’était fabriqué cette façon personnelle de se déplacer en vue, selon Véra Vernier, de faire la maligne, en vue, selon Rosy elle-même, de marquer durablement les esprits et accessoirement de capter l’attention, captiver l’imagination d’hommes éventuels.
Cécile commande au garçon un deuxième Alka-Seltzer. Elle consulte sa montre, puis l’horloge murale. Dans trois quarts d’heure elle sera à bord de son train « pour Paris ».
Elle lui a donné le numéro de la voiture, mais non, il n’est pas là pour l’accueillir. Sur le quai, elle marche le long des wagons rouges parmi les autres voyageurs, à bonne distance d’un groupe de jeunes gens portant des skis et d’énormes sacs à dos (auxquels est fixé du matériel d’alpinisme, piolets, cordes, chaussures à crampons), et se suivant en colonne, telles ces industrieuses fourmis qui convoient des charges bien trop lourdes et volumineuses pour elles. Tout à l’heure, dans leur compartiment, à l’approche de la gare, ils ont entonné ensemble, en allemand, ce que l’un d’entre eux a nommé un chant d’arrivée, dont les accents agressifs, guerriers, presque, ont glacé le sang de Cécile. Tout cela n’est pas si loin…
Au bout du quai, toujours personne. Il a du retard, pour changer. Peut-être un ennui d’auto. Elle ferme le col de sa parka ; il fait plus humide et plus froid qu’en Suisse romande, cinq ou six degrés de différence. Les voyageurs se dispersent, des couples s’enlacent, le groupe d’alpinistes a déjà disparu et sa voisine de train va à la rencontre d’un homme tenant une pancarte HÉLÉNA au-dessus de sa tête : bientôt Cécile se retrouve seule sous le halo blanc des réverbères.
La voyant s’approcher du comptoir, la serveuse – ses cheveux, bizarrement pour une femme, sont coupés en brosse – lève la main :
— Je préfère vous prévenir tout de suite, madame, le service se termine dans vingt minutes. Et je viens de nettoyer ma machine, c’est fini, je ne fais plus de chaud.
— Dans ce cas je vais prendre un verre d’eau froide.
— De Valser ?
— Oui, si vous voulez.
Cécile guette son arrivée à travers la vitre, mais celle-ci, du fait de l’obscurité au-dehors, réfléchit l’intérieur de la pièce : le mur en pierres apparentes, les publicités pour les alcools, les tables en Formica. Son arrivée… Que faire s’il ne vient pas, la laisser ici, au fond des Alpes suisses, unique cliente de ce buffet de gare quasiment fermé ? Il ne lui a donné – comme d’habitude – aucun numéro de téléphone, aucun lieu précis où, le cas échéant, le rejoindre. Lui reviennent en mémoire de tels moments de doute dans certaines des villes étrangères où il leur est arrivé de se fixer rendez-vous : Madrid, Londres… Elle sort de son bagage l’hebdomadaire L’Écho illustré qu’elle a acheté à Genève, et le feuillette.
— Tu es là depuis longtemps ?
Cécile tressaille, se tourne :
— Franck…
Ils s’embrassent, se serrent l’un contre l’autre.
— Je ne t’ai pas entendu venir. Franck le passe-muraille…
Il est désolé, sincèrement désolé de son retard, il était même en avance, tellement en avance que, pour tuer le temps jusqu’à l’heure du train, il a fait quelques pas dans le centre historique d’Ilanz dont Richard lui a recommandé les demeures baroques du XVIIe siècle, mais voilà, il s’est trop éloigné.
Il se tient devant elle, les joues mal rasées, si beau. Anorak, bonnet, bottines fourrées, blue-jean : elle a rarement l’occasion de le voir ainsi, en tenue décontractée, lui d’ordinaire en complet. Il prend le bagage de Cécile et ils se dirigent vers la gare routière où stationne un car postal, moteur allumé. Le chauffeur, après y avoir rangé deux valises et une luge, est en train de refermer la soute.
— C’est le dernier de la journée, dit Franck.
— Tu n’es pas en voiture ?
— Je n’en ai pas, ici.
— Et Richard, il n’en a pas non plus ?
— Tu sais, Richard et ses petites affaires personnelles…
— Et comment fait-on, sans voiture ? C’est isolé, non ?
— Un peu, oui. On ne peut pas aller plus loin, c’est un cul-de-sac. Mais tu verras, une fois calé là-haut, on n’a pas trop de raisons d’en bouger.
— Ou pas trop le choix, donc.
Dans le car, un couple occupe une banquette voisine de la leur. Le pinceau des phares soustrait à la nuit le ruban sinueux de la route, se faufile dans la profondeur des forêts de mélèzes, enrobe tout d’une éphémère pellicule jaune. Çà et là, à mesure que l’on gagne en altitude, les plaques de neige deviennent plus fréquentes et plus épaisses, le vide des précipices plus vertigineux.
Cela la remplit de joie, de se trouver aux côtés de Franck dans cet autocar. Depuis combien de temps n’ont-ils pas voyagé ensemble ? La dernière fois ce devait être l’année dernière, à Copenhague.
— Alors, demande-t-elle, que fais-tu de tes journées ? Balade, lecture ?…
— Je m’ennuie.
— Tu t’ennuies ! Allons bon.
— Sans toi.
— Comme tu y vas, Franck. Parle-moi plutôt de ton Richard et son ancien hôtel…
En réalité, explique-t-il, un ensemble hôtelier adossé à un centre thermal actuellement en faillite. Ce centre, Aqualis, créé autour d’une source d’eau chaude, a connu de belles heures au cours des années qui ont suivi son ouverture il y a dix ans, en 1950, avant de subir la concurrence de stations aux tarifs meilleur marché, plus traditionnelles, et surtout moins perdues, si bien que l’établissement a fermé ses portes après seulement neuf années d’activité. Il a accueilli des colonies de vacances et des classes de neige, mais là encore cette reconversion aura été de courte durée, à croire que l’endroit, déjà cruellement touché par une avalanche meurtrière, endeuillé ensuite par la mort accidentelle de deux ouvriers sur le chantier de construction, est frappé de malédiction. Plusieurs sociétés d’investissement ont manifesté leur intérêt, apportant dans leurs cartons des idées de nouvelle affectation, hôtel de luxe, maison de repos ; toutefois, rien n’est fait à ce jour.
Quand il a pris son poste, Richard a quitté l’appartement qu’il habitait au village pour un logement de fonction dans l’un des quatre immeubles composant l’ensemble. Fonction… La personne chargée de le recruter lui a parlé, simplement, de « veille » : veille sur les différents bâtiments, veille sur les allées et venues, veille sur les mouvements alentour.
— Veille active, précisa le recruteur. Et elle inclut le gardien.
— Comment ça ? s’étonna Richard.
— Il faut aussi veiller sur le gardien, et même, étant donné l’individu, le surveiller.
— Parce qu’il y a déjà un gardien ?…
— Vous, vous serez régisseur.
À la sortie d’un énième tunnel – avec son éclairage sépulcral dispensé par des lanternes suspendues à intervalles irréguliers, ses parois de roche brute le long desquelles ruissellent des eaux d’infiltration, celui-ci, plus encore que les précédents, présentait l’aspect d’une grotte –, ils passent devant un panneau publicitaire aux couleurs délavées où figurent, représentées en perspective, les installations du centre. Chapeautant l’image, ces mots : VALS – AQUALIS – THERMALBAD, suivis d’un slogan dont certaines lettres sont effacées : DAS WIEDERGEFUNDENE LEBEN. Dans les marges de l’affiche sont dessinées des gouttes d’eau géantes qui fusent en une gerbe symbolisant le dynamisme, la vitalité.
Le ciel, vaste, haut, dégagé, maintenant que les nuages se sont écartés, est troué par le disque phosphorescent de la lune, à l’arrondi légèrement mangé. Ses rayons, lorsqu’ils viennent frapper les versants enneigés, renvoient une clarté froide, métallique, irréelle. En contrebas, sur une rive du Valser Rhein, une bâtisse en pierre grise est le point de départ d’un entrelacement de câbles portés par de puissants pylônes, qui la relient à l’une des deux centrales hydroélectriques d’Ilanz.
La route, dont la pente devient très prononcée, enchaîne ses lacets dans un paysage à présent plus dur, par endroits dépourvu de végétation, complètement minéral. À chaque virage en épingle, que le chauffeur aborde sans ralentir, le buste couché sur son grand volant, penché du côté intérieur de la courbe comme pour faire corps avec la machine, ou contrepoids, Cécile a la sensation que le sol se dérobe, que le vide se creuse sous elle.
— Nous arrivons bientôt ?
— Oui, c’est tout près.
— À droite après le bout du monde…
Depuis Sankt Martin, ils n’ont pas traversé un village, vu une habitation, croisé un véhicule (sinon celui immobilisé – panne, accident ? – dans l’une des aires aménagées le long de l’accotement pour faciliter la circulation à double sens sur cette chaussée désormais trop étroite). Le couple de la banquette voisine a engagé une discussion qui a vite tourné à la dispute, puis au silence hostile. De temps en temps, un mot méchant s’échappe encore d’entre les lèvres de l’un, ultime projectile lancé au visage de l’autre.
— Petite mine, Cécile. Fatiguée ?
— Fatiguée. À la correspondance de Coire je me suis endormie dans la salle d’attente, le chef de gare a dû me secouer. Ce long trajet à travers tout le pays… et puis tu sais sur qui je suis tombée au San Remo ? Rosy Bell. Elle m’a épuisée. Je crois t’avoir déjà parlé de Rosy.
— Lycée Pérel-Bollens… Tu lui as dit que tu partais quelques jours au grand air ?
— Autant annoncer la nouvelle à tout le canton de Genève. »
Extraits
« Après que Cécile a quitté la pièce, Franck explique qu’un article intitulé «Nouvelles macabres de l’aiguille du Tour» relate la découverte, il y a deux semaines, d’un corps gisant au fond d’une crevasse, conservé quasiment intact par le glacier. On y fait le lien avec un accident survenu à cet endroit par le passé: sous réserve d’une confirmation par les archives de la gendarmerie de Chamonix, l’officier interrogé par le journaliste pense que c’est celui de l’un des deux alpinistes disparus sur le versant sud de l’aiguille du Tour il y a une dizaine d’années. Certaines fractures constatées laissent supposer que, avant de chuter dans la crevasse, l’homme a glissé le long de la pente sur une centaine de mètres. Mais pourquoi seul l’un des deux corps a été retrouvé? Et ces cartouches de 7,65 L pour pistolet automatique, dans une poche?
— Le sac à dos était ouvert, continue Franck, et tout autour il y avait des mousquetons, un réchaud, une gamelle, un emballage du Vieux Campeur, etc.
Papiers d’identité endommagés, en grande partie effacés. » p. 43
« Richard, à l’instar de beaucoup de personnes, de beaucoup de choses, doit se loger dans l’un de ces tiroirs de l’existence de Franck qui lui demeurent verrouillés. Elle a l’habitude, et lui aussi, Franck, a l’habitude, en vertu de l’accord muet qui, depuis tant d’années, clôture leurs territoires respectifs. Que connait-il de la vie de Cécile à Paris? De l’appartement du quartier de l’Opéra qu’elle partage avec Georges, son mari? De son amie Claire? De ses travaux de lectrice pour une maison d’édition de livres d’aventures? » p. 49
« Raymond Dardel considère son bol de gaspacho. Février 1951: six ans ont eu beau s’écouler, c’est chaque fois la même chose, le même sentiment de malaise, peut-être de honte, c’est comme si chaque fuis, lui, Raymond, n’y avait pas droit, Il ne peut s’empêcher de penser à ses camarades qui ne sont pas rentrés, ses camarades restés là-bas — au Struthof, pour ce qui est de Perrine, exécutée d’une balle dans la nuque le surlendemain de son admission; à Auschwitz, pour ce qui est d’Oleg Vetrov, mort de fatigue après que Dardel et lui y ont été transférés suite à l’évacuation du Struthof à l’été 1944 —, ou à ceux qui se sont évanouis sans laisser de traces: Lucien Ariston, probablement torturé puis pendu dans les sous-sols de la Direction générale de la sécurité du Reich à Berlin; la psychiatre Alexandra Brantov, un temps détenue à la prison de Fresnes, avant, sans doute, d’être oubliée au fond d’une geôle nazie, méconnaissable. Le même malaise, oui, devant son bol de gaspacho, comme si, à tous, il leur avait ôté la nourriture de la bouche. » p. 160
Thierry Dancourt vit et travaille à Paris. Il a notamment publié en 2008 à La Table Ronde Hôtel de Lausanne, couronné par le prix du Premier Roman et le prix Bertrand de Jouvenel de l’Académie française. (Source: Éditions de La Table Ronde)
En deux mots Leeloo met au monde Malgorne, avant de disparaître. L’enfant sourd et muet va grandir dans un asile d’aliénés, aux bons soins de Sigrid, une vieille dame et du Dr Riwald qui règne sur cet endroit bien à l’abri des regards. Jusqu’au jour où l’avancée de la mer, qui ronge la falaise, l’oblige à fermer l’établissement.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
L’enfant sourd entendra-t-il le chant de la sirène?
Dans son nouveau roman, initiatique et envoûtant, Hubert Haddad met en scène un enfant né sourd dans un établissement isolé au fin fond d’une baie. Un conte lumineux.
Cela commence par une naissance quasi miraculeuse dans un sanatorium transformé en «maison de repos» construit face à la mer, au bord d’une falaise, dans la baie d’Umwelt. C’est dans cet endroit reculé, à l’abri des regards – en fait la population ne préfère rien savoir des traitements qu’on y prodigue – que la fragile Leeloo met au monde un fils baptisé Malgorne. Le bébé, né sourd, va devoir se débrouiller dans cet environnement hostile mais aussi protégé de la fureur du monde. Il ne pourra bénéficier de l’aide de sa mère, Leeloo étant portée disparue, emportée par l’océan. Sigrid va alors jouer le rôle de mère de substitution de même que le Dr Riwald, qui règne sur cette institution et à qui la justice a confié l’enfant. Un troisième viendra jouer un grand rôle dans l’initiation de l’enfant, Martellhus, le jardinier. C’est lui qui est en charge de la récréation du labyrinthe, un immense espace boisé devenu «un dispositif privilégié d’analyse comportementale, voire de thérapie» pour les patients. Prenant de l’âge, Martellhus confie son savoir à Malgorne qui, patiemment, va apprendre à apprivoiser cette végétation, faire des arbres des alliés qui vont lui permettre d’avancer. Pendant ce temps, la mer sape la falaise. Jusqu’à ce jour où un effondrement important provoque la fermeture de l’institution psychiatrique. «On dissémina les malades dans les institutions asilaires du district; quant aux membres du personnel, ils durent subir divers contrôles et interrogatoires avant d’aller postuler ailleurs selon leurs qualifications. La vieille Sigrid fut transférée dans une maison de retraite. Déserté face à l’immédiate proximité de l’océan, le domaine des Descenderies prit vite un aspect irréel qui raviva d’anciennes rumeurs combinant folie et phtisie, dégénérescence et contagiosité, sur fond d’enquête criminelle». Martellhus et Malgorne continuent de veiller sur le domaine désormais à la merci des éléments. Seule une jeune fille répondant au doux nom de Peirdre, ose encore s’aventurer à bicyclette sur le chemin côtier pour tromper sa solitude, car son père, au décès de son épouse, a pris le commandement d’un navire. «D’évidence, le veuf avait fui les pluies infinies, battantes comme un cœur au tombeau. Il avait repris du service dans la marine marchande au lendemain des funérailles et n’était plus jamais reparu. La fin d’un amour est une fin du monde. On oublie tout au milieu des mers, la mort et la trahison. On s’oublie soi-même aux cimes de l’océan, seul endroit avec le ciel où l’infini partout s’abîme en lui-même.» Cette apparition va envoûter Malgorne qui n’aura qu’une envie, la revoir. Après avoir revisité une page d’histoire avec Un monstre et un chaos qui se déroulait dans la ghetto de Lodz, Hubert Haddad continue à explorer les territoires de l’enfance, les rites initiatiques et le combat contre l’adversité. Toujours aussi prenant, avec des phrases toujours aussi joliment ciselées, ce conte convoque sirène et solitude, grand large et rêves d’enfants, malédiction et soif de liberté. Laissez-vous à votre tour envoûter par la puissance poétique de ce récit.
La sirène d’Isé Hubert Haddad Éditions Zulma Roman 192 p., 17,50 € EAN 9791038700024 Paru le 14/01/2021
Où? Le roman est situé principalement à Umwelt, contrée imaginaire dans une baie reculée d’Angleterre. On y évoque aussi Tanger, Göteborg, ou encore Port Harcourt au Niger.
Quand? L’action n’est pas précisément située dans le temps.
Ce qu’en dit l’éditeur À la pointe sud de la baie d’Umwelt, loin du monde et hors du temps, le domaine des Descenderies a accueilli des générations de patientes. Né de la fragile Leeloo, Malgorne grandit sous la houlette de Sigrid, entre incompréhension et possession jalouse. Il trouve bientôt refuge dans le dédale de l’extravagant labyrinthe d’ifs, de cyprès, de pins et de mélèzes imaginé par le Dr Riwald. S’il n’entend ni le ressac ni les vagues qui se déchirent sur les brisants, Malgorne se nourrit des vents et scrute sans fin l’horizon. Depuis l’ancien sémaphore, Peirdre sonde elle aussi chaque soir l’océan, hantée par la voix d’une amie disparue. Son père, capitaine au long cours, fait parfois résonner pour elle les cornes de brume de son cargo de fret. C’est sur la grève, un matin, devant le corps échoué d’une étonnante créature marine, que Peirdre et Malgorne forgent soudain l’espoir du retour d’autres sirènes. Après Le Peintre d’éventail, Hubert Haddad nous entraîne dans la magie d’un nouveau jardin entre terre et mer. La Sirène d’Isé est un roman magnétique, envoûtant et lumineux.
Les premières pages du livre « Avertissement C’est une histoire véridique et pourtant fabuleuse, mais elle ne m’appartient pas, elle n’appartient à personne, pas même aux rares protagonistes encore de ce monde. En second rôle d’aucune étoile, je préfère ne pas dévoiler celui qui me fut assez distraitement imparti. On comprendra à demi-mot quelle exigence m’engage à relater cette histoire invraisemblable si dramatiquement avérée.
Prologue On naît aveugle au milieu d’une fanfare : voix, cris, bruits d’organes et d’engins, rivières du vent, appels et chants d’oiseaux. Lui ne put rien entendre une fois délogé du ventre de sa mère, pas même un souffle. Sans doute devina-t-il le monde au chaud remuement qui soudain l’entourait, tout de poussées, de glissements et d’entraves, et à cette tiède haleine modulée en ondes légères sur son visage à peine déplissé des ténèbres. Le silence existe-t-il plus qu’un cri muet de sourd ? Ployée, les seins nus, la démente à l’enfant fredonnait à son oreille. Elle psalmodiait sans paroles une complainte du fond des âges. Mais Leeloo n’était pas si folle ; ses mouvements avaient une grâce nécessaire. Dans ses bras, le nouveau-né semblait inspirer ses gestes par secrète influence. Leeloo fredonnait et parfois des mots lui venaient incompréhensiblement : De l’eau, donnez-moi de l’eau fraîche La neige tombe seule dans les rues La neige monte et descend l’escalier Donnez-moi de l’eau fraîche pour chanter Au petit matin, la sage-femme qui l’avait assistée dans la nuit revint d’un pas précipité à son chevet comme si elle avait craint le pire. La jeune mère dormait, la tête inclinée vers l’enfant que l’infirmière de service venait de replacer dans un minuscule lit de fer. — C’est bien de le lui avoir laissé, dit l’accoucheuse en effleurant d’un doigt le montant du berceau. Mais il ne faudrait pas la perdre de vue. — Il n’y a pas à s’inquiéter, répondit froidement l’infirmière. Les deux femmes échangèrent un regard vide, bouches closes. L’une et l’autre devaient se demander par quel extraordinaire cette naissance avait pu s’accomplir.
À peine éveillée, Leeloo, le front moite, s’était écriée : « Du lait, donnez-moi du lait froid ! », comme si sa vie en dépendait. Bulles remontées d’abysses dans l’écume de l’aube, les images d’un rêve lui revinrent. Elle courait, les bras serrés contre sa gorge. Une lumière poussiéreuse filtrait d’un dédale de couloirs obscurs. Chaque porte s’écartait sur une silhouette menaçante qui n’était autre que la porte suivante. Il n’y a pas d’issue, toutes les portes franchies se referment derrière elle. Après un coup d’œil sur la fenêtre et les deux personnes en blouse dressées au pied de son lit, Leeloo s’est tournée vers l’enfant dans un sursaut d’effroi. Le berceau de fer lui paraissait si éloigné, comme un esquif à la dérive. La jeune femme concentra toute son attention sur cette créature inconnue d’elle et de l’univers quelques heures plus tôt. D’où sortait cette petite chose d’une prodigieuse fragilité ? Existait-elle pour de vrai ? Un subterfuge lui parut soudain flagrant : on avait profité de son sommeil pour intervertir les poupées ; celle du rêve, bien à elle, à cette autre un peu rouge et fripée. Dans ce cas, comment échapperait-elle à son cauchemar ? Mais le bébé bâilla et s’étira mollement dans ses langes. Leeloo crut deviner un sourire de porcelaine sous le bouton rose du nez. Subitement, il se mit à happer l’air et à grimacer. La sage-femme s’empressa. — On dirait qu’il a faim, dit-elle. Leeloo reçut le nourrisson avec une expression terrifiée. Elle ressentit une brûlure à la pointe du sein, comme si sa propre chair aspirait son sang. Ses larmes apitoyèrent les soignantes qui ne saisirent rien de sa douleur. — Il ne faut pas s’affoler, dit l’une. — Tout ira bien, dit l’autre.
Le docteur Riwald était puissant. Personne d’autre que lui ne voulait prendre soin de Leeloo. Pas même l’ombre sans nom qui l’eût plutôt maudite. On la ramènerait donc à l’institution des Descenderies. Le docteur avait tout arrangé. On ne lui retirerait pas l’enfant, il vivrait à l’abri avec elle, côté jardins, face à la mer, dans une annexe privée de l’immense édifice. Leeloo ne comprenait rien à son sort. Après la mort du père et de la mère coup sur coup, d’un excès d’amour ou de découragement, il y avait de cela un gouffre d’années, l’ombre sans nom et deux gendarmes l’avaient conduite un jour au bout des landes, à la pointe sud de la baie d’Umwelt, dans ce drôle de château face au vide. Il y a maintes espèces d’établissements publics ou privés en charge des corps souffrants et des âmes affolées, éperdues, expirantes d’avoir tant espéré, mais la plupart de ces lieux de relégation, soumis aux pesanteurs administratives, n’assurent que l’ordinaire de leur fonction et cèdent à l’extraordinaire au gré des circonstances. Édifié à la fin du XIXe siècle sur l’une des plus hautes falaises de la côte, en respect de la bande littorale inconstructible d’une centaine de mètres, le vaste complexe des Descenderies fut l’un des premiers hôpitaux maritimes destinés aux poitrinaires. La peste blanche frappait en priorité les plus démunis, les ouvriers et leurs enfants, mais aussi les plus exposés à la solitude morale et à la déréliction. On l’appelait atrocement « le mal des petites bonnes », mal qui n’épargnait guère les demoiselles bien nées confiées aux pensionnats et aux instituts religieux où la dureté de la règle entretenait les foyers d’infection. À l’origine dévolue aux jeunes filles phtisiques, la fondation des Descenderies perdit sa vocation première à la suite de la découverte de la pénicilline en 1928 et plus spécialement de la streptomycine peu avant le second conflit mondial. Dans l’après-guerre, à l’heure où l’on fermait les uns après les autres ce type d’établissements devenus inutiles, en bord de mer comme en montagne, un autre motif hâta la désaffectation du sanatorium des abords d’Umwelt : les vagues de suicides de résidentes transies de solitude, comme appelées par l’immédiate délivrance, à moins de cent mètres, entre abîme et lointain. Malgré les grilles en façade surélevées de pointes de lance, les jeunes pulmoniques parvenaient à contourner les obstacles dans l’exaltation de la fièvre. Cet usage du néant frappa durablement les imaginations et se perpétua en contes et en ragots longtemps après la fermeture de l’établissement. Recyclé deux décennies plus tard en «maison de repos», litote convenue pour rasséréner le voisinage, le domaine des Descenderies accueillit jusqu’à ces dernières années petites et grandes douleurs dans l’accointance des familles en quête de tranquillité. Certains lieux marqués par l’étrangeté du sort semblent lestés de fatalité et, d’un siècle à l’autre, comme pour y souscrire, connaissent d’analogues tragédies. À l’époque pas si éloignée où l’on enfermait bien davantage pour troubles mentaux que pour actes délictueux, le docteur Riwald eut à répondre de maltraitances méthodiques envers les patients sous sa tutelle. Médecin chef et directeur en poste, il prônait en effet une méthode de soins paradoxale alors en vogue, consistant à provoquer un traumatisme prétendument libératoire qui, dans certaines circonstances, pouvait aboutir à un homicide caractérisé, quoique dans son principe involontaire. Faire frôler la mort à des malades souffrant d’asthénies, de phobies ou de délires en tous genres était censé occasionner un état de choc salutaire, une sorte de catharsis opératoire. Mais au troisième décès lié à ces traitements, les dénonciations anonymes s’accumulant, une enquête finit par être lancée et bien nonchalamment instruite. Prononcée l’année de la grande comète, la fermeture administrative de l’établissement pour infraction grave au code de la santé publique ne fut accompagnée d’aucune mesure confiscatoire. Les patients du docteur Riwald se virent dispersés dans les asiles des environs avec l’accord des familles, tandis que les membres du personnel exempts de poursuites allèrent trouver de l’embauche ailleurs. Le processus d’érosion de la falaise, tributaire de la nature variable des tufs géologiques, s’étant considérablement accéléré, la société gérante dut en revanche assumer la maintenance du domaine désormais incessible pour cause de risque majeur. Modèle inaugural, l’architecture héliotropique du bâtiment aux vastes espaces intérieurs, aux fenêtres panoramiques, en ferait un site classé malgré l’avis d’expropriation lancé par le district communal. Ces décrets antinomiques résultant du conflit des compétences eurent pour résultat de bloquer avant longtemps toute ingérence publique ou privée. Ainsi donc, hormis l’entretien et le gardiennage imputables aux parties contractuelles, rien n’affecta plus le domaine des Descenderies comme en suspens d’avenir. On changeait à l’occasion un carreau de fenêtre ou quelque faîtière brisée par les intempéries. Recruté aux premiers jours de la mise en service de la clinique psychiatrique un quart de siècle plus tôt, le gardien du domaine resté à demeure après sa clôture accomplissait en automate ses rondes de factionnaire dans la vaste cour d’accès disposée en jardins à la française, entre le portail monumental à vantaux ajourés flanqué de portes piétonnes et la façade de briques blanches de l’immeuble, toute nervurée d’arabesques en stuc et rehaussée de mosaïques, avec ses cinq niveaux d’immenses baies donnant sur la mer. Lui-même logeait au rez-de-chaussée du pavillon de garde à l’angle des hautes grilles, au milieu d’une collection de poupées de mode articulées en faïence peinte héritée d’une sœur défunte. Côté lande, à l’arrière du bâtiment, le parc enclos d’un muret de pierres sèches à sa création et plus tard surélevé d’une belle hauteur de briques avait été planté de résineux: ifs, pins à l’encens, cyprès, mélèzes, essences jadis censées traiter efficacement la phtisie en appoint à la cure d’air marin et de lumière. Du haut de l’escalier y menant, on eût dit un îlot forestier aux allures de bois sacré, assez vaste et conçu pour s’y perdre, avec, visible en son centre, un dôme biscornu de gloriette qui étincelait au soleil pardessus l’épaisse canopée d’égale voussure, faîtages entrelacés et taillés en terrasse afin d’inhiber la poussée vers la lumière des arbres les plus vigoureux. Un mur d’enceinte bornait l’étendue boisée à quelques mètres d’écart, laissant ainsi courir une large allée de terre battue où quelques statues en buste engainées sur piédestal alternaient avec d’étroits bancs de fonte à usage purement ornemental. Le docteur Riwald, clinicien avéré de la culture de l’hystérie, par ailleurs organiste liturgique bénévole à la paroisse Saint-Jude d’Umwelt et grand amateur de jardins dédaliques, s’était décidé à tirer parti de cette insolite plantation hygiénique qui, au fil des années, avait eu la patiente agilité de se ramifier et de s’épaissir au point d’en devenir impénétrable. Il y avait dans cette forteresse arbustive un défi d’espèce sauvage. L’idée de le relever ne lui vint pas d’emblée; il s’était souvenu de sa passion des jardins secrets, enfant, quand seul le plaisir de s’égarer motivait ses fugues. Puis il avait longuement réfléchi au possible usage clinique de cette façon de cloître d’ombres ou de mangrove polaire, une fois agencé selon ses vœux. Il s’agissait en priorité de dompter cette jungle avec le concours d’ouvriers sylvicoles, ou plutôt d’en ordonner le secret, de concevoir un parc aux cent allées courbes, rectilignes et sinueuses là où régnait une sorte de chaos directionnel. Maître Willumsen, un arboriste forestier de l’arrière-pays, vieil homme passionné d’astronomie, fut engagé sur la foi du pasteur de Saint-Jude qui le disait capable de créer une cathédrale végétale à partir d’un bois maudit. C’est ainsi que le docteur Riwald fit élaguer, essoucher, aligner, transplanter des années durant le peuplement anarchique du parc jusqu’à atteindre la forme la plus approchante de son utopie paysagère. L’œuvre accomplie, il lui vint à l’esprit de déplacer et de restaurer en son point nodal l’armature et les verrières d’un édicule à fonction de serre, structure baroque en forme de kiosque inspirée des radiolaires dessinés par Ernst Haeckel et jusque-là oubliée sous un manteau de lierre poussiéreux, dans un dégagement des jardins de façade. Fort d’un certain pragmatisme conjectural particulier à sa profession, l’aliéniste s’était convaincu d’ouvrir à certaines heures l’accès au parc muré à l’arrière de l’ancien sanatorium. Les quelques pensionnaires sélectionnés eurent ainsi tout loisir d’interroger leur propre égarement au gré du réseau de voies entrelacées. Au fil des années, le docteur Riwald perfectionna et mit plus largement en pratique sa méthode de traitement fondé sur l’état de choc psychologique ou «collapsus émotionnel». La récréation du labyrinthe devint même un dispositif privilégié d’analyse comportementale, voire de thérapie. »
Extraits « Le pouvoir des notables étant ce qu’il est, l’arrestation et la mise en garde à vue du docteur Riwald ne furent pas pour rien dans la subite diligence de l’administration territoriale; un mandataire de justice hâta le démantèlement de la structure hospitalière. On dissémina les malades dans les institutions asilaires du district ; quant aux membres du personnel, ils durent subir divers contrôles et interrogatoires avant d’aller postuler ailleurs selon leurs qualifications. La vieille Sigrid fut transférée dans une maison de retraite. Déserté face à l’immédiate proximité de l’océan, le domaine des Descenderies prit vite un aspect irréel qui raviva d’anciennes rumeurs combinant folie et phtisie, dégénérescence et contagiosité, sur fond d’enquête criminelle. » p. 90
« Le commandant Owen était sans pardon, mais il chérissait Peirdre à sa façon, aussi l’avait-il diligemment instruite, servante inapte et scrupuleuse, à l’intendance de la maison grâce à une dotation gérée par un notaire. D’évidence, le veuf avait fui les pluies infinies, battantes comme un cœur au tombeau. Il avait repris du service dans la marine marchande au lendemain des funérailles et n’était plus jamais reparu. La fin d’un amour est une fin du monde. On oublie tout au milieu des mers, la mort et la trahison. On s’oublie soi-même aux cimes de l’océan, seul endroit avec le ciel où l’infini partout s’abîme en lui-même. » p. 126
Hubert Haddad nous implique magnifiquement dans son engagement d’intellectuel et d’artiste, avec des titres comme Palestine (Prix Renaudot Poche, Prix des cinq continents de la Francophonie), les deux volumes foisonnants du Nouveau Magasin d’écriture, ou le très remarqué Peintre d’éventail (Prix Louis Guilloux, Grand Prix SGDL de littérature pour l’ensemble de l’œuvre). (Source: Éditions Zulma)
En deux mots:
Un adolescent qui combat une leucémie, un couple qui attend son premier enfant, un surdoué qui fuit le bel avenir qui s’offre à lui ou encore une bande de gamins qui voit son terrain de jeu rasé par un projet immobilier… Sept nouvelles qui racontent combien la vie a besoin d’un bel environnement.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
7 histoires qui disent la fragilité du monde
Dans ce recueil de nouvelles, Antoine Desjardins réussit le tour de force de raconter les maux de notre planète sans parti-pris militant, ce qui donne encore davantage de force à ses écrits.
Ce premier livre du Québécois Antoine Desjardins rassemble sept nouvelles qui, pour certaines, se rapprochent davantage d’un court roman et qui ont pour point commun de parler d’écologie et des dangers qui guettent notre planète. Le tout avec beaucoup d’élégance et de finesse, presque comme en arrière-plan du récit. C’est le cas de « À boire debout » qui ouvre le livre. On y croise un garçon de 16 ans coincé au septième étage de l’hôpital de Montréal. L’étage de ceux dont l’espérance de vie est très limitée. Pour le narrateur, tout a commencé le vendredi 26 novembre 2017 en cours de biologie. Une soudaine faiblesse suivie d’une perte de connaissance. Les premiers traitements s’avèreront inefficaces. Suivront alors une batterie de tests et l’hospitalisation. «Mon corps a jamais répondu aux traitements comme prévu. Après quatre semaines de chimio, la leucémie s’était pas résorbée à leur goût. Ils ont contre-attaqué avec une nouvelle ronde de chimio, m’ont passé au micro-ondes avec leur machine intergalactique, rectifié les doses, essayé une couple de nouveaux médicaments. Ils m’ont dit leurs noms, mais à part le «Vin Christine», je les ai tous oubliés. Ils sonnaient pas mal tous comme des noms de joueurs de hockey russes.»
En attendant l’échéance, le temps se déroule au rythme des soins et des visites. Celles de la famille qui se désespère et s’épuise, y compris financièrement, allant jusqu’à provoquer un sentiment de culpabilité pour le garçon qui se dit que s’il partait plus tôt, cela arrangerait tout le monde. Celle de son infirmière préférée qui lui remonte le moral. Au fur et à mesure que son mal le ronge, des rêves de catastrophe le hantent, à l’unisson des informations qui parlent du réchauffement climatique, du détachement d’un iceberg géant ou encore d’une attaque d’ours affamés dans un village.
La seconde histoire se déroule d’abord à Cape Cod où Sam et son ami assistent au passage des baleines. Et le spectacle est au rendez-vous dans cet endroit réputé pour le ballet des cétacés. De retour à Montréal avec les images du couple formé par une baleine et son baleineau, ils se mettent à la recherche d’un appartement un peu plus grand pour pouvoir accueillir leur progéniture. Mais la crise du logement n’est pas qu’un slogan et il leur faudra se consoler en dénichant une maison à Laval-des-Rapides. C’est là que la nouvelle de la mort de «leur» baleine va les secouer. D’autant que le cas n’est pas isolé. L’activité humaine allant entrainer la fin de l’espèce. Je ne dirai rien de l’épilogue de cette sombre fable.
Dans «Étranger», on fait la connaissance d’un homme parti noyer son chagrin dans l’alcool après que sa femme l’ait quitté et qui erre passablement ivre dans le quartier où se trouve le domicile de son ex-femme. Des bruits près des sacs à ordure attirent son attention et il finit par se retrouver nez à nez avec un coyote. Une histoire de peur et là aussi un épilogue inattendu.
«Feu doux» nous est raconté par Cédric, l’aîné d’une fratrie qu’il compose avec ses deux sœurs cadettes Sophie et Maude et son frère benjamin, Louis, qui a huit ans de moins que lui et qui va s’avérer très doué. «Une fois mon frère installé en résidence et ses études subventionnées par l’université McGill, mes parents ont enfin pu souffler un peu. Toutes ces années de dur labeur, de surtemps, de dévouement, de sacrifices, n’avaient pas été vaines. Ils irradiaient de fierté. Leurs quatre enfants, des universitaires. Leur petit dernier, un génie en devenir. Chacun avait trouvé sa voie. Chaque chose avait trouvé sa place.» Sauf qu’à l’issue de ses brillantes études de Droit, il décide de faire un grand voyage. De Birmanie, il ira en Inde. Puis part en Mongolie, en Indonésie, aux Philippines, au Japon, en Nouvelle-Zélande pour atterrir en Australie. C’est alors que son aîné s’est rappelé la phrase de son prof de biologie: le génie frôle toujours la folie. Une phrase qui va le hanter, y compris lorsque Louis revient à Montréal pour se spécialiser en droit de l’environnement. Car son engagement est à mille lieues de ses capacités. Il fait dans le bénévolat et l’ascétisme avant de décider de revenir aux sources, de travailler avec et pour la nature. La question qui le taraude – autant que le lecteur – est alors. Peut-on le condamner pour cela?
«Fins du monde» tient du rite de passage pour une bande de gamins. Si leurs parents leur ont interdit de franchir le périmètre constitué par quatre blocs de béton, ils décident de franchir le boulevard et, à travers le bois, d’escalader un bâtiment en ruine. Une mission qui permet de prendre un autre statut. Mais un terrain de jeu qui va disparaître, rasé par les bulldozers pour laisser la place à un nouveau quartier. La fin de l’enfance s’accompagne ici d’un désir de vengeance, de dégrader les maisons en construction. Des expéditions qui vont mal finir…
«Générale» met en scène Angèle, la tante du narrateur. Cette dernière s’est battue contre l’érection d’un gazoduc sur les terres familiales et est devenue depuis ce combat homérique une ardente défenseuse de la nature, offrant notamment aux oiseaux un terrain favorable à la nidification. Mais un matin, les centaines d’espèces qui vivaient là ont disparu, laissant place à un silence de mort. Que s’est-il passé? Les hypothèses s’accumulent sans offrir de réponse définitive. Quel avenir se dessine-t-il?
Pour clore le livre, «Ulmus Americana», le nom scientifique de l’orme américain, raconte le lien très fort entre un grand-père et son petit-fils. Après quelque quarante années à travailler comme charpentier, le grand-père s’occupe de son petit-fils et de son orme, dont il lui raconte la légende. Un superbe conte qui va nourrir le jeune homme. Mais l’arbre est malade, victime d’un parasite qui le tue à petit feu. Comme le grand-père rongé par un cancer. Une dernière nouvelle qui fait écho à la première et boucle en quelque sorte la boucle.
Signalons pour ceux que le vocabulaire ou les expressions québécoises rebuteraient qu’il est aisé d’en comprendre le sens dans le contexte. De plus, l’éditeur a eu la bonne idée d’adjoindre un lexique à la fin du recueil.
Indice des feux
Antoine Desjardins
Éditions La Peuplade
Nouvelles
360 p., 20 €
EAN 9782924898871
Paru le 21/01/2021
Où?
Le roman est situé au Canada, principalement à Montréal, mais aussi à Laval-des-Rapides, à Saint-Édouard-de-Napierville, en Estrie et en Colombie-Britannique et sur l’île de Vancouver. On y voyage aussi aux États-Unis, à Cape Cod. Dans une autre nouvelle, un homme voyage en Birmanie, en Inde puis part en Mongolie, Indonésie, Philippines, Japon, Nouvelle-Zélande et en Australie.
Quand?
L’action se déroule durant les dernières années.
Ce qu’en dit l’éditeur
Soumise à la frénésie incendiaire du XXIe siècle, l’humanité voit sa relation au monde déséquilibrée et assiste avec impuissance à l’irréversible transformation de son environnement. Explorant cette détresse existentielle à travers sept fictions compatissantes, Antoine Desjardins interroge nos paysages intérieurs profonds et agités. Comment la disparition des baleines noires affecte-t-elle la vie amoureuse d’un couple ? Que racontent les gouttes de pluie frappant à la fenêtre d’un adolescent prisonnier de son lit d’hôpital ? Et, plus indispensable encore, comment perpétuer l’espoir et le sens de l’émerveillement chez les enfants de la crise écologique ? Autant de questions, parmi d’autres, que ce texte illustre avec nuance et tendresse, sans complaisance ni moralisme.
Indice des feux peint les incertitudes d’un avenir où tout est encore à jouer.
«Il faut prendre soin, mon homme. Prendre soin de tout, en particulier de ce qui est en train de disparaître.»
Les premières pages du livre
« On tombe, on part. Un par un. Les damnés du septième étage. Les finis. Les scraps, comme disait le gars d’à côté. Le grand slack qui faisait son brave pour impressionner les infirmières, avec son petit sourire arrogant, trop fier pour avouer qu’il avait peur de crever, lui aussi. Ça, c’était avant qu’il prenne le chemin de la chambre isolée, des adieux, de la ligne plate, du drap blanc, de la civière pieds devant, des portes de métal avec leur battement caoutchouteux de sac Ziploc qui éclate. Kevin, c’était un joueur de hockey dans le Bantam BB. Paraît qu’il avait le corps solide, des bonnes mains, une grosse shot pis du cœur au ventre. Sauf que ça change rien, rendu là. Cardio pas cardio, tu finis toujours à’ même place. Dix jours après être arrivé ici, il a pris la même dérape que les autres avant lui. Il a supplié, gémi, dégueulé, dégueulé encore, jusqu’à la maigreur, braillé jusqu’à ce que les veines des yeux lui éclatent, que ses iris se noient dans le lait.
C’est pour ça qu’on nous cache ici, dans l’aile centenaire, juste en dessous du toit. Plus proche du ciel pis du paradis qui existe pas, mais auquel on essaie de croire pareil. Plus loin des regards indiscrets, de l’inquiétude des familles qui entrent à l’hôpital pour la première fois. On fait pas chic-chic, on fait pas dans le fla-fla, les téléthons, les grands sourires pis les photos avec Youppi, au septième. Quand on nous monte ici, on le sait tout de suite qu’on en ressortira plus. Dans le visage des médecins qui nous l’annoncent, des préposés qui nous roulent jusqu’à l’ascenseur en silence, du concierge qui passe la moppe en faisant son possible pour pas nous regarder, des autres malades autour qui ont l’air d’être déjà morts pis dans celui de leurs parents, dans toutes ces faces-là, même si personne ose le dire, c’est écrit noir sur blanc, c’est gravé jusqu’au sang : ça finit là.
•
Tout a commencé un vendredi. Le 26 novembre 2017. Ce jour-là, je filais vraiment moyen en me levant. J’ai mangé une moitié de toast au beurre de peanuts en courant vers l’autobus, que j’ai attrapé de justesse. À la première période, j’avais de l’éducation physique. J’étais plus fatigué que d’habitude et je me suis arrangé pour être sur le banc pendant quasiment toute la moitié du cours. De toute façon, le basketball, c’était pas mon sport. Ça me faisait pas grand-chose de rester assis, tant qu’à suer sans jamais toucher au ballon. À la deuxième période, j’avais un examen de français. Ça s’est bien passé même si j’avais pas étudié, et je me sentais pas trop mal. Mais à la troisième, dans mon cours de bio, j’ai vu des étoiles. Y avait pas de cœur de bœuf, de dissection ni d’images d’organes internes pleins de sang. La prof parlait de rien de bien spécial, mais tout d’un coup, mon champ de vision s’est mis à rétrécir. Je voyais juste à travers un petit rond, pis tout le reste autour est devenu flou, pis après ça noir, comme à la fin des vieux cartoons. The End. J’ai sacré le camp par terre. Le bordel dans la classe. La prof m’a tenu les jambes surélevées jusqu’à ce que je reprenne des couleurs. Je me souviens que le pire pour moi, c’était pas tellement la nausée, ni la gêne, ni la honte des yeux posés sur moi ou des mains chaudes de madame Faraj autour de mes mollets. Le pire, c’était la peur de bander devant vingt personnes, entre les bras de la prof la plus cute de l’école. C’est con, mais c’est ça. Quand je me suis senti un peu mieux, elle a demandé à Liam, le gars le plus brillant de l’école, qui pourrait sûrement déjà passer les cours de sciences du cégep, de m’accompagner au secrétariat. Je filais déjà moins mal, mais j’étais encore faible. Vraiment, vraiment fatigué. Mon père s’est libéré pour venir me chercher à l’école. Assis sur une chaise en plastique orange avec mon manteau pis ma boîte à lunch, je me sentais comme un enfant de cinq ans qui vient de se chier dessus pis qui attend son pantalon de rechange.
Quand je suis arrivé à la maison, je suis monté dans ma chambre pour m’étendre. J’ai lancé mon sac dans un coin et me suis déshabillé. Dès que j’ai ramené ma couette de lit par-dessus mes épaules, je suis tombé comme une bûche. J’ai dormi tout l’après-midi.
Plus tard, ma petite sœur est venue me réveiller. C’était l’heure du souper. Mon père avait fait son célèbre macaroni au fromage. Mon repas préféré. Champion incontesté toutes catégories. Chaque fois que mes parents en préparent, chaque fois, c’est immanquable, ils me rappellent que je m’étais rendu malade quand j’étais bébé en en mangeant une quantité phénoménale par poignées, sans ustensiles, un vrai petit cochon. Ma première indigestion en avait été une de mac and cheese.
Mon père était sûr de son coup :
— Si je sais une chose, c’est qu’il y a rien comme mon macaroni au fromage pour te remettre sur pied. J’en ai fait deux gros plats. Pas besoin de te priver.
Ma sœur a servi les assiettes. Quand elle a posé le macaroni fumant devant moi, j’ai su que ça allait pas vraiment mieux. La vapeur me montait dans le nez, mais je sentais rien. Un peu comme quand tu commences un rhume, sauf que j’avais dans la bouche un goût dégueulasse, qui prenait toute la place. Un goût métallique de vieux clou rouillé. Après avoir bu de l’eau pour essayer de le faire passer, j’ai pris une bouchée. Une deuxième. J’ai couru jusqu’à la salle de bain. Je pensais vomir, mais y a rien qui est sorti, sauf de la salive ferreuse. En m’excusant mille fois à mon père, je suis retourné me coucher. Encore une fois, j’ai sombré à la seconde où mes paupières se sont fermées.
Le samedi matin, je me suis levé super tard. Passé midi. Je suis descendu à la cuisine. Pour une couple de minutes, j’ai cru que j’allais un peu mieux, mais la première gorgée de jus d’orange m’a punché dans la gorge. Vraiment. Un coup de poing. J’ai pas eu le temps de me rendre au lavabo. J’ai dégueulé direct entre mes deux pieds, sur le plancher de céramique. Ma sœur est sortie du salon en m’entendant, pis elle a commencé à gueuler comme une perdue.
Elle est partie se cacher quelque part dans la maison, en se raclant le fond de la gorge, Bleeeuhhhrgggh !, comme un chat qui recrache une boule de poils. Ma mère est remontée du sous-sol en courant.
— Eh merde ! La gastro. Ça faisait longtemps…
Ma mère m’a reconduit jusqu’en haut de l’escalier, m’a quasiment poussé dans la douche. Faut dire que je sentais le diable. L’eau chaude m’a pas aidé. Après trente secondes, le drain au fond de la douche a commencé à se balancer sous mes pieds. Le contact de l’eau filait bizarre sur ma peau. Trop froide, trop chaude, gelée, bouillante, sortie d’un glacier, d’un geyser. Mon corps voulait rien savoir. Mes genoux ont commencé à plier tout seuls. J’ai fermé le robinet brusquement, puis je suis sorti de la douche en grelottant. De l’autre côté de la porte, ma mère arrêtait pas de répéter :
— Ça va ? Es-tu correct ?
Non, crisse non ! Mais j’ai répondu Oui oui ! pour pas qu’elle entre en panique pis qu’elle me voie tout nu. Je me suis séché tout croche en shakant de partout, pis je suis retourné me coucher. J’ai dormi toute la journée, sans même me réveiller pour pisser ou boire un verre d’eau. Quand je me suis levé, vers sept heures du soir, mon mal de cœur était pas encore passé. En plus, j’avais mal à la tête. Mon père m’a dit :
— Mange un peu, ça va te replacer.
Mais j’avais pas faim pantoute. Ma mère a appelé son amie Cynthia, qui est aussi notre médecin de famille, pendant que mon père me forçait à avaler une soupe Lipton. Quand est-ce que ça avait commencé ? Vendredi. Est-ce que j’avais vomi ? Oui. Les muscles endoloris ? Oui. Est-ce que je faisais de la fièvre ? À lui toucher le front, je dirais que oui. Est-ce que j’avais des frissons ? Oui. Mal à la tête ? Oui. Fatigué ? Comme jamais.
Cynthia a dit qu’elle pensait que c’était probablement pas une gastro. Plutôt quelque chose de viral. Sûrement une grosse grippe. Après tout, c’était la saison de l’influenza. Selon elle, j’en avais encore au maximum pour deux ou trois jours. Pas de quoi s’inquiéter. Ma mère a raccroché.
— Ah ben. Sa première grippe d’homme, a lancé mon père, arrêté sec dans son élan par le regard assassin de ma mère, doublé de celui de ma petite sœur.
Les quelques jours de fièvre et de douleur prédits par Cynthia ont passé. À part pour quelques poches d’air d’une heure ou deux ici et là, je me remettais pas. J’arrivais à peine à avaler un peu de soupe, quelques biscuits soda pis des bananes écrasées en me pinçant le nez. Je vomissais pas très souvent, mais je me sentais complètement, profondément, terriblement vidé. Les batteries à plat. Non. Mettons, les batteries fondues + la porte des batteries pis les petits springs arrachés + le lapin Duracell assassiné pour en faire des pantoufles.
Mal chié.
Je m’endormais tout le temps. Même pas capable de regarder la télé ou l’ordi. Au bout de quinze-vingt minutes, la lumière des écrans me donnait mal à la tête, ou plus précisément à la rétine, au fond de mon crâne. Même mon cell en mode nuit, c’était too much. Ça me donnait l’impression de m’enfoncer une grosse flash light de camping dans les orbites. Une couple de fois, j’ai essayé de lire pour passer le temps, mais c’était rushant. Je n’arrêtais pas de tomber dans la lune, à me perdre, à relire les mêmes paragraphes sans rien comprendre en luttant pour ne pas m’endormir.
Le mercredi matin, quand je me suis réveillé, ç’avait toujours pas décollé. En fait, c’était encore pire. J’avais mal partout, des frissons dans les jambes et les bras, pis la fièvre était pas juste encore là, elle avait pogné un méchant kick, comme Mario Bros sur les champignons. Mes draps étaient trempés. Mon dos baignait dans une flaque de sueur froide. Des bouffées de chaleur me prenaient aux cinq minutes, mais dès que je relevais mes couvertures pour m’éventer, le froid me transperçait jusqu’au fond des os. C’était comme si un courant d’air glacial de fenêtre mal fermée en hiver me courait dans le dos, deux pouces de profond en dessous de ma peau, entre mes muscles, mes côtes et mes organes. À un moment donné, j’ai entendu mon père dire à ma mère qu’il commençait à s’inquiéter sérieusement, qu’il y avait quelque chose de pas normal avec cette grippe-là. Ma mère a rappelé son amie, lui a dit que la fièvre décollait pas, que c’était de pire en pire. Cynthia nous a conseillé de nous rendre à l’urgence de l’hôpital Sacré-Cœur. Ma mère a paniqué un peu.
— Penses-tu que c’est grave, Cyn’ ?
Non, c’était juste parce qu’elle avait un contact. Son beau-père travaillait là depuis 1988. Il pourrait me faire passer en priorité. On est sortis de la maison, les quatre ensemble. Ma sœur devant, suivie par ma mère. Moi. Mon père resté derrière pour barrer la porte. Devant la maison, les branches du tilleul étaient couvertes d’une neige fraîche, sûrement tombée pendant que je dormais. Elle était collante, déjà mouillée. Quelques heures après, tout devait déjà avoir fondu. Ça sentait bon. L’épinette, il me semble. Ma sœur est montée dans le camion de mon père, qui allait la conduire à l’école avant de se rendre au bureau. Ma mère m’a aidé à m’asseoir en inclinant le banc de l’auto côté passager. Comme ça, c’est mieux ? Oui, ça va. Tsé. Ma mère. La douceur en personne.
Puis on est partis vers l’hôpital. Le chemin a peut-être duré quinze minutes. Vingt, gros max. Mais j’avais l’impression de traverser l’Afghanistan dans une vieille charrette de bois déconcrissée, tirée par un âne boiteux et aveugle. Chaque bosse, chaque craque, chaque ostie de nid-de-poule me résonnait dans la colonne, me serrait l’estomac à m’en faire grincer des dents. À un moment donné, la route a donné un coup pis j’ai senti une décharge électrique me traverser les couilles. Après, les muscles de mes jambes me picotaient. Comme si mon sang s’était transformé en Pepsi Diète, que les bulles remontaient pis venaient éclater contre l’intérieur de ma peau, sur les os de mes chevilles, de mes genoux, de mes tibias. Dire que je filais comme un tas de marde serait un bel understatement.
On était quasiment rendus à l’hôpital quand j’ai demandé à ma mère de s’arrêter au bord du chemin, à côté d’un grand parc. Je suis descendu de l’auto en manquant trébucher, me suis pitché à quatre pattes dans le banc de neige, pis j’ai vomi la face juste au-dessus d’une vieille croûte noire de calcium. Ma mère m’a flatté le dos, m’a dit que j’étais peut-être mieux de rester là quelques minutes avant de remonter dans le char, juste au cas où je dégueulerais encore. Quand j’ai relevé la tête, les yeux dégoulinants de larmes, le boulevard s’était changé en un genre de ciel flou. Un mélange de brun, de gris pis de charcoal. Des espèces d’étoiles filantes de toutes les couleurs beurraient l’asphalte de bord en bord, étirées comme de la gomme chaude sous la semelle d’un soulier. Je le savais, que c’était juste les phares des autos, mais c’était fucking beau. Magnifique. Cette image-là m’a stické en dessous des paupières comme un poster sur le mur d’une chambre secrète, où personne d’autre peut entrer. J’y retourne quand je veux la paix. Tous les détails sont encore là, imprimés au laser. Les petits soleils qui dérapent, qui revolent pis qui m’éclatent dans les pupilles pendant que je ravale un restant d’acide gastrique.
C’est stupide, mais je pense que, pour vrai, ces lumières-là, des phares d’autos passés au filtre Instagram special edition de mes yeux qui braillaient d’avoir trop dégueulé, c’est la dernière belle chose que j’ai vue. Avant d’entrer à l’urgence du Sacré-Cœur au bras de ma mère. Avant les prises de sang, la batterie de tests, l’ECG pis les scans. Avant les heures d’angoisse, l’attente des résultats, le coup de téléphone et l’annonce du cataclysme. Avant d’aboutir à l’hôpital pour enfants, pour une autre ronde de tests. Pis encore une autre. Avant que les allers-retours à l’hôpital remplacent les trajets de bus vers l’école et deviennent routiniers, banals. Avant de rester pour la nuit. Juste une nuit. Puis une autre. Avant la première ronde de chimio. Avant de rentrer chez nous en pensant m’en sortir, juste pour mieux y revenir. Toujours, y revenir.
Avoir su que je finirais emprisonné ici, avoir su que c’était ça, le bout, je serais resté couché dans mon banc de neige, à regarder passer les chars sur la rue O’Brien. À dessiner des constellations au bord du trottoir en attendant le jour des vidanges.
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Mon corps a jamais répondu aux traitements comme prévu. Après quatre semaines de chimio, la leucémie s’était pas résorbée à leur goût. Ils ont contre-attaqué avec une nouvelle ronde de chimio, m’ont passé au micro-ondes avec leur machine intergalactique, rectifié les doses, essayé une couple de nouveaux médicaments. Ils m’ont dit leurs noms, mais à part le « Vin Christine », je les ai tous oubliés. Ils sonnaient pas mal tous comme des noms de joueurs de hockey russes.
Un matin, le Docteur Gauthier a demandé à mes parents de prendre place sur le divan de ma chambre. Déjà, à Assoyez-vous, s’il vous plait, on savait que ça chiait quelque part. Il s’est mis à parler doucement en me regardant, mais je savais que, dans le fond, c’était à mes parents qu’il parlait. Un mot sur deux sonnait, justement, comme du russe. J’avais beau essayer de me concentrer, je comprenais rien pantoute. Il s’est mis à sortir des chiffres, pis des chiffres, pis encore d’autres chiffres. J’avais l’impression d’être arrivé en retard dans un cours de maths à Harvard. Genre, deux mois en retard. Incompréhensible. Plus de cent-mille gna gna, sa pression est à tant, son ci est à tant sur tant, son ça à tant sur tant, globules de ci, cellules de ça. On observe également telle autre affaire imprononçable, une interaction avec le « chromosome R2-D2-C-3PO » et une contamination au niveau « encéphalotragédien ». Quelque chose de même. Le docteur avait l’air de penser que tapoter les feuilles de graphiques pis de tableaux clippées sur son pad avec son crayon rendait ses statistiques plus claires, mais ça faisait juste enfoncer le clou, marteler le fait que je comprenais rien. Fuck all.
Ça lui a pris du temps, mais à un moment donné Docteur Gauthier a fini par réaliser que j’étais totalement perdu. Clueless. La bouche ouverte pis les yeux vides, je devais avoir l’air d’une truite morte qu’on vient juste d’assommer sur le bord de la barque. Épuisé par son propre exposé oral, il a repris son souffle en passant sa main dans ses cheveux lustrés d’annonce de shampoing. Avec une douceur fake de bon père de famille, il m’a dit :
— Ce que j’essaie de vous… de t’expliquer, c’est qu’il y a plusieurs facteurs de risque qui s’accumulent, à l’heure actuelle.
— Facteurs de risque ?
— Après deux vagues de chimio, dont une seconde très agressive combinée à la radiothérapie, on n’a toujours pas réussi à atteindre une rémission complète. Pour un garçon de son… de ton âge, c’est très, très rare…
Mon rythme cardiaque était déchaîné. Mes tympans, sur le bord d’éclater. J’entendais presque plus rien.
— Comme je l’expliquais à tes parents, on a découvert que la leucémie s’est propagée dans ton système nerveux central. En gros, le cancer s’est attaqué à ta moelle épinière. Je ne te mentirai pas, ce n’est pas une bonne nouvelle, mais je peux t’assurer que…
Que tout ce qui va sortir de ma bouche à partir de maintenant est de la fucking bullshit parce que la vérité est pas politically correct ? Fuck you mon calice de mannequin L’Oréal ! FUCK. YOU. Tu peux te les fourrer dans le cul, tes ostie d’assurances de bons services, tes synonymes de « Ça va bien aller » à deux cennes.
C’est quand j’ai eu fini de l’envoyer chier dans ma tête en regardant sa maudite face bronzée d’agent immobilier que ça m’a rentré dedans. J’avais eu beau me préparer intérieurement, me répéter jour et nuit, depuis le matin où j’avais commencé la chimio, que ça se pouvait que je meure, que ça se pouvait, dans la vraie vie, que ça s’arrête là, snap ! pas rapport, à la moitié de mon secondaire quatre, j’étais quand même pas prêt. J’imagine qu’on n’est jamais prêt. Je savais que c’était possible, qu’un minuscule pourcentage d’enfants, genre un nombre décimal infime et plus petit que un, meurt du cancer chaque année au Canada, mais je me concentrais surtout sur l’idée que ce n’était pas probable. Sans que je m’en rende compte, la conviction que j’allais m’en sortir était demeurée intacte, quelque part au fond de moi. Mes commentaires cyniques, mon sarcasme, mon humour noir, c’était juste un gros show de boucane. J’étais pas encore complètement désespéré. Jusque-là.
Après avoir longuement attendu que je réponde quelque chose, pendant que je fixais le plancher pour pas éclater en sanglots devant lui, Docteur Gauthier est sorti dans le corridor. Mes parents m’ont pris la main et sont restés un peu avec moi avant de le rejoindre en refermant la porte derrière eux. Je captais aucun mot, mais le sens de leur discussion s’écoulait par en dessous de la porte, ruisselant sur le plancher comme une petite languette de rivière. Lentement, sûrement, les échos de leurs questions anxieuses, de leurs répliques précipitées, s’écoulaient jusqu’au pied de mon lit. Leurs supplications, suivies chaque fois de la vibration de la voix du médecin, qui n’était plus aussi rassurante que lorsqu’il était à mon chevet. Plutôt définitive. Elle avait la violence du coup de marteau d’un juge. La tonalité d’un verdict, d’une sentence. Tout, dans la voix froide du Docteur Gauthier, signifiait Game over.
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Quand j’ai besoin de quelque chose, l’infirmière en chef le devine sans même que j’ouvre la bouche. Il paraît qu’elle travaille ici depuis quasiment cinquante ans, qu’elle aurait pu prendre sa retraite il y a dix ans. En son absence, les autres infirmières l’appellent « la vieille ». Moi, juste une fois. Elle s’est revirée d’une shot, pis elle m’a enligné, les yeux dans les yeux. Sur un ton qui m’a fait peur, elle m’a demandé de pas l’appeler comme ça. Jamais. De l’appeler par son prénom.
— Francine. Juste Francine.
Avec son dos droit comme une barre, son corps maigre et sec, mais encore agile, ses cheveux courts d’un blanc frisant le bleu, ses yeux bruns mêlés de vert, ses joues qui se creusent de milliers de rides quand elle rit, son sourire sans aucune trace de pitié mielleuse, son aura de biscuits à la mélasse trempés dans le lait pis sa prestance de reine du septième, Francine me soigne juste en existant. En étant là. Juste là. En me faisant un signe de tête discret en passant dans le corridor. En posant sa main chaude sur la mienne pour me faire oublier le thermomètre planté dans mes fesses ou la guenille froide entre mes cuisses. En me regardant normalement. Jamais comme un chien piteux, un enfant qui a fait pipi au lit ou un cancer sur deux pattes.
Ce que j’aime le plus chez Francine, c’est qu’elle sait se taire. Elle parle quasiment jamais. Peut-être pour éviter de se mettre à vomir des conneries inutiles comme tous les autres qui entrent pis qui sortent de ma chambre en mémérant à longueur de journée. Son silence m’agresse pas. Au contraire. Entre la douleur, le stress, le sifflement des machines, les vomissements, les gémissements lointains de mes voisins de descente aux enfers, les codes bleu-blanc-rouge à l’intercom, les sanglots des visiteurs traumatisés dans le corridor pis les maudites phrases creuses, vides mais gigantesques, gonflées comme des montgolfières, qui servent juste à meubler le temps qui passe entre deux malaises, une prise de sang pis un cri de douleur, le silence de Francine a quelque chose de profondément réconfortant. Il est confortable pis épais pis moelleux pis chaud. C’est une grosse couverte, un sleeping bag doux comme une pyramide de chatons. Il m’enveloppe et me réchauffe. De la tête aux pieds.
Dans son silence, je peux enfin disparaître tranquille. Ne plus avoir à être quoi que ce soit. Un enfant. Un fils. Un ami. Un malade. Ne plus avoir à être tout court. Son silence me rassure, me bourre la tête de rien. D’un rien qui me serre fort dans ses bras, me berce, me console et prend la place de mes idées de fin du monde.
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Dans le jour, y a pas grand-chose à faire. Je suis pas capable de regarder la télé ni l’écran de mon cell. Lire me lève le cœur, les mots croisés me donnent mal à la tête, les jeux de société m’emmerdent. J’ai défendu à mes amis de revenir me voir. J’ai plus de sourcils, rien à dire, pis ben franchement, ils sont insupportables. Je sais qu’ils font pas exprès, mais leurs sourires forcés pis leur teint de pêche font juste me torturer. Ah, pis ma famille. Ostie que ma famille me gosse. Sont tout le temps mélodramatiques ou joyeusement fakes. Les médecins, les infirmières pis les employés de l’hôpital, eux autres, sont quand même cools, mais souvent trop dans le jus pour piquer une vraie jasette. J’ai juste droit aux banalités quotidiennes. Je sais pas s’ils se sont passé le mot, mais tout le monde finit tout le temps par me parler de la pluie. La pluie. La pluie. La pluie. L’ostie de pluie. Paraît qu’elle arrête pas de tomber, depuis quelques jours. Mais qu’est-ce qu’ils comprennent pas ? Je m’en sacre-tu rien qu’un peu, moi, qu’il fasse chaud ou frette, beau ou lette ? C’est fini, pour moi, dehors.
Pour m’aider à tuer le temps entre les siestes comateuses, la fièvre pis mes couilles sur le bord d’exploser, ma grand-mère m’a apporté sa vieille radio à batteries des années 1990. Même pas besoin de la brancher. C’est une bonne affaire, parce qu’ils sont pas mal freaks avec le courant, les ondes, les téléphones, les tablettes intelligentes pis toutes ces affaires-là. C’est peut-être juste une légende d’hôpital pour faire peur au monde, mais il paraît qu’un niaiseux a déjà fait sauter les circuits électriques en branchant son cell dans la mauvaise plogue, pis qu’à cause de lui une petite fille a failli mourir quand son respirateur artificiel a surchauffé. Honnêtement, j’crois pas à ça. Mais la règle, c’est la règle.
Anyway. Tout ça pour dire qu’écouter la radio, c’est pas mal la seule chose qui me reste pour me changer les idées, en ce moment. Le fuck, c’est que même la musique, c’est trop intense. Avant, j’adorais ça, mais depuis que je suis malade, ça finit toujours par me tomber sur le cœur, d’une façon ou d’une autre. Ça me donne la nausée quand ça me fait pas brailler comme un bébé. Fait que je me branche sur le poste des nouvelles.
À cause des médicaments, c’est pas trop long que je finis par voir des étoiles, cogner des clous pis tomber dans les vapes, mais bon… Ça fait la job, le temps que ça dure. L’important, c’est que quelqu’un que je connais pas, qui me connaît pas, me parle. Normalement, comme à un être humain doté d’intelligence. Quelqu’un me parle de toutes sortes d’affaires sans s’apitoyer sur mon sort misérable d’enfant martyr tellement malchanceux tellement triste tellement pathétique. Yeux fermés, radio ouverte, c’est ma pause d’apitoiement, de conneries, pis de small talk extra sauce dull. Ma pause de météo, de jokes poches, de souvenirs d’enfance pis d’anecdotes nostalgiques double fromage qui me rappellent à quel point je m’ennuie de l’époque où j’étais pas rien qu’un sac-poubelle troué qui jute du sang de poisson en décomposition. Eurke. Trop dark.
Anyway. La radio ça « rouvre les fenêtres », comme dirait ma grand-mère. Je sais pas trop, pour le courant d’air, mais c’est sûr que ça me sort d’ici. De la chiasse, des nausées, du vomi, des draps toujours un peu humides, de ma tête qui craque, qui prend l’eau pis qui commence à sentir le fond de marécage. Y a rien qui me remonte le moral comme des nouvelles du monde extérieur. La cruauté de l’actualité me console, me rappelle que je suis pas le seul à crever comme un chien.
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Quand c’est pas les médecins, les infirmières ou mon père, c’est la radio qui s’y met pis qui me parle de température, elle avec.
Il pleut depuis maintenant cinq jours dans le Grand Montréal, où les inondations se multiplient ces dernières vingt-quatre heures. On rejoint Alexandra Deschamps sur le terrain.
Cinq jours ? Je dors trop, on dirait. Faut dire qu’il fait toujours sombre dans ma chambre pis que le petit bruit des gouttes sur le bord de la fenêtre me berce comme un bébé. Ça me rappelle le son de la pluie sur le toit de tôle du chalet de mes grands-parents pis les siestes que je faisais là-bas quand j’étais plus petit. Fenêtres ouvertes, l’odeur du sapinage pis des aiguilles de pin, tout autour de la cabane, qui remplit la chambre. Les meilleures siestes.
En tout cas, ç’a l’air que c’est pas seulement ici, à Montréal, que ça déborde. C’est comme ça partout au Québec. À certaines places, il pleut depuis plus d’une semaine. Y a des villes où les gens sont évacués d’urgence pis obligés de dormir dans un gymnase d’école parce que tout est inondé. Dans tout ça, il y a au moins une affaire qui est drôle : les journalistes envoyés sur place, qui passent les uns après les autres, oui, Pierre, ici Chose Bine en direct de Ché-Pas-Trop-Où. Sur un montage sonore où on peut les entendre splasher dans les flaques pis la bouette avec leurs bottes de pluie parce qu’ils sont vraiment là, dans l’eau, pour de vrai, comme le vrai monde. Ah, pis leurs phrases chocs.
Les riverains de Gatineau
sont sur un pied d’alerte.
Un barrage menace de céder
à Sainte-Marguerite.
En kayak dans la ville : le vieux Sainte-Thérèse
submergé par un mètre d’eau.
Pénurie d’eau potable
à Pointe-aux-Trembles.
Ils ont beau avoir été envoyés un peu partout à travers la province, ils répètent quasiment tous la même affaire : les barrages qui explosent, les sous-sols changés en piscines creusées, les pannes de courant, les sinistrés en colère, les folles-aux-chats qui veulent pas abandonner leur maison sans leurs vingt-deux minous, les compagnies d’assurances qui inventent des nouveaux trucs de passe-passe pour pas avoir à rembourser les gens qui ont tout perdu même si c’est pour ça qu’ils les paient.
Tsé, je dis que c’est drôle… Ça me fait surtout chier. C’était ma seule demi-heure de radio de la journée, pis j’ai rien appris de nouveau, rien d’intéressant. Rien, à part qu’il pleut. Mais guess what, Sherlock ? Je suis capable de regarder par la fenêtre tout seul.
Francine me dit de fermer ça, que ça aide pas à faire baisser ma fièvre d’entendre des affaires de même.
— C’pas demain la veille que le septième va finir inondé, mon gars.
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Je le sais ce qui s’en vient. Ou plutôt ce qui s’en va, c’est-à-dire pas mal tout. Ce que j’ai déjà été, ce que j’ai déjà voulu. Ce que je pouvais devenir, ce qu’on m’avait promis. Tout ça va sacrer le camp dans un trou. Le même ostie de trou de bécosse qui a aspiré ceux qui ont usé, mouillé, mordu ce matelas-là avant moi, qui l’ont creusé jusqu’à y disparaître, un morceau de peau morte, un crachat, une coulée de bave, un litre de sueur froide à la fois.
Je me mens pas. Je me mens plus. C’est ça qui m’attend moi aussi, pis avec les coups de pied que la vie me crisse dans le ventre, avec le sang qui me pisse du nez depuis une couple de jours, ç’a l’air que ça devrait pas tarder. Ça achève. J’achève. Sauf que ça fait des semaines que je me dis ça, que je me répète que ça y est, c’est aujourd’hui que je vais claquer, clairer ma chambre pis mon lit pour le prochain perdant de la loto des trop jeunes pour crever.
Mais, chaque matin, les médecins me regardent avec des yeux un peu plus curieux, des sourcils un peu plus froncés, s’étonnent de moins en moins discrètement que je toffe la run, que je sois pas encore arrivé au bout de mon calvaire. Paraît que pour un gars assez badlucké pour contracter une maladie qui atteint 0,07 % des jeunes de son âge, je suis un miraculé. Le p’tit Jésus des paumés. Jour après jour, je défie les probabilités, je multiplie les heures d’agonie, même si c’est impossible pour moi de gagner la game. Chaque matin, je roule des doubles pour sortir de prison sans jamais me ruiner en tombant sur l’hôtel de l’avenue New York, mais sans jamais rien pouvoir acheter non plus, sans jamais tomber sur Chance ou Caisse commune ; rien que le temps d’atterrir au parking vide pis de retrouver espoir une petite seconde avant que les dés me ramènent dans ma cellule.
Si je les avais (j’ai pas, j’aurai officiellement jamais eu une crisse de cenne), je gagerais cinq mille piasses que quelque part dans l’hôpital, cachée au fond d’un tiroir, la paperasse est déjà remplie, signée, étampée. Qu’il manque juste la date à écrire en bas de la feuille, à côté de mon nom.
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Depuis que j’ai quitté la maison pour de bon, mes parents dorment à l’hôtel, pas loin d’ici. Ils étaient écœurés de faire l’aller-retour tous les jours, de passer la balayeuse pour les fantômes pis que la bouffe dans le frigo finisse toujours par pourrir avant d’être mangée. Tout le temps, toute l’énergie qu’ils sauvent, ils les gardent juste pour moi. C’est beau, ça me touche, vraiment. Mais c’est un peu intense, aussi. Je savais pas comment leur dire, mais j’en ai pas besoin. Docteur Gauthier s’en est occupé. Tantôt, il les a pris à part et leur a fait bien comprendre que, même s’ils ont les meilleures intentions du monde, ça donne rien de faire le pied de grue dans ma chambre à longueur de journée, qu’au fond, ça m’épuise plus qu’autre chose.
Pour une fois, il a raison. Ça use. Ça gruge. Afficher une face neutre, un regard sûr. Garder les yeux ouverts, le souffle calme. Sourire un peu. Pas trop large, pas trop fort, pour pas déchirer mes lèvres gercées. Pas gémir, pas grimacer, pas me plier de douleur pendant que ma mère me regarde comme si elle me prenait en photo pour la dernière fois, que ma petite sœur me demande quand est-ce que je vais rentrer à la maison parce que tout le monde lui ment, pis que mon père me fait des blagues poches. Pas pour me faire rire. Juste pour se consoler. Pour pouvoir plus tard se raconter qu’on aura ri jusqu’à la fin.
Les matins où ils viennent me saluer les trois en même temps avant d’aller conduire ma sœur à l’école, ça me vide la tinque à p’tit gars courageux. Ça me demande tellement d’efforts que je m’effondre dès qu’ils passent la porte, dès que je relâche enfin mes muscles du bonheur artificiel. Après ça, je tombe quasiment inconscient, la face dans mon oreiller trempé de larmes pis de sueur.
Quand mes parents traînent un peu trop longtemps dans ma chambre, pis qu’on commence à croire qu’ils vont jamais aller faire un tour à la cafétéria, arroser les plantes à la maison ou siester à l’hôtel, qu’ils vont s’incruster comme des algues dans le divan ; les fois où la peine pis le deuil anticipé les rendent sourds et aveugles, qu’ils les empêchent de s’apercevoir que je suis à bout, que j’en peux plus de les entendre, de les avoir dans les jambes, de les sentir, eux, leurs questions incessantes, leurs regards qui s’attardent, leur tristesse, leur fatigue, leur stress ; les fois où je sens que mon crâne est sur le point de s’ouvrir comme un bourgeon ; à ces moments-là, je sais pas trop comment, Francine le sent. Instinctivement. C’est un don. Paraît qu’elle est née avec.
— C’est comme un radar, qu’elle m’a dit en mimant une aiguille qui tourne.
Quand son sixième sens sonne l’alerte, Francine apparaît immédiatement à la porte pour venir à ma rescousse. Son entrée est toujours subtile, naturelle. Son énergie, douce, discrète, mais imposante ; elle a jamais besoin de leur demander de partir. Son aura suffit à leur faire comprendre qu’il est temps. Ils s’excusent, descendent à la cafétéria, vont faire un tour de char, prendre un café, jaser avec d’autres parents pré-endeuillés dans la cuisine commune, brailler chez la travailleuse sociale, téléphoner aux assureurs, prendre une douche rapide, faire des courses, remettre de l’argent dans le parcomètre. Magasiner un cercueil en spécial. Je l’sais-tu, moi ? N’importe quoi sauf rester là à faire le piquet en attendant que je guérisse, que je meure ou que je leur dise quelque chose de profond. Une citation mystérieuse de mourant à laquelle ils pourraient se raccrocher. Une phrase à graver sur ma tombe. Mais je suis pas Émile Nelligan, pis la neige a pas tant neigé, cet hiver. Ben franchement, si c’était juste de moi, sur ma tombe, ce serait écrit Fuck toute ! avec l’emoji qui sourit la tête à l’envers pis un symbole d’explosion.
Mais personne en a rien à foutre de ce que je veux. Ça fait un bout que j’ai compris ça. Ma mort m’appartient pas vraiment. Tout le monde veut en faire sa chose. Son jouet, sa bébelle. Avoir son mot à dire, son moment spécial, son souvenir impérissable. Tout le monde en veut un morceau. Mais crisse que je suis écœuré de partager. Je veux juste qu’on me sacre patience de temps en temps, pis qu’on sorte de ma bulle pis qu’on me laisse crever en paix. Quand Francine met tout le monde dehors, on dirait qu’on m’enlève un piano à queue en marbre du chest. Mes côtes se décoincent, se décrispent. Mes poumons se déplient. Je respire. Ça fait de l’air.
Ça en prend, de l’air, pour mourir en paix.
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Avant-hier, à la radio, j’ai appris que le Groenland, la grosse île de glace pas loin de l’Arctique, fond à une vitesse incroyable. Inimaginable. Inquiétante. Là-bas, y a des icebergs gros comme des immeubles qui se détachent des côtes quasiment tous les jours, pis la banquise fond de l’intérieur. Y a pas longtemps, des chercheurs ont découvert des rivières souterraines en descendant dans des crevasses de centaines de mètres de profondeur. Des fleuves cachés, invisibles depuis la surface, qui se jettent dans l’océan en cachette. Un peu comme au printemps, quand la neige pis la sloche commencent à fondre, pis qu’on entend l’eau couler dans les égouts, même si on la voit pas passer pis que la grille est recouverte par deux pouces de glace.
Vers la fin de l’entrevue, monsieur Dequessé’sson de l’Institut Chépatroquoi’berg, au Danemark, disait que quand le Groenland va avoir fini de fondre, il va faire monter les océans de sept mètres. À lui tout seul. Sept mètres. Ostie. Je suis tellement resté bête.
Quand elle est passée dans ma chambre, j’ai demandé à Francine c’était haut comment, sept mètres. Elle a dit :
— Je dirais… admettons… deux-trois étages de haut ? Pourquoi tu me demandes ça, mon homme ?
— Je sais pas, juste de même.
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Ce matin, j’ai entendu mes parents chuchoter, au bord de la fenêtre. Juste après leur meeting avec la travailleuse sociale, je pense. Je faisais semblant de dormir. J’avais pas l’énergie pour parler, regarder dans les yeux, écouter, hocher la tête. Les yeux entrouverts, je les ai espionnés à travers mes cils. Ils parlaient d’argent. De cartes Visa loadées au bouchon, de marges de crédit, de demandes de prêts, de pourcentages de salaires, d’hypothèque. Le cash rentre pas fort-fort, ces temps-ci. Vu qu’elle a lâché temporairement sa job pour rester avec moi à l’hôpital, ma mère a droit à l’assurance-emploi, mais on dirait que ça paie pas ben-ben. Pas assez, en tout cas. En plus, je l’ai entendue dire à mon père qu’il y avait un fuck avec la paperasse pis que les versements arriveraient pas avant un bout. Délais de traitement. Ma mère a fait toutes sortes de calculs en marmonnant entre ses dents. J’entendais pas les chiffres, mais j’ai quand même saisi une couple de mots de sa liste d’épicerie de dettes : parking, cafétéria, hôtel, hydro, assurances, resto, antidépresseurs. Plus ma mère ajoutait des bills, plus le cou de mon père rentrait dans ses épaules. Je me sentais comme une vraie plaie, ce qui est pas loin de la vérité, à ben y penser. C’était pas assez de scrapper la famille en leur crevant dans les mains sans avertissement. Pas assez de les faire souffrir, brailler, désespérer, de les empêcher de dormir pis de leur fendre l’âme en deux avec mon ostie d’agonie interminable. Non. Il fallait en plus que je les ruine, que je les saigne à blanc jusqu’à la dernière cenne, pas capable de partir vite-fait-bien-fait comme un grand garçon. Ça coûte les yeux de la tête, mettre au monde le petit scrap le plus branleux de l’histoire de l’humanité.
J’ai retenu mes larmes de couler en me concentrant pour pas respirer trop fort, grouiller ou renifler. Je filais pas non plus pour être consolé. Côte à côte, les bras croisés, mes parents regardaient par la fenêtre en silence. La tête droite. Vers le parking, les arbres, le mont Royal ou les grands buildings du centre-ville. Je suis à peu près sûr qu’ils voyaient rien de tout ça. Juste leur reflet. Leur teint de viande hachée passé date. Leurs faces faites en châteaux de sable de l’avant-veille, secs, sur le bord de partir au vent. Leurs faces qui manquent de tout. D’oxygène, de soleil, de vitamines, de sommeil, de bonheur, de rire, d’amour. De tout sauf de claques sur la gueule. Quand ils savent pas que je les regarde, leurs traits se relâchent, deviennent tout fripés. Ils ont l’âme au beurre noir pis les genoux en guimauve. La vie leur en crisse une bonne. Je sais pas comment, mais mes parents se relèvent toujours, même s’ils sont déjà knock-out.
Ma mère se virait la cheville, se balançait d’un pied à l’autre en chiffonnant les flancs de son chandail avec ses doigts. Mon père faisait pareil, mais en tapant du pied comme un métronome sur la MDMA. À cause de mes larmes qui refusaient de m’écouter, je pouvais plus voir comme il faut, mais à un moment donné mon père s’est penché par en avant, comme si son corps était devenu trop lourd. La tête de mon père s’est inclinée lentement, jusqu’à s’accoter à la fenêtre. Je faisais ça, dans le bus, en hiver. La cervelle en surchauffe contre la vitre givrée. Ça calme, ça change les idées. Mais ça peut rien contre la banqueroute, et encore moins contre la mort d’un fils.
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Tantôt, pour la première fois depuis un bout, j’ai réussi à écouter tout un reportage à la radio sans m’endormir. En plus, ça parlait ni de la pluie ni des inondations au Québec. Mais j’étais pas sorti du bois. Ou plutôt, pas sorti de l’eau.
C’était à propos de l’Indonésie. Là-bas, chaque année, des archipels disparaissent, engloutis par l’océan. Le reporter disait que c’est rendu quelque chose de normal pour eux. Tellement ordinaire que leur gouvernement a organisé un programme spécial pour aider les habitants à déménager à temps. Y a même des gens, des scientifiques spécialisés en j’te-crisse-pas-trop-quoi, qui font des prévisions pour déterminer quelles îles seront les prochaines à être submergées. Après ça, ils se promènent en bateau d’une place à l’autre, cognent aux portes pour répandre la mauvaise nouvelle comme des témoins de Jéhovah.
Ding-dong ! Bonjour ! Si nos calculs sont bons, votre archipel passera sous le niveau de la mer d’ici approximativement six à huit mois. Un an si vous êtes chanceux. Fait que c’est ça … Bonne chance !
Ils leur disent à peu près le temps qu’il leur reste avant que leurs terres et leurs maisons soient inondées, leur expliquent comment se préparer, ce qu’ils vont pouvoir emporter avec eux, les moyens de transport disponibles pour leur évacuation. Après, les gens remplissent des formulaires pour s’inscrire à des programmes de nouveaux logements construits par le gouvernement. En attendant une place, ils sont envoyés dans des camps de réfugiés pleins à craquer. Dans des petites tentes, quelque part loin de chez eux, loin de tout ce qu’ils connaissent. Un endroit qu’ils sont même pas capables de concevoir parce qu’ils sont nés, ont grandi, joué, dansé, ri, pêché, travaillé pis chillé là toute leur vie. Bien peinards, sur leur petite île. Sans jamais sentir le besoin d’aller voir ailleurs. Sans jamais penser devoir en sortir. Sans jamais imaginer voir un jour l’océan avaler leur monde tout rond. Avoir à s’exiler d’urgence, à délaisser leur coin de paradis pour partager un campement miteux avec des milliers d’étrangers.
Dès la seconde où la diffusion du reportage indonésien s’est terminée, l’animateur a recommencé avec la pluie. La maudite pluie à marde qui en finit plus de pas finir. J’ai éteint la radio d’un coup de poing. Elle est pas brisée. Je peux plus casser grand-chose. Même pas une antiquité à batteries.
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Francine, c’est un peu ma mère de rechange.
La mienne, depuis que je suis entré ici, elle se ressemble plus pantoute. La femme qui me borde le soir a plus rien à voir avec celle que j’appelais maman, y a quelques mois. Je pense qu’elle voudrait bien revenir, qu’elle essaie vraiment fort de revenir, mais que c’est plus possible, qu’elle est rendue trop loin dans la douleur. Celle que j’aimais reviendra sûrement jamais. Maman est submergée comme les îles indonésiennes, mais personne m’avait averti avant l’inondation, fait que j’ai pas eu le temps de me ramasser pis maintenant j’essaie juste de retrouver quelques morceaux de souvenirs au fond de l’eau avant que le courant les emporte pour toujours.
Quand je la regarde, je vois juste un gros motton d’angoisse sculpté en forme de madame maganée. Elle a l’air tellement coincée. On dirait qu’elle est menottée, ligotée par un kilomètre de grosses chaînes invisibles. Prisonnière de sa tête qui boucane de stress, de son corps qui veut plus, de moi pis de ma mort à retardement qui lui ruine le goût de vivre.
Les gens disent souvent qu’une mère sait tout de son enfant. De ce qu’il vit, de ce qu’il pense, de ce qu’il ressent. Ils oublient souvent que l’enfant non plus, il est pas sourd. Ni naïf ni niaiseux. Lui aussi sait tout de sa mère. Elle peut rien lui cacher. Ses peurs, sa souffrance, ses idées noires, elles coulent direct dans le ventre de son enfant, comme si le cordon avait jamais été coupé. Dès que ma mère s’approche trop de moi, je commence à mal filer. C’est sa peine, sa détresse que je reçois en intraveineuse. Ça me glace les veines, ça me monte à la gorge. Même si elle fait des gros efforts pour pas craquer, pour pas se mettre à brailler à genoux, à hurler de douleur ou à défoncer les murs à coups de poings, ça se voit. Ça saute aux yeux. Surtout depuis qu’on sait, que c’est officiel que je suis fini. Elle aussi, elle est empoisonnée, trahie par son propre sang.
Quand ses derniers espoirs sont partis en fumée, c’est comme si ma mère s’était vidée de toute sa lumière. Elle a perdu du poids et gagné des os, qui ont l’air chaque jour un peu plus pointus et coupants. Peut-être qu’ils espèrent percer sa peau, se déboîter pis foutre le camp, eux autres avec. Ses tendons ressortent, contractés en permanence. Surtout ceux du cou. On dirait qu’elle a vieilli de vingt ans en à peine quelques mois. Elle fait pitié. Vraiment. Avec ses yeux rouges en déroute, qui regardent un peu rien. Sa paupière qui tremble. Sûrement parce que ça shake depuis vraiment loin en dedans. Des fois, je me dis que si ça continue, ses fondations vont finir par lâcher, qu’elle va sacrer le camp dans un glissement de terrain, emportée par une coulée de boue. Mais non. Ça tient. On sait pas trop comment, mais ça tient. Son corps est comme une vieille maison hantée de film d’horreur. Croche, décrépite, moisie, les carreaux brisés, les portes grandes ouvertes qui crachent des chauves-souris. Vide, mais pas tout à fait, encore habitée par quelque chose d’impossible à décrire. Une présence. Une force invisible qui lui permet de rester debout, de se traîner jusqu’à ma chambre d’hôpital, jour après jour, même si une partie d’elle est déjà morte. Je me dis que c’est peut-être mon fantôme qui l’habite. Qui grandit dans son ventre, siphonne son énergie, se nourrit de sa douleur, lui arrache les organes un par un pour construire son nid à néant.
Le silence de ma mère a rien à voir avec celui de Francine. C’est une tombe creusée pour les phrases impossibles, les cris étouffés, les larmes qu’elle enfouit en pensant que je les entends pas tomber au fond du trou. Mes mots les plus importants, ceux que je devrais dire pour la consoler, pour la rassurer, pour la faire sourire une ou deux fois avant que je meure – ces mots-là, ils veulent pas sortir. Ils restent coincés en chemin ou ben ils trébuchent dans la fosse à tristesse, eux autres avec. Nos rires, nos souvenirs, notre amour : tout ça est enterré à la même place que les phrases qu’on ravale pis qui nous sortiront jamais du corps. Tout ce qu’il nous reste, c’est le vertige, quand nos regards se croisent pis que dans nos yeux on voit plus ni la mère détruite ni le fils déjà mort. Juste le vide de nos pupilles. Le trou noir qui dévore ma mère en silence, pis qui va bientôt prendre ma place dans son ventre.
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C’est peut-être la sensation de l’eau froide qui me coulait dans la gorge, ou ben rien qu’un hasard, mais en avalant mes médicaments, tantôt, j’ai repensé au Groenland, à ses fleuves secrets pis à ses sept mètres d’eau glacée. Mon hamster s’est mis à spinner dans sa roue. J’ai essayé de me changer les idées, mais la roue continuait de tourner toute seule, je pouvais plus la freiner dans son élan.
Les idées ont déboulé comme dans les vidéos où deux kilomètres de dominos alignés dans un entrepôt tracent des formes fucking compliquées en tombant. Mon premier domino, c’était une image. Une vision. Le Groenland qui fondait d’un seul coup, au grand complet. Je le voyais ramollir, s’écrouler, s’aplatir comme une crème glacée oubliée au soleil. Je regardais le Groenland liquéfié crisser le camp, se mêler à l’eau salée de l’océan. Du haut des airs, vraiment haut dans le ciel, comme si j’étais à bord d’un satellite. Son eau, turquoise et claire comme celle d’un iceberg, se déversait dans l’Atlantique Nord, déclenchait une vague gigantesque qui s’élançait vers l’Amérique. La vague roulait vite, tellement, tellement vite, genre astronomiquement fucking vite. Elle rentrait dans le golfe du Saint-Laurent, décrissait Sept-Îles, La Malbaie, Québec, Trois-Rivières, continuait de remonter le fleuve, la bouche grande ouverte, jusqu’à Montréal. Un tsunami monstrueux. Une vague vivante, animée par une volonté de tout détruire.
Schwoup ! Une bouchée. Bye bye, Montréal !
Pis là, je sais plus j’étais rendu à quel domino exactement, mais je voyais l’après, quand la vague serait repartie, après avoir bouffé l’Ontario, les Grands Lacs, pis le Manitoba, un coup parti. Je me suis dit que si on existait encore, on aurait beau essayer de s’enfuir par la Métropolitaine, ça servirait plus à rien. Le tsunami du Groenland l’aurait ramassée solide, l’autoroute 40, avec ses piliers en cure-dents mangés par le calcium. Les autres routes aussi seraient inondées, détruites, arrachées. Les ponts tout pétés, effondrés. On serait une méchante gang à attendre que quelqu’un vienne nous chercher avant de crever de froid dans la flotte. Mais les secours, y en aurait plus. Les policiers pis les pompiers seraient inondés, eux aussi. Maganés ou morts noyés ou juste en train d’essayer de sauver leur propre cul en premier. De toute façon, il y aurait jamais assez de bateaux pour embarquer tout le monde.
Pis, anyway, où est-ce qu’on pourrait ben aller ? Faudrait se débrouiller tout seuls. Peut-être qu’on aurait assez de force pour nous échapper de nos aquariums à garages doubles et nous laisser porter par le courant en faisant l’étoile. Deux ou trois mille dominos plus tard, j’ai pensé fuck non ! On aurait pas le choix. Faudrait se réfugier sur le mont Royal, qui serait maintenant une île au milieu de la mer du Groenland. Sauf que rendus là, il y aurait beaucoup trop de monde pour une petite roche de même. Fait qu’on jouerait au roi de la montagne. Mais pas pour le fun. On s’entretuerait pour s’extraire de la mare de déchets, pleine d’arbres arrachés, de fils électriques sectionnés, de grille-pain, de couteaux de cuisine, de morceaux de chars explosés, d’ordinateurs en miettes pis d’animaux noyés : d’écureuils, de coyotes, de corneilles, de ratons-laveurs, de chats pis de chiens, le poil aplati, le corps gonflé, qui flottent sur le côté pis qui puent le crisse.
Rendu là, j’ai pensé qu’encore une fois, ça changerait rien. Que même si on réussissait à survivre un bout de même, sans électricité, sans lumière pis sans chaleur, sans nourriture pis sans eau potable, on ferait pas long feu. Dans le gigantesque marais de cadavres, les bactéries, les virus les plus dégueulasses se reproduiraient exponentiellement, avant de se répandre partout. Dans l’eau, dans l’air, dans le vent, dans nos corps. Avant d’infecter nos poumons, notre cœur, notre cerveau, notre sang. Ce serait pas long que la maladie nous ferait bouillir de l’intérieur.
Sans faire ni une ni deux, le cinq-millième domino est tombé, la chaîne a continué, j’ai pensé que si jamais, par miracle, une couple de durs à cuire, d’indestructibles descendants de colons de la Nouvelle-France, réussissaient à passer à travers tout ça, la fièvre, la bataille, le tétanos, la soif pis la faim, ben c’est l’hiver qui viendrait les achever. Leur linge tout trempe figerait sur leur peau pleine de bleus, de galles pis de trous, leurs mains noirciraient comme du vieux pain, pis ils s’étoufferaient avec leur morve. Ils finiraient par regretter de s’être débattus tout ce temps-là. Par supplier la mort de finir la job.
Mais elle viendrait pas tout de suite. C’est pas comme ça que ça marche. Les derniers, les survivants ultimes, la peau grise, les lèvres bleues, le regard fixe d’un poisson mort qui flotte sur le côté dans une mer noire comme du charbon, maigres comme des squelettes vivants réchappés d’Auschwitz, je pouvais déjà les imaginer. Les entendre se plaindre, gémir, hurler de douleur, de fatigue, de peur que ça ne se termine jamais. Les voir souffrir, pleurer, se tordre, lutter pour respirer. Se chier les organes un par un avant de mourir de froid. Tout seuls, dans un paysage lunaire.
Le dernier domino tombé, ma vision apocalyptique s’est résorbée, et j’ai réintégré ma chambre. Étourdi, j’avais l’impression d’avoir fait cinq-cents tours de montagnes russes back-à-back. Ça m’a pris du temps avant de retrouver mes repères, de réaliser que mes parents étaient rentrés à l’hôtel et que dehors, la nuit était tombée. J’avais tellement grincé des dents durant mon cauchemar que ma mâchoire était raide de douleur. Mes gencives m’élançaient et mes molaires avaient l’air mûres pour tomber. Mes côtes étaient sur le bord de craquer, de s’affaisser sous la tension de mes muscles durcis de stress. Comme les melons serrés par des centaines d’élastiques, sur YouTube, qui se creusent lentement par le milieu avant d’éclater comme des bombes en splashant de jus rouge à la grandeur des murs. Du reflux m’a déferlé dans la gorge, est redescendu, s’est donné un swing juste pour remonter plus fort pis me chatouiller la luette. L’acide pourri de ma bouffe digérée a éclaté derrière ma langue. Une brise de fosse septique qui déborde au printemps. J’ai attrapé mon petit bol en métal, contracté mon estomac et les muscles de mon cou, mais y a rien qui est sorti. J’ai reposé ma tête sur l’oreiller, le reflux est passé, le stress est retombé. De retour dans mon corps, mes draps humides, mon lit. Dans la noirceur artificielle de ma chambre, constellée des lumières clignotantes des machines au souffle régulier. Dans la réalité qui pue le désinfectant pis l’aloès. J’ai failli me mettre à pleurer, mais j’ai pas eu le temps de me morfondre. Ma tête était pas dans le mood. Elle avait pas fini de s’amuser, de jouer au yo-yo avec moi.
Des nouveaux dominos sont apparus. Une ligne qui se séparait en deux, pis en quatre, huit, douze branches tordues. On aurait dit les cheveux en serpents de Méduse. Quand le premier est tombé, c’est parti dans toutes les directions en même temps, ça ratissait large. L’hôpital, les infirmiers, la famille, les amis, le travail, l’école, l’amour, l’argent, la mort, la vie. Tout. Sans exception. Ça avançait, reculait, revirait, ça se rejoignait pis ça repartait dans tous les sens, de tous bords tous les côtés, en dessinant toutes sortes de figures abstraites et insensées. On aurait dit que mon regard s’était désaligné. Je percevais le monde sous un jour nouveau, depuis un angle inédit, légèrement décalé. À peine un pas de côté et, soudain, tout apparaissait plus clairement. Le souffleur en coulisse, l’éclairage, les accessoires. Les maquilleurs, les techniciens, le perchiste. Le décor, les costumes, la machine à boucane. La scène pivotait lentement et, soudain, je découvrais que tout autour de moi était artificiel, en toc, en plastique ou en carton, comme les horribles commis grandeur nature qui sourient à l’entrée des magasins.
Ça se peut pas, ça a pas d’allure, aucun sens. Être submergé, jour après jour, par de nouvelles catastrophes anticipées, de nouvelles prophéties à glacer le sang, toutes plus violentes les unes que les autres. Des prévisions documentées, émises par des scientifiques. Pas par des dépliants de témoins de Jéhovah, des écrits de sorciers médiévaux, des gourous en badtrip sur l’ayahuasca ou des illuminés sur la pinotte dans le métro. Non. Se faire expliquer par des sommités internationales, par les gens les plus intelligents que tu peux imaginer, les élus des élus parmi la crème des bollés des écoles de bollés, que la moitié des animaux ont disparu depuis les années 1950, qu’on va bientôt manquer d’arbres, de plantes, d’abeilles, d’oxygène, de terres cultivables, de bouffe pis d’eau potable. Les écouter exposer méthodiquement que la planète fragile qui nous empêche d’être aspirés dans un vide intersidéral est sur le bord de péter comme une vieille piscine hors-terre, de tomber en miettes comme un biscuit soda trempé trop longtemps dans la soupe ; les entendre démontrer, en se basant sur des calculs rigoureusement exacts, que si on continue comme ça, la Terre s’enligne pour ressembler à Mars d’ici deux-cents ans gros max… »
Extraits
« Depuis que je suis rentré ici, personne m’a jamais rien demandé. Si je voulais être sauvé, m’en sortir par la peau du cul, pucké à vie comme une prune molle de fond de rack à l’épicerie. Vieillir assez longtemps pour voir Montréal se changer en Atlantide. Non. Je m’en souviendrais. Je l’aurais dit tout de suite, que je ne voulais pas être condamné à vivre.»
« Si on me l’avait demandé, je l’aurais dit, que se faire shooter la mort dans un lit d’hôpital, c’est sûrement pas aussi digne, aussi classe que de s’éteindre paisiblement dans son sommeil à cent trois ans dans la maison de campagne familiale, mais que c’est pas si mal non plus. Certainement pas pire que ce qui s’en vient. »
« Au début des années 1990, le terrain de la carrière Miron s’est donc retrouvé quasiment abandonné. La Ville avait amorcé le réaménagement du site, à commencer par l’ancien dépotoir municipal. Une fois recouvert de terre, l’ex-site d’enfouissement ressemblait presque à une plaine. Un champ au look quasi extraterrestre, transpercé de tuyaux métalliques disposés à intervalles réguliers, dans lesquels circulent les émanations de méthane produites par la décomposition des ordures ensevelies. C’est dans cet endroit des plus étranges que les coyotes de Montréal avaient trouvé refuge. Au fond du trou. Débrouillards, dotés d’une prodigieuse capacité d’adaptation, ils y ont longtemps vécu en autarcie, se nourrissant de ce qui leur tombait sous la patte : rongeurs et animaux de petite taille, fruits, légumes, végétaux, détritus. Durant près de trente ans. les coyotes ont occupé la crevasse de l’ancienne camière sans déranger personne, quasiment invisibles même s’ils ne vivaient qu’à quelques centaines de mètres de quartiers résidentiels densément peuplés.
En 2017, dans le cadre des célébrations entourant son trois-cent-soixante-quinzième anniversaire: ne de Montréal a accéléré le processus de réaménagement de ce secteur névralgique. » p. 154
« Une fois mon frère installé en résidence et ses études subventionnées par l’université McGill, mes parents ont enfin pu souffler un peu. Toutes ces années de dur labeur, de surtemps, de dévouement, de sacrifices, n’avaient pas été vaines. Ils irradiaient de fierté. Leurs quatre enfants, des universitaires. Leur petit dernier, un génie en devenir. Chacun avait trouvé sa voie. Chaque chose avait trouvé sa place. » p. 175
En 2 mots:
En ce 10 décembre 1946, Otto Hahn est à Stockholm en compagnie de son épouse pour assister à la remise de son Prix Nobel de chimie. Alors qu’il se prépare, Lise Meitner, qui a travaillé avec lui durant des dizaine d’années, vient lui rendre visite pour qu’il rende des comptes. En imaginant ce huis-clos intense, étouffant, étincelant, Cyril Gely fait bien plus qu’éclairer un point d’histoire. Il nous offre une tragédie classique de très haute volée.
Le prix
Cyril Gely
Éditions Points Poche
Roman
192 p., 6,60 €
EAN 9782757881484
Paru le 13/02/2020
Les premières lignes
« Nul ne sait ce que nous réserve le passé.
Cette phrase, Hahn l’a en tête depuis qu’il est éveillé. Il ne saurait dire pourquoi. Elle est venue, d’un coup, alors qu’il ouvrait les yeux. Les mots ont semblé danser un instant face à lui, puis ont envahi son cerveau. Impossible de se rendormir. Depuis, Hahn est à la fenêtre – qu’il a ouverte.
La lumière perce à peine à travers le ciel gris. Juste assez pour distinguer l’opéra et, face à lui, le palais royal de Stockholm. Dans l’autre chambre, Edith dort toujours. Les trottoirs sont recouverts de neige. Le toit des maisons aussi. Un étrange silence assourdit la ville. Hahn ne ressent pas le froid mordant qui lui saute au visage. Il ne l’a jamais ressenti. Même enfant, sa mère courait sans relâche derrière lui pour le couvrir. Hahn regarde sa montre, il est sept heures quarante-trois, et c’est la journée la plus importante de sa vie.
Le Comité lui a réservé une suite au Grand Hôtel. La suite 301, au troisième étage. Une large porte donne sur une entrée quelque peu étroite, où sont exposés plusieurs portraits. Puis un salon immense avec deux chambres de chaque côté. Celle de Hahn est à gauche. Edith dort encore dans celle de droite. Au-dessus du canapé en cuir, un tableau de William Turner, Tempête de neige en mer.
On pourrait croire que ce tableau a été placé sur ce mur exprès. Ce n’est pas impossible, mais rien ne le prouve non plus. Nous y reviendrons en temps utile.
Hahn a saisi les trois feuilles posées sur son bureau. Son écriture est distinguée, tranchante, sans ratures. Il relit pour la énième fois le discours qu’il a écrit. Ce discours, il le connaît par cœur. Mais ce matin, à la pâle lumière du jour, Hahn a besoin de se rassurer.
Ses lèvres se mettent à bouger. Les mots qu’il susurre à peine sont en anglais – langue que Hahn maîtrise parfaitement. Dans sa jeunesse, il a étudié à Londres et Montréal, avec Ramsay et Rutherford. Il parle de l’Allemagne meurtrie, de la malheureuse Allemagne, d’abord oppressée par les nazis, et maintenant par les Alliés. Il certifie que les scientifiques allemands n’ont pas souscrit au régime hitlérien. Et ajoute enfin qu’il ne faut pas juger trop durement la jeunesse de son pays. Comment pouvait-elle se faire une idée ? Sans radio étrangère, sans presse libre ? Nous avons tous été opprimés pendant douze ans, il est temps de tourner la page.
Soudain, Hahn a étrangement froid. Il ferme la fenêtre et passe la robe de chambre étendue au pied de son lit. Une douleur aiguë lui traverse l’estomac. Hahn glisse jusqu’à la salle de bains et verse un peu d’eau de mélisse dans un verre. Il boit, espérant que cela fera passer l’inflammation. Trop de nourriture, d’alcool, de café. Trop de stress, aussi. Depuis leur arrivée à Stockholm, mercredi dernier, il y a près d’une semaine, les Hahn n’ont pas eu un soir pour eux. Dîners, banquets, agapes, soupers. Ils ont mangé comme quinze ! En Allemagne, il n’y a rien. Ici, les magasins regorgent de nourriture. L’avantage d’être un pays neutre. La contrepartie est ce goût légèrement citronné de l’eau de mélisse. Otto Hahn a une maudite indigestion. »
L’avis de… Manon Botticelli (Culture Box, France Télévisions)
« Près de 70 ans après le Nobel d’Otto Hahn, Cyril Gely remet son prix à Lise Meitner, sans qui la fission nucléaire n’aurait sans doute pas été découverte. Son roman, la réhabilitation passionnante d’une grande physicienne, évoque évidemment en filigrane toutes ces grandes scientifiques restées dans l’ombre. »
En deux mots:
Ramona a choisi de s’expatrier pour apprendre le français aux universitaires de Chicago. Avide de découvertes, elle va faire la connaissance d’un garagiste et d’une esthéticienne et passer avec eux une année très particulière.
À la suite d’un séjour à Chicago en 2009 Marion Richez a écrit son premier roman. Il paraît aujourd’hui et raconte une belle histoire d’amitié entre une prof de français, un garagiste et une esthéticienne.
Les hasards de l’édition nous offrent en cette rentrée littéraire deux romans qui ont pour cadre Chicago. Après La femme révélée de Gaëlle Nohant qui nous offre de visiter la ville dans les années 1950-1970, voici en quelque sorte la suite de la balade dans le Chicago d’aujourd’hui. Il met en scène Ramona, une prof de français, qui part enseigner une année dans la plus grande ville du Midwest. Un prénom qui dissimule le côté autobiographique du séjour qui aura permis à Marion Richez de faire ses premiers pas de romancière.
En effet, dans un entretien accordé au journal Le Populaire du centre (la famille de Marion Richez s’est installée dans la Creuse) en septembre 2014, au moment où sortait son premier roman L’Odeur du minotaure, elle expliquait qu’elle rêvait de devenir écrivain ou journaliste, avant d’ajouter «J’ai écrit mon premier roman en 2009 à Chicago lors d’un échange universitaire. J’avais besoin pour écrire de cette distance avec l’Europe. Ici, on est écrasé. Ce texte n’a pas été publié mais il m’a permis d’être remarquée par Sabine Wespieser». Achevé en janvier 2012, le voici retravaillé et publié.
Pour une française qui débarque dans la troisième ville des États-Unis, l’adaptation n’est pas facile, même quand on a l’esprit ouvert et qu’on est prête à s’adapter à l’American Way of Life. Il s’agit d’abord d’appréhender la géographie, l’espace, les dimensions, oublier qu’il n’existe pas comme en France une topographie basée sur un centre-ville autour duquel on peut s’orienter, mais plutôt quelques points de repère, le campus, le centre historique, le lac Michigan, les gratte-ciel de Downtown, le Loop. Et si on imagine à première vue qu’un plan en damiers est aisé à appréhender, il faut pouvoir relier distance et durée pour évaluer qu’entre la 10e et la 20e rue il faut compter une bonne demi-heure. Passés les premiers jours, Ramona s’enhardit et découvre aussi bien les faces sombres, les gamins noirs appréhendés par la police, placés en ligne les mains dans le dos, que la richesse culturelle et cette superbe représentation du Faust à l’opéra lyrique. Au fil des semaines, elle va se confronter au blizzard, se jurer que cet hiver sera le dernier qu’elle aura à affronter, avant de découvrir le soleil du Wisconsin qui fait oublier le froid. Mais elle va surtout faire une rencontre capitale. Jonathan, ce grand jeune homme qui est tout autant passionné qu’elle par la musique, va partager ses émotions avec Ramona, lui présenter son amie Suzanne. Très vite, leurs affinités électives vont en faire un trio de plus en plus proche. «Tous les trois attendant de se revoir, le samedi suivant ; et le souvenir des deux autres, la semaine, ressemble au printemps logé secrètement dans l’hiver.»
Une belle histoire d’amitié qui transforme ce séjour et qui rend difficile l’idée de partir. Quand Ramona rejoint son père à Londres pour les fêtes, c’est une déchirure. À son retour Suzanne et Jonathan «lui offrent cette ivresse d’un présent brut, vécu à plein, sans rien sacrifier aux regrets, aux remords, sans non plus se consumer en projets d’avenir.» Car ils savent que désormais le temps est compté, que le départ est programmé.
Marion Richez fait de cette parenthèse américaine un récit sensible, qui balance entre le bonheur d’une expérience enrichissante et la nostalgie d’une rencontre lumineuse, enrichissante.
Chicago
Marion Richez
Sabine Wespieser éditeur
Roman
136 p., 15 €
EAN 9782848053424
Paru le 6/02/2020
Où?
Le roman se déroule principalement aux États-Unis, à Chicago et environs. On y évoque un voyage à Londres et la France.
Quand?
L’action se situe il y a une dizaine d’années.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir d’automne, Ramona débarque à Chicago avec sa lourde valise et s’installe chez sa logeuse, à quelques blocks du campus. Arrivée d’Europe, elle vient enseigner le français pendant un an. Le lac, l’éclat scintillant de la ville, l’obsession de la performance qu’affichent ses étudiants, de même que leur zèle à se couler dans le moule américain – toute cette efficacité de façade trouble la jeune femme, surtout curieuse de l’envers du décor. Convaincue que «Chicago n’est pas une page blanche d’où surgissent les gratte-ciels», elle part en quête de son cœur battant. Au concert, à l’opéra, elle ne cesse de croiser un étrange jeune homme dégingandé qui semble partout un intrus, mais comme elle entièrement absorbé par l’émotion du spectacle. Quand, dans un club de blues, elle les rejoint, lui et l’amie plus âgée qui l’accompagne, c’en est fait de sa solitude.
Ces trois-là ne vont plus se quitter. En visite de fin d’année chez son père à Londres, Ramona se garde bien de lui révéler qu’elle occupe tout son temps libre à explorer la face cachée de Chicago avec un garagiste et une esthéticienne.
Dans ce beau conte moderne sur une amitié qui se passe de mots, de confidences et d’explications, Marion Richez plonge au-delà des apparences pour toucher au mystère des êtres, et comprendre une part de celui de la ville, indéniablement le quatrième personnage de son roman.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
Dans l’inconnu des profondeurs un monstre est coi depuis l’origine. On pourrait croire qu’il n’y a seulement là qu’un immense rocher. Les bêtes depuis toujours en connaissent les contours.
Soudain, dans les ténèbres de ces eaux que nulle lumière n’a jamais percées, un craquement terrible retentit; du sol émerge une forme gigantesque. Vase et rocailles se dispersent sous les sillons lumineux que font ses naseaux. Le grand corps bientôt fouit le sol, déployant sa mâchoire de saurien pour engloutir ce qui vient, se donnant la force de chasser des proies plus grandes. Alors il quitte les ténèbres pour s’élever vers la surface, en une lente spirale, aimanté par la clarté des eaux où pénètre la lumière.
Sur son passage flotte le reste déchiré d’une pieuvre géante; il secoue furieusement le corps crémeux d’un calamar, s’en détourne en une volte lente; la méduse phosphorescente au poison protecteur elle aussi disparaît dans sa gueule.
Les requins blancs le sentent et fuient à son approche. Dauphins et baleines donnent l’alarme dans toutes les mers. Bientôt l’océan tout entier sait qu’il est ranimé. Le Léviathan, au cœur comme la pierre des volcans sous-marins, fraie de nouveau dans les eaux du monde.
En sortant du taxi, la première chose qu’elle sent, c’est la moiteur de l’air sur sa peau. La première chose qu’elle entend, c’est le sifflement continu des insectes, cachés dans les branches, qui n’en finissent pas d’expirer leur stupeur d’avoir si chaud. Ramona a soif, déshydratée par ces heures d’avion où l’on n’offre pas d’eau comme en Europe. Le chauffeur réclame cent dollars.
Tout le long du trajet, Ramona avait tantôt étudié le reflet renfrogné de cet homme dans le rétroviseur, tantôt admiré la skyline qui défilait à sa droite, élévation soudaine des tours sur la terre étale du Midwest. Sur sa gauche, le grand lac Michigan n’en finissait pas. Elle règle d’un billet, et le taxi la laisse seule sur le trottoir de Greenwood Avenue. Ramona regarde le cab s’éloigner, sa carrosserie trempée de lumière comme le goudron tout autour. Puis elle cherche des yeux la maison; la vieille femme est déjà sur le perron, sans un sourire. Elle a dû guetter, à travers les rideaux au crochet, l’arrivée de l’étrangère qu’elle logera avec d’autres pour boucler ses fins de mois, et ne pas laisser inoccupées les chambres de l’étage à présent qu’elle est seule.
Marche après marche, Ramona hisse sa valise trop lourde pour elle. Elle découvre le style vieux scandinave du séjour où l’attend son pot d’accueil : une minuscule bouteille d’eau, dont le compte est réglé en trois gorgées. La logeuse souligne avec complaisance cette attention qu’elle a eue: les long-courriers donnent si soif.
Puis elle fait visiter, explique les règles du réfrigérateur, soigneusement compartimenté. Elle indique comment se rendre demain matin au supermarket.
Ramona écoute cette voix prise dans l’accent nasal et traînant de la ville, son anglais de Londres croisant le fer avec cette incarnation nouvelle d’une même langue, qui la rend tout autre.
La vieille femme la conduit péniblement à l’étage: au moins Ramona sait qu’elle n’y sera pas dérangée. Il y a trois chambres ; la plus grande, jaune poussin, est déjà occupée par une Éthiopienne en surpoids qui lui sourit gentiment avant de refermer sa porte. Une autre, encore vide, au bout du couloir près de la buanderie, plus petite et grise, ressemble à un grenier, un nid froid. Ramona choisit celle du milieu, aux murs et au lit blanc crème, l’or du couchant passant par ses fenêtres.
La femme prend congé après avoir bien insisté: les visites ne sont pas autorisées, les hébergements d’amis et autres sont interdits. »
Restée seule, Ramona s’approche d’une des fenêtres, écarte les voilages pour voir le jardinet. Au sol, une mangeoire à oiseaux fixée sur un poteau porte une sorte de collerette, sans doute pour éviter aux rongeurs d’accéder aux graines. C’est bientôt la fin du jour. Le décalage horaire a placé son corps au seuil du vertige. Ses repères sont dissous. Elle se déshabille et tire la couverture sur elle. Elle s’endort comme on
s’éteint. »
Extrait
« Elle raconte Londres et elle sent à leur regard qu’elle transporte encore sur elle la précieuse poudre de l’ailleurs. En retour, ils lui offrent cette ivresse d’un présent brut, vécu à plein, sans rien sacrifier aux regrets, aux remords, sans non plus se consumer en projets d’avenir. » p. 104
À propos de l’auteur
Née dans le Nord en 1983, Marion Richez grandit à Paris puis dans la Creuse ; elle y prend goût au théâtre par la Scène nationale d’Aubusson. Reçue à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégée de philosophie, elle a soutenu un doctorat à Paris-Sorbonne IV sur la conscience corporelle. Ses recherches universitaires s’inscrivent dans une quête générale du mystère du corps et de l’incarnation, qui l’ont amenée à devenir l’élève de la comédienne Nita Klein. Elle a plusieurs fois collaboré à l’émission «Philosophie», diffusée sur Arte, sur les thèmes du corps et de la joie. En 2013, elle a également participé au long métrage documentaire consacré à Albert Camus, Quand Sisyphe se révolte. Elle vit aujourd’hui au Mans, où elle enseigne la philosophie. Sabine Wespieser éditeur avait publié son premier roman, L’Odeur du Minotaure, à la rentrée 2014. Son second roman, Chicago, achevé en janvier 2012, est paru en février 2020. (Source: Sabine Wespieser éditeur)
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En deux mots:
Les Groenlandais finissent par poser pied en Amérique, suivis d’un certain Christophe Colomb. Mais son expédition va connaître une fin tragique. En revanche, les Amérindiens ont envie d’aller voir d’où venait ce «conquistador». Et voilà que l’Histoire s’écrit dans l’autre sens.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Nos ancêtres les incas
Dans une ébouriffante uchronie, Laurent Binet imagine que les européens n’ont pas colonisé l’Amérique, mais que les Amérindiens se sont installés en Europe. L’occasion de réviser quelques jugements tout en s’amusant.
Après nous avoir régalé avec La septième fonction du langage, sorte de thriller autour de Roland Barthes, Laurent Binet remonte plus loin encore dans le temps et n’hésite pas à réécrire l’histoire dans une savoureuse uchronie. Je ne sais s’il faut d’abord applaudir la virtuosité d’un récit qui entraîne le lecteur dans une épopée formidablement romanesque, l’érudition de l’auteur qui s’appuie sur une solide documentation ou encore l’habileté de la construction qui nous pousse à remettre en cause certains jugements un peu trop hâtifs sur l’Histoire telle qu’elle nous a été enseignée. Toujours est-il qu’on se régale de cette version joyeusement apocryphe qui, pour faire plus vrai, mêle différentes techniques narratives en nous proposant le journal de bord de Christophe Colomb, les minutes d’un procès, une correspondance entre des incas parcourant l’Europe et ceux resté au pays, quelques témoignages et même les articles d’une nouvelle constitution.
Après avoir une bonne fois pour toutes confirmé que Christophe Colomb ne fut pas le premier à poser le pied en Amérique mais les vikings qui, après avoir trouvé le Groenland peu hospitalier ont repris la mer vers le «pays de l’Aurore», avant d’arriver à Cuba puis gagner le continent du côté de Chichen Itza et de pousser jusqu’à Panama. En se mêlant à la population, ils importent les maladies, mais finissent par développer des anticorps.
À la saga de Freydis Eriksdottir succède l’expédition de Colomb et son édifiant journal de bord. Le rêve de gloire va se transformer en déroute et les trois caravelles avec leur poignée d’hommes ne pourront rien contre des autochtones assez malins pour comprendre la menace qui pèse sur eux et s’emparer des navires. Les voilà équipés pour prendre à leur tour le large. En 1531, les Incas envahissent l’Europe et vont bénéficier, pour leur part, de circonstances favorables. Lorsqu’ils débarquent à Lisbonne, un tremblement de terre vient de secouer la ville, entraînant panique et désorganisation. Atahualpa, leur chef, va très vite réussir à s’intégrer parmi les sphères dirigeantes grâce à un sens inné de la ruse et une faculté à décoder la psychologie de ses interlocuteurs. La lecture du Prince de Machiavel achève d’en faire un fin stratège qui va profiter des antagonismes et des appétits des différents monarques pour s’imposer dans cette Europe où les catholiques affrontent les partisans de la réforme. On peut de reste s’interroger à juste titre sur l’humanité de l’inquisition face à ceux qui implorent le dieu soleil.
Laurent Binet s’amuse ainsi à truffer le roman de clins d’œil à l’Histoire officielle qui voudrait que la civilisation soit européenne et les sauvages américains. Ce n’est du reste pas la moindre des vertus du livre: nous offrir des lunettes qui nous permettent de regarder avec un œil neuf l’Europe de Charles Quint et cette politique d’alliances et de trahisons, y compris matrimoniales. Vous l’avez compris, on apprend beaucoup dans ce roman tout en s’y amusant. Mais n’est-ce pas là la marque de fabrique du plus facétieux de nos romanciers?
Civilizations
Laurent Binet
Éditions Grasset
Roman
384 p., 22 €
EAN 9782246813095
Paru le 14/08/2019
Où?
Le roman se déroule du Groenland au «pays de l’Aurore», à Cuba, Chichen Itza, Panama, en Espagne, au Portugal, en France, en Allemagne, en Italie.
Quand?
L’action se situe principalement durant la première moitié du XVIe siècle.
Ce qu’en dit l’éditeur
Vers l’an mille : la fille d’Erik le Rouge met cap au sud.
1492: Colomb ne découvre pas l’Amérique.
1531: les Incas envahissent l’Europe.
À quelles conditions ce qui a été aurait-il pu ne pas être?
Il a manqué trois choses aux Indiens pour résister aux conquistadors. Donnez-leur le cheval, le fer, les anticorps, et toute l’histoire du monde est à refaire.
Civilizations est le roman de cette hypothèse : Atahualpa débarque dans l’Europe de Charles Quint. Pour y trouver quoi?
L’Inquisition espagnole, la Réforme de Luther, le capitalisme naissant. Le prodige de l’imprimerie, et ses feuilles qui parlent. Des monarchies exténuées par leurs guerres sans fin, sous la menace constante des Turcs. Une mer infestée de pirates. Un continent déchiré par les querelles religieuses et dynastiques.
Mais surtout, des populations brimées, affamées, au bord du soulèvement, juifs de Tolède, maures de Grenade, paysans allemands: des alliés.
De Cuzco à Aix-la-Chapelle, et jusqu’à la bataille de Lépante, voici le récit de la mondialisation renversée, telle qu’au fond, il s’en fallut d’un rien pour qu’elle l’emporte, et devienne réalité.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« PREMIÈRE PARTIE La saga de Freydis Eriksdottir 1. Erik
Il y avait une femme qui s’appelait Aude la Très-Sage, fille de Ketill au nez plat, qui avait été reine. C’était la veuve d’Olaf le Blanc, roi-guerrier d’Irlande. À la mort de son époux, elle était venue dans les Hébrides et jusqu’en Écosse où son fils, Thorstein le Rouge, devint roi à son tour, puis les Scots le trahirent et il périt dans une bataille.
Quand elle connut la mort de son fils, Aude prit la mer avec vingt hommes libres et partit en Islande où elle colonisa les territoires situés entre la rivière du Déjeuner et celle du Saut de Skrauma.
Arrivèrent avec elle beaucoup de nobles hommes qui avaient été faits prisonniers lors d’expéditions vikings à l’ouest et que l’on disait esclaves.
Il y avait un homme nommé Thorvald qui avait quitté la Norvège pour cause de meurtre, avec son fils, Erik le Rouge. C’étaient des fermiers qui cultivaient la terre. Un jour, Eyjolf la Fiente, parent d’un voisin d’Erik, tua des esclaves de ce dernier parce qu’ils avaient provoqué un glissement de terrain. Erik tua Eyjolf la Fiente. Il tua aussi Harfn le Duelliste.
Alors il fut banni.
Il colonisa l’île aux Bœufs. Il prêta ses poutres à son voisin mais quand il vint les réclamer, celui-ci refusa de les rendre. Ils se battirent et d’autres hommes moururent. Il fut banni à nouveau par le thing de Thorsnes.
Il ne pouvait plus rester en Islande et ne pouvait pas rentrer en Norvège. C’est pourquoi il choisit de voguer vers le pays qu’avait aperçu le fils d’Ulf la Corneille, un jour que celui-ci avait été dérouté vers l’ouest. Il baptisa ce pays Groenland, car il dit que les gens auraient fort envie d’y aller si ce pays portait un beau nom.
Il épousa Thjodhild, petite-fille de Thörbjorg Poitrine de Knörr, avec qui il eut plusieurs fils. Mais il eut aussi une fille d’une autre femme. Elle s’appelait Freydis.
2. Freydis
Sur la mère de Freydis, nous ne savons rien. Mais Freydis, comme ses frères, avait hérité de son père Erik le goût des voyages. Aussi embarqua-t-elle sur le bateau que son demi-frère, Leif le Chanceux, avait prêté à Thorfinn Karlsefni pour que celui-ci retrouve le chemin du Vinland.
Ils voyagèrent vers l’ouest. Ils firent étape au Markland, puis ils atteignirent le Vinland, et retrouvèrent le campement que Leif Eriksson avait laissé derrière lui.
Le pays leur parut beau et boisé, les forêts étant à peu de distance de la mer, avec des sables blancs le long des côtes. Il y avait là beaucoup d’îles et de hauts-fonds. Le jour et la nuit étaient de longueur plus égale qu’au Groenland ou en Islande.
Mais il y avait aussi des Skraelings qui ressemblaient à des trolls de petite taille. Ce n’était pas des Unipèdes comme on le leur avait raconté mais ils avaient la peau foncée et aimaient les étoffes de couleur rouge. Les Groenlandais leur échangèrent celles qu’ils possédaient contre des peaux de bête. On commerça. Mais un jour, un taureau mugissant qui appartenait à Karlsefni s’échappa de son enclos et effraya les Skraelings. Alors ils attaquèrent le campement et les hommes de Karlsefni auraient été mis en déroute si Freydis, furieuse de les voir fuir, n’avait ramassé une épée pour se porter au-devant des assaillants. Elle déchira sa chemise et se frappa les seins du plat de l’épée en insultant les Skraelings. Elle était dans une fureur démente et elle maudissait ses compagnons pour leur lâcheté. Alors les Groenlandais eurent honte et firent demi-tour, et les Skraelings, effrayés par la vision de cette créature plantureuse, hors d’elle-même, se débandèrent.
Freydis était enceinte et avait mauvais caractère. Elle se brouilla avec deux frères qui étaient ses associés. Comme elle voulait s’approprier leur bateau qui était plus grand que le sien, elle ordonna à son mari Thorvard de les tuer, ainsi que leurs hommes, ce qui fut fait. Freydis tua leurs femmes avec une hache.
L’hiver avait passé et l’été approchait. Mais Freydis n’osa pas rentrer au Groenland car elle craignait la colère de son frère Leif, quand il saurait qu’elle s’était rendue coupable de meurtre. Cependant, elle sentait que désormais on se défiait d’elle et qu’elle n’était plus la bienvenue au campement. Elle équipa le bateau des deux frères, puis embarqua avec son mari, quelques hommes, du bétail et des chevaux. Ceux de la petite colonie qui restaient au Vinland furent soulagés de son départ. Mais avant de reprendre la mer, elle leur dit : « Moi, Freydis Eriksdottir, je jure que je reviendrai. »
Ils mirent cap au sud.
3. Le sud
Le knörr aux larges flancs cingla le long des côtes. Il y eut une tempête et Freydis pria Thor. Le navire manqua se briser sur les rochers des falaises. À bord, les bêtes prises de terreur ruaient si fort que les hommes étaient sur le point de s’en débarrasser parce qu’ils craignaient qu’elles les fassent chavirer. Mais à la fin, la colère du dieu s’apaisa.
Le voyage dura plus longtemps qu’ils se l’étaient figuré. L’équipage ne trouvait nulle part où aborder car les falaises étaient trop hautes et quand ils découvraient une plage, ils apercevaient des Skraelings menaçants qui brandissaient leurs arcs et leur lançaient des pierres. Il était trop tard pour mettre cap à l’est et Freydis ne voulait pas faire demi-tour. Les hommes pêchaient du poisson pour se nourrir et comme certains burent de l’eau de mer, ils tombèrent malades.
Au milieu des rameurs, entre deux bancs, un jour où nul vent du nord ne leur venait en aide pour gonfler les voiles, Freydis accoucha d’un enfant mort-né qu’elle voulut nommer Erik comme son grand-père, et qu’elle rendit à la mer.
Enfin, ils trouvèrent une crique où accoster.
4. Le Pays de l’Aurore
L’eau y était si peu profonde qu’ils purent rejoindre à pied la plage de sable. Ils avaient emporté toutes sortes de bestiaux. Le pays était beau. Ils n’eurent d’autres soucis que de l’explorer.
Il y avait des prairies et des forêts aux arbres bien espacés. Le gibier y était abondant. Les rivières regorgeaient de poissons. Freydis et ses compagnons décidèrent d’établir un campement près de la côte, à l’abri du vent. Ils ne manquèrent pas de provisions, aussi pensèrent-ils rester là pour y passer l’hiver, car ils devinaient que les hivers devaient être plus doux, ou du moins plus courts que dans leur pays natal. Les plus jeunes étaient nés au Groenland, les autres venaient d’Islande ou de Norvège, comme le père de Freydis.
Mais un jour qu’ils avaient pénétré plus avant à l’intérieur des terres, ils découvrirent un champ cultivé. Il y avait des rangées de plantations bien alignées, comme des épis d’orge jaune dont les grains étaient croquants et juteux. Ainsi surent-ils qu’ils n’étaient pas seuls.
Ils voulurent eux aussi cultiver l’orge croquante mais ils ne savaient pas comment s’y prendre.
Quelques semaines plus tard, des Skraelings surgirent du haut de la colline qui surplombait leur campement. Ils étaient grands et bien bâtis, la peau huileuse, la face peinte de longs traits noirs, ce qui effraya les Groenlandais mais cette fois-ci personne n’osa bouger en présence de Freydis, de peur de passer pour un lâche. Du reste, les Skraelings semblaient moins hostiles que mus par la curiosité. Un des Groenlandais voulut leur donner une petite hache pour les amadouer, mais Freydis le lui interdit, et elle leur offrit à la place un collier de perles et une broche en fer. Les Skraelings parurent grandement apprécier ce dernier cadeau, ils se passèrent l’objet de main en main et se le disputèrent, puis Freydis et ses compagnons comprirent qu’ils souhaitaient les inviter dans leur village. Seule Freydis accepta l’invitation. Son mari et les autres restèrent au campement, non parce qu’ils avaient peur de l’inconnu, mais au contraire parce qu’ils avaient failli mourir précédemment dans une situation semblable. Ils désignèrent Freydis comme leur émissaire et leur déléguée, ce qui la fit rire car elle avait bien compris qu’aucun d’eux n’aurait le courage de l’accompagner. De nouveau, elle les insulta, mais cette fois-ci la honte n’eut aucun effet. Alors elle suivit seule les Skraelings, qui enduisirent sa peau blanche et ses cheveux rouges avec de la graisse d’ours, puis ils s’enfoncèrent avec elle dans des marais, à bord d’une barque creusée dans un tronc. On pouvait facilement tenir à dix dans cette barque, tant les arbres étaient gros dans ce pays. La barque s’éloigna et Freydis disparut avec les Skraelings.
On attendit son retour pendant trois jours et trois nuits, mais personne ne partit à sa recherche. Même son mari Thorvard n’aurait pas osé s’aventurer dans ces marais.
Puis, au quatrième jour, elle revint avec un chef skraeling qui portait des bijoux de couleurs vives autour du cou et aux oreilles. Il avait les cheveux longs mais rasés d’un seul côté, et l’on pouvait difficilement imaginer stature plus remarquable.
Freydis dit à ses compagnons qu’ils étaient ici au Pays de l’Aurore et que ces Skraelings s’appelaient le Peuple de la Première Lumière. Ils livraient une guerre à un autre peuple qui vivait plus à l’ouest et Freydis était d’avis qu’il fallait les aider. Et quand ils lui demandèrent comment elle avait compris leur langage, elle répondit en riant : « Eh bien, peut-être que moi aussi, je suis une völva ? »
Elle appela l’homme qui avait voulu donner sa hache aux Skraelings et, cette fois-ci, la lui fit remettre au sachem qui l’accompagnait (car c’est ainsi qu’ils désignaient leurs chefs). Neuf mois plus tard, elle accoucherait d’une fille qu’elle nommerait Gudrid, comme son ex-belle-sœur, la femme de Karlsefni, veuve de Thorsteinn Eriksson, qu’elle avait toujours détestée (mais ce n’est pas la peine de parler des gens qui n’interviendront pas dans cette saga).
La petite colonie s’installa dans le voisinage du village skraeling et non contents de cohabiter sans incidents, les deux groupes s’entraidèrent. Les Groenlandais enseignèrent aux Skraelings à chercher du fer dans la tourbe et à le travailler pour en faire des haches, des lances ou des pointes de flèche. Ainsi, les Skraelings purent s’armer efficacement pour défaire leurs ennemis. En échange, ils apprirent aux Groenlandais à cultiver l’orge croquante, en enfonçant les graines dans de petits tas de terre, avec des haricots et des courges pour qu’ils s’enroulent autour des grandes tiges. Ainsi pourraient-ils faire des stocks pour l’hiver, quand le gibier viendrait à manquer. Les Groenlandais ne désiraient rien d’autre que de rester dans ce pays. En gage d’amitié, ils offrirent une vache aux Skraelings.
Or, il arriva que des Skraelings tombèrent malade. L’un d’eux fut pris de fièvre et mourut. Puis il n’y eut pas longtemps à attendre pour que les gens meurent les uns après les autres. Alors les Groenlandais prirent peur et voulurent partir mais Freydis s’y opposait. Ses compagnons avaient beau lui dire que tôt ou tard, l’épidémie viendrait jusqu’à eux, elle refusait d’abandonner le village qu’ils avaient construit, faisant valoir qu’ici ils avaient trouvé une terre fertile et que rien ne garantissait qu’ils croiseraient ailleurs des Skraelings amicaux avec qui ils pourraient commercer.
Mais le sachem à la forte carrure fut frappé à son tour par la maladie. En rentrant dans sa maison, qui était un dôme tenu par des poteaux arqués recouverts de bandes d’écorce, il vit des morts inconnus joncher le seuil et comme une gigantesque vague emporter son village et celui des Groenlandais. Et lorsque cette vision se fut dissipée, il se coucha, brûlant de fièvre, et demanda qu’on aille chercher Freydis. Quand celle-ci vint à son chevet, il lui dit à l’oreille quelques mots tout bas, en sorte qu’elle fut seule à les savoir, mais il déclara de manière que tout le monde entende qu’heureux étaient les gens qui étaient chez eux partout sur la terre, et que le don du fer que les voyageurs avaient fait à son peuple ne serait pas oublié. Il lui parla de sa situation à elle, et lui dit qu’elle aurait une très grande destinée, ainsi que son enfant. Puis il s’affaissa. Freydis le veilla toute la nuit mais au matin, il était froid. Alors elle retourna auprès de ses compagnons et dit : « Allons, maintenant, il faut charger le bétail sur le knörr. »
Extrait
« Aucun de nous ne retournera au Groenland. Mon père avait nommé ainsi ce pays qu’il avait découvert pour attirer des Islandais comme vous, afin de renforcer sa colonie. En vérité, la terre n’était pas verte mais blanche, la plus grande partie de l’année. Ce soi-disant pays vert n’était pas accueillant comme ici. Regardez ces oiseaux dans le ciel. Regardez ces fruits dans les arbres. Ici, nous n’avons pas besoin de nous couvrir de peaux de bête ni de faire du feu pour nous réchauffer ou de nous abriter du vent dans des maisons de glace. Nous allons explorer cette terre jusqu’à ce que nous trouvions le meilleur emplacement pour fonder notre propre colonie. Car c’est ici qu’est le véritable Groenland. Ici, nous achèverons l’œuvre d’Erik le Rouge. »
À propos de l’auteur
Laurent Binet est né à Paris le 19 juillet 1972. Il a écrit en 2000 un récit d’inspiration surréaliste, Forces et faiblesses de nos muqueuses (éd. Le Manuscrit). En 2004, il publie La Vie professionnelle de Laurent B. (éd. Little Big Man) qui témoigne de son expérience d’enseignant dans le secondaire à Paris et en région parisienne. En 2010, a paru aux éditions Grasset HHhH (acronyme pour Himmlers Hirn heisst Heydrich, signifiant le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich), qui raconte la véritable histoire de «l’Opération Anthropoïde», au cours de laquelle deux résistants tchécoslovaques furent envoyés par Londres pour assassiner Reinhard Heydrich, chef de la Gestapo et des services secrets nazis. Réflexion sur la fiction romanesque et son articulation problématique à la vérité historique, le livre est remarqué par la presse dès sa sortie en janvier 2010. Il obtient le Prix Goncourt du Premier Roman. Suivront Rien ne se passe comme prévu (2012), La septième fonction du langage(2015) traduit dans une trentaine de langues et Civilizations (2019). Agrégé de Lettres Modernes, Laurent Binet enseigne dans la région parisienne et est chargé de cours à l’Université. Il a participé notamment à la mise en place de la convention ZEP-Sciences Po. Avant d’enseigner en France, il a dispensé des cours de français dans une académie militaire en Slovaquie. Musicien, il a été également chanteur-compositeur du groupe Stalingrad. (Source: Wikipedia)
En deux mots:
Bac en poche, Océane quitte sa Bretagne natale pour aller étudier à Paris. Dans cette capitale de tous les possibles, elle va faire une rencontre déterminante. Avec Elia l’amitié devient fusionnelle. Les deux jeunes filles rêvent alors de se construire une nouvelle vie
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
Comment Océane est devenue Blandine
Dans une nouvelle version de l’histoire de la provinciale qui découvre Paris, Blandine Rinkel confirme les espoirs suscités par «L’abandon des prétentions». Et nous raconte comment elle est devenue Blandine.
Océane n’est plus la même depuis son arrivée à Paris. Bac en poche et toute la vie devant elle, elle est fascinée par la capitale et ses habitants. Même si elle est encore bien loin d’en apprivoiser tous les codes, elle sent la vibration, l’énergie et les opportunités qui s’offrent à elle: «Les premiers mois, tu habites dans le quartier d’Odéon. Dix mètres carrés, dégotés sur un coup de chance grâce au bagout de ton père. Tu n’as aucune idée de la portée symbolique de ce quartier. Tu n’es pas au fait de l’ancienne rivalité entre rive gauche et rive droite. Tu n’as pas même conscience d’être chanceuse de loger là. Tu trouves ça tout simplement beau.»
Même «la fosse de Tolbiac» ne lui fait pas peur, cette fac où pourtant elle doit se préparer un avenir. Il s’agit, consciemment ou non, de faire quelque chose de cette nouvelle vie, de se transformer, de se métamorphoser. Et pour cela toutes les expériences comptent, y compris sexuelles. «Tu suçais sans y penser. Le sexe te semblant être un moyen comme un autre de te changer en quelqu’un d’autre. Une façon d’accélérer ta métamorphose. C’était comme un processus chimique de transformation de soi. Se faire pénétrer, comme la pâte à laquelle on ajoute un ingrédient, deux cerises, du beurre fondu.»
La route d’Océane va alors croiser une jeune fille qu’elle n’avait jusqu’alors pas vraiment considérée, même si cette collègue semblait venir de loin, comme son regard vairon, le même que David Bowie. Une rencontre comme une évidence, une découverte et la naissance d’une amitié fusionnelle, presque télépathique.
De la seconde personne du singulier, le récit passe alors à la seconde personne du pluriel : «Vous partagiez une amitié incandescente qui, tout extatique qu’elle fût, n’était en rien sexuelle, ne l’avait pas été, ne le serait jamais, et cette impossibilité de toucher, cet interdit tacite entre vous, rendait votre relation d’autant plus dérangeante.»
C’est à ce moment du roman que la romancière nous offre ce moment où tout bascule, ce rite de passage qui fait que toute la vie d’avant se fige et que désormais l’autre vie prend la place. Ce moment, c’est celui où on transforme la réalité pour qu’elle soit conforme à ce que l’on voudrait qu’elle soit. Un mensonge, une imposture dont Blandine Rinkel nous cite les exemples les plus emblématiques comme par exemple avec Jean-Claude Romand. «La mise en branle de l’imposture, c’est une tâche indélébile qu’on étale de plus belle en espérant la résorber. Et l’imposteur ajoute en permanence, de l’eau au moulin de son propre naufrage.»
Pour Elia et Océane, ce dédoublement de leur personnalité doit trouver sa légitimité dans un changement de prénom. Un petit jeu aux conséquences loin d’être anodines, comme vous vous en rendrez compte.
Voilà comment Océane est devenue Blandine. Et voilà comment, après L’abandon des prétentions, Blandine Rinkel confirme son talent.
Le nom secret des choses
Blandine Rinkel
Éditions Fayard
Roman
304 p., 19 €
EAN 9782213712901
Paru le 21/08/2019
Où?
Le roman se déroule en France, à Paris à Rennes, à Saint-Jean-des-Oies. On y évoque aussi Fresnes, le Jura, Pantin et Coignières, la Roche-sur-Yon, Arles, Nantes.
Quand?
L’action se situe de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Et si ce que Paris a de plus désirable pour une jeune fille de province, sa culture, était en même temps l’outil de la violence sociale la plus dure? Et jusqu’où cette jeune fille sera-t-elle prête à aller pour se faire accepter dans cette ville où elle n’est pas sûre d’avoir sa place?
Tu avais l’âge de quitter ton enfance, l’âge où on se sent libre et où, dans le train pour Paris, on s’assoit dans le sens de la marche.
Dès ton arrivée, tu t’es sentie obligée de devenir quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui n’oserait plus dire «je ne sais pas». C’était la ville qui t’imposait ça, dans ce qu’elle avait à tes yeux de violent et de désirable: sa culture.
Puis tu as rencontré Elsa. Elle avait le goût des métamorphoses.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Tu gardes de ton premier voyage à Paris le souvenir d’un bruit infernal et ivre. En toi tout se télescope : les rugissements de camions-poubelles et les bavardages de gare, bruits de pelles et souffleries diverses ; les claquements des talons sur le pavé et le cliquetis des clés ; les klaxons des voitures bloquées en enfilade et la vaisselle du Sorbon cognant dans les éviers ; les sirènes de pompiers sur lesquelles vous aimiez tant improviser des harmonies, monologues ou percussions ; les coups de feu nocturnes, pétards ou balles dont on ne connaîtrait jamais l’origine ; les rideaux de fer qu’on relève et qu’on abaisse le matin, le soir ; la nuit, les sonnettes de vélos dans les rues, les disputes et la musique émanant d’appartements bleus et blêmes, rose électrique, et les hurlements de joie, les chants, les orgasmes et les pleurs – tu gardes de ton arrivée à Paris le souvenir d’un feu d’artifice sonore.
Le plus marquant furent les cris parsemant tes premières nuits. Des hurlements sans émetteurs identifiés qui remontaient, aléatoirement, aux fenêtres de ton appartement. Jamais, avant ça, tu n’avais entendu de telles manifestations de soi. C’étaient des sortes de brames tenant à la fois du cerf et de l’alcoolique, d’Edward Munch et du nouveau-né – c’étaient des sons inhumains et trop humains, qui jaillissaient dans l’obscurité comme l’inconscient funèbre de la Ville lumière. Son double obscur. Parfois, en écoutant filer ces comètes désastreuses, tu donnais aux cris les visages des derniers clochards que tu avais croisés, à qui tu avais cédé le peu de monnaie qu’il te restait et que tu t’étais sentie coupable de ne pouvoir soulager davantage. La culpabilité resterait, dans les années à venir, le sentiment que tu associerais le plus volontiers à la ville de Paris – cette capitale qu’on sait de misère et d’or, obscène jusque dans ses failles – et les étranges cris pénétrant les appartements à minuit révélaient cette déchirure invisible.
Tu as dix-huit ans. Tu vis pour la toute première fois sans ton père, sans tes amis, sans la mer. Tu es partie brutalement, laissant ton enfance derrière toi.
Dans le train, tu t’es installée dans le sens de la marche : tu y tenais. T’efforçant de chasser l’image du regard de ton père sur le quai de gare – lui et ses mains imposantes, que tu avais surprises à trembler –, t’efforçant de t’en foutre, tu as regardé défiler la France derrière la vitre, toutes les nuances de vert et tous les kilomètres. Tu as gardé les yeux grands ouverts et ton cœur s’est changé en grenade. Dans ta bouche, ta langue heurtait ton palais : tu avais soif. À tes côtés, une jeune femme possédait une gourde de métal alors, n’y tenant plus, tu lui as demandé si tu pouvais y boire. Tu en as éprouvé une honte inédite, en même temps qu’une envie de rire. Tu te sentais libre.
En arrivant, ta traversée de la gare Montparnasse fut aussi ta première visite d’un parc d’attractions. Jamais ton père ne t’avait emmenée dans un tel lieu, mais c’est comme ça que tu les imaginais : vertigineux et saccadés, avec des milliers de gens grouillant de toutes parts – des solitaires, des familles, des animaux, des amoureux. Une fois le portique du métro passé – celui qui, pareil à un piège pour nuisibles, menace de se refermer brutalement sur les hommes les plus lents –, les couloirs de la station te firent tout de suite grande impression. Une impression incandescente, renforcée par ta découverte du Trottoir Roulant Rapide, encore en fonction à l’époque, entre les lignes de métro 6/13 et leurs adversaires 4/12.
Conçu par la Construction industrielle de la Méditerranée et décrit comme un « tapis roulant expérimental », le TRR transportait en 2010 les passagers en ligne droite sur 180 m à hauteur de 11 km/h, soit 3 m/s – une vitesse jamais vue. Avec ses rampes lumineuses, sous la voûte souterraine du métro, il ressemblait au couloir d’un vaisseau spatial, pareil à ceux qu’on voit dans 2001: l’Odyssée de l’espace ou Star Strek, à ceci près qu’il luisait d’une lumière jaunâtre et incertaine lui donnant comme un air sépia. Une visite dans les zones passées du futur. Pourquoi la science-fiction représente-t-elle si souvent l’avenir propre,
Extraits
« Les premiers mois, tu habites dans le quartier d’Odéon. Dix mètres carrés, dégotés sur un coup de chance grâce au bagout de ton père. Tu n’as aucune idée de la portée symbolique de ce quartier. Tu n’es pas au fait de l’ancienne rivalité entre rive gauche et rive droite. Tu n’as pas même conscience d’être chanceuse de loger là. Tu trouves ça tout simplement beau. Dans cet étrange et vieil appartement, de la moquette recouvre sol et murs, une matière vert forêt dont l’allure romantique – l’excès de kitsch – te ravit. Tu l’associes volontiers aux romans de Stendhal ou à la poésie de Baudelaire, que tu connais d’ailleurs mal, que tu ne connais pour ainsi dire pas, mais que tu imagines moquettée, tapissée, et tout cela te plaît. Tu ignores encore que ce décor ne relève pas du bon goût mais d’une sorte de maniérisme risible, dont tu riras. »
« D’Elia, tu ne connais pas encore le prénom mais remarques aussitôt la moue solaire et la combinaison verte. C’est une combinaison qu’on achète moins qu’on ne la déniche – et chez cette fille tout te semble venir de loin. De loin ses gestes virils pour allumer sa clope, de loin la soie de ses cheveux et leur couleur de nuit persane, de loin aussi son regard, qui te trouble aussitôt sans que tu puisses identifier pourquoi – et il te faudrait plusieurs apparitions pour réaliser que ses yeux sont comme ceux de David Bowie, de couleurs légèrement différentes. À cause de ce trouble vairon, peut-être, ta sympathie, bien qu’immédiate, ne se manifeste par aucun sourire. Ton propre regard, comme saisi d’un spasme, se détourne. Il y a trouble, il faut fuir. »
« Tu suçais sans y penser. Le sexe te semblant être un moyen comme un autre de te changer en quelqu’un d’autre. Une façon d’accélérer ta métamorphose. C’était comme un processus chimique de transformation de soi. Se faire pénétrer, comme la pâte à laquelle on ajoute un ingrédient, deux cerises, du beurre fondu. Bien des fois tu n’avais aucune envie de baiser mais t’y résignais pourtant, pour être sympathique – «pour être sympathique» ! –, vérifier que tu étais désirable, cocher des sortes de cases. »
« Vous partagiez une amitié incandescente qui, tout extatique qu’elle fût, n’était en rien sexuelle, ne l’avait pas été, ne le serait jamais, et cette impossibilité de toucher, cet interdit tacite entre vous, rendait votre relation d’autant plus dérangeante.
Votre intimité était d’un ordre psychique très étrange. Vous pratiquiez, sans vous le dire, une sorte de télépathie. Les idées vous venaient simultanément. »
« La mise en branle de l’imposture, c’est une tâche indélébile qu’on étale de plus belle en espérant la résorber. Et l’imposteur ajoute en permanence, de l’eau au moulin de son propre naufrage. »
« Un matin on se réveille, et l’on est fatigué de soi-même.
On a plus envie de revêtir, ce jour-là, le visage qu’on portait la veille. On aimerait tout recommencer, alors on commence quelque chose. En sous-vêtements, l’haleine ridée, sans avoir bu ni mangé, on se saisit de son téléphone et on compose le numéro d’une mairie lointaine et qui pourtant est la nôtre. »
« Comment nos vies parallèles infléchissent-elles la principale ? Comment la déforment-elles subtilement – pareilles à ces batteries de smartphones usées auxquelles il arrive, gonflant dans l’obscurité, de finir par soulever l’écran de la machine ?
Sans doute y a-t-il des parts de nous soumises à d’autres lois de la gravité, d’une autre gravité, lois tordues et inconscientes dont nous ne connaissons rien mais sentons la puissance par à-coups – des accords de piano plaqués dans le vide –, et nous éprouvons parfois, en nous-même, la trace d’une intensité qui, si nous la prenions au sérieux, pourrait modifier durablement nos vies. Puis, généralement, nous oublions.
Mais tout le monde n’oublie pas. Et chacun des gestes d’Elia, chacune de ses intonations, étaient en ce sens comme les indices d’un système moral alternatif qu’on devinait cohérent et tenu, mais auquel personne ne pouvait tout à fait accéder.
Batterie secrète qui la faisait enfler. »
À propos de l’auteur
Blandine Rinkel a fait une entrée en littérature très remarquée avec L’abandon des prétentions, paru chez Fayard en 2017. Le nom secret des choses est son deuxième roman. (Source: Éditions Fayard)